V ' l Vf* »# v\ C*\ TV \ DICTIONNAIRE DES SCIENCES PHILOSOPHIQUES PARIS. — TYPOGRAPHIE LAHURE Rue de Fleurus, 9 DICTIONNAIRE DES SCIENCES PHILOSOPHIQUES PAR UNE SOCIETE DE PROFESSEURS ET DE SAVANTS SOUS LA DIRECTION DE M. AD. FRANCK MEMBRE DE L INSTITUT DEUXIEME EDITION PARIS LIBRAIRIE HACHETTE ET C* 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79 1875 Tous droits réservés LI BRARY JUN 141977 THE ONTARIO INSTITUTE FOR STUDIES IN EDUCATION Digitized by the Internet Archive in 2010 with funding from University of Ottawa http://www.archive.org/details/dictionnairedessOOfran AVERTISSEMENT DE LA SECONDE ÉDITION Plus de vingt ans se sont écoulés depuis que ce livre a paru tout entier pour la première fois l, mais il n'a pas fallu tout ce temps pour l'épuiser. De pressantes sollicitations en appelaient bien auparavant une édition nouvelle, qui était en grande partie préparée quand de terribles événements nous ont forcé à l'ajourner. Ce retard n'a pas été perdu pour notre œuvre. Sans nous croire obligé d'introduire aucun changement essentiel, aucune modification générale dans notre rédaction primitive, nous avions un certain nombre d'arti- cles à remplacer; d'autres, dans une plus grande proportion, à ajouter; les renseignements bibliographiques à compléter par tous les ouvrages mis au jour dans ce dernier quart de siècle; enfin, puisque nous nous sommes interdit de juger les vivants, à consacrer la mémoire de chacun des morts que la philosophie avait enregistrés dans le même laps de temps. Une énumération détaillée de ces additions et substitutions serait ici superflue; nos lecteurs les reconnaîtront dans le corps de l'ouvrage. Mais il en est quelques-unes qui, plus propres que les autres à donner une idée de ce travail de révision, nous ont paru dignes d'être si- gnalées. La place que, dans la première édition, nous pouvions donner à Aristote sans manquer aux proportions qui nous étaient imposées, s'est trouvée absorbée tout entière par la biographie et la bibliographie de ce philosophe. Son savant traducteur, qui avait bien voulu se charger de cette tâche et qui l'a complétée dans le présent volume, n'a rien laissé à dire sur ce double sujet. Mais il restait encore à faire connaître, dans ses traits 1. Le tome VI, qui est le dernier, porte la date de 1852. JïTCT. PHILOS. a II AVERTISSEMENT DE LA SECONDE ÉDITION. les plus caractéristiques et les plus essentiels et clans les effets princi- paux de sa longue domination, la philosophie même qu'Aristote a fon- dée. Dans un article qui a pour titre Philosophie péripatéticienne, cette lacune a été comblée avec autant d'érudition que de talent par notre con- frère M. Charles Lévêque. Un autre membre de l'Institut et du haut enseignement, qui avait déjà concouru pour une part importante à la rédaction de la première édition, M. Paul Janet, a remplacé l'article Devoir, écrit dans un esprit trop systématique, par un article nouveau, plus conforme à l'impartialité du vrai philosophe. Une substitution semblable, inspirée par le même motif, a eu lieu pour les articles : Bien, Anthropomorphisme, Honnête, Instinct, etc. Il serait difficile de tracer une ligne de démarcation infranchissable entre la philosophie et les sciences. Il y a, dans l'histoire des sciences mathématiques, astronomiques, naturelles et médicales, des esprits de premier ordre dont les spéculations sont visiblement dominées par une idée philosophique. Nous avons pensé qu'il était possible de leur ouvrir notre recueil sans empiéter sur un domaine qui nous est étranger. Nous avons donc accueilli des notices consacrées à Ampère , à Bufïon , aux deux Cuvier, à Geoffroy Saint-Hilaire, à Lamarck, à Stahl et à quel- ques autres savants, auteurs de systèmes plus ou moins célèbres. Parmi ces notices, il y en a une à laquelle nous avons donné une étendue ex- ceptionnelle. C'est celle de Galilée. Bien des nuages planaient encore sur cette mémoire illustre; des controverses passionnées, au lieu de les dis- siper, n'avaient servi qu'à les accroître. Grâce à des recherches opiniâ- tres et à une critique aussi érudite qu'impartiale ; grâce à des documents nouveaux et d'une incontestable authenticité, M. Martin, doyen de la faculté des lettres de Rennes et membre de l'Institut, a fait luire enfin la lumière de l'histoire sur les travaux, la vie et le procès du réformateur florentin. Nous ne pouvions mieux faire que de lui laisser l'espace et la liberté dont il avait besoin. Parmi lea noms nouveaux dont la mort nous a permis de prendre pos- session, il y en a certainement beaucoup d'obscurs, mais il y en a aussi d'éclatants, fournis en proportions inégales parles nations familiarisées avec lea études philosophiques, et d'autres qui sont particulièrement chers à La France. Nous nous contenterons de citer ceux de Cousin, Ros- mini, Shopenhauer, Stuart Mill, Gioberti, Galuppi, Hamilton, Balmès, Donoso CortèBj Ballanche, Auguste Comte, Pierre Leroux, Jean Reynaud, AVERTISSEMENT DE LA SECONDE ÉDITION. III Gratry, Bûchez, Bordas-Démoulin, Bautain, Damiron, Garnier, Saisset, Lamennais. Nous nous abstenons à dessein de tout ordre hiérarchi- que et de toute classification dans cette énumération rapide. Nous avons fait ce qui était en notre pouvoir pour ne rien omettre d'important et ne rien laisser subsister de trop défectueux. La partie an- cienne aussi bien que la partie nouvelle de ce Dictionnaire a été soumise à un contrôle attentif; mais, bien loin de nous croire à l'abri des obser- vations de la critique, nous les attendons et même nous les sollicitons. Quelque sévères qu'elles puissent être, pourvu qu'elles soient justes, elles peuvent compter sur notre reconnaissance. On sera peut-être étonné de la forme nouvelle qui a été substituée aux six volumes de la première édition. Il semble que cette condensation convienne mieux à un simple recueil de renseignements qu'à un livre d'étude, destiné à être consulté avec recueillement. Mais elle offre cet avantage, grâce au soin avec lequel elle a été exécutée, de mettre notre livre à la portée d'un public plus nombreux sans en rendre la lecture plus difficile. Nous ne terminerons pas ces réflexions préliminaires sans payer un légitime tribut de gratitude à deux de nos collaborateurs dont le dé- vouement et le savoir nous ont été particulièrement utiles dans ce tra- vail de remaniement. L'un est M. Emile Charles, l'auteur d'un remar- quable livre sur Roger Bacon. L'autre est M. Albert Lemoine, dont la mort prématurée laisse un vide irréparable dans l'enseignement et dans ia science, surtout dans cette partie de la philosophie qui traite des rap- ports de l'âme et du corps, de l'esprit et de l'organisme. PariSj ]e lu janvier 187 ô. AD. FRANCK. PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION Lorsqn'après bien des tâtonnements et des vicissitudes, à force de luttes, de conquêtes et de préjugés vaincus, une science est enfin parvenue à se constituer, alors commence pour elle une autre tâche, plus facile et plus modeste, mais non moins utile peut-être que la première : il faut qu'elle fasse en quelque sorte son inventaire, en indiquant avec la plus sévère exactitude les propriétés douteuses, les valeurs contestées, c'est-à-dire les hypothèses et les simples espérances, et ce qui lui est acquis d'une manière irrévocable, ce qu'elle possède sans condition et sans réserve ; il faut que, substituant à l'enchaînement systématique des idées un ordre d'exposition plus facile et plus libre, elle étale aux yeux de tous la variété de ses richesses, et invite chacun, savant ou homme du monde, à y venir puiser sans effort, selon les besoins et même selon les caprices du moment. Tel nous paraît être en général le but des encyclopédies et des dictionnaires. Grâce à l'exemple donné par le dernier siècle, dont les erreurs ne doivent pas nous faire méconnaître les bien- faits, il existe aujourd'hui un recueil de ce genre pour chaque branche des connais- sances humaines, et l'on ne voit pas que, pour être plus répandue, la science ait perdu en profondeur, ni que les esprits soient devenus moins actifs ou moins industrieux. Pourquoi donc la philosophie ferait-elle exception à la loi commune? Pourquoi, lorsque tant de haines intéressées se soulèvent contre elle, resterait-elle en arrière de ce mouvement qu'elle seule a provoqué ? Mais peut-être le temps n'est-il pas encore arrivé pour la philosophie de franchir le seuil de l'école et d'offrir au nom de la raison sous une forme accessible à toutes les intelligences, un corps de doctrines où l'âme humaine puisse se reconnaître avec toutes ses facultés, tous ses besoins, tous ses devoirs et ses droits, et ces sublimes espé- rances qu'une main divine peut seule avoir déposées dans son sein. Peut-être faut-il donner raison à ceux qui prétendent qu'après trois mille ans d'existence elle ne sait encore que bégayer sur des questions frivoles, condamnée sur toutes les autres à la plus honteuse et la plus irrémédiable anarchie. Nous avons voulu répondre à tous ces doutes comme Diogène répondit autrefois à ceux qui niaient le mouvement. Nous nous sommes réunis un certain nombre d'amis de la science, de membres de l'Institut et de professeurs de l'Université; nous avons mis en commun les fruits de nos études, et, sans autre autorité crue celle des idées mêmes que nous cherchons à répandre, sans autre artifice que raccord spontané de nos convictions, nous avons composé ce recueil où tous les problèmes qui intéressent à un certain degré l'homme intellectuel et moral, sont franchement abordés et nettement résolus: où la variété de la forme, la diversité des détails ne met aucun obstacle à l'unité du fond et laisse subsister dans les principes le plus invariable accord. Et quels sont ces principes? Nous n'éprouvons ni embarras ni hésitation à les exposer ici en quelques mots; car il n est pas dans notre intention d'en faire mystère, et ce n'est pas d'aujourd'hui qu'ils gouvernent notre pensée. Les voici donc sous la forme la plus simple dont il soit possible de les revêtir, afin que chacun sache tout d'abord qui nous sommes et ce que nous voulons. 1° Gardant au fond de nos cœurs un respect inviolable pour cette puissance VI PREFACE DE LA PREMIÈRE EDITION. (utêlaire qui accompagne l'homme depuis le berceau jusqu'à la tombe, toujours en lui parlant de Dieu cl en lui montrant le ciel comme sa vraie patrie, nous croyons cependant que la philosophie et la religion sont deux choses tout à lait distinctes, dont l'une ne saurait remplacer l'autre, et qui sont nécessaires t< utes <\fux à la satisfaction de lame et à la dignité de notre espèce; nous croyons que la phil< So- phie est une science tout à fait libre, l'Introduction sont adoucies. Quelques années après, Bernard Pèze inséra dans son Thésaurus anecdotorum novissimuSj t. III, un nouveau traité inédit d'A- bailard, qui. sous le titre Scitoteipsum, embrasse : incipalcs questions de la morale. Enfin, en 1831, M. Reinwald a retrouvé à Berlin et publié un dialogue entre un philosophe, un juif et un chrétien, Dialogus inler judeeum. philosophum n christianum.) indiqué par l'Histoire littéraire (t. XII, p. 132). Toutes ces publications contri- im.'ii' litre dans Abailard l'homme ci le théologien ; mais lf philosophe e1 son bv met i el diale /tique continuaient une idée> un jugement ou un raisonnement qui se contredit est par cela même impossible et n'existe que dans les mots. Ainsi, un triangle de quatre côtés est évi- demment une idée absurde. Mais on n'a pas le droit d'étendre la même qualification à ce qui est ACAD AGH1 contredit par l'expérience; car. après tout, l'ex- périence ne comprend que les lois et les laits que nous connaissons, et rien ne nous empêche d'en supposer d'autres que nous ne connaissons pas, ou qui. sans exister, peuvent être regardés comme 1 possibles. De là vient que, dans les sciences qui - ont pour unique appui les définitions et le rai- * sonnement, par exemple en géométrie, il n'y a pas de milieu entre l'absurde et le vrai ; dans toutes les autres, l'hypothétique et le faux servent d'intermédiaire entre les deux extrêmes dont nous venons de parler. ACADÉMIE. L'Académie était un gymnase d'Athènes ainsi appelé du nom du héros Acadé- mus. Platon ayant choisi ce lieu pour y réunir ses disciples, l'école philosophique, dont il est le chef, prit à son tour le nom d'Ecole académique ou simplement d'Académie. L'École académique, considérée en général, embrasse une période de quatre siècles, depuis Platon jusqu'à Antiochus, et comprend des sys- tèmes philosophiques d'une importance et d'un caractère bien différents. Les uns admettent trois Académies : la première, celle de Platon ; la moyenne, celle d'Arcésilas ; la nouvelle, celle de Carnéade et de Clitomaque.' Les autres en admet- tent quatre, savoir, avec les trois précédentes, celle de Philon et de Charmide. D'autres enfin ajoutent une cinquième Académie, celle d'Antio- chus (Sextus Emp., Hyp. Pyrrh., lib. I, c. xxxni). Parmi ces distinctions, une seule est impor- tante : c'est celle qui sépare Platon et ses vrais disciples. Speusippe et Xénocrate. et toute cette famille de faux platoniciens, de demi-sceptiques dont Arcésilas est le père, et Antiochus le der- nier membre considérable. Ce qui marque d'un caractère commun cette seconde Académie, héritière infidèle de Platon, c'est la doctrine du vraisemblable, du probable, tô rctOavôv, qu'elle essaya d'introduire en toutes choses. Arcésilas la proposa le premier, et la soutint avec subtilité et avec vigueur contre le dogma- tisme stoïcien et le pyrrhonisme absolu de Timon et de ses disciples, essayant ainsi de se frayer une route entre un doute excessif, qui choque le sens commun et détruit la vie, et ces tentatives orgueilleuses d'atteindre, avec des facultés bor- nées et relatives, une vérité définitive et absolue. Après Arcésilas, l'Académie ne produisit aucun grand maître, jusqu'au moment où Carnéade vint jeter sur elle l'éclat de sa brillante renommée. Carnéade était le génie de la controverse. Il livra au stoïcisme un combat acharné, où, tout en re- cevant lui-même de rudes atteintes, il porta à son adversaire des coups mortels. Armé du sorite, son argument favori (Sextus, Ado. Mathem., éd. de Genève, p. 212 sqq.), Carnéade s'attacha à prouver qu'entre une aperception vraie et une aperception fausse il n'y a pas de limite saisis- sable. l'intervalle étant rempli par une infinité d'aperceptions dont la différence est infiniment petite (Cic, Acad. quœst., lib. II, c x\ix sqq.). Si la certitude absolue est impossible, si le doute absolu est une extravagance, il ne reste au lion sens que la vraisemblance, la probab Disciple d'Arcésilas sur ce point, comme sur tous Les autres, mais disciple toujours original, Car- ie fit d'une opinion encore indécise un sys- tème régulier, et porta dans l'analyse de la pro- babilité, oY tes degrés, des signes qui la révèlent, la pénétration et l'ingénieuse subtilité de son esprit (Sextus, Adv. Mathem., p. 169 B; Hyp. Pyrrh., lib. I, r. xxxm). chute '1'- l' Icadémie ne se lit pas attendre. Clitomaque éi rivit les doeti de son maître, mais sans y rien ajouter de consi- dérable (Cic, Acad. '/a est., lib. II, c. xzxi sqq.: Sextus, Adv. Mathem., p. 1508). Ni Charmadns, ni Melanchtus de Rhodes, ni Métrodore de Strato- nice, ne parvinrent à relever l'école décroissante Enfin Antiochus et Philon, comme épuisés par la lutte, passèrent à l'ennemi. Philon ne combat qu'avec mollesse le critérium stoïcien, la célèbre çavioiaîa xaTaÀn^tix^, si vi- goureusement pressée par Arcésilas et Carnéade. Il alla même jusqu'à accorder à ses adversaires qu'à parler absolument, la vérité peut être com- prise (Sextus, Hyp. Pyrrh., lib. I, c. xxxm). L'Académie n'existait plus après cet aveu. Antiochus s'allie avec le vieil adversaire de sa propre école, le stoïcisme. Il ne veut reconnaître dans les diverses écoles académiques que les membres dispersés d'une même famille, et rêvant entre toutes les philosophies rivales une harmo- nie fantastique, du même œil qui confond Xéno- crate et Arcésilas, il voit le stoïcisme dans Platon (Cic, l. c, c. xxn, xlii, xliii, xlvi ; de Nat. Deor., lib. I, c. vu). Cette tentative impuissante d'édectisme mar- que le terme des destinées de l'Ecole académi- que. Voyez, outre les ouvrages que nous avons cités et les histoires générales de la philosophie. Fou- cher, Histoire des Académiciens, in-12, Paris, 1690; le même, Dissert, de philosophia acade- rnica, in-12, Paris, 1692; Gerlach, Commentatio exhibens academicorum juniorum de probabi- litate disputaliones, in-4, Goëtt. Em. S. ACCIDENT (de accidere, en grec icds légers luttant à la course avec une tortue et ne pouvant jamais l'at- teindre, pourvu que l'animal ait sur le héros l'a- vantage de quelques pas. Car, pour qu'ils pussent se ren sontrer, il faudrait, dit-on, que l'un fût ar» AGON 9 — ACRO rivé au point d'où l'autre part. Mais si la matière est divisible à l'infini, cela n'est pas possible, parce qu'il faut toujours admettre entre les deux coureurs une distance quelconque, infiniment pe- tite (Arist., Phys., lib. IV, c. ix; Diog. Laërt., lib. IX, c. xxm, xxix). Cet argument n'a de valeur et n'a été dirigé que contre les partisans exclu- sifs de l'empirisme, forcés par leurs principes à nier toute continuité et toute unité, par consé- quent le teaips et l'espace. Mais, à le prendre d'une manière absolue, c'est une subtilité qui ne mérite pas d'autre réponse que celle de Diogène. Voy. Ecoie Eléatique et Zenon. ACHILLINI (Alexandre), de Bologne {Alex. Achillinus Boloniensis) , professait à Padoue; dans le cours du xve siècle, la philosophie aris- totélicienne commentée par Averrhoès, et eut même la gloire d'être surnommé Aristote second. Il n'eut pourtant d'autre titre à cette distinction que l'habileté de sa dialectique, habileté dont il fit surtout preuve dans la discussion qu'il soutint contre son célèbre contemporain, Pierre Pompo- nace. Il mourut en 1512, sans avoir laissé aucun écrit qui soit parvenu jusqu'à nous. ACONTIUS (Jacques), né à Trente au com- mencement du xvie siècle, est très-peu connu et mériterait de l'être davantage. On ignore égale- ment l'année de sa naissance et celle de sa mort. Bayle, qui lui a consacré un article dans son Dictionnaire , affirme qu'il mourut en 1565; mais il vivait encore en 1567, puisque Ramus, qui entretenait avec Acontius une correspondance, s'adresse encore à lui en cette année même dans son Proœmium malhematicum et fait allusion à son crédit auprès de la reine d'Angleterre. La vie d' Acontius, comme celle de la plupart des philosophes de ce temps-là, fut semée d'à ventures. Il nous apprend lui-même qu'ayant embrassé la réforme, il se détermina à quitter sa patrie, en compagnie d'un de ces coreligion- naires, nommé Francesco Betti. Sans doute ils suivirent la route que prenait alors l'émigration italienne, et dont les premières étapes étaient Genève et Zurich, Bàle et Strasbourg. Le séjour d'Acontius dans ces deux dernières villes est mentionné dans une lettre célèbre à son ami Jean Wolf de Zurich {de Ralione edendorum librorum, datée de Londres, 1562). C'est à Bâle qu'il publia ses principaux ouvrages et fit le plus long séjour avant de se réfugier en Angleterre, où la reine Elisabeth l'accueillit avec faveur et le pensionna, sinon comme jurisconsulte, ou comme philosophe, ou même comme théologien, au moins comme ingénieur : car il avait com- posé en italien un traité sur l'art de fortifier les places de guerre, et il entreprit de le mettre en latin par ordre de la reine : « tâche assez mal- aisée, disait-il, pour un homme qui, après avoir passe une bonne partie de sa vie à lire le mau- vais latin {sordes) de Barthole, de Baldus et d'au- tres écrivains de cette espèce {ejus farinœ), avait mené pendant plusieurs années la vie des cours. » Aussi ne paraît-il pas qu'il ait jamais livré à l'impression ce travail. Acontius a joui, durant le xvic et le xvne siè- cle, d'une assez grande réputation à cause d'un livre ingénieux, et souvent réimprimé, tur les Ruses de Satan (ou les Stratagèmes du Diable, suivant une autre traduction du titre latin : Stra- tagematum Satanœ libri oclo, Bâle, 1565). Mais nous n'avons à nous occuper ici que du philoso- phe qui eut l'idée de réformer la logique, et non du théologien protestant, accusé par quelques- uns de pousser jusqu'à leurs dernières limites la largeur et la tolérance, et vanté pour cela même par les arminiens, les sociniens et les libres penseurs. Le principal titre d'Acontius aux yeux de l'his- torien de la philosophie est un petit traité de la méthode, qu'il publia à Bàle en 1558, intitulé : Jacobi Acontii T ridentini de Melhodo, hoc est de investigandarum tradendarumque artium ac seienliarum ralione (in-8, 138 pages, plus un errata d'après lequel nous rétablissons le titre) La logique étant définie l'art de découvrir et d'exposer la vérité (recta contemplandi docendi- que ratio), l'étude de la méthode en fait essen- tiellement partie, et il y a lieu de s'étonner que l'on s'en occupe si peu : car, si la méthode a pour but de nous procurer la connaissance que nous nous proposons d'acquérir, elle nous sert aussi à l'enseigner aux autres. Une telle connaissance n'est pas innée, comme celle des axiomes (p. 18, 19), ni obtenue immédiatement, comme les idées que nous donnent les sens : elle est le fruit du raisonnement, qui seul peut nous découvrir l'es- sence, les causes et les effets de chaque chose (qui sit, quae sint ejus causa, quisve effectus). A la recherche de l'essence se rattache la théorie lo- gique de la définition que l'auteur traite avec le plus grand soin (p. 49-83). Pour découvrir les causes et les effets, il distingue deux méthodes, celle de résolution ou d'analyse et celle de com- position, qui convient surtout à l'enseignement, quoiqu'elle contribue aussi à la recherche de la vérité. L'analyse dont il est ici question est celle des géomètres: il ne peut y avoir aucun doute à cet égard, et en général la méthode des mathé- mathiques est l'idéal d'Acontius en logique. Il le déclare à Wolf dans la lettre que nous citions plus haut, et il prétend qu'elle trouve partout son application, voire même en théologie, témoin son livre des Ruses de Satan, où il part de la définition du but de Satan et de principes géné- raux ou axiomes dont il va déduisant les consé- quences jusqu'à la fin de l'ouvrage. On trouve encore, dans le de Melhodo d'Acontius, de bonnes règles pour l'emploi de la division et pour la culture de la mémoire; mais en somme, si l'on excepte l'expression de notions innées et ce qui est dit de l'analyse, on ne voit guère de quoi jus- tifier un rapprochement entre Acontius et Des- cartes. Cependant Baillet rapporte dans sa Vie de Descaries (t. 11, p. 138) qu'un cartésien hol- landais, nommé Huelner, signala au P. Mer- senne le livre d'Acontius comme le seul qui lui parût digne d'être comparé au Discours de la Méthode: exagération évidente, que Bayle se contente de rappeler, mais que Brucker semble approuver. Pour rester dans le vrai, il faut dire que le de Melhodo d'Acontius est l'ouvrage d'un esprit net et ferme, qu'il est bien compose, écrit d'un style clair et dégagé de toute scolastique. L'auteur est donc, en logique, un des précurseurs de la phi- losophie moderne. Il en avait pressenti les glo- rieux développements, témoin ce beau passage de sa lettre à J. "Wolf : « Intelligo etiam me in saeculum incidisse cultum prseter modum, nec tam certe vereor eorum, qui regnare nunc viden- tur, judicia, quam exorientem quamdam sseculi adhuc paulo excultioris lucem pertimesco. Etsi enim multos habuit habetque œtas nostra viros praestantes, adhuc tamen videre videor nescio quid majus futurum. » Quel dommage que cela soit dit à propos d'un écrit de Patrizzi! Outre l'article de Bayle cité plus haut, on peut lire les quelques lignes que Brucker a consacrées à Acontius dans son Hist. critica philosophiœ (vol. V, p. 585, 586). Mais les écrits du théolo- gien italien sont la source la plus riche et la plus sûre pour connaître sa vie et ses opinions. Ch. W. ACROAMATIQUE (de àxpoâ'-jj.ai, entendre). AGTU — 10 - C'est la qualification que l'on donne a certaines doctrines non écrites, mais transmises oralement à un petit nombre d'élus, parce qu'on les juge inaccessibles ou dangereuses pour la foule. Dans le dernier cas, acroamatique devient synonyme d'i'sotérique (voy. ce mot). Quelquefois même on étend cette qualification à des doctrines écri- tes, quand elles portent sur les points les plus ardus de la science, et qu'elles sont rédigées dans un langage en rapport avec le sujet. C'est ainsi que tous les ouvrages d'Aristote ont été divisés e:i deux classes : les uns, par leur forme aussi bien que par les questions dont ils traitent, pa- raissent destinés à un grand nombre de lecteurs; on leur donnait le nom d'exotériques (è?wT£fi- xov:) ; les autres semblaient réservés à quelques disciples choisis : ce sont les livres acroamatiques (à/pou-a-axo; ou êyxuxXiouç). Quant à savoir quels sont ces livres et si nous les avons entre les mains, c'est une question qui ne peut être réso- lue ici. Voy. dans le tome I des Œuvres d'Aristote par Buhlë, 5 vol. in-8, Deux-Ponts, 1791, une dissertation intitulée : Commenlatio de libris Aristotelis acroamaticis etexotericis. — Voy. Aristote. ACRON d'Agrigente ne se rattache à l'histoire de la philosophie que parce qu'il fut le fondateur de l'école de médecine surnommée empirique ou méthodique; cette école fleurit surtout pendant les deux premiers siècles après J. C, et arbora, en philosophie, le drapeau du scepticisme; elle a produit un grand nombre de philosophes scepti- ques, tels que Ménodote, Saturnin, Théodas, etc.; le plus distingué d'entre eux tous fut, sans con- tredit, Sextus Empiricus. Voy. Sextos. ACTE. La signification vulgaire de ce mot n'a pas besoin d'être définie; mais il est employé par Aristote avec un sens spécial et rigoureux qu'il importe de préciser. Nous voyons les objets passer d'un contraire à l'autre, du chaud au froid ; mais ce n'est pas le contraire qui devient son contraire, le chaud qui devient froid. 11 y a nécessairement quelque chose en quoi le changement s'opère; nécessairement aussi ce quelque chose avait les deux contraires en puissance et était indifférent à l'un et à l'au- tre. Ce quelque chose c'est la matière qui ne se distingue pas de la puissance. Mais pouvoir, ce n'est pas agir ; être en puissance froid ou chaud. ce n'est pas être froid ou chaud. Pour être froid ou chaud, la puissance a besoin d'être réalisée, et lorsqu'elle est réalisée le froid ou le chaud est, non plus en puissance, mais en acte ; de sorte que l'acte et la puissance s'excluent mutuelle- ment. Lorsqu'une chose est en puissance, elle n'est pas en acte ; lorsqu'elle est en acte, elle n'est plus en puissance. L'acte n'est cependant pas la réalisation de la puissance, mais la fin de la puissance qui se realise. La réalisation de la puissance est le passage de la puissance à l'acte, i c qu'Aristotc appelle le mouvement. voy. UusTOTE, Actuel. A. L. ACTIVITÉ. Voy. Volonté. ACTUEL [quoa est in actu) est un terme em- prunté Hc l.i philosophie scolastique, qui elle- ': n'a fait que traduire littéralement cette expression d'Aristote : ta 5v x-/t' Èvepyeiav. Or, 'lans la pensée du philosophe grec, assez fidèle- ment sur ce point par ses disciples du moyen âge 1 actuel c'est ce qui a eessé d'être sim- plement possible pour exister en réalité et à l'é- tat 'h; lait: c'est :pussi L'état d'une faculté ou d'une force quelconque quand elle est entrée en exercice. Ainsi, ma volonté, quoique trh&réelle comme [acuité, ne commence à avoir une exis- aetuelU qu'au moment où je veux telle ou elle chose. Arim-i dit, pai conséquent, plus que ADEQ réel. De la langue philosophique, qui aurait tort de l'abandonner, ce terme a passé dans le lan- gage vulgaire, où il signifie ce qui est présent ; sans doute parce que rien n'est présent pour nous que ce qui est révélé par un acte ou par un fait. Voy. Aristote. ADAM du Petit-Pont, né en Angleterre au commencement du xne siècle, étudia à Paris sous Matthieu d'Angers et Pierre Lombard, et y tint une école près du Petit-Pont, comme l'indique son surnom, jusqu'en 1176; où il fut nommé évê- que d'Asaph, dans le comte de Glocester. 11 mou- rut en 1180. Jean de Salisbury vante l'étendue de ses connaissances, la sagacité de son esprit, et son attachement pour Aristote ; mais on lui re- prochait beaucoup d'obscurité. 11 disait qu'il n'au- rait pas un auditeur, s'il exposait la dialectique avec la simplicité d'idées et la clarté d'expres- sions qui conviendraient à cette science. Aussi était-il tombé volontairement dans le défaut de ceux qui semblent vouloir, par la confusion des noms et des mots, et par des subtilités embrouil- lées, troubler l'esprit des autres et se réserver à eux seuls l'intelligence d'Aristote (Jean Salisbu- ry, Metalogicus, lib. Ul c. x; lib. III, c. m; lib. IV, c. m). On ne connaît d'Adam qu'un opuscule incomplet, intitulé Ars disserendi, dont M. Cou- sin a publié quelques extraits dans ses Frag- ments de philosophie scolastique. Voy. aussi His- toire littéraire de France, t. XIV, Paris, 1840, p. 417 et suiv. C. J. ADÉLARD, de Bath, vivait dans les premières années du xne siècle. Poussé, comme lui-même nous l'apprend, par le désir de s'instruire, il vi- sita la France, l'Italie, l'Asie Mineure ; et, de re- tour dans sa patrie, sous le règne de Henri, fils de Guillaume, consacra ses loisirs à propager parmi ses contemporains les vastes connaissances qu'il avait acquises. Son nom est naturellement associé à ceux de Gerbert, de Constantin le Moine, à ces laborieux compilateurs qui introduisirent en Europe la philosophie arabe. On lui doit des Questions naturelles, imprimées sans date à la fin du xive siècle; un dialogue encore inédit, in- titulé de Eodem et Diverso, qui, sous la forme d'une fiction ingénieuse, renferme une éloquente apologie des études scientifiques, une Doctrine de l'Abaque, une version latine des Éléments (TEuclide, et plusieurs autres traductions faites de l'arabe. Il est fréquemment cité par Vincent de Beauvais, sous le titre de Philosophus Anglo- rum. M. Jourdain, dans ses Recherches sur l'o- rigine des traductions d'Aristote (in-8, Paris, 1819), a donné une analyse étendue du de Eodem et Dicerso. X. ADELGER (appelé aussi ADELHER), philoso- phe scolastique et théologien du xne siècle, cha- noine à Liège, puis moine de Cluny. 11 s'est fait remarquer uniquement par sa manière d'expli- quer la prescience divine, en la conciliant avec la liberté humaine. Selon lui, le passé et l'avenir n'existent pas devant Dieu, qui prévoit nos actions comme nous voyons celles de nos semblables, sans les rendre nécessaires et sans porter at- teinte à notre libre arbitre. Voy. Adelgerus, de Libero arbilrio ; dans le Thésaurus anecaoto- rmti de Pèze, t. IV, p. 2. ADÉQUAT, se dit en général de nos connais- sances et surtout de nos idées. Une idée adéquate est conforme à la nature de l'objet qu'elle repré- sente. Mais quels sont les objets véritables de nos idées, ou, ce qui revient au même, quels sont les modes de notre intelligence auxquels le mot idée, conformément aux plus illustres exem- ples, doit être consacré particulièrement? L'idée nous représente l'essence invariable et intelligible des choses, tandis que la sensation correspond MHD — 11 — aux modes variables, aux apparences fugitives. Par conséquent, plus elle est étrangère à la sen- sation, et épurée des affections de la sensibilité en général, plus elle est conforme à la nature réelle de la chose représentée, c'est-à-dire plus elle est adéquate. C'est dans ce sens que ce mot a été employé surtout par Spinoza, qui s'en sert très-fréquemment. Aux yeux de ce philosophe, la connaissance adéquate par excellence, la connais- sance parfaite, c'est celle de l'éternelle et infinie essence de Dieu, implicitement renfermée dans chacune de nos idées {Eth., part. II, de Anima). C'est dans cette connaissance qu'il fait consister l'immortalité de l'âme et le souverain bien. ADRASTE d'Aphrodisie {Adrastus Aphrodi- siœus), commentateur estimé d'Aristote, qui vi- vait dans le 11e siècle après J. C, et a été classé parmi les péripatéticiens purs. Nous n'avons rien conservé de lui, qu'un manuscrit qui traite de la musique. ^EDÉSIE, femme philosophe de l'école néo- platonicienne, épouse d'Hermias et mère d'Am- monius. Elle fut célèbre par sa vertu et sa beau- té, mais plus encore par le zèle avec lequel elle se dévoua à l'école néoplatonicienne et à l'in- struction de ses fils. Elle était parente de Sizianus, qui aurait dé- siré l'unir à Proclus, son disciple ; mais ce der- nier, à l'exemple d'un grand nombre de néopla- toniciens, regardait le mariage comme une institution profane et voulut garder le célibat. vEdésie s'unit à Hermias d'Alexandrie, et con- duisit à Athènes, à l'école de Proclus, les fils qui naquirent de cette union. Elle doit, ipar consé- quent, avoir vécu dans le ve siècle après J. C. ^EDÉSIUS de Cappadoce {sEdesius Cappadox), néoplatonicien du iv* siècle après J. C, et suc- cesseur de Jamblique. Après l'exécution de Sopa- ter, autre néoplatonicien que Constantin le Grand, converti au christianisme, livra au dernier sup- plice, yEdésius se tint caché pendant quelque temps pour ne pas subir le même sort: mais plus tard, ayant reparu à Pergame, où il établit une école de philosophie, ses leçons lui attirèrent un grand concours de disciples venus de l'Asie Mi- neure et de la Grèce. -ŒGIDIUS COLONNA. issu de la noble race italienne des Colonna, appelé aussi du lieu de sa naissance ^Egidius Romanus (Gilles de Rome), est un philosophe et un théologien célèbre du xive siècle. Il reçut le surnom de Doclor fundatissi- mus et de Princeps theologorum. Entré, jeune encore, dans l'ordre des ermites de S. Augustin, il vint étudier à Paris, où il suivit surtout les le- çons de S. Thomas d'Aquin et celles de S. Bona- venture, devint précepteur du prince qui plus tard porta le nom de Philippe le Bel, enseigna la philosophie et la théologie à l'Université de Paris, fut nommé en 1294 archevêque de Bourges et mourut à Avignon en 1316, après avoir pris parti pour Boniface VIII contre le prince qui avait été son élève et son bienfaiteur. Outre son commentaire sur le Magisler senten- tiarum de Pierre Lombard, on a de lui deux ouvrages philosophiques dont l'un, sous le titre de Tractatus de esse et essenlia, fut imprimé en 1493 ; l'autre, intitulé Quodlibeta} a été publié à Louvain en 1646, et se trouve précède du de Viris illustribus de Curtius, qui donne des ren- seignements circonstanciés sur la vie et la répu- tation littéraire de ce philosophe scolastique. C'est à tort, sans doute, que les Commentationes phy- sicœ et metaphysicœ ont été attribuées à Mgï- dius ; car non-seulement il y est nommé à la troisième personne, mais on y voit aussi men- tionnés des écrivains qui lui sont postérieurs, et le style est d'une latinité plus pure que dans les jENÉS écrits de notre auteur. Ses recherches philosophi- ques se rapportent presque toutes à des questions d'ontologie, de théologie et de psychologie ration- nelle, à divers problèmes relatifs à l'être, la ma- tière, la forme, l'individualité, etc. Il se rattache strictement sur plusieurs points à la doctrine d'Aristote : par exemple, il considère la matière comme une simple puissance {Potentia pura), qui ne possède aucun caractère, aucune propriété de la forme ou de la réalité. Il ne fait pas seule- ment dépendre la vérité de la nature des choses, mais encore des lois de l'intelligence : en somme, il peut être regardé comme un réaliste assez con- séquent avec lui-même. .dSgidius Romanus n'est pas seulement un phi- losophe scolastique, c'est aussi un philosophe po- litique. Sur la demande de son royal élève, il a compose un traité du Gouvernement des princes {de Regimine principum) imité de celui qui a été écrit en partie par S. Thomas d'Aquin, mais beaucoup plus étendu; et sur la fin de sa vie, probablement pendant la querelle de Boniface VIII et de Philippe le Bel, il a pris la défense du pou- voir temporel du pape dans un traité de la Puis- sance ecclésiastique {de Ecclesiastica potestale) , qui a été découvert et publié assez récemment par M. Jourdain, sous le titre suivant : Un ou- vrage inédit de Gilles de Rome, précepteur de Philippe le Bel, en faveur de la papauté, in-8, Paris, 1858. Dans le premier de ces deux ouvra- ges (in-f°, Augsbourg, 1473), on trouve un traité a peu près complet de droit naturel, de droit po- litique et même d'économie politique, où les idées d'Aristote et de S. Thomas se trouvent unies à quelques principes plus modernes. Le second con- tient un plaidoyer en faveur des prétentions les plus exagérées de la papauté, telles que les con- cevait Grégoire VII. — On trouvera une notice étendue sur Gilles de Rome dans les Réforma- teurs etpublicistes de V Europe de M. Ad. Franek, in-8, Paris, 1864. .ffiîNEAS ou ÉNÉE de Gaza, d'abord philosophe païen, puis philosophe chrétien du ve siècle. Après avoir suivi les leçons du néoplatonicien Hiéroclès à Alexandrie, après avoir lui-même enseigné quelque temps l'éloquence et la philosophie, il se convertit au christianisme, et greffa si habilement sur cette doctrine nouvelle les fruits qu'il avait recueillis de la philosophie platonicienne, qu'on le surnomma le Platonicien chrétien. Outre un bon nombre de lettres, on a conservé de lui un dialogue écrit en grec, et qui, sous le titre de Théophrasle, traite principalement de l'immor- talité de l'âme et de la résurrection des corps. Il y est aussi beaucoup parlé des anges et des dé- mons. A ce propos, Enée de Gaza invoque fré- quemment la sagesse chaldaïque, ainsi que les noms de Plotin, de Porphyre et de plusieurs au- tres néoplatoniciens. Il explique la Trinité chré- tienne avec le secours de la philosophie platoni- cienne, établissant un rapport entre le Logos de Platon et le Fils de Dieu, entre l'âme du monde et l'Esprit saint. Il est facile de voir que ce trans- fuge du néoplatonisme au christianisme aime à faire un fréquent emploi de ses anciennes doctri- nes, afin de donner à ses croyances religieuses la consécration d'une conviction philosophique. Voy. JEneaz Gazœi Thcophrastus, gr. et lat., in-f°, Zurich, 1560; le même ouvrage avec la traduction latine, et les notes de Gasp. Barthius, in-4, Leipzig 1655 ; enfin on a de lui vingt-cinq lettres insérées dans le Recueil des lettres grec- ques, publié par Aide Manuce, in-4, Rome, 1499, et in-f°j Genève. 1606. iENESlDÉME. L'antiquité ne nous a laissé sur la vie d'^Enésidème qu'un petit nombre de ren- seignements indécis. A peine y peut-on découvrir jENËS — 12 — AFF1 l'époque où il vécut, sa patrie, le lieu où il en- seigna, et le titre de ses écrits. Sur tout le reste, il faut renoncer même aux conjectures. Fal.ricius (ad Sext. Emp., Hypoth. Pyrrh., lib. I, c. ccxxxv) et Brucker [Hisl. crit. phil.) ont pensé qu'iEnési dénie vivait du temps de Cicéron. Cette opinion n'a d'autre appui qu'un passage de Photius mal interprété (Phot., Myriob., cod. ccxn, p. 169, Bekk.) ; il résulte, au contraire, d'un témoignage décisif d'Aristoclès (ap. Euseb., Prcep. evang., lib. XIV), que la véritable date d'yEnési dénie, c'est le premier siècle de l'ère chrétienne. jEnésidème naquit àGnosse, en Crète (Diogène Laërce, liv. IX, c. xn) ; mais c'est à Alexandrie qu'il fonda son école et publia ses nombreux écrits. (Arist. ap. Euseb., lib. I.) Aucun de ses ouvrages n'est arrivé jusqu'à nous. Celui dont !a perte est le plus regrettable, c'est le ITjppamtov ).6yoi, que nous ne connaissons que bien imparfaitement par l'exîiaitque Photius nous en a donné (Phot., Myriob., lib. I). C'est dans ce livre que se trouvait très-probablement l'argumentation célèbre contre l'idée de causalité, que Sextus nous a conservée et qui est le princi- pal titre d'honneur d'/Enésidèine. (Sext. Emp., Advers. Math., éd. de Genève, p. 345-351, C; Cf. Pyrrh. Hyp.} lib. I, c. xvii.) Tennemanri a dit avec raison que cette argu- mentation est l'effort le plus hardi que la philo- sophie ancienne ait dirigé contre la possibilité de toute connaissance apodictique ou démonstrative, en d'autres termes, de toute métaphysique. Aucun sceptique, avant ^Enésidème, n'avait eu l'idée de discuter la possibilité et la légitimité d'une de ces notions a priori qui constituent la métaphysique et la raison, afin de les détruire l'une et l'autre dans leur racine et, pour ainsi dire, d'un seul coup. Cette idée est hardie et profonde. Mûrie par le temps, et fécondée par le génie, elle a produit dans le dernier siècle la Critique de la liaison pure, et un des mouvements philosophi- ques les plus considérables qui aient agité l'es- prit humain. On ne peut non plus méconnaître qu'^Enési- dème n'ait fait preuve d'une grande habileté, lorsque, pour contester l'existence de la relation de cause à effet, il s'est placé tour à tour à tous jintsde vue d'où il est réellement impossible de l'apercevoir. C'est ainsi qu'il a parfaitement établi, avant Hume, qu à ne consulter que les sens, on ne peut saisir dans l'univers que des phénomènes, avec leurs relations accidentelles, et jamais rien qui ressemble à une dépendance nécessaire, à un rapport de causalité. Que si l'on néglige les idées grossières des sens pour s'élever à la plus haute abstraction méta- physique , jEnésidèine force le dogmatisme à (nnlcsserque l'action de deux substances de na- iure différente l'une sur l'autre, ou même celle '!■■ deux substances simplement distinctes, sont dunl nous n'avons aucune idée. Et, de tuut cela, il conclut que la relation de causalité n'existe pas dans la nature des choses. Mais, d'un autre côté, obligé d'accorder que l'es- prit humain conçoit cette relation et ne peut pas ne pas la concevoir, il s'arrête à ce moyen terme, que la loi de la causalité est. à la vérité, une cond tion. un phénomène de 1 intelligence, mais qu'el eu! titre; et de là le lu eu métaphysique. Si Pyrrhon, dans l'antiquité, conçut le premier dans toute sa •<■ érité la philosophie du août fameuse i y, on nepeul refuser à Jtaésidème l'honneur de lui avoir donné pour la première fois une ot i puissante et régulière i l c'est là ce qui assigne É ce hardi penseur une place à part et une importance considérable dans l'histoire de !a philosophie ancienne. Dans ses llupjSomwv ).6yot, il avait institué un système d'attaque contre le dogmatisme, où il le poursuivait tour à tour sur les questions logiques. métaphysiques et morales, embrassant ainsi dans son scepticisme tous les objets de la pensée, les principes et les conséquences, la spéculation pure et la vie. Mais tous ses travaux peuvent se résumer en deux grandes attaques, qui, souvent répétées de- puis, ont fait jusque dans les temps modernes une singulière fortune, l'une contre la raison en général, l'autre contre son principe essentiel, le principe de causalité. Soit qu'il s'efforce d'établir la nécessité et tout à la fois l'impossibilité d'un critérium absolu de la connaissance, soit qu'il entreprenne de ruiner la métaphysique par son fondement, il semble qu'il lui ait été réservé d'ouvrir la carrière aux plus illustres sceptiques de tous les âges. Par la première attaque, il a devancé Kant; par la seconde, David Huinej par l'une et par l'autre, il a laissé peu à faire a ses successeurs. Consultez, sur Jînésidème, les Histoires géné- rales de Brucker (Hist. crit. philos., t. I, p. 1328, Leipzig, 1766) et de Ritter (Hist. de la phil. an- cienne, t. IV, p. 233 sqq., trad. Tissot, Paris, 1836); l'histoire spéciale de Stseudiin (Histoire et Esprit du scepticisme, 2 vol. in-8; t. I, p. 299 sqq., Leipzig, 1794, ail.); un article de Tennemann dans 1 Encyclopédie de Ersch., IIe part., et la monographie d'^Enésidème, par M. E. Saisset, in-8, Paris, 1840, réimprimée dans l'ouvrage du même auteur, le Scepticisme, in-8, Paris, 1865. Em. S. -ŒSCHINE d'Athènes, disciple de Socrate, au- quel on attribue des dialogues socratiques, entre autres Eryxiaset Axiochus. Voy. Diogène Laërce, liv. IL — Boeckh, Simonis Socratici dialogi qua- tuor. Additi sunt incerti auctoris (vulgo jEsehinis), dialogi Eryxias et Axiochus. Heidelb., 1810, in-8. AFFECTION (de afficere, même signification) a un sens beaucoup plus étendu en philosophie que dans le langage ordinaire : c'est le nom qui convient à tous les modes de sensibilité, à toutes les situations de l'àme où nous sommes relative- ment passifs. On peut être affecté agréablement ou d'une manière pénible, d'une douleur ou d'un plaisir purement physique, comme d'un senti- ment moral. « Toute intuition des sens, dit Kant (Analyt. transcend., lre sect.); repose sur des affections, et toute représentation de l'entende- ment, sur des fonctions. » Cependant il faut re- marquer que, lorsqu'il s'agit d'une signification aussi générale, notre langue se sert plutôt du verbe que du substantif. Dans la psychologie écossaise, \*s affections sont les sentiments que nous somnicb susceptibles d'éprouver pour nos semblables ; en conséquence, elles se divisent en deux classes: les affections bienveillantes et les affections malveillantes. Enfin/ dans le langage usuel, on entend toujours par affection ou l'a- mour en général, ou un certain degré de senti- ment. Cette dernière définition a été adoptée par Descartes, dans son Traité des Postions (art. Lxxxin). Voy. Amour et Sensibilité. AFFIRMATION UaxJLfaaiQ. Elle oonsiste à attribuer une chose à une autre, ou à admettre simplement qu'elle est; car l'être ne peut pas passer pour un attribut, quoiqu'il en occupe sou- yenl la place dans le langage. L affirmation, quand elle est renfermée dans la pensée, n'est pas autre qu'un jugement: exprimée par la parole, elle devient une proposition. Ce jugement et cette proposition sont appelés l'un et l'autre affirmar tifs, il i.nii remarquer qu'un jugement afnrmatif AGRI dans la pensée, peut être exprimé sous la forme d'une proposition négative; ainsi, quand je nie que l'àme soit matérielle, j'affirme réellement son immatérialité, c'est-à-dire son existence mê- me. Voy. Jigement et Proposition. A FORTIORI (à plus forte raison). On se sert de ces mots dans les matières de pure contro- verse, quand on conclut du plus fort au plus fai- ble, ou du plus au moins. agricola (Rodolphe), surnommé Frishis à cause de son pays natal, était de Baffloo, village situé dans la Frise, à peu de distance de Gronin- gue. Son véritable nom était Rolef Huesmann, et non de Cruningen, comme le prétend l'abbé Joly, abusé par une mauvaise prononciation de Gro- ningen. On ne connaît la date de sa naissance que par celle de sa mort, arrivée le 28 octobre 1486. Il avait alors à peine 42 ans : c'est donc en 1444 qu'il faut placer sa naissance, et non en 1442, comme font la plupart des historiens de la phi- losophie. L'autorité décisive sur ce point n'est pas Melchior Adam, mais l'historien de la Frise, Ubbo Emmius, ainsi que l'a fort bien établi Bayle (art. Agricola (Rod.). note A.) Agricola, si l'on en croit un historien de la ville de Deventer, aurait fait ses premières études au collège de Sainte-Agnès, près de Zvoll, sous le fameux Thomas à Kempis. Ainsi s'expliquerait sa rare habileté dans l'art de copier et d'illustrer les manuscrits. A ce talent il joignit de bonne heure ceux de musicien et de poëte. De Zvoll, Agricola se rendit à Louvain, ou il se distingua bientôt par ses dispositions philosophiques et par son talent à écrire en latin. Il faisait de Cicéron et de Quintilien une étude assidue, et c'est d'eux qu'il apprit, non-seulement à écrire, mais encore à penser autrement que les scolastiques. 11 sou- mettait à ses maîtres et développait très-habile- ment des objections contre l'ordre suivi dans l'enseignement traditionnel de la logique. Il eut tant de succès à Louvain, qu'il aurait pu y rester comme professeur ; mais ses goûts et sa vocation l'attiraient ailleurs ; ayant appris le français avec quelques-uns de ses condisciples, il partit pour Paris, afin d'y perfectionner ses études. Il y de- meura plusieurs années, étudiant et enseignant tour à tour^ jusqu'à l'âge de trente-deux ans, et l'on doit s'étonner que ses biographes allemands aient glissé si légèrement sur ce séjour prolongé dans l'Université de Paris. Il serait intéressant de savoir quelle fut l'attitude du jeune maître es arts de Louvain, lorsqu'il se trouva en présence des logiciens les plus illustres de cette époque et dans la compagnie de son docte et subtil com- patriote, Jean Wessel, qu'on avait surnommé magister contradictionis. On peut affirmer à coup sûr que ses leçons n'étaient pas l'écho de cette scolastique pour laquelle il avait tout d'a- bord éprouvé tant de répugnance, et peut-être ne furent-elles pas sans influence sur la génération nouvelle. Quoi qu'il en soit, Agricola, qui était d'humeur voyageuse et fort amoureux des lettres anciennes, se sentait attiré vers l'Italie où elles étaient enseignées avec éclat par les Grecs venus de Constantinople, et où l'avaient précédé .plu- sieurs de ses anciens compagnons d'études. Étant arrivé à Ferrare en 1476, il y fut retenu par la libéralité du duc Hercule d'Esté, et surtout par les leçons et les entretiens du philosophe et gram- mairien Théodore de Gaza, de l'humaniste Gua- rini et des deux poètes Strozzi. Avec le premier il étudia Aristote et la langue grecque ; avec le second il cultiva les lettres latines, avec tous il rivalisa de savoir et de talent. Après avoir suivi les leçons de Théodore de Gaza, il se fit entendre à son tour, et l'on admira son éloquence et sa diction aussi pure qu'élégante. Il séjourna deux 13 AGRI ans à Ferrare, et c'est probablement à cette épo- que, c'est-à-dire à l'année 1477, que remonte la première ébauche de son principal ouvrage : car en dédiant quelques années plus tard son de In- ventione dialectica à Théodoric (ou Dietrich) de Plenningen, qu'il avait connu intimement à Fer- rare, il lui rappelle que c'est à sa prière et sur ses conseils qu'il a entrepris ce travail, et il ajoute qu'il le fit un peu vite, au milieu des pré- paratifs de son départ et pendant le voyage, alors assez long de Ferrare à Groningue. On peut lire là-dessus le témoignage très-intéressant de son premier commentateur, Phrissemius, au début de ses Scholia in libros très de Invent. dial. (Co- logne et Paris, 1523 et 1539, in-4, Scholia in Epistolam dedic). C'est donc à tort que Meiners reporte aux années 1484 et 1485 la composition de ce traité. De retour dans sa patrie, Agricola refusa les honneurs et les charges qu'on lui offrit comme à l'envi, à Groningue, à Nimègue, à Anvers. Il consentit seulement à suivre quelque temps, en qualité de syndic de la ville de Groningue, la cour de Maximilien I", auprès de qui il était pa- tronné par d'anciens condisciples ou élèves; mais au bout de six mois, ayant réussi dans sa négo- ciation, il quitta la cour, malgré les efforts des chanceliers de Bourgogne et de Brabant pour l'attacher au service de l'Empereur. Il tenait à son indépendance, et répugnait à toute fonction qui l'aurait oblige à une vie sédentaire. Il aimait à changer de place, et, suivant l'expression de Bayle, menait une vie fort ambulatoire. Cepen- dant un noble personnage, nommé Jean de Dal- berg, à qui il avait appris le grec, ayant été fait évêque de Worms, trouva moyen de l'attirer et de le retenir, un peu malgré lui d'abord, tantôt à Worms, tantôt à Heidelberg, où l'électeur Pa- latin le combla de ses faveurs. Dans cette der- nière ville d'ailleurs il retrouvait son ami le che- valier Dietrich de Plenningen, qu'il surnommait son cher Pline [Plinium suum), et dont la mai- son fut la sienne. Puis il gardait la faculté de se déplacer, en allant d'une ville à l'autre; il ac- compagna même l'évêque de Worms à Rome, en 1484, lors de l'intronisation du pape Innocent XIII que Jean de Dalberg allait complimenter au nom du comte palatin. Agricola fit quelques leçons à Worms, mais il y trou\a des habitudes scolastiques tellement en- racinées, qu'il désespéra d'en triompher. Il finit par adopter de préférence le séjour de Heidel- berg où il passa la plus grande partie de ses der- nières années, de 1482 à 1486. Il y enseigna avec un grand succès, traduisant et commentant les écrits d'Aristote, notamment ceux d'histoire na- turelle, alors inconnus en Allemagne. Son com- mentaire était surtout philosophique, comme on en peut juger par le développement qu'il pré- senta un jour à des auditeurs enthousiastes de cette pensée extraite du de Generatione anima- lium (liv. II, ch. ni) : Tôv voy-* [A6vov6ùpa6Ev ïr.v- oievai xaî Ôefov elvat p-àvov, ce qu'il traduisait ainsi : « Mens extrinsecus accedit, et estdhinum quid, nec nascitur ex materia corporum. » Agricola se livra aussi à l'étude de la théolo- gie et de la langue hébraïque. Il y apporta la même liberté d'esprit qu'en philosophie, et peut- être se serait-il appliqué tout entier aux ques- tions religieuses, si une mort prématurée ne l'eût arrêté subitement au milieu de ses travaux, le 28 octobre 1486. Son ami, le savant Reuchlin, qui vivait à Heidelberg depuis quelque temps, pro- nonça son oraison funèbre. Agricola avait écrit, en prose, en vers, en la- tin, et même en allemand. L'ouvrage par lequel il a conquis une place distinguée parmi les phi- AGRI — 14 — AGRI losoplies de la Renaissance est intitulé : de In- ventione dialeclica libri très. Erasme, qui en admirait les idées et le style, en a fait, dans ses Adages, un éloge presque enthousiaste; mais par une inadvertance que justifie le contenu de ce traité, il lui donne le titre de : de Inventione rhetorica. Agricola, en effet, ayant pris tout d'abord Cicéron et Quintilien pour guides dans l'étude de la dialectique, fut conduit à la consi- dérer comme instrument de l'art oratoire plutôt que de la science et de la philosophie. De là cette définition : Dialcclicam esse artem probabililer de una quavis re disserendi. De là aussi la di- vision de cet art en deux parties, l'invention et le jugement ou disposition. L'invention dont il veut parler est celle des preuves, qui se fait au moyen de lieux communs, entendus aussi à la manière des rhéteurs grecs et latins plutôt que d'Aristote. Comment Brucker a-t-il pu affirmer que le traité d'Agricola est conçu dans l'esprit et suivant les vrais principes d'Aristote {juxla ge- nuina Aristotelis principia)*! Assurément rien ne rappelle ici les Analytiques, à peine y a-t-il une analogie avec les Topiques. Loin de suivre l'auteur de VOrganon, Agricola s'en sépare assez nettement, tout en témoignant pour lui du res- pect et même de l'admiration ; mais en vérité, il ne le comprend guère, quoiqu'il ait sous les yeux le texte original, et l'on doit reconnaître qu'il n'était point de force à le corriger et à le perfectionner. Aussi ne trouve-t-on guère d'i- dées neuves dans cet ouvrage, dont le mérite le plus saillant consiste dans le style. La théorie des lieux est vague et confuse; sous prétexte de dialectique, l'auteur traite dans le second livre des moyens de donner au discours du mouve- ment et du charme; et dans le troisième, il se livre à des considérations dont on chercherait en vain le rapport avec l'invention, dans le sens restreint ou il prenait ce mot. Ce qui donne au de Inventione dialeclica une physionomie parti- culière, ce qui en fait l'originalité et l'impor- tance historique, c'est d'une part l'esprit d'indé- pendance qui s'y déploie, surtout à l'égard de la scolastique, et d'autre part le style qui. malgré la diffusion que le savant Huet a critiquée à bon droit, est très-remarquable dans un écrivain al- lemand du xve siècle, par la clarté, l'élégance et une grande valeur d'images, d'exemples, de com- paraisons ingénieuses. En résume, Agricola était humaniste plus que philosophe, et c'est par ses qualités d'homme et d'écrivain, plus que par les mérites sérieux de sa dialectique, qu'il contribua à préparer une ère nouvelle, celle de la Renaissance. Il eut l'hon- neur d'enseigner le grec à Heidelberg avant Reuchlin, d'écrire et de parler un bon latin, avant Erasme, de tenter une reforme de renseigne- ment philosophique avant Mélanchthon. 11 fut donc, pour ainsi dire, le premier initiateur de l'Allemagne, puisque le premier il y introduisit le goût et la connaissance de l'antiquité classi- que. Son œuvre fut continuée parmi ses com- patriotea par de nombreux disciples, parmi les- quels il suffira de citer Rodolphe Langius, Anto- nius Liber et Alexandre Hégius, qui fut le maître d'Erasme. Sa réputation était grande en Italie, témoin l'éloge que fit de lui Paul Joe, et cette épitaphe composée par le célèbre humaniste Hcr- molaus BarbarU8 (Ermolao Barbaro) de Venise : Invida clauserunl hoc marmorefulu Rodoljih mu Açricolam, Fritii spemque deensque soli. Scilicet hoc vivo meruit Germanialaudis. Quicquid habei Lv ; 3° la relativité, xpoito; àno xoû irpôç xi ; 4" l'hypothèse, -tpÔTco; (iTtoOcTixè;; 5° le cer- cle vicieux, rpôitoç Sià).Xr,).o:. Voici le sens de ces motifs, que les historiens n'ont pas assez re- marqués. Il n'y a pas un seul principe qui n'ait été nié. Par conséquent, aussitôt qu'un philoso- phe dogmatique posera un principe quelconque, on pourra lui objecter que ce principe n'est pas consenti de tous. Et tant qu'il se bornera à l'af- firmer, on lui opposera une affirmation contraire, de façon qu'il n'aura pas résolu l'objection de la contradiction. Pour se tirer d'affaire, il ne man- quera pas d'invoquer un principe plus général; mais la même objection reviendra incontinent et le forcera de faire appel à un principe encore plus élevé. Or, c'est en vain qu'il remontera ainsi de principe en principe, l'ohjection le sui- vra toujours, toujours insoluble, dans progriè à ïin/ini. Poussé à bout, le dogmatiste déclarera qu'il vient enfin d'atteindre un principe premier, un principe évident de BOi-môme. Mais qu'est-ce AGRI 15 — AGRI qu'un principe évident? celui qui parait vrai. Reste à démontrer qu'il n'a pas une vérité seu- lement relative, upô; ti. Renoncez-vous aux preu- ves? votre principe reste une hypothèse. Ris- quez-vous une démonstration? vous voilà dans le aiallèle, car il faut un critérium à la démonstra- tion, et le critérium a lui-même besoin d'être démontré. On ne peut méconnaître dans ces cinq motifs d'Agrippa un grand art de combinaison et une certaine vigueur d'intelligence. Tennemann n'y a vu qu'une copie des dix motifs de Pyrrhon. C'est une grave erreur. Pyrrhon avait réuni en dix catégories un certain nombre de lieux com- muns, ou il retournait de mille façons l'objec- tion vulgaire des erreurs des sens ; les cinq mo- tifs d'Agrippa trahissent, au contraire, une analyse déjà savante des lois et des conditions, de 1 in- telligence. La valeur purement relative des pre- miers principes, la nécessité et tout ensemble l'impossibilité d'un critérium absolu, le carac- tère subjectif de l'évidence humaine, en un mot, tout ce que le génie du scepticisme avait conçu depuis plusieurs siècles de plus spécieux, déplus subtil et de plus profond, tout cela y est résumé sous une forme sévère et dans une" progression exacte et puissante. Le besoin de rigueur et de simplicité qui pa- raît avoir été le caractère propre d'Agrippa le conduisit à une réduction plus sévère encore. Il ramena tout le scepticisme à ce dilemme : i\ Éau-oCi ou par une autre chose, i\ éxépov. Intelli- gible d'elle-même, cela ne se peut pas : 1° à cause de la contradiction des jugements humains; 2° à cause de la relativité de nos conceptions ; 3° à cause du caractère hypothétique de tout ce qui n'est pas prouvé. Intelligible par une autre chose, cela est absurde: car, du moment que rien n'est de soi intelligible, toute démonstra- tion est un cercle, ou se perd dans un progrès à l'infini. Simplifier ainsi les questions, c'est prouver qu'on est capable de les approfondir, c'est bien mériter de la philosophie. Voy. Sextus Empiri- cus, Hyp. Pyrrh., lib. I, c. xiv, xv, xvi. — Dio- gène Laërce, liv. IX. — Euseb.. Prœparat. Ev., lib. XIV, c. xvm. — Menag. ad Laërt., p. 251. Em. S. AGRIPPA de Nettesheim (Henri Cornélius) est un des esprits les plus singuliers que l'on rencontre dans l'histoire de la philosophie. Au- cun autre ne s'est montré à la fois plus hardi et plus crédule, plus enthousiaste et plus scepti- que, plus naïvement inconstant dans ses opinions et dans sa conduite. Les aventures sont accumu- lées dans sa vie comme les hypothèses dans son intelligence d'ailleurs pleine de vigueur, et l'on peut dire que l'une est en parfaite harmonie avec l'autre. C'est pour cette raison que nous donne- rons à sa biographie un peu plus de place que nous n'avons coutume de le faire. Né à Cologne, en 1486, d'une famille noble, il choisit d'abord le métier de la guerre. Il servit pendant sept ans en Italie, dans les armées de l'empereur Maximilien, où sabravoure lui valut le titre de chevalier de la Toison-d'Or (auratus eques). Las de cette profession, il se mit à étu- dier à peu près tout ce que 1 on savait de son temps, et se fit recevoir docteur en médecine. C'est alors seulement que commence pour lui la vie la plus errante et la plus aventureuse. De 1506 à 1509 il parcourt la France et l'Espagne, essayant de fonder des sociétés secrètes, faisant des expériences d'alchimie qui, déjà à cette épo- que, étaient sa passion dominante, et toujours en proie à une dévorante curiosité. En 1509, il s?arrête à Dôle, est nommé professeur d'hébreu à l'université de cette ville, et fait sur le de Vcrbo mirifico de Reuchlin des leçons publiques ac- cueillies avec la plus grande faveur. Ce succès ne tarda pas à se changer en revers. Les Corde- liers, peu satisfaits de ses doctrines, l'accusèrent d'hérésie, et ses affaires prenaient un mauvais aspect, quand il jugea à propos de s'enfuir à Londres, où ses études et son enseignement, prenant une autre direction, se portèrent sur les épîtres de saint Paul. En 1510, on le voit de re- tour à Cologne, où il enseigne la théologie, et en 1511, il est choisi par le cardinal Santa-Croce pour siéger en qualité de théologien dans un concile tenu à Pise; mais le concile n'ayant pas duré, ou peut-être n'ayant pas eu lieu, iï se ren- dit de là à Pavie, où, rentrant à pleines voiles dans ses anciennes idées, il fit des leçons publi- ques sur les prétendus écrits de Mercure Tris- mégiste. Il en recueillit le même fruit que de ses commentaires sur Reuchlin à Dôle. Une ac- cusation de magie est lancée contre lui par les moines de l'endroit, et il se voit obligé de cher- cher un refuge à Turin, où il n'est guère plus heureux. En 1518, grâce à la protection de quel- ques amis puissants, il est nommé syndic et avocat de la ville de Metz. Ce poste semblait lui offrir un asile assuré; mais, combattant avec trop de vivacité l'opinion vulgaire, qui donnait à sainte Anne trois époux, et prenant, en outre, la défense d'une jeune paysanne accusée de sor- cellerie, on lui imputa à lui-même, et pour la troisième fois, ce crime imaginaire. Il reprit donc son bâton de voyage, s'arrètant successive- ment dans sa ville natale, à Genève, à Fribourg, et enfin à Lyon. Là, en 1524, dix-huit ans après avoir reçu le grade de docteur, dont il n'avait jusque-là fait aucun usage, il se mit dans l'esprit d'exercer la médecine, et se fait nommer par François Ier premier médecin de Louise de Sa- voie. N'ayant pas voulu être l'astrologue de cette princesse dans le même temps où il prédisait, au nom des étoiles, les plus brillants succès au con- nétable de Bourbon, alors armé contre la France, il se vit bientôt dans la nécessité de chercher à la fois un autre asile et d'autres moyens d'exis- tence. Ce moment fut pour lui un véritable triomphe. Quatre puissants personnages, le roi d'Angleterre, un seigneur allemand, un seigneur italien et Marguerite, gouvernante des Pays-Bas, l'appelèrent en même temps auprès d'eux. Agrippa accepta l'offre de Marguerite, qui le fit nommer historiographe de son frère, l'empereur Char- les V. Marguerite mourut peu de temps après, et il se trouva de nouveau sans protecteur, au milieu d'un pays où de sourdes intrigues le me- naçaient déjà. Agrippa leur fournit lui-même l'occasion d'éclater, en publiant à Anvers, qu'il habitait alors, ses deux principaux ouvrages, de Vanitate scientiarum, et de occulta Philoso- phiez. Pour ce fait il passa une année en prison à Bruxelles, de 1530 a 1531. A peine mis en li- berté, il retourna à Cologne, repassa en France, et chercha de nouveau à se fixer à Lj*>n, où il fut emprisonné une seconde fois, pour avoir écrit contre la mère de François Ier. Quelques- uns prétendent qu'il mourut en 1534, dans cette dernière ville ; mais il est certain qu'il ne ter- mina son orageuse carrière qu'un an plus tard, à Grenoble, au milieu du besoin, et. si l'on en croit quelques-uns de ses biographes, dans un hôpital. Il assista aux commencements de la Ré- forme, qu'il accueillit avec beaucoup de faveur; il parlait avec les plus grands égards de Luther et de Mélanchthon; mais il demeura catholique autant qu'un homme de sa trempe pouvait res- ter attaché à une religion positive. Il y a dans Agrippa, considéré comme philoso- AGRI — 16 — AGRI phe; deux hommes très-distincts l'un de l'autre: l'adepte enthousiaste, auteur de la Philosojihic occulte, et le sceptique désenchanté de la vie, mais toujours plein de hardiesse et de vigueur, qui a écrit sur l' Incertitude et la vanité des sciences. Nous allons essayer de donner une idée de ces deux ouvrages, auxquels se rattachent plus ou moins directement tous les autres écrits d'A- grippa. Le but de la Philosophie occulte^ est de faire de la magie une science, le résumé ou le com- repro:ne a impiété si fréqu contre elle. En effet, selon Agrippa, toutes nos connaissances supérieures dérivent de deux sour- ces : la nature et la révélation. C'est la nature, ou plutôt son esprit, qui a initié les hommes aux secrets de la kabbale et de la philosophie hermé- tique, inventées l'une et l'autre au temps des patriarches. La révélation nous a donné, l'Ancien et le Nouveau Testament; la Loi et l'Evangile. Mais la parole révélée présente un double sens: un sens naturel , accessible à toutes les intelli- gences, et un sens caché que Dieu réserve seu- lement à ses élus. Ce dernier, sur lequel se fonde aussi la kabbile, est regardé par Agrippa comme une troisième source de connaissances {de Triplici ratione cognoscendi Deum). Eh bien, telle est l'étendue et l'importance de la magie, qu'elle s'appuie à la fois sur la nature, sur la révélation et sur le sens mystique de l'É- criture sainte. Elle nous fait connaître, a com- mencer par les éléments, les propriétés de tous !e^ êtres, et les rapports qui les unissent entre eux. En nous donnant le secret de la composi- tion de l'univers, elle nous livre en même temps toutes les forces qui l'animent et le pouvoir d'en disposer pour notre propre usage ; enfin elle nous élève au dernier terme de toute science et de toute perfection, à la connaissance de Dieu, tel qu'il existe pour lui-même, tel qu'il existé en sa propre essence, sans voile et sans figure. Mais cette connaissance sublime, à laquelle on ne parvient qu'en se détachant entièrement de la nature et des sens, qu'en «e transformant, à proprement parler, en celui qui en est l'objet, Agrippa fait l'aveu de n'y avoir jamais pu attein- dre, enchaîné qu'il était à ce monde par une famille, par des soucis, par diverses professions, dont l'une consistait à verser le sang humain {de occulta Phil. append., p. 348). Aussi ne veut-il pas que l'on regarde son livre comme une exposition méthodique et complète de la science surnaturelle, mais comme une simple intro- duction à une œuvre de ce genre, ou plutôt comme un recueil de matériaux assemblés sans ordre, dont l'usage cependant ne sera point perdu pour les adeptes {Prœf. ri Conclus., p. 3'tti). Tels sont à peu près le caractère général et le but de la magie. Voici maintenant comment elle est divisée. L'univers se compose de trois sphè- res principales, de trois mondes parfaitement sub- i ''unes l'un à l'autre, et communiquant entre eux par une action et une réaction incessantes. Ces trois mondes sont représentés par les élé- ments, les astres et les pures intelligences. Ils s'appellent le monde élémentaire ou physique, le inonde céleste et lo monde intelligible, il faut, en conséquence, que la magie se partage en parties. La magie naturelle a pour objel i étude el la domination dea éléments ; ta magie céleste ou mathématique a les yeux axés sur les astres, donl elle découvre les lois, la puissance, el auxquels elle arrache le secret de l'avenir; enfin le monde des intelligences et des prits est le domaine de la magie reli- gieuse ou cérémoniale, ou plutôt de la théurgie. Rien n'est plus grand ni d'un effet plus jpoéti- que que la manière dont Agrippa se représente ] univers dans son ensemble, et que le rôle qu'il fait jouer à l'homme par la science. Il suppose que tous les êtres repartis entre les trois mondes dont nous venons de parler forment une chaîne non interrompue, destinée à nous transmettre les vertus émanées du premier être, cause et archétype de l'univers ; car c'est pour nous, ex- clusivement pour nous, que l'œuvre des six jours a été accomplie. Mais cette chaîne par laquelle Dieu descend en quelque façon jusqu'à nous est aussi le chemin qui doit conduire l'homme jus- qu'à Dieu. Arrivé à cette hauteur, identifié par l'intelligence avec la source de toute puissance et de toute vertu, il n'est plus dans la nécessité de recevoir les grâces d'en haut par le canal des autres créatures; il peut lui-même modifier ces créatures à son gré, et les douer de propriétés nouvelles {de occulta Phil., lib. II, c. i). Il n'y a pas lieu de suivre Agrippa dans ses rêveries astrologiques, ni dans sa classification des anges et des démons; toute cette partie de son travail n'est d'ailleurs qu'une répétition des livres her- métiques et de la kabbale, considérée dans ses plus grossiers éléments. Il suffira de signaler ce qu'il y a de plus original dans sa théorie de la nature Parmi les éléments qui ont servi à la compo- sition de ce monde, il n'y en a pas de plus pur que le feu. Mais il existe deux espèces de feu, le feu terrestre et le feu céleste. Le premier n'est qu'une image, une pâle copie du second, qui anime et qui vivifie toutes choses. Après le feu vient l'air, que l'on compare à un miroir di- vin; car tout ce qui existe y imprime son image, que l'élément fidèle lui renvoie. Et comme l'air, par sa subtilité, pénètre à travers notre corps jusqu'au siège de l'âme, ou du moins de l'imagi- nation, il nous apporte ainsi les visions, les son- ges, la connaissance de ce qui se passe dans les lieux et chez les personnes les plus éloignées de nous {de occulta Phil., lib. II, c. vi). La nature et la combinaison des éléments nous expliquent les propiiétés de chaque objet de ce monde, même nos propres passions, qui, selon Agrippa, ^ap- partiennent pas à l'âme. Seulement il faut dis- tinguer deux classes de propriétés : les unes na- turelles, sensibles, auxquelles s'app'ique par- faitement le principe que nous venons d'é- noncer; les autres sont les qualités occultes dont nulle intelligence humaine ne peut décou- vrir la cause : telle est, par exemple, la vertu qu'ont certaines substances de combattre les poi- sons et la puissance d'attraction exercée par l'ai- mant sur le fer. Agrippa ne doute pas que les propriétés de cet ordre ne soient une émanation de Dieu transmise à la terre par l'âme du monde, moyennant la coopération des esprits cé- lestes et sous l'influence des astres. Le rapport de l'esprit et de la matière est un des problèmes qui ont le plus vivement préoc- cupé notre philosophe, et voici comment il a essayé de le résoudre. L'esprit, qui se meut par lui-même, dont le mouvement est l'essence, ne peut rencontrer le corps, naturellement inerte, que dans un milieu commun; dans un élément intermédiaire comme le médiateur plastique, les esprits animaux ou le fluide magnétique inven- tés plus tard. C'est à la même condition que l'âme du monde, qu'il ne faut pas confondre avec Dieu, peut entrer en relation avec l'univers matériel cl pénétrer de sa divine puissance jus- qu'au moindre atome de la matière. Or, cette substance Intermédiaire et invisible comme l'es- prit, ce fluide éthéré dont les êtres sont plus ou AGRI — 17 — AILL moins imprégnés, Agrippa l'appelle Tesprit du monde; ce sont les rayons du soleil et des autres astres qu'il charge de le distribuer, comme au- tant de canaux, dans toutes les parties de la na- ture. Plus l'esprit du monde est accumulé dans un corps, et dégagé de la matière proprement dite, plus ce corps est soumis à l'action de l'âme, à la force de la volonté, soit de la nôtre, soit de cette force universelle qui, sous le nom d'âme du monde, est sans cesse occupée à répandre partout les vertus vivifiantes émanées de Dieu. Ce principe est la base de l'alchimie ; car l'al- chimie n'a pas d'autre tâche que d'isoler l'esprit du monde des corps où il est le plus abondant, pour le verser ensuite sur d'autres corps moins richement pourvus, et qui, par cette opération, deviennent semblables aux premiers : c'est ainsi que tous les métaux peuvent être convertis en or et en argent ; et Agrippa nous assure avec le plus grand sang-froid qu'il a vu parfaitement réussir, dans ses propres mains, cette œuvre de transfor- mation: mais l'cr qu'il a fait n'a jamais dépassé en quantité celui dont il avait extrait l'esprit. Il espère qu'à l'avenir on sera plus habile ou plus heureux [Ubi supra, lib. II, c. xn-xv). Le livre intitulé : de V Incertitude et de la va- nité des sciences [de Incerlitudine et vanitate scientiarum) nous offre un tout autre caractère. Composé pendant les dernières années, les an- nées les plus mauvaises de la vie de l'auteur, il est l'expression d'une âme découragée, portée au scepticisme par l'injustice des hommes, par le dégoût de l'existence et l'évanouissement des plus nobles illusions, celles de la science. Il a pour but de prouver «qu'il n'y a rien de plus pernicieux et de plus dangereux pour la vie des hommes et le salut des âmes, que les sciences et les arts. » Au lieu de nous consumer en vains efforts pour lever le voile dont la nature et la vérité se couvrent à nos yeux, nous ferions mieux, dit Agrippa, de nous livrer entièrement à Dieu et de nous en tenir à sa parole révélée. Cependant, ni ce mysticisme, ni ce scepticisme absolu qui paraît lui servir de base, ne doivent être pris à la lettre. Au lieu du procès de l'es- prit humain, Agrippa n'a fait réellement qu'une satire contre son temps, qu'une critique amère, mais pleine de verve, de hardiesse, et générale- ment de vérité, contre l'état des sciences au commencement du xvie siècle. Elles sont toutes passées en revue l'une après l'autre, la philoso- phie, la morale, la théologie et ces sciences pré- tendues surnaturelles, auxquelles il avait consa- cré avec tant d'ardeur les plus belles années de sa vie. La philosophie, telle qu'elle existait alors, c'est-à-dire la scolastique, n'est à ses yeux qu'une occasion de frivoles disputes, et une servilité honteuse envers quelques hommes proclamés les dieux de l'École : par exemple, Aristote, saint Thomas d'Aquin, Albert le Grand. La morale ne repose sur aucun principe évident par lui-même; elle n'a pour base que l'observation de la vie commune, l'usage, les mœurs, les habitudes ; en conséquence, elle doit varier suivant les temps et les lieux. La magie, l'alchimie et la science de la nature ne sont que des chimères inven- tées par notre orgueil. Enfin, ce n'est pas envers la théologie qu'Agrippa se montre le moins sé- vère ; il s'attaque avec tant de violence à certai- nes parties du culte, aux institutions monasti- ques; au droit 'canon, qu'il n'aurait sans doute pas échappé au bûcher sans les soucis que don- naient alors les progrès toujours croissants de la Réforme. Ce n'est pas seulement une œuvre de critique qu'il faut chercher dans cet ouvrage éminemment remarquable; c'est aussi un mo- nument de solide érudition, et l'on y rencontre DICT. PHILOS. souvent, sur l'origine de certains systèmes, les vues les plus profondes et les plus saines. Ac- cueilli par les uns comme toute une révélation, par les autres comme une œuvre infâme, tel fut l'intérêt qu'il excita partout, qu'en moins de huit ans il eut sept éditions. Il n'est certainement pas étranger au mouvement de régénération que nous voyons plus tard personnifié dans Bacon et dans Descartes On lui pourrait trouver plus d'une analogie avec le de Augmentis et digni- tate scientiarum. Cependant, il ne faut pas être injuste, bien qu'Agrippa lui-même nous en donne l'exemple, envers la Philosophie occul'e. Si l'un de ces deux écrits paraît avoir en même temps annoncé et prépare l'avenir, l'autre répand sou- vent de vives lueurs sur le passé ; il nous mon- tre ce que sont devenues au commencement du xvie siècle, combinées avec les idées chrétien- nes, ces doctrines ambitieuses et étranges dont il faut chercher l'origine dans l'école d'Alexan- drie et dans la kabbale. On peut même avancer que le dernier a plus de valeur pour l'histoire que le premier. Nous avons dit que le de Incertiiudine et va- nitate scientiarum a eu en quelques années, depuis la première publication de cet écrit jus- qu'à ia mort d' Agrippa, sept éditions. Ces sept éditions sont les seules qui ne soient point mu- tilées ; elles parurent, la première sans date, in-8, les autres à Cologne, in-12, 1527 ; à Paris. in-8, 1531, 1532, 1537 et 1539. Cet ouvrage a été deux fois traduit en français : d'abord en 1582 par Louis de Mayenne Turquet, et par Gueu- deville en 1726. Il en existe aussi des traduc- tions italiennes^ allemandes, anglaises et hollan- daises. Le traité de occulta Philosophia a été publié une fois sans date, puis à Anvers et à Paris en 1531, à. Malines, à Bâle, à Lyon, in-f°, 1535. 11 a été' traduit en français par Levasseur, in-8, Lyon, sans date. Outre ces deux ouvrages prin- cipaux, Agrippa a publié aussi un Commentaire sur le grand art de Raymond Lullc, qu'il se re- proche dans son dernier ouvrage ; un petit traité intitulé de Triplici ratione cognoscendi Dcum, une dissertation sur le mérite des femmes, de Fe- minei sexus prœcellentia, traduite en français par Gueudeville. Tous ces divers écrits, et plu- sieurs autres de moindre importance, ont été réu- nis dans les œuvres complètes d'Agrippa [Agrippœ opp. in duos tomos digesta), in-8, Lyon, 1550 et 1660. Dans cette édition complète, on a ajouté à la philosophie occulte un quatrième livre, qui n'est point authentique. On peut consulter Monin, de H. Corn. Agrippa et P. Ramo Carlesii prœ- nuntiis, in-8, Paris, 1833. AILLY (Pierre d'), Petrus de Alliaco. chan- celier de l'Université de Paris, évêque dé Cam- brai et cardinal, légat du pape en Allemagne, aumônier du roi Charles VI, n'a pas moins d'im- portance dans l'histoire de la philosophie scolas- tique qu'il n'en eut pendant sa vie au milieu des événements du grand schisme, sur lesquels il exerça quelque influence, et du concile de Con- stance dont il présida la troisième session. Né à Compiègne en 1350, il étudia au collège de Na- varre, dont plus tard il fut le grand maître ; et, après avoir obtenu successivement toutes les di- gnités que nous venons d'énumérer, il mourut en 1425. Parmi les ouvrages nombreux qu'il a laissés, quelques-uns seulement se rapportent à l'étude de la philosophie, qui ne se séparait pas, à cette époque; de la science théologique. Le principal, celui dont nous tirerons en grande partie l'exposition rapide de sa doctrine, est le commentaire qu'il écrivit sur le Livre des Sen- tences de Pierre Lombard, commentaire qui n'a AILL — 18 — AILL toutefois que des rapports partiels avec l'ouvrage dont il a pour but de faciliter l'étude. Il y a touché plusieurs questions importantes, dans les- quelles paraît au plus haut degré la subtilité pé- nétrante de sa dialectique. La dialectique est le caractère général de la philosophie au moyen âge. Réalistes et nominaux, quelle que fût d'ail- leurs leur opposition, pratiquent à l'envi cet exer- cice souvent sophistique dans l'emploi qu'ils en font. Pierre d'Ailly a exposé une doctrine sur la connaissance. Elle a surtout pour objet les prin- cipes de la théologie; mais elle laisse voir quelle était la pensée de l'écrivain sur l'évidence des vu rites philosophiques. Après avoir fait une dis- tinction entre les vérités théologiques elles-mêmes, dont plusieurs, l'idée de Dieu, par exemple, sont atteintes par les lumières naturelles, il ar- rive à cette conclusion générale : qu'il y a dans la théologie des parties dont l'homme peut avoir une science proprement dite, et d'autres, des- quelles cette science n'est pas possible. Les pre- mières sont celles qui peuvent s'acquérir par le raisonnement, et passer ainsi de l'état d'incer- titude à l'état d'évidence ; les secondes, celles qui n'arrivent jamais à l'évidence, mais sont aux yeux de la foi à l'état de certitude. L'évidence lui paraît incompatible avec la foi, d'après ces paroles de J'Apôtre : Fides est invisibilium sub- stantiel rerum, « La foi est la substance des choses invisibles. » Quoiqu'il admette et démontre que les lumières naturelles nous conduisent à la connaissance de Dieu, on ne saurait dire qu'il s'élève toujours à ce principe par des arguments complètement sa- tisfaisants. Pour démontrer la possibilité de la connaissance de Dieu, contre le scepticisme de ses adversaires, il établit, par des considérations d'une rare sagacité, que la connaissance consiste dans le rapport de l'objet conçu avec l'intelli- gence qui en reçoit la perception, dans une sorte d'opération de l'objet sur le sujet préparé pour la recevoir et pour y obéir. Il répond aussi à l'ob- jection tirée de l'immensité de Dieu que nous ne pouvons comprendre, et montre que, dans le rapport établi plus haut, la connaissance ne se mesure pas à l'objet à connaître, mais à la portée du sujet connaissant; aussi n'avons-nous pas de Dieu, selon lui, une connaissance formelle, mais une connaissance analogue à celle que nous avons de l'homme en général, sans que, sous cette no- tion abstraite, nous placions le caractère particu- lier de tel ou tel individu. Après cette prépara- tion, il distingue la connaissance abstraite de la connaissance intuitive, celle-ci lui paraissant la seule par laquelle on puisse savoir si un objet est réellement ou n'est pas. Quant à la connaissance • i te. elle s'applique aux qualités semblables que l'on saisit dans divers individus pour les gé- néraliser, et aussi aux notions des êtres, lors- qu'on supprime par la pensée l'existence de l'objet qu'elles représentent. Sa conclusion consiste à dire que la croyance en Dieu, que nous fondons sur les données natu- relles de notre intelligence, est, non pas certaine, mais probable, et que l'opinion contraire, ou la i m probable. On s'étonnera moin • de ce singulier résultat; lorsque l'on que la nécessite d'un ; LOteur, celle d'une cause prcii m de Pierre d'Ailly, que de simples probabilités. Du reste, il ne tant pas croire que Pierre d'Ailly ait porté cette espèce de scepticisme dans la philosophie, pour rehausser davantage la ai site de la i peul douter qu'il Qfl voulût bu n i i erement n adre justice à la raison el en reconnaître les droits. Son scepticisme, en ce point, est un scepticisme philosophique, auquel il est conduit par sa manière d'envisnger les prin cipes qui constituent les bases de la raison hu- maine; c'est d'ailleurs un ae qu'il ne s'avoue pas à lui-même. Tel est l'inconvénient inhérent à la dialectique, lorsqu'elle n'est pas contenue dans de sages limites par une psycho- logie bien arrêtée. Le scolastique du moyen âge, entraîné par la forme qui enfermait son esprit, conduit par des mots mal définis, dont la puis- sance superstitieuse le dominait comme ses con- temporains, marchait de déduction en déduction, sans s'être avant tout rendu des principes un compte satisfaisant. Doit-on conclure de tout ce qui précède que les principes a priori fussent entièrement inconnus à Pierre d'Ailly "? Non, sans doute ; ce serait mé- connaître le caractère de ses écrits, et la vraie nature de l'intelligence humaine. Pierre d'Ailly place son point de départ dans la philosophie ex- périmentale, et il reconnaît dans Aristote, avec éloge, l'équivalent du principe célèbre : Nihilest in inlellectu quod non prius fuerit in sensu. Seulement, comme il ne pousse pas le sensua- lisme à ses dernières conséquences, il admet aussi des principes a priori, sans cependant leur donner l'importance qu'ils doivent avoir ; il leur obéit plutôt qu'il ne les reconnaît, il cède à leur in- fluence plutôt qu'il ne les analyse. Dans un pas- sage de son commentaire sur les Sentences, se posant cette question : Qu'est-ce qui fait qu'un principe est vrai? il renvoie à un traité qu'il a composé, de Insolubilibus. Ce travail, dont le vé- ritable titre est Conceptus et insolubilia, ne jette aucune lumière nouvelle sur la valeur qu'il attribue aux principes. Il demeure certain que le point de vue en partie sensualiste de Pierre d'Ailly ne saurait être douteux, et quand nous trouverions dans ses autres ouvrages quelques affirmations contraires, il s'ensuivrait seulement que l'au- teur n'échappe au sensualisme que par l'incon- séquence. C'est sans doute par suite de ce défaut de vues a priori, et de ce besoin d'administrer la preuve dialectique des principes eux-mêmes comme des faits de conscience, que Pierre d'Ailly a rejeté l'argument d'Anselme dans le Proslogium, connu de nos jours sous le nom de preuve ontologique Anselme, il est vrai, ayant présenté sous la forme dialectique un argument qui est surtout psycho- logique, a donné, en apparence, raison à ses ad- versaires ; mais Anselme était réaliste et, en dehors même des termes de la question en litige, il at- tribuait aux idées une valeur que le nominalisme était naturellement porté à leur refuser, ne voyant en elles que le fruit de la faculté abstractive. Au contraire, un fait psychologique, incontestable dans sa force et dans sa généralité, entraînait la conviction d'Anselme, sans qu'il s'en rendit comp- te, tandis que les scrupules de la dialectique no- minaliste ne pouvaient manquer d'en chercher la démonstration. Du reste, il était indispensable que la pensée philosophique se dégageât du réa- lisme confus des xi" et xir' siècles, par un nomi- nalisme qui, un peu subtil sans doute, de revenir plus tard; par la psychologie, à une ap- préciation plus sure de tous les éléments de l'in- telligence. Il est facile de voir d'ailleurs qu'en- umis à l'autorité de l'Église et à celle d'Aristote, l'allure du nominalisme avait une li- berté qui dut plus tard porter ses fruits. Qu'un prélat du xv* siècle ait pu être à moitié sceptique et presque sensualiste; sans cesser d'être ortho- doxe, c'est un fait qui constate une distinct nui singulière entre le philosophe et le théologien, distinction qu'il n'est pas facile d'admettre dans toutes les questions, mais qui fut. à plus d'uno AILL 19 — AKIB époque, une sauvegarde pour l'indépendance de la pensée. La notion de Dieu étant ainsi obtenue avec plus ou moins de certitude pour l'homme, plusieurs idées accessoires s'y rattachent dans la doctrine de Pierre d'Ailly. Dans son commentaire sur la seconde question du Livre des Sentences, il se de- mande si nous pouvons jouir de Dieu, et répond avec adresse à ses adversaires qui se fondaient sur l'impossibilité où le fini est de saisir l'infini. Il conclut que l'homme peut jouir de Dieu, non-seu- lement en vertu de la révélation, mais par suite même des lumières naturelles, puisque pouvant connaître Dieu, nous pouvons aussi l'aimer. Cette question, qui passe tout naturellement à la théo- logie, contient, dans son développement, des ré- flexions qui préludent à la querelle de Bossuet et de Fénelon sur l'amour pur. L'existence de Dieu fournissait à Pierre d'Ailly une base inébranlable pour y fonder d'une ma- nière solide le principe de la loi. Quoiqu'il ne donne pas toujours de ses idées une démonstration satisfaisante, il pose cependant des principes cer- tains entre lesquels se trouvent ceux-ci : Parmi les lois obligatoires, il y en a une première, une et simple. — Il n'y a point de succession à l'in- fini de lois obligatoires. On peut croire que le spectacle des désordres du grand schisme d'Occi- dent, où les souverains pontifes mettaient si sou- vent leur volonté à la place des lois de toute es- pèce et de tous degrés, inspira à Pierre d'Ailly le besoin de rappeler son siècle à des principes fixes dont la rigueur ne fut pas toujours goûtée par ceux de ses contemporains qu'ils blessaient dans leurs intérêts ou condamnaient dans leur con- duite. L'accord de la prescience divine et de la contin- gence des faits futurs a exercé la subtilité de Pierre d'Ailly. comme celle de la plupart des phi- losophes qui lui ont succédé, mais sans plus de succès. Il cherche, après Pierre Lombard, qu'il commente, la solution de ce problème, et croit y être parvenu à l'aide de distinctions qui ressem- blent plus à des jeux de mots qu'à une analyse quelque peu sûre. A l'aide de cette conclusion : illud quod Deus scit necessario evcniet necessi- late immutabilitatis,non la'men necessitate ine- vitabilitatis, il paraît ne pas douter que l'intelli- gence ne doive être complètement satisfaite par ce non-sens. Au milieu de ce travail d'une dia- lectique spécieuse, on ne peut disconvenir que les raisons en faveur de la prescience divine, soit que l'auteur les tire des lois de l'mtelligence, soit qu'il les puise dans les saintes Écritures, ne soient beaucoup plus concluantes que celles sur lesquelles s'appuie la contingence des faits, et par suite la liberté morale de nos actes. Quoique d'Ailly, à l'exemple de tous ses con- temporains, ait fort négligé la science dont la phi- losophie fait aujourd'hui sa base la plus essen- tielle, cependant il a laissé un traité de Anima, vé- ritable essai psychologique, tel qu'il pouvait être conçu à cette époque. L'analyse des facultés y est incomplète et arbitraire; mais, par une sorte d'anticipation curieuse de phrénologie, elles sont rapportées aux cinq divisions que les anatomistes contemporains reconnaissaient dans le cerveau. Dans l'examen des rapports de l'àme avec les ob- jets extérieurs, l'auteur discute les deux hypo- thèses des idées représentatives et de l'aperception immédiate. Cette discussion, renouvelée de nos jours entre les partisans de Locke et ceux de l'école écossaise, n'était pas nouvelle, même du temps de Pierre d'Ailly, et on la retrouve à des époques antérieures du moyen âge, d'où il serait facile de la suivre jusqu'à la philosophie grecque. Les historiens de la philosophie rangent, avec raison, Pierre d'Ailly parmi les nominalistes. Il ne faudrait pas cependant en conclure qu'il n'ait point admis dans sa conception philosophique' quelque élément réaliste. Il est en effet nomma - liste avant tout, mais il ne l'est pas exclusivement, et ces expressions que l'on trouve dans ses écrits notiones œlernœ, mundus intellectualis et idea- lis, renferment le germe d'un réalisme bien en- tendu. Dans un chapitre où il examine s'il y a en Dieu d'autres distinctions que celle qui résulte des personnes de la Trinité, il établit, d'après Platon, qu'il ne cite pas toutefois avec une par- faite intelligence, et d'après S. Augustin, qu'il y a en Dieu les idées types ou modèles de toutes les choses créées. 1-1 diffère cependant des réalistes scolastiques en un point important: il reconnaît l'existence de ces idées en tant qu'elles répon- dent à tous les objets individuels créés; mais il en nie l'existence absolue comme universaux. Il y a là un progrès réel vers l'accord des deux doc- trines rivales, et Pierre d'Ailly, en se plaçant ainsi entre les deux extrêmes, montre une réserve pleine de sagacité. Tels sont les traits principaux de la doctrine de Pierre d'Ailly. S'ils ne suffisent pas pour établir un système coordonné et complet, du moins, par la manière dont ils sont présentés, ils font preuve d'une rare pénétration; mais en même temps, la certitude de quelques principes et l'évidence de certaines données s'affaiblissent dans les distinc- tions d'une dialectique qui étend son domaine à toutes les parties de la philosophie. Il ne pouvait en être autrement à une époque où l'ignorance de l'observation psychologique concentrait tout l'effort de la pensée sur les nuances que l'on pouvait trouver dans le sens des mots, et où la victoire, dans la dispute^ était plus souvent la récompense delà subtilité que celle du bon sens. Il ne faut pas oublier que c'est à la puissance de sa dialectique que Pierre d'Ailly dut sa gloire, et sans doute aussi le singulier surnom de Aquila Franciœ, et maliens a veritate aberrantiumin- defessus, que lui donnèrent ses contemporains Les plus éiiiinents de ses disciples furent le célè- bre Jean Gerson et Nicolas de Clémangis. Le principal ouvrage de Pierre d'Ailly est ainsi intitulé : Pclri de Alliaco quœstiones super IV libb. Sentent iarum. Argentor., 1490, in-f° Ellies Dupin a donné une Vie de Pierre d'Ailly dans le tome I des œuvres de Gerson, Anvers, 1706, 5 vol. in-f». H. B. AKIBA (Rabbi), l'un des plus célèbres docteurs du judaïsme. Après avoir vécu, dit-on, pendant cent vingt ans, il périt, sous le règne d'Adrien, dans les plus atroces tortures, pour avoir embrassé le parti du faux messie Barchochébas. LeTalmud en fait un être presque divin, ne craignant pas de l'élever au-dessus de Moïse lui-même, et, si l'on en croit la tradition, il aurait eu jusqu'à vingt- quatre mille disciples. Cependant, à considérer les souvenirs les plus authentiques qui nous soient restés de lui, il n'est guère possible de voir en lui autre chose qu'un casuiste et l'un des plus fa- natiques soutiens de ce que les Juifs appellent la Loi orale. Aussi n'aurait-il pas été nommé dans ce Recueil si l'on n'avait eu le tort de lui attri- buer l'un des plus anciens monuments delà kab- bale, ie Sêpher ielzirah ou Livre de la création. On lui a également fait honneur d'une autre pro- duction beaucoup plus récente, et qui n'est pas tout à fait sans intérêt pour l'histoire du mysti- cisme. C'est un petit ouvrage en hébreu rabbi- nique qui a pour titre : les Lettres de Rabi Akiba {othioth schel Rabi Akiba, in-4, imprimé à Cra- covie en 1579, et à Venise en 1556). L'auteur sup- pose qu'au moment où Dieu conçut le projet de créer l'univers, les vingt-deux lettres de l'alpha- ALAI — 20 — ALIJE liet hébreu, qui existaient déjà dans sa couronne de lumière, parurent successivement devant lui, chacune d'elles le suppliant de la placer en tête du récit de la création; cet honneur est accordé à la lettre beth, parce qu'elle commence le mot qui signifie bénir. C'est ainsi que l'on prouve que la création tout entière est une bénédiction divine, et qu'il n'y a pas de mal dans la nature. Vient ensuite une longue énumération de toutes les propriétés mystiques attachées à chacune de ces lettres et tous les secrets qu'elles peuvent nous découvrir, combinées entre elles par cer- tains procédés cabalistiques. Voy. Kabbale. ALAIN de Lille {de Insulis, Insulensis, ma- gnus de Insulis), appelé aussi par quelques Al- lemands, Alain de Ryssel, surnomme le Docteur universel. On ne sait pas précisément le lieu ni la date de sa naissance et de sa mort, et, en gé- néral, sa biographie est fort peu connue. Casimir Oudin {Comm. de Script, eccl., t. II, p. 1388), suivi par Fabricius [Bibliolh. med. et inf. lalinit.), pense qu'il est le même personnage qu'Alain, évêque d'Auxerre, mort en 1203 ; mais cette hy- pothèse est combattue par Du Boulay {Hist. acad. Paris., t. II) et par l'abbé Lebœuf {Dissert, sur Vhist. de Paris), qui reconnaissent l'existence de deux Alain, tous deux de Lille; de son côté l'abbé Lebœuf a contre lui les auteurs de YHistoire lit- téraire (t. XIV), qui, en distinguant le docteur universel et l'évêque d'Auxerre, ne veulent pas que celui-ci ait porté le nom de de insulis. Au milieu de ces incertitudes un seul fait est positif, c'est qu'un docteur scolastique du nom d'Alain, qui vivait dans le courant du xir? siècle, a com- posé, entre autres ouvrages célèbres au moyen âge, un traité de théologie, de Arte fidei, et deux poèmes philosophiques intitulés l'un, de Planctu naturœ, sorte de complainte contre les vices des hommes, l'autre, Anti-Claudianus. On sait que Claudien. dans la satire qu'il nous a laissée contre Rufin, imagine que tous les vices s'étaient réunis pniir créer le ministre de Théodose. L'auteur de v Anti-Claudianus, se plaçant à un point de vue opposé, montre, au contraire, les vertus qui tra- vaillent à former l'homme et à l'embellir de leurs dons. Parmi les idées communes et quelques dé- tails précieux pour l'histoire littéraire que cette fiction renferme, deux pensées philosophiques peuvent en être dégagées : la première, que la raison, dirigée par la prudence, découvre par ses seules forces beaucoup de vérités, et spécialement celles de l'ordre physique ; la seconde, que. pour les vérités religieuses, elle doit se confier à la foi. Cependant, dans le traité de Arte fidei, Alain semble considérer la théologie elle-même comme étant susceptible d'une démonstration rationnelle. Il ne suffit pas, selon lui, pour triompher des hé- rétiques, d'en appeler à l'autorité; il faut encore lirir au raisonnement, de manière à rame- ner par des arguments ceux qui méprisent l'É- el les prophéties. » Partant de cette idée, il n entreprend pas moins que de prouver tous les dogmes du christianisme à la manière des tri . ii pose des axiomes, donne des défi- nitions, énonce des théorèmes qu'il démontre, corollaires qui servent de hase à des dé- nouvelles, et ne s'arrête qu'après ru toul le symbole, depuis l'existence 'I Dieu jusqu'à la vie future et la résurrection nient, comme t réellement l'auteur de la table qui lui est attri- buée, ou s'il en a seulement donné l'idée, c'est une question peu importante et qui ne saurait être résolue avec certitude. Les anciens historiens lui attribuent encore quelques opinions philosophiques d'une moindre importance. On lui fait dire, par exemple, que le soleil, la lune et les étoiles sont des substances divines, par la raison que leur mouvement est continu ; que l'àme humaine est semblable aux dieux immortels, et par conséquent immortelle comme eux, etc. (Arist., de Anima, lib. I, c. n. — Cie., de Nat. Deor., lib. I, c. xi. — Jambl., in Vita Pythag., c. xxni.) Il est à regretter que rien ne se soit conservé de ses écrits, sauf quelques fragments de fort peu d'étendue ; dans l'un, cité par Diogcne Laërce (liv. VIII, c. xin), il accorde aux dieux une con- naissance certaine ou probable des choses invisi blés aussi bien que des choses périssables, et par là il semble indiquer que cette connaissance est ée à l'homme; mais ce fait unique doit d'au- tant moins suffire pour le ranger parmi les philo- sophes sceptiques, que se§ autres doctrines portent un caractère prononcé de dogmatisme. — ^ On mentionne encore un sophiste du nom d'Alcni< auquel Crésus aurait donné autant d'or qu'il lui était possible d'en emporter en une fois (Hérod., liv. VI, ch. cxxv). ALCUIN {Fliccus Albinus Alcuinus), né, sui- vant les conjectures les plus probables, dans le ïorkshire, vers 735, fut élevé dans lé oie du mo- e d'York, sous les yeux de l'archevêque g. Quelques historiens pensent qu'il a reçu ALGU — 23 — ALEM des leçons de Bède le Vénérable; mais comme il ne le nomme jamais parmi ses maîtres, cette opi- nion, qui d'ailleurs s'accorde difficilement avec la chronologie, n'est pas en général admise. On présume qu'il était abbé de Cantorbéry, lorsqu'en 780, au retour d'un voyage entrepris à Rome par les ordres du nouvel archevêque d'York, Eanbald, il rencontra Charlemagne à Parme, et sur ses pressantes sollicitations, consentit à venir se fixer en France. Charlemagne, qui cherchait alors les moyens de ranimer dans son royaume la culture intellectuelle à peu près éteinte, ne pouvait trou- ver, pour l'exécution de ses projets, un ministre plus éclairé et plus actif. Par ses conseils et sous la direction d'Alcuin, on s'occupa de recueillir et de reviser les. manuscrits de la littérature latine; les vieilles écoles de la Gaule furent restaurées; de nouvelles s'établirent près des monastères de Tours, de Fulde, de Ferrières, de Fontenelle ; tandis qu'aux portes mêmes du palais impérial, i 1 organisait un enseignement régulier, destiné au prince et aux membres de sa famille. Ces diverses occupations ne l'empêchaient pas de se livrer à d'autres soins et de prendre part aux disputes théologiques. Elispand, archevêque de Tolède, et Félix, évêque d'Urgel, ayant avancé des opinions hétérodoxes sur la distinction des deux natures en J. C, il composa un livre pour les réfuter, et assista aux conciles de Francfort (794) et d'Aix la-Chapclle (799), où leur doctrine fut condamnée. Cependant une vie aussi active, peut-être même l'amitié importune du prince, finirent à la longue par le lasser. Il insista vivement pour obtenir la permission de quitter la cour, et Charlemagne la lui ayant accordée en l'année 800. il se retira à Tours, dans l'abbaye de Saint-Martin, qu'il tenait de la munificence impériale. Ce fut dans cette retraite qu'il termina ses jours en 804, âgé de soixante-dix ans. Le nom d'Alcuin appartient moins à l'histoire de la philosophie qu'à celle de l'Église et à l'his- toire générale de la civilisation. Cependant on distingue dans la collection de sesœuvres quelques traités qui sont consacrés aux matières philoso- phiques, comme un opuscule, de Ralione animœ un autre, de Virtulibus etvitiis, et des dialogues sur la grammaire, la rhétorique et la dialectique. La méthode y manque d'originalité comme le fond qui est emprunte presque tout entier à Boëce et aux Pères ; mais le style en est généralement supérieur, par la précision, à celui des écrivains de cet âge. Quelquefois même Alcuin parvient, par la finesse du tour, à s'approprier les idées de ses modèles, comme dans le passage suivant. Après avoir dit que l'âme possède l'intelligence, la volonté et la mémoire, « ces trois facultés, con- tinue-t-il, ne constituent pas trois vies, mais une vie; ni trois pensées, mais une pensée; ni trois substances, mais une substance.... Elles sont trois en tant qu'on les considère dans leurs rapports ex- térieurs. La mémoire est la mémoire de quelque chose; l'intelligence est l'intelligence de quelque chose ; la volonté est la volonté de quelque chose, et elles se distinguent en cela. Cependant il y a en elles une certaine unité. Je pense que Je pense, que je veux et que je me souviens; je veux pen- ser et me souvenir et vouloir ; je me souviens que j'ai pensé et voulu et que je me suis souvenu; et ainsi ces trois faxultés se réunissent en une seule (de Rat. animœ, Opp., t. II). » Ajoutons que chez Alcuin l'esprit théologique ne règne pas seul; que si les Pères, S. Jérôme, S. Augustin, lui sont familiers, Pythagore, Aristote, Platon, Homère, Virgile, Pline reviennent aussi dans sa mémoire; qu'en lui enfin, comme l'a remarqué M. Guizot, commence l'alliance de ces deux élé- ments dont l'esprit moderne a si longtemps porté l'incohérente empreinte, l'antiquité et l'Église, le goût, le regret de la société païenne, et la sincé- rité de la foi chrétienne, l'ardeur a étudier ses mystères et à défendre son pouvoir. Les œuvres d'Alcuin ont été réunies par André Duchesne, in-f°, Paris, 1617, et par le chanoine Frobben, 2 vol. in-f°, Ratisbonne, 1777. Cette s - conde édition est beaucoup plus complète et plus soignée que la première qui ne renferme pas le livre de Ratione animœ, et qui attribue à Alcuin un traité des Arts libéraux de Cassiodore. On peut consulter sur la vie et les ouvrages d'Alcuin, Ma- billon, Acta sanctorum ord. S. Rcncdicli, t. V: Histoire littéraire de Fiance, t. IV; une leçon de M. Guizot, Histoire de la civilisation en France. t. II; et une savante monographie de M. MonnierJ Alcuin. Paris, 1853, in-8. C. J. ALEMBERT (Jean le Rontd d'), un des écri- vains célèbres du xvme siècle, naquit à Paris le 16 novembre 1717. 11 était fils naturel de Mme de Tencin et de Des- touches, commissaire provincial d'nrtillerie : il fut exposé sur les marches de la petite église de Saint-Jean le Rond, dans le cloître Notre-Dame; de là il reçut ie nom de Jean le Rond : ce fut plus tard qu'il prit celui de d'Alembert. L'officier de police auquel il lut porté, au lieu de l'envoyer aux Enfants-Trouvés, le confia à la femme d'un vitrier, qui eut pour lui des soins tout à fait ma- ternels, et à laquelle il conserva toute sa vie un tendre attachement. Serait-il téméraire de con- jecturer que par la suite, lorsque son mérite per- sonnel lui eut acquis un rang dans cette société dont sa naissance avait commencé par l'exclure, le ressentiment de cette injustice fut une des causes qui le jetèrent dans le parti philosophique, ligué pour battre en ruine les abus de l'ancien régime? Ce bâtard qui ne tenait à rien, était une protestation vivante contre un ordre dé choses où la naissance était la condition première pour jouir de la considération et des avantages auxquels tous ont droit de prétendre. Ainsi Rousseau, fils d'un horloger, et que sa vie vagabonde avait maintes fois ravalé aux conditions les plus humbles; ainsi Diderot, fils d'un coutelier, et forcé de gagner à la sueur de son front le pain de chaque jour; ainsi Marmontel, fils d'un tailleur de pierres, et La- harpe, autre bâtard, et d'autres encore que le talent ne préserva pas de mourir à l'hôpital, n'étaient-ils pas destinés, par la nécessité de leur position, à invoquer un régime où nul obstacle n'empêchât l'homme de mérite de s'élever par lui- même ? n'étaient-ils pas les apôtres-nés de cette doctrine, que la vertu et les talents méritent seuls le respect, et que le mépris doit être réservé au vice et à la sottise ? Quoi qu'il en soit, d'Alembert devait être un de ces esprits supérieurs qui percent l'obscurité de leur berceau. Son père, sans le reconnaître, lui assura du moins une pension qui permit de le faire élever avec soin; il fut mis au collège Mazarin ou il fit de très-bonnes études, et il annonça de bonne heure les facultés lés plus heureuses. Néanmoins il parut hésiter un moment sur sa vocation. Ses professeurs, zélés jansénistes, l'attiraient vers la théologie ; d'un autre côté, il se fit recevoir avocat en 173S; mnis bientôt son goût décidé pour les sciences mathématiques l'emporta. Dès l'âge de vingt-deux ans. en 1739, il présenta à l'Académie des sciences deux mé- moires, l'un sur le mouvement des solides dans les corps liquides, l'autre sur le calcul intégral. En 1741, il fut nommé membre de cette Académie. En 1746, son mémoire sur la théorie des vents remporta le prix à l'Académie de Berlin, qui l'admit dans son sein par acclamation. Jusque-ià d'Alembert, par ses travaux scienti- ALEM — 24 — ALEM fiques, avait jeté les bases d'une renommée solide, niais resserrée dans le cercle étroit du monde sa- vant. Un homme aussi ardent et aussi fougueux que d'Alembert était réservé, Diderot, préparait alors le plan de V Encyclopédie, ce vaste inven- taire des connaissances humaines, cette associa- tion si puissante par le lien qu'elle créait entre les gens de lettres et les philosophes, dont die allait devenir le quartier général. Le chef de l'en- treprise chargea son ami d'Alembert de rédiger le discours préliminaire, péristyle digne du mo- nument que la philosophie voulait élever aux lumières du xvme siècle. Ce travail fonda la ré- putation de d'Alembert. Assurément le discours préliminaire de V Ency- clopédie n"est pas un ouvrage à l'abri de toute critique. L'auteur s'y proposait de retracer la gé- néalogie des connaissances humaines : c'était sa^ tisfaire au besoin des époques de grande activité intellectuelle et d'ardente curiosité, qui se jettent tout d'abord dans la question des origines, c'était le temps, en effet, où Montesquieu venait de pu- blier l'Esprit des lois; où Buffon, dans un tableau à la fois poétique et philosophique, avait essayé de décrire les premières émotions du premier homme sortant des mains de Dieu et s'eveillant à la vie; où Condillac, après avoir, dans un pre- mier essai, décrit à sa manière l'origine de toutes nos connaissances, tentait, par l'ingénieuse fiction de sa statue, de montrer toutes les idées humaines sortant de la sensation transformée ; enfin c'était le temps où Rousseau, sinon avec une intuition plus complète de la vérité, du moins avec une bien autre puissance de talent, recherchait^ les causes de l'inégalité parmi les hommes. On était donc sûr de plaire au goût de l'époque, en re- cherchant la filiation des sciences, soit dans l'ordre logique, soit dans leur développement historique. Telle est, en effet, la division du discours de d'Alembert. Mais l'exécution est loin d'être irré- prochable. La classification de nos facultés, em- pruntée à Bacon, est des plus arbitraires, et en- traîne une foule d'erreurs de détails. Ainsi, d'Alembert prétend ramener toutes les sciences à une de ces trois facultés : mémoire, raison, imagination. Sans insister sur la valeur de la classification en elle-même, elle a un vice ra- dical, en ce que ces trois facultés se confondent continuellement dans leur action ; nulle science n'est l'ondée sur une faculté unique ; il n'en est aucune pour laquelle le concours de plusieurs facultés ne soit indispensable. C'est par suite de cet arbitraire que les sciences et les arts se trouvent confondus sous les mêmes titres géné- raux, que l'éloquence, par exemple, figure parmi les sciences naturelles, et que l'histoire naturelle est prise pour une dépendance de l'histoire pro- prement dite. Il y avait toutefois une idée ingénieuse et vraie à montrer toutes les sciences comme des bran- ches d'un mêiue tronc, et à les rattacher aux fa- cultés de l'intelligence comme à leur principe. Les morceaux les plus remarquables du discours sont l'esquisse historique, ou sont retracés les progrès de l'esprit humain, et, pour la partie théorique, ce qui se rapporte aux sciences exactes et à l'analyse de leurs procédés : là brillent les qualités éminentes de 1 esprit de d'Alembert, la justesse, la sagacité, la finesse. .Mais il devient vague et incomplet, lorsqu'il traite des matières purei opniques. On ne sent pas en lui le, cette imagination élevée, qui ne sont nullement incompatibles avec la philoso- phie, lui re te, sa doctrine se sépare nettenu ni ici di matérialisa i par Di derot et par la plupart des encyclopédistes. D'Alembert y reconnaît formellement que les propriétés que nous apercevons dans la matière n'ont rien de commun avec les facultés de vouloir et de penser. On retrouve le même caractère dans V Essai sur les éléments de philosophie ou sur les prin- cipes des C07i7iaissanccs humaines. Tout en ad- mettant, avec Locke, que toutes nos idées, mi les idées purement intellectuelles et morales, viennent de nos sensations, il y établit avec soin que la pensée ne peut appartenir à retendue, et il proclame sans hésitation la simplicité de la substance pensante. On y rencontre aussi des vues ingénieuses sur nos sens, et sur les idées que nous devons à chacun d'eux. Le problème de l'existence du monde extérieur est très-bien posé, et l'auteur se montre bien supérieur à Condillac en cette partie; il paraît s'être inspiré de l'article Existence, fait par Turgot pour Y Encyclopédie. Après s'être élevé ici au-dessus des systèmes contemporains, il retombe dans le sensualisme et subit le joug de son siècle, lorsqu'il veut déterminer le principe de la mo- rale. Il définit l'injuste ou le mal moral, ce qui tend à nuire à la société, en troublant le bien- être physique de ses membres ; il s'arrête au principe de l'intérêt bien entendu. En même temps on rencontre des choses bien vues et bien dites, comme ceci : « Le vrai en métaphysique ressemble au vrai en matière de goût ; c'est un vrai dont tous les esprits ont le germe en eux- mêmes, auquel la plupart ne font pas d'attention, mais qu'ils reconnaissent dès qu'on le leur montre. Il semble que tout ce qu'on apprend dans un bon livre de métaphysique ne soit qu'une espèce de réminiscence de ce que notre âme a déjà su. » D'Alembert a écrit quelque part : « On ne saurait rendre la langue de la raison trop simple et trop populaire. » Voilà le véritable esprit de la philo- sophie du xvmc siècle. Les essais littéraires de d'Alembert manquent d'originalité. Il y montre, comme partout, un jugement droit et exact; mais dans les matières de goût il laisse à désirer ce tact délicat que le raisonnement ne saurait remplacer; son style précis, mais froid, a toujours quelque sécheresse. Si, comme écrivain, son talent ne paraît pas à la hauteur de sa renommée, il n'en a pas moins exercé une influence notable dans l'histoire lit- téraire de son époque. Il fut un des propagateurs les plus actifs du mouvement philosophique, tout en conservant beaucoup de mesure et ' d'égards dans l'expression des idées les plus hardies. Il contribua même personnellement à la considéra- tion qu'obtinrent alors les gens de lettres; son caractère honorable et son désintéressement y eurent une grande part. Il vécut longtemps d'une modique pension. L'impératrice Catherine II, après la révolution du palais qui la laissa seule maîtresse du trône de Russie, écrivit à d'Alem- bert pour lui offrir la place de gouverneur du grand-duc, avec 100000 francs d'appointements : ilrefusa. lors des premières persécutions diri- gées contre 1' 'Encyclopédie. Frédéric II lui offrit sans plus de succès la présidence de l'Académie de Berlin. Jaloux de son repos, il préférait aux positions les plus brillantes une vie modeste, mais indépendante, avec l'immense considéra- tion qui l'entourait à Paris. Ce fut ce goût du repos et cette horreur des tracasseries, qui lui firent, dès 17ô9, abandonner 17. e, et en laisser tout le fardeau peser sur Diderot. De là aussi la réserve e1 les ménagements qu'il s'im- posait ' ils publies : il se uedi nuiii.'i l de eette contrainte dans sa correspondance avec Voltaire et avec le roi de Prusse; c'est là que son scepticisme se montre à découvert, et qu'il médit à son aise du trône et de l'autel. A sa mort, ALEM — 25 — ALEM ses amis les philosophes se scandalisèrent de ce que son testament commençait par ces mots : « Au nom du Père, et du Fils; et du Saint-Esprit. » Sans famille, sans place, sans fortune, d'Alem- bert n'en était pas moins un personnage impor- tant. Après la mort de Voltaire, il devint le chef du parti philosophique. La société qu'il réunissait dans son petit entre-sol du Louvre fut plusieurs années une des plus brillantes de Paris. Là se rendaient d'anciens ministres, comme le duc de Choiseul, de grands seigneurs, parfois gens de beaucoup d'esprit : tout ce qu'il y avait d'étran- gers marquants tenait à honneur d'y être admis, et il y reçut, en 1782, le comte et la comtesse du Nord (le grand-duc de Russie qui fut depuis Paul Ier, et son épouse, la mère de l'empereur Alexandre). L'àme de cette société fut longtemps Mlle de l'Espinasse^ dont le tact et la finesse ne furent pas inutiles a la considération de son ami. Après la mort de Duclos, en 1772, d'Alembert devint secrétaire perpétuel de l'Académie fran- çaise. Ce fut pour remplir les devoirs de cette place qu'il composa les éloges des académiciens, parmi lesquels on a remarqué ceux de Destou- ches, de Boileau, de Fénelon, etc.; ils sont en général instructifs, semés d'anecdotes piquantes. On lui a reproché quelquefois de courir après le trait, pour capter les applaudissements de la multitude qui suivait alors les représentations académiques. Sa conversation était spirituelle, intéressante par un fonds inépuisable d'idées et de souvenirs curieux : il contait avec grâce et faisait jaillir le trait avec une prestesse qui lui était particulière. On cite de lui des mots qui ont un caractère d'originalité fine et profonde : « Qu'est-ce qui est heureux? quelque misérable.» Il disait « qu'un état de vapeur est un état bien fâcheux, parce qu'il nous fait voir les choses comme elles sont. » Il mourut à Paris, le 29 oc- tobre 1783. A.... D. Malgré ses mérites comme philosophe et comme écrivain, c'est à titre de savant que d'Alembert est le plus célèbre; il est même le seul, parmi les hommes supérieurs qui ont dirigé le mouve- ment philosophique du xvine siècle, qu'on doive compter au nombre des géomètres du premier ordre. Cette circonstance est d'autant plus re- marquable, que Fontenelle et Voltaire, en se faisant, à leur manière, les interprètes des grands génies du siècle précédent, avaient mis, pour ainsi dire, la géométrie à la mode chez les beaux esprits. Il est donc indispensable de dire quelques mots des travaux mathématiques de d'Alembert, en tant, du moins, que cela peut contribuer à faire mieux connaître et apprécier le philosophe et l'encyclopédiste. Du vivant de d'Alembert, l'esprit de parti n'a pas manqué de vouloir rabaisser en lui le géo- mètre; mais les juges les plus compétents, ceux qui se tenaient le plus à l'écart des coteries phi- losophiques et littéraires, n'ont jamais méconnu l'originalité, la profondeur de^son talent, l'impor- tance de ses découvertes. Émule de Clairaut, d'Euler et de Daniel Bernouilli, souvent plus juste à leur égard qu'ils ne l'ont été au sien, il n'a sans doute ni l'élégante synthèse de Clairaut, ni la parfaite clarté, ni surtout la prodigieuse fécondité d'Euler ; mais quand on a donné le premier, après les tentatives infructueuses de Newton, la théo- rie mathématique de la précession des équinoxes, quand on a attaché son nom à un principe qui fait de toute la dynamique un simple corollaire de la statique, on a incontestablement droit à un rang éminent parmi les génies inventeurs. Après Descartes, Fermât et Pascal, la France avait vu le sceptre des mathématiques passer en des mains étrangères ■ Clairaut et d'Alembert le lui ont rendu, ou du moins ils ont pu lutter glorieusement avec les deux illustres représentants de l'école de Bâle; et sur la fin de sa carrière, lorsque d'Alembert, malade, chagrin, sentait son génie décliner (comme sa correspondance manuscrile le laisse assez voir), il prodiguait à Lagrange les marques d'admiration ; il distinguait le talent naissant de Laplace, et se préparait ainsi des successeurs qui l'ont surpassé. Il faut pourtant le dire : le nom de d'Alembert est resté et restera dans la science; mais, quoi- qu'il n'y ait guère plus d'un demi-siècle entre lui et nous, déjà l'on ne lit plus ses écrits, tandis que ceux de Clairaut, d'Euler et surtout de La- grange demeurent comme des modèles du style mathématique. Chose singulière! trois géomètres de la même école, tous trois écrivains élégants, membres de l'Académie française, tous trois adeptes zélés de la philosophie du xvnr3 siècle, d'Alembert, Condorcet et Laplace, ont eu tous trois dans leur style mathématique une manière heurtée, obscure, qui rend pénible la lecture de leurs ouvrages, et les a fait ou les fera vieillir promptemenfr. Assurément nous n'entendons pas mettre Condorcet, comme géomètre, sur la ligne de d'Alembert ou de Laplace, et nous reconnais- sons que l'importance toute spéciale des grandes compositions de Laplace doit les faire durer plus que les fragments sortis de la plume de d'Alem- bert ; mais le trait de ressemblance que nous si- gnalons n'en mérite pas moins, à notre sens, l'attention du philosophe. Voici la liste des ouvrages de d'Alembert, pu- bliés séparément, liste qui donnerait une idée démesurée de l'étendue de ses travaux, si l'on ne prenait garde que tous forment des volumes très- minces et d'un très-petit format in-4. 1° Traité de Dynamique, 1743, 1 vol.; 2° Trai- té de V Équilibre et du mouvement des fluides, 1740-70, 1 vol.; 3° Réflexions sur la cause gé- nérale des vents, 1747, 1 vol. ; 4° Recherches sur la précession des équinoxes et sur la nidation de Vaxe de la terre, 1749, 1 vol. ; 5° Essai d'une nouvelle théorie sur la résistance dés fluides, 1752, 1vol.; 6° Recherches sur différents points importants du système du mon de, 1754-56, 3 vol.; 7° Opuscules mathématiques, 8 vol. publiés en 1761, 1764, 1767, 1768, 1773 et 1780. Le Traité de Dynamique est particulièrement remarquable par l'énonce du fameux principe que l'on désigne encore sous le nom de Principe de d'Alembert. Si l'on imagine un système de corps en mouvement, liés entre eux d'une manière quelconque, et réagissant les uns sur les autres au moyen de ces liaisons, de manière à modifier les mouvements que chaque corps isolé prendrait en vertu des seules forces qui l'animent, on pourra considérer ces mouvements comme com- posés, 1° des mouvements que les corps prennent effectivement, en vertu des forces qui les animent séparément, combinées avec les reactions du sys- tème; 2° d'autres mouvements qui sont détruits par suite des liaisons du système : d'où il résulte que les mouvements ainsi détruits doivent être tels, que les corps animés de ces seuls mouve- ments se feraient équilibre au moyen des liaisons du système. Avec ce principe, la science du mou- vement n'est plus qu'un corollaire purement ma- thématique de la théorie de l'équilibre. Il n'y a plus de principe nouveau à emprunter, soit à la raison pure, soit à l'expérience, plus d'artifice particulier de raisonnement à imaginer; il ne reste que des difficultés de calcul, et celles-ci sont inhérentes à la nature des choses. En tout cas, l'esprit humain a accompli sa tâche quand il est parvenu à classer ainsi les difficultés, et à pousser les réductions autant qu'elles peuvent ALEX — 26 — ALEX l'être. Le principe de d'Alernbert est un bien bel exemple philosophique d'une telle réduction. Dans le cours de ses recherches sur divers points du système du monde et sur la mécanique. d'Alernbert a dû s'occuper beaucoup du calcul intégral, c'est-à-dire de l'instrument sans lequel il aurait fallu renoncer à traiter ces questions épineuses. Eu 1747, il faisait paraître dans les mémoires de Berlin ses premières recherches sur les cordes vibrantes, qui sont le point de départ de l'intégration des équations aux différences partielles, ou de la branche de l'analyse à laquelle se sont rattachées depuis presque toutes les ap- plications du calcul à la physique proprement dite. D'Alernbert eut avec Euler une discussion célèbre sur un point capital de doctrine, sur la question de savoir si les fonctions indé erminées, ou, comme disent les géomètres, les fonctions (/ bitraires qui entrent dans les intégrales des équations aux différences partielles, peuvent re- présenter des fonctions non soumises à la loi de continuité. Tous les principaux géomètres du dernier sièjle ont pris part à cette controverse, qui se résout tout simplement, et, il faut l'avouer, contre les idées de d'Alernbert, lorsqu'on définit avec précision les diverses solutions de conti- nuité, et lorsqu'on se place dans l'ordre d'abstrac- tion qui caractérise la théorie des fonctions et la distingue essentiellement des autres branches :nématiques. Mais l'esprit humain a tou- jours plus de peine à Lien fixer la valeur des notions fondamentales sur lesquelles il opère, qu'à les faire entrer dans des constructions com- pliquées et savantes. Fondateur de Y Encyclopédie, d'Alernbert s'était chargé, dans cette grande compilation, des prin- cipaux articles de mathématiques pures et même appliquées. Ces articles forment en:ore le fond du Dictionnaire de Mathématiques de l'Encyclo- pédie dite méthodique. Tous les points impor- tants de la philosophie des mathématiques, ceux qui se rattachent aux notions des quantités néga- i ves; de l'infiniment petit, des forces, s'y trou- vent traités de la main de d'Alembcit. dont les articles doivent être lus par tous ceux qui s'occu- pent de ces matières. Sans exagérer, comme Con- dillac l'a fait, le rôle du langage. d'Alernbert se montre enclin aux solutions purement logiques, à celles qui s'appuient sur des définitions et des institutions conventionnelles. Il n'appn la valeur des idées abstraites indépen- damment des procédés organiques par lesquels l'esprit humain s'en met en possession, les éla- bore et les transmet; mais, pour justifier cette assertion générale, il faudrait entrer dans une critique détaillée, que la spécialité de ce Dic- ùre ne comporte pas. C... t. L'édition la plus complète des œuvres de d'A- cellede Beûn, 5 vol. in-8, Paris, 1821- 22. Consultez un Mémoire de M. Damiron sur d'Alernbert, dans le tome XXVII du Compte rendu de l'Académie des sciences morales cl politi ALEXANDRE n'APHRODISE OU plutôt D'APHRO- iœus), ainsi appelé d'un- ville di m lieu de : - lin du iic et au commencent enne, sous le règne des la, de qui il tenait Pens< gner la philosophie péi ut cette fonc- i .i Alexandrie. Disciple '1 Her- lès, il surpassa de beaucoup i ar les qualités naturelles de • ndition et lu noi êlèbre di I commentateurs d'Aristote, celui qu avoir le mieux compris et développé a\( plus de talent les doctrines du maitre. Au>.si tous ceux de son école qui sont venus après lui l'appellent-ils simplement le Commentateur (tôv È;r,Yr,rr, ). comme Aristote lui-même pendant tout le moyen âge, était nommé le Philosophe. Nous ajouterons que cette distinction, sauf l'en- thousiasme qui s'y joignait,- n'est pas tout à l'ait sans fondement, et les commentaires d'Alexandre d'Aphrodise seront toujours consultés avec fruit par celui qui voudra lire dans l'original les œu- vres du Stagirite. Il n'y a pas jusqu'aux di- sions qui s'y mêlent, qui ne soient souvent d'une grande utilité pour l'histoire de la philosophie, et ne témoignent d'un jugement ferme appuyé d'une vaste érudition. Cependant il ne faudrait pas re- garder seulement Alexandre. d'Aphrodise comme un commentateur ; il a aussi écrit en son propre nom deux ouvrages philosophiques : de la Nature de Vâme et de la Fatalité et de la Liberté, Dans le premier, il cherche à prouver que l'âme n'est pas une \éritable substance, mais une simple forme de l'organisme et de la vie (sîSo; •:-. toû cwfiaTo; ôpyavixoù), une forme matérialisée (eISoç ivuXov) qui ne peut avoir aucune existence réelle sans le corps. Le second, consacré tout entier à la réfutation du fatalisme stoïcien, n'est guère que le développement plus ou moins étendu des arguments suivants : 1° Dans l'hypothèse stoï- cienne, toutes choses seraient soumises exclusi- vement à des lois générales et inflexibles, car toutes elles ne forment qu'une même chaîne dont chaque anneau est inséparable des autres : or il n'en est point ainsi ; l'expérience nous apprend qu'il y a des faits abandonnés à la liberté indivi- duelle, sans laquelle nous ne pouvons concevoir la raison. En effet, à quoi nous servirait la fa- culté de raisonner et de réfléchir, si nous ne pou- vions pas agir conformément au résultat de nos propres délibérations? Mais ce caractère de néces- sité absolue, que le stoïcisme aperçoit partout, n'existe pas davantage dans les lois générales, c'est-à-dire dans les lois de la nature ; car la na- ture aussi bien que l'individu s'écarte plus d'une fois de son but : elle a ses exceptions e monstres, ce qui ne pourrait avoir lieu si elle était gouvernée par des lois inflexibles. 2" Le fa- talisme est incompatible avec toute idée de mo- ralité. L'homme n'étant pas maitre de ses réso- lutions, il n'a aucune responsabilité, il ne mérite ni châtiment, ni récompense, il ne peut être ni vertueux ni criminel. 3° Avec la doctrine de la nécessité absolue, il n'y a plus de Providence. partant plus de crainte ni de respect de la Divi- nité. En effet, si tout est réglé à l'avance d'une manière irrévocable, comment les dieux seraient- ils bons, comment seraient-ils justes, comment pourraient-ils distribuer les biens et les maux suivant le mérite de chacun? Ce qui est un effet de l'inflexible destin ne peut être regardé ni comme un bienfait, ni comme une punition, ni comme une récompense. Si Alexandre, trouvant sur son chemin l'incompatibilité appa- rente de la liberté humaine et de la prescience divine, n'hésite pas un instant à sacrifier la prescience, qui lui parait une chose aussi in- concevable qu'un carré ayant sa diagonale ég à l'un de se n'est malheureusement pas irréprochable quand, après l'avoir dé- tendue contre le fatalisme.' il essaye de définir la divine Providence : ainsi que son maitre, il la id avec les lois générales de la nature. Les deux al nous venons de signaler au moins le but général, furent pu mble Les œuvres de Thémistius, à Venise, i o 1534 (in-'»), par les soins de Trincavellus. Le traité de ii Fatalité et delà Liberléa.6té deux fois traduit ALEX 27 ALEX en latin, d'abord par Hugo Grotius dans l'ou- vrage intitulé : Phûosophorum sententiœ de fato (Amsterd., 1648), ensuite par Schulthess, dans le tome IV de sa Bibliothèque des philosophes grecs, et dans une édition séparée (in-8, Zurich, 1782). Il a été traduit en français par M. Nourrisson sous le titre suivant : de la Liberté et du hasard, essai sur Alexandre d'Aphrodisias, in-8, 1870. Quant aux commentaires d'Alexandre d'Aplirodise sur les œuvres d'Aristote; il faudrait, pour en donner la liste, savoir distinguer avec une entière certitude ce qui est à lui et ce qu'on lui attribue par supposition. Or ce n'est pas ici que cette question peut être traitée. Nous nous contente- rons de renvoyer à Casiri (Bibliolh. arabico-hisp., t. I, p. 243 ; à l'édition de Buhle, 1. 1, p. 287 sqq. ; et enfin à la Bibliothèque grecque de Fabricius). — Alexandre d'Aplirodise a fait école au sein même de l'école péripatéticienne, et ses parti- sans, parmi lesquels on compte un grand nombre de philosophes arabes, ont été nommés les alexan- dristes. ALEXANDRE d'Egée (Alcxander JEgeus) , philosophe péripatéticien qui florissait pendant le Ier siècle de l'ère chrétienne. Il était disciple du mathématicien Sosigène et devint l'un des maîtres de l'empereur Néron. Il est compté parmi ceux qui ont restitué le texte du traité des Catégories, et il résulterait d'une citation de Simplicius (ad Categ., f" 3) qu'il aaussi composé sur cette partie de YOrganum un commentaire fort estimé. On a voulu également lui faire honneur de deux autres commentaires : l'un sur la Métaphysique, dont la traduction latine a été publiée par Sepul- veda (in-f°, Rome, 1527; Paris, 1536; Venise, 1541 et 1561) j l'autre sur la météorologie d'A- ristote, publie en grec et en latin, sous le titre suivant : Comment, in Meteorol. grœce edil. a F. Asulano (in-f", Ven., 1527); ld. latine edil. a Piccolominco (in-f", Yen., 1540 et 1556). Mais il est loin d'être démontré qu'il soit réellement l'auteur de ces deux écrits, plus généralement attribués à Alexandre d'Aphrodise, bien que cette dernière opinion n'offre pas plus de certitude que la première. Voy. le tome I de l'éd. d'Aristote par Buhle, p. 291 et 292. ALEXANDRE DE HaLÈS OU ALÈS [Alcsius), ainsi appelé du lieu de sa naissance ou du nom d'un monastère du comté de Glocester, où il fut élevé, était déjà parvenu à la dignité d'archidiacre dans sa patrie, lorsqu'il résolut de venir en France, poussé par le désir de s'instruire. En 1222, des circonstances, qui ne sont pas bien connues, et sa vive piété le déterminèrent à prendre l'habit de franciscain. Cependant, malgré sa profession, l'Université de Paris lui conserva le titre de docteur, et bientôt même il devint un des maîtres les plus illustres de cette époque de la philosophie scolastique. Wading compte parmi ses disciples S. Bonaventure, S. Thomas et Duns Scot. D'après les auteurs de 1 Hisloirelittéraire de France, cette opinion serait inadmissible. Alexan- dre ayant cessé d'enseigner en 1238, avant l'arrivée en France ou même avant la naissance de ses dis- ciples prétendus. Cependant nous ferons remar- quer que S. Bonaventure assure positivement avoir eu pour maître le philosophe qui nous oc- cupe en ce moment. Alexandre de Halès mourut à Paris en 1245. Son principal ouvrage est une Somme de Théologie, divisée en quatre livres, où il donne le premier exemple de cette méthode rigoureuse et subtile, imitée depuis par la plupart des docteurs scolastiques, qui consiste à distin- guer toutes les faces d'une même question, à exposer sur chaque point les arguments con- traires, enfin à choisir entre l'affirmative et la négative, soit d'après un texte, soit d'après une distinction nouvelle, en ramenant le tout, autant que faire se peut, à la forme du syllogisme. Un grand nombre de ses décisions ont été re produites par saint Thomas, et en général il a obtenu au moyen âge une telle autorité, qu'on le surnommait le Docteur irréfragable et la Fontaine de lumières. La Somme de Théologie a eu plusieurs éditions (in-f°, Nuremberg, 1481 ; Venise, 1576; Cologne, 1622). Les autres ouvrages attribués à Alexandre de Halès ou n'offrent aucun caractère d'authenticité ou ne sont pas de lui, comme un Commentaire sur la Métaphysique d'Aristote, qui a été imprimé sous son nom (Venise, 1572), et dont l'auteur est Alexandre d'Aphrodise. Voy. Histoire littéraire de France, t. XVIII. C. J. ALEXANDRE de Tralles (Alexandere Tral- lensis ou Trallianus) est un médecin philosophe du vie siècle de l'ère chrétienne. Outre quelques ouvrages purement médicaux, on lui attribue aussi les deux livres intitulés : Problemata me- dieinalia et naluralia,q\ie l'on compte plus gé- néralement parmi les écrits d'Alexandre d'A- phrodise. ALEXANDRE Numenius, qu'il ne faut pas confondre avec Numenius d'Apamée, florissait pendant le ne siècle de l'ère chrétienne. On ne sait rien de lui, sinon qu'il a écrit sur les figures de la pensée (Wspi twv tô; ciavoia: ffxï)(juxTa)v) un ouvrage très-peu digne d'intérêt, publié en grec et en latin par Lorence Normann (in-8, Upsal, 1690). ALEXANDRE Peloplato (de ra).aç, proche, et nXâTiov, Platon), ainsi nommé à cause de sa sou- mission à toutes les doctrines platoniciennes, sur lesquelles d'ailleurs il n'a répandu aucune nouvelle lumière. Né en Séleucide, il eut pour maître Favorinus, et vivait pendant le ne siècle de l'ère chrétienne. ALEXANDRE Polyhistor, c'est-à-dire qui sait beaucoup. On ne saurait dire avec précision à quelle époque il vivait. On sait seulement par Biogène Laërce (liv. VIII, ch. xxvi) qu'il faisait partie de la nouvelle école pythagoricienne, et qu'il admettait, comme un élément distinct du soleil, un feu central, principe générateur de toutes choses et véritable centre du monde. ALEXANDRIE (École d'). L'école d'Alexandrie prend naissance vers le temps de Pertinax et de Sévère, etse continue jusqu'aux dernières années du règne de Justinien, embrassant ainsi une période de plus de quatre siècles. Son fondateur est Ammonius Saccas, dont les leçons remontent à 193 après J. C. Plotin, son disciple, est sans contredit le plus grand métaphysicien et le pre- mier penseur de l'école ; il en est le véritable chef. Toute la doctrine qui se développa plus tard en se rattachant à la philosophie d'Orphée,^ de Pythagore et de Platon, est en germe dans ses écrits; et elle y est avec plus de force et d'éclat, quoique avec moins de subtilité et d'éru- dition que dans la plupart de ses successeurs. De Plotin, l'école tomba entre les mains de Por- phyre et de Jamblique, égaux ou supérieurs à Plotin en réputation et en influence, mais esprits d'un ordre inférieur qui mirent l'école d'Alexan- drie sur la voie du symbolisme, préférèrent la tradition à la dialectique, et commencèrent cette lutte impuissante contre le christianisme qui devait absorber les forces vives de l'école, et finalement amener sa ruine complète. Le fameux décret de Milan, qui changea la face du monde, est de leur temps (312). L'école prit, à partir de ce moment, un caractère tout nouveau ; elle re- présenta le monde grec, le paganisme, la philo- sophie, contre les envahissements du christia- nisme : et telle était la rapidité des progrès de ALEX — 28 — ALEX cette religion naissante, que les alexandrins se trouvèrent tout d'un coup réduits à une imper- ceptible minorité. Julien, qui sortit de leurs rangs pour succéder aux enfants de Constantin, s'épuisa vainement à lutter contre l'ascendant du chris- tianisme avec toutes les ressources de la puis- sance impériale. Les lettres, les mœurs et la philosophie de la Grèce qui avaient régné sur les patriciens vers la fin de la République et dans les plus beaux temps de l'Empire, n'arrivaient plus au peuple que transformées et renouvelées par l'esprit nouveau ; onne voulait plus des anciens dieux ; les traditions mêmes étaient sans pouvoir. Rome 'dépossédée, avec son simulacre de sénat sans empereur les sanctuaires violés, les ruses sacerdotales découvertes et livrées à la nsee pu- blique; un Dieu dont le nom avait retenti à toutes les oreilles, qui occupait tous les esprits de sa majesté, et tous les cœurs des splendeurs de son culte et de la perfection de sa morale : c'était trop pour la force d'un empereur et pour le génie d'une école de philosophes, obliges de prêcher au peuple un polythéisme qu'eux-mêmes désavouaient, de se retrancher derrière des sym- boles ou dangereux ou inutiles, et d'en appeler sans cesse à des traditions dont ils altéraient le sens et qui avaient perdu tout leur prestige. Le successeur de Julien fait embrasser le christia- nisme à toute son armée; le monde entier est attentif aux querelles de l'arianisme et à l'hérésie naissante de Pelage. Clément d'Alexandrie, Ter- tullien, Origène, Lactance, Grégoire de Nazianze, S., Augustin, défendent, soutiennent, illustrent l'Église ; tandis que les philosophes, attachés à une cause désespérée, ne se recommandent plus à l'histoire que par d'utiles travaux d'érudition et d'infatigables commentaires. Proclus la relève; le génie des premiers alexandrins revit en lui, mais ce n'est qu'un éclat passager. Proclus résume dans sa personne le caractère et les destinées de l'école; avec lui tout semble s'anéantir. En 529, un décret de Justinien ferme les écoles d'Athènes. Les platoniciens exilés cherchent en vain un asile auprès de Chosroès. Damascius revient sur le sol de l'empire, et l'école, dont il est un des derniers représentants avec Philopon et Simpli- cius, s'éteint tout à fait vers le milieu du Xe siècle de notre ère. Les philosophes qu'on a coutume de désigner sous le nom d'alexandrins ne furent pas les seuls néoplatoniciens de cette époque. Des tendances analogues se manifestent vers le commencement de notre ère chez des polygraphes, des philo- sophes et même des sectes entières. C'était l'es- prit du temps de recourir à une érudition sans critique, de rechercher ou de créer des analogies, de rapprocher toutes les civilisations et toutes les doctrines, de tenter enfin un compromis entre l'Orient et la itrc la religion et la science. Depuis la diffusion des lettres grecques Platon avait acquis une sorte de royauté intel- lectuelle ; mais le cadre de sa philosophie avait été singulièrement agrandi jet dans ces doctrines comprehensives où les mythes de l'Inde se trou- vaientà l'aise, on ne retrouve plus les propoi sévères de la dialectique, et ce divin d'enthousiasme et de mesure qui donne à la phi- ; Platon tant de noblesse et de gran- deur. Alexandre en i mirant jette une ville sur les boni du mort, ce fui le proie 'les La- pide i, ''i bientôt le centre el la capitale d'un grand empire. Il n'y avait pour des Grecs que la Grè :e et la Barbarie; les l'tolémée se sentaient enei I, si la langue, les arts, le i de la patrie l'étaient i dans leurs Etats. Bien avant les i toriques, l'Egypte avait fourni des colonies à la Grèce; après tant de transformations glorieuses, la civilisation grecque se retrouva face à face avec les mœurs immuables de l'E- gypte. Elle fleurit et se développa dans Alexan- drie, à côté des croyances et des mœurs du peuple vaincu, qu'elle ne parvint pas à entamer. Le .Musée fondé par Démétrius avec les trésors de Ptolémée Sotcr, la Bibliothèque bientôt en- combrée de richesses et qui déborda dans le Sé- rapéum où un second dépôt s'établit, les faveurs des rois qui, souvent, partagèrent les travaux du Musée, plus tard celles des empereurs romains jaloux d'encourager une compagnie d'historiens et de poètes, la munificence d'Auguste, l'insti- tution du Claudium par ce lettré imbécile qui eût tenu sa place parmi les grammairiens du Musée et ne fit que déshonorer la pourpre im- périale, le concours de tant d'hommes supérieurs, les Zénodote, les Ératosthène, les Apollonius, les Callimaque, toute cette splendeur, toute cette gloire attira l'attention du monde, sans triompher de l'indifférence et du mépris des Égyptiens. Les Grecs, au contraire, essentiellement intelligents, sans préjugés, sans superstition, ne purent ha- biter si longtemps le temple même de Sérapis sans contracter quelque secrète affinité avec ce vieux peuple; leur littérature était celle d'une nation épuisée qui remplace la verve par l'éru- dition. L'étude enthousiaste et persévérante du passé les disposait, en dépit de l'esprit mobile et léger de la Grèce, à resDecter les traditions, à chercher la stabilité. Par une pensée profon- dément politique, les Lagides avaient voulu que le chef du Musée fût toujours un prêtre. Avec cela, nulle intolérance : toutes les religions et tous les peuples avaient accès dans le Musée, les Juifs seuls en étaient exclus. Les Juifs eux-mêmes, quoique proscrits du Musée, affluaient à Alexan- drie. Le besoin de se justifier aux yeux du monde les poussait alors, par un retour d'amour-propre national, à s'approprier toutes les richesses phi- losophiques de la Grèce, en les faisant dériver des livres de Moïse. Sur cette extrême frontière du monde civilisé, au milieu de ce concours inouï jusqu'alors, voués au culte des glorieux souvenirs de leur peuple, en même temps qu'i- nitiés à d'autres croyances et à, d'autres admi- rations, les Grecs, sans devenir Egyptiens ou bar- bares, apprenaient à concilier les traditions en apparence les plus opposées, à comprendre, à accepter l'esprit des religions et des institutions qu'ils avaient sous les yeux ; et le courant des événements les préparait ainsi peu à peu à cet éclectisme qui devint le caractère dominant de la philosophie alexandrine, quand lesDiorthontes et les Chorisontes curent fait place aux disciples d'Ammonius et de Plotin. Il est vrai qu'Alexandrie ne fut pas l'unique théâtre des travaux de laphilosophie alexandrine ; mais elle en fut le berceau et en demeura le principal centre. Les institutions littéraires de Pergame, par lesquelles lesAttales avaient voulu rivaliser avec les Lagides, disparurent avec les Attalcs eux-mêmes, et Auguste donna leur bi- bliothèque pour accroître celle du Sérapéum. Les chaires dotées par Vespasien et par Adrien dans plusieurs grandes villes de I aient pour objet l'enseignement littéraire et non la philosophie. Rome n'était pas un séjour on l'on in'ii i ultiver la philosophie en paix. Si Plotin y trouva du crédit et de la considération. N Vespasien. Domitien y Buscitèrenl île veril itions .-nuire les philosophes. Une seule école in' la rivale d' Uezandi ie, 1 6 oie d'Athènes. où les chaires fondées par Marc h l'élite de la jeunesse romaine; mais Athènes et ent l'une et l'autre de la doc- ALEX — 29 — ALEX trine de Plotin, le même esprit les animait. D'ailleurs si l'on excepte Syrien, Proclus, et Ma- rinus. l'étude de l'éloquence et des lettres do- minait surtout à Athènes : la philosophie avait son centre à Alexandrie. Au vr siècle, l'école revint périr obscurément sur les lieux où Ain- monius Pavait fondée, où Hiéroclès, Enée de Gaza, Olympiodore, Hypatie, Isidore même, transfuge à Athènes, l'avaient illustrée. C'était là que les premiers chrétiens avaient fondé le Didascahie et l'un des trois grands sièges épiscopaux de l'Église naissante; c'était là que le polythéisme devait triompher ou périr. Le premier caractère de la philosophie des + alexandrins, le plus frappant et aussi le plus exté- rieur, c'est l'éclectisme. Ce fut, en effet, la pré- tention avouée de cette école, de réunir en un vaste corps de doctrine la religion et la philo- sophie, la Grèce et la mythologie orientale. Pour ces esprits, dont l'unique soin était de tout dé- couvrir et de tout comprendre, les différences ne i* furent que des malentendus ; il n'y avait plus de secte ; toutes ces querelles entreprises pour main- tenir la séparation entre les dogmes de diverses origines ne semblaient qu'une preuve d'igno- rance, des préjugés étroits, l'absence même de la philosophie. Au fond, le genre humain n'a ., qu'une doctrine, moitié révélée, moitié décou- verte, que chacun traduit dans sa langue parti- culière et revêt des formes spéciales qui con- viennent à son imagination et à ses besoins : celui-là est le sage, qui découvre la même pensée sous des dialectes divers, et qui, réu- nissant à la fois la sagesse de tous les peuples, n'appartient à aucun peuple, mais à tous, qui se fait initier à tous les mystères, entre dans toutes les écoles, emploie toutes les méthodes, pour retrouver en toutes choses, par l'initiation, par l'histoire, par la poésie, par la logique, le même fonds de vérités éternelles. Toutefois on ne doit pas attribuer aux alexan- drins un syncrétisme aveugle. S'ils ont poussé à l'excès leur indulgence philosophique et reçu de toutes mains, quelquefois sans discernement, ils n'en connaissaient pas moins la nécessité d'un contrôle. Nous avons de Plotin une réfutation en règle du gnosticisme dans laquelle il déploie un sens critique et une vigueur d'argumentation dignes des écoles les plus sévères. Amélius écrivit quarante livres contre Zostrianus et fit un paral- lèle critique des doctrines de Numénius et de Plotin. Porphyre réfuta le ire pi Tuyïjç, et dé- montra que les livres attribués à Zoroastre n'é- taient pas authentiques. Il se rencontre parmi eux de véritables détracteurs d'Aristote. Il est vrai que leur qualité de platoniciens pouvait les ranger parmi les adversaires du péripatétisme ; mais, s'ils sont platoniciens, c'est une preuve de plus qu'ils n'acceptent pas toutes les traditions au même titre, et qu'ils se rattachent à une école dogmatique, au moins par leurs intentions et leurs tendances générales. S'ils sont à la fois Grecs et barbares, philoso- phes et prêtres, la Grèce et la philosophie domi- nent, et surtout la philosophie platonicienne. Puisqu'ils voulaient allier toutes les doctrines et pourtant se rattacher principalement à l'es- prit d'une certaine école, l'Académie seule leur convenait : c'est dans l'histoire philosophique de la Grèce, l'école qui prête le plus à l'enthou- siasme. Et dans le platonisme, que prennent-ils? Le côté le plus vague et le plus mystérieux, ce que l'on pourrait appeler le platonisme pytha- gorique. Les symboles pythagoriciens leur ser- vaient en quelque sorte de lien entre la dialectique et l'inspiration, entre la cosmogonie du Timée et celle des Mages. Enfin l'autorité même de Platon, quoique cer- tainement prédominante, n'est pas souveraine parmi eux. Plotin répétait pour lui-même le fa- meux Amiens Plalo. On connaît ce mot de Por- phyre, cité par S. Augustin {de Red. an. lib. I), que le salut, tt-,v ctoTYipiav, ne se trouve ni dans la philosophie la plus vraie, ni dans la disci- pline des gymnosophistes et des brahmanes, ni dans le calcul des Chaldéens, et qu'il n'y en a aucune trace dans l'histoire. Rien n'est plus propre à exprimer la véritable nature de cet éclectisme que la division presque constamment employée par les professeurs alexandrins dans leurs leçons publiques : el à)ri8ù>ç, si iD.axovixàk, au point de vue de la vcritc} au point de vue de Platon. Ils nous ont laissé plus de commentaires et d'expositions historiques que de traités de philo- sophie proprement dite. Cependant les plus émi- nents d'entre eux ont une doctrine qui leur est propre* et il ne faut pas oublier que celui qui interprète mal une théorie, est en réalité un in- venteur, tandis qu'il croit n'être qu'historien. D'ailleurs les commentaires alexandrins ne sont pas, comme ceux d'Alexandre d'Aphrodise, un simple secours à l'intelligence du lecteur, pour rendre plus accessibles les difficultés du texte ; ce sont presque toujours les mémoires philoso- phiques de celui qui les écrit, et il y entasse, à propos des opinions de son auteur, outre toute l'érudition qu'il a pu recueillir, les idées, les sentiments et les systèmes qui lui appartiennent en propre. Le rôle d'historiens ou de disciples ne suffit pas à des hommes tels que Plotin ou Proclus. A côté de leur respect pour la tradition, et surtout pour la tradition platonicienne, quelle fut donc la méthode de philosopher des alexan- drins? Cette méthode est double ; elle commence par la dialectique et finit par le mysticisme. Il ne faut pas tenir compte des intelligences de second ordre, qui n'ont qu'une importance historique et ne servent qu'à transmettre, en les altérant, les traditions communes d'un maître à un autre. Ceux-là, comme il arrive, ont pris l'excès pour la force, et se sont lancés d'un bond aux extrémités ; mais les premiers maîtres alexandrins, ceux qui ont imprimé un caractère à toute cette philoso- phie, ne se sont pas jetés de prime abord dans l'illuminisme; ils y sont arrivés après expérience faite de l'impuissance vraie ou prétendue de la raison. Platon connaissait et appliquait à merveille le procédé de la dialectique, mais il n'en compre- nait pas la nature; et c'est la source des erreurs qui les ont tant troublés, lui, Aristote et leurs successeurs, et qui ont fini par jeter les alexan- drins dans le mysticisme. Après avoir établi que l'objet de la science ou l'intelligible est le général, et que le multiple ou le divers n'est qu'une ombre ou un reflet de la réalité, Platon s'attache à construire cette grande échelle hiérarchique dont l'unité absolue occupe le sommet, à titre de dernier universel, et qui a pour base ce monde de la diversité et du changement dans lequel nous sommes plon- gés ; mais ne comprenant pas que dans l'opéra- tion difficile que notre esprit accomplit pour al- ler de ce qui est moins à ce qui est plus, il puisse avoir à éliminer ses propres illusions, et à rendre de plus en plus claire et manifeste, par ces éliminations toutes subjectives, k per- ception d'une réalité conçue dès l'origine à tra- vers un nuage, il prend tous ces états intermé- diaires de nos conceptions pour des entités successivement perçues, et leur donne une réa- lité objective, c'est-à-dire qu'il fait de toute con- ALEX 30 — ALEX ceplion générale un individu, un type : de là tout son monde chimérique, et l'erreur con- stante de ceux qui sont venus après lui et se sont nommés les réalistes. Les nominalistes, au contraire, comprenant bien qu'il ne faut pas mettre la logique à la place de la métaphysique, ni prendre pour des realités de différents ordres les phases successives de nos conceptions, ont eu le tort d'envelopper le terme final dans la proscription des moyens, et d'assimiler l'unité substantielle vers laquelle se meut la dialecti- que avec ces unités génériques qu'elle rencontre en chemin et que Platon prenait pour des exis- tences concrètes et individuelles. Quand des mains de Platon la dialectique passa à des philo- sophes de décadence, cette sorte de puissance créatrice accordée à la logique produisit néces- sairement deux résultats en apparence opposés, mais qui dans le fond n'en sont qu'un: la multi- plication indéfinie des êtres suivant le plus ou moins de subtilité des philosophes, et une faci- lité extrême à combler les intervalles par des universaux intermédiaires, à produire des trans- formations et des identifications qui sont le grand chemin du panthéisme. Un troisième résultat non moins important de la méprise des platoni- ciens qui croyaient n'arriver à l'idée de Dieu qu'à travers toute cette armée d'intelligibles, et ne s'apercevaient pas que cette idée, au con- traire, était leur point de départ, c'est que leur Dieu, nécessairement conçu comme le terme d'une série, devait rentrer dans le terme géné- ral de la série, tandis que, par la condition même du procédé dialectique, il y échappait. De là l'o- bligation où se crurent les alexandrins de créer deux mondes distincts et cependant nécessaires l'un à l'autre : l'un qu'ils regardèrent comme le véritable ordre rationnel, et qui n'était que le produit^ illégitime de la dialectique ; l'autre où ils pénétraient par l'extase, et qu'ils croyaient supérieur à la raison, quoiqu'il ne fût que la rai- son elle-même, mal comprise et défigurée, éle- vée au-dessus aune raison imaginaire. Ils étaient précisément dans le cas de ces métaphysiciens dont parle Leibniz, qui ne savent ce qu'ils de- mandent, parce qu'ils demandent ce qu'ils savent. La raison considérée comme existant d'abord sans Dieu, ne pouvait plus leur donner Dieu sans se ruiner et se confondre elle-même. Platon et les alexandrins tournèrent la difficulté de deux laçons très-différentes : Platon s'arrêta au mo- ment où la contradiction allait s'introduire en- tre la série qu'il abandonnait et l'idée nouvelle qu'il voyait prête à sortir de l'énergie de la mé- thode dialectique. Il aperçut cet être supérieur ù l'être, cette unité antérieure à l'immensité de temps et d'espace, dans laquelle l'équation im- médiate et la possession présente et absolue de toutes les virtualités produit l'immutabilité par- faite, et qui est la suprême entéléchie ; mais il ne fit que l'entrevoir comme dans un rêve, et s'en tint à ce Dcmiurpe du Timee, qui existe avant le monde, qui refléchit en le produisant, qui délibère, qui se réjouit, qui gouverne; un Dieu mobile enfin, quoiqu'il soit lui-même le principe de son mouvement, et par consé- quent, comme le démontre Aristote, un Dieu secondaire. Les alexandrins, au contraire, admi- rent sans hésiter l'unité et l'immutabilité par- ; mais cette unité des alexandrins, supé- rieure à l'être par l'élimination de l'être, au lieu e seulement supérieure aux conditions de l'être fini, n'est plus qu'une conception abstraite i nie, qui couronne, il est vrai, L'édifice ar- bitraire de la dialectique, mais qui, transp le monde, y demeure à jamais séparée de tout ce qui est réalité et vie. C'est en vain que pour faire de ce néant la source de l'être, ils l'unissent à des hypostasea dont en même temps ils le séparent. Parce que la rigueur de la méthode dialectique exige un seul Dieu, et un Dieu parfaitement un ; parce que la raison humaine, de son côté, ne souffre point que le principe suprême soit dépourvu d'intelligence; et y fait pénétrer avec la pensée une dualité véritable ; parce qu'enfin la contin- gence du monde entraîne dans le Dieu du monde une faculté productrice, et que cette faculté, in- compatible avec l'unité absolue, n'est pas donnée dans la conception pure de l'intelligence pre- mière, ils croient répondre atout, en échelonnant, pour ainsi dire, l'un au-dessus de l'autre, le Dieu des écoles de physiciens, celui de Platon et ce- lui des Éléates, et en essayant de sauver le prin- cipe de l'unicité par l'importation des mystères inintelligibles de l'Inde. Mais quand on leur ac- corderait, tantôt que ces trois Dieux sont dis- tincts, et tantôt qu'ils ne le sont pas, quand on ferait cette violence à la raison humaine, qu'au- raient-ils gagné en définitive"? Si le monde est expliqué par la seconde hypostase, jamais la se- conde ne le sera par la première. Ils ont beau identifier ainsi l'un et le multiplier sans le trans- former, cette contradiction même ne les sauve pas, et toutes les difficultés subsistent. Le mysticisme des alexandrins n'est donc qu'une illusion et ses résultats sont entièrement chimé- riques. Leur point de départ les condamnait ou à s'arrêter sans motif, comme Platon, ou à se perdre dans l'extravagance en allant jusqu'au bout, comme les Éléates. Ce mysticisme et ces hypostases par lesquelles ils croient pouvoir re- descendre de cette unité morte où les a menés la dialectique, au monde et à la vie qu'ils veu- lent retrouver, ne sont que des fantômes par les- quels ils cherchent à se tromper sur leur propre misère. Leur réminiscence n'est pas réminis- cence- leur unification ne détruit pas l'altérité. Ce qu ils croient retrouver dans leurs souvenirs, ils l'ont sous les yeux ; ce qu'ils croient ne pou- voir posséder que dans l'expiration de leur per- sonnalité, ils le voient face à face, ht i-.i'Jj- - -:. A qui sait que l'idée de Dieu éclaire et con- stitue la raison humaine, la réduction des idées rationnelles est immédiate, et le mysticisme est superflu. La philosophie de Platon, en s'arrêtant au Dé miurge, donnait au monde un roi et un père, et faisait de la cause première, une cause analo- gue à celle que nous sommes, et, par conséquent, intelligente et libre. La théologie naturelle et la métaphysique, dans un tel système; venaient en aide à la morale ; et si dans les spéculations de Platon sur la vie future on ne rencontre rien de précis et de déterminé sur la nature des pei- nes et des récompenses, le fait d'une rémunéra- tion et la persistance de la personnalité humaine ne sont jamais mis en doute. Le dogme même delà métempsycose, quand on le prendrait au sé- rieux, ne détruirait après la mort que l'identité personnelle, et non l'identité substantielle. Dans cette vie, la personnalité humaine est respectée, même dans les plus vives ardeurs de l'amour platonique, et le caractère de la philosophie idrine, qu se prétendit héritière de l'Aca- e, rend très-remarquable la théorie de Pla- ton sur la poésie et la subordination constante dans ses écrits de la faculté divinatoire à l'intel- B. 11 suit de cette théorie de Platon sur t sur l'âme humaine, que son Dieu est un Dieu à l'image de l'homme : il n'est donc pas en dissentiment absolu avec la mythologie; et s'il proscrit les récits des poètes et le polythéisme dans son sens grossier, il C t l'idéal! ALEX — 31 — sant, le Dieu suprême du paganisme, divum pâ- te'- atque hominum rex. Les alexandrins, au contraire, avec leur première hypostase, admet- tent un Dieu inconditionnel dans lequel ils ne savent plus retrouver ni intelligence, ni liberté, ni efficace ; ainsi au sommet des êtres point de personnalité ; dans le monde, ils ne conservent pas même l'identité des substances, et font sans cesse absorber la substance inférieure par la substance supérieure ; loin de conserver après la mort l'identité personnelle, toute leur mé- thode, toute leur morale, tendent à la détruire dès à présent, et à produire l'unification immé- diate par l'exaltation de Vaffeclus. Aussi, quand ils nomment les divinités mythologiques et intro- duisent des prières, des expiations, des cérémo- nies, semblent-ils n'emprunter que les noms des dieux sans aucun de leurs attributs, à peu près comme Aristote, qui ne laissait subsister d'au- tres divinités inférieures que les astres. Quel- quefois ils restent fidèles à ce symbolisme ab- solu, et l'on trouve même dans Porphyre des explications de la grâce et de la prière, analo- gues à celles que donne Malebranche quand il veut sauver l'immutabilité de Dieu; mais le plus souvent ils cherchent à accepter ces divini- tés d'une façon plus littérale, en leur donnant une existence individuelle, personnelle. Ils ne reviennent pas sans doute, si ce n'est poétique- ment et par allégorie, à la mythologie d'Homère; mais ils adoptent celle du Timëe. Il s'établit ainsi dans l'école une sorte de lutte entre deux principes opposés : quelques maîtres s'attachent à la personnalité et à la liberté, et veulent les trouver à tous les degrés de l'être, en Dieu d'a- bord, puis dans toutes les émissions hypostati- ques, et dans l'homme ; d'autres livrent tout à l'action nécessaire de la nature dans chaque être et à des impulsions irrésistibles; la plupart se tourmentent pour réunir les deux points de vue, et déjà Plotin, au début de l'école, se con- tredit à chaque pas. Le point de vue qui semble dominer dans les divers systèmes est celui-ci : tout être intermédiaire entre le premier et le dernier a une faculté qui le rattache à ce qui précède, et une autre à ce qui suit: la première, est l'amour, l'aspiration, dont le but est l'unifi- cation ; la seconde est l'irradiation ou émission hypostatique, dont l'effet est la constitution d'hy- postases inférieures, et l'augmentation de la multiplicité. La faculté de produire est un prin- cipe d'erreur et de chute qui appartient à l'ordre nécessaire et fatal ; la faculté de remonter et de s'unir est un principe de grandeur et d'amélio- ration qui appartient à l'ordre de l'amour et de l'intelligence : c'est en lui que réside la liberté, si elle peut être quelque part; et dans tous les cas, cette liberté périt dès que l'unification est produite, et, par conséquent, elle n'est tout au plus qu'une forme transitoire de cette vie d'é- preuves. Ce qui trouble ainsi profondément les alexan- drins, c'est leur mysticisme. Ils portent la peine d'avoir reconnu l'existence d'une faculté intui- tive supérieure à la raison ; la force active et intelligente qui a conscience d'elle-même, qui se gouverne elle-même, qui se possède enfin, après avoir cru réaliser de bonne foi une abdication impossible, fait irruption de tous les côtés et cher- che à se ressaisir elle-même. La liberté, la raison font effort pour rentrer dans la psychologie, dans la métaphysique, dans la théodicée ; et, comme on a d'abord détourné les yeux du Dieu infini- ment infini dont la réalité se fait sentir à notre raison dans ses plus secrets sanctuaires, on ne parvient pas à se tenir dans cette conception d'un Dieu abstrait et insignifiant qu'on a mis à ALEX la place du Dieu véritable, et l'on retombe à chaque pas dans l'idée païenne d'un Dieu gros-., sier, fabriqué à notre image, et d'une mytholo- gie qui trompe ies esprits vulgaires en mettant au moins un simulacre de puissance et de vie entre Dieu et nous. Au milieu de cette lutte entre deux esprits op- posés? une pensée consolante, c'est que la morale de l'école demeura constamment pure. L'élé- vation et la noblesse des idées de Plotin furent transmises à ses successeurs. Porphyre menait une vie ascétique ; sur ce point l'influence de Platon resta souveraine, sinon toujours dans la pratique, du moins dans la théorie. Plusieurs revenaient même aux anciennes règles de l'in- stitut pythagorique : on racontait des merveilles"1" de la discipline des mages; plus d'une secte philosophique de cette époque affectait une sévé- rité de mœurs égale aux règles monastiques des^ observances les plus étroites que l'on trouve dans l'Église chrétienne. On faisait ouverte- ment la guerre au corps, on aidait la réminis- cence par des pratiques ; on voulait reconquérir de vive force la béatitude perdue, et, quoique dans un corps, mener déjà une vie angélique/ Les chrétiens réussissaient mieux que les phi- losophes dans ces voies d'austérité ; la raison en est toute simple : ils avaient une règle de foi et de conduite; ils avaient une espérance détermi- née, certaine, et, sauf les mystiques propre- ment dits, n'aspiraient pas. comme les platoni- ciens, à se confondre dans une nature supérieure Cette différence entre les chrétiens et les philo- sophes était une des grandes douleurs de Julien; et ce fut sans doute une des causes de son im- puissance. Au reste, il est assez remarquable que ces éclectiques intrépides, qui luttèrent si longtemps contre le christianisme, ne cherchè- rent pas à le détruire en l'absorbant. Les pré- tendues imitations du christianisme par l'écoie néoplatonicienne ou du néoplatonisme par les chrétiens, ne sont le plus souvent que le résul- tat d'une même influence générale qui agissait sur des contemporains. Les rapprochements que l'on a voulu faire du mystère de la sainte Tri- nité avec les trois personnes ou hypostases du Dieu de l'école, sont des analogies tout extérieu- res, et la différence des doctrines est si profonde, qu'elle exclut de part et d'autre toute idée d'em- prunt. Il n'en est pas de même sur quelques points de discipline, ou sur quelques opinions plus essentiellement philosophiques; ces com- munications sont naturelles, nécessaires : un système de philosophie modifie toujours les doc- trines rivales ou ennemies. Il y avait d'ailleur> des apostasies et des conversions ; il y avait de nombreuses et importantes hérésies dont l'ori- gine était évidemment philosophique, et qui, pa." conséquent, avaient pour résultat de faire discu- ter une thèse philosophique en plein concile Mais à l'exception de cette influence que l'on exerce et que l'on subit, pour ainsi dire, à son insu, il n'y a pas eu de parti pris de la part des alexandrins de faire entrer les dogmes chrétiens dans leur éclectisme. Quand ils l'auraient voulu, l'Église chrétienne possédait un caractère qui la séparait éternellement de toute philosophie : elle était intolérante. Elle devait l'être : une religion tolérante, en matière de dogme, se déclare fausse par cela même ; et de plus, elle perd sa sauvegarde, ce qui fonde et assure son unité. La religion, qui repose sur l'autorité, doit se croire infaillible et se montrer intolérante, ex- clusive en matière de foi. La philosophie vit de liberté, et il est de son essence d'être coin- préhensiv'e : le tort de l'école d'Alexandrie est ALEX — 32 — ALLE de l'avoir été trop ; elle a pèche par excès en tout. Les principes philosophiques de cette école la menaient tout droit à des contradictions qui de- vaient l'épuiser. Le rôle qu'elle prit, après Plo- tin, l'adversaire déclaré du christianisme, ne fit que retarder et en même temps assurer sa chute. Le polythéisme, dont personne ne voulait plus et qu'ils transformèrent en symboles, fut pour eux un obstacle et non un secours. Le philosophe n'a pas besoin de symboles ; le peuple ne les entend pas. Il les reçoit, mais grossièrement, sans in- terprétation. 11 n'y a pour lui ni symboles, ni éclectisme, ni tolérance philosophique. Cette es- pèce d'originalité qui consiste à n'en point avoir le touche peu ; il lui faut un drapeau et des en- nemis. On ne le remuera jamais que par ses pas- sions ; il n'y a pas d'autre anse pour le prendre. Les alexandrins auraient dû se renfermer dans la spéculation : le rôle de philosophes leur allait; ils se sont perdus pour avoir essayé celui d'apôtres. De tous les empereurs, ce n'est pas Justinien qui leur a fait le plus de mal ; c'est Julien. Les alexandrins se sont donné leur rôle et leur caractère historique ; ils l'ont choisi, ils l'ont créé avec réflexion et intelligence ; ils ne l'ont pas reçu de l'inspiration ou des circonstances ; ils l'ont accommodé aux circonstances de leur temps. Possédés à la fois de ce double esprit qui l'ait les superstitieux et les incrédules, disci- ples soumis jusqu'à l'abnégation, frondeurs in- trépides jusqu'au sacrilège, absorbant toutes les religions, mais pour les dénaturer, les suppri- mer et n'en garder que l'enveloppe utile à leurs desseins, profonds politiques sans habileté véri- table, imposteurs maigre la sincérité de leurs vues, souvent trompés en dépit de leur pénétra- tion, ils avaient beau connaître à fond tous les maux et tous les remèdes, tant de science leur nortait préjudice. Ils poussaient la prévoyance et l'habileté jusqu'à cet excès où elle est nuisi- ble; ils voulaient à eux seuls rassasier ces deux besoins qui partagent les hommes : le besoin de croire aveuglément, le besoin de voir évidem- ment. Ils ne savaient pas qu'à force de tout am- nistier, on perd le sentiment même de l'histoire et cet emportement né:essaire en faveur d'un principe ou d'une doctrine, qui seul donne de l'énergie et imprime un caractère. Il est peut- être beau de n'avoir aucun parti ; mais alors il faut renoncer à l'influence. Consultez, pour l'école en général, VHistoire critique de V éclectisme, ou des nouveaux pla- toniciens, 2 vol. in-12, 1766 (sans nom d'auteur et sans indication du lieu de la publication), par l'abbé Maleville. — Matter, Histoire de l'école d'Alexandrie, 3* édition, in-8. Paris, 1840. — Sainte Croix, Lettre à M. du Theil sur une nou- velle édition de tous les ouvrages des philoso- phe in-8, Paris, 1797. — Mciners, Quel ' i-ihons sur la philosojih'w n:n- plat., in-8, Leipzig, 1782 (en ail.;. — Einin. Fichte, de Philosophiez novœ plalonicœ origine, in-8, lierlin, 1818. — Bouterweek, Philosopho- rum alexandrinorum ac neoplatonicorum rc- io accuratior, dans les Mémoires de la Société de Goëttingue. — Olearius, Disscrl. de philosophia eclectica dans sa traduction latine de l'Histoire de la pliilosophic de Stanley, p. 1205. — Fùlleborn, dans le 3 cahier do son recueil. — Mosheim, Dise, hisi. ecclés., t. I, p. 85.— Keil, île. Causia alieni platonicorum recenlio- rnni a rrlnji,,,!!- eh ,■/,./ ,,i „.hiloso/ *hie allemande depuis Leibnitz, par Ed. Zeller, Munich, 1873. Ch. B. ALSTEDT (Jean-Henri), en latin Alstedius, né à Herborn en 1588, enseigna la philosophie, les belles-lettres, les sciences et la théologie, d'abord dans sa ville natale, puis à Carlsbourg [Alba Ju- Uà) en Transylvanie, où il mourut en 1638. Il fut, dans le premier tiers du xvne siècle, un des représentants quelque peu attardés du ramisme et même du lullisme. Doué d'un esprit conciliant, mais de peu de portée, cet écrivain infatigable et qui justifia pleinement l'anagramme de son nom (Alstedius, Sedulitas), s'efforça de mettre d'a;- cord la dialectique de Raymond Lulle et celle de Ramus avec la logique d'Aristote, sinon avec la scolastique, qu'il n'aimait pas. Son commentaire sur YArs magna de Lulle (Clavis artis Lullianœ et verœ Logicœ, Argentorati, 1609, in-8) est peut- être le plus utile à consulter pour ceux qui veu- lent saisir sur tous les points le véritable sens du curieux et obscur travail par lequel le philosophe de Majorque préluda à la Renaissance à la fin du xme siècle. Alstedt est compté par Brucker (t. V, p. 584) parmi les semi-ramistes ou Arislolelico- Ramei, c'est-à-dire les logiciens éclectiques qui, vers la fin du xvic et au début du xvii" siècle, ten- tèrent en Allemagne une sorte de fusion entre la demi-scolastique de Mélanchthon et la réforme plus radicale inaugurée par Ramus dans l'ensei- gnement de la logique. Ce savant érudit avait, on peut le dire, la passion de la logique et de la mé- thode. Par méthode il entendait surtout, comme Ramus et les ramistes, l'ordre dans les idées, la bonne division d'un sujet, la distribution régu- lière des parties de chaque science. Il porta cette préoccupation dans toutes les études qu'embras- sait sa riche et patiente érudition, et dont il fit tour à tour la matière de son enseignement. Il écrivit dans cet esprit sur la rhétorique, sur la logique et sur les mathématiques qu'il voulait or- ganiser d'après un pian nouveau (voy. son Ele- mentale mathematicum, in quo Malhesis metho- dice traditur, 1615, in-8). Des arts libéraux pas- sant à la théologie; Alstedt n'essaya pas seule- ment, dans une Logica theologica, de disposer les parties de cette science dans l'ordre le plus mé- thodique; il entreprit encore, avec une entière bonne foi et pour travailler à la pacification des esprits, de montrer que la philosophie et_ toutes les sciences ont leurs principes et leurs éléments dans les Écritures. C'est l'objet de l'ouvrage inti- tulé : Triumphus biblicus, sive Encyclopœdiu biblica, exhibens triumphum philosophiae, juris- prudentias et medicinae sacrae, itemque sacra? theologise, quantum illarum fundamenta ex Scrip- toribus sacris Veteris et Novi Testamenti colligun- tur (Francofurti, 1641, in-8). Il y déploya plus de connaissances que de jugement, et le mauvais suc- cès du livre donna lieu à un critique de faire re- marquer que ce n'était pas pour l'auteur un triom- phe, mais un désastre. Aussi bien le principal mérite d'Alstedt est-il ailleurs. Outre les ouvrages spéciaux où il traitait de chaque science à part, il conçut le projet de rédiger un système de toutes les connaissances humaines. Au moyen âge il eût écrit une somme; homme de la Renaissance, il se conforma au goût de son temps en composant une encyclopédie générale et méthodique des arts libéraux, qui jouit de quelque estime dans le monde lettré et dont le P. Lami, de l'Oratoire, a dit avec indulgence dans ses Entreliens sur les sciences qu'Alstedt « est presque le seul d'entre tous les faiseurs d'encyclopédies qui mérite d'être AMAU — 38 lu et de tenir son rang dans une bibliothèque choisie. » Cet ouvrage paraît en effet avoir été goûté du public ; car il eut les honneurs de la réimpression {J. II. Alstcdii Encyclopœdia, etc., Herburn, 16-25, in-f", et Lyon. 1649, 2 vol. in-f°). Au moins peut-on affirmer qu'il rendit plus de services que les rêveries du même auteur sur l'ère bienheureuse de mille ans qui devait, sui- vant ses calculs, commencer en 1694. On peut consulter sur ce point et sur les travaux theolo- giques d'Alstedt l'article qui le concerne dans le Dict. hisl. et crit. de Bayle. Ch. W. AMAFANIUS, l'un des premiers auteurs la- tins qui aient écrit sur la philosophie et fait con- naître à son pays la doctrine d'Épicure. C'est peut- être à cette circonstance qu'il faut attribuer la faveur que ce système rencontra tout d'abord chez les Romains. Nous ne connaissons Amafanius que par les ouvrages de Cicéron, qui lui reproche à la fois l'imperfection de son style et de sa dia- lectique {Acad., lib. I, c. n; Tusc, lib. IV, c. ni; lb., lib. II, c. in), mais ne nous apprend rien de sa biographie et des idées qu'il peut avoir ajoutées à celles de son maître. AMAURY, AMARICUS, AMALEICUS, EL- MERICUS, né aux environs de la ville de Char- tres, vers la fin du xne siècle, avait fréquente les écoles de Paris, et s'était rapidement élevé au rang des maîtres les plus habiles dans la dialec- tique et les arts libéraux. Doué d'une hardiesse d'esprit tout autrement remarquable que les pre- miers novateurs du siècle précédent, il paraît avoir conçu un vaste système de panthéisme, qu'il résumait dans les propositions suivantes : « Tout est un, tout est Dieu, Dieu est tout ; » ce qui le conduisait à regarder le Créateur et la créature comme une même chose, et à soutenir que les idées de l'intelligence divine créent tout à la fois et sont créées. Variant l'expression de sa pensée, il disait encore que la fin de toutes choses est en Dieu, entendant par là que toutes choses doivent retourner en lui pour s'y reposer éter- nellement et former un être unique et immuable Muratori. Renan ital., t. III, p. 1, col. 481; Gerson, Opp., t. IV; Boulay, Hist. acad. Paris., t. III, p. 23 et 48). Il est également impossible d'admettre qu'on a faussement attribué ces princi- pes à Amaury, comme le soupçonne 3rucker {Hist. crit. plut., t. III, p. 688), et de n'y voir que le simple résultat de ses méditations personnelles, comme on pourrait le conclure d'un passage de Rigord, historien contemporain, qui nous dit niaury suivait sa méthode propre, et pensait entièrement d'après lui-même (cité par M. deGé- rando. Histoire comparée des systèmes, 4 vol. Paris, 1822; t. IV, p. 425); mais c'est une question de savoir où il avait puisé des doctrines esprit de son siècle. Quelques-uns veulent qu'il en Bit trouvé le germe dans la mé- taphysique d'Aristote; et, pour qui a étudié cet ouvrage et corn du péripatétisme, une turc admise, il est vrai, au jun'siè- Wfl sans 'fuie peu fondée. Thomasieus {Orig. hist. phil., n" 39) était beaucoup plus près de la vérité lorsqu'il attribuait les erreurs d'Amauryâ I influence de s ol Erigène. En effet, on retrouve textuellement dans le traité ci de hivisioiienati'iir les propositions qui consti- i a proprement parler La doctrine d' Amaury. routefois, il n'est pas impossible qu'il ait eu yeux quelques ouvrages ' imme le livre de Cousis, el le traité d'Avicébron, intituli Foru Vitat, ainsi que Jourdain le présume [Rech. sur Vage ei Varia, trad. latines d'Aristote, in-8, Paris, 1819, p. 21i 'i a m,! u r y étaienl en Opposition trop ouverte aveo l'orthodoxie. AME pour ne pas soulever une réprobation universelle. Le pape Innocent III les condamna en 1204; Amaury fut obligé de se retirer dans un ne tère, ou il mourut en 120Ô ; après lui, sa mé- moire fut proscrite; et, en 1209, un décret du concile de Latran ordonna que son tombeau fut ouvert et ses cendres dispersées. Malgré cette persécution, la doctrine d'Amaury trouva des par- tirais, qui la poussèrent rapidement à ses der- nières conséquences. Suivant eux, le Christ et le Saint-Esprit habitaient dans chaque homme et agissaient en lui ; d'où il résultait que nos œu- vres ne nous appartiennent pas, et que nous ne pouvons nous imputer nos desordres. Ils niaient, d'après cela, la résurrection des corps, le paradis et l'enfer, déclarant qu'on porte en soi le para- dis, quand on possède la connaissance de Dieu, et l'enfer quand on l'ignore. Ils traitaient de vaine idolâtrie les honneurs rendus aux saints, et n'at- tachaient, en général, aucune valeur aux prati- ques extérieures du culte. Parmi les sectateurs de ces opinions, on cite surtout David de Dinant (voy. ce nom). M. Daunou a consacré un long article à Amaury dans le tome XVI de l'Histoire littéraire de France. C. J. AME. Chez les anciens, et même chez les phi- losophes du moyen âge, ce mot avait une signi- fication plus étendue et plus conforme à son ety- mologie , que chez la plupart des philosophes modernes. Au lieu de désigner seulement la sub- stance du moi humain, il s'appliquait sans dis- tinction à tout ce qui constitue, dans les corps organisés, le principe de la vie et du mouvement. C'est dans ce sens qu'il faut entendre la célèbre définition d'Aristote : « L'âme est la première entéléchie d'un corps naturel, organisé, ayant la vie en puissance {de Anima, lib. II, c. i), c'est- à-dire la force par laquelle la vie se développe et se manifeste réellement dans les corps destinés à la recevoir (voy. le mot Entéléchie). » C'est en partant de la même idée qu'on a distingué tantôt trois, tantôt cinq espèces d'âmes, à chacune des- quelles on assignait un centre, un siège et des destinées à part. Ainsi, dans le système de Platon, l'âme raisonnable est placée dans la tête, et peut seule prétendre à l'immortalité: l'âme irascible, le principe de l'activité et du mouvement, réside dans le cœur; enfin, l'âme appétitive, source des passions grossières et des instincts physiques, est enchaînée à la partie inférieure du corps et meurt avec les organes. Cette division est également attribuée à Pythagore, et se retrouve dans plu- sieurs systèmes philosophiques de l'Orient. Au lieu de trois âmes, Aristote en admet cinq : l'âme nutritive, qui préside à la nutrition et a la re- production, soit des animaux, soit des plantes: l'âme sensilive, principe de la sensation et des sens; la force motrice, principe du mouvement et de la locomotion; l'âme appetitive, source du désir, de la volonté et de l'énergie morale, et en- fin l'âme rationnelle ou raisonnable. Les philo- sophes scolastiques, rejetant le désir et la force motrice parmi les simples attributs, les ont de nouveau réduites au nombre de trois, à savoir ■ l'âme végétative, l'àmc sen uinalo. et l'âme raisonnable ou humaine. D'autres ont re- connu, en outre, l'âme du monde. Mais s'il est vrai qu'il y ait dans tous les êtres organisés . et même dans l'univers, considéré comme un être unique, un principe distim I delà matière, vivant de sa propre vie et agissant de sa propre énergie, n - u un mot, nous ne pouvons nous en assurer que par la connaissance que nous avons >!■• nous-mêmes; car notre âme est la seule que, a .ions directement, grâce à la lumière intérieure de la conscience; elle est la seule dont nous puissions AME — 39 — AME découvrir d'une manière immédiate les opéra- tions, les facultés et le principe constitutif. Toute autre existence immatérielle, excepté celle de l'être nécessaire, ne peut être connue que par induction ou par analogie, au moyen de certains effets purement extérieurs qui la révèlent, en quelque sorte, à nos sens. Qu'est-ce donc que l'âme humaine? Il y a deux manières de répondre à cette question, qui, loin de s'exclure réciproquement, ne sauraient, au contraire, se passer l'une de l'autre, et ont be- soin d'être réunies pour nous donner une idée complète de notre existence morale. On peut dé- finir l'âme humaine ou par ce qu'elle fait et ce qu'elle éprouve, c'est-à-dire par ses facultés et par ses modes, ou par ce qu'elle est en elle-même, c'est-à-dire par son essence. Considérée sous le premier point de vue, qui est celui de la psycho- logie expérimentale, elle est le principe qui sent qui pense et qui veut ou qui agit librement c'est elle, en un mot, qui constitue notre moi car ce fait par lequel nous nous apercevons nous- mêmes, et qui nous rend témoins, en quelque sorte, de notre propre existence, la conscience est une partie intégrante, un élément essentiel, une condition invariable de toutes nos facultés intel- lectuelles et morales. Ne pas savoir que l'on sent, que l'on pense, que l'on voit, c'est n'éprouver aucune de ces manières d'être. Arrêtons-nous un peu à cette première défini- tion, et voyons quelles conséquences nous en pouvons tirer. Personne n'osera nier qu'il y ait en nous un principe intelligent, sensible et libre; en d'autres termes, personne n'osera nier sa pro- pre existence, celle de sa personne, de son moi. Mais dans tous les temps on a voulu savoir si ce moi a une existence propre, immatérielle, bien qu'étroitement unie à des organes; ou s'il n'est qu'une propriété de l'organisme et même un des éléments de la matière, quelque fluide très-sub- til, pénétrant de sa substance et de sa vertu les autres parties de notre corps. S'arrêter à la pre- mière de ces deux solutions, c'est se déclarer spiritualiste ; on donne le nom de matérialisme à la solution contraire. Il faut choisir l'une ou l'autre; car, à moins de rester sceptique (et j'en- tends parler d'un scepticisme conséquent, obligé de tout nier, jusqu'à sa propre existence), on ne peut échapper à l'alternative de confondre ou de distinguer le moi et l'organisme. Le panthéisme lui-même ne saurait échapper à cette nécessité, si l'on s'en tient strictement au point de vue où nous venons de nous placer, au point de vue de la pure psychologie. En effet, que l'on regarde toutes les existences comme des modes fugitifs d'une substance unique, cela ne change rien au rapport du moi et de l'organisme. Dira-t-on que le moi est une partie, un effet, une simple pro- priété des organes? on sera matérialiste, comme l'a été Straton de Lampsaque. Soutiendra-t-on que le moi et l'organisme sont deux forces, ou, pour parler le langage du panthéisme, deux for- mes de l'existence tout à fait distinctes, bien qu'étroitement unies entre elles? alors on ren- trera dans le spiritualisme; et si l'on se refuse à l'admettre avec toutes ses conséquences, on en aura du moins consacré le principe. Remarquons, en outre, que le matérialisme et le spiritualisme ne sont point deux systèmes également exclusifs que l'on puisse unir dans un point de vue plus large et plus vrai. Le spiritualiste ne nie point l'existence de la matière, il ne songe à mettre en doute ni les phénomènes, ni les conditions, ni la puissance de l'organisme ; mais le matérialiste ne veut accorder aucune part à l'esprit, il refuse au moi toute existence propre, pour en faire un effet, une propriété ou une simple fonction orga- nique. Cette seule différence pourrait déjà nous faire soupçonner de quel côté est la vérité, à l'ap- pui de laquelle nous pourrions appeler aussi tous les nobles instincts de notre nature, toutes les croyances spontanées du genre humain. Mais la science ne se contente pas de probabilités et de vagues aspirations : il lui faut des preuves. Il n'existe point de preuves plus solides, ou du moins plus immédiates de l'immatérialité du moi c'est-à-dire de l'existence même de l*àme, que celles qu'on a tirées de son unité et de son iden- tité. 1° Sans unité, point de conscience; et sans conscience, comme nous l'avons démontré plus haut, point de pensée, point de facultés intellec- tuelles et morales; en un mot, point de moi; car, je ne suis à mes propres yeux, qu'autant que je sens, que je connais, ou que je veux; et réciproquement je ne puis sentir, penser ou vouloir, qu'autant que je suis, ou que l'unité de ma personne subsiste au milieu de la diversité de mes facultés, et de la variété infinie de mes manières d'être. Cette unité n'est point purement nominale ou composée, ce n'est pas un même nom donné à plusieurs élé- ments, à plusieurs existences réellement distinc- tes, ni une pure abstraction comme celles que nous créons à l'usage des sciences mathématiques, c'est une unité réelle, c'est-à-dire substantielle, puisqu'elle se sent vouloir, agir, et agir libre- ment; c'est, déplus, une unile indivisible, puis- qu'en elle se reunissent et subsistent en même temps les idées, les impressions les plus diverses et souvent les plus opposées. Par exemple, quand je doute, je conçois simultanément l'affirmation et la négation; quand j'hésite, je suis partagé entre deux sollicitations contraires, et c'est encore moi qui décide. Enfin le même moi se sent tout entier, il a conscience de son unité indivisible dans chacun de ses actes, aussi bien que dans leur ensemble. La quantité de mon être, s'il m'est permis déparier ainsi, ne varie pas, soit que j'é- prouve une sensation ou un sentiment, soit que je veuille, que je perçoive ou que je pense. Est- ce là ce que nous offre l'organisme ? Nous y trou- verons précisément les caractères opposés. D'a- bord la matière dont nos organes sont formés ne peut jamais être qu'une unité nominale, qu'un assemblage de plusieurs corps parfaitement dis- tincts les uns des autres, et divisibles à leur tour comme la masse tout entière. Cet argument, quoique très-ancien, n'a jamais été attaqué de face et ne peut pas l'être. Il semble, au contraire, que les plus récentes hypothèses du matérialisme aient voulu lui donner plus de force, en admet- tant pour chaque faculté, pour chacun de nos pen- chants et pour chaque ordre d'idées, une place distincte dans le centre de l'organisme. Si main- tenant l'on considère séparément la masse encé- phalique, dans laquelle on a voulu nous montrer la substance même de notre moi, on verra com- bien elle se prête peu àcette substitution. Non-seu- lement elle se partage en trois grandes parties, en trois autres masses parfaitement distinctes l'une de l'autre, et dont chacune est prise pour le siège de certaines fonctions particulières ; mais il faut remarquer encore que le plus important de ces organes, le cerveau proprement dit, est réellement double : car chacun de ses deux lobes est exactement semblable à l'autre; il donne nais- sance aux mêmes nerfs, il communique avec les mêmes sens et reçoit de ceux-ci les mêmes ira- pressions. Cette dualité est-elle compatible avec l'unité de notre personne, avec l'unité qui se ma- nifeste dans chacune de nos pensées, dans chacun de nos actes, dans chacun des modes de notre existence ? En vain ferez-vous converger vers un centre commun tous les nerfs qui enlacent notre corps, et dont les uns sont les conducteurs de la AME — 40 — AME sensation, les autres les agents de la volonté; ce centre ne sera jamais l'unité; il faudra toujours reconnaître autant de corps distincts qu'il y a d'éléments constitutifs, autant de places différen- tes qu'il y a de nerfs qui en partent ou qui s'y réunissent. Mais il n'en est pas ainsi; les plus ré- centes découvertes en physiologie nous apprennent que les agents physiques du mouvement ont un autre centre, une autre origine que les nerfs de la sensation. 2° Nous n'avons pas seulement con- science d'un seul moi, d'un moi toujours un au milieu de la variété de nos modes et de nos^ at- tributs ; nous savons aussi être toujours la même personne, malgré les manifestations si diverses de nos facultés et la rapide succession des phé- nomènes de notre existence. Notre identité ne peut pas plus être mise en doute que notre unité; elle n'est pas autre chose que notre unité elle- même, considérée dans le temps, considérée dans la succession au lieu de l'être dans la variété ; et si on voulait la nier malgré l'évidence, il faudrait nier en même temps le souvenir, par conséquent la pensée, car il n'y a pas de pensée, pas de rai- sonnement, pas d'expérience, sans souvenir; il faudrait nier aussi la liberté, qui est impossible sans l'intelligence, et les plus nobles sentiments du cœur, dont le souvenir, c'est-à-dire dont l'i- dentité de notre personne est la condition indis- pensable. Nos organes, au contraire, ne demeurent les mêmes ni par la forme ni par la substance. Au bout d'un certain nombre d'années, ce sont d'autres molécules, d'autres dimensions, d'autres couleurs, un autre volume, une autre consistance, un autre degré de vitalité, et l'on peut dire sans exagération, d'autres organes qui ont pris la place des premiers. Ainsi notre corps se dissout et se reforme plusieurs fois durant la vie, tandis que le moi se sait toujours le même et embrasse dans une seule pensée toutes les périodes de son exis- tence. Ce fait, si étrange qu'il paraisse, n'est pas une hypothèse imaginée par le spiritualisme, c'est le résultat des plus récentes découvertes et dps expériences les plus positives ; c'est un té- moignage que la physiologie rend au principe même de la science psychologique. Aux deux preuves que nous venons de citer nous ajouterons une observation générale qui servira peut-être à les compléter et à séparer plus nette- ment le moi de l'organisme. Si les actes de l'in- telligence et les phénomènes du sens intime n'ap- partiennent pas a un sujet distinct, ils rentrent < vsaireruent dans la physiologie, ils devien- nent, aux termes de cette science, de simples fonctions du cerveau. Or, il n'existe pas la moin- dre analogie entre les actes, entre les phénomè- nes dont nous venons de parler, et des fonctions purement organiques. Celles-ci, quoi qu'on fasse, ne sauraient être connues sans les organes, sans les instruments matériels qui les exécutent, et ne sont elles-mêmes que des mouvements matériels. Qui pourrait se l'aire une idée exacte, une idée scientifique de la respiration sans savoir ce que c'est que les poumons? Qui pourrait se représen- ter la circulation sans savoir ce que c'est que le cœu res et les veines; ou la nutrition sans avoir étudié aucun dos organes qui y con- courent? 11 en est de même des organes sensi tifs, par exemple de la vue et de l'ouïe, quand on a disii fonctions réelles, leur concours physiologique, de la sensation el de la qui les accompagnent. Tout au contraire, nous pouvons acquêt ervation intérieure une conna Bsan e tri - approfondie] très analytique de il m irale -, ei du aujel dire du moi consi déré comme an . en même temp non [ans la plus i nature et des fonctions du cerveau. La sensation elle-même peut être connue dans son caracti re propre, dans son élément psychologique, dans le plaisir ou la douleur qu'elle apporte avec elle, indépendamment de ses conditions matérielles ou de ses rapports avec le système nerveux. Sans doute, ce serait une manière très-complète d'é- tudier l'homme et sa condition pendant la vie, que de l'isoler ainsi au fond de sa conscience, en fermant les yeux sur tous les liens qui l'attachent à la terre, sur toutes les forces qui limitent la sienne et dont le concours lui est nécessaire pour attein- dre le but de son existence. Mais, tout en se trom- pant sur leurs limites, en ignorant leurs condi- tions extérieures et leurs rapports avec le monde physique, il n'en connaîtrait pas moins la vraie nature de ses facultés, de ses modes et de son être proprement dit, de ce qui constitue son moi. Nous nous empressons d'ajouter que cette con- naissance il la demanderait en vain à l'étude des nerfs et de l'encéphale, et en général à des expé- riences faites sur les organes. A part les faits que nous avons empruntés a la physiologie, et qui n'appartiennent pas direc- tement à notre sujet, qui ne nous éclairent sur la nature de l'àme que par les contrastes, en nous montrant dans l'organisme des caractères tout op- posés, tout ce que nous avons dit jusqu'à présent ne sort pas du cercle de la psychologie, ou de l'observation de conscience. En effet, comme nous l'avons démontré plus haut, c'est par la conscience que nous connaissons immédiatement et l'unité et l'identité du moi. Sans ces deux conditions la conscience elle-même serait impossible, et elle les réfléchit dans chacun des faits qu'elle nous ré- vèle aussi bien que dans le moi tout entier. Or. l'unité et l'identité du moi suffisent pour le dis- tinguer des organes et de la matière en général. C'est donc par un excès de timidité qu'un philo- sophe moderne (Jouffroy, préface des Esquises de philosophie morale), d'ailleurs plein d'élévation et défenseur des plus nobles doctrines, a voulu placer en dehors de la psychologie et des faits de conscience la question que nous venons de résou- dre. C'est là un tort sans doute, mais un tort pu- rement logique, dont on n'a pu, sans hypocrisie. faire un crime à l'auteur et à la philosophie elle- même. Il est vrai, cependant, que l'àme n'est pas con- tenue tout entière dans ce qui tombe sous la con- science ou dans le moi ; elle est bien plus que le moi, sans en être essentiellement distincte; car le moi n'est que l'àme parvenue à une certaine expansion de ses facultés, à un certain degré de manifestation qui peut être retardé ou suspendu par la prédominance de l'organisme, sans qu'il en résulte aucune interruption dans l'existence même de notre principe spirituel. Essayez, en ef- fet, d'admettre le contraire; supposez, pouf un in- stant, l'identité absolue de l'àme et du moi : vous aurez aussitôt contre vous les plus formidables objections du matérialisme. Où était votre âme pendant votre première enfance, quand vous n'a- viez pas encore la conscience de vous-même, quand toute votre existen c in érieure était bornée à quelques vagues sensations dont le sujet, l'objet et la cause se t'ouvaient confondus dans les mê- mes ténèbres? Que devient cette âme dans l'éva- nouissement, dans la léthargie, dans le sommeil rêves, dans l'idiotisme et la Mais i. 'l'une part, je suis obligé de i roire a mon iden- tité comme à La condition même de mon existence; si, d'une autre part, il est prouvé par l'expérience que le fait sans lequel il n'y a plus de moi, que absente, s'évanouir et s'é lipser, il est évident qu'il faut étendre au delà de la con ien eetdu moi leprin ipe constitutif AME — 41 AME de mon être, c'est-à-dire mon àme, dont l'idée m'est fournie par la raison dans un fait de con- science. De là la nécessité, comme nous l'avons dit en commençant, d'ajouter à la définition psy- chologique de l'âme, ou à la simple énumération de ses facultés, une autre définition plus élevée, ayant pour but de nous faire connaître son es- sence, son principe constitutif et vraiment inva- riable. Ceux qui ont confondu l'âme tout entière avec le moi, ont dû nécessairement se tromper sur son essence ; car, dans le cercle étroit où ils se sont renfermés, ils ne pouvaient rencontrer que les fa- cultés et les modes dont nous avons immédiate- ment conscience, c'est-à-dire, pour parler la lan- gue de l'école, des propriétés et des accidents, des faits variables ou de simples abstractions. Aussi, les uns ont-ils cru voir l'essence de l'âme dans la pensée : tels sont tous les philosophes de l'école cartésienne; les autres, nous voulons parler de Locke et de Condillae. l'ont cherchée dans la sensibilité, et dans un seul mode de la sensibi- lité, dans la sensation ; enfin un penseur plus ré- cent, Maine de Biran, a tenté de la ramener à l'acte de volonté, à la volition proprement dite, désignée sous le nom d'effort musculaire. Les conséquences qui résultent de chacune de ces opi- nions (car ce n'est pas ici le lieu de les soumettre à un examen plus approfondi) achèvent de nous démontrer combien il est nécessaire d'étendre au delà des limites de la conscience le principe réel ou l'essence invariable de notre âme. En effet, ave: Descartes, notre pensée finie, sans autre sub- strat uni qu'elle-même, c'est-à-dire que les idées, devient nécessairement un mode de l'intelligence infinie et une manifestation passive de l'essence divine. La première moitié de cette conséquence a été reconnue parMalebranche, et la conséquence tout entière par Spinoza. Avec le système de Con- dillac, qui est sans contredit la plus complète, ou du moins la plus franche expression du sensua- lisme, toute unité disparaît, la conscience de noire identité est une illusion, l'activité en général, et, à plus forte raison, l'activité libre, ne peut être admise que par une flagrante inconséquence ; il ne reste plus en face de la conscience; que des modes fugitifs et involontaires; le moi devient une collection de sensations. La troisième opi- nion est sans doute bien plus près de la vérité, mais ce n'est pas elle encore; car. soit qu'il s'a- gisse de l'acte volontaire ou de la volonté elle- même, il est impossible que nous y trouvions l'es- sence, le principe constitutif de notre âme, le fond identique et invariable de notre être : l'acte de volonté, la volition ou l'effort musculaire est un simple phénomène, un mode variable et fugi- tif, bien qu nous en soyons les auteurs. Un acte n'est certainement pas identique à un autre acte, et la volonté, c'est-à-dire une faculté du moi, un certain mode d'activité qui exige la plus parfaite conscience, est sujette à des interruptions et à des absences. Elle n'existe pas, ou, ce qui revient au même, elle ne se révèle pas encore dans le nou- veau-né ; elle est absente dans la léthargie et le sommeil profond; elle manque entièrement chez l'idiot. Il ne suffit pas de démontrer que l'âme ne peut être contenue tout entière ni dans le moi, ni dans aucune des facultés du moi ; il faut encore, en prenant pour guide la raison à la place de la con- science qui nous fait défaut, que nous sachions positivement ce qu'elle est, j'entends en elle-mê- me, dans son principe le plus intime. D'abord elle est comme le moi une et identique; car l'unité et l'identité de notre personne, quoique connues d'une manière immédiate, ne sont pas simple- ment des faits de conscience, mais les conditions internes, les conditions absolues de cr>.s faits et du moi lui-même. Or de telles conditions, je veu* dire de telles qualités, ne peuvent avoir leur siégf que dans le principe réel, dans le véritable centre de notre existence. Mais cela n'est pas assez : l'unité, par elle-même, n'est qu'une abstraction, et l'identité, comme nous l'avons démontré pré cédemment, n'est que la persévérance de l'unité, ou l'unité continue. Rien n'existe véritablement, rien ne sort du cercle des abstractions ou des ap- parences, que ce qui agit ou en soi ou hors de soi ; ce qui a quelque vertu, quelque pouvoir, en un mot, ce qui est une cause efficiente. Or toute cause distinguée de ses actes, distinguée de ses modes ou de ses différents degrés d'activi- té, c'est ce qu'on appelle une force. Donc, l'âme est une force indivisible et identique, c'est-à-dire immatérielle; une force susceptible de sentiment, d'intelligence et de liberté, quoiqu'elle n'ait pas toujours la jouissance ou la possession actuelle de ses facultés; par là enfin elle est aussi une force perfectible, et nul n'oserait fixer la limite où cette perfectibilité s'arrête; car, d'une part, l'expérience, lorsque nous n'avons pas renoncé à nous-mêmes, nous montre toujours en avance sur le passé, et de l'autre la raison, la conception de l'idéal et de l'infini, nous ouvre un champ sans bornes dans l'avenir. Cette théorie, nous avons hâte de le dire, n'est pas nouvelle ; elle était dans la pensée de Platon quand il définissait l'âme un mouvement gui se meut lui-même, xivriaiç ix\i- xry xivoûca (Leg.. lib. X); elle était entrevue par Anstote, quoiqu il ait compris très-imparfaite- ment, dans l'homme, la distinction de l'organisme et du principe spirituel. Elle a été surtout déve- loppée par Leibniz, dont le tort est de l'avoir ap- pliquée, d'une manière absolue, à tous les objets de l'univers. Enfin, grâce à des travaux plus récents, elle est devenue l'une des bases de la psychologie moderne. Nous pourrions sur-le-champ démontrer l'im- mortalité de l'âme comme une conséquence im- médiate de son caractère métaphysique, de son immatérialité, de sa perfectibilité indéfinie; mais, la preuve de ce dogme important ne pouvant être complète sans l'appui de certains principes et de certains faits qui ne seraient point ici à leur place, nous avons cru nécessaire d'y consacrer un article à part(voy. Immortalité). Nous nous bor- nerons, dans celui-ci, à passer en revue les di- verses questions auxquelles a donné lieu l'idée d'une âme immatérielle unie à un corps, et à in- diquer sommairement les résultats de ces recher- ches plus ou moins utiles à la science. 1° On a demandé comment l'âme et le corps, l'esprit et la matière, si complètement différents l'un de l'autre, peuvent cependant agir l'un sur l'autre ; comment, sans étendue, par conséquent sans occuper aucun point de l'espace, le moi de- vient la cause de certains mouvements des or- ganes, et les organes de certaines sensations du moi, qui devrait, par sa simplicité indivisible, être entièrement à l'abri de leur grossière in- fluence? Différents systèmes ont été imaginés pour résoudre cette question : les uns ont eu re- cours à une substance intermédiaire, à un être d'une double nature, qui, tenant à la fois de l'âme et du corps, peut servir de médiateur entre ces deux principes opposés. Cet être imaginaire a reçu le nom de médiateur plastique. Mais on le reconnaît aussi dans les esprits animaux, ad- mis par les physiologistes et les philosophes du xvii1' siècle, dans ïarchée de Van-Helmont et la flamme vitale de Willis. Les autres, ne voyant aucun lien possible entre l'esprit qu'ils faisaient consister exclusivement dans la pensée, et la ma- tière à laquelle ils donnaient pour essence l'étan- AME — 42 — AME due, se sont adressés à l'intervention divine pour exciter dans l'âme les phénomènes correspondant aux divers états du corps, et dans le corps les mouvements nécessaires pour exécuter ou traduire aux yeux les pensées de l'âme. Tel est, en sub- stance, le système des causes occasionnelles, dont l'invention appartient à l'école cartésienne. Leib- niz, ainsi que Descartes, établit un abîme entre les deux principes de la nature humaine; il va même jusqu'à nier d'une manière générale toute influence d'une substance finie sur une autre. Mais, croyant au-dessous de la sagesse et de la maj esté divines d'interven r directement dans tous les phénomènes de notre existence, il a imaginé que dès l'instant où ils furent créés, l'âme et le corps ont été tellement organisés, que les phéno- mènes de l'un fussent en accord parfait avec les phénomènes de l'autre. Ce sont deux pendules fa- briquées avec tant d'art, qu'elles marchent tou- jours ensemble et n'offrent jamais la plus petite différence dans l'indication des heures. Voilà ce qu'on a appelé le système de Y harmonie prééta- blie; système qui n'est qu'une simple application de celui des Monades. Enfin, la plupart des phi- losophes spiritualistes se sont contentés d'admet- tre, sans l'expliquer, l'influence naturelle (in- flucum physicum) que les deux substances exercent l'une sur l'autre. Mais ce n'est pas là, comme on l'enseigne presque généralement, un système de plus ; c'est simplement l'expression du fait dont on a cherché à se rendre compte. Quant aux trois opinions précédentes, il n'est pas difficile d'apercevoir au premier coup d'œil ce qu'elles ont de faux et d'imaginaire. La pre- mière ne fait qu'ajouter au fait qu'il s'agit d'ex- pliquer une hypothèse tout aussi inexplicable. Les deux autres, non moins arbitraires, ont en outre le tort de supprimer la liberté humaine et de rendre Dieu responsable de toutes nos actions. Toutes trois sont en opposition directe avec le té- moignage de la conscience; car c'est pour moi une conviction intime, indestructible, un fait aussi évident que celui de mon existence, que ma vo- lonté est la vraie cause, la cause immédiate de certains mouvements dé mon corps, et que, d'un autre c6té. les impressions de mes sens sont trans- mises jusqu'à mon intelligence et à ma sensibi- lité. La physiologie me désigne les organes qui concourent à cette opération, et me prouve par de nombreuses expériences que leur destruction entraîne avec elle celle des phénomènes dont ils sont les agents. Si l'on veut maintenant respecter les faits sans renoncer à comprendre le mystérieux commerce de l'âme et du corps, on y parviendra peut-être en se pénétrant de cette idée que l'es- sence, le principe constitutif de la matière ne con- pas plus dans l'étendue que l'essence de l'âme dans les phénomènes si fugitifs de la conscience. En effet, quand nous voulons faire de l'étendue autre chose qu'un phénomène, quand nous vou- lons en faire le principe de la realité extérieure et la réduire à ses éléments les plus simples, aus- sitôt elle fuitdcvantnous comme une ombre vaine: elle échappe à la fois à nos sens et à notre raison par sa divisibilité infinie. Je dis sa divisibilité in- finie, car nous ne pouvons pas en admettre une autre. Là où cesse la divisibilité, cesse également retendue et par conséquent la matière. Non, la matière est une force, ou plutôt un système de forces subordonnées les unes aux autres, et se manifestant dans i'espaco sous des formes dues et divisibles comme l'àme se manifeste par . Hais H ne B'agil pas i n de la matière an général ; il est question d'un corps Ongan nt : car ce n'est que sur an tel cerp que I ame peul exercer une action im diatc. Or, partout où se montrent l'organisation et la vie, il y a des formes intelligibles et des principes immatériels. Voy. Matière, Vie, Force, etc. 2° On a demandé dans quelle partie du corps la substance spirituelle avait en quelque sorte fixé sa demeure, ou, pour me servir des termes consacrés, quel était le siège de l'àme. Jusqu'à ces derniers temps, les philosophes et les méde- cins se sont montrés très-occupés de cette ques- tion. Ceux qu reconnaissent plusieurs âmes, par exemple Platon, Pythagore et leurs disciples, admettaient pour chacune d'elles un siège diffé- rent. Ainsi, comme nous l'avons déjà dit, l'àme raisonnable était placée dans le cerveau, l'âme irascible dans la poitrine, et l'âme concupiscible ou sensitive dans le bas-ventre. Anstote seul, re- gardant le cerveau comme un organe très-froid, destiné seulement à rafraîchir le cœur par les va- peurs qu'il en faisait naître, a renfermé dans ce dernier organe le principe de toute vie et de toute intelligence. Ceux qui se bornaient à une seule âme la logeaient dans la poitrine ou dans la tête, selon qu'elle passait à leurs yeux pour le principe de la vie animale ou pour une force tout à fait distincte de l'organisme. Les modernes, non con- tents de placer l'âme dans le cerveau, ont voulu encore la circonscrire dans une partie déterminée de ce viscère. Descartes avait choisi la glande pinéale, sous prétexte qu'elle est seule dans le cerveau, et qu'elle y est comme suspendue de manière à se prêter facilement à tous les mouve- ments exigés par les phénomènes intérieurs. D'au- tres, pour des raisons tout aussi péremptoires, ont donné la préférence soit aux ventricules du cerveau, soitau centre oval, soit au corps calleux. Aucune de ces hypothèses n'a pu résister long- temps au sens commun et à l'expérience. Aujour- d'hui la question même qui les avait provoquées a disparu complètement. Les philosophes ont la conviction que l'àme, ne pouvant être contenue dans un point particulier de l'espace, ne doit pas non plus être circonscrite dans une partie déter- minée du corps ; mais qu'elle tient dans sa puis- sance le corps tout entier et se manifeste par ses mouvements. Les physiologistes ont pense qu'au lieu d'assigner à l'âme un siège imaginaire, il valait mieux rechercher quels sont les organes par lesquels elle reçoit les impressions du corps et lui fait subir à son tour sa propre influence. C'est ainsi que Bichat a découvert en nous deux sortes de vies parfaitement distinctes : l'une or- ganique, sans conscience; l'autre de relation. accompagnée de conscience et de sensibilité. N'est-ce pas la vie végétative et la vie sensitive des anciens, placées l'une et l'autre au-dessous de l'âme proprement dite ? Des expériences plus récentes ont établi une autre distinction non moins digne d'intérêt, celle des nerfs qui servent au mouvement, et des nerfs uniquement consacrés à la sensation. Que le cerveau soit le centre et le point de départ de tous ces agents de com- munication entre les deux principes, c'est encore un fait qui ne saurait être contesté. Mais lors- qu'on a voulu aller plus loin, quand on a voulu assigner à chaque faculté, à chaque ordre d'idées, à chaque direction de 1 activité morale, un or- gane séparé dans l'encéphale, alors on est tombé le vieux matérialisme qu'on a vainement yé de rajeunir par un amas d'anecdotes et de commérages contradictoires, décorés du nom de pfirénologie (voy. ce mot). 3° On i demande d'où vienl l'àme, quelle est son origine et de quelle manière elle pénètre dans ps pour y fixer momentanément sa demeure. La première de ces questions ne peut être résolue que par des vues générales sur l'origine des choses, sur l'essence absolue des êtres et les rap- AME — 43 — AME ports de Dieu avec ses créatures. Il nous est donc impossible de nous en occuper ici, même sous le point de vue historique. Quant à savoir comment s'opère l'association de l'âme et du corps, il existe sur ce sujet plusieurs hypothèses que nous nous bornerons à indiquer sommaire- ment ; car le problème en lui-même, conçu comme il l'a été jusqu'à présent, échappe à tous les procédés de la science. Les uns ont pensé 3ue notre vie actuelle n'est que la conséquence 'une vie antérieure; que, par conséquent, toutes les âmes ont existé avant d'appartenir àce monde, et que chacune d'elles, poussée par une force irrésistible; choisit naturellement le corps dont elle est digne par son existence passée. Ce sen- timent, très-repandu en Orient, enseigné par Pythagore, développé avec beaucoup d'éloquence dans les Dialogues de Platon, adopté aussi par quelques Pères de l'Eglise, entre autres par Ori- gène (Huet, Origeniana, liv. II, c. n, quesl. 6), est celui qu'on appelle le dogme de la préexis- tence. Selon les autres, à mesure qu'un corps est sur le point de naître, Dieu crée pour lui une âme nouvelle, et par conséquent le nornlire des naissances décide absolument du nombre des âmes. Cette opinion encore avait cours chez plusieurs Pères de l'Église, chez les Pélagiens. qui croyaient délivrer par ce moyen la liberté humaine du dogme de la prédestination, et chez tous les philosophes seolasliques, qui avaient la naïveté de la croire parfaitement d'accord avec le système d'Aristote. Us appliquaient à l'âme ce que ce philosophe a dit de l'intelligence active, à savoir : qu'elle est immortelle et qu'elle vient du dehors (de Anima, lib. III, c. v). Enfin on a imaginé une troisième hypothèse d'après laquelle toutes les âmes, après avoir existé en germe dans notre premier père, se propagent comme les corps par la génération physique. Cette doc- trine, soutenue d'abord par Tertullien (de Anima, c. xix), reprise ensuite par Luther, qui la trouvait conforme au dogme du péché originel, fut aussi défendue par Leibniz comme la seule où la philosophie et la théologie pussent se rencontrer. Voici de quelle manière il s'exprime à ce sujet (Essais de Théod., Ve part., § 91) : « Je croirais que les âmes qui seront un jour âmes humaines, comme celles des autres espèces, ont été dans les semences et dans les ancêtres jusqu'à Adam, et ont existé, par conséquent, depuis le com- mencement des choses,toujours dans une manière de corps organisé. » Mais Leibniz ajoute que des âmes, d'abord purement sensitives ou animales, ne reçoivent la raison qu'à la génération des hommes à qui elles doivent appartenir. C'est le système général des monades appliqué au prin- cipe spirituel de la nature humaine. 4° On a demandé, enfin, si l'on pouvait recon- naître chez les bêtes comme chez les hommes une âme ou un principe immatériel, quoique voué à la mort, et privé d'un grand nombre de nos facultés. Ici, comme dans les questions pré- cédentes, des solutions très-diverses viennent s'offrir à nous. Nous laisserons de côté les solu- tions matérialistes, fondées sur une négation ab- solue du principe spirituel, pour ne parler que de celles qui reconnaissent dans l'homme et au- dessus de lui l'existence de ce même principe. La plus ancienne de toutes est sans contredit le svs- tème de la métempsycose qui fait des corps des animaux comme autant de lieux de châtiment pour les âmes humaines. Cependant nous ferons remarquer que, outre ces âmes captives et dé- chues, condamnées à expier dans une organisa- tion plus grossière les fautes d'une vie antérieure, l'ythagore et Platon reconnaissaient aussi chez êtes un principe particulier, l'âme sensitive (tô È7ttfiu(j.YiTtxàv), le même que celui à qui ils confiaient chez l'homme les fonctions de la vie matérielle. Anaxagore n'admettait aucune diffé- rence essentielle entre l'âme des animaux et celle des hommes; ce qui, d'après lui, donnait aux uns et aux autres le mouvement, la sensibi- lité et la vie, c'était l'intelligence universelle, l'âme du monde, le v&Oc, qui après avoir tiré la nature du chaos, se montrait également chez tous les êtres animés dans des proportions analogues à leurs différentes organisations. Aristote, comme nous l'avons déjà dit, reconnaissait sous le nom d'âme autant de principes différents qu'il y a de degrés principaux dans la vie. Il n'admettait donc chez les bêtes qu'une âme sensitive et mo- trice, à laquelle il faut joindre l'âme nutritive, commune à tous les êtres organisés. Cette opi- nion, consacrée en quelque sorte par la théologie scolastique, a régne paisiblement jusqu'à l'avéne- ment de la philosophie cartésienne. Descartes ayant fait consister l'essence de l'âme dans la pensée, ets'étant imaginé, d'un autre côté, que les fonc- tions vitales peuvent être expliquées par des lois purement mécaniques, a été naturellement con- duit à regarder les animaux comme de vraies machines, comme des automates privés d'instinct et de sensibilité. Les phénomènes que nous ob- servons en eux ne sont que des mouvements produits par les esprits animaux, c'est-à-dire par des corps extrêmement subtils qui se dégagent du sang échauffé par le cœur, se répandent dans le cerveau, de là dans les nerfs, et vont ensuite ébranler les muscles (voy. les Lettres de Des- cartes, principalement les lettres xxvi, xl, xli, etc.). Le fond de cette hypothèse avait déjà été imaginé par un médecin espagnol du xvie siè- cle, appelé Gomesius Pereira, auteur d'un ou- vrage très-obscur, publié pour la première fois à Médine en 1554, sous le titre bizarre d'Antoniana Margarita. Mais il ne fallait rien moins que le génie de Descartes pour donner quelque crédit a un paradoxe aussi étrange. La monadologie de Leibniz rendit aux bêtes leur âme sensitive; car, lorsque tout dans l'univers est composé de principes spirituels, de monades où la vie et l'in- telligence sont plus ou moins développées, il est impossible de ne pas reconnaître chez les ani- maux une âme inférieure à celle de l'homme. Buffon essaya vainement de réhabiliter le para- doxe cartésien ; mais Condillac, dans son traité des Animaux, alla trop loin lorsque, en réfu- tant le célèbre naturaliste, il accorda à la brute les mêmes facultés qu'à l'homme, n'établissant entre eux d'autre différence que celle qui résulte de leurs besoins, et ne voyant dans ces besoins eux-mêmes qu'un effet de l'organisation. La psychologie actuelle, exclusivement ir-éoccupée de l'homme, dont la connaissance e». pour elle le po nt de départ de toute philosophie, n'a pas en- core eu le temps d'arriver à cette question. Mais, à vrai dire, elle se trouve toute résolue par les éléments que nous fournit notre propre con- science. Si, d'une part, certains faits extérieurs par lesquels se manifestent spontanément les plus grossiers instincts et les passions de l'homme, se montrent aussi chez les animaux provoqués par les mêmes causes et gouvernés par les mêmes lois ; j'entends des causes et des lois physiques ; si, d'un autre côté, il est psychologiquement dé- montré que ni le désir, ni la sensation, ni l'initia- tive du mouvement ne sauraient appartenir à un sujet divisible et étendu, il est Lien évident qu'il faut admettre chez la brute un principe immaté- riel, une force douée de vie et de sensibilité dont les organes ne sont que les instruments. Cette force, on l'appellera si l'on veut une âme, pourvu qu'on n'oublie pas l'immense intervalle qui la se- AME — 44 AME pare de l'âme humaine; seuls au milieu de ce monde, nous avons en partage la liberté, la rai- son ou la faculté de l'absolu, la conscience d'une tâche infinie, d"une perfectibilité sans limites, et par conséquent un gage d'immortalité. 11 est impossible de joindre à cet article une bibliographie particulière, car la théorie de l'âme fait nécessairement partie de tous les traités et de tous les systèmes de philosophie. AME du monde. L'idée d'une force immaté- rielle, mais confondue avec la matière et ne s'é- tendant pas au delà, lui servant à la fois de principe moteur et de principe plastique, c'est-à- dire lui donnant à la fois le mouvement et cette variété de formes que nous admirons dans la na- ture, voilà ce que les philosophes ont désigné sous le nom d'âme du monde, et que plusieurs d'entre eux ont substitué à l'idée même de Dieu. Cette hypothèse est presque aussi ancienne que la philosophie. On la trouve d'abord sous une forme assez obscure, dans le système de Pytha- gore, qui pourrait bien l'avoir empruntée du pan- théisme de l'Orient, en plaçant au-dessus d'elle la conception d'un être vraiment infini. Du sys- tème de Pythagore elle a passé dans celui de Platon, où elle prend un caractère plus précis et plus ferme. Platon, ne pouvant concevoir que l'intelligence pure, que la substance des idées éternelles puisse agir directement sur la matière, a placé entre ces deux principes une substance intermédiaire, formée à la fois d'un élément in- variable, identique comme l'intelligence {-w.à.), et d'un autre qui varie comme les objets sensi- bles (f)ât£pov). Il pensait, en outre, quel'univers, étant l'œuvre de l'intelligence suprême, devait être parfait autant que le permet son essence, et que cette perfection, il la posséderait à un plus haut degré s'il était animé que s'il ne l'était pas. C'est ainsi qu'il justifie l'existence et qu'il définit les caractères de l'âme du monde. C'est à elle qu'il confie la tâche de répandre dans toute la nature le mouvement, la sensibilité et la vie. Son action se fait sentir dans le centre du monde; mais elle a aussi des effets particuliers qui s'é- tendent jusqu'au moindre atome de la matière. Elle est la source de toutes les âmes particuliè- res qui tirent de son sein leur substance et leur nourriture. Le rang et les fonctions que Platon a donnés à l'âme du monde, ont été à peu près conservés par l'école d'Alexandrie, car au-dessus de ce principe, les disciples d'Ammonius recon- naissaient encore l'intelligence, et au-dessus de l'intelligence, l'unité ou le bien. Il n'en est pas de même des stoïciens : dans leur système, l'âme du monde prend la place de Dieu, et, non contents de l'avoir élevée à ce rang sublime, ou plutôt d'avoir abaissé jusqu'à elle l'idée de l'être absolu, ils en font encore une force inséparable de la matière, une force active qui par sa propre énergie imprime aux corps les formes sous les- quelles ils se montrent a nos yeux [formam mundi informantem), et constitue ainsi, tout à la fois, le principe moteur et la vertu plastique de l'univers.... Totosgue infusa per ar tus, mens agitât molem et mayno secorpore miscet. Quand on compare cette opinion à celle de Straton le physicien, on ne voit pas entre elles une grande différence : ce que les disciples de Zenon déco- rent du nom de Dieu, le philosopbe de Lampsa- que l'appelle la nature; mais du reste, il lui laisse absolument le même rôle : « Toute la puis e, disait-il, que l'on attribue aux dieux existe dans la nature. » (hnnem vim divinum in natura sifm,, esse [de Nat. Deor., lib. I, c. xn). C'est elle qui a fut toul ce qui existe, ou du moins qui a donné une forme à tous les corps de l'univers. Les mouvements sur' la seule cause, et les lois la seule règle de tout .ce qui arrive {Acad. quœsl., lib. II, c. xxxvm). L'hypothèse de l'âme du monde a eu peu de crédit sous le règne de la philosophie scolastique; mais elle reparait après la renaissance des lettres et de la philosophie ancienne, surtout de la philosophie de Platon. Un peu plus tard elle s'introduit sous une forme nouvelle dans les systèmes de Cor- nélius Agrippa, de Paracelse, de Van-Helmont et de Henri Morus ; car ce qu'on désigne sous le nom d'archée, ce que Henri Morus appelle prin- cipium liylarchicum , c'est-à-dire le principe universel, agent de tous les phénomènes physi- ques, véhicule de toutes les propriétés et de tous les mouvements de la matière, cause plastique de toutes les formes de l'organisme, ce n'est pas au- tre chose que l'âme du monde. On la rencontre aussi, à la même époque, chez quelques théolo- giens allemands, par exemple chez Amos Come- nius et Jean Bayer, qui ont eu la prétention de fonder sur la Bifile, mais sur la Bible interprétée à leur façon, un nouveau système de physique. A les en croire, c'est l'âme du monde que l'au- teur de la Genèse a voulu désigner par ces pa- roles : « Et l'esprit de Dieu flottait sur la face des eaux (Gen., c. i, v. 2), cet esprit, qui anime et qui vivifie le monde, qui est la vie elle-même répandue dans toute la nature, ipsa vita mundo infusa ad operandum omnia in omnibus (Phy- siecs ad lumen divinum reformatez synopsis, in-8, Leipzig, 1633, p. 29). Ce n'est pas Dieu, mais la première création de Dieu; c'est l'œuvre du Saint-Esprit, comme la matière est l'œuvre de Dieu le Père, et la lumière celle du Fils. Il n'est plus question de rien de semblable dans la philosophie de nos jours. On voit par ce rapide résumé que l'âme du monde a été comprise de deux manières : chez les uns. elle représente le degré le plus élevé de l'être, elle est mise à la place de Dieu et dégé- nère en un véritable panthéisme; chez les autres, elle n'est qu'une production ou une émanation de la puissance divine, et son rôle est de servir d'in- termédiaire entre celle-ci et l'univers matériel. La première de ces deux théories, manifestement contraire à l'idée que nous donnent la conscience et la raison de l'être souverainement parfait, sera suffisamment appréciée dans l'article consacré au panthéisme en général. La seconde est une hypothèse que rien ne justifie: car pourquoi Dieu ne pourrait il pas agir sur les êtres? ou pourquoi des forces multiples, immatérielles comme celles dont l'expérience et l'induction constatent pour nous l'existence, ne pourraient-elles pas suffire à tous les phénomènes de la nature? Quel moyen, enfin, a-t-on de s'assurer que le monde est un être animé; qu'indépendamment de la vie parti- culière de chacun des êtres dont il se compose, il a aussi une vie, une sensibilité à lui, et qu'il forme comme un animal immense dont nous ne sommes que les organes? Ce qu'il y a de vrai dans ces rêves justement abandonnés, c'est qu'il règne dans le plan de l'univers une admirable unité, c'est que tout dans son sein se meut, s'en- chaîne et se développe dans une harmonie su- blime, œuvre d'une intelligence et d'un pouvoir sans bornes. Voyez d'abord le Timée de Platon et le résumé qu'on en a fait sous le nom de Timée de Locre. Voir aussi R ausalité. Après 1807, la philosophie pure, les mathématiques et les sciences physiques occupèrent, comme nous l'avons vu, la pensée d'Ampère jusqu'en 1828. A cette dernière époque, après la publication de son Mémoire mathématique sur les ondulations lumineuses, ses amis l'exhortaient à continuer dans la même voie et à compléter l'œuvre de Fresnel mort en 1827. Mais, en 1829, obligé par sa mauvaise santé d'aller chercher le climat du midi, il revint à ses études de philosophie, pour les appliquer à l'ensemble des sciences, et toute son attention, pendant les sept dernières années de sa vie, fut absorbée par cette unique pensée, avec quelques épisodes, qu'il y rattachait et dont nous avons parlé, sur la structure atomique des corps, sur la zoologie et sur la cosmogonie. Une partie de son cours au Collège de France fut remplie par ces épisodes, tandis que l'autre partie avait pour objet la mathésiologie, c'est-à- dire la classification des connaissances humaines. Avec l'aide de M. Gonod, professeur à Clermont, il rédigeait son Essai sur la philosophie des sciences ou Exposition analytique d'une clas- sification naturelle de toutes les connaissances humaines. Pendant une tournée d'inspection général e; il composait en chaise de poste lô8 vers latins techniques, remarquables par leur concision élégante, et dans lesquels cette classi- fication se trouve habilement résumée. La pre- mière partie de l'essai sur la philosophie des sciences fut imprimée avant sa mort, mais n'a été publiée qu'en 1838; l'autre partie a paru en 1843, par les soins de son fils, M. Jean-Jacques Ampère, avec une notice biographique de MM. Sainte- Beuve etLittré. Dans son ensemble, et surtout dans ses di- visions les plus générales, cette classification est très-supérieure à toutes celles qui l'avaient pré- cédée. Mais dans beaucoup de détails, et surtout dans les dernières subdivisions, elle est défec- tueuse. Botaniste distingué, Ampère prit pour modèle delà classification des connaissances hu- maines la classification botanique de Bernard de Jussieu. Dès lors, il est clair qu'il ne devait pas se placer au point de vue subjectif, en classant, comme Bacon et Dalembert, les sciences d'après les facultés qu'elles mettent principalement en jeu, mémoire, imagination, raison, ou bien en les classant, comme le P. Ventura, d'après les proi edés qu'elles emploient, autorité, raison- nement, observation; mais qu'il devait, avec raison, se placer au point de vue objectif, en classant ces connaissances d'après la nature de leurs objets. Les connaissances humaines portent sur deux grandes classes d'objets, ceux qui ap- I iai i en nent à la matière, et ceux qui appartiennent a la pensée. C'est pourquoi Ampère Les divisa en deux règnes, celui des sciotees cosmologiques et celui des sciences noologiquee. 11 divisa le pre- mier en deux sous-règnes, celui des sciences cosmologiques proprement dites ou sciences do la matière inorganique, et celui des sciences physiologiques ou sciences de la matière orga- nisée et vivante. 11 dmsa *\r même le second AMPÈ règne en deux sous-règnes, celui des sciences noologiques proprement dites, et celui des sciences sociales. Puis il divisa chacun des quatre sous-règnes en deux embranchements, chaque embranchement en deux sous-embranchements, subdivisés chacun en deux sciences du premier ordre, dans chacune desquelles il trouva deux sciences du second ordre, divisées chacune en deux sciences du troisième ordre. Il eut ainsi 128 sciences du troisième ordre, embrassant dans leur ensemble toutes les connaissances humaines. Ampère compare ces sciences du troisième ordre aux familles naturelles, que Jussieu a déter- minées d'abord sans aucune idée préconçue et d'après l'ensemble des caractères observés dans les espèces végétales ; il a réuni ensuite ces fa- milles en groupes plus ou moins élevés, et il les a subdivises en descendant jusqu'aux espèces vé- gétales. Ampère s'est arrêté aux sciences du troi- sième ordre, sans pousser la division plus loin 5 mais, pour tout le reste, il croit avoir procédé comme Jussieu. Cependant, de l'inspection du tableau final d'Ampère et de ses explications mêmes, il résulte que c'est là une illusion. Il est vrai que sa méthode d'exposition consiste à partir des sciences du troisième ordre, en re- montant de degré en degré jusqu'aux deux règnes. Mais il est évident et l'auteur lui-même nous apprend que telle n'a pas été sa méthode d'in- vention, et qu'une vue philosophique a priori l'a forcé de modifier après coup ses divisions et ses subdivisions, pour remplir les cadres uniformes et entièrement semblables entre eux des deux règnes dans cette division invariablement dicho- tomique. Les familles botaniques de Jussieu existaient dans la nature, et ce savant n'a fait que es y trouver. Au contraire, parmi les sciences du troisième ordre d'Ampère, il y en a beaucoup qui n'ont jamais existé et n'existeront jamais comme sciences distinctes. Parmi les sciences de ses deux premiers ordres, il y en a moins qui aient ce défaut capital, mais il y en a encore. Par exemple, dans le sous-embranchement des sciences philosophiques, la thélésiologie, science du premier ordre, n'existera jamais comme science distincte, et des quatre sciences du troi- sième ordre qu'elle contient, la première, la télcsiographie, description de la volonté, fait partie de la psxjchologie, la seconde et la'troi- sième font partie de Y éthique. Or la psychologie et l'éthique sont deux des quatre sciences du pre- mier ordre de ce même sous-embranchement. Prenons maintenant l'ontologie, autre science philosophique du premier ordre. Parmi ses quatre subdivisions, Vhyparctologie et la théodicée n'existeront jamais comme distinctes des deux autres qui sont ïontolhélique et la théologie na- turelle. Le règne des sciences cosmologiques donnerait lieu à des critiques du même genre. Par exemple, des quatre sciences du troisième ordre comprises dans lazootechnie, deux rentrent en partie dans les deux autres et n'en diffèrent qu'à titre de points de vue d'une même science, tandis que les quatre sciences du troisième ordre comprises dans la physique médicale ont chacune un objet différent de celui des trois autres. 11 y a donc, dans ces divisions de chaque science du premier ordre en quatre du troi- sième, une symétrie apparente et non réelle, factice et non naturelle. Les cadres étaient faits : il fallait les remplir. Mais comment le génie classificateur d'Ampère s'est-il asservi à ces cadres arbitraires? Sa théorie philosophique des quatre ordres de con- ceptions lui a imposé sa théorie des quatre points de vue, et celle-ci s'est imposée à sa classification des sciences. Dans sa préface et dans son intro- 53 — AMPÈ duction, il insiste sur cette pensée, que les con- ceptions des deux premiers ordres, les unes sub- jectives, les autres objectives, doivent exister chez les enfants avant l'intelligence du langage, qui seule permet de comparer les faits et de les expliquer. De même, suivant lui, dans chaque science il y a une première partie qui, sans scruter la corrélation des faits, les considère en eux-mêmes, et cette partie se subdivise en deux autres, dont l'une prend dans les faits ce qui s'offre immédiatement à l'observation, et dont l'autre cherche ce qui est d'abord caché : ensuite, dans chaque science, il y a une seconde partie, qui considère les faits corrélativement, de ma- nière à les comparer et à les expliquer, en exa- minant les changements successifs qu'un même objet éprouve, ou bien les changements analogues qui se produisent dans des objets différents, et cette seconde partie se subdivise en deux autres, dont l'une arrive par cette comparaison aux lois les plus générales, et l'autre se propose de dé- couvrir les causes des faits données par les deux premiers points de vue et les causes des lois données par le troisième point de vue, et de prévoir les effets par la connaissance des causes Tout cela est vrai ; mais l'erreur consiste à croire que des points de vue d'une même science sont des sciences distinctes. Par exemple, suivant Ampère, dans la physique générale élémentaire, première partie de ia physique générale, il y a la physique expérimentale, qui s'arrête aux faits observés, et la chimie, qui scrute les faits cachés ; et dans la physique mathématique, seconde partie de la physique générale, il y a la stéréo- nomie, qui applique à tous les corps les procédés nécessaires pour arriver à l'exactitude mathé- matique dans les observations physiques et chi- miques et dans les formules qui en résument tous les résultats, et Valomologie, qui s'élève à la recherche des causes des phénomènes et des lois de physique et de chimie. Cet exemple choisi par l'auteur est malheureux ; car il est évident que la physique et la chimie sont deux sciences distinctes, séparées avec raison dans la première subdivision et confondues à tort dans la seconde. Les quatre points de vue auraient dû, suivant les principes posés expressément par Ampère, servir seulement de contre-épreuve à la class.- fication des sciences divisées et subdivisées d'après leurs objets : au contraire, ce sont bien évidemment les quatre points de vue qui d'une part l'ont forcé à diviser en deux une science naturellement une, comme la physique, à laquelle appartient la partie physique de la stéréonomic et de l'atomologie, ou comme la chimie, à laquelle appartient la partie chimique de ces deux mêmes sciences; d'autre part ce sont aussi les quatre points de vue qui l'ont forcé à réunir en une seule science deux sciences naturellement dis- tinctes, comme la partie physique et la partie chimique de la stéréonomie et de l'atomologie. Cette même théorie des quatre points de vue a produit chez Ampère une autre illusion, com- battue avec raison par M. Arago dans sa Notice. Ces quatre points de vue, qui déterminent toutes les divisions et les subdivisions des connaissances humaines, étant analogues aux quatre ordres de conceptions rangés suivant l'ordre de leur appa- rition successive dans la première enfance, Am- père se croit en droit de conclure que, sauf la nécessité d'une instruction primaire préparatoire, ses 128 sciences se trouvent rangées dans son tableau dans l'ordre le meilleur à suivre soit pour les étudier toutes, soit pour en étudier à fond quelques-unes en omettant ou en se con- tentant d'effleurer les autres. Ainsi il admet qu'il vaut mieux avoir acquis toute l'instruction ANAL 54 — ANAL qu'on peut et qu'on veut acquérir dans les 64 sciences cosmologiques, avant de commencer l'étude des sciences noologiques. De plus, il croit qu'il faut apprendre dans chaque règne les sciences du premier ordre une à une, chacune depuis ses premiers éléments jusqu'à ses parties les plus élevées dans les quatre sciences du troi- sième ordre, avant de passer aux sciences sui- vantes du premier ordre ; qu'ainsi il faut ap- prendre les mathématiques supérieures, sans excepter l'astronomie, avant la physique élé- mentaire et par conséquent avant aucune notion d'optique. Il n'est pas hesoin d'allerplus loin pour voir que les sciences cosmologiques, classées, comme elles doivent l'être, d'après leurs objets, ne sont pas rangées dans l'ordre suivant lequel elles doivent être apprises, et qu'il faut avoir appris les éléments de plusieurs sciences du pre- mier ordre, avant de pouvoir atteindre les parties les plus élevées de l'une quelconque d'entre elles, à l'exception des mathématiques pures. Il en est de même pour les sciences noologiques. Par exemple, à qui Ampère fera-t-il croire qu'un futur philosophe doit commencer par acquérir une instruction aussi complète qu'il pourra dans les sciences cosmologiques, avant d'aborder l'é- tude de la psychologie élémentaire, et que celui qui veut devenir linguiste doit avoir achevé ses études dans les sciences cosmologiques, dans les sciences philosophiques, et de plus dans les beaux- arts, avant de commencer l'étude des langues? Cette illusion d'Ampère peut s'expliquer par la puissance exceptionnelle de ses facultés, par le défaut de direction dans les études de son enfance et de sa jeunesse, et par l'ordre étrange qu'il avait suivi lui-même, comme nous l'avons vu, dans l'acquisition de ses vastes connaissances. Sur Ampère, outre les notices déjà mentionnées de MM. Sainte-Beuve et Littré, voyez la notice, plus récente, de M. François Arago, qui a puisé des renseignements intéressants dans ses sou- venirs personnels et dans la correspondance intime d'Ampère avec ses amis de Lyon, mais qui a commis quelques erreurs de faits et de dates; l'article de M. Etienne Arago. résumé de la notice précédente, dans la nouvelle édition de la Biographie universelle; Y Introduction déjà citée de M. J. J. Ampère à la philosophie démon père; Y Avant-propos de M. Barthélémy Saint- Hilaire, et quelques passages du volume de M. E. Naville sur Maine deBiran, sa vie et ses 'es. Th. H. -M. AMPHIBOLIE, à[j.5i6o).ia. Tel est le nom con- sacré par Kant, dans sa Critique de la raison pure, à une sorte d'amphibologie naturelle, fondée, selon lui, sur les lois mêmes de la pensée et qui consiste à confondre les notions de l'enten- dement pur avec les objets de l'expérience, à at- tribuer à ceux-ci des caractères et des qualités qui appartiennent exclusivement à celles-là. On tombe dans cette erreur quand, par exemple, on fait de l'identité, qui est une notion a priori, une qualité réelle des phénomènes ou des objets ! expérience nous fait connaître (Anaiyt. des appendice du cb. m). AMPHIBOLOGIE, de &|Lfi6oXta, même signi- fication. On appelle ainsi une proposition qui présente, non pas un sens obscur, mais un sens douteux, un double sens. Aristote, clans son Traité réfutations sophistiques (ch. iv), a compté l'amphibologie parmi les sophismes. Il la dis- tingue de Vci/uivoque (ô(xwvu[j.îa), par laquelle il désigne l'ambiguïté des termes, pris isolément. ANACHARSIS. Voy. LES SF.PT SAGES. ANALOGIE. On confond aujourd'hui le plus souvent l'analogie avec la ressemblance; les an- ciens logiciens y mettaient plus de scrupule, et conservaient au premier de ces termes le sens 3ue lui avaient donné les mathématiciens, celui une égalité de rapports comme celle qui con- stitue une proportion. Le langage n'a pas cessé d'exprimer cette différence. Deux ailes d'oiseau sont semblables : la nageoire d'un poisson est ana- logue à une aile, parce qu'elle a la même con- nexion avec d'autres organes, et qu'elle sert au même usage. Ce qui autorise l'assimilation, c comme dans une proportion, la similitude des rapports. Quoi de plus différent encore qu'une colonie et un enfant, et qui s'aviserait de recher- cher entre ces deux termes des ressemblances intrinsèques? Mais la relation qui existe entre l'enfant et sa mère se retrouve en quelque me- sure dans celle qui rattache une colonie à la patrie qui l'a fondée, et que, par analogie, on appelle sa métropole. Ainsi, à parler rigoureusement, il n'y a de ressemblance qu'entre des faits de même espèce, ou tout au moins de même genre, et une propriété dite semblable est inhérente aux objets où on la constate; l'analogie, au contraire, résulte entre des termes différents, d'une relation du même genre, et son domaine est, pour ainsi dire, sans limite. Nous découvrons sans cesse des rapprochements imprévus entre les objets les plus divers, et la parole les exprime en vives ima- ges. Cette distinction semble pourtant s'évanouir quand on parle en logique du raisonnement par analogie, qui se trouve confondu avec le raison- nement par ressemblance. Il y a là dans les mots et dans les choses une grande incertitude qu'il importe de dissiper. Les ressemblances se constatent par l'observa- tion et la comparaison, et l'induction, qui, sans doute, a d'autres conditions, suppose toujours qu'elles sont reconnues. Raisonner par ressem- blance, c'est donc, à proprement parler, raison- ner par induction. S'il y a un procédé différent qu'on appelle analogie, il ne consistera donc pas simplement à s'appuyer sur des ressemblances, ou bien il y aura deux noms pour désigner la même opération. Le seul moyen de s'éclairer, c'est d'emprunter aux logiciens quelques exemples qu'ils proposent comme des modèles du raisonne- ment par analogie, et de les interpréter. Soutenir que les colonies ont envers la mère patrie les mêmes devoirs que les enfants envers leurs pa- rents ; concevoir que la foudre a la même cause que les phénomènes électriques artificiellement produits dans un laboratoire; un animal d'une es- pèce inconnue qu'un cœur, une circulation double et complète, etc., parce qu'on l'a vu allaiter ses petits; que la planète Mars a des habitants, parce qu'elle ressemble à la Terre, voilà des types qui représentent assez bien toutes les formes du rai- sonnement par analogie, tels que le décrivent le> auteurs les plus considérés. Or il ne parait pas possible d'en dégager une formule qui convienne a tous, et il y a là des procédés intellectuels de nature très-différente. Le premier raisonnement est une véritable déduction : on conclut de l'i- dentité des rapports, qui est supposée reconnue ou accordée, à l'identité des devoirs ; la conclu- sion est forcée, si l'on admet qu'il y a entre les colonies et la patrie commune un vrai lien de filiation; elle est très-douteuse si cettt assimila- tion est précaire. L'analogie est établie, avant le raisonnement auquel elle sert de principe, par une comparaison dont on peut contester ou soutenir l'exactitude. On renverra donc ce premier mode d'inférence à la déduction. En second lieu, quand Franklin soupçonne que les phénomènes produits par les appareils électriques sont de même espèce que ceux des nuages qui portent le tonnerre, il ne raisonne pas. il constate des ressemblances, qui ont pu échapper à d'autres, mais qui le Fra] p ANAL parce qu'il se sert d'une observation plus atten- tive et d'une comparaison à laquelle on n'avait pas songé. Le raisonnement commence au moment où il conçoit une expérience capable de mettre cette ressemblance en pleine lumière, de vérifier son idée ou de la contredire. Si le nuage est comme un appareil électrique, il produira des effets qu'on peut déterminer d'avance, et, par exemple, on pourra en tirer des étincelles, comtne du conducteur d'une macbine. C'est un exemple de ce qu'un savant appelle le raisonnement ex- périmental, c'est-à-dire une déduction fondée sur une hypothèse, et aboutissant en dernière analyse à une induction : car l'expérience faite, il n'y a pas analogie, mais ressemblance avérée entre les deux ordres de phénomènes, soumis dès lors aux mêmes conditions, expliquées par les mêmes causes prochaines. C'est un travail ordi- naire dans l'investigation des lois de la nature : observation, conception d'une similitude, déduc- tion d'une expérien:e, induction d'une loi, ou si l'on veut extension d'une loi déjà reconnue. Con- sidérons maintenant le troisième exemple. « Il n'est pas un naturaliste, dit M. Cournat, qui, à l'aspect d'un animal d'une espèce jusqu'à présent ùiconnue, occupé à allaiter ses petits, ne soit parfaitement sûr d'avance que la dissection y fera trouver un cerveau, une moelle épinière, un foie, un cœur, des poumons, etc. » Il y a évidemment ici un raisonnement fondé sur une observation : cet animal est un mammifère, voilà tout ce qu'on sait, ou plutôt tout ce qu'on voit : il a un cerveau, un cœur, etc., voilà ce qu'on affirme, ou pour parler à la rigueur, ce que l'on conçoit. Quelle est la raison qui fait passer le naturaliste d'une idée à l'autre? C'est une liaison précédemment établie entre les caractères de l'organisation, '•'est-à-dire une loi obtenue par une induction légitime. Cette loi, vérifiée pour toutes les espèces connues, peut-elle souffrir des exceptions? Ce n'est pas absolument impossible, mais c'est tout à fait improbable. Du reste, le doute ne sera pas de longue durée, et sans recourir à la dissection, il sera facile de la vérifier pour ce cas nouveau. Entre l'induction préalablement accomplie, et son extension à un cas nouveau, devant un cas sem- blable, il y a un moment où l'esprit anticipe l'observation, ou même s'en dispense. C'est un droit qu'il s'attribue chaque fois qu'il induit, et s'il se maintenait ici dans les limites de la même espèce, on ne pourrait le lui refuser sans nier l'induction elle-même; ni faire une obligation au savant de ne rien affirmer de l'organisation d'un chien ou d'un cheval, avant de l'avoir ouvert. Ce qui distingue donc cette inférence de l'induction simple c'est que l'espèce de l'animal est jusqu'à présent inconnue: différence insignifiante, puis- que le caractère qu'on y découvre du premier coup est précisément celui par lequel tant d'es- pèces sont rangées dans la classe des mammifè- res. On pourra donc remarquer que l'induction est un procédé dont les formes sont variables, dont la certitude est très-inégale, qui consiste à la fois à trouver la loi d'une espèce, et à ramener des espèces du même genre à une même loi ; qu'il faut induire pour établir des rapports, et induire encore pour étendre encore ces rapports à de nouveaux cas, mais on ne trouvera dans l'exemple proposé rien qui puisse le distinguer d'un cas d'induction. L'extension de la loi, quand il s'agit des rapports d'un organe avec un autre, est tout d'abord affirmée pour tous les cas où cet organe existe : et la subordination des caractères n'est pas entendue comme un accident. Jusqu'à présent, on cherche vainement un mode de rai- sonnement original auquel convienne le titre de raisonnement par analogie. Il ne reste plus que 55 ANAL l'exemple si souvent répété depuis Reid, à savoir, le jugement problématique par lequel nous sup- posons que les planètes sont habitées, parce que ressemblant à la terre à d'autres égards, elles doivent, comme elle, servir de séjour à des êtres vivants. Il est facile de donner la formule de ce procédé : des ressemblances sont constatées entre deux ou plusieurs objets; l'un d'eux a en outre certaine propriété qu'on 'ne peut observer chez les autres; on supplée à une expérience impos- sible, et on la leur attribue par supposition. C'est ce qu'on appelle généraliser les ressemblances. Qu'il y ait dans l'esprit un penchant, ou plutôt une habitude qui le porte à réunir les faits en groupes, et à regarder comme inséparables ceux qu'il trouve souvent associés, c'est un fait bien connu; mais ce n'est pas un principe qui puisse donner une valeur logique à cette téméraire pré- somption. Alléguer, comme on l'a fait, pour la justifier, la croyance innée en l'unité du plan de la nature, c'est gratifier l'esprit humain d'une croyance dont il ne se doute pas, qui, à la sup- poser fondée, ne peut être que le résultat d'une science consommée, et qui d'ailleurs n'explique- rait rien. En réalité, il n'y a rien de plus dans cette inférence qu'une induction commencée et qui ne peut s'achever, un projet d'induction. S'il était certain que l'existence d'une atmosphère, pour nous borner à un seul fait, fût la condition nécessaire et suffisante de l'apparition de la vie sous ses diverses formes, il deviendrait constant que telle planète, Mars par exemple, où l'on ob- serve des phénomènes météorologiques bien con- nus, est peuplé de végétaux et d'animaux. Or, nous savons bien que sans un milieu respirable la vie ne peut se manifester; nous le savons parce que nous pouvons, à volonté, isoler un animal de ce milieu, ou l'y replonger, et que la vie s'éteint ou se rallume suivant que nous le lui enlevons ou le lui rendons. Mais nous ignorons absolument si l'air, la chaleur et les autres conditions sans lesquelles la vie ne peut se produire ici-bas, sont suffisantes pour la faire naître. Nous pouvons donc inférer d'une part qu'en l'absence d'un fluide respirable il n'y aura, même dans les régions que nous ne pouvons explorer, aucune créature animée, et il ne nous en faut pas davantage pour nous représenter, non sans une sorte d'effroi, les espaces silencieux et déserts du globe lunaire ; mais d'autre part nous ne pouvons conjecturer avec probabilité que partout où il y aura une atmosphère et les autres conditions vitales qui se rencontrent ici-bas, elles produiront des êtres animés : quand elles seraient toutes réunies, il resterait toujours à savoir s'il ne faut pas, pour faire éclore la vie, une autre puissance, une con- dition suprême, que nous n'avons pu jusqu'à pré- sent déterminer par expérience. Ce qui est en question dans le raisonnement si hasardeux qui sert de fondement à la croyance en la pluralité des créatures animées, c'est la détermination du phénomène de la vie; si toutes ses conditions étaient connues, comme le sont par exemple celles de l'ébullition de l'eau, l'induction serait complète, et vaudrait pour tous les temps et tous les lieux. Bref, on peut toujours d'un fait inférer ses conditions, et réciproquement; mais il faut pour cela que toutes les conditions soient con- nues j quand une ou plusieurs d'entre elles res- tent ignorées, il n'y a pas, à proprement parler, d'induction ni de loi, et par suite on ne peut conclure sans acception du temps et de l'espace, puisqu'il n'y a pas de certitude, même pour un lieu ou un instant particuliers. Un fait ne peut se produire dans toutes ses conditions, et il suf- fit de le constater pour être certain que ces con- ditions, encore qu'elles échappent à l'observa- ANAL - 56 ANAL tion, sont réalisées; de même toutes les conditions étnnt connues et observées^ il n'est pas douteux que le fait se produise : suivre l'une ou l'autre de ces voies c'est toujours se fier à l'induction. Mas il est impossible de s'autoriser de la présence de quelques-unes des conditions, toutes néces- saires qu'elles soient, pour en conclure l'existence d'un fait que l'on ne perçoit pas : ce fait est alors indéterminé. Si la science parvient un jour à trouver un ensemble de faits physiques qui dé- terminent la vie, partout où ces faits seront vé- rifiés on devra, a moins qu'il n'y en ait d'autres qui excluent la vie, conclure qu'elle existe, en- core que l'on ne puisse s'en assurer par la per- ception. Jusque-là, il faut s'en tenir à la simple conjecture. L'analogie n'est donc en rien distincte de l'induction. Constater des ressemblances ce n'est pas raisonner, et c'est le préliminaire indis- pensable de l'induction, aussi bien que de l'ana^ logie; conclure l'identité des faits de l'identité de leurs conditions, c'est encore l'acte propre de l'induction ; présumer que certains faits sont la condition des autres, c'est une conception qui précède et motive la recherche, ce n'est pas la conclusion d'un raisonnement; c'est un des mo- ments du travail inductif ; c'est celui que les lo- giciens ont désigné sous ce terme, d'ailleurs si mal défini, d'Analogie. Il n'y a, malgré ces deux noms, aucune différence de nature entre les deux procédés. Affirmer que le fer et les autres mé- taux fondent et se volatilisent dans le soleil à la même température qu'à la surface de la terre, c'est généraliser un rapport constaté ; conjecturer que Mars est habité, c'est généraliser un rapport supposé ; le doute ne provient pas de l'extension de la loi, mais de son caractère : si dans le pre- mier cas on raisonne par induction, et dans le second par analogie, la différence ne provient pas; pour parler comme les logiciens, de la forme, mais de la matière : les deux procédés sont iden- tiques; mais le travail préliminaire, celui de l'expérience, est achevé d'un côté, plus ou moins ébauché de l'autre, et le plus souvent intermi- nable. Ainsi s'expliquent l'obscurité et l'incertitude des théories d'ailleurs très-sommaires de l'ana- logie, et les efforts malheureux qu'on a faits pour la distinguer de l'induction. Kant et ses imita- teurs Esser et Krug ont beaucoup contribué à donner du crédit à cette superfétation de la lo- gique. Suivant eux, l'induction étend à toutes les choses d'un même genre les propriétés qui con- viennent à plusieurs; l'analogie conclut de la ressemblance particulière de deux choses à leur ressemblance totale : l'une va de la pluralité à l'unité, et l'autre de l'un au multiple; « par l'une, dit Kant, on étend les données empiriques du particulier au général par rapport à plusieurs ob- jets; par l'autre on étend les qualités données d'une chose à un plus grand nombre de qualités de la même chose. » Mais Kant n'a pas une idée très-exa.te de l'induction, et de plus on ne voit pas quelle différence il y a entre attribuer une propriété à une chose de même espèce que celle où on l'a reconnue, et conclure qu'une qualité appartenant à la seconde appartient aussi à la pre- mière. Les espèces sont fondées sur des ressem- blances; dire que deux choses de même espèce sont semblables, ou réciproquement que deux choses semblables sont de même espèce, c'est énon- cer le même principe, qui n'est du reste pas ce- lui de l'induction. Consulter sur l'analogie : Aristote, Topiques, liv. I, ch. \\i\-} Derniers analytiques, liv. II, ch. xiv. Kant, Logique, i h. m, sect. III. Reid, Essais sur les facultés intellectuelles. essai I,cli. m. Esser Logik, ^§ 140, 152 K ug Logik, § 156. Hamilton, Lectures on logic, t. II, p. 166. Cournat, kssat sur les fondements de nos connaissances . t. I, ch. iv. Stuart Miii, Système de Logique, liv. IV, ch. \x. Condilla-, Art de raisonner, ch. m. ANALYSE ET SYNTHÈSE. L'analyse et la synthèse sont les deux procédés fondamentaux de toute méthode; elles résultent de la nature de l'esprit humain, et sont une loi de son dé- veloppement. L'intelligence humaine aperçoit d'abord confusément les objets; pour s'en faire une notion précise, elle est obligée de concentrer su cessivement son attention sur chacun d'eux en parti ulier, ensuite de les décomposer dans leurs parties et leurs propriétés. Ce travail de décomposition s'appelle analyse. L'opération in- verse, qui consiste à saisir le rapport des parties entre elles et à recomposer l'objet total, porte le nom de synthèse. Décomposition, recomposition, analyse, synthèse, tels sont les deux procédés qui se rencontrent dans tout travail complet de l'intelligence, dans tout développement régulier de la pensée, dans la formation de toute science. Mais s'il est facile de les définir dans leur gé- néralité, il l'est beaucoup moins de les suivre dans leurs applications, de les distinguer et de les reconnaître dans les opérations plus ou moins compliquées de l'intelligence humaine et les procèdes de la science. Il est peu de questions qui aient été plus embrouillées et sur lesquelles les philosophes se soient moins entendus. Ce que les uns appellent analyse, les autres le nomment synthèse, et réciproquement. Le mal vient d'abord de ce que l'on n'a pas établi une dis- tinction entre nos diverses espèces de connais- sances, et ensuite de ce que les deux procédés analytique et synthétique se trouvent réellement réunis dans tout travail de l'intelligence un peu compliqué et de quelque étendue. Pour nous préserver d'une pareille confusion, nous éta- blirons d'abord en principe que toute opération intellectuelle qui, considérée dans son ensemble, offre comme procédé principal la décomposition d'une idée ou d'un objet dans ses éléments, doit prendre le nom d'analyse, et que celui de syn- thèse doit s'appliquer a toute opération de l'es- prit dont le but essentiel est de combiner des éléments, de saisir des rapports, de former un tout ou un ensemble. Ce principe admis, nous distinguerons plusieurs espèces de connaissances, celles dont nous sommes redevables à l'obser- vation et celles que nous obtenons par le raison- nement; deux méthodes correspondantes, et par conséquent aussi deux sortes d'analyse et de synthèse, l'analyse et la synthèse expérimentales et l'analyse et la synthèse logiques. Examinons d'abord en quoi consistent et l'ana- lyse et la synthèse dans la première de ces deux méthodes et dans les sciences d'observation Lorsque nous voulons connaître un objet réel appartenant soit à la nature physique, soit au monde moral, nous sommes obligés de le consi- dérer successivement dans toutes ses parties, et d'étudier celles-ci séparément; ce travail ter- miné, nous cherchons à réunir tous ces éléments, à saisir leurs rapports, afin de reconstituer l'ob- jet total. De ces deux opérations la première est l'analyse, et la seconde la synthèse. Il est évident qu'elles sont l'une et l'autre également néces- saires, et qu'elles se tiennent étroitement; mais elles n'en constituent pas moins deux procédés essentiellement distincts, et dont l'un est inverse de l'autre. Condillac a cependant prétendu que la méthode était tout entière dans l'analyse, qui, selon lui. comprend la synthèse. Il est, dit-il, impossible d'observer les parties d'un tout sans remarquer leurs rapports; d'ailleurs, si vous n'observez pas les rappor's en même temps que ANAL — 57 — ANAL les parties, il vous sera impossible de les retrou- ver ensuite et de recomposer l'ensemble. On doit répondre que, sans doute, on ne peut ne pas apercevoir quelques rapports en étudiant les parties d'un tout ; mais ces rapports ne doivent pas préoccuper celui qui étudie chaque partie séparément, car alors il ne verra clairement ni les parties ni les rapports. L'esprit humain est borné et faible : une seule tâche lui suffit; la concentration de toutes ses forces sur un point déterminé est la condition de la vue distincte; il doit donc oublier momentanément l'ensemble, pour fixer son attention surcha:un des éléments pris en particulier; puis, quand il les a suffi- samment examinés en eux-mêmes, les comparer et tâcher de découvrir leurs rapports. Ce sont là deux opérations distinctes, et qui ne peuvent être simultanées sous peine d'être mal exécu- tées. L'analyse est un procédé artificiel, et d'au- tant plus artificiel, que l'objet offre plus d'unité. Ainsi, lorsqu'il s'agit d'un être organisé, dont toutes les parties sont dans une dépendance ré- ciproque, elle détruit la vie qui résulte de cette unité. Mais le moyen de faire autrement, si vous voulez étudier l'organisation d'une plante, d'un animal, de l'homme, le plus complexe de tous les êtres ? Il faut, dit-on, s'attacher à l'é- lément principal, au fait simple, le suivre dans ses développements, ses combinaisons et ses formes. Mais ce n'est pas là faire de la synthèse avec l'analyse, c'est faire de la synthèse pure. Ce fait simple, en effet, comment l'a-t-on obtenu? A moins de le supposer et de partir d'une hypo- thèse; c'est l'analyse qui doit le découvrir. Aussi Condillac, qui prêche sans cesse l'analyse, em- ploie continuellement la synthèse. Prendre pour principe la sensation, la suivre dans toutes ses transformations, expliquer ainsi tous les phéno- mènes de la sensibilité, de l'intelligence et de la volonté, c'est procéder synthétiquement et non par analyse. Le Traité des Sensations est, comme on l'a fait remarquer, un modèle de synthèse ; mais aussi, où conduit une semblable méthode ? A un système dont la base est hypothétique, et dont la véritable analyse, appliquée aux faits de la nature humaine, démontre facilement la faus- seté. Mieux eût valu observer d'abord ces faits en eux-mêmes, sauf à ne pas bien apercevoir leurs rapports et laisser à d'autres le soin d'en former la synthèse. L'analyse et la synthèse sont deux opérations de l'esprit si bien différentes, qu'elles supposent dans les hommes qui les représentent des qua- lités diverses et qui s'excluent ordinairement. En outre, de même qu'elles constituent deux moments distincts dans la pensée de l'individu, elles se succèdent aussi dans le développement général de la science et de l'esprit humain. Elles alternent et dominent chacune à leur tour dans l'histoire. Il y a des époques analytiques et des époques synthétiques : dans les premières, les savants sont préoccupés du besoin d'observer les faits particuliers, d'étudier leurs propriétés et leurs lois spéciales sans les rattacher à des prin- cipes généraux ; dans les secondes, au contraire, on sent la nécessité de coordonner tous ces détails et de réunir tous ces matériaux pour re- construire l'unité de la science. C'est ainsi, par exemple, que l'on a appelé le xvme siècle le siècle de l'analyse, parce qu'il a en effet pro- clamé et généralisé cette méthode, et lui a fait produire les plus beaux résultats dans lessciences naturelles. Ce qui ne veut pas dire que la syn- thèse ne se rencontre pas dans les recherches des savants et des philosophes de cette époque. Ceux même qui l'ont dépréciée, Condillac, par exemple, l'ont employée à leur insu. D'ailleurs, le xvin" siè- cle s'est servi de l'induction, qui est une géné- ralisation, et par là une synthèse, et il n'a pas manqué non plus de tirer les conséquences de ses principes, ce qui est encore un procédé syn- thétique ; mais il est vrai que ce qui domine au xvine siècle, c'est l'observation des faits de la na- ture, et presque toutes les découvertes qui l'ont illustré sont dues à l'analyse. Mais si ces deux méthodes sont distinctes, elles ne s'excluent pas ; loin de là, elles sont éga- lement nécessaires l'une à l'autre ; elles doivent se réunir pour constituer la méthode complète, dont elles ne sont, à vrai dire, que les deux opé- rations intégrantes. Qu'est-ce qu'une synthèse qui n'a pas été précédée de l'analyse? Une oeuvre d'imagination ou une combinaison arti- ficielle du raisonnement, un système plus ou moins ingénieux, mais qui ne peut reproduire la réalité ; car la réalité ne se devine pas : pour la connaître, il faut l'observer, c'est-à-dire l'é- tudier dans toutes ses parties et sous toutes ses fa:es. Une pareille synthèse, en un mot, s'appuie sur l'hypothèse. D'un autre côté, supposez que la science s'arrête à l'analyse; vous aurez les ma- tériaux d'une science plutôt qu'une science véritable. Il y a deux choses à considérer dans la nature : les êtres avec leurs propriétés, et les rapports qui les unissent. Si vous vous bornez à l'étude des faits isolés, et que vous négligiez leurs rapports, vous vous condamnez à ignorer la moitié des choses, et la plus importante, celle que la science surtout aspire à connaître, les lois qui régissent les êtres, leur action récipro- que, l'ordre, l'accord admirable qui règne entre toutes les parties de cet univers. Vous ne con- naîtrez même qu'imparfaitement chaque objet particulier, car son rôle et sa fonction sont dé- terminés par ses rapports avec l'ensemble. La synthèse doit donc s'ajouter à l'analyse, et ces deux méthodes sont également importantes. Les règles qui leur conviennent sont faciles à déter- miner. L'analyse doit toujours précéder la syn- thèse; en outre, elle doit être complète, s'étendre à toutes les parties de son objet; autrement, la synthèse, n'ayant pas à sa disposition tous les éléments, ne pourra découvrir leurs rapports. Elle sera obligée de les supposer et de combler les lacunes de l'analyse par des hypothèses. Enfin l'analyse doit chercher à pénétrer jusqu'aux éléments simples et irréductibles, ne s'arrêter que quand elle est arrivée à ce terme ou quand elle a touché les bornes de l'esprit humain. Réu- nir tous les matériaux préparés par l'analyse, n'en rejeter et méconnaître aucun, reproduire les rapports des objets tels qu'ils existent dans la nature, ne pas les intervertir ou en imaginer d'autres, telle est la tâche et le devoir de la syn- thèse. Au reste, si ces règles sont évidentes, il est plus facile de les exposer que de les appliquer. Aussi, dans l'histoire, elles sont loin d'être exac- tement observées ; on doit tenir compte ici des lois du développement de l'esprit humain. La science débute par une analyse superficielle, qui sert de base aune synthèse hypothétique. La fai- blesse des théories dues à ce premier emploi de la méthode rend bientôt nécessaire une analyse plus sérieuse et plus approfondie, à laquelle suc- cède une synthèse supérieure à la première. Ce- pendant il est rare que l'analyse ait été complète; le résultat ne peut donc être définitif. La nécessite de nouvelles recherches et d'une application plus rigoureuse de l'analyse se fait de nouveau sentir. Tel est le rôle alternatif des deux mé- thodes dans le développement progressif de la science et dans son histoire ; mais la règle posée plus haut n'en conserve pas moins sa valeur absolue. La vraie synthèse est celle qui s'appuie ANAL 58 — ANAL sur une analyse complète: c'est là un idéal que 1rs savants et les philosophes ne doivent jamais I dre 'I'' vue. Parcourons rapidement les autres opérations de l'esprit et les procédés de la science, qui pré- sentent le caractère d'une décomposition ou d'une composition, et qui, pour ce motif, ont reçu le nom d'analyse ou de synthèse. D'ahord, pour étudierun objet, l'esprit humain est obligé de le décomposer, non-seulement dans ses éléments et ses parties intégrantes, mais aussi dans ses qualités ou propriétés ; de l'observer sous ses divers points âe vue. Or cette décom- position qui s'opère, non plus sur des parties réelles, mais sur des propriétés auxquelles nous prêtons une existence indépendante, est Vab- s traction. L'abstraction est donc une analyse, puisqu'elle est une décomposition; mais ce qui la distingue de l'analyse proprement dite, c'est qu'elle s'exerce sur des qualités qui, prises en elles-mêmes, n'ont pas d'existence réelle. Après l'abstraction vient la classification. Classer, c'est réunir ; par conséquent, toute classification est une synthèse; mais pour former une classification, on peut suivre deux procédés. Si dans la consi- dération des objets, on fait d'abord abstraction des différences pour s'arrêter à une propriété géné- rale, on pourra ainsi réunir tous ces objets dans un même genre; ensuite, à côté de ce caractère commun à tous, si on remarque une qualité par- ticulière à quelques individus, on établira dans le genre des espèces, et on descendra jusqu'aux individus eux-mêmes. Or il est clair qu'en pro- cédant ainsi, on va non-seulement du général au particulier, mais du simple au composé; puisqu'à mesure que l'on avance, de nouvelles qualités s'ajoutent aux premières. Ainsi, quoique l'analyse intervienne pour distinguer les qualités, le pro- cédé général qui sert a former la classification, est synthétique. Si, au contraire, on commence fiar observer les individus dans l'ensemble de eurs propriétés, et que l'on rapproche ceux qui offrent le plus grand nombre de qualités sem- blables, on créera d'abord des espèces ; puis, fai- sant abstraction de ces qualités qui distinguent les espèces, pour ne considérer que leurs pro- priétés communes, on établira des genres ; des genres, on s'élèvera à des classes plus générales encore. Il est évident que dans cette méthode, qui est l'inverse de la précédente, si la synthèse intervient pour réunir et coordonner les indi- vidus, les espèces et les genres, on procède non- seulement du particulier au général, mais du composé au simple, et du concret à l'abstrait. L'opération fondamentale est dans l'analyse. La méthode analytique sert à former les classifi- cations naturelles^ et la méthode synthétique les classifi ations artificielles (voy. Classification). Les mots analyse et synthèse s'emploient aussi quelquefois pour désigner l'induction et la dé- duction. D'abord toute induction légitime repose sur l'observation et l'analyse, en particulier sur l'expérimentation. Or, l'expérimentation qui. en répétant et variant les expériences, écarte d'un l'ait les circonstances accessoires et accidentelles, pour saisir son caractère constant et dégager sa loi, est une véritable analyse. Enfin, si l'induction elle-même, étendant ce caractère a tous les indi- vidus, les groupe et les réunit dans un seul prin- cipe, ce principe est abstrait et représente une idée à la l'ois générale et simple. Le procédé qui sert à le former est donc une analyse. D'un autre côtéj la déduction qui revient du général au particulier, du genre aux espèces et aux indi- vidus, est une opération synthétique. Il en est ii i des idées nécessaires' et des vérités de la rai- son, comme des principes qui sont dus à l'expé- rience. Le principe qui dégage l'abstrait du concret, l'idée générale des notions particulières, est toujours l'abstraction et l'analyse; ainsi l'in- duction de Socrate et la dialectique de Pla ont été appelées à juste titre une méthode d'a- nalyse. La manière de procéder d'Aristote et de Kant, par rapport aux idées de la raison, offre l'emploi successif des deux méthodes. An et Kant séparent les notions pures de l'enten- dement et de la raison de tout élément empirique et sensible ; ils les distinguent, les énumèrent et en dressent la liste : c'est un travail d'analyse; puis ils les rangent dans l'ordre déterminé par les rapports qui les unissent : ils en forment la synthèse. Si l'on admet avec des philosophes plus récents que toutes ces idées rentrent dans un principe unique, et ne sont que les formes de son développement progressif, cette méthode sera synthétique; mais elle suppose une analyse an- térieure, sans quoi le système repose sur une base hypothétique. Dans la démonstration qui se compose d'une suite de raisonnements, on retrouve les deux procédés fondamentaux de l'esprit humain. Aussi les logiciens distinguent deux sortes de démons- tration : l'une analytique, l'autre synthétique. Si l'on veut traiter une question par le raisonne- ment, on peut suivre, en effet, deux marches différentes. La première consiste à partir de l'é- noncé du problème, analyser les idées renfer- mées dans les termes de la proposition qui la formule, et à remonter ainsi jusqu'à une vérité générale qui démontre a vérité ou la fausseté de l'hypothèse. Dans ce cas, on décompose une idée complexe qui constitue la question même, et on la met en rapport avec une vérité simple, évidente d'elle-même ou antérieurement démon- trée ; on procède alors du composé au simple et on suit une marche analytique. Cette méthode est en particulier celle qu'on emploie en algèbre. Mais on peut suivre un procédé tout opposé; prendre pour point de départ une vérité géné- rale, déduire les conséquences qu'elle renferme et arriver ainsi à une conséquence finale qui est la solution du problème. Ici, on va du général au particulier, du simple au composé; la mé- thode est synthétique. Cette méthode est celle dont se servent habituellement les géomètres ; elle constitue la démonstration géométrique. Il est évident que dans les deux cas, le raisonne- ment consiste toujours à mettre en rapport deux propositions, l'une générale, l'autre par- ticulière, au moyen de propositions intermé- diaires ; mais le point de départ est diffé- rent : dans le premier cas, on part de la ques- tion pour remonter au principe ; dans le second, du principe pour aboutir à la question. Condillac a donc eu tort de dire (Logique, Ve partie, ch. vi) que puisque ces deux méthodes sont contraires, l'une doit être bonne et l'autre mauvaise: et M. de Gérando fait judicieusement observer que la comparaison qu'il emploie à ce sujet est inexacte. « On ne peut aller, dit Condillac, que du connu à l'inconnu ; or, si l'inconnu est sur la montagne, ce ne sera pas en descendant qu'on y arrivera; s'il est dans la vallée, ce ne sera pas en montant : il ne peut donc y avoir deux che- mins contraires pour y arriver. — Mais Condillac n'observe pas qu'il y a ou qu'il peut y avoir pour nous dans une question deux espèces de connues.... Il y a une connue au sommet de la montagne, c'est l'énoncé du problème, et il y a aussi une connue au fond de la vallée, c'est un principe antérieur au problème et déjà reconnu par notre esprit. Ce qu'il y a d'inconnu, c'est la situation respective de ces deux points que sé- pare une plus ou moins grande distance. L'art ANAL — 59 ANAX du raisonnement consiste à découvrir un passage de l'un à l'autre, et, quelque route que l'on ait prise, si l'on est arrivé du point de départ au ternie de son voyage, le passage aura été décou- vert et l'on aura bien raisonné. » [Des Signes et de l'Art de penser dans leurs rapports, t. IV, ch. vi. p. 189.) On ne doit pas oublier, ainsi que le fait remarquer le même auteur, que dans chacune des deux méthodes, il entre à la fois de l'analyse et de la synthèse, pour peu surtout que le raisonnement soit compliqué et d'une certaine étendue ; mais on doit considérer l'en- semble des opérations qui constituent le raison- nement total, et donnent à la démonstration son caractère général. Quels sont les avantages respectifs de ces deux méthodes, quel emploi faut-il en faire, et dans quel cas est-il bon d'appliquer l'une de préfé- rence à l'autre? La réponse ne peut être absolue, cela dépend de la nature des questions que l'on traite et de la position dans laquelle se trouve l'esprit par rapport à elles. La méthode analy- tique qui se renferme dans l'énoncé du problème, a l'avantage de ne pouvoir s'en écarter, et de ne pas se perdre en raisonnements inutiles : comme procédé de découverte, elle est plus directe. La synthèse, sous ce rapport, est plus exposée à s'éloigner de la question, à tâtonner, à suivre des routes sans issue ou qui la conduisent à d'au- tres résultats que ceux qu'elle cherche. Sa mar- che est plus incertaine et plus aventureuse ; mais lorsqu'elle n'a pas d'autre but positif que celui de déduire d'un principe fécond les consé- quences qu'il renferme, elle arrive à découvrir des aperçus nouveaux et des solutions à une foule de questions imprévues qui naissent en quelque sorte sous ses pas. Quand elle poursuit une solution particulière, et qu'elle n'arrive pas à son but, elle rencontre souvent sur son chemin des réponses et des solutions à d'autres ques- tions. Ces deux méthodes sont toutes deux natu- relles; néanmoins l'une, la synthèse, semble plus conforme à la marche même des choses, puis- qu'elle va des principes aux conséquences, des causes aux effets : c'est la méthode démonstra- tive par excellence. Quand la vérité est trouvée, et qu'il ne s'agit que de la démontrer ou de la transmettre, le rapport entre le point de départ et le but étant connu, sa marche est sûre et directe, et cette voie est plus courte que celle de l'analyse; aussi est-ce la méthode que l'on emploie surtout dans l'enseignement, ce qui ne veut pas dire que l'analyse n*y ait pas une place importante. D'ailleurs les deux méthodes, loin de s'exclure, se prêtent un mutuel appui ; elles se servent l'une à l'autre de vérification et de preuve. Il n'existe point et il ne peut guère exister de traités spéciaux sur l'analyse ni sur la synthèse ; l'étude de ces deux méthodes est une partie es- sentielle de la logique ; nous renvoyons, par conséquent, à tous les ouvrages qui traitent de cette science, principalement aux ouvrages mo- dernes. Nous citerons particulièrement la Logi- que de Port-Royal, 4e partie; YOptique de New- ton, liv. III, quest. 21; le Discours de J. J. W. Her'schell sur l'étude de la philosophie; VEssaiàe M. Cournot sur les fondements de nos connais- sances, Paris, 1851, 2 vol. in-8. Ch. B. ANALYTIQUE, VOy. ANALYSE, JUGEMENT, MÉ- THODE. ANALYTIQUES (Ta 'Ava).UTixâ). Tel est le titre qu'on a donné au temps de Galien, c'est-à- dire dans le ne siècle de l'ère chrétienne, et qui, depuis, a été généralement consacré à une partie de VOrganum ou de la logique d'Aristote. Cette partie de l'Organum est formée de deux traités parfaitement distincts, dont l'un, portant le nom de Premiers Analytiques, enseigne l'art de ré- duire le syllogisme dans ses diverses figures et dans ses éléments les plus simples; l'autre, appelé les Derniers Analytiques, donne les rè- gles et les conditions de la démonstration en gé- néral. A l'imitation de ce titre, Kant a donné le nom d' 'Analytique transcendent aie à cette partie de la Critique de la raison pure qui décompose la faculté de connaître dans ses éléments les plus irréductibles. ANAXAGORE. Il naquit à Clazomène, dans la lxxc olympiade, quelquesannées avant Empédo- cle, qui cependant le devança par sa réputation et ses travaux (Aristote, Métaphysique, liv. I, ch. m). Doué de tous les avantages de la naissance et de la fortune, il abandonna, par amour pour l'é- tude, et son patrimoine et son pays natal, dont les affaires ne lui inspiraient pas plus d'intérêt que les siennes. Il avait vingt-cinq ans quand il se rendit à Athènes, alors le centre de la civi- lisation et, l'on pourrait dire, de la nationalité grecque. Admis dans l'intimité de Périclès, il exerça sur ce grand homme une très-haute et très-noble influence, et cette position, au sein d'une démocratie jalouse, fut probablement la vraie cause des persécutions qu'il endura sous le prétexte de ses opinions religieuses. Cette con- jecture ne paraîtra pas dénuée de fondement, si l'on songe qu'à l'accusation d'impiété dirigée contre Anaxagore, se joignait celle d'un crime politique, le plus grand qu'on pût imaginer alors : on le soupçonnait de médisme, c'est-à-dire de favoriser contre sa patrie les intérêts du roi de Perse. Sauvé de la mort par Périclès, mais exilé d'Athènes qu'il habitait depuis trente ans, il alla passer le reste de ses jours à Lampsaque, où il mourut à l'âge de soixante-douze ans, entouré de respect et d'honneurs. Anaxagore n'est pas seulement Ionien par le lieu de sa naissance, il l'est aussi par ses maîtres. Cicéron, Strabon, biogène Laërce, Simplicius, s'accordent à dire qu'il entendit les leçons d'A- naximène; et, quoi qu'en dise Ritter, nous som- mes obligés d'accepter ce témoignage qu'aucune voix dans l'antiquité n'a démenti. Mais c'est principalement par la direction de ses études et le caractère général de sa doctrine, qu 'Anaxagore appartient à l'école ionienne; car, même lors- qu'il s'élève jusqu'à l'idée d'un principe spirituel, il a toujours pour but l'explication et l'intelli- gence du monde sensible. Aussi l'a-t-on appelé le physicien par excellence (6 BUffixeivra-ro;), et ce n'est véritablement que par dérision qu'il a été surnommé Vesprit (à voù;), à peu près comme Descartes l'a été par Gassendi. Cette prédilection d' Anaxagore jpour le monde extérieur nous ex- plique la déception que Platon éprouva à la lecture de ses ouvrages, et les reproches fort injustes qu'il lui adresse par la bouche de Socrate. Cependant il ne faut pas croire que le philosophe de Clazomène soit demeuré étranger à des études d'un autre ordre : nous savons, par le témoignage de Favorinus, que le premier il tenta d'expli- quer les poèmes d'Homère dans un sens allégo- rique, au profit de la saine morale. Il savait re- vêtir sa pensée d'une forme aussi noble qu'a- gréable, et ne devait pas être étranger aux ques- tions politiques; car Plutarque nous assure qu'il enseigna à Périclès l'art de gouverner la multi- tude avec fermeté. Enfin, selon Platon, il s'est aussi beaucoup occupé de la nature et des lois de l'intelligence; mais aujourd'hui il ne nous reste d Anaxagore que des fragments relatifs à la théorie de la nature. Il admettait avec toute l'antiquité ce principe : que rien n'est produit, que rien ne peut s'anéan- ANAX lir d'une manière absolue; par conséquent il s dait la matière comme une substance éter- et nécessaire, quoique essentiellement va- riable par sa forme et la combinaison de ses lents. Mais les seules propriétés de la matière lui semblaient insuffisantes pour expliquer le mouvement et l'harmonie générale du monde: le hasard, pour lui, c'était le nom sous lequel nous déguisons notre ignorance des causes; et quant à cette nécessité aveugle dont les autres philosophes se contentaient si facilement, il en niait l'existence. De là un dualisme entièrement inconnu jusqu'alors et qu'Anaxagore lui-même, en tête de l'un de ses ouvrages, a formulé ainsi : « Toutes choses étaient confondues, puis vint l'intelligence qui fit régner l'ordre. » Ces paro- les, que nous retrouvons également dans les plus anciens monuments de l'histoire de la philoso- phie, ne sauraient nous laisser aucun doute sur leur authenticité, et nous tracent tout naturelle- ment la marche que nous avons à suivre. Nous examinerons d'abord quels sont, dans l'opinion de notre philosophe, la nature et le rôle de l'es- prit; nous chercherons ensuite à déterminer les divers caractères et les divers éléments de la substance matérielle ; enfin nous terminerons par quelques réflexions sur l'origine de la phi- losophie d'Anaxagore et ses rapports avec les systèmes qui l'ont précédée. Ce que nous avons dit suffit déjà pour nous convaincre qu'il ne s'agit pas ici du dieu de la raison et de la conscience : le dieu d'Anaxagore n'est qu"un humble ouvrier, condamné à tra- vailler sur une matière toute prête, obligé de tirer le meilleur parti possible d'un principe éternel comme lui, et dont le propriétés impo- sent à sa puissance une limite infranchissable. Telle sera toujours l'idée qu'on se formera de la cause suprême, si l'on n'y arrive pas par un autre chemin que l'observation exclusive de la nature extérieure; car il est facile de compren- dre que le physicien ne recourra à l'intervention divine, que lorsque les faits ne peuvent s'expli- quer par la nature même des corps. Or, tel est précisément le jugement qu'Aristote a porté sur le philosophe de Clazomène : « Anaxagore, dit- il, se sert de l'intelligence comme d'une machine pour faire le monde, et quand il désespère de trouver la cause réelle d'un phénomène, il pro- duit l'intelligence sur la scène; mais dans tout autre cas, il aime mieux donner aux faits une autre cause {de la Métaphysique d'Aristote, par M. Cousin, in-8, Paris, 1835, p. 140). » Platon dit la même chose d'une manière encore plus explicite {Phèd.,^ p. 393, édit. Mars. Ficin). Ainsi renfermé dans une sphère nécessairement très-restreinte, l'esprit a deux fonctions à remplir, parce qu'il y a deux choses que les propriétés physiques ne sauraient jamais expliquer : 1° l'ac- tion qui déplace les éléments matériels, qui les réunit ou les sépare, qui leur donne constam- ment ou leur a donné une première fois le mou- vement ; 2° la disposition des choses selon cet ordre admirable qui éclate à la fois dans l'en- semble et dans chaque partie de l'univers. Con- sidéré comme moteur universel, comme la cause première «les révolutions générales du monde et oangements. des phénomènes particuliers ' il est le théâtre, l'esprit ne peut pas faire partie du monde, il ne peut être mêlé à aucun es éléments, il. est à l'abri de toute al téra- iiçu comme une substance en- tièrement simple, qui existe par elle-même, qui sa propre puissance? tant qu'elle Si on lui donne éga- ' l!l |r titre d'infii ne ce mot n'avait I ;'\- '• d Anaxagore, et en général — 60 — ANAX h. / les premiers philosophes, la signification métaphysique qu'on y attache aujourd'hui, l sidéré comme ordonnateur, comi ' ■ de l'harmonie générale du monde et de l'organisa- tion des êtres, le principe spiritu • né- cessairement la faculté de penser, d'où lui vient probablement le nom d'inti [voO;) sous lequel on le désigne toujours. I c ne peut agir qu'en pensant; et s'il est vrai qu'elle est l'auteur du mouvement, il faut que ce mou- vement ait une raison (Arist., Phye., lib. III. c. iv; Metaph., lib. XII, c. a). Mais si la pensée et l'action sont inséparahles, il faut que l'une s'étende aussi loin que l'autre; il faut que la pensée s'étende plus loin encore, car le plan doit exister avant l'œuvre, et le projet avant l'exécu- tion. Aussi Anaxagore disait-il expressément que l'intelligence ou le principe spirituel du monde embrasse en même temps dans sa connaissance, le présent, le passé et l'avenir, ce qui est encore à l'état de chaos, ce qui en est déjà sorti et ce qui est sur le point d'y rentrer. Anaxagore attri- buait-il aussi à son Dieu la connaissance du bien et du juste? Cette opinion pourrait au besoin s'appuyer sur deux passages obscurs d'Aristote {Metaph., lib. XII, c. x); mais elle ne s'accor- derait guère avec le caractère général du système que nous exposons. Puisque Anaxagore, comme tous les autres philosophes de l'antiquité, ne reconnaît pas la création absolue, et qu'en dehors de son prin- cipe spirituel il n'y a pour lui que la matière, il ne pouvait pas admettre la pluralité des âmes; il ne pouvait pas supposer que chaque être vi- vant soit animé par une substance particulière, par un principe moteur distinct de l'esprit uni- versel. Par conséquent, il ne devait pas considé- rer l'intelligence suprême comme une existence séparée et distincte de celle des choses. En effet, Platon nous assure, dans son Cratyle, qu'Anaxa- gore faisait agir l'esprit sur le monde en le pé- nétrant dans toutes ses parties. Aristote lui at- tribue la même pensée {de Anima, lib. I, c. n) : « Anaxagore, dit-il, prétend que l'intelligence est la même chose que l'âme, parce qu'il croit que l'intelligence existe dans tous les animaux, dans les grands comme dans les petits, dans les plus nobles comme dans les plus vils. » Ainsi, encore une fois, c'est le même principe, le même esprit, une seule âme qui anime tout ce qui existe. Conséquent avec lui-même, Anaxagore ne s'arrête pas là: il veut que l'intelligence ré- side aussi dans les plantes, puisque les plantes sont des êtres vivants. Elles ont, comme les ani- maux, leurs désirs, leurs jouissances et leurs peines ; elles ne sont pas même dépourvues de connaissance. Mais comment se fait-il que ce prinipe unique, toujours le même dans la sub- stance et dans les propriétés générales, nous ap- paraisse dans les divers êtres sous des formes si différentes? Pourquoi ne le voyons-nous pas agir en tout temps et en tout lieu , d'après les mêmes lois, avec la même sagesse, avec la même puissance? Pourquoi la plante n'a-t-elle pas les mêmes passions, les mêmes instincts que l'animal? Pourquoi l'animal est-il si infé- rieur à l'homme ? Ici reparaissent les limites in- fran hissables que rencontre toujours le prin- cipe spirituel, quand il veut agir sur la matière. L'intelligence ne peut se développer que dans la mesure où l'organisme le permet ; et l'orga- nisme à son tour dépend de la matière et des éléments dont elle se compose. Ainsi l'homme, disait Anaxagore, au témoignage d'Aristote, l'homme n'est le plus raisonnable des animaux, que parce qu'il a des mains ; et en général, là où le principe spirituel ne trouve pas les instru- ANAX ments nécessaires pour agir conformément à sa nature, il est obligé de rester inactif sans rien perdre pour cela de ses attributs essentiels. Il peut être comparé à une liqueur qui, sans chan- ger de nature, ne peut cependant ni recevoir une autre forme, ni occuper une autre place que celle que lui donne le vase où elle est con- tenue. C'est en vertu de ce principe, que le som- meil est regardé comme l'engourdissement de l'âme par les fatigues du corps. Toute âme par- ticulière n'étant que le degré d'activité dont l'intelligence est susceptible dans un corps dé- terminé, on comprend qu'elle meure aussitôt que ce corps se dissout. Telle est à peu près ce qu'on pourrait appeler la métaphysique d'Anaxa- gore. La matière; dans le système d'Anaxagore, n'est pas représentée par un principe unique ou par un seul élément qui sans cesse change de nature et de forme, comme l'eau dans la doc- trine de Thaïes, l'air dans celle d'Anaximène, et le feu dans celle d'Heraclite; il y voyait, au contraire, un nombre infini, non-seulement de parties très-distinctes les unes des autres, mais de principes véritablement différents, tous inal- térables, indestructibles, ayant toujours existé en même temps. Ces principes qui, par la va- riété infinie de leurs combinaisons, engendrent tous les corps, portent le nom d'homéomëries (ôfj.oioyipeiai) ; ce qui ne veut pas dire qu'ils soient tous semblables ou de la même espèce; mais il faut la réunion d'un certain nombre de principes semblables, pour que nous puissions démêler dans les choses une propriété, une qualité, un caractère quelconque. La prépondé- rance des principes d'une même espèce est la condition qui détermine la nature particulière de chaque être. En effet, les homéoméries étant d'une petitesse infinie, leurs propriétés ne sont pas appréciables pour nous, quand on les consi- dère isolées les unes des autres et en petite quantilé; dans cet état, elles échappent entiè- rement à nos sens et n'existent qu'aux yeux de la raison (Arist., de Ccelo, lib. III, c. m). Parmi ces principes si variés, les uns devaient concourir à la formation de la couleur ; les au- tres, de ce qu'on appelle, dans le langage des physiciens, la substance des corps. De la résulte que pour chaque couleur, comme pour chaque substance matérielle, par exemple pour l'or, pour l'argent, pour la chair ou le sang, il fallait admettre des parties constituantes d'une nature particulière. Mais tous les principes ayant été primitivement confondus, aucun d'eux ne peut exister entièrement pur, aucune couleur, aucune substance ne peut être sans mélange (Arist., Phys., lib. I, c. v). Puisque c'est le besoin de remonter à une cause première de l'ordre et du mouvement qui a conduit Anaxagore à l'idée d'un principe spi- rituel, il fallait bien qu'il supposât un temps où les éléments -physiques de l'univers étaient plon- gés dans un état complet de confusion et d'iner- tie : par conséquent, le monde a eu un com- mencement. Si cette opinion nous paraît en contradiction avec l'idée que nous nous formons, d'après Anaxagore, de la cause intelligente, rien n'est plus conforme au rôle que ce philosophe a été forcé de laisser, et qu'il laisse en effet à la matière. Une simple conjecture de Simpli- cius ne peut donc pas nous donner le droit de penser, avec Ritter, que le monde, aux yeux d'Anaxagore, est sans commencement. Nous ne voyons aucune raison de repousser le témoignage d'Aristote, qui affirme expressément le contraire et qui le répète à plusieurs reprises avec la plus entière certitude. — 61 — ANAX Si l'on veut se rendre compte de cet état pri- mitif des choses, on n'a qu'à se rappeler que les homéoméries échappent à nos sens et qu'il en faut réunir un certain nombre de la même es- pèce pour qu'il en résulte une qualité distincte, ou un objet parfaitement déterminé et réel. Par conséquent, tant qu'une puissance libre et intelligente n'a pas établi l'ordre, n'a pas sé- paré les éléments pour les classer ensuite selon leurs diverses natures, il n'y a encore ni formes, ni qualités, ni substances ; ou si toutes ces cho- ses existent pour la raison comme les homéomé- ries elles-mêmes, elles n'existent pas pour l'ex- périence, elles n'appartiennent pas encore au monde réel. C'est ce commencement des choses qu'Anaxagore voulait définir par le principe que tout est dans tout. La confusion des éléments emporte avec elle l'idée d'inertie; car, si les êtres en général, une fois organisés , une fois en jouissance de leurs propriétés, peuvent exercer les uns sur les autres une influence réciproque, et dispensent le physicien d'expliquer chaque phénomène par l'action du premier moteur, il n'en est pas ainsi quand toutes ces propriétés sont paralysées, in- sensibles, ou, comme dit Aristote, quand elles existent dans le domaine du possible, non dans celui de la réalité. Mais ce n'est pas tout : aux yeux d'Anaxagore il n'y a pas même de place pour le mouvement, car le mélange de toutes choses, c'est l'infini. Or, dans le sein même de l'infini, il n'y a pas de vide, puisqu'il n'y a pas encore de séparation ; et dans tous les cas, le vide semblait à Anaxagore une hypothèse con- traire à l'expérience ; il s'appuyait sur ce fait dont il se faisait une arme contre la doctrine des atomes, que dans les outres vides et dans les clepsydres, on rencontre encore la résistance de l'air (Arist.. Phys., lib. III, c. vi). Ainsi tout se touche, tous les éléments sont contigus. Le mouvement n'est pas impossible en dehors de l'infini, où rien n'existe ni ne peut exister, pas même l'espace ; car, disait Anaxagore, l'in- fini est en soi ; il ne peut être contenu dans rien ; il faut donc qu'il reste où il se trouve. Nous connaissons l'ouvrier et les matériaux ; voyons maintenant comment s'est accomplie l'œuvre elle-même ; jetons un rapide coup d'œil sur la genèse d'Anaxagore. Quand l'activité de l'intelligence commença à s'exercer sur la masse inerte et confuse, elle ne fit pas naître sur-le-champ tous les êtres et tous les phénomènes dont se compose l'univers ; mais la génération des choses eut lieu successi- vement et par degrés, ou, comme Anaxagore s'exprimait lui-même, le mouvement se mani- festa d'abord dans une faible portion du tout, ensuite il en gagna une plus grande, et c'est ainsi qu'il s'étendit de plus en plus. Ce furent des mas^js encore très-confuses qui sortirent les premières de la confusion universelle. Le lourd, l'humide, le froid et l'obscur, mêlés ensemble, s'amassèrent dans cette partie de l'espace main- tenant occupée par la terre • au contraire, le léger, le sec et le chaud se dirigèrent vers les régions supérieures, vers la place de l'éther. Après cette première séparation, se formèrent les corps généralement appelés les quatre élé- ments, mais qui, dans la pensée d'Anaxagore, ne sont que des mélanges ou se rencontrent les principes les plus divers. De la partie inférieure, de la masse humide, pesante et froide, qu'il se représentait sous la forme des nuages ou d'une épaisse vapeur, Anaxagore fait d'abord sortir l'eau, de l'eau la terre, et de la terre se sépa- rent les pierres, formées d'éléments comentrés par le froid. Au-dessus de tous ces corps, dans AiNAX — 62 — ANAX les régions les plus pures de l'espace, est l'é- ther, lequel, si nous en croyons Aristote {de Cœlo, lib. 1. c. in; Meteor., lib. II, c. vu), n'est pas autre chose que le feu. C'est l'éther qui, en pénétrant dans les cavités ou les pores de la terre, devient la cause des commotions qui l'ébran- lent, 'lorsque, se dirigeant par sa tendance na- turelle vers les régions supérieures, il trouve toutes les issues fermées. A la formation des éléments, nous voyons succéder celle des corps célestes, du soleil, de la lune et des étoiles. L'éther, par la force du mouvement circulaire qui lui est propre, enlève de la terre des masses pierreuses qui s'enflamment dans son sein et de- viennent des astres. Cette hypothèse, conservée dans le recueil du faux Plutarque et littérale- ment reproduite par Stobée, s'accorde à mer- veille avec l'opinion attribuée à Anaxagore, que le soleil est une pierre enflammée plus grande que le Péloponèse, et que le ciel tout entier, c'est-à-dire les corps célestes, sont composés de pierres (Diogène Laërce, liv. II, ch. vin et ix). D'a- près un bruit populaire, il aurait prédit la chute d'une pierre que l'on montrait sur les bords de l'Egée, et que l'on disait détachée du soleil. Ne pourrait-on pas, sur cette tradition que Pline (liv. II, ch. lxviii) nous a conservée, fonder la conjecture très-probable qu'Anaxagore s'est oc- cupé des aérolithes, et que ces corps étranges lui ont suggéré sa théorie sur la nature du soleil et des autres corps célestes? Les paroles suivantes de Diogène Laërce (liv. II, ch. xn et xin) sembleraient confirmer cette supposition : « Silène rapporte, dans la première partie de son Histoire, que, sous le gouvernement de Di- myle, une pierre tomba du ciel, et à cette oc- casion, ajoute le même auteur, Anaxagore en- seigna que tout le ciel est composé de pierres qui, maintenues ensemble par la rapidité du mouvement circulaire, se détachent aussitôt que ce mouvement se ralentit. » Ayant découvert que la lune est éclairée par le soleil, Anaxagore ne devait pas croire qu'elle fût embrasée comme les autres étoiles ; mais elle lui parut être une masse de terre, entièrement semblable à celle que nous occupons. Aussi disait-il qu'il y a dans la lune, comme ici-bas, des collines, des vallées et des habitants (Diogène Laërce, ubi supra). Il a été le premier, si nous en croyons Platon, qui ait trouvé la véritable cause des éclipses, et, substituant partout les phénomènes naturels aux fables mythologiques, il enseignait que la voie lactée est la lumière de certaines étoiles, deve- nue sensible pour nous quand la terre intercepte la lumière du soleil (Arist., Meieor., lib. I, c. vin). Toute cette partie de la doctrine d"Anaxa- gore, concernant les rapports qui existent entre le soleil et les autres corps célestes, a quelques droits à notre admiration ; mais il était loin de comprendre encore la rotation de la terre, qu'il se représentait comme immobile au centre du [de Cœlo, lib. I. c. xxxv). Les comètes Lui semblaient une apparition simultanée de plusieurs planètes qui dans leur marche, se sont tellement rapprochées, qu'elles paraissent se toucher [Metcur., lib. I, c. vi). Les corps cé- une fois formés, nous voyons naître les plantes qui ne pouvaient exister auparavant, puisque le soleil en est appelé le père, comme - it la mère et la nourrice (Arist., de Plant., lib. I, c. n). Enfin, après les plantes. "" en même temps qu'elle.-!, viennent les ani- maux, i pour la première lois du li- l.aufTée par le soleil, et doués le de la faculté de se reproduire liv.II,ch. ix et x). Les animaux €tanl ve - derniers, les élémentsdont ils se composent sont aussi les plus su c'est en eux que la séparation des éléments pi ques ou des homéoméries se trouve la avancée. Anaxagore, voulant démontrer i théorie par l'expérience, invoquait en sa faveur le fait de la nutrition : quand nous considérons, disait-il^ les aliments qui servent à notre nour- riture, ils nous font l'effet d'être des substances simples, et cependant c'est d'eux que nous tirons notre sang, notre chair, nos os et les autres parties de notre corps (Plut., de Placit. jj/tilos., lib. I, c. ni). Quand les animaux et les plantes sont sortis de l'épuration de tous les éléments, le principe intelligent vint, pour ainsi dire, mettre la der- nière main à son œuvre. Jusqu'alors l'axe du ciel passait par le milieu de la terre; maintenant la terre est inclinée vers le sud, et les étoiles pre- nant, par rapport à nous, une autre place, il en résulta cette variété de température et de cli- mats sans laquelle plusieurs espèces de plantes et d'animaux étaient vouées à une destru inévitable. Un tel changement, ajoutait notre philosophe, est au-dessus de toutes les forces physiques et ne peut s'expliquer que par une sage intervention de la cause intelligente. Mais, arrivé ainsi à son dernier période, ce monde, dans la gé- nération duquel l'éther ou le feu joue le principal rôle, doit aussi périr par le feu. Cependant il n'est pas certain qu'Anaxagore ait adopte cette opinion. Aristote (Phys., lib. I, c. v) lui attribue posi- tivement l'opinion contraire : le monde une fois formé, ses éléments ne doivent plus rentrer dans le chaos; car la cause intelligente ne peut pas permettre le désordre, et une fois l'impulsion donnée à la matière, les principes confondus dans son sein doivent de plus en plus se dégager les uns des autres. Il nous reste, pour avoir achevé l'exposition de la doctrine a'Anaxagore, à déterminer le prin- cipe logique sur lequel elle s'appuie. Quoi que l'on fasse, on est obligé, sitôt qu'on émet un système, d'avoir une opinion arrêtée sur les sour- ces de la vérité et la légitimité de nos facul- tés. Anaxagore n'a probablement rien écrit sur ce sujet; mais il nous est impossible de dou- ter qu'il ait reconnu la raison comme moyen d'arriver aux principes des choses ou à la vérité suprême. C'est uniquement sur la foi de la raison qu'il a pu admettre, à côté des éléments physi- ques, un principe immatériel et intelligent. Mai? ce qui est plus remarquable encore, c'est que même les éléments matériels, dans leur pureté et leur simplicité, sont insaisissables pour nos sens; notre raison seule peut les concevoir. Il ne pou- vait donc pas admettre, avec Démocrite; que la vérité est seulement dans l'apparence ; il disait, au contraire, que nos sens nous trompent et qu'il ne faut pas les consulter toujours. Là est le véritable, le plus grand progrès dont on puisse lui faire nonneur. Quant à cette maxime que les choses sont pour nous ce que nous les croyons, il faut remarquer d'abord que la tradition seule l'a mise dans la bouche d' Anaxagore : ensuite ne pourrait-elle pas s'appliquer au sentiment, et ne voudrait-elle pas dire que le bonheur des hommes et une grande partie de leurs misères dépendent beaucoup de leurs opinions? Comprises dans un autre sens, ces paroles sont en contradiction ma- nifeste avec toutes les opinions que nous venons d'exposer. Pour trouver l'origine du système d'Anaxagore. nous ne remonterons pas, comme l'abbé Le Bat- tcux {Mêm. de VAcaa. des inscript.), jusqu'à la cosmogonie de Moïse ; nous ne la chercherons pas non plus, avec un savant de l'Allemagne, dans 1 antique civilisation des mages. Nous ne croyons ANAX — 63 — ANAX pas avoir besoin de sortir de la Grèce ni de l'é- cole ionienne; cette école se résume tout entière dans la doctrine que nous venons d'exposer. Mais Anaxagore ne s'est pas contenté de la résumer, il Ta conduite aux dernières limites qu'elle pût at- teindre ; car elle avait commencé par la physique, elle ne cherchait autre chose que la nature, et il l'a agrandie, il l'a conduite aux portes de la méta- physique dont il entr'ouvrit même le sanctuaire. En effet, si nous ne savons pas ce qu'il a emprunté à son compatriote Hermotyme, au moins l'existence de celui-ci ne saurait être révoquée en doute, et quelques mots d'Aristote, les traditions fabuleuses répandues sursoncompte, nous attestent suffisam- ment qu'il croyait à un principe spirituel (Arist., Metaph., lib. I, c. m). Mais ce fait isolé a moins d'importance que les traditions plus sûres que nous avons conservées des philosophes ioniens. Ainsi que Ritter l'a démontre jusqu'à l'évidence, ils se divisent en deux classes : les uns, comme Thaïes, Anaximène et Heraclite, admettent un élément qui, en vertu d'une force interne et vi- vante, se développe sous les formes les plus va- riées et produit l'univers; en un mot, ils expli- quent la nature par un principe dijna inique. Anaximandre, qui forme a lui seul toute une école, admet, au contraire, que la matière est inaltérable de sa nature et qu'elle ne change de forme que par la position de ses éléments : de là une physique toute mécanique. Tous les éléments sont d'abord confondus dans une masse infinie ; puis en vertu du mouvement qui leur est propre, en vertu de certaines antipathies naturelles, ils se séparent peu à peu et se combinent de mille manières. Ces deux principes, réunis et nettement distingués l'un de l'autre, donnent pour résultat la philosophie d' Anaxagore. Comme Anaximan- dre, il reconnaît une masse confuse de tous les éléments et un nombre infini de prin.ipes inal- térables. Comme Anaximène, il admet une force vitale et interne, une puissance qui se déve- loppe j)ar elle-même et en vertu de sa propre activité. Seulement cette puissance, nettement distinguée du principe matériel, devient une sub- stance simple, intelligente, active, en un mot, spirituelle. Anaxagore est le premier de tous les philoso- phes grecs qui ait écrit ses pensées. Mais ses ouvrages ne sont pas arrivés jusqu'à nous. Il n'en reste que des lambeaux dans les œuvres d'Aris- tote, de Platon, de Cicéron, de Diogène Laërce; dans les Commentaires de Simplicius sur la Phy- sique d'Aristote; dans le recueil de Stobée et le livre pseudonyme intitulé : de Placitis philoso- phorum. Ces fragments, que nous avons cités en grande partie, ont été recueillis et soumis à la critique par les auteurs suivants : Le Batteux, (Conjectures sac le système des homéoméries, dans le tome XXV des Mémoires deVAcad. des inscript. — Heinius, Dissertations sur Anaxagore, dans les tomes VIII et IX de l'Histoire de V Académie royale des sciences et lettres de Prusse. — De Rarnsay, Anaxagoras, ou Système qui prouve l'immortalité de l'âme, etc., in-8, la Haye, 1778. — Ploucquet, Dissert, de dogmatibus Thalelis Milesii et Anaxagorœ Clazomenii, in-8. Tubing., 1763. — Carus. sur Anaxagore de Clazomène, dans le Recueil de Fùlleborn, 10e cahier; le mê- me, Dissertatio de cosmo-theologice Anaxagorœ fontibus , in-4, Leipzig, 1798. — J. T. Hemsen, Anaxagoras Clazomenius, etc., in-8, Goëttin- gue, 1821. — H. Ritter, dans son Histoire de la philosophie ancienne, et son Histoire de la phi- losophie ionienne. — E. Bersot, de Conlroversis quibusdam Anaxagorœ doctrinis, Parisiis, 1843, in-8. — Zévort, sur la Vie et la doctrine d'A- naxagore. Paris, 1844, in-8. — E. Schaubacb, Anaxagorœ Clazomenii fragmenta, in-8, Leip- zig, 1827. — Mullachius, Fragmenta philoso- phorum grœcorum, gr. in-8, Paris. 1860. Ces deux derniers ouvrages sont les plus utiles à consulter, parce qu'ils renferment tous les frag- ments relatifs à Anaxagore. ANAXARÛUE d'Abdère. Disciple de son com- patriote Démocrite, suivant les uns; deMétrodore de Cbios ou de Diomène de Smyriie, suivant les autres. Il fut le maître de Pyrrhon et l'ami d'A- lexandre le Grand, qu'il accompagnait dans ses expéditions. Il vécut, par conséquent, durant le ive siècle avant J. C. Zélé partisan de la philoso- phie de Démocrite, il en pratiquait la morale dans sa vie privée plus encore qu'il n'en goûtait la théorie; c'est ce qui lui fit donner le surnom d'eudémoniste, c'est-à-dire partisan de la philo- sophie du bonheur (Diogène Laërce, liv. IX, en. i.x). ANAXILAS OU ANAXILAÙS DE Larysse [Anaxilaus Laryssœus]. Pythagoricien du siè- cle d'Auguste, moins fameux pour ses opinions philosophiques que pour son habileté dans les arts de la magie; il a traité lui-même ce sujet dans un écrit (IlaiYvia, seu Ludicra), dont nous trouvons quelques échantillons chez Pline [Hist. nat., liv. XIX, eh. i ; liv. XXVIII, ch. n ; liv. XXXV, ch. xv). Cette prétendue science attira sur lui une accusation qui l'obligea à fuir l'Italie, comme le rapporte Eusèbe dans sa Chronique. ANAXIMANDRE. Ce philosophe naquit à Mi- let. L'époque de sa naissance paraît pouvoir être rapportée à la seconde année de la xuie olym- piade ; car Apollodore dit qu'il avait soixante- quatre ans la seconde année de la Lvme olym- piade. Le même historien ajoute qu'il mourut peu de temps après. Anaximandre, qui avait été le disciple et l'ami de Thaïes, ©aX^To? xoivôtyiç, se livra comme lui aux études astronomiques. Le témoignage d'Eu- sèbe en fait foi, et ce témoignage se trouve con- firmé par celui de Favorinus dans Diogène Laërce. Voici quelles étaient en cette matière les opi- nions d'Anaximandre : La terre est de figure sphérique, et elle occupe le centre de l'univers. La lune n'est pas lumineuse par elle-même, mais c'est du soleil qu'elle emprunte sa lumière. Le soleil égale la terre en grosseur, et il est com- posé d'un feu très-pur. Diogène, sur l'autorité de Favorinus, ajoute qu'Anaximandre avait in- venté le cadran solaire; que, de plus, il avait fait des instruments pour marquer les solsti- ces et les équinoxes ; que, le premier, il avait décrit la circonférence de la terre et de la mer, et construit la sphère. Il est probable que la plupart de ces travaux astronomiques et géo- graphiques ne furent que de simples essais; car on les retrouve, plus tard, attribués également à Anaximène. Les découvertes d'Anaximandre ne furent, selon toute vraisemblance, que des tâton- nements scientifiques, des tentatives incomplètes, qui; de la main de ses successeurs dans l'école ionienne, durent recevoir et reçurent en effet des perfectionnements. Les travaux astronomiques et géographiques d'Anaximandre n'étaient, au reste, qu'un appen- dice à sa cosmogonie, et rentraient ainsi dans un système général de philosophie qui avait pour objet l'explication de l'origine et de la formation des choses. Thaïes avait le premier tenté cette explication, et l'eau lui avait paru être l'élément primordial et générateur : « Car il avait remar- qué (Arist., Metaph., lib. I, c. ni) que l'humide est le principe de tous les êtres, et que les ger- mes de toutes choses sont naturellement humi- des. » Anaximandre vint modifier considérable- ment la solution apportée par son devan.ier et son maître au problème cosmogonique. Non-seu- ANAX — 64 — ANAX lement il refusa à l'eau le titre d'élément géné- rateur, mais il ne reconnut comme tel aucun des éléments qui, de son temps ou après lui, lurent admis à ce rang par d'autres Ioniens. Pour Anaximandre, le principe des choses n'est ni i'eau, ni la terre, ni l'air, ni le feu, soit pris iso- lément, comme le veulent Thaïes. Pherécyde, Anaximène, Heraclite, soit pris collectivement, comme l'entendit le Sicilien Empédocle. Ce prin- cipe, pour Anaximandre, c'est l'infini, àp/r,v xal uto"/-:îov ta a-ïir.ov. Maintenant, qu'entendait Anaximandre par l'infini? Voulait-il parler de l'eau, de l'air ou de quelque autre chose? C'est un point que, d'après Diogene, il laissa sans dé- termination précise. Toutefois, Aristote (Meta- ph., lib. XII, c. il) essaye de rendre compte de l'infini d'Anaximandre, en disant que c'est une sorte de chaos primitif; et c'est en ce même sens aussi que saint Augustin, dans un passage de sa Cité de Dieu (iiv. VIII, ch. u), interprète la don- née fondamentale du système d'Anaximandre. Thaïes avait ouvert en Grèce la série des phi- losophes dont le système cosmogonique devait reposer sur un principe unique, admis comme élément primordial, et donnant naissance, par ses développements ultérieurs, à l'univers. Dans cette voie marchèrent Pherécyde, Anaxi- mène, Diogène d'Apollonie, Heraclite. Anaxi- mandre, au contraire, vint poser la base de ce système cosmogonique que devait un jour, sauf quelques modifications, reproduire et développer Anaxagore, et qui consiste à expliquer la forma- tion des choses par l'existence complexe et simul- tanée de principes contemporains les uns des au- tres, et confondus primitivement dans le chaos. Tel est le point de départ de la cosmogonie d'Anaximandre. Mais comment cette confusion primitive fit-elle place à l'harmonie? Comment Anaximandre explique-t-il le passage du chaos à l'ordre actuel de l'univers? Il tire cette explication du double caractère qu'il prête à l'infini, immuable quant au fond, mais variable quant à ses parties. Or, en vertu de cette dernière propriété, une série de modi- fications ont lieu, non dans la constitution intime des principes, qui, pris chacun en soi, furent dans l'origine ce qu'ils devaient être toujours, mais dans leur juxtaposition, dans leur combi- naison, dans leurs rapports. Un dégagement s'o- péra, grâce au mouvement éternel, attribut essen- tiel du chaos primitif, et ce dégagement amena, comme résultats graduellement obtenus, la sé- paration des contraires et l'agrégation des élé- ments de nature similaire. C'est ainsi que toutes choses jurent formées. Toutefois, cette formation ne s'opéra pas instantanément : elle fut successive, et ce ne fut que par une série de transformations que les animaux, et notamment l'homme, arri- vèrent à revêtir leur forme actuelle. La cosmogonie d'Anaximandre constitue une sorte de panthéisme matérialiste. Eusèbe et Plu- tarquelui reprochent d'avoir omis la cause ef- fi.icnte. C'était à Anaxagore qu'il était réservé de concevoir philosophiquement un être distinct de la matière et supérieur à elle, une intelli- gence motrice et ordonnatrice. Les documents relatifs à la philosophie d'A- ndré se rencontrent en assez grand noinbn nc Laërce (liv. II, ch. i) ; dans Aristote [Phys., liv. I, ch. iv, elliv. III, ch. iv et vu); dans Simplicius (Comment, in Phys. AristoL. î° 6, et de Coelo, f 161). Il existe en outre des écrits particuliers sur cette philosophie : 1° Re- cherches sur Anaximandre, par l'abbé de Ca- -. de Mémoires de F Acad. des talion sur la philosophie d'A- naximandre, par S hleiermacher, dans les Mé- moires de l'Acad. royale des sciences de Berlin ", 3° Histoire de la Philosophie ionicntie (Introd., et notamment le chapitre sur Anaximandre), par C. Mallet, in-8, Pans, 18V2. On peut consul- ter encore les histoires générale! de la philoso- phie de Tcnnemmn, 1 edemann. Brueker, et notamment Ritter {Ilist. de la Pnil. ionienne), ainsi que Bouterwe k (dePrimisphiloiophorvm grœcorum deerclis), dans les Mémoires de la Société de Goëttingue, t. II, 1811. X. ANAXIMÈNE. La ville de Milet, qui déjà avait vu naître Thaïes et Anaximandre, fut la patrie de ce philosophe. D'après les calculs les plus probables, Anaximène a dû vivre entre la Lvr3 et la lxx" olympiade (environ de 550 à 500 ans avant J. C). Diogène Laërce lui donne pour maîtres Anaximandre et Parménide. Les prédé esseursde ce philosophe dans IV ionienne, Thaïes, Pherécyde, Anaximandre, avaient été physiciens et astronomes. Anaxi- mène continua leurs travaux. On lui attribue d'avoir enseigné la solidité des cieux, et leur mouvement autour de la terre supportée par l'air. Dans l'origine delà science astronomique, il dut en effet paraître assez naturel de penser que le ciel était une voûte sphérique et solide à laquelle étaient fixés les astres, qu'un mou- vement diurne entraînait d'orient en occident. Anaximène parait aussi avoir perfectionné l'u- sage des cadrans solaires, inventés par Anaxi- mandre. Le système cosmogonique d'Anaximène s'é- carta de celui d'Anaximandre pour se rapprocher de celui de Thaïes. Ce n'est pas, toutefois, qu'il soit complètement semblable à ce dernier : il y a entre eux cette différence, que l'un admet l'eau pour premier principe, et l'autre l'air. Mais il est à remarquer qu'Ana-ximène abandonna l'hypo- thèse de l'infini, adoptée par Anaximandre, pour se ranger avec Thaïes à la doctrine d'un élé- ment unique, considéré comme élément généra- teur. Cet élément, c'est l'air, auquel Anaximène assigna pour attributs fondamentaux l'immen- sité, l'infinité et le mouvement éternel : Anaxi- menes aéra Deum statuit, esseque immensum et infinit um, et semper in molu (Cic, de Nat. Deor.} lib. I, c. x). En vertu de son infinité, l'air est tout ce qui existe et peut exister; il rem- plit l'immensité de l'espace; il exclut tout être étranger à lui. En vertu de son mouvement éter- nel et nécessaire, l'air subit une série de dila- tations et de condensations, qui produisent, d'un côté, le feu, de l'autre, la terre et l'eau, les- quelles, à leur tour, donnent naissance à tout le reste : Anaximenes infinilum aéra dixit, a quo omnia gignerentur.... Gigni aulem lerram, a- quam, ignem, tum ex hia omnia (Cic, Quœst. acad., lib. II, c. ni). Toutefois, il faut se garder d'envis.iger la production du ieu, de l'eau et de la terre, comme une transformation de la sub- stance primitive en substances hétérogènes. Dans le système d'Anaximène, la substance primor- diale ne s'altère pas à ce point, et lorsque, par l'effet de la dilatation ou de la condensation, elle donne naissance au feu, à l'eau, à la terre, on ne doit voir là autre chose qu'un change- ment de formes, la substance demeurant une et identique; et cette substance, c'est l'air, prin- cipe d'où tout émane, et où tout retourne. Le progrès de la philosophie devait un jour conduire le plus célèbre des Ioniens, Anaxagore, à reconnaître deux principes éternels : la cause matérielle, •'j'/n, et la cause intelligente, voù;. Anaximène, ainsi que son prédécesseur Anaxi- mandre, n'admet ostensiblement que le premier de ces deux principes. Est-ce à dire qu'il rejeta formellement le - 1 ' Non, assurément. Ce ANCI — 65 — ANCI qu'on peut avancer avec le plus de certitude, c'est que ce second principe ne joue aucun rôle dans son système. Ainsi, dans la cosmogonie d'Anaxi- mène, les modifications successives que subit la substance primordiale, en vertu de la condensa- tion et de la dilatation, s'effectuent fatalement, et en l'absence de toute cause providentielle, at- tendu que cette dilatation et cette condensation, d'où résultent toutes ces modifications, sont elles- mêmes la conséquence nécessaire d'un mouve- ment inhérent de toute éternité à l'élément gé- nérateur. Indépendamment des histoires générales de la philosophie, on peut consulter Tiedemann, Pre- miers philosophes delà Grèce, in-8, Leipzig, 1780 (ail.). — BouterweJc, de Primis philosophiez grœcœ deerctis physieis, dans les Mémoires de la Société de Goëttingue, 1811. — S;hmidt, Dis- seriatio de Anaximensis Psychologia, Iéna, 1689. — C. M dlet, Histoire de la Philos, ion., art. Anaximène, in-8, Paris, 1842. — Voy. en- core : Diogène Laërce, liv. II, ch. n. — Aristote, Metaphys., lib. I, c. m. — Simplicius, in Physic. Aristot., 1'°* 6 et 9. — Cic, Acad. quœst., lib. II, c. xxxvn. — Plutarch., de Placit. philos., lib. I, c. ni. — Stob., Eclog., lib. I. — Sextus Empiricus, Hypolh. Pyrrh., lib. III, c. xxx; Adv.Mathem., lib. VII et IX. ' X. ANCILLON (Jean-Pierre-Frédéric), né en 1766, à Berlin, appartient à une famille de pro- testants français établis en Prusse depuis la revo- cation de l'édit de Nantes. Son père, ministre, prédicateur et théologien distingué, a laissé quel- ques écrits philosophiques. Frédéric Ancillon fut d'abord ministre protestant, puis professeur à l'Académie militaire, membre de l'Académie des sciences de Berlin, conseiller d'État, secré- taire d'ambassade, et enfin ministre des affaires étrangères du roi de Prusse. Sans parler de plu- sieurs traités théologiques, il a composé des ou- vrages sur la politique et sur l'histoire, dont le plus remarquable est son Tableau des révolutions du système politique de V Europe depuis lequin- zième siècle. Quant à ses publications philo- sophiques, sans annoncer un penseur original et profond, elles assurent à l'auteur une place dis- tinguée dans la réaction spiritualiste qui a mar- que le commencement du xixe siècle. Elles ont contribué à faire valoir et à propager des idées saines, élevées, et à ramener les esprits à des opinions sages et modérées en philosophie, en littérature et en politique. L'idée dominante qui fait le fond de tous ses écrits, est celle d'un milieu à garder entre les extrêmes. Ce principe, excellent comme maxime de sens commun à cause de l'esprit de sage modération et de conci- liation qu'il recommande, a le défaut d'être vague et indéterminé comme formule philosophique, et de ne pouvoir s'énoncer d'une manière plus pré- cise sans devenir lui-même exclusif, absolu, étroit. Il est d'ailleurs emprunté à un ordre d'idées qui ne peut s'appliquer aux choses morales et à la philosophie : dès qu'on le prend à la lettre, il se résout dans un principe mathématique. Cette idée d'un milieu entre les contraires est fort ancienne. Aristote, comme on sait, faisait con- sister aussi la vertu dans un milieu entre deux extrêmes, et, avant lui, Pythagore, appliquant au monde moral les lois mathématiques, défi- nissait la vertu un nombre carré, et la justice une proportion géométrique. M. Ancillon n'a sans doute pas voulu donner à son principe la rigueur d'une formule mathématique; mais alors que signifie ce principe? On conçoit que Ton prenne le milieu d'une ligne, que l'on dé- termine le centre d'un cercle, que l'on établisse une proportion entre deux quantités; mais quel DICT. PHILOS. est le juste milieu entre deux opinions contra- dictoires, entre le oui et le non, entre deux sys- tèmes dont l'un nie ce que l'autre affirme, par exemple, entre le matérialisme et le spiritua- lisme, l'athéisme et le théisme, le fatalisme, et le libre arbitre? C'est, direz-vous, d'admettre à la fois l'esprit et la matière, le monde et Dieu, la liberté et la nécessité. Sans doute, le sens commun peut se contenter de cette réponse : il n'est pas obligé de mettre d'accord les systèmes et de résoudre les difficultés qui naissent de l'a- doption des contraires; mais elle ne saurait sa- tisfaire la philosophie, dont le but est préci- sément de chercher ie rapport entre des termes opposés : on n'est philosophe qu'à cette con- dition. Le panthéisme, le matérialisme et le scepticisme ne sont arrivés à des conséquences extrêmes, que parce qu'ils ont voulu expliquer l'existence simultanée de l'infini et du fini, de la matière et de l'esprit, de la vérité et de l'er- reur. Ne pouvant parvenir à concilier les deux termes, ils ont sacrifié l'un à l'autre. Il est donc évident qu'il ne suffit pas de prendre un milieu entre la matière et l'esprit, ce qui n'est rien du tout, ou ressemblerait tout au plus à la fiction du médiateur plastique; il faut montrer comment, l'esprit étant, la matière peut exister, et comment ils agissent l'un sur l'autre en conservant leurs attributs respectifs. Il en est de même du fini et de l'infini, de la liberté dans son rapport avec Dieu et la prescience divine. Le seul moyen de se placer entre les systèmes qui ont cherché à ré- soudre ces grandes questions, c'est de proposer une solution nouvelle et supérieure. Le rôle de média- teur n'est pas aussi facile qu'on pourrait le croire d'après M. Ancillon ; il impose des conditions que les plus grands génies, Leibniz entre autres, n'ont pu remplir. Quoi qu'il en soit, la doctrine d'un milieu entre les systèmes opposés n'offre aucun sens véritablement philosophique ; ellfl n'explique rien, ne résout rien; elle laisse toutes les questions au point de vue où elle les trouve. Elle n'est vraie qu'autant qu'elle se borne à re- commander la modération, l'impartialité, qu'elle invite à se mettre en garde contre l'exagération. Elle suppose d'ailleurs une condition essentielle, la connaissance approfondie des opinions et des doctrines que l'on cherche à concilier. Or, M. An- cillon n'a pas étudié à fond les systèmes de l'an- tiquité; on peut s'en convaincre par la manière dont il juge Platon, et les autres philosophes grecs. Il est plus familiarisé avec les travaux de la philosophie moderne. Cependant l'exposition qu'il fait des grands systèmes qui marquent son développement, est faible et superficielle. Sa cri- tique est étroite et ses conclusions sans portée. Il ne sait pas se placer à la hauteur des théories qu'il a la prétention de juger. Tout ce qu'il a écrit en particulier sur la philosophie allemande, sur Kant, Fichte, Schelling, atteste cette insuffi- sance. Parmi les philosophes allemands, sa place est marquée dans l'école de Jacobi. Il adopte, comme lui, le principe du sentiment, et il fait de la foi la base de la certitude; mais il appartient plutôt à l'école française éclectique et psycholo- gique : son principe du milieu est une base un peu étroite de l'éclectisme; il donne pour point de départ à-la philosophie l'analyse du moi, et ramène tout aux faits primitifs de la pensée, comme constituant les véritables principes. Il possède à un degré assez émineiit le sens psy- chologique, et c'est là ce qui lait le principal mérite de ses écrits. Il a développé dans un style clair, précis, qui ne manque ni de force ni d'élo- quence, des points intéressants de psychologie, de morale, d'esthétique et de politique. — Ses principaux ouvrages philosophiques sont les sui- h AMUl — 66 vanta : Mélangea de littérature cl de philosophie, 2 vol. in-8, Paris, %' édit., 1800; — Essais phi- losophiques, ou Nouveaux mélanges de littéra- ture ci de philosophie, 2 vol. in-8, Genè Paris. 1817; — Nouveaux essais de politique et de philosophie, 2 vol. in-8, Paris, 182'»; — du Médiateur cuire le* extr 'mes : lrc partie, Histoire cl Politique, in-8, Berlin, 1828; 2" partie, Phi- losophie et Poésie, in-8, Berlin, 1831. Ch. B. ANDALA (Ruard), né dans la Frise en 1665, et mon. en 1727. Comme penseur, il est sins origi- nalité, et n'a aucune valeur dans l'histoire de la science; mtis il fut un des plus zélés défenseurs et des interprèles les plus éclairés de la philoso- phie cartésienne, qu'il essaya d'appliquer à la théologie. Voici les titres de ses principaux écrits : Exercilaliones academicce in philos, primam cl naturalem, in quibus philos. Cartesii e confirmât ûr el vindicatur, in-4, Franeker, 1709. — Synlagma theologico-physico-melhapl cum, in-4, ibid., 1710. — Cartesius verus Spi- nozismi eversor el physicœ experimentalis ar- chitectes, in-4, ibid., 1719. C'est la réfutation de l'ouvrage de Regius qui a pour titre : Cartesius verus Spinozismî archilecius. — And lia est éga- lement l'auteur d'une Appréciation de la nu de Geulinx (Examen Ethicae Geulinxii, in-4, 1716). ANERÉ (Yves-Marie) naquit à Châteaulin, en Basse Bretagne, le 22 mai 1675. Il fit ses études, y compris sa philosophie, à Quimper, avec un grand succès. Sa pieté naturelle, encore déve- loppée par les exemples de sa famille et un pen- chant décidé pour la retraite et les travaux de l'esprit, lui inspirèrent à dix-huit ans le désir de se vouer à la vie monastique. Il entra donc en 1693 chez les Jésuites, malgré les sages avertis- sements de quelques amis qui, connaissant son caractère et l'esprit de la célèbre compagnie, semblaient prévoir l'avenir. En effet, à peine eut- il pris l'habit religieux que commen.e la série des malheurs et des persécutions dont fut rem- plie la première partie de sa longue vie. Selon l'expression de M. Cousin, André s'était égaré chez les Jésuites. Son esprit était trop indépen- dant, son caractère trop ferme pour se plier à toutes les exigences de la Société. Enfin il est ordonné prêtre au commencement de 1706. C'est durant son séjour à Paris qu'il rencontra Mile- branche, qui lui révéla la philosophie de Des- cartes comme le Traité de l'homme la lui avait révélée à lui-même. Dès lors André devint le plus sincère adepte de cette philosophie et le plus chaud ami de Milebranche. Les Jésuites, qui pro- clamaient le cartésianisme une doctrine aussi absurde qu'impie, aussi contraire à la foi qu'à la raison, éloignèrent au plus vite le jeune prêtre de Paris et de son illustre ami, et l'en- voyèrent pour y terminer sa théologie à la Flèche, malgré ses plaintes et ses réclamations portées hautement jusqu'à Rome auprès du Père géné- ral. Do h Flè lie, transporté à Rouen pour y achever son noviciat, puis au collège d'Hesdin, où il est chargé d'une basse classe, averti, amendé ou supposé tel, on lui confie enfin en 1709 la chaire de philosophie du collège d'Amiens, où l'on reconnut dans son enseignement l'influence do trine de M débranche, m, us assez voilée pour qu'on se contentât d'exiger du professeur un écrit où il s'engageait à se prononcer à l'a- venir pour les doctrines de la Compagnie. On lui fil cependant quitter encore la ch dre de phi- losophie d Amiens pour 'celle de Rouen, dans la- quelle son enseignemenl puni d'abord si satis- tnt qu'on l'admit, en récompense, à la der- nière prof lion, qui le faisait dé idément Jé- suite. Mais le cartésienne tarda pas à se montrer AN Dit de nouveau , condamné à se rétracter publ ment, il se soumit, mais la douleur duis I | On lit du professeur incorrigible an père épi- rituel, que l'on envoya à AJençon en 1713. un nouveau sujet d'épreuves l'y attendait. Il con- damnait bien avec sa compagnie les cinq pro- positions di par la bulle (jni- genitus, mus m ne pouvait ni approuver ni "répéter les invectives el les calomnies dont les Jésuites accablaient les Jansénistes. Sa modé- ration parut de la froideur et sa charité une hostilité déguisée. Envoyé d'Alençon à Axras, d'Arras à Amiens, il est accusé dans cette ville d'être l'auteur d'une violente brochure contre les Jésuites. On fouille ses papiers et ses livres; alors se révèle aux yeux de la compagnie indi- le grand crime dont le révérend Père était bien réellement coupable. Une vie de Male- bran he, où le cartésianisme était donné comme la seule philosophie raisonnable et chrétienne, où les doctrines du corps, sa morale pratique'. son personnel enfin étaient sévèrement jugés, se trouve, presque achevée, au nombre des ouvra- ges à la composition desquels le P. André con- sterait ses loisirs. On ne peut plus s'y mépren- dre, c'est un faux frère ; c'est un serpent que la So iété porte dans son sein et qu'il est temps d'écraser. On le livre donc, sous un prétexte quelconque, à la justice du siècle, et il est, comme un criminel, enfermé à la Bastille. Là, a ce qu'il paraît, le cœur lui manqua. Effrayé de l'avenir dont il se voyait menacé, songeant sans doute à cet abbé Blache que des causes analogues avaient amené quelques années auparavant entre ces mêmes murs où il venait de mourir, il con- fesse ses torts et en demande parcîon à ses su- périeurs et à toute la compagnie dans une lettre qui attendrit probablement ses juges, car on le retrouve bientôt à Amiens, où il reprend ses fonc- tions un moment interrompues. D'Amiens enfin on l'envoie à Caen, en 1726, où il est chargé de la mathématique, comme on disait alors. Là se fixe sa vie errante, et s'arrêtent les per- sécutions dont il avait été l'objet. Dans celte ville de calme et de silence, le P. André passe les trente-huit années qui lui restent, estimé de tous les personnages influents dont la haute so- ciété se compose. Son évêque, M. de Luynes, s'engige à le défendre envers et contre tous; et le souvenir de la Bastille contient dans les limites qu'il s'est lui-même posées, et son cartésianisme et l'audace de ses jugements. Admis à l'Académie des sciences, arts et belles-lettres, il en devient un des membres les plus laborieux. Quelques-uns des écrits qu'il rédige pour ses séances répan- dent au loin sa réputation. Aussi tous les hommes de quelque valeur qui traversent la ville vien- nent lui rendre visite. On lui écrit de toutes parts pour prendre son avis sur différentes ques- tions de théologie, de littérature ou de science; et si parmi les correspondants dont sa jeunesse dut être aussi heureuse que fière nous trouvons Malebranche, au nombre de ceux dont sa vieil- lesse s'honore nous comptons Fontenelle. Ce ne fut qu'en 1759, à quatre-vingt-quatre ans, que le courageux vieillard auquel ses supérieurs avaient souvent offert sa retraite, consentit enfin à quit- ter son enseignement et à prendre le repos que réclamait son grand âge. Lorsqu'en 1762 la compagnie de Jésus commença à se dissoudre^ le collège qu'elle dirigeait à Caen ayant été fermé, le P. André se retira, sur sa demande, chez les chanoines de l'Hôtel-Dieu, qui l'accueil- lirent avec respect, et le parlement de Rouen subvint généreusement à tous ses besoins. Il y mourut dans sa quatre-vingt-neuvième année, le 26 février 1764. ANDR — 67 — ANDR Le P. André a beaucoup écrit. L'Essai sur le Beau, qui a paru pour la première fois en 1741, se compose de huit discours, lus à l'Aca- démie de Caen. On y remarque une foule de pensées agréables et ingénieuses. Le P. André distingue trois sortes de beau : 1° un beau essen- tiel et indépendant de toute institution, même divine; 2° un beau naturel et indépendant de l'opinion des hommes, mais d'institution divine; 3° un beau d'institution humaine, jusqu'à un certain point arbitraire. Il étudie successive- ment ces trois espèces de beauté dans le beau sensible ou le beau considéré dans les corps, et dans le beau intelligible ou le beau considéré dans les esprits ; dans le beau sensible qui est ou visible ou musical ; dans le beau intelligible qui est moral ou spirituel. L'idée du beau, sous tou- tes ses formes, se réduit à peu près pour le P. André aux idées d'ordre et d'unité. Vient ensuite le Traité de l'homme, c'est-à- dire une suite de discours sur les principales fonctions du corps, sur les divers attributs de l'âme, et sur l'union de l'àme et du corps. On y reconnaît l'influence de la philosophie de Des- cartes et de Malebranche. Outre ces deux ouvra- ges, le P. André a laissé beaucoup de manuscrits, dont la bibliothèque publique de Caen possède maintenant la plus grande et probablement la meilleure partie. On y remarque un traité de métaphysique (Metaphysica sive Theologia na- turalis, grand in-folio de 128 pages) ; un traité de physique {Physica, grand in-4 de 153 pages), et un volume in-4 de 464 pages, contenant de longs extraits de Descartes et de Malebranche, avec ses observations en marge. Son plus im- portant travail est très-probablement cette Vie de Malebranche. prêtre de l'Oratoire, avec l'his- toire et l'abrège de ses ouvrages, dont nous ne connaissons encore que le titre et la première phrase : Depuis qu'il y a des hommes, on a tou- jours philosophé. Le P. André, tout en professant le plus grand respect pour Platon et saint Augustin, avait ce- pendant une préférence marquée pour Descartes et Malebranche : « Hors de Malebranche et de Descartes, disait-il, en philosophie, point de sa- lut ! » Son Cours de philosophie comprenait : 1° la lo- gique; 2° la morale; 3° la métaphysique ; 4° la physique. Sa Logique nous est complètement inconnue; nous savons seulement de lui-même qu'elle n'é- tait qu'un recueil des règles du bon sens, ou se trouvaient entremêlées des questions choisies et faciles pour exercer l'intelligence des enfants et leur apprendre à faire une juste application des règles qui leur auraient été proposées. Il mépri- sait profondément cette logicaillerie in abstracto et in concreto, et ce jargon scolastique, sans méthode, sans goût, dont l'enseignement public faisait encore usage. Sa Morale devait être comme une logique du cœur. Quelques mots recueillis de sa bouche ou détachés de ses livres nous montrent assez quel- les étaient en cette matière l'élévation et l'indé- pendance de son esprit. « J'ai, pris, disait-il, pour règles de mes actions ces deux passages de l'Écriture : « Omnia propter semetipsum opera- tus est Dominus; » Dieu m'a donné une âme, je dois donc l'employer pour sa gloire. « Uni- cuique manda vit Deùs de proximo suo; » qui n'est bon qu'à soi, n'est bon à rien. « Je ne me souviens pas du bien que j'ai fait aux autres ; je me souviens seulement du bien que les au- tres m'ont fait. » Dans son premier Discours sur l'amour désintéressé, il distingue nettement l'amour de l'honnête qui nous dit comme à des braves: Suivez-moi, c'est le devoir qui vous ap- pelle; et l'amour du bien délectable, qui nous crie comme à des troupes mercenaires: Suives- moi, je vous payerai comptant. Sa métaphysique se divise en trois sections : la première traite des principes de la connais- sance; la deuxième, de Dieu; la troisième de l'àme : le tout d'après saint Augustin, et en vue des vérités chrétiennes que l'enseignement gé- néral lui semblait trop oublier. Cette métaphysi- que n'est guère qu'un compromis entre le sys- tème de Malebranche et le péripatétisme des Jésuites. L'auteur y prie ses lecteurs de ne pas l'accuser malicieusement de cartésianisme, au moment même où, malgré ses dénégations, il est le plus évidemment cartésien. On comprend que sans la surveillance de ses supérieurs, il lui était impossible de ne pas prendre cette précaution Nous ne citerons de sa Physique que le para- graphe qui la termine : « Voilà tout ce que j'a- vais à dire, ou plutôt tout ce qu'il m'était permis de dire sur la philosophie. S'il y a ici quelque vérité, qu'on la rapporte à la source et au prin- cipe- suprême d'où toute vie émane ; si on y trouve parfois le faux mêlé au vrai, l'absurde au probable, l'incertain au certain, qu'on impute ce mélange en partie à ma faiblesse, en partie aussi aux nécessités de mon enseignement.... Que si quelqu'un me demandait pourquoi cette philo- sophie, qui devait être toute chrétienne, n'a pas toujours évité, ainsi que le lui prescrivait l'Apô- tre, les questions ridicules, qu'il veuille bien, je l'en prie, faire lui-même la réponse. Je ne voulais qu'une chose, en écrivant ce livre : mon- trer qu'il n'est pas une partie de la philosophie qui ne puisse être chrétiennement traitée par un philosophe chrétien ; mais remplir ce cadre, c'est ce que je laisse à des gens plus heureux et plus habiles. » Voici la liste des ouvrages du P. André, tant imprimés que manuscrits : 1° les Œuvres du Père André, publiées par l'abbé Guyot, 4 vol. in-12, Paris, 1766; 2° les Œuvres du Père An- dré, de la compagne de Jésus, avec notes et introduction, par M. Victor Cousin, un fort vol. in-12, Paris, 1843; 3° ses manuscrits conservés à la bibliothèque de Caen; 4° deux recueils ma- nuscrits d'un de ses élèves, M. de Quens, le Re- cueil Mézeray et le Recueil J., conservé dans la même bibliothèque; 5° le Père André, ou Docu- ments inédits sur l'histoire philosophique, reli- gieuse et littéraire du xvnr' siècle, publiés par MM. A. Charma et G. Mancel, 2 vol. in-12, Caen, 1843 et 1844. ANDRONICUS de Rhodes, ainsi appelé du nom de sa pairie, naquit à peu près cinquante ans avant l'ère chrétienne, et passa à Rome la plus grande partie de sa vie, consacrée à l'ensei- gnementdelaphilosophieperipateticienne.il jouit d'une grande célébrité, non pas comme philoso- phe, mais comme éditeur des ouvrages d'Aris- tote, et dont la plupart jusqu'alors étaient très-peu connus. Cependant il ne faudrait pas croire, sur la parole de Strabon (liv. XIII, ch. dcviii), qu'ils ne le fussent pas du tout ; il est à peu près cer- tain, au contraire, que la bibliothèque d'Apelli- con, où Sylla avait trouvé les ouvrages du Sta- girite, ne les renfermait pas seule, et qu'il en existait aussi plusieurs copies à la bibliothèque d'Alexandrie. Voici, d'après les recherches les plus récentes, à quoi se réduisent sur ce sujet les travaux d'Andronicus : 1° il livra à la publicité, avec des tables et des index de sa composition, les manuscrits qui lui furent communiqués des deux philosophesgrecs ; 2° il classa tous les écrits d'Aristote et de Théophraste par ordre de matières, les distribuant en divers traités (upaY^aTeiai) et ANGE — 68 — ANGL réunissant en un seul corps divers morceaux dé- tachés sur un même sujet; outre cet arrange- ment général, il chercha à déterminer 1 ordre et la constitution de chaque ouvrage en particu- lier: 3° il exposa les résultats de son travail dans chaque ouvrage en divers livres, ou il traitait, en général, de la vie d'Anstole et de Théophraste, ainsi que de l'ordre et de l'authen- ticité de leurs écrits. C'est là sans doute qu î faisait connaître les raisons pour lesquelles il rejetait, comme non authentiques, le livre de l'interprétation et l'appendice des catégories, désigné chez les Latins sous le nom de Posl prœdicamenta. Mais la première de ces deux assertions a été victorieusement combattue par Alexandre d'Aphrodise, et la seconde par Por- phyre (Boeth., in. lib. delntcrpret.). Andronicus a aussi publié deux commentaires, l'un sur la Physique, l'autre sur les Catégories d'Anstote, et un livre sur la Division que Plotin estimait beaucoup. Tous ces ouvrages sont aujourd'hui perdus, et il serait même difficile de restituer en entier l'ordre dans lequel il a divisé les écrits d'Aristote. C'est à tort qu'on a voulu lui attribuer un traité des passions (7repi ilaôiiv), imprimé à Augsbourg en 1594, et une paraphrase sur la mo- rale à Nicomaque, publiée avec la traduction latine à Leyde en 1617, et à Cambridge en 1679. Voyez, pour les travaux d'Andronicus sur Aris- tote, Stahr, Aristotelia, deuxième partie, p. 222 et seq. — Brandis, dans le Musée du Rhin (en ail.), t. I. — Ravaisson, Essai sur la Métaphy- sique d'Aristote, in-8, Paris, 1837, liv. I, ch. u. — Buhle, édit. d'Arist., 5 vol. in-8, Deux-Ponts, 1791, t. I. ANÉPONYME (Georges), philosophe grec du xme siècle, connu par ses Commentaires sur Aris- tote, et principalement par celui qui traite de l'Organum. 11 a pour titre : Compendlum philo- sophiœ, sive Organi Aristolelis, graec. et lat.; édit. Joh. Wegelin, in-8, Augsbourg, 1600. ANGELUS SILESIUS, poëte-philosophè, né en 1624 à Glatz ou à Breslau. et mort dans cette dernière ville en 1677. Ce nom, sous lequel il a acquis en Allemagne une certaine célébrité, n'est qu'un nom, d'emprunt, car il s'appelait Jean Schelfler. Élevé dans le protestantisme, et d'a- bord médecin du duc de Wurtemberg, il se con- vertit à la foi catholique, entra dans les ordres et fut nommé conseiller de l'évêque de Breslau. Dès sa plus tendre jeunesse il s'était nourri des œuvres de Tauler, de Bœhm et de quelques autres mystiques dont il adopta les opinions en les portant, au moins sous le rapport métaphysi- que, à leurs dernières conséquences. Son système, ou plutôt sa foi, comme celle de tous les hommes de la même école, lorsqu'ils sont d'accord avec eux-mêmes, est un vrai panthéisme fondé sur le sentiment ou sur l'amour. 11 pensait que Dieu, dont l'essence est tout amour, ne peut rien aimer qui soit au-dessus de lui-même. Mais cet amour de Dieu pour lui-même n'est pas possible, si Dieu ne sort, en quelque façon, des profondeurs de sa nature ou de l'abîme de l'infini, pour se manifester à ses propres yeux ; en un mot, s'il ne se fait homme. Dieu et l'homme sont donc au fond le même être, ils se confondent dans le même amour; et cet amour infini se développe, s'élève éternellement ainsi que l'homme, sans lequel il n'existerait pas. Tout se résume en une sorte d'apothéose successive de l'humanité ; aussi n'a-t-on pas manqué, en Allemagne, de regarder cette doctrine comme un antécédent, et peut- être comme le modèle de celle de Fichte. An- gélus Silesius n'a jus exposé ses opinions sous une forme scientifique; maison les trouve dis- séminées dans un grand nombre de cantiques spirituels et de sentences poétiques. Quelques- unes de ces dernières, que nous allons es de traduire, suffisent pour donner une idée de son style et de BS -minante : « Rien n'existe que Dieu et moi, et si nous n'existions pas l'un et l'autre, Dieu ne serait plus Dieu et le ciel s'ébranlerait. » « Je suis aussi grand que Dieu, il est aussi petit que moi; nous ne pouvons être ni au-dessus ni au dessous l'un de l'autre. » « Dieu, c'est pour moi Dieu cl l'homme; moi je suis pour lui l'homme et Dieu • je le désaltère dans sa soif; il vient à mon aide dans le be- soin. » « 0 banquet plein de délices! c'est Dieu lui- même qui est le vin, les aliments, la table, la musique et le serviteur. » « Lorsque Dieu était caché dans le sein d'une jeune fille, alors le point renfermait en lui le cercle tout entier. » Ces deux dernières strophes nous rappellent, par l'expression aussi bien que par les idées, les doctrines kabbalistiques qui, déjà dévoilées en partie par Reuchlin et Pic de la Mirandole, com- mençaient alors à se répandre parmi les chré- tiens. Les ouvrages publiés par Angélus Silesius sont ses Cantiques spirituels, Breslau, 1657. — Psyché affligée, ib., 1664. — La Précieuse perle évangélique, Glatz, 1667. — Le Chérubin voya- geur (littéralement le Voyageur chérubiniqué) . Glatz, 1674. Aucun de ces divers écrits n'a encore été traduit, soit en latin, soit en français. On en a publié des extraits sous les titres suiyants : Sentences poétiques d 'Angélus Silesius, in-8, Berlin, 1820. — Collier de perles, ou sentences, etc., in-8, Munich, 1831. — Angélus Silesius et St Martin, in-8; Berlin, 1833. L'auteur de ce recueil est la célèbre Rachel de Varnhague. — Enfin on pourraaussi consulter avec fruit Mùller, Bibliothèque des poètes allemands du xvne siècle, Leipzig, 1826. ANGLAISE (Philosophie). L'histoire de la scolastique en Angleterre rentre dans l'histoire générale de la philosophie du moyen âge; d'au- tre part, l'histoire de la philosophie écossaise mérite, par le nombre, par l'importance, et sur- tout par le caractère de ses travaux, qu'il en son traite spécialement. La philosophie anglaise ne commencerait donc qu'avec le xvne siècle et aurait pour théâtre l'Angleterre proprement dite. Mais si, dans ces limites de temps et d'espace, on compte un assez grand nombre de philosophes anglais, on ne peut pas dire qu'il y ait une philosophie anglaise. Il n'y a d'école philosophique qu'à la condition que dans un certain pays ou dans un certain temps, un groupe ou une succession de philoso- phes aient professé sur les points capitaux de la philosophie des opinions identiques ou sembla- bles. Or, les problèmes fondamentaux de la phi- losophie ont reçu en Angleterre, depuis plus de deux siècles, les solutions les plus différentes et même les plus opposées. On ne peut, cependant, ne pas reconnaître une certaine unité, sinon dans les doctrines, au moins dans l'esprit général et la méthode de la plupart des philosophes anglais. Malgré des différences profondes et d'éclatantes exceptions, un même goût pour l'expérience, surtout pour l'expérience qui se fait par les organes des sens, une cer- taine horreur instinctive de la raison et de la métaphysique, l'amour des questions d'un intérêt immédiat et des solutions qui semblent prati- ques, ce sont là des traits communs au plus grand nombre des philosophes anglais, mais qui en font des esprits d'une même trempe, des hommes d'une même nation, plutôt que des phi- AMM — 69 - A MM Josophes d'une même école; attachés à un même dogme. ANIMISME. On désigne par ce mot la doc- trine qui fait de l'âme le principe de la vie. Le nom est tout moderne, mais l'attribution de la vie à l'âme comme à son principe est très-ancienne. On peut même dire que cette opinion est com- mune à tous les philosophes de l'antiquité, aux Ioniens, aux Pythagoriens, aux Éléates, même aux atomistes, a Platon, à Aristote, aux Stoïciens, aux néo-platoniciens. C'est aussi l'opinion qui domine dans la scolastique. L'animisme est re- présenté dans les temps modernes par Paracelse, Robert Fludd, Van Helmont, Stahl; il l'est de nos jours par un certain nombre de philosophes et de physiologistes distingués, il a même un organe de publicité périodique dans la Revue médicale. Mais ces mots : « L'âme est le principe de la vie, » peuvent être le résumé trompeur, quoique littéralement exact, d'opinions très -diverses, quelquefois même absolument contraires.il faut donc distinguer de nombreuses et très-impor- tantes variétés dans l'animisme. L'animisme des Ioniens, et plus généralement des philosophes antérieurs à Platon, est grossier, confus, matérialiste et profondément différent de l'animisme de Stahl ou de celui de nos jours. Pour les Ioniens, le principe de la vie c'est l'âme, il est vrai ; mais l'âme étant un air ou un feu ou quelque autre matière plus ou moins subtile, le principe de la vie est matériel. L'ani- misme de Platon est moins grossier, mais il n'est guère plus scientifique : l'âme est toujours le principe de la vie, mais ce n'est pas l'âme rai- sonnable, immortelle, immatérielle, \ovc, c'est une âme inférieure, déraisonnable et périssable. 1." mimisme de Galien tient à la fois de celui de Platon et de celui des Ioniens ; car, s'il admet la distinction platonicienne des trois âmes et n'attribue qu'à l'âme inférieure le principe delà vie, il ne fait même pas immatérielle et impé- rissable l'âme raisonnable. L'animisme pan- théiste des Stoïciens ne diffère pas sensiblement de l'animisme matérialiste des Ioniens. Celui de Paracelse, Robert Fludd, Van Helmont, se rap- proche beaucoup de la doctrine de Platon. Selon Paracelse, l'homme est formé d'un corps, d'un esprit intelligent et d'une âme sensible; la vie a son principe dans cette âme intermédiaire, distincte à la fois du corps et de l'esprit. C'est de la même manière que Fludd distingue trois âmes et n'attribue les fonctions de la vie organi- que qu'à l'âme inférieure. Enfin, l'archée prin- cipal, incorporel mais périssable de Van Helmont est de la même matière que l'âme inférieure des précédents. Autre est l'animisme d'Aristote. Dans le traité de VAme. Aristote distingue quatre sortes d'âmes, l'âme nutritive, l'âme sensible, l'âme locomotrice et l'âme raisonnable, et fait de la première le principe de la vie. Mais ces quatre sortes d'âmes ne sont pas des âmes différentes qui se sur- ajoutent dans un même être vivant, sensible, marchant, raisonnable comme l'homme. Ce sont les fonctions diverses et hiérarchiques dont l'â- me d'un végétal remplit la première, l'âme d'un zoophyte la première et la seconde, l'âme d'un animal les trois premières, et qu'assume toutes à 1 1 fois l'âme humaine. La doctrine d'Aristote est donc sensiblement différente de celle de Platon. Toutefois, cette immortalité de l'âme raisonnable dont parle si brièvement Aristote à la fin de son Traité est difficilement conciliable avec la par- faite unité de l'âme humaine et rapproche sa doctrine de celle de Platon. L'animisme de Stahl est tout à fait différent des précédents, même de celui d'Aristote. Pour lui, non-seulement c'est la même âme, l'âme unique qui à la fois pense et est le principe de la vie, mais, tandis qu'Aristote considère cette fonction du gouvernement de la vie comme in- férieure et ne l'attribue pas à la partie intelli- gente de l'âme, Stahl fait de l'âme le principe de la vie précisément parce qu'elle est intelligente et raisonnable. L'âme de Stahl agit avec une science parfaite de tout ce qu'elle fait, sans rai- sonnement, mais avec raison. De plus, cette âme est très-positivement immatérielle et, selon la foi, immortelle. L'animisme de quelques philosophes contem- porains est aussi ferme que celui de Stahl sur l'identité de l'âme, pensante et du principe vital, et sur l'immatérialité de ce principe unique. Mais il en diffère en ce qu'il n'attribue pas comme Stahl au principe vital la science de ce qu'il fait : c'est en vertu d'un instinct qui s'i- gnore que l'âme pensante accomplit ses fonc- tions de principe de la vie. Or, bien que toutes ces doctrines différentes portent et méritent en apparence le nom d'ani- misme, il n'y a réellement que les trois dernières, celles d'Aristote, de Stahl et des contemporains, les deux dernières surtout, qui soient l'animisme véritable, franc et conséquent avec lui-même. En effet, la sincérité, l'originalité et la valeur de toute doctrine qui attribue à l'âme le prin- cipe de la vie, dépendent absolument de l'idée qu'on se fait de cette âme à laquelle on attribue la vie. Or, ce qui constitue essentiellement l'ani- misme, ce qui seul peut en faire un système franc, net et original, ce n'est pas seulement cette at- tribution équivoque du principe de la vie à une âme, quoi que ce soit qu'on appelle de ce nom ; c'est l'attribution de ce principe à une âme imma- térielle, à un esprit, qui soit à la fois le principe de la vie et de la pensée. Supprimez cette pre- mière condition de la spiritualité du principe de la vie, supposez matérielle l'âme vitale, vous placez' le principe de la vie dans la matière et n'avez plus qu'un animisme de nom; en réalité vous avez une doctrine toute contraire à celle qui fait du principe de la pensée celui de la viej parce que la vie lui semble exiger un principe immatériel ou intelligent. C'est le cas des physi- ciens d'Ionie. Supprimez cette autre condition que l'âme, principe de la vie, soit la même âme, l'âme unique qui pense et raisonne, vous avez encore un animisme plutôt nominal que réel et qui se rapproche du double dynamisme de l'E- cole de Montpellier. Car, celui qui dira que le principe de la vie n'est pas dans le corps, qu'il est dans l'âme, mais dans une âme autre que l'âme pensante et raisonnable, dans une âme incorporelle peut-être, mais périssable, douée d'instincts, mais non de raison, répugne préci- sément à accepter ce qui fait l'originalité et l'es- sence de l'animisme véritable, à savoir l'identité de l'âme pensante et du principe vital. C'est le cas de Platon, de Paracelse, de Fludd, de Van Helmont et peut-être bien d'Aristote. Quelles sont les principales fonctions que l'ani- misme attribue à l'âme dans le gouvernement du corps? Non-seulement elle entretient la vie dans l'individu par la nutrition et les autres fonctions qui en dépendent, mais elle construit tout entier le corps à la vie duquel elle préside. Selon quelques animistes, Stahl entre autres, elle est le médecin naturel de ce corps, elle le répare quand H est malade, elle est même, par ses erreurs, le principal auteur de ses maladies; rien ne se passe dans le corps vivant, que l'âme ne le sente, ne le sache et dont elle ne soit cause. AMM — 70 Sur quels faits ou sur quels arguments puic cette doctrine ? Ici eneore les raisons varient selon les temps et selon les formes de l'ani- misme. Descartes a d.'-ji remarqué que le com- mun des hommes, qui ne se rend pas un coi sérieux de ses croyances, attribue la vie à 1 âme pour les motifs les plus puérils, par l'habitude du langage, par la force de la tradition, i puissance qu'a l'imagination de se substitu la raison. On se représente la mort comme 1 paration de l'àme et du corps, et l'on en conclut que c'est l'àme qui est cause de la vie et. de la mort du corps dans lequel elle entre ou dont elle se retire. On se représente l'àme elle-même, que le mitérialisme le plus grossier fait toujours de la nature la plus subtile et dont les sens veulent toujours enfermer l'idée dans quelque image, comme un air ; et, parce que la fonction la plus apparemment essentielle de la vie vira- lion qui ne cesse qu'avec elle, on dit que l'àme s'envole avec le dernier soupir; on appelle mou- rir expirer, rendre l'àme, efflare animant. Simples apparences, jeux de mots puérils, mais qui ont une grande puissance sur la croyance vulgaire. Des motifs de cette valeur ont certai- nement contribué à former l'opinion des anciens, mais ils en avaient aussi de plus scientifiques, et que l'animisme de nos jours ne renie pas com- plètement • Le mouvement a toujours frappé, comme un phénomène particulièrement considérable et di- gne d"une cause spéciale, les savants et les philo- sophes. Kepler donnait une âme aux planètes, et le mens agitai molem n'est pas seulement l'ex- pression de la doctrine d'un homme ou d'une école, il est aussi celle d'une croyance si natu- relle qu'elle semble instinctive et prend chez l'enfant toutes sortes de formes. Ce qui distin- guait les êtres vivants des corps bruts, c'était, aux yeux des anciens comme aux nôtres, le mouvement, à savoir le mouvement spontané. Or, une définition de l'âme très-répandue chez les premiers physiciens était que l'àme est Ge qui produit le mouvement. Quelques pythagori- ciens la définissaient un nomb'ce qui se meut lui-même. C'est pour cela que les uns faisaient de l'âme un air ou un feu, et que les atomistes eux-mêmes donnaient aux atomes de l'âme une forme plus mobile. C'est pour cela que Thaïes disait que la pierre d'aimant a une âme parce qu'elle meut le fer. Ajoutez encore que les an- ciens ont souvent fait de l'intelligence elle- même une esptjcxî de mouvement. Le principe de la vie dont le mouvement est la condition et l'instrument sera donc l'âme qui, capable de se mouvoir elle-même et par là de penser, est seule capable aussi de mouvoir le corps. Selon la fameuse définition d'Aristote. l'âme était « l'entéléchie première d'un corps naturel, organisé, ayant la vie en puissance, «c'est-à-dire la forme du corps vivant, c'est-à-dire encore un •des quatre principes de toutes choses. Elle était forme et par conséquent cause du corps vivant, parce qu'elle était la perfection réalisée du corps; a ce titre elle était donc aussi principe du corps, parce qu'elle en était la cause finale, et enfin par e qu'elle en était la cause motrice. Il n'y avait donc que la matière même du corps qui, des quatre principes nécessaires de toutes choses, ne fut pas !' Un des principaux arguments que Stahl à son tour taisait valoir, c'était que « le mouvement, <'t i nt une chose incorporelle, ne peut avoir qu'un principe incorporel comme lui, l'âme. » 11 ap- puyait in ore sa doctrine sur bien d'autres rai- sons. 11 disait que l'âme est déjà la cause reconnue des mouvements volonl lires et instinctifs de lo- _ AMM c imotion ; d ut, ''lie .lut être, elli t la i a use de tous les mouvements gui i omposent la vie de nutrition. 11 en appelait à l'influence ble des passions qui précipitent on ra- lentis troublenl 1 1 diges- a im ■ sur la régu •6 ainsi rapportée qu'a une cause iii- La plus forte de toutes ses raisons et [es que l'animisme puisse donner est, d'une part, dans la distinction profondément établie P .c Stahl des phénomènes vitaux, comme devant avoir une oau le el des faits mécaniques ou i himiques. de l'autre, dans la v mité, l'invrai- semblam e, l'impossibilité de toute autre cause dans l'absurdité des arebées efasdes médiati dans la sagesse de 1 %(ia non suut mulliplicanda prosler nécessitaient. Aux plus solides d'entre ces arguments, les animistes contemporains on ajoutent quelques nouveaux. Ils disent qu'il y a d ins l'âme des phé- nomènes qui, quoique ne laissent pas de traces dans la conscience, ce qu'ils appellent des perceptions insensibles; que la direction des fonctions vitales est un phénomène de cette i : qu'il faut distinguer l'âme et le moi, c'est- à-dire l'àme agissant sans conscience el l'àme ayant conscience de ses actes; que le principe de la vie c'est l'âme et non le moi. Quelques-uns vont plus loin et affirment que l'âme a une con- science positive de la vie corporelle et de ses fonctions vitales. Sans parler de ceux qui ne sont pas même vi- talistes, c'est-à-dire qui considèrent la vie, non comme un phénomène spécial, ayant une cause propre, mais comme un résultat plus savant des forces mécaniques, physiques ou chimiques, tous les physiologistes et tous les philosophes qui ad- mettent que les phénomènes vitaux sont absolu- ment inexplicables par le jeu des seules forces qui gouvernent la matière brute, n'attribuent pas pour cela la vie à l'âme. L'animisme rencontre donc des adversaires, même parmi les vitalistes De quelque façon que ceux-ci résolvent le pro- blème, soit par le double dynamisme, soit par Vorganicisme, soit même qu'ils s'abstiennent de conclure et, affirmant la vie comme un phéno- mène spécial, confessent que la science est encore impuissante à la rapporter à sa véritable cause, ils opposent aux principaux arguments des anî mistes les arguments suivants. Ils disent que, si l'âme commande les morne ments de locomotion, soit volontaires, soit in-. • lontaires, ce n'est pas une raison suffisante pour croire qu'elle gouverne aussi les fonctions vitales, car elle a conscience d'être cause des premiers, mais non pas des secondes; ils disent que l'âme apprend manifestement par l'expérience àdii les uns avec précision, tandis que les fonctions vitales s'exécutent dès le premier instant avec une régularité à laquelle le temps n'ajoute rien Us prétendent que, si de l'influence qu'exercent sur les fonctions vitales les passions de l'âme, on tire une conclusion favorable à l'animisme. on peut tirer avec la même rigueur une conclu- sion tout opposée de l'influence non moins incon testable des états du corps sur les passions, les pensées et les volontés. Ils prétendent que l'ani- misme, fût-il le vrai, ne saurait être qu'une hy- pothèse, parce que nous ne connaissons certaine- ment des actes de l'âme que ceux dont nous avons conscience; or, si l'âme, comme le confessent la plupart des animistes anciens, modernes ou con- temporains, n'a pas conscience d'être le principe de la vie. on ne peut pas nier absolument doute qu'elle remplisse ce rôle, mais on peut encore bien moins légitimement l'affirmer 11 y ANSE — 71 — ANSE en a même qui repoussent la distinction de l'âme et du moi, qui veulent que l'âme n'accomplisse aucun acte sans en avoir conscience, et concluent de ce que l'âme n'a pas conscience de présider aux fonctions vitales qu'en effet elle ne les gou- verne pas. Aux rares partisans de l'animisme qui veulent que nous ayons cette conscience, quel- ques-uns opposent qu'il y a là une équivoque, que nous percevons bien sans doute les phéno- mènes vitaux les plus considérables, surtout lors- qu'ils sont troubles par la maladie, mais qu'autre cnose est ce sentiment naturel d'un fait qui se passe dans le corps, autre chose est la con- science qu'aurait l'âme d'être elle-même la cause de ces phénomènes. Ils disent que nous sentons notre corps, nos organes et les fonc- tions qui s'accomplissent en eux, mais que c'est abuser des mots que de dire que nous en avons conscience. Ils demandent enfin quelle explication plausible l'animisme peut donner de la mort naturelle, sans anéantir l'âme raisonna- ble, en même temps que cesse fatalement sa puis- sance comme principe de la vie. On trouvera l'indication des ouvrages à consul- ter et d'autres renseignements utiles aux articles Vie. Vitalisme, Dynamisme. Organicisme, Stahl. A. L. ANNICERIS de Cyrène florissait environ 300 ans avant l'ère chrétienne, à Alexandrie, où il fonda la secte très-obscure et très-éphémère des annicériens. Sa doctrine peut être regardée comme une transition entre celle d'Aristippe, dont il commença par adopter entièrement les principes, et celle d'Épfcure, un peu moins in- juste envers les besoins moraux de l'homme. C'est pour cette raison, sans doute, que quelques anciens l'ont compris dans l'école épicurienne. Anniceris n'assignait pas à la fin humaine une fin commune, un but unique vers lequel doivent se diriger toutes nos actions; mais il prétendait que chaque effort de la volonté devait avoir une fin particulière, c'est-à-dire le plaisir qui peut en être la suite. Il ne croyait pas non plus avec Épicure que le plaisir ou la volupté fût seulement l'absence du mal ; car, dans ce cas, disait-il, il ne différerait pas de la mort. Il voulait, en vrai disciple de l'école cyrénaïque, le plaisir ou la volupté dans le mouvement (yioovy) èv y.îvï]<7£i) ; mais en même temps il s'efforçait d'adoucir les conséquences qui résultent et qu'on avait déjà tirées de cette doctrine. Il ne faut pas, disait-il, que la volupté soit le résultat immédiat de nos actions ; mais il est quelquefois nécessaire de renoncer à un plaisir ou de supporter un mal actuel, en vue d'une jouissance à venir. C'est ainsi que, dans l'espérance des biens qu'elle nous apporte, nous saurons, au prix de quelques sa- crifices, cultiver l'amitié et rechercher la bien- veillance de nos semblables. Il ne faisait pas moins de cas des jouissances intellectuelles, et au lieu de laisser l'homme complètement livré à ses instincts et à ses passions, il lui recommande d'extirper en lui les mauvais penchants. Enfin, le respect des ancêtres, l'amour de la patrie, le sentiment de l'honneur et de la bienséance ont également trouvé grâce devant lui C'est toute la morale d'Épicure d'un point de vue moins large et sous une forme moins systématique. Voyez Diogène Laërce, liv. II, ch. xcvi, xcvn et xcvin. — Suidas, s. v. Anniceris. — Clem. Alex., Slrom., lib. II, c. ccccxvn. ANSELME de Laon, surnommé le Scolastique ou ÏÈcoldtre, étudia, dit-on, à l'abbaye du Bec, sous saint Anselme. Vers 1076, il vint à Paris où il enseigna pendant plusieurs années, et alla ensuite s'établir à Laon. L'école qu'il ouvrit dans cette dernière ville acquit bientôt une étonnante célébrité. Parmi ceux qui la fréquentèrent on cite les noms les plus distingués du xne siècle, Gilbert de la Porrée, Hugues d'Amiens, Hugues Métal, Albéric de Reims, Abélard, et même Guillaume de Champeaux, déjà avancé en âge. Cependant, le caractère de l'enseignement d'An- selme justifiait peu ce nombreux concours d'au- diteurs choisis. Il tenait pour l'autorité exclusive de la tradition, évitait de soulever de nouvelles questions, n'approfondissait pas les anciennes, et se bornait à l'exposition littérale du dogme qu'il développât, en s'appuyant sur les saints Pères Abélard, dans une de ses LerC2s dit qu'il n'avait ni une grande mémoire ni un jugement solide, qu'on trouvait en lui plus de fumée que de lu- mière, qu'enfin c'était un arbre qui avait quelques feuilles, mais qui ne portait pas de fruits. An- selme mourut en 1117. On lui doit des gloses interlinéaires et des Commentaires sur l'Ancien et le Nouveau Testament. — Consultez Histoire lill. de France, t. X. C. J. ANSELME (Saint), né à Aoste en Piémont, en 10j3, mort archevêque de Cantorbéry, le 20 avril 1109, a joué un rôle important dans les affaires de l'Eglise à la fin du xie siècle. Les exemples de piété de sa mère Ermenburge lui inspirèrent le désir d'embrasser la vie mo- nastique. Son père, qui s'y était d'abord opposé, suivit plus tard son exemple, et, après avoir passé sa vie dans le monde, la termina dans un monastère. Anselme s'était arrêté au Bec en Nor- mandie, dans un couvent de l'ordre de Saint-Be- noit dont l'abbé se nommait Herluin. Séduit par la sagesse de l'illustre Lanfranc, qui fut bientôt prieur de cette abbaye, il prit l'habit à l'âge de vingt-sept ans, avec la permission de Maurilius^ évèque de Rouen. Lanfranc étant devenu abbe du monastère de Caen, Anselme lui succéda dans la dignité de prieur du Bec, et fit apprécier dans ses nouvelles fonctions une douceur et une so- lidité de caractère dont la réputation se répandit bientôt en Normandie, en Flandre et en France. Après la mort d'Herluin, les vœux des moines du Bec l'appelèrent à la tête de leur abbaye. Il céda, non sans quelque hésitation, à leurs dé- sirs, et s'adonna particulièrement à la contem- plation, à l'éducation, à l'avertissement et à la correction des moines. Anselme alla bientôt en Angleterre visiter Lanfranc, devenu archevêque de Cantorbéry, et fréquenta les moines de cette abbaye célèbre. Partout, dans ce voyage, il fit admirer la sagesse des exhortations qu'il adressait à tous les âges, à toutes les conditions. Guillaume le Conquérant étant mort en 1087, et Lanfranc en 1089, Guillaume le Roux appela Anselme au siège de Cantorbéry, quoiqu'il connût déjà sa franchise et sa sévérité. Quelques nuages élevés entre le roi et l'archevêque, reste fidèle à Urbain II contre l'antipape Guibert, forcèrent le dernier à chercher un refuge à Rome. De retour en Angleterre, après l'avènement de Henri Ier. il rendit à ce prince l'important service de détacher des intérêts de Robert, son frère, plusieurs des barons mécontents, et mé- nagea l'accommodement qui suspendit, les hosti- lités. Mais le parti pris par Anselme, dans la question des investitures, brouilla le prince et le prélat. Celui-ci, parti pour l'Italie, ou il allait accomplir une mission qui cachait une disgrâce, reçut à son retour l'ordre de rester en exil; il s'arrêta en France où il demeura trois ans, et ne revint en Angleterre que lorsque l'influence de Pascal II eut amené Henri Ie* à une réconcilia- tion qui eut lieu au monastère du Bec. Plus célèbre, cependant, par les productions de son génie que par l'influence qu'il exerça sur ANSE — 72 — ANSE quelques-uns des événements contemporains, saint Anselme a laissé parmi ses ouvrages, la plupart théologiques, quelques traités de philo- sophie dont les principaux ont pour titre : Mono- logium et Proslogium. Tous deux sont cons à exposer diverses preuves de l'existence de Dieu. Il les composa pendant qu'il était prieur de l'abb iye du Bec en Normandie. Les arguments contenus dans le premier de ces traités ne lui appartiennent pas particulièrement. Ils se re- trouvent dans plusieurs des philosophes qui l'ont précédé ; mais ils semblent avoir pris plus de développement et de rigueur sous sa plume. C'est, avant tout, une induction qui, partant des qualités que nous percevons dans les objets qui nous environnent, s'élève jusqu'aux qualités ab- solues, aux attributs divins, attributs qui se résolvent à leur tour dans l'être absolu. Pour en donner un exemple, nous citerons le morceau suivant, extrait d'un résumé que nous avons tracé ailleurs : « L'immense variété des biens que nous reconnaissons appartenir à la multi- tude des êtres dans des mesures diverses, ne peut exister qu'en vertu d'un principe de bonté un et universel, à l'essence duquel ils participent tous plus ou moins. Quoique ce bien se montre sous des aspects différents, en raison desquels il reçoit des noms divers, ou, pour parler avec plus d'exactitude encore/ quoique cette qualité générale d'être bon puisse se présenter sous la forme de vertus secondaires, par exemple la bienfaisance dans un homme, l'agilité dans un cheval, toujours est-il que ces vertus, quel que soit leur nombre, se résolvent toutes dans le beau et l'utile, qui présentent à une rigoureuse appréciation deux aspects généraux du principe absolu, le bon. Ce principe est nécessairement ce qu'il est par lui-même, et aucun des êtres de la nature, à qui cette qualification convient dans une certaine mesure, n'est autant que lui. Il est donc souverainement bon ; et, comme cette idée de souveraine bonté entraine nécessairement celle de souveraine perfection, il ne peut être souverainement bon, qu'il ne soit en même temps souverainement parfait. « Si, partant de la bonté inhérente à chaque chose, on arrive nécessairement à un principe de bonté absolue, qui donne, comme identique à^lui-même, un principe de grandeur absolue; réciproquement, partant de la grandeur inhérente àchaque être, grandeur mesurée, non par l'espace, mais par quelque chose de meilleur, tel que la sagesse, on arrive nécessairement à un principe de grandeur et^ par conséquent, de bonté ab- solues. — La même induction peut partir de la qualité d'être qui appartient à tous les individus, quels qu'Us soient, qualité qui se résout incon- testablement, d'après des raisons analogues, en un principe absolu d'être par qui ils sont néces- sairement tous. — Les êtres qui trouvent ainsi leur raison dans l'être absolu, sont de natures différentes, et se distinguent de plus par leur rang et leur dignité. On ne saurait douter, par exemple, que le cheval ne soit supérieur au bois, ou l'homme au cheval ; mais cette différence de dignité ne peut pas créer une hiérarchie de natures sans terme, et en exige nécessairement une supérieure en dignité à toutes les autres; car, dans la supposition même de plusieurs na- tures parfaitement égales en dignité, la condition a laquelle ell< it cette i .c; ilité même, era etti muté supérieure et plus dig qui, ne pouvant pas être si elli >■, est nécessairement idei iolu de l'être, du bon et du /•<-/., i li. i-iv.) Ce résumé d'une partie du Monologium suffit pour en donner rider, il semble avoir prép l'indu tion par laquelle Descartes, six siècles plus 'élevait du fait seul de I absolu qui en renferme la raison et l'origine. M lis c'est surtout l'arçumenl renfermé dans i Proslogiwm, et reproduit par Des artes dans les Méditations et dans les Principe* de philo- sophie, qui fait la gloire de sainl Anselme. Il l'a rédigé après de longues médil liions, dans lesquelles il se proposait de découvrir un argu- ment simple, facile à saisir, et qui ne deman- dât pas à l'esprit une étude compliquée. On peut le présenter en peu de mots de la manière sui vante : « L'insensé qui rejette la croyance en Dieu, conçoit cependant un être élevé au-dessus de tous ceux qui existent, ou plutôt tel qu'on ne peut en imaginer un qui lui soit supérieur. Seu lement il affirme que cet être n'est pas. Mus, par cette affirmation, il se contredit lui-même, puisque cet être auquel il accorde toutes les perfections, mais auquel en même temps il re- fuse l'existence, se trouverait par là inférieur à un autre qui, à toutes ces perfections, joindrait encore l'existence. Il est donc, par sa conception même, forcé d'admettre que cet être existe, puis- que l'existence fait une partie nécessaire de cette perfection qu'il conçoit.» {Proslog., ch. n et m.) Cet argument, parfaitement compris, mais di- versement apprécié aujourd'hui, a été le plus souvent méconnu par le moyen âge. Sxint Tho- mas d'Aquin, Pierre d'Ailly et d'autres scol as- tiques en parlent d'une manière inexacte, et plu- tôt pour le réfuter que pour l'admettre. Leibniz lui même, le retrouvant dans Descartes, et le rapportant à son véritable auteur, a cherché à en démontrer l'insuffisance. « Je ne méprise pas, dit-il, l'argument inventé, il y a quelques siècles, par Anselme, qui prouve que l'être parfait doit exister, quoique je trouve qu'il manque quelque chose a cet argument, parce qu'il suppose que l'être parfait est possible. Car, si ce seul point se démontre encore, la démonstration tout entière sera entièrement achevée. » (Leibniz, édit. Du- tens, t. II, p. 221.) La forme donnée par Anselme au Proslogium dut lui susciter des adversaires, et cette marche, évidemment syllogistique et dialectique, le met- tait dans la nécessité de démontrer sa majeure; mais si nous dégigeons l'argumentation d'An- selme de ces circonstances dues à diverses causes, pour la réduire à renonciation d'un fait qui pourrait s'exprimer ainsi : Chaque homme porte dans son esprit l'idée d'un être au-dessus duquel on n'en saurait concevoir un autre. Cet <:tre parfait est, en vertu de celle perfection même, conçu comme existant; nous aurons alors le développement d'un fait psychologique incontes- table, développement dont la portée ne pouvait échapper à l'attention des philosophes qui ont étudié le plus profondément la nature de l'intel- ligence et ses lois, et qui lui ont donné dans la science une place importante sous le nom de preuve ontologique. Aussi Hegel l'a-t-il considéré comme le faîte de l'édifice commencé par les preuves cosmologique et téléologique. Celles-ci présentent Dieu comme une activité absolue intelligente, vivante; la preuve ontologique y ajoute l'idée d'être, de substance ayant son in- dividualité propre, la conscience de sa per- sonnalité. Cette preuve devait nécessairement venir la dernière dans le développement normal de l'intelligence ; elle devait, à plus forte raison, sembler telle au philosophe qui a établi que le terme ultérieur du mouvement qui s'accomplit en nous et hors de nous est Dieu ayant conscience de lui-même. Hegel s'empresse de reconnaître que cette preuve de l'existence de Dieu appar- ANSE — 73 — ANSE tient à Anselme, et il ajoute qu'elle devait pa- raître à cette époque, et sortir du christianisme (Hegel, Philosophie de lu Religion, t. II, p. 290). Le principe exposé dans le Proslogium fut attaqué par un contemporain nommé Gaunillon, moine de Marmoutiers, dont l'argumentation, encore qu'elle ne manquât pas de sagacité et de finesse, n'abordait point directement la question, et attira au téméraire agresseur une solide ré- ponse de saint Anselme. Dans un dialogue sur la vérité, Anselme a résolu, sous la forme socratique, et d'une manière satisfaisante, quelques questions difficiles, telles que celles-ci : La vérité n'a ni commencement ni fin; de la vérité dans la volonté; de la vé- rité dans Vessence des choses ; la vérité est une en tout ce qui est vrai. 11 y soutient que la loi morale, les lois de la nature, celles qui doivent diriger l'intelligence, ont leur source dans l'es- sence même des choses, et il appelle vérité dans la volonté et dans l'opération, dans la pensée, la conformité de ces facultés avec les lois aux- quelles il leur faut obéir, et qu'elles doivent exprimer. Il résout, par d'heureuses distinctions, devenues vulgaires dans la science moderne, les difficultés qui naissent des erreurs de nos sens. La base de tout son traité se trouve dans ce passage du Monologium. « Que celui qui peut le faire se représente par la pensée quand l'éternité a commencé, ou à quelle époque de la durée ceci n'a pas été vrai, savoir : qu'il y aurait quelque chose dans l'avenir, ou à quelle époque ceci ne sera point vrai, savoir : qu'il y a eu quelque chose dans le passé. Que si ces deux négations extrêmes ne peuvent être admises, et si ces af- firmations, au contraire, vraies toutes deux, ne peuvent être vraies sans la vérité, il est impos- sible même de penser que la vérité ait un com- mencement ou une fin. D'ailleurs, si la vérité a eu un commencement et doit avoir une fin, avant qu'elle commençât d'être, il était vrai que la vérité n'était pas, et lorsqu'elle aura cessé d'exister, il sera vrai qu'il n'y a plus de vérité. Or, le vrai ne peut être sans la vérité : la vérité aurait donc été avant la vérité, et la vérité serait donc encore après que la vérité ne serait plus ; conclusion absurde et contradictoire. Soit donc que l'on dise que la vérité a un commencement et une fin, soit que l'on comprenne qu'elle n'a ni l'un ni l'autre, elle ne peut être limitée ni par un commencement ni par une fin. La même conséquence s'applique à la nature suprême, puisqu'elle est aussi la suprême vérité. » [Mo- nol., ch. xviu.) Quelle que soit la subtilité que présente cette citation, subtilité qui se reproduit dans le dialogue sur la vérité, le raisonnement n'est pas absolu- ment sans justesse. Cependant nous ne pouvons lui accorder la portée que quelques écrivains lui attribuent, lorsqu'ils croient y découvrir les principes du réalisme. Dans cette célèbre ques- tion, saint Anselme offre à l'étude une double fjce. On trouve, dans le Monologium, plusieurs passages où sont exposées les bases du véritable réalisme, de celui qu2 toute philosophie peut avouer. Au contraire, dans la lettre au pape Ur- bain II, ayant pour titre : de Fide Trinitalis, le réalisme d'Anselme paraît prendre une forme indécise et embarrassée, qui permet de croire qu'il ne se faisait pas une idée nette de la dif- ficulté du sujet. Roscelin était arrivé à ne con- sidérer les trois personnes de la Trinité que comme trois aspects sous lesquels se présentait l'idée de Dieu; ne voyant en chacune d'elles qu'une conception abstraite, et renouvelant ainsi l'erreur de Sabellius. Il avait été plus loin en- core; il avait dit que, si les trois personnes de la Trinité n'étaient pas trois êtres distincts, trois anges, par exemple, on devait en conclure que le Père et le Saint-Esprit s'étaient incarnés avec le Fils. C'était une autre hérésie, celle des patri- passiens. Anselme crut pouvoir rapporter ces opi- nions théologiques de Roscelin aux principes mêmes du nominalisme, et la célèbre querelle qui occupa tout le moyen âge, sourde jusque-là, prit toute l'importance que lui donnèrent les noms d'Anselme, d'Abailard, de Roscelin, de Guillaume de Champeaux. Dans les passages du Monologium (eh. x, xvm, xxxiv) auxquels nous avons fait allusion plus haut, Anselme se rap- proche de la théorie des idées de Platon, base irréprochable d'un réalisme bien entendu; mais il ne rattache pas cette partie de sa doctrine à la question du réalisme ; il n'a pas même l'air de soupçonner le rapport qui les unit. C'est sur- tout dans le traité du Grammairien qu'il a im- primé au réalisme un caractère de confusion et d'incertitude qui devait le faire tomber devant le nominalisme. Il se pose, entre autres, les ques- tions suivantes : Le grammairien est-il une sub- stance ou une qualité ? Y a-t-il quelque gram- mairien qui ne soit pas homme? Que l'homme n'est pas la grammaire, etc. Par la nature des problèmes, on se fera facilement une idée de celle des solutions. Dans plusieurs traités, tels que de Casu dia- boli, de Libero arbitrio, saint Anselme a abordé les questions de l'origine du mal, du libre ar- bitre, de l'accord du libre arbitre avec la grâce et la prescience divine, sans arriver à aucune solution satisfaisante. Tout ce qu'il dit à ce sujet se retrouve dans les ouvrages de saint Augus- tin, comme la plus grande partie de la théologie du moyen âge. On sait quelle immense et dura- ble influence ont exercée sur l'enseignement re- ligieux les écrits de ce Père de l'Église, nourri lui-même de la culture philosophique de l'an- tiquité. Nous citerons cependant une phrase du traité Cur Deus homo, où l'indépendance d'es- prit de saint Anselme se montre sous un jour inattendu. « De même, dit-il, que nous croyons les profonds mystères de la foi chrétienne, avant d'avoir la présomption de les sonder par la rai- son • de même ce serait à nos yeux une coupable négligence, lorsque nous sommes confirmés dans la foi, de ne pas travailler avec zèle à comprendre ce que nous savons.» Nous rappellerons, dans le même esprit, un mot d'Anselme tiré d'une de ses conversations avec Lanfranc, conservée par Ead- mer, moine de Cantorbéry : «Le Christ, disait-il, étant la vérité et la justice, celui qui meurt pour la vérité et la justice, meurt pour le Christ. » De ceux des écrits de saint Anselme qui nous ont été conservés, aucun ne présente un travail véritablement psychologique ; mais nous trou- vons dans Guibert, abbé de Notre-Dame de No- gent-sous-Coucy, qui avait eu de fréquentes con- versations avec le prieur du Bec, un renseigne- ment qui prouve que cet esprit profond et subt:! avait éprouvé le besoin d'observer et de classer les facultés de rame. « Anselme, dit Guibert (de Vila sua), m'en- seignant à distinguer dans l'esprit de l'homme certaines facultés, et à considérer les faits de tout mystère intérieur, sous le quadruple rap- port de la sensibilité, de la volonté, de la raison et de l'intelligence, me démontrait, après avoir établi ces divisions, dans ce que la plupart des hommes nous considérions comme une seule et même chose, que les deux premières facultés ne sont nullement les mêmes, et que cependant, si l'on y réunit la troisième et la quatrième, il est certain, par des arguments évidents, qu'elles for- ment à elles toutes un ensemble unique Après ANTII 74 — A NT II qu'il se fut explique en ce sens, il me montra d'abord, de la manière la plus claire, la différence entre la volonté et la sensibilité. Ces preuves, il est certain qu'il ne les tirait pas de son propre fonds, mais plutôt de quelques ou- vrages qu'il avait à sa disposition, dans lesquels seulement ces idées étaient exposées moins net- tement. Je me mis ensuite moi-même à employer sa méthode, aussi bien qu'il me fut possible, pour des interprétations du même genre, et à recher- cher de tous côtés et avec une grande ardeur d'esprit les sens divers des Écritures, là où se trouvait quelque moralité cachée. » Les auteurs où l'on peut puiser des détails sur s.unt Anselme sont : Eidmer, qui vécut avec lui et écrivit s i vie: Jean de Salisbury, Guillaume de Milmesbury, de Gestis pontificum anglorum; Ch. de Rémusat, Saint Anselme de Canlorb >;/. FJ tris. 1853, 1 vol. in-8. Il y a plusieurs éditions de ses ouvrages: 1° in-f, Nuremberg. 1491] 2° in-f°, Paris, par D. Gabriel Gerberon, lb7ô; 3" réimprimé en 1721 ; 4° in-f", Venise, 2 vol., 1744. Le Rationalisme chrétien à la fin du xi* siècle, par H. Bouchitté, Pans, 1842, in-8, contient le texte et la traduction du Monologium et du Proslogium. — E. Saisset, de Varia S. Anselmi in Proslogio argumenti fbrluna, Parisiis. 1840, in-8; Mélanges d'histoire, de morale et de cri- tique, Paris, 1859, in-12. —Victor Cousin, Frag- ments de philosophie du moyen âge. Beaucoup de manuscrits de ses ouvrages sont répandus dans diverses bibliothèques. H. B. ANTÉCÉDENT (de ante cedo, marcher avant) veut dire le premier terme d'un rapport, soit lo- gique, soit métaphysique ; le second terme se nomme conséquent. Par exemple, dans le rapport de causalité, !a causalité est l'antécédent, les ef- fets sont le conséquent. ANTHROPOLOGIE (de ivOpwîCoç et de Xoyo;, science de l'homme) signifie, chez les natura- listes, l'histoire naturelle de l'espèce humaine. Mais les philosophes allemands, surtout depuis Kant, ont donné à ce mot un sens beaucoup plus étendu. Ils s'en servent pour désigner, soit isolé- ment, soit dans leur réunion, toutes les sciences qui se rapportent à un point de vue quelconque de la nature humaine; à l'âme comme au corps, à l'individu comme à l'espèce, aux faits histori- ques et aux phénomènes de conscience, aux rè- gles absolues de la morale comme aux intérêts es plus matériels et les plus variables. Aussi a- t-il paru en Allemagne, sous ce même titre d'An- thropologie, des ouvrages presque innombrables et traitant des matières les plus diverses. Nous nous contenterons de citer par exemple : VAn- Ih ropologie médicale et philosophique de Platner, in-8, Leipzig, 1772; l'Anthropologie physiogno- mom'gue de Maass, in-8; Leipzig, 1791; l'Anthro- pologie pragmatique de Kant. in-8, Kœnigsberg, 1798; l'Anthropologie psychologique de Abicht, in-8, Erlangen, 1801; l'Anthropologie psycholo- gique de Liebsch, in 8, Goëttingue, 1806 ; le Ma- nuel d'Antli ropologie physique dans ses appli- H la vie pratique et au Code pénal, par in-8, Tubingue, 1829, etc. Maine de Biran ment intitulé un de ses ouvra gesiYouveaua: d'anthropologie. Autrefois, dans notre lan- §'"■■ or entendait par ai I e une manière 0 s'exprimer qui attribue à Dieu les actions et les faiblesses de l'homme : c'est ce sens que nous voyons adopté par la plupart des philoso] des théologiens du xvir siècle. Un terme aussi vague, qui peut s'appliquer à la fois aux choses est justement tombé parmi nous en désuétude, e1 doit être exclu à jamais de la langue philosophique. ANTHROPOMORPHISME (de Sv6f>amoç, hom- l le, et de p-opir,, forme). Ce nom a d'abord onné, comme l'étymologie J'indique '•. comme l'étj mologie l'iDd conception de la Diviniiô qiii lui attribuai! i de L'homme. K leavail son prin- cipe dans le besoin qu'a l'esprit humain d'ajouter toujours une image à ses conceptions, m plus pures, et qui a été si bien con tote dans 1 aphorisme fameux, ôuîtv voi îa/TaTia;. Ce besoin n'étant pas contre-balancé par une idée assez élevée do la Divin les progrès de la raison, Dieu ou les dieux, di- sait-on, ne peuvent avoir que la plus belle ies: or, selon les uns, la plus belle forme est la forme sphérique, parce qu'elle est la plus régulière et la plus parfaite : dieux ont donc la forme sphérique; selon d'au- tres, la plus belle de toutes les formes est la forme humaine, elle est donc aussi la forme de la Divinité. Aux exigences de l'imagination s'ajoutait, dans la seconde conclusion, cette autre tendance en vertu de laquelle l'homme conçoit volontiers tous les êtres à son image, se prend pour la me- sure et le point de comparaison de toutes choses Ou même interprétant à la lettre le mot de la Genèse : « Dieu fit l'homme à sa ressemblance, » on s'en autorisait pour reconstruire d'après la copie le modèle divin. Cet anthropomorphisme est tellement grossiei qu'il a depuis longtemps disparu de l'histoire avec la mythologie païenne et les premières hé- résies du christianisme en voie de formation 11 ne subsiste plus que dans l'imagination des en- fants et des simples ou à l'état d'innocente allé- gorie dans les œuvres des peintres et des poètes. La même dénomination a ensuite été appliquée par extension à toute doctrine philosophique qui attribue à Dieu, non plus la figure humaine, mais les actions, les sentiments, les passions et en général les manières d'être ou d'agir de l'hu- manité. Cette nouvelle espèce d'anthropomorphis- me, très-différente de la première, ne saurait être ugée aussi sommairement. Sans doute, c'est une grave et dangereuse erreur que de concevoir Dieu à l'image de l'homme moral, de le doter de nos imperfections ou même de nos perfections purement relatives. Mais d'une autre part, c'est la connaissance de nous-mêmes et du monde qui peut seule nous élèvera la connaissance de Dieu; il est donc à la fois très-difficile de fixer et très- aisé de franchir la limite en deçà de laquelle il est permis à la raison humaine de puiser dans la connaissance de sa propre nature et dans celle du monde les moyens de se faire quelque idée de la nature de Dieu. L'anthropomorphisme est la grande et facile accusation que l'athéisme et le panthéisme adres- sent aux philosophes qui croient que l'on peut, non-seulement prouver l'existence de Dieu, mais encore concevoir quelque chose de sa nature, sans pour cela faire de Dieu un homme divin. Per- sonne n'a attaqué plus vigoureusement l'anthro- pomorphisme et décrit d'une façon plus saisissante que Spinoza la difficile situation du philosophe qui prétend déterminer quelque perfection de la nature divine et lui attribuer, par exemple, la pensée ou la volonté. Attribuera Dieu la pensée, disait-il, ou bien c'est concevoir Dieu comme un homme en le dotant purement et simplement de la pensée humaine, ou bien c'est lui attribuer une puissance ou une manière d'être dont nous n'avons aucune idée, car il n'existe pas. alors, plus de rap- port entre la pensée humaine et ce que nous attri- buons à Dieu sous le même nom qu'entre le Chien, constellation céleste, et le chien, anim il aboyant. Vingt-deux siècles avant Spinoza, les Éléates di- saient déjà: « L'Être est si grand, que nous n'en ANTI — 75 — ANTI pouvons rien dire qui soit digne de lui, que nous ne pouvons ni le connaître, ni le concevoir, ni même le nommer. » Il est impossible de nier que ce ne soit au nom d'une noble pensée que l'on défende ainsi à l'homme déparier de Dieu pour ne pas s'en faire une idée indigne de sa grandeur et par consé- quent erronée. 11 est encore impossible de ne pas reconnaître combien certains esprits abusent de ce procédé commode pour déterminer la nature de Dieu qui consiste à lui attribuer presque pêle-mêle tout ce qu'ils trouvent dans l'homme ou même dans la nature, avec l'addition le plus souvent contra- dictoire de l'infinité. Mais s'ensuit-il que la rai- son humaine soit condamnée à l'admiration muette et stérile d'un Dieu dont elle ne pourrait rien connaître, sous peine, dès qu'elle ouvrirait la bouche, de le représenter grossièrement à notre image et de diviniser l'homme ou d'humaniser Dieu? La philosophie spiritualiste ne le pense pas. Elle croit que si nous ne pouvons prétendre à comprendre la nature de Dieu, la connaissance de notre propre nature peut nous aider à conce- \ oir dignement, quoique imparfaitement, celle de Dieu. Elle croit que Dieu n'est pas l'être indéter- miné, égal au néant, qu'il a des attributs ou des j erfections, qu'il nous est possible de soupçonner et même de connaître dans une certaine mesure, i in doit passer condamnation sur toute idée de Dieu qui transporte sans plus de façons dans la nature divine les qualités ou les facultés de l'homme, telles quelles, fût-ce les moins impar- faites, et se contente de les agrandir pour qu'elles atteignent l'infinité de Dieu. Mais il y a en notre à me quelques attributs de notre essence, quel- ques nobles facultés, qui, en elles-mêmes, débar- rassées de toutes les conditions particulières, humaines, contingentes qui les limitent et les déparent, sont bonnes, belles, absolument excel- lentes. Celles-là, il est certainement légitime de concevoir qu'elles ont dans la nature divine et leur type et leur cause, qu'elles représentent en nous, avec toute la disproportion qui sépare !a créature du créateur, des attributs vraiment divins. Quoi de meilleur, par exemple, que de connaître le vrai, quoi de plus beau que la scien- ce, quoi de plus excellent que la bonté, quoi de plus grand que la puissance et la liberté? Ce n'est pas à dire qu'il faille attribuer à Dieu l'intelli- gence humaine, acquérant péniblement par les lents procédés que nous savons une connaissance successive et partielle des choses ; mais nous pouvons et nous devons lui attribuer une science pleine, entière, absolue du vrai, sans nos défauts, nos lacunes, nos détours et nos lenteurs, aussi supérieure à notre ignorance que son infinité l'est à notre petitesse. Est-ce donc une erreur mon- strueuse, un grossier anthropomorphisme que de concevoir de Dieu de telles idées? Est-ce un ido- lâtre s'adorant lui-même dans son idole que le philosophe qui croit à l'existence d'un Dieu uni- que, étemel, souverainement puissant, sage, bon et libre? Voy. Dieu. A. L. ANTICIPATION est la traduction littérale du mot 7tp6>i,4"; (de Ttpo).afj.oâvav, antecapere), d'a- bord mis en usage par Ëpicure, pour désigner une connaissance ou une notion générale, servant à nous faire concevoir à l'avance un objet qui n'est pas encore tombé sous nos sens. Mais, for- mées par abstraction d'une foule de notions parti- culières, antérieurement acquises, ces idées gé- nérales devaient, selon Épicure, dériver, comme toutes les autres, de la sensation. Le même terme, adopté par l'école stoïcienne, s'appliqua plus tard à la connaissance naturelle de V absolu, c'est-à- dire à eu qu'on appelle aujourd'hui les principes a priori. Enfin Kant, dans la Critique delà rai- son pure, lui donne un sens encore plus restreint; car il entend par Anticipation de la perception [Anticipation der Wahrnehmung) un jugement a priori que nous portons, en général, sur les objets de l'expérience, avant de les avoir perçus ; par exemple, celui-ci : tous les phénomènes sus- ceptibles d'affecter nos sens ont un certain degré d'intensité. Aujourd'hui, dans quelque sens qu'on le prenne, le mot que nous venons d'expliquer a à peu près disparu de la langue philosophique. Voy. Cic, de Nat. Deor., lib. I, c. xvi. — Kernii, Dissert, in Epicuri irpo).r,<|>et;, etc., Goëtt., 1756. — Kant, ouvr. cit., 7e édit., p. 151. ANTINOMIE. Kant appelle ainsi une contra- diction naturelle, par conséquent inévitable, qui résulte, non d'un raisonnement vicieux, mais des lois mêmes de la raison, toutes les fois que, franchissant les limites de l'expérience, nous vou- lons savoir de l'univers quelque chose d'absolu : car, selon le philosophe allemand, nous nous trou- vons alors dans l'alternative, ou de ne pas répondre par nos résultats à l'idée de l'absolu, ou de dépas- ser les limites naturelles de notre intelligence, qui n'atteint que les phénomènes. C'est ainsi que l'on peut soutenir à la fois, par des arguments d'égale valeur, que le monde est éternel et infi- ni, ou qu'il a un commencement dans le temps et des limites dans l'espace; qu'il est composé de substances simples, ou que de pareilles sub- stances n'existent nulle part ; qu'au-dessus de tous les phénomènes, il y a une cause absolument li- bre, ou que tout est soumis aux lois aveugles de la nature ; enfin, qu'il existe quelque part, soit dans le monde, soit hors du monde, un être né- cessaire, ou qu'il n'y a partout que des existences phénoménales et contingentes. Ces quatre sortes de résultats contradictoires sont appelées les an- tinomies de la raison pure. Chacune d'elles se compose d'une thèse et d'une antithèse : la thèse défend les droits du monde intelligible; l'anti- thèse nous retient dans les chaînes du monde sensible. Kant reconnaît aussi une antinomie de la raison pratique, qui a sa place dans nos re- cherches sur la morale et sur le souverain bien : d'une part, nous' regardons comme nécessaire l'harmonie de la vertu et du bonheur ; de l'autre, cette harmonie est reconnue impossible ici-bas. Mais cette dernière contradiction n'est pas, comme les premières, absolument sans remède; elle trouve, au contraire, une solution satisfaisante, quoique dépouillée de la rigueur scientifique, dans la loi d'une autre vie. Pour répondre à cette partie de la Critique de la raison pure où la mé- taphysique est entièrement sacrifiée au scepti- cisme, il faut s'attaquer au principe même de la philosophie de Kant et démontrer que la raison n'est pas, comme il le prétend, une faculté per- sonnelle et subjective. Voy. Raison et Kant. ANTIOCHUS d'Ascalon, philosophe académi- cien, qui florissait environ un siècle avant l'ère chrétienne. Il enseigna la philosophie avec beaucoup de succès à Athènes, Alexandrie et Rome, où Cicéron fut au nombre de ses audi- teurs, et il eut même la gloire d'être regardé comme le fondateur d'une cinquième Académie Après avoir succédé à Philon à la tête de l'Aca- démie, il devint, dans son enseignement oral aussi bien que dans ses écrits, l'adversaire de son ancien maître, et l'attaqua surtout dans un livre intitulé Sosûs, qui ne s'est pas plus con- servé que le reste de ses œuvres. Antiochus ayant aussi écouté les leçons de Mnésarque, c'est peut-être à ce dernier qu'il faut attribuer la direction nouvelle de ses opinions. Il comprit que les intérêts moraux de l'homme ne s'accor- dent ni avec le scepticisme, ni avec le probabi- ANTI — 76 — AN 'Il lisme. et, oe voyant mille part cet intérél aussi bien aéfendu que dans le stoïcisme, il chéri philosophie avec celle d'Àristote cl de Platon; il allégua, en conséquence, que ces divers systèmes n'offrent de différences i eux que dans la forme, mais qu'ils ne sedistin- i pas les uns des autres, pour le foi qu'il ne faut que les entendre convenablement, pour que la conciliation se trouve opérée d'une manière évidente. C'est ainsi qu'Antiochus in- troduisit le syncrétisme dans l'Académie, et remplit le rôle de médiateur entre le platonisme ancien et l'école néo-platonicienne, qui. une fois entrée dans cette voie, ne tarda pas à le la bien loin derrière elle. Ce philosophe est fré- quemment cite par les anciens, et surtou' on, avec lequel il entretenait des relations d'étroite amitié (Cic, Acad.. lib. I, c. iv ; lib. II, c.iv, ix, xxii, xxxiv. xxxv, xi.ui; Epiât, ad fam.. lib. IX.' ep. vin ; de Finibus, lib. V, c. m, v, xxv ; de Nat: Deor., lib. VII). Voy. aussi Plu- Urque, Vila Ciceronis. — SextusEmp., Hypoth. Pyrrh., lib. I, c. ccxx, ccxxv. — Eusebe, Prœp. evang., lib. XIV, c. ix. —Saint Augustin^ contra Acad., lib. III, c. xvm. — Zwanziger, Théorie des stoïciens et des philosophes académiciens, etc., in-8, Leipzig, 1788. — Chappuis, de Antiochi Ascalonitœ vita et doctrina. 1854, in-8. ANTIOCHUS de Laodicêe', un philosophe scep- tique qui vivait dans le i" et le nc siècle avant J. C. ; on n'a aucun renseignement sur lui, si- non qu'il fut disciple de Zeuxis et maître de Mé- nodote. ANTIPATER de Cyrène, disciple immédiat d'Aristippe, le fondateur de l'école cyrénaîque. Il vivait dans le ive siècle avant J. C, et ne s'est pas distingué par ses opinions personnelles, qui étaient en harmonie parfaite avec celles de' l'é- cole dont il faisait partie. On en trouve la preuve dans ce que Cicéron dit à propos de lui dans ses Tusculanes (lib. V, c. xxxvm). ANTIPATER de Sidon ou de Tarse, philoso- phe stoïcien du ne siècle avant J. C. Disciple de Diogène le Babylonien, maître de Panétius et contemporain de Carnéa'de, il combattit dans ses écrits ce redoutable adversaire du stoïcisme; de là lui vint le surnom de Kalamoboas (de xâXauLo:, plume, et de poaiD, crier). Cependant quelques stoïciens jugèrent son ar- gumentation insuffisante, parce qu'il se conten- tait d'accuser ses adversaires d'inconséquence sans entrer plus avant dans l'examen de leur système (Cic, Acad., lib. II, c. vi, rx, xxxiv). On n'a rien conservé des écrits d'Antiochus; nous savons seulement (Cic. de Divin., lib. I, c. rv) qu'il fut l'auteur d'un écrit intitulé : De lis quœ mirabiliter a Socrate divinata sunt. Plutarque nous apprend qu'il reconnaissait dans la nature divine trois attributs principaux : la béatitude, l'immutabilité, la bonté. Différant en cela des autres stoïciens, il ne croyait pas que nos désirs, pu- cela seul que nous les tenons de la nature, pussent être regardés comme libres; mais il lissait, au contraire, une distinction entre la liberté et la nécessité que la nature nous im- pose (Nemes. de Nat. hom.). Quant au souve- riin bien, il s'est contenté d'éclaircir ce prin- cipe si commun dans l'école stoïcienne, que le but de la vie, c'est de vivre conformément à la nature (Stob., Ed.). Antipater accorde quelque prix aux biens extérieurs, regardés par les au- tres stoïciens comme entièrement indifférents ; enfin Cicéron nous apprend {de Off., lib. III, c. xn) que, sur plusieurs points particuliers, il pi rtait plus loin que son maître la sévérité stoï- cienne. Toutes ces différences en firent le chef d'une secte particulière à laquelle il donna son nom. — Il a ex chrétienne, un autre stoïcien du même nom. naire de Tyr {Antipater Tyrius), sur lequel pas d'i n' iits. ANTIPATHII . passion contraire). On appelle ainsi, dans l'homme, DD mouvement aveugle et instinctif qui. appréciable, nous éloigne d'une personne que nous apercevons souvent pou la première Tout sentiment analogue, donl noas conn lissons la cause et l'origine, n'est plus de Vanlipalhie, mais de la haine, ou de l'envie, ou de la i ol selon les circonstances au sein desquelles il s'est développé. Il est, par conséquent, très-difficile de savoir quelque chose de certain sur la nature et l'origine véritable de l'antipathie. Faut-il la compter parmi les sensations ou parmi les sen- timents? Est-elle fondée sur la constitution de l'àme et sur celle du corps? La dernière solu- tion pourrait s'appuyer au besoin sur les anti- pathies de races entre plusieurs espèces d'ani- maux. Dans tous les cas, un mouvement aussi aveugle ne doit point être écouté; il faut juger les autres par leurs actions, et se conduire soi- même d'après les principes avoués par la rai- son. ANTISTHÈNE, le fondateur de l'école cyni- que, naquit à Athènes, d'un père athénien et d'une mère phrygienne ou thrace, la deuxième année de la lxxxix' olympiade, c'est-à-dire 422 ans avant l'ère chrétienne. Il suivit d'abord les leçons de Gorgias, et ouvrit lui-même une école de sophistes et de rhéteurs. Mais, ayant assisté un jour aux entretiens de Socrate, il s'at- tacha irrévocablement à ce philosophe, et devint l'un de ses disciples les plus fervents, sinon les plus éclairés. Il faisait tous les jours un trajet de 40 stades pour se rendre du Pirée, où il de- meurait, à la maison de son nouveau maître. Ce qui le frappait surtout dans la philosophie et d ins la conduite de Socrate, c'était le mépris des richesses, la patience à supporter tous les maux et l'empire absolu de lui-même. Mais, au lieu de remonter jusqu'au principe de ces vertus et de les maintenir dans leurs justes limites, Antis- thène les poussa à un degré d'exagération qui les rendait impraticables, qui leur était toute noblesse et qui le couvrait lui-même de ridicule. Déjà Socrate avait vainement essayé de lutter contre ces excès, où il méconnaissait le fruit de son enseignement, et qu'il attribuait avec beau- coup de sens à la seule envie de se distinguer; de là ce mot spirituel de Platon: « Antisthène, je vois ton orgueil à travers les trous de ton manteau. » Mais après la mort de Socrate, Antis- thène ne connut plus de frein. Vêtu seulement d'un manteau, les pieds nus, une besace sur l'é- paule, la barbe et les cheveux en désordre, un bâton' à la main, il voulut, par son exemple, et en leur offrant pour tout attrait cet extérieur ignoble, ramener les hommes à la simplicité de la nature. Cependant sa singularité même attira autour de lui un certain nombre de disciples qu'il réunissait dans le Cynosarge, gymnase si- tué près du temple d'Hercule. De là, et bien plus encore de leur mépris pour toute décence, leur vint le nom de philosophes cyniques, car ils s'appelaient eux-mêmes les Antisthéniens. Leur patience fut bientôt à bout, et Antisthène, en mourant, vit l'école qu'il avait fondée repré- sentée tout entière par Diogène de Sinope. La doctrine d'Antisthène n'est intéressante que par les conséquences qu'elle porta plus tard dans l'école stoïcienne, dont elle est le véritable antécédent : donner à l'homme la pleine jouis- sance de sa liberté en l'affranchissant de tous les besoins factices, et en le ramenant à la sim- ANTI — 11 — ANTI plicité de la nature ; mettre la vertu au-dessus de toutes choses, faire consister en elle le sou- verain bien, et regarder le reste comme indiffé- rent; s'exercer à la pratique de ce qui est juste par des habitudes austères, par le mépris du plaisir et des vaines distractions ; tels sont les principes fondamentaux, les principes raisonna- bles de cette doctrine, et l'on aperçoit immédia- tement leur ressemblance avec la morale stoï- cienne. Mais voici où l'exagération commence et où se montre le caractère personnel d'Antis^ thène, peut-être aussi l'influence de son temps, dont la honteuse mollesse^ érigée en système par Aristippe, a pu l'entraîner à l'extrême op- posé. Le plaisir et les avantages extérieurs ne sont pas seulement indifférents, ils sont un mal réel, tandis que la souffrance est un bien ; par conséquent, il faut la rechercher pour elle-même, et non pas seulement comme un moyen de per- fectionnement. Quant à la vertu, à part l'exer- cice de la volonté, elle n'offre aucun résultat positif; car on ne voit pas qu'elle soit autre chose, pour Antisthène, que l'absence de tous les besoins superflus : « Moins nous avons de be- soins, disait-il, plus nous ressemblons aux dieux, qui n'en ont aucun. » Toutefois, il faut recon- naître qu'il admettait certains plaisirs de l'âme, résultant des efforts mêmes que nous avons faits et des sacrifices que nous nous sommes imposés pour vivre conformément à notre fin. Socrate avait dit, avec une haute raison, que la vertu de- vait être le but suprême ou le véritable objet de la philosophie. Le chef de l'école cynique, ou- trant ce principe, allait jusqu'à retrancher la science, comme chose inutile et même perni- cieuse. Si nous en croyons Diogène Laërce, il ne voulait pas même qu'on apprît à lire, sous pré- texte que c'est déjà s'éloigner de la nature et du but de la vie. C'est à peu près l'équivalent de cette proposition célèbre : « L'homme qui mé- dite est un animal dépravé. » De là une autre exagération non moins ridicule : la vertu, aux yeux d'Antisthène, consistait dans l'habitude de vivre d'une certaine manière, et cette habitude, une fois acquise, ne pouvant ni se perdre ni nous abandonner un instant, il en résulte, puis- que la science, c'est-à-dire la philosophie, est identique à la vertu, que le sage est au-dessus de l'erreur (to gosôv âvajxàpfiQTov). On retrouve encore ici le germe d'une idée stoïcienne, celle qui nous représente le sage comme le type de toutes les perfections. Enfin, défigurant de la même manière l'idée de la liberté, et voulant que l'homme puisse absolument se suffire à lui- même, il anéantissait tous les liens, par consé- quent tous les devoirs sociaux. Il dépouillait de tout caractère moral l'institution du mariage et l'amour des enfants pour les parents. Il mettait les lois de l'État aux pieds du sage, qui ne doit obéir, selon lui, qu'aux lois de la vertu, c'est-à-dire à sa propre raison. Il mé- prisait encore bien davantage tous les usages et toutes les bienséances de la vie sociale. Rien ne lui paraissait inconvenant que le mal ; rien, à ses yeux, n'était bienséant et beau, si ce n'est la vertu. Bien que l'esprit d'Antisthène fût dirigé pres- que entièrement vers la morale, il ne pouvait pas cependant garder un silence absolu sur la métaphysique et sur la logique. De sa métaphy- sique, ou plutôt de sa physique (car la science des causes premières se confondait alors avec la science de la nature), on ne connaît que cette seule phrase : « 11 y a beaucoup de dieux adorés par le peuple, mais il n'y en a qu'un dans la nature. » {Populares dcos multos, naluralcm union esse. Oie, de Nat. Deor., lib. I, c. xui.) Ici, du moins, les idées de Socrate paraisscr.l avoir été conservées dans toute leur pureté. Ce qu'il y a de plus obscur pour nous dans la doctrine d'Antisthène, ce sont les propositions qu'Aristote lui attribue sur la logique. A l'exem- ple de Socrate, et l'on peut dire de tous les phi- losophes sortis de son école, il attachait une ex- trême importance à l'art des définitions. Mais il prétendait qu'aucune chose ne peut être définie selon son essence (xô t( Icti), et qu'il faut se contenter de la désigner par ses qualités exté- rieures (tîoîov) ou par ses rapports avec d'autres objets. Ainsi, voulons-nous faire connaître la ma- tière de l'argent"? nous sommes obligés de dire que c'est quelque chose d'analogue à l'étain (Arist., Melaph., lib. VIII, c. m, et lib. XIV, c. m). Il enseignait aussi que, pour chaque su- jet d'une proposition, il n'y a qu'un seul attri- but, et que cet attribut devait être l'équivalent du sujet; en d'autres termes, il n'admettait comme intelligibles que des propositions identi- ques [ubi supra, lib. V, c. xxix), et il arrivait à cette conséquence qu'il nous est impossible de contredire nos semblables; bien entendu sous le rapport logique, et nullement au point de vue des faits. L'esprit que respirent ces courts frag- ments est éminemment sceptique. Mais com- ment ce scepticisme peut-il se concilier avec le dogmatisme moral et religieux que nous avons exposé tout à l'heure? Est-ce un reste des doc- trines de Gorgias, ou bien un moyen sophistique imaginé pour détruire toute philosophie spécula- tive, et élever sur ses ruines la morale prati- que ? Cette dernière supposition, que nous em- pruntons à Tennemann, paraît la plus fondée. Antisthène, si nous en jugeons d'après la liste que Diogène Laërce (liv. VI, c. xvm) nous a con- servée de ses ouvrages, a considérablement écrit; mais il ne nous reste de lui que des lambeaux disséminés de toutes parts. Voy., outre le grand ouvrage de Tennemann, t. II, p. 87, et VHistoire de la philos, de Ritter, t. II, p. 93, de la traduc- tion de Tissot, les deux dissertations suivantes : Richteri , Dissert, de vita, moribus ac placitis Anlislhenis Cynici, in-4, Iena, 1724. — Crellii, Progr. de Antislhene Cynico , in-8, Leipzig, 1728. — Delaunay, de Cynismo, ac prœcipue de Antisthène, Diogène et Cralele, in-4, Paris, 1831. — Chappuis, Antisthène, 1854, in-8. ANTITYPIE, mot formé du grec 'et signifiant proprement la propriété de rendre coup pour coup. Les philosophes s'en sont servis pour dé- signer un des caractères essentiels de la matière, équivalant à la fois à la résistance et à l'impé- nétrabilité. Lorsque Descartes eut fait consister la nature ou l'essence de la matière dans la simple étendue, il y eut des philosophes, entre autres Gassendi, qui y ajoutèrent la propriété de résister et d'exclure du même lieu tout autre corps, et qui empruntèrent au grec l'expression iïantitypie. Elle fut reprise par Leibniz ; on lit dans sa dissertation sur la vraie méthode : « Ceux qui pour constituer la nature du corps ont ajouté à l'extension une certaine résistance ou impénétrabilité, ou, pour parler comme eux, l'antitypie ou la masse, comme Gassendi et d'au- tres hommes savants, se sont montrés meilleurs philosophes que les Cartésiens ; mais ils n'ont pas épuisé la difficulté.... il faut encore y joindre l'action. » Leibniz distingue en effet la matière première et la matière seconde, comme l'Ecole l'avait fait avant lui. L'une est une simple puis- sance passive, un pur concept sans réalité; elle a pour essence l'inertie : « Elle n'ajoute pas plus au corps, dit-il dans une lettre à Wagner, que le point n'ajoute à la ligne ; car elle consisté seulement dans l'antitypie et l'extension qui ne APÀT — 78 — Ai'i;i; sont rien autre chose que de pures puissances passives. » L'autre, au contraire, est une ciilrlr- chie, c'est-à-dire une substance réelle et active ; « la résistance, dit-il encore, n'est pas une action, mais une pure passivité" cette propriété qu'on appelle antitypie ou impénétrabilité, par laquelle la matière résiste à tout ce qui pourrait la pé- nétrer, ne comporte pas le pouvoir d'agir à son tour sur cet objet, non repercutit, si l'on n'y ajoute une force élastique. » Plusieurs critiques se sont mépris en croyant que Leibniz identifiait Fantitypie avec l'activité de la matière : l'une est pour lui l'inertie, l'autre la force; l'une une conception abstraite, l'autre une chose réelle. E. C. A PARTE ANTE, A PARTE POST. Ces deux expressions, empruntées à la philosophie sco- lastique, ne peuvent être comprises l'une sans l'autre. Elles s'appliquent à l'éternité, que l'homme ne peut concevoir qu'en la divisant, pour ainsi dire, en deux parties. L'une n'a pas de bornes dans le passé : c'est l'éternité a parle a>ile: l'autre n'en a pas dans l'avenir : c'est l'é- ternité a parte post. Les philosophes du moyen âge attribuaient à Dieu ces deux sortes d'éternité ; mais l'âme, disaient-ils, ne possède que la der- nière. Voy. Éternité. APATHIE (de à privatif et de niôoç, pas- sion) signifie littéralement l'absence de toute passion. Et comme les passions sont, aux yeux du vulgaire, le principe même ou du moins le mobile le plus ordinaire de nos actions, on en- tend généralement par apathie une sorte d'inertie morale, l'absence de toute activité, de toute éner- gie, de toute vie spontanée. Dans la langue phi- losophique, l'acception de ce mot n'est pas tout à fait la même. Là il exprime seulement l'anéan- tissement des passions par la raison , une in- sensibilité volontaire qui, loin de nuire à l'acti- vité, en est, au contraire, le plus beau triomphe. C'est ainsi que l'entendaient les stoïciens, pour qui toute passion et toute affection, même la plus noble, était une maladie de l'àme, un obstacle au bien, une faiblesse indigne dont le sage doit être affranchi. Dans leur opinion, l'homme cessait d'être vertueux et libre aussitôt qu'à la voix de la raison venait se joindre pour lui une autre influence. Par suite du même prin- cipe, tout ce qui n'est pas le mal moral était regardé comme indifférent ; ils n'accordaient pas que les plus vives douleurs du corps ou les plus cruelles blessures de l'àme puissent nous arra- cher un soupir ou une plainte. L'apathie stoï- cienne est donc tout autre chose que la résigna- ti on, c'est-à-dire la patience dans le mal, par le l de quelque noble espérance ou d'une sainte aission à des décrets impénétrables : c'est la ation même du mal et de notre faiblesse à le supporter. Cependant il ne faudrait pas croire que l'apathie ne fût qu'un précepte stoïcien; elle également recommandée par d'autres phi- losophes, mais dans un but différent. Pyrrhon la comme le souverain bien, comme le but même de la sagesse, dont le scepticisme, à ses yeux, n'était que le moyen (Cic, Acad., lib. Il, c. xxxxil ; Diogène Laërce, liv. IX, c. xxxxn). Une l'ois convaincus que le bien et le mal, le vrai et le faux, ne sont que des apparences, nous ar- eron infailliblement; pensait-il, à ne plus émouvoir de rien et à goûter cette tran- quillité parfaite au sein de laquelle doit s'écouler •lu sage. Stilpon, l'un des plus brillants iples de l'école mégarique, avait 1 1 < opinion sut bien. N'admetl nt pas dautre * . elle que celle de l'Être ab- solu, un et. immuable de sa nature, il voulait que l'homme s'eflbrçâl de lui ressembler, ou plutôt qu'il s'identifiât avec lui i • de toute passion et de tout intérél (Sene Enfin, si nous en croyi n [Tusc, ub. V, c. xxvn), la règle de l'apathie était non Mit recommandée en théorie, mais rigoureu- sement suivie en pratique par les gymnosopb de l'Inde. Cependant il est permis de sup] que Cicéron ne possédait sur ce point qui connaissances inci mplètes; car, dans la momie des Hindous, il s'agissait plutôt de I i l'absorption de l'àme en Dieu, dont l'apathie pliquee aux choses de la terre, n'est qu'une simple condition. Voy. Extase. L apathie, surtout l'apathie stoïcienne, a été traitée séparément dans les dissertations sui- vantes: Niemeieri (Joh. Barih.). Disserl. desloi- rorum àr.abiia, exliibcns eorum de a/J'eclibus doctrinam, etc., in-4, Helmst., 1679. — Becnii, Dispp., lib. 111, i-abcÎT. sapienlis sloici, in-i, Co- penhague, 169."). — Fischen (Joli, llcnr.), Disserl de slowis oni'xbdo: falso suspeelis, in-4, Leipzig, 1716. — Quadii, Dtspatatio Irilum illud sloico- rum paradoxon ntçl i-?t- àvcaBeiaç expendens, in-4, Sedini, 1720. — Meiners, Mélanges, t. II, p. 130 (ail.). APERCEPTION ou APPERCEPTION (de ad et de percipere, percevoir intérieurement et pour soi). Leibniz est le premier qui ait in- troduit ce terme dans la langue philosophique, pour désigner la perception jointe à la conscience ou à la réflexion. Voici comment il définit lui- même ce mode de notre existence : « La per- ception, c'est l'état intérieur de la monade repré- sentant les choses externes, et l'aperception est la connaissance réflexive de cet état intérieur, laquelle n'est point donnée à toutes les âmes, ni toujours à la même âme. » De là résulte, comme Leibniz le reconnaît formellement, que l'aper- ception constitue l'essence même de la pensée, qui ne peut être conçue sans la conscience, comme la conscience n'existerait pas si elle n'enveloppait dans une même unité tous nos modes de représentation. Kant, dans sa Critique de la raison pure (Analyt. transcend., §§ 16 et 17), se sert du même terme sans rien changer à sa première signification. Selon lui, nos di- verses représentations, les intuitions ou impres- sions diverses de notre sensibilité n'existeraient pas pour nous, sans un autre élément qui leur donne l'unité et en fait un objet de l'entendement. Or, cet élément que nous exprimons par ces deux mots je pense, c'est précisément l'aper- ception. « Le je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations, car autrement quel- que chose serait représenté en moi sans pouvoir être pensé, c'est-à-dire que la représentation se- rait impossible, ou du moins elle serait pour moi comme si elle n'existait pas » {ubi supra, tra- duction de M. Cousin dans sa Crit. de la phil. de Kant, 1. 1, p. 106). Mais le fait de l'aperception peut être considéré sous deux aspects : dans le moment où il s'exerce sur les éléments très- divers que nous fournit la sensibilité et les relie, en quelque sorte, par l'unité de conscience, il prend le nom d'aperccplion empirique; quand on le considère isolément, abstraction faite de toute donnée étrangère, comme l'essence pure de la pensée et le fond commun des catégories, c'est l'aperception pure, ou l'unité primitive et syn- thi tique de lu perception, ou bien encore l'unité transccndentale de la conscience. Il y a ce- pendant une énorme différence entre Kant et Leibniz, lorsqu'on les interroge, non plus sur le caractère actuel de l'aperception, mais sur son origine. Selon l'auteur de la monadologie; tout mode intérieur, par conséquent la sensation et même ce que nous éprouvons dans l'évanouis- APOL — 79 - APOL sèment ou dans le sommeil, a une certaine vertu représentative, et porte le nom de perception. L'aperception n'appartient pas à une l'acuité spé- ciale, elle n'est que la perception elle-même arrivée à son état le plus parfait, éclairant à la fois, de la même lumière, le moi et les objets extérieurs. D'après le fondateur de la philosophie critique, l'aperception, complètement distincte de la sensibilité, est l'acte fondamental de la pensée et ne représente qu'elle-même, nous lais- sant dans l'ignorance la plus complète sur la réalité du moi et des objets extérieurs consi- dérés comme des substances. Cette différence n'a rien d'arbitraire ; elle vient de ce que le pre- mier des deux philosophes dont nous parlons s'est placé au point de vue métaphysique ou de l'absolu, et l'autre au point de vue psychologique. Pour M. Cousin, qui a voulu concilier les inté- rêts de la métaphysique avec ceux de la psycho- logie, l'aperception pure est la vue spontanée des choses, et à ce titre, elle est opposée à la connaissance réfléchie ou analytique. Dans cette dernière, les principes rationnels étant consi- dérés par rapport au moi, et séparés de leur objet, ont par là même un caractère subjectif qui a donné lieu au scepticisme de Kant. Au contraire, dans l'aperception pure, la raison et la vérité,' qui en sont les deux termes, restent intimement unies et se présentent sous la forme d'une affirmation pure, spontanée, irréfléchie, où l'esprit se repose avec une sécurité absolue. De cette manière, la vérité se trouve avec la raison enveloppée dans la conscience, et un fait psycho- logique devient la base de la science métaphysi- que. Maine de Biran appelle aussi la conscience : exception immédiate interne. APODICTIQUE (à-UGOî'.'/Ti/ô;, de àTtoSuÇiç, _ démonstration). Ce terme n'a jamais été mis en "usage que par Kant, qui l'a emprunté matériel- lement à Aristote. Le philosophe grec {Anabjt. Prior., lib. I, c. i) établit une distinction entre les propositions susceptibles d'être contredites, ou qui peuvent être le sujet d'une discussion dia- lectique, et celles qui sont la base ou le résultat de la démonstration. Kant, voulant introduire une distinction analogue dans nos jugements, a donné le nom d'apodictiques (apodictisch) à ceux qui sont au-dessus de toute contradiction. Voy. Kant, Critique de la raison pure, logique transcendanlale, analytique des concept. APOLLODOKE est un philosophe épicurien mentionné par Diogène Laërce (liv. X, ch. xxv), mais dont la vie et les écrits nous sont éga- lement inconnus. Nous ignorons même à quelle époque il vivait. Tout ce que nous savons de lui c'est qu'il appartient à l'ancienne école épicu- rienne et qu'il y jouissait d'une très-grande au- torité, car on lui donna le surnom de Cépotyran- nus (le tyran du jardin) : c'est dans un jardin qu'Ëpicure enseignait ses doctrines. On lui at- tribue jusqu'à 400 ouvrages dont le temps n'a pas épargné le moindre lambeau. Il ne faut pas le confondre avec Apollodore le Grammairien, l'auteur de la Bibliothèque mythologique, et qui vivait à Athènes environ 140 ans avant l'ère chrétienne. APOLLONIUS de Cyrène. surnommé Cronus? philosophe très-obscur de l'école mégarique, qui passe pour avoir été le maître de Diodore Cro- nus, le représentant le plus illustre et le plus habile dialecticien de la même école. 11 vivait pendant le me siècle avant l'ère chrétienne. APOLLONIUS de Tyane n'est pis seulement un philosophe, un disciple enthousiaste de Pytha- gore ;, c'est le dernier prophète, ou plutôt la der- nière idole du paganisme expirant, qu'il essaya vainement, par ses nobles réformes, d'arracher à une mort inévitable. Objet d'une vénération su- perstitieuse durant sa vie, il reçoit pendant trois ou quatre siècles après sa mort les honneurs di- vins. Les habitants de sa ville natale lui élèvent un temple ; ailleurs, on place son image à côté de celle des dieux ; on invoque son nom avec l'espoir de faire des prodiges ou pour implorer sa céleste protection ; des empereurs sont à la recherche de ses moindres paroles, des moindres traces de son existence ; un historien de la philo- sophie (Eunap., Vit. sophist.) l'appelle un dieu descendu sur la terre, et les derniers défenseurs du paganisme ne cessent de l'opposer à Jésus- Christ, dont il fut le contemporain. Mais, au milieu de ces manifestations d'enthousiasme, il est bien difficile de discerner la vérité historique, surtout si l'on songe que les ouvrages d'Apol- lonius ne sont pas arrivés jusqu'à nous, et que sa vie n'a été écrite que cent vingt ans environ après sa mort, par le rhéteur Philostrate, et sous l'inspiration de l'impératrice Julie, femme de Sévère, pour laquelle notre philosophe était l'ob- jet d*un culte passionné. Veut-on savoir main- tenant quelles sont les sources où Philostrate a puisé"? C'étaient, comme il nous l'apprend lui- même, les récits merveilleux des prêtres, les lé- gendes conservées dans les temples, et avec deux autres écrits plus obscurs encore, les Mémoires, aujourd'hui perdus pour nous, de Damis, esprit crédule et borné, qui, ayant passé une grande partie de sa vie avec Apollonius, l'ayant accom- pagné dans la Chaldée et dans l'Inde, n'a rien trouvé de plus digne d'être transmis à la pos- térité, que des miracles et des prodiges. Voici cependant ce que l'on peut recueillir de plus vraisemblable sur la vie et sur les doctrines d'A- pollonius. Il naquit sous le règne d'Auguste, au commen- cement du Ier siècle de l'ère chrétienne, d'une famille riche et considérée de Tyane, métropole de la Cappadoce. Dès l'âge de quatorze ans, il fut envoyé par son père à Tarse pour y étudier, sous le Phénicien Euthydème, la grammaire et la rhétorique. Un peu plus tard, il rencontra le philosophe Euxène, qui lui enseigna le système de Pythagore. Apollonius, ne trouvant pas la conduite de son maître d'accord avec ses leçons, ne tarda pas à le quitter, et Pythagore lui-même devint le modèle qu'il se proposa d'imiter en toutes choses. En conséquence, il se soumit dès ce moment jusqu'à sa mort à la vie la plus aus- tère, s'abstenant rigoureusement de toute nour- riture animale, s'interdisant l'usage du vin, ob- servant la plus sévère continence, couchant sur la dure, marchant les pieds nus, laissant croître ses cheveux et ne portant jamais que des vê- tements de lin. Il ne recula pas devant la rude épreuve d'un silence de cinq ans, et ce fut, dit on, pendant ce temps-là qu'il commença ses voyages. Désirant remonter aux sources des idées pythagoriciennes, il se rend en Orient, s'arrête pendant quatre ans à Babylone à con- verser avec les mages, passe de là dans le Cau- case, et enfin dans l'Inde, où il se met en rapport avec les gymnosophistes et les,brahmanes. Il vi- sita aussi l'Ethiopie, la haute Egypte, la Grèce et l'Italie, toujours occupé à s'instruire lui-même ou à éclairer les autres, cherchant de préférence à agir sur les prêtres, et recueillant dans tous les lieux où il passait des honneurs extraor- dinaires. Le mystère qui enveloppa sa mort aug- menta encore la superstition dont il fut l'objet; car, arrivé à un âge très-avancé, il sembla tout à coup disparaître de la terre, sans qu'on pût jamais découvrir ni en quel lieu ni de quelle manière il termina ses jours. Ce que nous savons de la vie d'Apollonius, et APUL RO — AJ>OL même les fables qui le dérobent en que aui recherches de l'histoire, nous m •ui un prêtre réformateur, on moraliste relij i qu'un philosophe. Ainsi, quoique dis de Pythagore, il faisait assez peu de cas de la théorie des nombres (Philostr., liv. III, eh. xx\). Il n'accordait qu'une valeur tout à l'ait secondaire aux mathématiques, à l'astronomie et à la mu- sique, qui, pour les autres philosophes de la même école, étaient des sciences du premier ordre. S'il conserve l'usage des symboles, c'est afin de donner un sens plus élevé aux céré- monies du culte et aux croyances religieuses. C'est vers ce but que tendaient principalement tous ses efforts, son séjour prolongé dans les temples, son commerce assidu avec les prêtres de tous les pays, et probablement aussi ses ou- vrages, dont Fun, à ce que nous apprend Philos- trate, traitait des sacrifices, et l'autre de la di- vination par les astres (ubi supra, lib. III, c. xix). Ainsi que Platon, il accuse les prêtres d'avoir perverti chez les hommes, par leurs fables immorales, l'amour de la vertu et l'idée de la Divinité. Pour remédier à ce mal, il voulait remonter aux traditions primitives du genre hu- main, et ce sont ces traditions qu'il est allé chercher parmi les plus anciens peuples de l'O- rient. Cependant on serait embarrassé d'exposer avec suite et d'une manière certaine les doctrines qu'il a tenté de substituer aux opinions ré- gnantes. Il paraît seulement, d'après quelques paroles prononcées en diverses circonstances et conservées par son disciple Damis, qu'il regardait toute la terre comme une même patrie; et tous les hommes comme des frères qui devaient par- tager entre eux les biens que la nature leur offre à tous. En cela, il n'aurait fait que généra- liser le principe de la vie commune, que l'école de Pythagore avait, dès l'origine, essayé de mettre en pratique. Ses vues sur le culte ne paraissent pas avoir été moins élevées que sa morale, dont il faut surtout se faire une idée par sa vie irréprochable et ses goûts cosmopolites. Il avait en horreur le sang et les sacrifices ; il regardait comme indignes du Dieu suprême, même les offrandes les plus innocentes : car Dieu, disait-il, n'a besoin de rien, et, comparé à lui, tout ce qui vient de la terre est une souil- lure ; des paroles entièrement dignes de lui, et qui n'ont pas même besoin de sortir de nos lè- vres, voilà le seul hommage qu'il faut lui adres- ser (Eus., Prœp. evang., lib. IV, c. xiii. — Phi- lostr., Vit. Apoll.f lib. III, c. xxxv ; lib. IV, c. xxx). Un tel homme ne peut pas avoir con- servé, comme on l'assure, la divination, les pro- nostics, la prédiction de l'avenir par les songes, sans donner à toutes ces pratiques du paganisme une signification plus profonde, ou sans les rat- tacher à quelque théorie mystique sur l'intuition intérieure et la révélation individuelle. Quoi qu'il en soit, les tentatives d'Apollonius ne furent certainement pas sans résultats pour son épo- que. Tout en cherchant à les raviver par un esprit plus pur, il n'a pas peu contribué à faire prendre en dégoût ce vieux culte des sens, cette antique apothéose de la forme, et à préparer les voies à la religion nouvelle. Dans le domaine de la philosophie proprement dite, son iniluence est moins grande, mais non moins incontestable. Ainsi que Philon, ilaeontri- buéà élargir la sphère de la spéculation en faisant passer dans son sein des éléments nouveaux. Il a rapproché deux mondes jusqu'alors trop isolés l'un de l'autre, l'Orient et la Grèce. Un des pre- miers, il s'est mis à la recherche de celte chaîne invisible de la tradition qui, à leur insu, ne cesse de relier entre eux les hommes et les peu- ples. Enfin o'e«l un précurseur de celte in tique école d'Alexandrie qui, en fa< e 'lu cl tianisme naissant, semble avoir voulu résumer rmuler <-n Bystème I Intel- lectuels de l'ancien monde. Cependant, si les i qui portent le nom d'Api i talent authentiques, nous pourrions attribuer à ce phi- losophe un système métaphysiqi 18 les êtres et loules les existences finies - sentes comme des modes purement passifs d'une substance unique tenant la place de Dieu; où la naissance et la mort ne Bont que le passage d'un état plus subtil à un état plus dense de la ma- tière <•■■ a; où la matière elle même, se raréfiant et se condensant alternativement, est précisément cette substance unique dont nous venons de parler, cet être éternel, toujours le même en essence et en quantité, malgré la di- versité de ses formes (Apoll., Epiai. Lvni). Mais il est facile de voir que ce système, qui se réduit simplement au matérialisme, est en contradiction flagrante avec le caractère moral et religieux d'Apollonius. On y reconnaîtrait plutôt le lan- gage de la nouvelle école stoïcienne, et celte observation s'applique tant aux idées morales qu'aux opinions métaphysiques exprimées dans la lettre que nous venons de citer. D'ailleurs, par des raisons extérieures qui ne trouvent pas ici leur place, la critique moderne est unanime à regarder comme apocryphe le recueil entier de ces lettres. — Voy. Philostr., Vil. Apoll., lib. VIII, dont il a paru plusieurs éditions avec la traduction latine, à Venise, à Cologne et à Paris. Il existe aussi deux traductions françaises de cette biographie, dont l'une, par Biaise de Vigenère, a paru à Paris en 1611, in-4, l'autre à Berlin en 1774, 4 vol. in 12. — Consultez aussi Ritter. Ilist. de la phil. anc. Paris. 1836, t. IV, p. 400 delà traduc- tion de Tissot. — Tennemann, t. V, p. 198. — Mos- heim, Comment, et orat. Varr. argum., in-8 , Hamb., 1751, p. 347. — Klose, Disserl.de Apol- lonio Tyan. et de Philoslrato, in-4, Wittemb.. 1723. — ,Zimmermann, de Miraculis Apollonii Tyan., Édimb., 1755. — Herzog, Philosophia practica Apollonii Tyan. in sciographia, in-4, Leipzig, 1719. — Bayle. Dict. crit., art. A/Jûllonius. — Encyclopédie méthodique, art. Pythagore. — Baur, Apollonius de Tya?ie et le Christ; ou Rapport du pythagorisme au christianisme, in-8, Tubing., 1832 (ail.). — Chassang, Apol- lonius de Tyane, sa vie, ses voyages, ses pro- diges , par Philostrate, Paris, 1862. 1 vol. in-S. — Histoire critique de l'école a Alexandrie. par M. Vacherot, Paris, 1846, 1' vol. — Histoire de l 'école d'Alexandrie, par J. Simon, Paris, 1845, 2 vol. in-8. — Mervoyer, Ihoi Arco/Xomou xoO Tuavéoç. Paris, 1864, in-8. — Legrand d'Aus- sy, Vie d'Apollonius de Tyane, Paris, 1807, 2 vol. in-8. APOLLOPHANE, philosophe stoïcien, né à Antioche en Mygdonie. vécut longtemps à Alexan- drie. 11 était le disciple direct d'Ariston, et par conséquent devait être né comme Ëratosthène. que les biographes anciens lui associent, vers le commencement du ni" siècle avant Jésus-Christ. Les témoignages qui nous ont transmis son nom ne sont par nombreux, et encore moins instruc- tifs. On peut dire seulement qu'il avait écrit un livre intitulé: Ariston, et qu'il y reprochait à son maître de s'être écarté de l'ancienne rigueur morale des stoïciens ; qu'il ne prétendait pas non plus, comme lui, borner toute la philoso- phie à l'éthique, et avait composé mie physique; qu'il réduisait toutes les vertus à la seule sa- gesse ; et enfin qu'il divisait l'àme en neuf par- ties. Voy. Diogène Laërte, VII, 92 et 140: Athénée, APOS — 81 — APUL VII, 6 ; Tertullien, de Anima. 14. Ménage, dans ses Observationes in Diogeném Laertium, VII, 92. rapporte en l'approuvant une conjecture gra- tuite, suivant laquelle ce philosophe serait le même que le médecin Apollophane, cité par Pline l'ancien, XXII, 2, par Celse, V, 18, et par Polybe, liv. V. X. APONO (Pierre d'), médecin et philosophe très-renommé de son temps, naquit en 1250, dans un village des environs de Padoue, qui s'appelle aujourd'hui Abano : de là le nom de Pierre d'Abano. généralement adopté par les biographes modernes. Après avoir fait à l'Uni- versité de Paris de brillantes études et s'y être signalé déjà par la variété de ses connaissances, il alla s'établir à Padoue, où il exerça la méde- cine avec beaucoup de succès et, il faut ajouter, avec un grand profit; car on dit qu'il mettait ses soins à un prix exorbitant. Très-passionné pour tout ce qu'on nommait alors les sciences occultes, il consacrait tous les loisirs que lui laissait l'exercice de son art, à la physiognomo- nie, à la chiromancie, à l'astrologie, ou plutôt à l'astronomie, comme le prouve la traduction des livres astronomiques d'Aben-Ezra. Il ne resta pas non plus étranger à la philosophie scolasti- que et arabe, et son principal ouvrage (Concilia- tio dijferentiarum philosophicarum et prœci- pue medicarum), le seul qui puisse être cité ici, a pour but de concilier entre elles les principa- les opinions des philosophes, et surtout des mé- decins. De là le nom de conciliateur (concilia- lor), sous lequel les écrivains du temps le dési- gnent ordinairement. Apono ne fut pas plus heureux que Roger Bacon et d'autres hommes de la même trempe d'esprit. Traduit devant le tribunal de l'Inquisition, sous l'accusation de sorcellerie, il n'aurait probablement pas échappé au bûcher, si la mort ne fût venue le surpren- dre au milieu de son procès, en l'an 1316, au moment où il venait d'atteindre l'âge de soixante- six ans. Mais l'Inquisition ne voulut pas avoir perdu ses peines; elle brûla publiquement son effigie à la place de son corps, que des amis du philosophe avaient soustrait à cette infamie. — L'ouvrage d'Apono, que nous venons de citer, a été imprimé avec ses autres œuvres, à Mantoue en 1472, et à Venise en 1483, in-f°. Voir Bayle, Dict. crit., art. Apono, et Naudé, Apologie des grands hommes. A POSTERIORI, A PRIORI. De ces deux ex- pressions, unanimement adoptées par la philoso- phie moderne, la première s'applique à tous les éléments de la connaissance humaine que l'in- telligence ne peut pas tirer de son propre fonds, mais qu'elle emprunte à l'expérience et à l'ob- servation des faits, soit intérieurs, soit exté- rieurs; par la seconde, au contraire, on désigne les jugements et les idées que l'intelligence ne doit qu'à elle-même, qu'elle trouve déjà établis en elle quand les faits se présentent, et qu'on a appelés, avec raison, les conditions mê- mes de l'expérience ; car, sans leur concours, la connaissance des objets serait absolument im- possible. Ainsi, on dira de la notion de corps qu'elle est formée a posteriori, tandis que l'idée d'espace existe en nous a priori. Mais en même temps l'on conçoit qu'en retranchant celle-ci, la première est entièrement détruite ; car, si l'es- pace peut exister sans corps, il n'y a pas de corps sans espace, c'est-à-dire sans étendue. Une connaissance a posteriori est tout à fait la même chose qu'une connaissance acquise. Mais a priori n'est pas synonyme d'inné : les idées innées étaient regardées comme indépendantes de l'ex- périence ; les idées a priori, encore une fois, sont la condition et se manifestent à l'occasion | DICT. PHILOS. de l'expérience. Voy. Idées, Intelligence. Expé- rience. APPÉTIT (de appetere, désirer). Par ce mot, la philosophie scolastique n'entendait pas uni- quement le désir proprement dit, mais aussi la volonté; seulement on établissait une distinction entre l'appétit sensilif {appetitus sensitivus) et l'appétit rationnel (appetitus rationalis) , qui, éclairé par la raison, nous rend maîtres de nos passions animales. Le premier se divisait à son tour en appétit irascible et appétit concupisci- ble, c'est-à-dire la colère et la concupiscence. Cette confusion de la volonté et du désir re- monte à Aristote, qui, lui aussi, comprenait ces deux faits de l'âme sous un titre commun, celui d'ôpcijtç ou d'ô'jexTixèv, qu'on ne saurait traduire que par appétit (de Anima, lib. III, c. ix). Au- jourd'hui ce terme n'a plus d'autre usage, en philosophie, que de désigner les désirs instinc- tifs qui ont leur origine dans certains besoins du corps, à savoir celui de la nutrition et de la reproduction. Le mot désir, appliqué aux mêmes choses, écarterait l'idée d'instinct et ferait sup- poser une certaine influence de l'imagination. APPÉTITION. Ce terme est fréquemment em- ployé par Leibniz ; il prétendait que tous les êtres qui composent la nature, toutes les mona- des sans exception, sont doués de deux qualités essentielles : 1° la représentation, qui est la forme la plus humble de la sensibilité et de l'intelligence; 2° Yappétition, qui est une ten- dance a l'action et la première ébauche de la volonté. Voy. Leibniz. APPRÉHENSION (de apprehendere, saisir ou toucher). Ce terme a été emprunté par la sco- lastique à la philosophie d' Aristote. Il est la tra- duction littérale du mot 6i£iç ou ôiyetv, consacré par le philosophe grec à désigner les notions ab- solument simples qui, en raison de leur nature, sont au-dessus de l'erreur et de la vérité logi- que (Metaph., lib. IX, c. x). En passant dans la langue philosophique du moyen âge, il perdit un peu de sa valeur primitive ; il servit à dési- gner, non-seulement les notions simples, mais toute espèce de notion, de conception propre- ment dite, qui ne fait pas partie et qui n'est pas le sujet d'un jugement ou d'une affirmation. Enfin, accueilli dans la philosophie de Kant, il subit une nouvelle métamorphose; car dans la Critique de la raison pure, on donne h? nom d'appréhension à un acte de l'imaginatiun qui consiste à embrasser et à coordonner dans une seule image ou dans une conception unique les éléments divers de l'intuition sensible, tels que la couleur, la solidité, l'étendue, etc. Mais comme il y a, selon Kant, deux choses à distin- guer dans l'exercice des sens, à savoir : la sen- sation elle-même et les formes de la sensibilité, représentées par le temps et par l'espace, il se croit obligé d'admettre aussi deux sortes d'ap- préhension : l'une empirique, qui nous donne pour résultat des notions sensibles ; l'autre ,a priori, appelée aussi la synthèse pure de l'ap- préhension, qui nous fournit les notions des nombres et les figures de géométrie. Aujour- d'hui, tant en Allemagne qu'en France, ce terme est à peu près abandonné. APULÉE (Lucius Apuleius ou Appuleius) naquit à Madaure, petite ville de la Numidie. alors province romaine, 120 ans environ après J. C. Après avoir fait à Carthage ses premières études, il alla compléter son éducation à Athè- nes, ou il fut initié à la philosophie grecque, principalement au système de Platon.^ D'Athènes, il se rendit à Rome, apprit sans maître la lan- gue latine, et remplit pendant quelque temps la charge d'intendant. Mais la mort de ses parents 6 APUL — b-1 l'ay.mt mis en possession d'une fortune considé- rable, il ne crut pas en faire un meilleur em- ploi que de la dépenser en voyages jpstwtctifs. En conséquence, il se mit à parcourir, comme les sages de l'antiquité, l'Orient et l'Egypte, étu- diant principalement les doctrines religieuses des contrées qu'il visitait, et se faisant initier à plusieurs mystères, entre autres à ceux d'Osiris. De retour dans sa patrie, après avoir ainsi dis- sipé tous ses biens, il épousa une riche veuve dont il avait connu le nls à Rome. Les parents de cette femme l'ayant accusé de magie devant te proconsul romain, Apulée se défendit avec beaucoup d'art et d'éloquence, comme le prouve son plaidoyer que l'on a conservé parmi ses œu- vres [Oratio pro magia, etc.). On sait qu'il vi- vait sous le règne d'Antoine et de Marc Aurèle ; mais on ignore en quelle année il mourut. Apulée appartient à cette époque indécise où l'esprit oriental et l'esprit grec, les croyances religieuses et les idées philosophiques, se mê- laient, ou plutôt se juxtaposaient dans l'opinion générale, sans former encore un tout systéma- tique. Il est un de ceux qui ont beaucoup con- tribué, par leur exemple, à amener ce résultat, et, quoique les qualités de son esprit et de ses œuvres soient surtout littéraires, il ne peut être négligé impunément par l'historien de la philo- sophie. Ce n'est pas dans un recueil comme ce- lui-ci qu'il peut être question de l'^lrce d'or, vé- ritable roman satirique sur lequel se fonde la réputation d'Apulée. Nous ne parlerons pas même de la plupart de ses écrits philosophiques, aride et par là même infidèle analyse des doctrines de Platon et d'Aristote. Il n'y a guère que sa démonologie, contenue presque tout entière dans l'ouvrage intitulé de Deo Socratis, qui mé- rite l'honneur d'être cité- car là se trouve l'élé- ment nouveau qu'il voulait introduire dans la philosophie, et qui joue un si grand rôle chez les derniers Alexandrins. Dans la pensée d'Apu- lée, il est indigne de la majesté suprême que Dieu intervienne directement dans les phénomè- nes de la nature. Par conséquent, il met à ses ordres des légions de serviteurs de différents grades, qui gouvernent et qui agissent d'après leur impulsion et leur plan éternel. Ces servi- teurs, ce sont les démons, revêtus d'un corps subtil comme l'air, et habitants de la région moyenne qui s'étend entre le ciel et la terre. Rien de ce qui se passe dans la nature ou dans le cœur de l'homme ne peut échapper à leurs regards pénétrants. Quelquefois même, lorsque Dieu nous appelle à quelque grande mission, ils viennent, nous vivants, habiter notre corps et nous dicter ce que nous avons à faire. Ainsi s'explique le génie familier de Socrate. C'est à cette même croyance qu'Apulée veut rattacher tous les usages religieux, tant chez les Grecs que chez les barbares. Ce n'est pas assez que ces idées soient par elles-mêmes d'un caractère peu philosophique; elles sont encore présentées sous une forme confuse et dans un ordre tout à fait arbitraire. Voici les titres des ouvrages d'Apulée et des travaux auxquels ils ont donné lieu : de Philosophia, seu de Habitudine doctrinarum et nativitate Platonis, lib. III; — de Mundo (une traduction de l'ouvrage faussement attri- bué sous le même titre à Aristote) ; — de Deo — Fabuke milesiœ, seu Melamorph., lib. XI; — Hermetis Trismeg. de Natura deo- rum, ad Asclepium alloijuula. — Ses Œuvres complètes, 2 toL iii-8, Lyon. 1614; et 2 vol. in ',. parig, 1688;— Apuleii Theoloma exhibita << lyi !■-,.,, dans es Cogitaéa phitoiophiea, ]'■ '■''< ~ I' l », v'/''s. etc., auct. Bonëbaj feu le 9* vol. de l'édition de Leyde, AHAB iu-'i. 1786. — De mystica Apuleii doctrina, anof. Charpentier, in-8, Pansus, 1 830. arabes (Philosophie des). Les monumi littéraires des Arabes ne remontent pas au delà du vie siècle de l'ère chrétienne. Si la Bible nous vante la sagesse des fils de l'Orient, si l'au- teur du Livre de Job choisit pour théâtre de son drame philosopli ntrée de l'Arabie, et pour interlocuteurs des personnages arabes, m pouvons en conclure tout au plus que 1> Arabes étaient arrivés à un certain degré de cul- ture, et qu'ils excellaient dans ce qu'on compre- nait alors sous le nom de sagesse, c'est-à-dire dans une certaine philosophie populaire, qui consistait à présenter, sous une forme poétique, des doctrines, des règles de conduite, des ré- flexions sur les rapports de l'homme avec les êtres supérieurs, et sur les situations de la vie humaine. Il ne nous est resté aucun monument de cette sagesse, et les Arabes eux-mêmes esti- ment si peu le savoir de leurs ancêtres, qu'ils ne datent leur existence intellectuelle que depuis l'arrivée de Mohammed; appelant la longue sé- rie de siècles qui précéda le prophète le temps de l'ignorance. Dans les premiers temps de l'islamisme, l'en- thousiasme qu'excita la nouvelle doctrine et le fanatisme des farouches conquérants ne laissè- rent pas de place à la réflexion, et il ne put être question de science et de philosophie. Cepen- dant un siècle s'était à peine écoulé que déjà quelques esprits indépendants, cherchant à se rendre compte des doctrines du Koran, que jus- que-là on avait admises sans autre preuve que l'autorité divine de ce livre, émirent des opinions qui devinrent les germes' de nombreux schis- mes religieux parmi les Musulmans ; peu à peu on vit naître différentes écoles, qui, plus tard, surent revêtir leurs doctrines des formes dialec- tiques, et qui, tout en subissant l'influence de la philosophie, surent se maintenir à côté des phi-^ losophes, les combattre avec les armes que la science leur avait fournies, et d'écoles théo- logiques qu'elles étaient, devenir de véritables écoles philosophiques. La première hérésie, à ce 3u'il paraît, fut celle des kadrites. c'est-a-dire e ceux qui professaient la doctrine du kadr, qu'on fait remonter à Maabed ben-Khaled al- Djohni. Le mot kadr (pouvoir) a ici le sens de libre arbitre. Maabed attribuait à la seule vo- lonté de l'homme la détermination de ses ac- tions, bonnes ou mauvaises. Les choses, disait-il, sont entières, c'est-à-dire aucune prédestination, aucune fatalité n'influe sur la volonté ou l'action de l'homme. Aux kadrites étaient opposés les djabarites, ou les fatalistes absolus, qui disaient que l'homme n'a de pouvoir pour rien, qu'on ne peut lui attribuer la faculté d'agir et que ses ac- tions sont le résultat de la fatalité et de la con- trainte (djabar). Cette doctrine, professée vers la fin de la dynastie des Ommiades, par Djahm ben-Safwân, aurait pu très-bien marcher d'ac- cord avec la croyance orthodoxe, si, en même temps, Djahm n'eût nié tous les attributs de Dieu, ne voulant pas qu'on attribuât au Créateur les qualités de la créature, ce qui conduisait à faire de Dieu un être abstrait, privé de toute qualité et de toute action. Contre eux s'élevèrent les cifalites, ou partisans des attributs (cifàt). qui, prenant à la lettre tous les attributs de Dieu qu'on trouve dans le Koran, tombèrent dans un grossier anthropomorphisme. De l'école de Hasan al-Baçri, à Bassora, sortit, nu h" siècle de l'hégire, la secte des motazales, ou dissidents, dont les éléments étaient déjà donné- dans les doctrines ies sectes précédentes. Wacel ben-Atha (né l'an 8C de l'hégire, ou 699-700 de I . G», ARAB — 83 — ARAB et mort l'an 131} ou 748-749 de J. C), disciple de Hasan, ayant été chassé de l'école, comme dissi- dent (motazal), au sujet de quelque dogme reli- gieux, se fit lui-même chef d'école, réduisant en système les opinions énoncées par les sectes précédentes, et notamment celle des kadrites. Les motazales se subdivisent eux-mêmes en plusieurs sectes, divisées sur des points secondai- res; mais ils s'accordent tous à ne point reconnaî- tre en Dieu des attributs distincts de son essence, et à éviter, par là, tout ce qui semblait pouvoir nuire au dogme de l'unité de Dieu. Ils accordent à Thomme la liberté sur ses propres actions, et maintiennent la justice de Dieu, en soutenant que l'homme fait, de son propre mouvement, le bien et le mal, et a ainsi des mérites et des dé- mérites. C'est à cause de ces deux points princi- paux de leur doctrine que les motazales se dé- signent eux-mêmes par la dénomination de achâb al-adl wal-tauhîd (partisans de la justice et de l'uni te'). Ils disent encore «que toutes les connaissances nécessaires au salut sont du res- sort de la raison; qu'on peut, avant la publica- tion de la loi, et avant comme après la révéla- tion, les acquérir par les seules lumières de la raison, en sorte qu'elles sont d'une obligation nécessaire pour tous les hommes, dans tous les temps et dans tous les lieux. » (Voy. de Sacy, Ex- posé de la religion des Druzes, t. I, introd., p. xxxvij.) — Les motazales durent employer les armes de la dialectique pour défendre leur sys- tème contre les orthodoxes et les hérétiques, en- tre lesquels ils tenaient le milieu ; ce furent eux qui mirent en vogue la science nommée ilm al-calâm (science de la parole), probablement parce qu'elle s'occupait de la parole divine. On peut donner à cette science le nom de dogma- tique, ou de théologie scolastique; ceux qui la professaient sont appelés motecallemîn. Sous ce nom nous verrons fleurir plus tard une école importante, dont les motazales continuèrent à former une des principales branches. Ce que nous avons dit suffira pour faire voir que lorsque les Abbasides montèrent sur le trône des khalifes, l'esprit des Arabes était déjà + assez exercé dans les subtilités dialectiques et dans plusieurs questions métaphysiques, et pré- paré à recevoir les systèmes de philosophie qui allaient être importés de l'étranger et compli- quer encore davantage les questions subtiles qui divisaient les différentes sectes. Peut-être même le contact des Arabes avec les chrétiens de la Syrie et de la Chaldée, où la littérature grecque était cultivée, avait-il exercé une cer- taine influence sur la formation des sectes schis- matiques parmi les Arabes. On sait quels furent ensuite les nobles efforts des Abbasides, et no- tamment du khalife Al-Mamoun, pour propager parmi les Arabes les sciences de la Grèce; et quoique les besoins matériels eussent été le pre- mier mobile qui porta les Arabes à s'approprier les ouvrages scientifiques des Grecs, les différen- tes sciences qu'on étudia pour l'utilité pratique, telles que la médecine, la physique, l'astronomie, étaient si étroitement liées à la philosophie, qu'on dut bientôt éprouver le besoin de connaî- tre cette science sublime, qui, chez les anciens, embrassait, en quelque sorte, toutes les autres, et leur prêtait sa dialectique et sa sévère mé- thode. Parmi les philosophes grecs, on choisit de préférence Aristote, sans doute parce que sa méthode empirique s'accordait mieux que l'idéa- lisme de Platon avec la tendance scientifique et positive des Arabes, et que sa logique était con- sidérée comme une arme utile dans la lutte quo- tidienne des différentes écoles théologiques. Les traductions arabes des œuvres d'Aristote, comme de tous les ouvrages grecs en général, sont dues, pour la plupart, à des savants chré- tiens syriens ou chaldéens, notamment à des nestonens, qui vivaient en grand nombre comme médecins à la cour des khalifes, et qui, familia- risés avec la littérature grecque, indiquaient aux Arabes les livres qui pouvaient leur offrir le plus d'intérêt. Les ouvrages d'Aristote furent traduits, en grande partie/ sur des traductions syriaques ; car dès le temps de l'empereur .his- tinien on avait commencé à traduire en syria- que des livres grecs, et à répandre ainsi dans l'Orient la littérature des Hellènes. Parmi les manuscrits syriaques de la Bibliothèque natio- nale, on trouve un volume (n° 161) qui renferme VIsagoge de Porphyre et trois ouvrages d'Aris- tote, savoir : les Catégories, le livre de Y Inter- prétation et les Premiers Analytiques. La 'tra- duction de VIsagoge y est attribuée au Frère Athanase, du monastère de Beth-Malca, qui l'a- cheva en 956 (des Séleucides), ou 645 de J. C. Celle des Catégories est due au métropolitain Jacques d'Édesse (qui mourut l'an 708 de J. C). Un manuscrit arabe (n° 882 A), qui remonte au commencement du xie siècle, renferme tout VOrganon d'Aristote, ainsi que la Rhétorique, la Poétique et VIsagoge de Porphyre. Le travail est dû à plusieurs traducteurs ; quelques-uns des ouvrages portent en titre les mots traduit du syriaque, de sorte qu'il ne peut rester aucun doute sur l'origine de ces traductions. On voit, du reste, par les nombreuses notes interlinéai- res et marginales que porte le manuscrit, qu'il existait, dès le xe siècle, plusieurs traductions des différents ouvrages d'Aristote, et que les tra- vaux faits à la hâte sous les khalifes Al-Mamoun et Al-Motawackel furent revus plus tard, corrigés sur le texte syriaque ou grec, ou même entière- ment refaits. Les livres des Réfutations des so- phistes se présentent, dans notre manuscrit, dans quatre traductions différentes. La seule vue de l'appareil critique que présente ce précieux manuscrit peut nous convaincre que les Arabes possédaient des traductions faites avec la plus scrupuleuse exactitude, et que les auteurs qui, sans les connaître, les ont traitées de barbares et d'absurdes (voy. Brucker, Hist. crit. phil., t. III, p. 106, 107, 149, 150) étaient dans une profonde erreur; ces auteurs ont basé leur juge- ment sur de mauvaises versions latines dérivées, non de l'arabe, mais des versions hébraïques. Les plus célèbres parmi les premiers traduc- teurs arabes d'Aristote furent Honaïn ben-Ishâk, médecin nestorien établi à Bagdad (mort en 873), et son fils Ishâk; les traductions de ce dernier furent très-estimées. Au xe siècle, {Yahya ben- Adi et Isa ben-Zaraa donnèrent de nouvelles traductions ou corrigèrent les anciennes. On traduisit aussi les principaux commentateurs d'Aristote, tels que Porphyre, Alexandre d'Aphro- disée, Themistius, Jean Philopon. Ce fut surtout par ces commentateurs que les Arabes se fami- liarisèrent aussi avec la philosophie de Platon, dont les ouvrages ne furent pas traduits en arabe, ou du moins ne furent pas très-répandus, à l'exception de la République, qui fut com- mentée plus tard par Ibn-Roschd (Averrhoès). Peut-être ne pouvait-on pas d'abord se procurer la Politique d'Aristote, et on la remplaça par la République de Platon. Il est du moins certain que la Politique n'était pas parvenue en Espa- gne ; mais elle existait pourtant en Orient, comme on peut le voir dans le post-scriptum mis par Ibn-Roschd à la fin de son commentaire sur l'Éthique, et que Jourdain (Recherches crit., etc., in-8, nouv. édit., Paris, 1843, p. 438) a cité d'après Herrmann l'Allemand. — Un au- ARAB — 8 leur arabe du XIIIe siècle, Djemàl-eddîn al-Kifti, qui a écrit un Dictionnaire des philosophes. nomme, à l'article Platon, comme ayant été traduits en arabe, le livre de la République, ce- lui des Lois et le Timée; et, à l'article Sociale, Je môme auteur cite de longs passages du Cn- ton et du Phédon. — Quoi qu'il en soit, on peut dire avec certitude que les Arabes n'avaient de notions exactes, puisées aux sources, que la seule philosophie d'Aristote. La connaissance des œuvres d'Aristote et de ses commentateurs se répandit bientôt dans toutes les écoles, toutes les sectes les étudièrent avec avidité. « La doc- trine des philosophes, dit l'historien Makrizi, causa à la religion, parmi les Musulmans, des maux plus funestes qu'on ne peut le dire. La philosophie ne servit qu'à augmenter les er- reurs des hérétiques, et à ajouter à leur impiété un surcroît d'impiété » (de Sacy, liv. c, p. xxij). On vit bientôt s'élever, parmi les Arabes, des hommes supérieurs qui, nourris de l'étude d'A- ristote, entreprirent eux-mêmes de commenter les écrits du Stagirite et de développer sa doc- trine. Aristote fut considéré par eux comme le philosophe par excellence; et si l'on a eu tort de soutenir que tous les philosophes arabes n'ont fait que se traîner servilement à sa suite, du moins est-il vrai qu'il a toujours exercé sur eux une véritable dictature pour tout ce qui con- cerne les formes du raisonnement et la méthode. Un des plus anciens et des plus célèbres com- mentateurs arabes est Abou Yousouf Yaakoub ben-Ishâk al-Kendi (voy. Kendi), qui^ florissait au ixe siècle. Hasan ben-Sawàr, chrétien, au xe siècle, disciple de Yahya ben-Adi, écrivit des commentaires dont on trouve de nombreux ex- traits aux marges du manuscrit de VOrganon, dont nous avons parlé. Abou-Naçr al-Farabi, au xe siècle, se rendit célèbre surtout par ses écrits sur la Logique (voy. Farabi). Abou-Ali Ibn- Sina. ou Avicenne, au xic siècle, composa une série d'ouvrages sous les mêmes titres et sur le même plan qu'Aristote, auquel il prodigua ses louanges. Ce que Ibn-Sina lut pour les Arabes d'Orient, Ibn-Roschd, ou Averrhoès, le fut, auxue siècle, pour les Arabes d'Occident. Ses commen- taires lui acquirent une réputation immense, et firent presque oublier tous ses devanciers (voy. Ibn-Roschd). Nous ne pouvons nous empêcher de citer un passage de la préface d'Ibn-Roschd au commentaire de la Physique, afin de faire voir quelle fut la profonde vénération des phi- losophes proprement dits pour les écrits d'Aris- tote : « L'auteur de ce livre, dit Ibn-Roschd. est Aristote, fils de Nicomaque, le célèbre philoso- phe des Grecs, qui a aussi composé les autres ouvrages qu'on trouve sur cette science (la phy- sique), ainsi que les livres sur la logique et les traités sur la métaphysique. C'est lui qui a re- nouvelé ces trois sciences, c'est-à-dire la logique, la physique et la métaphysique, et c'est lui qui les a achevées. Nous disons qu'il les a renouve- lées, car ce que d'autres ont dit sur ces matières n'est pas digne d'être considéré comme point de ut pour ces sciences..., et quand les ouvra- ges de cet homme ont paru, les hommes ont écarté les livres de tous ceux qui l'ont précédé. Parmi les livres composés avant lui, ceux qui, par rapport à ces matières, se trouvent le plus liode scientifique, sont les ouvra- ges de Platon, quoique ce qu'on y trouve ne soit que très-peu de. chose en comparaison de ce qu'on trou i livres de notre philosophe, et qu'ils soient plus ou moins imparfaits sous le rapport de lasch n >■. Nous disons ensuite qu'il les a achevées (les trois sciences) ; car aucun de ceux qui l'ont suivi, jusqu'à notre temps, c'est-à- _ ARAB dire pendant près de quinzi i , n'a pu ajouter à ce qu'il a du rien qui soi! digne d'at- tention. C'est une 'i ^i reniement étri et vraiment merveilleuse que tout cela se trouve réuni dans un seul homme.. Lorsque cependant ces choses se trouvent dans un individu, on doit les attribuer plutôt à l'existence divine qu'à l'existence humaine; c'est pourquoi les anciens l'ont appelé le divin» (comparez Brucker, t. III. p. 10:.). On se tromperait cependant en croyant que tous les philosophes arabes partageaient cette admiration, sans y faire aucune restriction. Mai- monide, qui s'exprime à peu près dans les mê- mes termes qu'Ibn-Roschd sur le compte d'Aris- tote (voy. sa lettre à R. Samuel lbn-Tibbon, vers la fin), borne cependant l'infaillibilité de ce philosophe au monde sublunaire, et n'admet pas toutes ses opinions sur les sphères qui sont au- dessus de l'orbite de la lune et sur le premier moteur (voy. More nebouchîm, liv. II, en. xxn). Avicenne n allait même pas si loin que Maimo- nide; dans un endroit où il parle de l'arc-en- ciel, il dit : «vJ'en comprends certaines qualités. et je suis dans l'ignorance sur certaines autres : quant aux couleurs, je ne les comprends pas en vérité, et je ne connais pas leurs causes. Ce qu'Aristote en a dit ne me suffit pas; car ce n'est que mensonge et folie » (voy. R. Schem- Tob ben-Palkéira, More hammoré, Presburg, 1837, p. 109). Ce qui surtout a dû préoccuper les philosophes arabes, quelle que pût être d'ailleurs leur indif- férence à l'égard de l'islamisme, ce fut le dua- lisme qui resuite de la doctrine d'Aristote, et qu'ils ne pouvaient avouer sans rompre ouverte- ment avec la religion, et. pour ainsi dire, se dé- clarer athées. Comment 1 énergie pare d'Aristote, cette substance absolue, forme sans matière, peut-elle agir sur l'univers? quel est le lien en- tre Dieu et la matière? quel est le lien entre l'âme humaine et la raison active qui vient de dehors? Plus la doctrine d'Aristote laissait ces questions dans le vague, et plus les philosophes arabes devaient s'efforcer de la compléter sous ce rapport, pour sauver l'unité de Dieu, sans tom- ber dans le panthéisme. Quelques philosophes, tels qu'Ibn-Bâdja et Ibn-Roschd (voy. ces noms), ont écrit des traités particuliers sur la Possibi- lité de la conjonction. Cette question, à ce qu'il paraît, a beaucoup occupé les philosophes; pour y répondre, on a mêlé au système du Stagirite^ des doctrines qui lui sont étrangères, ce qui fit naître parmi les philosophes eux-mêmes plusieurs écoles dont nous parlerons ci-après, en dehors des* écoles établies par les défenseurs des dogmes religieux des différentes sectes. Pour mieux faire comprendre tout l'éloigne- ment que les différentes sectes religieuses de- vaient éprouver pour les philosophes, nous de- vons rappeler ici les principaux points du sys- tème métaphysique de ces derniers, ou de leur théologie, sans entrer dans des détails sur la divergence qu'on remarque parmi les philoso- phes arabes sur plusieurs points particuliers de cette métaphysique. Quant à la logique et à la physique, toutes les écoles tant orthodoxes qu'hétérodoxes sont à peu près d'accord : 1° La matière, disaient les philosophes, est+ éternelle; si l'on dit que Dieu a créé le monde, ce n'est là qu'une expression métaphorique. Dieu, comme première cause, est l'ouvrier de la matière, mais son ouvrage ne peut tomber dans le temps, et n'a pu commencer dans un temps donne. Dieu est à son ouvrage ce que la cause est à l'effet ; or ici la cause est inséparable de l'effet, et si l'on supposait que Dieu, à une AIUB 85 — ARAB certaine époque, a commencé son ouvrage par sa volonté et dans un certain but, il aurait été imparfait avant d'avoir accompli sa volonté et atteint son but, ce qui serait en opposition avec la perfection absolue que nous devons recon- naître à Dieu. — 2° La connaissance de Dieu, ou sa providence, s'étend sur les choses univer- selles, c'est-à-dire sur les lois générales de l'u- nivers, et non sur les choses particulières ou accidentelles; car si Dieu connaissait les acci- dents particuliers, il y aurait un changement temporel dans sa connaissance, c'est-à-dire dans son essence, tandis que Dieu est au-dessus du changement. — 3° L'âme humaine n'étant que la faculté de recevoir toute espèce de perfec- tion, cet intellect passif se rend propre, par l'é- tude et les mœurs, à recevoir l'action de F intel- lect actif qui émane de Dieu, et le but de son existence est de s'identifier avec l'intellect ac- tif. Arrivée à cette perfection, l'âme obtient la béatitude éternelle, n'importe quelle religion l'homme ait professée, et de quelle manière il ait adoré la Divinité. Ce que la religion enseigne du paradis, de l'enfer, etc., n'est qu'une image des récompenses et .des châtiments spirituels, qui dépendent du plus ou du moins de perfection que l'homme a atteint ici-bas. Ce sont là les points par lesquels les philo- sophes déclaraient la guerre à toutes les sectes religieuses à la fois; sur d'autres points secon- daires ils tombaient d'accord tantôt avec une secte, tantôt avec une autre; ainsi, par exemple, dans leur doctrine sur les attributs de la Divi- « nité, ils étaient d'accord avec les motazales. On comprend que les orthodoxes devaient voir de mauvais œil les progrès de la philosophie ; aussi la secte des philosophes proprement dits f fut-elle regardée comme hérétique. Les plus grands philosophes des Arabes, tels que Kendi, Farabi, Ibn-Sina, Ibn-Roschd, sont appelés sus- pects par ceux qui les jugent avec moins de sé- vérité. Cependant la philosophie avait pris un si grand empire, elle avait tellement envahi les écoles théologiques elles-mêmes, que les théo- logiens durent se mettre en défense, soutenir les dogmes par le raisonnement, et élever sys- tème contre système, afin de contre-balancer, par une théologie rationnelle, la pernicieuse méta- physique d'Aristote. La science du calâm prit alors les plus grands développements. Les au- ■^ teurs musulmans distinguent deux espèces de calâm, l'ancien et le moderne : le premier ne s'occupe que de la pure doctrine religieuse et de la polémique contre les sectes hétérodoxes; le dernier, qui commença après l'introduction de la philosophie grecque, embrasse aussi les doc- trines philosophiques et les fait fléchir devant les doctrines religieuses. C'est sous ce dernier rapport que nous considérons ici le calâm. De ce mot on forma le verbe dénominatif tecallam (professer le calâm) dont le participe mole- callem, au pluriel motecallemîn, désigne les partisans du calâm. Or, comme ce même verbe signifie aussi parler, les auteurs hébreux ont rendu le mot motecallemîn par medabberîm (loquenles), et c'est sous ce dernier nom que les motecallemîn se présentent ordinairement dans les historiens de la philosophie, qui ont puisé dans les versions hébraïques des livres arabes. On les appelle aussi oçouliyyîn, et en hébreu schoraschiyyim (radicaux), parce' que leurs rai- sonnements concernent les croyances fonda- mentales ou les racines. Selon Maimonide {More nebouchîm, liv. I, ch. Lxxi), les motecallemîn marchèrent sur les traces de quelques théologiens chrétiens, tels que Jean le Grammairien (Philopon), Yahya ibn-Adi et autres, également intéressés à réfuter les doctrines des philosophes. « En général, dit Maimonide, tous les anciens motecallemîn, tant parmi les Grecs devenus chrétiens que parmi les Musulmans, ne s'attachèrent pas d'abord, en établissant leurs propositions, à ce qui est ma- nifeste dans l'être, mais ils considéraient com- ment l'être devait exister pour qu'il pût servir de preuve de la vérité de leur opinion, ou du moins ne pas la renverser. Cet être de leur ima- gination une fois établi, ils déclarèrent que l'être est de telle manière; ils se mirent à argumenter, pour confirmer ces hypothèses, d'où ils devaient faire découler les propositions par lesquelles leur opinion pût se confirmer ou être à l'abri des attaques. » — « Les motecallemîn. dit-il plus loin, qaoique divisés en différentes classes, sont tous d'accord sur ce principe : qu'il ne faut pas avoir égard à ce que l'être est, car ce n'est là qu'une habitude (et non pas une nécessité, et le contraire est toujours possible dans notre rai- son. Aussi dans beaucoup d'endroits suivent-ils l'imagination, qu'ils décorent du nom de rai- son. » Le but principal des motecallemîn était d'é- tablir la nouveauté du monde, ou la création de la matière, afin de prouver par là l'existence d'un Dieu créateur, unique et incorporel. Cher- chant dans les anciens philosophes des principes physiques qui pussent convenir à leur but, ils choisirent le système des atomes, emprunté, sans aucun doute, à Démocrite, dont les Arabes connaissaient les doctrines par les écrits d'Aris- tote. Selon le Dictionnaire des philosophes, dont nous avons parlé plus haut, il existait même parmi les Arabes des écrits attribués à Démocrite et traduits du syriaque. — Les atomes, disaient les motecallemîn, n'ont ni quantité ni étendue. Us ont été créés par Dieu et le sont toujours, quand cela plaît au Créatenr. Les corps naissent et périssent par la composition et la séparation des atomes. Leur composition s'effectuant par le mouvement, les motecallemîn admettent, comme Démocrite. le vide, afin de laisser aur atomes la faculté de se joindre et de se séparer. De même que l'espace est occupé par les atomes et le vide, de même le temps se compose de petits instants indivisibles, séparés par des intervalles de repos. Les substances ou les atomes ont beaucoup d'ac- cidents ; aucun accident ne peut durer deux instants, ou, pour ainsi dire, deux atomes de temps ; Dieu en crée continuellement de nou- veaux, et lorsqu'il cesse d'en créer, la substance périt. Ainsi Dieu est toujours libre, et rien ne naît ni ne périt par une loi nécessaire de la nature. Les privations, ou les attributs négatifs, sont également des accidents réels et positifs produits constamment par le Créateur. Le repos, par exemple, n'est pas la privation du mouve- ment, ni l'ignorance la privation du savoir, ni la mort la privation de la vie ; mais le repos, l'ignorance, la mort, sont des accidents positifs, aussi bien que leurs opposés, et Dieu les crée sans cesse dans la substance, aucun accident ne pouvant durer deux atomes de temps. Ainsi dans le corps privé de vie, Dieu crée sans cesse l'ac- cident de la mort qui sans cela ne pourrait pas subsister deux instants. — Les accidents n'ont pas entre eux de relation de causalité; dans chaque substance, il peut exister toute espèce d'accidents. Tout pourrait être autrement qu'il n'est, car tout ce que nous pouvons nous ima- giner peut aussi exister rationnellement. Ainsi, par exemple, le feu a ïhabitndede s'éloigner du centre et d'être chaud ; mais la raison ne se re- fuse pas à admettre que le feu pourrait se mou- voir vers le centre et être froid, tout en restant AHAB — 86 — AHAH le fou. Les sens ne sauraient être eanaidi comme critérium de la vérité, et on ne saurait m t ivi- aucun argument, car leurs perceptions trompant souvent En somme, les motecallcmîn détruisent toute causalité, et déchirent, pour ainsi dire, tous les liens de la nature, pour ne laisser subsister réellement que le Créateur seul. — Tous les éclaircissements relatifs aux prin- cipes philosophiques des motecallemin et. les preuves qu'ils donnent de la nouveauté du monde, de l'unité et de l'immatérialité de Dieu, te trouvent dans le More nebourhhn de Mai- monide, P" partie, eh. lxxiii à i.xxvi. Malgré les assertions d'un orientaliste moderne, qui nous assure en savoir plus que Maimonide et Avcr- rhoès, nous croyons devoir nous en tenir aux détails du More, et nous pensons qu'un philo- sophe arabe du xue siècle, qui avait à sa dispo- sition les sources les plus authentiques, qui a Beaucoup lu et qui surtout a bien compris ses auteurs, mérite beaucoup plus de confiance qu'un écrivain de nos jours, lequel nous donne les résultats de ses études sur deux ou trois ou- vrages relativement très-modernes. On a déjà vu comment les motazales, prin- cipaux représentants de l'ancien calàm, pour sauver l'unité et la justice absolues du Dieu créateur, refusaient d'admettre les attributs, et accordaient à l'homme le libre arbitre. Sous ces deux rapports, ils étaient d'accord avec les phi- losophes. Ce sont eux qu'on doit considérer aussi comme les fondateurs du calâm philosophique, dont nous venons de parler, quoiqu'ils n'aient pas tous professé ce système dans toute sa ri- gueur. L'exagération des principes du calàm semble être due à une nouvelle secte religieuse, qui prit naissance au commencement du Xe siè- cle, et qui, voulant maintenir les principes or- thodoxes contre les motazales et les philosophes, dut elle-même adopter un système philosophique pour combattre ses adversaires sur leur propre terrain, et arriva ainsi à s'approprier le calàm et à le développer. La secte dont nous parlons est celle des ascharites, ainsi nommée de son fondateur Aboulhasan Ali ben-Ismaël a.\-Aschari de Bassora (né vers l'an 880 de J. C. et mort vers 940). Il fut disciple d'Abou-Ali al-Djabbaï, un des plus illustres motazales, que la mère d'Aschari avait épousé en secondes noces. Élevé dans les principes des motazales, et déjà un de leurs principaux docteurs, il déclara publi- quement, un jour de vendredi, dans la grande mosquée de Bassora, qu'il se repentait d'avoir professé des doctrines hérétiques, et qu'il recon- naissait la préexistence du Koràn, les attributs de Dieu et la prédestination des actions humaines. Il réunit ainsi les doctrines des djabarites et des cifatites ; mais les ascharites faisaient quelques réserves, pour éviter de tomber dans l'anthropo- morphisme des cifatites, et pour ne pas nier toute espèce de mérite et de démérite dans les actions humaines. S'il est vrai, disent-ils, que les attributs de Dieu sont distincts de son essence, il est bien entendu qu'il faut écarter toute com- paraison de Dieu avec la créature, et qu'il ne faut pas prendre àlalettre lesanthropomorphismes du Koràn. S'il est vrai encore que les actions des hommes sont créées par la puissance de Dieu, que la volonté éternelle et absolue de Dieu est la cause primitive de tout ce qui est et de tout ce qui se l'ait, de manière que Dieu soit réel- lement l'auteur de tout bien et de tout mal, sa volonté ne pouvant être séparée ; ne l'homme a cependant ce qu'ils appellent ['acqui- sition (cash), c'est-à-dire, un certain concours dans la production de l'action créée, et acquiert par là un mérite ou un démérite (,voy. Pocockc, Spécimen kitt. A '•"'' ., p. pat cette hypothèse d< saisissable et vide de sens, (JUS plu eut & teurs aseharistes ont cru pouvoir attribut l'homme une petite part dans la causalité actions. Ce sont 1m ascharites qui onl p< jusqu'à l'extrémité les propositions des atu idenU el de la réalité des attributs négatifs que nuis avons mentionnées parmi celle teealr lemin, et ont soutenu que les accident-) rm tufflH et disparaissent constamment par la volonté de Dieu; ainsi, par exemple, lorsque l'homme écrit, Dieu crée quatre accidents qui ment iicun lien de causalité, savoir : 1° la volonté de mouvoir la plume; 2" la faculté de la mou- voir; 3° le mouvement delà main, r 'lui de la plume. Les motazales, au contraire, disent que Dieu, à la vérité, est le créateur de la fa- culté humaine, mais que, par cette faculté i i l'homme agit librement; certains attributs né- gatifs sont de véritables privations et n'ont pas de réalité, comme, par exemple, la faiblesse qui n'est que la privation de la force, l'ignorance qui est la privation du savoir (voy. More, liv. 1. ch. lxxiii. proposit. 6 et 7. — Ahron ben Elia. h'tz Hayijim, in-8, Leipzig, 1841, p. 115). On voit que les motecallemin, ou les atomistes. comptaient dans leur sein des motazales et de- ascharites. Ces sectes et leurs différentes subdi- visions ont dû nécessairement modifier çà et là le système primitif, et le faire plier à leurs do - trines particulières. Le mot molecallcm'u prenait, du reste, dans un sens très-vaste, et désignait tous ceux qui appliquaient les raison- nements philosophiques aux dogmes religieux, par opposition aux fakihs, ou casuistes, qui se bornaient à la simple tradition religieuse, et il ne faut pas croire qu'il suffise de lire un auteu quelconque qui dit traiter la doctrine du calàm. pour y trouver le système primitif des mot' lemîn atomistes. Au x" siècle le calâm était tout à fait à la mode parmi les Arabes. A Bassora il se forma une société de gens de lettres qui prirent le nom de- Frères de la pureté ou de la sincérité (Ikhwân al-çafà) et qui avaient pour but de rendre plus populaires les doctrines amalgamées de la religion et de la philosophie. Ils publièrent à cet effet une espèce d'encyclopédie composée de cinquante traités, où les sujets n'étaient point solidement discutes, mais seulement effleurés, ou du nioins envisagés d'une manière familière et facile. Cet ouvrage, qui existe à la Bibliothèque nationale, peut donner une idée de toutes les études répan- dues alors parmi les Arabes. Repoussés par les dévots comme impies, les encyclopédistes n'eu- rent pas grand accueil près des véritables philo- sophes. Les éléments sceptiques que renferme la doc- trine des motecallemin portèrent aussi leurs fruits. Un des plus célèbres docteurs de l'école des ascharites, Abou-Hamed al-Gazâli. théologien philosophe, peu satisfait d'ailleurs des théories des motecallemin, et penchant quelquefois vers le mysticisme des soufis. employa habilement le scepticisme, pour combattre la philosophie au profit de la religion, ce qu'il fit dans un ouvrage intitulé : Tchâfot al-falasifa (la Destruction des philosophes), ou il montra que les philosophes n'ont nullement des preuves évidentes pour éta- blir les vingt points de doctrine (savoir les trois points que nous avons mentionnés ci-dessus et dix-sept points secondaires) dans lesquels ils se trouvent en contradiction avec la doctrine reli- gieuse [voy. à l'article Gazali). Plus tard Ibn- Roschd écrivit contre cet ouvrage la Des truc lion de la destruction CTehâfot-al-ten8 ARAB — 87 — ARAB Les philosophes proprement dits se divisèrent également en différentes sectes. Il paraît que le ] ■'. ■■lonisine, ou plutôt le néo-platonisme, avait aussi trouvé des partisans parmi les Arabes; car d,es écrivains musulmans distinguent parmi les philosophes les maschâyîn (péripatéticiens) et les ischrâkiyyîn, qui sont des philosophes contem- platifs, et ils nomment Platon comme le chef de ces derniers (voy. Tholuck, Doctrine spécu- lative de la Trinité, in-8, Berlin. 1826, ail.). Quant au mot ischrâk, dans lequel M. Tholuck croit reconnaître le ^coTtap-à; mystique, et qu'il rend par illumination, il me semble qu'il dérive plutôt de schkak ou meschrek (orient), et qu'il désigne ce que les Arabes appellent la philo- sophie orientale (hicma meschrekiyya), nom sous lequel on comprend aussi chez nous cer- taines doctrines orientales qui déjà, dans l'école d'Alexandrie, s'étaient confondues avec la philo- sophie grecque. Les péripatéticiens arabes eux-mêmes, pour expliquer l'action de Yénergie pure, ou de Dieu, sur la matière, empruntèrent des doctrines néo- platoniciennes, et placèrent les intelligences des sphères entre Dieu et le monde, adoptant une espèce d'émanation. Les ischrâkiyyîn péné- trèrent sans doute plus avant dans le néo-pla- tonisme, et, penchant vers le mysticisme, ils s'occupent surtout de l'union de l'homme avec la première intelligence ou avec Dieu. Parmi les philosophes célèbres des Arabes, Ibn-Bâdja (Aven- pace) et Ibn-Tofaïl (voy. ces noms) paraissent avoir professé la philosophie dite ischrdk. Cette philosophie contemplative, selon Ibn-Sina cité par Ibn-Tofaïl (Philosophus autodidactus, sive Epistola de Hai Ebn-Yokdhan, p. 19), forme le sens occulte des paroles d'Aristote. Nous retrou- vons ainsi chez les Arabes cette distinction entre l'Aristote exotérique et csotérique, établie plus tard dans l'école platonique d'Italie, qui adopta la doctrine mystique de la kabbale, de même que les ischrâkiyyîn des Arabes tombèrent dans le mysticisme des soufis, qui est probablement puisé en partie dans la philosophie des Hindous. Nous consacrerons à la doctrine des soufis un ar- ticle particulier. — ■ En général, on peut dire que la philosophie chez les Arabes, loin de se borner au péripatétisme pur, a traversé à peu près toutes les phases dans lesquelles elle s'est montrée dans le monde chrétien. Nous y retrouvons le dogma- tisme, le scepticisme, la théorie de l'émanation et même quelquefois des doctrines analogues au spinozisrne et au panthéisme moderne (voy. Tho- luck, loco cit.). — Nous renvoyons, pour des informations plus détaillées sur les philosophes arabes et leurs doctrines, aux articles Kendi, Fa- rabi, Ibn-Sina, Gazali, Ibn-Badja, Ibn-Gebirol, Ibn-Tofaïl, Ibn-Roschd, Maimonide. Les derniers grands philosophes des Arabes florissaient au xnc siècle. A partir du xme, nous ne trouvons plus de péripatéticiens purs, mais seulement quelques écrivains célèbres de phi- losophie religieuse, ou si l'on veut, des motecal- lemîn, qui raisonnaient philosophiquement sur la religion, mais qui sont bien loin de nous pré- senter le vrai système de l'ancien calàm. Un des plus célèbres est Abd-al-rahmàn ibn-Ahmed al- Aïdji (mort en 1355), auteur du Kitâb al-ma- icakif '-(Livre des stations), ou Système du calâm, imprimé à Constantinople, en 1824, avec un commentaire de Djordjàni. La décadence des études philosophiques, no- tamment du péripatétisme, doit êtv 3 attribuée à l'ascendant que prit, au xne siècle, la secte des ascharites dans la plus grande partie du monde musulman. En Asie, nous ne trouvons pas de grands péripatéticiens postérieurs à Ibn-Sina. Sous Salàh-eddîn (Saladin) et ses successeurs, l'ascharisme se répandit en Egypte, et à la même époque il florissait dans l'Occident musulman sous la fanatique dynastie des Mowahhedîn ou Almohades. Sous Almançour (Abou-Yousouf Yaa- koub), troisième roi de cette dynastie, qui monta sur le trône en 1184, Ibn-Roschd, le dernier grand philosophe d'Espagne, eut à subir de graves persécutions. Un auteur arabe espagnol de ces temps, cité par l'historien africain Makari. nomme aussi un certain Ben-Habîb, de Séville, qu'Almamoun, fils d'Almançour, fit condamner à mort à cause de ses études philosophiques, et il ajoute que la philosophie est en Espagne une science haïe, qu'on n'ose s'en occuper qu'en secret, et qu'on cache les ouvrages qui traitent de cette science (Manuscr. arabes de la Biblioth. nationale, n° T05, f°44 recto). Partout on prêchait, dans les mosquées, contre Aristote, Farabi, Ibn- Sina. En 1192, les ouvrages du philosophe Al- Raon Abd-al-Salàm furent publiquement brûlés à Bagdad. C'est à ces persécutions des philo- sophes dans tous les pays musulmans qu'il faut attribuer l'extrême rareté des ouvrages de philo- sophie écrits en arabe. La philosophie chercha alors un refuge chez les Juifs, qui traduisirent en hébreu les ouvrages arabes, ou copièrent les originaux arabes en caractères hébreux. C'est de cette manière que les principaux ouvrages des philosophes arabes, et notamment ceux d'Ibn- Roschd, nous ont été conservés. Gazali lui-même ne put trouver grâce pour ses ouvrages purement philosophiques; on ne connaît, en Europe, aucun exemplaire arabe de son résumé de la philosophie intitulé Makâcid al-falâsifa (les Tendances des philosophes), ni de sa Destruction des philo- sophes, et ces deux ouvrages n'existent qu'en hébreu (voy. Gazali). Dans cet état de choses, la connaissance approfondie de la langue rabbi- nique est indispensable pour celui qui veut faire une étude sérieuse de la philosophie arabe. Les Ibn-Tibbon, Levi ben-Gerson, Calonymos ben- Calonymos, Moïse de Narbonne, et une foule d'autres traducteurs et commentateur? peuvent être considérés comme les continuateurs des philosophes arabes. Ce fut par les traductions des Juifs, traduites à leur tour en latin, que les ouvrages des philosophes arabes, et même, en grande partie, les écrits d'Aristote, arrivèrent à la connaissance des scolastiques. L'empereur Frédéric II encouragea les travaux des Juifs ; Jacob ben-Abba-Mari ben-Antoli, qui vivait à Naples, dit, à la fin de sa traduction du Com- mentaire d'Ibn-Roschd sur YOrganon, achevée en 1232, qu'il avait une pension de l'empereur, qui, ajoute-t-il, aime la science et ceux qui s'en occupent. — Les ouvrages des philosophes arabes, et la manière dont les œuvres d'Aristote par- vinrent d'abord au monde chrétien, exercèrent une influence décisive sur le caractère que prit la philosophie scolastique. De la dialectique ara- bico-aristotélique naquit peut-être la fameuse querelle des nominalistes et des idéalistes, qui divisa longtemps les scolastiques en deux camps ennemis. Les plus célèbres scolastiques, tels qu'Albert le Grand et Thomas d'Aquin, étudiè- rent les œuvres d'Aristote dans les versions la- tines faites de l'hébreu (voy. sur cette question, le savant ouvrage de Jourdain, Recherches cri- tiques sur Vâge et sur V origine des traductions latines d'Aristote). Albert composa évidemment ses ouvrages philosophiques sur le modèle de ceux d'Ibn-Sina. La vogue qu'avaient alors les philosophes arabes, et notamment Ibn-Sina et Ibn-Roschd, résulte aussi d'un passage de la Di- vina commedia du Dante, qui place ces deux pbilosopbfis a" oiilieu des plus célèbres Grecs, ARCÊ — 88 ARCÊ et mentionne particulièrement le grand Com- mentaire d'Ibn-Roschd . Euclide geometra e Tolommeo, Ippocrate, Avicenna e Galieno, Averrois che 'l gran comento feo. [Inferno, canto iv.) Sur la philosophie arabe en général, on trouve ilans le grand ouvrage de Brucker (Hist. crit. philosopliiœ, t. III) des documents précieux. Ce savant a donné un résumé complet, bien que peu systématique, de tous les documents qui lui étaient accessibles, et il a surtout mis à pro- fit Maimonide et Pococke. C'est dans Brucker qu'ont puisé jusqu'à présent tous les historiens de notre siècle. L'Essai sur les écoles philoso- phiques chez les Arabes, publié par M. Schmœl- ders (in-8, Paris, 1842, chez Firmin Didot), ne répond qu'imparfaitement aux exigen.es de la critique. Un pareil Essai devrait être basé sur la lecture des principaux philosophes arabes qui étaient inaccessibles à l'auteur. Quant à tbn-Roschd, ce nom même lui est peu familier, et il écrit constamment Abou-Roschd; par ce qu'il dit sur le Tehâfot de Gazàli, on reconnaît qu'il n'a jamais vu cet ouvrage. Il n'a pas tou- jours jugé à propos de nous faire connaître les autorités sur lesquelles il fonde ses assertions et ses raisonnements, et par là même il n'inspire pas toujours la confiance nécessaire. Un ouvrage spécial sur la philosophie arabe est encore à faire. S. M. ARBITRE (libre ou franc), voy. Liberté. ARCÉSILAS naquit à Pritane, ville éolienne, la première année de la cxvie olympiade. Après avoir parcouru tour à tour les écoles philosophi- ques les plus accréditées de son temps, et reçu les leçons de Théophraste, de Crantor, de Diodore le Mégarien et du sceptique Pyrrhon, il se mit lui-même à la tête d'une école nouvelle. L'Aca- démie, livrée à des hommes de plus en plus obs- curs, et tombée des mains de Platon dans celles de Socratidès, était près de périr. Arcésilas la re- leva; mais en lui donnant un nouvel éclat, il en changea complètement l'esprit. Il introduisit à l'Académie une méthode d'en- seignement toute nouvelle. Au lieu de dire son sentiment, il demandait celui de tout le monde (Cicéron, de Fin., lib. II, c. i). Il n'enseignait pas, il disputait. Dans cette inépuisable contro- verse,^ chaque système avait son tour, et celui d'Arcésilas était de détruire tous les autres. Arcésilas prétendait continuer Socrate et Pla- ton ; mais l'apparent scepticisme de Platon n'est qu'un jeu d'esprit, et sa dialectique, négative dans la forme, est au fond très-positive et très- dogrnatique. Arcésilas abandonna le fond, et, ne s'attachant qu'à la forme seule, il la corrom- pit et l'altéra. «. Je ne sais rien, disait Socrate, excepte que je ne sais rien. » Mais dans sa pen- sée, celui qui sait cela est bien près d'en savoir davantage. Arcésilas gâte, en l'exagérant, cette excellente maxime. Il ne sait, dit-il, absolu- ment rien, et son ignorance elle-même, il fait profession de l'ignorer. Rien, à son avis, ne peut être compris, et cette universelle incom- Dréhensibililè apréhensible comme tout le reste (Aulu-Gelle, Nuits atliques, liv. IX, cb. v). Gorgias et Métrodore disaient-ils autre ebose ? Arcésilns n'épargnait personne. Mais il devait trouver son adversaire naturel dans le Stoi la plus i il te do trine du temps. Aussi g'iemcb, lias fut-il un duel de chaque jour contre Zenon. La doctrine de Zenon repo- sai sur sa h [ique qui elle-même avait ['nui ine théorie de la connaissance Dans icttc théorie, trois degrés conduisent à la science, la sensation (aW)r.v.c) . ['assentiment (TJY**Tâ0s\jjix6c, lequel, d'après Diogène Laërce, lui fut encore donné parce que la pnilosophie naturelle s'éteignit avec lui pour faire place à la philosophie morale, que créa So- crate. Toutefois, l'enseignement d'Archélaùs pa- raît ne s'être pas exclusivement renfermé dans la sphère de la philosophie naturelle, puisque, au rapport de Diogène Laërce, les lois, le beau et le bien, avaient fait plus d'une fois la matière de ses discours. Diogène ajoute même que ce fut d'Archélaùs que Socrate reçut les premiers ger- mes de la science morale, et qu'il passa ensuite pour en être le créateur, bien qu'il ne fît que développer l'enseignement qu'il avait reçu. Diogène ne détermine rien de précis touchant la patrie dArchélaûs : il se contente de dire qu'il naquit à Athènes ou à Milet. Quant à l'é- poque de sa naissance, il ne la mentionne même pas. Il est difficile d'apporter ici une date cer- taine ; mais on peut cependant s'arrêter à une conjecture assez vraisemblable. On sait qu'A- naxagore mourut en 426, et qu'Archélaûs lui succéda dans l'école de Lampsaque. Or, il paraît probable qu'il ne devint pas chef d'école avant l'âge de quarante à cinquante ans ; et l'on est ainsi conduit à rapporter approximativement l'é- poque de sa naissance à l'une des dix années qui séparent l'an 476 d'avec l'an 466 avant l'ère chrétienne. La cosmogonie d'Archélaùs diffère par des points essentiels de celle de ses prédécesseurs dans l'école ionienne. Les uns, Thaïes, Phéré- cyde, Anaximène et Diogène, Heraclite, avaient adopté pour principe générateur un élément unique, soit l'eau, soit la terre, soit l'air, soit le feu. Les autres, Anaximandre et Anaxagore, avaient reconnu un nombre indéfini de principes. âTmpov, une sorte de chaos primitif, une totalité confuse, èv 4pj£YJ iràv-ra oli.où. Archélaûs, à son tour, admit une pluralité d'éléments primor- diaux, non une pluralité indéfinie, mais une pluralité déterminée, une dualité, 5ûo aîuaç Yeveas'wç. Maintenant, quels étaient ces deux prin- cipes? Diogène Laërce les mentionne sous les dénominations de chaud et de froid, ce qui, vrai- semblablement, signifie le feu et l'eau. Primiti- vement confondus, ces deux principes se séparent et, en vertu de l'action du feu sur l'eau, prirent naissance la terre et l'air, de telle sorte que, dans cet ensemble, la terre et l'eau occupèrent la partie inférieure, l'air le milieu, et le feu les régions élevées. L'action du feu fit éclore du li- mon terrestre les animaux, et l'homme fut le dernier produit de cette énergie spontanée des éléments. Bibliographie : les travaux de Brucker et de Tennemann sur l'histoire générale de la philoso- phie. — Plus particulièrement : Diogène Laërce, liv. II, ch. xvi. — Tiedemann, Premiers philoso- phes de la Grèce, in-8, Leipzig, 1780 (ail.). — Bouterwek, de Primis philosophiez grœcœ de- cretis physicis, dans le tome II des Mémoires de la Société de Goëttingue. — Ritter, Histoire de la philosophie ionienne, in-8, Berlin, 1821 (ail.), et dans le tome I de son Histoire de la philoso- phie ancienne, trad. franc, par Tissot, 4 vol. in-8, Paris, 1833. — C. Mallet, Histoire de la philosophie ionienne, in-8, Paris, 1842, art. Ar- chélaûs. — Voy. encore quelques passages rela- tifs à Archélaûs dans Simplicius, in Physic. Arist., p. 6. — Stobée, Ed. I. ARCHÉTYPE (de àp'/ii et de ivtzoç) a le même sens que modèle ou forme première. C'est un synonyme du mot idée employé dans le sens platonicien, et, comme ce dernier, il s'applique aux formes substantielles des choses, existant de toute éternité dans la pensée divine (voy. Pla- ton, Idée, Malebranche). Le même terme se rencontre aussi chez les philosophes sensualis- tes : Locke principalement en fait souvent usage dans son Essai sur l'entendement humain: mais alors il ne conserve plus rien de sa première si- gnification. Pour l'auteur de l'essai sur Ventcn- dement humain, les idées archétypes sont celles qui ne ressemblent à aucune existence réelle, à aucun mode en nous, ni à aucun objet hors de nous. C'est l'esprit lui-même qui les forme par la réunion arbitraire des notions simples, et c'est pour cela, parce qu'elles ne peuvent pas être considérées comme des copies des choses, qu'il faut les admettre au nombre des formes ARCII — 90 - premières qu des archétypes (Essai sur l'cnlcu- dement. liv. II, ch. xxxi, § 74, et liv. IV, ch. xi). Quelques philosophes hermétiques, par exemple Cornélius Agrippa, donnent le nom d'Archétype à Dieu, considéré comme le modèle absolu de tous les êtres. Ce mot a disparu complètement de la philosophie de nos jours, sans laisser le moindre vide. ARCHIDÈME de Tarse, philosophe stoïcien du n* siècle avant J. C. Dialecticien habile, il montra pour la polémique un goût trop pro- noncé ; aussi fut-il souvent aux prises avec le stoïcien Antipater (Cic, Acad. quœst., lib. II, c. xlvii). Il donna une nouvelle définition du souverain bien, qu'il fait consister dans une vie entièrement consacrée à l'accomplissement de tous les devoirs; cette définition ne diffère que par les mots de l'ancienne formule stoïcienne. Voy. Diogène Laërce, liv. VII, ch. lxxxviii. — Sto- bée, Ed. II, p. 134, édit. de Heeren. ARCHITECTONIQUE. Kant, qui fait usage de ce terme, le définit ainsi : « J'entends par ar- chitectonique l'art des systèmes ou la théorie de ce qu'il y a de scientifique dans notre connais- sance générale. » La connaissance vulgaire diffé- rant précisément de la science en ce que la pre- mière n'est pas réduite en système, l'architee- tonique la convertit en connaissance scientifique en lui donnant l'unité systématique qui lui man- que. Voy. Kant, Critique de la raison pure, Méthodologie. Leibniz emploie aussi ce mot dans un sens plus général comme synonyme d'organisateur, d'inventeur, de créateur. ARCHYTAS de Tàrente, philosophe pytha- goricien, disciple de Philolaùs, serait peut-être au premier rang dans l'histoire de la philosophie ancienne, si sa vie et ses ouvrages nous étaient mieux connus. 11 naquit à Tarente vers l'an 430 avant notre ère, et, par conséquent, ne put re- cevoir directement les leçons de Pythagore. Quand la conjuration de Cylon ruina l'institut fondé par ce grand homme (vers 400), Archytas fut, avec Archippus et Lysus, du petit nombre de ceux qui échappèrent au désastre, et nous le retrouvons à Tarente vers 396, époque du voyage de Platon en Italie. S'il faut en croire le témoi- gnage assez suspect d'un discours attribué à Dé- mosthène (VEroticos), Archytas, dédaigné jus- qu'alors par ses concitoyens, dut au commerce de Platon une considération qui le mena rapi- dement aux premières charges de l'État. Il est certain, du moins, qu'il fut six fois, selon Élien. sept fois, selon Diogene Laërce, général en chef des Tarentins et de leurs alliés, qui, sous ses or- dres, furent constamment victorieux, entre autres dans une guerre contre les Messéniens ; c'est en revenant de cette dernière campagne qu'il adres- sait à un fermier négligent une célèbre pa- role, souvent répétée par les anciens: Tu es bien heureux que je sois en colère! Tout ce qu'on sait du reste de sa vie se borne à qucl- s traits énars chez des écrivains de date et d'autorité très-diverses : ainsi Tzetzès . auteur ^suffisant, veut qu'Archytas ait racheté Platon, vendu comme esclave par ordre de Denys l'An- cien. Diogène Laërce est plus digne de loi, quand il nous montre les doux philosophes réu- nis à la cour de Denys le Jeune; puis, lors du troisième voyage de Platon à Syracuse, Archy- i nier venant d'abord comme garant des bonnos intentions de ce prince, et après la rupture en- tre Platon et Denys, usant des mêmes droits de l'amitié pour sauver la philosophie d'un nouvel outrage. Çioépon et Athénée, d'après Aristox ancien biographe 4'Arobytae, nous oui i n conservé le souvenir de deui CQavaraations phi- AJREU losophiques auxquelles il prit part, mais don! n est presque impossible d'assigner la date. Sa mort dans un naufrage sur loi côtes d'Apulie nous est attestée par une belle ode dfHorai parait de peu antérieure à celle de Platon (348). Dans cet espace de quatre vingts .iron (430-348) se placent les travaux qui valurent à Archytas une haute réputation de matbématieiai] et de philosophe: 1° sa méthode pour Ja dupli- cation du cube, sa fameuse colombe volante si- gnalée comme le chef-d'œuvre de la mécanique ancienne, et d'autres inventions du même genre; 2° de nombreux ouvrages dont il reste soixante fragments, dont un sur la musique, un sur l'arithmétique, un sur V astronomie, un sur l'être, six sur la sagesse, un sur l'esprit et le sentiment, deux sur les principes (des choses), cinq sur ta loi et la justice, trois sur l'instruc- tion morale, douze sur le bonheur et la vertu. quatre sur les contraires, vingt-six sur les uni- versaux ou sur les catégories, fragments con- servés par Simplicius dans son Commentaire sur les Catégories d'Aristote, et qu'il faut bien distinguer du petit ouvrage publié d'abord par Pizzimenti, puis par Camerarius, sous le même titre, et qui n'est qu'une copie incomplète de l'ouvrage d'Aristote. On attribuait encore à notre Archytas des traités sur les flûtes, sur la dé- cade, sur la mécanique et sur l'astronomie, sur Vagriculture. sur l'éducation des enfants, et des lettres dont deux, relatives au troisième voyage de Platon en Sicile, se retrouvent chez Diogène Laërce. Il est impossible que plusieurs de ces citations et des fragments que nous ve- nons d'indiquer ne soient pas authentiques, et alors quelques-uns contiendraient les origines de certaines théories devenues célèbres sous le nom de Platon et d'Aristote ; mais ici, comme dans toute l'histoire de la philosophie pythago- ricienne, il est difficile de distinguer entre les morceaux vraiment anciens et le travail des faussaires; cette difficulté semble avoir con- duit, dès le ive siècle de notre ère, quelques commentateurs à distinguer deux philosophes du nom d' Archytas, subterfuge dont la mauvaise critique a fort abusé. On trouvera dans Diogène Laërce et dans ses interprètes la liste des Archy- tas réellement distincts de notre philosophe. Voy. Mullachius, Fragmenta philosophorum grœcorum, 1 vol. gr. in-8, Paris, 1860, et con- sultez, outre les histoires générales de la philo- sophie (surtout Brucker et Ritter), E. Egger, de Architœ Tarentini pythagorici vita , operi- bus et philosophia disquisitio, in-8, Paris, 1833. — Hartenstein. de Fragmentis Ârchytœ philosophicis , in-8, Leipzig, 1833. — Gruppe, sur les Fragments d'Archytas (ail.), Mémoire couronné en 1839 par l'Académie de Berlin. E. E. ARÉTÉ, fille d'Aristippe l'Ancien et mère d'A- ristippe le Jeune, vivait au ive siècle avant l'ère chrétienne. Son père l'instruisit assez complète- ment dans sa philosophie, pour qu'elle pût a son tour la transmettre à son fils; c'est pourquoi elle fut considérée comme le successeur d'Aristippe l'Ancien à la tête de l'école cyrénaïque. Du reste, elle ne se distingua par aucune opinion person- nelle. Voy. Diogène Laërce, liv. II, ch. lxxii, i \.\.\\i. — Menag., Hist. mulierum philosophan- te n m. § 61, et Eck, de Arête philosopha, in-8, Leipzig. 1775. AREUS, à tort nommé ARIUS. était natif d'Alexandrie et appartenait à la secte des nou- veaux pythagoriciens. 11 passe pour avoir été un des mailre.s de l'empereur Auguste, auprès du- quel, dit-on. il jouissait de la plus haute faveur. On raconte qu'Auguste, entrant à Alexandrie ARGE — 91 après la défaite d'Antoine, déclara aux habitants de cette ville qu'il leur pardonnait en l'honneur de son maître Areus (Suet., Aug.. c. lxxxix). Sé- nèque nous vante beaucoup l'éloquence de ce philosophe, mais l'on n'a rien conservé de ses doctrines. Il ne faut pas le confondre avec Areius Didymus, philosophe platonicien qui vivait à peu près à la même époque et qui a beaucoup écrit, tant sur les doctrines de Platon que sur celles des autres philosophes grecs. Du reste, il nous est aussi inconnu que son homonyme. Voy. Eusèbe, Prœp. evang., lib. XI, c. xxm. — Suidas, adv. Alôvpo:. — Jonsius, de Script, hist.phil., lib. III, c. i, m. ARGENS (Jean-Baptiste Boyer, marquis d'), un des enfants perdus de la philosophie du xvnr' siècle, naquit en 1704; à Aix en Provence. Son père, procureur général près le parlement de cette ville, le destinait à la magistrature, mais dès l'âge de quinze ans il annonça une préférence décidée pour l'état militaire, moins gênant pour les passions d'une jeunesse licencieuse. Bientôt épris d'une actrice qu'il voulait épouser, il passa en Espagne avec elle, dans l'intention d'y réali- ser son projet ; il est poursuivi et ramené au- près de son père, qui le fait attacher à la suite ue l'ambassadeur de France à Constantinople. Mais en Turquie, sa vie ne fut pas moins aven- tureuse. Il visita tour à tour Tunis, Alger, Tri- poli. A son retour en France, il reprit du service. Mais en 1734, il fut blessé au siège de Kehl, et, dans une sortie devant Philipsbourg, il fit une chute de cheval qui l'obligea de quitter la car- rière des armes. Déshérite par son père, il se fit auteur, et vécut de sa plume. C'est alors que, re- tiré en Hollande, il publia successivement les Lettres juives, les Lettres chinoises, les Lettres cabalistiques, pamphlets irréligieux, quelquefois remarquables par une certaine érudition anti- chrétienne. C'est sans doute ce qui en plut d'a- bord à Frédéric II, encore prince royal ; et lors- que Frédéric monta sur le trône, il s'attacha le marquis d'Argens comme chambellan , et le nomma directeur de son Académie, avec 6000 fr. de pension. D'Argens continuant d'écrire, fit pa- raître la Philosophie du bon sens et la traduc- tion du discours de Julien contre les chrétiens, publiée d'abord sous ce titre : Défense du pa- ganisme: il donna encore la traduction de deux traités grecs, faussement attribués, l'un àOcellus Lu ;mus sur la Nature de l'univers, l'autre à Ti- mée de Locres sur l'ànie du monde. De tous ses écrits, ce qui nous reste de plus intéressant au- jourd'hui, c'est sans contredit sa correspondance avec Frédéric, auprès duquel il jouissait de la plus grande faveur. Avec bien des travers de conduite, et souvent beaucoup de dévergondage d'esprit, d'Argens ne fut pas un méchant hom- me. Il n'abusa jamais de sa position de favori. Nous trouvons en lui une application frappante de l'adage qui dit que lorsqu'on ne croit pas à Dieu, il faut croire au diable. Ce philosophe si acharné contre le christianisme était sujet à des superstitions misérables : ainsi, il croyait à l'in- fluence malheureuse du vendredi, il n'aurait pas consenti à dîner, lui treizième à table, et il trem- blait si par hasard il voyait deux fourchettes en croix. Agé de près de soixante ans, il s'éprit encore d'une actrice, et l'épousa à l'insu du roi, qui ne lui pardonna jamais. A son retour d'un voyage qu'il avait fait en France, il eut beaucoup à souf- frir de l'humeur, moqueuse de Frédéric. Il solli- cita de nouveau la permission de revoir sa patrie, et alla en effet passer un congé assez long en Pro- vence, oi il mourutle 11 janvieii771. Frédéric lui lit ériger un tombeau dans une des églises d'Aix. Le peu de philosophie que l'on rencontre dans ses ARIS trop nombreux écrits se résume en un seul mot : c'est le plus grossier matérialisme. M. Damiron a publié sur d'Argens un mémoire dans le tome XXXV du Compte rendu des séances de l'Acad. des se. mor. et politiques. X. ARGUMENT, ARGUMENTATION. Un argu- ment n'est pas autre chose qu'un raisonnement. C'est ainsi que la Fontaine attribuant aux bêtes le jugement, mais leur refusant le raisonnement, dit : « Je rendrais mon ouvrage Capable de sentir, juger, rien davantage, Et juger imparfaitement, Sans qu'un singe jamais fît le moindre are rgument. C'est ainsi que les traités de logique et de rhé- torique énumèrent, sous les noms d'arguments, les différentes formes du raisonnement, enthy- mème, épichérème, etc. C'est encore ainsi que l'on dit l'argument de saint Anselme ou de Des- cartes, l'argument des causes finales, l'argument ontologique, cosmologique, etc., pour désigner certains raisonnements célèbres par lesquels saint. Anselme, Descartes ou autres philosophes se sont efforcés de prouver l'existence de Dieu. On ap- pelle encore argument, dans la langue philoso- phique comme dans la langue vulgaire, le sujet ou l'exposition abrégée d'un ouvrage. C est ainsi, par exemple, que les Dialogues de Platon sont précédés, dans la traduction qu'en a donnée M. Cousin, de sommaires explicatifs sous le titre d'arguments. L'argumentation est l'usage ou le développe- ment d'un argument, c'est-à-dire d'un raisonne- ment pour prouver quelques propositions; elle peut enchaîner, pour arriver à son but, plusieurs arguments partiels dont l'ensemble forme l'ar- gument total. Il n'est pas nécessaire que deux adversaires soient en présence pour qu'il y ait argumentation. Saint Anselme, dans son Mono- logium, et Descartes, dans ses Méditations, n'ar- gumentent pas moins bien, quoique solitaires, qu'ils ne font dans leurs répliques aux objections de Gaunilon ou de Gassendi. Il n'est pas néces- saire non plus de réfuter pour argumenter ; ce- lui qui cherche à établir directement une vérité argumente tout comme celui qui s'efforce de réfuter une erreur. La réfutation et la discussion ne sont que des espèces d'argumentation. On peut lire au sujet de la dernière Y Art de conférer, dans les Essais de Montaigne, et consulter la qua- trième partie de Y Art logique de Genovesi. A. L. ARGYROPULE (Jean), de Constantinople, est un des savants du xv° siècle qui contribuèrent à répandre en Italie l'étude de la littérature classi- que et de la philosophie grecque. Prisé fort haut par Cosme de Médicis, il enseigna le grec à son fils Pierre, à son petit-fils Laurent et à quelques autres Italiens de distinction. En 1480, il quitta Florence pour aller habiter Rome, où il obtint une chaire publique de philosophie et termina ses jours en 1486. Ses traductions latines des traités d'Aristote sur la physique et la morale (in-f°, Rome, 1652) inspirèrent aux Italiens le goût de ces connaissances ; mais il se fit du tort dans l'o- pinion du plus grand nombre en traitant les La- tins avec un certain mépris, et surtout en accu- sant Cicéron, alors plus que jamais l'objet de la vénération publique, d'une complète ignorance touchant la philosophie grecque. ARISTÉE de Crotone, après avoir été le dis- ciple, épousa la fille et devint le successeur de Pythagore. C'est tout ce que nous savons de lui avec quelque certitude (Iambl., Vita Pythag., cap. ult.). Il ne faut pas confondre Aristée de Crotone avec un autre Aristée, personnage réel A.RIS — 92 — MUS ,.u imaginaire, à qui l'on attribue, sous forme de le tire l'histoire fabuleuse de la traduction des Septante. Cette lettre, d'un grand intérêt pour l'histoire des livres canoniques, mais qui n'appar- tient que très-indirectement à l'histoire de la phi- losophie, se trouve ordinairement imprimée avec les œuvres de Flavius Josèphe [Antiq. jud., liy. XII ch. ii). mais elle a été aussi publiée séparé- ment à Bàle, enl.iGl, par Richard Simon. Depuis, elle est devenue l'objet de nombreuses disserta- tions. ARISTIDE, philosophe athénien du n* siècle après J. C. ; il se convertit à la religion chré- tienne, mais n'en conserva pas moins les allures et la méthode de la philosophie païenne. Lors du séjour que l'empereur Adrien fit à Athènes du- rant l'hiver de l'année 131, Aristide lui remit un ouvrage apologétique sur le christianisme. Cet ouvrage n'est pas arrivé jusqu'à nous; mais nous pouvons nous en faire une idée par Justin le martyr, considéré comme son imitateur. Voy. Eusèbe, Hist. eeclés., liv. IV. ch. m, et la plu- part des écrivains ecclésiastiques. ARISTIPPE naquit à Cyrène, colonie grecque de l'Afrique, cité riche et commerçante (Diogène Laërce, liv. II, ch. vm). 11 florissait 380 ans avant J. C. La réputation de Socrate l'attira à Athènes, où il suivit les leçons de ce philosophe. C'était un homme d'un caractère doux et accommodant, d'une humeur facile et légère, de goûts voluptueux. Socrate essaya vainement de le ramener à une vie plus sévère et plus grave. Aristippe composa un assez grand nombre d'ou- vrages, à en juger du moins par la longue liste que nous en donne Diogène Laërce. Quelques ti- tres seulement indiquent des traités de morale ; la plupart annoncent des sujets frivoles ou étran- gers à la philosophie. De tous ces livres, du reste, il ne s'est pas conservé une seule ligne. La doctrine d' Aristippe n'a d'autre objet que la fin morale de l'homme. Cette fin, suivant lui, c'est le bien; et le bien, c'est le plaisir. Or il y a trois états possibles de l'homme, ni plus, ni moins : le plaisir, la douleur, et cet état d'indifférence qui est pour l'âme une sorte de sommeil. Le plaisir est, de soi, bon ; la douleur est, de soi, mauvaise. Chercher le plaisir, fuir la douleur, voilà la destinée de i'homme. Le plaisir a son prix en lui-même. Quelle que soit son origine, il est également bon. Le plaisir est essentiellement actuel et présent; l'espérance d'un bien à venir est toujours mêlée de crainte, parce que l'avenir est toujours incer- tain. Il faut donc chercher avant tout le plaisir du moment, le plaisir le plus vif et le plus im- médiat. Le bonheur n'est pas dans le repos, mais dans le mouvement, ^Soviîj èv xivrj(7£i. Telle est la doctrine morale d' Aristippe. Son caractère distinctif, c'est de faire résider la fin de l'homme et son souverain bien, non pas, comme Épicure, dans le calcul savant et la récherche habile et prévoyante du bonheur, 2Ù5ou[Aovîa, mais dans la jouissance actuelle et présente, dans le développement de la sensibilité li . rée à ses pro- Fres lois et à tous ses caprices, en un mot dans obéissance passive aux instincts de notre nature. C'est là ce qui donne à cette doctrine, dans sa faiblesse même, quelque intérêt historique et quelque originalité. Voy. Mentzii, Aristippus philosophus socrati- cus, seu de cjus vita, moribus et dogrnalibus commentarius, in-4, Halle, 1719. — Wieland, Aristippe, in-8. Leipzig, 1800. — Développement de la morale d .Aristippe. dans les Mémoires de V Académie des inscripli07is, t. XXVI. — Kun- hardt , de Aristipp. philosoph. moral., in-4. Helmst., 1796. ARISTIPPE le Jeune, petit-fils d'Aristippe l'Ancien et fils d'Arété. Initié par sa mère a la doctrine qu'elle-même avait reçue de son père, il fut pour cette raison surnommé Métrodidacte [instruit par su mère). Il n'est pns sur qu'il ait rien publié; mais des quelques paroles de Dio- gène Laërce (liv. II, ch. lxxxvi et i.xxwn), on a supposé qu'il avait développé et systématisé la philosophie de son aïeul. 11 établissait une dis- tinction entre le plaisir en repos, qu'il regardait seulement comme l'absence de la douleur, et le plaisir en mouvement, qui est le résultat de sensations agréables, et doit être, selon lui, con- sidéré comme la fin de la vie ou le souverain bien. ARISTOBULE. Ainsi s'appelait un frère d'K- picure. épicurien lui-même comme Néoclès et Chérédeme, ses deux autres frères. Tous trois paraissent avoir été tendrement aimés du chef de l'école épicurienne; ils vivaient en commun avec lui, réunis à ses disciples les plus chers; mais aucun d'eux ne s'est personnellement distingué (Diogène Laërce, liv. X, ch. m, xxi). ARISTOBULE, philosophe juif dont le nom nous a été transmis par Eusèbe et saint Clément d'Alexandrie, florissait dans cette dernière ville sous le règne de Ptolémée Philométor, c'est-à-dire environ 150 ans avant l'ère chrétienne. Telle est du moins l'opinion la plus probable ; car il y a aussi un texte qui le fait vivre sous le règne de Ptolémée Philadelphe et qui le comprend dans le nombre des Septante (Eusèbe. Hist. eeclés., liv. VII, ch. xxxn). Le caractère fabuleux de l'his- toire des Septante, telle que Josèphe la raconte au nom d'Aristée, étant un fait universellement reconnu, le rôle qu'on y fait jouer à Aristobule signifie seulement qu'il a contribué un des pre- miers à répandre parmi les Grecs d'Alexandrie la connaissance des livres saints. En effet, s'il n'a pas publié une traduction de ces livres, il est du moins certain qu'il a composé sur le Pentateuque un commentaire allégorique et philosophique en plusieurs livres, dont la dédicace était offerte au roi Ptolémée. Cet ouvrage n'est point parvenu jusqu'à nous; mais les deux auteurs ecclésiasti- ques que nous avons cités plus haut nous en ont conservé quelques fragments dont l'authenticité ne peut guère être contestée, et qui marquent assez nettement le rang d'Aristobule dans l'his- toire de la philosophie. Il peut être regardé comme le fondateur de cette école moitié perse moitié grecque, dont Philon est la plus parfaite expression, et qui avait pour but, en faisant de l'Écriture une longue suite d'allégories, de la concilier avec les principaux systèmes de phi- losophie, ou plutôt de montrer que ces systèmfes sont tous empruntés des livres hébreux. Les doctrines péripatéticiennes faisaient le fond des opinions philosophiques d'Aristobule; mais il y mêlait aussi quelques idées de Platon, de Pytha- gore et un autre élément qui a pris chez Philon un développement considérable. Ainsi, dans les fragments qu'on lui attribue, la Sagesse joue absolument le même rôle que le Logos: elle est éternelle comme Dieu, elle est la puissance créa- trice, et c'est par elle aussi que Dieu gouverne le monde. Le nombre sept est un nombre sacré, emblème de la divine sagesse; c'est pour cela qu'il marque le temps où Dieu termina et vit sortir parfaite de ses mains l'œuvre de la création. Enfin il professe aussi cette croyance, dont Philon s'est emparé plus tard, que Dieu, immuable et incomprehensiUe par son essence, ne peut pas être en communication immédiate avec le monde ; m us qu'il agit sur lui et lui révèle son existence par certaines forces intermédiaires (ôuvipetc). Ces forces paraissent être au nombre de trois: d'abord ARIS 93 ARIS la sagesse, dont nous avons déjàparlé,puis la grâce (yà&'.ç) et la colère (ôpyr,), c'est-à-dire l'amour et la force. N'est-ce point le germe de toutes ces trinités devenues plus tard si communes dans les écoles d'Alexandrie? Pour prouver que toute sagesse vient des Juifs, Aristobule, comme un grand nombre de ses successeurs, ne se contente pas d'expliquer la Bible d'une manière allégo- rique, il a aussi recours à des citations falsifiées. C'est ainsi qu'il rapporte un fragment des hymnes d'Orphée, ou cet ancien poëte de la Grèce parle d'Abraham, des dix commandements et des deux tables de la loi. — Voy., pour les textes originaux. Eusèbe, Prœp.evang., lib. VIII, c. ix; lib. XIII, c. v; et Hist. eccles., lib. VII, c. xxxn. — Clem. Alex., Strom., lib. I, c. xn, xxv; lib. V, c. xx; lib. VI, c. xxxvii. — Pour connaître sur ce sujet tous les résultats de la critique moderne, il suf- fira de lire Walckenaër, Diatribe de Aristobulo Judœo, etc., in-4, Lugd. Bat., 1806. — Gfroerer, Hist. du christianisme primitif, 2 vol. in-8, Stuttgart, 1835, liv. II, p. 71 (ail.). — Daehne, Histoire de la philosophie religieuse des Juifs à Alexandrie, 2 vol. in-8, Halle, 1834, t. II, p. 72 (ail.). ARISTOCLÉS de Messène, péripatéticien du ne ou du nr' siècle après J. C, fut aussi regardé comme appartenant à l'école néo-platonicienne, car il vivait précisément au temps où commença la fusion entre les deux systèmes. L'analogie de son nom avec celui d'Arïstote l'a fait souvent confondre avec ce grand homme. Il écrivit une Histoire des philosophes et de leui^s opinions. dont quelques fragments ont été conservés par Eusèbe dans sa Préparation cvangélique. Il paraît y avoir combattu le scepticisme d'Œné- sidème. ARISTON de Chios, stoïcien du me siècle avant l'ère chrétienne. 11 faut le distinguer d'un autre Ariston de l'île de Céos, avec lequel on l'a souvent confondu. Disciple immédiat du fondateur de l'école stoïcienne, il entendit aussi les leçons de Polémon. S'étant éloigné sur plusieurs points de la doctrine de Zenon, il forma une secte particulière, celle des aristoniens; mais elle n'eut point de durée, et on ne lui connaît que deux disciples fort obscurs, Miltiades et Di- philus. Ariston rejeta de la philosopnie tout ce qui concerne la logique et la physique, sous prétexte que l'une est indigne d'intérêt, et que l'autre ne traite que de questions insolubles pour nous; il ne conserva que la morale, comme la seule étude qui nous touche directement; encore ne l'a-t-il envisagée que d'un point de vue général, laissant aux nourrices et aux instituteurs de notre enfance le soin de nous enseigner les devoirs particuliers de la vie. Il disait que le philosophe doit seule- ment faire connaître en quoi consiste le souverain bien. 11 n'existait à ses yeux d'autre bien que la vertu, d'autre mal que le vice; il rejetait toutes les distinctions que d'autres stoïciens ont admises sur la valeur des choses intermédiaires. Les questions relatives à l'essence divine rentrant à ses yeux dans l'objet de la physique, il les plaçait. en dehors de la portée de noire intelligence ; mais ce scepticisme, sur un point particulier de la science, ne nous donne pas le droit de l'exclure de l'école stoïcienne. Du reste, il n'enseignait pas dans le Portique, mais dans le gymnase Cynosarge, à Athènes. C'est à lui que l'on rap- porte ces paroles mentionnées par Diogène Laërce, et commenté s par Épictète et Antonin {Enchir., c. xvn, § 50 ; c. i, § 8), que le sage est semblable à un bon comédien, parce qu'entièrement indif- férent à tous les rapports extérieurs de la vie, il est aussi capable «le jouer le rôle d'Agamemnon que celui de Thersite. Les écrits d'Ariston n'ont pas été conservés. Voy. Cic, deLeg., lib. I, c. xrn. — De Fin., lib. II, c. xin ; lib. IV, c. xvn. — Diogène Laërce, liv. VII, ch. clx et clxi. — Sextus Emp., Adv. Math., lib. VII, c. xn. — Stob.. Serm. 78 — Sen., Ep. 89 et 94. ARISTON de Iuus, de l'Ile de Céos, péripaté- ticien qui Mûrissait 260 ans avant J. C, disciple et successeur de Lycon. Il n'est rien resté de ses nombreux écrits, que Cicéron mentionne d'une manière peu favorable [de Fin., lib. V, c. v), et nous n'en savons pas davantage à l'égard de ses opinions philosophiques. Tout fait supposer qu'il ne s'est écarté en rien des principes de l'école péripatéticienne (voy. Diogène Laërce, lib. V, c. lxx,lxxiv; lib.VIIjCCLXiv. — Strabon, Geogr., lib. X). Un péripatéticien du même nom vivait au siècle d'Auguste ; il était né à Alexandrie et ne se dis- tingua par aucun caractère particulier. ARISTOTE, le plus grand nom peut-être de l'histoire de la philosophie, si ce n'est par la va- leur morale des vérités découvertes, du moins par le nombre et l'étendue de ces vérités dans le do- maine de la nature et de la logique, et surtout par l'incomparable influence qu'il a exercée sur les développements scientifiques de l'esprit humain, dans l'Orient aussi bien que dans l'Occident, dans les temps modernes aussi bien que dans l'antiquité, parmi les chrétiens aussi bien que parmi les peu- ples croyant à d'autres religions. Aristote naquit la première année de la xcix0 olympiade, c'est- à-dire 384 avant 1ère chrétienne, à Stagire, colo- nie grecque de la Thrace; fondée par des habi- tants de Chalcis en Eubee, sur le bord de la mer, au commencement de cette presqu'île dont le mont Athos occupe l'extrémité méridionale. Stagire et son petit port paraissent n'avoir point été sans quelque importance; elle joue un rôle dans tous les grands événements qui agitèrent la Grèce, pendant l'expédition de Xerxès, pendant la rivalité de Sparte et d'Athènes, et plus tard, pendant les guerres de Philippe, père d'Alexandre. Le lieu qu'occupait jadis Stagire se nomme au- jourd hui Macré ou Nicalis, suivant quelques au- teurs, philologues et géographes, ou suivant d'autres, dont l'opinion paraît plus probable, Stavro, nom qui conserve du moins quelques traces de l'antique appellation. Par sa mère Phaestis, qu'il perdit, à ce qu'il semble, de fort bonne heure , Aristote descendait directement d'une famille de Chalcis ; son père, Nicomaque, était médecin et ami d'Amyntas II, qui régna sur la Macédoine de 393 à 369. Nicomaque avait com- posé quelques ouvrages de médecine et de phy- sique, et il était un Asclépiade. Il a donné son nom à une préparation pharmaceutique que Galien cite encore avec éloge. Sa haute position à la cour d'un roi, l'illustration de son origine médicale, la nature de ses travaux, influèrent certainement beaucoup sur l'éducation de son fils. Philippe, le plus jeune des enfants d'Amyntas, était du même âge à peu près qu'Aristote; et l'on peut croire que, dès leurs plus tendres années, s établirent entre eux des relations qui préparèrent pour plus tard la confiance du roi dans le précepteur de son héritier. Il est certain qu'Aristote n'avait pas dix- sept ans quand son père mourut. Du moins nous le voyons, avant cet âge, confié, ainsi que son frère et sa sœur, aux soins d'un ami de sa fa- mille, Proxène d'Alarnée en Mysie, qui habitait alors Stagire. Aristote conserva pour son bienfai- teur et pour la femme de son bienfaiteur, qui sans cloute lui avait tenu lieu de mère, la recon- naissance la plus vive et la plus durable. Dans son testament, que cite tout au long Diogène ARIS 94 — AHIS Lacrce, il désire qu'on élève des statues à la mé- moire do l'un et de l'autre. Bien plus, après la mort de Proxène, il fit, pour un orphelin qu'il laissait, ce que Proxène avait fait jadis pour lui; il adopta cet orphelin pour fils, Lien qu'il eût d'autres enfants, et il lui donna en mariage sa fille Pythias. Il est bon d'insister sur ces détails que les biographes attestent unanimement, pour réduire à leur juste mesure les reproches d'ingra- titude qu'on lui a si souvent adressés. La recon- naissance, comme le prouveront quelques autres faits encore, a été une des qualités les plus écla- tantes d'Arislote ; et il n'est pas à soupçonner que son cœur ait manqué pour son maître seul à ce devoir qu'il a toujours scrupuleusement accom- pli à l'égard de tant d'autres. Des biographes fort postérieurs ont, sur la foi d'Épicure, il est vrai, donné quelques détails peu favorables sur la jeu- nesse d'Aristote. A les en croire, il aurait dissipé son patrimoine par sa conduite désordonnée, et il aurait été réduit à se faire soldat, et plus tard même, commerçant et marchand droguiste. Pour sentir combien tout ceci est faux, il suffit de se rappeler, ce qu'on sait d'ailleurs' d'une manière irrécusable, qu'Aristote vint étudier à Athènes à l'âge de dix-sept ans. Il est impossible, quelque précocité qu'on lui veuille prêter, qu'il eût pu dès cette époque avoir subi toutes les épreuves par lesquelles on veut bien le faire passer. Il est plus probable que, vers cet âge, son tuteur, dont la surveillance ne l'avait point quitté, l'envoya dans la capitale scientifique de la Grèce, achever des études commencées sans doute sous les yeux de son père, et continuées ensuite sous la direc- tion de Proxène. Si Aristote vit alors Platon, ce ne fut que pendant bien peu de temps ; car c'est dans cette année même, la seconde de la cme olym- piade, 367 avant J. C, que Platon fit son second voyage en Sicile. Il y resta près de trois ans, et n'en revint que dans" la quatrième année de la même olympiade. Aristote avait donc vingt ans environ quand il put recevoir les premières leçons d'un tel maître. Il paraît que Platon rendit tout d'abord justice au génie de son élève : il l'appelait « le liseur, l'entendement de son école, » faisant allusion par là et à ses habitudes studieuses, et à la supériorité de son intelligence. Il ne lui repro- chait que la causticité de son caractère et un soin exagéré de sa personne. qu'Aristote, peu favorisé de ce côté, ce semble, poussait plus loin qu'il ne convenait à un philosophe. Quelques auteurs, qui vivaient d'ailleurs plusieurs siècles après, ont essayé de prouver que le disciple n'avait point eu pour son maître tout le respect et toute la gratitude qu'il lui devait. C'est surtout Élien qui, d'après le témoignage fort incertain d'Eubulide, déjà réfuté par Aristoclès, a donné cours à ces fables ridicules qu'ont répétées et propagées plusieurs Pères de l'Église, et qui tiennent une nlace assez importante dans l'histoire de la phi- losophie. D'autres, au contraire, affirment qu'A- ristote avait voué à Platon une admiration pleine de respect, et qu'il lui consacra un autel ou une inscription composée par le disciple reconnaissant exaltait les vertus de cet « homme que les mé- chants eux-mêmes ne sauraient attaquer. » Ce qui explique cette inimitié prétendue, c'est l'op- ["isition du génie des deux philosophes. La pos- térité crédule et peu bienveillante aura converti en luttes personnelles la rivalité et l'antagonisme des systèmes. Le plus exact et le plus récent des biographes d'Aristote. M. Stahr, a beaucoup insisté, ave • raison, sur le fameux passage de la Morale à IS'icomnrj ue (liv.l. eh. 111,5 1), ou Aristote donne un témoignage personnel des sentiments qu'il avait pour son maître : <■ 11 vaut peut-être mieux, dit-il en parlant d'une théorie qu'il veut réfuter, examiner avec soin et de pris ce qu'on a pi <'!cndu dire, bien que cette recherche put délicate, puisque ce sont des philosophes qui nom sont chefs -î/o-j; Sv8pa:) qui ont avan é la théorie des Idées. Mais il doit paraître mieux aussi, sur- tout quand il s'agit de philosophes, de mettre de côté ses sentiments personnels, pour ne m qu'à la défense du vrai; et quoique la vérité et l'amitié nous soient bien chères toutes les deux. c'est un devoir sacré de donner la préférence a la vérité, 68ivo;; l'autre le soir, SeiXivôç. L'enseignement variait de l'une à l'autre, comme l'exigeait la nature même des choses : la première destinée aux élèves plus avancés traitait des matières les plus difficiles, àxpoaixoiTixoî ).6y■ Lin, depuis tote jusqu'à nous, d'abord sur les écoles de la i lusivemenl sur ' âge. berceau de la e arabes, et qui i Souverainement encore dans les parties les plus AIUS importantes de la philosophie, la < •■ ro< i autres, el sur les belles-lettres, la rhétorique et La poétique. Quelques observations cependant pourroni faire comprei gnant dans d'étroites limites, comment cet ciu- i été et est encore légitime autant que bien- Parmi les causes qui ont fait d'Aristote le précep- teur de l'intelligence humaine, co ut les Arabes, il faut mettre en première Ligne le ca- ractère tout encyclopédique de ses ouvrages. Nul philosophe avant lui, nul autre après lui, n'a su, doué d'un tel génie, embrasser, dans une théorie une et systématique, l'ensemble des choses. La philosophie grecque, quelque valeur qu'eussent ses recherches avant le siècle d'Alexandre, n'avait pu rien produire d'aussi complet ni d'aussi pro- fond. Démocrite, qui, avant Aristote, a pu être appelé le plus savant et le plus laborieux des Grecs, n'avait pu entrevoir qu'une faible partie de la science. 11 avait recueilli beaucoup de faits; mais le point de vue tout matérialiste où il s'était placé ne lui avait permis de les comprendre que bien insuffisamment. Platon, dont on ne veut pas d'ailleurs rabaisser ici le mérite, et qui certaine- ment est supérieur à son disciple par la simpli- cité et la grandeur morale de son système ; Platon s'était condamné, par la direction même de son génie, à ignorer une partie des faits naturels, dont il n'avait point à tenir un compte bien sérieux; de plus, la forme de ses ouvrages ne lui permet- tait pas cette rigueur systématique sans laquelle une encyclopédie n'est qu'une vaste confusion, sans laquelle surtout un enseignement positif et général est impossible. Platon a. dans un sens; trouvé beaucoup mieux que cela; il n'a pas joue le rôle de précepteur, il a joué le rôle beaucoup plus grand, beaucoup plus utile même, de légis- lateur des croyances religieuses et des mœurs : c'est comme un prophète philosophe. Mais avant Aristote, la science eparse n'avait point été réunie en un corps ; des matériaux isolés attendaient l'architecte et ne formaient point un édifice ; c'est lui qui le construisit. Quelques historiens de la philosophie, M. Ritter entre autres, lui ont repro- ché d'avoir le premier introduit l'érudition dans la philosophie. La critique ne semble pas méritée. Pour composer l'œuvre totale de la science, la ranger tout entière sous une seule discipline, les forces d'un individu, quelque puissant qu'il soit. ne pourront jamais suffire. S'il ne datait que dé lui seul, ce serait un révélateur ; ce ne serait plus un philosophe. Au contraire, Aristote s'est fait une gloire, et cette gloire n'appartient qu'à lui seul, d'être l'historien de ses prédécesseurs. L'odieuse accusation de Bacon est complètement fausse : loin d'égorger ses frères, comme font les despotes ottomans pour régner seuls, c'est lui qui les a fait vivre en transmettant à la postérité leurs noms et leurs doctrines. Il n'a jamais prétendu cacher tout le profit qu'il avait tiré de leurs tra- vaux. Mais s'il doit à ses devanciers une partie des matériaux qu'il a employés, c'est à lui seul qu'il doit d'avoir su les mettre en œuvre. C'est du liaut de la philosophie première, de la métaphy- sique dont il est le fondateur, qu'il a pu saisir, d'un regard ferme, la valeur relative de tous les faits particuliers, de toutes les notions particu- lières, et les classer entre elles de manière à re- produire, dans une théorie complète, l'ordre ad- tnirable de, la réalité. C'est de ce laite élevé qu'il a pu voir sans confusion, sans erreur, cette pro- priété de phénomènes que i'homme et la nature présentent incessamment à l'observation ou philosophe. La métaphysique fut pour lui ce que le vulgaire trop souvent ignore, la science de la réalité, la science de ce qui est, de l'être en ARIS 99 — ARIS soi. Pour Platon, la réalité des choses, l'essence des choses, était en dehors d'elles et résidait tout entière dans les idées séparées, distinctes, éter- nelles, immuables. Aristote, au contraire, ne vit de réalité et ne put en concevoir que dans l'indi- vidu, dont la science doit tirer les notions géné- rales et les premiers principes qui composent ses théories et ses démonstrations. Tout être, et il n'y a que des êtres particuliers, est nécessaire- ment l'assemblage de quatre causes dont l'une est sa forme, qui tout d'abord se révèle à nos sens; l'autre, sa matière; la troisième, le mouvement, qui l'a l'ait devenir ce qu'il est, qui l'a produit; la quatrième enfin, la cause finale, la fin même vers laquelle il tend, qui lui assigne un but, et lui donne un sens aux yeux de la raison. Sans ces quatre causes, l'être ne se comprend plus; il n'est rien sans elles. Les deux premières nous sont attestées par le témoignage irrécusable de notre sensibilité, les deux autres par le témoignage non moins certain de notre raison. Elles sont toujours réunies dans toute chose qui n'est pas le simple accident d'une autre. Mais l'être, produit de ces quatre causes, n'est pas seulement d'une essence stérile et purement logique; il revêt des attributs qui le modifient et que la science peut affirmer de lui. Ces attributs, ces catégories, sont au nom- bre de dix, comme les causes sont au nombre de quatre. La science, en affirmant ou en niant ces attributs, fait la vérité ou l'erreur; quanta l'être et à ses attributs, ils n'ont d'autre caractère que d'exister, et pour les connaître, c'est dans les ter- mes simples et non dans les propositions compo- sées qu'il faut les chercher. Les catégories sont: d'abord, celle de la substance sans laquelle les autres ne seraient pas, à laquelle elles sont toutes comme suspendues; puis, la quantité, la qualité, la relation, le temps, le lieu, la situation, la ma- nière d'être, l'action et la passion. Les catégories sont les éléments nécessaires dont les propositions se forment, comme la réalité même: d'une part, les êtres en soi, les sujets avec cette merveilleuse diversité qu'a d'abord faite la nature, et avec celle que l'esprit de l'homme vient y joindre par l'abstraction; et d'autre part, les attributs. Ici la seule catégorie de la substance, là les neuf au- tres ; les unes et les autres liées entre elles par cette notion de l'existence, la seule qui puisse unir le prédicat au sujet, et qui fournit également, soit qu'on l'affirme ou qu'on la nie, l'indispensa- ble condition sans laquelle les deux autres n'ont jii valeur ni détermination. De là toute la théorie "de la proposition, les formes diverses qu'elle peut prendre; de là toute la théorie du syllogisme où deux propositions enchaînées l'une à l'autre par un moyen terme compris dans l'attribut et com- prenant le sujet, forment une conclusion où l'at- tribut est uni au sujet d'une nécessité logique ; de là, enfin, toute cette théorie de la démonstra- tion où le rapport de l'attribut au sujet repose sur la vraie cause qui met l'un dans l'autre, et qui prouve leur union d'une irréfutable manière, non plus par la seule nécessité logique, mais par cette nécessité réelle, effective, que les phéno- mènes mêmes portent avec eux. Mais rien ne se démontre qu'à la condition d'un indémontrable; les causes, et par suite les moyens termes, ne sont point infinis. Dans les démonstrations, il faut s'arrêter aux axiomes, sans lesquels la démons- tration ne serait pas possible, bien qu'elle ne les emploie jamais directement. Les axiomes sont les principes communs, et en tête de tous est le prin- cipe de contradiction qu'implique la notion même d'existence. Les principes propres sont ceux qui appartiennent à chaque sujet spécial que la science étudie, et sans lesquels les principes communs resteraient inféconds et stériles. L'ordre de la na- ture et l'ordre de la science se correspondent ainsi l'un à l'autre; la pensée n'est rien sans l'expérience, bien que l'expérience soit fort au- dessous de la pensée. Ce que la science doit faire avant tout,^ c'est d'observer scrupuleusement tous ces phénomènes qu'elle doit comprendre et démontrer par leurs causes, les lois générales du mouvement dont la nature entière est animée, les lois de plus en plus complexes par lesquelles l'organisation s'élève du végétal jusqu'à l'homme, et de la vie aveugle, obscure des derniers êtres, à cette vie supérieure de la pensée et de l'intel- ligence dans le plus parfait des êtres* ces lois, enfin, les plus admirables, les plus élevées de toutes, qui président à la vie morale des indivi- dus et des sociétés. Et pour couronner cette œuvre de la science, il faut qu'elle monte encore un de- gré plus haut, il faut qu'au-dessus de la nature, où les causes sont nécessaires et fatales, au-des- sus de l'homme, cause libre et volontaire, elle arrive jusqu'à la cause première, à la cause uni- que, au premier moteur, qui communique à tout le reste le mouvement, la vie, la pensée ; il faut qu'elle arrive jusqu'à Dieu. Tel est l'immense système qu'Aristote a tracé et qu'il a rempli. Il a fait la logique et fondé la science de la pensée de telle sorte, que depuis lui, comme le dit Kant, elle n'a fait ni un pas en avant, ni un pas en ar- rière; il a fondé dans l'histoire naturelle celte admirable méthode d'observation, que personne n'a mieux appliquée que lui; il y a tracé quel- ques-unes de ces lois de la vie que la physiologie comparée s'efforce encore de nos jours de consta- ter ; il a fondé la métaphysique sur des bases qu'on ne peut plus changer; il a fondé la psychologie, la science morale, la science politique, l'esthétique littéraire, etc. Cette magnifique encyclopédie, résumé à peu près complet de tout ce qu'avait su le monde grec, n'avait que peu de chose à en- seigner à la Grèce, si on la compare à ces peuples qui, dans la suite des temps, privés de toute spontanéité scientifique, durent aller se mettre à l'école des siècles passés. Pour refaire au milieu de la barbarie l'éducation de l'esprit humain, il fallut s'adresser à la Grèce, la sage institutrice des nations, et, dans la Grèce, il n'y avait qu'un maître possible : c'était Aristote, parce que seul il pouvait enseigner et démontrer la totalité de la science. Aujourd'hui même, si par une catas- trophe qui heureusement est impossible, le genre humain avait à subir la même épreuve qu'il a subie dans le moyen âge, nul doute que le choix ne fût absolument identique. Il n'est point de philosophe qui pût aujourd'hui même remplacer Aristote : Descartes, Leibniz, Kant n'y suffiraient pas. L'enseignement péripatéticien, après tout ce qu'aurait appris l'humanité, serait sans doute bien incomplet; mais, sans contredit, il serait encore le moins imparfait de tous. Il faut ajouter à cette première cause de la do- mination aristotélique, la forme même de ses livres : il avait fait des dialogues, à ce qu'atteste • Cicéron; ils ne sont pas parvenus jusqu'à nous, et l'on peut affirmer sans aucune témérité qu'en face des dialogues de son maître, cette perte ne fait point tort à sa gloire. Jlais les ouvrages que la postérité a conservés, et que nous possédons, ont donné à la science cette forme didactique que, depuis lors, elle n'a point changée, et qu'elle a reçue pour la première fois des mains d'Aristote. Un ton magistral, comme s'il eût prévu le rôle qu'il devait remplir plus tard; un style austère, sans autres ornements que la pensée même qu'il revêt; une concision et une rigueur faites pour exciter le zèle et la sagacité des élèves, tels sont les mérites secondaires, mais non point inutiles, qui ont contribué à faire donner au disciple de ARIS — 100 — ARIS Platon la préférence sur son maître. Platon a rendu d'autres services à l'esprit humain, et le christianisme, en particulier, sait tout ce qu'il lui doit; mais Platon, avec la divine élégance de ses formes, n'était point fait pour les labeurs de l'é- cole. Sa mission était de charmer^ de convaincre les âmes, en les purifiant. C'était a un autre d'i- nitier les esprits aux pénibles investigations de la science. C'est qu'en effet, quand on parle de l'empire souverain exercé par Aristote, c'est sur- tout de sa logique qu'il s'agit; et, pour qui se rappelle l'histoire de la scolastique, pour qui connaît la nature vraie de la logique, il n'y a pas de doute que YOrganon d'Aristote, étudié sans interruption pendant cinq ou six siècles par tou- tes les écoles de l'Europe, commenté par les maî- tres les plus illustres, ne pouvait être remplacé par aucun livre ; il n'y a pas de doute qu'aucun livre, si ce n'est celui-là, ne pouvait donner à l'esprit moderne et à toutes les langues par les- quelles il s'exprime cette rectitude, cette justesse, cette méthode que le génie européen seul jusqu'à présent a connues. Il est tout aussi certain que la logique était la seule science qui pût être cul- tivée avec cette ardeur et ce profit, sans porter atteinte aux croyances religieuses qui firent alors le salut du monde. La logique, précisément parce qu'elle ne consiste que dans les formes de la science, et qu'elle n'engage expressément aucune question, ne peut jamais causer d'ombrage. Elle ne s'inquiète point des principes, auxquels elle est complètement indifférente. C'est là ce qui fait qu'elle a pu tout à la fois être adoptée par les chrétiens et les mahométans, par les protestants et les catholiques, par les croyants et les philo- sophes. Où trouver rien de pareil dans Platon? Ou trouver rien de pareil dans aucun autre phi- losophe? Si la science et ses procédés étaient l'es- prithumain toutentier, Aristote eûtétéplus grand encore qu'il n'est; l'esprit humain n'aurait point eu d'autre guide que lui. Mais sur les questions essentielles que Platon avait résolues d'une manière si nette et si vraie, sur la Providence, sur l'âme, sur la nature de la science, Aristote s'est montré indécis, obscur, incomplet. Le dieu de sa métaphysique n'est pas le dieu qui convient à l'homme; Dieu est plus que le premier moteur, au sens où Aristote semble le comprendre; il a créé le monde, comme il le protège et le maintient ■ il ne peut avoir pour ses créatures cette indifférence où le laisse le philosophe, il préside au monde moral tout aussi bien qu'il meut le monde physique ; il doit intervenir dans la vie des individus et des sociétés tout aussi bien qu'il intervient dans les phénomènes naturels. Incertain sur la Providence et sur Dieu,^ Aristote ne l'est guère moins sur l'immortalité de l'âme et sur la vie qui doit suivre celle d'ici-bas. 11 ne nie pas que l'âme survive au corps, sans toutefois l'affirmer bien positivement; mais de ce principe il ne tire aucune de ces admirables conséquences qui ont fait du platonisme une véritable religion. Quant à la science, il ne la fait pas sortir tout en de la sensation, comme le lui attribue le laineux axiome qu'on chercherait vainement dans ses œuvres; mais il est sur la pente où son m; avai> voulu retenir la philosophie ; il est sur le boni de l'abîme, où tant d'autres se sont p eu suivant ses i tigré les avi sements île Platon. D'ailleurs, ces lacunes si grav qu'on pourrait citer, Levaient rien ôter à son autorité. Dans Le ii, le chri .l'on puisait cru-. i poinl îi lui en demander, et les siennes, chancelantes comme elles l'étaient, ne pouvaient pas blesser bien vivement des con- victions contraires. Cette indécision même ne nuisait en rien à la science; elle s'accordait fut bien avec elle, et l'Église catholique, tout om- brageuse qu'elle était, oublia bien vite les ana- thèines dont jadis quelques Pères de l'Eglise avaient frappé le péripalétisme. On attendait et l'on tirait d'Aristote trop de services, pour qu'on pût s'arrêter à ce que dans un autre on eût poursuivi comme des opinions condamnables. C'est une histoire qui est encore à faire, toute curieuse qu'elle est, que celle de l'aristotelisme. Les ouvrages d'Aristote, d'abord peu connus après sa mort, par suite de quelques circonstances assez douteuses qu'ont rapportées Strabon, et Plutarquc, ne commencèrent à être vraiment répandus que vers le temps de Cicéron ; c'est Syila qui les avait apportés a Rome après la prise d'Athènes. Il n'est pas présumable d'ailleurs que renseignement d'Aristote, qui dura treize années dans la capitale de la Grèce, eût laissé ses doc- trines ignorées autant qu'on le suppose en gé- néral ; mais ce qui est certain, c'est que ce n'est guère que vers l'ère chrétienne que son empire s'étendit. Ce fut d'abord, comme plus tard, la logique qui pénétra dans les écoles grecques et latines. Sans acception de systèmes, toutes se mirent à étudier, à commenter YOrganon; les Pères de l'Église, et à leur suite tous les chré- tiens, n'y étaient pas moins ardents que les gen- tils: et tout le moyen âge n'a pas craint d'at- tribuer à saint Augustin lui-même un abrégé des Catégories, qui d'ailleurs n'est pas authentique. Boëce, au vie siècle, voulait traduire tout Aris- tote, et nous avons de sa main YOrganon. Les commentateurs grecs furent très-nombreux^ même après que les écoles d'Athènes eurent été fermées par le décret de Justinien ; et, parmi ces commentateurs, quelques-uns furent' vraiment considérables. L'étude de la logique ne cessa pas un seul instant à Constantinople ni dans l'Europe occidentale. Bède. Isidore de Séville la culti- vaient au vne siècle, comme Alcuin la cultivait au vme à la cour de Charlemagne. C'est de YOrganon que sortit, au xie siècle, toute la que- relle du nominalisme et du réalisme, tout l'en- seignement d'Abeilard. Vers la fin du xne siècle, quelques ouvrages autres que la Logique s'intro- duisirent en Europe, ou, ce qui est plus probable, y furent retrouves; et, dès lors, les doctrines physiques et métaphysiques d'Aristote commen- cèrent à prendre quelque influence. L'Église s'en effraya, parce qu'elles avaient provoqué et auto- risé des hérésies. Un envoyé du pape dut venir inspecter l'Université de Paris, centre et foyer de toutes lumières pour l'Occident; et, en 1210, les livres d'Aristote autres que la Logique furent condamnés au feu; non-seulement on défendit de les étudier, mais encore on enjoignit à tous ceux qui les avaient lus d'oublier ce qu'ils y avaient appris. La précaution était inutile, et elle venait trop tard. L'exemple des Arabes, qui, dans leurs écoles, n'avaient point d'autre maître qu'A- te, et qui l'avaient traduit et commenté tout entier à leur usage; les besoins irrésistibles de l'esprit du temps, qui demandait à grands cris une sphère plus large que celle où l'Eglise avait tenu l'intelligence clcpuis cinq ou six siècles, la même île L'Église, revenue à des sen- lairés, tout se réunit pour abaisser les barrières; et, après quelques essais encore infructueux, et une nouvelle mission apostolique qui n'avait pas plus réussi que la première, on ouvrit La 'li; no et on laissa le torrent se pré- p par toutes Les voies, par toutes Les issues, il se répandit en toute liberté dans toutes les écoles, et il suffit à ARIS — 101 — ARIS alimenter tous les esprits. Albert le Grand, une des lumières de l'Église, et l'on doit ajouter de l'Occident à cette époque, commenta les œuvres d'Aristote tout entières; saint Thomas d'Aquin, l'ange de l'école, en expliqua quelques-unes des parties les plus difficiles; et, à leur suite, une foule de docteurs illustres suivirent leur exemple, et bientôt Aristote, traduit par les soins mêmes d'un pape, Urbain V, et du cardinal Bessarion, devint pour la science ce que les Pères de l'É- glise, et l'on pourrait presque dire les livres saints, étaient pour la foi. 11 est inutile de re- marquer qu'ici, comme dans la religion, l'en- thousiasme, la soumission aveugle dépassa bientôt les bornes. Il ne fut plus permis de penser au- trement qu'Aristote, et une doctrine soutenue contre les siennes était traitée à l'égal d'une hé- résie. Il suffit de rappeler le déplorable destin de Ranius, qui périt victime de sa lutte coura- geuse contre ce despotisme philosophique, plus enLore que de ses opinions suspectes ; il suffit de se rappeler que, même en 1629, sous le règne de Loiiis XIII, un arrêt du Parlement put dé- fendre, sous peine de mort, d'attaquer le système d'Aristote. Heureusement qu'alors cette défense était plus ridicule encore qu'elle n'était odieuse; mais on ne saurait répondre que, si quelque imprudent se fût alors élevé en France contre le père de l'école, il n'eût point été frappé comme un criminel • et l'on peut voir par cette défense même que jamais l'Eglise n'avait défendu plus énergiquement contre les hérétiques l'autorité des Évangiles. 11 fallait être à Venise et sous la protection de la République pour oser attaquer Aristote comme le fit Francesco Patrizzi dans ses Discussiones peripatelicœ (1571). Ce qu'il y a de remarquable, c'est que le protestantisme, après quelques hésitations, avait adopté Aristote tout aussi ardemment que les catholiques. Mélanch- thon l'introduisit dans les écoles luthériennes. Mais il faut ajouter que l'Aristote de Mélanchthon n'était plus celui du moyen âge et de la sco- lastique ; et le péripatétisme, mieux compris qu'on ne l'avait fait jusqu'alors, n'avait plus rien qui dût effrayer l'esprit de liberté qui faisait le fond de la réforme. La Société tout entière de Jésus, à l'imitation de l'Église, adopta l'aris- totélisme, et s'en servit avec son habileté bien connue contre tous les libres penseurs du temps, et surtout contre les adhérents de Descartes. Ce n'est que le xvme siècle qui, victorieux de tant d'autres abus, vit aussi finir celui-là. Aristote ne régna plus que dans les séminaires, et les Ma- nuels de philosophie à l'usage des établissements ecclésiastiques n'étaient et ne sont encore qu'un résumé de sa doctrine. La réaction alla trop loin, comme il arrive toujours : malgré les sages a*ùs de Leibniz, représentant des écoles protestantes qui avaient compris le philosophe comme il faut le comprendre ; maigre l'admiration de Voltaire et de Buffon; maigre les affinités certaines que les doctrines aristotéliques avaient sur tant de points avec l'esprit philosophique de ce temps, le xvme siècle laissa le père de la logique, de l'histoire des animaux, de la politique, dans le plus profond oubli. Il fut enveloppé dans cet in- juste dédain dont tout le passé fut alors frappé. Les historiens de la philosophie les plus graves, Brucker, entre autres, ne surent même pas lui rendre justice. Il n'y avait peut-être pas assez longtemps que le joug était brisé, et l'on se sou- venait encore combien il avait été pesant. Au- jourd'hui, Aristote a repris dans la philosophie la place qui lui appartient à tant de titres. Grâce à Kant, surtout à Hegel et à M. Brandis, en Al- lemagne, où d'ailleurs l'étude d'Aristote n'avait jamais tout à fait péri ; grâce à M Cousin, parmi nous, cette grande doctrine a été plus connue et mieux appréciée. Des travaux de toute sorte ont été entrepris. On ne regarde plus Aristote comme un oracle; mais on sait tous les services qu'il a rendus à l'humanité, et, parmi tous les grands systèmes de philosophie que la curiosité historique de notre siècle cherche à bien com- prendre, on accorde à celui-là plus d'attention qu'à tout autre; ce n'est que justice, et sans doute la philosophie de notre temps ne profitera pas moins de ces labeurs, bien qu'ils soient au- trement dirigés, que n'en a profité le moyen âge. Connaître Aristote, connaître l'histoire de l'aristotélisme, c'est mieux connaître, non pas seulement le passé de l'esprit humain, mais son état actuel. Par le moyen âge, d'où nous sortons, Aristote a plus fait pour nous que nous ne sommes portés à le croire. Il y a tout avantage et comme une sorte de piété à bien savoir tout ce que nous lui devons. Le xixe siècle, en attendant ce qui doit le suivre, aura donc ajouté un chapitre de plus à l'histoire des fortunes diverses d'Aristote ; et l'on peut douter que nos successeurs jugent un jour plus équitablement que nous la philosophie pé- ripatéticienne. Il semble que désormais cette phi- losophie est classée à son vrai rang dans les des- tinées et les annales de l'intelligence humaine. Il n'y a rien de plus vaste ni de plus fécond , mais il y a des doctrines qui sont à la fois plus profondes et plus pratiques. On a pu dire avec raison du platonisme qu'il avait préparé les voies à la morale chrétienne et même au dogme chrétien ; on n'a rien pu soutenir de pareil d'A- ristote ; et si quinze siècles plus tard l'Europe l'a adopté pour maître et pour instituteur, elle n'a jamais songé à lui demander ce qu'elle devait croire, mais exclusivement ce qu'elle^ devait étudier et apprendre. La différence est énorme. Platon a été, à bien des égards, un initiateur, et il est toujours resté un appui si ce n'est un guide, témoin saint Augustin. Aristote, qui n'a été connu et accepté que postérieurement, a été aussi fort utile; mais son secours a été beaucoup moins intime ; et s'il a formé les esprits, il n'a guère touché les âmes ni les cœurs. Ce n'est pas le rabaisser ni lui rien ravir de sa gloire ; mais c'est exercer envers lui, au noin de la vérité, la justice qu'il a proclamée lui-même le premier devoir du philosophe, et la plus sacrée de ses obligations. Si l'on peut un instant forcer un peu les choses afin de les faire mieux com- prendre, on dirait que, dans ce partage des plus hautes qualités et des influences les plus nobles, Platon représente la morale et qu'Aristote repré- sente la science, les deux legs inappréciables que la Grèce, notre mère vénérée, a transmis à la civilisation occidentale. Ce n'est pas à dire que la science manque tout à fait dans Platon ni que la vertu fasse défaut dans Aristote ; mais pour voir la distance qui les sépare, il suffirait de com- parer le Timée à YHistoire des animaux, et le Phédon au Traité de l'Ame. Le contraste est frappant; et de ces œuvres prises au hasard comme mesures, l'opposition s'étend à l'ensemble des deux systèmes. C'est là ce que doit affirmer la critique de notre siècle si instruite, si sagace, si impartiale; c'est là le verdict qu'elle doit rendre et la sentence qu'elle doit porter au nom des faits les moins contestables et de l'observation la plus attentive. Les œuvres des deux philosophes sont entre nos mains ; l'action qu'ont exercée leurs doctrines nous est également connue, et nous ne pouvons nous tromper, sauf des détails de peu d'importance, ni sur leur mérite propre ni sur la nature des enseignements qu'ils ont propagés, au grand avantage de tous ceux qui les ont reçus ARIS — 102 — A IUS et goûtés. La science ou la vertu, la vertu ou la science, l'alternative est toujours bien belle; et quel que soit le parti qu'on adopte, ou plutôt vers lequel on penche, on ne risque guère de déchoir ni de s'égarer. Cependant la raison humaine a l'ait son choix; elle incline à Socrate et à Platon plus qu'à Aristote et à Théophraste. Dans le spiritualisme de notre temps, dont M. Cousin a si longtemps et si fermement tenu le drapeau, c'est encore Platon qui occupe le plus de place; et Aristote, tout admiré qu'il est, n'a pas reçu les mêmes hommages et ne nous a pas soul'flé les mêmes inspirations. C'est que la science nous fait penser; elle ne nous fait pas agir, malgré les illusions dont elle se berce trop souvent. Le pla- tonisme est et restera la réelle école de la vie; le péripatétisme est surtout l'école de la nature. Ce qui doit même un peu nous étonner, c'est que notre époque, où les sciences font tant de bruit^ et jouissent d'une telle vogue, n'ait pas pousse plus loin qu'elle ne l'a fait la réhabilitation d'A- ristote. Nous sommes demeurés dans les limites quand il était si facile de les dépasser. On a vanté son génie, mais on ne s'est pas approprié ses opinions ; et ^e nos jours les savants suivent sa méthode sans bien se rendre compte de tuut ce qu'il a fait pour eux. Par habitude, on rapporte toujours à Bacon le réveil de l'esprit moderne ; et l'on ne voit pas assez que l'esprit moderne n'a fait que reprendre absolument la trace et les exemples d'Aristote et de l'antiquité, dès que les circonstances plus favorables lui ont permis de renouer la chaîne interrompue de la tradition hellénique. Malgré ce qu'en peut croire notre vanité trop facile à se satisfaire et à s'aveugler, nous n'avons pas découvert une voie nouvelle dans les deux ou trois derniers siècles qui viennent de s'écouler. La science, que l'Orient n'a jamais connue sous aucune forme, est née dans ia Grèce où elle a été cultivée comme la poésie, comme les arts, comme les lettres avec une perlection que notre amour-propre a grand'- peine à s'avouer, quoiqu'elle n'ait rien d'hu- miliant pour nous. Nous en savons mille fois plus que la Grèce, de même que nos successeurs en sauront un jour mille fois plus que nous. Mais c'est la Grèce qui a et conservera la gloire supé- rieure d'avoir tout commencé et d'avoir ouvert la carrière où nous devons tous marcher. Pour sa part spéciale, Aristote esta l'apogée de la science grec- que, et sans diminuer rien de ce qui est venu avant ou après lui. à cet égard il domine le monde ancien comme il a domine le moyen âge, le plus savant des philosophes et le plus philosophe des sa- vants. 11 observe les faits aussi bien que per- sonne ; et H sait de plus que l'observation est la condition préalable de la science, qui ne peut rien sans des matériaux exactement recueillis. Ce n'est pas le xvi c siècle ni le xvme qui ont fondé la méthode d'observation : c'est Aristote, comme ses ouvrages l'attestent quand on prend la peine de les consulter ; personne parmi Les modernes n'a plus fortement ni plus fréquem- ment recommandé l'observation de la nature et de la réalité. L'éloge peut même être poussé plus loin ; et l'on peut ajouter encore à lalou d'Aristote qu'il a pratiqué et conseillé l'expé- rimentation dans la mesure où elle était pos- sible dans reculés. La Bcien e contem- poraine, si elle était plus éclairée ou plus mo- deste, devrait proclamer dans Aristote son glo- rieux ancêtre et son précurseur; non pas qu'il ait à lui seul tout lait dans la science telle que l'a connue l'antiquité grecque, mais il en est le plus complet et le plus illustre représentant. 11 clôt cette période à jamais écoulée de la pensée humaine ou le domaine trop varié de la philo- sophie comprenait encore toutes les sciences, en 1rs (•('•unissant en un faisceau qui depuis lorsa dû se diviser. Personne ne l'a embrasse ni étreint d'une main aussi vigoureuse qu'ÂristOte, et il restera comme un modèle inaccessible et impé- rissable, sans cesse proposé aux siècles, mais que les siècles ne reproduiront pis. Parmi ces génies souverains et inégaux, il restera le plus extra- ordinaire si ce n'est le plus beau. Il est autant que qui que ce Boit digne de la Grèce, qui seule pouvait enfanter un tel fils; et parmi tous ces personnages merveilleux dont elle nous a trans- mis les œuvres et le souvenir, celui-là est avant tout, comme le disait de lui son incomparable maître, l'entendement et l'intelligence univer- selle. Pour étudier cet immense sujet, dont on n'a pu indiquer ici que les points les plus saillants, voici les principaux ouvrages qu'il faudrait con- sulter : Pour la biographie d'Aristote : Diogène Laërce (liv. V)? qui a fait usage des travaux spéciaux de ses prédécesseurs fort nombreux et beaucoup plus habiles que lui; — l'Anonyme publié par Ménage dans le second volume de son édition de Diogène Laërce; puis la biographie attribuée à Ammonius et qu'on trouve habituellement à la suite de son commentaire sur les Catégories ; Nunnesius en adonné une édition spéciale in-4, Helmstrcdt, 1666. Buhle a réuni toutes ces bio- graphies dans le premier volume de l'édition complète qu'il avait commencée. — Parmi les modernes on peut citer Patrizzi, dans son pre- mier livre des Discussiones pcripalelicœ, si hos- tile contre Aristote; — Andréas Schott, qui a écrit la vie comparée d'Aristote et de Démosthène, in-4, Augsb., 1603j — Buhle, et surtout M. Ad. Stahr qui a résume tous les travaux antérieurs, dans ses Arislotelia, 2 vol. in-8, Halle, 1832 (ail.) ; le premier est consacré tout entier à la biographie. On pourrait ajouter aussi des articles de Dictionnaires, comme celui de Bayle, la Bio- graphie universelle, l'article de M. Zell, dans l'Encyclopédie générale (ail.). La vie d'Aristote, en anglais, par M. J. W. Blakesley, 1839, et enfin les Biographies résumées des historiens de la philosophie, Brucker, Tennemann, Ritter, Zel- ler, etc., etc. Pour la connaissance du système général d'A- ristote, d'abord les Œuvres complètes dont la lement sans traduction, mais avec des notes courtes et substantielles ; celle de Duval, 1619, plusieurs fois reproduite ; — celle de Buhle, 1791-1800, laissée inachevée au cinquième vo- lume;— celle de l'Académie de Berlin, in-4, 1831-1837, dont il a paru quatre volumes, deux de texte, avec des variantes nombreuses, mais incomplètes, tirées des principaux manuscrits de l'Europe; une traduction latine revue, mais non refaite de toutes pièces, et des commentaires grecs qui ne sont donnés que par extraits. Il doit paraître encore au inoins un volume de com- mentaires. On ne sait si M. Brandis, l'un des éditeui i. Bekker, y ajoutera des notes. Enfin l'édition complète de la Bibliothèque gre «pic de Firmin Didot, avec une table des plus étendues et une traduction latine. — Après les éditions complètes, il faut consulter les Com- mentaires généra . traduits de l'a- rabe en latin, 11 vol. in-8, Venise, 1540, et d'Albert le Grand, ,"> vol. in-f°, Lyon, 1651. 11 n'y a jamais eu de commentaire général en grec. — Après les commentaires, les tradu lions com- plètes ■ en latin, du cardinal Bcssarion, in-f", ARIS — 103 — ARIS Venise, 1487; en anglais, de Taylor, 10 vol. in-4, Londres, 1812, peu connue sur le con- tinent, et faite, à ce qu'il semble, avec un peu trop de précipitation. Deux traductions géné- rales, l'une en allemand, par une réunion de savants à Stuttgart, l'autre en français, par M. B. Saint-Hilaire, sont commencées et se poursuivent actuellement; cette dernière com- prend déjà dix-huit volumes. Enfin deux livres récents, sans parler des historiens de la phi- losophie, et de Hegel en particulier, peuvent contribuer à faire connaître la doctrine générale d'Aristote : l'un est en allemand, de M. Biese ; l'autre ' est l'Essai sur la Métaphysique, par M. Bavaisson, ouvrage très-remarquable, et le plus distingué de tous ceux qui ont été publiés sur ce sujet. M. Brandis a publié les travaux les plus étendus et les plus exacts sur Aristote et ses contemporains de l'Académie, sur son système général et sur ses successeurs. On peut consulter aussi : de Aristotelis operum série et dislinc- tione, par M. Titze, in-8, Leipzig, 1826, et de Aristotelis librorum ordine et aucloritate, par M. Valentin Bose, Berlin, 1854. Pour la Logique, qui a fourni matière à un nombre presque incalculable de Commentaires, il faudrait consulter surtout les commentateurs grecs : Porphyre, Simplicius, Ammonius, Philo- pon, David l'Arménien, pour les Catégories ; Ammonius, Philopon, les anonymes, pour YHer- méneia; Alexandre d'Aphrodise. Philopon, pour les Premiers Analytiques ; Philopon, et la para- phrase de Thémistius, pour les Derniers Analy- tiques; Alexandre d'Aphrodise, pour les Topi- ques et les Réfutations des sophistes. — Parmi les modernes, les Commentaires des jésuites de Coïmbre ; le Commentaire général de Pacius joint à son édition de YOrganon, in-4, Genève, 1605; celui de Lucius, in-4, Bàle, 1619; le Com- mentaire spécial de Zabarella sur les Derniers Analytiques; et, de nos jours, la traduction allemande de M. Zell, Stuttgart, 1836; la traduc- tion de M. B. Saint-Hilaire, en quatre volumes ; l'ouvrage de M. Franck intitulé : Esquisse d'une histoire de la Logique, précédée d'une analyse étendue de YOrganon d Aristote, in-8, Paris, 1838; et le Mémoire de M. B. Saint-Hilaire, couronne par l'Institut, 2 vol. in-8, Paris, 1838, avec le Bap- port de M. Damiron sur le concours, dans le troi- sième volume des Mémoires de l'Académie des sciences morales et politiques ; les Elernenta lo- gices Arislot.,TTende\enhurg, in-8, Berlin, 1836; l'édition de YOrganon de M. Waitz, 1846, et l'his- toire de la Logique de M. Prantl, en allemand, 1855. Il a été démontré qu'Aristote n'avait point emprunté sa logique aux Indiens, comme on l'a souvent répété : voy. dans le troisième volume des Mémoires de l'Académie des sciences morales et politiques, le Mémoire de M. B. Saint-Hilaire sur le Nyâya. Pour les Leçons de Physique, le Commentaire très-précieux de Simplicius; celui des jésuites de Coïmbre, in-4, 1593 ; celui de Zabarella, in-f", 1600 ; celui de Pacius avec son édition, in-8, Hanovre ; la traduction allemande et les remarques de Weisse, Leipzig, 1829; la traduc- tion allemande avec le texte de M. Prantl, 1854. La Physique est un des ouvrages d'Aristote qui dans les temps modernes ont été le moins étu- diés. Pour le Traité du Ciel, le Commentaire de Simplicius, et parmi les modernes celui de Pa- cius ; la traduction française de M. B. Saint- Hilaire. — Pour la Météorologie, les Commen- taires d'Olympiodore pour les quatre livres, et celui de Philopon pour le premier; le Commen- taire des jésuites de Coïmbre, in-4, 1596, et l'édition avec notes et commentaires de M. Ide- ler, 2 vol. in-8, Leipzig, 1834 ; la traduction française de M. B. Saint-Hilaire, 1863. Pour le Traité de l'Ame, les Commentaires de Simplicius et de Philopon, la paraphrase de Thé- mistius, l'ouvrage d'Alexandre d'Aphrodise sur le même sujet. — Parmi les modernes, l'excel- lente édition de M. Trendelenburg avec notes et commentaires, in-8, Iéna, 1833, et celle de M. Torstrik ; puis les deux traductions alleman- des de Voigt, 1803, et de Weisse, 1829. Pour YHistoire des animaux, l'édition et la traduction française de Camus, 2 vol. in-4, Paris, 1783; la célèbre édition de Schneider, 4 vol. in-8, Leipzig, 1811. Il est à regretter que Schneider n'ait pu étendre les mêmes soins aux autres trai- tés d'histoire naturelle et de physiologie com- parée. Le texte épuré de YHistoire des animaux a été donné par M. Piccolos, en 1865. Pour le Traité de Mécanique, l'édition avec traduction et notes de J. S. de Capelle, in-8, Amsterdam, 1812. Pour la Métaphysique, les Commentaires d'A- lexandre d'Aphrodise, publiés pour la première fois, mais non tout entiers, dajas l'édition de Berlin, et qui, au xvie siècle, avaient été traduits en latin par Sépulvéda, le précepteur de Phi- lippe II; le texte grec de ce commentaire a été donné par M. HermannBonitz, Berlin, 1847, in-8; le Commentaire de Philopon, traduit par Pa- trizzi, mais dont le texte grec n'a pas encore été publié ; celui de Thémistius, sur le douzième livre, en latin, traduit de l'hébreu : le texte grec est perdu ; les fragments du Commentaire d'As- clépius de Tralles, publiés dans l'édition de Ber- lin ; les fragments de ceux de Syrianus, traduits en latin au xe siècle, et dont le texte a été publié dans l'édition de Berlin, t. IV, p. 837-942. — Au moyen âge, le Commentaire d'Avicenne, sans parler de celui d'Averroès; surtout celui de saint Thomas, sans parler de celui de son maî- tre Albert le Grand ; l'Exposition de Duval dans son édition complète d'Aristote. — Et de nos jours, l'édition de M. Brandis, in-8, Berlin, 1823, et son ouvrage : de Perditis Aristotelis libris de ideis et de bono sive philosophia, in-8, Bonn, 1823; le Bapport de M. Cousin sur le concours ouvert par l'Académie des sciences morales et politiques, avec la traduction des premier et douzième livres, in-8, 1836; et les deux Mémoi- res couronnés : Examen critique de V ouvrage d'Aristote intitulé Métaphysique, par M. Miche- let. de Berlin, Paris, 1836, in-8; Essai sur la Métaphysique d'Aristote, par M. F. Bavaisson, ouvrage refait d'après le Mémoire qui avait ob- tenu le prix, in-8, t. 1, 1837, Paris, Irnpr. royale ; t. II, 1846, impr. Fournier; la traduction alle- mande de la Métaphysique, par Hengsterberg, in-8, Bonn, 1824, publiée par M. Brandis, qui devait y joindre un volume de notes qui n'ont point paru ; la traduction française de MM. Pier- ron et Zévort, très-bon travail que l'Académie française a honoré d'un de ses prix, 2 vol. in-8, Paris, 1840; la traduction allemande avec le texte, notes et commentaires, par M. A. S:h\ve- gler. 1847-48; l'édition de M. H. Bonitz, 1849. —A ces travaux, il faut en ajouter d'autres de moin- dre étendue: Théorie des premiers principes selon Aristote, par M. E. Vacherot, in-8, Paris, 1836; Aristote considéré comme historien de la philosophie, par M. A. Jacques, in-8, Pans, 1837 ; du Dieu d'Aristote, par M. J. Simon, in-8. Paris, 1840. . . Pour la' Morale, la traduction française de Thurot, 2 vol. in-8,' Paris, 1823, d'après l'édition de Coray, in-8, Paris. 1822; celle de M. B. Saint- Hilaire, 3 vol. in-8, 1856, et l'édition de M. Mi- AH1S — 104 — ARNA chelct, de Berlin, 2 vol. in-8, 1829-1835. — Pour la Politique, l'édition de Schneider, 2 vol. in-8, Francfort sur-1'Oder, 1809 ; l'excellente édition de Gœttling, in-8, Iéna, 1824 ; celle de M. Stahr, in-4, Leipzig, ls:>6-39, avec traduction allemande ; l'édition de M. Fr. Susemihl, avec la traduction de M. Guillaume de Morbeka, Leip- zig. in-8, 1872 : celle de M. B. Saint-Hilaire. 2 vol. in-8, Paris, 1837, Impr. royale, avec traduction française. Cette édition se distingue de toutes les autres en ce que l'ordre des livres y a été changé et rétabli d'après divers passages du contexte lui-même. Dans cet ordre, le traducteur a jugé que l'ouvrage était complet, ce qu'on avait nié jusque-là. Notre langue compte, outre ette tra- duction avec le texte, cinq autres traducl 'lis sans le texte. Celle de Nicolas Oresme, au xiv" siècle, sous Charles V, imprimée en 1489; celle de Louis Leroy, 1568; celle de Champagne, an V de la République, 2 vol. in-8; celle de Millon, 3 vol. in-8, 1803 ; enfin, celle de Thumt, in-8, 1824. —M. Neumannen 1827, M. Stahr, dans son édition de la Politique, et M. Valentin Rose, Aristolelis pseudcpïgraphus , 1863, ont donne les fragments du recueil des Constitutions. L'édition générale de Firmin Didot donne aussi les fragments du Recueil des Constitutions, p. 219-297, de la collection des Fragments d' Aris- tote, par M. Em. Heitz, 1869, t. IV de l'édition générale. Notre langue possède aussi plusieurs traduc- tions de la Rhétorique et de la Poétique, ou- vrages qui ont donné naissance à une foule de travaux philosophiques et littéraires. Les dernières traductions de la Rhétorique (1870) et de la Poétique (1858) sont celles de M. B. Saint-Hilaire. L'Académie de Berlin a proposé pour sujet d'un de ses prix la collection des Fragments d'Aristote, et c'est à cet ordre d'idées que répon- dent les deux ouvrages de M. Valentin Rose et de M. E. Heitz, 1865. Pour Y Histoire de la doctrine aristotélique : Jean Launoy, de Varia Aristot. in Academia parisiensi fortuna, avec un supplément de Jon- sius, et un autre de Elswich, sur la fortune d'A- ristote dans les écoles protestantes, Wittenberg, in-8, 1720. — Recherches critiques sur l'âge et sur V origine des traductions latines d'Aristote, par Jourdain, in-8, Paris, 1819, ouvrage cou- ronné par l'Académie des inscriptions et belles- lettres; 2e édition par son fils, M. Charles Jour- dain, 1843. Pour l'Histoire de la logique en particulier, l'ouvrage de M. Franck et le Mé- moire de M. B. Saint-Hilaire, t. II. Pour la distinction des livres Acroamatiques et Exotériques : la discussion spéciale de M. F. Stahr, tome II des Arislotelia, p. 239; celle de M. Ravaisson. Essai sur la Métaphysi- que, t. I, p. 210. Pour la transmission des ouvrages d'Aristote, depuis Théophraste jusqu'à Andronicus de Rho- des et la discussion des passages de Strabon, Plutarque et Suidas, il faut consulter, parmi les travaux parus de nos jours, Schneider, Epime- ira, c. il et m en tête de son Histoire des ani- maux; Brandis, dans le Musée du Rhin, t. II, p. 236-254, et p. 259-284, avec les additions de Kopp dans le troisième volume de ce recueil; le deuxième volume de Stahr, Aristolelia. p. 1- 169, et aussi son ouvrage allemand. Âristole thez le» Romaine ; B. Saint-Hilaire. préface de ja. Politique; Ravaisson, Essai sur la Métaphy- tique, t. I. p. 5 et suiv. J Pierron et Zévort, traduction de la Métaphysique, t. I, p. 92. Sur ce sujet très-controversé, le travail de M. Stahr est le plus complet. B. S.-H. ARISTOXÉNE DB Taki'.nte, disciple il diat. mais i r.it d'Aristote. ( 'H '11' que, dépit( phraste. pour lui succéder à la tête de i péripa '1 rat un de ceux qui cherché r.'iii a rép mdre des bruits injurieux maître, O/uoi qu'il en Boit, Aristoxène se distin- gua par son talent et par l'étendue de ses con- naissances. Fils d'un musicien, il s'occupa lui- • de cet art et y appliqua les leçons qu'il reçues du pythagoricien Xénophylax. On a conservé de lui un traité en trois livres sur l'harmonie, publié par Ueursius et Meibom avec d'autres ouvrages sur la même matière. Lors- que Aristoxène se livra à l'étude de la philoso- phie, il devint disciple d'Aristote; mais il ne nous reste aucun ouvrage touchant ses doctrines it seulement, par le témoignage de quel- ques anciens (Cic, Tusc., lib. I, c. x, xvm, xxii , — Sextus Emp., Adv. Mathem., lib. VI, ci), qu'il appliquait ses connaissances musicales à la philosophie et surtout à la psychologie ; par exemple, il disait que l'âme n'est pas autre chose qu'une certaine tension du corps (inlentio quœ- dam corporis) ; et de même qu'en musique l'harmonie résulte des rapports qui existent en- tre les différents tons, ainsi, selon lui, l'àme est produite par le rapport des différentes par- ties du corps. On voit par là qu'à l'exemple de tant d'autres péripatétioiens il penchait vers le matérialisme. Voy. Mahne, de Aristoxeno, phi- losopha peripatetico, in-8, Amst., 1793. ARNAULD (Antoine), né à Paris, le 6 février 1612, était le vingtième enfant d'un avocat du même nom, qui avait plaidé en 1594, au parle- ment de Paris, la cause de l'Université contre les jésuites. L'exemple de son père et ses pro- pres goûts le portaient à suivre la carrière du barreau ; mais il en fut détourné par l'abbé de Saint-Cyran, directeur de l'abbaye de Port- Royal et ami de sa famille, qui le décida à em- brasser l'état ecclésiastique. Après de fortes études de théologie, où il se pénétra des senti- ments de saint Augustin sur la grâce, il fut ad- mis, en 1643, au nombre des docteurs de la mai- son de Sorbonne. La même année vit paraître son traité de la Fréquente communion ; mais ce livre, dont l'austérité formait un contraste remarquable avec la morale indulgente des jé- suites, souleva des haines si puissantes, que, malgré l'appui du Parlement, de l'Université et d'une partie de l'épiscopat, l'auteur dut céder à l'orage, et se cacher comme un fugitif. A partir de ce moment, objet de haine pour les uns et d'admiration pour les autres, mêlé activement aux querelles théologiques que les doctrines de Jansenius provoquèrent en France, la vie d'Ar- muld fut celle d'un chef de parti, et se passa dans la lutte, dans la persécution et dans l'exil. En 1656, la Sorbonne l'effaça du rang des doc- teurs, pour avoir soutenu cette proposition jan- séniste, que les Pères de l'Église nous montrent dans la personne de saint Pierre un juste à qui la grâce, sans laquelle on ne peut rien, a manqué. Une transaction entre les partis, con- clue en 1669 sous le nom de Paix de Clé- ment VII, lui procura quelques instants d'un repos glorieux qu'il employa à défendre la cause de l'orthodoxie catholique contre les ministres protestants Claude et Jurieu; mais en 1679, de nouvelles persécutions de la part de l'archevê- que de Paris, François de Harlay, les rigueurs exercées contre Port-Royal, et les craintes per- sonnelles qu'il inspirait à Louis XIV, l'obligè- rent à quitter la France. 11 se rendit d'abord à Mons, puis à Gand, à Bruxelles, à Anvers, cher- chant de ville en ville une retraite qu'il ne ARNA — 105 — ARNA trouvait pas, et, malgré son grand âge, ses in- firmités et les inquiétudes de cette vie errante, ne cessant pas d'écrire et de combattre. Il est mort à Liège, le 6 août 1694, à l'âge de quatre- vingt-trois ans. Considéré comme philosophe, Arnauld appar- tient à l'école cartésienne par l'esprit et par la méthode. Comme Descartes, il distingue la théo- logie et la philosophie, la foi et la raison, et, sans assujettir la première à la seconde, il main- tient les droits de celle-ci. Il n'accorde pas que la foi puisse être érigée en principe universel de nos jugements, ni qu'en dehors de cette règle il n'y ait pour l'esprit aucune certitude: il trouve (Œuv. compl., t. XXXVIII, p. 97) que « cette prétention n'est qu'un renouvellement de l'erreur des académiciens et des pyrrhoniens que saint Augustin a jugée si préjudiciable à la religion, qu'il a cru devoir la réfuter aussitôt qu'il fut converti. » Arnauld ne s'élève pas avec moins de force contre le préjugé qui attribue aux opi- nions des anciens "le pouvoir de trancher les controverses scientifiques, comme si la raison d'un homme avait aucun droit sur celle d'un autre, et que tous deux n'eussent pas Dieu seul pour maître (Œuv. compl., t. XXXVIII, p. 92). Plus il exigeait de l'intelligence une entière soumission à l'autorité dans les matières reli- gieuses, plus, en philosophie, il faisait une large part au travail de la réflexion, au progrès du temps et de l'expérience. Sa maxime constante, le principe qui se retrouve dans tous ses ouvra- ges, c'est qu'il y a des choses où il faut croire, d'autres où on peut savoir, et qu'on ne doit ni rechercher la science dans les premières, ni se borner à la foi dans les secondes. De tous les travaux philosophiques d' Arnauld, le plus célèbre est un ouvrage qui ne porte pas son nom, et auquel Nicole paraît avoir contri- bué, la Logique ou VArt de penser. L'auteur l'a divisé, d'après les principales opérations de l'es- prit, en quatre parties, dont la première traite des idées, la seconde du jugement, la troisième du raisonnement, et la quatrième de la méthode. Les idées sont considérées selon leur nature et leur origine, les différences de leurs objets et leurs principaux caractères. L'étude du raison- nement est ramenée à celle de la proposition et, par conséquent, du langage, dont le rôle et l'influence, comme expression et comme auxi- liaire de la pensée, sont appréciées avec une exactitude égalée peut-être, mais non surpassée par l'école de Locke, La théorie du raisonne- ment ne diffère que par un degré de^ précision supérieur de l'analyse qu'en ont donnée Aristote et les scolastiques. Pour la méthode, Arnauld s'en réfère à Descartes, qu'il a même reproduit à la lettre dans son chapitre de l'analyse et de la synthèse, comme il a la bonne foi d'en avertir le lecteur. Ce plan laisse en dehors de la logi- que la théorie de l'induction et les vègles de l'expérience, si savamment exposées par Bacon, si habilement pratiquées par Galilée et Coper- nic. Mais, cette lacune si regrettable exceptée, VArt de penser est un livre parfait en son genre. On ne peut apporter dans l'exposition des arides préceptes de la logique, plus d'ordre, d'élégance et de clarté qu'Arnauld, un discernement plus habile de ce qu'il faut dire parce qu'il est né- cessaire, et de ce qu'il faut taire parce qu'il est superflu, un choix plus heureux d'exemples in- structifs, une connaissance plus rare de la nature humaine et de ce qui forme le jugement en épu- rant le cœur. Aussitôt que VArt de penser eut paru, il devint ce qu'il est resté depuis, un ou- vrage classique que les écoles d'Allemagne^ et d'Angleterre ont de bonne heure emprunté à la France, et qui peu à peu a pris dans l'enseigne- ment la place des indigestes compilations héri- tées de la scolastique. En métaphysique, comme dans les autres par- ties de la philosophie, Arnauld est le continua- teur fidèle de Descartes sur presque tous les points ; car on ne peut considérer comme un in- dice de sérieux dissentiment les objections res- pectueuses qu'il adressa au P. Mersenne contre les Méditations, et sur lesquelles il n'insista plus, après avoir vu la Réponse. Mais dans le sein même du cartésianisme, il s'est fait une place comme métaphysicien par sa théorie de la perception extérieure opposée à la vision en Dieu, de Malebranche, et à l'hypothèse ancienne des idées représentatives. Si par idées on entend des modifications de notre âme qui, outre le rapport qu'elles ont avec nous-mêmes, en ont un second avec les objets, Arnauld consent à admettre l'existence des idées; mais si on les considère comme des images distinctes des per- ceptions, et interposées entre l'esprit et les cho- ses, il nie que rien de semblable se trouve dans la nature. Premièrement l'expérience ne nous fait découvrir aucun de ces êtres qui ne sont ni les pensées de l'intelligence, ni les corps. En second lieu, elle nous montre fort clairement que la présence locale de l'objet, et, pour ainsi dire, son contact avec l'esprit, n'est pas une con- dition indispensable de la perception, puisque celle-ci a lieu pour des choses très-éloignées comme le soleil. Troisièmement, si l'on admet que Dieu agit toujours par les voies les plus simples, il a dû donner à notre âme la faculté d'apercevoir les corps le plus directement qu'il se peut, et, par conséquent, sans le secours de ces intermédiaires qui n'ajoutent rien à la con- naissance. Quatrièmement; si nous n'apercevions les choses que dans leurs images, nous ne pour- rions pas dire que nous les voyons ; nous ne saurions pas qu'elles existent. Mais ce qui paraît à Arnauld le comble de l'extravagance, c'est l'application paradoxale que Malebranche fait de ce principe, c'est l'opinion que l'esprit voit tout en Dieu. Ou chaque objet de la nature nous est représenté par une idée particulière de la pen- sée divine, telle pierre, telle plante, tel animal, par telles idées, ce qui est inadmissible, même aux yeux de Malebranche ; ou bien nous aper- cevons tous les objets dans le sein d'une étendue intelligible, infinie, ce qui ne donne pas lieu à de moindres difficultés. Car d'abord, l'existence de cette étendue intelligible que Dieu renferme seul, et qui ne se trouve pas dans l'âme, est un problème: déplus, sa nature est assez difficile a déterminer, et pour peu qu'on s'égare en cherchant à la définir, on peut être conduit à se représenter Dieu sous une forme matérielle ; enfin, par cela seul qu'elle comprend tous les corps en général, elle n'en comprend spéciale- ment aucun, et n'explique pas les idées particu- lières que nous nous formons des objets indivi- duels : c'est à peu près comme un bloc de marbr^ qui ne représente rien, tant que le ciseau du sculpteur ne lui a pas donné une forme détermi- née. Ce qu'il faut reconnaître, parce que l'expé- rience nous l'atteste, c'est que l'âme atteint les corps extérieurs sans idées représentatives, sans images créées ou incréées, directement, im- médiatement, en vertu de la faculté de pen- ser que Dieu lui a départie. Telle est la conclu; sion à laquelle Arnauld arrive dans son traite des Vraies et des Fausses idées contre ce qu'en- seigne Vauteur de la Recherche de la vérité, dans la Défense de cet ouvrage et dans plusieurs lettres à Malebranche. Appliquée à la perception extérieure, cette conclusion a du moins le me- ARNA — 106 — A HT rite de satisfaire le sens commun, et Arnauld a heureusement devancé, dans ses recherches à ce sujet, Thomas Reid et l'école écossaise. Mais il ne s'est point arrêté là, et non-seulement contre Malebranche, mais contre Nicole, Hu le P. Lami, il a soutenu, malgré l'autorité de saint Augustin, que nous ne voyons en Dieu aucune veritéj pas même les vérités nécessaires et immuables; que nous les découvrons toutes par le travail intérieur de notre esprit, la com- paraison et le raisonnement (Œuv. eompl., t. XL, p. 117 et suiv.). Or cette seconde partie de son opinion est radicalement fausse. Il est impossible de comprendre les premiers princi- pes, les axiomes, dans le nombre des conceptions quis'expliquentparlesprocédés de l'analyse et de l'abstraction comparative : leur portée absolue dépasse infiniment les étroites limites de l'expé- rience ; faute de l'avoir reconnu, Arnauld, disci- ple de Descartes, abandonne les traditions de son école et finit par tomber dans la même er- reur que Locke. Ajoutons que l'esprit aperçoit toute vérité là où elle se trouve : l'étendue dans les corps parce qu'elle est un de leurs attributs ; les corps dans la nature parce qu'ils en font partie. Mais quel peut être le centre des vérités nécessaires et immuables, sinon une substance également nécessaire, immuable, infinie, sinon Dieu ? Il ne semble donc pas si étrange de pen- ser qu'en les découvrant l'esprit contemple les perfections divines; et ce qui, au contraire, est inacceptable, c'est de les isoler de la vérité in- créée, et de les faire dépendre d'un rapport mo- bile entre les pensées de l'esprit humain. La théodicée doit encore à Arnauld d'intéres- santes recherches sur l'action de la Providence divine. Dans ses Réflexions philosophiques et tlicologiques sur le nouveau système de la na- ture et la grâce, il établit contre Malebranche les quatre points suivants : le premier, que l'idée de l'être parfait n'implique pas nécessairement qu'il ne doive agir que par des volontés généra- les et par les voies les plus simples ; le second, que, loin de suivre dans la création du monde les voies les plus simples, Dieu a fait une infi- nité de choses, par dés volontés particulières sansque des causes occasionnelles aient déter- miné ses volontés générales; le troisième, que Dieu ne fait rien par des volontés générales qu'il ne fasse en même temps par des volontés particulières; quatrièmement enfin, que la trace des volontés particulières se retrouve dans la conduite même de l'homme, et, en général, dans tous les événements qui dépendent de la liberté. Des propositions aussi graves demande- raient un examen approfondi ; nous nous bor- nons à les indiquer : la discussion en viendra en son lieu. En résumé. Arnauld. théologien de profession, philosophe par circonstance, a maintenu avec une égale énergie les droits de la raison et ceux de la foi. Par un ouvrage qui est un chef-d'œuvre, lArt de penser, il a porté à la scolastique un dernier coup dont elle ne s'est pas relevée. Dans son traité des Vraies cl des Fausses idées, il a devancé l'école écossaise par sa théorie de la perception et ses arguments contre l'hypothèse dcsin iilativcs. Ces titres sont suffisants pour lui assurer une place honorable à la suite des maîtres de la philosophie moderne, qu'il aurait sans doute égalés, si d'autres soucis, d ■'"' ' d autres luttes n'avaiei ' remi 11 sa vie et comme absorbé cette viimu; intelli-' arnauld, recueillies à Lausanne en ]i«o. forment 12 volumes in-4, auxquels il foui joindre 2 volumes de la Perpétuité de la foi de V Église catholique touchant l'Eucharistie, et la \ te de l'auteur, 1 vol. Les ou , tifsà ta phi- hic se trouvent auv tomes XXXVIII, XXXIX et XL; les œuvres littéraires dans les deux I suivants. Il existe deux éditions récentes des Œuvres philosophiques d' Arnauld : l'une de M. J. Simon. Paris, 1843, in-12: l'autre de M. C.Jourd iin. Paris, 1843, in-12. Toutes deux sont d'introductions. Brucker, dans son Hi losophica doctrinœ de ideis, in-S. Augsb.. 17'J!!, a donné un résumé fidèle de la polémique d' Ar- nauld et de Malebranche. On lira aussi avec in- térél un chapitre de Reid (Essais sur les facultés intellect., ess. II, ch. xm), relatif à cette polémi- que, quoiqu'il n'ait pas toujours bien compris la pensée 'lu philosophe de Port-Royal. C. J. ARNOLD DE Villa.nova, philosophe contem- porain de Raymond Lulle et attaché à ses doc- trines. Ses œuvres ont été recueillies et annotées par Nie. Taurellius, Bas., 1Ô8Ô, in-f*. ARRIA. femme philosophe qui embrassa les doctrines de Platon; elle est connue surtout par ^e qu'en fait Galien, dont elle était contem- poraine. C'est à son instigation, dit-on, que Diogène Laërce, quoiqu'il ne lui consacre pas même une mention, a composé son recueil, si précieux pour l'histoire de la philosophie. — Il ne faut pas la confondre avec Arria, femme de Pétus. arrien (Flavius Arrianus Nicomediensis), né à Nicomédie en Bithynie, vers la fin du icr siècle de l'ère chrétienne, se distingua à la fois comme guerrier; comme historien, comme géographe, comme écrivain militaire, et enfin comme phi- losophe. Il commença par servir dans l'armée romaine, et fut élevé ensuite, grâce à sa valeur et à ses talents, au poste important de préfet de la Cappadoce. On estime beaucoup son ouvrage sur les Campagnes d'Alexandre, son Histoire de VInde, et plusieurs fragments qui intéressent la navigation et l'art militaire; mais nous n'avons à nous occuper ici que du philosophe. Arrien était un zélé disciple d'Épictète, dont les doctrines nous seraient inconnues sans lui. Il a réuni toutes les idées de son maître en un corps de doctrine auquel il a donné le nom de Manuel CEyysiptSiov, Enchiridion); c'est le fameux Manuel d'Épictète. Il a aussi rédigé en huit livres les leçons de ce philosophe pendant qu'il enseignait à Nicopolis; mais la moitié seulement de cet ouvrage, c'est-à- dire les quatre premiers livres, est arrivée jusqu'à nous. Pour les différentes éditions de ces deux écrits et pour les travaux modernes dont ils ont été l'objet, voy. l'article Épictète. ART. Ce mot a plusieurs sens différents qui se déterminent aisément par opposition avec d'autres termes. Par opposition à la nature, l'art est le travail de l'homme. Par opposition aux métiers qui ont pour but l'utile, aux scien es qui cher- chent le vrai, les arts ont le beau pour objet et se nomment pour cette raison les beaux-arts, se dis: i nguant encore des belles-lettres, parce qu'ils se proposent la production du beau par les formes, les couleurs, les sons, et celles-ci par le discours. Mais c'est surtout quand le mot art est opposé absolument au mot science qu'il est d'un usage plus particulièrement philosophique. La science est desintéressée, c'est un des caractères essentiels que lui assigne Aristote; elle recherche la vérité, sans s'inquiéter de l'application qu'on en peut foire el du profit qu'on en peut tirer; elle demeure dans les régions élevées île la pure théorie. L'art oci upe d'une façon générale de l'application le des vérités théoriques, en proposant à l'esprit desméthodes de travail, et peut descendre jusqu'à la pratique même de ces règles. Par exemple, ceux qui réduisent la logique à l'étude ARTS — 107 — ARTS des lois de la démonstration, dans le seul but de les connaître, comme a fait Aristote, disent que la logique n'est qu'une science, tandis que d'autres, pensant que la logique doit dicter aussi des règles pour la direction de l'esprit, enseignent les méthodes qui conviennent à la recherche des différents objets de la connaissance, et que c'est surtout en vue de cette utilité qu'elle étudie les lois de l'entendement, disent qu'elle est à la fois une science et un art, surtout un art, comme les auteurs de la Logique de Port-Royal qui l'ont intitulée l'Art de ijcnser. Voy. Arts (Beaux-); Logiqui:. ARTS (Beaux-). La théorie des beaux-arts appar- tient à une des sciences qui forment le domaine de la philosophie, à l'esthétique. On essayera de donner dans cet article une idée de l'art en gé- néral, de déterminer sa nature et son but, et de montrer ses rapports avec la religion et la phi- losophie. I. Plusieurs opinions ont été émises sur le but de l'art ; la plus ancienne et la plus commune est celle qui lui donne pour objet l'imitation de la nature : de là le nom d'arts d'imitation, par lequel on désigne souvent les beaux-arts. Ce système, cent fois réfuté et reproduit sans cesse, ne supporte pas l'examen; il contredit l'idée de l'art et rabaisse sa dignité; il ne peut se défendre qu'à l'aide d'une foule de restrictions et de con- tradictions; il confond le but de l'art avec son origine. D'abord, pourquoi l'homme imiterait-il la nature"? quel intérêt trouverait-il à ce jeu puéril ? le plaisir de se révéler son impuissance, car la copie resterait toujours au-dessous de l'original. Puis, quel est l'art qui imite réelle- ment? est-ce l'architecture? Que l'on me montre le modèle du Parthénon ; quand il serait vrai que le premier temple ait été une grotte, et que les arceaux de la cathédrale gothique rappellent l'ombrage des forêts, on avouera que l'imitation s'est bien écartée du type primitif. Il faudrait donc, pour être conséquent, soutenir que, plus l'art s'est éloigné de son origine, plus il a dé- généré; que c'est la pagode indienne, et non le temple grec, qui est l'œuvre classique. La sculpture elle-même, qui reproduit les belles formes du corps humain, ne se borne pas davantage à imiter. En supposant qu'il se soit trouvé un bomme pour servir de modèle à l'Apollon, où le sculpteur a-t-il pris les traits qu'il a donnés au dieu? la noblesse et le calme divins qui rayonnent dans cette figure ? 11 a, dites-vous, idéalisé la forme humaine et son expression; je le crois comme vous; mais qu'est-ce que l'idéal ? ce mot n'a pas de sens dans votre système. Le principe de l'imitation, qui offre quelque vraisemblance, appliqué aux arts figuratifs, perd tout à fait son sens quand il s'agit des arts qui ne s'adressent plus aux yeux, mais au sentiment et à l'imagination, à la musique et à la poésie. Ainsi, la poésie, pour ne pas s'écarter de sa loi suprême, devra se renfermer exclusive- ment dans le genre descriptif. Elle se bornera à reproduire les scènes variées de la nature et les diverses situations de la vie humaine; de plus, comme la poésie dispose des moyens particuliers à chacun des autres arts, elle les imitera à leur tour. Le poète sera l'imitateur par excellence; mais ce mot est un injurieux contre-sens : poète, en effet, veut dire créateur, et non imitateur. Ce système méconnaît donc le but de l'art, qui n'est pas d'imiter, mais de créer, non de créer de rien, ce qui n'est pas donné à l'homme, mais de représenter, avec des matériaux empruntés à la nature, les idées de la raison. Ces idées que l'homme porte en lui-même et qui sont l'essence de son esprit, la nature les renferme aussi dans son sein; ce sont elles qui répandent dans le monde la vie et la beauté. La. nature les révèle et les manifeste, mais d'une manière imparfaite : elles nous apparaissent également dans la vie humaine, confondues avec des particularités qui'1 les obscurcissent et les défigurent. L'art s'en saisit à son tour et les dépose dans des images plus pures, plus transparentes et plus helles, qu'il crée librement par la puissance qui lui est propre. Représenter des idées par des syinholes qui parlent à la fois aux sens, à l'âme et à la raison, tel est le véritable but de l'art; il n'en a pas d'autre. C'est ce que fait l'architecture par des lignes géométriques, la sculpture par les formes du règne organique et du corps humain en particu- lier, la peinture par les couleurs et le dessin, la musique par les sons, et la poésie par tous ces symboles réunis. Ainsi, la nature et l'homme représentent tous deux ces idées divines, l'une fatalement et aveuglément, l'autre ave j conscience et liberté. L'homme ne copie pas la nature, il s'inspire de son spectacle et lui dérobe ses formes pour en composer des œuvres qu'il ne doit qu'à son propre génie. Il lui laisse le soin de produire des créatures vivantes; en cela, il se garderait bien de vouloir rivaliser avec Dieu ; car alors il ne parviendrait qu'à fabriquer des automates ou à représenter des êtres qui n'auraient de la vie qu'une apparence mensongère. Mais s'agit-il de créer des symboles qui manifestent la pensée aux sens et à l'esprit, qui aient la vertu de réveiller tous les sentiments de l'âme humaine, de faire naître l'enthousiasme et de nous transporter dans un monde idéal; ici, non-seulement le génie de l'homme peut lutter avec avantage contre la na- ture, mais elle doit reconnaître en lui son maître. Il est son maître dans l'art comme il l'est dans l'industrie lorsqu'il assujettit ses forces à son empire et les plie à ses desseins, comme il l'est dans la science lorsqu'il lui arrache ses secrets et découvre ses lois, comme il l'est dans la morale lorsqu'il dompte ses passions et les soumet à la règle du devoir, comme il l'est partout par le privilège de sa raison et de sa liberté. En résumé, l'art a pour but de représenter, au moyen d'images sensibles créées par l'esprit de l'homme, les idées qui constituent l'essence des choses; c'est là son unique destination, son prin- cipe et sa fin; c'est de là qu'il tire à la lois son indépendance et sa dignité. Cette tâche lui suffit, et il n'est pas permis de lui en assigner une autre. Elle fait de lui une des plus hautes manifestations de l'intelligence humaine, car il est une révéla- tion; il révèle la vérité sous la forme sensible. C'est en même temps ce qui lui impose des con- ditions dont il ne peut s'affranchir, et des limites qu'il ne peut dépasser. Que l'on examine, à la lumière de ce principe, les doctrines qui donnent à l'art un autre but, par exemple, l'agrément ou l'utile, ou même un but moral et religieux. Ces systèmes confondent les accessoires avec le fait principal, les consé- quences avec le principe, l'effet avec la cause. En outre, ils ont le grave inconvénient de faire de l'art un instrument au service d'un objet étranger, et de lui ôter sa liberté, qui est son essence et sa vie. Longtemps on a méconnu l'idépendance de l'art ; aujourd'hui encore, chaque parti veut, l'enrôler sous sa hannière : les uns en font un instrument de civilisation, un moyen d'édu ihc'isiiie que le matérialiste j etquelqui en elfet, il parvient à s'y soi heu- reuse inconséquence, ou en restant d mites du scepticisme. De ce que, à tort ou à rai- son, je ne trouve dans mon intelligence que les notions originaires de la sensation, il ne s ensuit pas immédiatement qu'il n'existe hors de moi que des objets sensibles ou matériels ; car. au point de vue où je me suis placé, les idées dont je me vois en possession, c'est-à-dire les idées que me fournit l'c\ ne sont pas nécessairement la mesure ou l'expression exacte et complète de l'existence: il peut y avoir des êtres qui ne cor- respondent à aucune donnée de mon intelligence et, par conséquent, tout différents de ceux queie comprends et que je perçois. Admettez avec cela une révélation, un témoignage extraordinaire au- quel j'accorde la puissance de changer cette sup- position en certitude, et vous aurez toute la doc- trine de Gassendi, demeuré chrétien sincère, en même temps qu'il admirait Hobbes et qu'il res- suscitait Épicure. Si, au contraire, je commence par me prononcer sur ce qui est, si j'affirme d'a- bord que rien n'existe que la matière et ses pro- priétés, la question est tranchée sans ressource. Est-il vrai que l'athéisme, comme on le répète si souvent, soit aussi renfermé, au moins impli- citement, dans le panthéisme? Pour répondre à cette question, il faut savoir d'abord ce que l'on entend par panthéisme. Veut-on dire qu'il n'y a pas d'autre Dieu, qu'il n'existe pas autre chose que la somme des objets et toute la série des phé- nomènes qui composent le monde ? Alors évidem- ment on sera athée ; mais à quel titre? A titre de matérialiste et de sensualiste; car, ôter à l'infini toute réalité pour en faire une simple abstraction ou la somme des objets finis, c'est l'application de la théorie de Locke sur la' Nature et l'origine de nos idées; c'est le sensualisme. D'un autre c - té, ne reconnaître aucune réalité substantielle en dehors du monde visible, ou distincte des objets matériels, c'est regarder la matière comme la substance unique des choses, c'est, en un mot, le matérialisme. Veut-on affirmer, au contraire, (jue Dieu seul existe, c'est-à-dire une substance véri- tablement infinie, invisible, éternelle, renfermant dans son sein le principe de toute vie, de toute perfection, de toute intelligence, et que tout le reste n'est qu'une ombre ou un mode fugitif de cette existence absolue? On pourra alors se trom- per gravement au sujet de la liberté, de la per- sonnalité humaine et des rapports de l'âme avec le corps ; mais assurément, comme nous l'avons déjà démontré pour Spinoza, on ne pourra pas être accusé d'athéisme. Quoique au fond toujours le même, l'athéisme, ainsi que les deux systèmes qui le portent dans leur sein, change souvent de forme, suivant qu'on lui oppose une idée de Dieu plus où moins complète. Dans l'antiquité, quand l'idée de Dieu ne se montrait encore que dans les rêves de la mythologie, quand elle n'était que la personnification poétique des éléments ou des forces de la nature, la physique la plus grossière suffisait pour la compromettre; aussi les physi- ciens de cette époque, c'est-à-dire les philosophes de l'école ionienne et les inventeurs de l'école atomistique, ont-ils tous, à l'exception d'Anaxa- gore, essayé d'expliquer la formation du monde par les seules propriétés de la matière. L'unique différence qui les sépare, c'est que les uns, comme Thaïes, Anaximène, Heraclite, font naître toutes choses des transformations diverses d'un seul élé- ment ; les autres, comme Leucippe et Démocrite, ont recours au mouvement et aux atomes. Des athées déclarés, poursuivis comme tels par leurs ATHÉ 117 — ATHÉ contemporains, sortirent également de ces deux écoles : à la première se rattache le célèbre so- phiste Protagoras ; à la seconde, Diagoras de Mé- los, le premier, je crois, qui reçut le nom d'athée. Un peu plus tard, ce n'est plus seulement au nom de la physique que l'athéisme entreprend de s'établir dans les esprits : il veut aussi avoir pour lui la philosophie morale et se montrer d'ac- cord avec la nature intérieure de l'homme. C'est ainsi qu'il se produit dans l'école cyrénaïque, qui ne reconnaît chez l'homme d'autres principes d'action que les instincts les plus matériels, que les sensations les plus immédiates, les plus gros- sières, et qui a donné naissance à deux athées fa- meux, Théodore et Evhémère. Enfin, après les deux vastes systèmes de Platon et d'Aristote, l'a- théisme dut prendre également une forme plus large, plus élevée, autant que l'élévation est dans sa nature, et, si je puis m'exprimer ainsi, plus métaphysique. Ce changement a été opéré par Straton de Lampsaque, disciple égaré de l'école péripatéticienne. En effet, repoussant la physique purement mécanique de Démocrite, Straton re- connaissait dans la matière une force organisa- trice, mais sans intelligence, une vie intérieure sans conscience ni sentiment, qui devait donner à tous les êtres et les formes et les facultés que nous observons en eux. Cette force aveugle rece- vait de lui le nom de nature, et la nature rem- plaçait à ses yeux la puissance divine (Omnem vim divinam in nalura sitam esse. Cic, de Nat. Deor., lib. I, c. xin). Ëpicure, dont l'athéisme a été suffisamment établi, était le contemporain de Straton et le servile imitateur de Démocrite. Tout son mérite est d'avoir épuré et développé avec beaucoup d'art la morale qui découle de cette manière de comprendre la nature des cho- ses. A partir de cette époque, l'étude delà nature humaine se substituant de plus en plus aux hy- pothèses générales, l'athéisme prend un caractère moins dogmatique, moins tranchant, et se rattache ordinairement à unepsychologie sensualiste. C'est ainsi qu'il s'offre à nous chez les modernes, même dans Hobbes, dont le matérialisme n'est guère que la conséquence d'une analyse incomplète de la théorie nominaliste de l'intelligence humaine. Mais à cette influence il faut en ajouter une autre toute négative; je veux parler de cet esprit d'hos- tilité qui se manifesta à la fin du xvne et dans tout le cours du xvine siècle contre les dogmes de la religion positive. Et cet esprit à son tour ne doit pas être isolé des passions d'un autre ordre qui ont amené la rénovation de la société tout entière. Ce mouvement une fois accompli, l'a- théisme devient de plus en plus rare; et l'on peut dire aujourd'hui, s'il en reste encore des traces dans quelques autres sciences, il a disparu à peu près complètement de la philosophie. Les progrès d'une saine psychologie en rendront le retour à jamais impossible; car c'est par une observation exacte de toutes les facultés humaines que l'on rencontre en soi tous les éléments de la connais- sance de Dieu, et que l'on aperçoit le vice radical des deux systèmes dont l'athéisme est la consé- quence. Sans doute il y aura toujours à côté de l'idée de Dieu des mystères impénétrables, des difficultés invincibles pour la science ; mais, de ce que nous ne savons pas tout, il n'en résulte pas que nous ne sachions rien; de ce que nous ne voyons pas fous les rapports qui lient les deux termes, le fini et l'infini, on n'en peut pas con- clure que les termes eux-mêmes n'existent pas. On a dépassé, et par là même on a compromis la vérité, quand on a prétendu que l'athéisme conduisait nécessairement à tous les désordres et à tous les crimes. Considéré individuellement, l'athée peut trouver, dans son intérêt même, la seule règle de conduite à laquelle il puisse s'ar- rêter, un contre-poids suffisant à ses passions : mais la société ne saurait se contenter ni d'un tel mobile, ni d'un tel frein. En fait d'intérêt, un autre n'a rien à me prescrire; chacun juge de ce qui lui est utile d'après sa position, d'après ses moyens d'agir, et surtout d'après ses passions. Et quand on parviendrait, avec ce faible ressort, à empêcher le mal, jamais on ne ferait naître l'a- mour du bien; car le bien n'est qu'une abstrac- tion, un mot vide de sens, s'il n'est pas confondu avec l'idée même de Dieu. Il existe sur l'athéisme plusieurs traités spé- ciaux dont nous donnons ici les titres : Pritius, Dissert, de Atheismo in se fœdo et humano ge- neri noxio, in-4, Leipzig, 1695. — Grapius, an Atheismus necessario ducat ad corruptionem morum, in-4, Rostock, 1697. — Abicht, deDamno Atheismi in republica, in-8, Leipzig, 1703. — Buddeus, Thés, de Atheismo et Super stitione, in-8, Iéna, 1717. — Stultitia et irrationabilitas Atheismi, par Jablonski, in-8, Magdeb., 1696. — Leclerc, dans la Bibliothèque choisie, Histoire des systèmes des anciens athées. — Mùller, Atlieis- mus devictus, in-8, Hamb., 1672. — Theoph. Spi- zelii, Scrutinium Atheismi historico-theologi- cum, in-8, Augsb., 1663. — Heidenreich, Lettres sur l'Athéisme, in-8, Leipzig, 1796 (ail). — Reim- mann, Historia Atheismi et Atheorum falso et merito suspeclorum, etc., in-8, Hildesh., 1725. — Sylvain Maréchal, Dictionnaire des Athées, in-8, Paris, 1799. ATHÉNAGORE d'Athènes florissait vers le milieu du ne siècle de l'ère chrétienne, et fut d'abord un zélé disciple de Platon, dont il a long- temps enseigné la philosophie dans son pays na- tal. S'étant converti au christianisme, il essaya de concilier dans son esprit les principes de sa foi nouvelle avec les doctrines de son premier maître. Ce mélange fait le principal caractère des deux ouvrages que nous avons conservé de lui, une apologie des chrétiens adressée à l'em- pereur Marc-Aurèle et à son fils Commode, et un traité de la résurrection des morts, Athenagorœ legatio pro christianis, et de Resurreclione mortuorum liber; grœc. et lat., éd. Adam Be- chenberg, 2 vol. m-8, Leipzig, 1684. — Une se- conde édition en a paru à Oxford, en 1706, pu- bliée par Ed. Dechair. Il existe une traduction française de ces deux ouvrages par Armand Du- ferrier, 1777, et une autre du second, par P. L. Renier, Breslau, 1753. Voy. aussi Brucker, Hist. crit. de la Phil., ch. m, et toutes les histoires ecclésiastiques. Du reste, Athénagore est très-ra- rement cite par les auteurs un peu anciens. ATHÉNODORE de Soli (Alhenodorus Solen- sis), philosophe stoïcien dont on ne sait absolu- ment rien, sinon qu'il a été disciple immédiat de Zenon, le fondateur du stoïcisme. (Voy. Dio- gène Laërce, liv. VII, ch. i.) ATHÉNODORE de Tarse (Athenodorus Tar- sensis). Il a existé deux philosophes de ce nom, tous les deux attachés à l'école stoïcienne. L'un, surnommé Cordylion, était le contemporain et l'ami de Caton le Jeune. Il était placé à la tête de la fameuse bibliothèque de Pergame, et l'on raconte de lui (Diogène Laërce, liv. VII) que, dans un ac- cès de zèle pour l'honneur de l'école dont il fai*' sait partie, il essaya d'effacer des livres stoïciens tout ce qui ne lui semblait pas absolument irré- prochable; mais cette supercherie ne tarda pas à être découverte, et l'on rétablit les passages supprimés. — L'autre Athénodore est plus récent. Il porte le surnom de Cananites et a donné des leçons à l'empereur Auguste, sur qui il a exercé, dit-on, une salutaire influence. Il a publié plu- sieurs écrits qui ne sont pas arrivés jusqu'à nous. ATMM 118 — \'iv,.\i Voy. Recherches sur la ois et les ouvrages d?A- thénodore, par M. l'abbé Sevin (Mém. de l'Acad. des inscript., i. XIII).— Hoffmanni, Dissert, de Athenodiiro Tarsensi, philosopha stoïco. in-4, Leipzig. 1732. ATOMISME (PHILOSOPHIE ATOMISTIQUE OU COR- pusculaiki ). On comprend sous ce titre général tous les systèmes qui se fondent en totalité ou en partie sur l'hypothèse des atonies. Quoique nous ayons consacré dans ce recueil une place séparée à chacun de ces systèmes, nous avons jugé utile de les examiner dans leur ensemble, dans leur commune destinée, et de suivre dans toutes ses transformations le principe qui fait leur ressem- blai! e. Réfléchissant que la division des corps ne peut être illimitée, bien que cette limite échappe en- tièrement à l'expérience, on s'est représenté la matière comme la réunion d"un noml re infini d'éléments indécomposables et indivisibles, qui, par leur disposition, la diversité de leurs formes et de leurs mouvements, nous rendent compte des phénomènes de la nature. Voilà l'atoniisme dans sa base. .Mais, la base une fois trouvée, l'hypothèse une fois admise dans sa plus haute généralité, il restait encore à en faire l'application, à en fixer les limites, à déterminer la nature même de ces principes matériels que l'intelligence seule devait concevoir. L'univers tout entier et toutes les for- mes de l'existence peuvent-ils s'expliquer par les seuls atomes ? ou faut-il admettre encore un autre principe, par exemple une substance intelligente et essentiellement active? Les atomes existent- ils de toute éternité, ou bien faut-il les considérer comme des existences contingentes, œuvre d'une cause vraiment nécessaire? Enfin, les atomes sont-ils aussi variés dans leurs espèces que les corps et, en général, que les êtres dont ils for- ment la substance? ou n'ont-ils tous qu'une même essence et une même nature? Les solutions qu'on a données à toutes ces questions sont très-diverses, et constituent, provoquées comme elles le sont les unes par les autres, l'histoire même de la philo- sophie atomistique. La doctrine des atomes n'a pas pris naissance dans la Grèce, comme on le croit généralement; elle est plus ancienne que la philosophie grecque et appartient à l'Orient. Posidonius, à ce que nous assurent Strabon (liv. XVI) et Sextus Empiricus (Adv. Malhem.), en faisait honneur à un Sido- nien appelé Moschus, qu'il affirme avoir vécu avant la guerre de Troie. Jamblique, dans sa Vie de Pylhagore, nous assure qu'il a connu les suc- cesseurs de ce même Moschus. Mais aucun n'a pu nous dire en quoi précisément consistait son système, ni s'il était d'accord ou en opposition avec le dogme fondamental de toute religion. La doctrine^ des atomes a été trouvée aussi dans l'Inde, où elle prend un caractère plus précis et plus net. Elle fait partie du système philosophi- que appelé vaisêchika et n'exclut pas l'existence du principe spirituel ; car elle ne rend compte que de la composition et des phénomènes de la matière. Kanada, l'auteur de ce système, recon- naît expressément une âme distincte du corps, siège de l'intelligence et du sentiment, et une in- telligence inlinie distincte du monde. Mais il ne peut croire que la divisibilité de la matière soit sans bornes. Si chaque corps, dit-il, était composé d'un nombre infini de parties, il n'y aurait aucune différence de grandeur entre un grain de moutarde et une montagne, entre un moucheron et un élé- phant ; car l'infini est égal à l'infini. Nous sommes donc obligés de considérer la matière; en général, comme un composé de particules indivisibles, par conséquent indestructibles et éternelles : tels sont les atomes. Les atomes ne tombent pas sous nos i •■ment ils m prjn mai-., comme tout ce qui affe Le nos o lia seraient action. Ainsi, la plus petite partie «le matière nue notre o dsir dans un i b mière, n'e ,i encore qu'i de parties plus simples. Chacun des granû mcnls de la nature comprend des atomes d'une espèce particulière, ayant toutes les pr> , corps qui en sont formés: il va donc di iimncs terrestres, aqueux, aériens, lumineux, et d'autres qui appartiennent à l'éther. Ce n'est pas le hasard qui les réunit lorsqu'ils donnent naissance aux corps composés, ce n'est pas non plus le hasard qui les sépare à la dissolution de ces mêmes corps: ils suivent, au contraire, I i ssion invariable. La première combinaison est binaire ou ne comprend que deux atomes ; la seconde se compose de trois atomes doubles ou molécules binaires. Quatre molécules de cette dernière es pèce, c'est-à-dire quatre agrégats dont chacun se compose de trois atomes doubles, forment la qua- trième combinaison, et ainsi de suite. La dissolu- tion des corps suit la progression inverse. Lorsqu'on songe que ce système est à peu près le même que celui d'Anaxagore; quand on se rappelle que, d'après une tradition fort ancienne et très-répandue, Démocrite, l'auteur présumé de la philosophie atomistique, a été chercher en Orient; même dans l'Inde, les éléments de sa vaste érudition ; quand on pense enfin que Pytha- gore a été, lui aussi, selon l'opinion commune, dans ces antiques régions, et qu'il n'y a pas un abîme entre ces atomes invisibles et l'idée des monades : alors il est absolument impossible de laisser à la Grèce le mérite de l'invention. Un disciple de Pythagore, Ecphante de Syracuse, re- gardait positivement la théorie des monades comme un emprunt fait à la philosophie atomis- tique (Stob., Ecl. i), et la manière dont le philo- sophe de Samos expliquait la génération des corps offre aussi quelque ressemblance avec la progres- sion géométrique sur laquelle se fonde la doctrine indienne. Un autre pythagoricien, ou du moins un homme profondément imbu des idées de cette école, Empédocle, a fondé toute sa physique sur la théorie des atomes, à laquelle il ajoute, comme le philosophe indien, la distinction vulgaire des quatre éléments et la croyance à un principe spi- rituel, cause première du mouvement, de l'ordre et de la vie. Ce principe, c'est Vamour, qui, selon lui, vivifie et pénètre toutes les parties du sphé- rus, c'est-à-dire de l'univers considéré comme un seul et même être. A côté, ou plutôt au-dessous de l'amour, il reconnaît encore un principe de dissolution, ou, comme nous dirions aujourd'hui, une force répulsive qui désunit et sépare ce que l'amour a rassemblé selon les lois de l'harmonie. Anaxagore est à peu près dans le même cas; car, lui aussi, il reconnaît deux principes également éternels, également nécessaires à la formation du monde : l'un est le principe moteur, la force in- telligente, la substance spirituelle, sans laquelle tout serait plongé dans l'inertie et dans le chaos; l'autre, c'est la matière, composée elle-même d'un nombre infini d'éléments indécomposables, invi- sibles dans l'état d'isolement et d'abord réunis en une masse confuse, jusqu'à ce que l'intelligence vînt les séparer. Ces éléments qui, dans le sys- tème d'Anaxagore, portent le nom d'homéoméries, ne sont pas autre chose que les atomes. Seule- ment^ au lieu de les diviser en quatre classes, d'après le nombre des éléments généralement re- connus, Anaxagore en a prodigieusement multi- plié les espèces : ainsi, les uns servent exclusive- ment à la formation de l'or, les autres à celle de l'argent; ceux-ci constituent le sang, ceux-là la ATOM 119 — ATOM chair ou les os; et de môme pour tous les autres corps qu'on distingue dans la nature. Il y a même des homéoméries d'un caractère particulier qui composent les couleurs, et naturellement elles se partagent en autant d'espèces secondaires qu'il y a de couleurs principales. C'est un commencement de chimie à côté d'une physique toute méca- nique. Les trois systèmes que nous venons d'esquisser, celui du philosophe indien, et ceux qui ont pour auteurs Empédocle et Anaxagore, nous représen- tent l'atomisme dans sa première forme, quand il n'exclut pas encore l'intervention du principe spirituel, quand il se réduit aux proportions d'une physique admettant à côté d'elle une métaphysi- que quelconque, ou du moins une théologie. Mais avec Leueippe et Démocrite, qu'il n'est guère possihle de séparer l'un de l'autre, commence, pour ainsi dire, une nouvelle ère. La puissance spirituelle est écartée comme une machine inutile, tout s'explique dans l'univers par les propriétés des atomes, et la physique, ou plutôt la mécani- que se substitue à la totalité de la science des choses, à ce qu'on appelait alors la philosophie. En effet, pour Démocrite etpoursonami Leueippe, comme l'appelle toujours Aristote, rien n'existe que le vide et les atomes. Ceux-ci ont en propre non-seulement la solidité, mais aussi le mouve- ment, ce qui rend inutile toute autre hypothèse. Les atomes se suffisent à eux-mêmes et à tout le reste; car le vide n'est rien en soi, que l'absence de toutobstacle au mouvement. Ils se rencontrent, se réunissent ou se séparent sans dessein, sans loi et suivant les seuls caprices du hasard. L'univers tout entier n'est que l'une de ces combinaisons fortuites, et le hasard qui l'a fait naître peut aussi, d'un instant à l'autre, le détruire. Ne parlez pas de la vie ; elle n'est qu'un jeu purement mécani- que de ces petits corps toujours en mouvement: ni de l'âme, qui est un agrégat d'atomes plus légers et plus rapides. Épicure, comme l'a très- bien démontré Cicéron, n'a rien ajouté au fond de cette doctrine ;. il n'a que le mérite d'en avoir tiré avec beaucoup de sagacité toutes les consé- quences morales et d'avoir ennobli l'idée du plai- sir, sans pouvoir cependant la substituer à celle du devoir. Lucrèce lui a prêté le secours de sa riche imagination ; il a été le poëte de cette mal- heureuse école, comme Épicure en a été le mora- liste et Démocrite le physicien (de métaphysique, elle n'en a pas) ; mais les ressources mêmes de son génie nous sont une preuve que la poésie expire comme la vertu sous le souffle glacé du matéria- lisme. Ces trois noms, que nous venons de pronon- cer, nous représentent la doctrine des atomes sous sa seconde forme, sans contredit la plus hardie et la plus complète, lorsque, repoussant l'alliance de tout autre principe, elle essaye de constituer par elle seule la philosophie tout entière. A partir de cette époque, nous voyons les ato- mes rentrer dans les ténèbres et se perdre dans l'oubli, jusqu'à ce que, au beau milieu du xvne siècle, un prêtre chrétien ait songé à réhabiliter Épicure. Mais gardons-nous de nous laisser trom- per aux apparences. Gassendi, en cherchant à res- taurer la philosophie atomistique, n'a pas peu contribué à l'amoindrir et à la refouler pour tou- jours dans le domaine des sciences naturelles. En effet, enchaîné par la foi, et par une foi bien sin- cère, au dogme de la création ex nihilo, il ôte aux atomes l'éternité, dont on n'avait pas songé à les dépouiller jusqu'alors, même dans les systè- mes qui reconnaissaient l'existence d'un moteur spirituel. Il les fait déchoir du rang que la matière a toujours occupé chez les anciens, du rang d'un principe non moins nécessaire que la cause intel- ligent? ; et, les considérant comme une œuvre de la création, comme une œuvre qui a commencé et qui devra aussi finir selon le dogme chrétien de la fin du monde, il nous les montre réellement comme des phénomènes servant à expliquer d'au- tres phénomènes plus complexes, je veux parler des corps composés. C'est à ce titre qu'ils sont en- trés dans la physique et dans la chimie moderne, et que la philosophie proprement dite les a abjurés pour toujours. Encore faut-il remarquer que, dès ce moment, leur indivisibilité même, c'est-à-dire leur existence comme substances distinctes, se trouve formellement niée par les uns et regardée par les autres comme une hypothèse. Descartes, en continuant d'expliquer les phénomènes du monde visible par la matière et le mouvement, c'est-à-dire par une physique purement mécani- que comme celle de Démocrite et d'Épicure; en appliquant le même système à la physiologie, jus- qu'au point de refuser tout sentiment à la brute; Descartes, disons-nous, a cependant nié l'existence des atomes. « 11 est, dit-il [Principes de la Philo- sophie, 2e partie, ch. xx\), très-aisé de connaître qu'il ne peut pas y avoir d'atomes, c'est-à-dire de parties des corps ou de la matière qui soient de leur nature indivisibles, ainsi que quelques phi- losophes l'ont imaginé. Nous dirons que la plus petite partie étendue qui puisse être au monde peut toujours être divisée, parce qu'elle est telle de sa nature. » Bientôt, grâce aux découvertes de Newton, un nouvel élément, un principe pure- ment immatériel pénètre peu à peu dans toutes les sciences naturelles, dans le système du monde sous le nom de gravitation, dans la physique et dans la chimie sous les noms de pesanteur, d'at- traction, de répulsion, d'affinité, et enfin dans la physiologie sous le nom de principe vital. Nous ne doutons pas que cet élément nouveau ne finisse par emporter, un jour ou l'autre, cette ombre de réalité que les atomes conservent encore. Au point où nous sommes arrivés, il n'est pas difficile de reconnaître que si la matière n'est pas vraiment quelque chose par elle-même, un principe éter- nel et nécessaire comme Dieu, elle rentre dans la classe des existences contingentes et phénomé- nales. Or un phénomène doit toujours être conçu tel que l'expérience nous le montre ; car, si nous le concevons autrement, c'est-à-dire d'après les idées de la raison, d'après une base admise a priori, ce n'est plus un phénomène que nous avons, et ce n'est plus l'expérience qui est notre guide dans l'étude des choses extérieures. Mais quel est le caractère avec lequel nous percevons toujours la matière, et sans lequel elle demeure absolu- ment en dehors de la perception? C'est la divisi- bilité. Donc la divisibilité entre nécessairement dans l'essence de la matière, et vous ne pouvez y mettre un terme qu'en niant l'existence de la matière elle-même. La divisibilité, direz-vous, est un simple phénomène : la matière aussi n'est qu'un phénomène; elle est la forme sous laquelle je saisis dans l'espace les forces qui limitent ma propre existence, et en l'absence de laquelle ces forces ne sont plus pour moi que des puissances immatérielles, telles que la gravitation, l'affinité, le principe vital, etc. Voulez-vous reculer vers l'hypothèse antique et faire de la matière, en dé- pit" de vos sens, une substance réelle, un prin- cipe nécessaire et indestructible? Alors, ou vous reconnaîtrez à côté d'elle un moteur intelligent, et vous aurez à lutter contre toutes les absurdi- tés du dualisme; ou vous la regarderez comme le principe unique des choses, et vous soulèverez contre vous les difficultés bien autrement graves du matérialisme; vous serez forcé de nous expli- quer comment le hasard est devenu le père de la plus sublime harmonie, comment ce qui ne pense pas a produit la pensée, ce qui ne sent pas ATTE — 120 — ATTE le sentiment, et comment l'unité du moi a pu sortir d'un assemblage confus d'éléments en dés- ordre ; ou enfin vous vous réfugierez dans le système de Gassendi et vous armerez contre vous les sciences physiques et la métaphysique à la fois ; en un mot, vous serez forcé de recommencer l'histoire entière de l'atoniisme, pour arriver fi- nalement au point où nous en sommes, c'est-à- dire à. ne pas séparer l'idée de la matière du phé- nomène de la divisibilité, par conséquent, à la regarder elle-même comme un simple phéno- mène. De cette manière, l'histoire de la philoso- phie atomistique est la meilleure réfutation de ce système, et cette réfutation est en même temps celle du matérialisme tout entier. Elle nous mon- tre toutes les hypothèses imaginées jusqu'aujour- d'hui pour élever la matière au rang d'un prin- cipe absolu, se détruisant les unes les autres et abandonnant enfin, vaincues par leurs propres luttes, le champ de la philosophie. Cependant les recherches, ou, si on l'aime mieux, les inventions de tant de grands esprits n'ont pas eu seulement un résultat négatif; la philosophie atomistique a été éminemment utile à l'étude des corps, et peut- être aussi, comme nous l'avons avance plus haut, a-t-elle mis sur la voie de la théorie des mo- nades. Voy. la Philosophie atomistique, par Lafaye (Lafaist), in-8, Paris, 1833, et pour les détails, les articles Empédocle, Anaxagore, Démocrite, Epicure, Gassendi, etc. ATTALUS philosophe stoïcien, qui vivait dans le i" siècle de l'ère chrétienne; nous ne savons absolument rien de lui, sinon qu'il fut le maître de Senèque. ATTENTION (de tendere ad, application de 1 esprit a un objet). Nous recevons à tout instant d innombrables impressions qui, étant très-con- fuses et très-obscures, passeraient toutes inaper- çues, si quelques-unes ne provoquaient une réac- tion de la part de l'âme. Cette réaction, par la- quelle l'âme fait effort pour les retenir, est ce qu'on nomme attention. Je ne suis pas encore attentif lorsque, ouvrant les yeux sur une cam- pagne, j'aperçois d'un regard les divers objets qui la remplissent; je le deviens, lorsque, attiré par un objet déterminé, je m'y attache pour le mieux connaître. Le premier et le plus saillant des phénomènes que 1 attention détermine, est l'énergie croissante des impressions auxquelles l'âme s'applique, tan- dis que les autres s;affaiblissent graduellement et s effacent. L'état où nous nous trouvons quand nous assistons à une représentation théâtrale en est un exemple frappant. Plus nous avons les yeux nxes sur la scène, plus nous prêtons l'oreille aux paroles des acteurs, plus, en un mot, les péripé- ties du drame nous attachent, moins nous vovons, moins nous entendons ce qui se passe autour de nous. I eut-etre en perdrions-nous tout à fait le sentiment si notre attention parvenait à un degré encore plus intense. Dans le tumulte d'une ba- taille, un soldat peut être blessé sans en rien sa- voir. Archimède, absorbé dans la solution d'un problème, ne s'aperçut pas, dit-on, que les Ro- mains avaient pris Syracuse, et mourut victime de sa méditation trop profonde. Reid [Essai sur les fac. actives, ess. II, ch. m) connaissait une personne qui, dans les angoisses de la goutte, avait coutume de demander l'échiquier, « comme elle était passionnée pour ce jeu, elle remarquait qu a mesure que la partie avançait et fixait son attention, le sentiment de sa douleur disparais- sait. » ' Chacun a pu remarquer aussi que l'attention permet de démêler dans les choses beaucoup de propriétés et de rapports qui échappent à une vue distraite. Comme un ingénieux écrivain l'a dit, elle est une sorte de microscope qui grossit les objets, et en découvre les plus fines nuances Lorsque nous n'avons p 18 été attentifs, il ne reste à l'esprit que de vagues perceptions qui se mêlent et se détruisent. Cette vue imparfaite des ol mérite à peine le nom de connaissance; quelques philosophes ont-ils pu avancer, non raison, que, pour connaître, il fallait être atten- tif. Toutefois, présentée sous une forme aussi ab- solue, cette proposition est exagérée. Si une notion quelconque, aussi vague qu'on le voudra, ne pré- cédait pts l'attention, comment notre âme se por- terait-elle vers des objets dont elle ne soupçonne- rait pas même l'existence? Ignoti nulla cupido. dit le poète, et la raison avec lui. Un dernier effet de l'attention important à si- gnaler, c'est la manière dont elle grave les idées dans la mémoire. Lorsque nous avons fortement appliqué notre esprit à un objet, il est d'observa- tion constante que nous en conservons beaucoup mieux le souvenir; l'expérience nous dit même que les faits auxquels nous sommes attentifs, sont les seuls que nous nous rappelions. « Si quelqu'un entend un discours sans attention, dit Reid [ib.), que lui en reste-t-il? s'il voit sans attention l'é- glise de Saint-Pierre ou le Vatican, quel compte peut-il en rendre? Tandis que deux personnes sont engagées dans un entretien qui les intéresse, l'horloge sonne à leur oreille sans qu'elles y fas- sent attention : que va-t-il en résulter? la minute d'après, elles ne savent si l'horloge a sonné ou non. » Étudiée en elle-même, l'attention est un phé- nomène essentiellement volontaire; comme tous les autres phénomènes du même ordre, elle subit l'influence de divers mobiles dont les principaux sont le contraste, la nouveauté, le changement ; souvent elle est provoquée avant qu'aucune dé- cision de l'âme ait pu intervenir ; mais elle n'en demeure pas moins soumise à l'autorité supé- rieure du moi. Je la donne ou la retire, comme il me plaît; je la dirige tour à tour vers plusieurs points; je la concentre sur chaque point aussi longtemps que ma volonté peut soutenir son ef- fort. Condillac (Logique, Ve partie, ch. vn) pensait que toute la part de l'âme, lorsqu'elle est atten- tive, se réduisait à une sensation « que nous éprouvons, comme si elle était seule, parce que toutes les autres sont comme si nous ne 'es éprouvions pas. » Il est évident qu'abusé par l'esprit de système. Condillac n'avait pas reconnu la nature vraie de l'attention, qui est la dépen- dance du pouvoir personnel, opposé au rôle pas- sif que nous gardons dans les faits de la sensi- bilité. M. Laromiguière (Leçons de Philosophie, lre partie, leçon iv) a mis dans tout son jour cette grave méprise du père de la philosophie sensualiste; il a rappelé la différence établie par tous les hommes entre voir et regarder, enten- dre et écouter, sentir et flairer en un mot, pâ- tir et agir; mais il est tombe lui-même dans une confusion fâcheuse, lorsqu'il a envisagé l'at- tention comme la première des facultés de l'en- tendement, et celle qui engendre toutes les au- tres. Puisque l'attention est volontaire, elle est aussi distincte de l'intelligence que la sensibilité; car nos idées ne dépendent pas plus de nous que nos sentiments. Cette différence est d'ailleurs con- firmée d'une manière directe par l'observation. Ainsi que la remarque en a été souvent faite, ie puis m'appliquer avec force à une vérité sans la comprendre, a un théorème de géométrie sans pouvoir le démontrer, à un problème sans pou- voir le résoudre. ATTE — 121 — ATTR Quelques philosophes se sont demandé si l'at- tention était une faculté proprement dite, ou seulement une manière d'être, un état de l'ame. On vient de voir que M. Laromiguière soutenait la première opinion; la seconde appartient à M. Destutt de Trac y {Idéologie, en. xi). Au fond, toutes deux diffèrent moins qu'on ne croit, et peuvent aisément se concilier. Ceux qui ne voient dans l'attention qu'une manière d'être, ne prétendent pas sans doute qu'elle soit un ef- fet sans cause ; ils reconnaissent qu'elle suppose dans l'âme le pouvoir de considérer un objet à part de tout autre; seulement ils soutiennent que ce pouvoir n'est pas distinct de la volonté. Or les partisans de l'opinion en apparence oppo- sée n'ont jamais contesté ce point; l'attention, pour les uns et pour les autres, est une faculté ; mais elle n'est pas une faculté primitive, irré- ductible; elle est déterminée par son objet plutôt que par sa nature; c'est un mode, une dépen- dance de l'activité libre; c'est la liberté même appliquée à la direction de l'intelligence. L'attention présente de nombreuses variétés, suivant les individus. Faible et aisément dis- traite chez ceux-ci, elle est incapable de se re- poser deux instants de suite sur un même objet, et ne fait que passer d'une idée à une autre. Naturellement forte chez ceux-là, elle ne connaît pus la fatigue; elle est encore éveillée au mo- ment où on croirait qu'elle sommeille, et d'une étendue égale à sa puissance, elle peut embras- ser simultanément plusieurs objets. César dic- tait quatre lettres à la fois. Un phénomène vul- gaire, inaperçu de tout autre, est remarqué par un Newton, auquel il suggère la découverte du système du monde. Ces différences tiennent en partie à la prépon- dérance inégale du pouvoir personnel. Puisqu'au fond ce pouvoir constitue l'attention, il est natu- rel qu'il en mesure la force et la faiblesse par son énergie propre et ses défaillances; qu'elle soit moins soutenue dans l'enfance, où il ne fait que poindre, dans le trouble de la maladie ou de la passion qui l'énervent, enfin chez tous les esprits qui ne sont pas maîtres d'eux-mêmes ; qu'elle le soit davantage dans l'âge mûr, dans la santé, partout où se rencontre une volonté puissante et forte. Une autre cause de l'inégalité en ce genre est l'habitude. Comme tous les philosophes qui ne reconnaissent dans l'âme aucune disposition pri- mitive et innée. Helvétius a exagère l'influence de ce principe {de l'Esprit, dise. III, ch. iv), lors- qu'il a dit que la nature ayant accordé à tous les hommes une capacité d'attention pareille, l'usage qu'ils en faisaient produisait seul toutes les diffé- rences. Toutefois il est certain que l'exercice contribue beaucoup à nous rendre plus faciles la direction et la concentration de nos facultés in- tellectuelles. Incertaine et pénible au début, l'attention, comme tout effort, devient, quand on la répète, facile et assurée. Nous apprenons à être attentifs, comme à parler, à écrire, à mar- cher. Si beaucoup de personnes ne savent pas conduire et fixer leur esprit, c'est, on peut le dire, pour ne s'y être point accoutumées de bonne heure. L'attention appliquée aux choses extérieures constitue à proprement parler {'observation. Lors- qu'elle a pour objet les faits de conscience, elle prend le nom de réflexion. Voy. ces mots. On peut consulter outre les auteurs cités dans le cours de cet article. Bossuet, Traité de la con- naissance de Dieu et de soi-même, ch. m, § 17, 19. — Dugald-Stewart , Eléments de la philos, de l'espr. humain, ch. n; Bonnet, Essai analytique sur l'Ame, ch. vu; Prévost, Essais de Philoso- phie, lre partie, liv. IV. sect. V; et surtout M. de Cardaillac, Etudes élémentaires de Philosophie, sect.V, ch. ii. Malebranche, dans le sixième livre de la Recherche de la Vérité, a présenté des vues ingénieuses et utiles sur la nécessité de l'attention, pour conserver l'évidence dans nos connaissances, et sur les moyens de la soutenir. C. J. ATTICTJS. Philosophe platonicien du ne siècle de l'ère chrétienne. Nous ne connaissons ni son origine ni ses ouvrages, dont il n'est parvenu jusqu'à nous que de rares fragments conservés par Eusèbe ; nous savons seulement que, disciple fidèle de Platon, et voulant conserver dans toute leur pureté les doctrines de ce grand homme, il s'est montré l'adversaire de l'éclectisme alexan- drin. Il repoussait surtout les principes d'Aris- tote, qu'il accusait de ne s'être éloigné des idées de son maître que par un vain désir d'innovation. Il lui reprochait avec amertume d'avoir altéré l'idée de la vertu, en soutenant qu'elle est insuf- fisante au bonheur, d'avoir nié l'immortalité de l'âme pour les héros et les démons, enfin d'avoir méconnu la Providence et la puissance divine, en rejetant !a première de ce monde où nous vi- vons, et en enseignant que la seconde ne pour- rait pas préserver l'univers de la destruction. Tous ces reproches ne sont pas également justes, mais ilstémoignentde sentiments très-éleves. Mal- gré cette résistance à l'esprit dominant de son temps, Plotin avait une telle estime pour les écrits d' Atticus, que, non content de les recom- mander à ses disciples, il n'a pas dédaigné d'en faire le texte de quelques-unes de ses leçons. Voy. Porphyre, Vit. Plot., c. xiv. — Eusèbe. Prœpar. evang., lib. XI, c. i; lib. XV, c. iv, vi. — 11 faut se garder de confondre le philosophe dont nous venons de parler avec un sophiste du même nom et de la même époque, Tiberius Claudius Herodes Atticus. On peut consulter sur ce dernier Ed. Raph. Fiorillo, Her. Attici quœ supersunt, in-8, Leipzig, 1801, et Philos- trate, Vit. sophist. cum notis Olearii, lib. II, c. i. — Quant à l'ami de Cicéron, Titus Pompo- nius Atticus, que l'on compte avec raison parmi les disciples d'Épicure, il suffit de lui accorder une simple mention. ATTRIBUT (de tribuere ad) signifie, en gé- néral, une qualité, une propriété quelconque, toute chose qui peut se dire d'une autre {■/.■x-rr ■yopEtsOai, xar/iyopoûfiavov). Il faut établir une distinction entre les attributs logiques et les at- tributs réels ou métaphysiques; nous ne parle- rons pas des attributs extérieurs, qui ne doivent occuper que les artistes et les poètes. Le seul ca- ractère distinctif des attributs logiques, c'est la place qu'ils occupent dans la proposition ou dans le jugement; c'est de se rapporter, sinon à une substance, à un être réel, du moins à un sujet. Par conséquent, les attributs de cette nature peuvent exprimer autre chose que des qualités, si toutefois ils ne renferment pas une pure néga- tion. Ainsi , dans cette fameuse proposition de Pascal : l'homme n'est ni ange ni bête; les mots qui tiennent la place de l'attribut ne représentent ni une qualité ni une idée positive. Les attributs métaphysiques, au contraire, sont toujours des qualités réelles, essentielles et inhérentes, non- seulement à la nature, mais à la substance même des choses. Ainsi l'unité, l'identité et l'activité sont des attributs de l'âme ; car je ne saurais les nier sans nier en même temps l'existence de l'âme elle-même. La sensibilité, la liberté et l'in- telligence ne sont que des facultés. En Dieu, il n'y a que des attributs, parce qu'en Dieu tout est divin, c'est-à-dire absolu, tout est enveloppé dans la substance et dans l'unité de l'être nécessaire. AUGU — 122 AUGU — Dans l'école, on désignait sous le nom d'at- tributs dialectiques, la définition, le genre, le propre et l'accident, parce que tels sont, aux yeux d'Aristote (Top., lib. I, c. vi), les quatre points de vue sous lesquels doit être env toute question livrée a la discussion philoso- phique. ATTRIBUTIF, se dit de tous les termes qui ex- priment un attribut ou une qualité, de quelque nature qu'ils puissent être. AUGUSTIN (Saint). Aurelius Augustinus naquit à Tagaste, en Afrique, le 13 novembre de l'année 354. Son père, d'une bonne naissance, mais d'une médiocre fortune, s'appelait Patrice, et sa mère, femme d'une grande vertu, portait le nom de Monique. C'est d'elle qu'il reçut les premiers principes de la religion chrétienne. Il étudia successivement la grammaire à Tagaste, les humanités à Madaure, et la rhétorique à Car- thage. Son goût pour les poètes fut la cause prin- cipale de son ardeur pour le travail. Après avoir fréquenté le barreau à Tagaste, il retourna à Carthage en 379, et y professa la rhétorique. Il était, dès ce temps, engagé dans les erreurs des manichéens. Plus tard, il porta son talent à Rome, et de Rome à Milan, où il quitta le mani- chéisme. Il avait été disposé à le faire par un discours de saint Ambroise et par la lecture de Platon. La connaissance des épîtres de saint Paul acheva ce que les paroles et les écrits de ces deux grands hommes avaient commencé. L'année suivante, 387, il reçut le baptême. Peu de temps après, il perdit sa mère à Ostie. De re- tour en Afrique, il fut élu par le peuple, sans qu'il s'y attendît, prêtre de l'église d'Hippone. Les succès qu'il obtint en cette qualité au concile de Carthage, en 398, où il expliqua le symbole de la foi devant les évêques, et la crainte que con- çut Valère; évêque d'Hippone, qu'on ne lui enle- vât un prêtre si nécessaire au gouvernement de son diocèse, décidèrent le prélat africain à le choisir pour son coadjuteur. Il le fit consacrer par Megalius, évêque de Calame, primat de Nu- midie. Ses nouvelles fonctions le forcèrent à demeurer dans la maison épiscopale; c'est pour- quoi il quitta le monastère qu'il avait élevé à Hippone, dans lequel il vivait en communauté avec quelques personnes pieuses. Il s'adonna plus que jamais à la prédication et à la composition d'ouvrages qui intéressaient la pureté de la foi. Les Vandales, maîtres d'une partie de l'Afrique depuis l'année 428, vinrent en 430 mettre le siège devant Hippone. Ce fut pendant que sa ville épiscopale était assiégée, que saint Augustin mourut, âgé de soixante-seize ans. 11 s'était mêle depuis 411 à la querelle du pélagianisme, et a celle des donatistes depuis 393. Parmi les nombreux ouvrages de saint Augus- tin, plusieurs appartiennent plutôt à la philoso- phie qu'à la théologie, d'autres appartiennent à 1 une et à l'autre, d'autres enfin sont purement theologiques; nous indiquerons ceux des deux premières classes. Les écrits de saint Augustin à peu près exclusivement philosophiques sont : 1° les trois livres contre les Académiciens; 2° le livre de la Vie heureuse; 3° les deux li- vres de V Ordre; 4" le livre de l'Immortalité de l'Ame; 5° de la Quantité de l'Ame; 6° ses qua- torze premières lettres. Ses écrits mêlés de phi- losophie et de théologie sont : 1° les Soliloques; 2° le livre du Maître; 3' les trois livres du Li- bre arbitre; 4' des Mœurs de l'Église; 5" de la Vraie religion; 6» Réponses à quatre-vingt-trois questions; 7° Conférence contre Fortunat ; 8° trente-trois disputes contre Fausle et les Ma- nichéens; 9- traite de la Créance des choses que l un ne conçoit pas; 10" les deux livres contre le Mensonge; 11' discours sur la Patience; 1 laCiléde Dieu; 13* U Confe «ton . i 'r de la Nature contre les Manichéens; 15* Trinité. Les doctrines philosophiques contenues i ces ouvrages pew ! uner ainsi. Théodicée. — « Dieu est l'être au-dessus duquel, hors duquel, et au-dessous duquel rien n'est de ce qui est véritablement. Dieu est donc I suprême et véritable, de laquelle toutes choses vivent d'une manière vraie et suprême ; il est en réalité la béatitude, la vérité, la bonté, la beauté suprême. Tous ces attributs ne doivent point être en Dieu considérés comme ils le seraient dans l'homme, c'est-à-dire comme des qualités qui revêtent une substance; mais ils doivent être regardés comme sa substance et son essence. La bonté absolue et l'éternité sont Dieu lui-même. Il n'y a, dans la substance divine, rien qui ne soit être, et c'est de là que vient son immutabi- lité. » (Soliloque i, n" 3 et 4 : — de Trinitate, lib. VIII, c. v; — de Vcra religione, c. xux.) Dans toutes ces idées sur Dieu, on ne rencon- tre rien qui ne se retrouve dans la tradition pla- tonicienne et aristotélicienne de la philosophie antique, et l'influence de la révélation ne s'y aperçoit pas. Il n'y avait pas lieu, en effet, qu'elle s'y exerçât; car la révélation, supposant toujours la croyance en Dieu et la connaissance de ses attributs établies dans les esprits, n'a nulle part cru nécessaire de démontrer l'existence de la cause première et absolue. On doit remarquer avec quel soin saint Au- gustin, en exposant l'ubiquité de Dieu, environ- nait sa définition de réserves de tout genre, dans la crainte qu'on n'en tirât quelque conséquence favorable à des hérésies qui tendaient à identi- fier la création et le Créateur. Il développe sa pensée dans plusieurs passages où il dit : « Dieu est substantiellement répandu partout, de telle manière, cependant, qu'il n'est point qualité par rapport au monde, mais qu'il en est la substance créatrice, le gouvernant sans peine, le contenant sans efforts, non comme diffus dans la masse, mais, en lui-même, tout entier partout. » (Èpî- treism). Il ajoute ailleurs : « Dieu n'est donc pas partout comme contenu dans le lieu, car ce qui est contenu dans le lieu est corps. Quant à Dieu, il n'est pas dans le lieu; toutes choses, au con- traire, sont en lui, sans qu'il soit cependant le lieu de toutes choses. Le lieu, en effet, est dans l'espace occupé par la largeur, la longueur, la profondeur du corps : Dieu cependant n'est rien de tel. Toutes choses sont donc en lui, sans qu'il soit néanmoins lui-même le lieu de toutes cho- ses. » (Quesl. divers., n° 20; — Soliloq. i, n- 3 et 4). On ne peut se dissimuler sans doute que. sous le mystère de l'ubiquité divine, affirmée par ces passages, plutôt qu'elle n'est expliquée, il ne se trouve des principes d'où sortirait sans beau- coup d'efforts, en apparence du moins, une philo- sophie inclinant au panthéisme. Mais si ces ex- pressions, par exemple : Dieu est substantielle- ment répandu partout, faiblement modifiées par ce qui suit, mettent le lecteur sur la voie de sem- blables conséquences, saint Augustin ne saurait être justement repris d'avoir énoncé un principe incontestable en soi. En cela, il procédait en vertu des lois de l'intelligence, et par conséquent, de toute philosophie rigoureuse, disposée à ou- blier l'individuel et le fini, lorsqu'elle s'arrête à la contemplation de l'immanence de la cause ab- solue. Quoique nous le surprenions ici obéissant à ces tendances inhérentes à l'esprit humain, et qui ne s'arrêtent que devant la connaissance des données psychologiques sous l'influence desquel- AUGU — 123 — AUGU les l'homme se considère comme un être limité, créé, doué, en un mot, de qualités irréductibles dans les attributs de la cause suprême, il est certain que saint Augustin a de bonne heure porté son attention sur ces conséquences, et sur les résultats qu'elles peuvent avoir dans la pra- tique. Il est également certain qu'il les a com- battues, tantôt par sa doctrine sur la nature du mal, tantôt par le principe de la création ex ni- hilo dont il est le défenseur, quoiqu'il le réfute souvent, sans s'en rendre compte, par les efforts mêmes qu'il fait pour l'expliquer. Entre un grand nombre de difficultés, deux principales ne pouvaient manquer, en effet, de se présenter à cet esprit actif et pénétrant. 1° Com- ment le mal peut-il subsister en même temps 1 que la bonté suprême, absolue, toute-puissante? Le faire sortir de Dieu, c'eut bien été, sans doute, le lui subordonner; mais cette origine, contradictoire à sa nature absolument bonne, ne pouvait être admise ; croire qu'il n'avait pu naî- tre de Dieu, et lui accorder cependant une exis- tence quelconque, c'était le supposer indépen- dant du principe bon, et revenir à l'opinion des manichéens que saint Augustin avait abandon- née, non sans considérer cette phase de sa vie comme un bienfait de la grâce céleste. Il crut avoir trouvé la solution de cette difficulté, et la vraie nature du mal, dans cette considération, que Dieu, étant absolument bon, n'a pu créer que des choses bonnes ; qu'il a créé toutes les substances, qu'elles sont donc toutes bonnes; que le mal, par conséquent, doit être cherché ailleurs que dans les substances, qu'il n'existe que dans les rapports faux qui s'établissent entre les êtres, ou que les êtres établissent volontaire- ment entre eux. Cette doctrine, qui n'est dé- nuée ni de vérité ni de profondeur, est loin ce- pendant de satisfaire à toutes les exigences de la question. 2° L'autre difficulté consistait en ce que quelques-uns considéraient Dieu comme ayant tiré de lui-même la matière, substance si contraire à la sienne, ce que semblaient cepen- dant enseigner les systèmes d'émanation mis en avant par les valentiniena, les gnostiques et les manichéens, dont les opinions encore répandues excitaient saint Augustin à leur répondre. La matière ne pouvant donc être émanée de Dieu, ce qui eût supposé qu'elle faisait auparavant partie de sa substance; ne pouvant pas non plus être admise comme une force rivale et indépen- dante de lui, les orthodoxes la considérèrent comme créée, qualification dont le sens n'impli- quait pas, aussi clairement que celui d'émaner, que la matière fût sortie de la substance divine elle-même. Cependant il était facile à des esprits peu dociles de suppléer au silence de l'étymolo- gie, et de supposer dans l'être^créé une partici- pation réelle à l'essence de l'Être créateur. On ajouta donc au mot creavit les mots ex nihilo, autorisés par une traduction inexacte du IIe livre des Machabées (c. vu, v. 28), et saint Augustin défend cette formule, en l'appuyant, comme nous l'avons dit, d'explications qui la détruisent le plus souvent. Après s'être, dans le livre de la Vraie religion, fait cette question : Unde fecit? et avoir repondu : Ex nihilo, il ajoute plus bas (c. xvin) : Omne autem bonum aut Deus , aut ex Deo est, et il termine cette partie de ces ré- flexions par ces mots remarquables : Illud quod in comparatione perfectorum informe dicitur, si habet aliquid formas, quamvis exiguum, quamvis inchoatum, nondum est nihil, ac per hoc id quoque in quantum est, non est nisi ex Deo. Sans entrer ici dans le domaine de la théologie, nous, ne pouvons passer complètement sous si- lence le travail d'interprétation philosophique auquel saint Augustin a soumis l'analyse de l'es- sence divine connue sous le nom de Trinité, principalement la définition de celle des person- nes dont l'idée se retrouve dans l'antiquité grec- que, et que Platon, et; plus de trois siècles après saint Jean, ont appelé du nom de Xôyoç. Dans les quinze livres qu'il a consacrés à l'étude de ce mystère, saint Augustin a cherché, dans la nature et dans la constitution morale de l'homme, des similitudes qui fissent comprendre la Trinité de personnes dans l'unité de substance. Nous n'avons pas besoin de dire qu'il est rarement heureux dans cette tentative ; mais il avoue lui- même qu'il ne prétend qu'approcher du vrai sens du dogme, n'en donner qu'une intelligence incomplète, sachant à l'avance que le mystère ne serait plus, s'il pouvait être pénétré tout en- tier. Il y a cependant un singulier oubli des conditions du problème qu'il cherche à résoudre, dans le rapprochement qu'il fait entre la personne du Père et la mémoire, faisant passer ainsi l'es- sence éternelle sous la loi du temps, condition nécessaire de la mémoire. Saint Augustin a raconté lui-même que, lors- qu'il était encore dans les erreurs des mani- chéens, et lorsqu'il admettait deux principes, l'un du bien, l'autre du mal, ce fut à la lecture des livres de Platon qu'il dut le premier retour à la vérité. Il s'est plu d'ailleurs a répéter, dans plusieurs de ses écrits, et principalement dans la Cité de Dieu, que Platon et ses disciples eu- rent connaissance du vrai Dieu. Ces faits expli- quent comment il a toujours compris et exposé au sens platonicien, la notion du Verbe ou du ïôyo:, et pourquoi nous trouvons, dans le traité de la Trinité (liv. X), sur la nécessité de conce- voir nos œuvres avant de les réaliser, des consi- dérations qu'il transporte, par induction, des faits psychologiques a l'essence divine, et qui reproduisent assez fidèlement la théorie des idées du philosophe grec. C'est surtout sous l'in- fluence de cette philosophie que la pensée de saint Augustin s'élève à l'enthousiasme ; cette partie de sa doctrine a été souvent, après lui, reproduite par les philosophes du moyen âge, par ceux principalement qui inclinaient au réa- lisme. Saint Augustin ne s'est pas contenté; en appli- quant la philosophie aux doctrines révélées, de pénétrer, le plus avant qu'il a pu, dans la con- naissance de l'essence divine ; il a aussi présenté Dieu comme le bien suprême et la véritable fin à laquelle l'homme doit aspirer. Dans ses deux livres contre les Académiciens . et dans celui de la Vie heureuse, il a démontre que le doute ou l'incertitude dans lesquels vivaient les académi- ciens, en leur ôtant le terme fixe auquel nous devons tendre, ne pouvaient que troubler leur âme, et éloigner d'eux le bonheur que tout homme appelle de ses vœux, auquel toute vie aspire. Passant ensuite à l'objet de ce désir, il arrive, par l'exclusion successive des êtres im- parfaits, à Dieu lui-même, comme seul objet di- gne de tous nos efforts, seul capable de nous procurer un bonheur éternel et sans mélange. Ici, quelle que soit l'influence de la révélation chrétienne, il y a néanmoins, dans la considéra- tion de Dieu comme sagesse absolue, loi morale, terme dernier et ensemble complet de la science, quelque chose qui semble emprunté au dieu abstrait des anciens. Saint Augustin semble un instant oublier que le christianisme, par le dogme de l'incarnation, a mis Dieu en commu- nication immédiate, réelle, physique même, avec l'humanité. Toute la discussion contenue dans ces deux écrits reproduit, pour le fond et pour AUGU 124 — AlLiC la forme, la philosophie antique, bien plus que les livres révélés. Quelques reflexions même ne rappellent que trop la subtilité de Sénèque.^ Par suite des idées que nous venons d'expo- ser, la religion, aux yeux de saint Augustin, est le moyen de réunir à Dieu l'homme qui s"en trouve éloigné, l'acte qui nous ramène a notre véritable source. Deum, dit-il (de Civil. Dei, lib. X; c. m) avec des expressions que leur singularité nous engage à conserver, qui fons est nostrœ beatituainis, et omnis desiderii nostri finis, eli- gentes, imo potius religentes, amiseramus enim négligentes; hune, inquam, religentes, unde et religio dicta est, ad eum ailectioiie tendamus, ut perveniendo quiescamus. Pour saint Augustin, le mot religio suppose donc avec raison deux termes : Dieu et l'homme. Aussi, tandis que quelques doctrines sorties du sein de l'Église par les hérésies qui le déchirè- rent tendaient à confondre l'homme, la nature et Dieu en un seul être, et que d'autres, origi- naires de l'antiquité grecque, enfermaient Dieu dans l'univers, comme l'âme dans le corps, le vit-on distinguer soigneusement la cause et l'ef- fet, et s'élever avec force contre toute philoso- phie qui identifie la matière et l'homme avec Dieu, ou seulement qui, tout en distinguant Dieu de la matière, l'en revêt en quelque sorte, et le place au centre du monde pour en vivifier et en mouvoir les diverses parties. De pareilles aberrations lui paraissaient le comble de l'im- piété (ib., lib. IV, c. xn). Dans l'obligation de distinguer, par une juste critique, entre les sources philosophiques et les sources révélées auxquelles puisa saint Augus- tin, il est évident pour nous que sa connaissance du platonisme, encore qu'imparfaite, lui suffi- sait pour ne pas admettre la grossière théologie des stoïciens, qui enfermaient Dieu dans son œuvre, et le réduisaient à la simple condition d'une force physique ou d'un principe moteur. Psychologie. — Dans la psychologie de saint Augustin. « la nature de l'âme est simple. Elle n'a rien en elle que la vie et la science, car elle est elle-même la science et la vie. Aussi ne peut-elle perdre la science et la vie, pas plus qu'elle ne peut se perdre elle-même, tant qu'elle est, ou se priver d'elle-même. Elle est tout en- tière présente dans chacune des parties du corps, sans être plus dans l'une, moins dans l'autre, encore qu'elle n'opère pas les mêmes choses par- tout et dans tous les membres. C'est pourquoi le corps est une chose, la vie et l'âme une autre. La nature de l'âme étant spirituelle, l'âme ne contient aucun mélange, rien de condensé, rien de terrestre, d'humide, d'aérien ou d'igné ; elle n'a point de couleur, n'est contenue dans aucun lieu, enfermée par aucun système d'organes, li- mitée par aucun espace ; mais on doit la conce- voir et se la représenter comme la sagesse, la justice et les autres vertus créées par le Tout- Puissant. » Voy. de Civitate Dei, lib. XI, c. x ; de Immortalité Animœ, et de Quantitale Ani- mez, passim. Cette dernière partie de la définition semble exclure de l'âme 1 idée de substance, pour la ré- duire à des vertus abstraites, qui ne pourraient, dans ce cas, trouver leur base substantielle que dans Dieu lui-même. Nous ne tirerons pas la conséquence extrême de ces principes, nous bornant à faire remarquer que la doctrine de saint Augustin sur l'âme n'est pas en tout point d'accord avec elle-même; que, d'un côté, il la considère comme une substance, d'un autre, comme une qualité ; qu'il flotte entre les sys- tèmes de l'antiquité, ou plutôt qu'il en rappro- che les divers éléments d'une manière qui n'est pas toujours heureuse. Il est ce| endanl juste de reconnaître qu'il est plus particulière- ment platonicien. Dans la définition la plus concise qu'il ait donnée de l'âme (de Quantttaté Animœ. c. xm), il s'exprime ainsi : « L'âme est une substance douée de raison, disposée pour gouverner le corps. » Cette définition rappelle la doctrine de Platon, résumée de la manière sui- vante par Proclus (Comm. in Alcib.) : « L'homme est une âme qui se sert d'un corps. » Ainsi définie, l'âme parcourt sept situations, s'élève successivement par sept degrés différents. Dans sa première condition, elle anime par sa présence un corps terrestre et mortel, elie en forme l'unité et le conserve ; dans la seconde, la vie se manifeste par les organes des sens; dans la troisième, l'homme devient l'unique objet de l'attention : de là l'invention de tant de langues diverses, des arts, des jeux, des charges, des lois, des dignités, de la poésie, du raisonnement, etc.; dans la quatrième, commence à se montrer le désir du bon : l'âme a. pour la première fois, conscience de sa dignité propre et de la fin pour laquelle elle a été créée; elle entre ensuite dans la cinquième période, dans laquelle elle marche à Dieu avec confiance ; dans la sixième, l'âme dirige vers Dieu lui-même son intelligence, elle commence à le voir tel qu'il est ; le septième degré n'est plus même un degré de cette ascen- sion glorieuse, c'est une situation fixe et con- stante, dans laquelle l'âme jouit de Dieu, heu- reuse et éclairée de sa lumière; la langue de l'homme ne saurait en parler dignement [de Quantitate Animœ, c. xxxm). Quant à l'origine de l'âme, saint Augustin la trouve dans Dieu: Deum ipsum credo esse, dit- il, a quo creala est (ib., c. i). Cette origine, la plus générale possible, ne l'empêche pas de re- chercher les systèmes particuliers, à l'aide des- quels on a tenté de s'en faire une idée plus précise. Il distingue quatre opinions qui lui pa- raissent également admissibles, et qu'il essaye d'accorder avec le péché originel par des rai- sonnements plus ou moins satisfaisants. La pre- mière est que les âmes sont formées par celles des parents; la seconde, que Dieu en crée de nou- velles à la naissance de tous les hommes; la troi- sième, que, les âmes étant déjà créées, Dieu ne fait que les envoyer dans les corps ; la qua- trième, qu'elles y descendent d'elles-mêmes (Li- ber, arbitr., lib. III, c. x). Mais ce que nous nous hâtons de constater avec plus d'intérêt que ces hypothèses, c'est que saint Augustin, fidèle à l'es- prit de la philosophie platonicienne, regarde Dieu comme l'habitation de l'âme, et, s'il n'ex- prime pas explicitement qu'elle est déjà et tou- jours dans l'éternité par son essence, on peut l'entrevoir sous l'élévation habituelle de sa pensée. L'âme ainsi considérée sous ces divers rap- ports, son immortalité semble une conséquence nécessaire de sa nature. Saint Augustin a con- sacré un traité tout entier à cette question, et il y est revenu à plusieurs reprises dans d'autres parties de ses ouvrages. La science moderne pourrait sans doute, en les développant avec une meilleure méthode, en les traduisant dans le lan- gage de notre temps, donner quelque importance a plusieurs de ses arguments; mais, présentés comme ils le sont, avec obscurité et incertitude, ils perdent beaucoup de leur valeur. L'âme est immortelle, selon saint Augustin, parce que la science, qui est éternelle, y a établi sa demeure; elle est immortelle, parce que la raison et l'âme ne font qu'un, et que la raison est éternelle. Les développements donnés à ces propositions ne sont ni plus précis, ni plus clairs, ni mieux démontrés. AUGU — 125 — AUGU On ne peut pas ignorer, sans doute, par quel- ques autres passages, que saint Augustin recon- naît à l'âme une existence substantielle; cepen- dant, presque partout, les expressions qu'il em- ploie feraient soupçonner qu'il la considère plus volontiers comme la conception abstraite de la raison, de la sagesse, etc. On est même amené à croire que, dans certains passages, saint Au- gustin suppose à l'âme une éternité simplement conditionnelle : impossible, si elle s'écarte de la raison et de la vérité; possible, nécessaire même, si elle s'y conforme de plus en plus {de Immort. Animœ, c. vi). Quoique saint Augustin rappelle à la fin du même chapitre que nous citons qu'il a déjà démontré que l'âme ne pouvait se sépa- rer de la raison, et que, de toutes ces prémisses? il conclue qu'elle est immortelle, la difficulté qui reste n'est pas moins grande, puisqu'il est incon- testable que l'âme s'écarte souvent de la raison et rejette la vérité, et que c'est sur cette possi- bilité même que repose l'idée du péché et la doc- trine du libre arbitre. Du reste, cette incertitude se produira toujours, lorsqu'on cherchera l'im- mortalité de l'âme ailleurs que dans sa nature et son essence, lorsqu'on la placera dans certaines modifications qu'elle peut ou non recevoir, dans certaines lois auxquelles elle peut ou non se con- former. Saint Augustin admet donc ici, sur la foi de quelques anciens, principalement d'Aristote, et sans en saisir toute la portée, des principes qui par quelques-unes de leurs conséquences se rapprocheraient facilement de plusieurs doctri- nes modernes justement suspectes. Ce n'est pas qu'il n'ait considéré l'âme sous le rapport de son existence substantielle ; mais il a moins insisté sur ce point, et là aussi, nous surprenons dans ses écrits des affirmations inat- tendues. Ainsi, dans le chapitre vin du traité de l'Immortalité, il fonde l'immortalité de l'âme sur ce que, étant de beaucoup meilleure que le corps, et le corps ne faisant que se transformer sans pouvoir être anéanti, l'âme doit, à plus fGrte raison, échapper au néant. Cependant nous devons reconnaître que le principe de Vindes- tructibilité de la substance, ainsi que celui-ci : Rien ne se peut créer, rien ne se peut anéan- tir, n'y sont pas aussi formellement exprimés que semblent le croire plusieurs des abrévia- teurs ecclésiastiques de ce Père (Nouv. Biblioth. ecclés., par ElliesDupin, t. III, p. 545. — Biblioth. portative des Pères, t. V, p. 59). Au milieu des graves sujets que saint Augus- tin a traités, il a été plus d'une fois appelé à s'expliquer sur des questions psychologiques d'un ordre secondaire, auxquelles nous ne nous arrêterons pas. Nous signalerons seulement la théorie des idées représentatives des objets, théo- rie plus ancienne ^ que saint Augustin, quoi- qu'elle ait traversé le moyen âge, en partie sous l'autorité de son nom et de ses écrits, avant de devenir, dans la philosophie de Locke, la base de l'idéalisme de Berkeley et de Hume, et plus tard l'objet des attaques de Reid et de Du- gald-Stewart. C'est au chapitrera du second li- vre du Libre A rbitre qu'il a établi la doctrine d'un sensorium central qui perçoit les impressions des sens, impressions transformées en idées, en images, et qui ne sauraient être les objets eux- mêmes tombant immédiatement sous l'action de nos organes. De toutes les doctrines psychologiques de saint Augustin, la plus digne d'attention est celle qu'il a émise sur la nature du libre arbitre. Les rapports étroits qui existent entre cette question et celle de la grâce, et l'autorité dont jouit l'évê- que d'Hippone dans l'Église, principalement à cause de la manière dont il a combattu les péla- giens, donnent une importance particulière à ce qu'il a écrit sur cette matière. Le traité du Libre Arbitre, divisé en trois li- vres, fut achevé en 395, vingt-deux ans, par con- séquent, avant la condamnation de Pelage par le pape Innocent Ier, en 417. Il était dirigé con- tre les manichéens, qui affaiblissaient la liberté en soumettant l'homme à l'action d'un principe du mal égal en puissance au principe du bien. Il était naturel que, pour combattre avec succès de semblables adversaires, saint Augustin accor- dât le plus possible au libre arbitre. Aussi voit- on, par une lettre adressée à Marcellin, évêque, en 412, qu'il n'est pas sans crainte que les pé- lagiens ne s'autorisent de ses livres composés longtemps avant qu'il fût question de leur erreur. La philosophie ne peut donc rester indifférente au désir d'étudier de quelle manière l'auteur du traité du Libre Arbitre a pu se retrouver plus tard le défenseur exclusif de la grâce, et conci- lier ses principes philosophiques avec les don- nées de la révélation. Nous ne pouvons, toute- fois, sur ce point, présenter que de courtes ex- plications. Dans ses livres sur le Libre Arbitre, saint Augustin reconnaît que le fondement de la. li- berté est dans le principe même de nos déter- minations volontaires. Le point de départ de tout acte moral humain est l'homme seul, con- sidéré dans la faculté qu'il a de se déterminer sans l'intervention d'aucun élément étranger {de Lib. Arb. lib. III, c. n). Dans sa manière de dé- finir le libre arbitre, le mérite de la bonne action appartient à l'homme ; rien n'a agi sur sa vo- lonté en un sens ou en un autre ; sa détermina- tion est parfaitement libre. Saint Augustin a-t-il maintenu ces principes dans sa controverse contre Pelage ? une étude plus attentive des saintes Écritures, et princi- palement de saint Paul, ne lui a-t-elle pas fait modifier sa manière de voir? Il ne paraît pas 1« croire; mais l'examen philosophique de ses écrits ne nous semble laisser aucun doute à cet égard. Entre la doctrine de saint Paul {Philipp., c. n, v. 13), que Dieu opère en nous le vouloir et le faire {operatur in nobis et velle et perfi,- cere), doctrine à laquelle plusieurs écoles de phi- losophie, l'école de Descartes en particulier, ne sont pas restées étrangères, et celle qui recon- naît un libre arbitre véritable, la conciliation ne paraît pas s'offrir d'elle-même, l'accord complet est difficile. Sans doute, nous' voyons l'homme exercer tous les jours une action quelquefois heureuse, plus souvent funeste, sur la volonté des autres, et nous sommes néanmoins forcés de reconnaître que, sous l'empire de la séduction la plus adroite, comme de la menace la plus puis- sante, le libre arbitre persiste. De là il semble- rait naturel de conclure que, le pouvoir divin étant infiniment supérieur à celui de l'homme, il peut toujours agir sur notre volonté sans que le libre arbitre en soit blessé; mais les rapports ne sont pas les mêmes dans ces deux situations. Dans la première, ce n'est toujours qu'une force humaine en face d'une force humaine, une vo- lonté humaine sous l'action d'une séduction hu- maine, deux puissances extérieures l'une à l'au- tre et de même nature, aux prises dans une lutte de leur ordre ; tandis que, dans le fait de la grâce, les déterminations de la volonté dépendent d'une action intérieure et plus profonde que celle de l'homme. Or, l'investigation philosophique, pous- sée jusqu'où elle peut légitimement aller, arrive toujours à ce résultat, que la liberté existe là seulement où la spontanéité de la volonté est intacte. Si Dieu siège en quelque sorte au cen- tre de l'homme pour régler les mouvements de Al'lill — 126 — A I i i I son libre arbitre, quelle que soit la douceur avec laquelle il l'incline, quelle que soit l'appa- rente liberté qui se manifeste à la conscience, cette liberté n'est-elle pas une pure illusion ? et la volonté captive, sans sentir, il est vrai, le poids de ses chaînes, ne restc-t-elle pas dépen- dante d'une puissance supérieure? Telles sont, du moins, les conséquences que donne la raison livrée à elle-même, sans que nous prétendions les défendre outre mesure. Nous ne discutons point, en effet, la doctrine de la grâce; nous n'établissons point de préférence entre elle et la théorie purement philosophique du libre arbitre, encore moins en cherchons-nous l'accord; nous constatons seulement que les conditions d'har- monie que saint Augustin se flattait d'avoir trouvées entre elles ne sauraient satisfaire en- tièrement l'intelligence, et nous pensons qu'il vaut mieux garder ces vérités sous le sceau du mystère, que de les compromettre par des solu- tions imparfaites. Tels sont, parmi les questions que la philo- sophie a pour objet de résoudre, les points prin- cipaux auxquels saint Augustin s'est arrêté dans ses nombreux écrits. Si l'on ne peut refuser à la manière dont il les a traités l'élégance de la forme, et beaucoup d'aperçus de détails dont la finesse est portée quelquefois jusqu'à la subtilité, on doit reconnaître aussi que le fond appartient à l'ensemble des connaissances philosophiques transmises au monde romain par le génie des Cirées. Du reste, saint Augustin est loin de s'en défendre, et sa reconnaissance, pour les hommes dans les travaux desquels il a puisé une partie de son savoir, éclate avec enthousiasme dans plu- sieurs de ses écrits. Dans la Cité de Dieu, en par- ticulier (liv. X, ch. n), il reconnaît que les plato- niciens ont eu connaissance du vrai Dieu, et re- garde .'opinion de Platon sur l'illumination divine comme parfaitement conforme à ce passage de saint Jean (c. i, v. 9) : Luxvera quœ illuminât omnem hominem venientem in hune mundum. Il revient même sur une erreur par lui commise en supposant que Platon avait reçu la connais- sance de la vérité de Jérémie, qu'il aurait vu dans son prétendu voyage en Egypte. Il rétablit de bonne foi les dates, qui mettent un intervalle de plus d'un siècle entre le prophète hébreu et le philosophe grec [la Cité de Dieu, liv. VIII, c. xi) ; mais il n'en maintient pas moins ce qu'il a avancé de Platon. La seule différence qu'il trouve entre lui et saint Paul, c'est que l'apôtre, en nous faisant connaître la grâce, nous a montré, agissant et opérant, le Dieu qui, pour la philo- sophie platonicienne, n'était qu'un objet de con- templation. Saint Augustin était trop éclairé, son érudition trop étendue, sa supériorité sur la plupart de ses contemporains trop peu contestable, pour qu'il crût avoir à redouter quelque chose de la science, ou qu'il pensât que la foi qu'il défendait dût perdre à en accepter le secours. Dans le second livre du Traité de l'Ordre, il fait voir que la science est le produit le plus digne d'ad- miration de la raison; il la décompose dans ses divers éléments : la grammaire, la dialectique, la rhétorique, la géométrie, l'arithmétique, l'as- tronomie, et il en rétablit ensuite les rapports et l'ensemble. Telle qu'elle est, il la considère comme une introduction, comme une préparation nécessaire à la connaissance de l'âme et de Dieu, qui constitue à ses yeux la véritable sagesse. Mais nulle part il n'a 'exprimé son opinion sur la dignité de la science, sur le devoir pour l'esprit d'en sonder les profondeurs, aussi bien que dans le morceau suivant, où il applique à cette re- cherche le cjuœrilc et invenietis de saint Mat- thieu : « Si croire, dit il [de Lib. Arb., lib. II, c. n), n'était pa pic comprendre, s'il ne fallait pas croire d'abord, pour éprouver le désir de connaître ce qui est grand et divin. le prophète eût dit inutilement : « Si vous ne « commencez par croire, vous ne sauriez com- « prendre. » Notre-Scigncur lui-même, pai actes et par ses paroles, a exhorté à croire ceux qu'il a appelés au salut; mais, en parlant du don qu'il promet de faire au croyant, il ne dit pas que la vie éternelle consiste a croire, mais bien à connaître le seul vrai Dieu, ri J.:sus-< i qu'il a envoyé. A ceux qui croient déjà, il dit ensuite : Cherchez et vous trouverez; car on ne saurait regarder comme trouvé ce qui est cru sans être connu, et personne n'est capable de parvenir à la connaissance de Dieu; s'il ne croit d'abord ce qu'il doit connaître ensuite. Obéissons donc au précepte du Seigneur, et cherchons sans discontinuer. Ce que ses exhortations nous in- vitent à chercher, ses démonstrations nous le feront comprendre autant que nous le pouvons dès cette vie, et selon l'état actuel de nos fa- cultés. » Nous ne pouvons terminer cette esquisse des doctrines philosophiques de saint Augustin, sans dire quelque chose des deux plus célèbres ou- vrages de ce Père. Nous voulons parler des Con- fessions et de lu Cité de Dieu. Les Confessions sont l'histoire des trente-trois premières années de la vie de saint Augustin, et surtout des mouvements intérieurs qui l'agitèrent dans sa longue incertitude entre les principes du manichéisme et les dogmes orthodoxes qu'il embrassa enfin en 386. Il ne cherche ni à dissi- muler ses fautes, ni à exagérer son repentir. L'enthousiasme qui règne dans ces récits est un enthousiasme sincère, quoique dans l'expression on retrouve quelquefois les habitudes du rhé- teur. Cette biographie se termine à la mort de sa mère, qu'il raconte à la fin du IXe livre. Les quatre derniers contiennent diverses solutions qui préoccupaient vers cette époque l'esprit de saint Augustin, et principalement l'ébauche des livres qu'il écrivit plus tard sur la Genèse contre les manichéens. Quant à la Cité de Dieu, vantée outre mesure par des écrivains dont plusieurs semblent n'en avoir connu que le titre, cet ouvrage est loin de répondre à l'idée qu'on s'en fait. Composé pour démontrer que la prise de Rome par Alaric n'était pas un effet de la colère des dieux irrités du triomphe du christianisme, il présente quelques aperçus très-faibles sur le gouvernement tempo- rel de la Providence, et sur les côtés défectueux de la religion et de la politique des Romains. Cet examen de la supériorité du vrai Dieu sur les dieux du paganisme ne saurait être d'aucun inté- rêt pour nous, et il nous importe peu de savoir si les demi-dieux de l'antiquité sont ou ne sont pas les démons des traditions chrétiennes. Cette lutte des deux cités, ou plutôt du peuple élu avec les peuples que Dieu a laissés dans l'ignorance de la vérité, et que saint Augustin parcourt depuis l'o- rigine du monde jusqu'à la consommation des siècles, est plus remarquable par l'érudition que par l'ordre et le discernement, et ne remplit nullement l'attente de ceux qu'attire naturel- lement un titre si magnifique. En résumé, les ouvrages de l'évêque d'Hip- ponc témoignent d'une vaste érudition, d'une connaissance, sinon très-profonde, au moins éten- due de la philosophie antique, d'un esprit facile, enthousiaste et sincère. Ce qui frappe le plus chez lui, c'est le besoin incessant de se rendre un compte raisonné de sa croyance, de pénétrer aussi avant dans l'intelligence du dogme, que le AVIG — 127 — AVIG lui permettaient son génie et les lumières dont l'esprit humain était éclairé à cette époque. On peut trouver que partout la discussion n'est pas également forte, et que trop souvent les habitu- des d'une rhétorique et d'une dialectique un peu vides ont disposé l'illustre théologien à se faire illusion sur la valeur de ses arguments • mais à part ces défauts que personne ne peut méconnaî- tre; et qui appartiennent aux lettres latines en décadence, saint Augustin est un des plus beaux génies qui aient honoré l'Église par l'étendue de sa science, et par son ardent amour pour la vérité. La meilleure édition des œuvres de saint Au- gustin est l'édition des Bénédictins, 10 vol. in-f°, Paris, 1677-1700, réimprimée à Paris en 1835- 40, 11 vol. gr. in-8. Plusieurs des ouvrages de saint Augustin ont été traduits en français : la Cité de Dieu, par Lambert, 1675, et par M. E. Saisset, 1855; les Confessions, par Arnauld d'Andilly, 1649, et par M. P. Janet, 1857 ; les Soliloques, par M. Pellissier, 1853, etc. On pourra consulter, en outre, le Tableau de Vè- loquence chrétienne au quatrième siècle de M. Yillemain: — Y Introduction à la Cité de Dieu de M. Saisset; la Psychologie de saint Au- gustin, par M. Ferraz, Paris, 1862. in-8 ; — Doc- trine de saint Augustin sur la liberté et la Providence, par M. E. Bersot, Paris, 1843, in-8; — Sadous, Sancti Augustini de Doctrina chris- tiana, Paris, 1847, in-8 ; — Nourrisson, la Phi- losophie de saint Augustin, Paris, 1865, 2 vol. in-8. H. B. AUTONOMIE (de aO-ô; vô(j.o: , être à soi-même sa propre loi) est une expression qui appartient à la philosophie de Kant. Lorsque ce philosophe proclame l'autonomie de la raison, il veut dire simplement qu'en matière de morale, la raison est souveraine ; que les lois imposées par elle à notre volonté sont universelles et absolues ; que l'homme, trouvant en lui des lois pareilles, devient en quelque sorte son propre législateur. C'est dans cette propriété de notre nature, c'est- à-dire, encore une fois, dans la souveraineté du devoir, que Kant fait consister le véritable ca- ractère et la seule preuve possible de la liberté. Il appelle, au contraire, du nom fthétéronomie les lois que nous recevons de la nature, la vio- lence qu'exercent sur nous nos passions et nos besoins. AVEN-PACE, voy. Ibn-Badja. AVERROÉS. voy. Ibn-Roschd. AVICEBRON. Ce nom rappelle une énigme historique aujourd'hui résolue. Il nous a été con- servé par les philosophes du moyen âge qui, depuis Guillaume d'Auvergne jusqu'à Duns Scot, ne cessent de le citer comme l'auteur d'un livre qui les intéresse au plus haut point et qu'ils nomment tantôt Fons vitœ, tantôt Fons sapien- tiœ. Les uns l'invoquent comme un guide éclairé, les autres le maudissent comme un impie; mais tous s'accordent à ignorer s'il est juif, chrétien, ou arabe, s'il est ancien ou moderne. On n'en savait pas davantage avant ces dernières années. 11 restait certain que la Source de vie, comme le fameux livre de Caus.is, avait eu le plus grand crédit dans les écoles ; mais quel en était l'au- teur, en quelle langue et dans quel temps avait- il écrit, par quelle voie son livre était-il venu entre les mains de nos docteurs, et' quelles étaient au fond ses doctrines, à peine entrevues dans les réfutations d'Albert et de saint Thomas, voilà des questions intéressantes pour l'histoire et qui n'avaient reçu aucune réponse. M. Munk a réussi à les résoudre. Il a d'abord rétabli le nom défiguré de l'écrivain ; puis il a retrouvé et traduit de nombreux extraits de la Source de vie; en un mot, il nous a fait connaître l'homme et la doctrine. Il y avait à Saragosse en 1045 un poëte nomm'- Ibn-Gebirol, dont les hymnes mystiques écrits en hébreu, et empreints d'un ardent sentiment re- ligieux, ont été conservés jusqu'à nos jours dans la liturgie des synagogues. C'était en même temps un critique et un savant ; il avait com- menté la Bible, en donnant à ses récits un sens allégorique ; il avait composé une grammaire hébraïque dont on a encore l'introduction, et avait écrit un petit traité de morale, de la Cor- rection des mœurs, qui a été traduit de l'arabe en hébreu et imprimé plusieurs fois. M. Munk le soupçonnait déjà d'être l'auteur du Fons vitœ, quand il découvrit à la Bibliothèque nationale une traduction en hébreu d'une grande partie du texte de ce livre, d'abord écrit en arabe. Ces extraits étaient l'œuvre d'un savant israélite du xme siècle, Ibn-Falaquéra. Bientôt après il retrouvait aussi une version latine du même ouvrage, précieux moyen de contrôle pour le texte hébreu. Depuis lors M. Seyerlen en a découvert un autre exemplaire moins défectueux à la bibliothèque Mazarine. L'identité d'Avi- cebron avec Ibn-Gebirol est démontrée; la tra- duction latine qui a été faite directement de l'arabe concorde avec la partie du texte hébreu que Ibn-Falaquéra a reproduite. L'histoire de la philosophie juive compte un grand nom de plus, et nous connaissons une des voies par où le néo-platonisme s'infiltra dans la scolastique. Les extraits de la Source de vie, tels que nous pouvons les étudier aujourd'hui, comprennent des fragments des cinq livres du traité original, très-suffisants pour juger du système tout entier. Sans doute l'auteur n'a jamais entendu parler des discussions philosophiques qui, au moment où il écrit, commencent à passionner les esprits à Paris; ni de la querelle naissante du réalisme et du nominalisme ; et pourtant son attention est fixée sur les problèmes qui préoccupent les docteurs chrétiens; le jour où ses opinions leur seront connues, elles s'introduiront tout naturel- lement dans leurs écoles, pour y recevoir le blâme ou l'approbation : mais, en tout cas, ils n'en contesteront ni la gravité, ni l'à-propos; elles leur paraîtront faites pour jeter une grande clarté sur quelques-uns des sujets qui les tiennent per- plexes, et principalement sur celui qui bientôt va dominer tous les autres, la question de la nature de la substance, qui renouvelle, en le continuant, le grand débat sur les universaux. Anstote analysant l'idée de l'être, en avait dégagé deux éléments étroitement unis, la matière et la forme. Cette division purement mentale corres- pondait dans son système à celle de la puissance et de l'acte, et ne peut s'entendre que par elle. Pour qu'une chose existe dans l'ordre de la nature, il faut d'abord qu'elle puisse être, et ensuite qu'elle devienne de simplement pos- sible, réelle ou actuelle : en d'autres termes, qu'elle ait une matière et une forme. Ainsi dans une sphère d'airain ou peut distinguer l'airain même qui pouvait aussi bien devenir un cylindre ou une pyramide, et la forme sphérique dont il a été revêtu. Il va sans dire que l'un de ces élé- ments ne peut subsister sans l'autre, et qu on ne peut pas plus feindre une masse d'airain sans forme qu'une forme qui ne serait la forme de rien. Ces principes de l'être se retrouvent donc partout, excepte dans la cause première qui est forme pure, activité simple. Les alexandrins trouvent le moyen de concilier cette métaphysique avec celle de Platon, et Plotin, par exemple, acceptant cette proposition que tout être se i 0 u- pose d'une matière et d'une forme, en conclut AY1C — 128 — AVIC Suc les principes constitutifs du monde sont 'abord Dieu qui est la forme par excelle l'unité absolue, et ensuite la matière qui n'a qu'une puissance passive, et ne peut être appelée principe au même titre que Dieu. Ibn-Gebirol s'inspire évidemment des traditions alexandrines, et son maître véritable, ce n'est pas Platon auquel il attribue parfois des idées qu'il n'a ja- mais connues; c'est Plotin qu'il ne cite jamais, et dont il ignore peut-être le nom, mais dont les doctrines ont passé jusqu'à lui par l'intermé- diaire de livres plus ou moins authentiques, comme la Théologie attribuée à Aristote. Suivant Lui, il suffit de trois principes pour expliquer l'univers : d'un côté l'unité pure qui est Dieu, de l'autre la matière avec la forme, qui est le monde ; et entre ces deux extrémités, la volonté, qui est intermédiaire entre la cause suprême^, et ses effets. Sa philosophie se réduit donc a trois sciences ; l'auteur a traité de la seconde, celle de la volonté, dans un livre qu'il men- tionne et qui est demeuré inconnu ; il ne paraît pas avoir beaucoup approfondi la première, celle de l'unité, mais il a fait sur la dernière, celle de la matière et de la forme, d'ingénieuses et pro- fondes remarques qu'il importe avant tout de recueillir. Ibn-Gebirol est un réaliste : toute réalité, dit- il, est dans les genres, et comme en définitive tous les genres quels qu'ils soient se ramènent aux deux grandes catégories de la matière et de la forme, il en résulte que ces deux abstractions deviennent pour lui les fondements de toute réalité, exception faite de la nature divine. Voici le procédé qui le conduit à cette conclusion. D'abord il y a une matière universelle, commune à la terre, au ciel, aux âmes, aux substances intermédiaires entre l'homme et Dieu. En effet, si on considère les corps, tels que nous les con- naissons ici-bas, il est clair que, malgré leurs différences, ils présentent un fond commun, qui sert de sujet à toutes les qualités corporelles, qui permet de les ranger sous une seule idée^ dans l'entendement, et qu'on peut appeler, au sens le plus rigoureux, la matière. Si cette ma- tière n'existait pas, il n'y aurait entre les corps que des différences, et ce mot même de corps ne pourrait avoir de sens. Mais au-dessus des corps, il y a les âmes particulières ou universelles; ont- elles aussi leur matière, ou sont-elles de simples formes, comme on le répétera d'après Aristote dans l'école thomiste ? C'est par sa réponse hardie à cette question qu'Ibn-Gebirol a surtout frappé l'attention des scolastiques et provoqué les réfuta- tions du plus grand nombre. Les âmes sont compo- sées, comme tout le reste, de matière et de forme; sinon, elles ne formeraient pas un genre, et il n'y aurait entre elles que des dissemblances; on ne pourrait pas dire de toutes réunies qu'elles sont spirituelles. Ces deux genres ne sont à leur tour que les espèces d'un genre supérieur, à savoir, la matière qui est identique dans chacun d'eux : car la matière corporelle et la matière spirituelle ne sont que des divisions, des déter- minations de la matière universelle. Il peut être choquant au premier abord d'entendre as- socier ces deux mots matière et esprit* mais on doit se rappeler que le premier a clans le langage péripatéticien un sens qu'il a perdu depuis : il désigne un des principes de l'exis- tence, et en affirmant que ce principe se retrouve partout où il y a un être, Ibn-Gebirol ne fait pas profession de matérialisme; il constate scu- illvant ses expressions, « que tous les sont joints et unis ; » qu'il n'y a pas d'hia- tus d i lis cette immense hiérarchie de créatures, ci que celle qui est au sommet a encore avec la plus infime une communauté de nature; une seule matière, disons le mot, une seule sub- stance soutient le monde de l'étendue et i de la pensée. Il y en a une preuve que l'auti sur a considérée comme décisive, et qui rap| certaines assertions de Spinoza. On convient généralement, dit-il, que le monde intelligible est la cause du monde sensible ; mais une chose qui est causée par une autre a nécessairement avec elle quelque communauté dénature; sms quoi elle n'en tirerait rien. Or si tout ici-bas est matière et forme, et si celte matière ne se retrouve pas dans le monde supérieur, d'où peut-elle venir, et comment dire qu'elle y a sa cause? Il ne sert à rien d'objecter que les sub- stances spirituelles sont simples, et les autres composées, car leur simplicité est relative; elles sont simples si l'on veut, par rapport aux sub- stances qui sont au-dessous d'elles ; mais elles sont véritablement composées par rapport à l'u- nité absolue qui est Dieu. En somme il y a une seule et même matière commune à tout ce qui existe, hormis Dieu, soutenant l'univers des âmes et celui des corps, également répandue dans les substances intermédiaires entre Dieu et le monde, et dans le monde lui-même. L'idée n'en est pas fixée avec une grande précision : elle est indéfinissable; mais on peut la décrire : c'est une faculté spirituelle, de nature intel- ligible? et non sensible, tout à fait insaisissable à l'imagination ; une substance subsistant par elle-même, une en nombre, supportant toutes les différences, recevant toutes les formes, et donnant à tout son essence et son nom (liv. V, 29). Son être, à vrai dire, est une simple puis- sance d'être, et en même temps un éternel désir d'exister, « d'échapper à la douleur du néant. » Voilà pourquoi elle se meut pour re- cevoir la forme et pour se perfectionner. Quoi- qu'elle ne soit jamais sans forme, elle peut ce- pendant être sans certaines formes, comme on le voit à ses degrés inférieurs où elle est dénuée non pas de toute spiritualité, mais de « cette spiritualité seconde qui constitue l'essence des substances simples. » De même, quoique n'ayant pas de parties constituant un tout individuel, elle a comme deux extrémités , et par un bout elle s'élève presque à la hauteur du principe souverain, à la limite de la création, tandis que par l'autre elle descend jusqu'aux confins du non-être, à la limite de la cessation (liv. V, 30 à 45). Elle a deux propriétés, elle porte la forme, et elle est divisible et multiple ; ce n'est plus la pure unité, mais une unité qui se frac- tionne et qui devient la dyade, principe de la multiplicité (liv. IV, 18, 20). Ces explications sont un peu hésitantes : mais Spinoza lui-même ne sera guère plus intelligible dans sa doctrine de l'étendue indivisible et imperceptible au sens, qui ne diffère pas beaucoup de ce qu'Ibn-Gebi- rol appelle la matière. S'il n'y a qu'une seule matière, d'où peut pro- venir la variété des êtres? Sans doute de la mul- tiplicité des formes; car si toutes les choses sunt composées de ces deux principes, et si chacun d'eux reste identique, et unique en es- sence, on cherchera vainement à distinguer les êtres. Mais les raisonnements, par lesquels on établit qu'une seule et même matière circule dans l'univers, s'appliquent avec plus de rigueur encore à la forme. En montant d'espèce en es- pèce, de genre en genre, on arrive à l'idée d'une forme universelle, « c'est-à-dire d'une espèce générale dans Laquelle toutes les espèces ont leur principe » (liv. IV, 20). C'est elle qui est unie a la matière universelle, et constitue ainsi l'intelligence absolue, la première des choses AVIG — 129 — AVIG créées, dont on parlera plus loin. Elle seule est vraiment réelle, puisque seule elle est perceptible au sens et à la raison, et que seule elle existe en acte ; on peut la décrire, en disant qu'elle est une substance constituant l'essence de toutes les formes, une science essentiellement parfaite, et une lumière pure » (liv. V, 29). Elle est l'unité immédiatement inférieure à l'unité première, celle qui peut entrer en composition et former un nombre. Comment alors un univers composé de ces deux principes, qui à leur origine sont tous deux indéterminés, d'une matière qui est la même en toute chose, et d'une forme qui devient la qualité de toute substance, pourra-t-il comporter la diversité dans ses développements; comment, pour parler comme Platon, fera-t-on plusieurs de un? Le juif espagnol aborde, sans se troubler, cette difficulté et il la résout, sans recourir aux thèses obscures et profondes du Par- ménide ou du Sophiste. Il place résolument dans la matière, au risque de se contredire, le principe de la différence des êtres, ou tout au moins de l'inégalité des espèces. Quoiqu'elle paraisse d'après lui-même avoir des parties in- distinctes, comme celles de l'espace vide, il y reconnaît des parties pures et des parties so- lides, les unes supérieures, les autres inférieures ; elle a, comme on l'a déjà dit plus haut, deux extré- mités. Par l'une elle est voisine de la forme que l'on peut comparer à la lumière, et, pénétrable à ses rayons, elle les laisse passer dans son es- sence intime, et devient elle-même entièrement lumineuse ; par l'autre extrémité, elle s'épaissit à raison de la distance du foyer qui l'éclairé ; elle devient opaque, repousse les rayons qui parviennent jusqu'à elle, et ne reçoit la forme qu'en l'altérant, en ternissant son éclat. Des comparaisons font entendre cette dégradation de la lumièie primitive, qui va toujours en s'obs- curcissant, à mesure qu'elle s'éloigne de sa source et qu'elle passe par chacune des sphères dont se compose l'univers : le regard qui pénètre sans peine dans les couches d'air les plus voi- sines de l'œil, ne peut plus les percer quand elles s'étendent à l'infini entre lui et les objets ; ce n'est pourtant pas sa force qui s'est émoussée, c'est le milieu qui s'est épaissi ; l'étoffe blanche et transparente que l'on place sur un corps noir s'assombrit ; elle n'a pourtant pas perdu sa cou- leur. On conclura donc que u la forme est une seule chose à quelque extrémité des êtres qu'on la prenne, mais qu'il lui arrive d'être troublée par la matière à laquelle elle est unie, comme la couleur au corps » (liv. IV, passim). Il y a donc des degrés dans l'union de la matière et de la forme, et entre le monde que nos sens découvrent, et son principe absolu, devant qui la raison se confond, il y a des substances intermédiaires. D'abord le monde est éloigné de Dieu, sinon, ils se confondraient, et le premier serait le der- nier, en d'autres termes le parfait serait l'im- parfait et réciproquement. Cette séparation c'est « la discontinuation de la ressemblance. » Si ces deux termes extrêmes sont séparés, il y a quel- que chose entre eux, qui s'interpose, les em- pêche de se toucher et de faire une seule et même substance. Ensuite l'œuvre immédiate d'une puissance simple doit être simple, et le monde est composé ; il n'est donc pas la première effusion de la substance divine, qui cependant doit rendre nécessaire celle des substances les unes dans les autres. Le monde est en mouve- ment, c'est-à-dire qu'il tombe dans le temps ; le temps lui-même tombe dans l'éternité, et l'agent premier est au-dessus de l'éternité même, qui forme ainsi une région moyenne entre ce qui dure et ce qui ne dure pas. Donc enfin entre DICT. PHILOS. nous et Dieu il y a des substances simples, in- visibles aux sens, qui réunissent le corps à l'esprit, et le corps et l'esprit à l'unité (liv. III, passim) ; elles sont à la fois actives et passives, puisqu'elles reçoivent l'impression de l'unité et qu'elles transmettent la vie et le mouvement ■ c'est un milieu nécessaire entre le principe qui est toute activité, et la matière terrestre qui est passivité absolue. Elles forment une hiérarchie dont voici les degrés. Au plus haut sommet, au point même où se fait sentir directement « cette impression de l'unité, » la matière universelle est jointe à la forme absolue; à cette origine, coïncident, pour ainsi dire, dans une commune existence tous les êtres et toutes les idées ; c'est « l'intellect universel » illuminant toutes les in- telligences particulières, qui grâce à lui peuvent transformer en idées les images fournies par les sens, et passer de la puissance à l'acte. C'est le lien des esprits, cette autre sorte d'intelligence dont Aristote a parlé, qui est impassible et éter- nelle, au-dessus de laquelle il n'y a plus rien que l'unité, et qui eUe-même a pour objet l'unité. Son action consiste à percevoir toutes les formes intelligibles, hors du temps et de l'espace, sans éprouver aucun désir, aucun besoin, et dans une entière perfection (liv. III, 33). Cette intel- ligence pense tout, sans rien penser de déter- miné : « Elle n'a pas de forme qui lui soit propre, sans cela elle ne pourrait percevoir les formes de toutes choses en dehors de la sienne. » Elle est l'unité de la pensée et de son objet, tout l'intelligible saisi par toute l'intelligence. C'est de là que les formes s'épanchent dans les sphères inférieures, où elles constituent, toujours unies à la matière, le principe des âmes, sub- stance universelle qui produit toutes les âmes particulières, avec leurs diverses espèces. La première en dignité, celle qui est le plus près de l'intellect suprême, c'est l'âme rationnelle, la raison universelle, à laquelle participent tous les hommes et qui est propre à recevoir la lu- mière d'en haut, sans avoir la puissance de la pro- duire eHe-même. Puis viennent l'âme sensitive, et l'âme végétative, telles qu'on les admet dans l'école sur la foi d' Aristote, et qui animent, conservent et nourrissent les corps. Ce sont là, comme on voit, des idées générales qui deviennent des êtres, suivant ce principe, « que le genre est le véritable être » (liv. III, 26). Il est à peine ques- tion, dans ces élucubrations sur les substances intermédiaires, des individus, et de la façon dont ils participent à l'existence de ces principes uni- versels. Ce qui est clair pourtant, c'est qu'ils n'en sont que des formes fugitives, des modes passagers, qu'ils ont à peine une existence dis- tincte de celle des âmes universelles qui sont à la fois des âmes collectives. — Au-dessous encore, en descendant un degré dans cet intermonde, se trouve la Nature, le principe des phénomènes de l'univers, substance simple d'où émane le mouvement et l'ordre dans les choses terrestres qui ne participent pas à la vie. C'est, pour ainsi dire, l'âme des corps bruts. Après quoi on ne trouve plus que la matière proprement dite, celle que les Grecs appellent hylé, c'est-à-dire les corps, limite extrême de l'existence qui semble expirer en eux. La lumière d'en haut pénètre à peine dans ces couches profondes, et y vacille comme une flamme troublée par l'humidité. L'activité ne va pas plus loin, car elle suppose un terme sur lequel elle s'exerce, et il n'y a rien au-dessous de la substance corporelle qui puisse *èn supporter l'action; elle se borne et se nie elle-même et devient aussi la passivité. Eloignée de la source et de la racine du mouvement^ cette substance ne peut recevoir de la faculté 0 AVIG — 130 — avm; active de quoi devenir elle-même un principe d'action : elle supporte Le mouvement, mais elle ne le donne à rien. La quantité, nombre et étendue, pèse sur elle comme un fardeau et la tient immobile. Telle est la hiérarchie des choses créées, depuis la plus noblejusqu'à la plus vile. Il n'y a pas d'hiatus dans la série : chaque terme supérieur est comme une cause pour l'inférieur, et l'inférieur comme une matière pour le su- périeur. L'idée de cause elle-même ne rend pas un compte exact de ces rapports multiples; concevons que chaque substance s'épanche et rayonne, qu'elle fait passer sa force dans une autre, non pas comme une chose qui lui soit étrangère, mais comme une qualité qui lui reste propre, ainsi que la chaleur reste dans le soleil tout en échauffant les corps. Peut-être même cette sorte d'émanation représente-t-elle encore faiblement les relations des substances entre elles : il vaudrait mieux dire qu'elles s'envi- ronnent, ou plutôt encore qu'elles sont les unes dans les autres, que chacune d'elles est comme un lieu, un espace pour une autre, l'intellect pour l'âme rationnelle, celle-ci pour l'âme sen- sitive, etc. Bref, et pour dire le dernier mot, « en général une substance réside dans une autre comme les couleurs dans les surfaces, les surfaces dans les solides, ou mieux encore comme les actes de l'âme résident dans l'âme elle- même. » Ainsi tout à l'heure l'univers nous pa- raissait livré à une diversité excessive ; les êtres s'y multipliaient au gré de l'imagination du phi- losophe; et maintenant ces fantômes auxquels il a prêté la vie s'évanouissent dans l'unité de l'être; ces diverses substances ne sont les unes par rapport aux autres que des qualités par rapport à un sujet, ou comme le dira Spinoza, des modes par rapport à une substance. La der- nière, « celle qui environne tout et porte tout, »> c'est cette grande fiction de l'intelligence univer- selle, qui conduisit bientôt Averroès à ce système que Leibniz appelle le monopsychisme. L'intelligence universelle est la première des substances simples ; mais n'y a-t-il rien au-dessus des substances ? Même à cette hauteur, on discerne toujours, ces deux éléments de la matière et de la forme, et par conséquent on est obligé de monter plus haut jusqu'à un principe qui puisse les unir et les tenir ensemble. En d'autres termes, c'est là la limite de la nature naturée — le mot n'est pas d'Ibn-Gebirol, mais on le dira dans ce sens bien avant Spinoza — et il reste encore à découvrir les mystères de la nature naturante. A la rigueur on pourrait peut-être s'en dispenser ; car la ma- tière et la forme réunies ont en elles la raison même de leur existence, impliquée dans leur essence (liv. V, 30), elles sont une sorte d'être nécessaire et éternel. Mais ce qui empêche la pensée de s'y arrêter comme au premier principe, c'est précisément cette unité qui ne s'explique pas par elle-même, et qui de deux choses, à savoir la matière et la forme — Spinoza dira la pensée et l'étendue — fait une seule et même chose. Il y a donc quelque part une vertu unissante, qui combine en un seul tout l'idée et son objet. C'est Dieu, qui peut se définir « l'un agent, » et dont l'unité domine tout, pénètre dans tout, retient tout (liv. V, 53). On l'entrevoit à peine par delà le point où l'esprit rencontre la matière et la forme qui sont « comme deux portes fermées. » Mais celui qui les ouvre, a atteint la perfection et est devenu un être spirituel et divin, •on mouvement s'arrête et sa jouissance est per- Bétuelle.» Dans cette unité à laquelle on ne s'élève qu'en se séparant des choses sensibles — procédé qui ressemble à l'extase — dans cette unité existe « tout l'être spirituel et corporel, et réciproque- ment son essence existe en chaque clioso. ., La première impression qu'elle fait sur la matière et la forme, les unit; ;ï la rigueur, la formi antérieure et Dieu la connaît d'abord, mais elle n'existe pas «un clin d'œil, » sans la mai Elle y est unie éternellement, car l'acte de Di< D ne peut tomber son, le temps; elle y est u un procéd le matière elle même est produite D nont. Entre elles et Dieu, il n'y a pas d'intermédi pas plus qu'on n'en peut découvrir entre un el deux. Aussi l'union est-elle plus forte dan sphères supérieures, elle tend à se relâcher dans les autres, et dégénère tout au bas, où commence la matière corporelle. Pourtant même à l'extré- mité inférieure, où éclate la division, on retrouve encore les traces de l'impression de l'unité, une sorte de tendance à se rapprocher, d'attraction qui pousse les individus, les espèces, les genres à s'unir, à se rassembler « au moyen d'une chose qui les met d'accord. » La matière tout entière se meut vers l'unité, qui en définitive est Dieu: elle l'aime, elle y aspire. Mais, dira-t-on, com i le monde peut-il aimer Dieu, sans lui ressem I Il lui ressemble en quelque mesure, et d'ailleurs faut-il ressembler à la lumière pour se tourner vers elle et en recevoir un rayon? Comment ce monde qui n'est pas intelligent, avant d'être uni à la forme, c'est-a-dire à l'esprit, se meut-il déjà pour la recevoir, pour la chercher; possède-t-il le mouvement et l'amour sans avoir la connais- sance? Ibn-Gebirol répond avec subtilité qu'avant toute chose la matière a toujours un peu de lumière, comme l'air au lever de l'aurore ; ce n'est pas la nuit absolue; il ne lui en faut pas plus pour désirer en recevoir davantage. De là une sorte d'aspiration vers la lumière, la vie, et la perfection, qui travaille déjà les profondeurs les plus obscures du monde. La matière naturelle, c'est-à-dire la substance étendue, se meut pour atteindre la forme des quatre éléments; puis elle aspire à prendre la forme des minéraux, plus haut encore celle des végétaux, celle des animaux, à s'imprégner enfin de raison, et à s'élever jusqu'à l'intellect universel, limite et mesure de tout ce progrès, où tout mouvement va cesser. L'unité, la forme, Dieu d'une part, et de l'autre la matière, voilà les principes de toute réalité. Mais l'esprit religieux du philosophe israélite. imbu des préceptes de la loi mosaïque, a cherche à atténuer les conclusions d'un système qui aboutit clairement à l'unité substantielle de Dieu et du monde. Entre l'unité pure et la diversité^ il a placé un principe intermédiaire qu'il a appelé la volonté. « C'est, dit-il, une faculté divine qui fait la matière et la forme et les lie ensemble, qui pénètre du haut dans le bas comme l'âme pénètre dans le corps et s'y répand; qui meut tout et conduit tout » (liv. V, 60). Elle est comme l'écrivain, la forme est l'écriture, et la matière le tableau ou le papier. Elle produit dans la matière de l'intellect l'existence, qui est la forme des formes ; dans la matière de l'âme, la vie et le mouvement; dans la matière de la nature, la locomotion. Toutes les substances sont mues par elle, comme notre corps par notre volonté. C'est d'elle que la forme sort, comme l'eau de sa source ; c'est d'elle que la matière reçoit la forme, comme le miroir reçoit l'image de celui qui y regarde. Elle n'est pas la même chose que la forme; elle la meut, la mesure et la partage. Elle est infinie quant à son essence, et bornée quant à son action. Telle est la conception la plus originale de la Source de vie; elle pénètre au milieu de ce néo-platonisme pour lequel elle n'est pas faite, et s'accorde mal avec l'ensemble de la doctrine. Elle permet sans doute au croyant de AVIG — 131 — AXIO parler de la création, et de la présenter comme an acte libre : mais elle ne peut faire oublier tant de paroles qui sont la négation la plus absolue de l'acte créateur. Non-seulement dans le monde créé il y a émanation d'une substance à l'autre, ou pour mieux dire, une seule substance diverse ment modifiée, mais encore au-dessus même de l'intellect, la volonté elle-même ne fait que s'épancber en toute chose avec la forme qui est en elle, et qui en sort comme l'eau sort de sa source; elle pénètre la matière, elle y fait im- pression : voilà tout son rôle ; cette matière, si elle la crée, n'est que le développement même de son essence; si elle ne la crée pas, ce qui paraît bien l'opinion d'Ibn-Gebirol, elle est à côté d'elle un principe mal défini, coéternel à Dieu; et dans tous les cas il n'y a là rien qui ressemble à l'idée d'un monde distinct de Dieu et tenant pourtant de lui tout ce qu'il a d'être. Étrange volonté, cause de l'intelligence sans la- quelle on ne la conçoit pas; singulière intelli- gence produite par une puissance qui elle-même ne connaît rien! Le philosophe ne parvient pas à combiner deux dogmes qui répugnent l'un à l'autre. A-t-il mieux réussi à sauvegarder la liberté de l'âme ? c'est le sentiment de M. Franck, dont l'autorité est grande en ces matières. Il faut reconnaître avec lui qu'il ne témoigne nulle part cette sorte de haine de la personnalité, et cette impatience de s'absorber en Dieu, qui éclatent clans les écrits de Plotin et de Proclus. Mais quelle individualité peut-on attribuer à une âme qui est une émanation de la substance ra- tionnelle « qui pénètre le monde entier et s'y enfonce? » Elle est en quelque sorte une idée : « l'idée de la forme est une avec la forme de i'àme; car l'une et l'autre sont des formes, et les formes particulières, savoir toutes les formes sensibles, se réunissent dans la forme univer- selle, c'est-à-dire dans celle qui renferme toutes les formes. Ces formes particulières se réunissent par conséquent dans la forme de l'âme, parce que la l'orme universelle qui les renferme toutes se réunit avec la forme de l'âme (liv. III, 25). » Tel est le système; il est facile d'en marquer l'origine. On ne le rattachera pas au péripaté- tisme ; et quoique les idées et la terminologie d'Aristote y soient souvent reproduites, on n'y verra qu'une étrange corruption de cette grande doctrine. L'esprit en est plus franchement pla- tonicien, mais d'un platonisme qui a passé par Alexandrie et s'est compliqué des emprunts faits à d'autres écoles et même aux cosmogonies orientales. En un mot, les véritables maîtres du juif de Malaga ce sont Plotin et Proclus. Pour- tant il est douteux qu'il les ait jamais lus : les Arabes au milieu desquels il vivait ont peu connu le dernier, et ils ont ignoré le nom du premier, de Plotin, dont les idées se retrouvent à chaque page de la Source de vie. Comment sont-elles parvenues jusqu'à lui? Ce n'est pas par des textes originaux, puisqu'il les attribue de bonne foi à Platon. 11 les a puisées sans doute dans ces compilations néo-platoniciennes, si multipliées vers le déclin de l'école, circulant sous les noms de philosophes anciens, et que les Arabes tradui- sirent, bien persuadés qu'elles étaient les œuvres d'Empédocle, de Pythagore, de Platon, d'Aris- tote. Il est certain que dès le ixe siècle les musulmans possédaient des versions de ces livres apocryphes^ qui gardèrent leur crédit jusqu'au moment ou Al-Farabi et Ibn-Sina firent con- naître un péripatétisme plus pur. Quelle fut la destinée de ce système qui malgré des défauts trop visibles est un événement im- portant dans l'histoire de la pensée? Il paraît être resté à peu près inconnu de ceux qui pou- vaient le mieux en profiter, des Arabes et des Juifs. Le premier musulman philosophe qui ait brille en Espagne est Ibn-Bâdja ou Avempace; il est disciple du grand péripatéticien d'Orient, d'Avicenne, et il ne paraît connaître ni le nom ni les doctrines d'Ibn-Gebirol; Avcrroès donne un grand développement à une des théories de la Source de vie, celle de l'intellect universel, mais il ne l'emprunte pas à cet ouvrage. Les juifs semblent eux-mêmes l'oublier; son nom n'est cité ni par Maimonide, ni par les kabba- listes, quoique ces derniers aient pu le connaître et introduire dans leurs doctrines, dont les com- mencements sont bien plus anciens, quelques- unes de ses idées. Les littérateurs et les com- pilateurs sont les seuls qui gardent son souvenir, et M. Munk a reproduit quelques-unes de leurs mentions^ il y est généralement décrié comme s'étant révolté contre la communion israélite. En revanche il s'introduit de bonne heure dans les écoles chrétiennes, sous le nom d'Avicebron. et grâce à une traduction faite par Dominique Gundisalvi, vers le milieu du xne siècle. Ses idées y causèrent une profonde émotion, qui se prolongea jusqu'au déclin de la scolastique; il initia ces esprits curieux et hardis, malgré leur apparente soumission, à une philosophie péril- leuse qui en ramena plus d'un dans la voie où Jean Scot Érigène s'était déjà égaré. Dès le commencement du xme siècle il y a à Paris, et autour de Paris, de véritables cénacles de pan- théistes, dont les chefs les plus connus, con- damnés en 1209 avec leurs disciples, sont Amaury de Bène et David de Dinan , qui pourraient avoir lu la Source de vie. Après eux le nom d'Avicebron est répété par tous les docteurs; Albert essaye de réfuter sa théorie de la matière universelle, et celle de l'intellect actif; saint Thomas substitue aux critiques puériles de son maître une réfutation qui fait honneur à sa clairvoyance; Roger Bacon, au contraire, adopte hardiment l'ensemble du système, tout en le corrigeant. Duns Scot ne craint pas non plus de se placer sous ce patronage suspect :Ego autem recleo ad posilionem Avicebronis, s'écrie-t-il ; et il en tire les conséquences naturelles, en confondant tous les êtres comme des accidents dans l'unité la plus générale, in ratione entis. Au xviE siècle, Giordano Bruno cite, admire et interprète à son profit cet Avicebron qui, dit-il, regarde les formes comme des accidents et la matière comme la seule substance. Spinoza l'a-t-il connu? il serait téméraire de l'affirmer; mais il n'y a pas loin de la doctrine de l'identité de la matière et de la forme, à celle de l'union substan- tielle de la pensée et de l'étendue. Consulter : S. Munk, Mélanges de philosophie juive et arabe, Paris, 1857-59, 2 vol. Seyerlen, Annales de théologie, publiées à Tu- bingue, t. XV et XVI. Ad. Franck, Études orientales, Paris, 1861, p. 361. E. C. AVICENNE, voy. Ibn-Sina. AXIOME. Ce terme, dont l'usage paraît très- ancien, n'a été employé d'abord que par les^ ma- thématiciens pour désigner les principes mêmes de leur science, ou un certain nombre de pro- positions d'une évidence immédiate et servant de base à toutes leurs démonstrations. C'est ce qui résulte d'un passage de la Métaphysique d'Aris- tote (liv. III, ch. m), où ce philosophe se demande si la science de l'être ou de l'absolu ne doit pas aussi s'occuper de ce qu'en mathématiques on appelle du nom d'axiomes. Pour lui, il donne à ce mot une signification plus étendue ; car il l'applique sans distinction à tous les principes qui n'ont pas besoin d'être démontres, et sur AXIO 132 — AXK) lesquels se fondent, au contraire, toutes les sciences ; à tous les jugements universels et évi- dents par eux-mêmes, sans lesquels, dit-il, le syllogisme ne serait pas possible [Analyt. Posl., lib. I, c. n). Mais ces divers principes sont sub- ordonnés à un seul , qui passe à ses yeux pour la condition suprême de toute démonstration et même de tout jugement : c'est le fameux prin- cipe d'identité et de contradiction; à savoir, que le même ne saurait à la fois être et n'être pas dans le même sujet, sous le même rapport et dans le même temps [Métaph., lib. III. c. m). Après Aristote, les stoïciens ont compris sous \c nom d'axiome toute espèce de proposition géné- rale, qu'elle soit nécessaire ou d'une vérité con- tingente. Ce sens a été conservé par Bacon : car, non content de soumettre ce qu'il appelle les axiomes à l'épreuve de l'expérience et des faits, ce philosophe distingue encore plusieurs sortes d'axiomes, les uns plus généraux que les autres [Nov. Organ., lib. I. aphor. xni, xvn, xix, et pass.). Le sens d'Aristote s'est maintenu dans l'école cartésienne, qui voulait, comme on sait, appliquer à la philosophie la méthode des géo- mètres. C'est ainsi que Spinoza et Wolf ont com- mencé leurs œuvres par des axiomes et des dé- finitions dont se déduisent ensuite toutes leurs théories. Kant, ayant distingué plusieurs sortes de principes, aussi différents les uns des autres par leur usage que par leur origine, a consacré le nom d'axiomes à ceux qui servent de base aux sciences mathématiques : ce sont, d'après lui, des jugements absolument indépendants de l'ex- périence, d'une évidence immédiate, et qui ont pour origine commune l'intuition pure du temps et de l'espace. Par cette raison, il les appelle aussi les axiomes de Vintuition. A l'exemple d'Aristote, il néglige d'en fixer le nombre, et cherche à les subordonner à un principe su- prême qu'il formule en ces termes {Critique de la Raison pure, analyt. des principes) : « Tous les phénomènes peuvent être considérés comme des grandeurs étendues. Grâce à ce principe, les propriétés de l'espace ou de l'étendue, en dehors de laquelle nous ne pouvons ^ rien ' percevoir, c'est-à-dire les vérités et les définitions mathé- matiques, deviennent les conditions nécessaires, les formes a priori des choses elles-mêmes ou des phénomènes que nous découvrons par l'expé- rience. » Si maintenant nous passons de l'histoire du mot à la nature même de la chose ; si nous vou- lons connaître le vrai caractère des principes mathématiques, et le comparer à celui des autres principes de l'intelligence humaine, nous serons forcés de choisir entre la proposition suprême d'Aristote et celle de Kant ; car, dans l'état actuel de la psychologie, c'est à ce choix seul que se réduit toute la question. Si, comme le prétend le philosophe grec, tous les axiomes peuvent se résoudre dans le principe de contradiction, ils ne sont plus que des jugements analytiques et même de simples formules abstraites, dont le seul résultat est de décomposer dans ses divers élé- ments une notion générale déjà présente à l'es- prit, sans enrichir notre intelligence d'aucune connaissance nouvelle. Si, au contraire, les axiomes sont de véritables principes, c'est-à-dire des connaissances intuitives, immédiates, que ni l'expérience ni l'analyse n'ont pu nous fournir, il faut alors, avec le philosophe allemand, les regarder comme des jugements synthétiques a priori. Nous n'hésitons pas, uniquement en ce qui concerne les principes ma [ues, à nous prononcer pour l'opinion d'Aristote. En effet, quand je dis, par exemple, que la ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre, il m'est impossible de ne pas voir qu'entre le sujet et l'attribut de cette proposition, il n pas seulement, comme entre l'effet et sa cause, un rapport de dépendance ou un enchatnei nécessaire, mais une véritable identité, ou au moins la relation d'un tout à sa partie; dans l'idée que je me fais d'une ligne droite, est cer- tainement déjà comprise celle du plus court chemin d'un point à un autre; par conséquent, il n'y a que l'analyse qui ait pu les séparer. Kant, il est vrai, en choisissant précisément le même exemple, arrive à un résultat tout op- posé : « La ligne droite, dit-il, me représente seulement une qualité; le plus court chemin d'un point à un autre me rappelle, au contraire, une quantité ; ce n'est donc que par une vérita- ble synthèse, mais par une synthèse nécessaire, que j'ai pu réunir dans un même jugement deux notions aussi différentes l'une de l'autre. » Une telle subtilité, malgré le nom qui la recom- mande; mérite à peine d'être prise au sérieux. Il est évident qu'en pensant à une ligne droite; je suis forcé de tenir compte de la quantité aussi bien que de la qualité; car, faites abstrac- tion de la quantité, et la ligne n'aura plus d'é- tendue ; elle ne représentera plus aucune dimen- sion de l'espace ; en un mot, elle aura cessé d'exister. De plus, l'étendue d'une ligne droite, la quantité d'espace qu'elle me représente, est nécessairement telle, qu'entre ses deux extré- mités je ne saurais en concevoir une plus petite, c'est-à-dire qu'elle est le plus court chemin d'un point à un autre. Nous ne parlerons pas des autres axiomes considérés par Kant lui-même comme des applications diverses du principe de contradiction, par conséquent comme des juge- ments analytiques; nous ferons seulement re- marquer que ce caractère n'est pas le seul qui établisse une différence entre les axiomes pro- prement dits et les véritables principes ou les connaissances intuitives de la raison. Quand je dis que la partie est moindre que le tout, ou que deux quantités égales à une même troisième sont égales entre elles, je n'affirme rien des existences, je ne dis pas qu'il y ait quelque part un tout, des parties, une quantité et des quan- tités égales entre elles; je prétends seulement, comme il a été démontré tout à l'heure, que, dans l'un des deux termes dont se compose prin- cipalement chacun de ces axiomes, l'autre est nécessairement compris. En outre', ces deux termes, avec les idées qu'ils expriment, peuvent être l'un et l'autre empruntés à l'expérience C'est, en effet, à cette source de nos connaissan- ces, plutôt qu'à la raison, que nous devons les notions d'un tout et de ses parties. Il en est au- trement de ce principe qui est le fondement de toute morale : toutes nos actions libres sont sou- mises à une loi obligatoire, universelle et né- cessaire. Non-seulement la loi du devoir ne sau- rait être déduite par voie d'analyse de l'idée de liberté; mais de plus, je crois à l'existence de ces deux termes, dont le premier dépasse entiè- rement les limites de l'expérience. Il ne faut donc pas confondre sous un même titre des ju- gements aussi différents les uns des autres que ceux qui servent de base aux démonstrations mathématiques, et ceux que la métaphysique et la morale sont obligées de chercher dans une analyse approfondie de la raison humaine. Les premiers sont purement analytiques, c'est-à-dire Qu'ils reposent sur un rapport d'identité ou celui 'un tout à sa partie; ils ont pour objet et pour attribut deux termes corrélatifs dont l'existence est hypothétique ; enfin, ces deux termes peu- vent être également empruntés à l'expérience. Les autres., au contraire sont des jugements AZAI 133 — AZAI synthétiques où deux termes complètement dis- tincts l'un de l'autre sont enchaînés par un lien nécessaire ; chacun de ces deux termes repré- sente une existence réelle, et l'un au moins est tout à fait étranger à l'expérience. Il faut laisser aux premiers le nom d'axiomes, et consacrer aux autres celui de principes. Comme l'a dit avec un sens profond l'auteur de la Critique de la Raison pure (Introd.), les mathématiques n'ont pas d'autres principes que leurs définitions, car elles n'ont affaire qu'à un monde idéal : à l'aide des limites et des figures dans lesquelles elles circonscrivent librement l'espace et l'éten- due, elles- produisent elles-mêmes, elles créent en quelque sorte toutes les données qu'elles soumettent ensuite au procédé de la démonstra- tion. Voy. Principes et Mathématiques. AXIOTHÉE de Philius, l'une des femmes qui, après avoir suivi les leçons de Platon et de Speusippe, transmettaient à leur tour la doctrine qu'elles avaient reçue. Elle passe pour avoir porté des vêtements d'homme, probablement le manteau de philosophe; cet usage paraît avoir été adopté également par Lasthénie de Mantinée (voy. Diogène Laërce, liv. III, ch. xlvi; liv. IV, ch. n). . AZAÏs. Né à Sorèze en 1766, mort en 1845, a eu pour un moment une réputation que ne justi- fient guère les ouvrages volumineux et insigni- fiants qu'il nous a laissés. Ses premières études le destinaient plutôt à l'enseignement de la mu- sique qu"à la culture de la philosophie, qu'il ne connut jamais. Admis à l'école fondée par les bé- nédictins, dans sa ville natale, il entra d'abord comme novice dans la congrégation des orato- riens, fut pendant quelque temps régent de cin- quième à Tarbes, puis secrétaire de l'évêque d'Oléron, et au moment de la révolution il em- brassa les idées nouvelles avec une ardeur qui devait bientôt se refroidir. Après le. 18 fructidor, il fut poursuivi pour avoir publié une brochure trop franchement royaliste, et condamné à la déportation. Il trouva un asile dans l'hospice des Sœurs de la Charité de Tarbes. et y écrivit son premier ouvrage où il propose déjà son système, qu'il reproduira avec monotonie dans tous ses autres livres. Grâce à l'amitié de Mme Cottin, alors en pleine renommée, après que le danger fut passé, il eut l'honneur de fréquenter à Pa- ris quelques-uns des hommes célèbres du temps, Lacépède, Hauy, Cuvier, Laplace, qui parais- sent n'avoir pas fait grand cas de son mérite. Il vivait dans un état voisin de la misère quand il obtint les fonctions d'inspecteur de la librairie. Pendant les Cent-Jours il se prononça pour le gouvernement qu'il avait servi, et fut nommé recteur à Nancy. Après la Restauration, il retomba dans la gêne, et vécut d'une pension qui fut peu à peu réduite. Des leçons laites à l'Athénée lui avaient valu une sorte de célébrité, qui attira l'attention sur les ouvrages qu'il ne cessait de faire paraître. Cette renommée était dans tout son éclat vers 1827. Azaïs réunissait alors dans son jardin de Passy un auditoire bril- lant, et exposait dans des conférences animées son explication universelle. Cette prospérité fut coir'.e, et à partir de 1830, quoiqu'il ne cessât d'j publier, il serait tombé dans l'oubli, si l'on n'avait gardé le souvenir des railleries qui ac- cueillirent son Système des compensations. Il mourut en 1845. Dans les nombreux ouvrages qu'il a fait pa- raître de 1800 à 1840, on ne trouve guère qu'une seule idée, et elle n'est ni originale ni vraie. Il la répète sous toutes les formes, l'applique à l'homme et à la nature, au présent et au passé, à l'individu et à la société, et en fait la formule d'un optimisme banal; il y a, suivant lui, « une succession équitable dans les vicissitudes du sort de l'homme, un balancement continu dans les diverses conditions et les divers événements qui constituent sa destinée. » Voilà la grande loi des compensations, qu'on déduirait de la justice de Dieu, qui n'a pas pu traiter inégalement ses enfants, et qui se vérifie aussi par l'observation. Dans l'univers entier se joue une seule et même force qui d'un côté poursuit une œuvre de des- truction, de l'autre ne cesse de réparer ses ruines et de construire. Ces deux opérations sont soli- daires : car on ne peut détruire un édifice qui n'est pas bâti, et d'autre part il faut des débris pour réparer et réédifier; elles sont nécessaire- ment égales l'une à l'autre : plus il y a d'ê- tres en formation plus il y_ a d'êtres sur la voie de la destruction, et réciproquement. Or, pour les êtres sensibles le premier acte est ce qu'on appelle un bien, et le second un mal. Chacun d'eux reçoit un plaisir pendant la durée des opérations qui le forment, ou le développent, et une douleur pendant la durée des opérations contraires. Il en résulte qu'il y a équilibre parfait entre son malheur et son bonheur : plus il lui est accordé d'avantages, plus il doit en jjerdre, et ses regrets, ses souffrances et son desespoir sont une rançon qu'il doit infailliblement payer et qui demeure proportionnelle aux bienfaits qu'il a reçus. A défaut des épreuves qui lui sont rare- ment épargnées, le mortel le plus fortuné doit au moins subir la mort, et c'en est assez pour que cette suprême tristesse, croissant avec le prix de la vie, compense toutes ses joies,^ et le rende égal au plus misérable esclave. En résulte- t-il qu'après avoir vécu, tous les hommes ont reçu une quantité égale de maux et de bien? Non sans doute, et l'auteur qui hésite et se con- tredit sur ce point, se borne à soutenir qu'il y a un rapport invariable entre les deux sommes, qui peuvent d'ailleurs être très-différentes suivant les individus, tout en restant toujours égales pour un seul d'entre eux. L'homme le plus favo- risé a peu de biens, mais il a aussi peu de maux; et les déshérités, mal pourvus des uns, sont aussi bien moins accablés des autres. Cette loi s'applique aux sociétés, comme aux particuliers. Le sauvage que le hasard de la génération a jeté sur quelque plage inhospi- talière, au milieu d'hommes grossiers, et aux prises avec une nature ennemie, a sans doute des misères qui épargnent l'homme civilisé; mais comme toute peine vient d'un bien et y est pro- portionnelle, l'homme policé subit à son tour mille tourments qui sont épargnés à l'autre. Aussi le système des compensations est-il destiné à adoucir les haines sociales et à mettre fin à cette hostilité croissante entre les riches et les pauvres. Les philosophes et les théologiens qui défendent d'autres doctrines sèment la haine et la discorde : » Le principe de l'iné- galité naturelle et essentielle dans les destinées humaines conduit inévitablement au fanatisme révolutionnaire, ou au fanatisme religieux. » Enfin, l'univers entier est l'application de cette loi de balancement : tout être « tend à être en expansion continue. » Mais par cela même il rencontre dans les forces qui l'entourent sa li- mite et son obstacle : plus il se déploie et plus il est refoulé. Quand la terre a soulevé de son sein les hautes montagnes qui la sillonnent, pour- quoi ne se sont-elles pas élevées à l'infini? c'est, dit l'auteur, parce que sa force d'expansion est équilibrée par la nature expansive des autres globes.... Tout s'explique, et l'harmonie des glo- bes, et la réciprocité de tous les actes physiques, physiologiques, politiques etc.; équilibre con- BAAD 134 — BAAD gaminent invariable dans an mouvement con- . telle es1 la définition de l'uni- rere. ■ Onvoil que la physique d'Azaïs ne vaut fuère mieux que sa philosophie.-Le vice inhérent l'une et à l'autre, c'est l'ignorance. La m douce et résignée qui accompagne ces élucu- brations h maies ou creuses, et la pureti intentions honorent lu caractère d'Azats : il ne suffit pas d'avoir l'âme tendre et d'aimer les hommes pour être compté parmi les philo- sophes. Voici la liste chronologique des œuvres les plus intéressantes d'Azaïs : du Malheur cl du Bonheur. 1800; — Introduction à l'essai sur le monde, 180o; — les Compensations dans les desti- nées , etc. , 1808; — Système universel, en huit volumes, 1809; — Coursdc philosophie générale, 1821, reproduit en 1826 sous cet autre titre : Explication universelle. Il a lui-même résu ses idées dans l'article Compensations du Dic- tionnaire de la conversation. E. C. B. Dans la composition des termes numéri- ques par lesquels les logiciens désignent les différents modes du syllogisme, cette consonne indique que tous les modes des truis autres figu- res, qui ont cette initiale, peuvent être ramenés au mode de la première qui commence par la même lettre ; par exemple, Barbari et Baroco se ramènent de différentes manières au mode Barbara. Voy. Conversion, Syllogisme. BAADER (François), un des plus éminents penseurs de l'Allemagne, étudia d'abord la méde- cine et les sciences naturelles. Il ne se voua qu'assez tard aux spéculations métaphysiques. Il occupe dans la philosophie moderne, une place à part. 11 n'a pas rédigé de corps de système. Ses idées se trouvent dispersées dans une foule d'écrits détachés. Cette exposition, déjà si peu suivie, est sans cesse brisée par des digressions. Baader est ardent à la polémique : il ne sait pas résister au plaisir d'une escarmouche, et ne perd aucune occasion de faire le coup de feu contre ses adversaires. La rapidité de la pensée et de fré- quentes allusions rendent difficile la lecture de ses écrits. Les étrangetés d'un style original, embrouillé, bizarre, ajoutent encore à l'obscu- rité. On peut aussi reprocher à Baader des pué- rilités mystiques que te viril esprit aurait dû s'interdire. Tout cela fait autour de sa vraie pen- sée un fourré que peu de gens ont le courage de traverser. Mais ceux qui l'essayent sont bien récompensés. Les écrits de Baader sont une mine des plus riches. Ils ont une grande valeur critique, et forment un arsenal précieux pour qui veut combattre les diverses écoles de l'Alle- magne. Baader en a saisi les côtés faibles avec une singulière pénétration, et de sa dialectique acérée il a frappé au défaut de l'armure tour à tour Kant, Fiente, Schelling et Hegel. Baader a profité de tous les progrès que ces grands esprits ont fait faire à la pensée; mais il a, dès l'ori- gine, combattu leurs erreurs, quand personne encore ne les soupçonnait, et a été seul à soute- nir toujours contre eux la cause de la science chrétienne. l'aider unit la religion positive et la philoso- phie par un mysticisme qui rappelle Jacob Bcehm. Jacnl, Bœhm a partagé l'étonnante des- tinée de Spinoza. Ces étranges génies n'ont exercé aucune influence sur leur temps. Il a fallu deux siècles et plus à l'esprit humain pour arriver à les comprendre. Ils n'ont trouvé qu'au- jourd'hui des penseurs capables de les pi trer ; et ils ont présidé à la révolution philoso- phique de l'Allemagne, comme Montesquieu et Rousseau à la révolution politique di France. Schelling, dans son premier système, cl de Spim z 1 : ils si réclament ■ le Jacob Bœhm, mais c'est à torl ; ils l'ont mal compris. Baader est son véritable ilanl. Les mystiques du moyen âge, Parad Van Belmont, sainte 'l hérèse, M denborg, Pascalifl, el surtout Saint-Mari ■1er. que le roi de Bavière voulut faire de l'uni- versité de Munich le centre d'une réaction reli- ise contre les idées nouvelli r fut appelé à y professer la philosophie. 11 finit par être assez mal vu. Le roi voulait restaurer le plus encore que le christianisme, et Baader avait une libéralité de vue qui s'accor- dait mal avec ses projets. ' as parlé do bizarreries mystiques; mais toutes les fois qu'il sait s'en préserver, il retrouve le bon sens du B. 11 se distingue même entre les penseurs île l'Allemagne par son esprit pratique. 11 s'est fort occupé de politique, et toujours avec indé- pendance. En 1815, il conseilla à la Sainte- Alliance de légitimer sa cause par un grand acte de justice, la restauration de la nationalité polonaise. A la même époque, il signalait avec un coup d'œil prophétique le besoin qu'avait donné la révolution française de réaliser socia- lement les principes évangéliques de justice et de charité. Après 1830, il s'occupa le premier, dans son pays, des prolétaires, et ce fut avec un esprit généreux. Tout cela ne le mettait pas en faveur auprès du roi, moins encore ses idées sur l'Église. Baader s'est détaché de Rome ; il s'est prononcé avec force contre la suprématie du pape. Il voulait d'un catholicisme régi par les conciles et démocratiquement constitue. L'Eglise grecque répondait le mieux à son idéal ; et dans son dernier écrit, peu de temps avant sa mort, il cherche à établir la suprématie de cette Église sur celle de Rome. La théorie de la liberté est ce qu'il y a de ca- pital dans Baader. La philosophie allemande est venue aboutir au panthéisme. Hegel est l'inévi- table conclusion de Kant. On a compris alors que la logique seule menait à un Dieu universel, à un monde nécessaire, et que, pour échapper au panthéisme, il fallait la dépasser et réhabiliter la liberté. Tout l'effort des adversaires intelligents de Hegel porte sur ce point. Baader a suivi cette tactique bien avant les autres. Il a donné le si- gnal et le plan de l'attaque, et a beaucoup con- tribué au changement de Schelling et au discré- dit du panthéisme en Allemagne. Il faut, d'après Baader, distinguer trois mo- ments dans l'histoire de l'homme. Dieu le crée innocent; mais cette pureté originelle n'est pas la perfection. L'homme est créé pour aimer Dieu. Or l'amour n'est pas cet instinct primitif du bien imposé par la nature ; il suppose le consente- ment, il est le libre don de soi-même. Mais la li- berté n'est pas le libre arbitre, le choix du bien ou du mal. Le bien seul est la liberté. Le mal est l'esclavage; car la volonté coupable est sous la servitude des attraits qui la dominent, et des lois divines qui répriment ses désordres, la frappent d'impuissance et la paralysent. Le libre arbitre n'est donc pas la liberté; il est le choix entre elle et l'esclavage. Il n'est pas la perfection ; il n'en est que la possibilité. Il n'est pas l'amour ; il n'en est que la porte. Il doit donc être franchi et dé- . Mais si la liberté est une charité immua- Me. éternelle, une vie divine dont on ne peut dé- choir, elle n'en présuppose pas moins le libre arbitre. Pour se donner librement, il faut pou- voir se refuser. 11 y a donc un momentoù l'homme est appelé à se donner ou à se refuser à Dieu; l'alternative est offerte : il choisit. Après l'inno- cence, avant l'amour, le libre arbitre ou lé- BAAD — 135 — BAAD preuve. La tentation est donc pour l'homme, et généralement pour toutes les créatures libres, une nécessité, mais non point la chute. Unies d'abord fatalement à Dieu, sans conscience propre, elles doivent se distinguer de lui. Mais cette distinction n'est point nécessairement une contradiction ou une révolte ; c'est ce que le panthéisme mécon- naît. Il distingué aussi dans l'histoire de l'homme trois moments, mais le second est la chute, au lieu d'être, comme l'exige la pensée, la tentation qui peut avoir deux issues. Le choix fait ne peut être prévu. Il ne se con- naît pas a priori; car le contraire était égale- ment possible. On ne le connaît donc que par l'événement. C'est l'expérience, et non la raison, qu'il faut interroger; elle trouve ainsi sa place dans toute philosophie qui reconnaît la liberté. Or le mal est entré dans le monde : l'expé- rience le témoigne. Quelle devait être la suite de cette chute ? Le choix accompli, le libre arbitre cesse aussitôt. Il n'est ni le bien ni le mal; il le précède ; il est l'égale possibilité de l'un et de l'autre. L'homme devait demeurer à jamais fixé dans la décision prise. Or le mal n'est que néant et douleur; car Dieu est la vie. La conséquence delà chute était pour le monde l'éternel néant et l'universelle douleur : ce n'est pas ce qui a lieu : la chute a donc été réparée. Mais l'homme déchu ne pouvait recevoir la vie que si Dieu, le prin- cipe de vie, s'associait de nouveau à lui. Dieu de- vait descendre pour cela dans les abîmes où nous a précipités le mal ; il devait partager nos dou- leurs, porter le faix de nos peines, s'abaisser à toutes nos humiliations, se faire entièrement sem- blable à nous, connaître même la mort. Le sacri- fice du Calvaire pouvait seul sauver une race dé- chue. Le but de ce grand holocauste était d'élever l'homme à l'amour éternel dont il s'était exclu; mais ce ne pouvait être l'effet immédiat. Cetamour exige la coopération du libre arbitre, le libre arbitre devait donc être rendu. L'homme a été replacé, par la vertu de l'expiation divine, dans la position où il se trouvait à l'heure de l'épreuve, libre de choisir, avec une différence toutefois. Il avait alors l'instinct du bien, il a maintenant celui du mal. Il doit mourir à lui-même s'il veut renaître à Dieu. La croix est pour l'homme et pour Dieu le seul moyen de réunion depuis la chute. Le déisme et le panthéisme pallient le mal : l'un et l'autre n'y voient que l'inévitable imper- fection du fini ; mais le mal est si peu le fini, qu'il est. au contraire, l'effort du fini à se poser comme l'infini, de la créature à se faire le centre de tout, à usurper le droit de Dieu. Il n'est point d'ailleurs le contraire seulement du bien, comme le fini l'est de l'infini ; il en est la contradiction. Le manichéisme regarde le mal comme positif; mais il a le tort d'en faire une substance, un principe éternel. Or, le dualisme est incompa- tible avec l'idée de Dieu. Ce système d'ailleurs, qui semble exagérer le mal, en atténue la gravité non moins que les précédents. En faisant du mal un principe éternel, il en fait un principe néces- saire; c'est l'absoudre. Ces trois systèmes, à les prendre rigoureusement, sont donc unanimes à nier la liberté et la responsabilité du mal : ils en méconnaissent la nature. Ici se présente une grande difficulté. On peut dire : Le mal est impossible; il ne saurait exis- ter : ce que l'on appelle de son nom, ou n'est rien, ou n'est qu'une forme du bien, un de ses déguisements. Le bien seul peut exister; car Dieu est l'Être. On ne peut donc supposer quel- que chose qui soit hors de lui, qui soit contre lui : ce serait un non-sens. — D'autre part, si l'on ne veut pas nier le libre arbitre, il faut accepter la possibilité du mal. Ort nier le libre arbitre, c'est nier l'expérience, la conscience, tomber dans le fatalisme et avec lui dans le panthéisme. — Voilà deux exigences également impérieuses. La contradiction, heureusement, n'est pas inso- luble. Dieu est l'Etre, donc hors de lui il n'y a que néant. L'homme est libre, donc il peut vouloir contre Dieu. Seulement alors sa volonté est néant. Il ne peut la réaliser, il trouve l'opposé de ce qu'il cherche, et son œuvre le trompe. La vo- lupté ruine les sens, l'orgueil amène l'abaisse- ment, l'égoïsme est l'ennemi de notre intérêt : le mal se tourne toujours contre lui-même ; il est châtié par une divine ironie qui lui fait faire perpétuellement le contraire de ce qu'il se pro- pose. Il obéit donc malgré lui, et son impuis- sante révolte est aussi bien soumise que la plus fidèle obéissance. Le mal manifeste Dieu comme le bien, seulement d'une autre manière : par son néant il proclame que Dieu seul règne et seul est. L'effet, étant toujours le contraire de ce que veut la volonté coupable, est divin. Le mal n'existe que subjectivement; il essaye en vain de se réaliser, il ne peut se donner l'existence ob- jective. 11 y a dualité dans les volontés, non pas dans leurs actes : toutes, elles exécutent les des- seins éternels. Les créatures, qu'elles le veuillent ou non, n'accomplissent jamais que les ordres divins. Fata volentem ducunt, nolentem tra- hunt. Contemplée de ce point de vue, l'histoire se montre à nous sous un jour tout nouveau. L'homme, malgré les obstinés égarements de sa liberté, ne fait jamais que suivre la route tracée par la Providence; il est inhabile à troubler l'u- niverselle harmonie ; il exécute toujours la pen- sée divine. Et quelle est cette pensée? Pour notre race déchue, il n'y en a qu'une, la ré- demption. Elle est l'œuvre miséricordieuse, l'é- vénement magnifique dont les siècle se transmet- tent l'accomplissement. Au milieu de l'histoire, s'offre le sacrifice qui sauve l'humanité : le chris- tianisme est fondé. Tout jusqu'alors le prépa- rait; tout, depuis son apparition, concourt à son établissement universel. Il est la puissance qui entraîne le monde à un progrès incessant, et le provoque infatigablement à la justice, à l'unité, à l'amour. On ne peut connaître d'avance la vo- lonté de l'homme : on peut prévoir celle de Dieu, que l'homme a deux manières, à son choix, d'ac- complir. On n'est plus dans le fatalisme, cet in- sipide lieu commun des modernes philosophies de l'histoire; mais on demeure dans un ordre d'autant plus majestueux que le désordre même finit par l'établir. A cette théorie, que Baader a développée en plusieurs endroits de ses ouvrages, notamment dans le premier cahier de la Dogmatique spécu- lative, se rattache encore une idée importante. Le bien et le mal donnent à toutes nos facultés, à l'imagination, à la pensée, au sentiment, aussi bien qu'à la volonté, une direction différente. Les passions asservissent tout notre être. L'homme, sous leur empire, ne voit plus les choses sous leur véritable aspect, et il en est incapable. Le mal obscurcit, trouble, égare l'entendement, le frappe de folie et de sophisme : le bien l'illu- mine et le rectifie. La volonté a donc sur l'intel- ligence une décisive influence. Dans l'ordre mo- ral, les convictions dépendent de la pratique. Une vie sensuelle et égoïste mène à d'autres croyances qu'une vie chaste et dévouée. Les âmes médio- cres ont une autre philosophie que les cœurs tour- mentés de la noble ambition de l'infini. Tous les hommes, à l'origine, ont sans doute un principe commun : ils entendent d'abord un même ordre de la conscience ; mais, selon qu'ils obéissent ou BAAD — 136 — BAAD non, leur conscience s'altère ou garde sa pureté, leur entendement s'obscurcit ou s'éclaire, il y a action de la pensée sur la volonté, et réaction de la volonté sur la pensée*, elles ne sont point iso- lées : l'homme est un. Il faut donc, dans la re- cherche de Dieu, se ceindre d'obéissance, selon l'expression du poëte oriental. Tout ceci peut être regardé comme vrai. L'expérience montre que notre conduite exerce un grand empire sur notre pensée. La raison enseigne que le vrai et le bon sont un. L'homme n'est donc pas dans la vérité, tant qu'il demeure dans le mal. 11 peut avoir d'elle alors une image abstraite et morte ; il ne possède pas la vérité vivante et réelle. Pour bien penser, il faut bien vivre. Baader s'est, dans la philosophie de la nature, aussi nettement séparé du panthéisme que dans la théorie de la liberté. Les poètes, inspirés par leur génie divinatoire, ont vu dans les tristesses et les joies de la nature, dans ses l'êtes et ses deuils, dans ses voluptés et ses fureurs, l'image de nos espérances et de nos regrets, de notre bonheur et de notre infortune, de nos amours et de nos haines, l'image de l'homme tombé. Les religions sont unanimes à expliquer par une chute les fléaux de la nature, et par le péché la mort. Que doit penser la philosophie? On trouve ici les mêmes solutions que pour la liberté. Le déisme et le panthéisme voient dans la mort comme dans le mal une institution nécessaire à l'économie du fini. Mais la mort n'est pas plus nécessaire que le mal. Nous avons au dedans de nous le type d'une nature idéale, dont les formes sont d'une irréprochable correction- elle ne con- naît ni souffrance, ni laideur? ni déclin; elle a l'éternelle jeunesse de ce qui est parfaitement beau. La raison enseigne qu'il doit y avoir har- monie de l'idéal et du réel. Cette harmonie n'existe pas dans l'ordre présent de la nature; il n'est donc pas l'ordre divin, l'ordre légitime, l'ordre primitif. La nature souffrante, infirme, périssable, est une nature déchue. La mort est donc la suite du mal, et n'affligeait pas le monde avant le péché. Baader arrive ici à une hypo- thèse aventureuse. La mort, selon lui, était avant l'homme; l'histoire des révolutions du globe le prouve : il y a donc eu une chute antérieure à celle de l'homme, et la création de la terre est en rapport avec cette ancienne catastrophe. Le chaos de la Genèse n'est que les ruines confuses de la région céleste que gouvernait Satan et que troubla sa révolte. Le travail des six jours a eu Sour fin d'ordonner et de réparer cette grande estruction. Ce ne fut qu'au terme de l'œuvre que la puissance du mal fut domptée. La mort était emprisonnée ; la désobéissance de l'homme lui ouvrit de nouveau les portes. La nature, Isis voilée, semble vouloir punir les audacieux qui osent tenter ses mystères. Baader s'est permis dans la philosophie de la nature d'é- tranges aberrations. Il revient aux élucubrations de Jacob Bœhm et de Paracelse. Il est à regret- ter aussi qu'il ait donné dans son système, aux merveilles du somnambulisme, une place qu'elles n''mt pas dans lanature. S'il est frivole de ne négli- aucun fait, il est téméraire de trop vite les expliquer; il faut d'ailleurs toujours garder la juste proportion, et l'univers ne s'explique pas par une crise nerveuse. Baader a suivi avec grande attention la fameuse voyante de Pré- vorst, qui a tant occupé toute l'Allemagne sa- vante et rêveuse, et jusqu'à Strauss lui-même ; il est fâcheux qu'il ait jeté par là quoique défaveur sur sa philosophie, qui renferme, du reste, tant de précieux aperçus. Baader n'a pas en Allemagne toute la réputa- tion qu'il mérite. On ne lui a pas encore par- le dédain qu'il avail de r matique dont on a si fort la superstitioi du Rhin, il a dérouté les habitudes de loui de qu'affectionne la science alli mandi B tader, au lieu de faire un gros livre, a dispi se i idées dans une multitude de brochures, et l'on •i bien quelque peine à réunir en un même* tous les membres de son système. Mais on sent lira chez lui l'intime harmonie qui coor- donne tous les détails. Baader n'en a pas moins exercé une grande influence : par sa polémique surtout, si incisive et si spirituelle, il a beaucoup contribué à la réaction contre le panthéisme. 11 compte ses partisans les plus nombreux pal les mystiques et les théologiens philosophes. Ju- lius Mullcr, entre autres, a écrit d'après ses principes un livre remarquable sur la chute et la rédemption. Hoffmann a publié, pour servir d'introduction à la philosophie de Baader. un volume facile et agréable , die Vorhalle zu Baader. 11 paraîtra peut-être paradoxal, après tout cela, de dire que Baader est un des philosophes allemands dont l'étude pourrait avoir le plus d'attrait et de profit pour nous. Nous croyons qu'il en est ainsi pourtant. Baader aimait l'es- prit français, et le savait comprendre. Il avait même pour lui une prédilection qui lui a donné li fantaisie d'écrire un jour en français (et quel français !) deux petits traités, qui feraient prendre de ce penseur une idée bien fausse à ceux qui ne le connaîtraient pas autrement. Malgré toutes ces excentricités et de fâcheuses préoccupations, il y a dans Baader une verve, une originalité, un rapide et libre mouvement que nous suivons plus volontiers que les lentes évolutions d'une métaphysique d'école. Sa pensée est profonde et difficile, mais, sauf les abus de mysticisme, pré- cise, nette, bien déterminée. Surtout, ce ne sont point chez Baader de vaines abstractions; c'est l'homme, trop visionnaire sans doute et trop en- touré de spectres, mais enfin l'homme vivant et réel, qu'il s'efforce d'étudier et de faire con- naître. Baader a semé ses ouvrages d'une foule d'aperçus ingénieux, de vues nouvelles et d'idées fécondes. Il y a plus de bonne psychologie chez lui que dans aucun autre philosophe allemand. Ce n'est souvent qu'un trait, une saillie, quelque- fois une boutade, toujours une vive lumière. Voici la liste des principaux ouvrages de Baa- der. dont une édition complète vient d'être pu- bliée sous ce titre : Œuvres complètes de Fr. Baader publiées par Fr. Hoffmann, Leipzig, 1860, 15 vol. in-8; — Extravagance absolue de la Raison pratique de liant, lettre à Fr. H. Ja- cobi, in-8, 1797 (ail.); — Considérations sur la philosophie élémentaire, en opposition au traite de Kanl intitulé : Principes élémentaires de la Science de la nature, in-8, Hamb., 1797 (ail.); — Mémoire sur la Physiologie élémentaire, in-8, Hamb., 1799 (ail.); — sur le Carré des pythagoriciens dans la nature, in-8, Tubin- gue, 1799 (ail.); — Mémoire de Physique dyna- mique, in-8, Berlin, 1809 (ail.) ; — Démonstra- tion de la morale par la physique, in-8, Munich, 1813 ; et dans ses Écrits et Compositions philo- sophiques, 2 vol. in-8, Munster, 1831 et 1832; — de l'Éclair, comme père de la lumière (dans le même recueil); — Principes d'une Théorie des- tinée à donner une forme et une base à la vie humaine, in-8, Berlin, 1820 (ail.); — Fermenta cognitionis, 3 cahiers in-8, Berlin, 1822-1823; — de la Quaaruplicité de la vie, in-8, Berlin, 1819; , — Leçons sur lu Philosophie religieuse en o]*po- sition avec la Philosophie il l dans les temps anciens et modernes, in-8, Munich, 1827 (all.)j — Leçons sur la Dogmatique spécula- J3AGÛ — 137 — BAGO tive , in-8 , Stuttgart et Tubingue } 1828 , et Munster, 1830; — Quarante propositions d'une erotique religieuse, in-8, Munich, 1831; — de la Bénédiction et de la Malédiction de la créature, in-8, Strasb., 1826 ; — de la Révolution du droit positif, in-8, Munich, 1832; — Idée chrétienne de l Immortalité en opposition avec les doctrines non chrétiennes, in-8, Wurtzb., 1836, —Leçons sur une théorie future du sacrifice et du culte, in-8, Munich, 1836. Nous ne parlons pas de ses écrits purement politiques ou théologiques. X. BACON (Roger) naquit probablement en 1214 dans le comté de Sommerset, non loin d'Il- chester. Sa famille était noble et possédait une grande fortune, qui fut compromise dans les guerres civiles du temps. Destiné à l'état ecclésiastique, il alla étudier à l'université d'Ox- ford ; il y rencontra des maîtres alors célèbres, unis entre eux par l'amitié, par un goût com- mun pour des sciences suspectes et dédaignées, et par l'indépendance de leur caractère. C'é- taient Robert Bacon, Richard Fisacre, Adam Marsh, Edmond Rich, et surtout Robert Grosse- Tête, qui devint évêque de Lincoln, et resta jusqu'à sa mort l'ami et le protecteur de Ro- ger. L'école d'Oxford a alors son originalité propre; elle est indocile au joug de la discipline scolastique, et encourt souvent les arrêts du pouvoir ecclésiastique. Ses docteurs, si on les compare aux autres, sont presque de libres pen- seurs. Leurs leçons et leurs exemples ne furent pas perdus pour le jeune clerc, dont le caractère était par lui-même peu traitable, et dès l'an- née 1233, première date certaine de son histoire, il se signalait par des paroles audacieuses adres- sées au roi Henri III, réduit à subir publique- ment les remontrances de ses barons et des membres du clergé. Bientôt après, il passa en France, et vint, comme tous les savants du temps, demander aux écoles de Paris le titre de docteur. Il arriva dans cette ville au moment où la scolastique y jetait le plus vif éclat ; mysti- ques, péripatéticiens, panthéistes, averroïstes et sceptiques s'agitaient autour des chaires de l'u- niversité et des ordres mendiants. Au lieu de pren- dre parti au milieu de ces débats, Roger Bacon, fuyant une agitation qu'il jugeait stérile, choisit pour maître non pas un de ces philosophes dont l'histoire a conservé le nom, mais un person- nage obscur dont lui-même nous a fait connaî- tre l'intéressante figure. C'est un solitaire, nous dit-il, qui redoute la foule et les discussions, et se dérobe à la gloire ; il a l'horreur des que- relles de mots et une grande aversion pour la métaphysique; pendant qu'on disserte bruyam- ment sur l'universel, il passe sa vie dans son la- boratoire, à fondre les métaux, à manipuler les corps, à inventer des instruments utiles à la guerre, à l'agriculture, aux métiers des artisans. Il n'est pas ignorant pourtant; mais il puise sa science a des sources fermées au vulgaire : il a des ouvrages grecs, arabes, hébreux, chaldéens; il cultive l'alchimie, les mathématiques, l'opti- que, la médecine ; il apprend à son disciple les langues et les sciences méconnues, et par-des- sus tout il lui donne le goût et l'habitude d'ob- server, de ne rien dédaigner, d'interroger les simples d'esprit, et de se servir de ses mains autant que de son intelligence. Pour tout dire, c'est le maître des expériences, dominus experi- mentorum, le plus grand génie de son temps, le seul qui puisse diriger l'esprit moderne à la re- cherche de la vérité. Bacon nous apprend qu'il est Picard, qu'il s'appelle Pierre de Maricourt; nous avons de bonnes raisons de croire que ce grand homme ignoré est l'auteur d'un petit traité imprimé, de Magncte, souvent remarqué par les savants, et que son nom est bien celui qu'on lit en tête de cet opuscule, Pierre Péregrin. Pendant qu'il se forme auprès de ce maître, Ba- con reste simple clerc, sans entrer dans l'un ou l'autre des deux grands ordres mendiants, pour lesquels il n'a jamais dissimulé son mépris. Un peu plus tard, un événement mal connu le dé- cide à prendre la robe des franciscains ; il de- vait cruellement s'en repentir. Vers 1250 il retourne à Oxford, et y acquiert par ses travaux et son enseignement une renom- mée qui a laissé un souvenir durable dans les légendes populaires. Il y a là pour lui cinq ou six années qui sont les plus belles et les plus tranquilles de sa vie. Mais peu à peu, ses har- diesses, son dédain pour ses confrères, son mé- pris pour les autorités du siècle, et son zèle à réformer l'enseignement, soulèvent contre lui les défiances et bientôt l'animosité de ses supérieurs. Le général de l'ordre était alors Jean de Fi- danza, le mystique auteur de Yitinerarium, l'homme le moins disposé à comprendre Bacon, et à lui pardonner son indocilité. En 1257 il force Bacon à quitter Oxford, où son influence devenait dangereuse, et lui impose une retraite, ou même un emprisonnement dans le cou- vent des Mineurs à Paris. Pendant dix an- nées on y exerça sur lui une persécution dont il nous a laissé le lamentable récit. La disci- pline tracassière du cloître, avec ses rigueurs aggravées pour punir un rebelle, fut appliquée sans pitié à ce puissant esprit : défense d'écrire, d'enseigner, d'avoir des livres, et à chaque dés- obéissance, les châtiments réservés aux écoliers mutins, le jeûne au pain et à l'eau, la prison et la confiscation. Pendant ce temps, il n'eut qu'une consolation: il se prit d'affection pour un novice pauvre et ignorant, et par ses leçons, il en fit, assure-t-il, un des grands savants du siècle, parmi lesquels on cherche vainement son nom. Mais il y avait alors dans l'Église un prélat, tour à tour soldat et légiste, avant d'être prêtre, et plus éclairé que ces moines implacables: c'é- tait Guy de Foulques, archevêque, cardinal, et légat du pape en Angleterre. Quelques amis de Bacon implorèrent son assistance, et l'intéressè- rent au sort du savant religieux ; il lui écrivit avec bonté, l'encouragea; mais son bon vouloir échoua contre la règle du cloître, et valut à son protégé un redoublement de rigueur. Bacon semblait à jamais condamné à la réclusion, lorsque, en 1265, Guy de Foulques devint pape, sous le nom de Clément IV. Dès l'année sui- vante, il écrivait au prisonnier une lettre dont on a le texte, et sans oser exiger qu'on le mît en liberté, il l'affranchissait du silence qu'on lui avait imposé, et lui ordonnait, « nonobstant toute injonction contraire de quelque prélat que ce soit, » de composer un ouvrage où il expose- rait ses idées, et de le lui envoyer. La haine des franciscains n'en fut que plus irritée, et, sans désobéir ouvertement aux ordres du souve- rain pontife, ils prirent à tâche de mettre leur victime hors d'état d'en profiter. Pour travailler à ce livre, qui pouvait le sauver et faire triom- pher ses idées, Bacon aurait eu besoin d'une bi- bliothèque; il lui fallait des aides pour ses ex- périences et ses calculs; on lui refusait tout, jusqu'au parchemin pour écrire. Il était sans ressources; il avait épuisé le peu d'argent qu'il tenait de sa famille; il fut réduit à mendier, au- près de son frère aîné, qui, ruiné par la guerre civile, ne put l'assister; auprès de grands per- sonnages qui le rebutèrent, quoiqu'il leur mon- trât l'ordre du pape ; il dut épuiser la bourse de quelques amis, pauvres comme lui, et qu'il se désespérait de condamner à la gêne. Voilà quel liACO 138 — BAGO fut le douloureux enfantement de VOpus majus, qui en 1267 l'ut confié à son disciple bien-aimé, pour qu'il le remît lui-même entre les mains du souverain pontife. Comme le voyage étail et dangereux, comme la réponse du pape se sait attendre, Bacon le fit suivre de deux autres ouvrages considérables, VOpus minus et VOpus tertium, où se trouve, en guise d'épître dédi- catoire, le touchant récit de ses infortunes, qu'on a justement comparé à YHisloria calamv- tatum d'un autre persécuté. Enfin, le pape, sans doute frappé d'admiration pour ce courage et ce génie, usa de son autorité souveraine; Bacon fut libre ; il put quitter Paris et retourner à Oxford; il avait un protecteur puissant, décidé à seconder ses projets de réforme, et il songeait avec son aide à donner à l'enseignement une impulsion qui changerait la face du siècle. Mais ce rêve fut court; dès 1268, Clément IV mourut, et les grands projets de Bacon n'eurent plus d'appui. Il restait donc seul en face des rancunes de ses ennemis ; et rien n'indique qu'il se soit soucié de ne pas les braver. On le perd de vue pendant quelques années. Mais, en 1278, le suc- cesseur de saint Bonaventure, Jérôme d'Ascoli, esprit étroit et disposé à la tyrannie par carac- tère autant que par politique, convoque un cha- pitre général de l'ordre, y condamne Jean d'O- live, et, après lui, « Roger Bacon, Anglais, maître en théologie, » et le fait jeter en prison. Bacon y resta cette fois quatorze années. Il n'est pas dif- ficile de découvrir les motifs de cette sentence. Bacon est un révolté ; il n'aime ni son ordre ni son temps- il raille sans révérence Alexandre de Halès, la grande gloire des franciscains, ra- baisse Albert et Thomas, dont les dominicains étaient si fiers, et confond dans un commun mépris les chefs des deux ordres. Il s'attaque à l'Église, reproche à la curie romaine ses mœurs dissolues, son avidité, ses scandales ; au clergé, son ignorance; il n'épargne pas même les pou- voirs politiques et les légistes alors si puissants, et enfin il soulève contre lui le peuple haineux des écoles dont il condamne la science stérile. Il est le vrai précurseur de la Réforme, l'un des promoteurs de ce mouvement de liberté, qui a ses origines jusque dans les profondeurs du moyen âge, et qui commence au moins à Grosse- Tête, pour aboutir à Wiclef. Mais à tous ces griefs il faut joindre un prétexte qu'on saisit avec empressement. Non-seulement Bacon croit à l'astrologie — qui n'y croit pas au xme siècle"? — mais il complique cette erreur d'une doctrine, particulièrement odieuse à l'Église, qui l'a tou- jours poursuivie, qui la condamna encore en 1303 dans la personne de l'averroïste Jean d'A- bano, et qu'il avait empruntée à l'Arabe Albu- mazar. Il croyait, avec cet astronome et avec Averroès, qu'il y a des rapports nécessaires en- tre les conjonctions des planètes et l'apparition des religions, dont il rattachait ainsi l'origine aux phénomènes réguliers de la nature. Voilà quelle fut la cause apparente de sa condamna- tion, prononcée, dit l'historien de l'ordre, prop- ter quasdam novitates suspectas. A partir de ce moment, Bacon disparaît; il est enseveli dans quelque cachot d'un couvent d'Angleterre ou de France, et jusqu'en 1292 il n'écrit plus une ligne. Cette rôme d'Ascoli, devenu pape sous le nom deNicolasIV, vient à mourir; Raymond Gaufredi tient à Pa- ris un grand chapitre de l'ordre, pour rép les sévérités de l'assemblée de 1278. Jean d'O- live est renvoyé en paix et Bacon rendu à la li- berté. Il en profite pour commencer, à soixante- dix-huit ans, un grand ouvrage, dont on trouve des fragments manuscrits, et qui probablement ne fut jamais achevé. Il n'y dément pas la foi de toute sa vie; mais une sorte de mélancolie a remplacé la fougue de ses premiers écrits. On ignore l'année de [U'onpeut placer avec vraisemblance vers 1294. La haine s'acharna sur sa mémoire : ses ouvrages proscrits furent dis- persés ou anéantis ; on en trouve des débris dans plusieurs bibliothèques. L'imagina- nation populaire lui fut plus clémente; elle l'a- dopta en l'accommodant à son goût pour le mer- veilleux, et le philosophe hardi fut transformé en magicien occupé de sorti! Si on consulte les bibliographes, tels que Baie, Pits, Wadding, on est étonné du nombre prodigieux des écrits attribués à Roger Bacon. En interrogeant les manuscrits conservés en An- gleterre et en France, on découvre qu'ils ont multiplié les textes au gré de leur fantaisie, et changé de simples chapitres en traités de lon- gue haleine. Somme toute, l'œuvre capitale du « docteur admirable » se compose de cinq gran- des compositions qui souvent se répètent, qui toujours se complètent, et qui renferment toute l'encyclopédie des sciences, telle qu'il la conce- vait. Ce sont: 1" VOpus maius en sept parties, qui forment autant de traites sur les causes des erreurs, la dignité de la philosophie, la gram- maire, les principes des mathématiques, la pers- pective, la science des expériences et la morale; 2" VOpus minus avec six parties, une introduc- tion, un traité d'alchimie pratique, un résumé de VOpics majus, un opuscule sur les sept dé- fauts de la théologie, un essai d'Alchimie spé- culative, et d'Astronomie; 3° VOpus terlium en cinq sections, une épître à Clément IV, un traité des langues, de logique, de mathématiques, de physique et enfin de métaphysique et de mo- rale. Plusieurs de ces parties, "et entre autres la quatrième, où se trouve toute la philosophie de Bacon, ont été conservées à peu près intactes ; il reste quelques débris des autres. Ces trois pre- miers ouvrages ont été écrits pendant les années 1267 et 1268; 4° Compendium philosophie? (1272), en six parties, qui répètent souvent les ouvrages précédents: toutefois l'introduction est d'un grand intérêt. Bacon y attaque violemment les universités, l'Église, les légistes et même les souverains ; 5° Compendium studii theologiœ (1292), le dernier ouvrage de Bacon, dont il reste quelques fragments. Outre ces vastes com- positions, il faut citer des commentaires sur la physique et la métaphysique d'Aristote, dont le manuscrit est à Amiens, et des traités sur le ca- lendrier. On a imprime de lui plusieurs opus- cules : de Mirabili potestate artis et natures; de Retardandis seneclutis accidentibus ;Per$pec- tiva, simple extrait de VOpus majus. On doit à Jebb une belle édition de ce dernier ouvrage (Londres; 1733, réimprimé à Venise en 1750), que l'éditeur anglais a défiguré en y introdui- sant un traité qui appartient à VOpus lertium. en mutilant la troisième partie, et en suppri- mant la sepl ième do t il existe pourtant des ma- nuscrits. Un a publié à Londres en 1859 un pre- mier volume des Œuvres inédites de Roger Bacon: cette publication, entreprise par ordre du Parlement, a été faite sans critique et avec une connaissance imparfaite des manuscrits. La suite s'en fait attendre depuis quatorze ans. Ces ouvrages permettent de rendre à Roger Bacon la place qui lui appartient parmi les plus grands philosophes du mu" siècle, dont il se dis- tingue par sa singulière originalité. Son mérite éminent n'est pas dans une doctrine nouvelle, mais plutôt dans une critique des méthodes et des doctrines de son temps. C'est un homme de BACO — 139 BACO la Renaissance perdu parmi les scolastiques : il a les passions, les préjugés, les illusions mêmes du xvie siècle ; il y joint le génie d'un réforma- teur ; il ne lui a manqué que le succès. Sur un seul point important, il semble d'accord avec ses contemporains : il professe que la philosophie et la théologie sont une seule et même science, et ne diffèrent que comme la main ouverte de la main fermée; mais en cela même, il a son sentiment propre, qui ne ressemble en rien à celui qui domine. C'est une alliance et non pas un esclavage qu'il propose à la philosophie; il veut la rendre plus respectable sans rien lui ôter de sa liberté. Dans ce but, il emprunte à Averroès, en la modifiant toutefois, sa théorie de l'intelligence active : il y a une raison uni- que qui communique le mouvement à tous les esprits et les fait passer de la puissance à l'acte; c'est Dieu lui-même qui éclaire toutes les intel- ligences comme la lumière éclaire tous les yeux. Il y a donc une vraie révélation qui instruit en tout temps et en tous lieux les sages et les sa- vants ; elle ne manque pas à ceux qui ignorent ou refusent celle qui s'est transmise par les li- vres saints; et elle a aussi des vérités sacrées, habet sacratissimas veritates. Tout ce qui est raisonnable est donc divin ; la science et la reli- gion ne sont que deux rayons de la même clarté, una sapietitia in utraque relucens, et Platon, Aristote, voire même Avicenne et Albu- mazar, des précurseurs ou des interprètes de ce christianisme universel. Les philosophes se sont parfois trompés, mais les saints ne sont pas non plus infaillibles. Bacon a pour la science tant d'enthousiasme, que, non content de la rat- tacher à une origine divine, il la confond avec la vertu, et soutient cette proposition qu'assuré- ment il n'a pas trouvée chez Aristote: que le méchant n'est qu'un ignorant, et que le vrai c'est le bien. Il ne comprend donc pas tout à fait la philosophie comme les docteurs de l'é- cole; il accepte encore moins la méthode qu'ils y appliquent. Cette méthode, on le sait, a pour principe l'au- torité de quelques livres, et pour procède le rai- sonnement par déduction. Bacon n'admet la tra- dition et le syllogisme qu'avec beaucoup de réserve, et préfère à l'une et à l'autre la sim- ple expérience. D'abord où trouver une autorité qui soit incontestable? Les livres saints sont-ils bien compris, bien traduits? Les Pères de l'É- glise sont-ils toujours d'accord, et saint Augus- tin et saint Jérôme n'avouent-ils pas qu'ils se sont trompés, ne se rétractent-ils pas ? Parmi les philosophes, il y en a trois qui dépassent de beaucoup tous les autres, Aristote, Avicenne, Averroès. Est-il défendu de les contredire? Mais Aristote enseigne parfois des erreurs, et d'ail- leurs qui peut se reconnaître dans ses ouvrages mutilés, défigurés par d'ineptes traductions : « Il vaudrait bien mieux qu'ils ne fussent jamais ve- nus aux mains des Latins, et quant à moi, s'il m'était permis d'en disposer, je les ferais tous brûler : car ils ne servent qu'à faire perdre le temps, à embrouiller l'esprit et à propager l'i- gnorance. » Avicenne et Averroès sont des gui- des bien moins sûrs encore: de l'un, on n'a que sa philosophie populaire, et non pas son grand traité de la Philosophie orientale, le seul où il ait divulgué sa pensée; et quant à l'autre, il commet des erreurs si prodigieuses, qu'on ne sait où il a pu trouver les grandes vérités qu'il y mêle. Il resterait donc, pour régenter la pensée, les docteurs modernes, les chefs des franciscains et des dominicains, un Alexandre de Halès dont la Somme pourrit dans la bibliothèque des Pères mineurs, un Albert qui ignore les langues sa- vantes, n'entend rien à la physique, et dont on résumerait les gros volumes en quelques pages; ou enfin un Thomas qui est devenu maître avant d'avoir été élève. Voilà les gens à qui il faut soumettre sa pensée, et donner plus de cré- dit qu'on n'en a jamais accordé au Christ! Sans doute la foule les admire ; mais la foule est stupide, entichée de préjugés, rebelle à toute nouveauté, et prompte à maudire ceux qui la servent; c'est elle qui après avoir été éclairée pendant deux ans par les prédications de Jésus, l'abandonna et s'écria : Crucifiez-le! Le consen- tement du peuple, c'est la marque certaine de l'erreur. Ces protestations, Bacon les répète pendant vingt-cinq ans avec une constance qui tourne à la monotonie : quand il énumère, avant son homonyme, les causes de l'erreur, il en signale quatre, toujours les mêmes : la fausse autorité, la routine, la stupidité du vulgaire, et le sot orgueil des savants; il connaît le mal de son siècle, il l'a nommé et flétri de toute façon, et quand il parle froidement, en philosophe, il juge l'autorité d'un seul mot décisif : elle n'a pas de valeur, si on ne la justifie pas, non sapit nisi datur ejus ratio. Le raisonnement n'a pas les mêmes défauts, mais il est incomplet par lui-même. Il convainc sans instruire , et souvent il établit l'erreur avec la même rigueur que la vérité; enfin ses conclusions les plus certaines ne sont pour- tant que des hypothèses si on ne les vérifie pas. L'expérience seule supplée à ces lacunes, et de plus elle se suffit à elle-même, tandis que ni l'autorité ni le raisonnement ne peuvent se passer d'elle. Rien n'est au-dessus d'elle : lorsque Aris- tote affirme que la connaissance des raisons et des causes la dépasse, il parle de l'expérience vulgaire et inférieure, qui est à l'usage des ar- tisans, qui ne connaît ni sa puissance ni ses procédés : celle dont il est ici question est pro- pre aux savants, ou plutôt elle est la science maîtresse, et « elle s'étend jusqu'à la cause qu'elle découvre par l'observation. » Elle a, par rapport aux autres sciences, trois grandes pré- rogatives : elle les contrôle en vérifiant leurs conclusions ; elle les complète en leur fournis- sant des principes, auxquels elles ne peuvent at- teindre ; elle les dépasse parce qu'elle embrasse le passé et l'avenir. En un mot, hœc est domina scienliarum omnium et finis totius speculalio- nis. Voilà donc un fait mémorable dans l'histoire de l'esprit humain : c'est la première fois qu'on signale avec précision cette expérience savante, « qui s'étend jusqu'aux causes,» et qu'on la pro- pose comme une puissance plus féconde que l'interprétation d'un texte ou un raisonnement abstrait. La scolastique est jugée depuis longtemps, et il n'y a pas grand mérite aujourd'hui à en dé- couvrir les défauts. Bacon les a aperçus, comme s'il avait eu d'autres lumières que ses contem- porains, et d'avance il a tracé le programme d'une réforme aujourd'hui consommée. Il ne se borne pas à dénigrer son temps, il voudrait remplacer ce qu'il blâme, et passionner les es- prits pour l'idéal qu'il entrevoit. D'abord il nous révèle, en la combattant, la prodigieuse illusion de cette génération qui de bonne foi croyait avoir achevé la philosophie et la science, et at- teint la dernière limite du vrai et du bien. Il la rappelle à la modestie, et essaye de lui prouver qu'elle ne sait rien, que « les Latins » n'ont ja- mais rien produit d'excellent, et qu'il n'y a eu dans le monde que trois civilisations fécondes, celle des Hébreux, des Grecs et des Arabes. «Voilà, dit-il, nos vrais ancêtres; nous devons être leurs fils et leurs héritiers. » Non pas qu'il BA.GO — 140 BAGO faille s'arrêter au point où ils ont cessé de tra- vailler : ils ont planté l'arbre de la science, c'est à d'autres à lui faire produire tous ses rameaux et tous ses fruits; la tâche est infinie, <■ et quand un homme vivrait pendant des milliers de siè- cles, il apprendrait toujours sans parvenir à la perfection de la science. » Les anciens sont donc nos maîtres, à condition qu'on les dépasse, et, en réalité, «ce sont les derniers venus qui sont les anciens, puisqu'ils profitent des travaux de ceux qui les ont précédés. » Ainsi, il propose à des esprits satisfaits de leur immobilité la perspective du progrès, et en trouve une for- mule presque aussi nette que celle de Pascal. Mais, en attendant, il comprend qu'il faut faire sortir de son isolement la civilisation chrétienne, exposée à mourir d'inanition, depuis qu'elle a brisé la chaîne des traditions de l'antiquité. Il veut la retremper aux sources du génie grec, hébreu, arabe, lui faire connaître tant d'ouvra- ges, écrits dans des idiomes qu'elle ne comprend pas, lui rendre avec un Aristote authentique les philosophes de la Grèce, et tous les Juifs, et tous les Arabes qui ont traduit, commenté ou déve- loppé leurs doctrines. Lui-même a appris l'hébreu, le chaldéen, l'arabe, le grec: il a fait chercher partout des livres ; mais il faudrait pour cette œuvre la richesse et la puissance d'un roi ou d'un pape ; il y a là des trésors que l'Orient ré- serve aux peuples latins, et Bacon se désespère de l'indifférence qui en fait négliger la recher- che. Qu'on ouvre des écoles, qu'on cherche des maîtres, qu'on l'emploie lui-même, et qu'on inscrive surtout au premier rang parmi les étu- des obligatoires « celle des langues savantes. » Il pressent donc et il appelle la révolution que le xvie siècle consommera en retrouvant, par de- là les ténèbres du moyen âge, les grandes lu- mières du génie antique. On ne peut adresser à la scolastique aucun autre reproche que Bacon ne lui ait déjà fait, souvent en l'exagérant. Les scolastiques se dé- fient des mathématiques, qu'ils confondent vo- lontiers avec la magie ; il les exalte, et dans son plan d'études, il leur donne la première place après la connaissance des langues. Ils ont le culte de la logique abstraite ; il la dédaigne, estime que l'homme le plus simple en remontrerait aux raisonneurs de profession, et va jusqu'à mettre au-dessus de tout YOryanon d'Aristote, ses deux traités de la Rhétorique et de la Poétique, qui sont, dit-il, sa véritable et pure logique. Le même contraste entre leur pensée et la sienne éclate dans l'idée qu'il se fait de l'usage des sciences : il les apprécie surtout, en véritable Anglais, parce qu'elles contribuent au bien-être et aux agréments de la vie. La métaphysique, qu'il a pourtant approfondie, lui paraît devoir être une sorte de philosophie des sciences, « com- prenant les idées qui leur sont communes, et propre à leur donner leur forme, leurs limites et leur méthode. » A la physique générale, celle d'Aristote et de l'école, il préfère l'alchimie, non pas seulement celle qui poursuit la transmuta- tion des métaux, mais celle qu'il appelle théo- rique, qui traite clés combinaisons des minéraux, de la. structure des tissus des animaux et des végétaux, et qui est profondément ignorée dans les universités. En toutechoscil tient en honneur les sciences (|u 'on dédaigne, et qui peu vent s'appli- quer à la construction des villes et des mai- sons, à La fabrication de machines destinées à augmenter la puissance de l'homme, à l'art de cultiver 1;. terre <'t d'élever des troupeaux, à la connaissance et à la mesure du temps; on peut même dire, sans forcer sa pensée, qu'il de- vine qu< ! essor elles peuvent donner à l'industrie humaine. Bref, il est, comme on l'a écrit, un positiviste à sa manière, il a pourtant le ment de la forme littéraire; il fait des efforts, le plus souvent inutiles, pour retrouver en écri- vant les traditions de l'antiquité; il déplore le langage barbare des auteurs, sans pouvoir en employerun beaucoup meilleur; il gémit de leur dédain pour la « beauté rhétorique, » se raille du mauvais goût des prédicateurs et de la gros- sièreté des chants d'église. L'antiquité, si peu qu'il l'ait connue, réveille en lui cette délica- tesse, et il n'est pas moins révolté de la pau- vreté de la forme que de la stérilité du fond. Ses doctrines philosophiques, il est facile de le prévoir, sont surtout remarquables par leur caractère critique: il semble moins dési- reux de résoudre les questions alors agitées que de les supprimer, ou du moins de les simplifier. Il ne manque pas de subtilité ni de profondeur, mais il n'a pas le génie de saint Thomas ou de Duns Scot. Ses opinions l'inclinent naturelle- ment vers le nominalisme, mais il a des retours imprévus vers l'autre doctrine, et généralement il prend le contre-pied des théories thomistes. Voici, du reste, un court exposé de ses idées sur l'universel, sur la matière et la forme, sur la connaissance. Les idées universelles sont l'objet de la science ; si elles sont de simples mots, la science n'est qu'une combinaison de paroles; si elles sont de pures conceptions, elle n'a pas de valeur hors de l'esprit, et Bacon repousse ces deux opinions qui la détruisent. D'un autre côté, il est con- vaincu que l'individu seul est réel; il a même le vif sentiment de la personnalité, et l'exprime d'une manière qui n'est pas commune en son temps. Il veut, dit-il, se fonder sur la dignité de l'individu, super dignitalem individui. Le monde a été fait pour des individus et non pour l'homme universel; ce sont des personnes et non des universaux qui ont été rachetées par un Dieu, et quand il n'y en aurait qu'une seule, elle vaudrait mieux que tous les universaux du monde. L'espèce et le genre ne sont-ils donc que des abstractions ? Non ; l'individu est dou- ble, et il y a en lui deux sortes de caractères : les uns lui sont propres, constituent son unité et son identité, et subsisteraient encore quand même il serait seul ; les autres lui sont pour ainsi dire extérieurs et résultent de sa ressem- blance avec d'autres êtres; les uns ont en eux- mêmes une existence fixe et absolue; les autres, sans être tout à fait des accidents, ne sont pas cependant l'essence même des choses auxquelles ils appartiennent ; en d'autres termes, d'un côté il y a un être, et de l'autre un rapport. Les universaux sont des rapports ; mais des rapports entre des choses réelles sont très-réels ; ce n'est pas l'esprit qui les crée, en les connaissant; ils subsistent aussi bien que les termes qu'ils re- lient. Mais, parmi les idées universelles, il en est deux qui préoccupent toutes les écoles depuis qu'elles connaissent la physique et la métaphy- sique d'Aristote. Les docteurs y ont lu que toute substance est composée de matière et de forme, et que, par exemple, pour réaliser une sphère d'airain, il faut la matière, c'est-à-dire l'airain lui-même, et la forme qui la fait passer de la puissance à l'acte. Voilà des universaux bien plus mystérieux que ceux de Porphyre, et une belle occasion pour les philosophes de poser des « ques- tions» et de satisfaire leur penchant à réaliser des abstractions. Y a-t-il une ou plusieurs matii une ou plusieurs formes, l'un de ces éléments subsiste-t-il sans l'autre, l'âme les reunit-elle, et comment se combinent-ils pour former un indi- BACO — 141 — BACO vidu ? Bacon soutient contre les thomistes que dans la réalité, il n'y a ni matière ni forme, mais seulement des substances composées de l'une et de l'autre : il n'y en a pas d'autres ni sur la terre, ni dans le ciel, ni dans l'âme humaine, qui elle-même, si elle est quelque chose; est à la l'ois matière et forme. Séparer ces deux éléments l'un de l'autre, et tous deux de la substance, c'est isoler la toile, les couleurs et le tableau. Il professe donc avec Avicebron qu'il y a une matière spirituelle, comme il y en a une corpo- relle ; et il n'y a aucune contradiction dans ces termes, si on prend le mot de matière au sens où il 1 entend. Maintenant, chaque substance a en elle un principe d'individualité et de diffé- rence, et il n'y a de commun entre elles toutes, que l'unité du genre et non celle de l'être.^ Si l'on soutient qu'il y a en toutes choses un élé- ment identique qui persiste malgré d'apparentes diversités, on est obligé de choisir entre l'opi- nion d'Avicebron et d'Averroès , et celles des thomistes. Les uns appellent matière ce prin- cipe universel qui se retrouve le même dans chaque être, qui dès lors devient infini, éternel, et par suite égal à Dieu ou Dieu lui-même; les autres confondent tous les êtres dans l'unité d'un même principe formel, qui est Dieu lui- même, qui sans cesse fait passer la matière de la puissance à lacté, ou, pour mieux dire, est l'acte de la matière, s'engendre et périt avec chaque corps, de façon que l'univers n'est que l'acte de Dieu. La vérité c'est que toutes les choses créées ont en elles-mêmes leurs principes d'existence, tous individuels, et que tous les phénomènes naturels s'expliquent par leurs pro- priétés absolues. Hors d'elles, il n'y a que la cause première, la cause efficiente qui n'est ni la forme, ni la matière du monde, mais l'arti- san et l'exemplaire qui dirige les opérations de la nature vers une fin que Dieu seul connaît, et réalise par elle. C'est dans le monde lui-même qu'il faut chercher le secret de ses lois. Ces con- clusions ne tendent à rien moins qu'à ruiner la théorie des formes substantielles, et des causes occultes, dont Bacon se moque ouvertement, à simplifier les questions de la science en les sé- parant des hypothèses métaphysiques, et à sup- primer les spéculations de l'école sur les sub- stances séparées, et sur le principe d'individua- tion. On sait quelles disputes a soulevées ce dernier problème, avant et après Bacon. Pour lui, il n'existe pas. Ce qui constitue l'individu, ce n'est pas la matière, comme l'enseigne saint Thomas, ni la forme, comme Boèce l'a prétendu : l'individu est à lui-même sa propre cause après Dieu; il est tel parce qu'il existe, parce que l'existence est individuelle ; se demander pour- quoi, c'est chercher pourquoi il y a quelque chose, c'est vouloir forcer la pensée à remonter au delà de l'être, «c'est remuer une question absurde. » Cette solution sera celle d'Ockam, celle de Fénelon lui-même. En admettant qu'elle ne soit pas la bonne, il est certain qu'on n'en a trouvé guère de meilleure, même après les dis- sertations des scotistes sur Yhacceité. La doctrine des idées représentatives, ou des espèces, qui n'est guère contestée au moyen âge, n'a pas' trouvé grâce devant Bacon, et ses tra- vaux sur ce sujet mériteraient d'être plus con- nus. Les scolastiques admettent, bien persuadés de suivre Aristote, qu'entre l'âme et les objets connus il y a des intermédiaires, qui représen- tentleschoses,etsontletermeimmédiat de la con- naissance, que laformeseuleestperceptibleetnon la matière. On sait déjàce que Bacon pense de cette distinction de la forme et de la matière qui em- brouille toute la philosophie. Pour lui, il n'y a que des substances qui toutes sont actives, om- nis substantia est activa, et des rapports entre elles, fixes, immuables et généraux, comme des lois. Ces relations que la science peut détermi- ner avec une rigueur mathématique, s'établis- sent d'un corps à un autre, ou à un autre es- prit, ou même entre les esprits eux-mêmes. Tout ce que nous appelons phénomène dans l'ordre physique ou moral est un cas particu- lier de cette loi universelle des actions récipro- ques. Quand elles ont lieu entre un corps et no- tre entendement, par l'intermédiaire des nerfs et du cerveau, il en résulte une idée. Sa con- naissance s'ajoute à l'effet primitif; elle ne pro- vient donc pas de l'objet, mais de l'âme, et si on l'appelle une idée, l'idée sera une action de l'âme provoquée par une action de l'objet. Elle n'est dont pas un intermédiaire entre l'une et l'autre, ou} comme le dit saint Thomas, un moyen de connaître : elle est la connaissance elle-même. S'il fallait un tiers à l'objet pour agir sur l'esprit, pourquoi ne pas imaginer un nouveau ministre à ce tiers, et ainsi de suite jus- qu'à l'infini? il y aura toujours un moment ou le sens et les choses extérieures seront en rapport, pourquoi ne pas commencer par reconnaître cette communication. Bacon, dans une théorie qui forme à elle seule un long traité, devance le jugement d'Ockam et celui d'Arnauld; il ne faut pas sans doute chercher chez lui l'explica- tion vraie de la connaissance des corps, mais une critique singulièrement forte d'une fausse explication. Roger Bacon a donc découvert quelques-unes des erreurs dont on ne s'est débarrassé que long- temps après lui ; il a même deviné quelques vé- rités qui auraient pu abréger pour l'humanité la longue et dure épreuve du moyen âge. Peut- être n'a-t-il été que l'écho d'un petit groupe d'hommes, demeurés inconnus, et il n'est pas probable qu'il ait été le seul à avertir une soj ciété qui se fourvoyait. En tout cas, il a.devancé son temps, comme il est possible, par des vues générales qu'un génie inventif peut tirer de son propre fonds et soustraire à l'empire des préju- gés régnants ; mais il ne lui a pas été donné de s'élever beaucoup au-dessus de lui par ses con- naissances. Les découvertes merveilleuses qu'on lui prête, outre qu'elles sont une erreur histo- rique, seraient la négation de la loi du progrès, qui ne comporte pas ces soudaines anticipations. Bacon n'a inventé ni les lunettes, ni le téles- cope, ni la cloche à plongeur, ni les aérostats, ni les locomotives, ni la boussole, pas même la poudre à canon; il a pourtant proposé quelques idées nouvelles dans les sciences, et il serait juste de les lui restituer. Mais ses prétendues inventions, ou bien appartiennent à d'autres, ou bien ne sont que les prévisions d'une imagina- tion puissante, qui conçoit les progrès futurs de l'étude de la nature, en décrit d'avance les ef- fets, et, parmi beaucoup d'illusions, rencontre parfois les résultats où la science n'arrivera qu'après de longs efforts. Les erreurs étranges où il se complaît, ses rapprochements puérils, ses croyances superstitieuses, sa crédulité, et sa foi au merveilleux et aux sciences occultes, té- moignent, aussi vivement que ses critiques, con- tre un siècle où le génie ne pouvait se défendre de pareilles aberrations. On a cité plus haut les ouvrages imprimes de Roger Bacon. Pour sa vie et ses œuvres, on peut consulter: Victor Cousin, Fragments phi- losophiques, philosophie du moyen âge, Paris, \§ob. — E. Saisset, Précurseurs et disciples de Descaries, Paris, 1862. — E. Charles, Roger Ba- con, sa vie, ses œuvres et ses doctrines, Paris, BAOO - 142 — BAGO 1861.— G. Lewes, Histoire de la philosophie ((Mi anglais). Londres, 1871, t. XI, p. 77. E. C. BACON (François^ célèbre philosophe anglais, regardé comme le perc de la philosophie expé- rimentale, naquit à Londres le 22 janvier 1560. 11 était fils de Nicolas Bacon, jurisconsulte dis- tingué, garde des sceaux sous Elisabeth, el d'Anna Cook, femme d'une grande instruction et d'un rare mérite. Il se fit remarquer, dès son enfance, par la vivacité de son esprit et la pré- cocité de son intelligence, et fut envoyé à treize ans au collège de la Trinité, à Cambridge, où il fit de rapides progrès. Il n'avait pas encore seize ans qu'il commença à sentir le vide de la philo- sophie scolastique; il la déclara dès lors stérile et bonne tout au plus pour la dispute. C'est ce que nous apprend le plus ancien de ses biogra- phes, le révérend W. Rawley, son secrétaire, qui le tenait de lui-même. Destiné aux affaires, il l'ut envoyé en France, et attaché à l'ambassade d'An- gleterre; mais il perdit son père à vingt ans, au moment même où un tel appui lui eût été le plus utile. Laissé sans fortune, il abandonna la car- rière diplomatique, revint dans sa patrie et se mit à étudier le droit afin de se créer des moyens d'existence. Il ne tarda pas à devenir un avocat habile, et fut nommé avocat au conseil extraor- dinaire de la reine, fonctions honorifiques plu- tôt que lucratives; il se vit aussi, vers le même temps, chargé par la Société de Gray's Inn de professer un cours de droit. Ses nouvelles études ne lui faisaient pourtant pas perdre de vue l'in- térêt de la philosophie, qui avait toutes ses pré- dilections : on le voit à l'âge de vingt-cinq ans tracer la première ébauche de VInslauratio magna dans un opuscule auquel il donnait le ti- tre ambitieux de Temporis partus maximus (La plus grande production du temps). Afin de concilier son amour pour la science avec le soin de sa fortune, Bacon sollicitait un emploi avantageux qui lui laissât du loisir. Il s'attacha pour réussir à des personnages in- fluents, notamment à William Cécil et à Robert Cécil, ministres tout-puissants ; mais ceux-ci, quoique étant ses parents, ne firent rien pour lui. Il se tourna ensuite vers le comte d'Essex, favori de la reine, qui, avec plus de bonne vo- lonté, ne put rien obtenir. Mieux traité par ses concitoyens, il fut nommé, en 1592, membre de la Chambre des communes par le comté de Mid- dlesex. C'est à trente-sept ans seulement que Bacon débuta comme auteur. Il fit paraître à cette époque (1597) des Essais de morale el de poli- tique, écrits originairement en anglais, et qu'il mit plus tard en latin sous le titre de Sermones fidèles, sive Inleriora rerum (1625), ouvrage rempli de réflexions justes, de conseils d'une utilité pratique qui lui fit prendre rang parmi les premiers écrivains de son pays comme parmi les plus profonds penseurs. Il composa aussi vers le même temps, sur des matières de juris- prudence et d'administration, divers ouvrages qui n'ont vu le jour qu'après sa mort, et il con- çut le vaste projet de refondre toute la législa- tion anglaise; mais ce projet, auquel il revint plusieurs fois par la suite, resta sans exécution. Lorsque le malheureux comte d'Essex . poussé au désespoir, eut tramé la plus folle des conspi- rations, Elisabeth exigea que Bacon, en sa qua- lité de conseiller extraordinaire de la reii sistàt le ministère public dans l'instruction du procès, et le courtisan consentit à devenir un des accusateurs de celui dont il avait recherché la protection. Malgré cette lâche complaisance, il n'obtint rien t int que vécut Elisabeth. Plus beureux sous Jacques Ier, il plut par sa vaste instruction et son esprit à ce prince qui avait de grandes prétentions à la science, et sut bientôt se concilier toute sa faveur, n fendant avec chaleur auprès de la Chambre des communes l'important projet que le roi avait formé de réunir l'Angleterre et l'Ecosse, soit en travaillant par ses écrits à faire cesser les dis- sensions religieuses, soit en publiant sous les auspices du roi un ouvrage qui devait honorer son règne : nous voulons parler du traité of the Proficienceand Advancement of learning divine and human (1605), que l'auteur refondit pins tard en le mettant en latin sous ce titre : de Dignitate et Augmentis scienliarum (1623). Dans ce livre, qui est le premier fondement de sa gloire comme philosophe, il s'attachait à mon- trer le prix de l'instruction en repoussant les ac- cusations des ennemis des lumières, et passait en revue toutes les parties de la science, afin de reconnaître les lacunes ou les vices qu'elle pou- vait offrir, et d'indiquer les moyens d'accroître ou de perfectionner les connaissances humaines. En même temps qu'il méritait ainsi la faveur du roi, il ne dédaignait pas de se concilier son in- digne favori, Villiers, duc de Buckingham, et il obtenait ses bonnes grâces en lui rendant avec un empressement obséquieux des services qui faisaient pressentir ce qu'on pourrait attendre de sa complaisance s'il arrivait un jour au pou- voir. Jacques Ier, qui, dès son avènement (1603), avait créé Fr. Bacon chevalier, ne tarda pas à accumuler sur lui les faveurs. En 1604, il lui donna le titre de conseil ou avocat ordinaire du roi, au lieu de celui de conseil extraordinaire, qu'il avait porté jusque-là, l'appelant ainsi à un service plus actif auprès de sa personne; il lui accorda en même temps une pension de 100 li- vres sterling. En 1607, il le nomma sollicitor général; en 1613, attorney général; en 1616, membre du Conseil privé; en 1617, garde du grand sceau; enfin, lord grand chancelier (1618); en outre, il le créa baron de Vérulam (1618), puis vicomte de Saint-Alban (1621), et le dota d'une riche pension. Tout en remplissant avec zèle les diverses fonc- tions qui lui furent confiées successivement, Bacon trouvait encore des loisirs pour se livrer à ses étu- des favorites : ainsi, en 1609, il publia l'ingénieux opuscule de Sapientia veterum (de la Sagesse des anciens), où il voulut montrer que les véri- tés les plus importantes de la philosophie, aussi bien que de la morale, étaient cachées sous les fables que l'antiquité nous a transmises, s'effor- çant de propager ainsi à l'aide de l'allégorie les> principaux dogmes d'une philosophie nouvelle. En 1620, il fit paraître, sous le titre de Novum Organum, sive Indicia vera de interpretatione naturœ et regno hominis, un ouvrage qu'il mé- ditait depuis bien des années, et dont il avait déjà tracé plusieurs ébauches (notamment l'opus- cule intitulé Cogitala et visa de inlerpretalione naturœ, sive de lnvenlione rerum et artium, rédigé dès 1606, mais resté inédit). Dans ce li- vre, qui devait commencer la révolution des sciences, Bacon se propose, comme l'indiquo le titre même, de substituer à la logique scolasti- que, au célèbre Organon d'Aristote, une logique toute nouvelle, un Organon nouveau. L'auteur l'écrivit en latin, afin que ses conseils pussent être lus et mis en pratique par tous les savants de l'Europe; il le partagea en aphorismes afin que les préceptes qu'il contenait fussent plus frappants et pussent se graver plus facilement dans la mémoire. La gloire de Bacon comme savant, son crédit et sa puissance comme homme d'État étaient au BAGO — 143 — BACO comble, lorsqu'il se vit attaqué dans son hon- neur par une accusation flétrissante, et précipité du faite des grandeurs par le coup le plus inat- tendu. Pour se conserver les bonnes grâces du roi, ainsi que celles de Buckingham, il avait prêté son concours à des mesures vexatoires. et avait, par une complaisance servile, appose le sceau royal à d'injustes concessions de privilèges et de monopoles, qui pouvaient remplir les cof- fres du roi et de son favori, mais qui irritaient la nation. En outre, le grand chancelier, peu scrupuleux sur les moyens de s'enrichir ou d'en- richir les siens, avait, avec une coupable facilité, accepté lui-même des plaideurs, ou laissé rece- voir par ses gens, des dons qu'on pouvait regar- der comme des arrhes d'iniquité. Au commencement de l'an 1621, un nouveau parlement, élu sous l'influence du mécontente- ment universel, résolut de mettre un terme à tous ces abus. Bacon, dénoncé à la Chambre des com- munes par des plaideurs déçus, fut accusé par celle-ci, devant la Chambre des lords, de corrup- tion et de vénalité. Sur le conseil du roi, qui craignait lui-même d'être compromis si une dis- cussion s'engageait, Bacon renonça à toute dé- fense, et s'avoua humblement coupable. Il fut, par une sentence du 3 mai 1621, condamné à perdre les sceaux, à payer une amende de 40 000 livres sterling, et a être enfermé à la tour de Londres. Sans aucun doute, le chancelier n'était pas in- nocent ; mais la haine et l'envie furent pour beau- coup dans sa condamnation : longtemps, ses prédécesseurs avaient reçu des présents sans être inquiétés ; il est d'ailleurs certain que Bacon ne fut. pour ainsi dire, qu'une victime expiatoire; ce ne fut pas, comme il le dit lui-même dans une de ses lettres , sur les plus grands coupables que tombèrent les ruines de Silo. Le roi, pour lequel il s'était dévoué, ne tarda pas à lui rendre sa liberté et à le décharger des peines portées contre lui : mais il n'osa le rappeler au pouvoir. Rentré dans la vie privée, Bacon se remit avec plus d'ardeur que jamais à ses études, se félici- tant de pouvoir enfin suivre librement l'impul- sion de son génie. Après avoir terminé une his- toire de Henri VII, qu'il n'avait rédigée que pour plaire au roi Jacques, issu de ce prince, il revint à sa grande entreprise de la restauration des sciences. Sentant que pour travailler efficace- ment à l'avancement de la philosophie, il devait donner l'exemple comme il avait donné le pré- cepte, il se mit lui-même à l'œuvre, et s'imposa l'obligation de traiter chaque mois quelqu'un des sujets qui lui semblaient avoir le plus d'im- portance; c'est ainsi qu'il rédigea, dès 1622, V Histoire des Vents, l'Histoire de la Vie et de la Mort, et, dans les années suivantes, l'His- toire de la Densité et de la Rareté; de la Pesan- teur et de la Légèreté; l'Histoire du Son, et qu'il entreprit des recherches sur la chaleur, la lumière, le magnétisme, etc. Dans ces essais, qui ne sont guère que des tables d'observations, on trouve quelques expériences curieuses, et le germe de précieuses découvertes. En même temps, il recueillait et consignait par écrit, à mesure que l'occasion les lui présentait, les faits de toute espèce qui pouvaient avoir quel- que intérêt pour la science : c'est ce qui com- pose le recueil que William Rawley, son secré- taire, publia après sa mort sous le titre de Sylva sylva r um , sive Historia naturalis (la Forât des forêts, ou Histoire naturelle) ; on y trouve mille observations distribuées en dix centuries. A la même époque, il revisait, éten- dait et mettait en latin, avec le secours d'habi- les collaborateurs, parmi lesquels on remarque Hobbes, Herbert et Ben-Johnson, son traité de l'Avancement des sciences ; ses Essais moraux. son Histoire de Henri VII, et quelques opus- cules. Accablé par tant de travaux, et déjà affaibli par une maladie épidémique qui avait régné dans Londres en 1625, Bacon ne tarda pas à suc- comber. Au commencement de 1626, il fut saisi d'un mal subit pendant qu'il faisait des expé- riences en plein air. Il expira le 9 avril 1626, âgé de soixante-six ans. Il avait été marié, mais n'eut pas d'enfants. Dans son testament, qui of- fre plusieurs dispositions remarquables, il lègue sa mémoire aux discours des hommes charita- bles, aux nations étrangères, et aux âges futurs. Il créait, par le même acte, diverses chaires pour l'enseignement des sciences naturelles; mais le peu de fortune qu'il laissa ne permit pas de remplir ses intentions. Pour apprécier complètement Fr. Bacon, il faudrait distinguer en lui l'homme, le juriscon- sulte, le politique, l'orateur, l'historien , l'écri- vain et le philosophe. Devant surtout ici nous occuper du philosophe, nous nous bornerons à dire que, comme jurisconsulte, Bacon a laissé des travaux qui lui assignent le rang le plus éminent, et que, portant partout son génie ré- novateur, il voulut réformer et refondre les lois de l'Angleterre; que, comme politique, il mon- tra de la souplesse et de l'habileté, qu'il accueil- lit toutes les idées grandes, et concourut de tout son pouvoir à une mesure de laquelle date la puissance de la Grande-Bretagne, l'union de l'Ecosse avec l'Angleterre ; qu'en écrivant son Histoire de Henri VII, il donna à son pays le premier ouvrage qui mérite le nom d'histoire ; que, comme orateur et écrivain, il n'eut point d'égal en son siècle ; qu'à la force, à la profon- deur, il unit l'éclat, et qu'il n'a d'autre défaut que de prodiguer les images et les métaphores ; que, comme homme, il nous apprend, par son ingratitude, par ses lâches complaisances et ses prévarications, jusqu'où peut aller la faiblesse humaine, et nous offre un affligeant exemple du divorce trop fréquent des qualités du cœur et des dons de l'esprit; ajoutons cependant que, au témoignage de ses contemporains, il avait toutes les qualités qui rendent un homme aimable ; il était affable, bon jusqu'à la faiblesse, généreux jusqu'à la prodigalité. Comme philosophe, Fr. Bacon a attaché son nom à une grande révolution. Frappé de l'état déplorable dans lequel se trouvaient la plupart des sciences, il reconnut qu'il fallait reprendre l'édifice par la base, et il tenta d'accomplir cette œuvre immense. C'est là que tendent tous ses travaux scientifiques, sous quelque titre et à quelque époque qu'ils aient été publiés. Tous ne sont que des fragments de VInstauratio ma- gna, vaste ouvrage divisé en six parties, dont nous allons tracer le plan. I. L'auteur sent avant tout le besoin de réha- biliter dans l'opinion publique les sciences qui étaient tombées dans un grand discrédit, de re- connaître les vices de la philosophie du temps pour les corriger, de signaler les lacunes afin de les combler. C'est là l'objet d'une première par- tie de VInstauratio; on la trouve exécutée dans le traité de Dignitate et Augmentis scientiarum, qui est comme l'introduction et le vestibule de tout l'édifice. — II. Le mal connu, il fallait en indiquer le remède : ce remède se trouve dans l'emploi d'une meilleure méthode, dans la sub- stitution de l'observation à l'hypothèse, de l'in- duction au syllogisme. Une seconde partie de VInstauratio est consacrée à l'exposition de la méthode nouvelle : c'est le Novum Orgonum. ha<;o 144 — I3AC0 — 111 et IV. Ce n'était pas encore assez d'à trouvé la méthode, si l'un n'enseignait la ma- nière de s'en servir : pour cela, il fallait d'ail avec le secours de l'observation et do l'expé- rience, rassembler le plus grand nombre de faits possible, c'est l'objet de la troisième partie, Vllistoire naturelle et expérimentale; puis, tra- vailler sur ces faits de manière à s'élever gra- duellement, par une sorte d'échelle ascendante, de la connaissance des faits singuliers à la dé- couverte de leurs causes et de leurs lois, ou à redescendre par une marche inverse de ces lois générales à leurs applications particulières ; ce travail est l'office d'une quatrième partie que Bacon appelle VÈchelle de V entendement {Scala inlellectus). — V et VI. Il semblait qu'après ces recherches il n'y eût plus pour constituer la science qu'à recueillir et ordonner en un corps régulier les vérités découvertes par l'application de la méthode; mais Bacon, pensant avec raison que le moment n'était pas encore venu de don- ner des solutions définitives, fait précéder la vraie philosophie d'une science provisoire dans laquelle il consigne les résultats obtenus par les méthodes vulgaires. De là encore deux parties qui complètent VInstauratio; l'auteur appelle la cinquième Avant-coureurs ou Anticipations de la philosophie {Prodromi sive Anlicipationes philosophiœ) , et la sixième, Philosophie seconde (par opposition à la philosophie provisoire ou préliminaire), Science active (c'est-à-dire propre a l'action, à la pratique), Philosophia secunda sive activa. De ces six parties, l'auteur a, comme on l'a dit, exécuté la première dans le de Augmentis ; il a écrit aussi la portion la plus importante de la deuxième : en effet, il ne manque guère au No- vum Organum, pour être une exposition com- plète de la nouvelle méthode, que les préceptes sur l'art de redescendre du général au particu- lier, et d'appliquer la théorie à la pratique; la troisième et la quatrième partie ont été à peine ébauchées par l'auteur dans ses diverses histoires (Historia Densi et Rari, Historia Venlorum, Historia Vilœ et Mortis, Sylva sylvarum), ainsi que dans les morceaux qui ont pour titres : To- pica inquisitionis de luce et lumine, Inquisitio de forma calidi, etc., qui offrent quelques es- sais informes de l'application de l'induction à la recherche des causes et des essences. A la phi- losophie provisoire, qui forme la cinquième par- tie, appartiennent plusieurs mémoires sur di- vers points de la science, que Bacon a laissés manuscrits; tels sont ceux qui ont pour titres : Cogitationcs de natura rerum, de Fluxu , Thcma cœli, de Principiis et Originibus. Quant à la sixième partie, c'est un monument dont il pouvait tout au plus tracer l'ordonnance, mais dont il laissait la construction aux siècles luturs. En effet, l'édifice n'a pas tardé à s'élever : il a été promptement avancé par ceux qui ont su manier le nouvel instrument, par les Boyle, les Newton, les Franklin, les Lavoisier, les Volta, les Linné, les Guvier. Il nous faut maintenant entrer dans quelques détails sur ce qu'il y a de plus important dans la réforme tentée par Bacon, à savoir : son but, sa méthode et ses résultats. Son but, c'est l'utilité pratique de la science, c'est le bien de l'humanité. Bacon voulut qu'au lieu de se livrer à d'oiseuses et stériles spé- culations, la science ne visât qu'à des applications Eratiques; qu'au lieu de nous apprendre à com- attre un adversaire par la dispute, elle tendît à enchaîner la nature elle-même-, et à établir l'empire de l'homme sur l'univers; qu'au lieu do dépendre d'heureux hasards le progrès des arts et de l'industrie lut assuré par le prog de la science; c'est dans ce sens qu'il ré sans cesse : - Savoir, c'est pouvoir: — Ce < ] u i est cause dans la spéculation, devient m< dans l'industrie; — Pour dompter la nature, il faut s'en faire l'esclave, etc. » Scienlia et poten- lia humana in idem coincidunt, quia ign<>- ratio causœ destiluit effectum : — Natura nisi parendo vincitur; — Quod in contem- platione instar causœ est, id in opérai' instar rcgulœ est (Xov. Org.. lib. I. c. m). C'est par les mêmes motifs que, dans le deuxième titre du Xovum Organum, à ces mots : sive de Interpretationt nalurœ, il ajoute ceux-ci : et regno hominis, et qu'il donnera la science défi- nitive vers laquelle doivent tendre tous nos efforts le nom de scientia activa. Les innoin- brables applications qu'on a faites de la science à l'industrie, les merveilleuses découvertes qui, depuis deux siècles, sont nées de ce concert et qui ont centuplé la puissance de l'homme en augmentant ses jouissances, prouvent surabon- damment combien ce grand homme avait vu juste sur tous ces points. Ainsi, sous ce rapport, la révolution dont il avait donné le signal a été pleinement consommée. Sa méthode, c'est l'observation, soit pure, soit aidée de l'expérimentation, et fécondée par l'in- duction. Il voulut, en effet, qu'au lieu de se con- tenter, comme on l'avait fait jusque-là, d'hypo- thèses gratuites, la science ne s'appuyât que sur l'observation qui recueille les révélations spon- tanées de la nature, ou sur des expériences ha- biles et hardies qui mettent, pour ainsi dire, la nature à la question pour lui arracher ses se- crets; qu'au lieu de débuter, comme la scola- stique, par de vaines abstractions, par des pro- positions générales admises sans contrôle, la philosophie commençât par le particulier et le concret, et qu'elle soumît à un examen rigoureux tout ce qui avait été regardé jusque-là comme un axiome incontestable; qu'au lieu de préten- dre découvrir la vérité par la seule force du syllogisme, et en la tirant par déduction d'un petit nombre de principes abstraits, on ne procédât à la recherche des causes des phénomènes et des lois de la nature qu'avec le secours d'une induc- tion légitime. Ces recommandations sont cent fois répétées. L'induction de Bacon, pour em- ployer une comparaison qui lui est familière, est une échelle double par laquelle on s'élève des effets aux causes, des faits particuliers aux lois générales de la nature, pour redescendre en- suite des causes aux effets, des lois générales aux applications particulières. Afin de découvrir par cette induction la véritable cause, la véritable loi d'un phénomène, la véritable essence d'une propriété (ce que Bacon appelle sa forme, en con- servant une expression de la scolastique dont il change le sens), il faut, après avoir recueilli par l'observation tous les faits qui précèdent ou qui accompagnent le phénomène en question, con- fronter tous ces faits avec le plus grand soin, re- jeter ou exclure tous ceux en l'absence desquels le phénomène peut se produire, noter ceux en présence desquels il se produit toujours; recher- cher parmi ces derniers ceux qui varient en de- gré, c'est-à-dire qui croissent ou décroissent avec lui; c'est à ces caractères que l'on reconnaît la véritable cause; la manière dont cette cause agit constamment en est la véritable loi. On appli- quera ensuite la1 même méthode à la recherche du principe de cette première cause, de la loi de cette première loi, et l'on s'élèvera ainsi graduel- lement aux causes suprêmes, aux lois univer- selles. Bacon ne se contente pas de ces vues généra- 3AU0 — S les, il institue un nouvel art logique qui le dis- pute presque en complication à la logique scola- stique. Il réglemente et la méthode expérimen- tale et la méthode inductive. Pour la première, il passe en revue tous les procédés de l'observa- tion, tous les genres d'expérience? et indique le parti que l'on peut tirer de certains faits qu'il nomme privilégies (Prcerogativœ instantiarum). Pour l'induction, il veut que l'on fasse sur cha- que sujet une sorte d'enquête, et que l'on dresse trois tables : une Table de présence [Tabula pree- sentiœ), qui réunira tous les faits où se trouvent les causes présumées; une Table d'absence (Ta- bula abscnliœ), où seront consignés les cas dans lesquels l'une de ces causes aura manqué; une Table de degrés (Tabula graduum), où l'on indi- quera les variations correspondantes des effets et des causes. C'est dans le deuxième livre du No- vum Organum que cette méthode est exposée en détail. Peut-être Bacon a-t-il trop donné à la méthode d'induction, maltraitant fort le syllogisme (au- quel cependant il sait faire sa part), et connais- sant peu les procédés de transformation et d'a- nalyse qu'emploie le mathématicien; peut-être aussi trouverait-on quelques points obscurs, quelques détails inapplicables dans l'exposé de sa méthode, mais, ces réserves faites, on doit reconnaître qu'ici encore il a vu la vérité, et qu'il a obtenu un plein succès. Les fausses méthodes qu'il a signalées ont été peu à peu abandonnées; la méthode nouvelle qu'il préconisait a été par- tout proclamée, a partout triomphé. Quand New- ton, dans ses Principes de la Philosophie natu- relle et dans son Optique, expose la marche qu'il a suivie, que fait-il autre chose que reproduire les règles de méthode tracées par Bacon? Dans l'examen des résultats de la méthode baconienne, il faut distinguer ce que Bacon a fait lui-même et ce qu'ont fait ses successeurs. On doit à ce philosophe un assez grand nombre de découvertes et d'aperçus qui suffiraient pour le placer parmi les premiers physiciens de son siècle : il invente un thermomètre (Nov. Org.} lib. II, aph. 13) ; il fait des expériences ingénieuses sur la compressibilité des corps, sur leur densité, sur la pesanteur de l'air et son efficacité; il soup- çonne l'attraction universelle et la diminution de cette force en raison de la distance (aph. 35, 36 et 45) ; il entrevoit la véritable explication des marées (aph. 45 et 48), la cause des couleurs, qu'il attribue à la manière dont les corps, en vertu de leur texture différente, réfléchissent la lumière, et mérite ainsi d'être appelé le prophète des gran- des vérités que Newton est venu révéler aux hom- mes. D'un autre côté, il est tombé dans de graves erreurs, et a eu le tort de combattre le système de Copernic ; de sorte que si l'on voulait juger sa méthode par les seuls résultats qu'il a obtenus lui-même, on pourrait la juger assez défavora- blement, ou même lui refuser toute valeur, comme l'a fait Joseph de Maistre. Mais il ne serait pas équitable de procéder ainsi. Bacon lui- même répète en vingt endroits que son but est moins de faire des découvertes que d'en faire faire, se comparant tantqt à ces statues de Mer- cure qui montrent le chemin sans marcher elles- mêmes, tantôt au trompette qui sonne la charge sans combattre. En outre, il déclare formellement, en donnant son opinion sur certains points de la science, qu'il ne prétend point en cela appliquer sa méthode, et qu'il n'offre encore que des résul- tats provisoires obtenus par la méthode vul- gaire. Mais si, au lieu de considérer Bacon, on con- sulte ses disciples et ses successeurs, on voit bien- tôt l'arbre porter tous ses fruits. Grâce à la me- DICT. PHILOS. & — BACO thode nouvelle, les sciences prennent un rapide essor, et font en deux cents ans plus de progrès qu'il n'en avait été fait en trente siècles. C'est à tort que Bacon a été accusé d'être l'adversaire des sciences métaphysiques; sa méthode s'appli- que aux recherches psychologiques aussi bien qu'aux sciences physiques et naturelles, et c'est du progrès des recherches ainsi conduites qu'il fait dépendre la découverte de moyens efficaces pour aiderou réformer l'esprit humain. La gloire de l'école écossaise a été d'appliquer la méthode baconienne à la science de l'esprit humain, et de donner ainsi à la psychologie une base solide. Toutefois, en attribuant à la méthode expéri- mentale et inductive les rapides progrès des sciences, nous ne prétendons pas, avec les parti- sans fanatiques de Bacon, qu'avant lui on n'avait rien su, et que c'est à lui seul qu'on doit faire honneur de tout ce qui s'est fait depuis. Bien des découvertes isolées s'étaient faites avant le xvne siècle ; dans le temps même de Bacon plusieurs hommes de génie, Galilée à leur tête, travaillaient à l'avancement de la science; enfin depuis Bacon. bien des recherches ont été entreprises avec suc- cès par des hommes qui peut-être ne connais- saient nullement le Novum Organum. Ce qui est vrai, c'est qu'avant Bacon, on n'avait pas compris toute l'importance de la méthode expérimentale et inductive, et que personne n'avait songé à la réduire en art; ce qui est vrai encore, c'est que tous les travaux de quelque valeur entrepris de- puis ont été exécutés d'après les règles posées par Bacon, qu'on le sût ou qu'on l'ignorât. En proclamant comme la seule voie de salut la mé- thode expérimentale et inductive, Bacon expri- mait un besoin qui commençait à se faire géné- ralement sentir; et comme tous les grands hom- mes, il ne faisait que résumer son siècle, et aider à la marche des temps, en accomplissant une révolution qui était mûre. Après la grande question de la méthode, un des objets auxquels le nom de Bacon est resté atta- ché, c'est la division des sciences, ou plutôt des produits de l'esprit humain. Il fonde cette division sur la différence même des facultés que l'esprit applique aux objets après qu'ils ont été saisis par les sens : de la mémoire, il fait naître l'histoire (qui comprend l'histoire naturelle comme l'histoire ci- vile); de l'imagination, la poésie, dans laquelle il fait entrer tous les arts ; de la raison, la philosophie (qui embrasse, avec la science de la nature, celle de Dieu et de l'homme). Cette classification, re- produite au dernier siècle avec de nouveaux dé- veloppements en tête de Y Encyclopédie, acquit alors une grande célébrité, et elle a donné lieu depuis à de nombreuses critiques et à plusieurs essais de remaniement. Mais Bacon n'y attachait qu'une importance fort secondaire ; placée en tête du de Augmentis, cette division n'était pour lui qu'un cadre propre à recevoir les conseils de ré- forme qu'il adressait à chaque science. On a élevé contre la philosophie de Bacon d'as- sez graves accusations. On a fait de ce philosophe le père du sensualisme moderne. Si par là on a voulu dire qu'il conseille à la science de viser à des applications utiles, commodis humants in- servire. on a raison; mais si on prétend qu'il for- mula et défendit cette doctrine qui fait dériver toutes nos idées des sens, on se trompe : nulle part il ne soutient cette opinion ; il ne se pose pas même la question, et ne paraît pas l'avoir soupçonnée. Il est vrai que, dans la Philosophie naturelle, il recommande de ne s'appuyer que sur l'expérience, de se défier des axiomes gra- tuits qu'on admettait aveuglément; mais s'en- suit-il qu'il niât ou qu'il fît dériyer des sens les idées et les vérités absolues sur lesquelles la lut lu 10 BALD — 146 — BAGO s'est depuis engagée entre les idéalistes et lea sensualistes ? on serait tout au plus là-dessus ré- duit à des conjectures. On l'accuse aussi d'avoir condamné les causes finales, et par là d'avoir affaibli les preuves de l'existence de Dieu. Joseph de Maistre, dans un ouvrage posthume, qui n'est qu'un pamphlet virulent, va bien plus loin encore- parce que le nom de Bacon a été invoqué par les encyclopé- distes, il l'ait de ce philosophe le père de toutes les erreurs, il accumule sur lui les imputations d'athéisme, d'immoralité, d'impiété; il en fait le véritable antechrist. Tout au contraire, loin de proscrire les causes finales. B:iCon en recommande l'usage comme un des objets spéciaux de la théo- logie naturelle, et comme fournissant les plus belles preuves de la sagesse divine; mais il ne veut pas qu'on les introduise dans la physique, qu'on les substitue aux causes efficientes, et que l'on croie avoir tout expliqué quand on a dit, en ne consultant que son imagination, à quelle fin chaque chose peut servir dans l'ordre de la créa- tion. Quant à l'accusation d'athéisme, comment a-t-on pu l'adresser sérieusement à celui qui, dans ses Essais, a écrit un si beau morceau pontre les athées, à l'auteur de cette belle pensée (Senn. fid., 16) tant de fois répétée : « Un peu de philo- sophie naturelle fait pencher les hommes vers l'athéisme ; une connaissance plus approfondie de cette science les ramène à la religion. » L'im- putation d'irréligion n'est pas mieux fondée; il suffit pour la détruire de renvoyer uu\Mcditations sacrées de Bacon, et à sa Confession de foi, trou- vée dans ses papiers, confession tellement ortho- doxe qu'on s'étonne que celui qui l'a écrite ap- partienne à la religion réformée. L'auteur du Christianisme de Bacon, le pieux et savant abbé Eymery, ancien supérieur de Saint-Sulpice, était loin de soupçonner l'impiété du philosophe an- glais, lui qui a composé un livre tout exprès pour opposer la foi de ce grand homme à l'incrédulité des beaux-esprits du xvmc siècle. Les œuvres de Bacon, dont une partie seule- ment avait vu le jour de son vivant, n'ont été réunies qu'un siècle après sa mort. Les éditions les plus estimées qui en aient été faites sont celle de 1730, publiée à Londres par Blackbourne, en 4 vol. in-fol. ; celle de 1740, Londres, 4 vol. in-1 ', due au libraire Millar; celle de 1765, Lon- dres, 5 vol. in-4, magnifique et plus complète que les précédentes (elle est due aux soins de Robert Stephens; John Locker et Thomas Birch), et celle qui a été donnée à Londres, de 1825 à 1836, en 12 vol. in-8, par Bazil Montagu, la plus complète de toutes, avec une traduction anglaise des œu- vres latines et avec des éclaircissements de tout genre. M. Bouillet a donné une édition des Œuvres philosophiques de Bacon, 3 vol. in-8, Paris, 1834-1835; c'est la première qui ait paru en France; elle est accompagnée d'une notice sur Bacon, d'introductions, de sommaires de chacun des ouvrages, et suivie de notes et d'éclaircisse- ments. Plusieurs des ouvrages de Bacon avaient été traduits, de son vivant même, en français ou en d'autres langues; à la lin du dernier siècle, Ant. Lasalle, aide des secours du gouvernement, fit paraître, de l'an VIII à l'an XI (1800-1803), en 15 vol. in-8, les Œuvres de F. Bacon* chancelier d'Angleterre, traduites en français, avec des notes critiques, historiques et littéraires. Cette traduc- tion si volumineuse est loin d'être complète, et elle n'est pas toujours fidèle, le traducteur s'étant permis de retrancher 1rs passages favorables à la religion. On a reproduit dans le Panthéon litté- raire (1 vol. grand in-8, 1840) et dans la collec- tion Charpentier (2 vol. in-12, 1842) la traduction des Œuvres philosophique •'•■ Ba i ec de légères variantes; cel te o ition est due à M. F. Riaux, qui l'a fait précéder d un in- téressant travail sur fa personne et la philosophie de Bacon, et y a joint des noirs, empruntées pour la plupart au travail de M. Bouillet. La vie de Bacon a été écrite par le révérend William Hawlcy, qui avait été Bon secrél tire el son chapelain (il la donna en 1G58, en léte d'un recueil d'œuvres inédites de son ancien maître)] par W. Dugdal, dans le Baconiana de Th. Teni- son, 1679; par Robert Stephens, Londres, 1734; par David Millet, en tête de l'édition de 1740 (cette vie a été traduite en français par Pouillot, 1755, et par Bertin, 1788); par M. de Vauzelles, 2 vol. in-8, Paris. 1833, et par M. Bazil Mont en tête de la belle édition de Londres, 1825, que nous avons déjà citée : cette dernière n'est guère qu'une apologie. La philosophie de l'auteur de la Grande Réno ration et ses doctrines ont été aussi l'objet d'un assez grand nombre de travaux, parmi lesquels nous citerons : l'Analyse de la philosophie de Ba- con, par Deleyre, 2 vol. in- 12, Paris, 1755; — le Précis de la philosophie de Bacon, par J. A. De- luc, 2 vol. in 8, Genève, 1801 ; — le Christianisme de Bacon, par l'abbé Eymery, 2 vol. in-12, Paris, 1799; — V Examen de la philosophie de Bacon, ouvrage posthume du comte Joseph de Maistre, 2 vol. in-8, Paris, 1836, factum dicte par une haine aveugle contre toute philosophie, et dont nous avons déjà fait connaître la valeur ; — de Baco- nis Verulamii philosophia, par M. Huet, in-8, Paris, 1838; — Bacon, sa vie, son temps, sa phi- losophie, par M. Ch. de Rémusat, Paris, 1857, in-8; elle a encore été l'objet de plusieurs articles dans diverses Revues, parmi lesquels on distingue un article de la Bévue d'Edimbourg, de juillet 1837, dû à la plume de M. Macaulay; ce morceau a été en partie traduit en français dans la Revue bri- tannique du mois d'août suivant, et a donné lieu à une savante réplique de M. Benjamin Lafaye, insérée dans la Revue française et étrangère. Sur quelques points particuliers, on pourra consulter une thèse de M. Jacquinet, F. Baconi de re lit- leraria judicia, Paris, 1863, in-8. Enfin l'exposi- tion et l'appréciation de cette philosophie occu- pent une grande place dans plusieurs ouvrages importants, tels que la Logique de Gassendi; les Lettres sur les Anglais, de Voltaire; l'Histoire d' Angleterre de Hume (cet historien établit un parallèle entre Bacon et Galilée, et donne la su- périorité au grand physicien de l'Italie) ; le dis-+ cours préliminaire de l'Encyclopédie; l'Essai sur les Connaissances humaines, de Condillac; la Logique de Destutt de Tracy (Discours prélimi- naire), et dans toutes les histoires de la philoso- phie. N. B. BALDINOTTI (César), philosophe italien de la fin du siècle dernier. Son premier ouvrage est de 1787 et en 1820 il enseignait encore à Padoue : il y avait pour élève Rosmini. qui plus d'une fois embarrassa son maître par les objections qu'il opposait à sa doctrine scnsualiste. Baldinotti reconnaît pour maîtres Gassendi, Locke, Condillac et Bonnet; mais il fait des efforts louables pour er 1 empirisme avec les vérités religieuses et morales que ce système semble exclure. 11 ne confond pas l'acte de la conscience avec la perception, et distingue surtout l'idée, sous sa forme universelle et abstraite, de la sensation, d'où elle est dégagée par un acte rationnel. Aussi après avoir critiqué ce que les philosophes appel- lent les principes, et montré que ce sont des propositions stériles, il proclame qu'il y a pour- tant des vérités nécessaires, celles qui concernent les idées universelles, qui sont l'œuvre de notre BALL 147 BALL esprit, mais ont leur fondement dans la réalité des choses. Bref, il appartient à cette famille d'esprits éclairés, qui par prudence se défient de tout ce qui dépasse l'expérience, mais qui sont perpétuellement tentés de sortir des limites où ils se sentent trop à l'étroit. On connaît de Baldi- notti deux ouvrages : 1° de Recta humanœ mentis inslitutione, Pavie, 1787, in-8, sans nom d'au- teur. C'est un livre clair, un peu superficiel, comprenant d'abord une revue sommaire de l'his- toire de la philosophie, puis quatre livres qui traitent de la connaissance considérée dans ses éléments, en elle-même, dans ses instruments et dans ses sources. 2° Tentaminum metaphy- sicorum, lib.lll, Padoue, 1807, in-8. Le progrès de la pensée est visible d'un ouvrage à l'autre. E. C. BALLANCHE (Pierre-Simon), né à Lyon en 1776, mort à Paris en 1847. Après des études qui paraissent avoir été assez superficielles, il em- brassa d'abord la profession de son père, dont il dirigea l'imprimerie pendant trois ans. Il était dès lors disposé à la rêverie, recherchait la solitude^ et prenait des habitudes méditatives. La révolution, et les épreuves qu'elle infligea à sa ville natale, l'obligèrent à fuir à l'étranger avec sa mère; il ne revint en France qu'après le 9 thermidor, et les événements dont il avait été le témoin et, jusqu'à un certain point, la victime, contribuèrent à développer ses disposi- tions mélancoliques, et à affaiblir une constitu- tion déjà maladive, sans altérer le fonds de bonté et de douceur qui fut toujours la vertu dominante de son caractère. C'était une âme tendre, pas- sionnée pour les choses divines, et portée à chercher les causes secrètes et les raisons in- visibles des événements ; mais son esprit qui n'avait pas l'appui d'une science solide, et où l'imagination avait plus de force que la raison, le rendait plus propre à inventer des concep- tions poétiques qu'à découvrir des vérités phi- losophiques. Il s'essaya d'abord dans un récit épique du siège de Lyon, dont le manuscrit a disparu; puis il publia en 1801 : du Sentiment considéré dans ses rapports avec la littérature et les beaux-arts, œuvre très-imparfaite qu'il a prudemment retranchée de sa collection. Il eut en arrivant à Paris, à vingt-cinq ans, la bonne fortune de mériter l'amitié de Chateaubriand, et d'être admis parmi les hommes d'élite^ que l'esprit et la beauté de Mme Récamier reunis- saient en une sorte de cénacle, et qui ne cessèrent de le protéger, et de le vanter peut-être avec un peu d'exagération. Lui-même ne résista pas au charme que tant d'autres ont subi, et ses Fragments d'élégies sont des confidences d'amour pur pour cette femme qu'il appelle sa Béatrice, et qui, dit-il, fut douce à ses souffrances. En 1814 il publia l'Antigone, sorte de poëme en prose, qu'un biographe trop indulgent compare au Té- lémaque. Il faut beaucoup de bonne volonté pour découvrir dans ces pages prolixes, et d'un style sans naturel, des idées philosophiques cachées sous d'obscurs symboles. Il n'y en a pas davan- tage dans V Essai sur les institutions sociales (Paris, 1817), dont on peut louer du reste la politique modérée et généreuse. Tout au plus y démêlerait-on l'esquisse d'une théorie du lan- gage, qui prétend concilier les doctrines de de Bonald et celles des idéologues sur cette question alors vivement débattue. Suivant Ballanche, la parole à l'origine était, non pas le signe de l'idée, mais l'idée elle-même formant avec son expres- sion un tout indivisible, l'idée ayant sa forme avec elle-même. Mais peu à peu cette synthèse subit une décomposition ; la pensée se sépare •des signes qui y sont inhérents, qui dès lors sont comme des formes vides, perdent leur force, et se matérialisent pour s'écrire et s'imprimer. De son côté la pensée tend à s'isoler, à se suffire à elle-même, et il devient possible à l'homme de penser sans parole. On voit que la rigueur et la clarté ne sont pas les qualités saillantes de cette conception. Il n'y a pas non plus grand profit à tirer pour la science de quelques pro- ductions de courte haleine : le Vieillard et le jeune homme, l'Homme sans nom, l'Élégie. La phi- losophie de l'auteur, ou plutôt les inventions mystiques qu'on a décorées de ce nom, sont tout entières réservées à son grand ouvrage, la Pa- lingénésie sociale, qui, suivant M. de Laprade. « est peut-être le monument le plus original, lé plus entièrement à part dans les lettres fran- çaises. » Cette vaste composition devait être une trilogie dont les parties auraient reçu ces titres : Orphée, la Formule, la Ville des expiations, et auraient dû former ce que l'auteur appelle une « théodicée de l'histoire. » Ses œuvres complètes, publiées en 4 vol. (Paris, 1830) et réimprimées sans additions en 5 vol. (Paris, 1833), ne contien- nent que la première partie et des fragments des deux autres, entre autres un morceau de forme apocalyptique, intitulé la Vision d'Hébal, que ses admirateurs déclarent « étrange et gran- diose. » Les qualités littéraires de ces écrits, réelles sans doute puisqu'elles ont recueilli des suffrages considérables, avaient valu à Ballanche un fauteuil à l'Académie française en 1841. Il mourut en 1847, en laissant une mémoire chère à ses amis, et une renommée qui ne paraît pas destinée à s'accroître. Deux volumes qu'il a laissés manuscrits n'ont pas été publiés. On éprouve un grand embarras quand on a le devoir de faire con- naître les opinions philosophiques de Ballanche : ses amis affirment qu'il a un système « homogène comme sa vie et son style,» une profonde érudi- tion, et un génie métaphysique de premier ordre ; mais ils se dispensent d'en donner des preuves, et ne peuvent s'empêcher d'avouer qu'il y a dans ses ouvrages, d'ailleurs incomplets, du vague et de l'obscurité. Le plus bienveillant d'entre eux l'appelle d'un nom qui semble bien appliqué : « l'illustre théosophe. » En réalité, il y a peu de philosophie dans ces compositions solennelles, et si on en trouve, elle ressemble à celle que Montaigne appelle « de la poésie sophistiquée. » Des formules ambitieuses et de froides allégories dissimulent mal des idées creuses, et une igno- rance complète de l'histoire de la philosophie. La méthode est celle d'un inspiré, c'est-à-dire une sorte de divination, qui procède par oracles et néglige les preuves; celle dont les sciences font usage est tenue pour pernicieuse, et doit céder la place « à une méthode synthétique et inspirée. » Les meilleures idées ainsi séparées de toutes leurs raisons ne sont plus que des vues plus ou moins ingénieuses, sans aucune valeur scientifique ; il y en a sans doute dans la Palin- génésie sociale; mais elles ne se prêtent pas à l'analyse, et d'ailleurs concernent l'histoire, la po- litique et la religion, plutôt que la métaphysique ou la psychologie. Ces remarques sont faites pour expliquer l'indigence du résumé qui suit. Pour prendre les choses à l'origine, il faut remonter à Dieu, qui est avant toutes choses. La création est d'abord en lui-même, mais à l'état de possibilité, et non pas en acte; plus tard elle en émane. Pourquoi ? « Dieu avait-il besoin de rayonner en dehors de lui, de se manifester dans les choses et les existences? avait-il besoin d'être contemplé, d'être adoré, d'être aimé? ayait-ii besoin de s'assurer de sa puissance de réalisa- tion? ne lui suffisait-il pas d'être?» Devant ces questions redoutables l'auteur ne trouve que BALM — 148 BALM cette explication : « il ne faut pas lui demander compte de ses œuvres; il lui a plu de sortir de son repos. » C'est son Verbe qui < rée, « sa parole est le moule qui donne à notre planète une forme sphérique. » Pour ne parler que de l'homme, il en détache l'essence de l'intelligence universelle, il lui communique un pouvoirpropre, etde sa propre volonté il détache aussi des volontés individuelles. Naguère encore la Providence avait une action irrésistible ; maintenant les volontés isolées ou concourant ensemble vont lui opposer une sorte de force des choses, un véritable destin, et in- troduire dans le monde le mal et le desordre, qui ne peuvent cesser que par un suprême et définitif accord de la Providence et de la liberté humaine, « une confarréation universelle. "Mais avant ce retour à l'unité de volonté, il y a de longs siècles de malheur. Dieu ne peut tolérer la révolte, la lutte du fatum humain contre la volonté divine; d'autre part il ne peut non plus se démentir, se repentir d'avoir créé des forces libres, ni les abolir. Il faut donc à la fois qu'il frappe l'humanité et qu'il la sauve, et que du même coup l'homme soit déchu et réhabilité. Les hommes n'avaient primitivement tous en- semble qu'une seule volonté, et par son unité même elle avait plus de puissance pour s'opposer à la Providence. Dieu brise ce pouvoir unique en une infinité de morceaux, et les éparpille dans chaque individu, pour diminuer la résistance primitive. De là les divisions, les discordes, une humanité coupée en tronçons, variant avec les nations, les familles, les individus; de là des castes et des sexes différents. Car Dieu voulut séparer l'une de l'autre ces deux facultés cou- pables, l'intelligence et la volonté, et donna l'une a l'homme et l'autre à la femme « qui est l'ex- pression volitive de l'homme. » Mais il y aura une palingénésie qui ramènera tout à l'unité (l'auteur ne dit pas si elle réalisera l'androgyne de Platon), et pour cette «nouvelle génération» Dieu a initié l'homme par sa parole, et lui a ordonné le retour à la loi. Cette révélation, mieux entendue de certains hommes, les élève à la dignité d'initiateurs; ce sont les chefs des nations, les magistrats et les patriciens; mais le christianisme fait la révélation égale pour tous: il est le but de toute l'évolution historique. Son règne doit assurer à l'homme, non pas le bonheur de l'homme, qui n'est passa vraie destinée, mais la grandeur. Toute créature, après une série d'é- preuves qui ne se termine pas avec la vie, mais qui doit se poursuivre, suivant les besoins de chaque âme, jusqu'à l'expiation définitive, arri- vera à la perfection de sa nature. La bonté uni- verselle, voilà le terme de cette ascension, et le but vers lequel tous les progrès convergent. On peut consulter sur Ballanche, outre l'étude que Sainte-Beuve lui a consacrée : de Laprade, Ballanche, sa vie et ses écrits, Paris, 1848. — J. J. Ampère, Ballanche, Paris, 1848. E. C. BALMÈS (Jacques-Lucien) , philosophe espa- gnol, naquit à Vich en Catalogne, le 28 août 1810. Il entra dans les ordres, et s'etant voué à l'ensei- gnement, il fut attaché au collège de sa ville na- tale comme professeur de mathématiques. Il prit part aux luttes politiques et religieuses de son pays, protesta contre la vente des biens du clergé et fut exilé par Esparlero. Après la chute du ré- gent, il vint fonder à Madrid un journal hebdo- madaire : el I'ensamientos de la nation, destiné à combattre les idées libérales. Il a laissé de nombreux ouvrages, parmi lesquels la philosophie peut réclamer en tout ou en partie les quatre suivants : Corso de filosofia clément al, Madrid, 1837 in-8 ; el Critcrio, Barcelone. 1845, in-8 : / ï losofia fondamental , Bircelone, 1840,4 vol.in-8; el Prolestanlismo campai adoconclCatnliiixmo en sus relaciones cou la civiliêattion Europea Madrid. 1848,3 vol. in-8. Les trois dernien été traduits en l i M. l'abbé Edouard Monec: Art d'arriver au vrai, 1 vol. ; Phil phie fondumcntalei 3 vol.; le Protestantisme comparé au Catholicisme dans ses rapports avec la civilisation européenne, 3 vol., Paris, Auguste Vaton, plusieurs éditions, in-8etin-18. L'Espagne, qui tient une si grande place dans l'histoire des lettres et des arts, comme dans l'histoire politique des temps modernes, n'en a, pour ainsi dire, aucune dans l'histoire de la phi- losophie. Suarez n'y représenle que le dernier ef- fort de la scolastique expirante. Raymond Lulle, Raymond de Sebonde. Michel Servet ne lui ap- partiennent que par leur naissance. Si, de nos jours, elle a voulu avoir une philosophie, elle n'a su s'approprier que la moins philosophique des écoles contemporaines, l'école néo-catholique. Balmès a été, en Espagne, le métaphysicien de cette école. C'est un homme de parti en poli- tique et en religion. De là, dans l'exposition de ses idées, quelque chose de plus vivant, le fruit souvent amer, mais presque toujours plein de suc, d'une expérience personnelle. Il aime à prendre dans la politique ses exemples de logi- que, et il décrit avec finesse, en homme qui les a observées de près et qui n'en a pas été la dupe, les erreurs et les contradictions de l'esprit de parti. Mais il lui est plus facile de les signaler que de s'y soustraire. Dans son antipathie pour les idées démocratiques, il cite à plusieurs repri- ses, comme un exemple d'équivoque, l'idée de l'égalité, et il ne s'aperçoit pas qu'il y introduit lui-même la confusion dont il se plaint. L'égalité devant la loi ne lui paraît pas moins chimérique et moins injuste que l'égalité physique et l'éga- lité des biens • car, dit-il, une même loi appliquée au fort et au faible, au riche et au pauvre, au sa- vant et à l'ignorant ne saurait produire des effets égaux; Or la chimère et l'injustice consisteraient précisément, pour l'égalité devant la loi, à tenir compte des différences de forces, de fortune ou d'éducation qui peuvent exister entre les hom- mes ; elle n'est un principe éminemment juste que parce qu'elle fait abstraction de ces différen- ces inévitables, pour assurer à tous les droits, chez tous les individus, un égal respect. C'est surtout au point de vue religieux que Balmès se laisse égarer par l'esprit de parti. Non contente de proclamer, comme la philosophie chrétienne du xvne siècle, la conformité néces- saire de la raison et de la foi. ou, comme la sco- lastique, la subordination de la première à la se- conde, l'école à laquelle il appartient confond les deux domaines; elle ne se sert de la raison que comme d'un instrument de polémique au profit de la foi. Confusion pleine de périls et pour la philosophie et pour la théologie elle-même ! Mieux vaut renoncer à interroger la raison que de lui demander des réponses toutes faites, non pour se convaincre soi-même, mais pour convaincre ses adversaires. D'un autre cote, c'est faire bon marché de la foi que de mettre la raison à sa place, même pour assurer son triomphe. Balmès n'évite pas ce double écueil. Il fait entrer dans sa logique toute une démonstration de la religion catholique réduite aux points suivants: une révé- lation surnaturelle est possible ; elle est néces- saire ; elle a besoin, pour se conserver et pour se transmettre, d'une Eglise infaillible; l'Eglise ca- tholique peut seule s'attribuer ce caractère d'in- faillibilité; l'autorité de l'Église une fois recon- nue, toutes ses décisions exigent par elles-mêmes une soumission sans examen. Le rôle des apolo- gistes serait bien simplifié si quelques pagesd'une BALM — 149 — BALM démonstration purement rationnelle pouvaient leur suffire. Mais, quand on accorderait àBalmès tous les points qu'il croit avoir si aisément éta- blis, il n'éviterait pas l'examen particulier de tous les dogmes; car il reconnaît lui-même que la raison ne peut souscrire qu'aux dogmes où elle ne rencontre pas une impossibilité absolue. Aussi, sans se borner à invoquer l'infaillibilité générale de l'Église, il entraîne plus d'une fois la philosophie sur le terrain théologique; et bien qu'il se montre dans ces excursions moins témé- raire que plusieurs philosophes de la même école, elles sont loin de lui avoir porté bonheur. Il voit, dans le mystère de la Trinité, « le type sublime de la distinction nécessaire du sujet et de l'objet au plus profond de l'intelligence. » Si les trois personnes divines sont à la fois unies et distinctes comme le sujet et l'objet dans la connaissance, ou bien elles constituent des êtres différents, c'est-à-dire autant de dieux, ou bien leur unité se manifeste dans l'identité du sujet et de l'objet, c'est-à-dire dans l'identité universelle du pan- théisme. Sur le mystère eucharistique, Balmès n'est pas plus heureux. Il fait revivre, pour l'ex- pliquer, une des distinctions les plus subtiles et les plus obscures de la scolastique, celle de deux sortes de rapports entre les parties de l'étendue, les unes intrinsèques (ordo ad se), les autres sub- ordonnées à une certaine situation dans l'espace {ordo ad locum). Il oublie qu'il a ruiné d'avance cette distinction en identifiant l'étendue et l'es- pace : si l'espace occupé par un corps n'est que l'abstraction de son étendue même, que devien- nent ces rapports intrinsèques, dans lesquels se conserverait, sous les apparences d'un autre corps et en plusieurs lieux à la fois, tout ce qui consti- tue l'étendue réelle du corps divin? Comme tous les philosophes de la même école, Balmès a, pour la scolastique, une admiration départi pris, qui l'entraîne non-seulement à faire revivre des théories justement condamnées, mais souvent aussi à les dénaturer pour les concilier avec ses propres doctrines. C'est ainsi qu'après avoir combattu par d'excellents arguments le sen- sualisme moderne, il accepte le sensualisme scolastique comme faisant la part de l'activité propre de l'âme, grâce à l'intervention de l'in- tellect agent. Or lui-même reconnaît ailleurs que Y intellect agent n'est qu'un intermédiaire inutile, suscité par la fausse hypothèse des espèces intelligibles. Il se montre juste, en gé- néral, pour les grands philosophes de l'antiquité et des temps modernes ; mais, à partir du xvme siècle, il apporte dans ses jugements toute la partialité de son école. Il ne voit que des monu- ments de déraison dans les constructions de la métaphysique allemande, et il n'est pas même désarmé par le bon sens timide des Écossais. Quant à notre école spiritualiste et éclectique, il refuse d'y voir autre chose que le panthéisme germanique : « Si les philosophes universitaires sont, en France, les humbles disciples de M. Cou- sin, M. Cousin lui-même, à son tour, qu'est-il autre chose que le successeur de Hegel et de Schelling?» L'injustice de ce dernier jugement est d'autant plus manifeste que Balmès, dès qu'il se maintient sur un terrain philosophique, se rattache, par tout l'ensemble de ses théories, au spiritualisme fran- çais du xixe siècle. Sa méthode est la méthode psychologique, éclairée par le sens commun et par l'étude comparée des systèmes, et, dans cette étude, il professe un véritable éclectisme. « Quand tous les philosophes discutent, dit-il, c'est, en quelque sorte, le genre humain qui discute. » Et ailleurs : « En général, il est dangereux de traiter légèrement une opinion Que des intelligences de premier ordre ont défendue; si ces opinions ne sont pas toutes la vérité, il est rare qu'elles n'aient pas en leur faveur de fortes raisons et au moins une portion de la vérité. » Son éclectisme a d'ailleurs les mêmes antipathies et les mêmes préférences que l'éclectisme français. La polémi- que contre l'école de Condillac tient une grande place dans ses écrits philosophiques, et, après les scolastiques, dont il est le sectateur plutôt que le disciple, les philosophes qu'il cite le plus sou- vent et avec l'admiration la plus sympathique, sont les grands métaphysiciens du "xvir3 siècle, Descartes, Malebranche et Leibniz. Si l'on pouvait séparer dans Balmès le philo- sophe de l'homme de parti, le premier ne méri- terait guère que des éloges. C'est un esprit judi- cieux et élevé, qui sait honorer la raison et l'hu- manité. Il a même une certaine impartialité gé- nérale, trop souvent démentie malheureusement dans ses jugements particuliers. « Je suis loin de confondre, dit-il, l'esprit philosophique du der- nier siècle avec l'esprit du siècle présent; à mes yeux,, le panthéisme moderne n'est point un ma- térialisme pur, et jusque dans l'athéisme qui déshonore les doctrines de certaines écoles, il m'est doux de signaler des tendances spiritua- listes. » La Philosophie fondamentale contient toute la doctrine philosophique de Balmès. L'Art d'ar- river au vrai ou le Critérium n'est qu'un ma- nuel de logique pratique, entremêlé, comme la Logique de Port-Royal, de réflexions morales. Des pensées ingénieuses, parfois profondes, pres- que toujours dictées par un bon sens élevé, y sont développées dans un style élégant, mais un peu diffus. L'auteur y suit le mouvement de sa pen- sée, sans s'attacher à un ordre didactique. Un chapitre sur le choix d'une carrière se place entre une théorie de l'attention et des considérations métaphysiques sur la possibilité et sur l'existence. Nulle question n'est approfondie dans ses princi- pes, et si quelques pages affectent un caractère spéculatif et abstrait, elles ne servent qu'à relier entre eux, souvent d'une façon peu heureuse, les conseils et les exemples pratiques auxquels l'ou- vrage emprunte tout son prix. Balmès a suivi, dans la Philosophie fonda- mentale, l'ancienne division de la philosophie en Logique, Métaphysique et Morale. Il traite, dans le premier livre, de la certitude, dans les sui- vants, des sensations, de l'étendue et de l'espace, des idées, de l'idée de l'être, de l'unité et du nombre, du temps, de l'infini, de la substance, de la nécessité et de la causalité. Le dernier li- vre se termine par des principes de morale, rat- tachés à l'idée de causalité libre. Il n'y a point de place spéciale pour la psychologie, mais elle rem- plit et anime en réalité toutes les parties de l'ou- vrage. Balmès pose la certitude comme un fait, qu'il s'agit non d'établir, mais d'expliquer. Repoussant un critérium unique, il distingue trois sources de certitude : la conscience, pour les faits inté- rieurs ; l'évidence, pour les vérités idéales; et Yinstinct intellectuel, pour le passage des_ faits de conscience et de l'ordre. idéal aux réalités ex- térieures. La conscience et l'évidence sont réunies dans le Cogito de Descartes, que Balmès analyse et justifie avec une certaine profondeur, mais au- quel il reproche, comme Maine de Biran, de mê- ler deux principes distincts : un simple fait de conscience, et une proposition idéale, a savoir le rapport universel et nécessaire de la pensée avec l'existence. Quant à l'instinct intellectuel, il est aisé d'y reconnaître, bien que Balmès n'en dise rien, le sens commun et les principes constitutifs de l'entendement des Écossais «ARB — 150 — BARB La théorie de la perception est également tout écossaise, sauf une tentative assez malheureuse pour attribuer à la vue la perception complète de l'étendue, dans le but de faciliter l'explication de l'Eucharistie, en écartant de l'essence de la matière l'idée d'impénétrabilité. Sur l'espace et le temps, sur la nature des corps, sur les idéesinnées, Balmès suit en général les traces de Leibniz. Il ne voit dans l'espace et dans le temps que des rapports de coexistence et de succession, soit dans l'ordre réel, soit dans l'ordre idéal. Sous ces rapports, il incline à placer, quoique avec une certaine hésitation, des forces simples ou des monades. Il rejette l'expression d'idées innées. mais il admet dans l'intelligence une activité innée, inhérente à tous les esprits et qui consti- tue la raison universelle, et il lui donne pour objet propre l'idée de Dieu, à laquelle il ramène toutes les conceptions idéales. Son ontologie a, dans la forme, quelque chose d'hégélien. Elle se résume dans les combinaisons des idées d'être et de non-être, par lesquelles il explique les idées de nombre, de temps, d'infini et de fini, de sub- stance et d'attribut, de cause et d'effet. Mais son bon sens ne se perd pas dans l'abstrait ; il revient promptement à l'observation psychologique, et elle lui fournit une excellente démonstration de la substantialité et de la causalité du moi, et une réfutation non moins solide du panthéisme. La morale de Balmès est celle de Malebranche. Elle a pour principe l'amour de Dieu et de toutes les choses que Dieu aime, dans l'ordre même où il les aime, c'est-à-dire suivant leurs degrés de perfection tels qu'ils sont représentés dans l'en- tendement divin : théorie très-élevée, mais qui a le tort de faire reposer le devoir sur un senti- ment, l'amour de Dieu, et de le subordonner à la connaissance toujours incomplète de l'ordre uni- versel. Balmès, on le voit, n'a point édifié un système original. Sa philosophie ne se compose guère que d'emprunts à tous les philosophes spiritualistes. Elle n'en tient pas moins une place très-honora- ble dans le mouvement philosophique du xixe siè- cle, comme le plus remarquable effort qui ait été tenté en Espagne depuis la Benaissance, pour y ranimer les études métaphysiques. Quoique peu sympathique à l'état présent de sa patrie, Bal- mès se plaisait à y reconnaître des symptômes évidents de renaissance : « Malgré le trouble du temps, disait-il, il s'opère dans mon pays un dé- veloppement intellectuel dont on connaîtra plus tard la portée. » On peut consulter sur la philosophie de Balmès une étude de M. de Blanche -Baf fin : Jacques Balmès, sa vie et ses ouvrages, Paris, 1860, et un article de M. Emile Beaussire {Revue moderne du 10 décembre 1869). Ém. B. BARALIPTON. Terme de convention mné- monique, par lequel les logiciens désignaient un des modes indirects de la première des trois fi- gures du syllogisme reconnues par Aristote. La dernière syllabe de ce mot n'a aucun sens, elle est ajoutée pour la mesure du vers mnémonique, usité dans l'École : Barbara, Celarent, Darii, Ferio, Bara! Voy. la Logique de Port-Royal, 3" partie, et l'ar- ticle Syllogisme. Barbara. Terme mnémonique de conven- tion dans lequel les logiciens désignaient un des modes de 1 1 première figure du syllogisme, le plus parfait et le type de tous les autres. Voy. la Logique de Port-Royal, 3* partie, et l'article Syl- MK. BARBARI. Terme de convention mnémoni- que, paT lequel les logiciens désignaient un des modes de la quatrième figure du syllogisme. Voy. li Logique de Port Royal, '.ir pari l'article Syllogisme. barbeyrac (Jean), né à Béziers en 1674, d'une famille calviniste, est un de ces réfugiés français dont la révocation de l'édil do Na enrichit les pays protestants, la Suisse, la Hol- lande et surtout la Prusse. Il pn l.elles lettres au collège français de Berlin, l'histoire et le droit civil à Lausanne, le droil public à Gro- ningue. Il mourut dans cette dernière ville en 1744. Il était membre de l'Académie royale des sciences de Prusse. 11 a rendu service à l'un' branches de la philosophie, le droit naturel, par ses traductions de Grotius, de Pufendorf, de Cuni- berland, de Noot (voy. ces nom»), et par les pré- faces et les notes dont il les a accompagnées. La préface qu'il a mise en tête du traite de Pufen- dorf, du Droil de la nature et des gens, est un véritable ouvrage, dans lequel il passe en revue tous les systèmes de morale anciens et modernes, avec un grand luxe de citations, mais peu de critique. Les Pères de l'Église y sont juges avec une sévérité, que Barbeyrac dépassa encore dans son célèbre traité de la Morale des Peines. Quel- ques vues théoriques se mêlent à ces considéra- tions historiques. Il suit, en général, les prin- cipes de Locke plutôt que ceux de Descartes, bien qu'il emprunte à ce dernier une de ses théories les moins heureuses, celle qui fait ren- trer le jugement dans la volonté. Il repousse les idées innées, et, comme Locke, il ramène les idées morales à des rapports de convenance, fondés sur la nature des actions humaines. Ces rapports constituent le bien et le mal, mais non la loi morale ; car il ne s'y attache un caractère obligatoire qu'en vertu d'un commandement di- rect de la volonté divine, naturellement révélé à la conscience. Barbeyrac insiste dans presque tous ses écrits sur cette théorie de l'obligation, dont le germe se trouve dans Pufendorf et dans Locke lui-même, mais confusément et avec des contra- dictions manifestes. Il l'a défendue contre Leib- niz dans un écrit spécial, qui est le meilleur de ses titres comme philosophe. Leibniz avait vive- ment attaqué le système de Pufendorf, dans une lettre à Gérard Molanus, publiée d'abord sans nom d'auteur. Barbeyrac traduisit cette lettre, et il l'inséra, avec ses propres remarques, à la suite de sa traduction du petit traité de Pufendorf, des Devoirs de l'homme et du citoyen. Il ac- corde à Leibniz que l'obligation est toujours con- forme aux principes de la raison. Il reconnaît que le bien et le juste n'ont rien d'arbitraire, et il les dégage de toute considération d'utilité, soit personnelle, soit sociale. Mais il distingue entre l'idée et le fait même de l'obligation. Si l'idée de l'obligation est une conception de la raison, ou plutôt de la conscience, le fait de l'obligation consiste dans un commandement, qui ne peut être que l'acte d'une volonté. Or la seule volonté à laquelle toutes les volontés particulières soient soumises, et dont tous les ordres soient nécessai- rement l'expression de la droite raison, c'est la vo- lonté de Dieu. En vain objecte-t-on qu'il y a des règles de morale reconnues et observées par les a Unes; ce ne peut être qu'une morale très-im- sur des idées de convenance plus ou moins exactes, mais suis caractère obli- beyrac aurait pu répondre plusjustc- menl qu'on peut reconnaître l'obligation sans la rapportera sa véritable source, de même qu'on ne nie pas l'existence des choses, parce qu'on re- fuse d'admettre un Dieu créateur. Quant au fond de sa théorie, elle ne se sépare qu'en apparence d s doctrines philosophiques qui ont repoussé avec le plus de force la volonté divine comme fondement de l'obligation morale; car ces doc- BARB — 151 — BARD tri nés n'ont en vue qu'une volonté arbitraire, qui détruirait la distinction absolue du bien et du mal. Leibniz lui-même, dans la lettre que Barbeyrac a prétendu réfuter, proclame que les hommes forment une seule société sous le gou- vernement de Dieu. Kant définit l'obligation un impératif de la raison pure, considérée comme pratique, c'est-à-dire comme investie de la fa- culté de commander, ce qui l'assimile à la vo- lonté, et, quand il a établi l'existence de Dieu, comme un postulat nécessaire de la raison pra- tique, il n'hésite pas à rapporter le devoir à la volonté divine, qui seule y attache une sanction. Si Barbeyrac maintient la dépendance de la mo- rale à l'égard de la religion naturelle, il exclut cependant de la considération de l'obligation l'idée de l'immortalité de l'âme et des peines à venir. Il distingue, avec une netteté dont on ne rouverait guère d'exemple avant Kant, entre le devoir lui-même et les mobiles qui peuvent en- gager à l'accomplir. L'immortalité de l'âme est un de ces mobiles ; mais, lors même qu'on l'écar- terait, l'obligation ne perdrait rien de sa force. Il devance aussi une autre distinction de Kant : celle des devoirs de droit, bornés aux actes exté- rieurs, et des devoirs de vertu, qui ne regardent que le for intérieur, et qui échappent à toute sanction civile. Cette distinction indiquée dans sa réponse à Leibniz, est développée dans deux discours sur la permission et sur le bénéfice des lois, qu'il a insérés également à la suite de sa traduction de l'abrégé de Pufendorf. Il y établit que les lois ne sont pas la mesure du juste, non- seulement parce qu'elles peuvent être injustes, mais parce qu'elles n'embrassent que les devoirs qui intéressent l'ordre social. Il ne faut donc pas se prévaloir, contre le témoignage clair et posi- tif de la conscience, des permissions qu'elles ac- cordent et des droits qu'elles confèrent. Dans les notes qu'il a jointes aux ouvrages de Grotius et de Pufenforf, Barbeyrac a éclairé plu- sieurs questions de droit naturel, entre autres celle de la propriété, qu'il fonde, non pas sur le fait physique de l'occupation et de la possession, mais sur l'acte moral de la volonté, par lequel l'homme s'empare de ce qui n'est à personne, pour en faire un usage intelligent et libre. Il re- pousse l'assimilation féodale entre la propriété et la souveraineté politique. Cette dernière n'est fondée que sur le consentement exprimé ou ta- cite des peuples, et il leur appartient d'en modi- fier les conditions, et d'en empêcher l'abus, dus- sent-ils recourir à l'insurrection, à défaut de garanties légales. Le consentemeut des peuples lui paraît nécessaire, même en cas de conquête : autrement la prise de possession du pays conquis n'est que la continuation de l'état de guerre, et elle autorise toujours tous les moyens de ré- sistance que les vaincus ont encore en leur pou- voir. Enfin il rejette, avec Pufendorf, le droit des gens arbitraire, admis par Grotius et par Leibniz : les principes du droit des gens sont ceux du droit naturel, et, quant aux conventions ou aux traités, leur force est tout entière dans les maximes du droit naturel qui défendent de violer un engagement librement contracté. Sa théorie de la famille est moins acceptable. Il fait dé- river les devoirs du mariage des engagements arbitraires des époux; d'où il infère la légitimité du divorce par consentement mutuel et de la polygamie elle-même. Il ne conteste pas aux pères le droit de vendre leurs enfants. Il ne faut pas oublier que l'esclavage est admis par Leib- niz lui-même, ainsi que par presque tous les au- teurs qui ont traité du droit naturel jusqu'au mi- lieu du xvmc siècle. Barbeyrac montre en général un esprit net, j judicieux, libéral, suffisamment versé dans les matières philosophiques et leur faisant une large part dans les études spéciales auxquelles il a consacré sa vie. Son style est clair, mais peu élégant et d'une prolixité souvent fastidieuse. Les meilleures éditions des traductions de Barbeyrac sont : 1' pour le traité du Droit de la nature et des gens, de Pufendorf celles d'Amsterdam, 1720 et 1734, 2 vol. in-4, et de Londres, 1740, 3 vol. in-4: 2° pour l'abrégé de Pufendorf, avec les opuscules qu'y a joints le traducteur, celle de 1741, 2 vol. in-12; 3" pour le traité de Grotius, du Droit de la paix et de la guerre, celles d'Amsterdam, 1724 et 1729, et de Baie, 1746, 2 vol. in-4. On peut consulter sur la philosophie de Barbey- rac une thèse de M. Beaussire, du Fondement de l'obligation morale, Grenoble. 1855. Ëm. B. BARCLAY (Jean). Il naquit en 1582, à Pont-à- Mousson, où son père, l'Écossais Guillaume Bar- clay, enseignait avec distinction le droit, après avoir quitté son pays par suite de la chute de Marie Stuart, sa bienfaitrice. Les jésuites, sous la di- rectio î desquels il fit ses premières études dans le collège de sa ville natale, ayant remarqué en lui des facultés peu communes', essayèrent de le gagner à leur ordre; mais, voyant leurs offres repoussées, leur faveur se changea bientôt en persécutions. En 1603, le jeune Barclay partit avec son père pour l'Angleterre, où il ne tarda pas à attirer sur lui l'attention de Jacques Ier. Il mourut à Rome en 1621. Les ouvrages sur les- quels se fonde principalement sa réputation ap- partiennent à la politique et à l'histoire; mais il est aussi l'auteur d'un écrit philosophique inti- tulé Icon animarum (in-12, Londres, 1614). Dans ce petit livré, d'ailleurs plein de fines ob- servations et composé dans un latin assez pur, on chercherait en vain quelque chose qui res- semblât à de la psychologie. Il ne contient qu'une sorte de classification des intelligences et^ des peintures de caractères, d'après des consi- dérations purement extérieures. L'auteur veut prouver que nos facultés intellectuelles et mo- rales varient suivant les âges, les pays, les grandes époques de l'histoire, les constitutions individuelles et les positions sociales. Dans ce but il passe en revue les différentes physiono- mies par lesquelles se distinguent entre eux les peuples anciens et modernes, et celles que nous présentent les individus dans les diverses classes de la société, dans les professions les plus importantes. Voici la liste des autres ouvra- ges de Jean Barclay : Euphormionis Satyricon, in-12, Lond., 1603; — Histoire de la conspiration des poudres, in-12, Lond., 1605; — Argents, Paris, 1621. Le premier de ces trois écrits est, sous la forme d'un roman, une satire politique principalement dirigée contre les jésuites. Le dernier est une allégorie politique sur la situa- tion de l'Europe, et particulièrement de la France au temps de la Ligue. BARDESANE d'Ëdesse, voy. Gnosticisme. BARDILI (Christophe-Godefroi), né à Blau- beuren en 1761, d'abord répétiteur de théologie, puis professeur de philosophie dans plusieurs éta- blissements. Il mourut en 1806.11 eut la préten- tion de réformer la philosophie en la ramenant à une sorte de logique mathématique qui rap- pelle les idées de Hobbes sur ce sujet, mais qui fait surtout pressentir la logique de Hegel. Il at- taque avec une extrême violence les doctrines de Kant, de Fichte et de Schelling; il prétend que la philosophie allemande est très-malade, et ne voit d'autre moyen de la sauver que l'analyse raisonnée de la pensée. Voici les principaux ré- sultats de son travail. BARD — 152 — BATT Le principe suprême de toute science, de toute philosophie, est le principe d'identité logique ou de contradiction, principe qui doit servir aussi de pierre de touche pour reconnaître la vé- rité d'une proposition quelconque. D'où il suit deux choses : la première, qu'il n'Y a. que des vérités logiques, c'est-à-dire des vérités qui ne concernent que le rapport des idées entre elles, et non point le rapport des idées aux choses ; à moins toutefois que l'identité logique ne puisse être convertie en une identité réelle ou méta- physique. L'autre conséquence de ce principe, c'est que tout ce qui n'implique pas contradic- tion est vrai. Mais si l'identité logique n'est pas la même que l'identité ontologique ou réelle, l'absence de toute contradiction ne permettra de conclure qu'une vérité logique, et point du tout une vérité réelle. Or une vérité logique, par opposition à une vérité réelle, n'est pas autre chose qu'une pure possibilité, et même une possi- bilité subjective ou formelle, et non une possibi- lité intrinsèque ou tenant de la nature même des choses, de leur essence la plus intime. Bardili a fort bien aperçu la difficulté, et, comme il ne peut se résigner à reconnaître que des vérités de l'ordre logique, il applique aussi son principe aux vérités métaphysiques, et en déduit cet autre principe moins élevé, à savoir, que rien de ce qui implique contradiction n'existe, et que tout ce qui n'implique pas contradiction (tout ce qui est possible) existe réellement. Il n'est pas nécessaire de relever ce qu'il y a d'erroné dans une semblable assertion. Mais nous ferons remarquer que cette erreur a son origine dans le point de départ purement logique de l'auteur, dans la prétention de faire du prin- cipe de contradiction le critérium de toute vé- rité. Bardili a cru pouvoir s'élever de l'identité lo- gique à l'identité métaphysique, en faisant con- sister toutes les fonctions" de la pensée dans la conception du rapport qui unit les deux termes des jugements, et que nous exprimons par le verbe être. Il prouve bien que, considéré en lui- même, ce rapport est constant, universel ; mais il conçoit en même temps que par lui seul il ne constitue pas la connaissance proprement dite, et que, d'un autre côté, admettre les termes du ju- gement parmi les données de l'intelligence, c'est tomber dans le variable, le contingent ; c'est sortir de la ligne qu'on s'était tracée en voulant faire dériver toute la philosophie du principe d'identité. En deux mots, si Birdili reste fidèle à son principe d'identité, il n'a qu'une forme vide, sans réalité, et la théorie de la coyinaissance est impossible; si, au contraire, il tient compte de la matière déterminée, diverse, ou des termes va- riables de nos jugements, il s'écarte de son prin- cipe et des conséquences qui en découlent. C'est ce dernier parti que prend l'auteur, mais en fai- sant mille efforts pour dissimuler sa marche in- conséquente. Cette doctrine n'est donc pas. comme le croyait Reinhold, qui s'y était laisse prendre, un réalisme rationnel, mais tout sim- plement un idéalisme qui dégénère, par incon- séquence, en réalisme. Cette transition vicieuse s'est opérée au moyen d'une double confusion : l'être logique a été converti en un être réel, et la matière de la pensée en une matière véritable. Celle-ci s'est ensuite déterminée en minéral, en plante, en animal en homme, en Dieu. Bardili prétend prouver la réalité de l'espace et du temps, par la raison que les animaux, dont sans doute il Buppose l'âme exemple de certaines lois de notre faculté perceptive, ont aussi les no- tions de temps et d'espace. Les ouvrages laissés par Bardili sont ■ Époques des principales idées philosophiques , in-8, lrc partie, Halle, 1788; — Sophylus, ou Mora- lité et nature considérées comme les fondements delà philosophie, in-8, Stuttgart, I794j — l'hi- losophie pratiijuc générale, in-8, Stuttgart, 17!).") ; — des Lois de l'association des idées. Tubingue; 1796; — Origine des idées de l'im- mortalité et de la transmigration des âmes, Revue mensuelle de Berlin, 2° liv., 1792; — de l'Origine de Vidée du libre arbitre, in-8, Stutt- 1796; — Lettres sur Yoriginede lu méta- physique. in-8, Altona, 1798; — Philosophie élémentaire, in-8, 2' cahier, Landshut. 1802- 180 '<: — Considérations critiques sur Vetal ae tuel de la théorie de la raison, in-8, Landshut, 1803 : — Correspondance de Bardili et de Rein- hold sur l'objet de la philosophie et sur ce qui i dehors de la spéculation, in-8, Munich, 1804. — Son principal ouvrage est V Esquisse de li logique première, purgée des erreurs qui l'ont généralement défigurée jusqu'ici, partir u- lièrement de celles de la logigue de Kant ■ ou- vrage exempt de toute critiqua, mais qui ren- ferme une Medicina mentis } destinée principale- ment à la philosophie critique de l'Allemagne, in-8, Stuttgart, 1800. J.T. BAROCO. Terme mnémonique de convention, par lequel les logiciens désignaient un des modes de la seconde figure du syllogisme. C'est de ce terme qu'a été formé vraisemblablement le mot baroque. Voy. la Logique de Port-Royal, 3e par- tie, et l'article Syllogisme. BASEDOW (J. Bernard), né à Hambourg en 1723, mort en 1790, philanthrope et pédagogue, auteur de plusieurs ouvrages dans lesquels il propose comme critérium pratique du vrai ou de la vraisemblance, le bonheur, l'assentiment intérieur et l'analogie : Philaléthie ou nouvelles considérations sur la vérité et la religion ra- tionnelle jusqu'aux limites de la révélation. Altona, 1764, in-8; — Système métaphysique de la saine raison, ibid., 1765, in-8; — Philosophie pratique pour toutes les conditions de la so- ciété, Dessau, 1777, 2 vol. in-8. Tous ces ouvrages sont écrits en allemand. BASILIDE. On connaît trois philosophes de ce nom : un épicurien, qui vécut vers la fin du ni* siècle avant J. C. ; un stoïcien, contemporain de Dion Chrysostôme et de Sénèque; un gnosti- que d'Alexandrie, au nc siècle après J. C. BASSUS AXJFIDIUS est un [philosophe épi- curien contemporain de Sénèque, qui seul nous a transmis son nom dans une de ses lettres {epist. xxx), où il nous fait l'éloge le plus pom- peux de sa patience et de son courage en pré- sence de la mort. Quant aux opinions parti- culières de Bassus, si toutefois il a été autre chose qu'un philosophe pratique, elles nous sont totalement inconnues. BATTEUX (Charles), écrivain français, né en 1713, mort eu 1780, est surtout connu par des ouvrages de rhétorique qui après avoir été en grand crédit sont aujourd'hui très-oubliés. Mais il a composé plusieurs traités qui touchent à la philosophie. Sans parler de La Morale d'Épicure tirée de ses propres écrits, Paris, 1758, on doit mentionner son Histoire des causes premières, exposé sommaire des pensées des philosophes sur le principe des êtres, Paris. 1769, et les Beaux-Arts réduits à un même principe, Paris, I7'i(>. Ces doux écrits sans prétention ne sont pas absolument sans mérite. Dans le premier, l'abbé Batteux divise en trois époques toute l'histoire de la philosophie, et se propose dans ses courtes notices de fournir « des espèces de précis ou de résultats pour ceux qui veulent savoir à peu près. » Dans ces limites, on peut dire qu'il a BAUM 153 — BAUM réussi autant qu'on le pouvait alors : il est curieux de voir comment un homme instruit se représentait en ce temps le système de Platon ou celui d'Aristote, et, franchement, Batteux ne les entend pas trop mal. Il a parfois des ré- flexions qui ne manquent pas de profondeur, et il comprend assez exactement l'enchaînement des doctrines. Un esprit tout à fait médiocre n'aurait pas écrit cette pensée : « Otez au Dieu de Zenon l'intelligence et le sentiment, qui dans le fait lui étaient inutiles pour la formation et la conservation des êtres, et vous avez le natu- ralisme de Straton. » La doctrine qui s'accuse dans ces pages est celle d'un spiritualisme tem- péré, qui a peur des hypothèses, mais non pas de la liberté, et qui ne veut pas « se perdre dans l'abîme des causes métaphysiques. » Dans le second ouvrage, que l'on appellerait main- tenant un traité d'esthétique, Batteux soutient que les arts ne subsistent que par l'imiîation ; mais il se demande où ils trouveront leur modèle. Dans la nature sans doute, mais à condition de ne pas la copier, c'est-à-dire suivant sa très- juste expression, dans la belle nature : « Ce n'est pas le vrai qui est, mais le vrai qui peut être, le beau vrai, qui est représenté, comme s'il existait réellement et avec toutes les perfections qu'il peut recevoir-. » Mais pour se le représenter ainsi, il faut être inspiré, et outre les dons de l'esprit, posséder « surtout un cœur plein de feu noble, et qui s'allume aisément à la vue des objets. Voilà la fureur poétique; voilà l'enthou- siasme, voilà le Dieu ! » Sans doute il n'y a en tout cela rien de bien original ; mais un livre qui contient des analyses exactes, exposées en style simple et clair, est toujours bon à lire, et peut- être a-t-on trop définitivement jugé que Batteux a vieilli, et qu'il n'y a dans ses œuvres que des lieux communs de littérature. E. C. BAUMEISTER (Frédéric-Chrétien), né en 1708, mort en 1785, recteur à Gœrlitz. Il suivait la philosophie de Leibniz et de Wolf, tout en re- gardant l'harmonie préétablie comme une hypo- thèse. Il présenta les raisons qui la défendent et les objections qu'elle soulève d'une manière assez complète et assez impartiale. Ses ouvrages élémentaires ont été utiles. Il donnait beaucoup de définitions, les expliquait et les éclaircissait par des exemples généralement bien choisis. Comme Wolf, il eut le tort de vouloir tout dé- montrer. C'était la méthode du temps et de l'école. Ses écrits, maintenant peu recherchés, sont : Philosophia defmitiva, h. e. Deflnitiones philosophicœ ex systemate libri baronis a Wolf in unurn collectée, in-8, Wittemb., 1735 et 1762; — Historia doctrines de mundo optimo, in-8, Gœrlitz, 1741 ; — Instilutiones metaphysicce rne- thodo Wolfii adornatee, in-8, Wittemb., 1738, 1749, 1754. BAUMGARTEN (Alex.-Gottlieb), né en 1714 à Berlin, étudia la théologie et la philosophie à Halle, où il enseigna lui-même. Il occupa ensuite une enaire de philosophie àFrancfort-sur-1'Oder, et mourut dans cette ville en 1762. Baumgarten fut un disciple de Leibniz et de Wolf. Il se montra, plus encore que Wolf, partisan déclaré de la monadologie et de l'harmonie préétablie. Seulement il chercha à concilier cette dernière hypothèse avec celle de l'influx physique, ce qu'il ne fit pas sans mériter le reproche de con- tradiction. Il montra d'ailleurs un talent assez remarquable de combinaison logique. Le prin- cipal service qu'il a rendu à la philosophie, c'est d'avoir le premier séparé la théorie du beau des sciences philosophiques, avec lesquelles elle avait été confondue jusqu'alors, et d'en avoir fait une science indépendante. Il essaya d'en tracer le plan et d'en expliquer les parties prin- cipales ; mais son travail est resté incomplet. On a eu tort de regarder Baumgarten comme le fondateur, de l'esthétique. Ce titre est acquis et doit rester à Platon. Sans doute, l'auteur de Phèdre et de VHippias a eu tort d identifier le beau avec le bien ; mais il n'en a pas moins fait de l'idée du beau l'objet d'une étude spéciale, et il a pénétré dans cette analyse à une profondeur qui laisse bien loin derrière lui Baumgarten, et tous les autres disciples de Wolf qui se sont occupés du même sujet. La faiblesse du point de vue de Baumgarten se trahit déjà dans la dénomination même qu'il donne à la science du beau. Il l'appelle esthétique, parce qu'il con- sidère le beau comme une qualité des objets qui s'adresse aux sens, et que, pour lui, l'idée du beau se réduit à une perception confuse, c'est-à- dire à un sentiment. Dans le système de Wolf, la clarté n'appartient qu'aux idées logiques. Le sentiment du beau n'est donc pas susceptible d'être déterminé par des règles fixes. Il se trouve ainsi que cette science nouvelle, qui vient d'être tirée de la foule, n'a été, pour ainsi dire, éman- cipée que pour être placée dans une condition inférieure, et se voir refuser jusqu'à son titre même de science. Le formalisme de Wolf a em- pêché Baumgarten de comprendre la véritable nature de l'idée du beau et la dignité de la science qui la représente. — On sait que la morale de Wolf repose sur l'idée du perfection- nement. Baumgarten applique ce principe à l'es- thétique ; mais en même temps il le modifie. Autrement, ce n'était pas la peine d'avoir séparé la théorie du beau de celle du bien; l'esthétique rentrait de nouveau dans la morale, l'ancienne confusion subsistait. Voici la différence qu'établit Baumgarten : la perfection, selon Wolf, consiste dans la conformité d'un objet avec son idée (par idée il faut entendre la conception logique qui sert de base à la définition). La perfection ne peut donc être saisie que par l'entendement, qui contient toutes les hautes facultés de l'intei- ligence; elle échappe aux sens. Or le beau, c'est la perfection telle que les sens peuvent la per- cevoir, c'est-à-dire d'une manière obscure et confuse. Une pareille perception ne peut produire une connaissance rationnelle (c'est la perception confuse de Leibniz et de Wolf). Les facultés qui sont en jeu dans la considération du beau sont donc d'une nature inférieure, et Baumgarten va jusqu'à définir le génie, les facultés infé- rieures de l'esprit portées à leur plus haute puis- sance. Il est facile de découvrir une première contra- diction dans cette théorie. Si la perfection con- siste dans un rapport de conformité entre l'objet et son idée, l'idée, ainsi que le rapport, ne peu- vent être saisis que par une opération de l'esprit qui sépare les deux termes et s'élève jusqu'à la notion abstraite. Alors la perception cesse d'être confuse ; mais le beau disparaît, il rentre dans le bien. En second lieu, la beauté n'est pas réelle- ment dans les objets, elle n'est que dans notre esprit. Ce n'est pas une qualité de l'objet, mais une manière de voir du sujet qui le considère. Baumgarten, pour échapper à ces conséquences, admet une perfection sensible; mais c'est une autre contradiction ; il ne peut y avoir de perfec- tion pour les sens, puisque ceux-ci sont incapa- bles de saisir l'idée. Dans le système de Wolf, la différence entre le fond et la forme, l'idée et sa manifestation extérieure, n'existe pas non plus au sens que l'on a donné depuis à ces termes. La perfection sensible n'est donc pas la manifesta- tion sensible d'une idée qui constitue l'essence d'un objet beau; il faut seulement supposer qu'en BAUT — 154 — i:\ri percevant un objet par les sens, nous songi vaguement à son idée. Ainsi, en analysant '. du beau, on trouve une conception obscure mê- lée à une perception sensible ; mais c'est une sim- ple concomitance. Le lien qui unit les deux ter- mes de la pensée n'est pas mieux marqué que le rapport de l'élément sensible et de l'élément idéal dans l'objet. D'ailleurs, l'idée n'est qu'une abstraction logique. — Les successeurs de Bunn- garten, comme il arrive lorsqu'un principe est vague et mal déterminé, essayèrent de le préci- ser ; les uns les firent rentrer dans celui de la conformité à un but. Kant a démontré la faus- seté de cette définition (voy. Beau). D'autres s'attachèrent à l'élément sensible; dès lors il ne fut plus question que de beauté sensible ou cor- porelle. La beauté spirituelle se trouve exclue de la science du beau ; néanmoins, la théorie de Baumgarten n'est pas complètement fausse ; il a entrevu la vraie définition du beau, lorsqu'il a reconnu que le beau se compose de deux élé- ments combinés dans un rapport que la raison seule ne peut saisir, et qui exige le concours des sens. Il a ainsi frayé la voie à des théories plus profondes et plus exactes. Les principaux ouvrages de Baumgarten sont : Philosophia generalis, cum dissertatione proœ- rniali de dubitatione et cerlitudine, in-8. Halle, 1770; — Metaphysica, in-8, Halle, 1739; — f'thica philosophica , in-8, Halle, 1740; — Jus naturœ, in-8, Halle, 1765; — de Nonnullis ad Poema perlinenlibus, in-4, Halle, 1735; — jEsthetica, 2 vol. in-8, Francfort-sur-1'Oder, 1750 et 1759. Ce dernier ouvrage est resté ina- chevé. C. B. BAUTAIN (Louis-Eugène-Marie, abbé) naquit à Pans le 17 février 1796. Entré à l'École nor- male en 1813, il eut pour maître M. Cousin, de quatre ans plus âgé que lui, et pour condisciples Jouffroy et Damiron. Il partageait toutes les idées qui faisaient la base de l'enseignement philoso- phique de 1 École normale, quand il entra en 1816 dans l'a carrière de l'enseignement pu- blic. Nommé d'abord professeur de philoso- phie au collège de Strasbourg, il ne tarda pas à être appelé avec le même titre à la Faculté des lettres de cette ville. Il occupa simultané- ment les deux chaires jusqu'en 1830. Dans l'une et l'autre il exerça sur la jeunesse un grand as- cendant par l'éloquence de sa parole et la variété de ses connaissances. M. Bautain, profitant de son séjour^ dans une ville qui réunissait toutes les Facultés, avait ajouté à son titre de docteur es lettres le doctorat es sciences, en médecine, en droit et en théologie. Gagné par le mouvement religieux qu'avaient que en France, sous laRestauration, les écrits de de Maistre, de de Bonald et de Lamennais. Bau- tain se détacha des opinions de M. Cousin et de toute doctrine philosophique indépendante des dogmes de la foi. Mais il ne se contenta pas de se soumettre à l'autorité de l'Église, il voulut de- venir un de ses ministres et de ses apôtres. Il entra dans les ordres en 1828, signala son zèle par d'éclatantes conversions, notamment celles de plusieurs israélites appartenant aux familles les plus distinguées de Strasbourg, et sans quit- ter ses fonctions universitaires, fut nommé cha- noine de la c ithédrale et directeur du petit sé- minaire. A toutes ces dignités il joignit en 1838 celle de la Faculté des lettres. 11 se dé- mit de ce titre en 1849 et fut nommé vicaire gé- néral du diocèse de Paris. En 1853, après avoir obtenu de grands succès comme prédicateur. r fait à Notre-Dame des conférences très-suivies sur la religion et la liberté, il fut Chargé du cours de théologie morale à 1a Fa- culté de théologie de Paris. 11 esl mort le 18 oc- tobre 1867. En renonçant au I de la raison, Bautain n'a er à la philoso- phie. U s'est efforcé, au contraire, de justifier par des arguments et des spéculations philosophiques son adhésion à tous les dogmes religieux et à l'enseignement traditionnel de l'Église. C'est au nom même de la raison qu'il a abaissé la raison devant la révélation. 11 s'est fait un système où la philosophie et la théologie, absolument con- fondues, ne forment plus qu'un seul corps de doctrine. Voici les traits essentiels de ce sys- tème tel qu'il est exposé dans les trois princi- paux ouvrages de l'abbé Bautain : la Pniloso- ]>hie du Christianisme (2 vol. in-4, Strasbourg, 1833) ; la Psychologie expérimentale (2 vol. in-8, Strasbourg. 1839); rééditée plus tard sous un au- tre titre : l'Esprit humain et ses facultés (2 vol. in-8, Paris, 1859): et la Philosophie morale (2 vol. in-8, Paris, 1852). « Ce qu'on veut bien appeler ma philosophie, dit Bautain dans la dédicace de sa Psychologie expérimentale, n'est que la parole chrétienne scientifiquement expliquée. » Voilà le but qu'il se propose indiqué en quelques mots ; mais ces mots appellent un éclaircissement que l'on trou- vera dans les lignes suivantes : « La parole sa- crée doit fournir au vrai philosophe les princi- pes, les vérités fondamentales de la sagesse et de la science; mais c'est à lui qu'il appartient de développer ces principes, de mettre ces vérités en lumière ; en d'autres termes, de les démon- trer par l'expérience en les appliquant aux faits de l'homme et de la nature, donnant ainsi à l'intelligence l'évidence de ce qu'elle avait d'a- bord admis de confiance ou cru obscurément {Discours préliminaire, p. 88).» C'est la géné- ralisation systématique de ces paroles de saint Anselme de Cantorbery : Fides guœrens inlellec- tum. Et pourquoi faut-il procéder de cette façon? Pourquoi devons-nous chercher les principes et les vérités fondamentales de la philosophie dans les livres saints au lieu de les chercher en nous- mêmes, au lieu de les demander à la raison? Parce que la raison, comme nous l'apprend Kant, dont l'abbé Bautain tient la doctrine pour parfaitement démontrée dans les limites où il la croit utile à son propre système ; la raison ne nous apprend rien des choses en elles-mêmes; elle nous donne seulement les lois suivant les- quelles nous pouvons observer, juger et classer dans notre entendement les phénomènes de la nature et de la conscience. Voilà donc le scepti- cisme pris pour base du dogmatisme, et, qui plus est, d'un dogmatisme chrétien. Cette difficulté , ou pour l'appeler de son vrai nom, cette contradiction, Bautain croit l'écarter en supposant l'existence d'une faculté supérieure à la raison, et que seul il investit du privilège de nous mettre en communication avec Dieu et les purs esprits. A cette faculté transcendante, il donne le nom d'intelligence. Le philosophe ita- lien Gioberti, en reconnaissant une faculté ana- logue; l'appelle plus justement la surintelligence (sovrinlelligenza). Si l'intelligence, telle que Bautain l'imagine et la définit, avait par elle-même le don de nous faire connaître le monde spirituel et les plus hautes vérités de l'ordre moral et métaphysique, nous n'aurions pas besoin des livres saints; la philosophie pourrait encore se rendre indépen- dante de la religion; mais telle n'est pas la pen- sée de Bautain: il admet dans l'intelligence des germes d'idées, non des idées complètes; et pour féconder ces germes, pour les changer en con- BAUT — 155 — BAUT naissances et en principes de connaissances, il nous faut une lumière supérieure même à cette faculté qui est supérieure à la raison, il nous faut la lumière surnaturelle de la révélation conservée dans les Écritures (Philosophie du Christianisme, t. I, p. 193, 221, 222 et suiv.). Ainsi la raison ne compte pour rien en philo- sophie, puisqu'elle ne peut démontrer que sa propre impuissance. La faculté imaginaire qu'on place au-dessus d'elle sous le nom d'intelligence compte pour peu de chose, puisque, ne conte- nant que des germes ou des embryons d'idées, elle appelle le concours d'une autre puissance, tout extérieure à l'homme, à savoir : la révéla- tion. Au moins peut-on dire que la parole révé- lée, que le texte des livres saints offre un appui solide? Non, puisqu'il s'agit de l'expiiquer d'une manière philosophique, de lui imposer un sens qu'on n'y trouve pas naturellement, et de la convertir en système à l'aide d'une faculté autre 3ue la raison, par conséquent affranchie des lois e la logique. Aussi rien de plus arbitraire, de plus chimérique et de plus incohérent que la doctrine que Bautain a édifiée, nous ne disons pas en prenant pour base, mais en prenant pour prétexte de pareilles prémisses. Cela ressemble au gnosticisme combiné avec l'alchimie et relevé de loin en loin par quelques observations tirées de la science moderne. Comme il ne s'agit de rien moins que de nous faire comprendre l'es- sence et les mutuels rapports de la nature, de l'âme et Dieu, nous allons résumer les principa- les propositions qui ont trait à ces trois objets de nos connaissances. Bautain distingue entre la nature et le monde. L i nature, c'est le principe qui nous re- présente la forme des êtres, le principe de leur organisation et la simple capacité de la vie, car par elle-même la nature est passive, elle n'a pas la propriété d'engendrer, mais de concevoir. Le monde, c'est la nature passée à l'état objectif ou de manifestation. Pour que ce passage ait lieu, il faut l'intervention d'un principe actif, à la l'ois supérieur à la nature et supérieur au monde. Ce principe, c'est l'esprit de la nature. L'esprit de la nature se divise en deux : l'esprit psychique et l'esprit physique, qui, lui-même, se partage en esprit animal, en esprit végétal et en esprit minéral. Enfin, outre l'esprit psychique et l'esprit physique de la nature, il y a l'esprit du monde, produit par l'union des deux précé- dents esprits. Sans nous attacher aux attributions distinc- tives de ces cinq entités, nous dirons qu'on les retrouve dans la constitution de l'homme, parce que l'homme, selon la doctrine du microcosme et du macrocosme, est un abrégé et une image fidèle de l'univers. Or, la nature humaine nous offre d'abord une âme et un corps qui répondent à la nature et au monde. Puis viennent trois es- prits : un esprit de l'âme ou psychique, un es- prit du corps ou physique, et un esprit moyen qui résulte de la combinaison des deux premiers. Deux substances et deux esprits, cinq d'un côté et cinq de l'autre; rien ne manque au parallé- lisme. L'esprit, psychique, c'est' l'intelligence, par laquelle nous sommes mis en relation avec le monde invisible. L'esprit physique remplace chez Bautain les esprits animaux de la vieille physiologie et le principe vital de l'école de Montpellier. L'esprit mixte, produit par l'union de l'intelligence et de l'esprit physique, c'est ce que nous appelons la raison. Semblable à l'esprit du monde, elle ne règne que sur des phénomè- nes et ne pénètre point jusqu'aux principes. 11 ne faut pas croire que la raison, l'intelli- gence et ce qui lui tient lieu de principe vital soient pour Bautain de simples facultés de l'âme ou des propriétés diverses d'un seul et même être; non, ce sont de véritables esprits, dans le sens du gnosticisme, c'est-à-dire des émanations, des effluves , une sorte d'excroissance métaphy- sique tout à fait distincte de l'âme et du corps, quoiqu'elle ne puisse pas se séparer de ces deux substances. Non content de nous montrer dans l'homme un abrégé et une image de l'univers, Bautain veut aussi que chaque fonction, chaque partie de notre corps et notre corps tout entier soit à nos yeux comme un symbole des mystères les plus cacLés de l'âme. Selon lui, « l'âme et le corps se pénétrant sans cesse par leurs esprits, il y a en- tre eux une correspondance continue qui suppose une grande analogie dans leurs fonctions et doit établir une sorte de parallélisme dans leur dé- veloppement (Psychologie expérimentale, t. II, p. 267 et 268). » De là les rapprochements les plus arbitraires entre les phénomènes de la vie physique et ceux de la vie morale. Il n'y a pas jusqu'aux dogmes religieux, entre autres le pé- ché originel, dont Bautain ne cherche à trouver la preuve dans la conformation de nos organes. « Le corps humain, dit-il (ubi supra, p. 232), est une croix désharmonisée; ce qui peut nous faire pressentir pourquoi tout a dû être restauré par le mystère de la croix. » Ainsi que de Bonald, Saint-Martin, et l'on peut dire ainsi que tous les mystiques, Bautain attri- bue une origine et un rôle surhumains à la pa- role. Sans elle l'intelligence, toute divine qu'elle est par son objet et son principe, nous serait absolument inutile, parce qu'elle resterait inac- tive. » La parole, pour lui, est la manifestation la plus pure du divin par l'humain , de l'absolu par le relatif, de Dieu par l'iiomme' (ubi supra, t. II, p. 251). Non-seulement la parole dans son ensemble, mais chacun de ses éléments con- sidéré à part et principalement les voyelles, présentent à son esprit des mystères insonda- bles. Il n'y aurait aucun intérêt à le suivre sur ce terrain ; mais après avoir résumé ses opinions sur l'univers et sur l'homme, il nous reste à dire quelle idée il se fait de Dieu. Béduisantles notions de cause et de substance, comme toutes les autres idées que nous tenons de la raison, à n'être que de simples formes sans réalité, ou de simples lois de la pensée, Bautain ne peut concevoir Dieu ni comme une substance ni comme une cause; par conséquent, ni comme la substance absolue ni comme la cause pre- mière. « La loi de la substance, dit-il (Psycholo- gie expérimentale, t. Il, p. 363), qui affirme qu'il n'y a pas de qualité sans substance, n'est applicable que là où la substance se manifeste et se distingue par des qualités. Appliquée à Dieu, elle n'a plus de sens, parce que Dieu est celui qui est, qu'en lui il n'y a qu'être et sub- stance, rien d'accidentel, de contingent, de phé- noménique. La loi de causalité qui dit : tout ce qui existe a une cause, s'arrête impuissante de- vant P tre, principe de tous les êtres, au delà duquel il n'y a plus de cause. » Mais si Dieu n'est pas la cause de l'univers, comment donca-t-il produit l'univers? Comment en est-il le créateur? Bautain pense, comme Saint-Martin, que le monde est, la pensée divine devenue visible : « en sorte qu'en affirmant que Dieu a créé l'univers, nous entendons dire qu'il a divinement exprimé son idée, qu'il a parle l'univers (Philosophie du Christianisme, t. II, p. 243). » En réalité, quand on se rappelle tous les esprits qui, dans la métaphysique, nous pourrions dire dans la théosophie de Bautain, s'interposent entre Dieu et le dernier degré de BAYE — 156 — BAYL l'existence, on a le droit de penser que l'auteur, ou plutôt le restaurateur de cette doctrine, dont le berceau est dans l'Inde brahmanique, est plus près du système de l'émanation que de la créa- tion ex nihilo. Il ne serait même pas difficile de trouver dans la Philosophie du Christ ianisme (t. II, p. 276) des passages où le dogme de la création est formellement répudié. Aussi le clergé catholique a-t-il accueilli avec défiance une philosophie qui contenait de telles propositions et qui, sous prétexte d'interpréter l'Écriture, la livrait à la discrétion de l'esprit de système. L'évêque de Strasbourg, M. de Tré- vern, a cru devoir la condamner publiquement dans un écrit qui a pour titre : Avertissement sur l'enseignement de M. Bautain (Strasbourg, 1834). Une commission ecclésiastique , appelée un peu plus tard à donner son avis sur la même question, justifie la sévérité du prélat. Elle re- proche à l'abbé Bautain « des théories insoute- nables où tout se réduit à un dangereux mysti- cisme qui nous ferait prendre l'illusion de l'ima- gination pour des oracles du Saint-Esprit, et les rêveries d'un esprit malade pour des vérités de la foi {Rapport à Mgr Véveque de Strasbourg sur les écrits de M. l'abbé Bautain , Stras- bourg, 1838). Obligé de se rétracter, l'abbé Bau- tain l'a fait , dans la préface de sa Philosophie morale, en termes assez équivoques pour laisser subsister le fond de ses opinions. Aux écrits philosophiques de Bautain qui vien- nent d'être cités et analysés, il faut ajouter sa thèse en médecine : Propositions générales sur la vie, présentées à la Faculté de , médecine de Strasbourg. 1826; la Morale de l'Évangile com- parée à la morale des philosophes, in-8, Stras- bourg, 1827. et Paris, 1855; Lettre à Mgr de Trévem, in-8, Strasbourg 1838; la Conscience, ou la Rrgle des actions humaines, in-8, Paris, 1860; Manuel de Philosophie morale, in-18, Paris, 1866. Sous le titre suivant : la Religion et la Li- berté onsldércesdans leurs rapports, in-8, Paris, 1848, on a réuni ses conférences à Notre-Dame. BAYER (Jean), né près d'Épéries, en Hongrie, dans la première moitié du xvie siècle, étudia la philosophie, la théologie et les sciences à Toul, où il ne tarda pas à enseigner. Rappelé dans son pays pour y diriger une école, il fut ensuite reçu pasteur et en exerça les fonctions. Ennemi de la philosophie d'Aristote, qu'il ne croyait propre qu'à faire naître des discussions sans pouvoir en terminer aucune, il s'appliqua d'une manière particulière à une sorte de physique spéculative, et suivit en partie les doctrines de Coménius. Voulant arriver à une théorie physique de la nature, en prenant surtout Moïse pour guide, Bayer, ainsi que Coménius, admet trois prin- cipes : la matière, l'esprit et la lumière. Par an- tipathie pour la nomenclature d'Aristote, il évite le mot matière, se sert de celui de masse mo- saïque (massa mosaica), et lui reconnaît deux états successifs : celui d'une première création, c'est alors la matière universelle; celui d'une seconde création, état en vertu duquel elle devient telle ou telle espèce de matière. Le pre- mier de ces états ne dura qu'un jour, et il n'en reste plus rien aujourd'hui. Le second fut l'effet de la création pendant les jours suivants; il subsiste encore maintenant sous les différentes espèces et les différents genres des choses. Sui- vant que la matière revêt l'un ou l'autre de ces deux états, elle est primordiale ou séminale, native ou adventice, permanente ou passagère. La génération des choses exige l'union de la matière, de l'esprit et de la lumière. L'esprit, qui "jten i i forin Ltàon de toutes choses, h est pas seulemenl : i c un esprit vital, plastique ou formateur plcumator). Parmilei rieurs, i<-s uns sont des causes efficientes solitaires, c assez puissantes pour produire leurs effets par elle-mêmes; les autres ne sont que '1rs cai concurrentes, incapables d'agir efficacement si elles ne sont pas aidées par d'autres causes. I prit vital tire son origine de l'Esprit saint, qui l'a créé pour qu'il réalisât les idées dans les choses corporelles, en faisant celles-ci à l'image des premières. Cet esprit vital se divise et se sub- divise à l'infini; ou plutôt il prend des noms divers selon les effets qu'il produit et selon la sphère dans laquelle son action se manifeste. Il donne aux corps la forme et le principe qui les anime; il donne à l'univers physique le mou- vement et l'harmonie. C'est à lui qu'est duc la fermentation, qui est une de ses principales fonctions. Il est le principe actif, et la matière le principe passif. La lumière est le principe auxiliaire; elle tient une sorte de milieu entre la matière et l'esprit, et son intervention est né- cessaire pour achever l'œuvre de la création. Bayer distingue une lumière primitive ou uni- verselle, et une lumière adventice ou carac- térisée, et en fait consister le mode d'action dans le mouvement, l'agitation, la vibration : ce mou- vement s'accomplit ou à la surface des corps ou à leur centre, deux circonstances qui expliquent le chaud et le froid. Bayer distingue une foule de points de vue dans la lumière, et fait naître à chaque instant de nouvelles entités, telles que la nature dirigeante ou l'idée, principe plastique ou formateur des qualités des choses; la nature figu- rée (nalura sigillata), d'où résultent les caractè- res distinctifs des corpsetleurs différentes formes. La forme a cependant une autre raison encore : c'est la configuration de la matière première, ou la concentration des esprits, et le degré sous lequel se montre la lumière (lemperamentum lucis). Bayer fait de la plupart des propriétés ou des qualités des choses autant de principes. Ainsi, l'étendue, la limite, la figure, la conti- nuité, la juxtaposition, la situation sont des na tures ou des principes. D'autres propriétés ou natures procèdent de l'esprit : ce sont la vie, la connaissance, le désir, la force, l'effort, l'acte. L'esprit peut revêtir la' substance corporelle de toutes ces propriétés ; d'où il suit que la matière peut penser et vouloir. Ce n'est pas tout encore. La combinaison de ces principes divers donne naissance à d'autres propriétés, qualités ou na- tures. C'est de là que procèdent l'entité par excellence ou l'être, la subsistance, le nombre, le lieu, etc. L'amour, la haine, le désir, l'a- version ont une nature et une origine sembla- bles. — Brucker, et avant lui Morhof, ont-ils eu tort de perdre patience devant toutes ces fictions ontologiques, et de les appeler des subtilités sans valeur et sans ordre? Bayer a laissé les ouvrages suivants : Ostium vel atrium naturœ iconographice delinealum, id est Fundamenla interpretationis et admi- nistrationis generalia, ex mundo, mente et scripturis jacta, in-8, Cassov., 1662; — Filo labijrinlhi, vel Cynosura seu luce menlium loiiversali, cognoscendis, expendendis et com- municanais universis rébus accensa, in-8, Leip- zig, 168... J. T. BAYLE (Pierre) naquit, en 1647, à Cariât, dans le comté de Foix. Son père, ministre cal- viniste, se chargea de sa première éducation, et lui enseigna lui-même le latin et le grec. Plus tard, le jeune Bayle est envoyé à Puylaurens, où il continue ses études avec autant d'ardeur que de succès. Sa rhétorique achevée dans cette aca- démie, il va, en 1669, à Toulouse, chez lesjésui- BAYL — 157 — BAYL tes, faire son cours de philosophie. Là, embar- rassé par quelques objections élevées contre ses croyances religieuses, il abjure en faveur du catholicisme, qui lui parut un moment plus ra- tionnel que le calvinisme, auquel de nouvelles réflexions et les instances de sa familje le ra- mènent bientôt. A peine rattaché à l'Eglise ré- forméej il se rend à Genève, s'y familiarise avec le cartésianisme, auquel il sacrifie le péripaté- tisme scolastique qu'il avait appris des jésuites, et y contracte avec les célèbres professeurs en théologie Pictet et Léger, et surtout avec un jeunG homme qui se fit remarquer dihs la suite comme écrivain et ministre du saint Évangile, avec Basnage, une de ces liaisons que la mort seule peut rompre. Puis nous le voyons, grâce à l'active amitié de Basnage, entrer successive- ment, comme précepteur, dai s la maison de M. de Normandie, à Genève ; dans celle du comte Dohna, à Coppet; et enfin à Paris, dans celle de M. de Beringhen. En 1675, une chaire de philo- sophie, vacante à l'Académie de Sedan, est mise au concours. Pressé par Basnage, qui achevait alors dans cette ville ses études théologiques, et qui avait gagné à son ami l'appui de Jurieu, son maître, Bayle vient disputer la place et l'obtient. Il occupait ce poste depuis six ans, à la satisfac- tion de tout le monde et de Jurieu lui-même, qui. malgré son caractère envieux, n'avait pu lui refuser son estime, lorsqu'en 1681, cinq ans avant la révocation de l'édit de Nantes, l'université cal- viniste de Sedan fut supprimée. Bayle passe avec Jurieu à Rotterdam, ou M. de Paets fait créer pour eux Y École illustre. L'enseignement dont Bayle y fut chargé comprenait la philosophie et l'histoire. Ses leçons et surtout ses publi- cations, remarquables à tant de titres, attirent bientôt sur le professeur de Rotterdam l'attention générale; ses relations s'étendent; tous les sa- vants de l'Europe correspondent avec lui; la reine Christine lui écrit de sa main. Mais il faut un nuage à nos plus belles journées. La haine et l'envie vinrent tourmenter cette heureuse exi- stence. Jurieu poursuit avec un acharnement odieux son trop célèbre rival. Il le dénonce comme athée au consistoire, comme conspirateur à l'autorité politique. Ses menées, après avoir longtemps échoué, à la fin réussirent. Bayle per- dit sa chaire et sa pension. Cette perte ne parait l'avoir affecté qu'en ce qu'elle donnait gain de cause à son adversaire. D'ailleurs le philosophe se félicitait vivement d'avoir échappé aux cabales et aux entremangeries professorales, si commu- nes dans les académies, et de pouvoir vivre pour lui-même et les muses, sibi et musis. Il se trou- vait si bien de cette indépendance, malgré les poursuites de Jurieu et celles de Jaquelot et de Leclerc, qui se liguèrent pour inquiéter ses der- nières années, qu'en 1706, le comte d'Albemarle lui ayant demandé comme une grâce de venir habiter sa maison à la Haye, Bayle refusa. Mais déjà il souffrait de la maladie qui devait l'em- porter. Une affection de poitrine à laquelle quelques-uns de ses parents avaient succombé, et qu'il refusait de soigner, faisait chez lui des progrès rapides qu'il observait av?c un calme imperturbable. Son activité n*en fut pas un in- stant ralentie ; ses travaux se poursuivaient comme par le passé; et la mort, une mort sans douleur, sans agonie, le surprit, le 28 décem- bre 1706, comme dit son panégyriste, la plume à la main; il avait cinquante-neuf ans. On connaît peu d'existences littéraires aussi bien fournies que celle de P. Bayle. Depuis l'âge de vingt ans il s'était à peine accordé quelques instants de repos. A ceux qui s'étonnaient de la rapidité avec laquelle ses publications se succé- daient, il pouvait répondre ce qu'on lit dans la préface du tome II de son Dictionnaire histori- que et critique : « Divertissements, parties de plaisir, jeux, collations, voyages à la campagne, visites, et telles autres récréations nécessaires a quantité de gens d'étude, à ce qu'ils disent, ne sont point mon fait; je n'y perds point de temps. Je n'en perds point aux soins domestiques, ou à briguer quoi que ce soit, ni à des sollicitations, ni à telles autres affaires.... Avec cela, un auteur va loin en peu d'années. » Il écrivait avec une extrême facilité, et il reve- nait rarement sur son premier travail. « Je ne fais jamais, dit-il quelque part, l'ébauche d'un article ; je le commence et l'achève sans discon- tinuation. » Ce qu'il cherche surtout dans les for- mes dont il revêt sa pensée, c'est la clarté, et son style est plutôt vif et coulant qu'élégant et châtié. Son érudition était immense, et elle ne man- quait pour cela ni d'exactitude ni de profondeur. Il avait d'ailleurs autant de logique que de science; c'était un de ces hommes rares chez les- quels la mémoire ne semble pas nuire au raison- nement. Malheureusement toutes ces forces sont dépensées en pure perte au profit du paradoxe et du scepticisme. Toutes les questions importantes que la philo- sophie se propose de résoudre se hérissent, selon Bayle, d'inextricables difficultés. Cette proposi- tion, il y a un Dieu, n'est pas d'une évidence incontestable. Les meilleures preuves sur les- quelles on a coutume de s'appuyer, comme celle qui conclut de l'idée d'un être parfait à son exi- stence, soulèvent mille objections. Il peut même y avoir, touchant l'existence divine, une invinci- ble ignorance. À la rigueur, tous les hommes pourraient encore se reunir dans une croyance commune à l'existence de Dieu ; mais il leur sera difficile de s'entendre sur sa nature; car jamais ils ne pourront accorder son immutabilité avec sa liberté, son immatérialité avec son immensité. Son unité est loin d'être démontrée. Sa prescience et sa bonté ne se concilient pas aisément, l'une avec les actes libres de l'homme, l'autre avec le mal physique et moral qui règne sur la terre et les peines éternelles dont l'enfer menace le péché. Ses décrets sont impénétrables, ses jugements incompréhensibles. Nous n'avons que des idées purement négatives de ses diverses perfections [Œuvres diverses, passim). Qu'est-ce que la nature ? « Je suis fort assure {Dictionn.hist. et crit., art. Pyrrhon) qu'il y a très-peu de bons physiciens dans notre siècle qui ne soient convenus que la nature est un abîme impénétrable, et que ses ressorts ne sont connus qu'à celui qui les a faits et les dirige. » Bayle ne voit aucune contradiction à ce que la matière puisse penser (Object. in libr. secund., c. ni). « L'homme est le morceau le plus difficile à digérer qui se présente à tous les systèmes. Il est l'écueil du vrai et du faux ; il embarrasse les na- turalistes, il embarrasse les orthodoxes.... Je ne sais si la nature peut présenter un objet plus étrange et plus difficile à pénétrer à la raison toute seule, que ce que nous appelons un animal raisonnable. Il y a là un chaos plus embrouille que celui des poètes. » , Que savons-nous de l'essence et de la destinée des âmes? On établit également, avec des argu- ments qui se valent, leur matérialité et leur im- matérialité, leur mortalité et leur immortalité. Notre liberté ne nous est garantie que par des raisons d'une extrême faiblesse; et les principes sur lesquels la morale s'appuie sont encore moins assurés que ceux qui donnent aux scien- ces physiques leur base chancelante et leur me- BAYL — 158 — BEAT bile fondement. Quoi qu'il en suit, l'homme peut, sans avoir la moindre idée d'un Dieu, dis- tinguer la vertu du vice. Souvent même un portera plus loin qu'un croyant la notion et la pratique du bien; et, sous ce rapport, l'athéisme semble infiniment préférable à la superstition et à l'idolâtrie (Œuvres diverses, passim). Que résulte-t-il pour l'esprit humain des incer- titudes dans lesquelles il tombe quand il médite ces grandes questions? Bayle nous dira bien des lèvres que la suite naturelle de cela doit rire de renoncer à prendre la raison pour guide, et d'en demander un meilleur à la cause de toutes choses; il nous donnera le conseil hypocrite de captiver notre entendement à Vobèissance de la foi (Dictionn. hist. et crit., art. Pyrrhon) ; mais il ne nous aura pas plutôt amenés à sacrifier la science à la croyance, la raison à la révélation, qu'il se hâtera de briser sous nos pieds le pré- tendu support sur lequel ses artifices nous auront attirés. « Qu'on ne dise plus que la théologie est une reine dont la philosophie n'est que la ser- vante ; car les théologiens eux-mêmes témoi- gnent par leur conduite qu'ils regardent la phi- losophie comme la reine, et la théologie comme la servante.... Us reconnaissent que tout dogme qui n'est point homologué, pour ainsi dire, véri- fié et enregistré au parlement suprême de la raison et de la lumière naturelle, ne peut être que d'une autorité chancelante et fragile comme le verre (Comment, philos, sur ces paroles, etc., lte partie, ch. i). » Non, Bayle n'a point, il nous l'affirme lui-même, une arrière-pensée dogmati- que. « Je ne suis, nous dit-il ailleurs (Lettre au P. Tournemine) , que Jupiter assemble-nues; mon talent est de former des doutes, mais ce ne sont pour moi que des doutes. » Son scepticisme enveloppe tout. Mais comment fera-t-il ces ruines? Bayle n'est pas un lâche, à coup sûr ; et ses intérêts maté- riels lui demanderaient en vain une bassesse. Ce n'est pas non plus un enthousiaste; il n'y a en lui ni un héros ni un martyr. Il n'attaquera donc pas directement, ouvertement, ies dogmes contre lesquels il conspire. Sa méthode, qui sa- tisfera à la fois et son érudition et sa piudence. opposera à un système qui soutient telle ou telle assertion quelque système ancien ou moderne qui la nie, broiera ainsi l'une par l'autre les doc- trines contradictoires, et ensevelira sous leurs débris les vérités, ou du moins les opinions que leur désaccord compromet. D'où venaient chez Bayle ces dispositions sceptiques? Il faut d'abord faire, pour la for- mation et la constitution de ce caractère, une large part à l'esprit des temps nouveaux, dont les libres penseurs devaient être les premiers pénétrés, et auquel le protestantisme était plus particulièrement accessible. A cette cause gé- nérale, des causes spéciales étaient venues se joindre. A vingt ans, c'est-à-dire à l'âge où l'in- telligence se prête avec le plus de docilité aux doctrines qui lui sont prâhées, nous le trouvons lisant sans cesse et relisant Montaigne. Pus tard, sa double apostasie, et la honte accompagnée de remords dont elle l'accabla, lui inspira une aver- sion profonde pour cette légèreté avec laquelle les hommes, en général, se rendent à ce qui leur présente le masque de la vérité ; et sans doute il a sacrifié outre mesure à une disposition dont il s'accuse dans une lettre datée du 3 avril 1675, « à la honte de paraître inconstant; » le meilleur moyen de ne se jamais mettre en contradiction avec soi-même, c'est de ne jamais rien affirmer. Les principaux ouvrages de Bayle sont : 1° les Pensées diverses sur la comète qui parut en 1G80; — 2° les Nouvelles de la République des Lettres, journal fondé en 1684, et qui eut jus- qu'en 1687, oii il finit, un suci es prod gieux ; — 3° un Commentaire philosophiq /m rôles de l'Evangile : Contrains les il entrer; — 4° Objecliones in libros quatuor de Deo, anima et malo; — 5° les Réponses aux question a d'un provincial. Tous ces ouvrages tonnent le recueil des Œuvres diverses , 4 vol. in-8, la Haye, 1725- 1731 • — 6" le plus important de tous les ouvra- ges de Bayle, c'est son Dictionnaire historique et critique. Il a eu douze éditions, dont le.i deux meilleures sont celles de Dcs-Maiseaux, avec la vie de Bjryle par le même, 4 vol. in-f°, Amsterdam et Leyde, 1740, et celle de M. Bouchot, 16 vol. in-8. Paris, 1820. — On consultera avec fruit sur Bayle les articles que Tennemann et Buhle lui ont consacrés dans leurs travaux sur l'histoire générale de la philosophie, un Mémoire sur Bayle et ses doctrines, par M. P. Damiron, Pa- ris, 1850, in-4, une Étude sur Bayle, par M. Le- nient, Paris, 1855, in-8; — Lefranc, Leibnitiiju- dicium de nonnullis Baylii senlcnliis, Parisiis, 1843, in-8. BEATTIE (James) naquit en 1735 àLawrenco- kirk, dans le comté de Kincardine, en Ecosse. Il fit ses éludes dans l'université d'Aberdeen, fut placé ensuite comme maître d'école à Fordoun, dans le voisinage de Lawrencekirk, et y composa des vers qui lui valurent une assez grande répu- tation. En 1758, il fut nommé professeur dans une école de grammaire à Aberdeen, et obtint, en 1760, la chaire de logique et de philosophie mo- rale du collège Maréchal. Après plusieurs années d'un brillant enseignement, Beattie se fit suppléer par son fils, de 1787 à 1789. La mort de ce fils, en 1789, et celle de son second fils, en 1796, le jetèrent dans une mélancolie inconsolable. Il se fit donner un remplaçant, s'enferma dans la so- litude et mourut en 1803. Beattie est presque aussi célèbre en Ecosse par ses ouvrages de poésie et de littérature que par ses écrits philosophiques. Le plus vanté de ses poèmes, le Ménestrel ou le progrès du génie, paraît avoir été imité dans les premiers vers de lord Byron. C'est du moins l'opinion exprimée par M. de Chateaubriand (voy. VEssai sur la littéra- ture anglaise). Nous n'avons à examiner ici que les ouvrages philosophiques de Beattie. Beattie a écrit sur toutes les parties de la phi- losophie, sur la psychologie, la logique, la théo- dicée, la morale, la politique même, ainsi que l'esthétique. Il suffit de parcourir la liste de ses livres, que nous donnons plus bas, pour s'assurer qu'il n'y a pas une question philosophique un peu importante à laquelle il n'ait touché. Mais si l'on veut rechercher parmi ces questions celles qui reviennent le plus souvent dans les ouvrages de Beattie, celles qui ont le plus préoccupé sa pen- sée et le plus contribué à lui faire un nom dans la philosophie écossaise, on trouve qu'à l'exem- ple de Reid il a particulièrement insisté sur les points suivants : 1" Distinction des vérités du sens commun et de celles de la raison, les unes qui sont évidentes par elles-mêmes et sans démonstration, les autres qui le deviennent à l'aide du raisonnement. Beattie ne néglige rien pour établir fortemenl cette distinction qui joue un si grand rôle dan} le système des philosophes écossais. Le sens com iiuiii pour lui est « cette faculté de l'esprit, qu perçoil la vérité ou commande la croyance par une impulsion instantanée, instinctive, irrésisti- ble, dérivée non de l'éducation ni de l'habitude. mais de la nature. » En tant que cette faculté agit indépendamment de notre volonté, toutesles fois qu'elle est en présence de son objet, et con- formément à une loi de l'esprit, Beattie trouve BEAT — 159 — BEAU qu'à proprement parler, elle est un sens (c'est précisément la raison qu'alléguait Hutcheson pour donner le nom de sens à la l'acuité morale et à la faculté qui nous fait saisir le beau). En tant qu'elle agit de la même manière dans tous les hommes, il croit qu'elle peut s'appeler sens com- mun. Quant à la raison, il la définit [Essai sur la nature et l'immutabilité de la vérité) : « la faculté qui nous rend capables de chercher, d'a- près des rapports ou des idées que nous connais- sons, une idée ou un rapport que nous ne con- naissons pas, faculté sans laquelle nous ne cou- vons faire un pas dans la découverte de la vérité au delà des premiers principes ou des axiomes intuitifs. » 2° Polémique contre le scepticisme spiritualiste de Berkeley, contre le scepticisme universel de Hume, enfin contre Descartes, que Beattie, de même que Reid, accuse d'avoir produit le scep- ticisme moderne en cherchant à tout démontrer. Beattie traite impitoyablement les sceptiques. Le titre même de son meilleur ouvrage [Essai sur la nature et l'immutabilité de la vérité, en op- position aux sophistes et aux sceptiques) indi- que assez la place que cette polémique occupe dans ses écrits. 11 analyse la philosophie scepti- que ; il la considère surtout dans les temps mo- dernes, et la suit depuis sa première apparition dans les œuvres de Descartes, jusqu'à son déve- loppement le plus complet dans les écrits de Hume. Il montre qu'elle admet des principes en- tièrement opposés à ceux qui ont dirigé les re- cherches des mathématiciens et des physiciens, qu'elle substitue l'évidence du raisonnement à celle du sens commun, et qu'elle aboutit à des conclusions qui contredisent les principes les plus légitimes et les plus universels de la croyance humaine. Tels sont les points les plus saillants de la phi- losophie de Beattie. On voit assez combien il se rapproche de Reid, dont il avait été l'ami et le collègue à Aherdeen, et dont il reproduit presque constamment les doctrines. En dehors des ques- tions que nous venons d'indiquer, et toutes les fois que Beattie n'a pas à revendiquer contre le scepticisme les principes du sens commun, ses opinions ont peu d'intérêt. Nous avons remarqué toutefois, dans sa morale, une coïncidence assez frappante entre l'idée générale qu'il se fait du bien et du devoir, et l'idée que s'en faisaient les stoïciens. On sait que les stoïciens fondaient la morale sur ces deux principes : « vivre confor- mément à la nature ; vivre conformément à la rai- son, » et qu'ils ramenaient ces deux principes à un seul, en ce sens que, la nature de l'homme étant éminemment rationnelle, obéir à la nature et obéir à la raison leur paraissaient une seule et même chose. C'est par un raisonnement ana- logue que Beattie arrive à identifier l'idée de l'accomplissement de la fin de notre nature et l'idée de l'accomplissement des lois de la con- science morale. Voici sa conclusion :«.... De ce que la conscience, ainsi qu'il vient d'être prou- vé, est le principe par excellence, le mobile ré- gulateur de la nature humaine, il suit que l'action vertueuse est la fin suprême pour laquelle l'hom- me a été créé. Car la vertu, c'est ce que la con- science approuve.... C'est donc agir d'après la fin et la loi de, la nature, que d'agir d'après la con- science. » [Éléments de science morale, lre partie, ch. i). Au fond, la philosophie de Beattie manque de profondeur et d'originalité. On peut citer des opi- nions célèbres et durables que l'histoire a enre- gistrées sous les noms de Hutcheson, de Smith, de Reid? de Ferguson; on en citerait difficilement une qui appartienne en propre à Beattie. C'est par la clarté et l'élégance de son style, par l'au- torité attachée à sa réputation littéraire, que Beattie a servi la philosophie écossaise, beaucoup plus que par la nouveauté ou la fécondité de ses idées. Les ouvrages de philosophie de Beattie sont intitulés : Essai sur la nature et l'immutabilité de la vérité, en opposition aux sophistes et aux sceptiques, in-8, Edimbourg, 1770. Cet ouvrage a été réfuté en même temps que la Recherche sur l'esprit humain, de Reid, et V Appel au sens com- mun, d'Oswald, par le docteur Priestley ; — Essai sur la Poésie et la Musique, sur le Rire, sur l'utilité des Études classiques, in-4, Edimbourg, 1777. VEssai sur la Poésie et la Musique a été traduit en français, in-8, Paris, 1798. — Disser- tations morales et critiques sur la Mémoire et V Imagination, sur les Rêves, sur la Théorie du Langage, sur la Fable et le Roman, sur les Af- fections de famille, sur les Exemples du sublime, in-4, Londres, 1783; — Éléments de science mo- rale, publiés à Edimbourg, le premier volume en 1790, le deuxième en 1793, et traduits en fran- çais par Mallet, 2 vol. in-8, Paris, 1840. — Il faut ajouter à cette liste plusieurs lettres relatives à la philosophie qui se trouvent dans le livre de W. Forbes sur la vie et les ouvrages de Beattie. Enfin on a de ce philosophe un traité sur l'Évi- dence du Christianisme, publié en 1786, et réim- primé en 1 vol. in-8, Londres, 1814. On peut con- sulter un mémoire de M. Mallet sur la vie et les écrits de James Beattie dans le tome LXVI du compte rendu de l'Académie des sciences morales et politiques, année 1863. A. D. BEAU. Dans cet article nous nous attacherons d'abord à distinguer l'idée du beau des autres no- tions de l'esprit humain avec lesquelles on serait tenté de la confondre. Nous essayerons ensuite de la caractériser en elle-même et de la définir. Nous terminerons en indiquant ses formes prin- cipales. I. L'idée du beau diffère essentiellement de celle de l'utile; pour s'en convaincre, il suffit de remarquer qu'il y a des objets utiles qui ne sont pas beaux et des objets beaux qui ne sont pas utiles. S'il y a des objets à la fois utiles et beaux, nous ne confondons pas en eux ces deux points de vue. Le laboureur qui contemple une riche moisson et le voyageur qui admire un paysage ne voient pas la nature du même œil. Il y a plus, pour jouir du beau, il faut faire abstraction de l'utile; ces deux sentiments se contrarient loin de se fortifier. Le plaisir du beau est d'autant plus vif et plus pur qu'il est plus dégagé de toute considération d'utilité et d'intérêt. L'idée de l'utile est purement relative, elle exprime le rapport entre un moyen et un but; l'objet utile n'est rien par lui-même ; le but atteint, le besoin satisfait, le moyen perd sa valeur. Au contraire, l'objet beau est beau par lui-même, indépendamment de l'avantage qu'il procure, du plaisir que sa vue excite et de son rapport avec nous. Une belle fleur n'est pas moins belle dans un désert que dans nos jardins. Si on prétend que l'objet beau est utile puisqu'il nous fait éprouver du plaisir, c'est faire une pétition de principe. Pourquoi le beau nous plaît-il? est-ce parce qu'il est utile ou parce qu'il est beau ? L'utilité, si toutefois on peut se servir ici de ce mot, vient alors de la beauté, et non la beauté de l'utilité. En d'autres termes, le beau n'est pas beau parce qu'il nous est agréable, mais il est agréable parce qu'il est beau. Ceux qui ont con- fondu i'agréable et le beau, ont donc pris l'effet pour la cause. D'ailleurs là jouissance que nous fait éprouver la vue du beau est d'une nature toute particulière et n'a rien de commun avec BEAU — 160 — BEAU celle que nous procure rutile: l'une est in: sée, l'autre ne Test pas; l'une est accompagnée du désir de posséder l'objet utile et de le faire servir à notre usage, l'autre est dégagée de tout semblable désir; elle laisse l'objet subsister tel qu'il est. libre et indépendant, ce qui fait dire que le désir de l'utile tend à consommer et à dé- truire, tandis que le sentiment du beau aspire à la conservation et à l'union. Enfin les deux actes de l'esprit par lesquels nous saisissons le beau et l'utile sont différents; nous voyons, nous contem- plons le beau, nous concevons l'utile. Pour aper- cevoir l'utilité d'un objet, il faut le comparer avec son but ou sa fin; or ce jugement, qui suppose une comparaison, est un acte réfléchi ; la per- ception' du beau, au contraire, est immédiate : c'est une intuition. Aussi, quand un objet est à la fois utile et beau, sa beauté nous frappe avant que nous ayons pu souvent deviner son utilité. L'idée du beau est également distincte de celle du bien. Plusieurs philosophes ont identifié le beau et le bien. C'est la théorie de Platon ; il est possible que ces deux idées soient identiques dans leur principe, mais pour l'esprit de l'homme elles sont différentes. D'abord l'idée du bien comme celle de l'utile implique la conception d'une fin. Le bien pour un être est l'accomplissement de sa fin. Le bien général, l'ordre, est l'accomplisse- ment de toute* les fins particulières dans leur rapport avec une fin totale. Or il est évident que l'idée du beau ne renferme pas la conception d'un but ou d'une fin propre à chaque existence. Lors- que je contemple la beauté d'un objet, je ne songe nullement à sa destination ni à celle de chacune des parties qui le composent. Ce juge- ment supposerait d'ailleurs une comparaison ; or nous avons vu que la perception du beau est im- médiate et intuitive. Aussi, pour le dire en pas- sant, le sentiment du beau précède l'idée du bien comme celle de l'utile. La jouissance qui accom- pagne la vue du bien est infiniment plus noble que celle de l'utile, mais nous ne la confondons pas avec le plaisir du beau. Ainsi que l'a fait re- marquer Kant, elle n'est pas non plus désintéres- sée, en ce sens qu'elle ne nous laisse pas indif- férents à l'existence réelle de l'objet. Que l'objet beau existe réellement ou ne soit que la repré- sentation du beau, le plaisir n'en est pas moins vif; souvent même l'image nous plaira plus que la réalité. Il n'en est pas de même du bien; la volonté est loin d'être indifférente à son accom- plissement et à sa réalisation, elle veut que le Lien soit pratiqué et en fait une obligation a tout être raisonnable. Celui-ci, quoique moralement libre, apparaît soumis à une loi. Or toute idée de dépendance doit être écartée de la considération du beau. Le même philosophe démontre que l'idée du beau ne peut rentrer dans celle de per- fection, qui d'ailleurs se confond avec l'idée de bien. La perfection consiste à posséder en soi tous les moyens de réaliser sa fin. Dans l'utile, le but est en dehors du moyen ; dans le parfait, les moyens et le but sont inséparables. L'être par- fait est donc celui à qui rien ne manque et qui jouit de la plénitude de ses facultés. Mais la con- ception d'une fin et d'un rapport entre les moyens et la fin n'en est pas moins comprise dans l'idée de perfection. On établit une corrélation entre les trois idées du beau, du bien et du vrai. Nous devons donc montrer la différence de cette dernière avec l'idée du beau. Le vrai est la parfaite identité de l'idée et de son objet. Il est évident dès lors que le vrai s'adresse à la raison seule, et suppose la concep- iion pure des idées de la raison, dépouillées de toute forme, de toute manifestation senible; or le beau se voit, se contemple et ne se conçoit pas; il diffère donc du vrai, en re qu'il est insé- parable de la manifestation sensible. Le beau et le vrai au fond sont identiques; mais pour s'i- dentifier avec le vrai, le beau doit se dégager de si forme : ce qui par là même l'anéantit comme beau. II. Nous nous trouvons ainsi conduits à la vé- ritable définition du beau. Sans entrer dans une analyse que ne comporte pas cet article, nous dirons, en nous appuyant sur ce qui précède, que l'idée du beau renferme la notion fondamentale d'un principe libre indépendant de toute relation, qui est à lui-même sa propre fin et sa loi. et qui apparaît dans un objet déterminé, sous une forme sensible. Le beau nous offre donc les deux termes de l'existence, l'invisible et le visible, l'infini et le fini, l'esprit et la matière, l'idée et la forme, non isolés et séparés, mais réunis et fondus en- semble de manière que l'un est la manifestation de l'autre. Cette harmonieuse unité est l'essence du beau qui peut se définir : la manifestation sen- sible du principe qui est l'âme et l'essence des choses. Il est facile d'expliquer à l'aide de cette défini- tion les caractères de l'idée du beau et du senti- ment qu'il nous fait éprouver. En effet, s'il est vrai que le beau nous présente réunis dans le même objet les deux éléments de l'existence, le spirituel et le sensible, le fini et l'infini; il s'a- dresse à la fois aux sens et à la raison, à la rai- son par l'intermédiaire des sens. A travers la forme sensible, l'esprit atteint l'invisible, c'est une révélation instantanée, soudaine, qui ne sup- pose ni comparaison ni réflexion; ce n'est ni une conception pure, ni une simple perception, mais une intuition qui renferme dans un a:te complexe les deux termes de toute connaissance, comme elle saisit les deux prin.ipes de toute existence. On voit donc en quoi, sous ce rapport, le beau diffère de l'utile, du bien et du vrai; l'utile nous retient dans la sphère bornée du monde sensi- ble, dans le cercle des besoins de notre nature finie. Le beau nous révèle l'infini, non en soi, mais dans une image et sous une forme sensi- ble. Le bien nous fait concevoir la fin des êtres et le but auquel ils tendent; mais dans le bien la fin est distincte des êtres eux-mêmes; elle est placée en dehors d'eux; ils y aspirent, ou ils doivent l'accomplir. Dans le beau, la fin et les moyens sont identiques; la fin se réalise d'elle- même par un développement naturel, libre et har- monieux. Puisque le beau nous offre l'image d'un être au sein duquel toute opposition est effacée et se dé- veloppant harmonieusement et librement, la con- templation du beau doit éveiller dans notre âme une jouissance délicieuse qui n'a rien de commun avec celle que fait naître la satisfaction «les be- soins physiques, jouissance pure et desintéressée qui se suffit à elle-même,, et n'est accompagnée d'aucun désir de faire servir l'objet à notre usage, de nous l'approprier ou de le détruire. Nous nous sentons seulement attirés vers la beauté par la sympathie et Vamour. Nous pouvons distinguer aussi l'idée du beau de celle du sublime, et les deux sentiments qui leur correspondent. J.e beau, c'est l'harmonie par- faite des deux principes de l'existence, de l'infini et du fini. Dans le sublime, cette proportion n'existe plus; l'infini dépasse à tel point la ma- nifestation sensible, que celle ci apparaît comme incapable de le contenir et de l'exprimer. D'un côté, l'infini se révèle dans sa grandeur et son infinité; de l'autre, le fini s'efface, disparaît, ou ne ma:.ifeste que son néant; dès lors l'équilibre, qui dans le beau maintenait le rapport et l'har- monie des deux principes, est rompu. La sensi- BEAU 161 — BEAU bilité est refoulée sur elle-même ; l'homme, comme être fini, sent sa petitesse et son néant ; il est accablé par cette mystérieuse puissance de l'absolu et de l'infini dont le spectacle lui est of- fert. Un sentiment de terreur et d'épouvante s'em- pare de son âme ; mais en même temps, la partie de son être qui se sent infinie prend d'autant mieux conscience de sa grandeur, de son indé- pendance et de son infinité. Aussi, le sentiment du sublime est mixte; à la tristesse, à la frayeur, se mêle une joie intime et profonde et un attrait puissant qui s'exerce particulièrement sur les âmes fortes. III. Dieu est le principe du beau, comme il est celui du vrai et du bien. Où trouver, en effet, l'idée du beau complètement réalisée, sinon dans le seul être au sein duquel la contradiction, l'op- position et le désaccord n'existent pas, dont l'in- telligence, la volonté et la puissance se dévelop- pent dans une éternelle harmonie et ne rencon- trent aucun obstacle, dans l'être qui agit et crée sans effort et dont la félicité est inaltérable ? Dieu, qui est le type de la liberté absolue, est donc aussi la beauté suprême • toute beauté dérive de lui. La beauté du monde est une image et un reflet de la beauté divine. Parcourons les principaux degrés de l'existence, nous verrons le beau suivre dans la création le même progrès que l'intelligence, la vie et la spi- ritualité. La beauté n'est pas dans la matière, celle-ci ne devient belle que par l'arrangement et la disposition de ses parties, et par le mouve- ment qui lui est communiqué. Une forme régu- lière, des mouvements qui s'exécutent selon des lois fixes, la lumière et la couleur, voilà ce qui constitue la beauté des êtres inanimés, celle du système astronomique et du règne minéral; or il est évident qu'elle est empruntée à l'intelligence. Qu'est-ce que la régularité, l'harmonie, que sont les lois du mouvement, sinon la manifestation d'une force intelligente? Qu'est-ce que l'ordre, sinon la raison visible ? Ce que nous trouvons à ce premier degré de l'existence, c'est la beauté ma- thématique; à elle peut s'appliquer cette défini- tion du beau : Vanité dans la variété, la propor- tion, la convenance des parties entre elles. Mais cette formule ne peut être générale; appliquée aux êtres vivants et à la beauté spirituelle, elle devient trop abstraite, elle est vide et insigni- fiante. Dans la beauté physique elle-même, un élément lui échappe, la couleur qui nous plait indépendamment de ses combinaisons et possède déjà le caractère symbolique. Dans le règne or- ganique, l'exactitude et la simplicité des lignes géométriques font place à des formes plus riches et plus variées, qui annoncent une plus grande liberté et un commencement de vitalité. Les forces qui animent la plante, se déploient sous des for- mes et par des phénomènes qui se dérobent à la mesure précise et au calcul. En outre, la plante jouit de l'expression symbolique à un degré plus élevé que le minéral. Par son aspect extérieur, par la disposition et la direction de ses branches et de ses feuilles, par ses couleurs, elle exprime des idées et des sentiments qui répondent aux affections de l'âme : la grâce, l'élégance, la mé- lancolie, etc. Aussi, nous commençons à sympa- thiser vivement avec ces êtres, quoiqu'ils ne pos- sèdent pas les qualités dont ils nous offrent l'em- blème ou le symbole. Le règne animal nous pré- sente une beauté d'un ordre supérieur, et dont il est facile de suivre les degrés à travers le pro- grès des espèces. L'animal possède, outre les propriétés qui appartiennent à la plante, c'est-à- dire l'organisation et. la vie, des facultés qu'elle n'a pas, la sensibilité, le mouvement spontané, l'instinct; il a des organes appropriés à ces fonc- DICT. PHILOS. tions et qui non-seulement servent à les accom- plir, mais Jes manifestent au dehors. La plante est enracinée au sol, immobile et muette; quoique doué d'une intelligence qui n'a pas conscience d'elle-même, et d'une activité qui ne se possède pas, l'animal se meut et agit en vertu de déter- minations intérieures, en apparence volontaires et libres. Son caractère, ses mœurs et ses habi- tudes nous donnent l'image des qualités morales qui appartiennent à l'âme humaine ; la laideur et la difformité sont ici bien plus fortement pronon- cées que dans le règne précédent ; mais cela tient à la détermination même des formes et à la su- périorité de l'expression. Les dissonances doivent être plus choquantes, les mélanges offrir un as- pect bizarre et monstrueux, et à côté des qualités qui nous plaisent, la légèreté, la grâce, la dou- ceur, la force, la finesse, le courage, apparais- sent la lenteur, la stupidité, la férocité. Mais que peut être la beauté dans le règne animal, si on la compare à la beauté dans l'homme ? « L'âme seule est belle, » a dit Plotin • aussi nous avons vu que dans les êtres inférieurs a l'homme, ce sont encore l'intelligence, la vie et l'expression des qualités morales qui font leur beauté ; mais l'âme vérita- ble, c'est l'âme humaine, le corps est fait pour elle, et il n'est pas seulement sa demeure, il est son image. Tout annonce dans le corps humain, dans ses proportions, dans la disposition des mem- bres, dans la station droite, dans les attitudes et les mouvements, une force intelligente et libre. La surface n'est plus recouverte de végétations inanimées, d'écaillés, de plumes ou de poils ; la sensibilité et la vie apparaissent sur tous les points; enfin la figure humaine est le miroir dans lequel viennent se refléter tous les sentiments et toutes les passions de l'âme. Qui pourrait dire tout ce qu'il y a de puissance d'expression dans le regard, dans le geste et dans la voix humaine ? L'homme possède en outre un moyen de manifes- ter sa pensée qui lui est propre : la parole. Enfin il se révèle tout entier dans ses actes. Les actions humaines ne sont pas seulement utiles ou nuisi- bles, bonnes ou mauvaises ; elles sont aussi belles ou laides, selon qu'elles expriment les qualités de l'âme en harmonie avec son essence, l'intelli- gence, la noblesse, la bonté, la force, ou leur opposé : l'ignorance, la stupidité, la bassesse, la faiblesse et la méchanceté, selon qu'elles annon- cent une nature richement douée, dont le déve- loppement facile est conforme à l'ordre, ou une âme pauvre, bornée, misérable, comprimée dans le développement de ses tendances, folle et désor- donnée dans ses mouvements. Telles sont, grossièrement indiquées sans doute, les principales manifestations du beau dans la nature et dans l'homme, c'est-à-dire dans le monde réel ; mais le spectacle de la nature et de la vie humaine est loin de nous offrir une réa- lisation de l'idée du beau, capable de nous satis- faire; partout le laid à côté du beau; le hideux et le difforme, le chétif, l'ignoble forment con- traste avec la beauté, l'obscurcissent et la défi- gurent; partout, dans la vie réelle, la prose est mêlée a la poésie; aussi l'homme sent le besoin de créer lui-même des images et des représen- tations plus conformes à l'idée du beau, que conçoit son intelligence, et de reproduire cette beauté idéale qu'il ne trouve nulle part autour de lui. Alors naît Part, dont la destination est de représenter l'idéal (voy. Arts). Nous reconnaissons donc trois formes princi- pales de l'idée du beau : le beau absolu, le beau réel, et le beau idéal ; le premier n'existe que dans Dieu, le second nous est offert dans la na- ture et dans la vie humaine, et le troisième est l'objet de l'art. 11 BEAU — 162 l,VJT, Les ouvrages que l'on peut consulter particu- lièrement sur le beau sont : d'abord quelques dialogues de Platon, tels que le Grand Hippias, le Phèdre, le Banquet et la République. — Plotin, Traite sur le Beau, dans le VIe livre de la 1" ennéade, et dans le VHP livre de la 5e en- néade. — Spiletti, Saggio sopra la BeUezza, in-8, Rome, 1756. — Crouzas, Traité du Beau, Amsterdam, 1724. — Le P. André, Essai sur le Beau, Paris, 1763. — Diderot, Traité sur le Beau, dans le recueil de ses œuvres. — Marcenay de Ghuy, Essay sur la Beauté, in-8, Paris, 1770. — Hutcheson's Inquiry into the original of our ideas of Beauly and Virtue, Lond., 1753. — Donaldson's Eléments of Beauly, Lond., 1787. — Hogarth's Analysis of Beauty, etc., Lond., 1753, trad. en français par Jansen, Paris, 1805. — Van Beek Calkoen, Euryales ou du Beau, en hollandais. — Kant, Traité du Beau et du Su- blime ; Critique du Jugement, dans le recueil de ses œuvres. — Heydenreich, Idées sur la Beauté et la Politesse. — Ferd. Delbfùck, le Beau, in-8, Berlin, 1800. — Bouterwelk, Idéessur la métaphy- sique du Beau, Leipzig, 1807. — Adam Mùller,c/e Vidée de Beauté, in-8, Berlin, 1808. — Staeckling, de laNolion du Beau, in-12, Berlin, 1808. — Vogel, Idées sur la théorie du Beau, in-4, Dresde, 1812 (ail.). — Solger, Quatre dialogues sur le Beau et sur l'Art, in-8, Berlin, 1815. — Krug, Calliope et ses sœurs, ou Nouvelles leçons sur le Beau dans la nature et dans l'art, in-8, Leipzig, 1805. — Ch. Lévêque, la Science du Beau étudiée dans son principe, dans ses applications et dans son histoire, Paris, 1861, 2 vol. in-8. — Chaignet, Principes de la science du Beau, Paris, 1860, in-8. — Lamennais, de l'Art et du Beau, Paris, 1865, in-12. — Voy., pour le complément de la bibliographie du beau, l'article Esthétique. Les idées sur le beau contenues dans le précé- dent article ont été développées par l'auteur dans son livre : Questions de Philosophie, section V (Esthétique), 2e édit., Paris, 1872. C. B. BEAUSOBRE (Isaac de) naquit à Niort, le 8 mars 1659; d'une famille noble et ancienne, qui professait le culte réformé. Son père le des- tinait à la magistrature, où, comptant sur la protection de Mme de Maintenon, avec laquelle il avait quelque lien de parente, il espérait ie voir parvenir bientôt aune position élevée. Lé jeune Beausobre préféra les fonctions ecclésias- tiques. Il s'y prépara à l'Académie de Saumur, fut nommé pasteur en 1683, et envoyé en cette qualité à Cbàtillon-sur-Indre. Mais peu de temps après son installation, la révocation de l'édit de Nantes et les persécutions exercées contre les protestants l'ayant forcé de quitter son pays, il alla chercher un refuge à Rotterdam, passa de là à Dessau en qualité de chapelain de la prin- cesse d'Anhalt, et se fixa définitivement à Berlin, où il occupa plusieurs postes importants. Il mourut en 1738, ayant près de quatre-vingts ans, et récemment marié à une jeune femme dont il eut plusieurs enfants. Beausobre est un théo- logien, un controversiste, et n'appartient à ce recueil qu'à cause du service rendu à l'histoire de la philosophie, surtout de la philosophie reli- gieuse des premiers temps du christianisme son Histoire critique de Manichée et du Mini- me (2 vol. in-4, Amst., 1734). Ce tra n'est pas écrit tout entier de la main de Beau- ; le deuxième volume a été rédigé par Formcy; d'après les notes de l'auteur, et il de- vait même être suivi d'un troisième, qui n'a jamais paru. L'Histoire critique du Manichéii '■■' consultée avec fruit par tous ceux qui voudront connaître l'état des esprits en Orienl pendant les premiers siècles qui ont suivi l'avé- ncment du christiatisme. Il y règne une pro- fonde connaissance de l'antiquité ecclésiastique, beaucoup de critique et de sagacité. Malheureu- sement, toutes ces qualités sont gâtées par l'es- prit de secte. De plus, comme on ne connaissait alors ni les Védas, ni le Zend-Avesta, ni le Code Nazaréen, les faits exposés dans l'ouvrage dont nous parlons ont dû nécessairement souffrir de cette lacune. Nous ne parlons pas des œuvres purement théologiques de Beausobre, où règne toute la passion du sectaire persécuté. BEAUSOBRE (Louis de), fils du précédent, naquit à Berlin en 1730, quand son père venait d'atteindre sa soixante et onziàme année. Adopté par le prince royal de Prusse, plus tard Frédéric le Grand, il fut élevé au collège français de Berlin, et acheva ses études à l'université de Francfort. Après avoir voyagé en France pen- dant quelques années, il retourna dans la capi- tale de la Prusse, où il fut nommé membre de l'Académie des sciences et conseiller privé du roi. Il mourut en 1783. Louis de Beausobre était un homme d'esprit, doué de connaissances très- variées, mais dépourvu d'originalité et de pro- fondeur. Il a laissé divers écrits philosophiques, où l'on retrouve, sous une forme assez vulgaire, les idées sceptiques et sensualistes du xvm° siè- cle. En voici les titres : Dissertations philoso- phiques sur la nature du feu et les différentes parties de la philosophie, in-12, Berlin, 1753; — le Pyrrhonisme du sage, in-8, Berlin, 1754; — Songe d'Épicure, in-8. Berlin, 1756; — Essai sur le Bonheur, introduction à la statistique, introduction générale à la statistique, etc., 2 vol. in-8, Amst., 1765. BECCARIA (César Bonesajta, marquis de), né à Milan en 1735, fut nommé professeur d'éco- nomie politique en 1768, dans sa ville natale, et remplit cette chaire avec beaucoup de distinc- tion jusqu'à la fin de sa vie, arrivée en 1793. Il avait eu le projet de faire un grand ouvrage sur la législation ; mais les critiques injustes dont son Traité des Délits et des Peines fut l'objet l'empêchèrent de donner suite à cette idée. Ses leçons n'ont été imprimées qu'en 1804. Il avait commencé sa carrière d'écrivain en 1764, par la publication d'un journal littéraire et philosophi- que intitulé le Café. Les ouvrages de Montes- quieu, particulièrement les Lettres persanes et l'Esprit des lois, déterminèrent sa vocation de publiciste et de philosophe. Son Traité des Délits et des Peines (in-8, Naples, 1764) lui a fait une très-grande réputation. Cet ouvrage, à l'influence duquel est due en très-grande partie la réforme du droit criminel en Europe, particulièrement en France, est l'expression de la philosophie et des sentiments philanthropiques du siècle der- nier. L'auteur s'élève avec force contre les vices de la procédure criminelle, contre la torture en particulier; il pose les véritables principes du droit pénal, en détermine l'origine, les limites, la fin^ les moyens. Il termine son livre par ce théorème général, théorème très-utile, ajoute-t-il, mais peu conforme aux usages législatifs les plus ordinaires des nations : « C'est que, pour qu'une peine quelconque ne soit pas un acte de violence d'un seul ou de plusieurs contre un ci- toyen ou un particulier, elle doit être essentiel- lement publique, prompte, nécessaire, la plus légère possible eu égard aux circonstances, pro- portionnée au délit, dictée par les lois. » Il n'est pas partisan du druit de grâce, du moins sous l'empire d'une législation pénale qui serait ce qu'elle doit être. « A mesure, dit-il, que les peines deviennent plus douces, la clémence et le pardon deviennent moins nécessaires. Heureuse la nation dans laquelle l'exercice du droit de BECK — 163 BECK grâce serait funeste! » La pénalité a perdu pour la première l'ois, dans le livre de Beccaria, le caractère de la passion et de la vengeance,^ pour revêtir celui de la raison et de la moralité. Elle n'est plus, à ses yeux qu'un régime moral pour le coupable, et un effroi salutaire pour les mé- chants. Le germe des systèmes pénitentiaires avait donc été déposé dans le livre des Délits et des Peines. L'auteur se prononce aussi avec force contre la peine de mort. Rousseau, dans son Contrat social, n'a fait que reproduire les argu- ments du publiciste italien sur cette grave ques- tion. Kant a répondu à tous deux. L'esprit du Traité des Délits et des Peines a aussi inspiré Filangieri, Romagnesi, et beaucoup d'autres. Cet ouvrage a été traduit en français plusieurs fois ; la première traduction en fut faite par l'abbé Morellet en 1766, sur l'invitation de Ma- lesherbes; celle de Collin de Plancy, 1823, con- tient les commentaires de Voltaire, de Diderot, etc. ; la plus récente est de M. Faustin Hélie, Paris, 1856, in-12. — On a aussi de Beccaria : Recherches sur la nature du style, in-8, Milan, 1770. Mais ce dernier ouvrage est tombé dans l'oubli. On peut consulter sur Beccaria les Pu- blicistes modernes, par M. Baudrillart, Paris, 1862, in-8. X. BÉCCHETTI, évêque de città délia Pieve, faisant alors partie de l'État ecclésiastique, a écrit en 1812 un livre où se trouve inscrit le nom de la philosophie : Philosophie des anciens peuples.... en réponse à l'ouvrage de M. Dupuis, Pérouse, 1812, in-12. C'est une composition con- fuse, sans méthode et sans érudition, combinant en proportions inégales la théologie qui a le premier rang et la philosophie, représentée sur- tout par les indiens, les persans, les gnostiques. Le tout a pour but de réfuter la doctrine du livre de l'Origine des Cultes, et voici la con- clusion : la religion n'a rien d'allégorique, et Jésus-Christ n'est pas un mythe. X. BECK (Jacques-Sigismond), né à Lissau, près de Dantzig, vers 1761, successivement professeur de philosophie à Halle et à Rostock, s'est distin- gue comme interprète de laphilosophie de Kant. Mais cette interprétation fut un progrès vers l'idéalisme de Fichte. Pour lui, « la chose en soi, ou le noumène de Kant, n est qu'une œu- vre d'imagination. » Mécontent du scepticisme de Schulze, qui n'est qu'une espèce de dogmatisme empirique ; peu satisfait de la fausse manière dont Reinhold avait compris et présenté la philosophie criti- que, Beck entreprit de mettre cette philoso- phie sous son véritable jour, et de porter un jugement définitif sur sa valeur. Mais il n'abou- tit, comme le remarque très-bien M. Michelet de Berlin, qu'à un scepticisme idéaliste. En effet, malgré ses efforts apparents pour sortir du doute^, Beck ne tient pas essentiellement à conserver a nos connaissances une valeur objective; car, pour lui, le degré le plus élevé de la science, la philosophie transcendantale, n'est que l'art de se comprendre soi-même. Partant de l'acte primitif de la représentation, c'est-à-dire du fait constitutif de l'intelligence, comme d'un principe suprême, Beck donne à la philosophie un caractère expérimental et exclu- sivement psychologique, c'est-à-dire qu'il ne laisse plus rien debout que les représentations mêmes de notre esprit, distinguées les unes des autres par les différents degrés de la réflexion. Ainsi, l'espace, le temps, les catégories de notre entendement, ne sont pas quelque chose de réel, mais les représentations primitives de notre in- telligence. La catégorie de la quantité, par exemple, est une synthèse par laquelle nous réunissons divers éléments homogènes en un seul tout ; et ce tout, au yeux de Beck, n'est pas autre chose que l'espace lui-même. Seu- lement il établit une distinction subtile cuire l'espace, tel qu'il vient de nous l'expliquer, et la représentation de l'espace. Le premier est le produit d'une synthèse spontanée, sans aucun mélange de réflexion; on l'appelle, pour cette raison, une intuition. La seconde, c'est-à-dire la notion de l'espace ; car ce n'est plus un produit spon- tané ou intuitif. Quand j'ai la notion d'une ligne, je la perçois, je ne la crée point; au contraire, je la crée, je la produis par une synthèse spontanée, lorsque je la tire. Il y a donc ici toute la diffé- rence qui sépare la spontanéité de la réflexion. Outre l'acte primitif de la représentation, Beck en admet un autre en rapport avec le premier, et qu'il appelle l'acte de la reconnaissance pri- mitive. C'est à peu près ce que Kant a appelé le schématisme transcendantal. La synthèse pri- mitive, jointe à la reconnaissance primitive, pro- duit l'unité objective, synthétique et originelle des objets {Seul point de vue possible, etc., p. 140-145). Un point essentiel par lequel Beck est séparé de Kant, c'est qu'il n'accorde au noumène, à la chose en soi, qu'il appelle l'inintelligible, qu'une existence purement subjective, tandis que le fondateur de la philosophie critique en faisait la véritable objectivité. J'affirme de la manière la plus absolue, dit-il, que l'existence, tout comme la non-existence des choses en soi, n'est absolu- ment rien (/&., p. 248, 250, 252, 265et 266). Ce concept est donc complètement dépourvu de matière, rien pour nous ne lui est adéquat. Beck n'a cependant pas le courage de rejeter entière- ment le monde réel. — Il regarde la liberté mo- rale comme un fait et un acte original. Quant à la foi morale en Dieu et à l'immortalité, elle n'est pour lui qu'un certain état de la réflexion chez l'homme de bien (76., p. 287, 298). On a de Beck : Extraits explicatifs des ou- vrages critiques de Kant, Riga, 1793-1796, 3 vol. in-8 (le troisième volume de cet ouvrage porte aussi ce titre particulier : Seul point de vue possible d'où la philosophie critique doit être envisagée) ; — Esquisse de la philosophie criti- que, in-8, Halle, 1796; — Commentaire de la métaphysique des mœurs de Kant, Ve partie {le Droit), in-8, Halle, 1798; — Propédeulique à toute étude scientifique, in-8, Halle, 1799; — Principes fondamentaux de la législation, in-8, Leipzig, 1806; — Manuel de la logique, in-8, Rostock et Schwer., 1820; —Manuel du droit naturel, in-8, Iéna, 1820.— On lui attribue aussi l'écrit anonyme suivant : Exposition de l'am- phibolie des concepts de réflexion, ,avec un essai de réfutation des objections d'Enésidème (Schulze), dirigées contre la philosophe élémen- taire de Reinhold, in-8, Francfort-sur-le-Mein, 1795. J. T. BECKER ou BEKKER (Balthazar), né en 1634 à Metslawier dans, la Westfrise, l'Ut long- temps persécuté, et finit par être retranché du sein de l'Église réformée, dont il était ministre. Il fut coupable, aux yeux de ses ennemis^ de nier l'action des esprits sur les hommes, et d'être attaché au cartésianisme. Ces deux chefs d'accu- sation se tiennent plus étroitement qu'il ne le paraît au premier abord. En effet, si l'esprit fini n'a aucune action possible sur la matière, comme le soutenaient les cartésiens, le démon ne peut agir sur le corps humain. L'intervention divine ne serait donc pas moins nécessaire ici que pour opérer l'action et la réaction entre l'âme et le corps. Becker niait aussi la magie et la sorcel- lerie, l'homme ne pouvant pas plus agir sur les BEDE — 164 BEND esprits, que les esprits sur l'homme. Il a laissé les ouvrages suivants : Candida et sincera ad- monitio de philosophia cartesiana, in-12. Wesel, 1668. Cette philosophie ayant paru hétérodoxe, il en fit une Apologie, qui ne fut pas plus goûtée que son Explication du catéchisme de Hcidel- berg. — Le Monde enchanté, en holl., in-4, 4vol., Leuwarden, 1690; Amst., 1691-1693 : ouvrage qui a été traduit en français, en italien, en es- pagnol et en allemand. Becker publia cet ou- vrage à l'occasion de la grande comète de 1680, la même qui fixa l'attention de Bayle. Ces deux philosophes furent également persécutés pour avoir voulu rassurer leurs contemporains contre les vaines frayeurs que leur inspirait l'appari- tion de cette comète, et pour avoir voulu les délivrer de quelques superstitions funestes. On peut voir sur sa polémique : 0. G. H. Becker, Schediasma criticolitterarium de controversiis preecipuis B. Beckcro molis, in-4, Kœnigsb. et Leipzig, 1721. Schwager a écrit la vie de B. Bec- ker, in-8, Leipzig, 1780. BECKER (Rodolphe-Zacharie) , né à Erfurt en 1786, précepteur à Dessau, puis professeur privé à Gotha, a popularisé la philosophie mo- rale, par ses Leçons sur les droits et les devoirs des hommes, iiî-8, 2 parties, Gotha, 1791-1792. — Un Mémoire couronné par V Académie de Berlin, sur la question de savoir s'il y a des manières de tromper le peuple qui lui soient avantageuses. Cet ouvrage a aussi paru en fran- çais, in-4, Berlin, 1780. — Du Droit de propriété en matière d'ouvrages d'esprit, in-8, Francfort et Leipzig, 1789. BEDE, surnommé le Vénérable, naquit en 672 ou 673, dans un village du diocèse de Durham. A l'âge de sept ans, ses parents le confièrent aux soins des_ moines, depuis peu établis à Were- mouthetà Jarrow ; à dix-neuf ans, il fut ordonné diacre, prêtre à trente ans, et le premier asile de son enfance devint le séjour où sa vie entière s'écoula. En 701, le pape Sergius l'ayant, dit-on, mandé à Rome, il avait refusé, malgré les vives instances du pontife, de quitter sa solitude et son pays. Au milieu des devoirs aussi nombreux que pénibles de la profession monastique, innu- mera monasticœ servitutis retinacula, comme il les appelle, son esprit laborieux et vaste se livra assidûment à l'étude de toutes les bran- ches des connaissances humaines qui étaient alors cultivées, et il acquit une instruction bien supérieure à celle de ses contemporains. Dans le catalogue des livres qu'il avait composés, et dont la plupart nous sont parvenus, on trouve des introductions élémentaires aux différentes sciences, des traités sur l'arithmétique, la phy- sique, 1 astronomie et la géographie, des ser- mons, des notices biographiques sur les abbés de son monastère et sur d'autres personnages éminents, des commentaires sur l'Écriture sainte, enfin une Histoire ecclésiastique des Anglo- Saxons, qu'il rédigea sur des documents en- voyés de tous les diocèses d'Angleterre et même de l'Eglise de Rome. La tradition lui attribue un recueil d'axiomes tirés des ouvrages d'Aris- tote, et M. Barthélémy Saint-Hilaire en a tiré la conclusion qu'il avait eu sous les yeux la. Politique du philosophe grec (Polit. d'Aristotc, préf.) : mais d'habiles critiques pensent que ce recueil est plus ancien, et que Bèdc, comme les doc- teurs scolastiqucs des siècles suivants, jusqu'au xui«, n'a connu d'Aristote que Wrgunum {Itech. sur Vdge cl l'origine des trad. .d'Aristotc, par C. Jourdain, in-8, 2' édit., p. 21). Boëce, Cic et les Pères, sont les autorités qu'il suit le plus fréquemment; et comme il leur emprunte à peu près tout ce qu'il avance, on ne doit chercher dans ses ouvrages ni un système régulier, ni des théories qui lui soient propres; ce sont de labo- rieuses compilations dont l'utilité fut inappré- ciable au vme siècle, mais qui aujourd'hui n'of- frent pour nous que fort peu d'intérêt. Bède mourut en 735, comme il avait vécu, au milieu de travaux littéraires, et dans la pratique de la dévotion. Quelques auteurs reculent sa mort, sans aucune vraisemblance, jusqu'à l'année 762 ou même 766. — Les œuvres de Bède ont eu plusieurs éditions. La dernière et la plus com- plète est celle de Cologne, 1688, en 8 volumes in-fol., dont les deux premiers comprennent, les ouvrages sur les sciences humaines; les Elé- ments de philosophie, qui forment le second, sont de Guillaume de Conches. Il faut y joindre divers opuscules publiés par Wharton ( in-4. Londres, 1693); Martenne, Thcsau>*us Anccdo- lorum, t. V; Mabillon, Analecta. L'Histoire des Saxons, traduite, dit-on, en saxon, par Alfred le Grand, a été souvent réimprimée à part. On peut consulter sur la vie et les ouvrages de Bède : Oudin, Comm. de Scriptoribus ecclesiasticis, t. I ; — Dupin, Bibliothèque des auteurs ecclés., t. VI ; — Mabillon, Acta sanct.ord.S. Benedicti, t. III, p. 1; et parmi les écrivains plus récents, Lingard, Antiquités de l'Eglise saxonne, dans les Preuves de l'Histoire d'Angleterre. C. J. BENDAVID (Lazare), philosophe israélite, d'un esprit très-distingué, et disciple zélé de Kant, qui en parle dans ses ouvrages avec la plus haute estime. Né à Berlin, en 1762, de parents très-pauvres, il exerça d'abord un métier, celui de polir le verre, tout en faisant lui-même sa première éducation. Il ne fut pas plutôt par- venu à s'assurer une petite position contre le besoin, qu'il se rendit à Goëttingue pour y suivre les cours de l'Université. Ses goûts le portèrent d'abord vers l'étude des mathématiques, qu'il cultiva pendant quelque temps avec un grand succès. Mais la philosophie de Kant commençant alors à faire beaucoup de bruit en Allemagne, Bendavid voulut la connaître et s'y attacha d'une manière irrévocable. De retour à Berlin, en 1790. il fit des leçons publiques sur la Critique de la Baison pure. 11 se rendit ensuite à Vienne, où il exposa le système entier de la philosophie criti- que, à la satisfaction générale de tous les esprits éclairés. Le gouvernement autrichien, dans ses préjugés étroits, lui ayant interdit l'enseignement public, Bendavid fut accueilli dans la maison du comte de Harrah, où pendant quatre ans il con- tinua ses leçons devant un auditoire choisi. Cependant, de sourdes persécutions l'obligèrent enfin à regagner sa ville natale, où, par ses cours et par ses écrits, il rendit de grands services à la nouvelle école. Il prit aussi part à la rédaction d'un journal politique, qui se publiait à Berlin pendant l'invasion française, et montra jusqu'à la fin de sa vie le plus grand zèle pour l'instruc- tion de ses coreligionnaires. Il mourut le 28 mars 1832, sans avoir apporté la moindre modification à ses opinions purement kantiennes. Voici les titres de ses écrits philosophiques, tous publiés en allemand : Essai sur le Plaisir, 2 vol. in-8, Vienne, 1794; — Leçons sur la critique de la Baison pure, in-8, Vienne 179ô, et Berlin, 1802; — Leço>is sur la critique de la Raison pratique, in-8, Vienne 1796 ; — Leçons sur la critique du Jugement, in-8, Vienne, 1796; — Matériaux pour servir à la critique du Goût, in-8, Vienne, 1797 ; — Essai d'une théorieduGout, in-8, Berlin, 1798; — Leçons sur les princi/>es métaphysiques des sciences naturelles, in-8; Vienne, 1798: — Essai d'une th.:oriedu droit, in-8, Berlin, 1802; — de VOriginede »ios connaissances, in-8, Berlin, 1802. Ce dernier ouvrage est un Mémoire adresse à LENT 165 — BENT l'Académie d s sciences de Berlin, sur une ques- tion mise au concours. BENTHAM (lérémie), né à Londres en 1748, l'un des jurisconsultes et des publicistes philo- sophes les plus distingués de notre siècle. II se destinait d'abord à la profession d'avocat ; mais, en voyant le chaos de la législation anglaise, l'inconstance et l'arbitraire de la jurisprudence, il ne put se décider à faire partie active d'un corps où Ton porte des toasts à la glorieuse incertitude de la loi. 11 comprit que le plus grand service à rendre à son pays, était de provoquer la réforme des abus dans la législation et l'ad- ministration de la justice. 11 consacra donc toute sa vie à des travaux de ce genre. 11 était lié avec le conventionnel Brissot, connaissait la France qu'il avait visitée plus d'une fois, et reçut même de la Convention le titre de citoyen français. Ennemi des préjugés et des abus, deux choses qui ont d'ailleurs une liaison si étroite, Bentham ordonna par son testament que son corps fût livré aux amphithéâtres d'anatomie. II mourut en 1832. Bentham voulait que la justice ne fût rendue au nom de personne, ne voyant dans l'habitude de la rendre au nom du roi qu'un reste de la barbarie féodale. Tout tribunal doit être, suivant lui, universellement compétent. Du reste, il croit que certains tribunaux d'exception sont néces- saires. Un seul juge par tribunal, avec pouvoir de délégation, lui semble offrir plus de garantie que plusieurs. Il ne veut point de vacances pour les tribunaux. Les autres points principaux des réformes qu'il propose sont : l'amovibilité des juges; une accusation et une défense publiques; la fusion des professions d'avocat et d'avoué, et l'abolition du monopole ; pas de jury en matière civile; enfin une codification qui permette de savoir au juste quelles sont les lois en vigueur, quelles lois régissent chaque matière, et comment elles doivent être entendues. Bentham s'est beau- coup occupé de la constitution, des règlements et des habitudes des assemblées législatives. Il expose très au long ce qu'il appelle les Sophismes politiques et les Sophismes anarchiques. Il intitule aussi ce dernier traité : Examen critique des diverses déclarations des droits de V homme et du citoyen. Toute cette logique parlementaire est fort curieuse. Pour se faire une juste idée du système et des opinions de Bentham, il faut, dit M. Jouffroy, lire son Introduction aux principes de la mo- rale et de la législation; c'est là qu'il a cherché à remonter aux principes philosophiques de ses opinions. Habitue, comme légiste, à n'envisager les actions humaines que par leur côté social ou leurs conséquences relatives à l'intérêt général, Bentham finit par en méconnaître le côté moral ou individuel. C'est ainsi qu'il a été conduit à croire et à poser en principe que la seule dif- férence possible entre une action et une autre, réside dans la nature plus ou moins utile ou plus ou moins nuisible de ses conséquences, et que l'utilité est le seul principe au moyen duquel il soit donné de la qualifier. Aux yeux du publi- ciste anglais, toute action et tout objet nous seraient parfaitement indifférents, s'ils n'avaient la propriété de nous donner du plaisir et de la douleur. Nous ne pouvons donc chercher ou éviter un objet, vouloir une action ou nous y refuser, qu'en vue de cette propriété. La recherche du plaisir et la fuite de la douleur, tel est donc ie seul motif possible des déterminations hu- maines, et par conséquent l'unique fin de l'homme et tout le but de la vie. Tel est le principe moral et juridique suprême de Bentham , principe égoïste, base du système d'Épicure et de la phi- losophie pratique de Hobbes. Il n'est donc pas aussi nouveau que l'auteur avait la simplicité de le croire. Seulement, Épicure et Hobbes le pré- sentent comme une déduction des lois de notre nature, tandis que Bentham le pose tout d'abord comme un axiome qui n'aurait d'autre raison que sa propre évidence. Bentham, après avoir ainsi naïvement posé son principe, le prend pour base de ses défini- tions et de ses raisonnements. L'utilité est pour lui cette propriété d'une action ou d'un objet qui consiste à augmenter la somme de bonheur, ou à diminuer la somme de misère de l'individu ou de la personne collective sur laquelle cette action ou cet objet peut influer. La légitimité, la justice, la bonté, la moralité d'une action, ne peuvent être définies autrement, et ne sont que d'autres mots destinés à exprimer la même chose, Vutilité : s'ils n'ont pas cette acception, dit Bentham, ils n'en ont aucune. D'après ces principes, l'intérêt de l'individu, c'est évidem- ment la plus grande somme de bonheur à la- quelle il puisse parvenir et l'intérêt de la société, la somme des intérêts de tous les individus qui la composent. Sa doctrine ainsi établie, Bentham cherche quels peuvent être les principes de qualification opposes à celui de l'utilité , ou simplement distincts de ce principe, et il n'en reconnaît que deux : l'un qu'il appelle le principe ascétique ou l'ascétisme, l'autre qu'il nomme le principe de sympathie et d'antipathie. Le premier de ces principes qualifie bien les actions et les choses, les approuve ou les désapprouve d'après le plaisir ou la peine qu'elles ont la propriété de produire; mais, au lieu d'appeler bonnes celles qui pro- duisent du plaisir, mauvaises celles qui produi- sent de la peine, il établit tout l'opposé, appelant bonnes celles qui entraînent à leur suite de la peine, et mauvaises celles qui conduisent au plaisir. Le second de ces principes opposés à celui de l'utilité, le principe de sympathie et d'antipathie, comprend tout ce qui nous fait déclarer une action bonne ou mauvaise, par une raison distincte et indépendante des conséquences de cette action. Bentham cherche ensuite à ré- futer ces principes, différents du sien. C'est dans les conséquences de ce système que l'originalité de l'auteur se montre plus parti- culièrement. Un des principaux titres de gloire de Bentham, c'est d'avoir essayé de donner une mesure pour évaluer ce qu'il appelle la bonté et la méchanceté des actions, ou la quantité de plaisir et de peine qui en résulte. 11 commence donc son arithmétique morale par une énuméra- tion et une classification complète des différentes espèces de plaisirs et de peines. Vient ensuite une méthode pour déterminer la valeur com- parative des différentes peines et des différents plaisirs : opération délicate et qui consiste à peser toutes les circonstances capables d'entrer dans la valeur d'un plaisir. Ces circonstances sont déterminées en envisageant un plaisir sous ses rapports principaux : ceux de l'intensité, de la duree; de la certitude, de la proximité, de la fécondité, enfin de la pureté. La même méthode s'applique évidemment aux peines. Ce n'est qu'après avoir envisagé les plaisirs et les peines qui résulteront de d'eux actions sous tous ces rapports, qu'on peut décider avec assurance laquelle est réellement la plus utile ou la plus nuisible, la meilleure ou la pire, et mesurer la différence qui existe entre elles. Il faut aussi tenir compte des différences qui existent entre les agents, différences qui se distinguent en deux ordres, dont le premier comprend les tempéra- ments, les divers états de santé ou de maladie, P.EXT — 166 — BÈRA les degrés de force ou de faiblesse du corps, de fermeté ou de mollesse du caractère, les habitudes, les inclinations, le développement plus ou moins grand de l'intelligence, etc., etc. Bcntham ne se contente pas de dresser un catalogue exact de toutes ces circonstances, il entre sur chacune d'ellesdansdes développements pleinsdesagacité. Mais le législateur ne peut tenir compte de tous ces détails; il est obligé de procéder d'une manière générale et, par conséquent, de se guider d'après des vues d'ensemble, d'après les grandes classifications dans lesquelles se répartissent les individus; ce sont ces vues qui nous fournissent les circonstances du second ordre, où les pre- mières se trouvent naturellement comprises. Telles sont celles qui résultent du sexe, de l'âge, de l'éducation, de la profession, du climat, de la race, de la nature du gouvernement et de l'opinion religieuse. De là une conséquence lé- gislative : c'est que, pour qu'il y ait égalité dans la peine infligée à un coupable, il faut que cette peine ne soit pas matériellement la même pour tous les sexes, pour tous les âges, enfin pour toutes les circonstances dont nous venons de parler. Mais les peines et les plaisirs ne se bornent pas tous à un seul individu ; il en est qui s'étendent à un grand nombre. De là un troisième élément du calcul moral, élément que Bentham a analysé avec le plus grand soin. Les résultats de cette analyse sont peut-être ce que son système offre de plus original et de plus utile. Le calcul de tout le mal ou de tout le bien que fait une action à la société, par delà l'individu qui la subit directement, et les lois suivant lesquelles se ré- pindent et se multiplient les effets de ce bien ou de ce mal, voilà ce que nous offre l'ingénieuse analyse de Bentham. Pour apprécier une action au moyen de ces données, il faut envisager comparativement ses bons et ses mauvais effets ; c'est uniquement d'après le résultat de cette comparaison qu'il sera permis de la qualifier de bonne ou de mauvaise. On décidera de la même manière quelle est, de deux actions, celle qu'il faut juger la meilleure ou la pire. On résoudra enfin par un ]iro:édé analogue la question de savoir quel est le degré de bonté ou de méchanceté d'une action déterminée faisant partie d'un certain nombre d'autres actions. Pour savoir maintenant si le législateur doit ériger en délits certaines actions et leur infliger des peines, il faut rechercher si la peine peut empêcher le délit, ou du moins le prévenir sou- vent ; et, en supposant qu'elle le puisse, si le mal de la peine est moindre que celui de l'action. Ben- tham examine ensuite quels sont les meilleurs moyens à employer par le législateur pour porter les hommes à faire le plus d'actions utiles, et les détourner le plus efficacement des actions nuisibles à la communauté. Il se livre ici à une nouvelle étude du plaisir et de la peine, envisa- gés comme leviers entre les mains du législateur, et en distingue quatre sortes : 1° les plaisirs et les peines qui résultent naturellement de nos ac- tions, et que Bentham appelle, pour cette raison, la sanction naturelle; 2" ceux qui viennent de la sanction morale, c'est-à-dire de l'opinion publi- que; 3° ceux qui ont pour cause la sanction légale; et 4° enfin ceux qui ont leur origine dans la sanc- tion religieuse. La sanction légale peutscule être appliquée par le législateur; mais il doit prendre garde de se mettre en opposition avec les trois autres. Bentham trace à ce sujet la ligne de dé- marcation qui sépare le droit et la morale. Il montre très-bien, el par des raisons très-sages, ce qui avait été démontré mille fois, mais jamais peut-être avec la même évidence, jusqu'où peut aller la législation, et jusqu'où elle ne doit pas pénétrer. Après cela, Bentham entre dans la lé- gislation elle-même, et jette les bases do Code civil et du Code pénal. Il divise les différents re- cueils de lois en Codes substantifs et en Codes adjectifs, suivant qu'ils sont principaux ou ac- cessoires. Nous ne le suivrons pas dans les der- nières conséquences de sa philosophie pratique; elles appartiennent plutôt à la science de la lé- gislation qu'à celle de la philosophie. Nous ne ré- futerons même pas ce qu'il peut y avoir de faux et de dangereux dans la philosophie que nous venons d'esquisser. Cette réfutation se trouve faite par cela seul qu'on reconnaît dans l'homme un autre principe d'action que l'intérêt. Les principaux ouvrages de Bentham sont : In- troduction aux principes de morale et dejuris- prudence, in-8, Londres, 1789 et 1823; — Traités de législation civile et 'pénale, in-8, Paris, 1802 et 1820; — Théorie des peines et des récompenses, in-8. Paris, 1812 et 1826; — Tactique des as- semblées délibérantes et des sophismes politiques, in-8, Genève, 1816; Paris, 1822; — Code consti- tutionnel, in-8, Londres. 1830-1832; — Déontolo- gie ou Théorie des devoirs (œuvre posthume), in-8, Londres, 1833; — Essai sur la nomencla- ture et la classification en matière d'art et de science, publié parle neveu de l'auteur en 1823; — Défense de Vusure, in-8, Londres, 1787; — Panoptie ou Maison d'inspection, in-8, Londres, 1791 ; — Chreslomalhic. in-8, Londres, 1718. — Pour l'exposition générale et la critique du sys- tème de Bentham, voy. particulièrement Jouffroy, Cours de Droit naturel, t. II, leç. xiv. J. T. BÉRARD (Frédéric), né à Montpellier en 1789, et professeur d'hygiène à l'école de celte ville, a bien mérité de la philosophie spiritualiste par son livre intitulé : Doctrine des rapports du phy- sique et du moral (in-8, Paris, 1823). Il reconnaît que l'étude de l'homme ne peut être bien faite qu'à la condition de l'envisager tout à la fois sous les points de vue physiologique et psychologique: c'est le moyen, dit-il, de ne tomber ni dans le matérialisme ni dans le spiritualisme outré. La sensation est inexplicable par le mouvement, soit vital, soit chimique; elle ne l'est pas davantage par le galvanisme et l'électricité, ou par tout autre fluide impondérable. Ce ne sont point les nerfs qui sentent, et le cerveau lui-même n'est pas in- dispensable pour qu'il y ait sensation. Il est plus raisonnable d'admettre que l'âme sent dans la partie du corps à laquelle la sensation est rap- portée que de penser qu'elle sent ailleurs. Le temps pendant lequel le sentiment persiste après la décapitation varie suivant les différentes clas- ses d'animaux, et suivant la manière de faire l'opération. Les mouvements des animaux déca- pités présentent les mêmes caractères que les mouvements volontaires. Ni le jugement, ni la mémoire, ni l'imagination ne s'expliquent par la sensation, quoiqu'il y ait, suivant l'auteur, des sensations actives. Le moi n'est pas toujours en- tièrement passif dans les rêves. L'instinct lui- même appartient au moi, comme modification des sentiments; il est actif sous certains rapports, et se combine avec les données de la réflexion. Les langues sont aussi le produit de l'activité du moi : l'esprit est tout à la fois actif et passif dans le somnambulisme. La personnalité morale, ljexis- tence substantielle d'un être simple en nous et son immortalité, sonl aussi établies dans le livre estimable du docteur Bérard. il n'était point par- tis m du système de Gall ; il l'a réfuté dans le Die- es médicales, article Cra- . kik. Bérard a fait, dans cet ouvrage, plu- sieurs autres articles importants. On a encore de BERE — 167 — BERG lui . Doctrine médicale de l'école de Montpellier, et comparaison de ces principes avec ceux des autres écoles de V Europe. BÉRENGER, né à Tours, au commencement du xie siècle, de parents riches et distingués, étu- dia les arts libéraux et la théologie sous Fulbert de Chartres, un des maîtres les plus fameux de ce temps. Revenu dans sa patrie en 1030, il fut choisi pour écolàtre, magisler scholarum, du mo- nastère de Saint-Martin, et remplit ces Jonctions jusqu'en 1039, où il devint archidiacre d'Angers. Un point qui touche au fond même du christia- nisme, celui de savoir quel est le sens du sacre- ment eucharistique, soulevait alors de vifs débats. Déterminé, dit-on, par une rivalité d'école, Bé- renger soutint contre Lanfranc de Pavie, supérieur de l'abbaye du Bec et son émule; que ;Jeucharis- tie n'était qu'un pur symbole, opinion déjà émise par Scot Érigène. Divers conciles tenus en 1050, à Rome, à Verceil, à Brienne, en Normandie, et à Paris, condamnèrent la doctrine de Bérenger, et celui de Paris le priva même de ses bénéfices. Bérenger; qui s'était vigoureusement défendu, pensa qu'il devait céder à l'orage et abjurer. Mais a peine se fut-il rétracté^ en 1035, devant le concile de Tours, qu'il revint a son premier sentiment, et désormais sa vie offrit, pour tout spectacle, de continuelles variations. Une seconde abjuration devant le concile de Rome, en 1039, fut aussitôt suivie d'une nouvelle rechute. En 1078, il abjura une troisième fois aux pieds du pape Grégoire VII, et deux années plus tard l'incertitude de son or- thodoxie obligea encore de le citer devant le con- cile de Bordeaux, où il confirma ses précédentes rétractations. Quelques auteurs pensent que sa conversion fut sincère et définitive; d'autres le contestent, entre autres Oudin, Cave, et la plu- part des écrivains protestants. Il mourut en 1088. Un chroniqueur cité par Launoy {de Scholis cele- brioribus liber) loue les connaissances de Béren- ger en grammaire, en philosophie et en nécro- mancie. Hildebertde Lavardin, son disciple, dans une épitaphe qu'il lui a consacrée, dit que son génie a embrassé tous les objets décrits par la science, chantés par la poésie, quidquid philoso- phi,quidhilosophi- que de la nature; la 3e, de i Anthropologie et de la Psychologie ; la 4e traite de la morale, du droit naturel et de la philosophie religieuse. BERGER (Jean-Godefroy-Emmanuel), théolo- gien-philosophe très-distingué, né à Ruhland, dans la haute Lusace, le 27 juillet 1773, et mort le 20 mai 1803. Ses écrits, tous en allemand, sont remarquables par la liberté de ses opinions et l'élévation de sa morale. Voici les titres de ceux qui intéressent particulièrement la philoso- phie : Aphorismes pour servir à une doctrine philosophique de la religion, in-8, Leipzig, 1796; — Histoire de la philosophie des religions, ou Tableau historique des opinions et de la doctrine des philosophes les plus célèbres sur Dieu et la religion, in-8, Berlin, 1800 ; — Idées sur la phi- losophie de l'histoire des religions, dans le Re- cueil de Stauedlin, 5 vol. in-8, Lubeck, 1797- 1799, t. IV, n° 5. BERGIER ( Nicolas-Sylvestre ) , théologien , philologue et apologiste du christianisme, mérite une place dans ce recueil par la lutte qu'il soutint contre J. J. Rousseau et les autres philosophes du dernier siècle. Né à Darnay, en Lorraine, le 31 décembre 1718, il fut successivement curé dans un village de la Franche-Comté, professeur de théologie, principal du collège de Besançon, chanoine de Notre-Dame de Paris, et confesseur du roi. Il est mort à Paris le 9 avril 1790. Après avoir débuté dans la carrière d'écrivain par dif- férents travaux d'érudition et une traduction d'Hésiode assez estimée de son temps, il s'attaqua aux philosophes, alors tout-puissants sur l'opi- nion. Les seuls de ses ouvrages qui se fondent sur la raison, et qui, laissant de côté les dogmes révélés, présentent un caractère purement phi- losophique, sont les deux suivants : 1" le Déis- me réfuté par lui-même, 2 vol. in-12, Paris, 1765, 1766, 1768. C'est 1 examen des principes religieux, et une réfutation purement personnelle de Rousseau: î" Examen du matérialisme, ou Réfutation du système de la nature, 2 vol. in-12, Paris, 1771.0n lui attribue aussi de! Principes métaphysiques, imprimés dans le Cours d'études à l'usaqede l'École militaire. On rem irque dans ces écrits de l'ordre, de la netteté, de la suite, rien de distingué dont la science puisse faire sun profit. BERGK (Jean Adam), né en 1769 près de Zcitz, dans le gouvernement de Merscbourg en Prusse, et mort à Leipzig, en 1834, fut principalement occupé des rapports de la philosophie et du droit; mais il publia aussi quelques ouvrages de philo- sophie pure, conçus dans le sens des idées de Kant. Voici les titres de ses principaux écrits, qui d'ailleurs ne se distinguent par aucune origina- lité : Recherches sur le droit naturel des Etats et des peuples, in-8, Leipzig, 1796; — Lettres sur les principes métaphysiques du droit, de Kant, in-8, Leipzig et Géra; 1797- — Réflexions sur les principes métaphysiques de la morale de Kant, in-8, Leipzig, 1798; — l'Art de lire, in-8, Iéna, 1799; — l'Art dépenser, in-8, Leipzig, 1802; — l'Art de philosopher, in-8; Leipzig, 1805 ; — Phi- losophie di: droit^pénal, in-8, Meissen, 1802; — Théorie delà législation, in-8, Meissen, 1802; — Moyens psychologiques de prolonger la vie, in-8, Leipzig, 1804 ; — Recherches sur l'âme des bêles, in-8, Leipzig,, 1805; — Quel est le but de l'É- tat et de l'Église, quels sont leurs rapports, etc., in-8, Leipzig, 1827; — la Vraie Religion; recommandé à l'attention des rationalistes et destiné à la guérison radicale des super-natu- ralistes, des mystiques, etc., in-8, Leipzig; 1828. Ces deux derniers ouvrages furent publies sous le pseudonyme de Jules Frey. — Défense des droits des femmes, Leipzig, 1829. — Bergk a pu- blié aussi, accompagnée de notes et d'éclaircis- sements, une traduction allemande de l'ouvrage de Beccaria sur les Délits et les Peines (Leipzig, 1798), et plusieurs autres petits écrits de droit. — Dans tous ces ouvrages, comme il est facile de le voir par les titres, règne l'esprit du xvm» siècle. BÉRIGARD OU BEAUREGARD (Claude Guii- lermet, seigneur de), naquit à Moulins, selon les uns en 1578, en 1591 selon les autres. Il acheva la plus grande partie de ses études à l'Académie d'Aix en Provence, où il s'appliqua particulière- ment à la philosophie et à la médecine. Il se ren- dit ensuite successivement à Paris, à Lyon et à Avignon, et se fit partout une telle réputation, que le grand-duc de Florence l'appela à l'univer- sité de Pise, avec la mission d'enseigner ses deux sciences de prédilection. Douze ans plus tard, en 1640, le sénat de Venise lui confia les mêmes fonctions dans l'université de Padoue, à laquelle il resta attaché jusqu'à sa mort. Il est l'auteur de deux ouvrages, dont l'un: Dubitaliones in dialogos Galilœi pro terrœ immobilitate (in-4, 1632), a été publié sous le pseudonyme de Gali- l rus Lincœus. C'est, comme le titre l'indique, une critique du nouveau système du monde. L'autre, intitulé Circulus Pisanus, seu de vete- rum et peripatelica philosophia Dialogi (in-4, Udine, 1641 et 1643; Padoue, 1661), a eu beau- coup plus de réputation, grâce aux colères qu'il a soulevées parmi les théologiens. Sous la forme d'un dialogue entre un disciple d'Aristote et uu partisan de l'ancienne physique des ioniens, sur- tout de celle d'Anaximandre, l'auteur met sous nos yeux les deux hypothèses entre lesquelles son esprit semble balancer : l'une où la formation du monde est expliquée simultanément par les pro- priétés d'une matière première, éternelle, et l'ac- tion d'une cause motrice, d'un Dieu sans provi- dence ; l'autre où tout s'explique par la seule puissance des éléments matériels, des atomes ou des homéoméries (voy. Anaxagore). et où l'exis- tence de Dieu est regardée comme inutile. Peut- être aussi, comme Tennernann le soutient avec beaucoup d'esprit [Histoire de la Philosophie), son dessein était-il de miner sourdement l'auto- rité d'Aristote, en lui opposant avec avantage des doctrines plus anciennes; cir, l'attaquer en face était impossible à Bérigird, dont les fonctions BERK — 169 — BERK consistaient à enseigner officiellement la philo- sophie péripatéticienne. A propos et sous le nom d'Aristote. il fait aussi la critique des opinions erronées rie son temps; par exemple de la théorie des causes occultes, qu'il compare à des lambeaux cousus sur le vêtement des philosophes pour ca- cher leur nudité, c'est-à-dire leur ignorance. Ce- pendant, quand on considère l'impuissance à la- quelle il réduit la raison, il n'est guère permis de voir en lui autre chose qu'un sceptique. Il ne pense pas que, sans le secours de la révélation, nous puissions résoudre aucune des questions qui touchent à la religion et à la morale; il ne nous accorde pas même la faculté de savoir par nous-mêmes s'il y a un Dieu, encore moins de démontrer son existence et de pénétrer dans les secrets de la nature (Circulus Pisanus in prio- rem librum physices, p. 24). Les contemporains de Bérigard ne se sont pas mépris sur le sens de ces protestations, en apparence si favorables à l'autorité religieuse. BERKELEY (Georges) naquit à Kilkrin en Irlande, en 1684, et mourut à Oxford en 1753. Les années de son adolescence et de sa jeunesse se passèrent à Kilkenny, l'une des villes les plus considérables de l'intérieur de l'Irlande. C'est là que fut commencée son éducation, qui reçut son achèvement au collège de la Trinité, à l'université de Dublin, dont il devint associé en 1707. Après une série de voyages en France, en Italie, en Sicile, il fut nommé au doyenne de Derry, ri- che bénéfice, qui semblait devoir le retenir et le fixer dans sa patrie, lorsque, cédant à un mouvement tout à la fois d'humeur aventureuse et de prosélytisme religieux, il partit pour Rhode- Island , avec le projet d'y créer, sous le nom de collège de Saint-Paul, un établissement qui, moyennant une instruction fondée sur des prin- cipes évangéliques, devait devenir un foyer de civilisation pour les sauvages d'Amérique. Ce dessein échoua. De retour en Angleterre, Ber- keley fut, en 1734, promu à l'évêché de Cloyne, qu'il refusa plus tard de quitter pour un béné- fice deux fois plus considérable. Il était venu à Oxford pour y surveiller l'éducation de son fils; il y mourut presque subitement en 1753. Il avait été l'ami de Steele, de Swift, de lord Péterbo- rough, du duc Grafton et de Pope. Il laissait un grand nombre d'écrits, réunis par lui et publiés en un recueil, sous le titre de Traités divers, à Oxford, en 1752, un an avant sa mort. Parmi les ouvrages de Berkeley, il en est qua- tre qui, au point de vue philosophique, sont particulièrement importants. Ce sont: 1" la Théo- rie de la vision, publiée en 1709; 2° le Traité sur les principes de la connaissance humaine, publié en 1710, c'est-à-dire à une époque où Ber- keley n'avait encore que vingt-six ans; 3° les Trois Dialogues entre Hylas et Philonoûs, pu- bliés en 1713; 4° YAlciphron, ou le Petit Phi- losophe, publié en 1732. Les Dialogues ont été traduits en français par l'abbé du Gua de Malves (in-12, Amsterdam, 1750), et Y Alciphron par de Joncourt (2 vol. in-12, la Haye, 1734). Alciphron, ou le Petit Philosophe {the Minute Philosophe)'), est un traité tout à la fois de théodicee, de logique et de psychologie, mais surtout de morale. L'Essai sur ^entendement humain avait donné naissance à une foule de théories matérialistes, fatalistes, sceptiques. L'objet général du livre de Berkeley est la réfu- tation de ces doctrines. Toutefois, YAlciphron paraît plus spécialement dirigé contre les écrits de Mandeville, qui, dans sa Fable des abeilles et autres ouvrages, avait prétendu que ce qu'on appelle la vertu n'est qu'un produit artificiel de la politique et de la vanité. Berkeley adopta I dans cet ouvrage la forme du dialogue, dont il s'était déjà servi dans plusieurs autres écrits. Les principales questions relatives au devoir, au libre arbitre, à la certitude, à la nature de l'âme et de Dieu, s'y trouvent, les unes- traitées en détail, les autres sommairement examinées, et les unes et les autres y sont résolues dans le sens des croyances universelles. Le livre intitulé Théorie de la vision (Theory of vision) contient en germe le scepticisme en matière de perception extérieure, qui devait, quelques années plus tard, se produire sous des formes plus complètes et plus hardies dans les Principes de la connaissance humaine et clans les Dialogues entre Hylas et Phiionoûs. Le sys- tème de Berkeley sur la non-réalité du monde matériel n'était-il pas encore parfaitement arrêté dans son esprit, ou l'auteur jugea-t-il préférable de ne le produire que graduellement? Ce sont là deux hypothèses qui ont l'une et l'autre leur probabilité. Quoi qu'il en soit, la Théorie de la vision contient d'excellents aperçus sur les opé- rations des sens. La distinction que, plus tard, l'école écossaise, avec Reid et Stewart, devait établir entre les perceptions naturelles et les perceptions acquises du sens de la vue, s'y trouve déjà présentée par Berkeley. Cette distinc- tion était d'autant plus importante, qu'elle était rendue plus difficile par la longue et presque invincible habitude où nous sommes dès les premiers jours de notre enfance d'associer les unes aux autres dans une étroite union les opé- rations de nos divers sens. Le Traité sur les principes de la connais- sance humaine (Treatise on the principles of human knoivledge), et les Trois Dialogues en~ ire Hylas et Philonoûs (Three Dialogues belwen Hylas and Philonoûs), malgré la différence de la forme dans laquelle ils sont écrits, ont un seul et même objet, qui est de contester la réa- lité objective de nos perceptions. « Il est, dit Berkeley {Théorie des principes de la connais- sance humaine, § 6), des vérités si près de nous et si faciles à saisir, qu'il suffit d'ouvrir les yeux pour les apercevoir, et au nombre des plus importantes me semble être celle-ci, que, la terre et tout ce qui pare son sein, en un mot, tous les corps dont l'assemblage compose ce ma- gnifique univers, n'existe point hors de nos es- prits. » Ainsi, point de réalités matérielles. Les seules existences réelles sont les êtres incorpo- rels, les esprits, c'est-à-dire Dieu et nos âmes. Deux causes principales paraissent avoir dé- terminé chez Berkeley l'adoption d'Une telle doctrine. La première, d'un caractère tout per- sonnel, se trouve dans les dispositions religieu- ses du pieux évêque de Cloyne. Nous pouvons, sur ce point, recueillir son propre aveu : « Si l'on admet (dit-il dans sa Préface aux Trois Dialogues) les principes que je vais tâcher de répandre parmi les hommes, les conséquences qui, à mon avis, en sortiront immédiatement, seront que l'athéisme et le scepticisme tombe- ront totalement. » Berkeley croyait donc, par la négation de la matière, servir la cause du spi- ritualisme. L'école de Locke avait converti en une négation hardie le doute timide du maître à l'en- droit de la spiritualité, et Berkeley répondait à cette école par la négation de la substance ma- térielle. Il ne s'attendait pas qu'un jour vien- drait où le scepticisme, par la main de Hume, saisirait l'arme dont il venait de frapper le monde matériel, et la tournerait contre le monde des esprits. La seconde cause, il faut la chercher dans le caractère fondamental de la théorie, qui, tout bsurde qu'elle fût, régnait alors souveraine- BKHN — 170 — IlKl'.N nient en philosophie relativement au mode d'ac- 2uisition.de la connaissance. Nous voulons parler e la théorie de l'idée représentative. D'après cette théorie, la connaissance et l'idée étaient deux choses distinctes. L'idée n'était qu'un moyen de connaissance et non la connaissance même. L'idée était une sorte d'intermédiaire entre l'objet et le sujet. L'idée était pour le sujet l'image ou la représentation de l'objet; et l'exactitude de la connaissance se mesurait sur le plus ou le moins de conformité de l'image, avec l'objet qu'elle représentait. Cette théorie, d'abord imaginée pour expliquer la formation de nos connaissances sensibles, avait graduellement acquis plus d'extension, et, à l'époque à laquelle apparut Berkeley, elle servait à rendre compte de la formation de toutes nos connaissances. Berkeley l'adopta, mais cependant avec restric- tion. Ainsi que paraît l'avoir fait Malcbranche à la même époque, il n'attribua à l'intervention de l'idée représentative que la formation d'un certain ordre de connaissances, à savoir celles qui ont pour objet le monde extérieur. Quant aux notions qu'a notre âme de son propre être et de ses modifications, Berkeley en regarde l'acquisition comme s'opérant par un simple acte d'aperception intérieure, et sans qu'il soit besoin d'aucune image ou idée à titre d'inter- médiaire entre l'objet et le sujet. Cette dis- tinction explique comment Berkeley affirme à la fois l'existence de l'esprit et nie celle de la matière. En effet, l'esprit se saisissant lui-même par une aperception immédiate, son existence ne saurait être mise en question; tandis qu'il en est tout autrement des objets corporels, qu'il ne nous est jamais donné d'atteindre di- rectement à cause de la présence de cette idée, qui vient toujours s'interposer entre notre âme et la réalité extérieure, et rendre ainsi cette réalité à jamais insaisissable. C'est, assurément, par cette voie que Berkeley fut conduit à pré- tendre que les objets que nous regardons comme constituant le monde extérieur ne sont que des idées de notre esprit. Cet idéalisme, poussé par la logique à ses conséquences dernières, ne tar- derait pas à aboutir à un absolu égoïsme. Car, la doctrine de Berkeley une l'ois adoptée, rien ne me garantit plus l'existence extérieure d'êtres semblables à moi, et je reste seul dans l'univers, ou plutôt je constitue l'univers à moi seul, avec mon esprit et mes idées, les seules choses qui, dans un idéalisme conséquent, puissent échap- per à la négation et au doute. Berkeley n'a pas formellement avoué cette conclusion; mais elle s'impose irrésistiblement à sa doctrine. On peut consulter sur Berkeley, indépendam- ment des écrits de ce philosophe dont les titres ont été mentionnés plus haut, et des historiens généraux de la philosophie, un ouvrage allemand intitulé : Collection des principaux écrivains qui nient la nudité de leur propre corps et du monde matériel tout entier, contenant les Dia- logues de Berkeley entre Hylas et Philonoùs et la Clef universelle de Collier, avec des notes qui servent à lu réfutation du texte, cl un sup- plément dans lequel on démontre la réalité des corps, par J. Chr. Eschenbach, in-8, Rostock, Hûo. C. M. BERNARD DE CHARTRES, dit Sijlvcstris. éi ri- vain du xne siècle, enseigna dans les écoles de Chartres. Jean de Sarisbéry, qui l'appelle le meilleur des platoniciens de son temps, perfec- tissimus inter platonicos hujus sœculi, lui at- tribue deux ouvrages : l'un où il cherchait à concilier Platon et Aristote, l'autre où il prou- vait l'éternité des idées, justifiait la Providence, tt montrait que tous les êtres matériels, étant de leur nature soumis au changement, doivent sairement périr [Metalog., lib.1V. c. xxxv). Ces deux ouvrages Boni aujourd'hui perdus; mais plusieurs bibliothèques possèdent en© sous le nom de Bernard Sylvestris, un traite philosophique en deux parties. Megacosmut et Microcosmus, le Grand et le Petit monde, qui en effet est empreint d'une forte teinte de pla- tonisme. L'auteur y reconnaît deux éléments des choses: la matière et les idées. La matière est privée de toute forme et susceptible de les recevoir toutes. Les idées résident dans l'enten- dement divin ; elles sont les exemplaires de la vie, le principe immuable de ce qui doit être, et toutes choses résultent de leur union avec la matière. Créé à l'image du monde intelligible, ie monde sensible a toute la perfection de son modèle. Il est complet, parce que Dieu est com- plet ; il est beau, parce que Dieu est beau ; il est éternel dans son exemplaire éternel. Le temps a sa racine dans l'éternité et il retourne dans l'éternité. En lui l'éternité paraît se mou- voir et il paraît se reposer en elle. 11 gouverne i le monde, gouverné lui-même par l'ordre. A l'exposition de ces principes qui sont évidem- ment empruntés du Timée, un des monuments de la philosophie ancienne que le xne siècle a le mieux connus, succède, dans le Microcosme, une théorie de l'homme. Bernard reconnaît la distinction du corps et de l'âme ; il admet la préexistence de celle-ci, et semble adopter l'hy- pothèse de la réminiscence. Les détails physio- logiques occupent d'ailleurs la plus grande place dans cette partie de l'ouvrage. — M. Cousin a publié à la suite des Œuvres inédites d'Abailard quelques extraits du Megacosmus et du Micro- cosmus, avec des fragments d'un Commentaire de Bernard de Chartres sur le VIe livre de YÈ- néide. — Voy. aussi : Fragments de philosophie du moyen âge, par V. Cousin; et un article étendu de YHisloire littéraire de France, t. XII. C. J. BERNARD (Saint), abbé de Clairvaux, né en 1091, mort en 1153, est certainement une des figures les plus imposantes du xne siècle. Mais on n'a pas à rappeler ici ses vertus, ses talents, sa fermeté à maintenir l'ordre dans les esprits et la discipline dans les mœurs, ni son éloquence qui envoya des foules en terre sainte, ni même ses écrits qui touchent de plus près à la religion qu'à la science. Il n'a guère abordé la philosophie que pour exprimer combien il la dédaignait ; et les philosophes qui ont attiré son attention, comme Abailard et Gilbert de la Porrée, n'ont pas eu à s'en louer. L'histoire de ces débats se trouve ailleurs (voy. Abailard, Gilbert de la Porrée). On doit seulement indiquer ici qu'en poursuivant ses adversaires, saint Bernard ne les a jamais attaqués sur le terrain de la philosophie : il a voulu réprimer les excursions qu'ils faisaient en pleine théologie, non sans porter dommage à plus d'un dogme. Abailard est très-maltraité dans les cinq lettres envoyées contre lui au pape Innocent : c'est un autre Goliath, un lion, un dragon qu'il faut fouler aux pieds ; et dans douze autres epîtres à divers personnages, toujours contre le même Abailard, il le représente comme le précurseur de l'antechrist et comme un fabri- cateur de mensonges. Mais toujours et partout ce sont des hérésies formelles qu'il lui impute à tort ou à raison : « Quand il parle de la trinité, dit-il, on croirait entendre Arius; il pense sur la grâce comme Pelage, sur la personne du Christ comme Nestor..., et tout en s'évertuant à faire de Platon un chrétien, il prouve que lui-même est païen. » Quant à Gilbert de la Porrée, en distinguant d'une part la divinité et de l'autre BERN 171 — BERT les trois personnes qui en sont revêtues, il com- promettait le dogme de la trinité. Ces luttes ne permettent donc pas de préjuger les opinions philosophiques de saint Bernard, et l'examen de ses écrits donne à penser qu'il n'en a pas eu de bien suivies. Il parle avec un certain dédain de Platon et d'Aristote, et ne choisit pas entre les arguties de l'un et le bavardage de l'autre : Arislolclicœ subtilitatis facunda quidem sed infecunda loquacitas (Sermons, édit. Martène, p. 21). Cependant il incline vers le platonisme. « Les idées, dit-il, ne sont pas seulement des idées, mais leur être est l'être vrai, puisqu'elles sont immuables et éternelles, et que tout ce qui est, de quelque manière qu'il soit, n'arrive à l'existence que par leur participation » (deQuœstionibus, etc., quaestio 46). Ces idées ont leur substance dans le Verbe, ou l'homme saint les contemple après la vie. Mais dès à présent il s'y prépare par l'amour. La première aurore de cette passion divine c'est le sentiment de Dieu : « Ce n'est pas la langue, c'est l'onction de la grâce qui enseigne ces choses ; elles sont cachées aux grands et aux sages du siècle ; mais Dieu les révèle aux petits (Sermon lxxxv). » Mais il y a toute une hiérar- chie d'amours, et au dernier degré la volonté qui aime et l'intelligence qui contemple sont confondues, et s'unissent entre elles et avec Dieu. Toutefois cette union est d'affection et de sen- timent, sans qu'elle abolisse la différence des substances. « Dieu est l'être de toutes choses, non que toutes choses soient un même tout avec lui ; mais elles sont de lui, en lui, et par lui. Il en est le principe et non la matière, principium causale non maleriale (Sermon iv). » Saint Bernard est sur la pente du mysticisme où va s'engager l'école de saint Victor. Mais il ne dé- passe pas la limite où s'est arrêté saint Augustin. L'amour qu'il place au-dessus de la science n'est pas mercenaire, et comme il le dit avec délicatesse, habet pro:mium, sed id quod amatur (de Deo diligendo). La grâce qu'il oppose à la liberté ne la délruit pas : « Sans le libre arbitre, il n'y a rien à sauver; sans la grâce, il n'y a rien qui fiuisse sauver; Dieu est l'auteur du salut, le ibre arbitre est seulement capable d'être sauvé. La grâce fait tout dans le libre arbitre, et le libre arbitre fait tout par la grâce. » Les œuvres com- plètes de saint Bernard ont été publiées par Mar- tène, Venise, 1567, et depuis souventréimprimées. Elles renferment des lettres, des sermons et des traités. Parmi les lettres, il y en a vingt-six qui traitent de matières plus ou moins philosophi- ques; on en trouvera les numéros dans Y Histoire littéraire, t. XIII, p. 148; quelques sermons (il y en a trois cent quarante) renferment des passages intéressants ; enfin parmi les traités on consultera ceux de l'amour de Dieu et de la grâce et du libre arbitre. De nombreux travaux, entre autres ceux de Néander, de MM. Ratisbonne et de Monta- lembert, ont illustré la figure de saint Bernard; mais, sauf erreur, on ne s'est pas inquiété par- ticulièrement de sa philosophie, qui n'a ni ori- ginalité ni étendue. E. C. BERNIER (François), voyageur, médecin et philosophe, naquit le 25 ou 26 septembre 1620, à Joué, aujourd'hui commune de Joué-Ètiau, près d'Angers, et mourut à Paris le 22 septembre 1688. Élevé par les soins d'un curé de campagne, son oncle paternel, il fut, encore très-jeune, mis en relation avec Gassendi, alors prévôt de la cathé- drale de Digne. Gassendi, après plusieurs voyages à Paris, s'étant décidé à y demeurer, Bernier ne tarda pas à l'y joindre et fut admis à suivre ses leçons de philosophie et d'astronomie. Il enseigna lui-même ces deux sciences au jeune de Mer- veilles, qui, chargé plus tard d'une mission di- plomatique, l'emmena avec lui en Allemagne et en Italie. Reçu docteur en médecine en 1652, il fit servir l'autorité que lui donnait ce titre pour défendre son maître contre les attaques pas- sionnées de Morin. En 1656, après la mort de Gassendi, dont il entoura la vieillesse d'une sol- licitude toute filiale, il s'embarqua pour l'Orient. Il passa plusieurs années dans l'Inde, à la cour d'Aureng-Zeyb, dont il fut le médecin, et ne re- vint en Europe qu'en 1669, après avoir visité la Palestine, l'Egypte, la Perse et la Turquie. Les Mémoires, qu'il publia peu de temps après son retour sur les événements dont il fut témoin pen- dant son séjour dans la presqu'île hindousta- nique, le rendirent promptement célèbre (Mé- moires du sieur Bernier sur l'empire du Grand Mogol, 4 vol. in-12, Paris, 1670-1671). Lié d'amitié avec Chapelle, Boileau, Racine, la Fontaine et Molière, son compagnon d'étude à l'école de Gassendi, il fut mêlé indirectement à la littérature du xvi'r3 siècle. On suppose qu'il a fourni à Molière plusieurs traits satiriques contre les médecins et à la Fontaine les sujets de quelques-unes de ses fables. Il a contribué avec Racine et Boileau à la rédaction de VÂrrct bur- lesque, et fut un des collaborateurs les plus actifs des journaux scientifiques et littéraires de l'époque. Mais les ouvrages par lesquels il mérite surtout d'occuper une place dans ce recueil sont les suivants : Abrégé de la philosophie de Gas- sendi (8 vol. in-12, Lyon, 1678 et 1684); Doutes de M. Bernier sur plusieurs chapitres de son Abrégé de Gassendi (in-12, Paris, 1682); Éclair- cissements sur le livre de M. de la Ville (le P. le Valois) intitulé : Sentiments de M. Descartes touchant l'essence et les propriétés des corps; Traité du libre et du volontaire, in-12, Amster- dam, 1685; Mémoire sur le Quiélisme des Indes, dans YHistoire des ouvrages des Savants, de Basnage, septembre 1688. Voici les titres des deux autres écrits où M. Bernier défend contre Morin la doctrine et la personne de son maître : Anatomia ridiculi mûris, hoc est disseria- tiunculœ J. B. Morini astrologi, adversus ex- positam a P. Gassendo philosophiam , in-4, Paris, 1651; — Favilla ridiculi Mûris, et:., in-4, Paris, 1653. — Consulter sur Bernier la notice que lui a consacrée M. de Lens dans le Dictionnaire historique, géographique et biologique de l'Anjou. BERTRAND (Alexandre), né àRenncs en 1795, mort en 1831, élève de l'École polytechnique, docteur en médecine, a étudié en physiologiste et en philosophe les phénomènes du somnambu- lisme et particulièrement ceux qu'on a attribués au magnétisme animal. Dans un ouvrage intitulé Traité du Somnam- bulisme (Paris, 1823, in-8), il distingue quatre espèces de somnambulisme : 1° le somn unbu- lisme essentiel, se produisant pendant le sommeil chez des individus qui paraissent jouir d'ailleurs d'une santé parfaite; 2° le somnambulisme symp- tomatique, apparaissant dans le cours de certaines maladies dont on peut le considérer comme une crise ou un symptôme ; 3° le somnambulisme artificiel, que font naître à volonté chez certains sujets les pratiques des magnétiseurs ; 4° le som- nambulisme extatique, résultat d'une exaltation morale exagérée, contagieux par imitation, celui des possédés au moyen âge. Il pense que toutes ces espèces de somnambulisme sont de la même nature, mais que l'étude des deux dernières peut éclairer la science sur les phénomènes du som- nambulisme, d'autant mieux que l'observateur peut entrer en communication avec les somnam- bules de ces deux genres. Voici le résumé de j sa théorie. Il y a dans l'homme deux vies, la BERT — 172 — UKHT vie organique intérieure et la vie extérieure ou de relation. Dans le sommeil, la vie de relation est plus ou moins complètement sus- pendue: au contraire, la vie intérieure de- vient plus intense, selon l'aphorisme d'Hippo- crate : In somno motus intra; somnus labor visceribv.s. Dans le sommeil, les fibres cérébrales produisent par leurs mouvements spontanés une foule d'impressions et d'images qui affectent le dormeur comme feraient des perceptions vérita- bles : ce sont les rêves. Lorsque la vie de relation n'est pas assez entièrement suspendue pour en- lever la possibilité des mouvements musculaires, lorsque quelques sens demeurent en activité, le dormeur devient somnambule. L'état de somnam- bulisme, dans quelques circonstances qu'il se produise, consiste surtout en deux choses : 1° dans le reflux de la vie vers les organes intérieurs; 2° dans la surexcitation du cerveau. Cette con- centration de la vie vers les organes internes rend perceptibles au somnambule les impressions qui se rapportent à ces organes et qu'il ne perçoit pas en temps ordinaire. De là des faits d'appa- rence merveilleuse : la prévision des accidents pathologiques qui doivent s'accomplir en lui, le développement de l'instinct des remèdes, l'ap- préciation de la durée, l'apparition des symptômes morbides de personnes étrangères. La surexcita- tion du cerveau explique des phénomènes d'un autre ordre : le perfectionnement de la mémoire, l'activité extraordinaire de l'imagination, l'oubli au réveil, la communication des pensées et des volontés étrangères, enfin la puissance du som- nambule sur les phénomènes de la vie inté- rieure. On voit que le docteur Bertrand accepte tous ou presque tous les faits que l'on dit se produire chez les somnambules extatiques ou chez les sujets des magnétiseurs, mais il ne discute pas quelle est la cause qui produit l'état de ces derniers; c'est pourquoi il appelle leur somnam- bulisme artificiel et non magnétique. Il les prend dans cet état et cherche à expliquer physiologi- quement les phénomènes qu'ils présentent. On peut trouver qu'il met quelque complaisance et même un peu de crédulité dans la simple ac- ceptation de tous ces faits; mais, comme la théorie qu'il expose est purement scientifique, elle mérite déjà d'être discutée par les médecins et les philosophes. Cependant, malgré le soin qu'il apporte à ne pas s'expliquer sur la nature de la cause qui produit le somnambulisme arti- ficiel et à refuser à celui-ci le nom de magné- tique, il est évident qu'il admet l'existence d'un fluide parti ulier dont le magnétiseur dirigerait à son gré les effluves vers le somnambule. En effet, dans^ un autre ouvrage dont il sera ques- tion tout à l'heure, il reconnaît avoir partagé avec une foi profonde les principales croyances des plus chauds partisans du magnétisme animal et avoir envoyé en 1821, pour un concours ouvert à Berlin, un mémoire où il défend la cause commune. Le Traité du Somnambulisme n'est même que le résumé, très-atténué, comme on l'a vu, de leçons publiques faites par le docteur Bertrand sur le magnétisme animal et en sa faveur, au milieu des railleries des incrédules. Dans un traité intitulé : du Magnétisme animal en France et des jugements qu'en ont portés les sociétés savantes, suivi de Çonsidéra- tions sur l'apparition de l' extase dans les traitements magnétiques (Paris, 1826, in-8), de nouvelles lumières se font dans l'esprit du do tcur Bertrand. Il se sépare des partisans absolus du magnéti nie, en déclarant que le magnétisme nal n'existe pas-, qu'il n'y a pas de fluide magnétique, que la volonté du soi-disant ma- gnétiseur n'est pour rien dans La production du somnambulisme artificiel; mais il se sépare à \\ fois de ses adversaires également exagérés, en maintenant la réalité des faits du somnambu- lisme, seulement comme des effets étrangers au prétendu magnétisme animal et procédant d'une tout autre cause. Le somnambulisme artificiel n'est plus à ses yeux qu'une variété de l'extase, et il propose de remplacer le premier met par le second. Du reste il définit assez vaguement l'extase, « un état particulier, qui n'est ni la veille, ni le sommeil, un état qui est naturel à l'homme, en ce sens qu'on le voit constamment apparaître, toujours identique au fond, dans certaines cir- constances données. » La plus puissante de ces circonstances qui produisent l'extase, est une exaltation morale portée à un haut degré. Ce second ouvrage diffère donc du premier en ce seul point, que le magnétisme animal admis dans celui-ci, au moins comme possible et tacitement comme réel, est décidément repoussé dans celui- là. Mais les faits du somnambulisme artificiel, devenus ceux de l'extase, demeurent les mêmes et conservent la même explication. Puisque le docteur Bertrand, débarrassé par la seule puissance de son bon sens de la croyance temporaire au fluide magnétique, ramenait à l'extase tous les faits du somnambulisme, quelles que fussent les causes déterminantes de cet état, il devait être conduit naturellement à étudier l'extase de plus près, d'autant plus qu'il la dé- clarait être un état réel, historique et toujours actuel, mais inconnu à la science; il devait en donner une théorie scientifique qui expliquât les phénomènes d'apparence merveilleuse à la réalité desquels il ne cessait d'accorder sa croyance. En effet, il se proposait, dit-on, de composer un volumineux ouvrage sur l'extase. Ce projet n'a pas été exécuté dans ces vastes proportions ; le docteur Bertrand a seulement écrit pour Y Encyclopédie progressive un petit traité de cinquante-six pages intitulé : Extase; de l'état d'extase considéré comme une des causes des effets attribués au magnétisme animal (1826, 8e traité). Dans ces pages qui ne sont en partie que le résumé de l'ouvrage précédent, le docteur Bertrand ne s'occupe que de l'extase produite par l'exaltation morale, dont le somnambulisme, dit magnétique, est un cas particulier. Après avoir rappelé l'in- fluence si puissante que le moral exerce sur le physique et les phénomènes physiologiques qui en résultent et qui ont souvent passé pour des miracles, il place l'état d'extase au nombre de ces effets, comme un fait d'autant plus surprenant qu'il ne se produit pas seulement chez des in- dividus isolés, mais qu'il se propage à la façon d'une épidémie. L'histoire a enregistré plusieurs de ces épidémies singulières, par exemple, celle qui éclata parmi les religieuses de Loudun et dont Urbain Grandier fut la victime. Le somnam- bulisme, dit magnétique, serait une épidémie de plus. Parmi les phénomènes qu'on observe chez les extatiques, A. Bertrand prend à part ceux qu'il appelle du nom général d'inspiration. Il définit l'inspiration : l'acquisition d'idées et de 7iotions que l'intelligence 7i'a pas la conscience d'avoir formées ou acquises, la manière dont l'extatique prétend qu'elles lui sont inspirées n'étant qu'une circonstance accessoire. De l'inspiration ainsi définie il donne l'explication suivante. Quand nous faisons un raisonnement, soit: tout homme est mortel, Pierre est homme, donc il est mortel, après avoir considéré atten- tivement les deux prémisses, nous ne pouvons nous refuser à admettre la conclusion, et notre seule participation active à l'acquisition de cette conclusion est l'attcntioxi que nous avons donnée BESS 173 - BEUR aux prémisses; la conclusion elle-même s'impose par son évidence. Si donc les idées que notre attention rapproche ainsi avec effort naissaient de notre cerveau sans exercice de notre volonté, la conclusion nous en paraîtrait révélée. C'est précisément ce qui arrive aux extatiques : leur cerveau surexcite suscite et rapproche une foule d'idées à la production et à la comparaison des- quelles ils ne participent pas : la conclusion leur en tombe dans l'esprit et ils cherchent, ils rêvent une cause qui en explique l'apparition. Le mérite du docteur Bertrand est, outre une parfaite sincérité, d'avoir, le premier ou l'un des premiers, su tenir un juste milieu vraiment philosophique entre les opinions extrêmes de ceux qui acceptaient sans contrôle le magnétisme animal avec tous ses miracles et de ceux qui rejetaient indistinctement avec le magnétisme I les faits, incontestables et naturels quoique éton- nants en apparence, du somnambulisme et de l'extase; mérite d'autant plus grand qu'il avait tout d'abord abondé dans l'erreur. Toutefois on peut lui reprocher enjore d'être trop peu sévère dans l'acceptation et dans l'explication de certains faits, même après avoir abjuré le magnétisme. Ces reproches s'adressent en particulier à son second ouvrage ; les excellentes quoique très- courtes considérations que renferme son petit traité de V Extase donnent peut-être lieu de croire que, s'il eût vu le jour, son grand ouvrage les eût réduits à néant. A. Bertrand a encore publié des Lettres sur les révolutions du globe, Paris, 1824, in-18, et des Lettres sur la physique, Paris, 1825, 2 vol. in-8, où il a essayé de vulgariser les découvertes de la science. Enfin il a rédigé pendant plusieurs années la partie scientifique du journal le Globe. A. L. bessarion (Jean), un de ceux qui ont le plus contribué à répandre en Occident la con- naissance des lettres et de la philosophie grec- ques. Né à ïrébizonde en 1389, selon quelques- uns en 1395, il entra d'abora dans l'ordre de Saint-Basile, et passa vingt et un ans dans un monastère du Péloponnèse, occupé de l'étude des lettres, de la théologie et de la philosophie, à laquelle il fut initié par le célèbre Gémiste Pléthon. En 1438, il accompagna en Italie, avec d'autres Grecs de distinction, l'empereur Paléo- logue se rendant au concile de Ferrare pour opérer la réunion de l'Église grecque et de l'É- glise latine. S'étant prononcé pour les Latins, et ayant fait prévaloir son opinion dans l'esprit de Paléologue, le pape Eugène IV l'en récompensa en le nommant cardinal-prêtre du titre des Apô- tres. Dès lors, soit pour se conformer aux exi- gences de sa nouvelle dignité, soit pour échap- per aux troubles qu'excita dans son pays le projet de réunion arrêté à Ferrare, Bessarion se fixa en Italie, où sa maison devint le centre du mouvement intellectuel qui s'opérait alors en faveur des lettres antiques. Les successeurs d'Eugène IV le traitèrent avec la même faveur. Nicolas Ier le nomma archevêque de Siponto et cardinal-évêque du titre de Sabin. Pie II lui conféra le titre de patriarche de Constantinople. Il remplit successivement différentes missions diplomatiques de la plus haute importance; deux fois même il faillit être élu souverain pontife. Enfin il mourut à Bavenne. le 19 novembre 1472. Les écrits philosophiques de Bessarion se rap- portent tous à la querelle qui s'éleva de son temps et au milieu de ses compatriotes habitant l'Italie, entre les partisans d'Aristote et de Pla- ton. Gémiste Pléthon, dans un petit écrit sur la Différence de la philosophie de Platon et de celle d'Aristote, avait attaqué ce dernier avec assez de violence. Le chef du Lycée fut défendu par Gennadius et Théodore de Gaza. Bessarion, consulté sur la question, essaya de concilier les deux partis, en montrant que Platon et Aristote ne sont pas aussi divisés qu'on le pense, et au'il faut les vénérer également comme les eux plus grands génies de l'antiquité. Ce fut alors que George de Trébizonde vint ranimer la dispute, en publiant, sous le titre de Compa- raison entre Platon et Aristote (Comparatio Platonis et Aristotelis), une longue et amère diatribe contre Platon. Bessarion publia à cette occasion deux écrits, qui ne servirent pas peu à préparer les voies à une manière plus large d'étudier la philosophie et à une connaissance plus approfondie des monuments originaux: l'un {Epistola ad Mich. Aposlolium de Prœs- tantia Platonis prœ Aristotele, gr. et lat., dans les Mémoires de l'Académie des inscriptions, t. III, p. 303) est adressé sous la forme d'une lettre au jeune Apostolius, qui, sans rien enten- dre au sujet de la discussion, avait écrit contre Aristote un véritable pamphlet; l'autre, beau- coup plus considérable, est dirigé contre Geor- ge de Trébizonde, et a pour titre : In calum- niatorem Platonis (in-f°, Venise, 1503 et 1516; in-f°, Rome, 1469). Bessarion démontre très- bien à son adversaire qu'il n'entend pas les écrits du philosophe contre lequel il se déchaîne avec tant de violence. Mais, quant à sa propre impartialité, il ne faut pas qu'elle nous fasse il- lusion ; le disciple de l'enthousiaste Gémiste Pléthon ne pouvait pas tenir la balance égale entre les deux princes de la philosophie an- cienne. Dans son opinion, Platon est beaucoup plus près de la vérité quand il nous décrit la na- ture du ciel, celle des éléments et les diverses figures des corps. Que pense-t-il donc de sa théologie et de sa morale ? Il n'hésite pas à les regarder comme parfaitement orthodoxes, et il va même jusqu'à les présenter comme la plus grande preuve qu'on puisse donner de la vérité de la religion, comme le moyen le plus efficace d'y ramener les esprits sceptiques et incrédules. Pour lui, oser attaquer Platon, c'est se révolter contre l'autorité des Pères de l'Église et contre la religion elle-même; car, ainsi qu'il cherche à le démontrer avec beaucoup d'esprit et d'érudi- tion, tout ce que Platon a enseigné sur la nature divine, sur la création, sur le gouvernement du monde, sur la liberté et la fatalité, sur l'âme humaine, a été consacré par les dogmes du christianisme. On conçoit que de telles opinions, malgré la réserve avec laquelle elles furent ex- posées, aient pu, non-seulement achever la ruine déjà commencée de la. scolastique, mais prépa- rer de loin l'indépendance de la philosophie mo- derne, en élevant la raison humaine au niveau de la révélation. Outre les ouvrages que nous venons de men- tionner, Bessarion a publié aussi une traduction latine des Memorabilia de Xénophon, Louvain, 1533, in-4; de la Métaphysique d'Aristote, avec le fragment attribué à Theophraste, Paris, 1516, in-4 ; et, dans un écrit intitulé : Correctorium interprelationis librorum Platonis de Legibus, il releva les fautes commises par son adver- saire George de Trébizonde dans la traduction des Lois de Platon. — Voy. Vacherot, Histoire critique de V école d'Alexandrie, 3 vol. in-8, Paris, 1846-51. BEURHUSIUS (Frédéric), philosophe alle- mand, contemporain de Ramus dont il adopta la doctrine avec ardeur. Il n'admettait pas même qu'il pût y avoir quelque erreur dans sa dialec- tique et soutenait qu'elle était parfaite, perfeclam Bien 174 — BIEN esse omnibus modis liami dialecticam, nous dit Elswich. Lorscme Schegk eut donné le signal de la résistance a cette réforme, et que Cornélius Martini eut publié contre Ramus une violente diatribe, Beurhusius, de concert avec ses amis Hoddée et Buscher, recteurs des académies de Gcettingue et de Hanovre, écrivit une défense du ramisme, en trois dissertations qui parurent réunies en 1596 à Lemgow. Voy. Elswich, de Varia Aristotelis in schotis prolestantismis for- tuna, "Witternberg, 1720, p. 55 et 62. BIAS, l'un des sept sages de la Grèce, naquit à Priène, une des principales villes de l'Ionie, vers l'an 570 avant J. C. Il fut principalement occupé de morale et de politique, comme tous ceux qu'on honorait alors du titre^ de sages. Il avait, en quelque sorte, condamné à l'avance les spéculations philosophiques, en disant que nos connaissances sur la Divinité se bornent à savoir qu'elle existe, et qu'on doit s'abstenir de toute recherche sur son essence. Il fit une étude particulière des lois de sa patrie, et consacra les connaissances qu'il avait acquises en cette matière à rendre service à ses amis, soit en plaidant pour eux, soit en se faisant leur arbitre. Il refusa toujours l'appui de son talent à l'injustice, et l'on avait coutume de dire, pour désigner une cause éminemment droite : c'est une cause de l'orateur de Priène. Possesseur d'une grande fortune, il la consacrait à de nobles actions, tout en la dédaignant pour son propre usage ; on sait à quelle occasion il prononça le mot célèbre : « Je porte tout avec moi. » Bias passa toute sa vie dans sa patrie, où il mourut dans un âge fort avancé, en plaidant pour un de ses amis. Les Priéniens lui firent des funérailles splendides, et consacrèrent à sa mémoire une enceinte, qu'on appelait du nom de son père, le Tenta- mium. A défaut d'ouvrages, nous citerons quel- ques maximes de Bias : « Il faut, disait-il, vivre avec ses amis comme si l'on devait les avoir un jour pour ennemis. » — « Il vaut mieux être pris pour arbitre par ses ennemis que par ses amis ; car, dans le premier cas, on peut se faire un ami ; dans le second, on est sûr d'en perdre un. » — Voy. Diogène Laërce, liv. I, ch. v; une excel- lente biographie de Bias par M. Clavier, dans le IVe vol. delà Biographia universelle: la Morale dans l'antiquité, par A. Garnier, Paris, 1865. in-12: la Morale avant les philosophes, par L. Menard, Paris, 1860, in-8; l'article Sages (les Sept). BICHAT (Marie-François-Xavier), né en 1771 à Thoirette, département de l'Ain, mort à 31 ans en 1802, anatomiste et physiologiste du premier ordre, ne mérite d'être compté au nombre des philosophes que pour ses idées sur la vie et la sensibilité. Il admettait deux sortes de vies : l'une animale, l'autre organique. La première a pour instruments les organes au moyen desquels l'être vivant se trouve en rapport avec le monde entier : c'est par cette raison que la vie animale s'appelle aussi vie de relation. La vie organique a pour but le développement, la nutrition et la conservation de l'animal : les organes spécia- lement consacrés à cette triple fonction sont placés dans les profondeurs du corps; mais ils communiquent avec ceux de la vie externe ou de relation, parce que ces deux vies sont réel- lement subordonnées l'une à l'autre et ne forment que deux aspects différents d'un même système, La fonction de la reproduction, destinée à la conservation de l'espèce, se classe mal dans l'une et l'autre espèce de vie; elle appartient très-visiblement à toutes deux. Bichat reconnaît deux sensibilités : l'une animale, source des ,'laisirs et de la douleur et dont nous avons par- faitement conscience ; l'autre organique, sur le» phénomènes de laquelle la conscience est muette. La vie organique est donc renfermée dans les- limites de la matière organisée et a pour effet de la rendre sensible aux impressions. De là deux sortes de contractilité : l'une animale ou volontaire, l'autre organique et involontaire. Bichat rapporte toutes les fonctions de l'intel- ligence à la vie animale, et toutes les passions à la vie organique. En plaçant la sensation dans les organes eux-mêmes, en réduisant toutes les fonctions intellectuelles à cette sensibilité or- ganique, Bichat a favorisé le matérialisme con- temporain. Ses Recherches physiologiques sur la vie et la mort, publiées en 1800, ont été plu- sieurs fois réimprimées. J. T. BIEL (Gabriel), philosophe et théologien al- lemand, né à Spire vers le milieu du xve siècle, se fit d'abord remarquer à Mayence comme pré- dicateur. Lorsque l'université de Tubingue fut fondée par Éberhard, duc de Witternberg, en 1477, il y fut appelé comme professeur de théo- logie. Vers la fin de ses jours, il se retira dans une maison de chanoines réguliers, où il mourut en 1495. Biel est un des plus habiles défenseurs du nominalisme d'Occam, qu'il exposa, d'une manière très-lucide, dans l'ouvrage suivant : Col- lectorium super libros sententiarum G. Oc- cami, in-f°, 1501. Il a laissé aussi quelques ou- vrages de théologie plusieurs fois réimprimés. BIEN. Tous les êtres capables de quelque degré d'activité, on pourrait dire simplement, tous les êtres, puisque l'inertie absolue équivaut au néant ; tous les êtres tendent à une fin, vers laquelle se dirigent tous leurs efforts et toutes leurs facultés. Cette fin, sans laquelle ils n'a- giraient pas, c'est-à-dire n'existeraient pas, c'est ce qu'on appelle le bien. Le bien, dans sa géné- ralité, qu'il ne faut pas confondre avec son unité et sa perfection, c'est donc le but proposé à l'ac- tivité des êtres, c'est la fin dans laquelle ils cherchent la plénitude de leur existence, et, quand ils sont doués de sensibilité, de leur bien- être. Il résulte de cette définition, la seule qui s'ac- corde avec le sens universellement attribué au mot défini, qu'il y a autant d'espèces de bien, qu'il y a d'espèces d'êtres. Mais ce serait faire violence au langage et à la pensée que de parler du bien des minéraux, des liquides et des gaz, en un mot, des corps bruts, simples ou com- posés. Les corps bruts ne sont pas, à vrai dire, des êtres; ce ne sont que des phénomènes. Ils n'ont en propre aucun bien parce qu'ils ne ten- dent vers aucune fin déterminée. Ils servent d'instruments et de moyens à des existences moins incomplètes dans la recherche des biens qui leur appartiennent. Le bien directement in- telligible pour nous ne commence qu'avec l'or- ganisation et la vie. Il y a certainement un bien pour les végétaux, quoiqu'ils soient privés de sentiment et de connaissance. Ce bien, vers lequel ils tendent par le concert de leurs organes et de leurs propriétés actives, c'est d'abord leur complet développement conformément à un type plus ou moins arrêté, ensuite leur conservation, et enfin leur reproduction ou la conservation de leur espèce. Tout ce qui favorise ce triple résultat leur est bon* tout ce qui l'empêche leur est mauvais. Les idées du bien et du mal leur sont donc parfaitement applicables. Quand on passe du règne végétal au règne animal, le bien est encore plus facile à apercevoir, et il devient plus manifeste à mesure qu'on moule plus haut sur l'échelle des êtres animés. Comme pour les plantes, le bien consiste d'abord dans le développement, la conservation et la BIEN — 175 — BIEN reproduction des êtres, c'est-à-dire dans l'exer- cice des facultés essentielles de la vie sous une forme déterminée, quoique plus ou moins va- riable. A l'exercice des facultés essentielles de la vie vient se joindre la sensibilité, qui change le bien en bien-être et le mal en souffrance; qui fait rechercher, on pourrait presque dire qui fait aimer l'un par la puissance du désir, et fait fuir ou haïr l'autre par la force de l'aversion. A la sensibilité elle-même s'ajoute un degré de plus en plus élevé de perception, sinon de con- naissance, et une activité instinctive qui a quel- que ressemblance éloignée avec la volonté. L'a- nimal n'est pas réduit à sentir son bien; il en a une représentation intérieure puisqu'il est ca- pable d'imagination et de souvenir. Il ne se borne pas à le poursuivre et à l'accomplir par le mouvement, purement physique de ses organes; il le désire et jusqu'à un certain point il le veut. Mais c'est dans l'homme que le bien se dé- couvre à nous sous une forme éclatante et admet une variété d'expression, par conséquent une étendue dont il n'est pas susceptible dans les êtres inférieurs. Le bien, dans l'homme, nous présente au moins trois caractères qui répondent à trois ordres de facultés. Le bien physique, re- présenté à son plus haut degré par le dévelop- pement et la conservation de son corps, ou pour le désigner d'un seul mot, le bien-être, est la fin à laquelle tendent les propriétés actives ou les énergies multiples de ses organes, secondées et dirigées non-seulement par Ta perception et la sensation, mais par la reflexion et la volonté, facultés étrangères à l'animal. Le bien intel- lectuel, c'est la fin à laquelle tendent toutes les facultés de l'esprit, toutes les forces et toute l'ac- tivité de la pensée. Il se résume dans la vérité, ou pour parler plus exactement dans la connais- sance de la vérité, dans la science. Le bien moral, c'est le but que poursuit ou la règle à laquelle obéit la volonté éclairée par la raison ; c'est la fin que doit atteindre ou au moins se proposer tout être raisonnable et libre, sous peine de se rendre indigne de la raison et de la liberté ! Cette fin, c'est le devoir, et le devoir accompli se nomme la vertu. Le bien-être, tel que nous venons de le définir, compris comme la satisfaction du corps et des facultés qui dépendent directement des sens, est étroitement lié à la satisfaction des besoins et des facultés de l'âme. Il est certain que nos forces et notre santé déclinent quand nos affec- tions sont blessées, ou comme on dit vulgai- rement, quand notre cœur est en souffrance, quand le mépris nous poursuit, quand l'inquié- tude nous accable, quand le remords nous dé- chire. Si, au contraire, le corps et l'âme sont satisfaits en même temps, alors ce n'est pas du bien-être que nous sommes en possession, mais du bonheur. Ces trois biens de l'homme : le bonheur, la science et la vertu, ou le bonheur, la vérité et le devoir, devraient être par leur nature insé- parables et ne former qu'un bien unique. On ne comprend pas, en effet, qu'un être intelligent, qui a reçu en même temps la faculté et le be- soin de connaître la • vérité, puisse trouver le bonheur, un bonheur complet et digne de lui, en dehors de la science. On ne comprend pas da- vantage que le bonheur se passe de la vertu, puisque la vertu est l'accomplissement habituel des lois les plus élevées et des conditions les plus nécessaires de la nature de l'homme, con- sidéré comme un être raisonnable et libre. Est- il admissible qu'un être quelconque soit heureux ou trouve la satisfaction de tous ses besoins en dehors des conditions essentielles de son exis- tence? Enfin, s'il est vrai que les principes sur lesquels repose la vertu ne soient que les lois les plus élevées de la nature humaine, il est im- possible de supposer que ces lois ne s'accordent pas avec toutes celles qui déterminent le but et qui règlent l'exercice de nos facultés; par con- séquent la vertu ne devrait pas pouvoir se dis- joindre du bonheur. C'est cette union de tous les biens, au moins de ceux que conçoit la raison et que poursuit l'activité de l'homme, en un bien unique et in- divisible, que les anciens ont appelé le souverain bien. En dehors, ou ce qui revient au même, au- dessous du souverain bien, ils ne reconnaissaient que des biens secondaires. Que cette unité existe dans la nature des choses, dans la nature du bien, cela est incon- testable. Mais quand on tient compte des limites diverses dans lesquelles s'arrêtent les désirs, les efforts et les conceptions habituelles de l'homme, on rencontre inévitablement la multiplicité et la division. Combien y en a-t-il qui, en recherchant soit le bonheur, soit la vertu, les demandent complets ou même sont en état de comprendre les conditions sous lesquelles l'objet de leurs vœux atteint cette perfection? L'immense majo- rité d'entre eux se contente d'un bonheur relatif ou d'une vertu relative. Peu leur importe que toutes les facultés et tous les besoins de leur être soient satisfaits ; il leur suffit que quelques-uns le soient. Ils accepteraient volontiers le bonheur avec l'ignorance et avec les désordres de l'im- moralité, jusqu'à ce que l'expérience leur ait démontré que le bonheur n'existe pas à ce prix. De même, quand ils se flattent de marcher dans les sentiers de la vertu, ils n'ont le plus souvent d'autre but que d'échapper aux rigueurs de la loi ou au mépris de leurs semblables, que de vivre en paix avec eux-mêmes et avec les autres ou d'échapper aux peines d'une autre vie. Quand le souverain bien, le bien unique, qui consiste dans la perfection de notre être, se trouve ainsi divisé et mutilé par l'ignorance, la faiblesse ou les passions humaines, alors il faut établir une hiérarchie entre les éléments, les buts partiels, les principes multiples dans lesquels il se décompose. Il est évident que le bonheur ne dépendant plus que de nos facultés secondaires; ne représentant plus que des biens particuliers et variables, tels que le plaisir, l'intérêt, le pou- voir, doit être subordonné^ et quand cela est nécessaire, doit être sacrifie à la loi du devoir, qui commande à nos facultés supérieures; qui est la règle et la condition de la liberté ; qui, imposé par la raison, participe à son unité, à sa perpétuité et à son universalité. La vertu, c'est- à-dire l'accomplissement du devoir, devient alors le bien absolu ; le bonheur n'est plus qu'un bien relatif, et la science, revêtue du même carac- tère, est un moyen d'atteindre à tous les deux. De même que les biens de l'homme, les biens de tous les êtres qui sont susceptibles d'en avoir un, ou qui possèdent un certain degré de vie et d'individualité, se réduisent à un bien unique. Tous les êtres, depuis les plus humbles jusqu'aux plus élevés, sont soumis à des lois générales qui, se coordonnant les unes avec les autres, forment ce qu'on appelle le plan de la création ou l'ordre universel. Hors de ce plan rien n'existe, rien ne peut exister, parce que rien n'échappe aux lois, c'est-à-dire aux con- ditions de son existence, et que ces conditions elles-mêmes seraient impossibles si elles ne s'ac- cordaient entre ellessous l'empire d'une loi com- mune, d'un ordre souverain qui s'impose éga- lement au monde physique et au monde moral. BIEN — 176 1JILF à la nature et à la conscience. C'est cet ordre absolu qui est le bien unique et indivisible de tous les êtres. Selon Platon et les philosophes de l'école d'Alexandrie, le bien unique, indivisible, universel, qui se communique, dans une cer- taine mesure, à tous les êtres, se confond avec l'intelligence divine, avec Dieu lui-même, qu'on ne peut séparer de son intelligence. Voilà pour- quoi, dans leurs écrits, Dieu s'appelle le Bien. Mais il n'est pas nécessaire d'aller jusqu'à cette identification pour concevoir le bien dans son universalité et son unité suprême. L'idée du bien, quand nousjugeo s les actions humaines, ou quand nous voulons leur prescrire une règle commune, étant souvent substituée à l'idée du devoir, il n'est pas sans intérêt de re- chercher jusqu'à quel point cette substitution est légitime ou quel est exactement le rapport des deux idées qui prennent ainsi, dans les ha- bitudes de notre esprit et de notre langage, la place l'une de l'autre. Le devoir est nécessairement compris dans le bien, mais le bien n'est pas tout entier compris dans le devoir. Celui-ci est moins étendu que celui-là, et les rapports qui existent entre eux peuvent être représentés sous la figure de deux sphères con entriquesqui, ayant le même centre, diffèrent par leurs circonférences. Qu'est-ce, en effet, que le devoir? C'est cette loi écrite en nous-mêmes à laquelle un être libre, un être raisonnable ne peut faillir sans se rendre indigne de la raison et de la liberté, par conséquent sans déchoir du rang qui lui est assigné par sa nature, sans encourir son propre mépris et celui de ses semblables. Cela revient à dire que le devoir s'impose à nous absolument, et que celui qui le viole avec intention, se plaçant en dehors ou plutôt au-dessous de l'humanité et de la so- ciété, donne à la société et à l'humanité le droit de le répudier, de le rejeter de leur sein. Il est hors de doute que ce que la raison nous com- mande avec ce caractère d'impérieuse obligation est essentiellement bon. Mais tout ce qui est bon, tout ce qui est conforme aux lois de la raison, tout ce qu'admire et applaudit la conscience mo- rale, ne saurait passer pour obligatoire et être compté au nombre de nos devoirs. Le bien, même quand on le considère dans les seules limites de l'humanité, est donc plus que le devoir, quoique le devoir soit une des formes du bien. Le devoir, c'est la limite au- dessous de laquelle il ne nous est pas permis de descendre, sans perdre, dans l'ordre moral, notre qualité d'homme. Le bien, c'est le but le plus élevé que puissent se proposer les efforts réunis de toutes nos facultés; c'est l'ordre éternel, l'ordre suprême, auquel, par les attributs dis- tinctifs de notre nature, nous sommes appelés à concourir dans la mesure de notre intelligence et de nos forces; c'est plus qu'une simple loi de notre existence ou une perfection relative, c'est la perfection même, vers laquelle nous portent à la fois la raison et le sentiment, la reflexion et de sublimes instincts, et dont il est en notre pouvoir d'approcher de plus en plus sans l'at- teindre jamais. Il n'est pas une œuvre philosophique de quel- que valeur et de quelque importance ou la question du bien ne soit traitée avec plus ou moins d'étendue. Celles-là mêmes où elle est examinée séparément sont encore trop nom- breuses pour être citées. Nous nous contenterons de rappeler parmi ces dernières celles qui portent les plus grands noms de l'histoire de la phi- phie : la République de Platon; la Morale à Nicomaque, la Morale à Eudème et la Grande Mo aie d'Aristote; le de Finibus bonorum et malorum de Cicéron ; le de Sumtno bono contra Manichœos de saint Augustin; le IV* et le V* livre de la Recherche de la Vérité, les Médita- tions chrétiennes, et le Traité de l'amour de Dieu de M débranche ; la Critique de la raison pratique et la Mctaj/hysiijue des mœurs de Kant; Méthode pour arriver à la vie bienheu- reuse de Fichte; Philosophie du droit de He- gel : Cours de Droit naturel et Mélanges philo- sophiques de Jouffroy; du Vrai, du Beau et du Bien de V. Cousin. BILFINGER ou BULFFINGER (Georges-Ber- nard), né le 23 janvier 1693, à Canstadt, dans le Wurtemberg, s'est distingué à la fois comme physicien, comme théologien, comme homme d'Etat et comme philosophe. Il est, sans con- tredit, l'un des esprits les plus remarquables qui soient sortis de l'école de Leibniz, et le petit royaume qui lui donna le jour le compte encore aujourd'hui parmi ses plus grands hommes. Se destinant à l'état ecclésiastique, il entra d'abord au séminaire théologique de Tubingue; mais les livres de Wolf étant tombés entre ses mains, il en fut tellement charmé, qu'il se voua entiè- rement à la philosophie leibnizienne. Revenu plus tard à la théologie, il voulut du moins la mettre d'accord avec ses études de pré- dilection. C'est dans ce but qu'il composa son traité intitulé : Dilucidationes philosophicœ de Deo, anima humana, mundo et generalibus rerum aff'ectionibus (in-4, Tubingue, 1725, 1740 et 1768). Cet ouvrage eut un grand succès et fit nommer l'auteur prédicateur du château de Tu- bingue et répétiteur au séminaire de théologie ; mais Bilfinger, éprouvant le besoin d'aller puiser à sa source la doctrine dont il s'était épris, ne tarda pas à se rendre à l'Université de Halle, où Wolf enseignait alors avec beaucoup d'autorité le système de son maître. Il fut nommé ensuite, par l'entremise de Wolf, professeur de logique et de métaphysique à Saint-Pétersbourg. Pendant qu'il occupait ce poste, l'Académie des sciences de Paris mit au concours le fameux problème de la cause de la pesanteur des corps. Bilfinger entra dans la lice et remporta le prix. C'est alors, c'est-à-dire vers 1731, que le duc de Wurtemberg songea à le rappeler comme une des gloires de son pays. Il fut élevé successivement au rang de conseiller privé, de président du consistoire et de secrétaire du grand ordre de la Vénerie. Bilfinger se servit de son crédit pour opérer des réformes utiles dans l'administration des affaires publiques et dans l'organisation des études ; car, aux différentes dignités que nous venons de mentionner, il joignait celle de curateur de l'U- niversité. Il mourut à Stuttgart en 1750. Sans doute Bilfinger n'a rien ajouté, pour le fond, au système qu'il reçut des mains de Leibniz et de Wolf comme le dernier mot de la sagesse hu- maine; mais il l'a exposé et développé avec une rare intelligence, dans les ouvrages suivants Dispulatio de triplici rerum cojnilione. his- tonca. philosophica et malhemalicaj in-4, Tu- bingue, 1722; Dispulatio de harmoma prœsta- bilila, in-4, Tubingue, 1721; Commenlatio de harmonia animi et corporis humani, maxime prœslabilita, ex mente Lcibnizii, in-8, Franc- fort-sur-le-Mein, 1723, et Leipzig, 1735; Epis- tolœ amœbeœ Bulfingeri et Hollmanni de har- monia prœslabilita, in-4, 1728; Commenlatio philosophica de origine el permissione mali, prœcipue moralis, in-8, Francfort et Leipzig, 1824; Prœcepla logica, curante Vellnagel, in-8, Iéna, 1729. Le plus important de tous ces ou- vrages est celui que nous avons mentionné plus haut : Dilucidationes philosoplv'cœ, etc. Nous citerons aussi, quoiqu'ils se rapportent BODI — 177 — BODI moins directement à la philosophie, deux autres écrits, l'un sur les Chinois : Spécimen doctrines veterum Sinarum moralis et politicœ, in-4, Francfort, 1724; l'autre sur le Tractatus theo- logico politicus de Spinoza : Notœ brèves in Ben. Spinozœ methodum explicandi scripluras, in-4, Tubing., 1733. BION de Botîysthène, ainsi appelé parce qu'il naquit à Borysthène, ville grecque sur les bords du fleuve de ce nom, aujourd'hui le Dnieper. 11 était, comme il le dit lui-même à Antigone Go- natas, auprès de qui il était en grande faveur, fils d'un affranchi et d'une courtisane. Vendu comme esclave avec toute sa famille, il tomba entre les mains d'un orateur à qui il eut le bon- heur de plaire et qui lui laissa, en mourant, tous ses biens. Bion les vendit pour aller à Athè- nes étudier la philosophie. Il s'attacha d'abord à Cratès et à l'école cynique, puis il reçut les le- çons de Théodore l'Athée, et finit enfin par se passer de maître, sans échapper cependant à l'in- fluence qu'il avait subie jusque-là. Il fut lui-même accusé d'athéisme, si l'on en croit une tradition se- lon laquelle il aurait regardé comme indifférentes toutes les questions relatives à la nature des dieux et à la divine Providence. On cite de lui plusieurs paroles qui prouvent au moins son in- crédulité à l'égard du paganisme. Diogène Laërce le regarde comme un sophiste ; Ératosthène disait qu'il avait le premier revêtu de pourpre la phi- losophie. Bion a beaucoup écrit; mais il ne nous reste de ses ouvrages que quelques fragments disséminés dans Stobée. Il a existé un autre Bion, désigné également sous le titre de philosophe, et à qui nous ne pou- vons assigner aucune époque précise dans l'his- toire. C'était un mathématicien d'Abdère et de la famille de Démocrite. Selon Diogène Laërce, il est le premier qui ait enseigné qu'il y a des con- trées de la terre où l'année ne se compose que d'un seul jour et d'une seule nuit dont la durée est également de six mois. Il connaissait donc la sphéricité de la terre et l'obliquité de l'éclipti- que. Il est malheureux que nous ne sachions pas à quel temps remonte cette découverte. Voy. Diogène Laërce, liv. IV, ch. vu. — Rossignol, Frag- menta Bionis Borystenithœ philosophi, e variis scriploribus collecta, in-4, Paris, 1830. BOCARDO. Terme mnémonique de convention par lequel les logiciens désignaient un des modes de la troisième figure du syllogisme. Voy. la Lo- gique de Port-Royal, 3e partie, et l'article Syllo- gisme. BODIN (Jean) naquit à Angers en 1520, et, sans rien savoir de précis sur sa famille, on peut présumer pourtant que son père était juriscon- sulte, et que sa mère appartenait à la religion israélite pour laquelle Bodin s'est toujours montré respectueux et bienveillant. Il étudia le droit à Toulouse, où plus tard il professa cette science, et arriva à Paris vers l'âge de quarante ans. Il avait déjà publié un opuscule sur l'éducation, et un traité de jurisprudence, qu'il détruisit en- suite. Mais sa véritable carrière commence en 1566 avec sa Méthode pour connaître Vhistoire, et deux écrits de peu d'étendue sur les monnaies et renchérissement de toutes choses. Ses idées, assez neuves pour le temps, le mirent en grande réputation, et après avoir été attaché au duc d'A- lençon en qualité de conseiller, il obtint la faveur assez précaire de Henri III. Il ne parut pas en avoir tiré grand profit pour sa fortune. Il était avocat du roi à Laon, lorsqu'en 1576 il fut en- voyé comme député du tiers aux États de Blois. Il y montra un grand zèle à soutenir les droits de l'assemblée, et défendit la religion réformée contre les violences dont on la menaçait; aussi DICT. PHILOS. encourut-il lui-même le soupçon d'hérésie, qui faillit lui être fatal dans la nuit de la Saint-Bar- thélémy. Après un voyage en Angleterre à la suite du duc d'Alençon, devenu duc d'Anjou, il revint à Laon en qualité de procureur général. 11 ne devait plus quitter cette ville. Malgré son res- pect pour la liberté de conscience, et ses prédi- lections pour la monarchie, il embrassa le parti de la Ligue, entraîna par son exemple la ville de Laon, et quand ifvoulut calmer le peuple et s'op- poser à ses violences, il excita contre lui sa dé- fiance et sa haine. Sa personne fut en butte aux outrages, sa maison saccagée, ses livres brûlés. Aussi fut-il un des premiers à se déclarer pour Henri IV. Il mourut de la peste en 1596. Dans sa longue carrière, outre les ouvrages que l'on a cités, il avait composé les six livres de la République, la Démonomanie, un traité en latin intitulé: Universœ Naturce theatrum, et un long dialogue sur la religion, Heplaplomeres, sive colloquium de sublimium rerum abditis. La République a eu du vivant même de l'auteur un nombre considérable d'éditions et a été traduite dans toutes les langues de l'Europe. Le Théâtre de la nature. « œu.vre de pure spéculation et trop souvent d'imagination, dit M. Franck, où la métaphysique et la physique, associées ensemble, ne servent qu'à se nuire réciproquement, » a été traduit en français, mais c'est un livre qui est resté rare. Quant à Y Heplaplomeres, Bodin l'avait laissé en manuscrit. Les trois premiers livres en ont été publiés en latin et les deux autres en al- lemand par M. Guhrauer en 1841. Il en existe un manuscrit à la Bibliothèque nationale, n° 6564. Ces ouvrages assurent à leur auteur une place éminente parmi les hommes de la Renaissance, dont il a les qualités et les défauts, beaucoup dé hardiesse et d'activité dans la pensée, peu de sû- reté dans le jugement, rien de médiocre ni dans le vrai ni dans le faux. Faisons; pour n'y plus revenir, la part du mal. L'érudition du xvie siècle n'est pas contestable, et Bodin est de la famille de ces grands lettrés dont le savoir nous étonne; mais sa science est confuse et sans critique; il accepte de toutes les mains les témoignages qui peuvent lui être utiles, sans s'inquiéter de leur valeur, et parfois sans se mettre en peine de les concilier. La littérature hébraïque, l'antiquité, les Pères de l'Église, les ouvrages authentiques ou apocryphes de tous les temps et de tous les pays lui fournissent d'inépuisables citations qui étouffent sa pensée, loin de la rendre plus vive. Les idées ne sont pas moins discordantes que les textes : l'auteur paraît parfois arrivé à cette in- dépendance d'esprit qu'on appelle la libre pensée, et dégagé de toute religion positive j puis on dé- couvre qu'il est imbu des superstitions les plus étranges; il croit à peine au Christ, mais il est persuadé des folies de l'astrologie, donne une théorie formelle de la prophétie; et croit aux ma- léfices et aux sortilèges. Ces préjugés se glissent dans les parties les plus sérieuses de son œuvre et les corrompent. L'homme qui, on va le voir tout à l'heure, fonde la science politique et la philosophie de l'histoire, explique les révolutions des États par des mouvements planétaires, « les conjonctions, éclipses, et regards des basses pla- nètes et des étoiles fixes ; » il établit entre les événements et les combinaisons de nombres des analogies puériles et compliquées; il écrit tout un livre sur la sorcellerie, et ce n'est pas pour éclairer ses compatriotes sur cette maladie men- tale, c'est pour donner des armes aux juges qui la poursuivent comme une impiété, et leur indi- quer à quels signes certains ils pourront recon- naître les vassaux de Satan, et par quelles tor- tures leur arracher l'aveu de leur sacrilège. La 12 B0D1 — 178 — r.oin Dcmonologic.cst comme le code de ces procédures détestables dont le bûcher était presque toujours le dénoûment. Ces aberrations, il est vrai, étaient (iiiiimuiies à toute cette génération; la concor- dance des événements d'ici-bas avec les phéno- mènes astronomiques avait été enseignée pur tous les averroïstes, les plus savants peut-être des philosophes du moyen âge, et la sorcellerie pou- vait bien être prise au sérieux par un homme qui l'avait entendu confesser par ses adeptes. Cet esprit asservi à de misérables préjugés est pourtant un esprit hardi. Ses contemporains ne s'y sont pas trompés ; ils le désignent comme un novateur; ils l'associent à tous ceux qui ont laissé une renommée suspecte, aux ennemis de toutes les religions, aux athées. Huet le désigne, en plein xvne siècle, comme un écrivain dangereux, et plus tard encore, Morhof rapproche son nom de celui deVanini et signale « ses opinions monstrueuses.» Les théories politiques de la République ne suf- iisent pas pour justifier cette réputation; mais elle s'explique à la lecture de ses dialogues inti- tulés Heptaplomeres. Les personnages représen- tent toutes les religions, et déplus l'épicurisme et la philosophie. Leur discussion ne conclut pas, et il semble que l'auteur ait voulu comme Car- dan renvoyer toutes les religions dos à dos, et les détruire Tune par l'autre, pour établir la néces- sité d'une tolérance universelle. Quant à la phi- losophie qui à son tour prend la parole, il serait difficile de la ciractériser ; elle respire d'un côté le sentiment très-décidé de la liberté humaine, de l'autre elle ne s'élève à Dieu que par l'inter- médiaire d'un nombre infini de créations imagi- naires, qui comblent l'intervalle entre lui et la nature, anges, archanges, esprits de toute sorte bons ou mauvais, exerçant tous leur empire sur la nature et sur l'homme, et prenant part à la production des événements. 11 y a là quelque chose qui ressemble à Vachette d'Averroës, à cette hiérarchie de principes qui transmettent à l'uni- vers l'action de l'unité divine. Au milieu de ces rêveries, qui sentent le mysticisme, on remarque les premiers essais de critique religieuse d'après l'examen des textes. Bodin n'est pas un incrédule, mais il est tiède ou même indifférent pour les religions positives, sauf le judaïsme envers lequel il laisse percer assez de prédilection, pour que Guy Patin ait écrit : « qu'il était juif en son âme et que tel il mourut. >> En lui se réunissent tant bien que mal les deux esprits qui se heurtent au xvie siècle : la loi et le doute ; mais sa foi est plu- tôt philosophique que religieuse, et son doute ne le détend pas de la superstition. Il suffit cepen- dant à lui inspirer le goût, et à lui découvrir les vrais procédés de l'exégèse religieuse, qui, au témoignage de M. Baudrillart, paraît dans cet ouvrage armée de toutes pièces. Ce mystique singulier est donc le précurseur des rationalistes allemands, et des critiques français du xvme siè- cle. « 11 réunit en lui, dit M. Franck, avec la connaissance la plus approfondie du texte sacré le spiritualisme traditionnel de la Mischna, la subtile dialectique du Talmud^ le platonisme al- légorique de Pnilon, le mysticisme de la Kabale, le demi rationalisme de Moïse Maimonide.s'éman- cipantplus d'une fois jusqu'à la pure philosophie.» Le vrai titre de gloire de Bodin n'en reste pas moins son traité sur l'État, ou, pour parler <'ommc lui au sens antique, son livre de la République. Il aurait pu, avec plus de raison que Montes- quieu, y mettre cette épigraphe: jimirs sine, maire creata. Non pas qu'il n'ait été préi édé dans cette carrière, ni qu'il ignore les travaux de ses devanciers: il connaît les dialogues de Platon, il sait mieux encore la Politique d'Arislote, a laquelle il fait de nombreux emprunt! : il a lu Machiavel et essaye dès sa préface une juste, cri- tique de l'écrivain « qui n'a jamais sondé le gué de la science politique, qui ne gist pas en ruses tyranniques ; » et du livre qui « rehausse jus- qu'au ciel et met pour un parangon de tous les lois le plus desloyal fils de prestre qui fut on- ques. » Mais sa doctrine reste originale; il la puise dans ses principes philosophiques, dans l'étude de l'histoire et dans l'expérience des choses de son temps ; elle n'a rien d'artificiel ni de com- mun et elle contient des parties d'une puissante originalité. En voici l'esquisse. Le souverain bien de l'État est le même que celui de l'individu. L'homme de bien et le bon citoyen sont tout un, « et la félicité d'un homme et de toute la répu- blique est pareille. » Or chaque homme en par- ticulier trouve son bien dans la pratique de la vertu, dans l'obéissance à la raison ; mais la rai- son règle les appétits et ne peut les supprimer; il faut donc qu'ils soient satisfaits, que la vie et la sécurité de chacun soient assurées. Le prin- cipe de la communauté n'est donc pas le bonheur, mais ne peut être non plus exclusif du bonheur, ou contraire au bien-être. Les anciens avaient tort de définir la république une société d'hom- mes assemblés pour bien et heureusement vivre. « Ce mot heureusement n'est point nécessaire, autrement la vertu n'aurait aucun prix, si lèvent ne soufflait toujours en poupe. » En résumé, l'É- tat le mieux ordonné est celui qui rend le plus facile la satisfaction des besoins et l'accomplisse- ment des devoirs. Il implique des sujets ayant des intérêts communs, et une souveraineté. Les sujets ce sont les « mesnages » ou la famille, « vraye source et origine de toute république. » La souveraineté c'est la volonté même de ces fa- milles, qui forment ce qu'on appelle un peuple, personne collective, qui ne meurt jamais. Cette volonté est l'origine de la loi; elle est indépen- dante de tout autre pouvoir, excepté de la raison, et de ses règles absolues qui sont les ordres du « Grand Dieu dénature. » Ces souverains peuvent déléguer leur autorité à des personnes chargées de l'exercer, et constituer ainsi un gouvernement qui n'a d'autre droit que celui qu'il tient de ce mandat, de cette « commission. » Mais il a toutes les prérogatives que cette délégation implique, pour tout le temps qu'elle les lui a conférées ; il peut la retenir à jamais si on la lui a confiée à cette condition : il peut la transmettre à ses des- cendants, la donner à son tour «sans autre cause que sa libéralité. » Ainsi Bodin admet à la fois la souveraineté populaire ; il la déclare perpétuelle, indépendante; et d'autre part il estime qu'elle peut être aliénée à jamais entre les mains d'une seule personne. Il arrive presque au même excès que Hobbes, et l'on ne voit pas ce qu'il reste de droits à ces « mesnages », du jour qu'ils ont ab- diqué au bénéfice d'un chef; non-seulement ils se sont dépouillés, mais ils ont d'avance stipulé la servitude de leurs descendants, qui naîtront sans rien exercer de cette souveraineté qu'on leur accorde nominalement. Bodin, au milieu des trou- bles qui déchiraient la France et en menaçaient l'unité, ne voyait le salut que dans la monar- chie absolue, indépendante à la fois de la foule aveugle, de la noblesse avide, et de l'Église into- lérante. C'est son excuse : il en a d'autres, meil- leures encore, dans les limites qu'il assigne à ce pouvoir, qu'on aurait pu croire illimité. 11 trouve sa borne, non pas préi isément dans le droit in- dividuel, auquel Bodin ne s'attache pas assez; mais dans celui de la famille et de la propriété qui en est la condition. Ce sont là des choses saintes, inviolables par nature, des droits que nulle loi n'a dictés, que nulle loi ne peut effacer. Il n'y a pas de souverain qui y puisse porter at- BODI — 179 BODI teinte ; les républiques de Platon, de Morus, des anabaptistes sont à la fois des conceptions in- sensées et criminelles. Aussi dans un « droit gou- vernement » la loi fondamentale comprend deux prescriptions essentielles : l'autorité du père de famille restera entière, et s'exercera sur sa femme et sur ses enfants, comme une véritable souve- raineté qui ne peut se déléguer, et d'une manière si absolue qu'elle entraîne le droit de vie et de mort, et la licence de tester à son gré. Le prince ne pourra porter atteinte à la propriété, garantie de la famille, ni même lever aucun impôt sans le consentement de la nation, ou de ses délégués les états généraux. L'esprit de l'auteur oscille sans cesse du droit des sujets à celui du souve- rain et les sacrifie et les relève tour à tour : on ne peut le critiquer sévèrement pour n'avoir pas résolu un problème si épineux : à vrai dire il ne Tapas même posé, puisque sans descendre jusqu'à l'individu qui est l'élément actif et vivant de la société, il s'arrête à la famille et concentre en son cbef toute la liberté. Pourtant il est une pré- rogative qu'il lui refuse ; il n'aura pas d'esclaves, l'esclavage est odieux et dangereux tout à la fois. Il est un outrage à la justice et se tourne à la perte de ceux qui semblent en profiter. 11 faut l'abolir et préparer par l'éducation l'affranchis- sement de ces êtres dégradés. Aucune voix chez les anciens, ni, il faut le dire avec regret, chez les écrivains sacrés, ne s'était encore élevée avec tant de force contre cette honteuse institution. Quelle est maintenant la forme du gouverne- ment qui répond le mieux à ces principes, et d'a- bord y en a-t-il quelqu'une qui vaille mieux que les autres? Avec un sens très-rare, Bodin se garde d'une solution trop absolue et ne paraît pas per- suadé qu'il y ait telle ou telle constitution par- faite, capable de procurer le bonheur du peuple. Il sent qu'à part les principes qui tiennent de la morale leur fixité, la politique est chose d'expé- rience et peut varier avec les temps et les hom- mes. Aussi il se souvient à temps de cette maxime de sa Méthode historique: « La philosophie mour- rait d'inanition si elle ne vivifiait ses préceptes par l'histoire. » Les nations ne sont pas partout les mêmes, et dans chacune d'elles il peut même y avoir des différences entre les habitants de di- verses provinces : il faut tenir compte de cette diversité, et l'expliquer. Elle tient surtout au cli- mat et à la configuration géographique, peut-être même à la race. Cette influence, déjà indiquée par Platon et surtout par Aristote, au livre IV de la Politique, si souvent marquée depuis Montes- quieu et Herder, fait varier les caractères, la for- tune, les mœurs, les occupations; et elle rend les hommes si dissemblables qu'ils ne peuvent sup- porter les mêmes institutions. On peut les ranger en trois catégories : les peuples du Midi, ceux du Nord et les « mitoyens. » Leurs qualités et leurs défauts sont analysés avec sagacité, mais peut-être avec un peu de partialité pour ceux des régions moyennes : il les juge plus propres à res- pecter les droits et les lois, et à combiner les œuvres de l'intelligence avec celles de la force. Ainsi les Français sont supérieurs aux Allemands « qui font grand état du droit des Reistres, qui n'est ni divin, ni humain, ni canonique; ainsi c'est le plus fort qui veut qu'on fasse ce qu'il commande.» Il faudra donc accommoder la répu- blique à ces humeurs, par exemple, elle sera théocratique dans le Midi et dans 1 Orient, mili- taire dans le Nord, et libre dans les contrées moyennes. Quant aux diversités qui distinguent une province d'une autre, il n'en faut pas tenir compte, et Bodin réclame l'unité de législation qui déjà avait été demandée par le tiers, aux Etats de 1560. Ces sages considérations ne l'em- pêchent pourtant pas de classer et de comparer les diverses formes de gouvernement qu'il réduit à trois, suivant que le pouvoir est exercé par un seul, par tous ou par quelques-uns. Il y en a bien une quatrième que l'antiquité a prônée et qui lui arrive recommandée par Platon, Aristote, Polybe, Cicéron, c'est le gouvernement mixte, formé d'un mélange savant de la monarchie, de l'aristocratie, de la démocratie, et qui devait avoir plus tard des destinées si variables. Bodin n'en est pas enthousiaste; il juge qu'en théorie il est impossible de comprendre comment l'équilibre se maintiendra entre ces éléments ennemis; et remarque qu'en fait l'histoire n'en donne aucun exemple encourageant. Parfois il semble réfuter Cicéron et le de Republica qu'on cherchait vaine- ment au xvie siècle ; parfois aussi il a des argu- ments qu'on croirait empruntés aux polémiques de nos jours, et qui pourraient être embarrassants pour les partisans de la monarchie constitution- nelle. Surtout il se refuse à avouer la moindre ressemblance entre ce système et la monarchie française, qu'il déclare monarchie absolue. Entre les trois formes simples, il n'exagère pas les dif- férences et comprend que le nombre des per- sonnes qui exercent l'autorité n'est pas d'une extrême conséquence pour l'ensemble des insti- tutions : il accorde qu'il peut y avoir quelque chose de semblable à la démocratie sous le nom de monarchie, et qu'il est fréquent de dé- couvrir la tyrannie sous le régime démocratique. Mais les principes de ces trois constitutions n'en sont pas moins très-différents. La démocratie re- pose sur l'égalité, c'est là son mérite ; elle «cher- che une égualité et droiture en toutes loix; sans faveur ni acception de personne; » mais en même temps c'est sa faiblesse et sa ruine. Car son prin- cipe ne peut être maintenu sans violer celui de la justice qui exige quelque degré de dignité, parce qu'il y a des degrés de vertu, d'intelligence, de travail. L'aristocratie est fondée sur la modé- ration, parce qu'elle est une sorte de milieu entre les deux extrêmes ; mais cette modération est à la fois nécessaire et impossible. Reste la monar- chie, qui peut être tyrannique, seigneuriale, c'est-à-dire féodale, ou simplement royale. La dernière seule est « la plus seure république et la meilleure de toutes. » La seconde n'est qu'une transition, et la première est si odieuse, que le meurtre d'un tyran est un acte légitime. Si l'on demande à quel signe on reconnaît un ty- ran d'un roi et qui sera le juge, Bodin répond en énumérant les institutions dont il entoure le pouvoir royal, et qui le limitent de toutes parts, tout absolu qu'il est nominalement : nécessité d'obtenir le consentement de la nation pour per- cevoir les impôts, pour lever les soldats ; convo- cation fréquente des États généraux, création d'un sénat inamovible, sorte de conseil d'État, qui parfois devient une cour de justice, et d'assem- blées provinciales chargées de représenter les in- térêts de chaque région ; indépendance des ma- gistrats et des officiers qui ne doivent obéir qu'à la loi, voilà les précautions à prendre pour ar- rêter la monarchie sur la pente du despotisme, et partout où elles existent, on est sous l'autorité d'un roi et non sous le despotisme d'un tyran. Ce ne sont pas des garanties illusoires destinées à dissimuler la servitude : on ne peut confondre celui qui les propose avec les défenseurs du droit absolu des monarques; d'autant moins qu'il y ajoute les conséquences ordinaires des gouverne- ments libres, l'égalité devant la loi, le droit de parvenir à toutes les charges, à tous les honneurs, reconnu à tous les citoyens sans distinction de naissance, de caste; une pénalité équitable et personnelle, des impôts qui n'épargnent que les BOËG 180 BOËG indigents, le pouvoir de s'associer, de former des communautés et la liberté de conscience. Il cite souvent cette parole de Théodoric qui sert aussi de conclusion à YHeptaplomeres : «La religion ne s'impose pas, car personne ne peut être forcé de croire malgré lui. » Outre l'article du diction- naire de Bayle, excellent pour la biographie, on consultera avec profit le livre de M. Baudrillart, Jean Bodin et son temps, Paris, 1853, et celui de M. Ad. Franck : Réformateurs et publicistes de l'Europe, Paris, 1864. C'est à ce dernier ou- vrage qu'on a emprunté la substance de cette notice. E. C. BOËCE (Anicius Manlius Torqualus Scveri- nus Boetius ou Boelhius) naquit à Rome, en 470, d'une famille noble et riche. Son père avait été trois fois consul. Boëce obtint le même honneur sous le règne de Théodoric. Ce prince faisait le plus grand cas de son génie et de ses lumières. Il exerça sur le roi barbare l'influence la plus heureuse, jusqu'à ce que, l'âge ayant altéré le caractère de Théodoric, les Goths, flattant ses idées sombres et soupçonneuses, éloignèrent de lui les Romains et en firent leurs victimes. Boëce, en- fermé à Pavie, périt dans d'affreux tourments le 23 octobre 526, après six mois de captivité. Les catholiques enlevèrent son corps, et l'enterrèrent religieusement à Pavie même. Les bollandistes lui donnent le nom de saint, et il est honoré comme tel dans plusieurs églises d'Italie. Les travaux philosophiques de Boëce n'ont rien d'original ; il porta presque exclusivement son attention sur les divers traités d'Aristote qui composent la logique péripatéticienne, ou YOrga- num : 1" le Traité des Catégories; 2° celui de Y Interprétation; 3° les Analytiques; 4° les To- piques; 5° les Arguments sophistiques; il com- menta les uns, traduisit les autres, et composa quelques traités particuliers qui se rapportent au même sujet. L'exposition de sa doctrine se con- fond nécessairement avec celle de la doctrine d'Aristote, qu'elle reproduit fidèlement, et n'a d'intérêt que pour cette période de l'histoire qui sert, en quelque sorte, de transition entre la philosophie ancienne et le renouvellement des études au moyen âge. Sous ce rapport , Boëce a exercé une incontestable influence sur les siècles qui l'ont suivi. Cette influence a été d'autant plus facile, d'autant plus naturelle, que le res- pect pour sa qualité de saint, et presque de mar- tyr, recommandait ses écrits au sacerdoce catho- lique, avide de trouver quelque part les con- naissances logiques et dialectiques nécessaires à l'exposition et à la défense du dogme, et de puiser aux sources aristotéliciennes, auxquelles saint Augustin lui-même n'avait pas craint de re- courir. Deux choses, cependant, empêchaient d'étudier Aristote dans les textes originaux : la difficulté où l'on était de se le procurer, et l'igno- rance, presque universelle alors, de la langue grecque. Les écrits de Boëce étaient donc d'autant plus précieux, que seuls ils pouvaient fournir les renseignements désirés. Aussi en peut-on suivre la trace dans les siècles suivants, au moins jus- qu'au XIII". Boëce a aussi commenté la traduction faite par le rhéteur Victorinus de Ylsagoge de Porphyre, considéré alors comme une introduction à l'é- tude d'Aristote. Une circonstance particulière ajoute encore à l'importance de ce travail. On sait qu'une phrase de cet ouvrage devint, plu- sieurs siècles après, l'occasion de la querelle des réalistes et des nominalistcs, qui tentèrent, par des voies différentes, de donner une solution au problème qu'elle posait dans les termes suivants : « Si les genres et les espèces existent par eux- mêmes, ou seulement dans l'intelligence; et, dans le cas ou ils existent par eux-mêmes, s'ib sont corporels ou incorporels, s'ils existent sépa- rés des objets sensibles, ou dans ces objets et en faisant partie. » Porphyre, à la suite de ce pas- sage, reconnaît la difficulté, et se hâte de décla- rer qu'il renonce, au moins pour le moment, à résoudre celte question. Mais le commentaire supplée à ce silence de l'auteur, et expose rapi- dement des considérations que nous allons ana- lyser, comme le premier monument de la dis- cussion à laquelle furent soumis les universaux. « Nous concevons, dit Boëce (In Por/Jvjrium a Victorino tratislatum, lib. I, sub fine), des choses qui existent réellement, et d'autres que nous formons par notre imagination, et qui n'ont point de réalité extérieure. A laquelle de ces deux classes doit-on rapporter les genres et les- espèces? Si nous les rangeons dans la première, nous aurons à nous demander s'ils sont corporels ou incorporels, et s'ils sont incorporels, il faudra examiner si, comme Dieu et l'âme, ils sont en dehors des corps, ou si, comme la ligne, la sur- face, le nombre, ils leur sont inhérents. Or le genre est tout entier dans chacun de ces objets; il ne saurait donc être un, et, n'étant pas un, il n'est pas réel ; car tout ce qui est réellement, est en tant qu'individuel ; on peut en dire autant des espèces. De là cette alternative : si le genre n'est pas un , mais multiple, il faut de nécessité qu'il se résolve dans un genre supérieur, et successi- vement de genre supérieur en genre supérieur, en remontant toujours sans limite et sans terme; si, au contraire, il est un, il ne saurait être commun à plusieurs; il n'est donc véritablement pas. Sous un autre point de vue, si le genre et l'espèce sont simplement un concept de l'intelli- gence, comme tout concept est ou l'affirmation ou la négation de l'état d'un sujet, d'un être qui est soumis à notre perception, tout concept sans un sujet est vain, le genre et l'espèce viennent d'un concept fondé sur un sujet, de manière à le reproduire fidèlement, ils ne sont pas alors seulement dans l'intelligence, ils sont encore dans la réalité des choses. Il faut aussi chercher quelle est leur nature. Car si le genre, emprunté à l'objet, ne les reproduisait pas fidèlement, il semble qu'il faudrait abandonner la question , puisque nous n'aurions ici ni objet vrai, ni con- cept fidèle d'un objet. Cela serait juste, s'il n'é- tait pas d'ailleurs inexact de dire que tout con- cept emprunté à un sujet, et qui ne le reproduit pas fidèlement, est faux en lui-même; car; sans nous arrêter aux conceptions fantastiques, incon- testablement vraies en tant que conceptions, nous voyons que la ligne est inhérente au corps, et qu'elle n'en saurait être conçue séparée. C'est donc l'âme qui, par sa propre force, distingue entre ces éléments mêlés ensemble, et nous les présente sous une forme incorporelle, comme elle les voit elle-même. Les choses incorporelles, telles que celles que nous venons d'indiquer, possèdent diverses propriétés qui subsistent , même lorsqu'on les sépare des objets corporels auxquels elles sont inhérentes. Tels sont les genres et les espèces ; ils sont donc dans les ob- jets corporels, et aussitôt que l'âme les y trouve? elle en a le concept. Elle dégage du corps ce qui est de nature intellectuelle, pour en contempler la forme telle qu'elle est en elle-même ; elle ab- strait du corps ce qui est incorporel. La ligne que nous concevons est donc réelle, et, quoique nous la concevions hors du corps, elle ne peut pas s'en séparer. Cette opération accomplie par voie de division, d'abstraction ; ne conduit pas à des résultats faux ; car l'intelligence seule peut aborder véritablement les propriétés. Celles-ci sont donc dans les choses corporelles, dans les BOËC — 181 — BOEH objets soumis à l'action des sens; mais elles sont conçues en dehors de ces objets, et c'est la seule manière dont leur nature et leurs propriétés puissent être comprises. Les genres et les espè- ces en tant que concepts de l'intelligence, sont formés de la similitude des objets entre eux ; par exemple l'homme, considéré dans les propriétés communes à tous les hommes, constitue l'espèce humaine, l'humanité, et, dans un degré supé- rieur de généralité, les ressemblances des espè- ces donnent le genre. Mais ces ressemblances que nous retrouvons dans les espèces et dans les genres, existent avant tout dans les individus; de sorte que, en réalité, les universaux sont dans les objets, tandis qu'en tant que conçus, ils en sont distincts et séparés. Ainsi donc le parti- culier et l'universel, l'espèce et le genre ont un seul et même sujet, et la différence consiste en ce que l'universel est pensé en dehors du sujet, le particulier senti dans le sujet même où il existe. » Telles sont les considérations indiquées par Boëce sur les universaux. Nous n'en ferons point la critique, et nous ne tenterons pas de distin- guer les aperçus ingénieux des notions confuses qui s'y rencontrent. Le lecteur verra facilement que toutes les difficultés résultent de l'incerti- tude où l'on était encore, en partie, sur la véri- table nature de l'idée abstraite. Il n'est pas sans intérêt de savoir qu'il a fallu à l'intelligence hu- maine plusieurs siècles de discussion pour en re- trouver la connaissance précise. Boëce, à la suite d'un passage de ses écrits que nous venons d'ana- lyser, ajoute : « Platon pense que les universaux ne sont pas seulement conçus, mais qu'ils sont réel- lement, et qu'ils existent en dehors des objets. Aristote, au contraire, regarde les incorporels et les universaux comme conçus par l'intelligence, et comme existant dans les objets eux-mêmes. » Boëce, comme Porphyre, renonce à décider en- tre ces deux philosophes, la question lui parais- sant trop difficile : Altioris enim est philoso- phiœ, dit-il. Quoi qu'il en soit, ces lignes constatent qu'à son point de départ, la querelle du réalisme et du nominalisme se présente sous deux faces principales : la face platonicienne et la face aris- totélicienne. Non qu'elles s'opposent absolument Tune à l'autre : la doctrine platonicienne, il est vrai, caractérise, à l'exclusion de toute autre, une des formes du réalisme : mais en dehors d'elle^ dans le cercle même du peripatétisme renouvelé par la scolastique, il y eut des réalistes et des no- minaux. Ce sont les arguments péripatéticiens pour et contre que Boëce vient de nous faire con- naître. La lutte s'est continuée sous les mêmes influences ; toutefois la face platonicienne s'est montrée plus rarement, la face aristotélicienne a prédominé, et cette prédominance devait contri- buer à la victoire du nominalisme. Le livre qui fait le plus d'honneur à Boëce, et dont la forme élégante et le style varié le placent au rang des écrivains les plus distingués de Rome chrétienne, c'est le Traité de la Consola- lion, en cinq livres, qu'il écrivit dans sa capti- vité de Pavie. Cet opuscule, composé alternati- vement de vers et de prose, est l'expression d'une' âme éclairée par une saine philosophie qui supporte ses maux avec patience, parce qu'elle a mis son espoir dans une Providence qui ne saurait la tromper. « Ce n'est pas en vain que nous espérons en Dieu, dit-il en terminant, ou que nous lui adressons nos prières ; quand elles partent d'un cœur droit, elles ne sauraient demeurer sans effet. Fuyez donc le vice, et cul- tivez la vertu; qu'une juste espérance soutienne votre cœur, et que vos humbles prières s'élèvent jusqu'à l'Éternel! 11 faut marcher dans la voie droite, car vous êtes sous les yeux de celui aux regards duquel rien n'échappe. » Ce petit traité a été souvent réimprimé. La meilleure édition est celle de Leyde, cum nolis variorum, in-8, 1777. Il a été souvent traduit. La plus ancienne traduction française est attribuée à Jean de Meun, auteur du roman de la Rose, in-f", Lyon, 1483. Elle passe pour la première traduction du latin en français. La meilleure et la plus com- plète édition des œuvres de Boëce est celle de Bâle, in-f", 1370, donnée par H. Loritius Glarea- nus. Indépendamment des commentaires et des traductions que nous avons indiqués, on y trouve encore des traités d'Arithmétique, de Musique et de Géométrie. L'abbé Gervaise a publié en 1715 une Histoire de Boëce. Voy. Thesis philo- sophica de Boelhii consolationis philosophiez libro, par M. Barry, Paris, 1832, in-8. H. B. BOEHM ou BOEHME (Jacob), communément appelé le Philosophe teutonique, un des plus grands représentants du mysticisme moderne et de cette science prétendue surnaturelle que les adeptes ont décorée du nom de théosophie. 11 naquit, en 1575, dans le Vieux-Seidenbourg, vil- lage voisin de Gorlitz, dans la haute Lusace, d'une famille de pauvres paysans qui le laissa, jusqu'à l'âge de dix ans, privé de toute instruc- tion et occupé à garder les bestiaux. Mais déjà alors, si l'on en croit ses biographes^ il se fit re- marquer par une vive imagination, a laquelle se joignait la dévotion la plus exaltée. Après avoir été initié, dans l'école de son village, à quelques connaissances très-élémentaires, il fut mis en apprentissage chez un cordonnier de Gorlitz, et il exerça cette profession dans la même ville jusqu'à la fin de sa vie. Mais ce n'était là que le côte matériel de son existence ; dans le monde spirituel, Boehm se voyait, par un effet de la grâce, élevé au comble de toutes les grandeurs. Les querelles religieuses, les subtilités théologi- ques de son temps, et plus tard l'influence de la philosophie de Paracelse, jointe à son exaltation naturelle, entraînèrent vers le mysticisme sa riche et profonde intelligence. Dès lors, prenant son amour de la méditation pour une vocation d'en haut, et les confuses lueurs de son génie pour une révélation surnaturelle, il ne douta pas qu'il n'eût reçu la mission de devoi-ler aux hom- mes des mystères tout à fait inconnus avant lui. bien qu'ils soient exprimés sous une forme sym- bolique à chaque page de l'Écriture. Boehm nous raconte lui-même qu'avant de se décider à prendre la plume, il a été visité trois fois par la grâce, c'est-à-dire qu'il a eu trois visions séparées l'une de l'autre par de longs intervalles : la pre- mière vint le surprendre quand il voyageait en qualité de compagnon ; et n'a\'ait pas encore atteint l'âge de dix-neuf ans. Elle laissa, peu de traces dans son esprit, quoiqu'elle eût duré sept jours. La seconde lui fut accordée en 1600, au moment où il venait d'atteindre^ sa vingt-cin- quième année. Il avait les yeux fixés sur un vase d'étain quand il éprouva tout à coup une vive impression , et au même instant il se sentit ravi dans le centre même de la nature invisible ; sa vue intérieure s'éclaircit; il lui semblait qu'il li- sait dans le cœur de chaque créature , et que l'essence de toutes choses était révélée à ses re- gards. Enfin, dix ans plus tard, il eut la dernière vision, et c'est afin d'en conserver le souvenir qu'il écrivit, sous l'influence même des impres- sions extraordinaires qui le dominaient, son pre- mier ouvrage intitulé : Aurora ou VAube nais- sante. Ce livre avait déjà fait l'admiration de quelques enthousiastes, amis de l'auteur, quand il fut publié en 1612. Il fut moins gcûté d'un cer- BOEII — 182 — BOEII lain Jean Riclitcr, pasteur de Gorlitz, lequel, :nt la religion gravement compromise par cette production étrange, attira sur Boehm une petite persécution dont le seul résultat fut de l'entrelcnir dans son fanatisme et d'accroître son importance. Cependant , soit pour obéir à une défense de l'autorité, soit par l'effet d'une réso- lution tout à fait libre, Boehm garda le silence jusqu'en 1619. C'est alors seulement que parut son second ouvrage, la Description des vrais principes de l'essence divine, et tous les autres, à peu près au nombre de trente , suivirent sans interruption. Il n'y a que l'ignorance et la cré- dulité la plus aveugle qui aient pu prétendre que Boehm ne connaissait pas d'autre livre que la Bible; il suffit de jeter un coup d'oeil sur ses écrits, même le premier, pour y reconnaître à chaque pas le langage et les idées de Paracelse. Il connaissait certainement les écrits de Wagen- seil, théosophe et alchimiste de son temps, et il vivait habituellement dans la société de trois médecins pénétrés du même esprit, Balthazar Walther, Cornélius Weissner et Tobias Rober. Ces trois enthousiastes, dont le premier avait voyagé en Orient pour y chercher la sagesse et la pierre philosophale, formèrent autour de no- tre cordonnier-prophète le noyau d'une secte nouvelle, qui ne tarda pas à compter dans son sem des hommes très-distingués par leur savoir ou par leur naissance. Boehm mourut en 1624, au retour d'un voyage à Dresde, où il avait dé- fendu avec succès, devant une commission de théologiens, l'orthodoxie de ses principes. Le but que poursuit Boehm dans tous ses écrits, ou plutôt le don qu'il croit avoir obtenu de la faveur divine, c'est la science universelle ou ab- solue, c'est la connaissance de tous les êtres dans leur essence la plus intime et dans la totalité de leurs rapports. Ce don surnaturel, il le communi- que à ses lecteurs comme il prétend l'avoir reçu, sans ordre, sans preuves, sans logique, dans un langage inculte, dont l'Apocalypse et l'alchimie font les principaux frais, entremêlé de déclama- tions fanatiques contre toutes les églises établies et traversé de loin comme par des éclairs de génie qui ouvrent à l'esprit des horizons sans fin. II repousse les procédés ordinaires de la réflexion pour les autres comme pour lui-même, regardant la grâce, les inspirations du Saint-Esprit comme la source unique de toute vérité et de toute science. Son unique souci est de se mettre d'ac- cord avec l'Écriture; mais cela n'est pas difficile avec la méthode arbitraire des interprétations symboliques, qui fait sortir des livres saints tout ce qu'on est résolu d'y trouver. Cependant, une fois qu'on a traversé cette grossière enveloppe du mysticisme, on aperçoit dans les ouvrages de Boehm un vaste système de métaphysique dont un panthéisme effréné fait le fond, et qui, par sa construction intérieure, par sa prétention à réu- nir dans son sein l'universalité des connaissances humaines, ne ressemble pas mal à quelques-unes des doctrines philosophiques de l'Allemagne con- temporaine. Nous allons maintenant faire con- naître ce système dans ses résultats les plus essentiels et dans un ordre approprié à sa na- ture. Dieu est à la fois le principe, la substance et la fin de toutes choses. En créant le monde, il n'a lait autre chose que s'engendrer lui-même, que sortir des ténèbres pour se produire à la lumière, que secouer l'indifférence d'une éternité immo- bile pour donner carrière à son activité, à son in- telligence infinie, et ouvrir en lui toutes les sour- ces de la vie. Il est donc indispensable, pour bien I connaître, de le considérer smis un double i : tel qu'il est en lui-même, caché dans les profondeurs de sa propre essence; cl tel qu'il se montre dans la nature ou dans la création. Dieu, considéré en lui-même en dehors ou au- dessus de la nature, est un mystère impénétrable à toutes ims l,i suites, qui ne peut être défini par aucune qualité ni par aucun attribut. Il n'est ni bon ni méchant, il n'a ni volonté ni désir, ni joie ni douleur, ni haine ni amour. Le bien etlc mal, les ténèbres et la lumière sont confondus dans son sein ; il est tout, et en même temps il n'est rien. Il est tout ; car il est l'origine et le principe des choses, dont l'essence se confond avec son essence. 11 n'est rien; car la matière n'existe pas encore, c'est-à-dire qu'il y a absence de vie, de forme, de qualité, de tout ce qui lui donne de li réalité à nos yeux (de Signatura rerum, lib. III, c. n). C'est cet être sans consciem-e et sans per- sonnalité, comme nous dirions aujourd'hui, ou, comme dit Boehm, cet abîme sans commence- ment ni fin, où régnent la nuit, la paix et le si- lence, qui occupe le rang de Dieu le Père. Dieu le Fils, c'est la lumière qui luit dans les ténè- bres; c'est la volonté divine qui d'indifférente qu'elle était a un objet, mais un objet éternel et infini. Or, l'objet de la volonté divine, c'est cette volonté elle-même se réfléchissant dans son pro- pre sein, ou se reproduisant à sa ressemblance, c'est-à-dire se connaissant par le Verbe, par l'é- ternelle sagesse. Enfin l'expansion, la manifesta- tion continue de la lumière, l'expression de la sagesse par la volonté, ou, si l'on peut s'exprimer ainsi, l'exercice même des facultés divines, c'est le Saint-Esprit, dont on a raison de dire qu'il procède à la fois du Père et du Fils. Pour mieux nous faire comprendre cette explication du dogme de la Trinité, Boehm nous engage (Description des trois principes, liv. VII, ch. xxv) à jeter un coup d'ceil sur notre propre nature. « Prends une comparaison en toi-même. Ton âme te donne en toi : 1° l'esprit par où tu penses; cela signifie Dieu le Père; 2° la lumière qui brille dans ton âme, afin que tu puisses connaître ta puissance et te conduire; cela signifie Dieu le Fils; 3° la base affective qui est la puissance de la lumière, l'expansion de la lumière par laquelle tu régis le corps; cela signifie Dieu l'Esprit-Saint. » Tel est Dieu considéré en lui-même et dans sa sainte Trinité, c'est-à-dire dans la totalité infinie de ses perfections, dans la plénitude de son existence et de son amour. Voyons maintenant ce qu'il devient dans la nature. Selon Jacob Boehm, il y a deux natures, qu'il faut se garder de confondre, quoique toutes deux sortent de la même source : l'une est éternelle, invisible, directement émanée de Dieu, formée par la réunion de toutes les essences qui entrent dans la composition des choses et qui, par la di- versité de leurs rapports, donnent naissance à la diversité des êtres : véritable intermédiaire entre Dieu et la création, espèce de démiourgos, d'ar- tisan invisible mis au service de l'éternelle sa- gesse ; ce que, dans la langue de Spinoza, on ap- pellerait la nature nalurante. L'autre, c'est la nature visible et créée, l'univers proprement dit. Voici comment du sein de l'unité divine sortent toutes les essences, toutes les qualités fondamen- tales ou, comme nous dirions aujourd'hui, toutes 1rs forces dont l'ensemble constitue la nature éternelle. Elles existent d'abord confondues et identifiées dans l'essence suprême, c'est-à-dire dans la volonté ou dans la puissance divine, que Boehm nous représente comme Dieu le Père. Mais la volonté divine se regardant à la lumière de l'éternelle sagesse, et se voyant dans sa perfection infinie, conçoit pour elle un amour, ou plutôt un désir irrésistible, par l'effet duquel elle se trouve en quelque sorte divisée en deux et mise en op- BOEH — 183 — BOEH position avec elle-même. Or ce qu'il y a de plus parfait; c'est la lumière, et ce qui est en opposi- tion avec la lumière, ce sont les ténèbres. Ces deux principes, ou plutôt ces deux aspects de la nature divine, se divisent à leur tour, et ainsi se distinguent, les unes des autres, les sept essences, ou, comme les appelle Saint-Martin, les Sources- Esprits qui constituent le fonds commun de toute existence finie et de l'univers tout entier. La première de ces essences, c'est le désir, qui engendre successivement l'âpre, le dur, le froid, l'astringent, en un mot tout ce qui résiste. C'est le désir qui a présidé à la formation des choses et les a fait oasser du néant à l'existence. La seconde, c'est le mouvement ou l'expansion dont résulte la douceur, la force qui a pour at- tribut de séparer, de diviser, de multiplier, comme le désir de condenser et de réunir. C'est par cette seconde puissance que tous les éléments sont sortis du mysterium magnum, c'est-à-dire du chaos. La troisième est celle qui donne un but et une direction à l'expansion. Dans le monde physique elle se produit sous forme de l'amertume ; dans le monde moral elle engendre à la fois la sensi- bilité et la volonté naturelle, c'est-à-dire les instincts, les passions et la vie des sens. Ces trois premières qualités ou essences sont le fondement de ce que Boehm appelle colère; car. lorsqu'elles ne sont pas tempérées par les qualités suivantes, elles n'engendrent que le mal : elles donnent naissance à la mort, et à l'enfer et à l'éternelle damnation [Aurora, c. xxm, § 23). La quatrième, c'est le feu spirituel au sein duquel doit se montrer la lumière; c'est l'effort, l'énergie qui résulte des trois qualités précé- dentes, l'énergie de la volonté instinctive et de la vie elle-même. Joignez-y la lumière, c'est-à- dire la sagesse, ce sera l'amour; mais qu'on la laisse abandonnée à elle-même, elle ne sera qu'un instrument de destruction, un feu dévo- rant, le feu de la colère. La cinquième qualité ou essence, c'est la lu- mière qui change en amour le feu de la colère, la lumière éternelle qui n'a pas eu de commen- cement et qui n'aura pas de fin, celle qu'on appelle le Fils de Dieu (ubi supra, § 34-40). La sixième, c'est le son ou la sonoréité, c'est-à- dire l'entendement, l'intelligence finie, qui est comme un écho, un retentissement de la sagesse éternelle et la parole par laquelle elle se révèle dans la nature. Enfin la septième émane du Saint-Esprit comme les deux précédentes émanent du Fils. Elle est re- présentée, tantôt comme la forme, comme la figure qui donne à l'existence son dernier ca- ractère (ubi supra, c. xnn), tantôt comme l'Etre lui-même, comme la substance au sein de la- quelle se combinent entre elles toutes les autres essences ; car de même qu'elles sont sorties de l'unité, elles doivent y rentrer et former dans leur ensemble un seul principe que Boehm, dans son langage alchimique emprunté de Pa- racelse, appelle souvent du nom de teinture (voy. Aurora, c. xxm. — Clef et explication de plusieurs points, nos 23-73). Aussi a-t-il soin de nous dire que la destruction de ces sept qualités ou productions premières, quoique nécessaire pour donner aux hommes une idée de la nature éternelle, est en elle-même sans réalité. « De ces sept productions aucune n'est la première et aucune n'est la seconde, la troisième ou la der- nière; mais elles sont toutes sept chacune la pre- mière, la seconde, la troisième, la quatrième et la dernière. Cependant je suis obligé de les pla- cer l'une après l'autre, selon le mode et le lan- gage créaturel, autrement tu ne pourrais me comprendre ; car la Divinité est comme une roue, formée de sept roues l'une dans l'autre, où l'on nevoitni commencement ni fin. » [Aurora, c. xxm, § 18.) Au-dessous de la nature éternelle, nous ren- controns la nature visible, ou, comme dirait en- core Spinoza, la nature naturce, qui est une émanation et une image de la première. Tout ce que contient celle-ci dans les conditions de l'é- ternité, l'autre nous le présente sous une forme créalurelle, c'est-à-dire que dans son sein les essences se traduisent en existences et les idées en phénomènes. Les corps qui nous environnent, les éléments et les étoiles, ne sont qu'un écou- lement, une effluve, une révélation du monde spirituel, et, malgré leur diversité apparente, ils sont tous sortis du même principe, tous ils participent de la même substance. « Si tu vois une étoile, un animal, une plante ou toute autre créature, garde-toi de penser que le créateur de ces choses habite bien loin, au-dessus des étoiles. Il est dans la créature même. Quand tu regardes la profondeur, et les étoiles, et la terre, alors tu vois ton Dieu, et toi-même tu as en lui l'être et la vie. » [Aurora, c. xxm, § 3, 4, 6.) Il ne faut donc point prendre à la lettre le dogme de la création ex nihilo : mais ce néant, ce rien dont on nous apprend que Dieu a tiré tous les êtres, ce n'est pas autre chose que sa propre substance avant d'avoir revêtu aucune forme. Aux yeux de Boehm la nature est le corps de Dieu, un corps qu'il a tiré de lui-même et dont les éléments, les diverses parties ont d'autant plus de durée et de perfection qu'elles sont plus rapprochées de leur centre commun, c'est-à-dire de l'unité. Au con- traire, plus elles s'éloignent de ce centre, plus elles sont grossières et fugitives [Signatura r&- rtiut, c. vi, § 8). Si Dieu est la substance commune de tout ce qui existe, il est aussi la substance, ou du moins le principe du mal, et le mal, le démon, l'enfer, sont en lui comme le reste. Boehm ne recule pas devant cette monstrueuse conséquence. « Il est Dieu, dit-il en parlant du premier être, il est le ciel, il est l'enfer, il est le monde (2e Apologie contre Tilken, n° 140). Le vrai ciel où Dieu de- meure est partout, en tout lieu, ainsi qu'au mi- lieu de la terre. Il comprend l'enfer où le démon demeure et il n'y a rien hors de Dieu. » (Des- cript. des trois principes, ch. vu, §21.) En effet, nous avonsAdéjà vu précédemment comment le souverain Être, épris d'amour pour sa propre perfection, se met en opposition avec lui-même : on le conçoit sous deux aspects dont l'un repré- sente la lumière et l'autre les ténèbres. Eh bien, les ténèbres ne sont pas autre chose que le mal, sans lequel il serait impossible, même à l'intel- ligence divine, de dire, de concevoir et d'aimer le bien. Cependant, il ne faudrait pas seulement regarder le mal comme une pure négation, à savoir l'absence du bien et de la perfection ab- solue; il forme aussi une puissance positive, il est la force, l'énergie, la volonté et le désir sé- parés de la sagesse, il est ce feu de la colère dont nous avons parlé un peu plus haut; il est aussi l'enfer, car il n'existe point d'angoisse compa- rable à celle de ce désir séparé de son objet et brûlant dans les ténèbres {Signatura rerum, c. xvi, § 26). La nécessité du mal est plus évidente encore dans la nature; car le désir, les obstacles et la souffrance sont les conditions mêmes des biens qui nous arrivent, tant dans l'ordre moral que dans l'ordre physique. S'il n'existait, dit Boehm, aucune contradiction dans la vie, il n'y aurait pas de sensibilité, pas de volonté, pas d'activité, pas d'entendement, pas de science; car une BOEII — 184 BOET chose qui ne rencontre pas de résistance capable de la provoquer au mouvement, demeure immo- bile [Contcmjjlation divine, liv. I, ch. i.\). Si la vie naturelle ne rencontrait pas de contradiction, elle ne s'informerait jamais du principe dont elle est sortie, et de cette manière, le Dieu ca- ché demeurerait inconnu à la vie naturelle (u&i supra). On démontre par un raisonnement sem- blable que sans la douleur nous ne connaîtrions pas la joie, que la jouissance sort toujours des angoisses et des ténèbres du désir. Aussi Boehm, dans son langage inculte, mais plein d'imagina- tion, a-t-il appelé le démon, c'est-à-dire le mal personnifié, le cuisinier de la nature ; car, dit-il en continuant la métaphore, sans les aromates, tout ne serait qu'une fade bouillie (Mysterium magnum, c. xvm). Avec les éléments que nous possédons déjà, il est facile de deviner le rang que ce système donne à la nature humaine. L'homme nous offre en lui une image et un résumé de toutes choses; car il appartient à la fois aux trois sphères de l'existence que nous venons de parcourir. Il tient à Dieu par son âme, dont le principe se confond avec l'essence divine ; c'est la lumière divine qui l'ait le fond de notre intelligence, et c'est Dieu lui-même qui est notre vie et notre savoir. L'esprit qui est en nous est celui-là même qui a assiste à la création; il a tout vu et il voit tout à la lumière suprême (Description des trois principes, ch. vu, § 6). Par l'essence de son corps; l'homme tient à la nature éternelle, source et siège de toutes les essences. Enfin, par son corps proprement dit, il appartient à la nature visible. Ainsi s'explique la faculté que nous avons de connaître Dieu et l'univers tout entier. Car, dit-il {ubi supra), « lorsqu'on parle du ciel et de la génération des éléments, on ne parle point de choses éloignées, ni qui soient à dis- tance de nous • mais nous parlons de choses qui sont arrivées dans notre corps et dans notre âme, et rien n'est plus près de nous que cette géné- ration au sein de laquelle nous avons la vie et le mouvement, comme dans notre mère. » Avec une pareille métaphysique, toute morale devient un non-sens. Cependant Boehm en a une sur laquelle nous n'insisterons pas, car elle est commune à tous les mystiques : ne s'attacher à rien dans ce monde, ne penser ni au jour ni au lendemain, se dépouiller de la volonté et du sentiment de son existence personnelle, s'abîmer dans la grâce, et hâter par la contemplation et par lu prière l'instant où l'âme doit se réunir à Dieu, en un mot, s'efforcer de ne pas être, tel est, selon lui, le but suprême de la vie. Ce système est le fruit des idées protestantes sur la grâce, mêlées à l'alchimie et à certains principes cabalistiques très-répandus au xvic siè- cle. Ce que nous ne comprenons pas, c'est que des hommes qui se croient des chrétiens ortho- doxes, aient partagé cet engouement, ce respect presque religieux pour ce chaos informe, ou le panthéisme coule à pleins bords. Les œuvres de J. Boehm, toutes écrites en allemand, ont été réimprimées plusieurs fois. Il en a paru à Amsterdam quatre éditions : la pre- mière, chez Henri Betcke, in-4, 1675 ; la seconde, beaucoup plus complète, a été publiée par Gichtel, un sectateur de Boehm, en 10 vol. in-8, 1682; la troisième, 2 vol. in-4, a paru en 1730, sous 1» titre de Thcologia revclala; enfin la quatrième, en 6 vol. in-8, est de la même année. En 1831, un autre sectaire de Boehm, Scheibler, a com- mencé à Leipzig, la publication d'une nouvelle édition des Œuvres complètes de Jacob Boehm, in-8. — Les œuvres de Boehm ont été traduites en anglais par Guillaume Law, 4 vol. in-4, Lon- dres, 1765, et 5 vol. in-4, 1772. Saint Martin a traduit en français les trois ouvrages suivants : 1° Y Aurore naissante, 2 vol. in-8, Paris, an VIII ; 2° les Trois Principes de Vessence divine, 2 vol. in-8, Paris, an X; 3° le Chemin pour aller à Christ, 1 vol. in-12, Paris, 1822. On avait com- mencé, en 1684, une traduction italienne qui n'a pas eu de suite. — Il existe aussi, sur Jacob Boehm, plusieurs écrits biographiques, apolo tiques et critiques dont voici les principaux : Histoire de Jacob Boehm, ou Description des événements les plus importants, etc., in-8, Hamb., 1608, et dans le premier volume de l'é- dition de 1682 (ail.). — Joh. Ad. Calo, Disputatio sistens historiam Jac. Boehmii, in-4, Wittem- berg, 1707 et 1715. — Just Wessel Raupaeus. Dissertatio de Jac. Boehmio, in-4, Soest, 1714. — Ad. Sig. Bùrger, Disputatio de sutoribus fa- naticis. in-4, Leipzig, 1730. — Jacob Boehm, Essai biographique, in-8, Dresde, 1802 (ail.). — Introduction à la connaissance véritable et fon- damentale du grand mystère de la Béatitude, etc., 1 vol. in-8, Amsterdam, 1718 (ail.). — De la Motte Fouquet, Essai biographique sur J. Boehm, 1 vol. in-8, Greiz, 1831. — Henrici Mori, Philosophiœ teutonicœ censura, dans le tome I de ses œuvres, Londres, 1679, p. 529. BOEHME (Christian-Frédéric), théologien-phi- losophe, né en 1766, à Risenberg, professeur au gymnase d'Altenberg, pasteur et inspecteur à Luckau , docteur en théologie et membre du consistoire. Il appartient à l'école de Kant , dont il a défendu les doctrines contre l'idéa- lisme de Fichte. Voici les titres de ses ouvrages philosophiques : de la Possibilité des jugements synthétiques a priori, in-8,Altenb., 1801; — Com- mentaire sur et contre le premier principe de la science d'après Fichte, suivi d'un Epilogue sur le système idéaliste de Fichte, in-8, ib., 1802; — Eclaircissement et solution de celte question: Qu'est-ce que la vérité? in-8, ib., 1804. Aces trois ouvrages, écrits en allemand, il faut ajouter celui- ci, qui s'est publié en latin : de Miraculis Enchi- ridion, 1805. — Les écrits suivants appartiennent à la philosophie et à la théologie : la Cause du supernaturalisme rationnel, in-8, Neust. s. l'O., 1823; — de la Moralité du Mensonge, dans le cas de nécessité. BOËTHIUS (Daniel), philosophe suédois, at- taché à la doctrine de Kant qu'il enseignait à l'Université d'Upsal pendant les premières an- nées de ce siècle. Mais, comme écrivain, il s'est appliqué principalement à l'histoire de la philo- sophie, qui lui doit les ouvrages suivants : Diss. de philosophiœ nomine apud veteres Romanos inviso, in-4, Upsal, 1790; — Diss. de idea hislo- ria philosophiœ rite formanda, in-4, ib.; 1800; — Diss. de prœcipuis philosophiœ epochis, in-4, Londres, 1800; — de Philosophia Socratis, Up- sal, 1788. BOÉTHUS. Ce nom, qu'il ne faut pas confon- dre avec celui de Boëthius, appartient à la fois à quatre philosophes de l'antiquité : le premier est un stoïcien dont le souvenir nous a été transmis par Cicéron et par Diogène Laërce, liv. VII, en. i. Il n'admettait pas. avec les autres philosophes de son école, que le monde fût un animal, et, au lieu de deux motifs de nos juge- ments, il en connaissait quatre, à savoir : l'esprit, la sensation, l'appétit et l'anticipation. Il avait composé une Physique et un traité du Destin en plusieurs livres. Le second est un péripatéti- cien, disciple d'Andronicus de Rhodes et origi- naire de Sidon. Strabon, son condisciple, le cite (liv. XVI) au nombre des philosophes les plus distingués de son temps, ce qui veut dire, sans doute, de son école, et Simplicius ne craint pas BOET — 185 — BOLI de lui donner l'épithète d'admirable. Ses travaux, aujourd'hui perdus pour nous, paraissent avoir été connus jusqu'au \T siècle, car ils sont cités, à cette époque, par Àmmonius [in Categ., fol. 5, a) et David l'Arménien. Ils consistaient en un commentaire sur les Catégories d'Aristote et un ouvrage original, destiné à soutenir la théorie du relatif selon Aristote, contre la doctrine stoï- cienne. Le troisième philosophe du nom de Boéthus est un autre péripatéticien , Flavius Boéthus, de Ptolémaïs, disciple d'Alexandre de Damas et contemporain de Galien. Enfin, le qua- trième est un épicurien et un géomètre cité par Plutarque, qui en a fait un des interlocuteurs de son Dialogue sur Voracle de la Pythie. BOÉTIE (La), né à Sarlat en 1530 et mort en 1563, serait sjns doute peu connu, malgré quel- ques écrits ébauchés pendant le cours d'une vie prématurément terminée et consacrée aux de- voirs de la magistrature, si Montaigne ne s'était chargé de recueillir ses travaux, et surtout de rendre son nom immortel en rappelant souvent, et avec des traits qu'on n'oubliera jamais, leur commune amitié. Ce n'est pas à ce titre qu'il mérite une brève mention dans ce recueil, et quoiqu'il ait traduit une partie de Y Economique, attribuée à Aristote , et la Mesnagerie de Xéno- phon, rien n'autorise à penser qu'il ait étudié particulièrement la philosophie; mais une élo- quente déclamation de quelques pages contre la tyrannie lui assure une place parmi les publi- cistes du xvie siècle. Gomment un grave magis- trat, toujours soumis au pouvoir et d'opinion très-modérée, fut-il conduit à écrire cette véhé- mente philippique qu'on appelle le traité de la Servitude volontaire, ou le Contr'un? D'Aubigné insinue qu'il obéit a un mouvement d'amour- propre froissé ; Montaigne, qui est un peu confus de la vivacité de son ami, et qui n'ose publier son opuscule, de peur qu'il ne donne des armes « à ceux qui cherchent à troubler et à changer Testât de notre police, » avance qu'il le composa « dans son enfance, par manière d'excrcitation seulement. » De Thou, qu'il vaut peut-être mieux croire en ce point, assure que le spectacle de la ville de Bordeaux en proie aux fureurs du con- nétable de Montmorency, exécuteur de la ven- geance royale, arracha du cœur de La Boétie ce cri d'indignation. Quoi qu'il en soit, cette œuvre, pour être courte, n'est pas à dédaigner : l'anti- quité y respire, non pas en ses doctrines, mais en ses sentiments et à son langage, également passionnés contre la tyrannie ; et la politique, dégagée de toute théorie, s'y appuie sur le bon sens et la justice. On réduirait facilement ces pages à ces trois idées : l'opposition de la liberté naturelle et de la servitude politique, et le moyen de se débarrasser de celle-ci pour retour- ner à celle-là. Les hommes sont libres par la vo- lonté de Dieu, « subjects à la raison et serfs de personne. •> En cela tous sont égaux, « tous faicts de mesme forme, et comme il semble, à mesme moule, afin de nous entrecognoistre tous pour compaignons , ou plutost frères. » La société n'a fias d'autre but que de maintenir cette libre éga- ité, de resserrer les liens de la fraternité, et de faire « une communion de nos volontés. » Si la nature répartit parfois ses dons d'une manière inégale, ce n'est pas pour envoyer ici-bas les plus forts comme dans une forêt où ils attaque- ront les plus faibles; c'est pour donner lieu à une mutuelle affection, « ayant les uns puissance de donner aide, et les autres besoing d'en recevoir, et ne peut tomber en l'entendement de per- sonne que nature ayt mis aulcuns en servitude, nous ayant tous mis en compaignie. » Voilà le dioit naturel; mais comme il est en contra- diction avec l'état social! il s'est trouvé des hommes, des « meschants princes » de diverses espèces, tous intéressés à avilir les peuples, à leur faire perdre l'amour inné de la liberté, à transformer la servitude en une sorte d'habitude qui fait leur sécurité. La Boétie flétrit les tyrans au nom de la juslice; au nom de l'histoire, et répète contre eux les imprécations des écrivains de l'antiquité, depuis Platon jusqu'à Cicéron. Il les dépasse en montrant à quel degré d'avilisse- ment descend sous ce régime la nature humaine; comment les esprits y semblent privés de tout commerce et comme dénués « de ce grand pré- sent de la voix et de la parole, » comment il n'y a plus de ressort à l'activité, plus d'honneur dans les mœurs, et comment enfin le sentiment reli- gieux lui-même est corrompu dans sa source , parce que le tyran prend la religion pour com- plice, « et se la met devant comme garde corps. » Quant au remède, il n'est pas difficile à indi- quer, et encore moins à employer. Cette servi- tude qui opprime les citoyens , ce sont eux-mê- mes qui l'ont nourrie , fortifiée , et qui la maintiennent. « Soyez résolus de ne plus servir, et vous voilà libres. » Il n'y faut pas grands ef- forts ni combats périlleux ; il suffit de consentir à ne pas se donner beaucoup de peine pour s'im- poser un maître : « Je ne veulx pas que vous le poulsiez ny l'esbranliez ; mais seulement ne le soubstenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a desrobé la base, de son poids même fondre en bas et se rompre. » Voilà le fond de ce « discours. » Il est difficile de n'y pas reconnaître l'esprit républicain de l'antiquité : on peut sans doute distinguer entre la tyrannie et la royauté, et soutenir que les reproches adressés à l'une sont même une façon détournée de louer l'autre ; mais La Boétie ne paraît pas avoir eu cette arrière-pensée. Aussi les protes- tants qui rêvaient la république ont-ils fait grand accueil à sa dissertation; et Montaigne, qui de- vait en savoir long sur les opinions de son ami, ne permet pas à la critique d'hésiter : « Je ne fays nul doubte, dit-il, qu'il ne creust ce qu'il escrivaitj car il estait assez conscientieux pour ne mentir pas mesme en se jouant; et say da- vantage que s'il eust eu à choisir, il eust mieulx aymé estre nay à Venise qu'à Sarlat; et avec- ques raison. » Les œuvres de La Boétie ont été publiées par Montaigne en 1571; mais le discours de la Ser- vitude volontaire ne figure pas dans cette édi- tion. Il circula longtemps manuscrit et sans nom d'auteur, et fut imprimé pour la première fois dans un recueil, Mémoires de V Estât de France, en 1576. Au xvne siècle, c'était un livre rare. Coste l'a inséré dans son édition des Essais de Montaigne, et son exemple a été imité. M. de Lamennais l'a publié à part en 1835. E. C. BOLINGBROCKE (Henri Saint-Jean, vicomte) fut un des hommes les plus célèbres et les plus influents du xvme siècle. Il naquit en 1672 à Bittersea, près Londres, d'une famille ancienne f-.t considérée. Doué des qualités les plus heu- reuses, d'un esprit prompt et facile, d'une ima- gination vive et féconde, d'une certaine grâce mêlée de fermeté qui savait séduire et subju- guer tout à la fois, il ne résista pas à l'ivresse de ses premiers succès, et sa jeunesse se passa dans tous les genres de dérèglements. Il venait d'atteindre sa vingt-troisième année, quand son père, espérant le ramener à une vie plus sage, obtint de lui qu'il se mariât à une femme non moins distinguée par ses qualités personnelles que par sa fortune et par sa naissance; mais le remède fut impuissant, et les jeunes époux ne tardèrent pas à se séparer pour toujours. La po- BOLI — 186 BONA litique eut un résultat plus heureux que le ma- riage. Entré à la Chambre des communes peu de temps après cette rupture. Bolingbrocke y développa tous les talents qu'il avait reçus de la nature ; son éloquence, la solidité de son ju- gement, la profondeur de son coup d'ceil en fi- rent tout d'abord un personnage politique de la plus haute importance. Il s'engagea dans le parti des torys et fut successivement secrétaire d'État au département de la guerre, puis minis- tre des affaires étrangères. C'est en cette qua- lité qu'au milieu des plus graves obstacles, et malgré tous les partis déchaînés contre lui, il amena la conclusion de la paix d'Utrecht. Mais après la mort de la reine Anne, tout changea de face ; les whigs furent les maîtres, et Boling- brocke, sur le point d'être mis en accusation pour crime de haute trahison, se réfugia en France, où il accepta, près du prétendant Jac- ques III, les fonctions de ministre. Toute espé- rance étant ruinée aussi de ce côté, et se voyant abandonné par le prétendant lui-même, Boling- brocke sollicita de Georges Ier la permission de retourner en Angleterre. Il l'obtint, après bien des difficultés, en 1723: mais la carrière des af- faires lui resta fermée. Bolingbrocke tourna alors son activité vers l'étude et vers la presse, où il fit une vive opposition au gouvernement. Huit ans s'écoulèrent ainsi lorsque, après un se- cond voyage en France, il prit le parti de vivre entièrement dans la retraite entre Swift et Pope, ses deux amis. Il mourut en 1751, laissant un assez grand nombre de manuscrits qui furent publiés deux ans plus tard par le poëte David Mallet. Bolingbrocke, comme on vient de le voir par ce rapide résumé des événements de sa vie, fut principalement un publiciste et un homme d'É- tat. Cependant, durant les années qu'il passa dans la retraite, il s'occupa aussi de philosophie. Il embrassa avec chaleur les opinions de son siècle. Dans un de ces écrits posthumes dont nous venons de parler, examinant la nature; les limites et les procédés de l'intelligence, il se déclare hautement pour le système de la sensa- tion, tel que Locke l'avait conçu, et pour l'em- ploi exclusif de la méthode expérimentale. Tous les systèmes qui se sont succédé depuis Platon jusqu'à Berkeley lui paraissent de pures chimè- res, des_ rêveries plus ou moins poétiques qu'on a décorées mal à propos du nom de philosophie, et qui pourraient être supprimées sans aucun préjudice pour la science. Il pense que le corps fait partie de l'homme, aussi bien et au même titre que l'esprit; que ce dernier n'est pas l'ob- jet d'une science distincte, mais qu'il est, comme le premier, du ressort de la physique ou de l'histoire naturelle. Pour les connaître l'un et l'autre, il n'est pas d'autre moyen que d'obser- ver scrupuleusement tous les laits qui se pas- sent en nous depuis l'instant de la naissance jusqu'à celui de la mort. Viser plus haut, c'est de la folie; et les métaphysiciens proprement dits lui semblent, comme à Buchanan, des hom- mes qui prennent la raison elle-même pour complice do leur délire: Gens ratione furens. Cependant, par une inconséquence dont il n'offre paa Le seul exemple, Bolingbrocke ne re- fuse pas à l'homme la connaissance de Dieu; uniquement par l'expérien a et par l'analogie qu'il prétend démontrer son i tence. Quelque chose existe maintenant; donc il a toujours existé quelque chose; car le non- être n'a pa i pu devenir la cause de l'être, et une série de eau le 1 9 l'infini est chose tout à fait in- concevable. Ce tt'eal pas encore tout: parmi ! phénomènes de la nature nous rencontrons l'in- telligence; or, l'intelligence ne peut pas avoir été produite par un être qui serait lui-même prive de cette faculté; donc la première cause des êtres est une cause intelligente. De là suite que nier l'existence de Dieu, c'est se met- tre dans la nécessité logique de nier sa propre existence. Mais les convictions religieuses de Bolingbrocke ne vont pas plus loin. Il s'arrête au déisme, à un déisme inconséquent, et traite les religions révélées à la façon de ceux qu'on appelait alors les philosophes. Toute autorité en matière de croyance est illégitime à ses yeux, et il n'admet l'intervention du témoignage hu- main que pour les faits de l'ordre naturel et historique. Un tel homme devait beaucoup plaire à Voltaire, qui en parle, en effet, avec la plus haute admiration dans la plupart de ses ou- vrages philosophiques. Tous les écrits de Bolingbrocke qui intéres- sent la philosophie portent le titre d'Essais et remplissent à peu près le troisième et le qua- trième volume de ses Œuvres complètes, pu- bliées après sa mort par Mallet (5 vol. in-4, Londres, 1753-1754), et condamnées par le grand jury de Westminster comme hostiles à la reli- gion, aux bonnes mœurs, à l'État et à la tran- quillité publique. William Warburton, évêque de Glocester, a écrit, en 1775, un Aperçu de la philosophie de Bolingbrocke. — On peut aussi consulter sur Bo- lingbrocke de Rémusat, V Angleterre au dix- huitième siècle, 1 vol. in-8, Paris, 1856; 2 vol. in-18, Paris, 1865. BONALD (Victor-Gabriel-Ambroise, vicomte de), né en 1753 à Monna, près Milhau, départe- ment de l'Aveyron, émigra en 1791. Après s'être montré peu de temps à l'armée de Condé, il se retira à Heidelberg, et bientôt après à Constance. La tranquillité rétablie en France, et consolidée par le sacre de Napoléon, le décida à rentrer dans sa patrie, où sa réputation littéraire et l'influence de ses amis le firent nommer conseil- ler titulaire de l'Université. En 1815, la Restau- ration lui fournit l'occasion de jouer le rôle po- litique auquel semblait l'appeler la nature de ses écrits. Député de 1815 à Î822, pair de France de 1822 à 1830, il refusa de prêter serment au gouvernement établi parla révolution de juillet Il est mort en 1840, le 23 novembre, dans le lieu de sa naissance, où il s'était retiré. La plupart des ouvrages de M. de Bonald ont pour Lut la solution de questions sociales: VEs- sai anabjlique sur les lois naturelles de V ordre social, la Législation primitive, le traité du Divorce sont les écrits d'un publiciste, plus en- core que ceux d'un philosophe. Cependant l'au- teur a éprouvé le besoin de rattacher à des principes abstraits le système politique qu'il a développé; il a cherché la justification de ses vues dans une philosophie qui lui est propre. La philosophie de M. de Bonald repose en grande partie sur ce principe : V homme pense sa parole avant de parler sa pensée. Nous ne nous arrêterons qu'un moment pour faire remarquer l'obscurité de la première partie de cet axiome : l'homme pense sa parole. La pensée, d'après l'auteur, ne se manifestant, chez l'homme indi- viduel, qu'à l'instant où la parole se prononce dans son esprit, tout acte antérieur reste insai- sissable, et les expressions que nous venons de citer, alléguant une opération inobservable dans Les données mêmes du système, ne présentent dans le fait aucun sens. Nous sommes b>in assurément de méconnaître ce qu'il y a de vrai dans la théorie de M. de Bonald; mais, comme il n'arrive que trop sou- vent, la considération exclusive d'une idée juste, BONA — 187 — BONA peut-être le désir secret de donner à cette idée une portée sociale, en a altéré l'exactitude. Il n'est personne qui méconnaisse le rapport étroit qui unit la pensée à la parole. Les philosophes les plus spiritualistes, Leibniz, par exemple, aussi bien que ceux qui ont tout rapporté à la sensation, comme Condillac, ont unanimement reconnu que le langage exerce* la plus grande influence sur la pensée. Nul doute que par sa clarté et sa précision une langue ne puisse être, plus qu'une autre, favorable au développe- ment de l'intelligence; nul doute que, dans le travail individuel de la pensée, les mots qui nous la figurent et nous la présentent, n'en soient les corrélatifs, et ne contribuent à l'éclai- rer ou à la modifier. Mais partir de ces faits pour établir, entre la parole et la pensée, une dépendance tellement rigoureuse que l'homme ne voie jamais dans sa pensée que ce qui est contenu dans sa parole ; que celle-ci circon- scrive les données pures de l'intelligence de ma- nière à les empêcher, dans tous les cas, de fran- chir ce cercle étroit, c'est faire sortir d'un fait, vrai en lui-même, des conséquences forcées et inacceptables. Et d'abord, la conscience de notre existence propre, qui seule rend possibles nos autres con- naissances, précède incontestablement en nous la présence de toute espèce de signes. A cette raison décisive peuvent se joindre d'autres con- sidérations qui démontrent la même vérité : il est certain, par exemple, que la pensée se prête à un nombre beaucoup plus considérable de nuances, que la parole n'en saurait exprimer. De là le tra- vail de l'écrivain qui essaye, en quelque sorte, les mots à ses idées, rejette l'un, adapte l'autre, crée une expression nouvelle, ou modifie l'ex- pression déjà connue par la place qu'il lui donne, par les expressions secondaires dont il l'entoure. Pour que cette opération puisse avoir lieu, il faut qu'il conçoive, chacun à part, la pensée et le mot dont il veut la revêtir ; il faut qu'il lui soit possible d'apercevoir l'idée en elle-même, d'en sentir toutes les nuances, pour constater ensuite par comparaison que le mot choisi les exprime fidèlement, ou se décider à en cher- cher un autre. Sans doute la pensée ne reste- rait pas longtemps dans l'intelligence à cet état purement abstrait : fatigués d'une contempla- tion difficile, nous la laisserions s'évanouir, et nous avons besoin que le langage vienne à no- tre secours; mais la psychologie constate facile- ment la mesure d'indépendance qui appartient à l'esprit sous ce rapport, indépendance qui s'ac- croît de plus en plus, selon le degré de culture et la puissance d'abstraction qu'il acquiert par l'exercice. On voit dès l'abord le parti que M. de Bo- nald, défenseur des gouvernements traditionnels et absolus, dut tirer de cette théorie pour ap- puyer ses vues sociales. Si, en effet, l'homme n'a dans sa pensée que ce que sa parole lui ré- vèle, il est enfermé sans retour dans les condi- tions de la langue qu'il parle : il ne saurait con- cevoir autre chose que les idées transmises, que les formes politiques, les maximes religieu- ses, morales, déjà en vigueur. Cependant il nous semble résulter de cette doctrine une con- séquence que M. de Bonald aurait désavouée, nous n'en doutons pas, car elle est en contra- diction avec le désir de donner une base immua- ble aux institutions sociales. L'homme n'aspire pas à la connaissance d'une vérité relative; il tend à la vérité elle-même, à la vérité en soi. Le christianisme {Jean, ch. xiv, v. 16) et la phi- losophie sont d'accord sur ce point. Or, la vérité, avec son caractère éternel, ne saurait dépendre de certaines conditions finies, changeantes, re- latives du langage. Son siège est l'intelligence et la pensée. C'est là, dans le silence des sens et dans l'absence de leurs images, que nous devons la chercher. La parole n'est donc et ne doit être que son instrument; et si la puissance tradition- nelle des langues est assez grande pour agir sur notre intelligence, malgré sa liberté et sa sponta- néité, nous ne devons pas oublier que l'effort de l'esprit humain tend chaque jour à nous affran- chir de plus en plus des liens de cette autorité contestable. L'influence exclusive du langage, telle que l'entend M. de Bonald, ne saurait donc produire qu'une vérité restreinte et relative, bonne peut-être pour garantir la stabilité d'un ordre social déterminé, et assurer la sécurité des classes qui le constituent ce qu'il est ; mais elle détournerait certainement l'homme et la société du terme qui leur est assigné: la pos- session de la vérité considérée en elle-même, et placée à ce titre au delà des conditions et des formes qui servent à l'exprimer et à la faire connaître. ' On pourrait répondre, sans doute, pour justifier M. de Bonald, que ce sont surtout les lois générales abstraites du langage, sa con- nexion étroite et nécessaire avec les formes de l'intelligence, qui constituent le point de départ des considérations qu'il a développées, et que, de ce point de vue, l'influence de la langue sur l'intelligence est incontestable, puisque c'est l'intelligence elle-même qui se traduit sous ces formes. Tout en admettant, en partie, cette rec- tification, nous répondrons à notre tour que les lois de la pensée préexistent à celles du langage, qu'elles en sont la raison et les produisent, loin de les subir, et que, vouloir qu'il en soit autre- ment, c'est nier la puissance spontanée de l'es- prit ; c'est, sans descendre, il est vrai, jusqu'au sensualisme, compromettre cependant, en les soumettant a des conditions extérieures, son ac- tivité et son indépendance. On serait disposé à croire que telle fut en réalité la pensée de M. de Bonald, lorsqu'on examine la définition qu'il avait donnée de l'homme d'après Proclus, mais en l'altérant: «L'homme, dit-il, est une intelligence servie par des organes. » L'activité de l'âme nous paraît plus précisément réservée dans les paroles du philosophe grec : Anima utens corpore («^uy.ïi aw|j.aTi yçM\>.i\r). Quoi qu'il en soit, nous regardons plutôt la conséquence que nous venons de signaler, comme une ten- dance indéterminée du système de l'auteur, que comme une conséquence avouée et réfléchie. M. de Bonald a encore affaibli la part de vérité que renferme sa théorie de la parole, en considé- rant le langage comme un don spécial de Dieu, comme une faveur miraculeuse de sa toute-puis- sance. Sans doute il est impossible de croire, comme quelques philosophes l'ont soutenu, que l'homme a inventé le langage, si l'on entend par le mot inventer un acte fortuit, un effort de génie, tels que ceux qui ont conduit à découvrir l'imprimerie, ou la force de la vapeur. Non, l'homme n'a pas inventé le langage de cette manière. Mais il n'est pas plus juste de considérer le don du langage comme distinct de celui auquel nous devons nos autres facultés, comme ajouté, en quelque sorte, par surcroît à l'organisation déjà complète de la créature. Dieu a crée l'homme pensant et sociable, et lui a donné dans la parole un moyen de se rendre compte à lui-même de ses propres pensées et de les communiquer aux autres ; l'action de cette faculté, que nous étudions dans le développement régulier des langues considérées soit dans leur unité, soit dans leur variété, porte en elle tous les caractères d'une loi providentielle, et n'a pas besoin, pour qu'on BONA 1S8 — BONA en apprécie l'importance, de se produire sous la forme d'un miracle, lorsque son universalité, sa régularité s'opposent à ce qu'on la considère comme un fait surnaturel. Nous ne soumettrons qu'à une critique som- maire quelques autres parties de la philosophie de M. de Bonald, où, par un abus des expressions parole, penser sa parole, parler sa pensée, il semble réduire à de véritables jeux de mots la solution de plusieurs problèmes importants. De ce que le mot verbe signifie en latin parole, et qu'il a servi à traduire le mot Xôyoç de l'Évangile de saint Jean, il ne suit pas que, de traduction en traduction, on puisse, sans confusion, établir, entre la parole humaine et l'essence divine, des similitudes qui ne sauraient exister entre des êtres si différents. Nous ne saurions admettre la légitimité de ces rapprochements, purement apparents, pas plus que l'introduction, dans la métaphysique et la théologie, de la langue de sciences qui leur sont étrangères. Lorsque, par exemple, M. de Bonald, pour caractériser à sa manière le dogme de l'incarnation, énonce cette proposition : Dieu est à l'homme Dieu, comme V homme Dieu est à Vhomme; quel lecteur ne s'aperçoit que ce langage arithmétique ne pré- sente aucun sens admissible, et que ce serait le comble de la témérité que de vouloir faire su- bir, à cette étrange proportion, les transforma- tions régulières que la science enseigne à opé- rer sur les chiffres? Nous ferons encore une seule réflexion sur ces passages, dans lesquels M. de Bonald, établissant la nécessité d'un terme moyen entre le terme extrême Dieu et le terme extrême homme, passe insensiblement à l'idée de médiateur, et identifie ce terme moyen avec la personne du Verbe in- carné, comme il a identifié la parole divine avec la parole conçue ou articulée. Nous croyons que l'orthodoxie ne saurait accepter un système qui, regardant la venue de Jésus-Christ comme une suite nécessaire de la création de l'homme et de l'univers, enlève à la doctrine de la rédemption la libre détermination de la miséricorde divine, pour en faire le développement rigoureux d'une loi providentielle, qui n'aurait pas même attendu la chute de l'homme pour rendre nécessaire l'intervention du Rédempteur. Mais nous n'avons pas à nous occuper d'accorder M. de Bonald avec l'Église; nous dirons seulement que l'originalité de cette idée appartient à Malebranche. Indiquons maintenant, en peu de mots, le caractère général de la théorie sociale que l'auteur coordonne avec ces principes. A sa doctrine du langage, M. de Bonald joint vn prin ipe général par lequel il considère tous jcs objets comme entrant dans les trois catégories de cause, moyen, effet. Ces termes, Dieu, mé- diateur et homme, ainsi devenus, dans le monde physique, cause ou premier moteur, mouvement, effets ou corps, se transforment dans sa théorie so.iale en pouvoir, ministre, sujet, dont on nous montre l'application jusque dans la famille, où le pouvoir est l'époux, le ministre, la femme, le sujet, l'enfant. Nous pourrions nous arrêter à faire, remarquer que l'époux est, dans ce qui concerne la famille, aussi souvent au moins mi- nistre que l l femme, dont les fonctions ont été, par la nature, renfermées dans un cercle assez étroit; mais de Bonald ne met pas dans l'obser- vation des faits une rigoureuse exactitude, et il renferme toute L'organisation politique de la so- ciété dans ces trois termes. Est il nécessaire de faire remarquer qu'il ne peut sortir de cette eption que le de potisme? Nous lisons, en effet, dans la Législation primitive (liv. I, ch. ix) : pouvoir veut, il doit être un,' les ministres agissent, ils doivent être plusieurs; car la vo- lonté est nécessairement simple, et l'action né- cessairement composée. » ,On voit que les mi- nistres responsables des États modernes n'ont point de place dans celte doctrine. Il serait parfaitement inutile de suivre M. de Bonald à travers les rapports forcés, les défini- tions inattendues, dont se compose l'exposition de ses idées ; car partout nous rencontrerions la même formule, appuyée sur des considérations et des faits qui, tous, fléchissent et se modifient, afin de se prêter plus facilement à une conclu- sion évidemment préconçue. Pour ne citer qu'un exemple de ces définitions où personne ne sau- rait reconnaître, dans les mots, le sens connu et admis par tous, nous demanderons si la diffé- rence qui existe entre la religion naturelle et la religion révélée a jamais été conçue telle que l'auteur la présente, dans le passage suivant (ib., liv. I, ch. vm) : « L'État purement domestique de la société religieuse s'appelle religion natu- relle, et l'état public de cette société est, chez nous, la religion révélée.... Ainsi, la religion naturelle a été la religion de la famille primi- tive, considérée avant tout gouvernement, et la religion révélée est la religion de l'État. » Une des conclusions immédiates de cette définition arbitraire, c'est la consécration de l'intolérance, et l'identification de la loi religieuse et de la loi politique. Ces principes expliquent facilement plus d'un vote de l'auteur en faveur des lois réactionnaires de la Restauration. Nous ajoute- rons que M. de Bonald ne recule pas devant la conséquence des principes qu'il a posés, et que c'est même là un des traits caractéristiques de cette doctrine, où la politique s'unit à la philo- sophie. Nous reconnaissons cependant que l'origina- lité de la pensée, la fermeté et la précision, du moins apparente, du style ont, ajuste titre, mé- rité à M. de Bonald l'enthousiasme de nombreux lecteurs. En cherchant, dans une philosophie qui lui est propre, la raison des mystères du christianisme, il s'est peut-être écarte quelque- fois des définitions orthodoxes de l'Église; il a néanmoins rendu à la religion un véritable ser- vice; car il en réhabilitait la philosophie, en même temps que M. de Chateaubriand vengeait des dédains du xvme siècle le côté sentimental et poétique du christianisme. Quelles que soient les erreurs qu'aient pu soutenir quelques-uns de ses disciples; et quoique son école, vouée à la tâhe ingrate de défendre l'absolutisme reli- gieux et politique, soit à peu près demeurée stérile, M. de Bonald n'en a pas moins disposé les esprits à rattacher à des considérations ra- tionnelles l'étude des lois, de la politique et de la théologie, et apporté sa part dans le mouve- ment qui a fait, de la philosophie de l'histoire et de celle de la religion, une des préoccupa- tions particulières à notre âge. Indépendamment de la théorie du langage, que l'on peut considérer comme la base de ses écrits, M. de Bonald a développé, dans ses Recfierches philosophiques, des considérations qui ne sont pas sans intérêt, sur la cause première, sur les causes finales, sur Vhomme considéré comme cause seconde, sur les animaux, etc. Il a tenté de démontrer l'existence de Dieu, en se fondant sur ce principe qu'une vérité connue est une véritée nommée. C'est, en d'autres termes, la preuve par le consentement des nations, dans laquelle l'au- teur a reproduit sa théorie des rapports de la parole et de la pensée. Il a aussi défendu le système de la préexistence des germes, contre ceux qui ne voyaient, dans l'apparition du règne animal, qu'une transformation de la matière, BONA — 189 — BONA devenue vivante par ses altérations successives. Il a ingénieusement démontré la spiritualité de l'âme et son indépendance du corps, par le fait du suicide, acte que la nature animée ne présente que dans l'homme, et qui suppose à un haut degré dans l'âme, la faculté de s'abstraire du corps, et de le condamner à périr comme un être qui lui est étranger. 11 nous suffira de mention- ner l'essai où l'auteur, reproduisant ce qu'il a dit du don gratuit du langage, a tenté de dé- montrer que l'écriture a été également révélée à l'homme par un moyen surnaturel. Les argu- ments, à l'aide desquels il a soutenu cette thèse, pourraient s'appliquer à. une foule d'autres su- jets, avec une égale apparence de justesse, et l'on pourrait réduire, de cette manière, à une suite de révélations miraculeuses le plus grand nombre des inventions qui constatent et honorent la spon- ■• tanéité créatrice de l'intelligence humaine. Diverses éditions des ouvrages de M. de Bonald 1 ont paru de 1816 à 1829 et années suivantes, chez j Adrien Leclère. On a réimprimé sa Théorie du | pouvoir social, 3 vol. in-8, Paris, 1843 : la pre- 1 mière édition de cet ouvrage, publiée en 1796, avait été détruite par ordre du Directoire. Voy. I Examen critique des opinions de M. de Bonald, I composé en 1818, publié pour la première fois I dans le troisième volume des Œuvres inédiles | de Maine de Biran. Paris, 1859, in-8. H. B. BONAVENTURE (Saint). Jean de Fidanza, ! plus connu sous le nom de saint Bonaventure, naquit en 1221, à Bagnarea, en Toscane. Les ! prières de saint François d'Assise l'ayant , à | l'âge de quatre ans, guéri d'une maladie grave, et le saint s'étant écrié à cette vue : 0 ouona ventura, ce surnom resta à l'enfant miraculeu- j sèment sauvé. 11 entra en 1243 chez les Frères mineurs, et fut envoyé à Paris pour étudier sous Alexandre de Haies. Il professa successivement ! la philosophie et la théologie, et fut reçu docteur i en 1255. Devenu, l'année suivante, général de son ordre, il y rétablit la discipline. Élevé, en 1273, par Grégoire X, au siège épiscopal d'Albano et à la dignité de cardinal, il mourut en 1274, le | 15 juillet, pendant le second concile de Lyon, auquel il avait été appelé par le pontife. Il fut canonisé en 1482 sous le pontificat de Sixte IV, et reçut de Sixte V le surnom de Doclor sera- phicus. Ce surnom semble nous annoncer à l'avance que nous devons le ranger parmi les théologiens mystiques. Indépendamment de son caractère général , le mysticisme de saint Bonaventure se rattache, sous certains rapports, à saint Augustin, mais plus particulièrement au prétendu Denys l'Aréo- pagite, qu'il suit de près, dans un traité de Ecclesiastica hierarchia, dont il lui a emprunté le titre. Nous en dirions autant de sa Théologie mystique, dans l'introduction de laquelle il rap- pelle celle de l'Aréopagite, si quelques critiques n'avaient pas douté que ce traité dut lui être at- tribué. On peut encore s'assurer de cette filiation en constatant les rapports qui existent entre le traité des Noms divins de l'auteur dont nous parlons, et les idées développées dans la distinc- tion xxne du livre I du Commentaire de saint Bo- naventure sur les Sentences de Pierre Lombard, où est traitée la question suivante : de Nominum differentia quibus utimur loquentes de Deo. Le fait qui sert de point de départ au mysti- cisme de saint Bonaventure est le péché originel. L'homme avait été créé pour contempler la vérité directement, sans trouble et sans travail; mais la faute d'Adam a rendu pour lui cette contem- plation immédiatement impossible, et entraîné sa postérité dans les mêmes ténèbres {Itiner. iicntisin Deum, c. i). L'ignorance actuelle de l'homme n'est pas le résultat de sa nature vé- ritable, mais celui d'une révolution qui s'est accomplie dans son être ; elle n'est pas la con- dition nécessaire de l'état de ses facultés intel- lectuelles, telles que Dieu les lui a données mais l'état de ses facultés est l'effet de la fauté dont se sont rendus coupables les premiers pa- rents du genre humain. Ce n'est donc pas à une culture intellectuelle, toujours laborieuse et in- complète, qu'il faut demander la connaissance du vrai en toute chose, mais au rétablissement de la pureté la plus parfaite dans le cœur, au retour de l'homme aux véritables conditions qui l'unissaient à Dieu dont il est maintenant sé- paré. C'est là une œuvre toute pratique, et qui ne peut s'accomplir que par une vie pure, par la prière, par l'ardeur soutenue de l'amour, et par de saints désirs (loco cit.). Les phases successives de ce retour de l'âme à Dieu sont présentées par saint Bonaventure comme les trois degrés d'une échelle, image fa- milière aux saintes Écritures. « Dans notre con- dition actuelle, l'universalité des choses est l'é- chelle par laquelle nous nous élevons jusqu'à Dieu. Dans les objets, les uns sont les vestiges de Dieu, les autres en sont les images; les uns sont temporels, les autres éternels; ceux-là cor- porels, ceux-ci spirituels; et, par conséquent, les uns hors de nous, les autres en nous. Pour par- venir au principe premier, esprit suprême et éternel, placé au-dessus de nous, il faut que nous prenions pour guides les vestiges de Dieu, ves- tiges temporels, corporels et hors de nous ; cet acte s'appelle être introduit dans la voie de Dieu. 11 faut ensuite que nous entrions dans notre âme, image de Dieu, éternelle, spirituelle et en nous : c'est là entrer dans la vérité de Dieu* mais il faut encore qu'au delà de ce degré, nous atteignions l'Éternel, le spirituel suprême, au-dessus de nous, contemplant le principe premier ; c'est là se réjouir dans la connaissance de Dieu, et l'adoration de sa ma- jesté. » A ces trois degrés répondent, selon saint Bo- naventure, trois faces de notre nature : la serisi- bilitc, par laquelle nous percevons les objets matériels extérieurs, que le docteur séraphique, par une heureuse image, appelle les vestiges de Dieu; l'intelligence, qui, à la vue de ces objets, en atteint l'origine; en conçoit le développement successif, en prévoit et en marque le terme ; la raison enfin , qui, s'élevant plus haut encore, arrive à considérer Dieu dans sa puissance, dans sa sagesse, dans sa bonté, le concevant comme existant, comme vivant, comme intelligent, pu- rement spirituel, incorruptible, mtransmutable. Ces passages, fidèlement résumés ou traduits, suffisent pour démontrer la prédominance du mysticisme dans les travaux philosophiques et théologiques de saint Bonaventure, et le caractère biblique dont se revêt son langage. Ce mysti- cisme, en effet, ne consiste pas, comme le mys- ticisme philosophique, à faire à la spontanéité de l'intelligence une part plus large qu'à ses autres facultés; il rappelle l'homme à la science par la foi et la vertu, qui seules peuvent le ra- mener à son premier état. Cependant, en constatant l'importance du rôle que joue le mysticisme dans les écrits^ de saint Bonaventure, nous devons reconnaître qu'il n'est pas exclusif. La distinction observée dans les divers degrés d'ascension de l'homme à Dieu, établit différents points dont les dévelop- pements constitueraient une théorie de la per- ception sensible, une théorie des opérations inductives et déductives de la raison, et même une sorte de philosophie transe endantale [Opor- BONA — 190 — BONA tel cliam nos transcendere ad spiriluahssimum, etc., ltiner., c. i). Ainsi la philosophie ration- nelle se joint, dans saint Bonaventure, au mys- ticisme révélé, et ses nombreux ouvrages mon- trent que, malgré sa prédilection pour la vie contemplative, il était très-familier avec la dia- lectique et toute la culture philosophique du moyen âge. Cette connaissance se remarque sur- tout dans ses vastes commentaires sur les Qua- tre livres des Sentences, dans lesquels Pierre Lombard semble avoir rédigé à l'avance le pro- gramme de la philosophie des xnc, xme; xive et xve siècles. Il est facile cependant de voir que, retenu par l'unité et la grandeur de son point de départ, il ne se perd pas dans les mille subtilités où l'école mettait sa gloire ; son argumentation a plus de largeur et de fermeté que celle de la plupart des scolastiqses, ses contemporains et ses successeurs. Appuyé, d'une part, sur les principes mys- tiques de la foi chrétienne, versé, de l'autre, dans la philosophie d'Aristote, il a, comme saint Augustin avant lui, comme Scot Erigène et d'autres encore, tenté d'unir le rationalisme au supernaturalisme. Son petit traité intitulé de Reductione artium ad theologiam, en don- nerait une preuve irrécusable, s'il n'était pas iacile de le reconnaître même dans ses autres écrits. Dans ce résumé de quelques pages, il distingue quatre sources de la connaissance na- turelle, parmi lesquelles la plus importante et la plus élevée est la lumière de la connaissance philosophique. Les prenant ensuite l'une après l'autre, et les plaçant en regard des ensei- gnements de la religion, il montre leur confor- mité de but et d'objet avec les saintes Écritures, base de la théologie spéculative. Il n'y a sans doute là qu'une ébauche. Ni l'état des esprits alors, ni la science de l'auteur ne comportaient un meilleur résultat; mais l'essai même n'en couvait être fait que par un esprit profond et éclairé. Cette mesure à la fois dans la soumission et dans l'indépendance, cette prudente appréciation des forces relatives de la croyance et de l'intel- ligence, ont, sans doute, motivé le jugement favorable que Gerson porta sur les ouvrages de saint Bonaventure, près de deux siècles après sa mort. Ce jugement nous a paru assez remar- quable, pour mériter d'être cité : « Si l'on me demande, dit Gerson {de Exam. doct.), quel est, entre les docteurs, celui des écrits duquel on peut retirer le plus grand profit, je réponds que c'est saint Bonaventure, solide, sûr, pieux, juste, plein d'une dévotion sincère dans tout ce qu'il a écrit. Exempt d'une curiosité inquiète, ne mêlant point à la religion des emprunts étrangers, ne se livrant pas sans réserve à la dialectique du siècle, comme le font beaucoup d'autres, et ne couvrant pas les principes physiques de termes de théologie, il ne cherche jamais à éclairer l'esprit, sans rapporter ses efforts à la piété, à la religion du cœur. C'est pour cela qu'un trop grand nombre de scolastiques, ennemis de la vu- ritable piété, ont négligé ses écrits, quoique au- cune autre doctrine ne soit , pour les théolo- giens, plus sublime, plus divine, plus salutaire, plus douce que la sienne. » Nous résumerons, en terminant, quelques-uns des pria ipea les plus importants et les plus itre ceux que présentent les travaux philosophiques de s mit Bonaventure. 1° Le négatif n'est connu que par le positif; notre intelligence ne serait point capable d'at- teindre à la connaissance parfaite d'un objel Créé quelconque, si elle n'était pas encore écli pari idée de la pureté, delà réalité, de la per- fection de l'essence absolue. La connaissance de l'imparfait, sans celle de la perfection suprême, n'est pas possible. L'intelligence contient ainsi l'idée de l'essence divine; elle ne peut être fer- mement convaincue d'une vérité, elle ne peut atteindre à aucune connaissance nécessaire, si elle n'est éclairée par une lumière immuable, n'étant pas immuable elle-même {ltiner., c. m). 2° La réflexion et le jugement ne sont pos- sibles qu'à la même condition. — Celui qui ré- fléchit a, pour objet médiat ou immédiat de. sa réflexion, le bien suprême. Il ne pourrait le faire s'il n'avait pas lui-même une idée de ce bien; il a donc en soi-même l'idée du bien su- I prême, c'est-à-dire l'idée de Dieu. — Celui qui juge, juge nécessairement en vertu d'une règle qu'il regarde comme véritable, mais il ne peut être convaincu de la vérité de cette règle, que parce qu'il reconnaît qu'elle est conforme a une autre règle qui existe dans l'infini {ubi supra). 3° Le rien n'est qu'une conception en oppo- sition à celle de quelque chose, qui doit être pensé d'abord par nous. De même, le possible ne saurait être conçu par notre esprit, que nous n'ayons auparavant conçu l'actuel. L'être absolu, par conséquent, est l'idée fondamentale par laquelle seule nous pouvons penser le possible; cet être est Dieu {loco cit., c. v). 4° Le fondement de l'individualité et des dif- férences des êtres est l'union de la matière et de la forme, d'un élément modifiable et d'une force modifiante. La matière donne à la forme le fondement de l'être, la forme donne à la matière son essence {in II Lib. Sentent., dist. m, menib. 2, quœst. 3, 4). 5° Il n'est pas nécessaire d'admettre une âme générale du monde; chaque être est animé par sa propre forme et son activité intérieure {loco cit., dist. xiv). 6" Si Dieu donne à chaque chose la forme qui la distingue des autres et la propriété qui l'in- dividualise, il faut qu'il y ait en lui une forme idéale, ou plutôt des formes idéales {in Hexaem., serra. VI). 7° Toute âme raisonnable est destinée au bon- heur suprême; personne n'en doute, tout le monde l'éprouve. Il suit donc que l'âme est immortelle; car elle ne goûterait pas le bonheur suprême si elle pouvait craindre de le perdre (in II Lib. Sentent., dist. xix, art. il, quaest. 1). 8° Aucune bonne action ne demeure sans ré- compense, aucune mauvaise sans punition. Les choses, il est vrai, ne se passent pas ainsi dans celte vie; la connaissance que nous avons de la justice de Dieu nous conduit donc nécessairement à admettre une autre vie {ib.). 9° Lorsqu'un homme meurt, comme il le doit, plutôt que de commettre une mauvaise action^ si l'âme n'était point immortelle, que deviendrait la justice de Dieu, puisque, dans cette tir- constance, une action irréprochable produirait le malheur de celui qui l'aurait accomplie (<6.)? 10° Tous les vrais philosophes ont adoré un seul Dieu; de là le destin de Socrate. Comme il défendait de sacrifier à Apollon, et qu'il n'adorait qu'un seul Dieu, il fut mis à mort (in Hexaem., serin. Y). 11- La métaphysique s'élève à la considération des rapports du principe premier avec la totalité des choses dont il est la source. En ce point. elle se confond avec la physique, à laquelle il tient d'étudier l'origine des choses. La mé- taphysique s'élève encore à la contemplation de l'Etre éternel, cten ce point, elle se confond avec la philosophie morale, qui ramène toutes choses à une seule fin, au bien suprême, soit qu'elle ail pour but la félicité pratique, ou la félicité BONN — 191 BONN spéculative, et qu'elle considère le bonheur comme la fin dernière, encore qu'elle ne con- naisse pas la vraie félicité. Mais en tant que la métaphysique considère l'être premier comme l'exemplaire absolu et le type de toutes choses , elle n'a rien de commun avec les autres sciences ; c'est là où elle est vraiment elle-même, où elle est purement la métaphysique (in Hexaem., serm. I). Les œuvres de saint Bonaventure ont été re- cueillies pour la première fois, à Rome, 1588- 96, par l'ordre de Sixte-Quint et par les soins du P. Buonafoco Farnera, franciscain, 7 vol. in-f°; c'est sur cette édition que fut faite celle de Lyon in-f°, 1668. Il en a paru une plus récente àVenise, 1752-56, 14 vol. in-4. Voy. aussi Histoire abrégée de la vie, du culte et des vertus de saint Bona- venture. in-8, Lyon, 1747; Essai sur la philo- sophie de saint 'Bonaventure, par de Margerie, Paris, 1855, in-8. H. B. BONNET (Charles), né à Genève en 1720, est mort en 1793. Il n'a pas quitté la Suisse pendant le cours d'une vie paisible et tout entière consa- crée à l'étude et à la méditation. Avant d'étu- dier l'homme, Bonnet a étudié la nature; il est à la fois naturaliste et philosophe. Ses premiers travaux eurent pour objet la botanique et l'ento- mologie; mais il apporte un caractère particu- lier dans l'étude de la nature. A la patiente sagacité de l'observateur, il joint la sensibilité et l'imagination du poète, en même temps que des idées philosophiques sur l'ensemble des êtres. L'univers est pour lui comme un temple sacré, où Dieu de toute part se révèle. Il aper- çoit dans toutes ses parties la sagesse adorable, la puissance infinie qui en a conçu et exécuté le plan; il l'aperçoit jusque dans le dernier des végétaux et le dernier des insectes, où se dé- couvrent à lui de merveilleuses harmonies. Des élans d'amour et de reconnaissance s'échappent à chaque instant de son âme pénétrée de la beauté et de la grandeur de l'œuvre de Dieu et donnent à ses ouvrages une sorte de poésie qui ne nuit pas toujours à la rigueur de sa mé- thode. Ses deux principaux ouvrages d'histoire naturelle ont pour titres : Considérations sur les corps organisés et Contemplation de la nature. La méthode et la profondeur de ces deux ouvrages ont été louées p?r les plus grands na- turalistes de notre époque, jntre autres par Cu- vier. Il a consacré à l'étude de l'homme deux autres grands ouvrages : l'Essai analytique sur Ze? facultés de Vâme et la Palingénésie philoso- phique. Comme philosophe, Charles Bonnet appartient à l'école sensualiste; mais le sentiment religieux dont il est pénétré, ses spéculations sur l'enchaî- nement des êtres, sur l'état futur de l'homme et des animaux, son attachement à quelques prin- cipes de la philosophie de Leibniz, le distin- guent profondément des autres philosophes de cette école et lui donnent une physionomie tout à fait originale. La psychologie de Bonnet est contenue dtns l'Essai analytique des facultés de Vâme. Le plan de l'ouvrage est le même que celui du Traité des Sensations qui parut à peu près à la même époque. Bonnet, comme Con- dillac, imagine une sorte de statue vivante dont il ouvre ou ferme, pour ainsi dire, chaque sens à volonté, afin d'étudier la série d'impressions, d'idées qui découlent de chacun de ces sens iso- lés ou combinés ensemble. Mais l'Essai ana- lytique se distingue du Traité des Sensations par le mélange de la physiologie avec la psy- chologie. L'homme, selon Bonnet, est un être mixte, un composé de deux substances, l'une immatérielle, l'autre corporelle. L'homme n'est pas une certaine âme, il n'est pas non plus un certain corps, mais le résultat de l'union d'une certaine âme à un certain corps. Pour connaître l'homme, il faut donc l'étudier dans son âme et dans son corps. Mais comment peut-on l'étu- dier dans son âme? Selon Bonnet, on ne peut étudier l'âme en elle-même, parce que l'âme ne peut ni se voir ni se palper. Nous ne pou- vons rien savoir de ce qui se passe dans l'âme que par l'étude du jeu et du mouvement des organes qui nous le représente. « J'ai mis dans mon livre beaucoup de physique et assez peu de métaphysique ; mais en vérité que pou- vais-je dire de l'âme considérée en elle-même? nous la connaissons si peu ! L'homme est un être mixte, il n'a des idées que par l'intervention des sens, et ses notions les plus abstraites dé- rivent encore des sens. C'est sur son corps et par son corps que l'âme agit. Il faut donc tou- jours en revenir au physique comme à la pre- mière origine de tout ce que l'âme éprouve ; nous ne savons pas plus ce que c'est qu'une idée dans l'âme, que nous ne savons ce qu'est l'âme elle-même ; mais nous savons que nos idées sont attachées à certaines fibres; nous pouvons donc raisonner sur ces fibres, parce que nous les voyons; nous pouvons étudier un peu leurs mouvements, les résultats de leurs mou- vements et les liaisons qu'elles ont entre elles. » (Préf. de l'essai analytique sur les facultés de Vâme.) Toutes les idées viennent des sens ; les idées ne peuvent être étudiées que dans les fibres qui en sont les organes : tels sont les deux grands principes de la psychologie de Charles Bonnet. Les fibres nerveuses jouent le rôle le plus im- portant dans cette psychologie. C'est par l'action des fibres nerveuses qu'il entreprend de rendre compte de tous les phénomènes de la pensée sans exception. Toutefois, il n'identifie pas l'ac- tion de la fibre nerveuse avec la pensée ; c'est l'action de la fibre qui éveille la pensée, mais elle ne se confond pas avec elle. Comment l'é- branlement d'une fibre peut-il produire la pensée? Bonnet n'a pas la prétention de l'expli- quer; il déclare cette action de deux substances opposées l'une sur l'autre un mystère profond qu'en vain l'intelligence tenterait d'éclaircir. Mais si nous ignorons comment l'ébranlement de la fibre produit la pensée, nous savons très-bien que cet ébranlement est la condition indispensable de l'existence des idées% Puisque les idées considérées en elles-mêmes échappent à notre observation, ce sont les mouvements des fibres qui les produisent que le psychologue doit observer et étudier. Si les fibres ne sont pas nos idées elles-mêmes, elles sont les organes, les signes de nos idées, et c'est seulement en étu- diant les rapports du mouvement de ces fibres, qu'on peut saisir les rapports et la génération de nos idées. L'erreur de Charles Bonnet est d'avoir mé- connu le fait si évident de la conscience immé- diate de ce qui se passe au dedans de nous, le fait du moi se sachant et s'observant lui-même, sans l'intermédiaire d'aucune espèce d'organe. Néanmoins, on ne peut l'accuser de matérialisme, puisqu'il soutient la distinction de la fibre et de l'idée, la distinction de l'âme et du corps. VEssai analytique est rempli d'ingénieuses hypothèses de physiologie sur la mécanique des sens, pour me servir d'une expression de Char- les Bonnet. Chaque nerf, selon lui, se compose d'une multitude de fibres infiniment déliées qui toutes viennent aboutir au cerveau. Non-seule- ment la structure de ces fibres varie pour cha- que sens, mais encore dans chaque espèce de BONN — 192 — BONN sens il y a des fibres de structure diverse pour chaque espèce de sensation : ainsi ce n'est pas la même fibre qui conduit au cerveau l'odeur d'œillet et l'odeur de rose. Un objet quelcon- que venant à faire impression sur l'une de ces libres, un changement survient dans l'âme à l'occasion de ce changement survenu dans la fi- bre. L'objet agit par impulsion sur les fibres ner- veuses; les fibres sont ébranlées et communi- quent au cerveau leur ébranlement. Mais l'âme n'est pas bornée à sentir par le ministère des sens; elle a encore le souvenir de ce qu'elle a senti, et voici comment Bonnet prétend expli- quera condition organique de la mémoire. L'état d'une fibre qui a déjà été mue par l'im- pression d'un objet extérieur n'est pas le même que celui d'une fibre qui n'a encore été mue par aucune espèce d'action. Les objets extérieurs meuvent les fibres qui ne peuvent être mues une seule fois sans qu'un changement durable survienne dans leur état. Une fibre déjà mue a contracté une tendance à reproduire le mou- vement déjà imprimé. Cette tendance est un degré de mobilité, de flexibilité plus grand ac- quis par la fibre qui a été mue. Lors donc que le même objet, la même couleur, la même odeur, etc., viendra une seconde fois agir sur cette même fibre, il ne la trouvera pas dans le même état, et, en conséquence, cette seconde impression aura un caractère qui la distinguera de la première. Une fibre qui est ébranlée pour la première fois offre une certaine raideur, une certaine^ résistance qui est l'indice auquel l'âme reconnaît qu'elle éprouve cette sensation pour la première fois; mais lorsque le même objet vient une seconde fois agir sur la même fibre, il la trouve plus mobile. Or, c'est le sentiment attaché à cette augmentation de souplesse et de flexibilité de la fibre ébranlée pour la seconde fois qui est la condition de la réminiscence. Après avoir considéré l'âme comme passive et modifiée par l'action des objets extérieurs, Bonnet la considère comme active. Il définit l'âme : une force, une puissance, une capacité de produire certains effets. L'âme étant une force, est douée d'une activité qui s'exerce sur elle- même et sur le corps. Ce qui met en jeu l'acti- vité de l'âme, c'est le plaisir et la douleur. Sans le plaisir et la douleur, l'âme demeurerait inac- tive; Dieu a subordonné l'activité de l'âme à sa sensibilité, sa sensibilité au jeu des fibres, et le jeu des fibres à l'action des objets. Bonnet distingue entre la liberté et la volonté; il donne le nom de liberté à l'activité de l'âme considérée en elle-même, indépendamment de toute déter- mination et application ; et celui de volonté aux déterminations de l'activité. La volonté est sou- mise a la faculté de sentir ou de connaître. Moins un être a de connaissances et moins il a de motils de vouloir, et, au contraire, plus il a d idées et plus il a de motifs de vouloir, et plus en conséquence, il peut déployer de liberté. ' Bonnet appelle reflexion la réaction de l'âme contre les objets extérieurs, l'intervention de la vnlonte dans l'acquisition et la combinaison des idées sensibles. C'est la réflexion qui, s'appli- quant aux idées sensibles, produit les idées ab- straites et les idées générales, depuis les plus humbles jusqu'aux plus élevées. A mesure que, le travail de lu réflexion, l'abstraction s'é- tend et s'élève, à mesure aussi elle s'éloigne da- vantage des idées sensibles qui en ont été le ll- départ. Cependant, quelque éloignées que soient de l'expérience certaines idées ab- straites et générales, elles en dérivent néan- mtes les autres. Nos idées les plus abstraites, les plus spiritua- lisées, suivant l'expression de Bonnet, dérivent des idées sensibles comme de leur source natu- relle. 11 en donne pour exemple l'idée de Dieu, qui est la plus spiritualisée de toutes nos idées et qui cependant tient manifestement aux sens. C'est de la contemplation des faits, de la succes- sion des êtres, que l'esprit déduit la nécessité de cette première cause qu'il nomme Dieu. Des traits de puissance, de bonté, de sagesse qui sont répandus dans le monde, et qui sont trans- mis à l'âme par les sens. Il en est de même, selon lui, de toutes les idées abstraites ou mo- rales sans exception, et toutes ne sont que des espèces d'esquisses des objets sensibles. Telles sont les principales idées contenues dans VEssai analytique sur les facultés de Vàme et sur la mécanique de ses facultés. Nous ne reprochons pas à Bonnet d'avoir cher- ché à déterminer les conditions organiques de l'exercice de ces facultés, des sens, de la mé- moire, de la réflexion; mais nous lui reprochons de n'avoir pas reconnu que ces facultés pouvaient être directement étudiées en elles-mêmes par la conscience, et d'avoir ainsi confondu la psy- chologie avec la physiologie. Nous nous borne- rons également à signaler cette autre erreur fondamentale de la psychologie de Bonnet, qui consiste à faire dériver toutes les idées des sens et du travail de la réflexion sur les données des sens. Il y a un rapport remarquable entre la psy- chologie de VEssai analytique et celle de [VEs- sai sur V entendement humain. Charles Bonnet, comme Locke, reconnaît l'existence de deux sources d'idées, la sensation et la réflexion; com- me Locke, il l'ait intervenir l'activité de l'esprit dans la formation de nos idées. Il reproche, non sans raison, à Condillac d'avoir confondu deux faits profondément distincts, sentir et être at- tentif. Mais si, de ce côté, il se rapproche de Locke, d'un autre il s'en éloigne. Locke, fidèle en général à la vraie méthode psychologique, étudie l'âme avec la conscience et la réflexion ; Bonnet, au contraire, affirme qu'on ne peut sai- sir et étudier l'âme en elle-même, et qu'on n'ob- serve ses divers phénomènes que dans les mou- vements du cerveau et des fibres qui en sont les instruments et les conditions. Donnons maintenant une idée de sa Palingc- nésie philosophique. Palingénésie veut dire re- naissance, résurrection. En effet, dans cet ou- vrage, Bonnet traite exclusivement de la renais- sance, de la résurrection, de l'état futur des hommes et des animaux. Que devient l'homme à la mort? Quels changements doivent s'opérer dans son âme et dans son corps? Comment, dans sa condition nouvelle, gardera-t-il le sou- venir de sa condition passée? Quel sera son nouveau séjour? Voilà les questions auxquel- les Bonnet a cherché une réponse dans sa Palingénésie. C'est dans cet ordre de questions qu'il s'est inspiré de Leibniz, pour lequel il professe la plus vive admiration. Il proclame applique et développe cette grande loi de conti- nuité, posée par Leibniz: Rien ne se fait dans la nature par bond et par saccade, tous les êtres se tiennent et s'enchaînent les uns aux autres par des différences presque insensibles. De ce principe il déduit, comme Leibniz, la survi- vance de toutes les âmes et leur union perpé- tuelle à des organes. L'homme est immortel ; mais, selon Bonnet, son âme ne doit pas cesser d'être unie à un corps. Croire que l'âme, à la mort, doive se sé- parer tout à coup d'un corps pour exister à l'é- t a d'esprit pur, c'est croire que, dans Penchaî- ncmcr.i des existences les unes aux autres, il y a BONN — 193 BONN des lacunes et des abîmes, c'est croire que la vie nouvelle ne sera pas reliée à la vie passée, c'est aller contre la loi de continuité. Donc l'homme tout entier, donc notre âme et notre corps doivent survivre à cette vie. La mort, suivant l'expression de Bonnet, est une prépara- tion à une sorte de métamorphose qui doit faire jouir l'homme tout entier d'une vie nouvelle et meilleure. Mais quel est ce corps auquel l'âme doit demeurer attachée dans une autre vie? Sera- ce le corps actuel diversement modifié, ou bien un corps nouveau? Selon Bonnet, ce sera un corps nouveau qui existe déjà en germe dans le corps actuel, et que la mort ne fait que dégager et développer. Quel est ce germe et où est-il placé? Les physiologistes s'accordent, en géné- ral, à mettre Te siège du sentiment et de la pen- sée dans le cerveau et plus spécialement dans ce qu'ils appellent le corps calleux. Or, selon Bon- net, le corps calleux ne serait pas l'organe im- médiat de l'âme, mais seulement l'enveloppe de cette machine organique nouvelle à laquelle l'âme doit être unie dans une vie nouvelle. Cet organe immédiat de l'âme doit être d'une pro- digieuse mobilité et d'une nature analogue à celle du feu ou du fluide électrique. A la mort, cette petite machine éthérée n'est nullement at- teinte par l'action des causes qui dissolvent le corps actuel. Le moi y demeure attaché et il garde dans son existence nouvelle le souvenir de son existence passée, parce que la machine éthé- rée. en communicati"on avec le corps grossier, pendant cette vie, a gardé des traces de ses im- pressions et de ses déterminations. Alors se dé- velopperont des organes nouveaux, en rapport avec le nouveau séjoar que l'homme transformé doit aller habiter, abandonnant ici-bas la pre- mière place au singe et à l'éléphant. Toutefois, dans cette vie nouvelle, les conditions ne seront pas égales; les progrès que chaque homme aura faits dans la connaissance et dans la vertu dé- termineront le point d'où il commencera à se développer et à se perfectionner, en même temps que la place qu'il occupera dans la vie fu- ture. D'après la loi de continuité, nous ne pas- sons jamais d'un état à un autre sans raison ; l'état qui suit doit avoir sa raison suffisante dans l'état qui l'a précédé; donc le châtiment et la récompense dans une autre vie sont le ré- sultat d'une loi naturelle et non d'une interven- tion miraculeuse de Dieu. Bonnet embrasse aussi, dans ses spéculations, les destinées des animaux qu'il croit appelés également à participer, en un certain degré, à ce perle. tionnement qui doit élever indéfiniment l'espèce humaine dans l'échelle des êtres. Il suppose que l'âme de l'animal, comme l'âme de l'homme, est unie à une petite machine de ma- tière éthérée. Lorsque l'animal sera séparé du corps grossier par la mort, alors se dévelop- peront aussi, dans cette petite machine orga- nique, des orgmes nouveaux qui y étaient con- tenus en germe dès le jour de la création. Ces organes nouveaux seront en rapport avec le monde transformé, comme ceux du vieil animal étaient en rapport avec le vieux monde. Selon Bonnet, les révolutions du globe coïncident avec les évolutions des espèces vivantes qui l'habitent. Avant la dernière révolution que le globe a subie, les animaux qui l'habitaient étaient bien moins panaits qu'ils ne le sont aujourd'hui, et nul sous sa forme primitive n'aurait reconnu l'animal qui depuis, en se perfectionnant, est de- venu le singe ou l'éléphant. Mais l'animal pri- mitif impariait contenait déjà en germe l'animal plus parfait qui a paru sur le globe à sa der- nière révolution. Dieu, en effet, pour accomplir DICT. PHILOS. l'œuvre de la création, ne s'est pas mis plusieurs fois à l'ouvrage. Tout ce qui a été, tout ce qui est, tout ce qui sera dans l'univers, découle d'un acte unique de sa volonté toute-puissante. 11 a créé chaque être contenant en lui-même, dès l'origine, le germe de toutes les évolutions, de toutes les métamorphoses qu'il devait accomplir dans la suite des temps. Les âmes unies à des corps se sont développées en même temps que les corps, et les corps se sont développés en même temps que les âmes, par suite d'une virtualité déposée en eux par le Créateur. L'animal actuel contient le germe de l'animal futur, de même que la chenille contient en elle le germe du pa- pillon, dans lequel elle doit se métamorphoser un jour. Bonnet considère les animaux comme étant encore dans un état d'enfance et il espère qu'en vertu de cette perfectibilité dont ils sont doués, ils s'élèveront un jour jusqu'à l'état d'êtres pen- sants, jusqu'à la connaissance et l'amour de celui qui est la source de vie. Dans ce grand rêve de perfectibilité il comprend les plantes elles-mêmi - il conjecture qu'elles pourront s'élever un jour jusqu'à l'animalité, comme les animaux jusqu'à l'humanité. Ainsi, dans la création, il y a un avancement perpétuel de tous les êtres vers une perfection plus grande. A chaque évolution nou- velle, chaque être s'élève d'un degré, et le der- nier terme de la progression, l'être le plus parfait de tous les êtres créés, s'approche d'un degré de plus de la perfection souveraine. « il y aura, dit Bonnet, un flux perpétuel de tous Ii s individus de l'humanité vers une plus grande perfection ou un plus grand bonheur, car un degré de perfection acquis conduira par lui- même à un autre degré; et parce que la distance du fini à l'infini est infinie, ils tendront conti- nuellement vers la souveraine perfection, sans jamais y atteindre. » Voilà, en résumé, les principales hypothèses sur l'état futur de l'homme et des animaux, dé- veloppées par Charles Bonnet dans sa Palingc- nésie philosophique. Il a emprunté à Leibniz Tes deux idées fondamentales de l'union perpétuelle et indissoluble de l'âme, avec des organes, et du progrès continuel des êtres dans une séné indéfinie d'existences successives. Mais il a donne à ces deux idées des développements qui ne se trouvent pas dans Leibniz, sans s'arrêter là où l'observation refuse tout point d'appui à l'induc- tion et au raisonnement. Dans l'Essai analy- tique sur les facultés de l'âme, Bonnet refuse de traiter la question du rapport de l'ébranle- ment de la fibre avec l'idée de la communica- tion de l'âme avec le corps, parce que c'est une question insoluble, un profond mystère que ja- mais l'intelligence humaine ne pourra éclairoir. Comment n'a-t-il pas reconnu que la plupart des questions qu'il agite dans la Palingénésie étaient de même nature? Nous ne suivrons donc pas Chorles Bonnet dans un monde qui n'est plus ce- lui de la science, et nous nous garderons des brillantes conjectures et des aventureuses hypo- thèses dans lesquelles s'est égarée son imagina- tion. Voici la liste des principaux ouvrages de Char- les Bonnet : Traité d'Insectologie, 2 partiesin-8, Paris, 1745; — Recherches sur l'usage des feuil- les, in-4, Goëttingue et Leyde, 1754; — Consi- dérations sur les corps organisés, 2 vol. in-8, Amst. et Paris, 1762 et 1776; — Contemplation, de la Nature, 2 vol. in-8, Amst., 1764 et 1765; — Essai de Psychologie, in-12, Londres, 1754; — Essai analytique sur les facultés de l'âme, in-8, Copenhague, 1760; — Palingénésie philoso- j/lii'jue, 2vol. in-8, Genève, 1770; —Recherches philosoph iq ucs sur les preuves du Christian isme 13 BORD — 194 — BORD in-8, ib., 1770. Ses œuvres complètes ont paru à Neufchâtel, de 1779 à 1783, en 8 vol. in-4, ou 18 vol. in-8. — Voy. aussi Mémoire pour servir à l'histoire de la vie et des ouvrages de Bonnet, par Jean Trembley, in-8, Berne, 1794 ; — Tableau de la littérature française au xvme siècle, par M. Villemain, 19eleçon •*— Ch. Bonnet deGenève, philosophe et naturaliste , par A. Lemoine. Pa- ris, 1850, in-8. F. B. BONSTETTEN (Charles-Victor de) naquit en 1745, à Berne, d'une noble et ancienne famille. Après avoir commencé ses études dans sa ville natale, il les continua à Yverdun et à Genève, où il fit connaissance de plusieurs hommes du plus haut mérite, entre autres Voltaire et Char- les Bonnet. Mais ce fut ce dernier qui exerça sur son esprit le plus d'influence, et dont il resta toute sa vie le disciple et l'ami. Après avoir passé quelques années à Genève, Bonstetten, toujours dans l'intérêt de son instruction, se rendit suc- cessivement à Leyde, à Cambridge, à Paris, puis il visita aussi une grande partie de l'Italie. De retour en Suisse, il fut nommé membre du con- seil souverain de Berne, puis bailli de Sarnen. Pendant qu'il exerçait les mêmes fonctions à Nyon, il se lia d'amitié avec le poète Matthison et avec le célèbre historien Jean de Muller. Les troubles de son pays l'ayant forcé de fuir, il se rendit de nouveau en Italie, puis à Copenhague, où il resta trois ans chez un de ses amis. Enfin il passa le reste de sa vie à Genève, où il mourut au commencement de 1832. Malgré l'influence exercée sur son esprit par les écrits de Leibniz et de Bonnet, Bonstetten ne manque pas d'originalité. Il règne dans quel- ques-uns de ses ouvrages une profonde connais- sance des hommes, une rare finesse d'aperçus, des vues neuves, élevées , des sentiments tou- jours nobles et généreux, et un remarquable ta- lent d'observation. Mais il y a deux hommes à considérer dans Bonstetten : le moraliste et le philosophe. C'est au moraliste qu'appartiennent toutes les qualités que nous venons d'énumérer; le philosophe proprement dit est beaucoup moins bien partagé ; et lorsqu'on le considère uniquement sous ce dernier point de vue, Bon- stetten est bien au-dessous de sa réputation. Ses analyses psychologiques manquent d'exactitude et de profondeur ; ses idées, en général, se sui- vent sans ordre et sont développées sans nulle rigueur ni méthode. On retrouve dans son lan- gage les défauts de sa pensée. Son style est plein d'images, de chaleur et quelquefois d'élégance; mais il manque de précision et de clarté, et ne saurait satisfaire ceux qui ont le besoin ou l'ha- bitude de s'entendre avec eux-mêmes. Ses prin- cipaux ouvrages sont : Recherches sur la nature et les lois de l'imagination, 2 vol. in-8, Genève, 1807; — Etudes de l'homme, ou Recherches sur les facultés de sentir et de penser. 3 vol. in-8, Ri ris, 1821; — Sur V Education na- tionale, l vol, in-8, Zurich, 1802; — Pensées sur têts de bien public, in-8, Genève, 1815; — l'Homme du midi cl l'Homme du nord, in-8, .!■, 1814. Ce dernier ouvrage, d'ailleurs . avait été composé en 1789. De- puis 1 1 tte i poque, l'auteur avait revu l'Allema- et l'Italie, et il déclare qu'au moment où il publie son ouvrage, les idées qu'il y exprime se l oup modifiées avec les faits eui mes. Néanmoins il semble touj er la i à l'homme du nord sur l'homme du midi. — On a aussi de Bonstetten pin lettres dont la lecture ne manque d'attrait. J. T. BORDAS (Jean}, philosophe français, né en a de la Bcrtinie, arrondissement de Bergerac, et plus connu sous le nom de Bordas-Démoulin, qu'il adopta par caprice. Or- phelin de bonne heure, recueilli et élevé pieu- sement par une tante, il fut envoyé à l'âge de quinze ans au collège de Bergerac, où il montra peu de goût pour les lettres et une aptitude plus grande pour les mathématiques. 11 était médiocrement instruit, lorsqu'il arriva en 1819 à Paris, sans autre dessein que d'y travailler à son esprit. Il était alors préoccupé et hésitant entre deux passions ordinairement inconcilia- bles, l'enthousiasme pour le christianisme, et le dévouement à la révolution française; ses au- teurs étaient à la fois de Bonald, de Maistre et Condorcet; il mêlait de profondes études de théologie et de droit canonique à la lecture des philosophes et des mathématiciens; et déjà se préparait la grande conviction qui a été l'origi- nalité et l'unité de sa vie, celle de l'harmonie profonde du christianisme et de la civilisation moderne. Au bout de quelques années, il avait dévoré son patrimoine, et ne s'était créé aucune ressource. Insouciant de ses intérêts, ombra- geux et sauvage, il souffrit toutes les extrémités de la misère, pendant six années qui laissèrent en lui une longue impression de tristesse. Em- ployé d'abord comme homme de peine chez un libraire, puis contrôleur d'omnibus, il finit par rester sans place, sans argent. Souvent contraint de garder le lit toute la journée, il quittait le soir sa mansarde de la rue des Postes, et se risquait dans les rues pour y respirer, parfois même pour y chercher quelque vieille paire de souliers. Il était résolu à se laisser mourir, quand sa destinée s'adoucit un peu, sans jamais lui devenir clémente : quelques leçons, quelques articles dans les journaux ou dans les revues le mirent à l'abri de la faim. Mais il n'était pas de ceux qui savent forcer la fortune à les favoriser. Penseur isolé et peu compris, il était suspect au clergé qui l'accusait de jansénisme et d'hé- résie, et aux philosophes qui blâmaient juste- ment en lui le mélange du dogme et de la science. Il avait d'ailleurs un orgueil immense, au-dessus même de son mérite très-réel, et un caractère intraitable et violent. En 1834, il pu- bliait une Lettre sur l'Éclectisme et le Doctri- narisme, où il critiquait avec amertume l'école alors florissante de M. Cousin, et reprochait à son chef « son intolérance, son irréligion et son hypocrisie. » Quelques années plus tard il re- courait à la bienveillance de son adversaire pour obtenir l'impression dans les Mémoires de l'A- cadémie des sciences morales d'un article sur Platon. L'homme qu'il avait violemment attaqué se montra bienveillant et empressé pour lui, et ne cessa depuis de lui donner des marques d'intérêt. Mais Bordas ne lui pardonna pas de ne pas s'être rendu à ses objections et d'avoir té aux séductions de « la philosophie des 3. » Sonamour-propre fut cruellement froissé, lorsque, dans le concours de 1840, l'Académie partagea entre lui et M. Fr. Bouillier le prix destine à une histoire du cartésianisme: ce suc- cès, qu'il obtint encore plus tard dans les mêmes conditions à l'Académie française, pour un éloge de Pascal, lui parut un déni de justice et une offense à son génie. Vers le même temps, il se brouillait brusquement avec un homme g reui qui l'avait soutenu et nourri pendant de ac, aumônier du col- Rollin, et auteur du Christianisme c< apports avec la civilisation mo- e (Paris, 1837), ouvrage auquel Bordas a BÛrement collaboré. 11 avait peu d'amis, en moin les, et l'on n'en citerait qu'un seul qui lui soit resté fidèle, le regretti BORD 195 — BORD M.Fr. Huet. Ses ouvrages avaient peu de succès, et ne paraissaient que grâce au dévouement d'un éditeur désintéressé. Il avait pourtant la con- science très-vive de son mérite, croyait passion- nément à la vérité de ses idées en politique, en religion, en philosophie, et était persuadé qu'il devait renouveler la face du monde. Il est cer- tain du moins que sa gloire fut beaucoup au- dessous de son talent, et que ses contemporains n'ont pas assez rendu justice, sauf quelques rares exceptions, à cet esprit original et pro- fond. Il mourut à l'hôpital le 24 juillet 1859. Pour terminer l'esquisse de cette vie malheu- reuse, il est juste de reconnaître que si Bordas eut à se reprocher quelques travers et une hu- meur peu sociable, il s'est rendu digne de respect et d'admiration par ses mœurs exemplaires, sa fidélité obstinée à ses croyances, et son amour constant pour la liberté, la religion et la science. Ses ouvrages traitent tous de questions reli- gieuses et philosophiques, et il n'en est pas un seul qui soit à négliger pour la connaissance de sa doctrine. En voici la liste chronologique : le Cartésianisme, 2 vol. in-8, Paris, 1843, avec une préface de Fr. Huet, et deux très-remarqua- bles mémoires sur la Substance et sur l'Infini; — Mélanges philosophiques et religieux, 2 vol. in-8, Paris, 1846; — les Pouvoirs constitutifs de VÉglise, in-8; Paris, 1855; — Essais sur la réforme catholique, en collaboration avec Fr. Huet, Paris, 1856; — Œuvres posthumes, Paris, 1861, 2 vol. in-8. Les opuscules ou les articles disséminés de côté et d'autre se retrouvent dans ces ouvrages qui renferment tout ce que Bordas a écrit. Voici l'exposé sommaire de la doctrine qui s'y trouve répétée, abstraction faite des vues historiques qui sont parfois neuves et profondes, et des théories religieuses; qui n'intéressent pas ce re- cueil. Bordas relève à la fois de Platon et de Des- cartes, mais il ne se borne pas à combiner leurs doctrines, il les corrige et les complète. A l'un il emprunte sa théorie des idées; à l'autre celle de la substance et de l'infini ; et pourtant son système ne peut recevoir le nom de platonisme ni de cartésianisme. Pour lui, les idées sont les principes régulateurs de toute pensée, et les philosophes ont assez exactement reconnu le rôle qu'elles jouent dans nos opérations intellec- tuelles. Mais que sont-elles en elles-mêmes? A cette question on a répondu de trois façons dif- férentes : suivant les uns, les idées constituent l'essence même de Dieu, et ses perfections ; se- lon les autres, ce sont de simples formes de l'entendement, et enfin il en est qui les définis- sent l'acte de l'esprit, quand il connaît. La pre- mière solution est celle des platoniciens, la se- conde appartient à Kant, et la troisième aux Écossais et à leurs disciples français. Mais elles sont toutes ou incomplètes ou fausses : les idées sont bien quelque chose de réel, comme le pense Platon, mais cette réalité n'a pas son centre unique et son unique substance en Dieu; elle rayonne partout, vivifie tout, et se retrouve dans l'âme, qui a ses idées, et dans la nature elle-même. Ce ne sont pas non plus de simples conceptions, comme le dit Kant, mais des forces agissantes, de véritables êtres. Enfin, préten- dre, comme les Écossais, qu'elles n'existent qu'au moment où elles se montrent, c'est ré- duire l'intelligence à des pensées fugitives, qui commencent sans s'achever, l'éparpiller en mo- ments distincts qui ne se tiennent pas, en faire un phénomène variable et intermittent, nier le progrès dans l'esprit et la suite dans les raison- nements et même rendre la mémoire impossi- ble. Que peut-il y avoir dans la pensée alors que l'idée s'évanouit; que devient-elle pendant ses éclipses? Ce qui change et comporte des in- termittences, ce n'est pas l'idée, mais son appli- cation particulière, c'est-à-dire notre connais- sance : les idées préexistent à chaque percep- tion, et survivent après elle ; elles ne peuvent être acquises ni perdues, et il n'y a de variable dans l'esprit que les combinaisons où elles se trouvent engagées, comme les lettres de l'al- phabet suffisent à une multitude de mots sans cesser d'être les mêmes. Il faut donc conclure que l'esprit est en lui-même l'ensemble des idées, qui toutes se tiennent, se mêlent, se super- posent, et forment un tout indivisible qui est à la fois unité et pluralité ; tout au moins faut-il reconnaître que les idées sont les propriétés es- sentielles, ou mieux encore l'essence de l'esprit. Depuis Descartes il est constant que « philosopher c'est rappeler la pensée à soi-même ; » or quel est ce fond immuable que la pensée contemple en se saisissant? ce sont les idées; et comme elle ne peut rien tirer que d'elle-même , chaque fois qu'elle se tourne vers elles, c'est elle-même qu'elle aperçoit dans son fond le plus intime, et dans sa vraie substance. Ce qui est vrai de l'homme, l'est aussi pour les mêmes raisons de Dieu lui-même; seulement les idées qui forment l'essence du premier sont inférieures à celles qui ont une essence divine, comme le particu- lier est au-dessous de l'universel ; elles en dé- pendent, mais elles en sont distinctes. Bref, « l'esprit humain est constitué par des idées gé- nérales dépendant immédiatement d'idées géné- rales supérieures constitutives de Dieu ou de l'esprit incréé. » (Cartésianisme, t. II, p. 358.) Analyser les idées c'est donc pénétrer au fond de la nature humaine ; du même coup, on at- teint la nature divine, et indirectement l'uni- vers matériel lui-même, que nous ne pour- rions nous représenter, s'il n'avait rien d'analogue à nous-mêmes. Or cette analyse a déjà été com- mencée, sinon achevée, par Malebranche, qui distingue excellemment des rapports de perfec- tion et des rapports de grandeur ; les uns exis- tent d'après lui entre les idées des êtres ou des manières d'être de nature différente, comme entre le corps et l'esprit, le plaisir et la dou- leur; ils ne peuvent être mesurés; les autres, au contraire, s'établissent entre les choses sembla- bles, et qui comportent une mesure. Cette dis- tinction n'est pas tout à fait exacte, puisqu'il peut y avoir des rapports de perfection entre des êtres de même nature, par exemple entre deux esprits ; mais, sauf cette correction, elle doit être conservée et étendue. « Quant à la dif- férence entre les idées de perfection et les idées de grandeur, à leur fondement respectif, à la constitution de la substance, Malebranche seul a quelques vues; mais il ne considère que Dieu. Les autres confondent et dénaturent tout : cette théorie qui était encore à faire, je l'ai faite. » (Cartésianisme, t. II, p. 359.) Grandeur et per- fection, voilà donc les deux catégories qui con- tiennent toutes les idées : mais la grandeur c'est aussi bien la quantité, le nombre, l'étendue, la pluralité ; et le vrai nom de la perfection c'est la vie, la force, l'unité. S'il est constant que les idées sont la vraie substance de l'âme, il est donc prouvé que dans l'àme se trouvent réunis ces deux éléments qu'un faux spiritualisme a séparés, et qui ne peuvent subsister l'un sans l'autre. L'âme enferme à la fois la force et l'é- tendue, la vie et la quantité; d'un côté elle a les idées de grandeur, et de l'autre celles de per- fection. Dans les unes, il s'agit de grand et de petit, d'égal et d'inégal ; dans les autres, d'a- chevé ou d'inachevé, d'accompli ou d'inaccom- BORD — 186 RORD pli. Il faut insister sur ce point décisif. L'éten- due ne peut subsister sans la force ; elle serait alors une collection sans unités, une pluralité sans terme, se divisant et se subdivisant tou- jours et s'évanouissant dans l'infini. Le nombre indéterminé n'est qu'une cbimère, s'il n'a au^un rapport avec l'unité ; la perfection, qui est l'u- nité; est nécessaire à l'étendue : car sans elle, l'idée de l'être qui est sa forme principale, dis- paraît et emporte tout avec elle. Veut-on substi- tuer à ces mots de perfection et d'unité ceux de vie et de force, qui en sont les équivalents, on dira que, sans la force ou la vie, la quantité n'a plus rien qui retienne ses parties, et les < che de se dissoudre : elle est un pur néant. Ainsi, une substance ne peut être purement éten- due, divisible, et le matérialisme enferme une contradiction insoluble ; il reconnaît le nombre, et nie l'unité sans laquelle il n'y a pas de nom- bre. Réciproquement, la vie, la force, l'unité ne peuvent se séparer de l'étendue i de la quan- tité, du nombre. « Sans quantité } la vie n'a point de règle et ne peut se déterminer, ni comme pluralité, puisque de soi elle est indivi- sible, ni comme unité, puisque l'unité implique à la fois union et mesure ; or si la vie est le principe de toute union, elle ne l'est pas de la mesure, qui ne vient que de la quantité. » (Car- tésianisme, t. II, p. 371.) Si les substances sont des forces pures, il faudra comme les Éléates, et même- comme Leibniz, s'il était conséquent, se les représenter sous la forme de l'unité sans rapport avec le nombre, unité vide et fausse qui n'a rien à unir, rien à mesurer. Descartes est donc tombé dans une erreur égale à celle des matérialistes, quoique très-différente : il a érigé en choses distinctes et se suffisant par elles- mêmes les éléments indissolubles d'une seule et même substance: la force qui lie la quantité, et la quantité qui détermine la vie. En les réunis- sant, on ne confond pas pour cela la matière et l'esprit; on n'ôte pas à l'homme son âme, et l'on p'en donne pas une à la matière. Malebranche a-t-il l'ait de Dieu un être corporel en lui attri- buant l'étendue intelligible? Qu'importe qu'il y ait et dans l'âme et dans la nature, à la fois et partout, de la force et de l'étendue, si la force matérielle est différente de celle de l'esprit, et si l'étendue de l'âme n'a rien de commun avec celle des corps? On s'est donc trompé sur la nature de la substance, et pour réformer cette erreur il faut restaurer u l'antique doctrine des idées.» Par le même moyen on verra clair dans la question de l'infini « qui est resté encre inconnu jusqu'à moi, » dit Bordas. La querelle du dynamisme et du mécanisme à propos de l'âme, se reproduit ici sous une autre forme, et doit être conciliée de la même façon. Les philosophes considèrent l'infini comme l'unité, et les mathématiciens le placent dans le nombre. Tous deux se trompent; comme Platon l'a bien compris. L'infini n'est ni l'unité, ni lenombre, maisces deux choses àla fois. En effet considérons cette série : 5 + T + -, etc. 2 4 8 A-t-elle un dernier terme ? Bernouilli répondrait qu'elle en a un qui est infiniment petit, ce qui est absurde ; Leibniz il qu'elle n pas. Ce qui est sûr, c'est qu'elle est indôterm et par conséquent incompatible avec l'infini. Mais elle n'existe pas seule, elle n'est qu'un membre d'une égalité dont l'autre terme est l'unité : 1 = j + ~ + Si etc. Le second nombre est égal au premii par la somme de ses termes, car l'addition est impossible, mais par la loi de génération qui les fait sortir l'un de l'autre, son essence est de pouvoir s'approcher infiniment de l'unité sans l'atteindre jamais. Ainsi l'unité du premier membre est le principe de l'ensemble indivisible des termes du second; et à son tour cet ensemble épuise l'unité du premier. Voilà l'infini : il est comme la substance, puisque c'est la substance par excellence, à la fois unité et nombre, force et quantité. « La substance est. voilà son unité; elle ne peut être sans être d'une certaine manière, c'est-à-dire déterminée, voilà son nombre ; sa détermination l'embrasse tout entière, répond à tout ce qu'elle est, voilà l'égalité de son nombre et de son unité : le tout pris en- semble, triple et indivisible. Voilà où est l'infi- ni. » (Cartésianisme, t. II, p. 430.) L'infini montre donc sa fécondité par le nombre; il est l'unité concentrée, comme le nombre est l'unité dé- veloppée, et il est l'ensemble indivisible de l'un et du multiple unis par un rapport d'égalité par- faite. Il n'est pas seulement l'absence de bornes, de limites; car alors il serait le nombre indéter- miné, le second membre de l'égalité qu'on a eue tout à l'heure; il faut de plus qu'il ne reste pas sans mesure, et que cette mesure soit encore lui-même, et que cette unité soit parfaitement égale au nombre. « Le nombre de l'infini déter- mine son unité; ce sont ses attributs tous divers, tous réels; et son unité est la source de son nombre; c'est l'être qui se trouve tout entier et le même en chaque attribut. Le nombre est ég tl à l'unité , quoiqu'il ait un autre genre d'existence qu'elle. » En définitive, l'infini est la vraie substance; il est partout ; il est le mode universel d'existence. En effet toute substance a une quantité divisible à l'infini, parties après parties, sans qu'on arrive jamais au néant de l'étendue qui lui est propre ; elle a aussi une force individuelle, il est vrai, mais ayant une infinité de degrés, jouissant de propriétés diffé- rentes, et correspondant à l'infinité des parties de la quantité, et ainsi de suite degrés par degrés. Où trouvera-t-on le fini? A la rigueur il n'est nulle part, si on le cherche dans le réel et le positif des créatures; elles sont toutes in- finies, en tant qu'elles sont des êtres; elles sont finies seulement parce qu'elles n'ont pas la plé- nitude de l'être, et participent plus ou moins du néant. Il y a en effet, comme le soutient Male- branche, 'des infinis de diverses sortes : « Ces infinités d'infinités de degrés et de parties de- là force et de la quantité, forment des infinités d'infinités d'ordres dans les substances, qui ce que j'appelle leur manière d'être particulière, leur nombre. Dans chacune il y a un infini prin- cipal, que l'on peut considérer comme leur unité, et qui comprend une infinité d'infinis inférieurs, par lesquels il est nombre, rapport, raison. » (Cartésianisme, t. II, p. 430.) Cela est vrai de l'homme et de la nature ; et vrai encore de chacune de nos idées universelles. Que l'on considère par exemple l'idée d'homme : elle a son unité indivisible, qui peut être pos& par une infinité d'êtres sans qu'elle s'y épuise ; et le nombre de ces êtres, tout en restant à l'unité, n'a pas de terme, puisqu'il comprend tous les hommes passés, présents, et possibles. Ainsi se termine le vieux débat des scolasliques sur les nniversaux : le parti ulier est en germe dans l'universel, et l'universel soutient et porte le particulier, s. .us jamais se séparer d'un élément individuel. Si l'on accuse cette doctrine de res- Bembler au panthéisme, Bordas répondra que Spinoza et ses disciples donnent à Dieu pou nombre l'univers qui par suite lui devient égal: tandis que lui fait de l'univers une subst part ayant son nombre et son unité, et consti- BORD — 197 — BORN tuant un infini relatif qui ne se confond pas avec Dieu, seul absolument infini. Il est bien loin d'attribuer à l'univers les attributs de la divinité : il n'a pour lui que des paroles méprisantes : la somme d'être, dit-il, n'est pas plus grande après la création qu'avant; l'être créé ne peut entrer en ligne de compte avec son créateur, et son infini est néant devant celui de Dieu : Substantiel rnea tanquam nihilum ante le. Cependant tout chétif qu'il est, l'être crééperçoit directement l'in- fini d;ms les idées qui appartiennent à son enten- dement; il les distingue de celles qui constituent l'entendement divin, et se pose ainsi comme une réalité, comme une personne. Maine de Biran se trompe quand il dit : « Nous apercevons le moi actuel de la conscience, mais le moi ab- solu, l'âme, substance ou chose pensante, nous échappe. » Tout au contraire le moindre juge- ment implique l'affirmation de notre être, et rien de nous-mêmes n'échappe à notre percep- tion : notre substance, ce sont nos idées. La « philosophie des idées» s'applique à la nature comme à l'homme et à Dieu : la substance de l'univers matériel est constituée par les mêmes éléments que celle de l'homme et de Dieu; il y a en elle quelque chose de semblable aux idées, un fond intelligible, analogue à celui que nous reconnaissons en nous-mêmes. Le monde et nous nous sommes faits de la même étoffe. La force et l'étendue y sont indissolublement unis. Ce qui frappe d'abord l'attention ce sont les rapports de grandeur et de quantité, plus saillants, plus aisés à saisir que les idées de perfection et de force. Aussi la première métaphysique de la nature est-elle un mécanisme matérialiste qui réduit l'univers à des atomes sans vie, sans spontanéité, simples corpuscules à la fois étendus et indivisibles, ce qui implique contradiction. Le dynamisme est une erreur déjà plus savante. Mais en ramenant l'idée de la substance à celle de la force, Leibniz ne peut expliquer les notions de division, d'organisme, de nombre; une pensée qui est une simple force ne peut les puiser en elle-même; elle ne peut non plus les tirer du dehors puisque ces forces prétendues n'agissent pas les unes sur les autres. Il risque donc de confondre toute réalité dans l'unité immobile des Ëléates. Sans doute on peut à la rigueur expliquer la constitution des corps par des forces mo- léculaires agissant avec des intensités et des directions différentes. Mais d'où proviennent ces différences de degré ou de nature dans le mou- vement, sinon de la figure qui les détermine; on retrouve ici comme partout l'alliance indis- soluble de la force et de l'étendue, de l'unité et du nombre. Seulement ce n'est plus la même force, ni la même étendue que chez l'homme ou chez Dieu ; ni le même rapport entre l'une et l'autre. On ne confondra pas la grandeur pure, Vélendue spirituelle, qui convient seulement à Dieu et aux êtres pensants, et la quantité ma- térielle qui est inhérente au corps; il faudra même faire entre ces deux extrémités une di- vision particulière pour les animaux et les végé- t mx. De plus, en remontant du corps brut jusqu'à Dieu, on voit changer les relations respectives de la force avec la grandeur: dans le règne inorga- nique la force est avec la grandeur « dans un rap- port rigoureux »; elle prédomine à mesure qu'on s'élève dans l'échelle des êtres. De là cette consé- quence que le mécanisme n'est calculable que dans les limites de la nature brute, là où toute la force se déploie suivant la quantité. Il y aura donc deux ordres de sciences bien distinctes : d'un côté la métaphysique, la théologie, la morale, la politique, la médecine, la zoologie, la botanique, et de l'autre les mathématiques; il y a entre ces deux parties du savoir humain des barrières in- franchissables, et rien ne doit passer de l'une à l'autre. Sans doute dans la première comme dans la seconde on mesure, on compte, on parle de petit et de grand, de plus et de moins, etc.; mais ces idées de grandeur sont ici de simples moyens, et n'entrent dans nos opérations que pour aider à se produire les idées de perfection qui sont alcrs les objets vrais de la pensée. Le contraire a lieu dans les mathématiques. Pytha- gore et Platon ne sont pas les seuls qui aient confondu ces deux règnes, le nombre idéal et le nombre mathématique. La prétention de tout soumettre au calcul se reproduit à chaque instant . « elle n'est ni matérialiste, ni spiritualiste; elle est destructive de toute substance. » Les ma- thématiques ne peuvent s'appliquer aux autres sciences; l'extension qu'on a voulu donner aux applications du calcul des probabilités « est une des plus grandes extravagances qui soient tombées dans l'esprit humain. » De même la logique qui affecte parfois des allures mathématiques, est l'ennemie la plus acharnée de la philosophie. Elle repose sur cette hypothèse imaginaire que les idées de perfection s'expriment exactement par les mots, comme les idées de grandeur par les symboles mathématiques; elle traite donc _ la pensée comme s'il n'y avait en elle que des idées de quantité. De là un duel à mort entre la logique et la philosophie : « elles s'excluent comme la mort et la vie. » Les logiciens ont une pensée qui agit hors d'elle-même, les philosophes voient en eux-mêmes l'idée de leur propre nature, la force, la perfection. Aussi y a-t-il une lutte sans cesse renaissante entre les uns et les autres. Aristote, ce grand logicien, « a exterminé la phi- losophie, » fondée par Platon. La logique à son tour, succombe sous les coups de Plotin et de saint Augustin, se ranime encore, « s'ébat dans les vastes et profondes ténèbres dû moyen âge;» pour être anéantie par Descartes, et ressuscitee de nouveau par Wolf, Kant et Hegel, ces derniers destructeurs de la philosophie. «La logique est impossible aux philosophes. » On n'a pas interrompu cet exposé par des cri- tiques qui auraient pu le compliquer. Quand un système est peu connu, sans disciples pour le soutenir, il est plus utile de le reconstruire que de le réfuter. Celui de Bordas-Démoulin est certainement, malgré son réalisme excessif, et ses contradictions insolubles, un des plus puis- sants efforts de la philosophie au xix' siècle On ne peut s'y méprendre : cette pensée vigou- reuse qui approfondit sans se lasser une seule idée féconde, et ramène à son unité^ parfois non sans violence, tout un ensemble de vérités, est celle d'un vrai métaphysicien; et c'est justice de décerner à cet homme mé. onnu et malheureux ce titre si rarement mérité en notre temps et en notre pays. Outre les ouvrages cités plus haut on peut consulter : Fr. Huet : Histoire de la vie et des ouvrages de Bordas -Dc'moulin, Paris, 1861. L'auteur a été le disciple et l'ami fidèle de Bordas ; il est mort récemment après avoir eu la tristesse de confesser que l'idée d'une conci- liation entre la philosophie et la religion était une chimère. E. C. BORN (Ferdinand-Gottlob), professeur de phi- losophie à Leipzig, où il était né en 1785, est principalement connu comme auteur d'une tra- duction latine des œuvres de Kant (3 vol. in-8, Leipzig, 1796-1798). Mais il a aussi publié, dans le sens de la philosophie critique, plusieurs ou- vrages originaux dont voici les titres : Essai sur les principes fondamentaux de la doctrine de la sensibilité, ou Examen de divers doutes, etc., liOSC — 198 — BOSS m-8, Leipzig. 1788 (ail.): — Recherches sur les premiers fondements de la pensée humaine, in-8, Leipzig, 1789 (ail.), réimprimé en 1*91 sous ce titre : Essai sur les conditions primiti- ves de la pensée humaine et les limites de notre connaissance. Il a également travaillé avec Abicht au Nouveau Magasin philosophique, consacré au développement du système de Kant, 11 vol. in-8, Leipzig. 1789-1791 (ail.). BOSCOVICH (Roger-Joseph), de la compagnie de Jésus, naquit à Raguse, le 18 mai 1711. Il an- nonça de bonne heure des dispositions si heu- reuses, qu'avant même d'avoir terminé le cours de ses études, il fut nommé professeur de ma- thématiques et de philosophie au collège Romain. Une dissertation sur les taches du soleil (de Ma- eulis solaribus), qu'il publia en 1736, le plaça au rang des astronomes les plus distingués de l'Italie. Elle fut suivie d'opuscules nombreux et de quelques grands ouvrages sur toutes les bran- ches des sciences mathématiques et physiques, qui accrurent d'année en année la réputation de l'auteur, non-seulement en Italie, mais dans l'Europe entière. Diverses missions scientifiques et diplomatiques furent confiées par des pontifes et par des princes à l'habileté de Boscovich; la Société royale de Londres l'accueillit parmi ses membres, et il a même rempli pendant quelque temps enFrance la place de directeur de l'opti- que de la marine. Il est mort à Milan en 1787. Boscovich était partisan des idées de Newton, et son rôle comme physicien et mathématicien a consisté principalement à appuyer, par ses ob- servations et ses calculs, le système de la gravi- tation universelle. Considéré comme philosophe, il a attaché son nom à une théorie de la sub- stance matérielle qui offre quelques analogies avec l'hypothèse des monades, mais qui touche de plus près encore à l'idéalisme. Suivant Bos- covich, les derniers éléments de la matière et des corps seraient des points indivisibles et iné- tendus, placés à distance les uns des autres et doués d'une double force d'attraction et de ré- pulsion. L'intervalle qui les sépare peut aug- menter ou diminuer à l'infini, mais sans dispa- raître entièrement ; à mesure qu'il diminue, la répulsion s'accroît ; à mesure qu'il augmente, elle s'affaiblit, et l'attraction tend à rapprocher les molécules. Cette double loi suffit à expliquer tous les phénomènes de la nature et toutes les qualités du corps, soit les qualités secondaires, soit les qualités primaires. L'étendue et l'impé- nétrabilité qu'on a rangées à tort parmi celles-ci, non-seulement n'ont rien d'absolu, mais ne sont pas même des propriétés de la substance corpo- relle que nous devons considérer uniquement comme une force de résistance capable de con- trarier li force de compression déployée par no- tre puissance physique. Il est aisé de voir le vice de cette théorie ingénieuse, mais hypothétique. qui altère la nature de la matière, puisqu'elle nie les propriétés fondamentales du corps, et qui ne mène pas à moins qu'à en révoquer en d ute l'existence. Boscovich y est revenu dans plusieurs de ses ouvrages, parmi lesquels nous nous bor- nerons à indiquer les suivants : Dissertationcs (I us de viribus vivis, in-4, 1745: — de Lumine, in-4. 17*8; — de Continwlatù lege, in-4, 1754; — theoria philoaophia naturalis reducla ad unicam legem virium in natura existentium, in-4, Vienne, 17.')8; Venise. IT63. A la Bn de cet ouvrage se trouve une liste étendu* de tous I travail! publiés par l'auteur jusqu'en (tn doit aussi à Boscovich une excellente édition du poème de Stay sur la philosophie de Newton : Philo ophia recentioris a benedicto Stay versi- l tradita libriX, cum adnulalionibus et tup- j'Irinends, 3 vol. in-8, Rome, 1755-1 7G0. L'astro- nome Lalande a publié dans le Journal des Sa- vants, février 1792, un éloge de Boscovich. Voy. aussi Dugald-Stewart , Essais philosophiqnet, trad. par Ch. Huret, in-8, Paris, 1828. p. 157 et suiv. BOSSUET (Jacques-Bénigne), évêque de Meaux, un des plus grands théologiens et le plus grand orateur sacré dont s'honore la France, né à Dijon en 1627, mort à Paris en 1704, a sa place marquée dans l'histoire de la philosophie, pour le Traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même, et la Logique, ouvrages excellents qui suffiraient à la renommée d'un écrivain ordinaire, et que Bossuet composa pour l'édu- cation du Dauphin. Bossuet est un de ces es- prits pénétrants qui, dans les discussions théo- logiques , ne s'enferment point dans l'aride nomenclature des textes; il répand la lumière à flots sur toutes les questions, parce qu'il puise sans cesse au plus profond de la nature humaine. S'il est vrai, selon saint Augustin, que les hé- résies sont transportées dans l'Église du sein des écoles philosophiques. l'Église, à son tour, guérit par la philosophie les blessures que la philosophie lui a faites. Dans sa lutte contre les diverses communions protestantes Bossuet discute les droits et les limites respectifs de l'autorité et de la raison; avec les molinistes, il sonde les mys- tères du libre arbitre et de la grâce ; en réfutant les quiétistes, il détermine, en psychologie et en morale, les rapports de l'amour avec l'intelligence et la volonté. Aussi à l'aise avec Leibniz qu'avec Richard Simon et Tournemine, s'il n'a point de système proprement dit, c'est qu'il avait donné toute sa pensée à l'Église ; mais il abonde en vues profondes et étendues, dont les philosophes peuvent faire leur profit. Ce qui le distingue partout, c'est une sorte de dédain pour la spé- culation pure, et une direction constante et sûre vers la pratique, disposition admirable, quand elle se rencontre unie à tant de grandeur dans les idées et d'élévation dans les sentiments. Bos- suet était un esprit et une âme fermes, et de cette trempe particulière qui fait qu'on peut viser au plus haut sans jamais se perdre. L'esprit de rigueur et d'opiniâtreté que montra Bossuet dans l'affaire du pur amour, s'accorde à merveille avec les dispositions conciliatrices qu'il apporta dans les querelles du protestantisme. Si l'on tient compte d'un peu d'aigreur personnelle, dont on ne saurait disculper sa mémoire à l'é- gard de Fénelon, il fut dirigé dans les deux cas par le même génie pratique. Le pur amour n'allait à rien moins qu'à la destruction du dogme et de la discipline; il était, au contraire, de l'intérêt de la religion et de celui de l'Etat de faire des concessions aux communions protes- tantes, pour détruire le schisme et éviter des collisions nouvelles. Rien n'est plus admirable que la tentative de fusion des deux i glises dans laquelle Bossuet a joué le prin avec Leibniz. C'est une grande leçon pour ces esprits étroits qui font consister l'intégrité de la foi dans des points d'une importance secondaire, et .aiment mieux perdre la moitié du monde que de reculer sur un point où leur orgueil est engagé plutôt que leur croyance. Bossuet montra la même liberté d'esprit et la même modération dans la détermin Ltion des rapports de La religion et de li philosophie. 11 ne crul pas que toute re- impossible si on Ins.- ut à la peu- humaine la liberté de croire ce qui serait une lois démontré par des raisons solides à la suite d'un mûr el consciencieux examen. 11 ad- met sans hésiter L'infaillibilité de La raison, lors- qu'elle prononce clairement sur les matières que BOSS — 199 — BOUC la foi catholique n'a point réglées, et ne tombe jamais dans la funeste contradiction de ceux qui rendent d'abord l'esprit humain incapable de comprendre et de croire, pour lui imposer en- suite la foi à un dogme révélé. Le scepticisme philosophique de Huet, qui ne fut connu tout en- tier qu'après sa mort, par la publication d'un ouvrage posthume, fut pour lui un objet de dou- leur et de scandale, parce qu'il n'admettait pas de scepticisme philosophique qui ne fût néces- sairement suivi du scepticisme religieux. Il par- tageait sur tous ces points la doctrine de Des- cartes et d'Arnaud; et s'il y trouve quelque chose à blâmer, c'est l'excès des scrupules que Des- cartes faisait paraître. Sa doctrine, qui est celle de l'école, peut se résumer par ce mot de saint Augustin, qui dit en parlant de la raison : Et omnibus communis est, et singulis casla est. Pour bien apprécier l'opinion de Bossuet sur le libre arbitre et la grâce, il faut distinguer les faits eux-mêmes, et l'explication qu'il en a don- née. Bossuet a démontré philosophiquement l'exi- stence de la liberté humaine ; il n'a jamais varié ni vacillé dans cette conviction, et ceux même qui ne reconnaissent aucune influence divine dans la direction des conseils humains, ne sont Îias plus que lui fermes et inébranlables dans eur croyance au libre arbitre. En même temps, il admet la grâce, et toute la doctrine de saint Augustin : question difficile et délicate, et dans laquelle la théologie s'avance au delà des limites de la lumière naturelle; mais si la raison ne va pas jusqu'à établir la nécessité de la grâce pour le salut, elle démontre aisément, par les rela- tions de Dieu avec ses créatures, par la création, par la Providence, elle vérifie et. constate par les laits, la présence intérieure de Dieu conçu comme souverain intelligible et comme principe béatifiant, et ne permet pas plus de nous isoler de Dieu dans notre vie et notre activité, que dans notre être et notre substance. La solution de Malebranche. si habile et si philosophique pour la grâce générale, et si défectueuse pour les grâ- ces spéciales, ne suffisait pas à Bossuet, qui s'at- tachait davantage à l'esprit des Écritures et ne voyait pas la Providence à travers les nécessités d'un système. Dans tous ses ouvrages, et en particulier dans un passage célèbre, passage du Mémoire sur la Bibliothèque ecclésiastique de M. Dupin, Bossuet se montre préoccupé de la discipline, de la pra- tique du culte, de la prière, de l'amour de Dieu, et ne consent jamais à sacrifier ni notre dépen- dance ni notre liberté. Il s'est moins occupé, et avec moins de succès, de la conciliation de ces deux principes en appa- rence opposés. Pourvu qu'il tint les deux bouts de la chaîne, comme il le dit, il admettait sur la foi de la toute-puissance divine que des liens existaient entre eux, quoiqu'il ne vît pas « le milieu par où l'enchaînement se continuait. » Quant à la théorie de la force motrice, Bossuet va presque aussi loin que Malebranche, et met- tant, comme lui, toutes les forces de la nature dans la main de Dieu, il semble ne point admet- tre de causes secondes dans l'ordre de la physio- logie et de la physique. Cette doctrine aurait pu le conduire aux causes occasionnelles. Il faut no- ter cependant cette différence capitale, que. sui- vant lui, l'homme se détermine spontanément, quoique sous l'influence delà grâce. Pour qui sait reconnaître toute la force d'un principe et les liens qui unissent les questions diverses, Bossuet est le même quand il juge en- tre l'amour pur et l'amour de Dieu comme objet béatifiant, et quand il prononce entre la philoso- phie et la religion, entre la liberté et la grâce. Partout il fait sa part au mysticisme en élevant au-dessus le côté raisonnable de la nature hu- maine. Il ne voulait ni livrer l'homme à sa propre intelligence; ni le courber sous un joug qui ren- drait son intelligence inutile; ni lui donner cette liberté d'action qui isole ses destinées de celles de l'univers et le rend indifférent à son Dieu; ni la réduire à la condition des êtres aveugles et sourds qui subissent la loi de la Providence et concourent à ses desseins sans les comprendre. Il ne voulait pas enfin laisser le cœur humain s'égarer dans des aspirations vagues, sans règle, sans frein, sans boussole, ni le resserrer dans l'aridité de la pratique et le restreindre à l'a- mour intéressé qui le dégrade et l'avilit. Il a tenu le milieu entre les doctrines qui détruisent la liberté et la raison individuelle, et celles qui les exaltent jusqu'à oublier Dieu ; et c'est pour cela qu'il est toujours dans la vérité. Il nous reste à ajouter quelques mots sur les ouvrages purement philosophiques de Bossuet, la Connaissance de Dieu et de soi-même et la Logique. Le premier, publié sous le titre ^In- troduction à la philosophie, se compose de cinq chapitres où l'auteur traite successivement de l'âme, du corps, de l'union de l'âme et du corps, de Dieu, et de l'extrême différence entre l'homme et la bête. L'esprit, la méthode et les principes de Descartes dominent dans cet admirable ou- vrage; cependant sur la question de la nature des animaux, Bossuet ne se prononce pas ouver- tement en faveur de la philosophie cartésienne et paraît pencher pour l'opinion de saint Thomas, qui accorde aux bêtes une âme sensitive. La Logique, divisée en trois livres, d'après les trois opérations de l'entendement, concevoir, juger, raisonner, expose avec précision et clarté les règles données par les anciens logiciens. Quelques préceptes généraux, placés à la fin de chaque livre, résument la doctrine qui y est développée. Les exemples sont nombreux et choisis avec cet habile discernement qui a tant contribué au succès de la Logique de Port-Royal. C'est bien à tort que l'authenticité de cette Logique a été quelquefois contestée ; la plume du grand écrivain s'y reconnaît à chaque page. Il existe plusieurs éditions des Œuvres de Bossuet: 20 vol. in-4, Paris, 1743-53; 19 vol. in-4, ib., 1772-88; 43 vol. in-8,Versailles,18Ï5-19; 43vol. in-8, Besançon, 1828-30; 12vol. grand in-8, Paris, 1835-37. Les Œuvres philosophiques ont été publiées séparément par MM. Jules Simon, de Lens et Jourdain, 1 vol. in-12. On peut consulter : Monty, de Politica Bos- suelii doctrina, Paris, 1844; Bonnel, de la Con- troverse de Bossuet et de Fénelon sur le quiétisme, Paris, 1850; Nourrisson, Essai surla philosophie de Bossuet, Paris, 1832; Delondre, Doctrine phi- losophique de Bossuet sur la connaissance de Dieu, Paris, 1855; Fr. Bouillier, Histoire de la philosophie cartésienne, Paris, 1869, t. II, ch. ix; Dainiron, Essai sur l'histoire de la philosophie en France au dix-septième siècle, Paris, 1846, t. II, liv. VII. J. S. BOUCHITTÉ (Louis-Firmin-Hervé), écrivain français, né à Paris en 1795, se destina d'abord, à l'état ecclésiastique; mais il quitta le séminaire pour entrer à l'École normale. Il en sortit en 1817 et professa les lettres et l'histoire dans deux collèges de province, et fut nommé inspecteur d'Académie en 1845 et recteur d'une Académie départementale en 1849. Il est mort à Versailles en 1866. Quoique son enseignement dût le tenir un peu loin des questions de la philosophie, il y fut toujours attiré par un goût naturel. On lui doit quelques travaux sérieux sur divers points dhistoire.Le plus intéressant à coup sûr. c'est te COUD — 200 uoun Rationalisme chrétien à la fin du onzième siècle, Paris, 1842. L'auteur y donne une traduction des deux ouvrages si connus de saint Anselme, et de l'opuscule de Gaunilon, le Liber pro insipiente, et dans une longue introduction il explique le sens des démonstrations de saint Anselme et les compare à celles que d'autres grands philosophes ont proposées. Du reste l'histoire des preuves de l'existence de Dieu était pour lui un sujet de prédilection. On le trouve traité dans plusieurs Mémoires insérés dans le recueil des savants /'(rangers de l'Académie des sciences morales et politiques. On trouvera dans la même collection un Mémoire sur la notion de Dieu dans ses rapports avec V imagination et la sensibilité (t. II, 1847), et un autre intitulé : de la Per- sistance de la personnalité après la mort. Dans ces divers écrits M. Bouchitté défend les vérités religieuses, comme l'école spiritualiste à laquelle 1 1 se rattache ; malgré une extrême circonspection, il ne manque pas de l'indépendance nécessaire au philosophe; des juges rigoureux estiment qu'il manque plutôt de méthode et de concision. Il a donné plusieurs articles à la première édition de ce dictionnaire. BOUDDHISME. On désigne sous ce nom une doctrine philosophique et religieuse, sortie du sein du brahmanisme indien, à une époque qui remonte, selon les autorités chinoises, à mille ans avant notre ère, et selon les autorités in- diennes, ou d"origine indienne, à cinq ou six cents ans seulement avant la même époque. Le fondateur de cette doctrine, qui est répan- due aujourd'hui, sous deux formes, sur la vaste surface de l'Asie, Indien d'origine et de nais- sance, appartenait à la famille royale de Ma- gadha, aujourd'hui partie méridionale de la province du Béhar. Cette famille, selon le Vich- nou-Pourâna, était celle à'Ikchwakou , dans laquelle le fondateur du bouddhisme porta le nom de S'âkya, ce qui l'a fait considérer, par quelques écrivains, comme ayant appartenu à la race des Saces ou Scythes. Le nom de Bouddha signifie en sanscrit : celui qui a acquis la connaissance absolue des choses. Le célèbre encyclopédiste chinois Mathouan-lin, en parlant de Bouddha, dit : « qu'il quitta sa maison pour étudier la doctrine ; qu'il régla ses actions et fit des progrès dans la pureté, qu'il apprit toutes les connaissances et qu'on l'appela Fo (ou Bouddha). Ce mot étranger, ajoute-t-il, signifie la connaissance absolue, l'intelligence pure, V intelligent par excellence. » Selon les traditions et les légendes, S'àkya Bouddha se sentit poussé à sa mission de réformateur du brahmanisme, par la vue du spectacle des mi- sères humaines et par une immense commiséra- tion pour les souffrances du peuple. Il se retira un grand nombre d'années dans le désert pour méditer et préparer sa nouvelle doctrine dans laquelle il repoussa formellement l'autorité des i$; ensuite il alla avec quelques disciples la prècber dans les principales villes de l'Inde, entre autres à Bénarès, où sont établis, depuis la plus haute antiquité, les grands collèges des Brahmanes; ceux-ci enseignaient alors et en- seignent encore la distinction imprescriptible de différentes castes parmi les hommes, dont l'une, la plus éminente, celle des Brahmanes destinée; par sa nature, à la suprématie intel- lectuelle et religieuse; dont l'autre, celle cb's Kchatriyas, ou guerriers,- est destinée, par sa nature, au métier des armes et au commande- ment militaire; dont la troisième, celle des Vax destinée, par sa nature, au com- merce et à 1 agriculture, et dont la quatrième. celle des S'fniara8) est destinée, par sa nature, à servir les trois premières. A l'époque où parut Bouddha, le brahmanisme indien, essentiellement fondé sur cette distinction des castes et soumis à toutes les pratiques religieuses prescrites dans les Vcdas et dans les anciennes lois de Manou, était dominant, exclusivement dominant, dans l'Inde. Cependant, autant que les monuments connus jusqu'ici peuvent permettre de le con- jecturer, il s'était déjà manifesté plus d'une protestation philosophique contre l'intolérant en- seignement des brahmanes. La secte des Djaînas, qui a dû peut-être à cette circonstance d'être restée longtemps à l'état de spéculation philo- sophique, la faveur d'être tolérée dans l'Inde, tandis que le bouddhisme passé à l'état de re- ligion essentiellement propagandiste, en a été violemment expulsé, dans le ve et le vie siècle de notre ère; la secte des Djaînas. disons-nous, dont la doctrine philosophique a tant d'analogie avec celle des bouddhistes, existait déjà dans i'Inde lorsque Bouddha parut, et un passage du Bhâgavata Pourâna, cité par M. E. Burnouf (Journal Asiat., t. VII, p. 201), ferait croire que ce grand réformateur appartenait à cette secte philosophique. Voici ce passage : « Alors, dans la suite du temps, à une époque de confusion et de trouble causés par les ennemis des dieux, un fils de Djina (un Djnina), du nom de Bouddha, naîtra parmi les Kikât'as (habitants du Magadha). » Les sectateurs de Bouddha, comme ceux de Lao-tseu, ont cru rehausser le mérite et les vertus de ces deux personnages historiques en leur attribuant une origine céleste et en entourant de prodiges leur vie terrestre. Ce n'est point ici le lieu de rapporter tout ce que les légendes bouddhiques déjà connues racontent sur te nais- sance et la vie de Bouddha. Notre devoir, au contraire, est de dégager de ces légendes les seuls traits qui peuvent être considérés comme historiques, et de faire connaître en quoi le bouddhisme a droit de trouver place dans un Dictionnaire des sciences philosophiques. Ayant atteint sa dix-neuvième année. S'âkya Bouddha, selon ces légendes, désira quitter sa famille et toutes les jouissances d'une demeure royale pour se consacrer tout entier au bien des hommes. Il réfléchit sur le parti qu'il devait prendre. Il vit aux quatre portes par où il pouvait passer, c'est-à-dire au levant, au midi, au couchant et au nord, régner les quatre degrés de la misère humaine, et son âme en fut pénétrée de douleur. Au milieu même des joies de son âge. il ne pouvait s'empêcher de penser aux maux nombreux qui affligent la vie : à la vieillesse, aux maladies, à la mort et à la destruction finale de l'homme. Il séjourna de trente à quarante ans dans les forêts de l'Inde, peuplées alors de religieux pé- nitents et de philosophes de toutes sectes (au nombre desquels étaient ceux que les Grecs du temps d'Alexandre appelèrent Gymnosophistes, ou philosophes nus. Là, Bouddha chercha a s'instruire, à constituer sa doctrine, à l'enseigner à un certain nombre de disciples et ensuite à la propager par son enseignement. Il essaya même, comme nous l'avons dit précédemment, de con- vertir les Brahmanes, qui soutinrent avec lui de nos controverses auxquelles assistèrent, dit- on, des mages ou sectateurs de Zoroastre venus de la Perse pour l'entendre et le combattre. Mais ses prédications eurent peu de succès m l'on s'en rapporte aux légendes mêmes ■ car il sentit la nécessité de communiquer sa doctrine complète à quelques-uns de ses disciples en leur donnant la mission 'le la propager après sa mort par tous les moyens qui seraient en leur pouvoir. Il s'adressa ainsi à son disciple favori Mahà Kàçyapa BOIID — 201 — BOL'D (le grand Kâryapa) : « Prends le kia-li (habit ecclésiastique a broderies d'or), je te le remets pour que tu le conserves jusqu'à ce que Y accompli se montre comme Bouddha, plein de compassion pour le monde; ne permets pas qu'il le gâte ou qu'il le détruise. » Le disciple ayant entendu ces paroles, se prosterna aux pieds de son maître, la l'ace contre terre, en disant : « 0 très-excellent maître ! j'obéirai à tes ordres bienveillants. » Bouddha se rendit dans une grande assemblée, où, après avoir exposé de nouveau sa doctrine, il dit : « Tout m'attriste, et je désire entrer dans le Nirvana, c'est-à-dire dans! 'existence dépouillée de tout attribut corporel, et considérée comme la suprême et étemelle béatitude. » Il alla ensuite sur le bord d'une rivière où, après s'être couché sur le côté droit, et avoir étendu ses pieds entre deux arbres, il expira. « Il se releva ensuite de son cercueil^ ajoute la légende, pour enseigner les doctrines qu'il n'avait pas encore transmises.» Il est difficile, dans l'état actuel de nos con- naissances, de savoir avec exactitude quelle fut la véritable doctrine que Bouddha enseigna à ses disciples, et que ceux-ci transmirent à la postérité dans des écrits que l'on croit subsister encore parmi les livres sanskrits, si nombreux, conservés au Népal, et dont on possède main- tenant en Europe plusieurs copies. Cependant, on peut déjà conjecturer, par l'examen de divers écrits bouddhiques, ainsi que par la forme et le développement de ces écrits chez les diffé- rents peuples de l'Asie où le bouddhisme a pénétre (en Chine, dans le Thibet et dans la Mongolie), que la partie philosophique de cette doctrine a suivi, comme la partie religieuse sans doute, une marche progressive, et qu'elle n'est plus dans les écrits modernes, ce qu'elle était dans ceux du fondateur ou de ses disciples im- médiats. Dans les écrits de ces derniers, tous les principes que les écrivains bouddhiques posté- rieurs ont portés jusqu'aux plus extrêmes limites de la subtilité, c'est-à-dire jusqu'à l'extrava- gance (comme dans la distinction de dix-huit espèces de vides), n'existent quelquefois qu'en germe dans les écrits des fondateurs de la doc- trine. Il en est résulté que des interprétations diverses ont pu être données au même texte; de là plusieurs écoles qui ont eu cbacnn» '«nr chef. Colebrooke {Philosophie des HinuûUi, l?a- duct. franc, de l'auteur de cet article, p. 222) en distingue quatre, dont il expose les principes fondamentaux. I. Quelques-uns soutiennent que tout est vide (sarva soùnya), suivant, à ce qu'il parait, une interprétation littérale des soûtras ou axiomes de Bouddha. Cette école est considérée comme tenant le milieu (mâdhyamika) entre toutes celles qui sont nées de l'interprétation philoso- phique de la doctrine primitive. II. D'autres bouddhistes exceptent du vide universel la sensation interne ou l'intelligence qui perçoit (vidjnâna), et soutiennent que tout le reste est vide. Ils maintiennent seulement l'existence éternelle- du sens qui donne la con- science des choses. On les nomme Yôgâtchâras, livrés ou adonnés à Vabstraclion. III. D'autres, au contraire, affirment l'existence réelle des objets externes, non moins que celle des sensations internes; considérant les objets externes comme perçus par les sens, et les sen- sations internes, la pensée, comme induites par le raisonnement. IV. Quelques autres enfin reconnaissent la per- ception immédiate des objets extérieurs, d'autres une conception médiate de ces mêmes objets par le moyen d'images ou formes ressemblantes présentées à l'intelligence; les objets, disent- ils; sont induits, mais non effectivement ou im- médiatement perçus. De là deux autres branches de la secte de Bouddha, dont l'une s'attache littéralement aux Soûtras, l'autre aux commen- taires de ces Soûtras. Mais comme ces deux dernières branches ont un grand nombre de principes communs, elles sont généralement con- fondues et considérées comme une seule secte dans les controverses soutenues avec leurs ad- versaires. Les différentes écoles bouddhiques établis- sent deux grandes divisions de tous les êtres. La première comprenant tous les êtres exter- nes, et la seconde tous les êtres internes. A la première appartiennent les éléments (bhoiita), et tout ce qui en est formé (bhaufika); à la seconde appartient la pensée ou l'intelligence [tchilta), et tout ce qui en dépend (Ichaitta). Ces écoles reconnaissent quatre éléments à l'état d'atomes. Ce sont la terre, Veau, le feu et Vair. Les atomes terreux sont durs ; les aqueux, li- quides; les ignés, chauds; les aériens, mobiles. Les agrégats de ces atomes partagent ces carac- tères distincts. Ces différentes écoles soutiennent l'agrégation atomique indéfinie, regardant les substances composées comme étant des atomes primordiaux conjoints ou agrégés. Les bouddhistes ne reconnaissent pas Vêlement éthéré (dkàsa), admis dans presque tous les autres systèmes philosophiques de l'Inde, ni une âme individuelle vivante et distincte de l'intelligence ou phénomène de la pensée, ni aucune substance irréductible aux quatre éléments ci-dessus men- tionnés. Les corps qui sont les objets des sens sont des agrégats d'atomes, étant composés de la terre et des autres éléments. L'intelligence, qui habite dans le corps, et qui possède la conscience indi- viduelle, perçoit les objets et subsiste comme étant elle-même; et sous ce point de vue seu- lement elle est elle-même ou âme (âtman). Quelques bouddhistes prétendent que les agré- gats, ou les corps composes des éléments primitifs, ne sont perçus par les organes des sens (qui sont pareillement des composes atomiques) qu'à l'aide des images ou des représentations de ces objets extérieurs : ce sont les Saâtrunlikas ou adhé- rants stricts aux axiomes de Bouddha. D'autres ïsscriîiàlsserit la perception directe des objets extérieurs : ce sont les Vaibhâchikas ou adhé- rents aux Commentaires. L'une et l'autre de ces sectes pensent que les objets cessent d'exister dès l'instant qu'ils ne sont plus perçus : ils n'ont qu'une courte durée, comme la lueur d'un éclair, n'existant pas plus longtemps que la perception qui les fait connaître. Alors leur identité n'est que momentanée : les atomes ou les parties com- posantes sont dispersées, et l'agrégation était seulement instantanée. C'est cette doctrine qui a porté les adversaires philosophiques des bouddhistes à les désigner comme soutenant que toutes choses sont sujettes à périr ou à se dissoudre {Poûrna ou Sarva- vaînâsikas) . Voilà pour le monde extérieur, ou pour la première division ontologique. Quant au monde intérieur, c'est-à-dire Yintelligcnceei tout ce qui lui appartient, qui est la seconde division onto- logique, elle consiste en cinq catégories, qui sont : 1° La catégorie des formes, comprenant les organes des sens et leurs objets considérés dans leurs rapports avec la personne, ou la faculté sensible et intelligente qui est impressionnée par eux. Les couleurs et les qualités sensibles, ainsi que tous les corps perceptibles, sont externes, et comme tels, ils sont classés sous la seconde série BOUD — 202 — BOUI de la première division ontologique; mais comme objets de la sensation et de la connaissance, ils sont regardés comme étant internes, et, par con- séquent, ils sont classés dans la seconde division ontologique. 2° La catégorie de la cognilion, consistant dans l'intelligence, ou la pensée (tchitta), qui est identique avec la personnalité {âtma, soi- même) et avec la connaissance (vîdjnâna). C'est la connaissance des sensations, ou le cours con- tinu de la cognition et du sentiment. Il n'y a pas d'autre agent, d'être à part, ou distinct, qui agisse et qui jouisse; il n'y a pas, non plus, une âme éternelle, mais une pure succession de pen- sées, accompagnée d"une conscience individuelle qui réside dans le corps. 3° La catégorie des impressions, comprenant ie plaisir, la peine ou l'absence âe l'un et de l'autre, et les autres sentiments excités dans l'es- prit par les objets agréables ou désagréables. 4° La catégorie des connaissances admises, comprenant la connaissance provenant des noms, ou mois du langage, comme bœuf, cheval, etc., ou d'indications particulières, de signes figuratifs^ comme une maison indiquée par un pavillon, un homme par son bâton. 5° La catégorie des actions^ comprenant les passions, comme le désir, la haine, la crainte, la joie, le chagrin, etc., en même temps que l'il- lusion, la vertu, le vice et toute autre modification de la pensée ou de l'imagination. Tous les sen- timents sont momentanés. Le cours apparent, mais non réel, des évé- nements, ou la succession mondaine, externe et interne, ou physique et morale, est décrite comme étant un enchaînement de causes et d'effets qui opèrent dans un cercle continu. La cause prochaine et la cause occasionnelle concomitante sont distinguées l'une de l'autre. L'école bouddhique, ainsi que la plupart de celles qui ont une origine indienne, propose, comme le grand objet auquel l'homme doit as- pirer, Y obtention d'un état de bonheur final, d'où le retour aux conditions de ce monde est impossible. L'obtention de cette félicité finale parfaite s'exprime par le terme général ày émancipation, de délivrance, d'affranchissement {moukti ou mokcha). Le terme que les bouddhistes affection- nent plus particulièrement, mais qui n'est pas employé exclusivement par cette école , est le mot nirwâna (calme profond). La notion qui est attachée à ce terme, dans son acception philoso- phique, est celle de apathie parfaite. C'est une condition de bonheur tranquille et sans mélange, ou d'extase mentale, regardée comme le suprême bonheur. Cet état de l'homme accompli après la mort, n'est point, comme dans l'école des Vé- dantins indiens, la réunion finale avec Y Ame suprême, obtenue par une discontinualion de l'individualité; ce n'est pas, non plus, une an- nihilation, comme on l'a prétendu, c'est un repos absolu, une cessation de tout mouvement, une négation de tous modes d'être et de sentir. L'accusation d'athéisme ne pouvait manquer d'atteindre un pareil système de philosophie. Aussi, trouve-t-on déjà cette accusation dans cer- taines recensions du Ramâyâna. le plus ancien poéme épique de l'Inde, ou il est dit : ime apparaît un voleur, ainsi est apparu Bouddha; sache que c'est de lui que ['athéisme est venu. » Le mot que nous traduisons par athéisme {ride* tikam) signifie littéralement la doctrine du non- Are. Il est composé de na, négation, et de asti (est) ; o'esl donc plutôt la né././h.m de l':tre, que la négation de la Divinité. Cependant, comme les bouddhistes n'admettent pas, en dehors des quatre éléments, d'Être suprême qui aurait créé le monde, on ne peut disconvenir qu'ils ne soient alliées dans le sens habituel du mot. L'esquisse précédente de la philosophie boud- dhique, d'après l'exposition de Colebrooke, re- présente principalement l'ancienne doctrine. Cette doctrine paraît s'êlre modifiée sur plusieurs points dans les temps modernes, ainsi que le font connaître les Mémoires que M. Hodgson, résident anglais du Népal, a publiés sur le boud- dhisme (Voy. ATouv. Journal Asiat., t. VI, p. 81), après avoir recueilli leur contenu de la bouche même de plusieurs savants bouddhistes. Selon cette dernière autorité, le bouddhisme se divise en quatre principales sectes, ou systèmes distincts d'opinions sur l origine du monde, la nature de la cause première, la nature et la destinée de l'âme. Les sectateurs du premier système, nom- més Swâbhâvihas, nient l'existence de Yimma- térialité. Ils affirment que la matière est la substance unique, et ils lui donnent deux mo- des : Yaction ou Yactivité, et le repos ou Yi- nertie (en sanscrit pravritti et nirvrilti). La révolution, ou la succession de ces deux états, est éternelle, et embrasse la naissance et la destruction de la nature, ou des formes corporelles palpables. Ils affirment que l'homme peut ac- croître ses facultés à l'infini jusqu'à la parfaite identification de sa nature avec celle qui existe dans l'état de repos. Les sectateurs du second système, nommés Aiswarikas, ou théistes, ^reconnaissent l'essence immatérielle, c'est un Être suprême, infini et immatériel, que quelques-uns d'entre eux consi- dèrent comme la cause unique de toutes choses, tandis que d'autres lui associent un principe matériel égal et coéternel. Quoique tous ceux qui professent ce second système admettent Yim- matérialité et un Dieu suprême, ils nient sa providence et son autorité sur les êtres. Les sectateurs du troisième système, les Kar- mikas, ceux qui croient aux effets des œuvres [karma), aux actions morales; Et les sectateurs du quatrième système, les Yâtnikas (deyalna; effort), ceux qui croient aux effets des austérités physiques dans une vue morale, ont modifié le " quiétisme absolu des premiers systèmes, et donnent plus à l'empire des bonnes actions et de la conscience morale en reconnaissant la libre volonté de l'homme. Quant à la destinée de l'âme, tous admettent la métempsycose et l'absorption finale. Mais en quoi l'âme est-elle absorbée? C'est là un grand sujet de controverse parmi les bouddhistes. On ne pourra connaître d'une manière un peu com- plète l'ensemble de la philosophie bouddhique, que lorsque les principaux monuments de cette philosophie auront été mis à la portée de l'in- vestigation européenne; mais ce que l'on en connaît déjà peut suffire pour en avoir une idée. M. E. Burnouf, auquel la science indo-arienne devait déjà tant, a publié également l'un des principaux traités bouddhiques venus du Népal: le Lotus de la bonne loi, in-4, Paris, 1852; et Y Introduction au bouddhisme indien, in-4, Paris, 1852. Voy. Bar th. Saint-Hilaire, le Boud- dha et sa religion, Paris, in-8; le Lalila-Vistou ra, traduit par Pli. -Ed. Fou eaux, Paris. 1848; the Life or legend of Gaudama the Budha of the Uurmese, by ltev. P. Bigander, Rangoon, 1866; a Manual of Budhism, by R. Spcnce Hardy, Londmi, 18.'>:i; Histoire du bouddha Sakya-Mouni) par Mme Mary Sumnier, in-18, Paris, 1874. G. P. bouillet (Marie-Nicolas), philosophe fran- çais; né en 1798 à Paris, entra en 1 81 G à l'École BOUL — 203 BOUR normale où il put entendre les leçons de Cousin et de Jouffroy. Nommé ensuite suppléant de la chaire de philosophie du collège de Rouen, il dut, comme beaucoup d'autres, renoncer à l'ensei- gnement public lors du mouvement de réaction qui entraîna le licenciement de l'École normale en 1821. Il obtint néanmoins le titre d'agrégé, et professa plusieurs années au collège RoUin^ qui était alors une instituttion particulière. Apres la révolution de 1830, il exerça les mêmes fonctions aux collèges Saint- Louis, Charlemagne, Henri IV, et fut nommé en 1840 proviseur du collège Bour- bon, puis membre du Conseil royal de l'instruc- tion publique, inspecteur de l'Académie de Paris et enfin inspecteur général; il est mort en 1864. Ses titres philosophiques, sans être éclatants, sont recommandables : il a publié dans la collection Lemaire les œuvres philosophiques de Cicéron et celles de Sénèque, avec des notes qu'il aurait sans doute perfectionnées, s'il avait pu reprendre ce travail dans sa maturité; il a donné une excel- lente édition des œuvres philosophiques de F. Bacon, la meilleure, sans contredit, que nous possédions. Enfin il a employé une bonne partie d'une vie laborieuse, et distraite par d'autres tra- vaux bien connus, a traduire les Ennéades de Plotin (1857, 3 volumes in-8). La tâche était diffi- cile; elle exigeait la connaissance de la langue et celle des systèmes : M. Bouillet l'a accomplie avec succès. Ces cinquante-quatre livres, hérissés de passages obscurs, ont été traduits en un lan- gage exact et qui s'anime quand le texte devient éloquent; les difficultés en ont été signalées, discutées, souvent éclaircies ; des notes remar- quables, de vraies dissertations ont fait connaître, non sans une certaine surabondance de rensei- gnements, tout ce que Plotin doit à ses devan- ciers et tout ce que ses successeurs lui ont em- prunté; et le traducteur s'est si bien passionné pour son auteur qu'il voudrait non-seulement imposer sa doctrine, mais encore la justifier, et la laver du reproche de panthéisme. E. C. BOULATNVILLIERS (Henri, comte de), né à Saint-Laire, en Normandie, en 1658, d'une an- cienne famille nobiliaire, et mort en 1722, em- brassa d'abord le parti des armes, qu'il quitta bientôt pour consacrer le reste de ses jours aux affaires de sa famille et aux travaux de la pen- sée. Sa réputation se fonde principalement sur ses œuvres historiques, où il soutient, entre autres paradoxes, que le gouvernement féodal est le chef-d'œuvre de Vespril humain. Mais il appartient aussi à l'histoire de la philosophie par quelques écrits, les uns imprimés, les autres manuscrits, où se décèle un esprit inquiet, flot- tant entre la superstition et l'incrédulité. Sous prétexte de rendre plus facile la réfutation de Spinoza en mettant ses opinions à la portée de tout le monde, Boulainvilliers a eu réellement, pour but de propager le système de ce philo- sophe, en dissimulant toutes les difficultés dont il est hérissé, et en substituant au langage aus- tère du métaphysicien hollandais une forme simple et pleine d'attraits. Tel est le véritable caractère du livre intitulé : Réfutation deserreurs de Benoît de Spinoza, par M. de Fénelon, ar- chevêque de Cambrai, par le P. Lami, béné- dictin, et par il/, le comte de Boulainvilliers, etc., in-12, Bruxelles, 1731. Ce même ouvrage, avant d'être imprimé, était aussi connu sous ce titre : Essai de métaphysique dans les principes de B. de Sp., et c'est à tort que la Biographie de Michaud en fait un ouvrage distinct. Quoique l'auteur déclare, avec cette hypocrisie devenue plus tard si commune chez Voltaire, que la Pro- vidence ne manquera pas de se susciter des dé- fenseurs, et que si les années n'avaient déjà affaibli sa vivacité, il aurait lui-même pris part à la réfutation du plus dangereux livre qui ait été écrit contre la religion (ouvr. cité, Préface), ses intentions ne sauraient échapper à personne. Il a écrit dans le même esprit, comme il nous l'apprend lui-même {ubi supra), une analyse du Traité théologico-politique, imprimée à la suite des Doutes sur la religion (in-12, Londres, 1767). Le Traité des trois Imposteurs, qu'on lui attribue également (in-8, sans nom de lieu, 1775, de 102 p.), n'est qu'un extrait du livre intitulé : la Vie et VEsprit de Spinoza, in-8, Amst., 1799, ou plutôt de la deuxième partie de ce livre, l'Esprit de Spinoza. Enfin Boulainvilliers est l'auteur d'un ouvrage demeuré manuscrit sous le titre de : Pratique abrégée des jugements astrologiques sur les nativités (3 vol. in-4. n1" 569 et 570 dans la bibliothèque de M. Jariel de Forge; dont le fonds provenait de celle de Boulainvilliers). Il avait réuni plus de 200 vo- lumes sur la philosophie hermétique et les scien- ces occultes. Les écrits philosophiques de Bou- lainvilliers ont aujourd'hui perdu toute leur valeur. La prétendue Réfutation du système de Spinoza est une exposition très-faible et très-in- complète de la doctrine contenue dans Y Éthique, et n'offre plus d'autre intérêt que celui de la rareté. Voy. Œuvres de Spinoza publiées par M. E. Saisset. BOURDIN (Pierre), jésuite français, né à Mou- lins en 1595, enseigna la rhétorique et les ma- thématiques à la Flèche et à Paris, où il mourut en 1653. Il a laissé quatre ou cinq ouvrages de mathématique. Mais son nom serait profondément inconnu, s'il n'avait opposé aux méditations de Descartes les septièmes objections qu'on lit à la suite de cet ouvrage, et si Descartes ne lui avait fait l'honneur de lui répondre. Bourdin avait commencé par écrire en 1640 quelques traités contre les idées de Descartes surtout en matière d'optique; puis il en composa des thèses qu'il fit imprimer « et qu'il soutint, dit Descartes, pendant trois jours avec une pompe et un appareil extra- ordinaires. » Enfin il rédigea contre les Médi- tations une longue et lourde dissertation, remar- quable seulement par la mauvaise foi des interprétations et la grossièreté des critiques. Lescartes prit la peine de se défendre, et de se justifier du reproche de scepticisme, qui résume tous les arguments du P. Bourdin. Il eut la faiblesse d'accuser auprès du P. Dinet, pro- vincial des jésuites, son indigne adversaire et son écrit « conçu en termes si pleins d'aigreur qu'un particulier même et qui ne serait tenu par aucun vœu solennel de pratiquer la vertu plus que le commun des hommes, ne pourrait avec bienséance se donner la licence d'écrire de la sorte.» (Lettre au Père Dinet, Œuvres complètes de Descartes, édition Cousin, t. IX, p. 1.) — Les seuls détails biographiques qu'on ait trouvés sur le P. Bourdin sont contenus dans une courte notice de la Bibliotheca scriptorum societatis Jesu. On n'y parle pas de sa querelle avec Des- cartes. E. C. BOURSIER (Laurent-François), docteur de Sorbonne, né à Écouen en 1679, mort à Paris en 1749, fut un des chefs du parti janséniste, et prit en cette qualité une part active aux querelles religieuses des premières années du règne de Louis XV. Il mérite une place dans l'histoire de la philosophie par son ouvrage De V action de Dieu sur les créatures, traité dans lequel on prouve la prémotion physique par le raison- nement, et où V on examine plusieurs questions qui ont rapport à la nature des esprits et à la grâce, 2 vol. in-4, Paris, 1715. Boursier est un disciple de Malebranche qui exagère la théorie MOIT 204 — BOUT des causes occasionnelles au point de soutenir que, pour toute action, « nous avons besoin d'un secours actuel et prédéterminant. » Malebranche, dont il ne partageait pas les opinions sur la grâce, écrivit contre lui ses Réflexions sur la promotion physique. Boursier a eu aussi pour adversaire, le P. Dutertre, qui l'a réfuté durement. Voy. Histoire de la philosophie cartésienne, par M. Bouillier, Paris, 1854, 2 vol. in-8; Essai sur Vhi&toire de la philosophie en France au dix- septième siècle, par M. Damiron, Paris, 1846, 2 vol. in-8. BOUTERWECK (Frédéric) n'est pas seu- lement connu comme philosophe; il était aussi poëte. et surtout fort bon critique. Né à Oker dans le Hartz. en 1776, il étudia d'abord le droit, et finit par s'adonner exclusivement à la litté- rature et à la philosophie. Il professa cette der- nière science à Goëttingue, où il termina sa carrière en 1828. D'abord partisan des doctrines de Kant, mais bientôt mécontent de l'idéalisme qui en est le dernier mot, et effrayé des conséquences que Fichte semblait en avoir rigoureusement tirées, il finit par se jeter dans une sorte de mysticisme philosophique analogue à celui de Jacobi. — Il retourne contre les sceptiques leurs propres ar- guments, et les met au défi de prouver que la certitude est impossible. C'est peut-être leur demander plus qu'ils ne sont tenus de donner, les sceptiques pouvant fort bien borner leurs prétentions à soutenir qu'il n'y a rien de certain, pas même ceci : que nous ne savons rien. Quoi qu'il en soit, Bouterweck, soutenant que le sceptique est tenu d'établir l'impossibilité de la science philosophique, le place par là même sur le terrain du dogmatisme, puisque toute preuve exige un principe, un point de départ certain. Tel est le principe commun entre les sceptiques et les dogmatiques, principe qui doit servir à ruiner la thèse des premiers. Le but de VApodictique, ou Traité de la certitude dé- monstrative, publié par l'auteur en 1799, est de trouver ce point de départ certain, ce principe générateur de la science ; que cette science doive être positive, comme le veulent les dog- matiques, ou qu'elle doive être négative, comme le prétendent les sceptiques. Et, de peur de ren- contrer un principe qui ne serait pas suffisam- ment large pour garantir toutes les croyances humaines primitives contre les atteintes du scepticisme, Bouterweck commence par recon- naître les grandes manifestations de la vie in- ii-llei'tuelle, l&pcnsée, la connaissance etVaction. )Je là trois parties dans VApodictique. Dans la première, on examine s'il y a un principe possible •le vérité pour la sphère de la pensée pure et simple; c'est l'objet de VApodictique logique. Dans la seconde, on recherche l'existence et la I ortée de ce même principe en fait de science ; c'est VApodictique transcendantale. Dans la troisième, il s'agil également d'établir le fonde- ment de la certitude pratique, et d'en déterminer la sphère d'application ; c'est VApodictique pra- tique. Le résultat de VApodictique logique est que la pensée elle-même suppose la connaissance, et par conséquent la réalité. En effet, les jugements n'ont pas simplement pour objet de pures for- mules, mais encore quelque chose que nous connaissons. En ne les considérant d'abord que sous le point de vue logique, on n'y trouve rien de plus, ce semble, que le fait de la pensée même : Je pente. Mais, outre que ce fait est incontestable, il implique en outre un principe rieur, celui-ci : Je sais que je pense. La pensée suppose donc réellement le savoir; elle le suppose même à un double titre, puisqu'il y a là deux choses connues, le sujet de la pensée, et le fait de la pensée. Mais il s'agit de savoir maintenant quel est le principe de la connaissance ou du savoir. Si ce n'est pas la chose en soi, comme le veut Kant, ni le moi. comme le prétend Fichte, qu'est-ce donc? Tel est le problème de VApodictique transcendantale. L'idée fondamentale la plus élevée que l'homme puisse avoir est celle d'être, de quelque chose en général. On peut très-bien appeler cet être Vabsolu. Or, en fait, l'existence de l'idée en nous est incontestable.' Nous nous sentons attachés, dans notre nature la plus in- time, à quelque chose d'innommé, qui, loin d'opprimer notre liberté, en est, au contraire, comme le principe secret, le sujet dernier. Mais à ce sentiment se joignent aussi ceux de la né- cessité et de la vérité, qui sont subordonnés à l'idée de l'absolu, idée qui accompagne toute pensée. Le scepticisme, tout aussi bien que le dogmatisme, ne peut se dispenser de partir de cette idée, de l'idée de l'être en général; son doute, autrement, n'aurait ni sens ni raison. Le sceptique, il est vrai, demande qu'on lui prouve que l'idée de l'absolu, dont il reconnaît la né- cessité dans le raisonnement, est quelque chose de plus qu'une idée; mais, quoiqu'il ne puisse pas dire ce qu'il entend par là, il le sent cependant et l'appelle réalité. L'idée de l'absolu n'a donc pas, pour le sceptique lui-même, une valeur purement logique ou idéale, mais encore une valeur ontologique ou réelle. Reste à savoir comment nous parvenons à l'absolu, comment nous pouvons légitimement lui donner une valeur ontologique, et ne pas en faire simplement un principe régulateur de la pensée, comme le voulait Kant. On ne peut ré- soudre cette question, dit Bouterweck, qu'en réfléchissant à l'origine de l'idée de l'absolu. Vêtre étant impliqué dans toute pensée, il ne peut être le produit de la pensée. Donc il est quelque chose d'imaginaire et de chimérique, ou bien il doit y avoir une faculté de connaître absolue, fondement de la raison même, et qui ait pour fonction la découverte de l'être. L'être se trouve aussi au fond du sentiment ; c'est à lui que le sentiment est rapporté. La faculté absolue de connaître n'est donc pas la même chose que le sentiment. Celui-ci suppose la réalité connue par celle-là. Enfin, l'être véritable, réel, n'est pas plutôt découvert par la faculté absolue de connaître, que l'entendement le conçoit identique avec l'idée de l'absolu, en sorte que l'être réel et l'être absolu idéal sont une seule et même chose. La faculté absolue de connaître produit donc immédiatement et simultanément l'idée de l'ab- solu comme principe régulateur de la raison, et la reconnaissance réelle de l'être comme principe ontologique ou constitutif des choses. Cette fa- culté est donc supérieure à la sensibilité et à la raison. Mais la réalité se présentant sous deux faces, comme sujet et comme objet, Bouterweck est conduit à désigner, dans la faculté absolue de connaître, la réflexion absolue et le jugement absolu. La première donne les deux aspects d* la réalité absolue, le sujet et l'objet; le second en donne l'essence invisible, la réalité absolue suis distinction. Du reste, le sujet ne se pose pas lui-même, comme le pense Fichte; il eal moins eneore un produit de l'objet, comme Io prétend le réalisme vulgaire; mais le sujet et l'objet se posent simultanément, à titre de réalités opposées, lorsque la réflexion absolue vient à redoubler la réalité absolue. On n'explique pas, du reste, la possibilité de la réflexion absolue. BOUT — 205 — BOUT Ce résultat de YApodictique transcendantale est appelé par Buhle un spinozisine négatif. Il ne le juge guère plus avantageusement sous le rapport logique, puisqu'il ne le croit pas plus fort contre le scepticisme que le système de Kant et de Fiente. De nos jours, M. H. Fichte n'y voit qu'une hypothèse, une sorte de dogmatisme ré- trograde, déjà mis justement à l'écart par Kant et par G. Fiante. Un autre historien contemporain de la philosophie allemande ne trouve de neuf dans Bouterweck que le mot de virtualité, qui ne lui paraît pas d'un heureux emploi. Ces juge- ments, le dernier surtout, sont un peu sévères. Revenons à l'analyse de la troisième partie de YApodictique. La volonté ne peut être conçue que par le principe de la liberté; celui qui veut quelque chose doit pouvoir aussi ne pas le vouloir. Mais au-dessus de la liberté, se conçoit- la force vi- vante qui en est le fondement. Le moi idéal qui s'évanouit, aux yeux de la philosophie théorique, dans l'Être infini, prend, dans la philosophie pratique, le caractère d'une réalité individuelle. L'unité des points de vue théorique et pratique résulte de ce que la réalité pratique de l'individu doit être reconnue par un seul et même jugement absolu, en même temps que la réalité absolue en général. La réalité et l'individualité se réunissent donc, au moyen de la faculté absolue de con- naître; en une réalité unique, qui n'est que la réalite pratique en général, c'est-à-dire réalité par puissance et résistance ; c'est cette réalité que Bouterweck appelle virtualité. La virtualité est donc l'unité absolue de forces contraires et qui n'existent, ou du moins ne s'exercent, qu'à cause de leur opposition mutuelle. La virtualité est le fondement réel de toute YApodictique. En sorte qu'on pourrait très-bien appeler ce système du nom propre de virtualisme. Le moi n'est que par la virtualité; c'est une force relative qui s'appuie sur la force absolue, et n'existe qu'en elle. Il ne constitue pas l'opposition ou la résistance, comme le pense Fichte, mais il coexiste avec elle et la suppose. Suivant YApodictique, il n'y a pas une raison pratique opposée à la raison théorique; il n'y a qu'une laculté absolue de connaître, qui ne contient ni intuition sensible, ni concept logique, mais la pensée théorique pure de l'être, de la réalité, et la pensée pratique pure de la puis- sance et de la résistance, ou de la virtualité, de l'individualité de la personne et de la loi morale. Cette loi n'est pas un principe primitif, quoique l'entendement lui prête ce caractère. Elle n'est d'abord qu'un sentiment, et agit comme tel. Mais dès qu'une fois l'entendement a développé la matière de ce sentiment, les deux idées morales Îiures, celles de droit et de devoir, se révèlent à ui. Le droit est la liberté en présence d'elle- même ; le devoir, la liberté en face de la né- cessité. Ce sont deui corrélatifs inséparables, qui résultent tous deux d'une loi morale, la- quelle n'est, par conséquent, ni celle de droit, ni celle de devoir, mais la loi pure de la moralité en général. Les conséquences métaphysiques de YApodic- tique relativement à l'àme, au monde et à Dieu, sont les suivantes : 1° Notre savoir se fonde sur notre existence subjective dans une réalité infinie. Dès qu'une fois nous existons, et à titre d'êtres libres et vivants surtout, nous n'avons plus aucune raison de penser que nous puissions cesser d'être à la mort du corps. Étant une partie constitutive de la réalité infinie, nous pouvons espérer une existence subjective éter- nelle. 2" Le monde, l'univers, est l'ensemble des choses. Il peut être conçu de deux manières : ou comme monde sensible, le monde des corps; ou comme monde insensible, le monde des mondes, celui des choses en soi. Tous deux sont donc, comme mondes, l'ensemble de tout ce qui est. Mais il y a une réalité absolue, qui n'est composée ni d'atomes ni de monades, qui est virtualité, c'est-à-dire qui résulte incessamment de l'action et de la réaction de principes profon- dément inconnus à tous les mortels. En d'autres termes, la philosophie n'a pas de chapitre pour le monde, la cosmologie n'est pas une science possible. 3° Pour ce qui est de la Divinité, toute la tâche de la philosophie consiste purement et simplement à rectifier les fausses idées que se fait l'homme de l'Être infini. Dieu n'est pas un être qu'on se puisse représenter. Et si l'on s'entend soi-même en parlant de Dieu, on ne peut le con- cevoir que comme la réalité infinie, principe de tout ce qui est fini. Dans son dernier ouvrage, la Religion de la raison, Bouterweck a modifié le système que nous venons d'esquisser. Il essaye d'abord de montrer que, dès qu'une fois la réflexion a mis en regard l'une de l'autre la représentation et la chose représentée (l'idée et son objet), le doute concernant la réalité de la chose représentée est inévitable. En vain l'on prétend sortir de la re- présentation, s'élever au-dessus d'elle, atteindre la chose même; il y a là contradiction. « Lorsque je crois atteindre la chose, dit-il, je ne saisis encore que la représentation que j'en ai, repré- sentation qui est l'intermédiaire entre la chose et moi. » C'est l'ancienne proposition si connue de G. Fichte, que « la conscience, dans tout savoir, dans toute représentation, ne connaît immédiatement que son état propre. » En vain l'on voudrait regarder comme ayant une valeur objective les conceptions qui sont accompagnées du sentiment de la nécessité ; même dans ce cas, nous ne franchissons pas les limites de notre conscience. La vérité est toujours ce que nous deuuns nous représenter d'une certaine manière, par cela seul que nous sommes hommes (p. 73). De là une sorte de scepticisme absolu, fruit de la réflexion, mais auquel Bouterweck oppose la foi, dans le sens le plus large du mot, entendant par là une confiance immédiate à notre savoir. La foi, dit-il, est l'état de l'esprit, dans lequel le doute est, ou entièrement anéanti, ou du moins partiellement dissipé par Yadhésion de l'esprit à une représentation déterminée (p. 77). La foi est le principe de tout savoir, et le fondement de l'intuition sensible, comme des idées les plus hautes. Sans la foi, l'absolue réalité ne serait toujours qu'une représentation subjectivement nécessaire. La théorie de Bouterweck n'est, comme on voit, qu'une affirmation tendant à rassurer l'esprit contre les résultats de l'analyse du fait de connaître; mais cette affirmation, qui rappelle aussi la seconde période de la philosophie de G. Fichte, ne nous semble être qu'une fai- blesse et une inconséquence. Aussi voit-on flotter Bouterweck entre la foi et la réflexion, entre le doute et l'affirmation, et toujours il menace de tomber dans la négation. Ainsi placé entre la foi spontanée et primitive de la raison, et les ré- sultats obtenus par la réflexion, trouvant toujours ces deux puissances en lutte, partout Bouterweck décide sentencieusement ou d'autorité, mais sans aucune preuve en faveur de la foi. Cette foi, qui n'est autre chose qu'un instinct, une loi de notre nature, ne prouve donc absolument qu'elle-même. Bouterweck a laissé un grand nombre d'ou- vrages, entre autres : Aphorismes d'après la doctrine de Kant, etc., in-8, Goëttingue, 1793; — Paulus Septimus, ou le Dernier mystère du prêtre d'Eleusis, in-8, 2 parties, Halle 1795 BROU — 206 — BROU (roman philosophique)' — Idée d'une apodiclique universelle, 2 vol. in-8, Halle, 1799; — Éléments de la philosophie spéculative, in-8, Goëttingue, 1800; — les Époques de la raison, d'après Vidée d'une apodictique, in-8, ib., 1802; — Intro- duction à la philosophie des sciences naturelles, in-8, ib., 1803; — Nouveau Muséum de pAiilo- sophie et de littérature, in-8, ib., 1803; — Esthé- tique, Leipzig, 1806, 1815, Goëttingue, 1824-25; — Idées sur la Métaphysique du beau, in-8, Leipzig, 1807; — Aphorismes pratiques, ou Principes pour un nouveau système des sciences morales, ib., 1808; — Manuel des connaissances philosophiques préliminaires, contenant une Introduction générale, la Psychologie et la Lo- gique, in-8, Goëttingue, 1810, 1820; — Manuel des Sciences philosophiques, exécuté d'après un nouveau système, in-8, 2 parties, ib., 1815, 1820; — Religion de la raison, idée concernant l'avan- cement d'une religion philosophique durable, in-8, ib., 1824; — de Primis philos, grœcorum decrelis physicis dans les Comment. Soc. Goett. récent., vol. II, 1811 ; — Philosophorum alexan- drinorum ac neoplatonicorum recensio accura- tior; Comment, in Soc. Goett. habita, in-4, 1821. — Son Histoire de la poésie et de l'éloquence depuis la fin du treizième siècle, 9 vol. in-8, Goëttingue, 1801-12, contient aussi plusieurs notices qui intéressent la philosophie. Une par- tie de cet ouvrage a été traduite en français sous le titre d'Histoire de la poésie espagnole, 2 vol. in-8, Paris, 1812. J. T. BREDENBURG (Jean), de Rotterdam, contem- porain de Spinoza, a d'abord combattu ce philo- sophe dans un petit écrit intitulé : Enervatio traclalus thcologico-politici, una cum demon- stratione geomelrico ordine disposita naturam non esse Deum, etc. (in 4, Rotterdam, 1675). Mais plus tard, revenant sur ce petit traité, il en fut de plus en plus mécontent , il relut les écrits de son illustre adversaire, et, ayant fini par se con- vertir à ses doctrines, il composa en flamand une réfutation de ses propres objections, ce qui ne l'empêcha pas de rester sincèrement attaché au christianisme jusqu'à la fin de sa vie. C'est contre ce second ouvrage, aujourd'hui complètement tombé dans l'oubli, qu'est dirigé le petit écrit d'Orobio, imprimé à la suite de la prétendue Réfutation de Boulainvilliers, sous le titre sui- vant : Refulatio demonstrationum Joh. Breden- burg et B. D. Spinozœ. Voy. les Œuvres de Spinoza, publiées par M. E. Saisset. BROUSSAIS (François-Joseph-Victor), mé- decin, philosophe, naquit à Saint-Malo, le 17 dé- cembre 1772; son bisaïeul avait été médecin dans le pays, son grand-père pharmacien, et son père s'ciait établi, comme médecin, au village de Plcurtuit, non loin de Saint-Malo. La première éducation de Broussais fut très-négligée. A douze ans iljut envoyé au collège de Dinan, et ne s'y fit guère remarquer, dit-on, que par la fermeté de son caractère et l'activité de son esprit. En 1792, il s'enrôla dans une compagnie franche; mais une maladie assez grave le força bientôt de revenir près de ses parents. Cédant aux sollici- tations de sa famille, il se décida à embrasser la profession médicale, et entra comme élève à l'hô- pital de Saint-Malo et à celui de Brest. Broussais s'embarqua ensuite, comme chirurgien, à bord de la frégate la Renommée; il passa bientôt comme chirurgien-major, sur la corvette l Hirondelle et le corsaire le Bougainvillc. En 1799, Broussais vint, pour la première fois, à Pi ; «m il! bal enseignait alors avec tant d'éclat L'anatomie h La physiologie; Broussais fut un tlea élève Le plu a idu de < e grand maître ; il suivait eu méwu temps les leçons de Pinel, et adoplnit de tout point des doctrines contre les- quelles il devait s'élever plus tard avec tant de force et de retentissement. En 1803, Broussais se fit recevoir docteur-médecin; il avait pris pour sujet de thèse la fièvre hectique; dans cette dis- sertation il allait au delà des idées de Pinel lui- même, en lui reprochant de chercher à localiser une fièvre, ou plutôt une affection, essentiel- lement générale. Après avoir essayé, mais en vain, de se former une clientèle à Paris, Brous- sais reprit du service dans l'armée de terre ; il fut nommé médecin aide-major dans la division des côtes de l'Océan; du camp de Boulogne il suivit nos soldats dans les Pays-Bas et en Alle- magne ; attaché ensuite à l'hôpital d'Udine, dans le Frioul, il y rassembla les matériaux de son meilleur ouvrage, le Traité des Phlegmasies chroniques, qui ne fut publié qu'en 1808. De 1809 à 1814; Broussais fut employé, comme mé- decin principal, d'abord en Espagne, puis dans le midi de la France. Nommé en 1814 second pro- fesseur à l'hôpital militaire du Val-de-Grâce, Broussais put se livrer exclusivement à l'ensei- gnement clinique de la pathologie ; il ouvrit en même temps des cours particuliers dans un am- phithéâtre de la rue des Grès, et ensuite à l'Hos- pice de perfectionnement. Cet enseignement eut un remarquable succès : les élèves assiégeaient les portes de cette étroite enceinte; c'est que Broussais se posait alors comme une sorte de tribun en médecine. A l'issue de ses leçons, en- touré d'un groupe d'élèves, on le voyait traverser la place de l'École-de-Médecine, déclamant avec véhémence contre les professeurs de l'ancienne Faculté, qu'il appelait des hommes à robe et à rabat : sans avoir le talent de l'improvisation ni même celui de la parole réfléchie, il était cha- leureux, toujours acerbe et sans mesure, sans ménagement pour ses adversaires ; aussi, tant qu'il se trouva placé dans ce rôle d'opposition, ses leçons eurent un remarquable succès. Mais comment se fit-il que de médecin Broussais vou- lut tout à coup devenir philosophe? Comment se fit-il que, livré jusque-là à l'enseignement de la pathologie, il essaya de lutter avec les repré- sentants de la nouvelle philosophie? C'est ce que nous aurons à examiner tout à l'heure ; disons seulement ici que c'est en 1828 qu'il fit paraître la première édition de son Traité de l'Irritation et de la Fofo'e.-peu de temps avant sa mort, il se proposait d'en publier une seconde édition, édi- tion augmentée et surtout modifiée; car de l'é- cole de Cabanis il avait passé dans l'école de Gall. Cette seconde édition a été publiée depuis, et avec toutes les additions. En 1831, le nouveau gouvernement, pour ne pas laisser en dehors de l'enseignement officiel de la Faculté une aussi grande renommée médicale, créa une chaire de pathologie et de thérapeutique générales, et cette chaire fut confiée à Broussais. Mue par' les mê- mes sentiments, c'est-à-dire par le désir de s'ad- joindre un grand nom, la cinquième classe de l'Institut, nouvellement reconstituée, ouvrit ses portes à Broussais; mais, aussi bien dans cette paisible enceinte que dans le bruyant amphi- théâtre de la Faculté, tout prestige était tombé, et Broussais, qui pouvait lutter a armes égales avoc ses ad\ersaires en philosophie comme en médecine, Broussais, en quelque sorte épuise pai son ancienne guerre d'opposition, vécut, pour ainsi dire, sur sa renommée, sans exercer au- cune influence sur la nouvelle génération. Doué vigueur do constitution peu commune, Broussais avait résisté à toutes les fatigues de la vie militaire; mais vers la fin de 1837 sa santé parut s'altérer profondément; en 1838, on recon- nut en lui un mal toujours au-dessus des res- BROU — 207 BROU sources de l'art; et qui le minait sourdement de jour en jour : il succomba à cette cruelle mala- die le 17 novembre de la même année, à l'âge de soixante-six ans. Comme médecin, comme pathologiste, Brous- sais a occupé, sans contredit, un rang fort émi- qent dans la science; mais ce n'est pas à ce litre nu'il doit nous occuper ici : c'est comme philo- sophe que nous devons le faire connaître ; c'est son système tout matérialiste que nous devons rappeler en peu de mots, ainsi que la polémique qu'il a soutenue avec les représentants de la phi- losophie spiritualiste. Pour apprécier à leur juste valeur les idées de Broussais en philosophie, il faut, pour un mo- ment, nous reporter aux doctrines qu'il avait adoptées en physiologie ; car, comme l'a fort bien dit M. Mignet {Eloge de Broussais), Broussais a été conduit par la marche de ses études premiè- res à rattacher l'homme moral à l'homme physi- que, et il a ainsi appliqué ses théories physiologi- ques aux actes intellectuels. Mais ces théories ne lui appartenaient pas, il les avait empruntées à Bichat : à l'exemple de ce physiologiste, il avait supposé que, sous l'in- fluence de certaines causes, il s'établit dans les tissus vivants un état particulier désigné sous le nom d' irritation ; et cette irritation était deve- nue la base de toutes ses doctrines ; sauf quel- ques variantes, qui, suivant lui, ne changeaient rien au fond des choses. Ainsi il disait indiffé- remment stimulation, excitation, ou irritation, ou incitation; et il faisait jouer un rôle à ces mêmes états pour rendre raison de tous les actes de l'économie et de tous les phénomènes de la pensée. La définition que Broussais donnait de ces états d'irritation, de stimulation, etc., n'était pas, non plus, tout à fait celle de Bichat : Brous- sais supposait que tous les tissus sont formés de fibres; or, disait-il, quand ces fibres se contrac- tent naturellement, il y a excitation; si leur con- traction est portée au delà de certaines limites, il y a irritation.... Puis, à l'aide de son excita- tion ou de sa contraction normale des fibres, Broussais prétendait expliquer tous les actes in- tellectuels. Donnons une idée de ces prétendues explications. Broussais se propose d'abord de rendre compte des phénomènes de perception. Suivant lui, ces phénomènes sont fort simples, tout se borne alors à une excitation de la pulpe cérébrale; et notez qu'il dira la même chose pour la comparaison, pour le jugement, les volitions, etc., etc. Il n'est pas même fidèle ici à son langage, il voulait bannir de son dictionnaire, comme autant d'en- tités, les mots âme, esprit, intelligence; et par la force des choses, ces mots reviennent sans cesse sous sa plume. Que fait-il alors ? ceci pa- raîtra presque une naïveté, il s'arrête, comme mécontent de lai-même, il interrompt sa phrase, ajoute quelques points.... puis, pour maintenir son divorce avec les substantifs abstraits, il es- saye de délayer la même idée dans une phrase un peu plus longue. Je vais en citer un exemple qui a trait préci- sément à la perception. Broussais commence par dire : Les objets sont perçus par notre intelli- gence. Mais tout à coup' il s'aperçoit que lui aussi vient de donner de la réalité à ce qu'il ap- pelle une entité, qu'il vient de reconnaître in- volontairement l'existence d'un principe imma- tériel; il s'arrête alors, et se reprend de la manière suivante : Je veux dire que nous per- cevons les objets! Et il croit avoir ainsi échappé à cette nécessité de personnifier l'intelligence, ou le moi, et il se montre tout satisfait d'avoir corrige sa façon de parler de manière à ne plus dire que c'est le moi qui perçoit, mais bien le nous. Arrivant ensuite aux émotions, Broussais trouve qu'on les a distinguées à tort en morales et en physiques; elles sont toutes physiques suivant lui; mais comment, pour énoncer ce fait, va-t-il s'y prendre ? Il faut citer encore ici ses expres- sions, car il aura de nouveau à se débattre avec les difficultés de son propre langage : Les émo- tions, dit-il, viennent toujours d'une stimula- tion de V appareil nerveux du percevant! Mais qu'est-ce que ce percevant qui a, qui possède un appareil nerveux, et qui se distingue ainsi de ce même appareil? Et comment ce percevant peut-il avoir la conscience de la prétendue stimulation qui se passerait dans son appareil nerveux? C'est là ce que Broussais ne s'est pas demandé. Quant aux phénomènes relatifs au jugement, Broussais ne les a pas même abordés ; on le con- çoit parfaitement : ce sont des questions qu'il voulait considérer au seul point de vue de la sen- sation ou plutôt de la stimulation ; il ne pouvait donc en concevoir ni l'importance ni l'étendue. Il accepte néanmoins ici toutes les propositions des psychologues, lui qui écrivait un livre pour les combattre : avec eux il reconnaît que quand l'homme a satisfait ses premiers besoins, il se met à analyser ses propres perceptions; giCil se perçoit lui-même percevant. Cet aveu nous suffi- rait pour prouver que Broussais, arrivé à ce point des opérations intellectuelles, a été obligé de mettre de côté tout son attirail organique, toutes ces prétendues stimulations envoyées du cerveau aux viscères et des viscères au cerveau. Il semble, au reste, qu'il ait reconnu lui-même l'incompétence des physiologistes pour ces sortes de questions; il n'a rien analysé, rien appro- fondi ; il n'a donné qu'un sommaire, une enon- ciation générale. Il s'était fait fort, à l'exemple de son maître Cabanis, de prouver que le moral chez l'homme n'est encore que le physique con- sidéré sous un certain aspect; mais, après avoir matérialisé tant bien que mal les sensations, une fois arrivé aux actes de l'esprit, le voici arrêté court et obligé de changer jusqu'à son langage. Comme les psychologues, il est forcé de recon- naître et l'activité et l'initiative de l'esprit; seu- lement au mot esprit il substitue le mot homme; il dit : l'homme perçoit les émotions qui se passent dans son cerveau, l'homme compare ces émo- tions, l'homme les juge, se détermine, etc., etc. Ainsi Broussais, qui croyait avoir fait aux psychologues une objection sans réplique, en leur disant que, pour rendre compte des actes intel- lectuels, ils en étaient réduits à placer dans le cerveau un être doué de toutes les qualités d'un homme, faisant de cet être une espèce de musi- cien placé devant un jeu d'orgues, Broussais fait précisément ici cette supposition : à qui vient-il, en effet, d'attribuer la faculté de percevoir les objets, si ce n'est à ce qu'il appelle l'homme? à qui vient-il de reconnaître la faculté de comparer et la faculté de juger, si ce n'est encore à l'homme? Et quand on le presse de s'expliquer sur ce qu'il entend ici par homme, il se borne à dire que c'est le cerveau percevant, le cerveau percevant qu'il perçoit, le cerveau jugeant ses perceptions! De sorte que, dans son langage prétendu positif, qui dit homme, dit cerveau. Mais d'où vient qu'après avoir tant parlé du cer- veau quand il s'agissait des impressions et des sensations venues du dehors, lorsqu'il a fallu parler des actes de l'intelligence et de la part qu'y prend l'esprit, d'où vient que Broussais n'a pas fait intervenir le cerveau, mais son entité homme ? C'est que la force des choses l'emportait UROU — 208 BUOU sur les nécessites d'un mauvais système , c'est qu'après avoir invoqué le rôle des organes, des viscères, des nerfs et de l'encéphale pour tout ce qui est relatif aux sensations, Broussais, ar- rive aux phénomènes intellectuels proprement dits, a été obligé de laisser le cerveau dans la passivité de ses ébranlements, de ses stimulations et de faire intervenir, pour tout ce qui a trait aux forces mentales, à l'activité de la pensée, de faire intervenir, dis-je, un principe nouveau, un principe autre que le cerveau, et qu'il a désigné, pour ne pas trop se compromettre, sous le nom d'homme. Il nous reste maintenant à nous ré- sumer en peu de mots sur le système de Brous- sais. Ce système, nous l'avons vu, est étroitement lié aux systèmes de Cabanis et de Gall. Ceci est tellement vrai, que Broussais s'était d'abord donné comme le continuateur de Cabanis, et que, vers la fin de sa vie, il a embrassé avec chaleur toutes les idées de Gall. Mais, tout en adoptant ainsi les principes de ces deux physiologistes, il avait voulu entrer plus avant dans l'explication des phénomènes de l'intelligence: Cabanis s'était efforcé de rattacher ces phénomènes au jeu des organes encéphaliques; Gall avait voulu les loca- liser dans le sein de ces mêmes organes ; Brous- sais a voulu nous dire quel est positivement l'état de la masse cérébrale ou de la portion de cette masse dévolue, selon lui, ,à la production de ces mêmes phénomènes. Ses prédécesseurs n'avaient exigé pour cela qu'un certain développement, une structure ré- gulière de ces parties , Broussais a pensé que cela ne suffisait pas, et de là sa supposition d'un certain état de la fibre nerveuse, état caractérisé, suivant lui, par l'excitation ou la stimulation, c'est-à-dire par le raccourcissement de cette même fibre. Comme en cela Broussais dénonçait un état matériel directement observable, il a suffi d'en appeler aux recherches de tous les anatomistes pour prouver que sa fibre contractile n'existe dans aucune portion du système nerveux, et que, partant, il n'y a pas d'état organique qui puisse offrir les caractères de la stimulation. Ceci une fois prouvé, tout le système, tout l'é- chafaudage organique de Broussais, s'écroulait : il n'en restait plus rien; et s'il y a quelque chose aujourd'hui qui puisse exciter notre étonnement, c'est que le livre où se trouvent amassées tant de suppositions, tant d'erreurs et de mauvais raisonnements, ait suscité, lors de son apparition, une aussi vive émotion parmi les philosophes et les médecins; il le devait sans doute à ses for- mes, à cette polémique si ardente, si impétueuse qui en remplit presque toutes les pages. On se demandera peut-être ici d'où venaient cette colère de Broussais, ces attaques si véhémentes. C'est que ses premiers maîtres avaient été remplacés, comme le dit M. Mignet {Éloge de Broussais), par les savants et brillants introducteurs des théories psychologistes et idéalistes, -récemment professées en Ecosse et en Allemagne; c'est que les chefs de cette nouvelle école attiraient autour d'eux la jeunesse par la beauté de leur parole, et qu'ils avaient fondé en France une philo- sophie décidément spiritualiste. Broussais ne pouvait leur pardonner leur succès et l'éclat de leur enseignement : de là la violence de ses at- taques, ces reproches continuels d'ontologie, i prétendues entités qui reviennent sans cesse sous sa plume. ■ Ces philosophes, disait-il, sont des rêveurs; c'est dans mi genre particulier de rêverie qu'ils ont découvert que le principe de l'intelligence est un être indépendant de l'appareil nerveux; principe qu'ils ont comparé à un éther, à un gaz, etc. » Broussais a fait souvent parler ainsi ses adversaires, il a même organisé avec eux. d son livre, des espèces de dialogues; il les ta il les gourmande et parfois même les réduit au silence, toujours dans son livre bien entendu. Ici, par exemple, il monte en chaire et se met à prouver sérieusement qu'un gaz, qui est un corps inerte (sic) et qui n'a jamais donné de marque d'intelligence, ne peut produire des opérations in- tellectuelles, ou les l'aire exécuter au système nerveux. Ce n'était pas là cependant ce que prétendaient les adversaires de Broussais : ils avaient reconnu que la science des phénomènes intellectuels doit avoir ses véritables fondements dans l'obser- vation; mais qu'il y a différentes voies, différents modes d'observation. Puisqu'il y a deux ordres de faits également certains relatifs à l'homme, l'histoire de l'homme est double, disaient-ils; ce serait en vain que les naturalistes prétendraient la faire complète avec les seuls faits du domaine des sens, et les philosophes avec les seuls faits de conscience ; ces deux ordres de faits ne pour- ront jamais se confondre. Bien de plus conciliant que ces prétentions; eh bien, Broussais, qui vient lui-même de citer ces paroles, n'en va pas moins répéter qu'on veut dépouiller les médecins de ce qui leur appartient véritablement; que les psychologues rn'ont rien à faire ici. « Il n'a qu'un regret, dit-il, c'est que les médecins qui cultivent la physiologie ne ré- clament qu'à demi-voix la science des facultés intellectuelles, et que des hommes qui n'ont point fait une étude spéciale des fonctions, veu- lent s'approprier cette science sous le nom de psychologie. » (De V Irritation et de la Folie} t. II, p. 10.) Cinq ou six mois avant sa mort, Broussais avait cru devoir consigner sur un carré de papier, déposé aujourd'hui à la Bibliothèque nationale, quelques réflexions portant pour suscription : Développement de mon opinion et expression de ma foi. Nous nous sommes fait représenter cette pièce, qui ne porte ni date ni signature, et, après l'avoir lue, nous nous sommes demandé ce qui a pu engager Broussais à écrire cette es- pèce de testament philosophique. Était-ce dans l'intention d'imiter Cabanis, qui, après avoir professé pendant toute sa vie que l'âme est une sécrétion du cerveau, a fini, dans sa lettre à M. Fauriel. par déclarer que, de toute nécessité, il faut admettre un principe immatériel? ou bien était-ce, comme le prétend M. Montègre, pour répondre aux lettres que de toutes parts on lui adressait sur l'étendue de sa foi? Quoi qu'il en soit, et bien que Broussais, dans cette pièce, se déclare déiste, ses opinions sont à peu près les mêmes que celles qu'on trouve dans le traité De l'irritation et de la folie; seulement il veut bien reconnaître qu'une intel- ligence a tout coordonné dans l'univers: ajoutons qu'il n'en peut conclure qu'elle ait créé quelque chose. Quant à l'âme, il ne fait aucune concession; il reste bien convaincu que l'âme est un cerveau agissant et rien de plus: et quelles sont les raisons qui l'ont engagé à persister dans cette opinion? les voici telles qu'il les a rappelées dans cette expression de sa foi : Dès que je sus. dit-il, p ir l" chirurgie, quedu pms accumulé c\ la surface du cerveau )■ Dans l'étude des émotions il range les senti- ments en diverses classes, selon qu'ils se rap- portent au pré ' ni. .ni passé ou à l'avenir, i i le nomme émotions immédiates, rétrospectives ou prospectives (ces dernières comprennent le désir et les passions qu'il engendre). Chacune de ces trois grandes classes se subdivise d'après la di- versité des objets qui excitent le sentiment, et selon que le sentiment implique ou non quelque idée morale. On y trouve une énuméralion com- plète et une analyse assez approfondie des passions ainsi que des sentiments du beau, du sublime, du bien moral, et une critique des diverses ex- plications qui en ont été proposées. Les parties qui suivent, la Morale et la Théo- logie naturelle, offrent peu d'idées originales; nous ne nous y arrêterons pas. Quant à la Po- litique, l'auteur ne l'aborde pas, et la renvoie à un enseignement d'un autre ordre. Brown a pu faire aux philosophes écossais qui l'ont précédé quelques reproches de détail qui ne sont pas sans fondement, et qui d'ailleurs leur avaient été déjà souvent adressés, notamment par Priestley, comme de trop multiplier les prin- cipes, de ne pas faire de classifications scientifi- ques, d'avoir pris trop à la lettre, dans la question de la perception extérieure, certaines expressions peu rigoureuses de leurs prédécesseurs ; mais, en voulant éviter ces défauts, il est tombé dans un mal bien pire : il a fait des classifications arbitraires et artificielles; il a, en croyant simpli- fier, supprimé ou dénaturé plusieurs des facultés de l'âme et, avant tout, la volonté; sur les points les plus importants, notamment sur les questions de la causalité, de la perception des corps, il a compromis les résultats obtenus par ses maîtres; et s'il n'a pas ouvertement professé le scepticisme et le fatalisme, il a mis la philosophie sur le bord de ces deux abîmes. Du reste, si ses Leçons ne sont pas d'un pro- fond métaphysicien, elles attestent un homme d'esprit, un littérateur distingué, et offrent des descriptions exactes, des analyses délicates. Le style en est fleuri, poétique, éloquent même parfois, bien que souvent diffus et vague. Elles ont obtenu une vogue extraordinaire dans la Grande-Bretagne et dans l'Amérique anglaise. Comme elles offrent un ensemble complet en apparence, elles sont devenues, dans la plupart des écoles, le manuel de l'enseignement. La philosophie de Brown a été diversement jugée par ses compatriotes. Mackintosh, qui, il est vrai, était son ami, en fait le plus grand éloge, et s'appuie de son autorité pour confirmer sa propre théorie sur le fondement de la morale (voy. Histoire de la Philosophie morale, p. 370 de la trad. de M. Poret). Hamilton, au contraire, le juge très-sévèrement, et, prenant contre lui la défense de Reid dans la question de la per- ception et des idées, il soutient que les erreurs combattues par le philosophe de Glascow ne sont que trop réelles, et que c'est Brown qui n'a rien compris à la question qu'il traitait (vpy. un long art. de M. Hamilton dans la Revue d'Edimbourg, octobre 1830, traduit en français par M. Peisse d ins les Fragments de philosophie par William Hamilton; in-8, Paris, 1840). Quoi qu'il en soit, les doctrines de Brown ont acquis de l'autre côté du détroit une telle importance, que tout homme qui écrit sur les matières philosophi- ques, croit devoir les discuter et compter avec elles. David Wclsh, professeur d'histoire ecclésias- tique à Édimb g. On peut consulter -.Notice sur la vie ci les écrits de Th. Brown, in-8, Édimb., 1825, qui fait connaître à tond l'homme, mais OÙ le philosophe est jugé ave- trop de fa- , Critique de la philosophie de Th. Brown. in-8. v B. bruce (Jean); publiciste cl philosophe écos- BRUC — 211 — BRUC sais, né en 1744, et mort le 15 avril 1826. Il des- cendait de l'ancienne dynastie écossaise de Bruce, et joua un assez grand rôle dans la presse, comme organe de la politique de lord Melville. Eu échange de ses services, lord Melville l'écrasa littéralement d'honneurs et de riches sinécures. Comme philosophe, il ne s'écarte pas de l'esprit général de l'école écossaise ; mais il n'y a rien dans ses écrits qui le distingue personnellement. 11 n'y a que deux de ses ouvrages qui méritent d'être cités ici : les Premiers principes de Phi- losophie, in-8, Édimb., 1870, et les Éléments de Morale, in-8. 1786. BRUCKER (Jean-Jacques), né à Augsbourg en 1696, fit ses études à Iéna. Il exerça les fonctions de pasteur, et se distingua dans la pré- dication. Ses études se tournèrent de bonne heure vers l'histoire de la philosophie, et il pu- blia divers écrits qui servirent de préparation à son grand ouvrage intitulé : Historia crilica philosophice a mundi incunubilis ad nostram usque celalem deducta. Un abrégé qui parut en 1747 et qui eut plusieurs éditions du vivant même de l'auteur, a servi de base à l'ensei- gnement dans les universités allemandes jusqu'à la publication du Manuel de Tennemann. Bruc- ker est mort à Augsbourg, en 1770. L'histoire de la philosophie est une science moderne, et Brucker en est le premier repré- sentant sérieux. Aristote n'est pas un historien de la philosophie, parce qu'ordinairement, avant d'exposer ses propres doctrines, il passe en revue et apprécie celles de ses devanciers; Diogène Laërce n'est qu'un biographe et un compilateur. On doit en dire autant de tous ceux qui nous ont laissé des documents sur la vie et les écrits des philosophes de l'antiquité. Au milieu du xvne siècle, Stanley publia, il est vrai, une his- toire de la philosophie (the History of philo- sophy, 4 parties en 1 vol. in-f°, Londres, 1659- 60); mais elle comprend seulement les écoles et les sectes de la philosophie ancienne; elle repose d'ailleurs sur cette idée fausse, que la philosophie est exclusivement païenne et que ses destinées sont achevées à l'apparition du christianisme. D'autres travaux de Homius, Grœvius, Heinsius et autres sont également incomplets et insuf- sants. Si on veut indiquer les vrais fondateurs de l'histoire de la philosophie, c'est à Bayle et à Leibniz que ce titre doit être décerné. Le pre- mier a mis au monde la critique, et le second a tracé le plan de la nouvelle science; Brucker a eu l'honneur de lui élever son premier mo- nument. On ne doit pas s'attendre à trouver dans un ouvrage qui représente une science à son début les qualités qu'on serait en droit d'exiger à une époque plus avancée. Quand on songe d'ailleurs à toutes les conditions, si difficiles à remplir, auxquelles doit satisfaire l'historien de la philo- sophie, il faut savoir gré à celui qui est entré le premier dans la carrière d'en avoir réuni quelques-unes à un degré éminent. Certes, ce n'était pas une intelligence commune que celui dont le livre, après les travaux accumules depuis deux siècles et tant de recherches récentes, est encore aujourd'hui consulté même par les savants, et dont la lecture est obligée pour quiconque se livre à l'étude sérieuse des systèmes philoso- phiques. Brucker possédait une érudition im- mense. Il avait exploré le vaste champ des opi- nions et des systèmes. Il avait fait une étude consciencieuse de tous les monuments qui figu- rent dans cette histoire qui commence avec le monde et finit au xvme siècle. Chose rare ! il a su tout embrasser sans être superficiel. On voit qu'il a compulsé les écrits des philosophes dont il retrace la doctrine, ou il n'en parle que d'après les autorités les plus respectables. Il discute l'au- thenticité de leurs ouvrages. Sa critique est saine et judicieuse; de plus, les écoles et les systèmes ne sont pas entassés sans ordre et dis- tribués au hasard dans son livre : il les range selon la méthode chronologique, et il établit entre eux une certaine filiation. La biographie des philosophes est traitée avec le plus grand soin. Il n'omet aucune circonstance qui peut jeter quelque lumière sur le développement de leurs idées. Quant à l'exposition des systèmes, il ne se contente pas de quelques maigres aperçus ou d'un résumé général : chaque système est analysé dans toutes ses parties avec une étendue proportionnée à son importance. Ses points fon- damentaux sont présentés dans une série d'ar- ticles classés avec ordre et symétrie. Dans l'ap- préciation et la critique, Brucker se montre pénétré de l'esprit d'indépendance qui caractérise la philosophie moderne et le xvne siècle; cet esprit se trahit dans le titre même du livre : His- toria crilica. Disciple de Bacon et de Descartes, Brucker ne s'en laisse imposer par aucune au- torité ; il est, pour lui emprunter ses propres expressions, aussi éloigné d'un excessif respect pour l'antiquité, que d'un amour peu raisonné de la nouveauté. On reconnaît dans ses jugements un sens droit et solide qui ne manque pas de sagacité et de pénétration. A ces qualités de l'esprit, joignez celles qui tiennent au caractère et qui ne sont pas moins essentielles à l'historien de la philosophie qu'au philosophe : l'amour de la vérité, la sincérité, la candeur, la modestie, la réserve dans les jugements, qualités que per- sonne n'a possédées à un degré plus éminent que Brucker, et qui le font aimer et vénérer comme un sage des temps anciens. Sans doute il a ses préjugés; il est de son siècle, il appartient à une école, celle de Leibniz et de Wolf, et il est théologien; mais toutes ces dispositions sont dominées par l'amour du vrai, le désir d'être juste avant tout, et une certaine bienveillance universelle qui l'élève comme malgré lui jusqu'à l'impartialité. On ne doit pas craindre de dé- passer la vérité en disant que chez lui on re- marque un vif respect pour l'esprit humain et ses productions; ce qui lui fait consacrer de longues et patientes recherches à des ouvrages et des hommes qu'il ne pouvait ni comprendre ni même beaucoup estimer. Cette impartialité qui n'étonne pas dans Leibniz, doit nous faire d'autant plus admirer celui qui n'était pas doué du même génie compréhensif et conciliateur. Brucker est souvent plus impartial que bien des historiens qui professent la tolérance pour tous les systèmes et qui les mutilent pour les faire entrer dans des classifications et des théories a priori. Tels sont les mérites que l'on doit reconnaître dans le père de l'histoire de la philosophie; son ouvrage doit être classé parmi les plus grands travaux de l'érudition et de la science; si nous en signalons les défauts, c'est moins qu'il soit nécessaire de porter un jugement absolu, que de montrer les progrès que devait faire l'histoire de la philosophie pour sortir de son berceau et s'avancer vers son but idéal. 1° Brucker n'a pas une idée bien nette de l'objet de la philosophie : il résulte de là, qu'il est incapable de tracer les véritables limites de son histoire, d'en marquer le point de départ, de distinguer ses monuments de ceux qui appar- tiennent à d'autres histoires spéciales. Il s'enfonce dans les origines ; il fait la philosophie contem- poraine des premiers jours de la création; son histoire commence au berceau du genre humain BRUC — 212 — BRUN (« mundi incunabulis). La philosophie est anté- rieure au déluge, Philosophia antediluviana ; il va la chercher sous la tente des patriarches et 1rs chênes des druides, et jusque parmi les peu- plades à moitié sauvages de l'Amérique, Philo- sophia barbarica; il interroge les codes des premiers législateurs, de Minos, de Lycurgue et de Solon, les poèmes d'Homère et d'Hésiode, Philosophia homerica; il confond ainsi l'his- toire de la philosophie avec celle de la religion, de la mythologie, de la poésie et de la politique. Mais quand on voit la même confusion systéma- tiquement introduite de nos jours dans l'histoire de l'esprit humain, il faudrait être bien injuste pour ne pas pardonner à Brucker d'avoir été trop scrupuleux et d'avoir voulu faire un ouvrage complet. 2° Confondre, ce n'est pas saisir les rapports, mais les supprimer. Aussi Brucker ne comprend pas les véritables rapports qui unissent l'histoire de la philosophie avec les autres histoires parti- culières, ni l'influence exercée sur le dévelop- pement de la pensée philosophique par les évé- nements qui appartiennent à l'histoire religieuse, politique et littéraire, etc. Il ne peut marquer la place de la philosophie parmi les autres éléments de la civilisation; mais cette pensée n'était pas de son siècle. 3° Brucker suit la méthode chronologique, mais d'une manière tout extérieure : il ne sait pas déterminer les grandes époques de l'histoire de la philosophie d'après les phases qu'a par- courues dans son développement la pensée hu- maine et la réflexion. Il emprunte à l'histoire générale ses divisions matérielles. Une première époque renferme avec la philosophie orientale, la philosophie grecque, et s'arrête à l'ère chré- tienne ; la seconde commence avec l'empire romain et s'étend jusqu'à la renaissance des let- tres : de sorte que l'école d'Alexandrie et la sco- lastique se trouvent comprises dans la même époque. Le xvne siècle forme à lui seul la troi- sième. Pour faire l'histoire des écoles qui figurent dans chacune de ses grandes périodes, Brucker suit un procédé très-commode; il les range par séries et les fait passer successivement devant nos yeux : les Ioniens d'abord, ayant à leur tête Thaïes, puis les socratiques, les cyrénaïques, Platon, Aristote, les cyniques et les stoïciens. Vient ensuite une autre série qui a pour chef Pythagore et qui se continue avec les éléates, les héraclitéens, les épicuriens et les sceptiques. D'abord cet ordre pacifique n'est guère conforme à l'histoire ; il est loin de représenter la mêlée des opinions humaines. Les systèmes ne marchent pas ainsi sur des lignes parallèles ; ils se dévelop- pent simultanément, agissent les uns sur les autres, s'opposent et se combattent. On ne peut donc les comprendre isolément. Ensuite, n'est- on pas étonné de trouver Socrate parmi les suc- cesseurs de Thaïes et de voir Epicure et les sceptiques marcher sous la même bannière que les pythagoriciens et les éléates? Cette classi- fication est arbitraire et superficielle. 4° Brucker est très-érudit et très-savant; mais la critique ne faisait que de naître de son temps. Il accueille trop facilement les fables et les récits de l'antiquité, et ne sait pas assez distingue] la tradition de l'histoire. Il ne discute pas suffi- samment les autorités. Les sources où il puise ne sont pas toujours pures, il lui arrive alors de prêter aux philosophes des opinions qui ne sont bas Us leurs, et qui contredisent l'esprit général de leur doctrine. 6' Ce qui manque surtout à Brucker, c'est qu'il n'est pas assez philosophe; il ne sait pas suivre un système dans son développement or- ganique, dans sa méthode, ses principes et ses conséquences. Cette série de propositions juxta- posées et numérotées rappellent trop la méthode géométrique et le formalisme de Wolf. La véri- table clarté ne peut naître que de l'enchaînement logique des idées? et cette régularité apparente cache une confusion réelle. La faiblesse des jugements portés par Brucker lui a fait donner le nom de compilateur. Cette qualification est injuste, surtout dans la bouche de ceux qui compilent son livre sans le citer, et dont la critique n'est pas toujours beaucoup plus profonde ni plus vraie que la sienne. Les appré- ciations de Brucker, quoique ne dépassant guère le simpie bon sens déveioppé par l'étude des systèmes, ne sont pas toujours aussi insignifiantes qu'on pourrait le croire; il suffirait de citer le jugement remarquable sur le cartésianisme. Le disciple intelligent de Leibniz se montre plus d'une fois dans le cours de ce savant ouvrage. D'ailleurs cette infériorité est le sort commun de tous les historiens de profession de la philo- sophie ; car, à un degré supérieur, l'histoire de la philosophie se confond avec la philosophie même. Le véritable historien est le plus grand philosophe de l'époque. Le dernier venu a seul le droit de juger ses prédécesseurs, quand il a su les dépasser et se placer au sommet de son siè- cle. L'histoire de la science se renouvelle et fait un pas à chaque progrès notable que fait la science elle-même. En ce sens, Platon, Aristote, Leibniz seraient les vrais historiens de la philo- sophie. Voici la liste des ouvrages de Brucker : de Comparatione philosophiez gentilis cum Scrip- lura sacra caule instituenda, in-4, Iéna, 1719; — Historia philosophicœ doctrinœ de ideis, in-8, Augsb., 1723; — Olium vindelicum, seu Melclematum historico-philosophicorum triga, in-8, ib., 1729; — Courtes questions sur l'his- toire de la philosophie, 7 vol. in-12, Ulm, 1731 et années suivantes. Un extrait de ce livre parut en 1.736, sous le titre de Principes élémentaire de Vhisloire delà philosophie, in-12; — Disserlatio epislol. de Vila Hieron. Wolfïi, in-4, Augsb., 1739 ; — Historia critica philosophiœ a mundi incunabulis, etc., 5 vol. in-4, Leipzig, 1742-44. La 2e édition parut en 1766 et 1767, accompagnée d'un 6e volume, sous le titre d'Appendix acces- siones, observationes, emendaliones, illustra- tiones, atque supplemenla exhibens ; — Instilu- tiones historiée philosophicœ, in-8, ib., 1774 et 1756 (abrégé du grand ouvrage); Miséellanea hist. phil. litt. cril., olim sparsim édita , in-8, Augsb., 1748; — Lettre sur l'athéisme de Parménidc, dans la Biblioth. German., t. XXII ; — Disserta- lio de alheismo Slralonis, au tome XIII des Amœnilalcs lillerariœ de Schcllhorn; — Pina- cotheca scriptorum noslra œtate litleris illus- trium, etc., avec des portraits, in-f°, Augsb., 1741-55; — Monument élevé en l'honneur de l'érudition allemande, ou Vies des savants alle- mands qui ont vécu da7is les xvc, xvie et xvne siècles, avec leurs portraits, in-4, Augsb., 1747-49 (ail.). Au commencement de la leçon douzième de Y Introduction à l'histoire de la philosophie, M. Cousin a présenté une appréciation étendue de l'ouvrage de Brucker; cet article en repro- duit les points principaux. Ch. B. bruno (Giordano) naquit à Noie vers 1548, dans ht terre de Labour, province de ce royaume de Naples qui avait déjà produit saint Thomas, et où bientôt allaient naître Campanella et Va- nini. On ne sait pourquoi cet ardent esprit se résolut à entrer dans l'ordre des dominicains; on présume qu'il y excita par la hardiesse de ses opinions la haine de ses confrères, et qu'il BRUN 213 BRUN eut quelque peine à s'enfuir du cloître, « pri- son étroite et noire, dit-il dans un sonnet, où l'erreur m'a tenu si longtemps enchaîné. » 11 avait recouvré la liberté, mais non le repos, et on ie voit dès lors promener de ville en ville une vie errante et persécutée. Il était à peu près dans sa trentième année ; il avait toutes les grâ- ces du visage et du corps, tous les dons de l'es- prit, poète, prédicateur, philosophe, astronome et mathématicien, habile à passionner les esprits et à les égayer. Mais, pour sa gloire et son mal- heur, il était obsédé d'une idée à laquelle il se sacrifia avec l'enthousiasme d'un dévot : en op- position à la scolastique expirante, et à l'Église encore dans sa force, il avait conçu une doc- trine qu'il croyait salutaire pour le bonheur des hommes ; et n'étant pas de ceux qui ferment la main quand ils tiennent la vérité, il voulait la propager dans le monde. La tâche était dure en ce temps : voyager de ville en ville, s'arrêter dans chaque université, défier ses adversaires, gagner les indifférents, amasser sur sa tête les haines de l'intolérance et les rancunes de la fausse science, s'enfuir aussitôt comme pour courir à d'autres luttes, à d'autres dangers, jusqu'à une catastrophe trop facile à prévoir. Bayle a beau railler « ce personnage qui en ma- tière de philosophie fait le chevalier errant; >< il n'y a rien de ridicule dans ce dévouement nourri par une conviction profonde et couronné par une mort héroïque. Bruno commence sa mission par l'Italie ; il passe rapidement à Gênes, à Milan. a Venise, à Nice ; et chassé de ville en ville, il quitte ce pays pour aller combattre dans toute l'Europe, sinon pour la vérité, du moins pour la liberté qui seule peut la conquérir. On le voit tour à tour à Genève, où le fanatisme calviniste lui ferme bientôt la bouche; à Lyon, à Toulouse, si inhospitalière à la philosophie ; à Paris, où grâce à la protection d'Henri III il obtint de se faire entendre, et où il aurait pu même, dit-on, occuper une chaire, « s'il avait voulu aller à la messe. » A partir de ce moment, il commence à publier cette longue suite d'ouvrages en italien et en latin, en prose et en vers, qui, condamnés ou suspects dès leur apparition, deviennent bientôt introuvables, et où se dissémine, sans jamais se contredire, sa pensée qu'il n'a pas eu le loisir de ramasser en un système rigoureux. Si tout le monde ne comprend pas son panthéisme subtil, ni sa logique renouvelée de l'art de Raymond Lulle, ses disciples, car il en a, et ses ennemis peu nombreux, entendent des attaques contre Aristote. contre l'astronomie de Ptolémée, contre l'intoiérance; et ses appels incessants à la liberté: « Pourquoi ecrit-il au recteur de l'Université de Paris, pourquoi invoquer toujours l'autorité"? Entre Platon et Aristote, qui doit décider? Le juge souverain du vrai, l'évidence. Si l'évidence nous manque, si les sens et la raison se taisent, sa- chons retenir notre jugement et douter. L'auto- rité n'est pas hors de nous, elle est en nous-mêmes ; c'est la lumière divine qui brille en nos âmes pour inspirer et diriger nos pensées. » De telles idées semblèrent importunes à ceux qui avaient ordonné ou permis la Saint-Barthélémy. Bruno se flatte qu'elles seront moins odieuses à l'An- gleterre protestante; il trouve à Londres, comme partout, des protecteurs dont la bienveillance est un témoignage en faveur de la dignité de sa vie. Il est même admis à la cour d'Elisabeth, auto- risé à prendre part aux discussions de l'Univer- sité d'Oxford, et à y donner quelques leçons. Mais à mesure qu'il dévoile ses opinions, il de- vient suspect, et doit recommencer ses voyages. 11 revient à Paris, puis se risque en Allemagne, où il trouve à Wittemberg un moment de repos. 11 n'en quitte pas moins ce berceau de la réforme, qu'il appelle l'Athènes de la Germanie, pour aller attaquer le catholicisme à Prague ; il passe suc- cessivement àHelmstadt, où, dit-on, malgré toute vraisemblance, le duc de Brunswick veut lui con- fier l'éducation de son héritier, et enfin à Franc- fort sur le Mein. Là, il apprend qu'un noble vé- nitien, Mocenigo, averti de son mérite et de sa science, désire se l'attacher comme précepteur. 11 ne craint pas de remettre les pieds en Italie ; à peine arrivé, il est trahi, dénoncé par celui-là même qui l'avait appelé, et arrêté à Venise en 1592. Son odyssée avait duré dix années; il lui restait encore à subir une longue captivité. Le grand inquisiteur de Rome le réclama : le gou- vernement de Venise refuse de le livrer, mais le garde sous les Plombs. En 1598, le Saint-Office obtient enfin qu'on lui livre sa proie ; pendant une procédure qui dure deux ans, il est sommé de retracter ses erreurs, il peut acheter la vie au prix d'une abjuration : il refuse avec une fermeté héroïque. On le livre enfin au bras sécu- lier, pour que, suivant l'hypocrite formule, « il soit puni avec toute la clémence possible et sans effusion de sang, » c'est-à-dire brûlé vif. « Vous êtes plus épouvanté de prononcer ma sentence que moi de l'entendre ; » telles furent les der- nières paroles de ce martyr qui garda sa sérénité au milieu des flammes. Cette tragédie se termi- nait la première année du xvnc siècle. Ses enne- mis furent modestes en leur triomphe, et au lieu de publier cet exemple, ils s'attachèrent à en faire disparaître les traces. Pendant longtemps on douta du sort de Bruno : « Voilà qui est sin- gulier, s'écrie Bayle, on ne sait pas au bout de 80 ans si un jacobin a été brûlé en place publi- que pour ses blasphèmes. » Aussi il a été difficile de retrouver les considérants de la sentence : on sait pourtant que Bruno fut condamné pour crime d'athéisme. Des juges même ignorants et préve- nus n'ont pu se tromper à ce point ; ils ont frappé, non pas l'athée, mais le libre penseur, le parti- san du mouvement de la terre et de la pluralité des mondes. L'esquisse de son système suffit pour prouver qu'il eut jusqu'à la passion le sen- timent religieux. La philosophie de Giordano Bruno est le pan- théisme ; les critiques en ont indiqué la source; c'est, disent-ils, un rejeton du néo-platonisme d'Alexandrie. 11 est certain, en effet, que l'idéa- lisme alexandrin, souvent alors confondu avec le vrai platonisme, est parvenu jusqu'à Giordano Bruno; qu'il le connaît, non pas peut-être direc- tement et par l'étude des textes de Plotin ou de Proclus, mais par une longue tradition : Avice- bron, Maimonide, Nicolas de Cusa et les plato- niciens d'Italie lui ont communiqué plus d'une idée. Cependant le panthéisme n'a pas grandi peu à peu dans son esprit; ce n'est pas le fruit tar- dif de l'érudition; il y est né tout d'un coup, spontanément, et l'étude n'a pu que le confir- mer dans cette croyance. L'imagination et le sentiment ont devancé chez lui les procédés de la méthode, qu'il n'a jamais maniés avec beau- coup de succès. Après tant de systèmes qui sen- tent l'école, c'est une joie pour f historien de ren- contrer une doctrine vivante, sortie du fond d'un cœur passionné, et à ce seul titre Bruno mérite une des premières places dans son siècle. Il est, en effet, inspiré par un sentiment que les âges précédents avaient à peu près ignoré, l'amour de la nature. L'univers lu: paraît rayonnant de beauté, la vie aimable, la nature admirable jusque dans ses œuvres les plus Rétives, et prodigieuse dans sa puissance : elle lui révèle l'infini. Sa doctrine est si bien née d'un libre effort de son génie, que l'érudition ne parvient pas à lui enlever son ori- BRUN 214 — BRUN ginalité. II ne lit que pour trouver des témoins et des autorités, il ne cite que pour confirmer ses opinions personnelles. S'il faut l'en croire, il était copernicien avant d'avoir connu les travaux de Copernic, et pour de tout autres raisons : l'as- tronomie de Ptolémée rétrécit le monde ; il faut briser ces cieux imaginaires, et ouvrir les espa- ces où Dieu accumule « les soleils» blanchissant la voie lactée, où il envoie les étoiles comme des ambassadeurs. » De même il est panthéiste avant d'avoir étudié les alexandrins,^ et d'une tout autre façon que les idéalistes néo-platoni- ciens. Pour cette àme poétique le monde est beau comme un symbole, comme un discours, par ce qu'il exprime, par ce qu'il révèle, c'est à-dire par la divinité qui l'anime. Le mouvement de la pensée, l'induction, la découvre en toute chose. En effet, au delà des phénomènes il y a des causes, et en chaque être il y a des principes; parmi ces causes les unes semblent en dehors de leurs effets et peuvent être d'une autre na- ture, les autres sont inhérentes aux choses et de même essence qu'elles. Les péripatéticiens recon- naissent quatre causes; mais il n'y en a en réalité que deux, la cause efficiente qui produit le mou- vement et la cause finale qui le dirige : la forme et la matière ne sont pas des causes, mais des principes de l'être. Bien plus, la forme n'existe pas en elle-même, sinon à titre d'abstraction; « elle n'est qu'un accident, une circonstance de la ma- tière ; elle n'est ni substance ni nature, mais quelque chose de la substance et de la nature. » La matière n'est pas, comme le dit Aristote, une simple possibilité, ni même un principe passif comme le veulent les platoniciens ; c'est une force féconde, toujours en acte, c'est-à-dire toujours revêtue d'une forme, simple et indivisi- ble dans son essence^ d'où toutes les choses sor- tent, avec leurs différences, comme l'enfant sort déjà vivant et individualisé du sein de sa mère. Si l'on considère les deux causes on pourra de même les réduire à l'unité : car la cause finale ne peut être séparée de la cause motrice, puis- qu'il ne peut y avoir de mouvement sans but, c'est-à-dire sans direction. Il ne reste donc plus qu'un principe, la matière, et une cause, le mo- teur, et on peut dire avec les stoïciens que toute chose est constituée par la matière et la force. Que l'on simplifie encore, et surtout qu'on s'élève du monde où les choses s'opposent, où l'esprit et le corps, les idées et les mouvements semblent différents, à l'absolu où tout se concilie : à cette hauteur la force et la matière se confondent dans l'unité de la substance; la cause et le prin- cipe se combinent; et comme tout être est à la fuis ces deux choses, il est permis de dire qu'il n'y a qu'un être, Dieu, identique en tout, présent à tout, « nature de la nature, » ou suivant une expression que Spinoza a retenue : « nature natu- ranlc. » Quanta la nature propremcnl dite, elle est distincte de Dieu, sans en être séparée, elle est sa fille unique, unigenita. Dieu est donc, si l'on veut, quelque chose hors de l'univers, se orsum et in se unum; mais à ce degré d'exis- tence il est inaccessible 3 la peu iée, inexprima- ble au langage, supérieur à toute détermination. Il n'est pour nous qu'en tant qu'il se commu- nique, « substance universelle, par qui tout est, essence qui est l'origine de toute essence, fonde- ment le plus profond de toute nature particu- lière. » Voilà le principe secret de l'univers, ou plutôt l'univers lui-même, non pas tel que les h ; le révèlent, mnis tel que In ra conçoit; les sens sont bornés aux choses indivi- duelles, qui sont de, simples manifestations de la ttée; la raison reconnaît an fond iden- tique sous ces contraires qui ont en Dieu leur non-différence, en suivant l'expression peu éner- gique de l'auteur, leur coïncidence. Ce Dieu est donc à la fois distinct de l'univers et uni à lui, comme un artiste intérieur qui le façonne, comme une substance qui le soutient. 11 en est l'unité, non pas une unité vide, mais une force qui, sans être corps ni esprit, produit tous les esprits et tous les corps. Elle réunit dans sa sim- plicité une sorte de trinité : elle est l'unité, l'être, le lieu, la résistance de touto chose ; elle est aussi l'intelligence en qui sont les raisons ou les idées « dont les créatures ne sont que les om- bres. » Elle est enfin le foyer de la vie univer- selle, le principe qui anime tout, et que pour cela on appelle l'âme ; elle est de plus tout ce qu'elle produit, tout ce qu'elle soutient, c'est-à- dire l'univers, le grand tout. Les principes unis dans la simplicité de sa nature ne l'attirent pas; ce ne sont pas des personnes, ni même des attri- buts différents, ce sont divers aspects sous les- quels notre regard envisage successivement une seule et même substance. L'univers, qui est la manifestation de Dieu, est donc infini. L'imagination elle-même ne peut pas plus le louer que la raison; elle est impuis- sante à circonscrire l'espace ; or, de deux choses l'une : ou l'espace est quelque chose de réel, et alors, comme jamais on ne peut le terminer, jamais on ne peut atteindre les limites de l'âme; au bien c'est un pur néant, et alors on sera ré- duit à cette absurdité de dire que l'être est créa- teur et enveloppé par le néant. Il n'est pas seu- lement infini selon retendue du contenu, mais encore suivant la quantité discrète, celle du nombre. Il est l'unité d'une série infinie de nom- bres, car tout infini numérique se résout en une unité ; il est indivisible, parce qu'une étendue infinie est tout entière en chacun de ses points. « L'un, l'infini, l'être qui est en tout et partout est aussi partout le même. L'extension infinie, parce qu'elle n'est pas une grandeur, coïncide avec l'individu . et la multitude infinie, parce qu'elle n'est plus un nombre, coïncide avec l'u- nité. » D'ailleurs il y a des preuves directes de cette infinitude, qui est impliquée dans celle de Dieu. Est-ce qu'en Dieu tout n'est pas infini, l'activité comme l'intelligence, la volonté comme l'action ; est-ce que pour lui vouloir, pouvoir et faire ne sont pas trois actes qui sont solidaires? Comprend-on un Dieu qui aurait mesuré la vie, borné son œuvre, en la confinant dans un coin de l'espace, qui ne serait qu'une cause impar- faite produisant un effet dérisoire; nul en com- paraison du possible? « Pourquoi voulez-vous que cette divinité qui peut infiniment se répan- dre dans une sphère infinie, se retire parcimo- nieusement en elle-même, et aime mieux rester stérile que de se communiquer comme une mère féconde et pleine de beauté? Pourquoi faudrait- il qu'une puissance sans bornes fût perdue, que tous les mondes possibles fussent privés de L'existence qu'ils peuvent avoir, et que l'image divine fût altérée en sa perfection, qui ne peut resplendir qu'en un miroir infini, et conforme à son mode d'être, c'est-à-dire immense? » Ce que nous prenons pour une étendue limitée, c'est le monde, simple partie du tout, forme éphémère de la substance, resserrée par le défaut de notre perception, qui l'isole de son tout, de l'univers indivisible, et accessible au seul entendement. Rien de plus opposé que le momie et l'univers : l'un, mobile, changeant, imparfait, périssable; L'autre, éternel, immuable, ■ ayant son centre partout et sa circonférence nulle part. ■ Non pas que le monde soil contenu dans l'univers comme dans un récipient; il y est comme dans sa cause, et l'on peut dire aussi que sa cause esl en lui ; il BRUN — 215 — BUGH en tire la vie, comme le corps tire de ses veines le sang qui le nourrit. Mais il semble qu'à ce compte les causes se- condes ne^sont plus que des apparences, la di- versité des êtres une illusion, et la personnalité humaine le rêve de notre orgueil. Il n'en est pas ainsi. L'unité se modifie, elle a ses évolutions qui comportent trois moments. Au premier moment elle comprend en elle les principes de tout ce qui existe, principes qu'on appelle monades pour les âmes, atomes pour les corps; alors elle est, à vraiment parler, la monade des monades, monas monadum, vel entium entitas, sans être pour cela composée : car ces monades sont toutes identi- ques, indiscernables, et n'apportent avec elles ni le nombre ni la division; elles sont dans l'unité primordiale sans individualité, comme les par- ties de l'espace dans l'espace infini. Cette phase de l'être constitue ce qu'on appelle le minimum. Mais il y a dans cette pure virtualité une puis- sance de développement, grâce à laquelle ces points indistincts à l'origine commencent à paraî- tre, à se séparer, à se détacher de ce fond obscur et uniforme où la vie est endormie. C'est comme l'être qui s'éveille, et qui revêt des formes dif- férentes sous l'action de la vie. Voilà la région des différences qui ne sont jamais que des diffé- rences de degrés, des progrès plus ou moins marqués dans l'activité, le cours plus ou moins précipité d'une même essence. Le terme de cette phase d'opposition et de contrariété, c'est la constitution même de l'univers, l'épanouissement complet de l'être, qu'on appellera le maximum. Entre ces deux extrémités il y a un mouvement i Uif qui porte de l'un à l'autre et ramène de la seconde à la première, progresso, regresso, une circulation ascendante et descendante, cir- colo di ascenso e di descenso. « La naissance, c'est le point central qui se développe ; la vie, c'est la sphère qui se maintient; la mort, c'est la sphère qui de nouveau se resserre au centre. » Ainsi, l'être est d'abord simple puissance, c'est Dieu réduit et confiné comme dans un germe, puis il devient variété, opposition, contraste ; puis enfin il aboutit à cette autre unité vivante, organique, qui tout à la fois contient toutes les oppositions et les supprime toutes. La mort n'est donc qu'un simple changement, la vie future une métamorphose, qui n'a rien d'effrayant; car il n'y a place dans l'univers ni pour le ciel ni pour l'enfer. D'ailleurs Dieu est la bonté même; l'u- nivers ne peut être mauvais, et il est ridicule à nous de le juger, puisque nous n'en voyons qu'une chélive partie, tandis qu'il embrasse l'in- finité des espaces, et continue ses progrès dans l'éternité des temps. Tels sont les traits sail- lants d'une doctrine qui encourt les mêmes re- proches que tous les systèmes panthéistes. Ses défauts sont assez visibles ; mais elle n'est point l'œuvre d'un esprit médiocre, et ses erreurs même paraissent dignes de respect, quand on songe comment Giordano Bruno les a exposées. Après deux siècles d'oubli, la postérité lui a rendu justice ; on a cherché, rassemblé et publié ses ouvrages; on a écrit sa vie, glorifié son nom, et peut-être surfait son mérite. On a découvert qu'il avait prêté quelques idées aux plus grands philosophes. Descartes lui aurait emprunté la méthode du doute raisonné, la substitution de l'évidence à l'autorité, et ses vues sur l'infi- nité du monde, et sur les tourbillons; Spinoza lui devrait l'idée d'un Dieu consubstantiel à l'u- nivers, d'une cause immanente, et la distinction de la nature naturante et de la nature naturée ; Leibniz, la théorie des monades, et l'optimisme ; Schelling avoue qu'il a trouvé dans ses ouvrages les rudiments du principe de l'identité des cho- ses et de la pensée, et a écrit son nom en tête d'un de ses livres. La théorie du minimum et du maximum n'a peut-être pas été inutile à Hegel. Ces rapprochements ne doivent pas être pris trop au sérieux ; mais ils prouvent que si Bruno n'a pas laissé un système régulier, il a prodigué les grandes vues; il avait plus de génie que de mé- thode. Les ouvrages de G. Bruno sont très-nombreux, et la liste en serait longue, on la trouvera dans la belle étude de M. Bartholmess. Deux recueils suffisent pour étudier sa doctrine : Opère di Giordano Bruno, publiés par Wagner, Leipzig, 1830, 2 volumes comprenant les ouvrages écrits en italien : Jordani Bruni Nolani scripta, pu- bliés par Grsefer, Paris, 1834, et restés incomplets. Sa vie a été racontée par trois écrivains : Debs, Bruni Nolani Vita et pleata, Paris, 1840; Bar- tholmess, Jordano Bruno, Paris, 1847, 2 vol.; Domenico Berti, Vita di Giordano Bruno, Flo- rence, 1868. Pour l'appréciation de ses doctrines, outre les historiens de la philosophie on consul- tera: E. Saisset, Bévue des Deux-Mondes, 15 juin 1847 ; T. Vacherot, Histoire critique de l'école d'Alexandrie, Paris, 1851, t. III, p. 189; F. Bouil- lier, Histoire de la philosophie cartésienne, Paris, 1854, t. I, p. 11. BRYSON ou DRYSON. Sous ces deux noms on a coutume de désigner un seul et même per- sonnage, un disciple de l'école mégarique, qui passe pour avoir été à son tour le maître de Pyr- rhon; mais il est permis de croire, ens'appuyant sur l'autorité de Diogène Laërce, qu'il y a eu con- fusion. Selon cet ancien historien de la philoso- phie, Bryson est un philosophe cynique, originaire de l'Achaïe, et qui a été l'un des maîtres de Cra- tès (Diogène Laërce, liv. VI, ch. lxxxv). Dryson est le nom d'un fils de Stilpon, l'un des plus grands représentants de l'école de Mégare {id., liv. IX, ch. lxi). BUCHEZ (Philippe), né en 1796 dans un vil- lage belge qui faisait alors partie du département des Ardennes, mort en 1866, homme politique, historien, médecin, théologien et philosophe tout à la fois. Il étudiait la médecine à Paris, dans les premières années de la Bestauration, et dès lors se signalait par l'ardeur de ses opinions républi- caines : il fondait, avec d'autres amis, la char- bonnerie française, prenait part à plusieurs com- plots, et surtout à l'affaire de Belfort, qui faillit lui être fatale. Revenu à ses études scientifiques, et déjà connu par quelques publications, il adopta pour un moment les doctrines saint-simoniennes, travailla à la rédaction du Producteur, mais se sépara définitivement de l'école, quand elle en- treprit de fonder une religion. Il était profondé- ment attaché au catholicisme, qu'il voulait re- nouveler en l'associant à la démocratie, à la révolution, et à l'idée d'un progrès indéfini. Cette conception inspira tous ses travaux et tous ses actes : elle domine dans le journal VEuropcen qu'il rédigea presque seul de 1831 à 1832 et de 1835 à 1838; dans la volumineuse Histoire par- lementaire de la Bévolution française, qu'il pu- blia de concert avec M. Roux Lavêrgne ; elle est aussi le trait saillant de ses deux ouvrages phi- losophiques : Introduction à la science de l his- toire, Paris, 1833; Essai d'un traité complet de philosophie au point de vue du catholicisme et du progrès, Paris, 1840. Devenu le chef d'un pe- tit groupe de publicistes néo-catholiques, il n'en resta pas moins un des membres les plus respec- tés du parti républicain, persévéra dans son oppo- sition à la monarchie de Juillet, devint après la révolution de 1848 président de l'Assemblée con- stituante, qu'il défendit faiblement contre l'at- tentat du 15 mai, rentra dans la vie privée à la BUCH — 216 — BUDD chine de la seconde République, et après avoir publié quelques ouvrages de physiologie et d'his- toire, mourut en 1866. La philosophie de Bûchez est celle de l'école théologique ; elle ressemble beaucoup à celle de de Bonald, malgré la différence des conclusions; elle s'inspire visiblement des opinions de Ros- mini et elle se rapproche, malgré sa grande in- fériorité métaphysique, de la doctrine de Bordas- Démoulin, qui poursuit le même but ou plutôt la même chimère, la confusion de la science et de la révélation.... Elle manque surtout de profon- deur et de cohésion; et malgré ses prétentions à l'originalité, Bûchez, qui laisse voir à chaque page une ignorance profonde des travaux des philoso- phes anciens et modernes, reproduit sous le nom d'innovations des erreurs souvent proposées avec plus de vraisemblance. Il se croit appelé à ouvrir une voie inconnue à la science, qui jusqu'à ce moment est restée païenne. Les Grecs qui, d'a- près lui, sont les serviles imitateurs des Orien- taux, l'ont corrompue à sa source, et les chrétiens, y compris saint Thomas, qui est convaincu de paganisme, n'ont fait que dégager plus nettement de cette masse confuse les fléaux qu'elle enve- loppe, à savoir le matérialisme, le panthéisme, et surtout l'éclectisme. Il faut restituer à la phi- losophie la vérité religieuse, fondée sur la révé- lation, et la vérité historique qui se résume dans la loi du progrès. L'intelligence humaineest mal connue, on en a dénaturé le fait capital, à savoir l'idée. L'idée est un phénomène complexe, im- pliquant deux éléments inséparables, à savoir, un acte de l'esprit et un mouvement moléculaire du cerveau. L'impression n'est pas seulement un an- técédent ou une condition de la pensée, elle en est une partie constitutive ; on ne l'en dégage que par une abstraction artificielle; le fait cérébral et le fait intellectuel ne sont rien indépendam- ment l'un de l'autre, et le spiritualisme pur est aussi faux que le matérialisme. Si l'on objecte qu'il est difficile d'expliquer par là certaines idées et entre autres celle de l'infini, Bûchez répond que cette idée se produit en nous par la répétition de nos actions et par la pensée que nous pouvons les répéter toujours, infiniment. Il croit de bonne foi que cette explication est dé- cisive, et non moins sincèrement qu'elle n'a rien de commun avec le sensualisme. Cependant nous avons des idées qui ne viennent pas des sens : celle de l'àme, celle de Dieu, celle du devoir. Faut-il admettre qu'il y a un mode de penser tout à fait pur et isole de l'activité cérébrale; faut-il reconnaître cette faculté mystérieuse qu'on ap- pelle la raison ? Sans doute la raison est natu- relle à l'homme, mais elle est «un fait physique et animal, » comme la connaissance. Ces idées qui sont hors de sa portée, nous viennent d'une révélation, et la première parole révélée c'est celle du devoir, « la morale, loi de la fonction humaine. » vérité originelle qui sert de critérium à toutes les autres, et à la révélation elle-même, toujours connue, toujours entendue, principe de toute science, bien au-dessus des principes mé- taphysiques, source d'action et de connaissan e pour l'individu, idéal d'organisation pour la so- ciété. Cette parole féconde crée en nous-même la conscience morale, c'est-à-dire la faculté de l'en- tendre, car il n'y a rien d'inné dans nos âmes; le monde extérieur d'une part, et la révélation de l'autre, y mettent tout ce que nous appelons nos idées. Nous sommes même obligés de raison- ner pour nous convaincre qu'il y a un Dieu; et la meilleure sinon la seule preuve qu'on en puisse fournir, c'est que nous parlons, impuissants, comme nous sommes, à inventer le langage. Voilà le « complément du catholicisme. » Voilà aussi le but du progrès, marqué d'avance, imposé et non choisi, révélé et non découvert par l'hom- me. Néanmoins l'expérience nous montre que le progrès est la loi universelle de la création, et conlirme cette nécessité d'une ascension vers le meilleur. On en découvre les preuves dans les couches superposées du globe, dans la formation successive d'êtres vivants de plus en plus parfaits, dans les évolutions de la vie depuis ses premiers efforts dans l'embryon, jusqu'à son épanouisse- ment dans l'animal complet. Partout la matière . obéit à Dieu qui en diminue la passivité, non pas par son action directe, mais par celle des êtres qu'il crée successivement. Le monde est donc im- parfait, mais il le sera de moins en moins : «Dieu le fera meilleur. » Quant à nous, sans doute nous devons disparaître et faire place à d'autres créa- tures moins misérables ; mais l'avenir ne nous en appartient pas moins. Nous ne sommes en défi- nitive, chacun pris à part, qu'un mot de Dieu ; « nous retournerons prendre place dans sa mé- moire, et y représenter notre existence terrestre tout animée encore des sentiments de la terre. » Toutes ces idées sont mêlées à des vues scienti- fiques qui, suivant le jugement de Geoffroy Saint- Hilaire (Revue encyclopédique, juillet et août 1833), ne sont pas plus solides que la philosophie aventureuse dont on vient de lire l'esquisse. Voy. Damiron, Essai sur l'histoire de la philosophie au xixe siècle, Paris. 1834, t. II; — Jules Simon, Philosophie de M. Bûchez, Revue des Deux-Mon- des, 15 mai 1841 ; — OU, Manuel d'histoire uni- verselle, Paris, 1842. E. C. BUDDÉE ou BUDDEUS (Jean-François), qu'il ne faut pas confondre avec notre GuillaumeBudé, naquit en 1677 à Anklam, dans la Poméranie. Après avoir terminé ses études à l'université de Wittemberg, il enseigna successivement la phi- losophie à lena, les langues grecque et latine au gymnase de Cobourg, la morale à Halle ; puis il revint à léna en 1705, pour y occuper une chaire de théologie, et mourut en 1729. Plus théologien que philosophe, plus distingué comme professeur que comme écrivain, Buddée a cependant rendu de grands services à la science philosophique par ses recherches sur l'histoire de la philosophie, et les ouvrages qu'il publia sur ce sujet ont obtenu, pendant un temps, une véritable estime. Il a combattu le dogmatisme de Wolf, et s'est déclaré franchement éclectique; cependant l'on se trom- perait si l'on croyait que cet éclectisme fût en- tièrement au profit de la science et de la raison. Dans les questions difficiles, mais qui sont pour- tant du ressort de la philosophie, Buddée en ap- pelle souvent à la révélation et ne recule pas même devant le mysticisme. C'est ainsi qu'il cherche à établir psychologiquement, comme un fait possible, l'apparition des esprits et leur in- fluence sur l'àme humaine. Il est plus heureux lorsqu'il soutient, contre Descartes, que la nature de l'esprit ne consiste pas dans la seule pensée, et qu'il cherche à établir l'influence de la volonté. Mais soit dans la volonté, soit dans la pensée ou l'en- tendement, Buddée reconnaît deux états : l'état de maladie et l'état de santé. L'entendement souffre dans le doute, dans l'erreur, dans la déliance, dans l'étonnement même. Les maladies de la volonté peuvent toutes se réduire à l'égoïsme. Il reconnaît aussi des altérations des fonctions de l'àme qui ont leur source dans le corps, et qu'il explique en même temps par le dogme de la chute de L'homme; tels sont la folie, le délire, l'idiotisme, et, en général, toutes les infirmités de ce genre. Dans ses recher- ches historiques, Buddée est plein de conscience et d'érudition; mais sa critique manque de profon- deur. Voici la liste de ceux de ses écrits qui peu- vent intéresser ce Recueil : Historia juris tmtu- BUFF — 217 — BUFF ♦•ce, etc., contenu dans un ouvrage plus général qui a pour titre : Selecta juris naturœ et gen- tium, in-8, Halle, 1704; — Elementa philoso- phiœ instrumentons seu institutionurn philo- sophiez eclecticœ, t. I, in-8, Halle, 1703; 7e édit., 1*19; — Elementa philosophiez theoreticœ seu institutionurn philosophiœ eclecticœ, t. II, in-8, Halle, 1703; 6e édit., 1717; — Elementa philo- sophioepracticœ seu institutionurn philosophiœ eclecticœ, t. III, in-8, Halle, 1703 ; 7e édit., 1717 ; — Thèses de atheismo et superslitione, in-8, Iéna, 1717; trad. ail. du même ouvrage, in-8, 1723; trad. franc, avec des remarq. hist. et phil., in-8, Amsterdam et Leipzig, 1756; — Analecta histvriœ philosophiœ, in-8, Halle, 1706; 2e édit., 1724; — Introductio ad historiam philosophiœ Hebrœorum, in-8, Halle, 1702, réimprimé en 1721; — Sapientia velerum, h. e. Dicta illus- triora septem Grœciœ sapientium explicala, in-4, Halle, 1699: — De xa6ap<-ei pythagprico- plalonica, in-4, Halle, 1701, et réimprimé dans les Analecta, dont nous avons parlé plus haut; Introductio in philosophiam stoicam, en tête des Œuvres d'Antonin (Marc-Aurèle), édition de Wolle, in-8, Leipzig, 1729; — Exercilationes historico-philosophicœ, in-8, Halle, 1695-1696; — Isagoge historico-theologica ad theologiam uni- versam, etc., 2 vol. in-4, Leipzig, 1727 ; — Bud- dei disscrlalionum aliorumque scriptorum a se aut suis auspiciis edilorum isagoge, in-8, Iéna, 1724, 3e édit. ; — Réflexions sur la philosophie de Wolf, in-8, Fribourg, 1724 (ail.); —Modeste réponse aux observations de Wolf, in-8, Iéna, 1724 (ail.); — Modeste démonstration pour prouver que les difficultés proposées par Bud- deus subsistent, in-8, ib., 1724 (ail.). BUFFIER (Claude) naquit en Pologne, de pa- rents français, en 1640. Encore enfant, il fut ra- mené en France et naturalisé Français. Il acheva ses études au collège de Rouen, tenu par les jé- suites, et entra dans leur compagnie à l'âge de dix-neuf ans. A la suite d'un démêlé avec l'arche- vêque de Rouen, il alla à Rome, et de Rome il revint à Paris, dans le collège des jésuites, où il passa une vie consacrée tout entière à l'étude et a l'enseignement. Il mourut en 1737. — Il a com- posé un grand nombre d'ouvrages sur la philo- sophie, sur l'éducation et la religion. La plupart ont été réunis par l'auteur en une collection à laquelle il a donné pour titre : Cours des sciences sur des principes nouveaux et simples, in-f°, Paris, 1732, et qui forme une véritable encyclo- pédie où l'intelligence et l'application des vérités scientifiques sont mises à la portée de tous les esprits. Quoique Voltaire ait dit dans son Siècle de Louis XIV que le P. Buffier était le seul jésuite qui eût écrit quelque chose de raisonnable en phi- losophie, quoique Reid et Destutt de Tracy aient fait de lui de grands éloges, il est demeuré trop oublié et n'a pas encore obtenu la place qui lui est due dans l'histoire de la philosophie française. Le P. Buffier, comme philosophe, relève à la fois de Descartes et de Locke. Un jésuite à demi cartésien au commencement du xvnr siècle, c'est quelque chose de piquant et d'étrange pour qui- conque connaît l'histoire de la philosophie car- tésienne? En effet, que n'avait pas entrepris contre cette philosophie l'ordre des jésuites ! Il avait provoqué des arrêts de proscription, il avait sus- cité un vrai commencement de persécution. Ce- pendant, quelques années plus tard, la compagnie approuve le P. Buffier, qui adopte la plupart de ces mêmes principes auxquels elle avait si vive- ment déclaré la guerre. Dans un changement aussi rapide il faut voir la victoire complète de la révolution cartésienne et la force triomphante de ses principes. Le P. Buffier est tout entier ani- mé de l'esprit philosophique nouveau; il a com- plètement dépouillé ces formes de la scolastique pour lesquelles son ordre avait longtemps com- battu, et il fait bon marché des accidents absolus et des formes substantielles. Mais l'influence de Descartes se révèle plus encore par ce qui se trouve dans le Traité des vérités premières, que par ce qui ne s'y trouve pas. En effet, le P. Buf- fier adopte le critérium de l'évidence; il suit la méthode de Descartes, il professe de l'estime pour le fameux « Je pense, donc je suis; » il admet des idées innées au sens même où l'entend Des- cartes. Mais; à côté de l'influence de Descartes, on reconnaît l'influence de Locke, dans la philoso- phie du P. Buffier. Il manifeste pour Locke la plus vive admiration; comme lui, il restreint la philosophie dans les bornes d'une analyse de l'en- tendement humain- comme lui, il combat la preuve cartésienne de l'existence de Dieu par l'in- fini et confond l'infini avec l'indéfini. Mais, sur la question de l'origine des idées, le P. Buffier se sépare de Locke pour revenir à Descartes, et il soutient contre Locke l'existence de principes innés auxquels il donne le nom de vérités pre- mières, par des arguments qui contiennent en germe tous ceux que, depuis, a développés l'école écossaise. Après avoir signalé les deux grandes influences philosophiques qu'a subies le P. Buffier, nous al- lons exposer ce qu'il y a de plus original dans sa propre philosophie. Cette philosophie est contenue tout entière dans le Traité des vérités premières, et elle est résumée sous forme de dialogues dans les Éléments de Métaphysique mis à la portée de tout le monde. Y a-t-il des vérités premières, c'est-à-dire des propositions qui n'aient pas besoin d'être prouvées, qui soient évidentes par elles-mêmes? Rien n'est plus important qu'une pareille recherche, la pos- sibilité de la science dépend de son résultat. Car, s'il n'est point de premières vérités, il n'en est point de secondes, ni de troisièmes, il n'en est d'aucun ordre et d'aucune nature. Or, selon le P. Buffier, il existe de telles vérités; d'abord il en est qui découlent du sentiment de notre propre existence. Ainsi, cette vérité, que nouspensons, que nous existons, n'est-elle pas une vérité pre- mière, évidente par elle-même? Mais si le sens intime est une source de vérités premières, il n'est pas la seule, comme quelques philosophes l'ont prétendu. A suivre le sentiment de ces phi- losophes, il n'y aurait rien d'évident que le l'ait de notre propre existence; par conséquent nous ne pourrions être certains ni de l'existence de la matière, ni de l'existence de nos semblables. De telles conséquences sont extravagantes, donc le principe d'où elles découlent est lui-même extra- vagant, et il faut admettre l'existence d'une autre source de vérités premières. Ce raisonnement par l'absurde est le raisonnement favori du P. Buffier, et d'ordinaire il n'en emploie pas d'autre. Quelle est cette autre source de vérités pre- mières? C'est le sens commun, qu'il définit : « la disposition que la nature a mise dans tous les hommes pour leur faire porter, à tous, un juge- ment commun et uniforme sur des objets différents du sentiment intime de leur propre perception, jugement qui n'est point la conséquence d'un jugement antérieur. » Il décrit ensuite, en dé- veloppant cette définition, les caractères auxquels, toujours, sans se tromper, on peut reconnaître ces vérités premières. Elles sont universelles, elles se manifestent chez quiconque est doué de raison. Celui qui ne les aurait pas en son esprit ne pourrait porter aucun jugement vrai et certain sur tout ce qui n'est pas sa propre existence. BUFF — 218 — BUFF Non-sculcinent elles sont universelles, mais encore elles déterminent nécessairement l'esprit : ainsi il nous est tout aussi impossible de juger que la nature n'existe pas, qu'il nous est impossible de juger que nous-mêmes n'existons pas. Enfin elles n'ont point de vérités antérieures; et si quelqu'un niait une de ces vérités, il serait impossible de la lui démontrer par aucune vérité plus simple et plus évidente. Le P. Buffier donne les exemples suivants de ces premières vérités : « 1" Il y a d'autres êtres et d'autres hommes que moi au monde; 2° il y a dans eux quelque chose qui s'appelle vérité, sagesse, prudence : 3° il se trouve dans moi quelque chose' qui s'appelle intelligence et quelque chose qui n'est point cette intelligence et qu'on appelle corps ; 4° ce que disent et pensent les hommes en tous les temps et en tous les pays du monde est vrai; 5° tous les hommes ne sont pas d'accord à me tromper et à m'en faire ac- croire ; 6° ce qui n'est point intelligence ne saurait produire tous les effets de l'intelligence, ni des parcelles dematière remises au hasard former un ouvrage d'un ordre et d'un mouvement régulier. » Cette liste, que le P. Buffier n'a pas la pré- tention de donner comme complète, présente de nombreuses analogies avec la liste que Reid a donnée des mêmes principes sous le nom de pre- miers principes des vérités contingentes. Dans l'une et l'autre liste on peut remarquer des défauts analogues, des lacunes, du vague et des répéti- tions. Le P. Buffier, prenant ensuite une à une chacune des vérités, montre qu'elle porte avec elle les caractères distinctifs des vérités premières. Cette théorie du sens commun est ce qu'il y a de plus important et de plus caractéristique dans la philosophie de Buffier. C'est au nom de ces vérités premières du sens commun qu'il_ juge tous les systèmes, et qu'il tranche ou déclare insolubles, sans hésiter, la plupart des questions de la métaphysique, et toute discussion se ré- sume, pour lui, en un appel au sens commun. En un mot, il a la même méthode, les mêmes frocédés, le même horizon philosophique que école écossaise. Pour nous, ce n'est pas tout à fait ainsi que nous concevons le rôle de la phi- losophie. Sans doute elle doit constater l'existence de vérités premières, évidentes par elles-mêmes; mais là n'est pas toute sa tâche. L'existence de ces vérités étant établie, il faut en rechercher l'origine, il faut remonter à leur source. Comment se fait-il que certaines vérités marquées du double caractère de l'universalité et de la nécessité se retrouvent dans toutes les intelligences? Quelle est la source commune d'où elles découlent ? C'est là une question que le P. Buffier n'a pas résolue, qu'il ne s'est pas même posée. En outre, s'en tenir aux affirmations pures et simples du sens commun, c'est retrancher de la philosophie toute l'ontologie, et les questions qui de tout temps ont eu le privilège d'intéresser au plus haut degré le genre humain. La philosophie, sans nul doute, ne doit jamais aller contre les vérités universel- lement reconnues; mais elle peut, mais elle doit aspirer à en rendre compte. En effet, à quoi se bornent les alfirmations de vérités du sens commun? Elles nous attestent que tout phéno- mène se rapporte à une substance et à une cause : mais elles ne nous apprennent rien sur la nature de cette substance et de cette cause. Le sens commun nous affirme L'existence du temps et de L'espace; mais si vous l'interrogez sur la nature du temps et de l'espace, il ne vous répondra pas. De même, il nousalfirme l'existence d'une beauté, d'une justice; mais ilne sait pas en quoi consiste l'essence de cette beauté et de cette justice. Donc, si la philosophie comprend nécessairement ces grandes questions relatives à la nature de la substance, de l'espace, du temps, de la justice, de la beauté, la philosophie ne peut s'en tenir au sens commun, puisque sur ces questions le sens commun est muet. Or l'esprit humain ne se pose-t-il pas ces questions, et la philosophie ne doit-elle pas, en conséquence, les agiter et s'ef- forcer de les résoudre? Ainsi, la philosophie, comme Buffier, Reid et la plupart des philosophes écossais semblent le croire, ne doit pas se tenir dans les bornes des croyances du sens commun, elle doit les approfondir et les expliquer sous peine d'en demeurer à un dogmatisme vulgaire. A côté de la théorie du sens commun, on trouve encore dans le Traité des vérités première* quelques questions que le P. Buffier a traitées avec une certaine originalité, et résolues à l'avance dans le sens de l'école écossaise : telles sont les deux questions de la valeur du témoignage des sens et de la nature des idées. Tous les philoso- phes de toutes les écoles s'accordaient, à cette époque, à déclarer suspect et trompeur le témoi- gnage des sens; Buffier, néanmoins, entreprend d'en défendre en une certaine mesure la légiti- mité. Il explique assez bien la vraie cause des prétendues erreurs attribuées aux sens. Ce ne sont pas les sens qui nous trompent, mais les jugements que nous portons à l'occasion du témoignage des sens : les sens ne nous montrent jamais que ce qu'ils doivent nous montrer con- formément aux lois générales de la nature. Ainsi l'objet propre de la vue, c'est la couleur. Toutes les couleurs que nous montre la vue n'ont que deux dimensions et sont toutes sur un même plan; néanmoins nous voulons juger par la vue de ce qui est l'objet propre du toucher, à savoir : des distances et des dimensions des corps, et alors il nous arrive de nous tromper ; mais l'erreur vient de ce jugement par lequel nous étendons arbitrairement les alfirmations immé- diates du sens de la vue au delà de leurs vraies limites, et non du témoignage de la vue. Toutes les erreurs imputées à l'ouïe et aux autres sens s'expliquent de la même manière; toutes pro- viennent, non du témoignage direct et immédiat de chacun de ces sens, mais des jugements par lesquels nous en étendons arbitrairement la portée. Reid a traité la même question avec plus d'étendue, et il la résout aussi de la même ma- nière et à peu près avec les mêmes arguments. Buffier a encore devancé Reid sur la question de la nature des idées, sans toutefois y attacher la même importance. En effet, dans un chapitre intitulé : Ce qu'on peut dire d'intelligible sur les idées, il définit les idées de pures modifica- tions de notre àme, qui ne peuvent pas plus être distinguées de l'entendement que le mouvement du corps remué. Dans ses observations sur la métaphysique de Malebranche, il soutient encore que les idées ne sont pas des êtres réels distincts de l'esprit qui connaît, et que leur réalité est une réalité purement idéale. Il est impossible de condamner d'une manière plus expresse la théorie des idées représentatives. Tels sont les points les plus remarquables et les plus originaux du Traite des vérités premières. Le P. Bullier, dans le même ouvrage, aborde bien, il est vrai, une foule de questions métaphysiques relatives à la nature des êtres, à la nature de l'âme, à la liberté, à l'immortalité; mais il les traite et Les résout un peu superficiellement, et le plus souvent il ne semble pas môme entrevoir les vraies difficultés. Néanmoins, et malgré ses défauts et ses lacunes, La philosophie du P. Buffier, placée entre La philosophie de Descartes, qui, comme système, va bientôt mourir, en laissant toutes les sciences et toute la société pénétrées de son esprit et de sa méthode, et la philosophie BUFF — 219 BUFF de Locke qui va lui succéder, possède une cer- taine originalité qui lui est propre et mérite assurément une part dans les éloges qui ont été prodigués à la philosophie écossaise. Entre Reid et le P. Buffier, les analogies sont nombreuses: tous deux se proposent de remettre le sens com- mun en honneur; tous deux, au nom du sens commun, combattent la plupart des systèmes de leur temps; tous deux proclament l'existence d'un certain nombre de vérités premières qu'on ne peut méconnaître et même chercher à dé- montrer sans tomber dans les conséquences les plus extravagantes de l'idéalisme et du scepti- cisme; tous deux ont le tort de s'en tenir trop souvent à ces affirmations du sens commun, sans chercher à les expliquer, comme doit le faire toute vraie philosophie. Les analogies n'exis- tent pas seulement dans le' fond, mais encore dans la forme : tous deux combattent leurs ad- versaires avec l'arme de l'ironie, et, au nom du sens commun, ne se font pas faute de les renvoyer aux petites maisons; toutes deux en- fin ont une clarté quelquefois un peu superfi- cielle et un peu diffuse, puisée, en partie, dans les habitudes de l'enseignement. Enfin il y a dans le P. Buffier une certaine libéralité d'esprit qu'on est étonné de rencontrer chez un Père jésuite, et qui le rapproche encore de Reid et des philosophes de l'école écossaise. Cette libéralité d'esprit se manifeste surtout dans son examen des préjugés vulgaires, où, sous la forme d'un badinage ingénieux et léger, se cachent des apologies de la liberté de penser et d'écrire, et des protestations souvent justes et hardies contre les opinions le plus généralement reçues dans la société. Il s'y élève contre la censure, qui, sous prétexte d'arrêter les mauvais livres, en arrête une foule de bons ; il soutient qu'il y a beaucoup moins de mauvais livres que d'ordinaire on ne se l'imagine, et que dans presque tous il y a quelque bon côté. Enfin il développe et justifie, d'une manière fort galante, cette thèse, que l'in- telligence des femmes est tout aussi apte aux sciences que l'intelligence des hommes. F. B. BUFFÔN (Georges-Louis Leclerc, comte de), né à Montbar le 7 septembre 1707, mort à Paris au Jardin du roi le 17 avril 1788. La plus grande gloire de Buffon est celle de l'écrivain et du savant; mais la science, à la hauteur où elle s'élève avec le génie, est insépa- rable de la philosophie. Outre que les travaux de Buffon sont remplis de ces vues générales où la philosophie et la science proprement dites ne se distinguent plus, on y rencontre aussi certaines théories particulières sur des questions qui agitent spécialement les philosophes, sur l'esprit humain, sur la différence qui sépare l'homme de la bête, sur les sens, sur la vie, sur la nature et sur Dieu. Renvoyant le lecteur aux nombreux historiens de la littérature ou de la science qui ont jugé le style de l'écrivain et les mérites du naturaliste, et aux biographes plus nombreux encore de Buffon, nous nous bornons à exposer dans ce Dictionnaire des sciences philosophiques l'ensem- ble de ses idées philosophiques, soit générales, soit particulières. Si l'on ne fait pas des travaux de Buffon une étude complète et suffisamment attentive, comme il peut arriver à celui qui y chercherait surtout les beautés de son langage; si on lit sans ordre, sans suite et sans tenir compte des dates quelques fragments détachés de son oeuvre immense; si l'on rapproche, certains passages de la Théorie de la terre, des Epoques de la nature, ou de toute autre partie de \ Histoire naturelle, on peut, on doit même être frappé de la différence et parfois de la contradiction des opinions et des théories de Buffon sur un même sujet. Quelques-uns en ont conclu que Buffon était un magnifique écrivain, un peintre admirable de la nature, mais au demeurant un savant médiocre, un esprit sans méthode et peu philosophique, Cette di- vers^ cette contradiction même dans les idées sont réelles, mais une étude sérieuse de l'œuvre entier de Buffon les explique et les fait tourner à la glorification plutôt qu'à l'amoindrissement de son génie philosophique. Une intelligence supérieure n'a pu travailler durant cinquante années consécutives, avec une régularité proverbiale, douze et quatorze heures par jour au milieu des richesses du cabinet du roi et des matériaux affluant de toutes les parties du monde, étudier les cieux, la terre, les mi- néraux, l'homme, les quadrupèdes, les oiseaux, en plein xvme siècle, lorsque les sciences physi- ques et naturelles n'étaient pas encore constituées, sans faire d'immenses progrès dans la découverte de la vérité, sans que ses yeux s'ouvrissent aux nouvelles lumières que lui apportaient tous les jours des faits nouveaux, sans rejeter quelques- unes des erreurs inévitables du passé. Dans de semblables circonstances, l'inconséquence avec soi-même est presque une condition et une ga- rantie du progrès. Lorsqu'en 1739 Buffon entreprit son grand ouvrage, il était loin de savoir tout ce qu'il devait apprendre peu à peu; son siècle même était, comme lui, d'une ignorance relative, et il ne connaissait pas tout ce que savait déjà son siècle. Il avait traduit la Statique des vé- gétaux de Haies et la Théorie des fluxions de Newton; mais il n'était ni botaniste, ni astronome, ni géologue, ni anatomiste, ni zoologiste. Il prêterait Tournefort à Linné et subissait encore l'influence de Descartes. Dans son Discours sur la manière d'étudier et de traiter l'histoire na- turelle, de 1749, il ne voit dans la méthode et dans les classifications que des procédés purement artificiels, que des mots commodes pour alléger la mémoire et ordonner l'exposition; il fait con- sister l'histoire naturelle dans la peinture des individus; il range les quadrupèdes selon les services qu'ils nous rendent. Mais dans V Histoire des oiseaux il applique cette méthode qu'il mé- prisait autrefois clans Linné, et tout en conservant l'éclat de son pinceau, il essaye de classer les espèces et les genres, il commence par se railler, dans la Théorie de la terre, des faiseurs de romans qui recourent, pour expliquer la formation du globe, à des causes lointaines et possibles; mais dans son article de la Formation des planètes, il met en œuvre ces mêmes causes possibles, et il finit, dans ses Époques de la nature, par construire le plus beau de ces romans physiques. C'est en s'instruisant avec cette patience dont il a fait lui- même une des formes du génie que Buffon est parvenu à établir ou à deviner quelques-unes des plus grandes lois de la nature. C'est ainsi qu'il a conçu le premier cette idée que la nature suit un plan général et unique dans la structure des êtres, dont le développement fait la gloire de Geoffroy Saint-Hilaire. De même Buffon a pro- clamé la continuité de l'échelle des êtres toujours unis les uns aux autres par des nuances graduées; conceptions trop absolues sans doute et fondées sur l'observation insuffisante des seuls vertébrés, mais qui, corrigées par les progrès de la science, renferment une grande part de vérité. Si Cuvier a démontré scientifiquement, Buffon a du moins deviné la loi de la subordination des organes et des caractères. Il a devancé de même la fameuse distinction de Bichat entre les deux vies qu'il nommait animale et organique et auxquelles il assignait déjà pour caractères opposés l'intermit- tence et la continuité. Il a soupçonné la vérité BUFF — 220 — BUFF sur les fossiles. Il a découvert la loi générale de la distribution des animaux sur le globe, qu'une science plus avancée n'a fait que confirmer et étendre. Personne n'a mieux affirmé l'unité de l'espèce humaine sous la diversité des races : « L'homme, blanc en Europe, noir en Afrique, jaune en Asie et rouge en Amérique, n'est que le même homme teint de la couleur du climat. » A cette belle raison qui se corrige elle-même, à ces idées générales qui embrassent facilement l'ensemble des faits et des êtres, à ces grandes vues qui devancent l'avenir, on ne saurait mé- connaître Un esprit vraiment philosophique. Rien n'est plus propre à donner une idée des change- ments et des progrès apportés par le travail et les années dans les doctrines de Buffon que la comparaison de la Théorie de la terre et des Époques de la nature, le premier et le dernier de ses ouvrages. Dans le premier, distinguant les causes actuelles, présentement visibles, par les- quelles on donne de ce qui est une explication positive, des causes lointaines et possibles, par lesquelles on ne fait qu'imaginer ce qui peut être, il construit une histoire et une théorie de la terre. Partout jusque sur les montagnes on trouve des amas de coquilles, donc la mer a couvert la terre. Les couches de la terre sont horizontales, donc elles n'ont pu être déposées que par les eaux. Enfin les angles des montagnes, toujours correspondants, n'ont pu être ainsi formés que par les courants. La terre est l'ouvrage des eaux. Puis, dans son article sur la Formation des planètes, il met en œuvre ces causes éloignées, Îiossibles et non plus actuelles et lentes, avec esquelles on bâtit des romans et des systèmes, et il bâtit le sien à son tour. Du reste il ne prétend pas l'imposer à la raison; né de l'imagination, c'est a l'imagination seule que le système s'adresse. Buffon imagine donc qu'une comète a frappé obliquement le soleil et en a détaché des parties qui sont devenues les planètes, par conséquent brûlantes et lumineuses à l'origine. En se re- froidissant, cette matière du soleil est devenue opaque; les vapeurs se sont condensées en mers et l'air s'est dégagé des eaux. Cette terre du passé est donc l'ouvrage du feu. Ce sont deux époques différentes de la terre, l'une histori- que, l'autre romanesque. C'est aussi la première ébauche des Epoques de la nature. Dans ce second ouvrage séparé du premier par trente années d'étude, et le plus grand qui soit sorti de sa plume, Buffon complète, modifie son système, et distingue sept grandes époques de la nature. Remarquant que « la terre est enflée à l'équateur et abaissée sous les pôles dans les proportions qu'exigent la pesanteur et la force centrifuge, » il en conclut qu'elle a d'abord été fluide; de ce que le globe terrestre a une chaleur intérieure qui lui est propre, il conclut qu'il a été incan- descent, et distingue une première et une seconde époque, « lorsque la terre et les planètes ont pris leur^ forme, » et « lorsque la matière s'étant consolidée a formé la roche intérieure du globe.» La présence des coquilles dans les plaines et sur les montagnes lui permet d'établir une troisième et une quatrième époque, «lorsque les eaux ont couvert nos continents, •> et « lorsque les eaux se sont retirées et que les volcans ont commencé d'agir. » De la présence des débris d'éléphants dans les régions septentrionales du vieux et du nouveau monde, il induit une cinquième et une sixième époque, « lorsque les éléphants et les autres animaux du Midi ont habité les terres du Nord, » et « lorsque s'est faite la séparation des continents. •• Enfin l'absence de débris humains dans ces monuments du passé lui permet de distinguer une septième et dernière époque, « lorsque la puissance de l'homme a secondé celle de la nature.» Plusieurs de ces inductions hardies sont erronées; il était réservé à Cuvier et à quelques autres savants plus modernes qui ont mieux connu les faits de corriger ces erreurs; mais, comme le dit M. Flourens, « Buffon a vu que l'histoire du globe a ses âges, ses changements, ses révolutions, ses époques, comme l'histoire de l'homme. Il a été le premier historien de la terre. Cet art de faire renaître les choses perdues de leurs débris, et le passé du présent, ce grand art, le plus puissant de l'esprit moderne, c'est à Buffon qu'il remonte. » Entre ces deux ouvrages se place l'histoire na- turelle de l'homme, des quadrupèdes, des oiseaux et des minéraux. C'est dans l'histoire de l'homme surtout que se rencontrent certaines théories particulières sur des questions essentiellement philosophiques. Ce ne sont plus ici de ces vues générales pour lesquelles Buffon a eu des suc- cesseurs et des égaux, mais point de supérieurs ni presque de devanciers. Quand il parle de l'homme, Buffon a derrière lui le xvne siècle et les noms imposants de Descartes et de Locke; or il est aise de reconnaître que ses idées sur l'homme procèdent à la fois de celles de ces deux grands philosophes, et qu'il est incontes- tablement inférieur à l'un et à i'autre. Ses hypothèses, bâties sur des faits trop peu nombreux observés par quelques-uns de ses contemporains et dont il se hâte de tirer des inductions géné- rales et arbitraires, manquent, non-seulement de vérité, mais de nouveauté, de clarté et de pré- cision. Tremblay et Ch. Bonnet ont remarqué, en hachant par morceaux des polypes d'eau douce, que chaque morceau devient un polype complet; en coupant les pattes et la queue d'une sala- mandre, que pattes et queue repoussent, peut- être indéfiniment; qu'en séparant un ver de terre en deux parties, ces tronçons se complètent, la tête poussant une queue nouvelle et la queue une nouvelle tête. Buffon en conclut avec Bonnet qu'un individu vivant est composé d'une infinité d'êtres organiques, dont chacun peut devenir semblable au tout. Ce sont des germes accumules qui peuvent former autant d'individus complets. Ch. Bonnet expliquait la génération par une hypothèse empruntée à Leibniz , celle de l'em- boîtement des germes. Il supposait que les germes de tous les êtres préexistent dans la matière et sont enfermés les uns dans les autres, c'est-à-dire les enfants dans les parents, que les générations présentes étaient dans les générations passées indéfiniment et en sont sorties par un simple développement, que les générations futures sont de même contenues dans les présentes et se dé- velopperont de même. Buffon accepte les germes accumulés, mais il repousse l'emboîtement de Bonnet et de Leibniz. 11 suppose, pour expliquer la nutrition et la génération, que la matière est pleine de molécules organiques de diverses espèces, en nombre infini, indestructibles, tout à fait semblables aux homéoméries d'Anaxagore. Ces molécules organiques servent à la nourriture de l'animal que Buflon représente comme une sorte de moule intérieur élastique, qui s'accroît sans changer de formes ni de proportions, par l'admission de molécules respectivement sem- blables à chacune de ses parties, à peu près comme croît et se renouvelle la machine cor- porelle dans la physique de Descartes. Quand le corps a atteint sa croissance, le surplus des mo- lécules convenables, au lieu d'être rejeté comme les autres molécules organiques qui ne convien- nent pas à l'homme, s'accumule dans de certains organes et y forme, bous la condition indispen- sable du mélange des liqueurs des deux sexes, BUFF 221 — BUHL des individus semblables au père et à la mère par la réunion de molécules semblables à toutes les parties du corps. Le nouvel individu est mâle ou feinelle, selon que l'apport de molécules pro- venant du père ou de la mère est plus considé- ble. Buffon croyait voir ces molécules organiques dans les animaux infusoires ou spermatiques dont il méconnaissait la nature. Il admettait même, malgré les expériences de Rédi, la génération spontanée par l'union de ces molécules qui, douées d'activité, se rapprochaient et donnaient naissance, à l'état libre, à des êtres inférieurs, champignons ou vers de terre, et même dans l'intérieur des corps vivants, aux parasites. Hommes et animaux se forment de même, mais Buffon établit entre eux une différence qui rap- pelle, sans en avoir au moins la clarté, l'hypothèse cartésienne des animaux-machines. Descartes re- fusait aux bêtes, non pas la vie, puisque la vie, même dans l'homme, n'était pour lui qu'un mé- canisme, mais l'intelligence et jusqu'à la sensi- bilité. Il expliquait la production de leurs actes, si semblables aux nôtres en apparence, par le jeu des esprits animaux dans les nerfs et le cerveau. Buffon accorde aux bêtes, outre la vie, la sensi- bilité, des passions, une sorte de mémoire, en un mot un certain degré d'intelligence, mais le tout procédant de la même matière, et il remplace le jeu des esprits animaux par celui de ce qu'il ap- pelle \es ébranlements organiques. Pour l'homme, il pense; la pensée est la seule forme de l'âme indivisible, immatérielle. Voilà un pur souvenir de Descartes. Mais, sans contester ce spiritualisme tout cartésien de Buffon, il faut reconnaître qu'il n'est pas toujours, ni très-conséquent, ni très- intelligible; que, tout en admettant la doctrine de Descartes sur l'âme et en reproduisant ses paroles, Buffon subit également l'influence de Locke et des tendances générales du xvme siècle. C'est par la contrariété de ces deux influences que s'explique cette singulière distinction de deux mémoires, de deux sensibilités, de deux intelligences, l'une dérivant de la matière et qui appartient aux bêtes, l'autre de l'esprit et qui est celle de l'homme. Buffon est plus heureux lors- que, s'abandonnant, à la suite de Locke, avec Condillac et Bonnet, au courant qui entraîne tout son siècle, il cherche ce que l'homme doit à ses sens. C'est le meilleur morceau philosophique de Buffon, que celui où il compare les cinq sens comme avait fait Aristote, attribue à chacun sa valeur et donne la palme au toucher dont il fait par excellence le sens de l'homme, tandis que l'odorat est celui du quadrupède et la vue celui de l'oiseau; où, sans tomber dans les excès d'Helvétius, il montre quels changements ap- portent dans les idées et dans les passions le développement et l'exercice des organes des sens, le climat et la nourriture. Ces pages sont moins brillantes sans doute, mais bien plus vraies que le monologue si vante du premier homme, œuvre magnifique d'imagination et de style, qui n'a qu'une assez mince valeur philosophique. Cet Adam qui s'éveille n'est plus vivant que la statue de Condillac ou de Ch. Bonnet que parce qu'il est une fiction poétique en même temps que l'instrument artificiel d'une trop légère analyse. Hérault de Séchelles attribue à Buffon ce discours : « J'ai toujours nommé le Créateur, mais il n'y a qu'à ôter ce mot et mettre à la place la puissance de la nature.» Il est difficile de repousser un tel témoignage, mais c'est là une parole bien invraisemblable. On comprendrait plus aisément que Buffon eût dit au contraire : « J'ai toujours nommé la nature, mais il n'y a qu'à ôter ce mot et mettre à la place la puissance de Dieu. » En effet, tout en disant que la nature est un être idéal auquel on a coutume de rap- porter les phénomènes de l'univers, Buffon la lait agir comme agirait un Dieu. Le fait incon- testable et qui ressort de tous les écrits de Buffon, c'est qu'il n'a pas donné de ce mot nature, si souvent employé par lui, une définition constante et précise ; c'est aussi que, s'il a nommé Dieu souvent comme l'auteur de l'univers, la contem- plation assidue de ses œuvres ne paraît pas lui en avoir inspiré un sentiment aussi profond qu'à Linné qui voyait Dieu passer; Deum sempiter- num, immensum, omniscium omnipotentem expergefeclus a tergo transeuntem vidi et obstupui! Les meilleures éditions de Buffon sont : la première, donnée par Buffon lui-même sous ce titre : Histoire naturelle générale et particulière avec la description du cabinet du roi, Paris, Imprimerie royale, 1749-1789, 36 vol. in-4.— Celle de Lamouroux et de Desmarest, Paris, 1824-1830, 40 vol. in-8. G. Cuvier avait formé le projet de donner lui- même une édition des Œuvres de Buffon]; l'édi- tion de Richard est souvent appelée, mais à tort, édition du baron Cuvier, parce qu'elle contient un supplément de Cuvier sur les oiseaux et quadrupèdes connus depuis Buffon. On peut consulter : ,Vicq d'Azyr, Éloge de Buffon ; — Condorcet, Éloge de Buffon ; — G. Cuvier, Article Buffon dayis la Biographie uni- verselle de Michaud ; — Geoffroy Saint-Hilaire, Étude sur la vie, les ouvrages et les doctrines de Buffon, Paris, 1838, in-8 ; — Flourens, Buffon, histoire de ses travaux et de ses idées, Paris^ 1850, in-12; — Hérault de Séchelles, Voyage a Montbar, Paris, an IX, in-8; — H. Nadault de Buffon, Correspondance inédite de Buffon, Paris, 1860, 2 vol. in-8. A. L. BUHLE (J. Gottlieb), né à Brunswick en 1763, professa la philosophie d'abord à Goëttingue, puis à Moscou, et enfin à Brunswick, où il mourut en 1821. Il s'est borné à enseigner et à développer la doctrine de Kant ; mais s'il occupe un rang peu élevé comme penseur, il a rendu à l'histoire de la philosophie de nombreux et d'importants services. Lorsque l'Académie de Goëttingue ar- rêta le projet d'une Histoire encyclopédique des connaissances humaines, ce fut lui qui fut chargé d'écrire l'Histoire de la philosophie moderne, depuis le rétablissement des sciences jusqu'à Kant. Son ouvrage parut sous ce titre à Goëttin- gue, en 6 vol. in-8, de 1800 à 1805 ; il a été traduit en français par J.Jourdan, 7 vol. in-8, Paris, 1816. Buhle avait publié précédemment une Histoire de la raison philosophique, 1793, 1 vol. (ouvrage non continué), et un Manuel de Vhistoire de la philosophie, avec une Bibliographie de cette science, 8 vol. in-8, 1796-1804 (ail.). VHistoire de la Philosophie moderne de Buhle manque en général de méthode et de proportion. Les systèmes y sont exposés dans un ordre arbitraire qui ne permet pas d'en saisir l'enchaînement; l'auteur ne mesure pas assez, d'après l'importance des doctrines, la place qu'il leur donne dans son livre. C'est ainsi que Bruno occupe plus de cent pages, la Pneumatologie de Ficin cent cinquante-six, Gassendi cent vingt, et Descaries soixante-dix à peine. Malgré ces graves défauts, VHistoire^ de la philosophie moderne ne laisse pas que d'être éminemment utile par l'exactitude irréprochable et l'abondance des résumés et des extraits qu on y trouve. Buhle avait aussi entrepris une traduc- tion de Sextus Empiricus, demeurée inachevée, in-8, Lemgo, 1793, et une édition d'Anstote, dont cinq volumes seulement ont paru, Deux-Ponts, 1791-1800. Le premier volume contient plusieurs biographies d'Aristote, une dissertation sur les I3URI — 222 — BUIU Livres acroamatiqv.es et exotériques, le catalogue des éditions et des traductions du Stagirite, la nomenclature historique de ses commentateurs et le traité des Catégories. Les autres volumes renferment la suite des ouvrages logiques, la Rhétorique et la Poétique, accompagnés d'une traduction latine et suivis de notes explicatives. Cette publication fait le plus grand honneur au savoir de Buhle, et il est à regretter que les circonstances ne lui aient pas permis de la ter- miner. — On trouvera un examen de YHistoire de la Philosophie moderne de Buhle dans les Fragments de philosophie contemporaine de M. Cousin. X. BUONAFEDE (Appiano), philosophe et publi- ciste italien du dernier siècle. Il naquit à Com- niachio, dans le duché de Ferrare, en 1716, entra en 1745 dans l'ordre des célestins, fut nommé professeur de théologie à Naples, en 1740, et occupa successivement plusieurs abbayes. Il mou- rut en 1793, général de son ordre. Il céda à l'in- fluence des idées du xvuic siècle, dont on retrouve les quaiités et les défauts dans les ouvrages sui- vants, remarquables d'ailleurs par l'originalité du style : Istoria critica e filosofica del suicido, in-8, Lucques, 1761; — Istoria délia indole di ogni fîlosofîa, 7 vol. in-8, Lucques, 1772, Venise, 1783 :^ c'est, sans contredit, le meilleur et le plus estimé de ses ouvrages; — délia Restaurazione d'ogni fîlosofîa ne' secoli xvi, xvn e xvin, 3 vol. in-8, Venise, 1789. Les idées de Buonafede sur le droit naturel et public ont été exposées dans deux ouvrages à part : délie Conquiste celebri esaminate col nalurale diritto délie genti, in-8, Lucques, 1763; Storia critica del moaerno dirit- to di natura e délie genti} in-8, Pérouse, 1789. Dans un écrit intitulé : Rilratlï poetici, slorici e crilici di varj moderni uomini di lettere, il imite avec assez de bonheur la manière satirique de Lucien. Enfin il est aussi l'auteur d'un recueil de comédies philosophiques : Saggio di commedie fdosofiche, in-4, Faenza. 1754, publié sous le nom de Agatopisto Cromaziano. BURIDAN (Jean), l'un des plus célèbres et des plus habiles défenseurs du nominalisme. On ne connaît ni l'époque précise de sa naissance ni celle de sa mort; mais on sait qu'il naquit à Béthune, qu'il suivit les leçons d'Occam, dont plus tard il enseigna les doctrines avec un im- mense succès; qu'en 1327 il était recteur de l'U- niversité de. Paris, et qu'en 1358 il vivait encore, âgé de pius de soixante ans. Nous n'hésitons pas à regarder comme une fable la tradition suivant laquelle Buridan, après avoir cédé aux séductions de Jeanne de Navarre, femme de Philippe le Bel. aurait échappé comme par miracle à la mort qui l'attendait au sortir du lit de cette princesse : car c'est par ce moyen, dit-on, que la reine adul- tère achelait le silence de ses complices. Jeanne de Navarre est morte en 1304 à un âge assez avancé, et cinquante-quatre ans plus tard nous trouvons Buridan encore plein de vie. On a dit aussi de fuir les persécutions exercées contre son parti, c'est-à-dire contre les nomi- nalistes, il se réfugia en Autriche, et qu'il y fonda une école devenue le berceau de l'Université de Vienne. La date qu'on assigne à cet événement est 1356 : or on sait que l'Université de Vienne fut fondée en 1237 par l'empereur Frédéric II. Quant aux prétendues persécutions dont il fut amencèrent longtemps après sa mopt, quand une, ordonnance royale, signée par Louis XI, proscrivit ses œuvres avec toutes celles e se trouvait enseigné. ' la philosophie et la théologie entièrement confondues, il y a cela de remarquable dans lîundan, qu'il a évité avec précaution toutes les questions théologiques Il se bornait, dans son enseignement comme dans ses écrits, à expliquer les œuvres les plus importantes d'Aristote sur la logique, la méta- physique, la morale et la politique. Or on sait qu'à cette époque on ne connaissait pas d'autre manière de cultiver la philosophie que de com- menter les écrits du Stagirite. En logique, il s'est appliqué surtout à rassembler un certain nombre de règles à l'aide desquelles on devait trouver des termes moyens pour toute espèce de syllo- gisme. C'était recommencer le grand art de Raymond Lulle, et réduire la pensée à une opé- ration presque mécanique, qu'on a nommée par dérision le pont aux ducs. En morale il penche visiblement au fatalisme; mais la manière dont il pose le problème de la liberté, les objections qu'il élève contre cette faculté, quoique sans force en elles-mêmes, témoignent d'une dia- lectique habile, d'une intelligence très-exercée aux discussions philosophiques, et contiennent en germe tout ce qu'on a écrit plus tard en faveur de la même cause. Selon Buridan, toute la ques- tion se réduit à savoir si, placé entre deux motifs opposés, nous pouvons nous décider indifférem- ment pour l'un ou pour l'autre. Sommes-nous privés de ce pouvoir; adieu la liberté! Si, au contraire, nous l'avons, l'action elle-même devient impossible, car elle est sans raison et sans but. Comment, en effet, choisir entre deux partis pour lesquels nous éprouvons une égale indifférence? Que si l'on prétend que notre volonté incline naturellement et nécessairement vers le sou- verain bien, mais que nous avons toujours le choix des moyens, la situation n'aura pas changé ; car il nous faut une raison pour nous arrêter à un moyen plutôt qu'à un autre. S'il est néces- saire que cette raison l'emporte, nous ne sommes pas libres. Dans le cas contraire, notre déter- mination est sans motif et sans règle ; elle échappe à toutes les lois de la raison, ce qui est également incompatible ave: l'idée que nous nous faisons de la liberté [in Ethicam Nico- machi, lib. III, quaest. 1). Il ne pensait pas que la liberté puisse consistera choisir le mal, quand nous avons devant nous les moyens de faire le Lien, à agir d'une manière déraisonnable quand Dieu nous a donné la raison, et enfin à nous montrer moins parfaits que nous ne le serions sans elle. Il faisait consister le libre arbitre dans la seule faculté de suspendre nos résolutions et de les soumettre à un examen plus approfondi. Quand nous donnons au mal la préférence sur le bien, c'est que notre esprit est troublé ou dans l'ignorance; c'est que nous mettons l'un à la place de l'autre [ubi supra, qua?st. 3, 4, sqq.). Quant à l'argument auquel Buridan a donné son nom, et qui nous montre un âne mourant de faim entre deux mesures d'avoine également éloignées de lui, ou mourant de faim et de entre une mesure d'avoine et un seau d'eau, dans l'instant où ces deux appétits le sollicitent vw sens contraire avec une force égale, on le cher- cherait vainement dans les écrits du célèbre nominaliste, et il n'est pas facile de dire quel en pouvait être l'usage; car Buridan s'occupe de la liberté des hommes et non de celle des ani- maux, que personne ne songeait à défendre. Nous admettrons volontiers avec Tennemann [Hist tic tu philosophie, t. VIII. 21' part.) que cet ar- gument célèbre était plutôt un moyen imaginé parses adversaires pour tourner en ridicule opinion sur la liberté d'indifféi Voici les titres desouvrages de Buridan :Sum- mula de dialeclica, in-f°, Paris, 1487;- dium logicœ. in f, Venise, 1489; — Qu estto in X UOru-i Ethicorum Arislolelis, in-f". Taris, BURK — 223 — BURK 1489, et in-4", Oxfo-d, 1637 , — Quœstiones in V1IÏ libros Physicorum Aristotelis, in libros de Anima et in parva naluralia, Paris, 1516; — In Aristotelis Metaphysica, ib., 1518; — So- phismata, in-8. — Voy. Bayle, Dictionnaire critique, et les Histoires générales de la philo- sophie, surtout celle de Tiedmann. BURIGNY (J. Lévesque de), né à Reims en 1692, mort en 1785, était frère de Lévesque de Pouilly, avec lequel il travailla longtemps et fut, comme lui, membre de l'Académie des inscrip- tions et belles-lettres. Lié d'amitié avec M. de Saint-Hyacinthe, l'auteur du chef-d'œuvre d'un inconnu, il fut attiré par lui en Hollande où il composa une grande partie des articles de l'Europe savante. On doit à Lévesque de Bu- rigny. outre un certain nombre de mémoires insères dans le recueil de l'Académie des inscrip- tions, plusieurs ouvrages d'histoire et de poli- tique : de V Autorité du pape, 1720, 4 vol. in-12, où il défend les droits du souverain pontife, mais fixe en même temps les bornes de sa puis- sance et attaque son infaillibilité ; soutient la suprématie de l'Église, les droits des évêques et l'indépendance temporelle des princes; — His- toire de Sicile, la Haye, 1746, 2vol.in-4; — His- toire des révolutions de Constantinople, la Haye, 1750, in-4 ou 3 vol. in-12; — Vie de Grotius, avec l'histoire de ses ouvrages et des négociations auxquelles il fut employé, Paris, 1752, 2 vol. in-12; — Vie d'Érasme, Paris, 1757, 2 vol. in-12; — Vie de Bossuet, Paris, 1761, in-12; — Vie du cardinal Duperron, Paris, 1768, in-12; — Let- tre à Mercier de Saint-Léger, sur les démêlés de Voltaire avec Saint-Hyacinthe, 1780, in-8. On lui attribue YExamen critique des apologistes de la religion chrétienne, attribué également à Fréret. En outre il a rendu à la philosophie quelques services estimables. En 1724, il avait publié une Histoire de la philosophie païenne, 2 vol. in-12, pleine de fautes typographiques qui la rendaient presque illisible. Cette histoire ayant été malgré cela jugée très-favorablement par Fabricius, Le Clerc et Brùcker, il en fit pa- raître une seconde édition, corrigée et sensi- blement améliorée sous le titre de Théologie païenne, Paris, 1754. Il a donné encore une tra- duction française du traité de Porphyre : Sur Vabslinence de la chair, avec la vie de Plotin, accompagnée d'une dissertation sur les Génies, Paris, 1740, in-12. Voy. Y Eloge de Burigny par Dacier, dans le tome XLVII des Mémoires de l'Académie des inscriptions, et le recueil des notions historiques de Walcknaer. BURKE (Edmond) naquit en 1730, et mourut en 1797. Il fit une partie de ses études à l'Uni- versité de Dublin, sa ville natale. Il ne nous ap- partient pas de le suivre dans la carrière où il s'est illustré comme orateur et comme écrivain politique. Sa place est marquée dans l'histoire du parlement anglais et dans celle des grands événements de la fin du dernier siècle. Comme philosophe, il a mérité une réputation durable par un livre qui obtint un grand succès à l'époque où il parut, et qui jouit encore aujourd'hui d'une certaine réputation, sa Recherche philosophique sur l'origine des idées du sublime et du beau. Cet ouvrage, écrit avec élégance, et rempli d'ob- servations ingénieuses, est un des meilleurs qui aient marqué les premiers progrès d'une science encore peu avancée. Burke commence par éta- blir, dans une introduction étendue, l'universalité des principes du goût. Le goût, selon lui, est une faculté complexe, où les sens, l'imagination et la raison entrent comme éléments. Or, chez tous les hommes, les sens sont organisés de manière à percevoir de même les objets; l'imagination ne fait que varier la disposition des idées qu'ils lui transmettent; la raison, qui est le pouvoir de discerner le vrai du faux, a ses règles fixes Primitivement, le goût ne peut donc être qu'uni- forme, et ses différences doivent tenir à des causes accidentelles, comme l'habitude, l'exer- cice, etc. Il est difficile de contester l'excellente thèse que soutient Burke ; mais une critique sévère serait en droit de lui reprocher la part trop large qu'il fait aux sens, comme éléments du goût et comme sources d'idées. Quoi qu'il en soit, Burke, arrivant à parler du sublime et du beau, se livre d'abord à une étude approfondie des émotions qui peuvent agiter le cœur de l'homme. Il distingue le plaisir positif que pro- duit en nous la présence des objets agréables, et la sensation mélangée de crainte et de jouis- sance, le délice, comme il l'appelle, que provoque l'éloignement de la douleur. Il distingue de même les passions qui se rapportent à la conser- vation de soi, et celles qui ont pour objet la so- ciété; parmi celles-ci, la sympathie occupe le premier rang. Cela posé, il place le sentiment du sublime dans la classe des sentiments person- nels, le sentiment du beau dans celle des passions sociales, et il considère le premier comme déve- loppé en nous par l'idée d'une douleur ou d'un danger auquel nous ne sommes pas actuellement exposés. Le sentiment du sublime n'est autre que la terreur accompagnée de la conscience de notre sécurité. C'est le suave mari magno de Lucrèce. Burke examine dans une seconde partie les cau- ses qui produisent le sublime; ce sont, pour ne citer que les principales, l'obscurité, la puissance, la privation, l'infinité, la magnificence, la lu- mière. Cette analyse abonde en observations intéressantes et vraies, que suggère à l'auteur la connaissance étendue de la littérature et des arts ; mais l'explication des faits manque souvent de profondeur. Une troisième partie est consacrée à l'idée du beau. Burke y réfute d'abord quel- ques-unes des définitions proposées par les phi- losophes. Il fait voir que la beauté ne réside ni dans la proportion, ni dans la convenance des parties, ni dans la perfection. C'est peut-ttre le meilleur chapitre de l'ouvrage. Burke a eu le mérite de montrer que le jugement du beau n'est pas le résultat d'une comparaison, qu'il est instinctif et immédiat. La conclusion qu'il tire de là sert à établir sa définition : « La beauté est le plus souvent une qualité des corps qui agit physiquement sur l'esprit humain par l'inter- vention des sens ; » théorie singulièrement étroite qui ne permet pas d'appliquer le terme de beauté à l'intelligence et à la vertu, et qui réduit l'étude du beau à la recherche des qualités sen- sibles des objets qui nous paraissent tels. Engagé dans cette voie exclusive, Burke ne s'y arrête plus. Après avoir indiqué les caractères extérieurs de la beauté, comme la petitesse, la délicatesse, le poli, etc., il en cherche la cause efficiente dans les lois de l'organisme et le système nerveux. Tout ce qui est propre à produire une tension extraordinaire des nerfs, doit causer une passion analogue à la terreur et, par conséquent, est une source de sublime; tout ce qui produit, au contraire, un relâchement dans les fibres, est un objet beau : telle est la conclusion hypothétique, arbitraire, insuifisante, à laquelle aboutit un ouvrage fort bon à beaucoup d'égards. Esprit fin et pénétrant plutôt que solide, Burke excellait surtout à saisir les nuances les plus délicates des sentiments et des idées. Il a légué à la philo- sophie de l'art les observations de détails les plus originales et les plus précieuses et une théo- rie contestable. La Recherche philosophique sur BURL — 224 BURL l'origine de nos idées du sublime et du beau a été traduite en français par E. Lagentie de La- vaïsse, in-8, Paris, 1803. C. B. BURLAMAQUI (Jean-Jacques) naquit en 1 694 à Genève, où il occupa longtemps une chaire de droit naturel : mais le mauvais état de sa santé l'ayant oblige à renoncer à l'enseignement, il devint membre du conseil intime de la répu- blique, qualité qu'il conserva jusqu'à sa mort, arrivée en 1748. Adoptant les vues libérales de Barbeyrac avec lequel il était lié d'amitié, Bur- lamaqui fit faire de grands pas à la science du droit naturel et ne contribua pas peu à la répan- dre. Mais il avait le tort, comme la plupart de ses prédécesseurs, de ne pas la distinguer assez de la morale proprement dite. Loin de penser, comme Hobbes, que la société civile soit tout le contraire de l'état de nature^ il admettait une société naturelle dont la société civile n'est que le perfectionnement. Le but de celle-ci est d'as- surer à un certain nombre d'hommes réunis sous la dépendance d'une autorité commune le bon- heur auquel ils aspirent naturellement, et que l'ordre et les lois peuvent seuls leur procurer. Afin que ce but soit réellement atteint et que l'autorité ne puisse pas faillir à l'intérêt général pour lequel elle est instituée, des garanties sont nécessaires de la part du souverain au profit du peuple, et ces garanties sont la condition indis- pensable d'une solide liberté. C'est à peu près sur ce principe que reposent toutes les consti- tutions modernes. Le souverain ne peut avoir au-dessus de lui aucun autre pouvoir pour le juger et lui infliger un châtiment, autrement il perdrait son caractère le plus essentiel : c'est ce que nous appelons aujourd'hui être inviolable et irresponsable. Cependant Burlamaqui accorde au peuple tout entier le droit de reprendre ou de déplacer l'autorité souveraine; mais il préfère aux royautés électives les royautés héréditaires. On a de Burlamaqui les ouvrages suivants : Principes du droit naturel, in-4, Genève, 1747 et souvent réimprimé ; — Principes du droit po- litique, in-4, Genève, 1751; — Principes du droit naturel et politique, in-4, Genève^ 1763, et 3 vol. in-12, 1764 : ce dernier ouvrage n est que la réu- nion des deux précédents ; — Éléments du droit naturel.... ouvrage posthume d'après le vérita- ble manuscrit de l'auteur, in-8, Lausanne, 1774. Sous le titre de Principes du droit de la nature et des gens, de Félice a donné une édition com- plète des œuvres de Burlamaqui, accompagnée de beaucoup de notes, 8 vol. in-8, Iverdun, 1766, et Paris, 1791. Une autre édition en a été publiée par M. Dupin, 5 vol. in-8. Paris, 1820. Tous ces écrits se distinguent par la clarté et la précision et offrent un résumé substantiel de la science du droit naturel, au degré où elle était parvenue du temps de l'auteur. J. T. BURLEIGH (Walter) ou Gauthier Bourlei, ec- clésiastique anglais, né à Oxford en 1275, mort en 1357, avait étudié sous Duns Scot et pris le grade de docteur à Paris. Il y professa avant de retourner en Angleterre, où il fut le précepteur d'Edouard III. Il avait été le condisciple d'Occam. Éprouva-t-il le besoin de se distinguer par quel- que différence systématique de son célèbre rival? L'intérêt de sa réputation, qui fut grande aussi à cette époque, le poussait-il à chercher quelque nuance qui empêchât de confondre son éccle avec celle d'Occam V Ou enfin obéit-il à des convictions sincères? Quelle que soit la cause qui ait exercé sur lui de l'influence, il a développe, sur les uni- vcrsaux, une opinion moins approfondie que celle d'uccain, et différente de celle de Duns Scot. Il nous paraît s'être rapproché du réalisme conci- liateur de saint Thomas d'Aquin, qui reconnais- sait que les universaux, en tant qu'universaut, n'ont point de réalité dans la nature (non habent esse), mais qu'ils en ont, en tant qu'ils sont ren- fermés dans les objets individuels (secundum quod sunt individuata) ; aussi les historiens de la philosophie ne sont-ils point d'accord sur la place qu'ils lui assignent dans la grande contro- verse du moyen âge : Brucker et Tiedmann le regardent comme nominaliste; Tennemann en fait un réaliste. Peut-être n'est-il pas impossible de concilier ces jugements contradictoires. Dans un livre qu'il a composé sur les univer- saux, sous la forme d'un commentaire sur Ylsa- goge de Porphyre, Burleigh, reproduisant les ex- pressions mêmes de la traduction qu'en a donnée Boëce, annonce à l'avance l'intention de s'abste- nir de traiter la question dans le sens platonicien, et telle que Porphyre l'a posée. 11 n'examinera pas si les universaux sont corporels ou incorpo- rels ; il place cette question au delà de l'investi- gation qu'il se propose; il se promet seulement de faire connaître les opinions des anciens philo- sophes, principalement celle des péripatéticiens sur la véritable nature des idées de genre et d'es- pèce. D'après cette entrée en matière, il est facile de voir que le problème ontologique ne sera pas abordé, et, dès que l'auteur se renferme dans le point de vue logique et dialectique, on doit s'at- tendre à ce que les conclusions, à son insu même, ne seront point complètement défavorables au no- minalisme, ou, du moins, qu'elles fourniront des armes contre ses adversaires. Aussi, au terme de ses efforts, Burleigh est-il nominaliste, en tant que regardant les universaux comme de purs noms, lorsqu'on les saisit dans leur conception abstraite, et réaliste en tant qu'il les considère comme des réalités dans leur union avec les ob- jets qu'ils modifient; il est facile de voir qu'ici toute la dispute repose sur le sens que l'on donne au mot réalité. Bixner, sans le déclarer exclusivement réaliste, incline cependant aie regarder plutôt comme tel, en se fondant sur le passage suivant, extrait ou résumé de son commentaire sur la Physique d'Aristole (tractât. 1, c. n) : « Que le général n'existe pas seulement comme idée dans l'esprit, mais qu'il existe encore en réalité: que, par con- séquent, il ne soit pas un pur idéal, mais qu'il soit quelque chose de réel, c'est ce que démon- trent les observations suivantes : a, puisque la nature n'a pas seulement pour but, dans ses créa- tions, les individus, mais plus encore les espèces, et que, d'un autre côté, ce que propose la nature ne peut être que quelque chose de réel, existant en soi et en dehors de l'idée, il suit que le gé- néral est quelque chose d'existant ; b, puisque les appétits naturels cherchent toujours et uni- quement le général ; comme on voit, par exem- ple, le désir de manger en général, ne pas con- voiter telle ou telle nourriture en particulier; sur ce fondement, nous devons reconnaître que le général n'est pas seulement dans la pensée et dans l'idée, mais encore qu'il est en réalité ; c, en- fin, puisque les droits, traités, lois, ont tous pour objet le général, il suit encore nécessairement que le général doit être quelque chose de réel, car les commandements généraux doivent avoir une réalité objective et une force obligatoire. » Tel est le point principal des travaux philoso- phiques de Walter Burleigh. Quant au reste de ses commentaires sur les diverses parties de la Logique, et sur la Physique d'Aristote, ils re- produisent, comme l'a fait le moyen âge tout en- tier, sans en avoir une complète intelligence, les travaux de ce grand philosophe. Peut-être est-il juste de reconnaître que l'exposition de Burleigh a un certain degré de clarté qu'on ne trouve pas BUTL — 225 — CABA toujours dans les écrivains de cette période, et qui n'échappa point à ses contemporains ; c'est à cette qualité, sans doute, qu'il a dû le surnom de Doctor planus et perspicuus. Indépendamment de ses commentaires sur Aristote, publiés à Ve- nise et à Oxford, au xvie siècle, on a de lui un traité de Vita et moribus philosophorum (in-4, Cologne, 1472; in-f-, Nuremberg, 1477), dont l'é- rudition ne paraît pas fort exacte, s'il est vrai qu'entre autres erreurs, l'auteur confonde Pline le Naturaliste avec Pline le Jeune. H. B. BUTLER (Joseph), théologien et moraliste anglais, naquit, en 1692, à Wantage dans le comté de Berk. Ses parents étaient presbytériens ; mais il abjura dès sa jeunesse les principes de cette communion, pour embrasser la religion épisco- pale. Cinq lettres adressées à Clarke, en 1713, au sujet de sa démonstration de l'existence de Dieu, commencèrent la réputation de Butler comme philosophe. Il y proposait au célèbre théologien des objections conçues avec une rare sagacité contre les preuves de plusieurs attributs divins, entre autres l'omniprésence. Clarke publia les lettres de son jeune adversaire avec ses propres réponses dans la première édition qu'il donna de son ouvrage, et peu après il fournit à Butler une occasion de développer ses talents et ses opinions en le faisant nommer prédicateur à la chapelle du maître des rôles. Quinze sermons prêches à cette chapelle et publiés en 1726, in-8, ainsi qu'un Traité de l'analogie de la religion naturelle et révélée avec la constitution et le cours de la na- ture, qui vit le jour en 1756, in-4, achevèrent de placer Butler au nombre des penseurs les plus distingués de l'Angleterre. Après avoir possédé différents bénéfices et avoir été environ un an secrétaire du cabinet de la reine Caroline, il fut nommé en 1737 évêque de Bristol, et en 1750 évêque de Durham. Il est mort en 1752. La doctrine philosophique de Butler est tout entière contenue dans ses sermons et dans une double dissertation sur l'identité personnelle et sur la nature de la vertu, qu'on trouve assez or- dinairement imprimée à la suite du Traité de V analogie. Butler a le mérite d'avoir éclairci un des premiers la notion de l'identité du moi, al- térée par Locke et surtout par Collins. Il établit avec force que chacun de nous est convaincu de persister toujours le même pendant tout le cours de la vie, et qu'on ne peut révoquer en doute cette croyance, sans ébranler en nous l'autorité de nos facultés intellectuelles et sans tomber dans un scepticisme absolu. Il avait encore vu que la conscience et la mémoire qui nous attestent notre identité ne la constituent pas, « qu'un homme, comme il le dit, est toujours le même homme, qu'il le sache ou qu'il l'ignore; que le passé n'est pas anéanti pour être oublié, et que les bornes de la mémoire ne sont pas les bornes nécessaires de l'existence. » En morale, Butler a démontré que l'amour de soi est si peu le principe de tou- tes les affections de la nature humaine, qu'il ne rend pas même compte des tendances personnel- les, comme les appétits. L'amour de soi recher- che, en effet, les choses comme moyens de bon- heur; les appétits, au contraire, les recherchent, non comme moyens, mais comme fins. Chaque penchant tend à son objet simplement en vue de l'obtenir. L'objet une fois atteint, le plaisir en ré- sulte ; mais il ne fait pas distinctement partie du but de l'agent. Il y a plus, l'amour de soi ne pourrait se développer si tous les désirs particu- liers n'avaient pas une existence indépendante ; car il n'y aurait point de bonheur, puisque celui- ci se compose de la satisfaction des différents dé- sirs. Par ces aperçus pleins de justesse, Butler se séparait des moralistes, qui ont placé dans PICT. PHILOS l'intérêt le motif et la règle de toutes les actions- Il est plus difficile de dire s'il a considéré la fa- culté morale comme un sentiment ou comme un pouvoir rationnel. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'au- dessus des passions, soit personnelles, soit bien- veillantes, il admet l'autorité de la conscience, juge suprême du bien et du mal, chargée de sur- veiller, d'approuver ou de désapprouver les dif- férentes affections de notre âme, ainsi que les actes de notre vie; mais il ne se prononce pas sur la nature de la conscience ; il ne se hasarde même pas à la désigner par une dénomination constante. Butler, sous tous ces rapports, se mon- tre un des précurseurs de l'école écossaise ; il a le bon sens et l'exactitude, il a aussi l'indécision et la timidité qui caractérisent les chefs de cette école. Il a paru, en 1821, une traduction française du Traité de V analogie de la nature et de la re- ligion, in-8, Paris. Une excellente édition de ce traité, accompagnée d'une Vie de Butler et d'un examen de ses ouvrages, et suivie des deux dis- sertations dont nous avons parlé plus haut, avait été publiée en 1809, Londres, in-8, par milord Halifax, évêque de Glocester. Consultez aussi M. Cousin, Cours d'histoire de la philosophie moderne pendant les années 1816 et 1817 ; — Mackintosh, Histoire de la philosophie morale, trad. de l'anglais par M. H. Poret, in-8, Paris, 1834, p. 184 et suiv. ; — Jouffroy, Cours de droit naturel, XIXe leçon. X. C. Dans les termes de convention par lesquels certains logiciens désignent les différents modes du syllogisme, la lettre C, quand elle est la pre- mière du mot, indique que tous les modes des trois autres figures marqués de celte initiale peu- vent être ramenés au mode de la première qui commence par la même lettre; par exemple, que Cesare et Camestres se ramènent au mode Cela- rent. Quand celte consonne est placée dans le corps du mot, elle indique que le mode dans le nom duquel elle se trouve, par exemple Baroco ou Bocardo, ne peut être ramené au mode cor- respondant de la première figure, Barbara, qu'à l'aide d'une démonstration par l'absurde. Voy. Conversion, Syllogisme. CABALE, voy. Kabbale. CABANIS (Pierre-Jean-Georges), médecin, phi- losophe et littérateur, naquit à Cosnac en 1757. Confié, dès l'âge de sept ans, à deux prêtres du voisinage, il manifesta de bonne heure du goût pour le travail et de la persévérance dans ses études. A dix ans, il entra au collège de Brives; mais là, une sévérité mal entendue, loin d'assou- plir et de discipliner un caractère naturellement irritable, n'eut d'autre résultat que de l'exaspérer et de lui donner une raideur dont il eut plus tard beaucoup de peine à se corriger. Dans les hautes classes, dirigé par des maîtres pleins de bienveillance, Cabanis montra plus de docilité ; mais en rhétorique, maltraité de nouveau par l'un des chefs du collège, il se livra plus que jamais à toute la violence de son caractère; il lutta d'opiniâtreté avec ses maîtres ; à de nou- velles rigueurs, il répondait par de nouvelles provocations; enfin, et après plus d'une année de répressions rigoureuses et toujours inutiles, on finit par renvoyer à son père cet enfant rebelle. Dans la maison paternelle, on ne sut pas mieux s'y prendre : on aigrit encore ce caractère in- domptable ; on le mit de nouveau en révolte ou- verte, et il fallut plus d'une année encore pour que son père se décidât à changer de méthode : il conduisit à Paris le jeune Cabanis et l'aban- donna complètement à lui-même. « Le parti était extrême, a dit plus tard Cabanis dans une notice citée par Ginguené et conservée dans sa famille, mais cette fois le succès fut complet. » Cabanis 15 CABA — 226 — CABA ne se sentit pas plutôt libre du joug que toutes ses forces s'étaient employées à secouer, que le goût de Tétude se réveilla chez lui avec une sorte de fureur. Peu assidu aux leçons de ses profes- seurs de logique et de physique, il lisait Locke et suivait les cours de Brisson ; en même temps il reprenait en sous-œuvre les différentes parties de son éducation première. Deux années s'écou- lèrent ainsi dans la société des classiques grecs, latins et français. A l'âge de seize ans, il se livre à des mains étrangères, et va par mer chercher un pays qu'on lui représentait comme à demi sauvage, c'est-à- dire la Pologne : c'était en 1773, à l'époque du premier démembrement de ce malheureux royau- me. Il n'y resta que deux années; à dix-huit ans il était de retour à Paris, et y cultivait la société de quelques gens de lettres; il se lia plus parti- culièrement avec le poète Roucher: celui-ci lui inspira le goût des vers. L'Académie française avait alors proposé, pour sujet de prix, la traduc- tion de quelques fragments de Ylliade en vers français; Cabanis envoya au concours deux mor- ceaux qui, dit on, ne furent pas même remarqués. Roucher en a depuis inséré quelques passages dans les notes du poëme des Mois. Ces succès de société ne pouvaient assurer à Cabanis une existence honorable et indépendante ; sa santé, naturellement délicate, s'était altérée ; son père le pressait de choisir une profession utile, il se décida pour la médecine. Son premier maî- tre fut Dubreuil; il ne devint jamais ce qu'on ap- pelle un praticien, bien que plus tard il ait été nommé professeur de clinique ; les généralités de la science convenaient mieux à son esprit, et d'ailleurs ses liaisons avec les derniers représen- tants des doctrines philosophiques du xvine siè- cle donnèrent à ses études une direction toute en dehors de la pratique médicale : la faiblesse de sa santé ne lui aurait guère permis, non plus, d'affronter les fatigues et les inquiétudes qu'en- traîne nécessairement une grande clientèle. Après avoir terminé toutes ses études médica- les, Cabanis, pour trouver du repos, sans s'éloi- gner de Paris, s'était retiré à Auteuil : c'est là qu'il fut admis dans la société de Mme Helvétius et dans l'intimité, par conséquent, des hommes les plus célèbres de l'époque; il y retrouva Tur- got, et y fit la connaissance de Diderot, de d'A- lembert, Thomas, Condillac et celle du baron d'Holbach; il y vit Jefferson et Franklin. A peu près à la même époque il fut présenté à Voltaire par Turgot ; le vieillard de Ferney était venu à Paris pour y l'aire jouer sa tragédie d' 'Irène; Ca- banis lui soumit quelques morceaux de sa tra- duction de l'Iliade, et en obtint quelques encou- ragements; il eut cependant le bon esprit de reconnaître qu'il n'était pas né pour ce genre de composition, et fit ses adieux a la poésie dans une imitation lilirc du serment d'Hippocrate in- titulé : Serment d'un médecin. Cependant la révolution approchait. Cabanis l'avait d'abord appelée de tous ses vœux, ets'était lié d'une amitié assez étroite avec l'un des plus grands personnages de cette époque, avec Mira- beau. Cabanis partageait toutes les idées de ce grand orateur, et il s était associé à quelques-uns de ses travaux: c'est à lui que Mirabeau dut son travail sur l'instruction publique. Dans sa dernière maladie, Mirabeau s'était confié aux soins de Ca- banis. Les versions les plus contradictoires ont été répandues sur la nature des graves accidents qui s'étaient déclarés chez Mirabeau : Cabanis n'y a vu qu'une péri :ardite suraiguô, et il en a publié la relation; en 1791, sous le titre de Journal de la ma Imlic. ri ,l,- la mort d'IIor.-Gabr.-Vict. liiijuciti de Mirabeau. Cabanis s'était lié, et plus étroitement encore, avec un savant illustre devenu aussi l'un des prin- cipaux personnages de la révolution : nous vou- lons parler de Condorcet, qui rivalisa de talents et de malheurs avec les Girondins; Cabanis lui rendit le dernier service qu'un philosophe de son école pouvait rendre à un philosophe en d'aussi grandes calamités. Quand la tourmente révolu- tionnaire en vint à menacer les hommes les plus purs, Condorcet se fit donner par son ami Caba- nis un morceau d'extrait de stramonium, poison bien plus actif que la ciguë, à l'aide duquel ce philosophe mit fin à ses jours dans la nuit qui suivit son arrestation. « Je ne leur demande qu'une nuit, » disait Condorcet, tant cet infortuné était sûr d'échapper ainsi à l'échafaud. Cabanis recueillit les derniers écrits de Con- dorcet; il épousa plus tard sa belle-sœur, Char- lotte Grouchy, sœur du maréchal de ce nom. Pen- dant la Terreur, il s'était exclusivement livré à la pratique de son art et, pour s'effacer davan- tage, il s'était fait attacher au service médical d'un hôpital. C'est dans cet asile de la douleur et sous la livrée de la misère qu'il trouva le moyen de sauver une foule de malheureux pros- crits. Après le 9 thermidor, en l'an III, Cabanis com- mença sa carrière publique; il fut nommé pro- fesseur d'hygiène à l'École centrale de Paris; en l'an IV, il fut élu membre de l'Institut national, classe des sciences morales et politiques, section de l'analyse des sensations et des idées ; en l'an V, il fut nommé professeur de clinique à l'École de santé, et, en l'an VI, représentant du peuple au Conseil des Cinq-Cents. Cabanis ne fut pas étranger au mouvement du 18 brumaire, et plus tard cette circonstance, jointe à son mérite personnel, ne contribua pas peu à le faire entrer au sénat conservateur. Il conserva, du reste, dans cette assemblée, ses opi- nions philosophiques et politiques, et fit partie de la minorité. Cabanis ne pouvait rien désirer de plus, il était arrivé aux plus grands honneurs en passant par l'enseignement; il avait réalisé en quelque sorte ce que plus tard Napoléon disait de l'Université, quand il voulait que ce grand corps eût ses pieds dans les bancs de l'école et sa tête dans le sénat. Mais Cabanis ne devait point jouir longtemps de sa haute position ; sa santé, naturellement précaire, s'altérait de plus en plus : au commen- cement de 1807, il éprouva une première attaque d'apoplexie ; il interrompit dès lors tout travail intellectuel, et quitta Auteuil pour aller passer la belle saison près de Meulan, chez son beau- père; l'hiver suivant, il s'établit dans une maison près du village de Rueil. Les soins les plus assi- dus et les plus éclairés ne purent conjurer de nouveaux accidents : le 5 mai 1808, il succomba à une nouvelle attaque d'apoplexie, à l'âge de cinquante-deux ans. Les ouvrages de Cabanis peuvent être partagés en trois séries bien distinctes : les uns sont pure- ment littéraires, les autres embrassent les ques- tions médicales, et les autres portent sur des questions de philosophie. Nous n'avons ici à nous occuper que des der- niers, et plus particulièrement des douze mé- moires publiés d'abord en 1802 sous le titre de Traité du physique et du moral de l'homme, et augmentés, en 1803, de deux tables, l'une analy- lique, par M. Destutt de Tracy, et l'autre alpha- bétique, par M. Sue. C'est l'ouvrage connu au- jourd'hui sous le titre de Raj)porlsd'i physique cl du moral de l'homme. Les six premiers mé- moires, ayant été lus à l'Innlitut en 1796 et 1797, se trouvent imprimés dans les deux premiers vo- GABA — 227 — GABA lnmes de la cinquième classe ; les autres ont été publiés ultérieurement. Les premiers mémoires renferment des consi- dérations générales sur l'étude de l'homme et sur les rapports de son organisation physique avec ses facultés intellectuelles et morales : un court historique en forme le préambule. Cabanis veut tout d'abord" prouver que Pythagore, Démocrite, Hippocrate, Aristote et Épicure ont fondé leurs systèmes rationnels et leurs principes moraux sur la connaissance physique de l'homme ; mais, en même temps, il déclare qu'on ne sait rien de précis sur la doctrine de Pythagore, et qu'on peut en dire autant de Démocrite. Quant à Hip- pocrate, il ne mentionne guère que ses travaux en médecine. Il termine par quelques mots sur Épicure, et arrive immédiatement à Bacon. De Platon il n'est parlé qu'en termes de mépris : « Les rêves de Platon, dit Cabanis, convenaient aux premiers Nazaréens et ne pouvaient guère s'allier qu'avec un fanatisme sombre et igno- rant. » Arrivé aux temps modernes, Cabanis a réservé toute son admiration pour les chefs de l'école sensualiste, pour Hobbes, Locke, Helvétius et Condillac; toutefois, son admiration, dit-il, ne l'empêchera pas de regretter qu'Helvétius et Condillac aient manque de connaissances phy- siologiques. Broussais disait précisément la même chose de Destutt de Tracy. « Si Condillac eût mieux connu l'économie animale, dit Caba- nis, il aurait senti que l'àme est une faculté et non pas un être, » c'est-à-dire que Condillac serait resté un pur matérialiste. Quant à Des- cartes, Cabanis a bien voulu le mentionner, mais avec des restrictions, ses erreurs ne devant pas nous faire oublier, dit-il, les services qu'il a rendus à la raison humaine. Tel est, suivant Cabanis, le tableau rapide des progrès de l'analyse rationnelle ; ce philosophe [ voit déjà clairement un rapport étroit entre es progrès des sciences morales et ceux des sciences physiologiques ; mais ce rapport devra se retrouver encore bien mieux dans la nature même des choses. Pour exposer convenablement cette nature des choses; Cabanis pose d'abord en fait que la sen- sibilité physique est le principe le plus général que fournisse l'analyse des facultés intellectuel- les et des affections morales, et il en conclut que le physique et le moral se confondent à leur source ; ou, en d'autres termes, que le moral n'est que le physique considère sous certains points de vue plus particuliers. Cette proposition paraît tellement démontrée à Cabanis, qu'il ne cherchera pas même à en donner la preuve. Si cependant on trouvait qu'elle a besoin de développement, il suffirait, suivant lui, d'observer que les opérations de l'âme ou de l'esprit résultent d'une suite de mouvements exécutés par l'organe cérébral. Singulier complément d'une proposition dénuée elle-même de preuves, qu'une observation abso- lument impraticable! Quels sont, en effet, les prétendus mouvements invoqués ici par Cabanis? Il suffirait, dit-il, de les observer : mais qui a jamais pu les observer? et quand ils seraient observables, comment en inférer que la pensée résulte de ces mouvements? Après avoir posé ainsi cette pierre d'attente de tout son édifice, Cabanis traite incidemment des tempéraments, puis il revient aux organes particuliers du sentiment ; son but est surtout de prouver que la connaissance de l'organisation répand beaucoup de lumière sur la formation des idées. Cette proposition peut être vraie; mais Cabanis nous montre qu'il n'avait lui-même l qu'une connaissance fort imparfaite des faits d'ex- périmentation ; il assure, par exemple, que ce sont véritablement les nerfs qui sentent; que c'est non-seulement dans le cerveau et dans la moelle allongée, mais aussi dans la moelle épi- nière, que l'individu perçoit les sensations! et il ajoute que sans ces connaissances il est im- possible de se faire des notions complètement justes de la manière dont les instruments de la pensée agissent pour la produire! Étrange manière de raisonner ! Cabanis, d'une part, se contente des notions les plus superfi- cielles et les plus inexactes pour se rendre compte des phénomènes de la pensée , et d'au- tre part, il assure que cette pensée, qui a par- dessus elle des instruments matériels, est néan- moins produite par ces mêmes instruments ! Les mémoires suivants sont consacrés à l'his- toire physiologique des sensations : c'est du moins le but que se proposait Cabanis ; mais il n'y a véritablement ici aucune histoire physiolo- gique. Au lieu de nous exposer, par exemple, quel est le mode d'action des corps extérieurs sur les organes de sensations spéciales, de nous dire ce qui se passe dans chacun de ces organes sous l'influence des divers excitants, Cabanis s'est jeté dans l'idéologie de l'époque : ce qu'il prétend démontrer, c'est que les impressions reçues par les organes sont également la source de toutes les idées et de tous les mouvements. Nous ne cher- chons pas à réfuter la première partie de cette proposition, savoir que toutes les idées provien- nent des impressionsfaites sur les organes; nous dirons seulement que l'école à laquelle apparte- nait Cabanis a cela de particulier, en psychologie comme en physiologie, qu'elle n'a jamais pu con- cevoir un fait d'activité sans un fait préalable de sensibilité : il lui faut d'abord, et à toute force, une sensation, et elle veut que celle-ci vienne toujours du dehors. Cabanis change les mots, mais il accepte l'idée fondamentale ; seulement, il trouvait que ses maîtres avaient un peu trop restreint la source des sensations : il voulait qu'il en vînt aussi du dedans ; il disait qu'en idéologie^ il conviendrait de faire la part des idées qui révèlent des sensations internes. Ca- banis, en cela, avait parfaitement raison ; il y avait là toute une source de sensations, qui avait été négligée par ses prédécesseurs : ceux-ci n'a- vaient tenu compte que du toucher externe, en quelque sorte. Or, il est évident que du sein même des organes il surgit une foule de sensa- tions, et de sensations qui doivent, pour une bonne part, contribuer à la formation des idées. Cette extension devait donc être faite ; et nous ajouterons que Cabanis a été aussi loin que pos- sible dans ce sens : ceci l'a conduit à exposer, mieux qu'on ne l'avait fait avant lui, un ordre tout entier de déterminations ; nous voulons parler des déterminations instinctives. Cabanis a bien traité cette question : il a fait voir que sur ce point les idées d'Helvétius étaient erro< nées ; qu'il est une foule de déterminations tout à fait en dehors de l'expérience et de la raison, pour lesquelles il n'est nullement besoin d'édu- cation, qui tout d'abord acquièrent leur plus haut degré de perfection, parce qu'elles émanent d'une source tout à fait distincte, c'est-à-dire de ïinstincl. Il est d'autres faits que Cabanis avait encore parfaitement remarqués, mais son système l'é- garait à chaque instant; en voici de nouvelles preuves. Nous savons avec certitude, dit-il, que l'attention modifie directement l'état local des organes; et il ne se demande pas ce que c'est au fond que cette attention qui jouit ainsi du privilège de modifier ses propres organes; cela CAP» A — 228 — CABA lui paraît tout simple, tout naturel, et il pense avoir fait suffisamment connaître cette faculté en la mentionnant en ces termes : l'attention de l'or- gane sensitif! Et pour rendre compte de certaines impressions sur le moral de l'homme, il pense avoir tout dit en affirmant que c'est l'attention de l'organe sensitif qui met les extrémités nerveu- ses en état de recevoir ou de leur transmettre l'impression tout entière. Il ne se demande pas ce que c'est que cette attention de l'organe sensi- tif, et comment un organe sensitif peut avoir une attention. Mais ce n'est pas tout. Les sensualistes anté- rieurs à Cabanis, purs idéologues qu'ils étaient, s'étaient bornés à dire, ou du moins à faire en- tendre, que c'est le cerveau qui produit la pen- sée; Cabanis, fort de ses connaissances phy- siologiques, croit fermement qu'il va compléter cette doctrine et la mettre hors de doute. Pour cela il s'est servi d'une comparaison qui depuis a acquis une sorte de célébrité. « Pour se faire une idée juste, dit-il, des opérations d'où résulte la pensée, il faut considérer le cerveau comme un organe particulier destiné spécialement à la produire, de même que l'estomac et les intes- tins à opérer la digestion. » Mais Cabanis n'a pas entendu faire ici un simple rapprochement ; il y a pour lui similitude complète entre ces prétendues opérations. Pour le prouver, il com- mente ainsi son texte. Et d'abord, pour ce qui concerne les impressions, « ce sont, dit-il, des aliments pour le cerveau ; les impressions che- minent vers cet organe, de même que les ali- ments cheminent vers l'estomac. » Puis le cer- veau et l'estomac entrent en activité. « En effet, reprend Cabanis, les impressions arrivent au cerveau, le font entrer en activité, comme les aliments, en tombant dans l'estomac, l'excitent à la sécrétion, etc. » Ce n'est pas tout encore : « Nous voyons, poursuit Cabanis, les aliments tomber dans l'estomac avec les qualités qui leur sont propres ; nous les en voyons sortir avec des qualités nouvelles, et nous en concluons qu'il leur a fait véritablement subir cette altération ; nous voyons également les impressions arriver au cerceau.... isolées, sans cohérence.... mais le cerveau entre en action, il réagit sur elles, et bientôt il les renvoie métamorphosées en idées. » Maintenant voici la conclusion. « Donc, nous con- cluons avec certitude que le cerveau digère les impressions, et qu'il fait organiquement la sé- crétion de la pensée ! » Cabanis n'avait-il pas bien fait de mettre sa physiologie au service des sensualistes? n'avait- il pas faitvoir avec certitude commentles choses se passent? Voilà cependant comment les doctri- nes de Locke, d'Helvétius et de Condillac avaient d'abord été complétées par Cabanis; voilà les do- cuments sans réplique qu'une observation pré- tendue positive était venue donner à l'idéologie du xyin" siècle ; voilà enfin comment Cabanis avait cru devoir définitivement matérialiser l'in- telligence ! Mais, hâtons-nous de le dire, cette déplorable théorie de la formation des idées est rachetée, dans l'ouvrage de Cabanis, par une suite non in- terrompue de recherches pleines d'intérêt : ce philosophe traite successivement de l'influence des âges, des sexes, des tempéraments, du ré- gine et du climat, sur les idées et les affections morales; ici, il se montre observateur conscien- cieux et écrivain élégant : ses considérations sur les âges et les sexes rappellent quelques-uns des beaux passages de J. J. Rousseau. Mais, dans ses théories physiologiques, il reste souvent en contradiction avec lui-même. Ainsi, après avoir eu la prétention de tout expliquer dans l'économie animale par les lois générales de la physique ou de la mécanique, après avoir dit que les causes de l'organisation de la matière, de la formation du fœtus, et des manifestations intellectuelles, ne sont pas plus difficiles à dé- couvrir que celles d'où résulte la composition de l'eau, de la foudre, de la grêle, etc. (Mé- moire X, § 11), il ne veut rien moins qu'un principe particulier et distinct pour l'accomplis- sement des actes de l'économie. Non-seulement il n'est pas organicien, comme on l'entend aujourd'hui; il ne croit pas, comme certains physiologistes contemporains, qu'il n'y a dans l'homme que des phénomènes physiques ; mais il n'est pas même de l'école vitalisle de Bichat. Bichat, en effet, à peu près à la même époque que Cabanis, professait qu'il suffit de quelques propriétés vitales pour que tous les phénomènes se manifestent en nous. Pour tirer le monde du chaos, disait-il, Dieu n'a eu besoin que de douer la matière de propriétés générales ; pour organiser une portion de cette même ma- tière, pour l'animer, il lui a suffi de la douer de propriétés spéciales. Mais Cabanis, nous le répétons, n'est pas de l'école de Bichat, qui alors était celle de Paris : il est de l'école de Barthez ou de Montpellier ; il spiritualise davantage la vie; il n'admet pas seulement des propriétés, des facultés ; il admet un principe, un être distinct. Quelque idée que l'on adopte, dit-il (Mémoire IV, § 1), sur la cause qui détermine l'organisation, on ne peut s'empêcher d'admettre un principe que la na- ture fixe ou répand dans les liqueurs séminales Plus loin (loco cit.), il affirme non moins positi- vement qu'aux éléments matériels de l'écono- mie se joint un principe inconnu quelconque. On voit quelle est la différence des trois écoles physiologiques contemporaines : les unes ne veulent voir en nous que de simples phéno- mènes physiques, et tels que, pour les manifes- ter, la matière animale n'a pas besoin d'être régie par d'autres lois que celles qui gouvernent la matière inorganique; d'autres admettent qu'indépendamment des phénomènes physiques, il y a des phénomènes qui attestent des pro- priétés plus spéciales, c'est-à-dire des propriétés vitales; d'autres enfin veulent qu'aux éléments matériels se joigne, s'ajoute un principe inconnu quelconque qu'ils appellent âme, archée, ou principe vital. Cabanis est de ce nombre, et Bichat aurait pu lui adresser, sur' ce dernier point, le reproche que lui, Cabanis, adressait à Condillac au sujet du principe de l'intelligence. Nous avons vu que Cabanis disait, en parlant de Condillac, que, si cet idéologue avait eu des notions plus exactes sur l'économie animale, il n'aurait pas fait de l'âme un être distinct ou un principe, mais bien une faculté ou une propriété ; or Bichat aurait pu semblablement dire à Cabanis, qu'avec des notions plus exactes en anatomie générale, il n'aurait pas fait, non plus, de la vie un être dis- tinct ou un principe, mais un ensemble de pro- priétés. Maintenant que l'on connaît les opinions que professait Cabanis sur ce point de doctrine, il pourra paraître assez étrange que, dès cette même époque, il n'ait pas été tout d'abord conduit à adopter des idées analogues sur les fonctions de l'âme. Comment se fait-il, en effet, que, par le l'ait de ses observations en physiologie, et de la rectitude naturelle de son esprit, Cabanis ait compris que la vie ne saurait être une résultante, un produit du jeu des organes; et qu'il n'ait pas également senti que, pour les manifestations intellectuelles, il faut, de toute nécessité, ou un CABA — 229 CABA principe immatériel analogue, susceptible d'en- trer en conflit avec les organes, ou, comme le voulait Stahl, un seul et même principe chargé, d'une part, d'organiser la matière, de l'animer, et, d'autre part, une fois le cerveau développé, de se montrer cause efficiente de toutes les ma- nifestations mentales? Ceci est d'autant plus inexplicable, que la logique est la même dans les deux cas. Aussi les matérialistes complets le sont aussi bien pour la vie que pour l'âme : d'un côté comme de l'autre, ils ne voient que de la matière et des pnénomènes physiques. Or, Cabanis ne fait pas difficulté de spiritualiser la vie, et il ne lui répugne pas de matérialiser l'âme ! dans l'une il voit un principe, dans l'autre un résultat, et son livre tout entier roule, au fond, sur ces deux points. Donc, quand ii dit que dans l'homme il n'y a que du physique, il faut entendre cela pour l'intelligence et non cour la vie. Mais ces doctrines n'ont pas toujours été celles de Cabanis ; il est venu, dans le cours de sa vie, une époque mémorable où un grand changement s'est opéré dans son esprit relati- vement aux causes premières. Vers 1805, un homme jeune encore, mais qui, depuis, s'est fait connaître par des travaux esti- mables, vint partager la retraite où vivait Ca- banis. Nourri de la lecture des anciens, versé profondément dans les doctrines de la philoso- phie stoïcienne, dont il se proposait même d'écrire l'histoire, ce jeune homme, qui n'est autre que M. Fauriel, eut avec Cabanis de longs entretiens : il discutait avec lui ces hautes ques- tions qui de tout temps, ont si vivement inté- ressé les esprits distingués. Empruntant à la philosophie du Portique de sublimes enseigne- ments, il montrait sans doute à Cabanis l'insuf- fisance des doctrines physiologiques entées sur la philosophie du xvme siècle. Cabanis finit in- sensiblement par modifier ses idées, non sur les causes premières des phénomènes vitaux, mais sur les causes premières des phénomènes intel- lectuels , puis sur celles des phénomènes du monde physique ou de l'univers. De là sa fameuse lettre à M. Fauriel sur les causes premières; lettre publiée en 1824 et su- brepticement par Bérard, de Montpellier, avec des notes, sur l'esprit desquelles nous n avons pas à nous expliquer. Cabanis aurait pu véritablement donner ces nouvelles idées comme le complément logique de celles qu'il avait émises dans son ouvrage, du moins en ce qui concerne le moral de l'homme. Le matérialisme auquel il visait autrefois était réellement en désaccord avec son spiritualisme physiologique, et sa théorie de la sécrétion des idées n'était qu'un hors-d'œuvre ridicule. Dans sa lettre à M. Fauriel il se montre con- séquent avec ses doctrines fondamentales ; mais il tombe dans le stahlianisme, auquel ne pou- vait manquer de le conduire son principe vital inné. Il persiste encore à soutenir, il est vrai, que toutes nos idées, que tous nos sentiments, que toutes nos affections, en un mot que tout ce qui compose notre système moral, est le produit des impressions qui sont l'ouvrage du jeu des organes; mais il se pose une question toute nou- velle et qui montre que son esprit était enfin dégagé des préjugés de son école : il se demande si, pour cela, on est en droit d'affirmer que la dissolution des organes entraîne celle du sys- tème moral et surtout de la cause qui relie ce même système. Si donc Cabanis est resté trop exclusif, trop sensualiste, en ce qui concerne les éléments de la pensée, ou plutôt, les matériaux des idées, il devient tout à fait spiritualiste quant au principe de l'intelligence, puisqu'il conclut qu'à raison de son innéité et de sa nature non matérielle, ce principe ne saurait partager la dissolution de la matière organique. Le moi, dit-il, ainsi que tout le système moral auquel il sert de point d'appui, de lien, ou plutôt la force vitale elle-même, est le simple produit des actions successives des organes et des impressions transmises ; ou bien les combi- naison* systématiques des organes, leur dévelop- pement successif et leurs facultés et fonctions sont déterminés par un principe actif: telle est, en effet, l'alternative que se sont toujours posée les philosophes et les physiologistes. Cabanis examine à fond ce double problème; il pèse le pour et le contre, aidé cette fois par les lumières de la physiologie moderne et de la philosophie antique, et il conclut que le principe vital dont il fera tout à l'heure le principe mental, est, non pas le résultat des actions des parties, non pas même, ajoute-t-il, une propriété attachée à une combinaison animale, mais une substance^ un être à part et distinct : proposition qu'il avait en quelque sorte ébauchée dans ses Rapports du physique et du moral de Vhomme, en donnant le principe vital comme surajouté par la nature aux éléments matériels de l'économie; mais ici il la complète en avouant que ce principe fonctionne plus tard comme principe de l'âme ou du moi : le principe vital est sensible, dit-il, par con- séquent la conscience du moi lui est essentielle. Ainsi par cela même que Cabanis croyait déjà à l'immatérialité et à l'innéité du principe de la vie, il s'est trouvé amené à croire à l'immatéria- lité et à l'innéité du principe de l'intelligence, puisque c'est tout un pour lui, et enfin comme conséquence encore de la préexistence ds ce principe, il est forcé de croire à sa persistance après la mort. La persistance du principe vital, dit-il (Let- tre, etc., 74), après que le système a cessé de vivre, entraîne celle du moi. Ajoutons que Cabanis n'a pas formulé ces pro- positions comme des articles de foi ; il a examiné toutes les raisons produites de part et d'autre et il termine en disant : Tels sont les motifs qui peuvent faire pencher la croyance d'un homme raisonnable en faveur de la persistance du prin- cipe vital ou du moi, après la cessation des mou- vements vitaux dans les organes. Cabanis, du reste, n'émettait à ce sujet que des probabilités; il a eu soin de le rappeler à la fin de sa lettre : N'oublions pas, dit-il, que nous sommes ici dans le domaine des probabilités. Aussi a-t-il assigné une somme diverse de pro- babilités en raison de l'étendue des croyances sur tous les points. Il trouve par exemple que pour ce qui est de cet ensemble d'idées et de sentiments que nous regardons comme identifiés avec, le moi et sans lesquels nous le concevons difficilement; si on se demande s'il peut encore subsister quand les fonctions organiques, dont il est tout entier le produit, ne s'exécutent déjà plus ; on trouve que les probabilités favorables à l'affirmative deviennent plus faibles. Et dans l'hypothèse de Cabanis elles devaient, en effet, être devenues plus faibles, puisqu'il ne voyait dans cet ensemble, dans ce système moral, qu'un simple produit des impressions faites sur les organes, et par suite des fonctions de l'éco- nomie; mais s'il est resté trop exclusif sur ce point, il n'en a pas moins fini par individualiser et par immatérialiser son double principe de la vie et de l'intelligence humaine. Maintenant à quelles idées Cabanis était-il CABA — 230 — CALE arrivé sur la cause première des phénomènes de l'univers? Cabanis, nous l'avons vu, avait déjà reconnu l'existence et l'unité de cette cause sous le nom de nature, mais sans s'expliquer sur aucun de ses attributs; ici il ne fait pas diffi- culté de lui accorder de Y intelligence et de la volonté : aujourd'hui on l'accuserait, sans doute, de panthéisme, car il ajoute que ce principe d'intelligence doit être partout, puisque partout la matière tend à s'organiser. Du reste, sa physiologie générale ressemble à sa physiologie de l'homme : il trouve que l'idée d'un système purement mécanique de l'univers ne peut entrer que dans peu de têtes, et qu'il faut toujours supposer une intelligence et une volonté dans cette cause générale. Cabanis, en physiologie humaine, n'avait pas voulu se contenter des propriétés vitales de Bi- chat ■ il ne croit pas, non plus, que tous les phé- nomènes de l'univers soient le simple résultat des propriétés de la matière ; il ne croit pas, comme Bichat, qu'il aurait suffi à Dieu, pour tirer Je monde du chaos, de douer la matière de trois ou quatre propriétés : il voit dans l'ordon- nance et dans la marche universelle des choses, une intelligence qui veille, et une volonté qui agit. Mais Cabanis ne va pas plus loin dans sa croyance; pour lui cette cause est, comme il le dit, une intelligence voulante, et rien de plus. L'intelligence et la volonté lui sont essentielles; mais il ne se croit pas fondé à la revêtir d'autres attributs, tels que la bonté ou la justice, par exemple. Là s'arrêtent ces probabilités qui, du reste, lui paraissent plus fortes encore pour la cause première que celles qui militent en fa- veur de l'existence d'un principe immatériel dans l'homme. Telles sont les modifications ou plutôt les extensions que les idées de Cabanis avaient éprou- vées vers les derniers temps de sa vie, à une époque où son intelligence n'était affaiblie ni par l'âge, ni par la maladie; il avait alors à peine cinquante ans 1 On ne saurait donc regarder sa lettre à M. Fau- riel comme une palinodie, ou comme une rétrac- tation; c'est le dernier mot d'un penseur, d'un physiologiste de bonne foi, dont les idées étaient devenues plus justes et surtout plus étendues. Les ouvrages publiés par Cabanis sont les sui- vants : Observations sur les hôpitaux, in-8, Pa- ris, 1789; — Journal de la maladie et de la mort d'Hor.-Gabr.-Vict. Riquetti de Mirabeau, in-8, ib.; 1791 ; — Essai sur les secours publics, in-8, ib., 1796; — Mélanges de littérature al- lemande, ou Choix de traductions de l'allemand, in-8, ib., an V (1797) ; — du Degré de certitude en médecine, in-8, ib., 1797, et in-8, ib., 1802, avec des notes ; — Rapport fait au Conseil des Cinq-Cents sur l'organisation des écoles de médecine, in-8, an VII (1799) ; — Quelques con- sidérations sur l'organisation sociale en général et particulièrement sur la nouvelle constitution, in-12, ib., 1799; — Traité du physique et du moral de l'homme, in-8, Paris, 1802, 2 vol. in-8; ib., 1803, augmenté de deux tables : l'une ana- lytique, par M. Destutt de Tracy, l'autre alpha- bétique, par M. Sue, 2 vol. in-8, ib., 1815, sous le titre de Rapport du physique et au moral de l'homme; 2 vol. in-8. ib., 1824, avec la table et Îuelques notes de M. Pariset; 3 vol. in-12, ib., 824, avec les tables et une Notice sur la Vie de l'auteur, par Boisseau; — Coup d'oeil sur la révolution et la réforme de la médecine, in-8, ib., an XII (1804) ; — Observations sur les affec- tion catarr haies, in-8, ib., 1807 ; — Lettre à M. F. sur les causes premières avec des notes, par Bérard, in-8, ib., 1824. — Dans l'édition publiée en 1823-25, par Thurol, on trouve encore quelques autres travaux de Cabanis : tels que la Note sur le supplice de la guillotine; le Travail sur l'éducation publique; une Note sur un genre particulier d'apoplexie ; deux Discours sur Hip- pocrate ; une Notice sur Benj. Franklin ; un Éloge de Vicq-d'Azir; une Lettre >ur les poëines d'Ho- mère; des Fragments de sa traduction de l'Iliade, et le Serment d'un médecin. M. L. Peisse a donné une excellente édition, annotée, des Rap- ports du physique et du moral de l'homme, Paris. 1844, in-8. F. D. CAIUS, philosophe platonicien du ne siècle de l'ère chrétienne. Il passe pour avoir enseigné la philosophie, sans doute la philosophie platoni- cienne, au célèbre Galien. C'est tout ce qu'on sait de lui, car il n'a laissé aucun écrit. CAJETAN (Thomas de Vio, dit), né à Caiète, aujourd'hui Gaëte, le 20 février 1469, entra à l'âge de seize ans chez les dominicains, professa avec succès la théologie à Brescia et à Pavie, de- vint procureur de son ordre en 1500, général en 1508, cardinal en 1517, et fut envoyé en Allema- gne, l'année suivante, avec le titre de légat, pour opérer un rapprochement entre le saint-siége et Luther. Au retour de cette mission qui ne put réussir, malgré les talents du négociateur, Caje- tan obtint l'évêché de Caiète, qu'il conserva jus- qu'en 1 530. Rappelé à Rome vers cette époque par Clément VII, il mourut dans cette ville le 9 août 1534. Le nom de Cajetan appartient principale- ment à l'histoire de l'Église ; cependant, parmi ses nombreux ouvrages, qui ont la plupart pour objet des points de théologie ou de discipline ec- clésiastique, la philosophie peut revendiquer des commentaires sur la Somme de saint Thomas, sur les Seconds Analytiques d'Aristote, les Catégo- ries, le traité de l'Ame, les livres du Ciel et du Monde, et la Physique. Quelques-uns de ces com- mentaires ont vu le jour ; d'autres sont restés manuscrits. Voy. la notice étendue consacrée au cardinal Cajetan par Quetif et Echard, dans la Bibliothèque des Frères Prêcheurs, t. II, p. 14 et suiv. X. GALANUS. Tel est le nom sous lequel les au- teurs grecs nous ont conservé le souvenir d'un philosophe indien, d'un gymnosophiste, ou, comme nous dirions aujourd'hui, d'un brahmane qui s'attacha à la fortune d'Alexandre le Grand. Son vrai nom, suivant Plutarque (Vie d'Alexandre), était Spines' mais parce qu'à tous ceux qui l'a- bordaient il adressait le mot cala qui, dans sa langue, signifiait salut, les Macédoniens l'appe- lèrent Calanus. Il serait du plus haut prix pour l'histoire de la philosophie que l'on eût conservé de ce personnage quelques paroles, quelques sen- tences philosophiques ou religieuses; mais nous ne connaissons absolument de lui que sa mort extraordinaire. Arrivé à l'âge de quatre-vingt-six ans, et ne pouvant supporter les inhrmités et les maladies qu'il s'était attirées en changeant de climat pour suivre le conquérant de l'Asie, Ca- lanus se brûla avec une pompe tout à fait théâ- trale, couvert de vêtements somptueux, sur un bûcher parfumé; en présence d'Alexandre et de son armée rangée en bataille. On dit qu'avant de mourir il prononça ces paroles : « Apres avoir vu Alexandre et perdu la santé, la vie n'a plus rien qui me touche. Le feu va brûler les liens de ma captivité. Je vais remonter au ciel et revoir ma patrie. » Ses funérailles furent célébrées par une orgie où plusieurs des convives d'Alexandre per- dirent la vie. Voy. Gymnosophistes. CALENTES ou CADENTES. Terme de con- vention mnémonique par lequel les logiciens dé- signaient un des modes de la quatrièmo figure GAME — 231 — CAMP du syllogisme. Voy. la Logique de Port-Royal, 3e partie, et l'article Syllogisme. CALKER (Frédéric), philosophe allemand, pro- fesseur à l'Université de Bonn depuis 1818, auteur d'un grand nombre d'ouvrages : sur la Signifi- cation de la philosophie, Berlin, 1818; Théorie des lois primitives du vrai, du bon et du beau, Berlin, 1820; Propédeutique delà philosophie, Bonn, 1820; Règles de la pensée ou Logique et Dialectique, Bonn, 1822. De tous ces écrits, le plus important est celui qui traite du vrai, du bien et du beau. Il ne peut pourtant pas mériter à son auteur le renom de penseur original. Il ne fait guère que reproduire les idées de Pries (voy. ce nom) en leur donnant une forme systématique et en se servant d'une terminologie qui lui est propre. Comme son maître, il semble incertain entre Kant et Jacobi, mais il finit par incliner vers ce dernier. En dernière analyse, tout a pour lui sa raison suffisante et sa fin dans la foi, con- sidérée sous trois aspects, dans la connaissance, dans l'amour, dans l'action. Fries n'a pas manque de faire remarquer lui-même que Calker, en don- nant une place considérable à l'amour parmi les jouissances de l'âme humaine, n'a fait que se con- former à ses propres opinions. CAT.LICLÈS. Nous ne connaissons Calliclès que par le Gorgias de Platon, où il nous est re- présenté comme un Athénien de distinction, in- timement lié avec les sophistes, très-vivement pénétré de leur esprit et de leurs doctrines, mais n'en faisant pas métier pour s'enrichir, et n'en développant que pour son propre compte les con- séquences morales et politiques. Il n'est pas pos- sible de croire que ce personnage soit imaginaire, lorsque tous les autres noms, chargés d'un rôle dans les drames philosophiques de Platon, appar- tiennent non-seulement à l'histoire, mais à l'his- toire contemporaine. Selon Schleiermacher (In- trod. au Th<:élèle, p. 335), Calliclès n'est qu'un prête-nom, et c'est Aristippe que Platon veut frapper en lui ; cette conjecture peut être vraie, mais il est difficile de la changer en certitude. Quoi qu'il en soit, généralisant les idées qu'il s'é- tait faites de la législation et du gouvernement dans la société démocratique où il vivait, Calli- clès regardait les lois comme l'œuvre de la mul- titude pour contenir les hommes qui pourraient s'élever au-dessus d'elle, comme l'œuvre des fai- bles pour enchaîner les forts. Il n'est pas le seul homme de son temps à qui on ait attribué des opinions de ce genre; si nous en croyons Sextus Empiricus (Adv. Malhem., p. 318, édit. de Ge- nève; Hyp. Pyrrh., p. 155), elles appartenaient aussi à Critias, l'un des trente tyrans d'Athènes. CALLIPHON, philosophe très-obscur dont nous ne connaissons absolument rien, sinon cette opi- nion citée et adoptée par Carnéade, que le sou- verain bien consiste dans l'alliance du plaisir et de la vertu, en laissant toutefois à la vertu la prépondérance. Le nom même de Calliphon ne nous est connu que par cette obscure mention de Carnéade. Voy. Cicéron, Acad., lib. II. c. xlii et xlv ; de Finibus, lib. II, c. vi; TuscuL, lib. V, c.xxx et xxx!. CAMERARIUS (Joachim Ie'), littérateur et sa- vant universel, disent les biographes, naquit à Bamberg, en 1500, et mourut en 1574. Son vrai nom est Liebhard ; Camerarius n'est qu'un sur- nom donné à sa lamille dont plusieurs membres avaient été chambellans. Enfin il est appelé Joa- chim I" pour qu'on ne le confonde pas avec son fils dit Camerarius junior, médecin distingué de son temps. 11 prit une grande part aux affaires religieuses et politiques de son siècle. Possédant à un très-haut degré de perfection l'intelligence du gjec et du latin, il fit passer avec bonheur plusieurs ouvrages de la première de ces deux langues dans la seconde. Il avait à peine treize ans que ses maîtres n'avaient déjà plus rien à lui ap- prendre. Ami de Mélanchthon, il rédigea, de con- cert avec lui, l'acte célèbre connu sous le nom de Confession d'Augsbourg. Naturellement grave et sérieux, Camerarius ne parlait, dit-on, que par monosyllabes, même à ses enfants. Il avait une aversion si prononcée pour le mensonge qu'il le trouvait impardonnable jusque dans la plaisan- terie. Grammairien, poète, orateur, historien, médecin, agronome, naturaliste, géomètre, ma- thématicien, astronome, antiquaire, théologien, Camerarius s'est fait aussi un certain nom en phi- losophie. Il passait surtout pour posséder supé- rieurement l'histoire ancienne de cette science. Éditeur d'Archytas, commentateur d'Aristote. de Xénophon, de Cicéron, et de quelques autres écri- vains de l'antiquité, il s'était appliqué à pénétrer les doctrines mystérieuses des pythagoriciens, et donnait, avec connaissance de cause, la préfé- rence à la morale d Aristote sur les morales stoï- cienne et épicurienne. Il répétait, avec Cicéron, que les platoniciens et les académiciens différaient bien plus dans les mots que dans les choses. Parmi ses cent cinquante ouvrages indiqués dans les Mémoires de Nicéron, t. XIX, nous n'en trouvons qu'un assez petit nombre qui soient relatifs à la philosophie. Ce sont les suivants : Prœcepta mo- rum ac vitœ, accommodala œtati puerili, in-8, Bâle, 1541 ; — Capila quœdam pertinentia ad doctrinam de moribus, et civilis rationis facul- tatem, quœ est elhica et polilica, in-8, Leipzig, 1561 ; — Capila proposila ad disputandum, ea explicantia et distinguentia, quibus sludium sapienliœ , quœ est philosophia , continetur, in-8, ib., 1564; — Capita ad disputandum pro- posila, consuetudine A cadcmiœ lipsicœ in schola philos., in-8, ib., 1567 ; — 'Yn^^i, sive Prœ- cepta de principis officio ; — riapaivÈascç, sive Admoniliones ad prœcipuœ familiœ adolescen- tem ; — Gnomœ, sive Sentenliœ générales sena- riis versibus comprehcnsœ. Ces trois derniers ouvrages ont été publiés par le fils de l'auteur, avec d'autres opuscules littéraires, sous le titré de: Opuscula quœdam moralia, advilam lam publicarn quam privatam recle instituendam ulilissima. etc., in-12, Francf., 1583. Camerarius a rendu d'autres services encore à la philosophie, soit en éditant, soit en traduisant, soit en com- mentant des ouvrages des philosophes grecs et latins. Fabricius, dans ses Bibliolhèques grecque et latine, indique tous les travaux de ce genre dus à Camerarius. J. T. CAMESTRES. Terme mnémonique de conven- tion par lequel les logiciens désignaient un des modes de la seconde figure du syllogisme. Voy. la Logique de Port-Royal, 3° partie, et l'article Syllogisme. CAMPANELLA (Thomas), né à Steynano, petit village près de Stylo, en Calabre, le 5 septembre 1568, est mort à Paris le 21 mai 1639, à l'âge de soixante et onze ans. Ses parents le destinaient à l'étude du droit; mais, entraîné par le goût de la science et de la philosophie, il entra dans l'or- dre des dominicains. Bientôt il éprouva ce dégoût de la philosophie scolastique par lequel ont passé tous les hommes supérieurs de cette pé- riode. Il étudia successivement tous les systèmes de philosophie de l'antiquité, et pas un, pas même celui d'Aristote, ne put le satisfaire. Étant novice à Cosenza, il défendit avec éclat, dans des discussions publiques, Bernardino Telesio, dont il ne partageait pas toutes les idées, mais dont il admirait l'indépendance. Par la supériorité de son esprit, par ses attaques hardies contre Aris- tote, il excita bientôt contre lui des inimitiés CAMP — 232 — CAMP puissantes et fut accusé de magie et d'hérésie. Aux haines et aux défiances religieuses; vinrent encore s'ajouter les haines et les défiances poli- tiques, car on l'accusait en même temps d'avoir conspiré contre la domination espagnole, qui pesait alors sur sa patrie. L'accusation était-elle vraie ? c'est un point sur lequel les biographes ne sont pas d'accord. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il l'ut traduit devant les tribunaux du royaume de Naples, pour cause de crime contre l'Etat et contre l'Église, et sept fois soumis aux cruelles tortures de la question ordinaire et extraordi- naire. Il échappa à la mort ; mais, condamné à une prison perpétuelle, il demeura enfermé pen- dant vingt-sept ans dans un cachot et supporta avec courage cette longue et cruelle captivité. Dans la préface de l'un de ses ouvrages (Phi- losophiez realis), il remercie le ciel de l'avoir ainsi enlevé à toutes les distractions du monde, pour travailler dans'le silence et la solitude au perfec- tionnement de la science. Il se félicite d'avoir été arraché au monde de la matière, et d'avoir pu vivre dans le monde bien plus vaste de l'esprit. Enfin, le pape Urbain VIII, ami des lettres, le réclama comme suspect d'hérésie et le fit trans- porter à Rome sous prétexte de le faire juger par l'inquisition. En réalité il le laissa complète- ment libre. Mais le gouvernement espagnol, acharné à sa perte, allait le ressaisir par la main de ses agents, lorsque, de connivence avec Ur- bain VIII, le comte de Noailles, ambassadeur du roi de France, le fit évader et partir pour la France. Il fut accueilli avec la plus grande bonté par Louis XIII et le cardinal de Richelieu, et vécut à Paris d'une pension que lui assura le cardinal, récompensant en lui non le philosophe, mais l'ennemi de la puissance espagnole. De même que Telesio, il a combattu toute sa vie, et dans presque tous ses ouvrages, l'autorité d'Aristote. Il traite spécialement cette question dans les premiers chapitres de la Philosophia realis. Il expose longuement les raisons pour et contre; et il conclut que; sur certaines questions il est de toute nécessite, pour le salut et la foi, de rompre avec le philosophe grec; que sur d'au- tres il est utile, et sur un grand nombre, avanta- geux de se mettre en contradiction avec lui. Cam- panella diffère de Pomponace et de Vanini par une tendance au mysticisme qui s'allie en lui à l'étude des phénomènes et des lois de la nature. Dieu, selon Campanella. est la vérité; c'est de Dieu que vient toute vérité, et les hommes sans lui ne sau- raient la trouver. Pour arriver à la vérité, il faut donc s'adresser à Dieu, qui nous la découvre de deux manières : 1° en nous mettant sous les yeux le livre de la nature dans lequel on lit par l'ob- servation et l'induction; 2° en nous révélant les choses par l'inspiration directe et interne ou par les prophètes. Campanella semble s'être fait de la métaphysi- que une idée plus juste et plus profonde que la plupart de ses prédécesseurs et même de ses con- temporains. Il la divise en trois parties. La pre- mière a pour objet la recherche des principes de la connaissance; la seconde, la recherche des principes de l'existence ; la troisième, la recherche des principes de l'action. Il traite la première partie par une longue et savante énumération des diverses objections que les sceptiques ont imaginées contre la valeur des témoignages de la raison humaine. A ces objections il oppose principalement le témoignage irrécusable de la conscience, qui nous atteste que nous sommes r< doue i d'intelligence et de volonté, c'est surtout dans la seconde partie de la méta- physique que Campanella faitpreuve de force et de profondeur Qu'est-ce que l'être, quels sont ses principes constitutifs? Comment du développe- ment de ces principes sortent tous les êtres par- ticuliers et contingents dont l'univers se Voilà les principales questions qu'il se pose, et voici comment il les résout. Il y a deux principes de toutes choses, l'être et le néant. L'être n'est autre chose que Dieu lui- même et le néant n'est que la privation, la limite de l'être. L'être se manifeste par trois puissances essentielles et primordiales : la force, la sagesse et l'amour. Ces trois puissances essentielles de l'être infini se trouvent à des degrés différents dins tous les êtres finis, qui tous émanent de l'être infini. En tant qu'êtres, ils ont aussi tous pour es- sence, la force, la sagesse, l'amour; mais en tant qu'êtres finis, ils ont aussi pour essence la pri- vation de la force, de la sagesse et de l'amour. Ils participent de l'impuissance, de l'inintelli- gence, de la haine, qui sont, pour ainsi dire, les qualités essentielles du néant. Ce défaut, cette privation se retrouvent à des degrés différents dans tous les êtres. Dieu seul, en tant qu'être in- fini, est exempt de toute privation, de toute im- perfection, de toute limite. A des degrés différents et sous des formes différentes, Campanella re- trouve dans tous les êtres, ces trois attributs es- sentiels de l'être, et il admire quelle lumière vient jeter sur la science cette trinité mystérieuse. Placé à ce point de vue, Campanella a soutenu que tous les êtres, les plantes, les minéraux eux- mêmes, étaient doués de sentiment et d'amour en une certaine mesure. Il a développé spéciale- ment cette idée dans le de Sensu rerum. A peu près à la même époque où Bacon tra- vaillait au de Augmentis et de Dignitale scien- tiarum, Campanella essayait aussi de faire une classification des connaissances humaines. Sans doute, dans cette classification, Campanella est loin d'avoir déployé le même génie que Bacon : il n'a pas, comme lui, marque du doigt sur la carte du monde intellectuel les pays qui étaient encore à découvrir ; il n'a pas montré cette même fécondité, cette même justesse et cette même grandeur d'aperçus sur l'avenir de la science ; mais il faut néanmoins reconnaître que les bases de la classification de Campanella sont meilleu- res que les bases de la classification de Bacon. En effet, Campanella a entrepris de diviser les sciences par rapport à leur objet, tandis que Bacon les divisait d'après un point de vue plus vague et plus arbitraire, d'après leur sujet, c'est- à-dire d'après les diverses facultés intellectuelles qui concourent à leur formation. Les sciences, d'après leur objet, se divisent, selon Campanella, en sciences divines et sciences humaines, ou bien en théologie et en micrologie. Au-dessus de la micrologie et de la théologie se place la mé- taphysique, qui embrasse également les prin- cipes communs à ces deux classes de sciences. La micrologie présente deux grandes divisions : la science naturelle et la science morale. Les principales divisions de la science naturelle sont la médecine, la géométrie, la cosmographie, l'astronomie, l'astrologie. La science morale se divise en éthique, politique, économique. La rhétorique et la poétique sont des sciences auxi- liaires des sciences morales. Parmi les sciences appliquées, Campanella, conformément aux idées de son temps, place la magie, qu'il divise en ma- gie naturelle, magie angéliqùe et magie diabo- lique. Pour achever de faire connaître l'esprit original et novateur de Campanella, il faut donner une idée de sa Cité du Soleil. Dans cet opuscule remarquable, on trouve plusieurs principes de nos utopistes modernes. Le gouvernement de la cité du Soleil découle des principes métaphysi- CAMP 253 CAMP ques de la théorie de l'être. Le chef suprême de ce gouvernement s'appelle HOH; ce qui veut dire en latin, selon Campanella, metaphisicum. Ce chef est assisté dans le gouvernement par trois ministres, qui ont pour noms la Force, la Sagesse, l'Amour. Le premier a la direction des travaux de la guerre, le second a la direction de tout ce qui concerne les sciences, le troisième veille sur les mariages et sur la génération des enfants. Au-dessous de ces trois ministres, il y a autant de magistrats qu'il y a de vertus. Campanella appli- que à sa république les mêmes principes de com- munauté que Platon. Tout est commun dans la cité du Soleil comme dans la république de Pla- ton. Les femmes et les hommes sont élevés de la même manière. Les enfants, dès l'âge le plus tendre, sont placés au milieu des instruments de tous les arts et de tous les métiers, afin que leur vocation se réveille ; car, dans la cité du Soleil, tout citoyen est tenu de travailler, et nous som- mes, dit Campanella, l'objet des railleries des citoyens de cet État, parce que nous avons at- taché l'idée de bassesse au travail et l'idée de noblesse à l'oisiveté. Le chef suprême est nommé par élection. Il faut qu'il ait des notions sur chaque chose, car il doit présider atout, politique, histoire, science, philosophie. Mais le plus savant sera-t-il toujours le plus habile? A cette objection les habitants de la cité du Soleil répondent qu'un savant leur offre toujours plus de garanties qu'un ignorant qu'on choisit pour roi parce qu'il est fils de roi. D'ailleurs, la science dont il s'agit est une science vraie, solide, féconde, et non une science stérile et scolastique comme la nôtre. Campanella entre ensuite dans des détails sur leur métaphysique et leur religion. La métaphysique qu'il leur attri- bue est tout naturellement la sienne. Quant à leur religion, elle consiste à adorer Dieu dans le dogme de la trinité. Dieu, disent-ils, est la souveraine puissance; de lasouverain« puissance procède la souveraine sagesse, et de la souve- raine sagesse unie à la souveraine puissance pro- cède l'amour, qui, avec la sagesse et la puissance, ne fait qu'un seul et même Dieu. Ce sont les magistrats eux-mêmes qui sont les prêtres de cette religion. Même dans cette courte analyse et au milieu de bien des erreurs, il est impossible de ne pas reconnaître des idées qui attestent un grand es- prit. Campanella doit donc être considéré comme un des plus remarquables précurseurs de la ré- volution philosophique du xvne siècle, et comme un des esprits les plus originaux et les plus vastes du xvie. Voici la liste des ouvrages de Campanella et des dissertations dont il a été l'objet : de Libris propriis et recta ratione studendi synlagma, éd. Gabriel Naudé, in-8, Paris, 1642 ; Amst.,1645 ; in-4, Rotterdam, 1692; — ad Doclorem gentium de genlilismo non relinendo, et de prœdestina- tione et gratia, in-4, Paris, 1657; — Philosophia sensibles demonstrata, in-4, Naples, 1590 (cet écrit est une défense de la philosophie deTelesio); — de Sensu rerum et magia.in-k, Francf.-s.-le- M., 1620, et Paris, 1637 ; — Philosophice ralio- nalis et realis partes V, in-4, Paris, 1638; — Universalis philosophice, seu Metaphysicarum rerum juxla propria dogmata, § III, in-f", Paris, 1638; — Atheismus triumphatus? seu Reductio ad religionem per scienliam veritatis, in-f°, Rome, 1631; in-4, Paris, 1636;— Ci- vitas Solis, in-12, Utrecht, 1643; — de Rerum natura, libri IV, publié avec d'autres écrits, sous le titre suivant : Realis philosophice epilogis- ticœ, § IV, hoc est de Rerum natura, hominum moribus, politica, cui Civilas Solis adjuncta est œconomica cum adnott. physioll., in-4, Francf.- s.-le.M., 1623. — On a publie aussi un extrait de ce recueil, sous le titre suivant : Prodromus philosophice instaurandœ, i. e. Dissert, de na- tura rerum, compendium, etc., in-4, Francf.-s.- le-M., 1617 ; — de optimo Génère philosophandi, Paris, 1636. — Campanella a écrit aussi des poé- sies philosophiques, Scelta d'alcune / oesie filo- sofiche, publiées sous le pseudonyme de Setti- montano Squilla, Francf., 1622. Il a défendu le catholicisme dans l'ouvrage intitulé Monarchia Messies, Aix, 1633, et dans un autre ouvrage écrit en italien : délia Libéria e délia felice suggezzione allô stato ecclesiastico, in-4, Aix, 1633. La Bibliothèque nationale de Paris possède de lui quelques manuscrits politiques. Ses Lettres et ses Poésies ont été traduites en français par Mme Colet, Paris, 1844. — Voy. sur la philosophie de Campanella : Cipriani, Vita et philosophia Th. Campanellœ, in-8, Amst., 1705 et 1722; — Notices biographiques de Schroeckh, t. I, p. 281; — Recueil de Fiilleborn, 6e cahier, p. 114; — Vies et opinions de quelques physiciens célèbres à la fin du xvie siècle, par Rixner et Siber, 6e livraison (ail.) ; — de Religiosis Campanellœ opinionibus, Ferrari, Parisiis, 1840, in-8; — Th., 1843, in-8; — Morus et Campanella, par C. Da- reste, Paris; — Baldacchini, Vita e filosophia di Tomaso Campanella, 2 vol. in-8, Naples, 1840- 1843. F. B. CAMPE (Joachim-Henri) naquit en 1746, à Deersen ou Teersen, dans le Brunswick. Après avoir étudié la théologie à l'Université de Halle, il fut successivement aumônier de régiment au service de la Prusse, conseiller de l'instruction publique à Dessau, et directeur du collège fondé dans la même ville par le célèbre Basedow, sous le nom de Philanlhropin. Bientôt il quitta cette position pour fonder lui-même; à Hambourg, un autre établissement, d'où la faiblesse de sa santé l'obligea à se retirer encore. Enfin il mourut en 1818, doyen de l'église de Saint-Cyriaque, à Brunswick, et docteur en théologie de la faculté de Helmstaedt. Campe s'est principalement si- gnalé par ses travaux sur la lexicographie et sur l'éducation. Il a embrassé, avec chaleur, et per- fectionné, sous beaucoup de rapports, le système de Basedow qui présente assez d'analogie avec celui de J. J. Rousseau. Mais il a aussi laissé des écrits philosophiques dont le principal mérite est dans la noblesse des sentiments qu'ils expriment, dans la justesse de certains aperçus psychologi- ques et surtout dans la clarté, dans l'élégante facilité du style, qualités alors, encore plus qu'au- jourd'hui, très-rares en Allemagne. En voici les titres : Dialogues philosophiques sur Vensei- gyiement immédiat de la religion et sur certaines preuves insuffisantes qui en ont été données, in-8, Berlin, 1773 ; — Commentaire philosophi- que sur les paroles de Plutarque : « La vertu est une longue habitude; » ou bien, de l'Origine des penchants qui nous portent à la vertu, in-8, ib., 1774; — de la Faculté de sentir et de la fa- culté de connaître dans Vâme humaine; la première envisagée dans ses lois, toutes deux dans leur destination primitive, dans leur in- fluence réciproque, etc., in-8, Leipzig, 1776; — de la Sensibilité et de la Sentimentalité, in-8, Hambourg, 1779 ; — Petite psychologie à l'usage des enfants, in-8, ib., 1780. — Indépendamment de ces divers ouvrages, tous écrits en allemand, Campe a aussi publié dans plusieurs recueils périodiques, comme dans le Muséum allemand (année 1780, p. 195; année 1781, p. 393), et dans le Journal de Brunswick (année 1788, p. 407), plusieurs articles de théologie dans le sens du rationalisme II était grand partisan des idées GANZ — 234 GAPA libérales et admirateur passionné de la révolu- tion française, comme le prouvent ses Lettres de Paris, au temps de la Révolution (in-8, Paris, 1790). Tous ses ouvrages d'éducation ont été publiés séparément (30 vol. in-12, Brunswick, 1807, et 37 vol. Brunswick, 1829-1832). CANON. Kant appelle ainsi l'ensemble des principes a priori de l'usage légitime de cer- taines facultés de connaître. Or, comme il pré- tend que l'utilité de la raison est toute négative, elle ne saurait avoir de canon; la raison pratique seule en peut avoir. Voy. Kant, Critique de la raison pure, Méthodologie. CANONIQUE. C'est le mot dont s'est servi Épicure pour désigner ce qui chez lui tient la place de la logique. Voulant réformer et simpli- fier, à son point de vue, toutes les parties de la philosophie, il a proposé de substituer à ï'Orga- non d'Aristote un recueil de règles en petit nombre et d'ailleurs très-sages, mais fort suffi- santes pour guider l'esprit dans toutes ses re- cherches. Ces règles sont au nombre de dix, dont la meilleure est la recommandation expresse de la clarté dans l'expression, comme Aristote l'avait déjà prescrit. Les neuf autres se bornent à pro- clamer les sens le critérium unique de la vérité et la source de toutes nos connaissances. La ca- nonique d'Épicure n'est donc pas autre chose que la négation même de la logique comme science. Voy. Épicure. CANZ (Israël-Gottlieb), né à Heinsheim, en 1690, y professa successivement la littérature, la philosophie et la théologie. Il fut grand partisan des doctrines de Leibniz et de Wolf, et prit à tâche d'en concilier les principaux points avec la théologie. Il prétendit donner à la métaphysique une forme démonstrative, tout en reconnaissant qu'elle a ses difficultés et ses doutes ; mais il tâcha de dissiper les uns et de lever les autres. La métaphysique était pour lui la source des vérités premières, d'où les autres dérivent par le procédé analytique. C'est ainsi qu'en partant des phénomènes tant externes qu'internes, nous arrivons à nous convaincre de l'existence de notre âme. Canz divise la métaphysique en qua- tre parties qui sont : l'ontologie, la théologie naturelle, la cosmologie et la psychologie. Quel- ques parties de la psychologie, comme celles qui traitent du plaisir et de la peine, de la volonté, sont exécutées avec un remarquable talent. L'une d'elles a pour titre Animœ abyssus, texte fort heureux entre ses mains et qui lui inspire de nombreuses et belles pensées. 11 appelle ré- fléchie la connaissance de soi-même, par opposi- tion à la connaissance des autres choses, qu'il nomme directe. Il se demande à cette occasion comment une connaissance réfléchie est possible dans une seule et m 'me substance. L'entende- ment (iniellectus) est pour lui la faculté d'avoir des idées distinctes, la raison, la faculté de con- naître les rapports des vérités entre elles; l'esprit (ingenium), la propriété de saisir promptement la ressemblance des choses, que ces ressemblan- ces soient essentielles ou accessoires. Il n'admet ni ne rejette complètement les deux systèmes de l'harmonie préétablie et de l'influx physique. Quant à la nature des animaux, il n'était ni de l'avis de Rorarius, qui leur accordait une âme raisonnable, ni de celui de Descartes, qui les regardait comme des machines. 11 leur reconnaît la sensation, l'imagination, le jugement même, pourvu qu'il s'agisse de choses sensibles et con- crètes: car pour les idées abstraites et générales, il les en croit totalement privés. Canz mourut en 17ô3. On a de lui : Philosophai- leibnizianœ et tuolfianœ usub in theologia, in-4, Francfort et Leipzig, 1728-1739 ; — Orammalicœ universalis tenuia rudimenla, in-4, ib., 1737 ; — Disciplina: CAPACITÉ. Le sens de ce mot ne peut être bien compris que par opposition à celui de fa- culté. Une faculté est un pouvoir dont nous dis- posons avec une parfaite conscience et que nous dirigeons, au moins dans une certaine mesure, vers un but déterminé. La faculté suprême, celle qui gouverne toutes les autres, en même temps qu'elle en est le type le plus parfait, c'est notre libre arbitre. Une capacité, au contraire, est une simple disposition, une aptitude à recevoir cer- taines modifications où nous jouons un rôle entièrement passif, ou à produire certains effets dont le pouvoir n'est pas encore arrivé à notre conscience. Il est certain que, sans de telles dispositions, les difficultés elles-mêmes n'existe- raient pas; car, quoique nous exercions sur nous- mêmes une très-grande puissance, nous ne pou- vons pas cependant nous faire tout ce que nous sommes, ni nous donner tout ce que nous trou- vons en nous. Indépendamment de cela, les facultés dont nous sommes déjà en possession ne peuvent agir que d'après ou sur des données que nous avons seulement la capa-ité de recevoir. Ainsi ni la volonté ni la réflexion n'entreraient jamais en exercice, si elles n'y étaient provo- quées par certaines impressions spontanées et par une intuition confuse des choses qui peuvent nous être utiles ou que nous désirons connaître. Cependant faut-il considérer les capacités et les facultés comme deux ordres de faits absolument distincts et qui se développent séparément dans l'âme humaine ; en d'autres termes, y a-t-il en nous de pures capacités qui n ont rien de per- sonnel ni de volontaire? Évidemment non : car prenons par exemple le phénomène sur lequel nous exerçons sans contredit le moins d'influence, je veux dire la sensation. Sans doute la sensa- tion dépend des objets extérieurs et d'un certain état de nos propres organes ; mais n'est-il pas vrai que si elle n'arrivait pas à notre conscience, elle n'existerait pas pour nous, et qu'elle tient d'autant plus de place dans notre existence, que la conscience que nous en avons est plus vive et plus noble ? Or, qu'est-ce que c'est qu'avoir par- faitement conscience d'une chose? C'est après tout la saisir avec son esprit, l'embrasser dans sa pensée ; ce qui ne saurait avoir lieu sans le concours de l'attention et du pouvoir personnel. La même chose se démontre encore mieux pour le sentiment, qui n'existe pas, ou qui existe à un très-faible degré, dans les âmes privées d'éner- gie, s'abandonnant sans réflexion et sans résis- tance aux impressions venues du dehors. Donc nous disposons dans une certaime mesure de notre sensibilité, nous pouvons la diriger dans un sens ou dans un autre : c'est-à-dire qu'elle est une véritable faculté, bien que l'intervention de l'activité libre n'en fasse pas la plus grande part. Qui ne reconnaît égale- ment cette intervention dans la mémoire, dans l'imagination, dans tous les faits qui dépendent de l'intelligence, et jusque dans la rêverie? Il n'y a donc, encore une fois, dans l'âme humaine, parvenue à l'état où elle a connaissance d'elle- même, que des facultés plus ou moins person- nelles, plus ou moins dépendantes de ce qui est au-dessus ou au-dessous de nous ; mais point de capacités pures, de propriétés inertes ou d'aveu- gles instincts comme ceux qui appartiennent aux aniinuix et aux choses. La liberté, une force qui se connaît et qui se gouverne entre plusieurs impulsions très-diverses, mais susceptibles de s'harmoniser entre elles: voilà le fonds même de GARD — 235 GARD notre nature et de tous ses éléments secondaires. Voy. Faculté CAPELLA (Marcianus Mineus Félix), Afri- cain d'origine, écrivait, selon l'opinion la plus générale, en 474 ou 490 après Jésus-Christ. Sous le titre de Satyricon et de Satira, il a composé en latin une espèce d'encyclopédie; mélange de prose et de vers, divisée en sept livres que pré- cède un petit roman en deux livres intitulé des Noces de Mercure et de Philologie. Les vues que Capella expose sur la grammaire, la dia- lectique et tous les arts libéraux en général n'ont par elles-mêmes que peu de valeur, et sont em- pruntées à Varron, à Pline, et aux autres écri- vains de l'antiquité; mais, considéré au point de vue historique, le Satyricon n'est pas dénué d'importance. Pendant que la plupart des monu- ments littéraires de la Grèce et de Rome se trouvaient perdus ou oubliés, il échappa au nau- frage qui submergeait tant de chefs-d'œuvre, et servit ensuite à renouer les traditions de la cul- ture antique. Vers l'année 534, un rhéteur nommé Félix, qui enseignait dans l'Auvergne, en cor- rigea un exemplaire sur lequel on fit sans doute de nouvelles copies : car, au temps de Grégoire de Tours et d'après son propre témoignage, l'ou- vrage était employé dans les cloîtres pour l'in- struction des jeunes élèves (Hist. littéraire de France, t. III, p. 21 et 22). Au xc siècle, Capella jouissait d'une telle autorité, qu'on cite trois commentaires dont il a été l'objet, ceux de l'é- vêque Duncan, de Rémi d'Auxerre et de Reginon (Ib., t. VI, p. 120, 153, 549). Au commencement du siècle suivant, le moine Notker traduisit en langue allemande les Noces de Mercure et de Philologie, et il n'est pas douteux que le Saty- ricon entier ne continuât d'être très-répandu dans les écoles. L'influence de Capella s'est ainsi maintenue jusqu'à l'époque où les ouvrages d'A- ristote et des Arabes se répandirent en Occident; il fit place alors à des modèles d'un génie supé- rieur au sien et plus dignes d'être étudiés. L'édition la plus connue de Capella est sans contredit celle que Grotius entreprit à l'âge de quatorze ans, et qu'il publia l'année suivante, 1599, Leyde, in-8. Cependant, de l'aveu de juges très-compétents en cette matière, elle est fort insuffisante; il faut lui préférer de beaucoup celle que Fréd. Kopp avait préparée, et qui a paru après sa mort, in-4, Francfort, 1836. M. Graff a publié à Berlin, en 1836, in-8, la traduction de Notker indiquée plus haut. C. J. CARDAILLAC (Jean-Jacques-Séverin de), né le 16 juillet 1766, au château de Lotraine, dans le département du Lot, fut élevé au collège de Sorèze et acheva ses études au grand séminaire de Saint-Sulpice. Son père, le marquis de Car- daillac, le destinait à l'état ecclésiastique. Sans avoir encore reçu les ordres, il avait le titre d'aumônier de la reine lorsque éclata la révolu- tion de 1789. Emprisonné pendant la Terreur, il fut délivré par le 9 thermidor et entra dans l'Université sous l'Empire. Il professa la philo- sophie au collège de Montauban, au collège de Bourbon et à la Faculté des lettres de Paris, où il occupa pendant quelque temps, en qualité de suppléant, la chaire de Laromiguière. Il mourut inspecteur de l'Académie de Paris, le 22 juillet 1845. Par sa première éducation il est évidemment l'élève des philosophes du xvme siècle ; il leur emprunte quelques-unes de leurs idées, et sur- tout leur méthode prudente } et leur langage précis. Mais Condillac et les idéologues ne sont pas ses seuls maîtres : il a suivi d'abord La- romiguière, et avec lui il est d'accord pour restituer à l'âme une activité propre, dont le système de la sensation transformée l'avait dé- pouillée ; puis il a entendu, avec un sentiment mélangé de satisfaction et d'inquiétude, les leçons de Royer-Collard et de Cousin, et même il a parfois jeté un regard sur ces doctrines alle- mandes qui commencent à faire du bruit, et entrevu la critique de la raison pure de Kant. Tous ces éléments réunis sans confusion, savam- ment agencés par un esprit très-délié, qui ne les accepte jamais sans le contrôle d'une obser- vation sincère, ont formé un système de tran- sition, parfois superficiel, toujours clair, et plus défectueux par les vérités qu'il néglige que par les erreurs qu'il admet. Il se demande lui-même dans quelle école il doit se ranger : Est-il empi- riste, sensualiste, rationaliste ou éclectique? Il ne lui convient pas de prendre parti entre les écoles, et il proteste contre les classifications ar- bitraires qui imposent, contre son gré, à un phi- losophe la solidarité d'une école répudiée par lui, et lui défend d'être indépendant et de pen- ser pour son compte. La philosophie, dit-il, est personnelle; chacun se fait la sienne, et la seule vraie est celle qu'on trouve par sa propre ré- flexion. Aussi les Études élémentaires de philo~ Sophie n'ont satisfait pleinement aucune école : elles dépassent de beaucoup le niveau où le sen- sualisme prétend s'arrêter ; elles ne s'élèvent pas jusqu'au point où le spiritualisme pur essaye de se hausser. C'est une doctrine moyenne, par elle- même destinée à passer inaperçue, et plus re- marquable par le bon sens, la justesse des obser- vations et la clarté du raisonnement que par la profondeur et l'originalité des idées. Suivant de Cardaillac, il y a dans le moi trois forces irré- ductibles, le sentiment, la connaissance, et la volonté. Le sentiment est le fait fondamental; non pas la cause des autres, mais la condition sans laquelle ils ne peuvent se produire. Il est en lui-même bien plus complexe que ne l'ont cru les disciples de Condillac : il enferme à la fois la sensation, qui nous met en rapport avec les corps; le sentiment moral, par lequel l'homme communique avec ses semblables ; le sentiment des rapports, par lequel il compare entre eux et d'une manière tout immédiate diverses impres- sions ou diverses idées, et enfin le sens intime, qui lui permet de se connaître et de juger des autres par lui-même. Ce qui distingue cette faculté, composée de pouvoirs différents, c'est que ses formes multiples sont toutes des manières de sentir, c'est-à-dire de communiquer directement avec la réalité, d'être averti de sa présence. Cette impression n'est pas encore la connaissance : elle est même souvent en rapport opposé avec elle, d'autant plus vive que 1 autre est peu obscure; mais elle est la seule matière sur laquelle l'in- telligence puisse s'exercer, la source d'où elle fera jaillir toutes les idées et tous les jugements. La raison elle-même, dont on parle comme d'une puissance mystérieuse, est simplement la vue des vérités générales engagées dans les faits particuliers; elle domine, elle dirige et féconde toutes les autres facultés, mais elle dépend de l'expérience, et n'existerait pas sans elle. Il est vrai pourtant qu'elle conçoit des rapports néces- saires, alors que dans la réalité saisie par l'ob- servation tout est particulier et contingent. Cette nécessité est son œuvre propre , c'est elle qui en vertu de sa constitution l'impose aux choses: « La seule réponse, dit-il, qu'on puisse faire à cette partie de la question, savoir quelle est la cause qui fait que nous reconnaissons à certaines vérités ce caractère d'universelles, absolues, néces- saires, qui les distingue des vérités contingentes, est que nous les reconnaissons et affirmons comme telles, parce que la raison, qui nous est donnée CAUD 236 GARD pourvoir la vérité, pour la constater, L'apprécier, et nous en servir, les voit, les reconnaît, les apprécie, les juge et les affirme telles. » Peut- être ne se doute-t-il pas qu'en parlant ainsi, il est plus rapproché de Kant que de Laromiguière. Enfin il proclame Lien haut, et démontre par des preuves sérieuses, l'activité essentielle du moi : il pense, comme Maine de Biran, que nous aper- cevons, par un sentiment immédiat, nos actes dans leur rapport avec la force personnelle qui les produit; nous nous percevons à la fois comme cause et comme effet ; le même moi, qui modifie, est modifié. C'est même par suite de cette con- naissance primitive que nous pouvons conclure de nos sensations à l'existence des objets; quand les corps extérieurs agissent sur nos organes nous éprouvons le contre-coup de cette action. Nous avons alors comme la moitié d'un fait que par le sens intime nous percevons tout entier ; nous sommes simplement effet, et non plus cause ; nous jugeons que la cause n'étant pas en nous est au-dessous, et ainsi nous formons la conception de l'extérieur. Ces idées n'ont rien de bien neuf; mais elles ne sont pas ordinaires dans un système qui s'annonce dès le début, comme une interprétation de l'expérience. Elles sont accompagnées d'observations qui depuis ont été produites comme nouvelles; de Cardaillac pré- tend que l'acte par lequel nous rapportons nos sensations à l'organe est une pure illusion, mais une illusion instructive ; il distingue des sen- sations qui échappent à la conscience, et ne lais- sent pas que d'agir sur nos jugements et nos actes ; il sait que toute sensation est composée de ces éléments inaperçus; il comprend l'impor- tance de l'association des idées , en résume les lois avec une précision que les psychologues anglais n'ont pas dépassée, et ramène la mémoire à une sorte d'habitude. Il mériterait d'être plus connu, et son livre est un de ceux qu'on doit avoir lu. Oublié en France, il est apprécié à l'étranger. Hamilton, si bon juge en matière de psychologie, en cite plusieurs passages, et plus souvent encore il en, adopte les idées pour son propre compte. Les Études élémentaires de phi- losophie ont été publiées à Paris en 1830 (2 vo- lumes in-8). E. C. CARDAN. Ce nom, que l'on rencontre dans l'histoire de toutes les sciences, qui partout éveille le souvenir du génie mêlé aux plus déplo- rables aberrations, n'appartient pas moins à l'histoire de la philosophie, où il se montre en- touré des mêmes ombres et de la même lumière. Mais s'il existe des travaux importants et conçus dans un esprit d'impartialité sur Cardan consi- déré comme médecin, comme naturaliste, comme mathématicien, il reste encore à l'étudier comme philosophe : car, parmi ceux qui avaient mission de le juger sous ce point de vue, pas un seul ne l'a pris au sérieux, ou peut-être n'a osé aborder les 10 volumes in-folio et les deux cent vingt- deux traités sortis de son intarissable plume, dont le besoin augmentait encore la fécondité. Bayle ne lui a consacré qu'un article biogra- phique ; Brucker semble avoir eu pour but de ne recueillir de lui que les opinions les moins sen- sées; et Tennemann, même dans son grand ou- vrage, daigne à peine lui accorder une mention. Jérôme Cardan naquit à Pavie, le 24 septem- bre 1501. Son père était un jurisconsulte dis- tingué, fort instruit dans les sciences mathé- matiques, dont il enseigna à son fils les premiers éléments, et sa mère, à ce que l'on soupçonne d'après quelques aveux échappés à Cardan lui- même, n'était point mariée; elle chercha même à se faire avorter pendant qu'elle le portait dans Bein. Quoi qu'il en soit, Cardan fut élevé dans la maison de son père, et, sans nous arrêter à toutes les circonstances extraordinaires dont il remplit le récit de ses premières années, i dirons qu'à vingt ans il suivit les cours de l'Uni- versité de Pavie. Deux ans plus tard, il y expli- quait les Éléments d'Euclidc. En 1524 et en 1525, il étudiait à Padoue, où il prit successi- vement les grades de maître es arts et de docteur en médecine. La profession de médecin, qu'il avait embrassée malgré les vœux de son père, lui fournissant à peine les moyens de subsister, il retourna à ses premières études, et fut nommé, vers l'âge de trente-trois ans, professeur de ma- thématiques à Milan. Mais, à peine élevé à ce poste, il voulut de nouveau tenter la fortune par l'exercice de la médecine, et cet essai fut pour lui aussi malheureux que la première fois. Il aurait bien pu, dans ce temps, devenir professeur de médecine à l'Université de Pavie; malheu- reusement il ne voyait pas d'où l'on tirerait ses honoraires; et, déjà marié, à la tête d'une fa- mille, il n'était pas dans un état à offrir à la science un culte désintéressé. Sa réputation paraît mieux établie que sa fortune; car, en 1547, le roi de Danemark, lui offrit, à des conditions très-avantageuses, d'être le médecin de sa cour. Cardan refusa, craignant, dit-il, les rigueurs du climat, et, ce qui est plus étonnant de la part d'un homme comme lui, la nécessité de changer de religion. Quelques années plus tard, il fut appelé en Ecosse par l'archevêque de Saint-André^ qu'il se vante d'avoir guéri, par des moyens à lui seul connus, d'une maladie de poitrine jugée incurable. Après avoir successivement, et à di- verses reprises, enseigné la médecine à Milan, à Pavie et à Bologne, il s'arrêta dans cette der- nière ville jusqu'en 1570. Alors, pour un motif que ni Cardan ni ses historiens n'ont indiqué bien clairement, il fut jeté en prison, puis con- damné, au bout de quelques mois, à garder les arrêts dans sa propre maison. Enfin, devenu complètement libre en 1571, il se rendit à Rome, où il fut agrégé au collège des médecins, et pen- sionné par le pape jusqu'au moment de sa mort, arrivée le 15 octobre de l'an 1576, onze jours après qu'il eut mis la dernière main à l'ouvrage intitulé de Vita propria. C'est de ce livre, émi- nemment, curieux, tenant à la fois du journal, du panégyrique et des confessions, que sont tirés tous les laits qui précèdent. Nous ajouterons, pour les rendre plus complets, qu'outre la misère et la persécution, Cardan eut à supporter des malheurs domestiques de la nature la plus hu- miliante et la plus cruelle : un de ses fils mourut sous la hache du bourreau, convaincu d'avoir empoisonné sa femme; un; autre l'affligeait par une telle conduite, qu'il se vit obligé de solliciter lui-même son emprisonnement. Mais ce n'est pas assez de connaître les événe- ments qui composent la vie extérieure de Cardan; il faut avoir une idée de son caractère, de sa physionomie morale, une des plus bizarres qu'on puisse se représenter, et que nul n'aurait imaginée si elle n'avait pas existé réellement. On peut dire sans exagération qu'il réunissait en lui les éléments les plus opposés de la nature humaine. D'une vanité sans mesure, qui perce dans chaque ligne de ses écrits, qui le porte à compter sa propre naissance parmi les événements les plus mémo- rables du monde, et à se regarder comme l'objet d'une protection miraculeuse de la part du ciel, il parle do lui en des termes qui, dans la bouche d'un autre, pourraient sembler d'atroces calom- nies. Il était, s'il faut l'en croire, naturellement en lin à tous les vices, et porté vers tout ce qui est mal: colère, débauche, vindicatif, joueur, impie, intempérant en actions et en paroles, GARD — 237 — GARD toujours prêt à blesser même ses meilleurs amis {de Vita propria, c. xn). Nous ajouterons que le tableau qu'il nous a laissé lui-même de ses habi- tudes et de ses mœurs n'est pas propre à démentir ce jugement. Croit-on que ce soit l'amour de la vérité qui lui fait tenir un tel langage? Mais le même homme ne recule pas devant les plus grossiers mensonges. Il se vante de posséder plusieurs langues sans les avoir jamais apprises, et toutes les sciences sans les avoir étudiées; il s'attribue le don surnaturel de connaître l'avenir, de voir en plein jour le ciel semé d'étoiles, d'entendre ce qu'on dit de lui en son absence, et de tomber en extase à volonté. Enfin il nous assure avoir eu, comme Socrate, un génie fa- milier. S'il s'élève quelquefois à la hauteur du génie, si les aperçus les plus originaux et les plus profonds ne manquent pas dans ses écrits, d'ailleurs si variés, plus souvent encore il tombe au-dessous du vulgaire bon sens dans les su- perstitions les plus décriées, dans des actes qui touchent à la folie. Il croit aux songes, à la di- vination, aux amulettes, à l'astrologie judiciaire; il fait deshoroscopes parmi lesquels il fautcompter celui de Jésus-Christ; et malgré les éclatants dé- mentis qu'il reçoit des événements, il persiste dans sa chimère. Quant à la folie, comment ne point la reconnaître dans le trait suivant : il ne pouvait pas, nous assure-t-il, se passer de souffrir, et quand cela lui arrivait, il sentait s'élever en lui une telle impétuosité, que toute autre douleur lui semblait un soulagement. Aussi avait-il l'ha- bitude, dans cet état, de mettre son corps à la torture jusqu'à en verser des larmes, et la pensée même du suicide venait plus d'une fois se pré- senter à son esprit. Ce n'est pas seulement la raison, mais aussi la pudeur qui se trouve blessée, lorsque arrivé presque au terme de son existence il compte sérieusement au nombre de ses plus grands malheurs l'état d'impuissance où il a vécu jusqu'à l'âge de trente ans. Qui oserait s'attendre ensuite à rencontrer à côté d'un regret si ex- traordinaire ces nobles et touchantes paroles : « J'aime la solitude; car, lorsque je me trouve seul, je suis plus qu'en tout autre temps avec ceux que j'aime ; je veux dire avec Dieu et avec mon bon génie » ? La vérité est que Cardan avait souvent des élans presque mystiques, et son esprit s'était nourri de la lecture de Platon, de Plotin et d'autres écrivains du même ordre {de Vita propria, c. xvin). Mais là ne se bornait pas son érudition philosophique. Il connaissait aussi Aristote, Avicenne, Alexandre d'Aphrodise, mais surtout Galien, qu'il cite à chaque pas dans le texte grec. Nous avons cru devoir insister sur ces détails, parce que la personne de Cardan ne nous parait pas moins intéressante pour la science de l'esprit humain, que ses idées et ses doctrines. Les opinions philosophiques de Cardan sont inséparables de ses vues générales sur la nature et la composition de l'univers. Elles ne sont pas toujours très - arrêtées ni parfaitement consé- quentes dans les détails; cependant elles offrent dans leur ensemble un caractère d'incontestable unité. Le fond en est souvent ancien et visible- ment emprunté d'ailleurs; mais les développe- ments auxquels elles donnent lieu, et les idées accessoires qui s'y rattachent, ne manquent ni d'originalité ni de profondeur. En voici à peu près la substance. Ce qu'on appelle la nature n'est pas un principe à part dans l'univers, ni une force distincte ayant ses attributions propres : c'est l'ensemble des êtres et des choses ; c'est l'univers lui-même. Il faut distinguer dans l'univers trois principes, trois choses éternelles et également nécessaires, sans lesquelles aucune autre ne saurait exister, à savoir : l'espace, la matière et l'intelligence ou l'âme du monde. Quelquefois ces principes sont portés au nombre de cinq, lorsqu'on y ajoute le mouvement et qu'on distingue l'âme du monde de l'intelligence. Mais cette distinction, comme nous le verrons bientôt, est aux yeux de Cardan une pure abstraction ; et quant au mouvement, il n'est que l'une des fonctions de l'âme univer- selle. L'espace, c'est ce qui contient les corps ; mais il ne contient pas l'univers, y étant lui-même contenu. Il est éternel, immobile, immuable, et n'existe nulle part sans corps ; en a autres termes, il n'y a pas de vide dans la nature. Sur ee point Cardan a devancé Descartes. La matière est éternelle comme l'espace, qu'elle remplit partout; mais elle n'est ni immobile ni immuable; elle, passe, au contraire, incessamment d'une forme à une autre par l'intermédiaire de deux qualités primordiales : la chaleur et l'humi- dité. La chaleur est, non pas le principe, mais l'organe, l'instrument du mouvement, et le véhi- cule de la vie; c'est au moyen de la chaleur que l'âme ou le principe de la forme agit sur la matière; et que les éléments de la matière se décomposent et se réorganisent, pour passer de la vie a la mort et de la mort à la vie. L'humidité, au contraire, est l'instrument de la résistance et la condition de l'inertie. La matière avec^ ses deux qualités opposées, étant un principe néces- saire des choses, on ne peut pas dire qu'elle soit un mal : elle n'est que le moindre et le dernier des biens; et ceux-ci ne sont pas détruits, mais diminués par sa présence. Il n'est pas un corps, pas une portion de ma- tière qui puisse être conçue sans forme. ^ Toute forme est essentiellement une et immatérielle, c'est-à-dire une âme ; par conséquent tous les corps, même les plus insensibles en apparence, sont des êtres animés. D'ailleurs, tous les corps sont susceptibles de mouvement, et le mouve- ment ne peut s'expliquer que par une force immatérielle. Encore bien moins peut-on ex- pliquer sans un principe pareil la sensibilité, l'instinct et l'intelligence. Mais toutes les âmes particulières ne sont que des fonctions ou des attributions diverses d'une âme universelle, c'est- à-dire de l'âme du monde {de Nalura, 3e partie, ch. n). L'âme du monde est à la nature entière ce que notre âme particulière est à notre corps, et Cardan n'hésite pas à citer pour son propre compte ces vers fameux : Spiritus intus alit tolumque infusa per orbem Mens agitât molem ei rnagno se corpore miscet Toutes les formes des êtres, toutes les âmes par- ticulières sont renfermées en puissance dans l'âme unique et universelle, comme tous les nombres sont renfermés dans la décade. Pour les produire hors de son sein et donner naissance aux créatures innombrables dont l'univers est peuplé, il lui suffit de se montrer elle-même et de se développer dans toute l'étendue de sa puissance. On peut la comparer à la lumière du soleil, qui, bien qu'une dans son essence et toujours la même, ne laisse pas d'apparaître à nos yeux sous une diversité infinie d'images {ubi supra). Le rapport des âmes particulières à l'âme universelle peut aussi se comprendre par ce qui se passe entre les vers et la plante dont ils se nourrissent et sur laquelle ils vivent. Or, il est évident que la plante et les vers, quoique parfaitement distincts par la forme, ne sont pourtant qu'une seule et même substance. Seulement il ne s'agit ici que d'une substance relative et mortelle, tandis que les âmes jouissent de l'immortalité comme le principe dont elles GARD — 238 — GARD sortent (Theonoston, seu de Animi immorta- litate, lib. II, § 31). On se demande, après cela, quelle place il reste à Dieu, et comment il se distingue de cette force universelle, également infinie, principe spirituel de tous les êtres, moteur et organisateur de l'univers. Cardan ne répond nulle part à cette question. Il adresse bien à Dieu des hymnes; il reconnaît en lui l'être infini, et parle de son immensité; mais ses autres attributs, et surtout ses rapports avec l'âme du monde, son rôle dans la création, il se garde de les définir. On ne peut pas dire qu'il admette, à l'exemple de Platon, au-dessus de l'âme du monde, une intelligence suprême, ayant sa propre substance, et exerçant sur tous les autres principes un pouvoir absolu. Cardan dit expressément que le principe de l'inteiligence, de la sensibilité et de la vie, est un seul et même être ; que l'âme n'est pas seulement le principe universel, qu'elle est la substance première et véritable de toutes choses. Planum est idem esse quod sentit , intelligit, vivit.... Anima est ergo quœ non solum prin- cipium est omnium, sed etiam primum et verum subjeclum. (Theonoston, lib. IV, t. Ier, p. 439 de l'édit. de Lyon.) Cependant nous devons dire que Cardan, de son propre aveu, n'a pas toujours été du même avis sur la nature de l'intelligence et ses rapports avec les différents êtres. Dans le traité de Uno, un des premiers qu'il ait publiés sur des matières philosophiques , il se déclare pour la doctrine d'Averroès et n'admet pour tous les êtres qu'une seule intelligence, un seul entendement pénétrant dans tous les corps organisés, capable de lui donner accès; demeurant, au contraire, plus ou moins éloigné de ceux qui ne remplissent pas cette condition, illuminant le corps de l'homme, parce qu'il est d'une composition plus subtile, et rayonnant extérieurement autour de la brute, parce qu'elle est formée d'une matière plus gros- sière. Plus tard, dans le livre de Consolatione (liv. II, t. Ier, p. 598 de l'édition de Lyon), il enseigne précisément le contraire. Il nie formelle- ment qu'il puisse exister une intelligence unique, soit pour les êtres vivants en général, soit seule- ment pour les hommes : il soutient, au contraire, que l'intelligence est toute personnelle, qu'elle ne vient pas du dehors comme un rayon émané d'un foyer étranger; mais qu'elle a son siège en nous-mêmes, qu'elle fait partie de nous; et nous est entièrement propre comme la sensibilité. Car; dit-il, nous savons par expérience que la faculté de comprendre ne s'exerce pas en nous d'une autre manière que la faculté de sentir. Cela n'empêche pas l'esprit de l'homme d'être d'une origine céleste; mais il se divise en un nombre infini de parcelles dont chacune devient le centre d'une existence à part. De là résulte évidemment que les âmes elles-mêmes doivent être considérées comme autant de substances distinctes et parfai- tement indépendantes les unes des autres, ce que Cardan n'hésite pas à reconnaître, non-seulement pour la vie présente, mais pour celle qui nous attend au delà du tombeau. Voici, au reste, ses propres paroles (ubi supra) : « Ainsi les âmes humaines demeurent distinctes les unes des autres; même après la mort, avec toutes les facultés qui leur sont propres, comme la volonté, l'intelligence, la sagesse, la science, la réflexion, la raison, la connaissance des arts et toutes autres qualités semblables." Enfin, dans un troisième 'Ht. intitulé Theonoston , ou de l'Immortalité de Vâme, Cardan s'écarte à la lois des deux opinions édentes, en s'efforçant, en quelque sorte, de les concilier entre elles. Il n'admet, comme la première fois, qu'une seule âme et une seule | intelligence; mais cette intelligence lui apparaît sous un double point de vue : elle peut être considérée en elle-même, comme absolue et dans l'éternité; alors elle ne connaît que l'universel, c'est-à-dire sa propre essence, et ses opérations ne peuvent pas se distinguer les unes des autres. Mais elle se montre aussi dans le temps: elle se manifeste par certains organes, au nombre des- quels il faut compter l'homme, et dans ce cas ses opérations sont multiples, chacune d'elles devant occuper un point différent de la durée; elle nous semble douée de facultés diverses plus ou moins développées, selon la perfection de l'organe ou de l'instrument (Theonoston, lib. IV, t. Ier, p. 439). Pour excuser ces variations dans ses doctrines, Cardan fait remarquer que telle est la condition de l'esprit humain, que les vérités les plus utiles et les plus importantes ne peuvent pas être trouvées en un jour. Nous venons de voir que Cardan regarde l'homme comme un organe de l'intelligence et, par conséquent, de l'âme universelle. Cela ne l'empêche pas de le considérer isolément comme un être à part, et nous nous hâtons d'ajouter que l'on trouve dans cette partie de sa philosophie des observations profondes, délicates, mais mê- lées, comme toujours, de paradoxes et d'erreurs. Ce qui constitue à ses yeux le caractère distinctif de l'être humain, c'est (il l'appelle par son nom) la conscience. Les animaux, doués seulement d'une âme sensitive, ne connaissent pas, si par- faits qu'ils soient, d'autre règle que celle d'un aveugle instinct; en un mot, ils ne savent pas ce qu'ils sont; tandis que l'homme se connaît lui-même et a conscience de la connaissance qu'il a des autres êtres. Ipse autem se ipsum agnoscit ac reliqua se agnoscere intelligit (de Natura, c. i). La conscience le conduit à la distinction de l'âme et du corps, qu'il démontre aussi bien qu'on pourrait le faire aujourd'hui par l'unité, l'identité de l'être pensant et ie fait du libre arbitre. Il n'y a qu'un être intelligent, ayant con- science de lui-même, c'est-à-dire un être identique, qui puisse trouver en soi la règle de ses actions (Theonoston, lib. II, § 19, et lib. III). Enfin, après avoir établi que l'âme est distincte du corps, Cardan, entreprend d'en démontrer l'immortalité. C'est ici surtout qu'il fait preuve d'une solide et profonde érudition. Il rapporte avec beaucoup d'exactitude, avec beaucoup d'ordre et de préci- sion, tous les arguments allégués par les philo- sophes pour ou contre le dogme de la vie future (Theonoston, lib. V). Quant a lui, sur des preuves qui n'offrent oas un grand caractère d'originalité, il admet ce dogme ; mais, en même temps, il le déclare tout à fait inutile, et même dangereux dans la pratique. Le sceptique, le matérialiste avoué, est obligé, selon lui, de se montrer d'au- tant plus irréprochable dans sa conduite, qu'il attire tous les regards et qu'il éveille tous les soupçons. D'ailleurs n'avons-nous pas, pour rem- placer la crainte d'une autre vie, les mouvements naturels de la conscience, la crainte de la justice des hommes, le sentiment de l'honneur, le res- pect de nous-mêmes et de nos amis, enfin la force de l'habitude et de l'éducation? En revanche, le mal dont Cardan accuse le dogme de l'immor- talité lui parait incontestable; car s'il n'existait pas dans l'esprit des hommes, on n'aurait pas à déplorer les guerres de religion, les plus cruelles entre toutes les guerres, et le plus grand des fléaux (de Immorlalitate animarum, c. xi). Il est évident que l'immortalité, pour Cardan, ne saurait être autre chose que la continuité, 3ue l'éternité du principe unique de toute vie et e toute intelligence. 11 nous apprend lui-même, dans le de Vita propria (c. xuv), le dernier ou- CARD — 239 — CARN vrage sorti de sa plume, qu'il croyait à l'égalité non-seulement de tous les hommes, mais de tous les êtres vivants. Mais il distingue dans ce prin- cipe plusieurs fonctions ou plusieurs attributs, qui suffisent à l'explication de tous les phénomè- nes de la vie humaine et de l'univers en général : 1° l'intelligence proprement dite ; 2° l'imagina- tion; 3° les opérations des sens; 4° les fonctions vitales; 5° le mouvement. L'intelligence est le privilège exclusif de l'homme. L'imagination et les sens appartiennent à la fois à l'homme et aux animaux ; le principe vital est dans tous les êtres organisés, dans les plantes comme dans les ani- maux. Enfin le mouvement existe indistinctement dans tous les corps (Theonoston, lib. IV, t. Ier, p. 439). Cardan s'est occupé aussi de la dialectique; et quoique l'ouvrage qu'il a publié sur ce sujet (t. Ier, p. 229 de l'édition de Lyon) ne soit pas autre chose, au fond, qu'un résumé de la Logique d'A- ristote, on y trouve cependant des détails inté- ressants et des réflexions judicieuses sur la mé- thode à observer dans les différentes sciences. Nous n'en dirons pas autant, de l'écrit qui a pour titre de Socratis studio, véritable pamphlet composé de toutes les calomnies répandues contre Socrate par Aristophane et Athénée. Croirait-on que les plus grands griefs reprochés par Cardan au philosophe athénien soient précisément son désintéressement, sa prédilection pour la morale, son aversion pour les disputes stériles de l'épo- que, enfin sa mansuétude et sa patience au sein de sa propre famille? Il prétend que cette der- nière vertu est un encouragement funeste pour les femmes qui manquent de soumission envers leurs maris. Il ne traite pas mieux les disciples de Socrate. Platon est un vil flatteur des tyrans, Xénophon un soldat ignorant, cupide et traître à sa patrie ; Aristippe n'a fait que développer en pratique et en théorie les véritables conséquences de l'enseignement de son maître. Il serait beaucoup trop long d'énumérer ici tous les écrits de Cardan, dont la plupart sont étrangers à l'objet de ce Recueil. Nous nous con- tenterons de citer le Theonoslon, le livre de Con- solatione, les traités de Natura, de Immortali- tate animarum, de Uno, de Summo bono, de Sapientia, et le livre de Vita propria, comme la source où nous avons puisé les éléments de la doctrine philosophique de Cardan. Sa théorie de la nature se trouve exposée principalement dans les deux ouvrages de Subtilitate et de Rerum va- rielate. Les œuvres complètes de Cardan ont été réunies par Charles Spon en 10 vol. in-f°, Lyon, 1663, et Cardan lui-même, sous le titre de Libris propriis, nous en a laissé une notice étendue, imprimée dans le premier volume de l'édition que nous venons de citer, et que nous avons sous les yeux en rédigeant la présente analyse. CARDINALES (vertus cardinales). On appelle ainsi les aspects les plus généraux et les plus importants de la moralité humaine, essentielle- ment une de sa nature; les vertus qui contien- nent en elles et sur lesquelles s'appuient toutes les autres. Elles sont au nombre de quatre : la force, la prudence, la tempérance et la justice. Tout le monde comprendra sans peine ce qu'il faut entendre par la tempérance et par la justice, laquelle n'est vraiment efficace que par la bonté {justitia cum liberalitate conjuncta). Mais com- ment la force et la prudence sont-elles comptées au nombre des vertus? C'est que par la force il faut entendre ici avec Cicéron (de Offic, lib. I, c. xx) cette grandeur d'âme, cette énergie morale qui consiste à se mettre au-dessus de tous les avantages et de toutes les misères de ce monde, et à ne reculer devant aucun sacrifice pour faire le bien. La prudence doit être entendue dans le sens de son étymologie antique; elle est la con- naissance de la vérité dans son caractère le plus élevé, et suppose que l'intelligence y a été pré- parée par la méditation et par la science. Cette division de la vertu est très-ancienne, aussi ancienne, on^ peut le dire, que la morale • car on la trouve déjà dans l'enseignement de So- crate, tel qu'il nous a été conservé par Xénophon mais avec une légère différence : c'est que le respect de la Divinité (tiai&zio.) y tient la place de la prudence ou de la science, qui, réunie à la vertu, doit constituer la sagesse. Platon a con- servé la même doctrine en lui donnant seulement un caractère plus systématique et en le ratta- chant intimement à ce qu'on peut appeler sa psychologie. En effet, après avoir distingué dans l'âme trois éléments, le principe de la pensée, le principe de l'action et celui de la sensibilité, ou ce qu'on appelle vulgairement l'esprit, le cœur et les sens, il admet pour chacun de ces éléments une vertu particulière, destinée à le développer ou à le contenir : pour les sens, la modération ou la tempérance ; pour le cœur, la force et le cou- rage : pour l'esprit, la science dans ce qu'elle a de plus élevé, c'est-à-dire la science du bien. Enfin, du mélange et de l'accord de ces trois premières vertus, il en naît une quatrième qui est la justice. Mais la justice, pour Platon, n'est pas simplement cette qualité négative qui con- siste à respecter les droits d'autrui et à rendre à chacun ce qui lui est dû; elle est Tordre même dans la plus noble acception du mot; elle est le développement harmonieux de toutes les facultés de l'individu et de toutes les forces de la société; elle est la vie humaine dans sa perfection (Platon, Republ., liv. IV). Après Platon, l'école sloïcienne a donné à ce même point de vue une consécra- tion nouvelle, mais en le détachant du système psychologique et métaphysique sur lequel il s'ap- puyait d'abord, pour en faire un principe indé- pendant, appartenant exclusivement à la morale. Des stoïciens il a été transmis à Cicéron, qui le développe avec beaucoup d'élégance dans son traité des Devoirs, d'où il a passe dans la plupart des traités de la morale chrétienne, avec les ter- mes mêmes de la langue latine, termes qui ont aujourd'hui perdu leur signification primitive. Mais le christianisme, trouvant incomplète celte base de la morale, et forcé, de la trouver telle par la nature de ses dogmes, y a ajouté ce qu'il appelle les vertus théologales. Les philosophes modernes, au lieu de s'occuper de la division des vertus, travail assez stérile en lui-même, ont mieux aimé rechercher d'abord quel est le prin- cipe suprême de la moralité humaine, la loi ab- solue de nos actions, ensuite quels sont les de- voirs particuliers qui en découlent, quelle est notre tâche dans chacune des positions de la vie. Il existe sur le sujet qui vient de nous occu- per deux traités spéciaux : l'un de Clodius, qui a pour titre: de Virtutibus quas cardinales ap- pellant (in-4, Leipzig, 1815); l'autre, beaucoup plus ancien, est l'ouvrage de Gémiste Pléthon, de Quatuor Virtutitus cardmalibus, publié en grec avec une traduction latine par Ad. Occone (in-8, Bâle, 1ÔÔ2). CARNÉADE de Cyrène, né vers la troisième année de la cxue olympiade, est l'esprit le plus ingénieux et le plus brillant qui ait honoré la dé- cadence de l'école académique. Moins original, moins profond, moins sérieux même qu'Arcesilas, qui est le véritable père de la philosophie de la vraisemblance, Carnéade a été surtout un rhéteur plein de ressources et d'esprit, un dialecticien d'une subtilité et d'une souplesse merveilleuses, un adversaire habile et acharné de l'école stoï- CARN — 24C — GARP ciennc. II se peignait fort bien lui-même et don- nait une fort juste idée de son rôle philosophique, en disant : « Si Chrysippe n'eût point existé, il n'y aurait pas eu de Carnéade. » Élève d'Hégésinus, qui lui transmit l'enseigne- ment traditionnel de l'école, initié par Diogène de Babylone à la dialectique stoïcienne, Carnéade reprit avec un éclat nouveau la lutte engagée par Arcésilas, et il fut pour Chrysippe ce que le chef de la nouvelle Académie avait été pour Ze- non. Les historiens anciens de la philosophie nous représentent Carnéade comme un raisonneur vrai- ment merveilleux et doué de ressources extraor- dinaires. Capable de tout oser et de réussir en tout, il savait tout rendre vraisemblable, même l'absurde, et tout obscurcir, même l'évidence. Un jour, devant l'élite de Rome, qui, pour l'en- tendre, désertait ses fêtes (Lactance_, Inst. div., liv. V, ch. xv ; — Plut., in Cat. maj.), il peignit la justice avec une éloquence divine. Le lende- main il démontra que la justice est un mot vide de sens, et se fit applaudir du même auditoire (Cicéron, de V Orateur, liv. III, ch. xvm). Quelle doctrine eût subi impunément les atta- ques d'un tel adversaire? Le stoïcisme, déjà ébranlé, faillit y périr. La physiologie de Zenon et de Chrysippe, leur dieu-monde, animal éter- nel dont la providence universelle n'est qu'une universelle fatalité, leur théorie de l'indifférence du plaisir, toute leur métaphysique, toute leur morale, Carnéade n'épargnait rien. Mais la lutte s'engagea principalement sur les questions logi- ques, et, entre autres, sur la question de la cé- lèbre çavTowta xaxa).rî7tTix^ (Sextus, Adv. Ma- them., p. 212 sqq., édit. de Genève), type et me- sure de la vérité dans toute l'école stoïcienne. A l'aide de sorites ingénieux (le sorite était l'ar- gument favori de Carnéade), il s'attacha à prou- ver qu'entre une perception vraie et une percep- tion fausse il n'y a pas de limite saisissable, l'intervalle étant rempli par une infinité de per- ceptions dont la différence est infiniment petite (Cicéron, Quest. acad., liv. II, ch. xvi ; — Sextus, Hyp. Pyrrh., lib. I, c. clxvii sqq.). Il alla jus- qu'à combattre l'axiome des mathématiques : deux quantités égales à une troisième sont égales entre elles (Jalenus, de Optimo dicendi génère, p. 558 dans Sextus, édit. latine). Or, dégagez cet axiome^ du caractère mathématique qui en voile la généralité, vous avez le principe de contra- diction qui, sous une forme logique, n'exprime rien moins que la foi de la raison en elle-même. Le nier, c'est nier la raison, et atteindre la der- nière limite et la suprême extravagance du scep- ticisme. Carnéade n'hésita pas, seulement il fit une réserve pour la pratique. Déjà la théorie du vraisemblable lui montrait la route de l'incon- séquence; il y suivit Arcésilas. Toutefois, dis- ciple toujours original, il fit d'une théorie in- décise un système régulier, et porta dans l'analyse de la probabilité, de ses degrés, des signes qui la révèlent, la pénétration et l'ingé- nieuse subtilité de son esprit (Sextus, Adv. Ma- them., 169, B.; Hyp. Pyrrh., lib. I, c. xxxm; — Cicéron, Quest. acad., lib. II, c. xxii et suiv.). Mais à quoi sert tout l'esprit du monde, séparé du vrai? La première condition d'une solide théorie de la probabilité, c'est une théorie de la certitude. Car qu'est-ce que la probabilité, sinon une mesure? Et comment mesurer sans une unité? Qi\ n'échappe pas à la logique par l'incon- séquence. Arcésilas et Carnéade avaient nié la certitude spéculative; il fallut, bon gré, mai gré, aller jusqu'au scepticisme absolu et universel. On peut dire que l'école académique péritavec Carnéade. Elle jeta quelque éclat encore, il est vrai, sous Antiochus et I'hilon; mais ces esprits timides ne sont pas les véritables disciples de Carnéade et d'Arcésilas : l'héritier de la nouvelle Académie, c'est l'école pyrrhonienne renaissante ; le continuateur de Carnéade, c'est ^Enésidème. Sur Carnéade, voy. l'article de Baylc dans le Dictionnaire critique; — Huct, de la Faiblesse de l'esprit humain; — Gouraud, Dissertatio de Carneadis vita et placidis. Paris, 1848. in-8; — Foucher, Histoire des académiciens, et les autres ouvrages indiqués à l'article Académie. Em. S. CARPENTIER OU CHARPENTIER (Jacques), né à Clermont en Beauvoisis en 1524. Il étudia la philosophie à Paris, et la professa d'abord au collège de Bourgogne. Nommé plus tard pro- cureur de la nation de Picardie, il parvint aux fonctions de recteur de l'Académie de Paris pour la philosophie, et remplit cette place durant seize ans, jusqu'à sa mort, arrivée en 1574. Doc- teur en médecine, ce fut sans doute à la pro- tection du cardinal de Guise qu'il dut d'être le médecin du roi Charles IX. Mathématicien dis- tingué, il soutint une lutte très-vive contre Ra- mus, pour une chaire de mathématiques^ laissée vacante par la retraite du titulaire, qui la lui résignait. La contestation fut portée jusqu'au Parlement. Le conseil même du roi dut inter- venir; et, après de longs débats, en 1568, la chaire fut maintenue à Charpentier. Le nom de Charpentier est surtout célèbre par la mort de son infortuné rival. De Thou, dans le livre III de son Histoire, à l'année 1572, n'hé- site pas à charger la mémoire de Charpentier du meurtre de Ramus. Suivant lui, et il ne faut pas oublier que c'est le témoignage d'un contem- porain, c'est Charpentier qui excita l'émeute des écoliers, assassins du hardi novateur ; le témoi- gnage du grave historien n'a pu être formel- lement démenti; et, dans les oeuvres de Char- pentier lui-même, certains passages, que nous citerons plus bas, semblent prouver qu'il avait prévu cette catastrophe, et qu'il en fut certai- nement peu affecté. Charpentier n'a point, en philosophie, de doc- trine originale ; il ne tient une place dans l'his- toire de la science que par son ardent attachement au système d'Aristote : et il faut le classer parmi les plus purs péripateticiens. Il se porta contre Ramus le constant adversaire de toute innovation ; et il crut devoir, pour l'intérêt même de la jeu- nesse qui lui était confiée, maintenir dans toute leur sévérité les études et la discipline telles que le passé les avait faites et les lui avait transmises. Tous ses ouvrages, toute sa polémique n'eurent que ce seul but. Il se contenta de porter dans l'exposition des doctrines plus d'ordre, plus de clarté que. la scolastique n'en avait mis ; et à cet égard, il rendit de très-réels services; mais, quant au fond môme, quant aux principes, il s'y montra fidèle jusqu'à la passion et à l'entêtement. Il est vrai que les réformes proposées par Ramus n'étaient guère acceptables; mais à ces tentatives un peu hasardeuses, on pouvait en substituer de plus prudentes, et Charpentier n'y parut pas munie songer. Ses livres de logique, assez nom- breux, ne sont qu'une reproduction fidèle et très-régulière des opinions d'Aristote; il ne va point au delà; ses livres de physique le répètent uent, et c'est toujours aux observations du philosophe grec qu'il a recours; ce n'est pas aux sienne* propres, qui pouvaient certainement lui en apprendre bien davantage sur les questions de physiologie qui paraissent l'avoir occupé. Parmi ses ouvrages on en peut distinguer GARP — 241 — GARP deux : Descriplio universœ nalurœ, en quatre livres, où il traite successivement des principes communs des choses, des cinq corps simples, des mixtes imparfaits ou météores, et enfin de l'âme. Ce n'est qu'un extrait fort clair du système d'A- ristote sur ces grands objets, et il le tire, avec une sagacité qui pouvait être mieux employée, de la Physique, du traité du Ciel, de la Météo- rologie et du traité de l'Ame. Le second ouvrage de Charpentier qu'on peut citer est plus impor- tant que celui-ci : c'est sa traduction, avec com- mentaires, du petit traité d'Aicinoûs sur le sys- tème de Platon. C'est pour lui une occasion de comparer Aristote et Platon sur toutes les par- ties de la philosophie; et il établit cette com- paraison avec une érudition étendue et très-solide, qui peut encore éclairer les études de notre temps. Sa préface surtout est remarquable, et elle sera toujours lue avec grand profit par ceux qui voudront traiter cet inépuisable sujet. A la suite de chacun des chapitres d'Aicinoûs, des remarques parfaitement classées, et rédigées avec un ordre fort rare à cette époque de science un peu confuse, expliquent toutes les difficultés du texte, et servent à en éclaircir le résumé, qui est lui-même concis et substantiel. Charpentier y déploie des connaissances très-profondes et très- exactes. L'histoire de la philosophie comptait certainement alors fort peu de savants qui la connussent aussi bien ; et Ramus, sur ce point, était loin de valoir son adversaire. De plus, Charpentier, tout péripatéticien qu'il est, sait rester parfaitement juste envers Platon, et il n'hésite pas, sur quelques-uns des points les plus graves, à lui donner tout avantage sur Aris- tote, notamment en ce qui concerne l'immortalité de l'âme. Ce livre, quoique très-bien composé, est entremêlé de digressions au nombre de douze, dans lesquelles Charpentier, à propos, il est vrai, des questions traitées par Alcinoùs, revient à ses querelles personnelles, et expose aussi ses propres opinions sur quelques-uns des plus grands pro- blèmes de la science, les idées et les universaux, l'immortalité de l'âme, le destin, le libre ar- bitre, etc. Il défend, dans l'une entre autres, le dieu d' Aristote contre la théodicée de Platon, et il s'appuie même sur les dogmes chrétiens pour soutenir la doctrine péripatéticienne. La première de ces digressions est consacrée à sa méthode, question fort controversée entre Ramus et lui; et, à cette occasion, il reprend toute la lutte antérieure et en raconte les phases. 11 remonte jusqu'au fameux arrêt royal du 10 mars 1543, époque à laquelle il n'avait lui- même que dix-neuf ans; il cite cet arrêt tout entier avec la sentence du Parlement, et les sentences non moins graves que tous les savants français et étrangers avaient portées contre les audaces de Ramus. Après cette interruption, qui n'a pas moins de 132 pages, l'auteur reprend son commentaire précisément au point où il l'a laissé ; et de la note 4, où il avait quitté Alcinoùs pour Ramus, il passe à la note 5, où il continue et achève sa pensée. Les autres digressions sont conçues sur un plan tout pareil ; et de même que la première est dédiée au cardinal de Lor- raine, les autres le sont à quelques-uns des per- sonnages dont Charpentier avait obtenu la pro- tection ou l'amitié. Ce sont, en quelque sorte, des repos et des distractions que l'auteur donne à sa propre pensée et à ses lecteurs; et, chose assez singulière, cette étrange façon de composer un livre n'ôte rien à la clarté et à l'unité de celui-là. Le ton de la polémique contre Ramus est celui d'une ironie qui ne se lasse point un seul instant. Ramus y est rarement désigné par son nom personnel. Il y est appelé Logodœdalus, DICT. PHILOS. et le plus souvent Thessalus, du nom d'un mé- decin contre lequel Galien avait autrefois dirigé des sarcasmes non moins amers. Le commentaire sur Alcinoùs est suivi d'une lettre où l'auteur répond aux attaques de Ramus, qu'un premier pamphlet avait fait sortir d'un silence gardé depuis près de vingt ans. Charpentier, en se dé- fendant, affirme qu'il n'a pas été le premier agresseur, qu'il a même jadis rendu des services à celui qui le provoque. Et dans une seconde lettre, datée de janvier 1571, il avertit Ramus de prendre garde à l'issue que ses invectives pour- raient bien avoir un jour. Nulla anirni atten- lione considéras quis tuarum conlenlionum exitus esse possit. Est-ce un sinistre présage? et ces paroles que l'aigreur de la polémique a peut- être seule inspirées, indiquent-elles déjà la dé- plorable vengeance sous laquelle Ramus suc- combait dix-huit mois plus tard? Qui pourrait le dire? En terminant l'édition de son Alcinoùs, qui est de 1573, Charpentier lui-même parle de la mort de son ancien adversaire, et il n'a pas un mot pour le plaindre. Il rejette sur les dés- ordres du temps le retard apporté dans ses tra- vaux; mais il s'applaudit de cette nouvelle lu- mière, qui, au mois d'août dernier, s'est levée sur la religion chrétienne, de même qu'il félicite le roi et les Guise dans sa dédicace : « Puis est venue s'y joindre la mort inopinée de Ramus et de Lambin. Ils sont morts tous deux comme je mettais la dernière main à mon ouvrage, dont la plus grande partie était dirigée contre eux, non sans quelque aigreur venue de la discussion. Je me suis pris à craindre de sembler combattre contre des ombres ou me réjouir insolemment de leur mort, qui m'a ôté, je l'avoue, les plus vifs aiguillons à la culture assidue des lettres. » Bien qu'il avoue qu'il a été sur le point de sup- primer cette seconde édition, ce n'est pas le lan- gage d'un homme qui comprend ou qui prévoit l'affreuse responsabilité qui va peser sur lui. A côté de ce souvenir si peu généreux donné à son adversaire, il souffrait qu'un de ses collègues, Duchesne, insultât la mémoire de Ramus dans une de ces pièces de vers que l'usage du temps exigeait en tête des ouvrages les plus sérieux. Duchesne se moque de la tombe que Thessalus a trouvée dans la Seine, toute digne qu'elle était de lui ; et Charpentier place cette atroce épi- gramme au frontispice de son Alcinoiis. Mais, d'un autre côté, il ne faut pas oublier que cet Alcinoùs est dédié au cardinal de Lorraine, qui, protecteur de Charpentier, l'avait été jadis aussi de l'infortuné Ramus. Charpentier mourait lui-même, l'année suivante, de phthisie, et à peine âgé de cinquante ans. On peut distinguer encore parmi ses ouvrages ses Animadversiones in libros très dialecti- carum instiluiionurn Pétri Rami : c'est le plus important de ses travaux logiques; il est de 1555. Charpentier occupait déjà des fonctions assez élevées dans l'Académie de Paris ; il se plaint des provocations de Ramus, et ce n'est qu'à grand'peine qu'il se décide à lui répondre. Il le fait d'ailleurs avec une sorte de modération; et, reprenant une à une ses assertions prin- cipales, il lui en démontre la fausseté avec une érudition et une science certainement très-supé- rieures. Avant ce combat public, les deux adver- saires avaient discuté ces règles d'abord devant l'Académie, puis devant le cardinal de Lorraine, qui s'était porté modérateur entre eux. Ce qui indigne surtout Charpentier c'est que Ramus veut enseigner la logique aux jeunes gens en moins de deux mois. Qu'aurait-il dit s'il avait su que, plus tard, les écrivains de Port-Royal en pré- tendraient réduire Tétude à quatre ou cinq jours- 13 GART — 242 — GAIIT Quels qu'aient été les torts de Charpentier, on peut dire qu'il apportait dans ses discussions des qualités rares, un savoir étendu et précis, une méthode excellente, une parfaite justesse d'esprit à défaut de génie, et qu'il employait déjà les procédés d'une critique saine et forte, qui depuis a été rarement surpassée. C'étaient là des titres suffisants à l'attention de l'histoire, et l'on doit s'étonner que l'exact Brucker l'ait passé sous silence dans son grand ouvrage. Il y a fait figurer bien des noms qui ne valent pas celui- là. Voici la liste des ouvrages les plus' remar- quables de Charpentier par ordre de dates : Des- criplio universœ artis disserendi ex Arislot. Organo collecta et in très libros dislincta, in-4, Paris, 1654; — Animadversiones in libros 1res dialecticarum institulionum Pétri Rami} in-4, ib.? 1555 ; — de Elementis et de meteoris, tra- duit de l'italien, in-4, ib., 1558; — Dispulatio de animo, methodo peripatetica utrum Arislot. rnortalis sit an immortalis, traduit aussi de l'italien, in-4, ib., 1558 ; — Descriptionis logicœ liber primus, in-4, ib.; 1560; — Descriplio uni- versœ naturœ ex Aristotele, in-4, ib., 1560; — Artis analylicœ sive judicandi descriplio ex Aristot. Analijt. poster., in-4, ib., 1561 ; — Compendium in commimem artem disserendi, in-4, ib., 1561 ; — Plalonis cum Aristotele in universa philosophia comparalio quœ hoc commentario in Alcinoi institutionem ad ejus- dem Plalonis doctrinam explicatur, in-4, ib., 1573. Cette édition contient plusieurs lettres et pamphlets contre Ramus, de 1564, 1566, 1569 et 1571. — On attribue aussi à Charpentier la pu- blication de l'ouvrage apocryphe d'Aristote de la Métaphysique Égyptienne : Libri XIV qui Aristo- telis esse dicuntur de secretiore parte divinœ sapientiœ secundum jEgxjptios ex arabico ser- mone, in-4, Paris, 1571. B. S. -H. CARPOCRATE, originaire d'Alexandrie et chrétien de naissance, est le fondateur d'une secte philosophique et religieuse qui jeta un certain éclat dans le second siècle de notre ère. Il paraît avoir eu le projet de concilier le christianisme, non-seulement avec la philosophie orientale, mais aussi avec les principaux systèmes de la philoso- phie grecque, et, en particulier, avec le platonis- me, auquel il emprunta la théorie de la préexis- tence des âmes et de la réminiscence. Comme la plupart des gnostiques, il attribuait la création du monde à des génies inférieurs et malfaisants, au-dessus desquels il reconnaissait, comme prin- cipe suprême, l'unité que l'esprit peut atteindre par un mode supérieur de connaissance. Ëpipha- ne, fils de Carpocrate, compléta la doctrine mé- taphysique de son père par un système de morale dont le point de départ était la commun tuté de toutes choses : ce qui l'amenait à considérer les lois hum;iincs comme des infractions à la loi di- vine, puisqu'elles ne permettent pas que le sol, les biens de la terre et les femmes soient com- muns entre les hommes. Ces détestables maximes firent imputer aux disciples de Carpocrate de hon- teux ex. es. Cependant saint Irénée déclare douter qu'il se fît parmi eux « des choses irréligieuses, immorales, défendues. » Voy. Gnosticisme. X. CARTÉSIANISME. Nous donnons le nom de cartésianisme au mouvement philosophique qui s'est accompli pendant le xvn* siècle sous l'in- fluence de Uescartes. Nulle révolution philoso- phique, suit dans les temps anciens, soit dans les modernes, n'a été plus grande et plus féconde; nulle n'a donné une plus sûre impulsionà toutes Les branches des connaissances humaines; nulle n'a suscité plus de systèmes, et entraîné plus de grandes intelligences. Mais est-il juste de donner exclusivement le nom de Descartes à cette révo- lution de laquelle est sortie la philosophie mo- derne tout entière? Descartes en est-il bien le chef et le principal promoteur? N'est-elle pas en grande partie l'ouvrage des philosophes du xve et du xvr siècle? et Bacon ne peut-il pas aussi en revendiquer la gloire? Il est vrai que dans le cours du xv° et du xvi" siècle la philosophie avait vu se succéder d'audacieux réformateurs qui sont les précurseurs de Descartes. Tous par des voies diverses, les uns par le péripatétisme, les au- tres par le platonisme et le mysticisme; les uns avec une tendance empirique, les autres avec une tendance idéaliste, avec plus ou moins de talent et d'audace, ont préparé la ruine de la philosophie scolastique et de l'émancipation de la raison. Pomponace. Vanini suivent encore en ap- parence l'autorité a'Aristote, mais ils l'interprè- tent à leur manière; François Patrizzi et Ramus s'attachent, au contraire, à Platon et font la guerre à Aristote ; Telesio, Giordano Bruno et Campanella rejettent également l'autorité de l'un et de l'autre, et entreprennent de fonder des systèmes sur la seule autorité de la raison. Enfin les grands mystiques de la même époque, tels que Paracelse, Robert Fludd, J. B. Van Helmont, entraînent aussi l'esprit humain dans des voies nouvelles. La plupart de ces novateurs ardents ont même été martyrs de leurs généreux efforts pour conquérir l'indépendance de la pensée phi- losophique. Rien de plus vrai que ce portrait du philosophe de la Renaissance tracé par Pompona- ce : «La soif de la vérité le consume, il est honni de tous comme un insensé, les inquisiteurs le persécutent : il sert de spectacle au peuple. » Tel a été, en effet, le sort des malheureux précur- seurs de Descartes. La soif de la vérité les con- sume, et pour l'éteindre, leur esprit fougueux se précipite dans toutes les directions sans règle ni méthode. Leur vie est errante et agitée, les in- quisiteurs les persécutent, l'exil, la prison, les tortures, le bûcher, voilà leur lot et leur partage. Ainsi ont vécu, ainsi sont morts Ramus, Giordano Bruno, Vanini, Campanella. Sans nul doute, tous ces intrépides martyrs des droits de la raison avaient déjà beaucoup fait pour l'émanciper et préparer les voies à une philosophie nouvelle, et cependant beaucoup restait encore à faire. Ils avaient, il est vrai, courageusement protesté contre le joug de la philosophie scolastique ; mais tous n'avaient pas osé ouvertement protester au nom de la raison, la plupart avaient invoqué seulement une autorité contre une autre autorité, Platon contre Aristote. ou bien le véritable Aris- tote contre l'Aristote défiguré des écoles. Ceux-là mêmes qui avaient protesté contre le principe de l'autorité, au nom de la raison, n'avaient pas élevé leurs protestations à la hauteur d'une mé- thode. M us il importe surtout de remarquer qu'aucun d'entre eux n'avait encore produit un système qui renfermât une part de vérité assez grande et dont les parties lussent assez fortement liées entre elles pour aspirer à remplacer la phi- losophie scolastique et à dominer sur les intelli- gences. Toutes ces diverses tentatives de réforme philosophique plus ou moins incomplètes, plus ou moins malheureuses, viennent aboutir a Des- cartes, qui achève et lait triompher la révolution philosophique commencée avec tant d'ardeur el d'héroïsme par les philosophes du xv' et du xvi' siècle. Nous ne nions pas que l'auteur de VInslaura lin magna ail rendu des services à l'esprit hu- main et à la philosophie moderne ; niais nous ne pouvons pas le considérer, avec linéiques philo- sophes écossais et quelques philosophes en jyclo- pédistes du xvnr siècle, comme le promeleut CART — 243 CART principal de la rénovation de la philosophie et des sciences au xvne. Si Bacon a eu; dans le xvme siècle, des admirateurs qui ont fait sa part beaucoup trop grande, il a, de nos jours, des détracteurs qui la font beaucoup trop petite. Nous ne donnons point dans l'excès de ces détracteurs aveugles et passionnés. Bacon est un grand es- prit, ses ouvrages contiennent des vues fécondes et vraiment prophétiques sur l'avenir de la science, sur la méthode et le perfectionnement des sciences d'observation; mais Bacon n'est pas un métaphysicien, il ne pose ni ne recherche le principe de la certitude, et, en dehors de la mé- taphysique, son nom ne se rattache à aucune de ces grandes découvertes par lesquelles Descartes a renouvelé les sciences et préparé tous leurs développements ultérieurs. D'ailleurs, en fait, la question est tranchée par le peu d'influence qu'a exercé Bacon sur le xvne siècle. A peine est-il connu, à peine est-il cité par ses contemporains et par les savants et phi- losophes illustres qui parurent après lui. Mais si le xvne siècle connaît à peine Bacon, partout il porte l'empreinte profonde de la philosophie de Descartes. Voilà pourquoi nous avons donné le nom de cartésianisme au mouvement philosophi- que qui s'est accompli pendant cette grande pé- riode de Thistoire de la philosophie moderne. Le principe de toute certitude, placé dans l'é- vidence, c'est-à-dire dans la raison, juge souve- rain du vrai et du faux ; le point de départ de la philosophie cherché dans l'observation du moi par lui-même; la distinction de l'âme et du corps; celle des idées innées ou naturelles et des idées acquises; l'existence de Dieu démontrée par la notion même de l'infini; la substance cor- porelle ramenée à l'étendue, et la substance in- tellectuelle à la pensée; la conservation du monde assimilée à une création continuée; et, par suite, une forte tendan e à concentrer toute activité dans la cause première : voilà les côtés les plus considérables de la doctrine de Descartes. Ce n'est point ici le lieu de développer ces divers principes et moins encore de les apprécier; bor- nons-nous à indiquer la part qu'ils ont eue dans les destinées de la philosophie moderne. De toutes les théories de Descartes, il n'en est pas qui ait exercé une influence plus générale que sa théorie sur le fondement de la certitude. A partir de Descartes, non-seulement la philoso- phie du xvne siècle, mais la philosophie moderne tout entière rejette le principe de l'autorité, qui, sous une forme ou sous une autre, avait con- stamment dominé dans la philosophie du moyen âge, et ne reconnaît et n'accepte comme vrai que ce qui est évident. Les plus pieux métaphysiciens du xvne siècle tiennent aussi fermement pour ce principe que les philosophes les plus incrédules du xvnr, avec cette différence, toutefois, qu'ils distinguent sévèrement entre les vérités de la foi et les vérités de la raison, entre la théologie et la philosophie. Autant est faux et pernicieux, dans l'ordre de la foi, le principe de l'évidence; autant est faux e\ pernicieux le principe de l'au- torité transporté dans l'ordre de la science et de la philosophie : voilà ce que répètent constam- ment Arnauld, Malebranche, Bossuet, Fénelon. Il faut donc reconnaître que Descartes a fait triompher d'une manière définitive en philosophie le critérium de l'évidence ou l'autorité souve- raine de la raison; car c'est la raison qui juge de ce qui est évident ou n'est pas évident et, en conséquence, de ce qui est vrai ou faux. La méthode de Descartes a eu, à peu de chose près, la même fortune que sa théorie de la certi- tude. Descartes prend pour point de départ la pensée. Il la distingue rigoureusement de tout ce qui n'est pas elle, du corps et des organes. Il pose d'abord comme fait primitif, environné d'une évidence irrésistible, l'existence de la pensée, et c'est de l'existence de la pensée et de l'étude du moi qu'il tire ensuite l'existence de Dieu et du monde. On peut dire qu'ici encore l'influence de Descartes a été générale et décisive. En effet, si vous exceptez Spinoza tout entier absorbé par une autre tendance et quelques philosophes al- lemands de notre siècle, tous les philosophes mo- dernes partent du moi et de la pensée, tous s'ac- cordent à considérer le moi, non pas comme le terme, mais comme le point de départ nécessaire de la philosophie. Non-seulement Descartes a posé dans l'étude du moi le point de départ de la philosophie, mais il a déterminé et appliqué la vraie méthode à suivre dans l'étude du moi. Il en a donné à la fois le précepte et l'exemple. Quel est ce pré- cepte? 11 ne faut pas étudier le moi avec les yeux du corps, avec les sens, avec l'imagination qui emprunte toutes ses données aux objets ex- térieurs; c'est avec l'âme qu'il faut étudier l'âme, avec la pensée qu'il faut étu lier la pensée. La conscience et la réflexion peuvent seules nous informer de ce qui appartient au moi. Tous les phénomènes que les sens nous révèlent se passent dans la matière étendue et sont étrangers à l'es- prit. Voilà la vraie méthode psychologique que Descartes a nettement déterminée et appliquée avec profondeur dans les Méditations, qu'il a défendue victorieusement contre toutes les ob- jections de Hobbes et de Gassendi. Grâce à lui, cette méthode, qui est la seule vraie méthode psychologique^ a généralement triomphé dans la philosophie moderne. C'est par là que Locke, en particulier, se rattache au cartésianisme. Les his- toriens de la philosophie, qui ont placé Locke en dehors du mouvement cartésien, se sont, en gé- néral, trop préoccupés de la polémique contre les idées innées, et n'ont pas assez remarqué que Locke applique à l'entendement humain cette même méthode dont Descartes a donné le pré- cepte et l'exemple. Par un autre côté de sa philosophie, la Théorie des idées innées, Descartes a frayé la voie à ses successeurs sur d'importantes vérités. La doctrine de Malebranche sur la raison est sans nul doute supérieure à la doctrine cartésienne, qui se bor- nait à reconnaître l'existence des idées innées, et qui n'en déterminait ni les caractères, ni l'ori- gine, ni la nature. Cependant Descartes a démon- tré que nous ne pouvons avoir l'idée de l'impar- fait et du fini sans avoir en même temps l'idée du souverainement parfait et de l'infini. Contre Hobbes et Gassendi, il a établi que cette idée de l'infini est irréductible à l'idée de l'indéfini et à toute autre idée dérivée de l'expérience et de la généralisation. Il s'ensuit que l'existence de l'Être infini ou de Dieu est implicitement contenue dans l'idée que nous en avons, et il a fondé sur cette idée la vraie preuve de l'existence de Dieu, et par là il a préparé la théorie de Malebranche. Il y a une raison universelle qui éclaire tous les hommes; cette raison est en nous, mais elle n'est pas nous ; elle ne vient pas de nous, elle est la sagesse, le Verbe de Dieu même, avec qui nous sommes constamment unis par l'idée de l'infini, et en qui nous voyons toutes les vérités éternelles et absolues ; voilà l'essence de tous les admirables développements renfermés dans les ouvrages de l'auteur de la Recherche de la vérité sur la nature de la raison. Or le germe de toute cette théorie n'est-il pas contenu dans ce que Descartes a établi d'une manière si solide rela- tivement à l'idée de l'infini? La théorie de Male- branche a été suivie à son tour par Bossuet et GART — 244 GART Fénelon. Elle tient une grande place dans toute la métaphysique de l'époque. Plus tard, elle a été mal comprise et repoussée; mais la philoso- phie de nos jours l'a de nouveau adoptée, et con- stamment s'en inspire. C'est donc à Descartes, et après lui à Malebranche, que nous devons rap- porter le principe de cette théorie, qui a exercé une si grande influence sur la philosophie du xvii" siècle, et qui semble appelée à en exercer une non moins grande sur la philosophie du xix". La théorie de Descartes sur la substance et sur la conservation de l'univers a produit des résul- tats moins heureux : car elle a conduit une partie de son école à nier l'efficacité des causes secon- des et la personnalité humaine. Descartes ne nie pas positivement la réalité des causes secondes, il ne nie pas la liberté et la personnalité, il ac- corde à l'âme le pouvoir de diriger le mouve- ment; mais il y a dans les Méditations et dans les Principes quelques semences, comme parle Leibniz, qui, cultivées par des esprits exclusifs, doivent produire ces conséquences. Bientôt, en effet, de la Forge considéra Dieu comme la cause directe et efficiente de tous les rapports de l'âme et du corps, qui sont indépendants de notre vo- lonté. Sylvain Régis, allant plus loin, nia que la volonté lut une cause véritable, et soutint qu'il fallait aussi rapporter directement à Dieu les actes que, par suite d'une illusion, nous avons coutume de rapporter à nous-mêmes. Geulinx admet que toutes nos idées, tous nos sentiments, sans exception, viennent de Dieu, qui les produit dans notre âme par une opération merveilleuse, au moment même où il produit certains mouve- mants dans nos organes. Selon Clauberg, l'homme et toutes les choses de l'univers ne sont que des actes divins : nous sommes à l'égard de Dieu, ce que sont nos pensées à l'égard de notre esprit. Malebranche prêta à ces théories extrêmes l'au- torité de son génie et de sa piété, et il se plut à répéter que Dieu seul est la cause de toutes les modifications de notre âme, de toutes les idées de notre entendement, de toutes les inclinations de notre volonté, de tous les mouvements de notre corps; que tout vient de Dieu et rien des créatures. Enfin Spinoza, qui avait répudié de l'héritage de Descartes la meilleure et la plus noble part, pour n'en conserver que les erreurs, Spinoza refusa le nom de substance à ces choses incapables d'agir par elles-mêmes, qui ne peuvent continuer d'exister qu'à la condition d'être con- tinuellement créées; et comme il ne voyait dans l'univers qu'une seule cause, il ne reconnut qu'un seul être dont toutes les autres existences sont des formes fugitives. Leibniz même, qui avait si bien reconnu la source des erreurs de l'école carté- sienne, ne sut pas s'en garantir ; et, après avoir démontré l'activité essentielle de la substance, il refusa à ses monades tout pouvoir d'agir les unes sur les autres, et finit par l'hypothèse de l'harmonie préétablie. Après avoir suivi les destinées philosophiques des principes de Descartes dans les grands sys- tèmes qu'il a précités, et qui? plus ou moins directement, relèvent de lui, il faut apprécier l'action générale qu'il a exercée sur la société du xvne siècle, sur les hommes de génie, sur les grands écrivains de cette époque dont la philo- sophie n'a pas été l'étude spéciale et la principale gloire. La doctrine cartésienne avait eu, dès son apparition, un immense retentissement, comme on en peut juger par les discussions qu'elle souleva d'un bout de l'Europe à l'autre. Les savants et les théologiens les plus illustres de L'Angleterre, de la France et des Pays-Bas, Hobfies, Gassendi, Arnauld, Catérus, le P.Bourdin, Henri Morus, etc., engagèrent avec Descartes même une polémique dont l'éclat rejaillit sur la nouvelle doctrine, et contribua à ses progi Pendant que les universités hésitaient, le carté- sianisme gagnait sa cause auprès des gens du monde. Il pénétra dans le Parlement et dans la magistrature, dans la congrégation de l'Oratoire et jusque dans laSorbonne; Descartes put même se vanter de compter parmi ses disciples une reine sur le trône, Christine, et la princesse Elisabeth, célèbre par la profondeur et l'étendue de son esprit. En 16ô0, année de sa mort. « il était le philosophe de tout ce qui pensait en France et en Europe. » Mais bientôt les anciens maîtres de Descartes au collège de la Flèche, les jésuites, d'abord in- décis, s'alarment de l'esprit et des progrès de sa philosophie, et s'efforcent de la détruire. Ils ne se contentent pas des violentes critiques, des satires, des pamphlets de quelques-uns de leurs pères; ils ont recours à la persécution. Grâce à leurs intrigues, treize ans après la mort de Descartes, ses ouvrages sont condamnés à Rcme par lacongrégation du Saint-Office, avec la formule adoucie du Donec corrîgantur. Ils empêchent, pur un ordre du roi, de prononcer l'oraison funèbre de Descartes dans l'église Sainte-Geneviève du Mont, au milieu du concours d'amis et de disci- ples qui s'étaient réunis pour célébrer, par de magnifiques funérailles, le retour de ses restes mortels en France. Excitée par eux, la Sorbonne, en 1670, sollicita du parlement de Paris un arrêt contre la philosophie nouvelle. Pendant quelque temps, il fut vivement question de remettre en vigueur ce fameux arrêt de 1624, qui avait été aussitôt abrogé que publié, et par lequel il était défendu, à peine de vie, de soutenir aucune opinion contraire aux auteurs anciens et approuvés. Mais l'arrêt burlesque par lequel Boileau tourna en ridicule la prétention du Parlement à maintenir, envers et contre tous, l'autorité d'Aristote, et un mémoire éloquent d'Arnauld, publié par M. Cousin [Fragm. phil., 3e édit.), prévinrent la condam- nation immédiate du cartésianisme. L'avis des plus sages et des plus modérés pré- valut, et le Parlement ne rendit pas l'arrêt qui lui était demandé; mais les jésuites ne se tiennent pas pour battus ; ils en appellent du Parlement au conseil du roi, qui, à leur re- quête, proscrit en France l'enseignement de la philosophie cartésienne. Conformément à cet arrêt, toutes les universités de France, et entre autres les universités de Paris, de Caen et d'An- gers, proscrivent la philosophie nouvelle et dé- fendent de l'enseigner, de vive voix ou par écrit, sous peine de perdre tous ses privilèges et ses degrés. En 1680, le P. Valois citait, devant l'as- semblée du clergé de France, Descartes et ses disciples comme des sectateurs et des fauteurs de Calvin. Tous les cartésiens furent un moment alarmés; Régis fut obligé de suspendre son cours à Paris. Chacun craignait de se voir exposé à la signature d'un formulaire et d'être excommunié comme hérétique (Recueil de pièces curieuses concernant la philosophie de Descartes). La congrégation de l'Oratoire veut d'abord résister, mais bientôt elle est obligée de céder et de subir un concordat qui lui est imposé par les jésuites, en 1778, par lequel elle s'engage à enseigner : 1" que l'extension n'est pas l'essence de la ma- tière; 2° qu'en chaque corps naturel il y a une somme substantielle réellement distinguée de la matière ; 3° que la pensée n'est pas l'essence de l'âme raisonnable; 4° que le vide n'est pas im- possible, etc. Alors la philosophie de Descartes eut de cou- rageux confesseurs, un siècle plus tôt elle aurait eu des martyrs. Parmi ses confesseurs, nommons CART — 245 — CART le P. Lamy, de l'Oratoire, chassé de sa chaire de philosophie, interdit de l'enseignement et de la prédication, à cause de son opiniâtre attache- ment aux principes de Descartes ; nommons encore le célèbre P. André, jésuite, chassé pour la même cause de collège en collège, puis enfin mis à la Bastille à la demande des chefs de son ordre. Cette persécution, qui se prolonge jusque dans les premières années du xviii0 siècle, ne réussit pas, pour nous servir d'une expression du P. André, à décartêsianiser la France. Pendant quelque temps elle arrêta, dans les collèges et les universités, l'enseignement de la philosophie nouvelle ; mais, en dehors des écoles, le carté- sianisme ne continua pas moins de se propager et de se développer dans le monde en toute liberté. Malgré la censure prononcée par Rome contre le cartésianisme, les plus grands théolo- giens du siècle, les hommes les plus éminents par leur science et leur piété, tels qu'Arnauld, Bossuet, Fénelon, ne continuèrent pas moins d'être ouvertement cartésiens, tout comme les anathèmes du concile de Sens et les condamna- tions des papes n'avaient pas empêché, au moyen âge, Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin de commenter Aristote et de professer le peripaté- tisme. C'est, avec l'autorité de Descartes qu'Ar- nauld cherche le plus souvent à combattre Male- branche. Une partie du traité de l'Existence de Dieu de Fénelon n'est qu'une éloquente paraphrase du discours de la Méthode ; et quand Fénelon aban- donne Descartes, c'est pour suivre Malebranche. Enfin Bossuet. dans son traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même, expose et résume la plupart des principes métaphysiques et physiolo- giques de Descartes. L'influence de Descartes n'embrasse pas seule- ment la philosophie, mais aussi la littérature de son siècle. C'est dans l'esprit et dans les principes du cartésianisme qu'il faut chercher l'explication des caractères les plus généraux de la grande lit- térature du siècle de Louis XIV. Descartes avait profondément séparé la philosophie de la politique et de la religion. La littérature du xviie siècle imite son exemple. Elle écarte soigneusement toutes les questions sociales et politiques en ce qui concerne les vérités de la foi ; elle est toujours pieuse et soumise ; en tout autre ordre d'idées, elle est pleine d'indépendance et de bon sens, elle a secoué tout respect superstitieux pour l'autorité des anciens ; elle n'accepte rien comme vrai dont la raison ne reconnaisse l'évidence. La littérature du xvne siècle doit encore à la philosophie de Descartes cette tendance fortement idéaliste et spiritualiste qu'elle manifeste dans ses produc- tions les plus diverses. C'est l'âme, et non pas le corps, qu'ont en vue les grands écrivains de ce siècle. Nul ne s'adresse exclusivement au corps, nul ne flatte les sens et les passions, nul ne finit à cette terre la destinée de l'homme. Tous, comme Descartes et d'après Descartes, distinguent l'âme du corps, tous placent dans l'âme et dans la pensée l'essence de l'homme, tous lui affirment une destinée par delà cette vie et par delà ce monde. Dans les premières années du xvine siècle, le cartésianisme était ainsi parvenu au plus haut degré de sa splendeur et régnait en France sans contradiction. Cinq ans plus tard, tout était changé sur la scène philosophique; le cartésia- nisme avait disparu, et il avait fait place à une philosophie entièrement opposée. Vers le com- mencement de la seconde moitié du xvme siècle, à peine reste-t-il, dans la philosophie et dans la science, quelques traces de cartésianisme; à peine en est-il question, si ce n'est pour le tourner en ridicule et le reléguer parmi les chimères et les vieilles erreurs du passé, à l'égal de la philosophie scolastique. Comment, en un temps aussi court, une aussi grande révolution s'est-elle accomplie? Il faut l'attribuer sans doute à la part d'erreur que renferme le cartésianisme, part que nous signalerons à l'article Descartes. Mais, à côté de cette cause fondamentale, il en est d'autres accessoires dont il faut tenir compte. Ainsi, après avoir posé en principe la souveraineté de la raison et la règle de l'évidence, le cartésianisme était parvenu à un tel degré d'autorité et de puissance, qu'il menaçait de devenir à son tour un redoutable obstacle aux développements ul- térieurs de l'esprit humain. Les disciples de Des- cartes, comme ces péripatéticiens qu'ils avaient combattus, s'étaient mis à jurer sur la parole du maître. Il leur semblait qu'après Descartes, nul progrès nouveau ne fût possible, ni en physique ni en métaphysique. Descartes allait bientôt suc- céder à cette infaillibilité dont, pendant si long- temps, avait joui Aristote, et le cartésianisme en était déjà venu au point de consacrer l'im- mobilité en physique et en métaphysique, l'im- mobilité en toutes choses. Dès lors, il eut contre lui tous ceux qui pensaient que le dernier mot de la science n'avait pas été dit par Descartes. Mais ce sont surtout les grandes découvertes de Newton qui vinrent porter le coup mortel au cartésianisme. La fortune de la physique de Des- cartes n'avait été ni moins prompte ni moins éclatante que celle de sa métaphysique. L'hypo- thèse des tourbillons semblait avoir à jamais résolu tous les problèmes physiques et astrono- miques que présente l'étude du monde matériel. Or, au moment où cette grande hypothèse régnait en souveraine dans la science, voici que Newton découvre la loi de la gravitation universelle qui la renverse en ses fondements. En vain les car- tésiens voulurent-ils d'abord défendre l'hypothèse des tourbillons; il fallut céder à l'évidence et reconnaître que Newton avait raison contre Descartes. Maupertuis, dans son ouvrage sur la figure des astres, a l'honneur d'introduire en France et d'adopter le premier, entre les savants français, la loi de la gravitation universelle. Après Maupertuis, c'est un adversaire plus habile et plus dangereux, c'est Voltaire, qui entre en lice contre les cartésiens. Dans ses éléments de physique, il attaque vivement l'hypothèse^ des tourbillons; il démontre son impuissance à ex- pliquer des faits dont l'explication simple et naturelle vient donner à la théorie de Newton la plus éclatante confirmation. L'ouvrage de Voltaire mettait à la portée de presque toutes les intelligences ce grand débat scientifique. Il était à la fois un modèle de clarté, de bon goût et de convenance. Désormais il fut impossible de soutenir l'hypothèse des tourbillons, qui périt tout entière avec Fontenelle, son dernier défen- seur. Mais la physique cartésienne ne tombapas toute seule : dans la plupart des esprits, elle était étroitement associée avec la métaphysique; elle l'entraîna dans sa chute. De la fausseté démontrée de la physique de Descartes, on conclut générale- ment à la fausseté de sa métaphysique, et^ elle fut enveloppée tout entière dans la même répro- bation. C'est ainsi que, vers 1750, le cartésianisme fit place à une philosophie qui, certes, ne valait pas celle de Descartes, la philosophie de Locke; mais s'il paraît mort dans la seconde partie du xvme siècle, il ressuscite, en quelque sorte, au xixe. Après avoir combattu et renversé le sen^ sualisme, la philosophie de nos jours a renoué la chaîne des grandes traditions métaphysiques qu'avait rompue la philosophie superficielle du GASM 246 — iIASS siècle dernier. Elle s'est portée l'héritière directe du cartésianisme, et, tout en se préservant des excès dans lesquels il est tombé, elle a pieusement recueilli toutes les vérités immortelles qu'il con- tenait en son sein. En effet, c'est du cartésianisme que nous tenons et notre méthode et la plupart de nos principes. Comme Descartes, nous ne reconnaissons la vérité qu'au signe infaillible de l'évidence; comme Descartes, nous partons de la conscience, qui nous atteste immédiatement et l'existence de notre pensée et celle d'une âme simple et immortelle profondément distincte du corps et des organes; comme Descartes, nous trouvons au dedans de nous l'idée de l'infini, laquelle renferme implicitement la preuve de l'existence de l'Être infini; comme Descartes, nous croyons à des idées innées, et, comme Malebranche, à une raison souveraine qui est le Verbe de Dieu même, qui éclaire également toutes les intelligences et leur révèle l'absolu et l'infini, et qui est la source des idées innées. Enfin, si nous ne donnons pas dans l'excès de nier toute substantialité et toute causalité véri- table, toute réalité aux substances créées, et de les considérer seulement comme des actes répétés de la toute-puissance divine, nous pensons, avec l'école cartésienne tout entière, que ces substances finies et créées n'existent qu'en vertu d'un rapport permanent avec la substance infinie et increée; nous croyons à une participation continue du créateur avec les créatures, de Dieu avec l'homme et le monde. Voyez, pour la bibliographie, tous les articles sur les principaux philosophes de l'école carté- sienne, et consultez, pour l'école en général et son histoire : le Recueil de pièces curieuses con- cernant la philosophie de Descaries, petit in-12, Amsterdam, 1684, publié parBayle; — Mémoires pour servir à Vhistoire du cartésianisme, in-12, Paris, 1693, par M. G. Huet; — Vie de M. Des- cartes, in-4, Paris, 1691, par Baillet; — Préface de l'Encyclopédie, et article Cartésianisme, par d'Alembert; — Mémoire sur la persécution du cartésianisme, par M. Cousin; — Fragments philosophiques et Fragments de philosophie cartésienne, par le même auteur; — Introduc- tion aux Œuvres du P. André, in-12, PaFis, 1843 ; — le Cartésianisme ou la Véritable ré- novation des sciences, par M. Bordas-Démoulin, 2 vol. in-8, Paris, 1843; — Histoire et critique de la révolution cartésienne, par M. Francisque Bouillier, 1 vol. in-8, Paris, 1842, et 2 vol. in-8, Paris, 1854 et 1868; — Manuel d'histoire de la philosophie moderne, par M. Renouvier, 1 vol. in-12, Paris, 1842; — Précurseurs et disciples de Descartes, par E. Saisset, Paris, 1863. in-8; — Essai sur l'histoire de la philosophie en France au xvne siècle, par P. Damiron, Paris, 1845, 2 vol. in-8. F. B. CÂSMANN (Othon), savant théologien du XVI* siècle, à qui l'on doit aussi quelques ouvra- ges philosophiques, compte au nombre de ses maîtres Goclenius, philosophe éclectique. Après avoir dirigé quelque temps l'école de Steinfurt, il mourut prédicateur à Stade, en 1607. Il fut le premier qui donna à une partie de la philosophie le titre de psychologie ; mais la science de l'âme n'était pour lui qu'une partie de l'anthropologie, qui embrasse aussi la connaissance du corps, ou, fiour nous servir de son expression, la somalo- ogie. L'espritaristotéliquerespirc encore dans cetou- vrage, d'ailleurs remarquable par les détailset la elané de l'exposition. Suivant Casmann. la psycho- logie nous l'ait connaître la nature de l'esprit hu- main ou de l'âme raisonnable, en nous donnant une idée de toutes ses facultés. L'âme est l'essence même de l'homme. Elle possède quatre facultés : la première est le principe de vie et d'action dans l'homme; la seconde est l'intelligence ou la faculté de connaître et de raisonner; la troi- sième est la volonté, qu'il regarde comme une seconde faculté de la raison ; enfin la faculté de penser. Il entend par facultés irraisonnables la force végétative ou vitale. L'homme est défini la réunion substantielle de deux natures, l'une cor- porelle, l'autre spirituelle. Dans sa physiologie intellectuelle, les esprits vitaux et les fluides de toute nature jouent encore un très-grand rôle. Du reste, sa philosophie porte en général un caractère théologique très-prononcé, tout en ad- mettant une âme du monde. Il voulait, si le temps le lui avait permis, composer une gram- maire, une rhétorique, une logique, une arith- métique, une géométrie et une optique chré- tiennes. Il a laissé les ouvrages suivants : Psy- chologia anthropologica, sive Animœ humanœ doctrina, in-8, Hanovre, 1594, et Francfort, 1604; — Anthropologie pars secunda, h. e. de Fabrica humani corporis melhodice descripta, in-8, Ha- novre, 1596; — Angelographia,sive Comm. phys. de angelis crealis, spiritibus, in-8, Francfort, 1597 ; — Somalologia physica generalis, in-8, ib., 1598; — Modesla assertio philosophiœ et christianœ et verce advet^sus insanos hoslium ejus et nonnullorum hierophantarum morsus et calumnias, in-8, ib., 1601 ; — Biographia et comm. melhod. de hominis vita naturali, mo- rali et ceconom., in-8, ib., 1602. J. T. CASSIOHOB.É (Magnus AureliusCa^siodor h ■<) naquit, vers 470, à Squillace en Calabre, d'une famille riche et considérée. Suivant quelques biographes, dont l'opinion est controverse'. Odoacre, roi des Hérules, frappé de ses talents précoces, l'aurait nommé, à peine âgé de vingt ans, comte des largesses privées et publiques. Un fait constant, c'est qu'après la chute du royaume des Hérules, il fut appelé à la cour de Théodore, roi des Ostrogoths, qui le choisit pour son secrétaire et l'éleva plus tard à la dignité de questeur et de maître des offices. Sous les successeurs de ce prince, Cassiodore continua de prendre part aux affaires publiques, et devint préfet du prétoire. Mais, attristé par les revers des Goths, et accablé par cinquante années de travaux et de succès, il céda enfin au désir, qu'il avait depuis longtemps, de quitter le monde, et alla fonder, à l'extrémité de la Calabre, le mo- nastère de Viviers. Il vivait encore en 562, et on croit que sa carrière s'est prolongée au delà de cent ans. Comme ministre de Théodoric. Cassiodore con- tribua à donner à l'Italie désolée la paix et la tranquillité, et surtout s'appliqua à préserver les sciences du naufrage qui les menaçait. Comme l'a si bien dit Tiraboscni, « il montra au monde un spectacle qui peut-être ne s'est jamais pré- sente : quelques-uns des souverains les plus gros- siers qui se soient assis sur un trône devenus de généreux, de magnanimes protecteurs des bonnes études. » Retiré au monastère de Viviers, Cas- siodore demeura fidèle aux habitudes et aux goûts de sa vie entière. Ce pieux asile devint. par ses soins, une sorte d'académie, où les moi- nes étudiaient les sciences sacrées et profanes. les arts libéraux et l'agriculture. Afin de faci- liter le travail, il avait formé une bibliothèque qui renfermait, avec les ouvrages des Pères, les principaux manuscrits de l'antiquité latine. Don- nant lui-mênic l'exemple d'un zèle infatigable pour l'étude, il composa des commentaires sur récri- ture sainte, et plusieurs ouvrages pour l'instruc- tion des moines, entre autres son Traité des sept arts libéra u.c. si répandu dans les écoles GATE — 247 GATE au début du moyen âge. Il n'est pas impossible qu'il ait commenté quelques parties de la Logi- que d'Aristote; mais ces commentaires ne sont pas parvenus jusqu'à nous, et quelques allusions éparses dans ses autres écrits sont la seule trace qui nous en reste. En général, les ouvrages de Cassiodore manquent d'originalité ; on doit s'at- tendre à y trouver beaucoup de réminiscences et fort peu d'idées neuves. Son livre de l'Ame, qu'il composa lorsqu'il était préfet du prétoire, est peut-être de tous celui qui présente le plus d'intérêt. Pour faire ressortir l'importance de l'étude de la pensée, il demande s'il n'y aurait pas une sorte d'injustice à ne pas s'enquérir de ce qui s'occupe de tout, à ne rien savoir de ce qui sait tout. L'âme raisonnable étant l'image de la Divinité, Cassiodore conclut qu'elle est spirituelle. Ses expressions ne doivent pas être prises à la lettrcrlorsqu'il appelle l'esprit im- mortel une substance déliée, et qu'il fait de notre âme une lumière substantielle; car il dit positivement ailleurs, que tout ce qui est cor- porel a trois dimensions, et que rien de sembla- ble ne se trouve dans notre âme, qu'elle n'a aucune quantité, ni celle de l'espace ou de l'é- tendue, ni celle du nombre. Bien que l'âme soit créée à l'image de Dieu, Cassiodore n'hésite pas à déclarer, avec tous les Pères de l'Église, qu'elle ne saurait être une partie de la sub- stance divine, puisqu'elle peut passer du bien au mal, ce qui est incompatible avec les attributs divins. La meilleure édition des œuvres de Cassiodore est celle que dom Garet a donnée à Rouen, en 1679, 2 vol. in-f°, et qui a été réimprimée à Ve- nise en 1729. La Vie de Cassiodore a été publiée, avec des remarques, par D. de Sainte-Marthe, in-12, Paris, 1694. Voy. aussi : Cassiodore con- servateur des livres de V antiquité latine, par Alex. Olleris, in-8, Paris, .1841 ; — V. Durand, Quid scripserit dé anima M. A. Cassiodorus, 1851, in-8. CATÉGORIE, du mot grec xaT^yopîa, qui ne signifiait d'abord qu'Accusation, et auquel Aris- tote, le premier, donna le sens qu'il a gardé plus tard en philosophie. Dans cette acception nouvelle, il veut dire proprement Attribution ; mais pour quelques systèmes postérieurs, et particulièrement celui de Kant, le mot de caté- gorie a un sens tout différent. De plus, il est passé de la science dans le langage ordinaire, où il ne représente que l'idée de classe, c'est-à-dire la partie la plus générale et la plus vague de la notion totale qu'il embrassait d'abord. Pour se rendre un compte bien exact de ce que la phi- losophie, selon les diverses écoles, et le vulgaire, selon l'usage commun, entendent par catégorie, il faudrait dire que les catégories sont les clas- ses les plus hautes dans lesquelles sont distri- bués, soit des idées, soit des êtres réels, d'après un certain ordre de subordination et d'après certaines vues systématiques. Cette définition, sans être rigoureuse, pourrait s'appliquer cepen- dant en une certaine mesure, aux doctrines di- verses qui ont employé ce mot, et parfois aussi en ont abusé. Les catégories reparaissent à plusieurs repri- ses dans l'histoire de la science, et l'on peut distinguer à côté de celles d'Aristote et de Kant, qui sont les plus célèbres, celles des philosophes indiens, et spécialement celles de Kanâda, celles des pythagoriciens, celles d'Archytas, celles des stoïciens, celles de Plotin. et dans la philosophie moderne, celles de Port-Royal, qu'on peut re- garder aussi comme étant celles de Descartes. On conçoit sans peine que, sous un mot identi- que, on a compris dans tous ces systèmes, sépa- rés par tant de siècles et si dissemblables, des choses fort différentes. Mais du moins, tous ces efforts, quelque divers qu'ils soient, attestent un besoin de l'intelligence qu'ils avaient tous pour but de satisfaire. Quel est au juste ce besoin? Qu'y a-t-il d'analogue et de permanent sous la variété de tous ces essais? Que doivent être pré- cisément les catégories ? C'est ce qu'on ne peut bien dire qu'après avoir su historiquement le caractère et la portée des tentatives faites suc- cessivement par les grandes écoles ou les hommes de génie. Pour tous les systèmes de la philosophie in- dienne, si nombreux, si originaux, mais si obs- curs, nous ne pouvons presque rjen savoir en- core, si ce n'est par Colebrooke ; et Colebrooke, qui n'était pas très-versé dans la philosophie, a vu souvent des analogies où il n'y en avait pas, et les a exagérées là où il y en avait. Ce n'est donc qu'avec circonspection qu'il faut recevoir son témoignage, tout précieux qu'il est. A quelle époque d'ailleurs remontent les catégories in- diennes? c'est ce que Colebrooke n'a pas dit, c'est ce qu'il est jusqu'à présent impossible de dire avec quelque apparence d'exactitude. Si donc on y trouve des ressemblances frappantes avec celles d'Aristote, il faudra se borner à constater ces rapports, sans pouvoir affirmer que tel des deux systèmes est l'original et l'autre la copie. Il faut remarquer que le mot traduit par celui de catégorie dans les ouvrages de Co- lebrooke est en sanscrit un peu différent. Pa- dârtha ne signifie pas attribution, il signifie sens des mots {arlha, sens, pada, mot), et l'idée en est, par conséquent, plus précise que celle du mot grec. Le mot d'ailleurs est plus spécial à la philosophie véiséshikâ fondée par Kanâda, bien que toutes les écoles indépendantes ou ortho- doxes aient aussi des théories analogues. Les catégories ou padârthas de Kanâda sont au nom- bre de six : la substance, la qualité, l'action, le commun, le propre et la relation. Une septième catégorie est ajoutée le plus ordinairement par les commentateurs : c'est la privation ou néga- tion des six autres. Les six premières sont posi- tives ; la dernière est négative (bhdva, abhâva). Sous la substance, Kanâda range les corps ou les agents naturels dans l'ordre suivant : la terre, l'eau, la lumière, l'air, l'éther, le temps, l'es- pace, l'âme et l'esprit. Chacune de ces substan- ces a des qualités propres qui sont énumérées avec le plus grand soin. Les catégories de Kanâda peuvent donner lieu à deux remarques: 1° elles sont presque identi- quement celles d'Aristote; 2° c'est une classifi- cation des choses matérielles, plus encore que des mots. A côté des catégories de Kanâda, Colebrooke place celles de Gotâma; mais Colebrooke em- ploie ici un mot qui n'est pas applicable, et ces prétendues catégories ne sont que l'ensemble des lieux communs de la discussion régulière, selon le système logique de Gotâma, le nyâya. C'est ce qui a été prouvé par M. Barthélémy Saint-Hilaire (voy. les Mémoires de i Académie des sciences morales et politiques, t. III). Ces ca- tégories sont au nombre de seize : la preuve, l'objet de la preuve, le doute, le motif, l'exem- ple, l'assertion; les membres de l'assertion ré- gulière (ou prétendu syllogisme indien), le rai- sonnement supplétif la conclusion, l'objection, la controverse, la chicane, le sophisme, la fraude, la réponse futile et enfin la réduction au si- lence. Ce sont là, comme on voit, des topiques de pure dialectique, de rhétorique ; ce ne sont pas des catégories, ni au sens de Kanâda, ni au sens d'Aristote. GATE — 248 — CATE Colebrooke a signale enfin les catégories des écoles hétérodoxes des djinas et des bouddhistes. Ces catégories sont en partie purement logiques comme celles de Gotàma: ou purement matériel- les comme celles de Kanada. Les catégo- :ndiennes, sur lesquelles d'ail- leurs il est .iui três-uifûcile de se pro- noncer, pré - donc déjà deux caractères qu'il est bon de remarquer, parce qu'on les re- trouvera plus tard aussi dans les autres systè- mes. Elles sont ou une classification des choses, ou une classification des idées. Selon toute appa- rence, les tentatives des philosophes indiens, et surtout celle de Gotàma, sont antérieures aux systèmes qu'a produits la philosophie grecque.^ Les catégories pythagoriciennes nous ont été conservées par Aristote, au premier livre de la Métaphysique. Elles sont au nombre de dix; ce sont: le fini et l'infini, l'impair et le pair, l'u- nité et la pluralité, le droit et le gauche, le mâle et la femelle, le repos et le mouvement, le droit et le courbe, la lumière et les ténèbres, le bien et le mal, le carré et toutes figures à côtés inégaux. Alcméon de Crotone soutenait une doc- trine à peu près pareille. Aristote conclut que les pythagoriciens regardaient les contraires comme les principes des choses ; il trouve que ce premier essai de détermination est bien gros- sier (voy. la traduction de M. Cousin dans son rapport sur la Métaphysique d'Aristote, p. 144 et 148). ' Les catégories d'Archytas sont apocryphes, bien que Simplicius, après Jamblique et Dexippe, les ait crues authentiques. C'est un ouvrage qui fut fabriqué, comme tant d'autres dans l'école d'Alexandrie; vers l'époque de l'ère chré- tienne, et qui servit aux ennemis du péripaté- tisme pour rabaisser le mérite et l'originalité d'A- ristote. Simplicius en cite de longs passages ; et il serait possible, en rapprochant toutes ces cita- tions, de refaire le prétendu livre du pythago- ricien contemporain de Socrate et de Platon. 11 ressort évidemment de cette comparaison, que la doctrine d'Aristote et celle d'Archytas sont identiques, sauf quelques différences insigni- fiantes. Thémistius et Boëce en ont conclu que cet ouvrage était supposé, et la chose est cer- taine. Quand on sait la place que les catégories tiennent dans le système aristotélique , on ne peut admettre que l'auteur de ce système les ait empruntées à qui que ce soit; ou bien, il fau- drait al'er jusqu'à dire que le système tout en- tier n'est qu'un long plagiat. Les catégories sont la base de tout l'édifice ; elles en sont insépara- bles, et si Archytas les eût en effet conçues comme Simplicius semble le croire, il eût été le père du péripatétisme, à la place d'Aristote. Au xvie siècle, un autre faussaire imagina de pu- blier, sous le nom d'Archytas, un livre des caté- gories où l'on ne retrouve aucun des fragments conservés par le péripatéticien du vie; et le nou- vel ouvrage n'est pas moins apocryphe que le premier. Il faut donc laisser à Aristote la gloire d'avoir créé le mot de catégorie, et d'avoir le premier, chez les Grecs, fondé la doctrine qui porte ce nom. Les catégories d'Aristote sont au nombre de dix : la substance, la quantité, la relation, la qualité, le lieu, le temps, la situation, la ma- nière d'être, l'action et la passion. Ces catégories sont à la l'ois logiques et méta- physiques. Il faut d'abord remarquer que le traité spécial où cette théorie e-t exposée, est placé en tète de VOrrjanon et précède le traité de la Proposition ou Ilerméneia. On a dû en conclure cru Aristote avait voulu, dnns ce traité, faire la théorie des mots dont sont formées le propositions; et c'est là le caractère particulier que les commentateurs ont le plus généralement donné aux catégories. Mais comme les mots ne sont que les images des choses, il est clair qu'on ne peut classci mots sans classer les choses. Voilà ce qui expli- que comment les catégories reparaissent avec tant d'importance dans la Métaphysique, après avoir figuré d'abord dans VOrganon. Mais Aris- tote dit positivement dans la phrase qui résume tout son ouvrage : « Les mots pris isolément ne peuvent signifier qu'une des dix choses suivan- tes; » puis il énumère les dix catégories. Il sem- ble donc que, dans la pensée d'Aristote aussi bien que par la place qu'elles occupent en tête de la Logique, les catégories ne sont guère qu'une théorie générale des mots. La grande di- vision qu'y trace Aristote, est celle que toutes les langues humaines, les plus grossières comme les plus savantes, ont unanimement établie. Les mots ne représentent que des substances et des attributs; les substances existent par elles-mê- mes, ce sont les sujets dans la proposition ; et les attributs existent dans les substances, ce sont les adjectifs. Voilà, au fond, à quoi se réduisent les catégories d'Aristote, dont le but d'ailleurs a été si souvent controversé et peut l'être encore, parce que l'auteur n'a pas eu le soin de l'indi- quer assez nettement lui-même. Mais cette théo- rie même est très-importante, et Aristote a su la rendre profondément originale par les déve- loppements qu'il lui a donnés, autant qu'elle était neuve au temps où il l'établit pour la pre- mière fois. Aristote a traité tout au long les quatre pre- mières catégories; il les définit et en énumère avec une exactitude admirable les propriétés di- verses. Celle de substance surtout est analysée avec une perfection qui n'a jamais été surpas- sée. Quant aux six dernières, il les trouve assez claires par elles-mêmes pour qu'il soit inutile de s'y arrêter. Enfin le traité des Catégories se ter- mine par une sorte d'appendice que les com- mentateurs ont appelée Hypolhéorie. et où sont étudiés les six objets suivants : les opposés, les contraires, la priorité, la simultanéité, le mou- vement et la possession. Il est assez difficile de dire comment cette dernière portion de l'ouvrage se rattache à ce qui précède ; et Aristote n'a pas lui-même montré ce lien, que les commen- tateurs n'ont pas trouvé. En métaphysique, les catégories changent un peu de caractère; elles ne représentent plus la substance et ses attributs ; elles représentent plu- tôt l'être et ses accidents. Elles ne sont pas des genres, et Aristote a pris soin de le dire sou- vent, en ce sens qu'elles aboutiraient toutes à un genre supérieur qui serait l'être: il n'y a d'être véritable, de réalité, que dans la première, dans celle de la substance, laquelle seule com- munique quelque réalité aux autres. Les substan- ces existent en soi ; les accidents ne peuvent exister que dans les substances et n'ont pas d'ê- tre par eux-mêmes. La catégorie de la substance se confond avec l'être lui-même ; les autres sont en quelque sorte suspendues à celle-là, comme le dit Aristote. En définitive, elles reposent tou- tes sur l'être ; et comme pour Aristote, il n'y a d'être que l'être individuel, l'être particulier, tel que «oc ser._ le voicnt.dans la nature, il s'en- suit que les dix catégories doivent se retrouver dans tout êlre quel qu'il soit d'ailleurs. C'est là ce qui a fait dire que les catégories n'étaient que les éléments d'une définition complète. La catégorie de la substance nomme d'abord l'être, et 1rs neuf suivantes le qualifient. Toutes ces déterminations réunies formeraient la détermi- CATE 249 — GATE nation totale de l'être individuel, qu'on étudie- rait ainsi dans toute son étendue. Aristote a varié sur le nombre et l'ordre des catégories ; la substance restant toujours la pre- mière, c'est tantôt la qualité et non la quantité qui vient après elle ; tantôt les catégories sont réduites à huit, dans des érumérations qui pré- tendent cependant être complètes. Quoi qu'il en soit de ces différences partielles, auxquelles on a peut-être attaché trop d'importance, dans le système d'Aristote, les catégories sont au nom- bre de dix, et elles doivent être rangées suivant l'ordre que présente le traité spécial qu'il leur a consacre. Les stoïciens paraissent avoir considéré les catégories au même point de vue qu'Aristote. Seulement, ils tentèrent d'en réduire le nom- bre; et, au lieu de dix, ils n'en reconnurent que quatre : la substance, la qualité, la manière d'êr tre, la relation. Quels étaient les motifs de cette, réduction, et comment les stoïciens la justifiè- rent-ils? C'est ce qu'il serait difficile de dire, soit d'après Plotin, qui a combattu et le système stoïcien et celui d'Aristote, soit d'après Simpli- cius, qui, dans son commentaire sur les catégo- ries, a donné quelques détails sur la doctrine stoïcienne. Plotin a consacré les trois premiers livres de la sixième Ennéade à une réfutation des caté- gories d'Aristote et des stoïciens, et à l'exposi- tion d'un nouveau système. Il traite fort sévère- ment ses prédécesseurs, et n'approuve ni leur méthode, ni leurs théories. Pour lui, il distin- gue les catégories en deux grandes classes : celles du monde intelligible, au nombre de cinq, et celles du monde sensible, en nombre égal. Les premières sont la substance, le repos, le mouvement, l'identité et la différence ; les secondes sont la substance, la relation, la quantité, la qualité et le mouvement. De plus, il propose de réduire ici les quatre dernières à une seule, celle de la relation, qui compren- drait les trois suivantes; et par là les catégories du monde sensible seraient réduites à deux, la substance et la relation. Après l'antiquité et durant le moyen âge, la doctrine des catégories ne joue pas de rôle nou- veau. Elle n'est que celle d'Aristote commentée, mais non point discutée, acceptée et reproduite par toutes les écoles. A la fin du x\T siècle. Bacon attaque les catégories d'Aristote ; mais ce n'est point par une discussion sérieuse et appro- fondie, c'est par le sarcasme et l'injure. Aristote, suivant lui, a voulu bâtir le monde avec ses ca- tégories ; il a voulu plier la nature, qu'il ne con- naissait pas, à ses classifications. Les objections de Bacon ne sont pas plus sérieuses, et elles n'ébranlent en rien la doctrine qu'il condamne. Descartes, sans combattre Aristote, et se plaçant à un autre point de vue, partage toutes les cho- ses en deux grandes séries ou catégories, l'absolu et le relatif; mais cette division, selon lui, ne doit servir qu'à faire mieux connaître les élé- ments de chaque question, en montrant les rap- ports d'ordre et de génération qu'ils soutiennent entre eux. Port-Royal, dans sa Logique ou Art de penser, a essayé une classification nouvelle des catégories, qu'il fait remonter jusqu'à Des- cartes même. D'abord, «"ivant les penseurs de Port-Royal, les catégories sont une chose tout arbitraire ; et ils croient que, sans s'inquiéter de l'autorité d'Aristote, chacun a le droit, tout aussi bien que lui, d'arranger d'autre sorte les objets de ses pensées selon sa manière de philo- sopher. Ils établissent donc sept catégories, qu'ils renferment en deux vers latins et qui sont: l'es- prit, la mesure (ou quantité), le repos, le mou- vement, la position, la figure, et enfin la ma- tière (lre partie, ch. m). C'est donc encore le monde qu'il s'agit pour Port-Royal de construire avec les catégories, comme pour Bacon, comme pour Kanàda et peut-être aussi pour Plotin. Le système de Kant, qui est le pi is récent de tous, si nous exceptons les contemporains, est fort différent des précédents, et ne .ssemble à aucun d'eux. Kant s'est trompé, qu .nd il a dit que son projet était tout à fait pareil à celui d'Aristote. Il n'en est rien. Kant, étudiant la raison pure et voulant se rendre compte de ses éléments, trouve d'abord que la sensibilité pure a deux formes, le temps et l'espace; puis il trouve que l'entendement, qui vient après la sensibilité, a douze formes qui répondent par or- dre aux douze espèces de jugements possibles. Ces douze jugements sont les suivants: géné- raux, particuliers, individuels; affirmatifs, néga- tifs, limitatifs; catégoriques, hypothétiques, dis- jonctifs ; problématiques, assertoriques, apodic- tiques. Les catégories correspondantes sont : unité, pluralité, totalité; affirmation, négation, limitation ; substance, causalité, communauté ; possibilité, existence, nécessité. Les jugements et les catégories ou formes de l'entendement dans lesquelles se moulent les jugements pour être intelligibles, se divisent encore trois par trois symétriquement, en quatre grandes classes : les trois premiers sont de quantité, les trois seconds de qualité, les trois suivants de relation, et les trois derniers de modalité. La quantité ne con- cerne que le sujet, dont l'extension peut être plus ou moins grande, totale ou partielle; la qualité ne concerne que l'attribut, qui peut être dans le sujet ou hors du sujet; la relation ex- prime la nature du rapport qui lie le sujet à l'attribut; enfin, la modalité exprime le rapport du jugement à l'esprit qui porte ce jugement même. « Cette liste des catégories, comme l'a dit M. Cousin, est complète selon Kant ; elle renferme tous les concepts purs ou a priori au moyen desquels nous pouvons penser les objets: elle épuise tout le domaine de l'entendement. » [Leçons sur la philosophie de Kant.). On voit que ce système ne ressemble point à qelui d'A- ristote, et que rien n'indique que le philosophe grec ait prétendu classer des concepts purs, au sens où le philosophe allemand les comprend. Kant a cet avantage sur Aristote, qu'il a dit nettement à quelle source il puisait ses. catégo- ries. C'est aux jugements qu'il les emprunte; et, pour mieux dire, c'est des jugements qu'il les infère. Les jugements sont-ils bien tels que le dit Kant? sont-ils aussi nombreux? C'est une première question que l'observation directe peut résoudre, puisque les jugements se formulent dans le langage et peuvent y être directement étudiés. Si les jugements sont bien tels que Kant les croit, est-il nécessaire, pour que ces juge- ments soient intelligibles, qu'ils viennent se mo- deler sur ces cadres vides que Kant suppose dans l'entendement? c'est là une autre question non moins grave que la première, et à laquelle il n'a pas davantage répondu. 11 affirme que les jugements sont de quatre espèces divisées cha- cune en trois sous-espèces parfaitement symétri- ques ; il affirme que l'entendement a douze for- mes correspondantes qu'il appelle catégories. Qui prouve ces deux assertions? Qui les démon- tre? Rien dans le système de Kant; on a pu démontrer, au contraire, que quelques-uns de ces jugements qu'il distingue rentrent les uns dans les autres et se confondent peut-être en un seul. Voilà donc ce que l'histoire peut nous appren- dre sur les catégories : elles ont été tour à tour, GÂTÉ — 250 - CMS et dans les systèmes où leur caractère éclate le plus clairement, une classification universelle ou des choses, ou des mots, ou des idées, ou des formes de la pensée. De tous ces points de vue, quel est le plus vrai ? quel est le préférable ? Tous sont vrais dans une certaine mesure j mais il ne faut pas s'y tromper, tous sont différents. Quand on veut étudier ce grand sujet, il faut bien savoir avant tout ce qu'on se propose. Quels objets prétend-on classifier ? Voilà ce dont il faut se ren- dre compte clairement, ce qu'il faut clairement indiquer. Il ne paraît pas que les philosophes in- diens aient eu ce soin, et certainement Aristote l'a négligé. Kant l'a eu ; mais il a omis, ainsi qu'Aristote, de dire par quelle méthode^ il était arrivé à reconnaître les catégories qu'il énumère ou qu'il classe. Les formes de l'entendement, c'est la conscience, c'est la réflexion qui les lui donne très-probablement; ou bien, s'il les induit uniquement de l'existence des jugements eux- mêmes, encore fallait-il justifier la légitimité de cette induction, et c'est ce qu'il ne fait pas. Une doctrine régulière des catégories exigerait donc : 1° qu'on lixàt, sans qu'aucune hésitation fût possible, le but qu'on veut atteindre; 2" qu'on exposât la méthode qu'on prétend suivre pour arriver à ce but. Ce n'est pas ici le lieu de tracer un système nouveau, et de recommencer l'œuvre difficile où ont échoué tant de génies ; mais s'il fallait se prononcer pour l'un d'eux, c'est encore celui d'Aristote qui semblerait le plus acceptable. Il s'adresse surtout aux choses par l'intermédiaire des mots; mais comme l'esprit part aussi de la réalité pour y puiser, si ce n'est tous les élé- ments, du moins l'origine de la connaissance, ce système s'adresse ou peut s'adresser aussi à l'esprit. On y retrouve donc les deux grands cô- tés de la question. Les catégories d'Aristote sont à la fois objectives et subjectives, comme on pourrait dire dans le langage kantien; celles de Kant, au contraire, sont purement subjectives, et elles sont une des bases de ce scepticisme sin- gulier que le criticisme est venu produire dans le sein de la science. Le schématisme, dont Kant a cru les devoir accompagner pour les rendre applicables et pratiques, n'est lui-même qu'une invention plus vaine encore. Les concepts pas plus que les schèmes ne nous apprennent rien de la réalité; ils ne peuvent rien nous en appren- dre ; ils ne sortent point de l'enceinte infran- chissable de la raison pure. Quoi qu'en ait pu dire Kant, l'idéalisme exagéré de Fichte était une conséquence parfaitement rigoureuse de sa Critique, et la doctrine seule des catégories suffirait pour l'attester. Aristote a procédé tout autrement, et ici il en a appelé, comme partout ailleurs, à l'observation régulière et méthodi- que. 11 n'y a pour lui de réalité que dans l'indi- vidu, dans le particulier. La substance première, c'est l'individu qui tombe sous nos sens; le gé- néral n'est que la substance seconde qui n'a d'être que par l'être individuel, et en tant qu'elle le reproduit d'une certaine façon. Platon, au contraire, n'avait voulu reconnaître de réalité que dans l'universel et dans le genre, et de là toute la théorie des idées. Aristote essaye de bâ- tir tout l'édifice des catégories sur le ferme fon- dement de la réalité individuelle. Nous pensons que c'est là. quelque résultat qu'on obtienne d'ailleurs, la seule base vraiment stable. Les ca- tégories ainsi construites peuvent être transpor- tées sans peine de la réalité où on les a re- connues, à l'esprit qui les a. faites; et, toutes différences gardées, un peut les retrouver iden- tiques sur ce nouveau terrain. Au contraire, en voulant partir, comme Kant l'a fait, de la rai- son elle-même, on ne peut pas sortir de la rai- son ; la réalité échappe, la raison n'a pas lo droit de pousser jusque-là, et elle reste enfer- mée dans ce cercle de scepticisme où la Criti- que de la raison pure est condamnée à tourner sans cesse. Le scepticisme n'a jamais pu naître dans le sein du péripatétisme • il n'y a point un seul péripatélicien qui ait été sceptique, et le dogmatisme du maître a été si puissant qu'au- cun disciple, à quelque rang qu'il fût plue, n'a même jamais incliné à cette pente fatale où le criticisme s'est perdu. Parmi tant d'autres bar- rières, la doctrine des catégories, telle qu'Aris- tote l'a conçue, a été une des plus fortes et des plus utiles. Le système d'Aristote est loin d'être parfait sans doute ; mais c'est encore en suivant ses traces qu'on peut en. élever un meilleur et un plus solide. Toute théorie qui n'embrassera pas la question tout entière, sera ruineuse: il .faut que les catégories puissent à la fois s'appli- quer à la réalité et à l'esprit. C'est le sentiment vague de cette nécessité qui poussait Plotin quand il tentait de faire les catégories du monde intelligible et celles du monde sensible. Seulement il ne fallait pas séparer, comme il l'a fait, les unes des autres, et creuser entre elles un abîme infranchissable. Mais, du moins, voilà les deux termes qu'il s'agit d'unir; c'est le rap- port seul qui a manqué au philosophe alexan- drin. Kant n'a pas même voulu s'occuper de ce rapport, et il s'est confiné dai.s un seul terme, en méconnaissant et en niant l'autre. Aristote a été plus près de la solution que tous les deux, parce que le fondement sur lequel il s'appuyait était à la fois le plus inébranlable et le plus simple. Une théorie complète des catégories est en- core dans la science une sorte de desideratum que l'auteur de YQrganon lui-même n'a pu faire disparaître. C'est une lacune qui est toujours à combler, et c'est un labeur vraiment digne des plus vigoureuses et des plus délicates intel- ligences. On peut consulter, outre les ouvrages cités, l'Essai sur la métaphysique d'Aristote, par M. F. Ravaisson, Paris. 1837, Ie' volume. Voy. les articles Kanàda, Gotàma, Pythagore, Aris- tote, Kant. B. S. -H. CATTUS, philosophe latin, contemporain de Cicéron, était né dans la Gaule Cisalpine. Il professa les doctrines d'Épicure, et il est. a Amafanius, un des premiers qui les firent con- naître aux Latins ; mais il paraît les avoir expo- sées avec assez peu d'habileté, si l'on en juge par les railleries de Cicéron (Epist. ad fam.. lib. XV, ep. xvi et xix) et d'Horace {Sat., !iv. II. sat. vi). Cependant Quintilien {hist. orat., liv. X. ch. i) le présente comme un écrivain qui n'est pas sans agrément. Il avait laissé un ouvrage en quatre livres sur la nature des choses et le souverain bien. Cet ouvrage est aujourd'hui perdu. CAUSE. (Idée de cause. — Principe de causa- lité.) Rien de plus familier à l'esprit que les notions d'effet et de cause- rien de plus univer- sel, de i lus évident ni dune application plus constante que le rapport qui les unit et qu'on appelle le rapport ou le principe de causalité. Essayez, si vous le pouvez, de supprimer ce principe et les termes qu'il contient dans son sein; essayez seulement de l'ébranler par le doute; à l'instant même la perturbation la plus profonde est jetée dans notre intelligence : au lieu d'idées qui s'enchaînent, se coordonnent et se rattachent à un centre commun, il ne reste plus que des impressions confuses et fugitives ; il n'est plus permis de voir autre chose dans l'univers qu'un monstrueux assemblage de plié- CAUS — 251 CAUS nomènes qui se suivent sans ordre et sans mo- teur ; en un mot, la pensée, et par conséquent la science, devient impossible. De là vient sans doute que la science, dans ses résultats les plus élevés, a été confondue avec la connaissance des causes. Félix qui potuit rerum cognoscere causas. Considéré dans les limites particulières de la philosophie, le principe de causalité n'a pas moins d'importance : car s'il est défiguré dans notre esprit par une analyse superficielle ou obscurci par des sophismes mis à la place des faits, les erreurs les plus funestes apparaissent aussitôt en psychologie, en morale et surtout en métaphysique; la personne et la responsabi- lité humaines sont compromises; Dieu lui-même, dépouillé de sa puissance, n'est plus qu'une abstraction et un fantôme. Mais d'abord il faut rendre au mot cause sa véritable acception, ou plutôt il faut que nous fassions rentrer le rapport de causalité dans ses limites naturelles, que des analogies, des asso- ciations d'idées presque inévitables ont fait mé- connaître. En effet, toute œuvre finie, toute ac- tion arrivée à son complet développement, sup- pose : 1° un agent par la puissance duquel elle a été produite; 2° un élément ou une ma- tière dont elle a été tirée; 3° un plan, une idée d'après laquelle elle a été conçue ; 4° une fin pour laquelle elle a été exécutée. Par exemple, une statue ne peut pas avoir été produite sans un statuaire, sans un bloc de marbre ou de bronze, sans un ] lan préconçu dans la pensée de l'artiste, sans un motif qui en a sollicité l'exécution. Ces quatre conditions semblant être inséparables l'une de l'autre et concourir simul- tanément à un même résultat, on les a admises au même titre, on les a toutes désignées sous le nom de causes. L'agent a été appelle cause effi- ciente, l'élément ou le sujet cause matérielle ; par cause formelle, on a entendu l'idée, et le but par cause finale. Aristote est le premier qui ait établi cette classification, d'ailleurs pleine de sagacité et de profondeur ; après Aristote, elle a été consacrée par tous les philosophes scolasti- ques, et elle est entrée ensuite avec quelques modifications dans le langage de la philosophie moderne. Mais qui ne s'aperçoit que le même terme exprime ici des rapports essentiellement différents, bien qu'étroitement enchaînés les uns aux autres? Ce qu'on nomme la cause matérielle n'est pas autre chose que l'idée de substance; la cause formelle nous montre le rapport néces- saire de l'action et de la pensée, de la volonté et de l'intelligence; la cause finale celui d'un acte libre à un motif suprême suggéré par la raison ; mais la notion de l'acte même et le lien qui le rattache à la puissance qui le produit, en un mot, le rapport de causalité proprement dit, n'existe pas ailleurs que dans l'idée de cause efficiente. D'où nous vient cette idée ? Comment a-t-elle pris naissance en nous, et qu'est-ce qu'elle nous représente positivement? Telle est la question qui se présente la première; car si l'idée de cause ne s'applique pas d'abord à quelque chose que nous connaissons parfaitement et dont l'exis- lence ne puisse être l'objet d'aucun doute, c'est en vain que nous chercherons à défendre le rap- port de cause à effet ou le principe de causalité comme un principe absolu et universel. S'il est un point bien établi en psychologie, c'est que la notion de cause ne peut en aucune manière nous être suggérée par l'expérience des sens ou par le spectacle du monde extérieur. Qu'apercevons-nous, en effet, hors de nous quand nous voulons nous en rapporter au seul témoi- gnage de la sensation? Des phénomènes qui se suivent dans un certain ordre, et rien au delà. A part le rapport de succession dans le temps et de contiguïté ou de juxtaposition dans l'espace, nous n'en découvrons pas d'autre. Par exemple, est-ce la vue, j'entends la vue seule sans le se- cours d'aucune autre faculté, qui m'apprend que le feu a la propriété de fondre la cire? Évidem- ment non ; la vue ne me découvre que des cho- ses visibles et purement extérieures : elle me montre très-bien, dans le cas présent, la cire entrant en fusion au contact du feu ; mais le pouvoir que le premier de ces deux corps exerce sur le second, est un fait invisible qui lui échappe entièrement : elle me montre très- bien un phénomène succédant à un autre phé- nomène d'après un ordre déterminé ; mais le lien qui unit ces deux phénomènes et fait de celui-ci l'effet, de celui-là la cause, la force mystérieuse par laquelle l'un a pu produire ou seulement provoquer l'autre, en un mot, le rapport de causalité, voilà ce que la vue ni aucun de nos sens ne peut saisir. Il y a plus, c'est un cercle vicieux de prétendre que la notion de cause nous soit donnée par les sens et développée par le spectacle du monde exté- rieur ; car la connaissance du monde extérieur, la foi que nous avons en son existence ne peut s'expliquer elle-même que par la notion de cause et l'application du principe de causalité. Les sens, en effet, ne peuvent nous donner que des sensations. Or, qu'est-ce qu'une sensation, de quelque nature qu'elle soit d'ailleurs? Un mode particulier de notre propre existence, un fait intérieur et personnel qui nous est attesté par la conscience, comme tous les autres phénomènes appartenant directement à l'âme ou produits par elle. Entre un tel mode et la croyance qu'il y a hors de nous des existences distinctes et complè- tement différentes de la nôtre, il y a tout un abîme. Qu'est-ce qui nous donne le droit, qu'est- ce qui nous fait une nécessité de le franchir ? Pas autre chose que le principe de causalité. Les sensations que nous éprouvons ne dépendant pas de nous, étant involontaires, nous en cher- chons la cause hors de nous, dans les forces distinctes de celle que nous nous attribuons à nous-mêmes. Joignez à l'idée de ces forces celle de l'espace, qui ne vient pas non plus des sens, et vous aurez la notion de corps, vous serez in- troduit au milieu du monde extérieur. La notion de cause, qu'il ne faut pas confon- dre avec le principe de causalité, dont nous parlerons tout à l'heure; la notion de cause, con- sidérée en elle-même, ne nous est pas non plus donnée par la pure raison. La raison a été jus- tement appelée la faculté de l'absolu; elle nous fait connaître l'universel, le nécessaire, l'im- muable, les rapports qui ne changent pas et qui sont les lois, les conditions de tous les êtres Mais la notion de cause, au moins dans la sphère où nous l'employons d'abord et le plus ordinai- rement, dans la sphère de la nature et de notre propre existence, implique nécessairement l'ac- tion, la production ou un certain effort pour arriver à cette fin : conatum involvit, comme disait Leibniz. Une cause qui n'agit pas et ne produit rien, une cause inerte et stérile, n'est qu'une vaine chimère, un mot vide de sens. Or, l'idée d'action, l'idée d'effort, l'idée d'une chose qui commence et qui cesse, qui peut varier infi- niment en énergie et en étendue, appartient sans contredit à l'expérience. Donc il faut aussi rap- porter à l'expérience la notion de cause, qu'il est impossible d'en séparer. Mais quelle sera cette expérience ? Celle des sens étant écartée, nous sommes bien forcés de GAUS — 252 — CAUS nous adresser à la conscience ou à la faculté que nous avons de nous connaître directement, par simple intuition, nous-mêmes et tout ce qui se passe en nous. Or, la conscience nous apprend que nous ne sommes pas des êtres purement passifs, mais que nous avons la puissance de nous modifier nous-mêmes et de produire, tantôt dans notre esprit seulement, tantôt dans notre esprit et dans notre corps, un changement dont nous savons certainement être les auteurs, et dont nous revendiquons à bon droit la respon- sabilité. Cette puissance, c'est la volonté, et les actes par lesquels elle signale sa présence sont l'attention et l'effort musculaire. Qu'est-ce, en effet, que l'attention? Un effort de lame pour se rendre maîtresse des impressions fugitives, des vagues et confuses idées qui précèdent dans notre esprit la vraie connaissance. Ce but peut être atteint plus eu moins complètement, selon la nature et la portée des diverses intelligences, selon les moyens extérieurs mis à leur usage ; mais l'effort avec lequel il est poursuivi est tou- jours en notre pouvoir : il dépend de nous de le suspendre, de le faire cesser, de le produire tantôt faible, tantôt énergique, et de le diriger comme il nous plaît. Il n'est donc pas seulement en nous comme une qualité dans un sujet, comme un phénomène dans une substance ou comme un fait invariablement lié à un autre fait ; mais nous en sommes la cause efficiente, et pour avoir l'idée d'une telle cause, pour nous assurer tout à la fois qu'elle répond à une existence réelle, il nous suffit d'invoquer le témoignage de la conscience; il nous suffit de nous observer et de nous connaître nous-mêmes. Dans l'effort musculaire, il y a quelque chose de plus encore; notre puissance causatrice s'exerce à la fois au dedans et au dehors, sur nous-mêmes et sur le monde physique. Par exemple, quand nous re- muons notre bras, il est évident que nous pro- duisons à la fois deux actes dénature différente : 1° un acte intérieur qui ne sort pas des limites du moi et de la conscience ; nous voulons parler de l'effort même de la volonté, autrement ap- pelé la volition; 2° un mouvement extérieur qui a son siège dans l'organe et peut se communi- quer à son tour à d'autres objets matériels. Ces deux actes nous appartiennent également, ils sont aperçus tous deux par la conscience, mais non pas au même titre : car l'un est l'effet, et l'autre la cause. Nous savons que le mouvement a eu lieu par cela seul que nous l'avons voulu, et c'est parce que nous l'avons voulu et qu'il nous a suffi de le vouloir pour le produire, que nous en revendiquons la responsabilité et nous l'attribuons avec une entière certitude. Sans doute nous ignorons et ignorerons toujours com- ment l'âme agit sur le corps, et la volonté sur les organes. Mais parce que nous ne savons pas nous expliquer un fait, parce que nous ne som- mes pas dans le secret de tous les moyens par lesquels il a reçu l'existence, avons-nous le droit de le nier contre le témoignage exprès du sens intime et contre l'autorité du genre humain? Et cruelle vérité d'expérience se trouverait alors à F/abri du doute? Comprenons-nous mieux, par hasard, comment sont possibles la sensation, la pensée, la mémoire et notre existence elle- même? Comprenons-nous mieux, dans un autre ordre de choses, la vie, la génération et le mou- vement? Et, alors inêinc que nous pourrions sa- voir comment tous ces phénomènes se produi- Bent, serions-nous plus surs de leur existence que nous ne le sommes actuellement? L'< ti i l'intcrvon- I tion d'une faculté supérieure à l'expérience CAUS — 253 CAUS des sens, soit de la conscience : nous voulons parler de la raison. Mais comment la raison intervient-elle, et quelle part faut-il lui faire dans le principe de causalité? Il y a là trois éléments à considérer : 1° la notion des phéno- mènes; 2" la notion de cause; 3" le rapport qui lie ces deux notions. Les deux premiers de ces éléments sont, comme nous l'avons démontré, puisés dans l'expérience; il ne reste donc, pour la part de la raison, que le troisième ; et, en effet, c'est le seul qui demeure invariable, le seul qui, par son double caractère de nécessité et d'univer- salité, appartienne à la sphère des connaissances purement rationnelles. Un phénomène est sans cesse remplacé par un autre phénomène ; la cause aussi peut changer et change réellement : car ma volonté n'est pas la même quand je dors et quand je veille ; à la place de ma volonté, je puis en imaginer une autre, ou plus intelligente, ou plus forte; enfin elle n'est elle-même qu'une existence contingente, un phénomène qui com- mence et qui finit. Mais quelle que soit la cause et quel que soit le phénomène qui viennent s'offrir à mon expérience, le rapport qui les lie, qui les enchaîne et les subordonne l'un à l'autre, ne peut ni changer ni varier. A la première fois que je l'aperçois, dans le premier acte d'attention, dans le premier effort que je fais avec conscience pour imprimer un mouvement à mes organes, il m'apparait ce qu'il est toujours, ce qu'il est partout, comme une loi universelle et absolue, comme une des conditions mêmes de la pensée et de l'existence. D'ailleurs on se tromperait si l'on pouvait croire que la notion de cause, telle que l'expérience intérieure nous la donne, re- présente par elle-même une existence complète et capable de se suffire. Non, la cause est insé- parable de la substance, sans laquelle elle n'est qu'un phénomène constamment renouvelé, sans laquelle elle perd, avec la durée et la fixité, la force même qui la constitue. Or, l'idée de substance, l'idée d'unité, de permanence et de durée dans l'être, l'idée de l'être lui-même dans son caractère le plus simple et le plus absolu, n'appartient pas moins à la raison que le rapport de causalité. Voy. le mot Substance. Mais la seconde difficulté que nous avons sou- levée subsiste toujours : si la notion de cause nous est donnée primitivement dans un fait de conscience qui nous révèle à nous-mêmes, com- ment faisons-nous pour la dépouiller du caractère personnel que la conscience lui attribue ; comment concevons-nous des causes qui ne sont ni libres ni intelligentes? On le comprend; tant que cette difficulté n'est pas écartée, on a de la peine à concevoir, malgré tout ce que nous venons de dire, la portée universelle et la vérité absolue du principe de causalité. Le problème n'est pas aussi difficile qu'on peut le croire : il suffit pour le résoudre de se rappeler les faits précédemment établis en les éclairant par quelques nouvelles observations. Nous nous sommes convaincus que notre moi n'est pas une simple monade exclusive- ment renfermée dans le cercle étroit de sa propre existence, mais qu'il est capable à la fois de se modifier lui-même et d'agir sur le monde extérieur par les organes dont il dispose. Sans doute la volition dont nous avons conscience est en même temps l'acte par lequel un mouvement est produit dans quelque partie de notre corps ; mais cela n'empêche pas l'idée de cause, telle que le sens intime nous la fournit tout d'abord, d'offrir à notre esprit un double aspect : 1° celui d'une cause personnelle, intelligente, qui agit sur elle- même , 2 ■■' celui d'une force motrice dont l'action, si je puis parler ainsi, transpire au dehors. 11 est incontestable que ces deux aspects demeurent unis dans notre pensée, tant que de nouveaux faits ne nous forcent pas à les séparer. Notre premier mouvement, comme on l'a déjà re- marqué, est de trouver partout, hors de nous, des causes animées, intelligentes et libres. L'enfant gourmande la pierre contre laquelle il s'est heurté ; le sauvage s'efforce de fléchir par des prières et des offrandes le serpent de la forêt voisine ; l'Indien a des formules d'invocation pour la pluie et pour la rosée ; le paganisme grec avait peuplé toute la nature de divinités faites à notre image. Mais quand l'expérience est venue nous convaincre que tous ces objets extérieurs sont dépourvus des facultés dont nous les avions dotés si libéralement, alors, par la suppression de l'in- telligence et de la liberté, il nous reste, au lieu d'une cause personnelle, l'idée d'une simple force. Toutes ces forces sont ensuite classées dans notre esprit, et distinguées les unes des autres en raison des effets qu'elles produisent; l'observation et la science de la nature chassent insensiblement devant elles les rêveries mythologiques. Toute cause aveugle ou purement physique, n'est donc pas autre chose qu'une limitation de la cause personnelle, une abstraction que l'expérience nous impose. Mais précisément, pour cette raison, la notion de cause ne peut pas être épuisée par la connaissance des forces qui se meuvent dans la nature, et nous sommes obligés de les consi- dérer comme des instruments au pouvoir d'une cause supérieure , où tous les caractères de la personnalité, la liberté, l'intelligence et la force elle-même, sont élevés au degré de l'in- fini. La notion de cause et le principe de causalité ont été l'objet, de la part des philosophes, de plusieurs théories plus ou moins fondées, que nous avons à exposer sommairement. Ces théo- ries, au nombre de cinq, sont toutes jugées et réfutées dans ce qu'elles ont de faux, par les observations qui précèdent. 1° Locke, et après lui tous les philosophes de l'école sensualisle, ont prétendu trouver l'origine de la notion de cause dans la sensation ; sous prétexte que les corps ont la propriété de se modifier les uns les autres, il suffit, d'après eux, de les observer, pour apercevoir aussitôt et pour être forcé d'admettre le principe de causalité {Essai sur l 'entendement humain, liv. II, eh. xxi et xxvi). 2° Aux yeux de Hume (Essais sur l'entende- ment, 7e essai), le pouvoir que nous attribuons à un objet sur un autre est une pure chimère ; un pareil pouvoir n'existe pas, ou s'il existe, nous n'en avons aucune idée. Qu'est-ce donc que nous appelons cause et effet? Deux phénomènes qui se suivent toujours dans le même ordre, et que nous prenons l'habitude d'associer dans notre esprit de telle manière, qu'en apercevant le pre- mier, nous attendons inévitablement le second. Le rapport de causalité est un simple rapport de succession qui repose sur le souvenir et sur l'association des idées. Il est facile de voir où conduit cette doctrine : elle détruit la relation même de cause à effet, nous réduit à l'impos- sibilité de croire, sans inconséquence, à nous- mêmes, à Dieu, à tout autre être, et aboutit au scepticisme absolu. 3° Dans la pensée de Leibniz il n'y a pas une existence, si humble qu'elle puisse être, qui ne soit une force, c'est-à-dire une véritable cause. La notion de force est la base même de la notion d'existence et de la notion de l'être; car toute substance est une force; tout ce qui est, a une certaine virtualité, une certaine puissance cau- satrice Mais en même temps Leibniz ne veut pas que cette puissance s'exerce ailleurs que CAUS 254 — CAI'S dans le sein de l'être à qui elle appartient. L'âme humaine, comme toutes les autres forces limitées de ce monde, n'est qu'une monade isolée en elle- même, mais au sein de laquelle la création entière se réfléchit, et dont la divine sagesse a coordonné à l'avance tous les mouvements avec le mouvement harmonieux de l'univers. Voy. Leibniz. 4° Selon la doctrine de Kant, la notion de cause et le principe de causalité existent bien dans notre esprit; mais ils ne sont que de simples formes de notre entendement, ou les conditions toutes subjectives de notre pensée. Tous les objets que notre imagination nous représente, tous les phénomènes que l'expérience nous découvre , nous sommes obligés, en vertu d'une loi ou d'une forme préexistante dans notre intelligence, de les disposer selon le rapport de cause à effet; mais nous ne savons pas s'il existe réellement, indépendamment de notre intelligence, quelque chose qui ressemble à une cause, à une force, à une puissance effective (Critique de la raison pure, Analytique transcendantale). 5° Enfin, Maine de Biran est le premier qui, par une analyse approfondie des faits volontaires, ait trouvé dans la conscience la véritable origine de la notion de cause. Mais en même temps il méconnaît les caractères et attaque sans le savoir la valeur objective du principe de causalité, lorsqu'il cherche à l'expliquer par l'expérience seule, aidée de l'induction, par une sorte d'ha- bitude que nous aurions prise d'étendre à tous les faits en général la relation permanente que nous observons en nous-mêmes entre l'acte vo- lontaire et la cause personnelle dont il est l'effet (Nouvelles considérations sur les rapports du physique et du moral de l'homme, in-8, Paris. 1834, p. 274-290; 363-402). La meilleure critique de la théorie de Locke, c'est la théorie de Hume, et la réfutation que Locke en a donnée lui-même, lorsqu'il démontre avec un rare talent d'observation que la notion de pouvoir, c'est-à-dire cette même notion de cause dont ailleurs il fait honneur à l'expérience des sens, a son origine dans la conscience de nos propres déterminations (Essai sur l'entende- ment humain, liv. II, ch. xxi). La théorie de Hume se réfute d'elle-même : aucun homme dans la jouissance de son bon sens n'oserait la prendre au sérieux. Elle est cependant d'une grande valeur dans l'histoire de la philo- sophie, mais à un point de vue purement critique, comme moyen de dévoiler tout le vide et le danger du sensualisme dont elle est la légitime conséquence. A la doctrine de Kant et à celle de Leibniz, en ce qu'elle a. de faux, il suffit d'opposer le témoignage irrécusable de l'expérience et de l'intuition directe. Avec la conscience que nous avons de disposer à notre gré de nos corps, comment soutenir qu'une cause est sans influence sur une autre, qu'entre l'âme et le corps il n'y a qu'un rapport d'association et non de dépen- dance? Comment aussi la notion de cause serait- elle une pure forme de la pensée, une forme abstraite à laquelle ne répond aucune réalité, quand cette notion nous est donnée précisément dans un fait, dans un acte immédiatement connu et produit par nous-mêmes, dans un des phéno- mènes les plus certains qui puissent nous être attestés par l'expérience? L'idéalisme subjectif est renversé de fond en comble par les solides observations de Maine de Biran. Quant à ce dernier, noua avons déjà comblé la lacune qui reste duns sl théorie en montrant précédemment la part de la raison clans le principe de causalité, et l'impuissance de l'induction à tirer d'un fait entièrement personnel une croyance universelle- et nécessaire. Consultez sur le sujet de cet article, outre les ouvrages déjà cités plus haut, les Œuvres com- plètes de Reid, traduction de Jouffroy, 6 vol. in-8 Paris, 1828-1836, t. IV, p. 273, t. V, p. 319 etsuiv.; et une excellente leçon de M. Cousin, dans son Cours de philosophie de 1829. CAUSES FINALES. Nous avons fait connaître dans l'article précédent l'origine de cette expres- sion, et le sens qu'il faut y attacher en général. Ici nous voulons parler de la méthode qui con- siste à déterminer les causes et les lois des phé- nomènes de la nature, par les diverses fins aux- quelles nous les voyons concourir, par le but qu'ils atteignent, ou dans l'ensemble des choses, ou dans l'économie particulière de chaque être. C'est à ce titre que les causes finales ont vivement préoccupé les philosophes les plus éminents des temps modernes. Bacon en proscrit l'usage sans restriction. Tout le monde connaît ces paroles, encore plus ingénieuses que vraies, et devenues plus tard un axiome aux yeux du xvme siècle : « La recherche des causes finales est stérile, et, comme ces vierges consacrées au Seigneur, ne portent aucun fruit. » (De Augmenl. scientia- rum, lib. III, c. v.) Descartes ne se montre pas moins sévère à l'égard de ce procédé si cher à quelques philosophes de l'antiquité, et surtout à ceux du moyen âge ; il le regarde comme puéril et absurde en métaphysique, et sans aucun usage dans les sciences naturelles. « Il est évident, dit- il, que les fins que Dieu se propose ne peuvent être connues de nous que si Dieu nous les révèle, et quoiqu'il soit vrai de dire, en considérant les choses de notre point de vue, comme on le fait en morale, que tout a été fait pour la gloire de Dieu,... il serait cependant puéril et absurde de soutenir en métaphysique que Dieu, semblable à un homme exalte par l'orgueil, a eu pour unique fin, en donnant l'existence à l'univers, de s'attirer nos louanges, et que le soleil, dont la grosseur surpasse tant de fois celle de la terre, a été créé dans le seul but d'éclairer l'homme, qui n'occupe de cette terre qu'une petite partie. » (Partie philosophique des Lettres de Descartes, dans l'é- dition de ses œuvres, publiée par M. Garnier, 4 vol. in-8, Paris 1835, t. IV, p. 260.— Voy. aussi dans la même édition le tome I, p. 138.) Leibniz, au contraire, en proclamant le principe de la rai- son sulfisante, est venu relever les causes finales, dont l'emploi ne lui paraît pas moins légitime dans les sciences naturelles qu'en métaphysique. Par exemple, c'est parce que la Providence agit nécessairement par les voies les plus simples et les plus courtes, qu'un rayon de lumière, dans un même milieu, va toujours en ligne droite, tant qu'il ne rencontre pas d'obstacle; c'est par la même raison que, rencontrant une surface so- lide, il se réfléchit de manière que les angles d'incidence et de réflexion soient égaux (Acta erudilorum, 1682). Pour nous, nous n'admettons ni l'une ni l'autre de ces deux opinions extrêmes: nous reconnaissons avec Bacon et Descartes qu'il faut observer les phénomènes, de quelque ordre Qu'ils soient, sans préoccupation, sans aucun essein de les faire entrer dans un plan conçu d'avance, et dont on fait témérairement honneur à l'auteur de la nature. Mais lorsque les faits que nous avons scrupuleusement étudiés conspirent évidemment à un seul but, quand nous les voyons disposés avec ordre, avec intelligence, avec prévoyance pour les besoins et pour le bien de chaque être, comment nous refuser de croire à l'existence d'une cause intelligente et souve- rainement bonne? Cette manière de raisonner dont Socrate le premier a fait un usage savant GÉBÈ 255 CÊUI et réfléchi (Xénophon, Memorabilia Socratis, dialogue entre Socrate et Aristodème le Petit), demeurera toujours la preuve la plus populaire de l'existence de Dieu, et la plus accessible à toutes les intelligences. Cependant ce n'est pas seulement en métaphysique qu'il est nécessaire de la laisser subsister; contenue dans des limites précises, appliquée à des faits d'un caractère bien connu, nous ne le croyons pas d'un usage moins légitime dans la science de la nature. Par exemple, n'est-ce pas le principe des causes que l'on reconnaît dans cet axiome de la physiologie moderne: point d'organe sans fonction? On a prétendu que les physiciens de l'école, affirmant que l'eau monte dans les pompes parce que la na- ture a horreur du vide, faisaient également usage des causes finales; mais ce n'est là qu'un ridicule non-sens, qui n'a rien de commun avec le prin- cipe que nous défendons. Voy., outre les ouvra- ges cités, Kant, Critiques du jugement téléolo- gique. CAUSES OCCASIONNELLES. Ce nom reste exclusivement consacré à l'hypothèse imaginée par l'école cartésienne, pour expliquer les rap- ports de l'âme et du corps. Entre l'âme, disent les philosophes de cette école, entre l'âme, sub- stance purement pensante , et le corps , dont l'essence consiste dans l'étendue, tous les rap- ports sont inexplicables sans une intervention di- recte de la cause première. C'est par conséquent Dieu lui-même qui, à l'occasion des phénomènes de l'âme, excite dans notre corps les mouve- ments qui leur correspondent, et qui, à l'occa- sion des mouvements de notre corps, fait naître dans l'âme les idées qui les représentent, ou les passions dont ils sont l'objet. Le système des causes occasionnelles n'existe encore qu'implici- tement et sous une forme peu arrêtée dans les écrits de Descartes. Clauberg, ensuite Malebran- che, Régis et surtout Geulinx, l'ont développé dans toutes ses conséquences. Enfin un autre car- tésien, de Laforge, en le restreignant aux mou- vements involontaires, a essayé de le concilier avec le sens commun et l'expérience, qui don- nent à la volonté un pouvoir réel sur nos orga- nes. Voy., pour plus de détails, les articles rela- tifs aux différents noms que nous venons de citer. CÉBÈS de Tuèbes, philosophe de l'école de Socrate, un des interlocuteurs que Platon intro- duit dans le Phèdon. avait écrit trois dialogues: 1° Hebdomade, ou la Semaine; 2° Phrynicus; 3° Pinax, la Table ou le Tableau. Le dernier est le seul qui nous reste. C'est une sorte d'al- légorie dans laquelle l'auteur a représenté tous les penchants bons ou mauvais de la nature humaine, toutes les vertus et tous les vices. On y voit d'un c'té l'imposture qui enivre les hom- mes du breuvage de l'erreur et de l'ignorance, et qui les pousse, escortés des passions et des préjugés, vers la fortune, la volupté et la débau- che, et plus tard vers la tristesse, le deuil et le désespoir : d'un autre côté, sont la patience et la modération qui conduisent à l'instruction vé- ritable, aux vertus et à la félicité. L'intention de ce petit dialogue est, comme on voit, excellente, et la forme ne manque pas d'élévation, ni d'une certaine grâce. Plusieurs critiques, entre autres Jérôme Wulf (.4 nnol. adEpist. et Cebet.) et l'abbé Sevin {Mémoires de VAcad. des inscriptions et belles-lettres, t. III), en ont contesté l'authenti- cité, sur ce motif, que parmi les adorateurs de la fausse instruction, il y est fait mention de plusieurs sectes postérieures à Cébès, les hédo- niques, les péripatéticiens, les videstiniens ; mais ces mots | euvent avoir été interpolés, et, en tout cas, il semble difficile de rejeter le témoi- gnage formel de Diogène Laërce, de Tertullien, de Chalcidius et de Suidas, qui tous attribuent la Table à Cébès, disciple dé Socrate. Le Tableau de Cébès a été souvent réimprimé à la suite du Manuel d'Epictèle: il en existe en outre plu- sieurs éditions spéciales, parmi lesquelles nous citerons celles de Gronovius, in-12, Amsterdam, 1689; de Th. Johnson, in-8, Londres, 1721, et de Schweighaeuser, in-12, Strasbourg, 1806. On peut aussi consulter : Flade, de Cebete ejusque Tabula, in-4, Freiberg, 1797; — Klopfer, de Ce- betis tabula dissertaliones très, in-4, Zwikaw, 1818-22. — Un autre philosophe du nom de Cébès, natif de Cyzique, est cité par Athénée (Deipnos., lib. IV, c. lxii). Il appartenait à la secte des cy- niques, et a été regardé comme le véritable au- teur de la Table par ceux qui enlèvent cet ou- vrage à Cébès le Socratique. X. CELANTES. Terme mnémonique de conven- tion par lequel les logiciens désignaient un des modes indirects de la première des trois figures du syllogisme reconnues par Aristote. Voy. la Logique de Port-Royal, 3e partie, et l'article Syl- logisme. CELARENT. Terme mnémonique de conven- tion, par lequel les logiciens désignaient un des modes de la première figure du syllogisme. Voy. la Logique de Port-Royal, 3e partie, et l'article Syllogisme. CELSUS, CELSE. Il a existé plusieurs philo- sophes de ce nom. — 1°A. Cornélius Celsus. Il paraît avoir vécu sous le règne de Tibère ; mais on ignore l'époque précise de sa naissance et de sa mort. Huit livres sur la médecine, formant la sixième partie d'un grand traité sur les arts, sont le seul de ses ouvrages que nous possédions. Quintilien nous apprend (Inst. orat., lib. XI, c. i) qu'il suivait, non sans éclat, l'école d'Épi- cure. — 2° Celsus, célèbre adversaire du christia- nisme. Il a vécu sous le règne d'Adrien, et s'il est le même, comme tout le fait présumer, que le personnage à qui Lucien a adressé l'histoire de l'imposteur Alexandre, il doit avoir poussé sa car- rière jusque sous le règne de Marc Aurèle. C'est un point fort controversé de savoir à quelle secte il appartenait. Selon les uns, il était stoïcien; selon les autres, platonicien; suivant l'opinion la plus commune, épicurien. Ce dernier sentiment est celui auquel incline Brucker (Hist. crit. phi- los., t. II, p. 604 etsuiv.), qui a longuement dis- cuté la question. Celsus avait composé, sous le titre de Discours véritable, un ouvrage contre les juifs et les chrétiens, qui a été réfuté par Ori- gène. II avait écrit aussi un livre contre la magie et un autre sur l'art de bien vivre. Aucune de ces productions n'est parvenue jusqu'à nous. — 3° Celsus, auteur d'une Histoire de la philosophie dont parle saint Augustin (de Hœresib. prœf.). Fabricius (Dibliolh. lai.) pense qu'il est le même que Cornélius Celsus; mais cette opinion a été contestée. X. cercle, voy. Sophisme, Diaxlèle. CERDON, hérésiarque du ne siècle de l'ère chrétienne, était originaire de Judée. Il vint à Rome vers l'an 139, sous le pontificat du pape Hygin, et y enseigna dans le secret une doctrine moitié philosophique, moitié religieuse, mélange confus des dogmes chrétiens, du dualisme orien- tal et des idées gnostiques. Ses disciples se con- fondirent avec ceux de Marcion, qui propagea, quelques années plus tard, des opinions sembla- bles. Consultez le Dictionnaire des hérésies, de Pluquet, et Y Histoire du Gnosticisme de M. Mat- ter. Voy. Gnosticisme. X. CÉRINTHE. à peu près contemporain de Cer- don, était comme lui originaire de Judée. Il sé- journa longtemps en Egypte, s'y familiarisa avec les doctrines orientales, et plus tard se trans- CERT — 256 CERT porta dans le christianisme, qu'il altéra, ainsi que tant d'autres, par ce mélange d'éléments étrangers. Il regardait le monde, non comme une création de la Divinité, mais comme l'ouvrage d'une puissance inférieure qui ne connaissait pas l'Être suprême ou qui, du moins, ne le connais- sait que très-imparfaitement et était séparée de lui par une infinité d'éons. On attribue aussi à Cérinthe les sentiments des millénaires sur le règne à venir du Christ, qu'il prétendait devoir durer ici-bas mille ans, pendant lesquels les justes auraient en partage toutes les voluptés charnelles. Voy. Cerdon et Gnosticisme. X. CERTITUDE. Que tous les hommes se croient capables de parvenir à la vérité, c'est là un fait qui ne saurait être contesté sérieusement, car il ressort de l'expérience de la vie entière. Si la conscience nous avertit que nous éprou- vons du plaisir ou de la douleur, si la vue ou le toucher nous transmet la notion d'un objet, si la mémoire nous rappelle le souvenir d'un événe- ment, nous ne contestons pas la véracité de la conscience, des sens ni de la mémoire, mais nous jugeons d'après leur témoignage que cet événe- ment a eu lieu, que cet objet existe, que notre âme est affectée en bien ou en mal. Les conceptions absolues de la raison, telles que les idées de beauté et de perfection, subju- guent notre assentiment avec non moins de force et de rapidité. Nous considérons aussi comme parfaitement légitime le procédé de l'esprit dans le raisonne- ment, et jamais personne ne douta de la vérité d'une conséquence régulièrement déduite de pré- misses vraies. Il en est de même à l'égard d'une dernière fa- culté, l'induction : bien que les erreurs où elle tombe soient fréquentes, cependant nous n'hési- tons pas à croire, sur son autorité, que dans tous les lieux de la terre les corps tombent et s'atti- rent, le mouvement se communique, la vie cir- cule, tous les phénomènes se produisent suivant des lois uniformes. Cette confiance naturelle de l'homme dans le témoignage de ses facultés, cette adhésion vive et profonde à la vérité qu'elles lui révèlent, a reçu le nom de certitude. La certitude suppose à la fois un objet à con- naître, un esprit qui le connaît, et en troisième lieu, un rapport entre l'esprit et l'objet, rapport qui n'est autre chose que la connaissance elle- même à ses degrés divers. Or si l'esprit ne pos- sédait pas certains pouvoirs appropriés aux diffé- rents ordres de vérités, ou bien si, possédant ces pouvoirs, il ne les appliquait pas, aucune com- munication ne s'établirait de nous aux choses; nous ne pourrions affirmer qu'elles existent, ni le contester ; étrangers au doute comme à la foi, privés de toute idée, nous n'aurions pas même le sentiment de notre existence personnelle. Il ré- sulte de là que le point de départ de la connais- sance et de la certitude qui en résulte, est l'opé- ration des facultés de l'intelligence. Ce sont elles qui nous mettent en relation avec la réalité; ce qui échappe entièrement à leur portée, ce qu'elles - nvent en aucune sorte ni comprendre, ni entrevoir, ne saurait fournir la matière d'un ju- gement. M lis cette première condition ne suffit pas pour déterminer 1 adhésion de l'esprit; elle en appelle une autre du côté de l'objet qui doit pou- voir se manifester à la pensée, et l'éclairer de sa lumière; sans quoi il n'existerait jamais pour i particulière de la vérité qui la rend visible, ce - nétranteque l'analyse ne saurait définir, m. us dont nous nous sentons frappés, est l'évidence. Toutes les l'ois qu'une vé- rité nous parait évidente, nous ne pouvons nous empêcher de l'admettre; nous en sommes cer- tains, ou, ce qui revient au même, elle est cer- taine pour nous. La certitude est donc un état de l'âme corrélatif à une propriété des objets, l'évidence. Il y a entre elles le rapport de l'effet à la cause ; celle-ci implique celle-là, et elles s'accompagnent invariablement. Maintenant faut-il croire qu'elles constituent en elles-mêmes un de ces phénomènes primitifs et irréductibles qu'il est à la fois impossible de supprimer et de confondre avec d'autres? La cer- titude ne serait-elle pas, au contraire, une sim- ple variété de l'opinion, c'est-à-dire du doute, et considérée dans les choses, le plus haut degré de la probabilité? Ce point, qui a longtemps par- tagé la philosophie, a dés conséquences trop graves pour ne pas appeler un sérieux examen. Si nous considérons attentivement ce qui se passe en nous lorsque nous sommes certains d'une vérité, nous serons tout d'abord frappés de l'assurance où nous nous trouvons de ne pas nous tromper. Chacun de nous, par exemple, est certain de son existence personnelle. Or quand il prononce intérieurement cette parole : J'existe, est-ce que son esprit conçoit la possibilité d'une illusion? Assurément non. Il en est de même quand nous affirmons que les corps sont étendus, qu'ils occupent un lieu dans l'espace, que les évé- nements s'accomplissent dans la durée, qu'ils ont tous une cause : nous portons ces jugements sans nous représenter et sans nous dire à nous-mêmes qu'il pourrait bien se faire que nous fussions victimes d'une erreur des sens ou de la raison. La certitude est donc une affirmation absolue de la vérité à laquelle l'entendement adhère. Or une affirmation absolue ne saurait l'être plus ou moins. Elle est ou elle n'est pas, sans milieu. Il ne peut donc y avoir de plus ou de moins dans la certitude, et en fait il n'y en a pas. Quel est l'homme qui est plus certain de son existence aujourd'hui qu'hier, dans une contrée que dans une autre? Quel est celui qui commence par avoir une demi-certitude que deux et deux font quatre, puis une certitude plus haute, puis une entière certitude, sauf à voir plus tard l'adhésion de l'entendement entrer dans une période décrois- sante, et venir peu à peu s'effacer et s'éteindre dans les nuances du doute? Mais si telle est la nature de la certitude, il est plus clair que le jour qu'elle ne doit pas être con- fondue avec la probabilité, qui présente des ca- ractères tout différents. En effet, quand un évé- nement n'est que probable, il y a beaucoup de chances pour qu'il ait lieu, et d'autres chances pour qu'il n'ait pas lieu. Le jugement que nous en portons ne peut donc pas être absolu. L'affir- mation de l'esprit est, pour ainsi parler, mêlée d'une négation; ou plutôt, on n'affirme pas, on conjecture, on hasarde, on hésite, en un mot, on n'est pas certain. Il y a plus; cette chance contraire qui subsiste en dehors de notre jugement, et qui l'infirme, ne reste pas, ne peut pas rester constamment la même. Tantôt elle est très-considérable, tantôt elle l'est ou le paraît beaucoup moins. Dans le premier cas, nous disons que le fait en question est peu probable: il le devient de plus en plus dans le second. La probabilité parcourt ainsi tous les degrés d'une échelle immense, là plus haute, ici moins élevée, suivant que les occasions d'er- reur Ri'iit plu-; ou moins nombreuses; au lieu que la certitude, demeure invariable el toujours iden- tique à elle-même. Et ce serait en vain que VOUS augmenteriez à l'infini la quantité des chances heureuses, en diminuant dans la môme propor- tion les chances contraires; tant que subsiste- GERT — 257 — GERT raient celles-ci, n'y en eût-il qu'une seule contre mille des premières, notre assurance, quoique très- fondée, resterait inquiète et chancelante; nous n'aurions pas le droit de dire : nous sommes certains. La probabilité, en un mot, peut croître indéfiniment, sans engendrer la certitude; par- venue à son plus haut degré, elle est encore sé- parée de l'évidence par un abîme. Une fois constaté que la certitude prise en elle-même est une manière d'être, un état, un phénomène à part et sui generis, l'observation conduit à y reconnaître des variétés assez nom- breuses qui tiennent à la fois aux objets et au mode d'action des pouvoirs de l'esprit. Il y a une certitude de la conscience qui com- prend les états et les opérations du moi, ses fa- cultés, son existence, sa nature; une certitude des sens, qui a pour objet le monde matériel et les propriétés des corps; une certitude de la rai- son, qui environne les vérités premières de l'or- dre moral et métaphysique ; la certitude de la mémoire, qui nous rappelle les événements an- térieurs ; celle du raisonnement, qui nous conduit d'une vérité à une autre, comme d'un fait à une loi, d'un principe à sa conséquence; celle enfin du témoignage, car les faits qui nous sont attes- tés par nos semblables obtiennent de nous la même foi que si nous les avions découverts par nous-mêmes. Dans tous ces cas, la certitude n'a pas lieu de la même manière. Dans les uns, elle.est instan- tanée, immédiate • nous y parvenons avant même de l'avoir cherchée ; c'est ce qui arrive pour les données de la conscience, des sens, de la mé- moire et de la raison. Au contraire, dans l'exer- cice du raisonnement, elle se forme péniblement et suppose la réflexion ainsi que des idées inter- médiaires. Je me souviens, tel corps existe, la ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre, voilà des propositions que tous les hommes jugent vraies, sans avoir besoin d'autre explication que celle du sens des mots. Mais il ji'en est pas de même si l'on nous dit que la somme des angles d'un triangle est égale à deux angles droits; nous n'admettons ce théorème qu'après y avoir réfléchi et en avoir pesé et com- paré tous les termes. Ce qui est plus grave que les distinctions qui précèdent, et ce qu'il importe de bien compren- dre, c'est que l'origine de la certitude ne doit pas être attribuée à telle ou telle faculté à l'ex- clusion des autres, mais qu'elles sont toutes, prises chacune dans leur sphère, également lé- gitimes et véridiques. Une école conteste le té- moignage des sens, de la raison, du raisonnement et de la mémoire ; elle ne reconnaît d'autre au- torité que celle de la conscience, et elle prétend faire sortir toute certitude de l'idée seule du moi. Une autre école demande à la sensation le prin- cipe unique de la vérité, et, depuis Épicure jus- qu'à M. de Tracy, les représentants de cette école regardent comme illusoires les notions qui ne peuvent se ramener à des éléments sensibles. En- fin, si l'on en croit l'auteur de l'Essai sur Vin- différence en matière de religion, le fondement de la connaissance ne se trouve pas dans la raison de l'individu, mais dans l'accord des opinions et dans l'autorité. Toutes ces théories sont hors du vrai, et entraînent des conséquences qui ne per- mettent pas de les admettre. Placez-vous dans la conscience l'origine de la certitude? vous supposez d'abord très-arbitraire- ment que l'évidence ne se rencontre que dans les phénomènes intérieurs, tandis que de fait, elle appartient à bien d'autres vérités. Votre suppo- sition va même contre votre principe, car la conscience nous dit que nous n'avons pas plus le DICT. PHILOS. pouvoir de mettre en question la réalité de la ma- tière et lès axiomes mathématiques que notre existence propre. En second lieu, vous êtes ré- duit, si vous voulez rester conséquent, à ne rien admettre d'assuré, hors votre esprit et ses opé- rations, comme ces disciples de Descartes qui, de l'exagération même de leur système, reçurent le nom d'égoïstes ; ou bien, si vous prétendez sortir de vous-même et arriver à Dieu et au monde, vous n'y parvenez qu'au prix d'inévitables contradictions ; car vous êtes tenu d'employer l'aide du raisonnement, de la raison et de la mé- moire, en d'autres termes, toutes les facultés dont vous avez commencé par infirmer la valeur et la véracité. L'histoire nous dit combien Malebranche et Descartes ont dépensé de travail et de génie à donner une preuve de l'existence du monde meil- leure que le témoignage des sens; mais l'histoire nous apprend aussi que tant d'efforts n'ont abouti qu'aux plus étranges paralogismes, à des so- phismes qu'on appellerait grossiers, comme l'a dit Royer-Collard, s'il ne s'agissait d'aussi grands hommes. Voulez-vous, au contraire, que le fondement de la certitude soit la sensation : vous retrouvez toutes les difficultés contre lesquelles le carté- sianisme a échoué, et même de beaucoup plus grandes encore; car cette hypothèse conduit lo- giquement à la négation de la pensée, des causes et des substances, de l'infini, du bien et du beau, toutes choses qui ne sont pas visibles à l'œil ni tangibles à la main. Voilà donc la science et l'art , la religion et la morale, privés des idées qui leur servaient de base; et la nature sensible elle-même, qui était supposée renfermer toute réa- lité, se trouve n'offrir que de vaines apparences, des phénomènes sans lois, des qualités sans su- jet, partout une "surface, et de fond nulle part. Mais ces apparences qui varient d'individu à in- dividu, et pour le même individu selon le pays, le temps et les circonstances, n'offrent elles- mêmes au sujet pensant aucun point capable de le fixer. Il peut également les affirmer ou les nier tour à tour, ou dans le même instant, de sorte qu'après être parti de cette maxime que toute vérité est dans la sensation, on se trouve amené à celle-ci, que tout est faux et que tout est vrai à la fois, c'est-à-dire qu'il n'y a rien d'assuré ni dans la science ni dans la vie, ni pour l'entendement ni pour la sensibilité. La philoso- phie de la sensation a porté en tous lieux et dans tous les pays ces douloureux et inévitables fruits. Elle les portait déjà il y a deux mille ans, lors- qu'un sophiste resté fameux, Protagoras, consi- dérait l'homme comme la mesure de toutes choses, et que Platon écrivait un de ses admira- bles dialogues, le Théétète, pour combattre une aussi funeste maxime; elle les a portés de nou- veau à une époque voisine de nous, avec les suc- cesseurs de Locke, avec ceux de Condillac, et on peut affirmer que si la raison la repousse, le té- moignage de l'histoire la condamne également. Que si, enfin, vous rejetez l'autorité de la con- science, des sens, et en général de toutes les fa- cultés du moi, pour concentrer toute certitude dans l'accord des opinions, vous exagérez singu- lièrement la portée du témoignage, qui est sans contredit pour l'homme, nous l'avons reconnu, une source féconde de jugements indubitables, mais qui ne saurait tenir lieu des autres moyens de connaître. Combien de faits dont nous sommes certains et que nous n'avons appris que par nous-mêmes! Faudrait-il qu'un homme, relégué dans une île déserte, comme Robinson, doutât de toutes choses, parce qu'il n'aurait jamais à con- sulter d'autre opinion que la sienne? Faudrait-il, par le même motif, ne tenir aucun compte des 17 GERT — 258 ŒRT phénomènes intérieurs; des secrètes modifica- tions du moi? Ajoutez mille autres difficultés, dont nous pouvons à peine indiquer quelques- unes. On conteste au moi la légitimité de ses fa- cultés, et cependant la confiance qu'il a dans le jugement de ses semblables n'est et ne peut être qu'une induction de sa propre véracité. On veut que les sens, la mémoire, la raison soient des facultés trompeuses, et cependant c'est avec leur secours que nous connaissons qu'il existe des hommes, que nous entendons leur parole, que nous la comprenons. On frappe d'une déclaration d'impuissance la raison qui luit dans chacun de nous, et cependant la raison générale qu'on lui substitue n'est que la collection de toutes les raisons particulières, comme si on pouvait former une seule unité en accumulant des zéros. Du mo- ment que la philosophie prétend ne pas se fier à l'intelligence de l'individu, elle marche d'une inconséquence à une autre, et elle s'épuise en stériles efforts pour reconquérir une vérité qui ne cesse de fuir, précisément parce qu'on l'a laissée échapper une première fois. Et quel est le résultat de ces étranges contradictions? Évi- demment le découragement et le scepticisme. On a commencé par mettre en question la véracité de ses propres facultés; par le progrès nécessaire des idées, on arrive à contester l'autorité du ju- gement des autres, et on finit par ne croire désor- mais à rien, faute d'avoir eu la sagesse de croire à soi-même. Il y a d'ailleurs un motif bien simple qui fait que la certitude ne peut pas être le privilège d'une faculté, quel qu'en soit le nom, mais doit rester, pour ainsi dire, le patrimoine de toutes : c'est l'unité de l'intelligence et sa foi en elle- même. On croirait, à entendre certains philoso- phes, que les pouvoirs de l'esprit constituent au- tant d'attributs séparés et indépendants les uns des autres; rien n'est moins conforme à la vé- rité qu'une pareille opinion. Ce sont les vérités connues qui diffèrent; mais au fond nous les connaissons toutes avec le même esprit, avec la même faculté de connaître. Qu'est-ce que la con- science? La pensée prenant connaissance d'elle- même. Qu'est-ce que les sens? La pensée prenant connaissance des corps. Qu'est-ce que la raison? La pensée prenant connaissance de l'absolu. Il en est de même de nos autres facultés : la mé- moire, la généralisation, le raisonnement, qui ne sont jamais que la pensée appliquée à des objets divers et placée dans des conditions différentes. Or, si la pensée est véridique dans un cas, qui empêche qu'elle ne le soit dans tous ? Pourquoi res- treindre arbitrairement sa portée, et parmi tant de jugements qu'elle porte avec des titres égaux, avouer et accepter les uns, désavouer et rejeter les autres? Toutes les notions acquises régulière- ment, en conformité aux lois de la pensée, sont "U Mienne ne l'est. Reste maintenant à savoir s'il se peut que l'homme possède des con- naissances vraies. Nous touchons ici à une der- nière question, de toutes la plus célèbre et la plus grave. Ce qui frappe d'abord, lorsqu'on envisage la situation actuelle de l'intelligence en face de la vérité, c'est te sentiment qu'elle a de ne pou- voir se soustraire à son action en ne portant pas certains jugements. Non-seulement nous croyons à notre existence, à celle du inond' teneur, à la réalité du libre arbitre, a I tinction du bien et du mal ; mais nous pensons qu'il est impossible de ne pas y croire. Ces el nulle autres pareilles, s'emparent Invinciblement et nos efforts pour les rejet ni qu'à en mieux faire ressortir l'irrésistible ascendant, Mais si la connaissance humaine présente ce caractère de nécessité, peut-elle être considérée comme l'expression fidèle de la nature des cho- ses ? Ne serait-elle pas plutôt un résultat tout objectif de notre constitution intelleetuelle ? et ce que nous prenons pour la vérité une image décevante émanée de nous-mêmes? Kant l'a soutenu dans sa Critique de la raison pure. Il prétend que nous connaissons les objets, non en eux-mêmes, mais suivant ce qu'ils nous parais- sent : que les premiers principes ne sont que des formes ou des catégories de l'entendement ; que toute la réalité se réduit pour nous à une illusion d'optique produite par le jeu de nos fa- cultés. Cette opinion de Kant paraîtrait mieux fondée, si la vérité ne se manifestait jamais que sous la forme d'une notion nécessaire. Mais, pour qui veut y regarder de près, ce mode de la connais- sance n'est ni le seul ni le premier. Combien de fois n'arrive-t-il pas que la vérité répand une clarté si vive, que la connaissance a lieu immé- diatement et, pour ainsi dire, à notre insu ? L'es- prit n'a pas même le loisir de se replier sur lui- même et d'acquérir la conscience de l'action qui le pénètre; il ignore si elle est invincible ou s'il peut la combattre ; il croit à la réalité parce qu'elle est devant lui, et non pour une autre cause. Ces occasions où toute empreinte person- nelle du moi disparait dans la spontanéité de l'aperception se reproduisent si souvent, qu'il serait impossible de trouver des jugements, même réfléchis, qui eussent une origine diffé-- rente. Toute réflexion suppose une opération an- térieure qui consiste à affirmer les principes dont on essayera plus tard de se rendre compte. Aurions-nous songé à mettre en doute la vérité, si nous ne l'avions d'abord recontrée sans la chercher? La nécessité de nos jugements, qui éclate surtout dans l'effort que nous faisons pour les approfondir, n'en est donc pas le premier caractère. Ils commencent par être spontanés, et ce n'est que plus tard que, devenus réfléchis, ils contractent une fausse apparence de subjec- tivité, et ressemblent à une loi toute relative de notre intelligence, au lieu qu'ils sont un reflet fidèle et comme l'œuvre de la vérité. Si Kant avait approfondi cette importante distinction, peut-être aurait-il reculé devant les paradoxes qui lui assignent un rang parmi les chefs du scepticisme moderne. Dira-t-on que, même dans ces moments où l'intelligence perd le sentiment d'elle-même sous l'action infaillible de la vérité, elle n'a au- cune preuve qu'elle n'altère pas cette vérité en l'apercevant, et que ce qui lui paraît est con- forme à ce qui est ? Nous convenons que telle est la condition de l'intelligence. Non, elle ne peut pas démontrer sa propre véracité ; car elle n'a à sa disposition qu'elle-même et ses facultés qu'il s'agirait précisément de justifier. Mais ici la démonstration, qu'il faut reconnaître impossi- ble, n'est-elle pas en même temps superflue? Tout se peut-il, tout se doit-il prouver? N'y a-t-il ] as des choses qui portent leurs preuves avec elles-mêmes dans l'évidence immédiate qui les accompagne? Et au premier rang de ces vérités lumineuses ne faut-il pas nommer la légitimité de nos moyens de connaître? Si la raison était placée dans l'alternative de mettre en question toutes ses connaissances, ou d'établir qu'elle n'est pas un pouvoir trompeur, il n'y aurait pas d'intelligence qui lût assurée de i Facultés surhumaines, si vous vouiez, divim il remarquera, comme uous sidentdans un sujet qui est lui-même; comme GÉSA — 259 — GÊSA nous, il pourra se demander si elles réfléchis- sent exactement la nature des choses, ou si d'au- tres cieux et une nouvelle terre ne s'offriraient pas aux regards d'une intelligence différemment organisée ; et, placé comme nous dans l'impuis- sance d'éclaircir avec sa raison ce soupçon qui atteint sa raison même, il devra rester sous le poids d'une éternelle incertitude. Le scepticisme deviendrait donc la loi commune de tous les es- prits, depuis l'homme jusqu'à Dieu, et la pos- session de la vérité n'appartiendrait pas même à cette raison infinie qui doit tout connaître, puisqu'elle a tout créé. On découvre d'ailleurs dans la doctrine de Kant la contradiction inhérente à tous les sys- tèmes, qui affaiblissent, à tel degré que ce soit, la portée légitime de la raison. Elle peut être dissimulée plus habilement, mais elle n'en existe pas moins. En effet, quel est le résultat des analyses profondes, et cependant si incom- plètes, du philosophe allemand ? C'est que nous connaissons les choses en tant qu'hommes seu- lement ; qu'il peut se faire que nos facultés nous trompent ; que, notre organisation venant à changer, rien ne prouve que nous ne verrions pas les objets d'une manière différente. Or, sous la forme d'une simple hypothèse, ces trois juge- ments ont au plus haut degré un caractère dog- matique qu'il est impossible de méconnaître ; ils reviennent à dire: Il est vrai, d'une vérité abso- lue, que la vérité absolue nous échappe. Ainsi, au fond des incertitudes du philosophe, est ca- chée une affirmation qui en démontre la va- nité. Concluons que l'autorité de la raison ne sau- rait être ni contestée ouvertement, ni infirmée d'une manière indirecte. On l'a souvent dit, et nous tenons, en terminant, à le répéter, l'homme ne doit pas espérer de pouvoir connaître toutes choses. Être imparfait et borné, une partie de la réalité ne cessera de lui échapper. La est le se- cret de notre ignorance et de nos erreurs, dont le pyrrhonisme s'est fait tant de fois une arme contre la certitude. Mais si notre science doit rester à jamais incomplète, elle n'est pas pour cela illusoire, et ce qu'il importe de remarquer, à l'éternel honneur de l'esprit humain, les véri- tés les plus importantes sont précisément celles qui nous sont le mieux démontrées. On peut consulter Javary, de la Certitude, Paris, 1847, in-8 ; — Franck, de la Certitude, rapport à l'Académie des sciences morales et poli- tiques, Paris, 1847, in-8. — Voyez les articles Scepticisme, Kant, Doute, etc. C. J. CÉSALPIN {Andréa Cesalpino), né en 1519 à Arezzo, en Toscane, fit d'abord des études assez médiocres; mais lorsqu'une fois il fut débarrassé du joug de l'école, et qu'il eut obtenu le titre de médecin, il développa des talents que ses dé- buts n'auraient pu faire présager. Animé du vé- ritable esprit du péripatétisme, il attaqua la scolastique sans ménagement. C'est assez dire qu'il se fit un grand nombre d'ennemis, à la tête desquels on remarque Samuel Parker, ar- chidiacre de Cantorbéry, et Nicolas Taurel, mé- decin de Montbéliard. Ils n'eurent cependant pas assez de crédit pour le faire déférer au tri- bunal de l'inquisition, ni même pour lui faire perdre la confiance de la jeunesse qui se pres- sait à ses leçons ; car il enseigna la philosophie et la médecine d'abord à Pise, puis au collège de la Sapience à Rome, où il fut appelé par Clé- ment VIII, qui le fit son premier médecin. Il pressentit la découverte de Harvey, ou la grande circulation ; car il n'a décrit que la petite, ou la circulation pulmonaire (G. Cuvier, Jlist. des se. nat., t. II, p. 41). Mais il inventa le premier système de botanique fondé sur la forme de la fleur et du fruit et sur le nombre des graines. Son livre des Plantes est remarquable ] ar la lo- gique et la méthode. « On y voit, dit G. Cuvier (Ibid., p. 198), des traces de l'étude profonde que l'auteur avait faite d'Aristote : c'est, en un mot, une œuvre de génie. » Le même esprit d'a- nalogie, de logique et de méthode lui fit classer aussi les métaux de la manière la plus satisfai- sante [Ibid., p. 236). — Mais, quelque puissance de raison que ces divers travaux annoncent, le philosophe d'Arezzo a des titres plus directs en- core pour figurer parmi les philosophes les plus éminents du xvie siècle. Voici quelques-unes des idées qu'il a exposées dans ses Questions péri- patéticiennes (quest. 1 et 3). La substance pre- mière ne peut être la matière brute et grossière, ni même la matière organisée. La matière a dû être précédée de la forme formatrice et vivi- fiante. Le principe de toutes les formes est Dieu, l'intelligence première et suprême, et, par con- séquent, l'acte absolument pur, simple et pre- mier. La substance primitive est donc la force pri- mitive, l'intelligence première, le bien originel, ou absolument digne d'amour; cette substance n'a rien de commun avec la quantité et ne peut absolument pas être appelée finie ou infinie. L'intelligence première n'a pas, non plus, créé ou agi dans un but proprement dit, puisqu'elle est la fin des fins, et qu'elle est immuable en elle-même [Ibid., quest. 3). Le bien absolu ou divin, étant seul absolu- ment désirable (unum divinum appetibile), il doit y avoir aussi quelque chose qui soit capa- ble de le désirer. Il existe donc, indépendam- ment d'une substance primitive, d'autres sub- stances, qui sont redevables de leur existence à la première, et qui ne sont même des substan- ces que suivant la mesure d'après laquelle elles participent du principe de la forme vivifiante. C'est ce principe qui constitue l'unité du monde (Ibid., quest. 7). Les genres et les espèces sont éternels; les individus seuls ont une existence passagère : car, malgré la mort des individus, la substance primitive et éternellement active conserve tou- jours l'impérissable faculté de produire, et pro- duit en effet toutes les espèces d'êtres (Ibid., liv. V, quest. 1). De toutes les choses créées, c'est le ciel qui approche le plus de la perfection de l'intelligence suprême : car, de même que cette intelligence ne relève que d'elle-même, voit tout en elle (Receptio suiipsius, non alterius), de même, le ciel s'appartient à lui-même, puisqu'il est con- stamment dans le même lieu (Ibid., liv. III, quest. 3 et 4). Toutes les créatures qui se propagent actuel- lement par la voie de la génération pourraient également résulter de l'action de la chaleur cé- leste sur certains mélanges de matières. Les ani- maux supérieurs pourraient encore sortir de la terre humide et échauffée par la chaleur fécon- dante du soleil, si tous les individus qui compo- sent actuellement ces espèces d'animaux ve- naient à périr. C'est ainsi que nous voyons encore tous les jours des insectes se former au sein de la putréfaction (Ibid., liv. V, quest. 1). Mais la propagation ordinaire et celle qui naît de la corruption supposent également uue for- mation primitive. De tous les êtres périssables, l'homme seul a une âme pensante et immortelle. L'action de l'âme est, en soi, indépendante de l'organisme (Ibid., liv. II, quest. 8). CIIAL — 260 CIIAL L'âme n'est ni partiellement dans chaque par- tie du corps, ni tout entière dans le corps tout entier; mais elle réside dans le cœur. C'est le cœur qui entre le premier en fonction dans l'œuf fécondé, et qui est le point le plus impor- tant de tout le corps, le principe des artères et des veines, et même celui des nerfs; car les ar- tères ont déjà des téguments nerveux, et se rendent du cœur au cerveau. C'est pourquoi le cœur est le siège des sensations, comme le prouve invinciblement l'influence des passions sur cet organe (Ibid., liv. V, quest. 7). Césalpin repoussait la magie et la sorcellerie, comme des extravagances ou des impostures. Ses opinions se répandirent, non-seulement en Ita- lie, mais encore en Allemagne, à tel point que, selon les paroles de Taurel, son adversaire, elles y étaient en plus grande considération que les oracles d'Apollon parmi les Grecs. Parker disait aussi de lui qu'il avait été le premier et peut- être le dernier des modernes qui ait compris Aristote. Césalpin exposait sans restriction la doctrine de ce philosophe ou ce qu'il regardait comme tel, laissant à la théologie le soin d'en ré- futer les erreurs. On a cru voir en lui un pré- curseur de Spinoza et même un athée. Il mourut en 1603. — Brucker a donné une analyse de la doctrine de Césalpin au tome VI de son Histoire de la Philosophie, p. 723 et suiv. On peut con- sulter aussi un excellent article du Diction- naire historique de Bayle et l'Histoire de la Philosophie de M. Rixner. Les ouvrages philo- sophiques de Césalpin, aujourd'hui fort rares; sont : Quœstiones peripatcticœ, in-f"; Venise, 1371 ; — Dœmonum invcstigalio pcripatelica, in-4, ib., 1593. J. T. CESARE. Terme mnémonique de convention par lequel les logiciens désignaient un des modes de la seconde figure du syllogisme. Voy. la Lo- gique de Port-Royal, 3e partie; et l'article Syllo- gisme. CH^ERÉMON vivait dans le Ier siècle de l'ère chrétienne. Suidas lui attribue une Histoire d'E- gypte et un ouvrage intitulé Hiéroglyphiques. Porphyre {de Abstin., lib. IV) nous apprend qu'il professait le stoïcisme : ce qui porte à croire qu'il est ce même Chaerémon contre lequel il existe une épigramme de Martial (liv. XI, épigr. 56). On le croit aussi le même que Fauteur d'un traité sur les comètes, cité par Sénèque {Quœst. nat.} lib. VIT, c. v) sous le nom de Charimander. X. CHALDÉENS (Sagesse des). Tout le monde connaît l'antique renommée de la sagesse chal- déenne et de la science des mages ; on sait quel prestige s'attachait autrefois à ces noms pleins de mystères, quelle autorité ils avaient surtout à l'école d'Alexandrie, où l'Orient et la Grèce ont commencé, pour la première fois, à se mêler et à s« connaître. Mais lorsqu'on veut savoir sur quoi se fonde cette gloire séculaire ; lorsqu'on entreprend d'en recueillir les titres et de les examiner à la lumière d'une saine critique, alors on ne trouve plus que ténèbres et contusion. | luelques passages obscurs des prophètes hébreux, torturés en mille sens par les commentateurs, quelques indications superficielles de Strabon et de liiodore de Sicile, quelques lignes de Sextus Empirions, de Cicéron, de Laclance et d'Eusèbe, telles sont à peu près toutes les traces qui nous restent de la civilisation d'un immense empire el de cette sagesse tant vantée de laquelle, disait-on, Thaïes, Pythagore, Démocrite et Pla- lon lui-même se sont nourris et inspirés. Nous nous garderons de citer comme des autorités Qtestables les philosophes d'Alexandrie, comme Pbilon le Juif, Porphyre, Jamblîque, saint Clément, et d'accueillir sans réserve les opinions qu'ils nous ont transmises sous le titre pompeux d'Oracles chaldéens (Aôyta ya^aîxà). Ces prétendus oracles ont une ressemblance trop évidente avec les doctrines professées par les disciples d'Ammonius et de Plotin, pour qu'il soit permis de croire à leur authenticité. Puis il y a lieu de s'étonner que, remontant jusqu'à Zoroastre, ils soient restés entièrement inconnus jusqu'à cette époque, malheureusement coupable de plus d'un mensonge. Nous accorderions vo- lontiers plus de crédit aux fragments que nous avons conservés de Bérose (Fabricius, Biblio- thèque grecque, t. XIV, p. 175 et suiv.), s'ils contenaient autre chose que des faits purement historiques entremêlés de fables populaires. Mais, si faibles que soient les documents demeurés en notre pouvoir, ils suffisent pour autoriser en nous la conviction que la sagesse chaldéenne, à part certaines connaissances astronomiques assez bornées, n'a jamais été qu'un système religieux enseigné au seul nom des traditions sacerdo- tales, et non moins éloigné que le paganisme grec de la véritable science philosophique. D'abord il faut prendre garde de confondre les Chaldéens avec les Perses^ bien que ces deux peuples aient été réunis plus tard en une seule nation, par les armes de Cyrus et la réforme re- ligieuse de Zoroastre, accomplie environ cinq siècles avant notre ère. La civilisation' des Perses est plus rapprochée de nous, quoique très-éloignée encore relativement à celle des Romains et des Grecs ; elle nous a laissé des traces plus nombreuses et plus certaines, et un monument du plus haut prix rapporté de l'Orient pendant le dernier siècle : nous voulons parler du Zend-Avesta (voy. le mot Perses). De la civi- lisation chaldéenne il ne nous reste que les faibles et obscurs débris dont nous avons parlé tout à l'heure. Mais au sein même de l'empire d'Assyrie, séparé de celui des Perses, il faut distinguer encore les Chaldéens proprement dits, la race sacerdotale dépositaire de toutes les connaissances que l'on possédait alors, de toutes les traditions religieuses et historiques de la nature, et que l'Écriture sainte désigne sous le nom de Chas- dim. C'étaient probablement les descendants d'un peuple plus ancien encore, lequel, après avoir fait la conquête de la Babylonie, y avait apporté sa propre civilisation, ses propres croyan- ces, dont il garda le dépôt au milieu des races ignorantes soumises à son joug. Leur rôle et leur position étaient à peu près les mêmes que ceux des prêtres égyptiens. Ils étaient exempts de toute charge; ils avaient leur territoire parti- culier au milieu de l'empire, et se gouvernaient d'après leurs propres lois. Leur langue, comme nous le voyons parle livre de Daniel (ch. n, t. 4) n'était point celle du peuple, et ils possédaient, outre des traditions orales, des monuments écrits dont eux seuls connaissaient le sens (ubi supra, ch. i. *. 4). Parmi les fonctions de leur ministère, il faut compter celle de prédire l'a- venir par l'observation des astres, d'expliquer les visions, les songes et tous les autres prodiges dont l'imagination des hommes était sans cesse effrayée pendant ces temps de superstition. C'est • à eux que s'adresse le roi Nabucnodonosor pour avoir le sens des visions terribles qui ont troublé son sommeil [ubi supra, ch. xi, t. 2). C'est à eux aussi que le roi, Baltnazar demande l'expli- cation des trois mots mystérieux tracés par une mais inconnue sur les murs de son palais («6» su/ira, ch. v, t 5-7). A côté des chaldéens ou Chasdim, l'Écriture nous montre encore trois autres classes de sages qu'elle désigne sous les CHAL — 261 CHAL noms de Hartoumim, Aschaphim et il/e'/ias- chphim {ubi supra, en. i} *. 20; en. n, *. 2). Quelles étaient les attributions de ces sages? Par quels caractères se distinguaient-ils les uns des autres? Quelles connaissances positives s'alliaient dans leur esprit à celle des arts magiques dont ils faisaient profession aux yeux d'une foule ignorante, et sur lesquels se fondait tout leur crédit? Ces diverses questions, malgré les ten- tatives qu'on a faites pour y répondre, malgré les lumières réunies de la philologie, de la théo- logie et de l'histoire, attendent encore une solu- tion satisfaisante. Ce qui nous paraît certain, c'est que les Chal- déens, sur les grands objets qui ont excité en tout temps la curiosité de l'homme, n'ont pas toujours eu les mêmes opinions. D'abord nous les voyons plongés dans la plus grossière ido- lâtrie ; leur religion, comme celle des Sabéens, des anciens Arabes et de plusieurs autres peu- ples de l'Orient, c'est le culte des astres. Ils ado- raient principalement le soleil, la lune, les cinq planètes et les douze signes du zodiaque dont ils furent vraisemblablement les inventeurs. Une des fonctions de leurs prêtres était, comme nous l'avons déjà dit, d'observer ces divers signes et tous les corps célestes, afin de leur arracher le secret de l'avenir. A cet effet, on avait assigné à chacun ses attributions, son influence bonne ou mauvaise, et une part déterminée dans le gou- vernement général des choses de la terre. Ainsi Jupiter et Vénus, autrement appelés Bélus et Mylitta, cette même Mylitta en l'honneur de laquelle les femmes de Babylone se prostituaient une fois dans leur vie, passaient pour bienfai- sants ; Saturne et Mars pour malfaisants; Mer- cure, que l'on suppose être le même que Nébo, était tantôt l'un, tantôt l'autre, selon la position qu'il occupait dans le ciel. Parmi les douze signes du zodiaque, les uns représentaient les sexes, les autres le mouvement ou le repos, ceux-ci les diverses parties du corps, ceux-là les différents accidents de la vie, et, se divisant pour se subdiviser encore à l'infini, ils formaient comme une langue mystérieuse, mais complète, dans laquelle le ciel nous annonce nos destinées. Outre les douze signes du zodiaque, les Chal- déens reconnaissaient encore des étoiles très- influentes au nombre de vingt-quatre, dont douze occupaient la partie supérieure et douze la par- tie inférieure du monde, en considérant la terre comme le milieu. Les premières étaient pré- posées aux destinées des vivants, les autres étaient chargées de juger les morts. Les cinq planètes aussi avaient sous leur direction trente astres secondaires qui, voyageant alternati- vement d'un hémisphère à l'autre, leur annon- çaient ce qui se passait dans toute l'étendue de l'univers, et portaient le titre de dieux conseil- lers. Enfin, au-dessus des planètes, désignées sous le nom de dieux interprètes,^* cr «équent au-dessus de toute l'armée céleste, è^,.3nt le soleil et la lune : le soleil représentant le prin- cipe mâle ou actif, et la lune le principe femelle ou passif. Sans nous initier d'une manière bien précise à tous ces détails que nous empruntons à deux auteurs grecs, Diodore de Sicile (liv. II) etSextus Empiricus {Adv. Mathem., lib.V, p. 111, 'édit. de Genève), la Bible nous montre aussi les Chaldéens d'abord livrés à la plus grossière ido- lâtrie et ne reconnaissant pas d'autre divinité que les astres. Elle nous apprend que le père des Hébreux a été obligé, pour rendre hommage au vrai Dieu, de quitter sa famille et sa patrie qu'elle désigne sous le nom d'Our en Chaldée [Our- Chasdim). Cependant, à une époque moins re- culée, elle nous laisse apercevoir chez ce même peuple des croyances déjà bien différentes. Au culte des astres, lequel, sans doute, n'a pas encore entièrement disparu, est venu se joindre un autre culte beaucoup moins matériel, celui des anges et des génies. Sans nous arrêter à d'autres preuves plus ou moins évidentes, nous dirons que les plus anciens parmi les docteurs juifs affirment positivement que leurs ancêtres ont rapporté du pays de Babylone ces trois choses : les caractères de l'écriture assyrienne, les noms des mois et les noms des anges (Thaï- mud, tract, de Sanhédrin, ch. xxm). Dès le début de l'histoire de Job, que l'écrivain sacré nous représente comme un Chaldéen, nous voyons Dieu entouré d'une cour céleste appelée les en- fants de Dieu, et au milieu de cette cour appa- raît Satan, le génie du mal, dont le nom même appartient à la langue araméenne, à cette langue sacrée dans laquelle les prêtres chaldéens s'en- tretiennent avec le roi Nabuchodonosor [Daniel, ch. n, *• 4). Quand la Bible nous dit ailleurs que Daniel, le prophète du vrai Dieu, n'a pas craint de faire partie du collège de ces prêtres, et que même il en a été nommé le chef (ubi supra, ch. v, t. 11), elle suppose sans doute que les Chaldéens n'étaient pas complètement étrangers à l'idée d'un Dieu unique, principe intelligent et immatériel de tout ce qui existe. Un tel principe a pu très-bien conserver le nom de Bélus, ou plutôt de Bel ou de Baal, qui, dans les langues sémitiques, signifie le maître, le seigneur. L'idée même du soleil, considéré d'abord comme le roi de la nature, l'idée du feu et de la lumière, a dû rester dans ce culte plus pur comme le symbole, comme le signe extérieur de l'intel- ligence divine. Aussi n'avons-nous pas de peine à comprendre, dans un livre écrit chez les Chal- déens et dans leur langue sacrée, ces magni- fiques images qui nous représentent le souverain Être, Y Ancien des jours avec un vêtement écla- tant de blancheur, assis sur un trône de flamme et de feu ardent, répandant autour de lui des torrents de lumière [ubi supra, ch. vu, t. 9 et 10). Ce sont, du reste, de telles croyances qui nous expliquent la facilité avec laquelle toute la Chaldée se laissa convertir à la religion de Zo- roastre. Les résultats que vient de nous fournir la lec- ture attentive des livres hébreux sont confirmés par d'autres témoignages en assez grand nombre. Eusèbe [Prœp. evang., lib. IV, c. v, et lib. IX, c. x) et saint Justin le martyr (Éxhort.adGent.) rapportent un oracle, c'est-à-dire une tradition antique qui attribue à la fois, aux Chaldéens et aux Hébreux, la connaissance d'un principe éter- nel, père et roi de l'univers. Nous retrouvons la même idée, sous une forme bien plus matérielle et plus grossière, dans la cosmogonie que ren- ferment les fragments de Bérose; car voici la substance de ce récit bizarre placé dans la bou- che d'un personnage symbolique, moitié homme, moitié poisson, qui vient raconter aux premiers habitants de la Chaldée le mystère de leur ori- gine et leur enseigner les arts et les lois de la civilisation. Au commencement était le chaos, composé d eau et de ténèbres, au sein desquelles nageaient des êtres difformes, des animaux et des hommes à demi achevés. Sur ce chaos ré- gnait une puissance dont le nom se traduit en grec par ihalalla, c'est-à-dire la mer, et qui, dans la langue chaldéenne, signifie la mère du firmament (Omorka ou Omoroka). Ce principe, qui dominait le chaos primitif, la mer ou Je firmament, comme on voudra l'appeler; a été partagé, par le dieu Bélus, en deux moitiés, dont l'une servit à former le ciel, et l'autre la terre. En même temps, Bélus substitua la lumière aux CHAL — 262 CHAR ténèbres, l'ordre à la confusion, et, mêlant son propre sang au limon de la terre, il fit naître à la place des êtres difformes dont nous avons parlé, des animaux et des hommes pareils à ceux que nous voyons aujourd'hui (voy. Fabri- cius, Bibliothèque grecque, t. VI, et J. C. Sca- liger, Emendatio temporum, à la fin). Évidem- ment ce n'est pas du soleil qu'il peut être ici question; mais il s'agit d'un principe intelligent, moteur et ordonnateur de l'univers. En même temps nous voyons que la matière et les éléments constitutifs des êtres ont toujours existé à côté de cette puissance supérieure qui leur a donné l'organisation et la vie. Eh bien, cette double croyance est très-clairement désignée par Dio- dore de Sicile (liv. II, p. 143, édit. d'Amsterdam), dans le trop court passage qu'il a consacré à la science et à la religion chaldéennes.Voici ses pro- pres termes : « Les Chaldéens prétendent que la nature du monde (r^v nàv xoO xocrfiôu pùcnv, — sans doute il veut parler de la substance) est éternelle, qu'elle n'a jamais eu de commen- cement et n'aura jamais de fin, mais que l'ar- rangement et l'ordre de l'univers ont été l'œuvre d'une providence divine, et tout ce qui arrive encore aujourd'hui dans le ciel, loin d'être dû au hasard ou à une cause aveugle, a lieu par la volonté expresse et fermement arrêtée des dieux. » Mais, tout en renonçant au culte des astres, les Chaldéens n'ont jamais abandonné l'astrologie ; ils la justifiaient, au contraire, par l'idée même de la Providence et de l'harmonie universelle, prétendant que tout se tient, que tout s'enchaîne dans la nature, les événements de la terre aux mouvements du ciel, et que les premiers sont la conséquence inévitable des derniers. Ils ont même porté si loin l'abus de cette science chimérique, que, sous le consulat de Popilius Laena et de Cneius Calpurnius, le préteur Cornélius Hispalus se crut obligé de chasser de Rome et de l'Italie tous les Chaldéens qui s'y trouvaient alors (Valère Maxime, liv. I, ch. m). Alexandre le Grand, après leur avoir témoigné quelque respect, fut conduit, par le spectacle des mêmes aberrations, à les mépriser complètement, et dans toute l'antiquité le nom de Chaldéen devint synonyme d'astrologue (Dio- dore de Sicile, liv. XVII). Les écrivains grecs, tant païens que chrétiens, sont aussi d'accord avec la Bible et les traditions hébraïques pour attribuer aux Chaldéens le culte des démons et des anges, ou des bons et des mauvais génies, de quelque nom qu'on les ap- pelle. Mais nous ne saurions admettre comme authentiques les détails qu'ils nous transmettent sur ce point ; ceux que nous trouvons, par exem- ple, dans les écrits d'Eusèbe [Prœp. evang., lib. IV, c. v), de Porphyre {de Abstinentia) , de Jamblique [de Mysleriis JEguptiorum, sect. vm), et dans le recueil des prétendus oracles chaldaï- ques : car il est évident que toute cette hiérarchie de dieux secondaires, de démons, de héros, de génies de tout ordre et les noms mêmes qu'ils portent, appartiennent à la philosophie néo-pla- tonicienne. C'est de là aussi qu'on a pris, sans nul doute, la distinction du Père, c'est-à-dire du principe suprême et de la première intelligence, des substances intelligibles et des substances intellectuelles . d'une lumière génératrice ou lique et d'une lumière engendrée, et cette idée Imite platonicienne d'une aine du monde, source du mouvement et de la vie dans toutes les parties de la nature. Voy. Stanley, Phi- hia orienlalis, lib. IV. Les noms propn ; dans l'^[ucls on a voulu unifier la s <■ e chaldéenne nous offrent encore plusd'ir.certitude que les doctrines. Ainsi, il est fort douteux qu'il ait existé un ou plusieurs Zoroastre chaldéens, distincts du grand Zoroastre, fondateur delà religion des Perses. Nous ne naissons que le nom d'un certain Azonace, men- tionné par Pline (liv. XXX, ch. i), comme le maître de Zoroastre. Notre ignorance est tout aussi irrémédiable à l'égard de Zoromasdrc et de Teu"me, est la base fondamentale de tout progrès moral. » (Tâ-hio, ch. i, § 6.) 1° École du Tao (Tao-Kia), ou Conception phi- losophique de Lao-tseu. — La conception philoso- phique de Lao-tseu est un panthéisme absolu dans lequel le monde sensible est considéré comme la cause de toutes les imperfections et de toutes les misères, et la personnalité humaine comme un mode inférieur et passager du grand Être, de la grande Unité, qui est l'origine et la fin de tous les êtres. Dès le début de son livre, intitulé Tao-te-Kîng, ou le Livre de la Raison supreme et de la Vertu, Lao-tseu s'efforce d'établir le caractère propre et absolu de son premier principe et la démarca- tion profonde, infranchissable qui existe entre le distinct et l'indistinct, le limité et l'illimité, le périssable et Y impérissable. Tout ce qui, dans le monde, est distinct, limité, périssable, appar- tient au mode phénoménal de son premier prin- cipe, de sa première cause, qu'il nomme Tao, Voie, Raison : et tout ce qui est indistinct, illi- mité, impérissable, appartient à son mode d'être transcendantal. Ces deux modes d'être de la première cause de Lao-tseu ne sont point coéternels : le mode transcendant a précédé le mode phénoménal. C'est par la contemplation de son premier mode d'être que se produisent toutes les puissances transcendantes, comme c'est aussi par la con- templation de son second mode d'être que se produisent toutes les manifestations phénomé- nales. Lao-tseu est le premier philosophe de l'anti- quité qui ait positivement et nettement établi qu'il n'était pas au pouvoir de l'homme de don- ner une idée adéquate de Dieu ou de la première cause, et que tous les efforts de son intelligence pour le définir n'aboutiraient qu'à prouver son impuissance et sa faiblesse. Dans plusieurs en- droits de son livre, Lao-tseu dit que, forcé de donner un nom à la première cause pour pouvoir en parler aux hommes, celui qu'il a choisi n'en donne qu'une idée très-imparfaite, mais suffit cependant à rappeler quelques-uns de ses attri- buts éternels : c'est le caractère figuratif Tao, dont la composition signifiait d'abord marche intelligente, voie droite, mais dont le sens s'é- lève quelquefois jusqu'à l'idée d'intelligence souveraine et directrice, de raison primordiale, comme le Logos des Grecs. De sorte que ce terme chez Lao-tseu est pris tout à la fois au propre et au figuré, dans un sens matériel et GHIN — 268 — GHIN dans un sens spirituel, comme l'idée complexe qu'il veut donner de sa cause première. Au pro- pre, c'est la grande voie de l'univers, dans la- quelle marchent ou circulent tous les êtres. Au ligure, c'est le premier principe du mouvement universel, la cause, la raison première de tout: du monde idéal et du monde réel, de Y incor- porel et du corporel, de la virtualité et du phénomène. Nous ne pouvons nous empêcher de signaler ici un trait caractéristique de la philosophie chi- noise à toutes les époques de son histoire : c'est qu'elle n'a aucun terme propre pour désigner la première cause, et que Dieu n'a pas de nom dans cette philosophie. En Chine, où aucune doctrine ne s'est jamais posée comme révélée, Vidée aussi bien que le nom d'un Dieu personnel sont res- tés hors du domaine de la spéculation. Les phi- losophes chinois et Lao-tseu, tout le premier, pensèrent que, tout nom étant la représentation, pour l'esprit, a'un objet sensible ou d'idées nées des objets sensibles, il n'en existait point qui soit légitimement applicable à l'Être absolu que nul objet sensible ne peut représenter. Lao-tseu, en définissant, ou plutôt en voulant caractériser son premier principe, sa première cause, représentée par le caractère et le mot Tao, le dégage de tous les attributs variables et périssables, pour ne lui laisser que ceux d'éter- nité, d'immutabilité et d'absolu. Ces derniers attributs lui semblent encore trop imparfaits, et il le désigne en disant qu'il est la négation de tout, ^excepté de lui-même ;„qu'il est le Rien, le Non-Etre, relativement à l'Être, mais en même temps qu'il est aussi Y Être relativement au Non- Être. Considéré dans ces deux modes, il est tout à la fois le monde invisible et le monde visible. Aussi Lao-tseu regarde-t-il Y Un ou YUnité abso- lue comme la formule la plus abstraite, la der- nière limite à laquelle la pensée puisse remon- ter pour caractériser le premier principe : car l'unité précède de toute nécessité les autres mo- des d'existence. Pour arriver à ce résultat, Lao- tseu ne s'est pas contenté de considérer en lui- même le principe absolu des choses, il en ap- pelle jusqu'à un certain point au témoignage de l'expérience. Il a vu qu'aucun des attributs changeants et périssables des êtres qui tombent sous les sens ne peut convenir à ce premier principe, et que ces attributs ne sont et ne peu- vent être que des modes variés de l'existence phénoménale. Toutefois Yunité, pour Lao-tseu, n'est pas en- core le principe le plus élevé. Au-dessus de Yunité, qui n'est dans sa pensée que l'état d'in- dislinction où est d'abord plongée l'universalité des êtres, il place un principe supérieur, une première cause intelligente, à savoir le Tao ou la Raison suprême, le principe de tout mouve- ment et de toute vie, la raison absolue de toutes les existences et de toutes les manifestations phénoménales. Mais cette distinction n'est pas toujours rigoureusement maintenue, et sous cer- tains points de vue, la Raison suprême et YUnité sont identiques, quoique, sous d'autres, elles soient différentes ou du moins différen- ciées. Dans la doctrine de Lao-tseu, tout ce qui subit la loi du mouvement est contingent, mobile, périssable ; la forme corporelle, étant essentiel- lement contingente, mobile, est donc aussi es- sentiellement périssable. Il n'y a, par consé- quent, que ce qui garde l'immobilité absolue et ne revêt aucune forme corporelle, qui ne soit F as contingent et périssable. L incorporéité, immobilité absolues sont donc pour lui les exemplaires, les types éternels de l'éternelle perfection. Les modes d'être contingents ne sont que des formes passagères de l'existence, laquelle, une fois dépouillée de ces mêmes formes, re- tourne à son principe. Les idées de Lao-tseu sur l'être en général peu- vent déjà nous faire prévoir la manière de con- cevoir la nature humaine. De même qu'il distin- gue dans son premier principe une nature in- corporelle ou transcendante, et une nature cor- porelle ou phénoménale, de même il reconnaît dans l'homme un principe matériel et un prin- cipe igné ou lumineux, le principe de l'intelli- gence dont le premier n'est, en quelque façon, que le véhicule. La doctrine de Lao-tseu sur la nature et la desti- née de l'âme, ou du principe immatériel que nous portons en nous et qui opère les bonnes actions, n'est pas explicite. Tantôt il lui laisse, même longtemps après la mort, le sentiment dé sa personnalité, tantôt il le fait retourner dans le sein de la Raison suprême, si toutefois il a accompli des œuvres méritoires, et s'il ne s'est point écarté de sa propre destination. On a dit et répété souvent que la morale de Lao-tseu avait beaucoup de rapports avec celle d'Épicure. Rien n'est plus loin de la vérité. Si on pouvait la comparer à celle de quelques philoso- phes grecs, ce serait à la morale des stoïciens. Et cela devait être, puisque les idées de Lao-tseu sur la nature et sur l'homme ont beaucoup de rapports avec la physiologie et la psychologie stoïciennes. On a vu dans le stoïcisme comme une sorte de protestation contre la corruption de la société antique. La morale de Lao-tseu fut aussi une protestation contre la corruption de la société de son temps, qu'il ne cesse de combattre. Ce phi- losophe ne voit le bien public, le bien privé, que dans la pratique austère et constante de la vertu, de cette vertu souveraine qui est la conformité des actions de la vie à la suprême Raison, prin- cipe formel de toutes les existences transcen- dantes et phénoménales, et, par conséquent, leur loi est leur raison d'être. Il n'y a d'autre existence morale que celle de la Raison suprême; il n'y a d'autres lois que sa loi, d'autre science que sa science. Le souverain bien pour l'homme, c'est son identification avec la Raison suprême, c'est son absorption dans cette origine et cette fin de tous les ctres. L'homme doit tendre de toutes ses forces à se dépouiller de sa forme corporelle contingente, pour arrivera l'état incorporel permanent, et par cela même à son identification avec la Raison suprême. Il doit dompter ses sens, les réduire, autant que possible, à l'état d'impuissance, et parvenir, dès cette vie même, à l'état d'inaction et d'impassibilité complètes. De là le fameux dogme du non-amr auquel Lao-tseu réduit pres- que toute sa morale, et qui a été le principe des plus grands abus chez ses sectateurs, l'origine des préceptes ascétiques les plus absurdes et de la vie monacale portée jusqu'à l'excès. Par cela même qu'il y a dans l'homme deux natures, l'une spirituelle, l'autre matérielle, il y a aussi en lui deux tendances, l'une qui le porte au bien, l'autre qui le porte au mal. C'est la première tendance seule que l'on doit suivre. La politique de Lao-tseu est en tout conforme à sa morale. Le but d'un bon gouvernement doit être, selon lui. le bien-être et la tranquillité du peuple. L'un des moyens que les sages princes doivent employer pour atteindre ce but, c'est de donner au peuple, dans leurs propres personnes et dans ceux qui exercent des fonctions publi- ques, l'exemple du mépris des honneurs et des richesses. En outre, et comme dernière consé- GHIN — 269 — GHIN quence de ce système, Lao-tseu prescrit de faire en sorte que le peuple soit sans instruction et, par conséquent, sans désirs; les désirs,^ et les troubles qui en résultent, étant les résultats inévitables du savoir, selon cette doctrine qui veut le maintien de l'homme dans la simplicité et dans l'ignorance, regardée comme son état naturel et primitif. Tels sont les sentiments adoptés. 600 ans avant notre ère, par un des plus grands penseurs de la Chine. Nous ne pouvons que citer ici les noms des principaux philosophes qui se rattachent à l'école de Lao-tseu. Ce sont : Kouan-yun-tseu. contem- porain de Lao-tseu, et qui composa un livre pour développer les idées de ce dernier philosophe; Yun-wen-tseu, disciple de Lao-tseu ; Kia-tseu et Han-feï-tseu (400 ans avant notre ère) ; Lie-tseu (398 ans avant notre ère) ; Tchouang-seu (338) ; Ho-kouan-tseu et Hoaï-nan-tseu, quoique ce der- nier, prince philosophe, qui vivait à peu près deux siècles après notre ère, soit placé, par quel- ques critiques chinois, au nombre des disciples d'une autre école, dite école mixte (Tsa-Kia). 2° École des Lettrés (Jou-Kia). — La philosophie des lettrés reconnaît pour son chef Confucius (Koung-tseu) etpour ses fondateurs plusieurs rois ou empereurs, qui tous vivaient plus de vingt siècles avant notre ère. Elle remplit une période de deux à trois cents ans (du vc au ne siècle av. J. C), et compte un grand nombre de sectateurs parmi lesquels il faut comprendre Mencius (Meng- tseu) et ses disciples. La doctrine de Confucius sur l'origine des cho- ses et l'existence d'un premier être est assez dif- ficile à déterminer, parce qu'il ne l'a exposée nulle part d'une manière explicite : soit qu'il con- sidérât l'enseignement de la morale et de la po- litique comme d'une efficacité plus immédiate et plus utile au bien-être du genre humain que les spéculations métaphysiques, soit que l'objet de ces dernières lui parût au-dessus de l'intelli- gence humaine, Confucius évita toujours d'ex- primer son opinion sur l'origine des choses et la nature du premier principe. Aussi un de ses dis- ciples, Tseu-lou, dit-il dans ses Entretiens phi- losophiques (Lûn-yu, k. m) : « On peut souvent entendre notre maître disserter sur les qualités qui doivent former un homme distingué par ses vertus et ses talents; mais on ne peut obtenir de lui qu'il parle sur la nature de l'homme et sur la voie céleste. » « La nature de l'homme, dit à ce sujet le cé- lèbre commentateur Tchou-hi, c'est la raison ou le principe céleste que l'homme reçoit en nais- sant; la voie cèleste} c'est la raison céleste qui est une essence primitive, existant par elle-même, et qui, dans sa réalité substantielle, est une rai- son ayant l'unité pour principe. » On lit encore ailleurs (liv. I, ch. vn, § 20) : « Le philosophe ne parlait dans ses entretiens, ni des choses extraordinaires, ni de la bravoure, ni des troubles civils, ni des esprits. » Enfin, dans un autre endroit des mêmes Entretiens philosophiques (k. vi), on lit : « Ki-lou demanda comment il fallait servir les esprits et les génies. — Le philosophe dit : Lorsqu'on n'est pas encore en état de servir les hommes, comment pourrait- on servir les esprits et les génies? — Permettez- moi, ajouta le disciple, de vous demander ce que c'est que la mort. — Le philosophe dit : Lors- qu'on ne sait pas ce que c'est que la vie, com- ment pourrait-on connaître la mort? » La pensée du philosophe chinois sur les grandes questions qui ont tourmenté tant d'esprits res- teraitdonccomplétementimpénétrable pour nous, si nous ne cherchions à la découvrir dans les ex- plications qu'il a données du Livre des Trans- formations (Y-Kîng). On peut dire, il est vrai, que dans les explications de cet ancien livre, c'est plutôt la pensée de l'auteur ou des auteurs qu'il a exposée, que la sienne propre. Mais, comme Confucius se proclame en plusieurs endroits de ses ouvrages le continuateur des anciens sages, le propagateur de leurs doctrines, ces mêmes doctrines peuvent être d'autant plus légitimement considérées comme les siennes, qu'il opéra sur les écrits de ses devanciers un certain travail de révision. Or, quelque bonne volonté que l'on ait, il serait bien difficile, après un examen attentif de ces textes, d'en dégager le dogme d'un Dieu distinct du monde, d'une âme séparée de toute forme corporelle, et d'une vie future. Ce que l'or y trouve réellement, c'est un vaste naturalisme qui embrasse ce que les lettrés chinois nomment les trois grandes puissances de la nature, à sa- voir : le ciel, la terre et l'homme, dont l'influence et l'action se pénètrent mutuellement, tout en réservant la suprématie au ciel. Que l'on ne se méprenne point cependant sur notre pensée. Nous sommes loin de prétendre que les doctrines des anciens Chinois, et celles de Confucius en particulier, aient été matéria- listes ; rien ne serait plus opposé et aux faits et à notre opinion personnelle. Aucun philosophe n'a attribué au ciel une plus grande part dans les événements du monde, une influence plus grande et plus bienfaisante, que Confucius et son école. C'est le ciel qui donne aux rois leur man- dat souverain pour gouverner les peuples, et qui le leur retire quand ils en font un usage con- traire à sa destination. Les félicités ainsi que les calamités publiques et privées viennent de lui. La loi ou la raison du ciel est la loi suprême, la loi universelle, la loi typique, si on peut s'ex- primer ainsi, qu'il infuse dans le cœur de tous les hommes en même temps que la vie, dont il est aussi le grand dispensateur. Tous les attributs que les doctrines les plus spiritualistes donnent à Dieu; l'école de Confucius les donne au ciel, excepte, toutefois, qu'au lieu de le reléguer loin du monde et d'en faire une pure abstraction, il est dans le monde et en fait essentiellement par- tie. Le ciel est l'exemplaire parfait de toute puis- sance, de toute bonté, de toute vertu, de toute justice. « Il n'y a que lui, comme il est dit dans le Livre des Annales, qui ait la souveraine, l'u- niverselle intelligence; » et, comme dit à ce su- jet Tchou-hi, il n'est rien qu'il ne voie et rien qu'il n'entende, et cela, « parce qu'il est souve- rainement juste. » Quant à la doctrine morale de Confucius, le philosophe chinois part du principe que l'homme est un être qui a reçu du ciel, en même temps que la vie physique, un principe de vie morale, qu'il doit utiliser et développer dans toute son étendue afin de pouvoir arriver à la perfection, conformément au modèle céleste ou divin. Ce principe est immatériel, ou, s'il est matériel, il est d'une nature tellement subtile, qu'il échappe à tous les organes des sens. Son origine est cé- leste, par conséquent il est de la même nature que le ciel ou la raison céleste. Le fondement de la morale de Confucius exclut formellement tout mobile qui ne rentrerait pas dans les prescriptions de la raison, de cette rai- son universelle émanée du ciel,' et que tous les êtres ont reçue en partage. Aussi sa morale est- elle une des plus pures qui aient jamais été en- seignées aux hommes, et en même temps, ce qui est plus important peut-être, une des plus con- formes à leur nature. Confucius a eu la gloire de proclamer, le pre- mier de tous les philosophes de l'antiquité, que le perfectionnement de soi-même était le principe CHIN — 270 — CHIN fondamental de toute véritable doctrine morale et politique, la base de la conduite privée et pu- blique de tout homme qui veut accomplir sa des- tinée, laquelle est la loi du devoir. Rien de va- riable, d'arbitraire, de contingent dans les préceptes de la loi du devoir, qui consiste dans le perfectionnement de soi-même et des autres hommes sur lesquels nous sommes appelés à exercer une action. Il suit de ces principes que celui-là seul qui exerce un continuel empire sur lui-même, qui n'a plus de passion que pour le bien public, le bonheur de tous, qui est arrivé à la perfection enfin, peut dignement gouverner les autres hommes. Les disciples de Confucius et les philosophes de son école, qui, comme Meng-tseu, sans avoir reçu son enseignement oral, en continuent la tradition, professent les mêmes doctrines ; seu- lement, ils leur ont donné un plus grand déve- loppement. Ce qui n'était qu'en germe dans les écrits ou dans les paroles du maître a été fécondé, et même souvent ce qui n'y était que logique- ment contenu en a été déduit avec toutes ses conséquences. C'est ainsi que l'on trouve dans Meng-tseu une dissertation sur la nature de Vhomme k. vi), qui fait connaître parfaitement l'opinion de l'école sur ce sujet. Meng-tseu y sou- tient que le principe pensant de l'homme est na- turellement porté au bien, et que s'il fait le mal, c'est qu'il y aura eu une contrainte exercée par les passions sur le principe raisonnable de l'hom- me ; il s'ensuit qu'il devait admettre le libre ar- bitre, et, par conséquent, la moralité des actions. Ce libre arbitre était aussi reconnu par Confucius; mais Meng-tseu l'a mieux fait ressortir de ses discussions. Ainsi il veut prouver à un prince que s'il ne gouverne pas comme il doit gouverner pour rendre le peuple heureux, c'est parce qu'il ne le ueu^pas, et non parce qu'il ne le peut pas: il lui cite entre autres exemples celui d'un homme à qui l'on dirait de transporter une mon- tagne dans l'Océan, ou de rompre un jeune ra- meau d'arbre; s'il répondait, dans les deux cas, qu'il ne le peut pas, on ne le croirait que dans le premier ; la raison s'opposerait à ce qu'on le crût dans le second. Il serait impossible de parler ici de tous les philosophes de l'école de Confucius qui appar- tiennent à cette période. Nous nous bornerons à citer Thsêng-tseu et Tseu-sse, disciples de Con- fucius, et qui publièrent les deux premiers des Quatre liv7'es classiques. Leplus célèbredes autres philosophes est Sun-tseu, qui vivait environ 220 ans avant notre ère. Celui-ci avait une autre opi- nion que celle de Meng-tseu sur la nature de l'homme, car il soutenait que cette nature était vicieuse, et que les prétendues vertus de l'homme étaient fausses et mensongères. Cette opinion pouvait bien lui avoir été inspirée par l'état per- manent des guerres civiles auxquelles les sept royaumes de la Chine étaient livres de son temps. Cemcmc Sun-tseu distinguait ainsi Vexislence matérielle de la vie. la vie de la coyinaisscuice, et la connaissance du sentiment de la justice: <• L'eau et le feu possèdent l'élément matériel, mais ils ne vivent pas; les plantes et les arbres ont la vie, mais ils ne possèdent pas la connais- sance; les animaux ont la connaissance, mais ils ne possèdent pas le sentiment du juste. ï.'homme seul possède tout à la fois l'élément matériel, la vie, la connaissance et, en outre, le sentiment de la justice. C'est pourquoi il est le plus noble de tous les êtres do ce monde. » Troisième période, — Depuis Yang-tseu, qui uorissait vers le commencement de notre ère, il faut franchir un intervalle de près de mille ans pour arriver à la troisième période de la philosophie chinoise. Ce fut seulement sous le règne des premiers empereurs de la dynastie de Soung (%0-1119dc notre ère) que se forma une grande école philosophique, laquelle eut pour fondateur Tcheou-lien-ki ou Tchéou-tseu, pour promoteurs les deux Tching-tseu, et pour chef le célèbre Tchou-hi. Le but hautement avoué de cette nouvelle école est le développement ra- tionnel et systématique de l'ancienne doctrine, dont elle se donne comme le complément. L'établissement en Chine de deux grandes écoles rivales, celle de Lao-tseu ou du Tao, et celle de Fo ou Bouddha, importée de l'Inde en Chine vers le milieu du i" siècle de notre ère, avait dû né- cessairement susciter des controverses avec les lettrés de l'école de Confucius. Ces controverses durent aussi faire reconnaître les lacunes frap- pantes qui existaient dans les doctrines de cette dernière école, concernant l'existence et les at- tributs d'une première cause, et toutes les grandes questions spéculatives à peine effleurées par l'é- cole de Confucius, et qui avaient reçu une solu- tion quelconque dans les écoles rivales. Aussi les plus grands efforts de l'école des lettrés mo- dernes, que l'on pourrait appeler Néoconfucéens, s'appliquèrent-ils à ces questions ontologiques. Mais, afin de donner plus d'autorité à leur sys- tème, ils prétendirent l'ôtablir sur la doctrine de l'ancienne école. Quoi qu'il en soit, Tchéou-lien-ki s'empara de la conception de la cause première ou du grand faite {Taï-ki), placé, pour la première fois, dans les Appendices du Y-Kîng, au sommet dé tous les êtres, pour construire son système métaphy- sique. Mais il en modifie, ou plutôt il en déter- mine la signification, en nommant son premier principe le sans faîte et le grand faîte, que l'on peut aussi traduire par V illimité et le limité, Vin- distinct et le dernier terme de la distinction : V indéterminé et le point culminant de la déter- mination sensible. Voilà le premier principe à l'état où il se trou- vait avant toute manifestation dans l'espace et le temps, ou plutôt avant l'existence de l'espace et du temps. Mais il passe à l'état de distinction, et par son mouvement il constitue le principe actif et incorpopel ; par son repos relatif il con- stitue le principe passif et matériel. Ces deux at- tributs ou modes d'être sont la substance même du premier principe et n'en sont point séparés. Viennent ensuite les cinq éléments : le feu, Veau, la terre, le bois, le métal, dont la généra- tion procède immédiatement du principe actif et du principe passif, lesquels, comme nous l'avons déjà dit, ne sont que des modes d'être du grand faîte. Cependant, le Taï-ki ou grand faîte n'en est pas moins la cause première efficiente à laquelle, en tant que cause efficiente et formelle, on donne le nom de Li. « Le Taï-ki, dit Tchou-hi, est sim- plement ce Li ou cette cause efficiente du ciel et de la terre et de tous les êtres de l'univers. Si on en parle comme résidant dans le ciel et la terre, alors dans le sein même du ciel et de la terre existe le Taï-ki; si on en parle comme résidant dans tous les êtres de l'univers, alors même dans tous les êtres de l'univers, et dans chacun d'eux individuellement, existe le Taï-ki. Avant l'existence du ciel et de la terre, avant L'existence de toutes choses, existait cette cause efficiente et formelle Li. Elle se mit en mouve- ment et engendra le Yang (le principe actif), lequel n'est également que cette même cause efficient'' Li. Elle rentra dans son repos et en- gendra le Yn (le principe passif), lequel a'est encore que la cause efficiente Li. » {Tchou-tscu- lsioua7i-choû, k. 49, f" 8-9.) CHIN — 271 — CHIN I! résulte de ces explications que le Taï-ki, dans le système des lettrés modernes, représente la substance absolue et l'état où elle se trouvait à l'époque qui a précédé toute manifestation dans l'espace et le temps; que ce même Taï-ki pos- sédait en lui-même une force ou énergie latente qui prend le nom de cause efficiente et formelle, à l'époque de sa manifestation dans l'espace et le temps ; que cette manifestation est représentée par deux grands modes ou accidents : le mouve- ment et le repos, qui ont donné naissance aux cinq éléments, et ceux-ci à tous les êtres de l'univers. Maintenant, quel rôle joue l'homme dans ce système? quelle est sa nature ? Selon Tchéou-lien- ki, aucun autre être de la nature n'a reçu une intelligence égale à celle de l'homme. Cette in- telligence, qui se manifeste en lui par la science, est divine ; elle est de la même nature que la raison efficiente {Lï) d'où elle est dérivée, et que tout homme reçoit en naissant (Tchou-hi, Œuvres complètes, k. 51, f° 18). A côté, et comme terme corrélatif du Li, ou principe rationnel, les philosophes de l'école dont nous parlons placent le Khi, ou principe matériel, dont la portion pure est une espèce d'âme vitale, et dont la portion grossière ou impure constitue la substance corporelle. En outre, l'homme a aussi en lui les deux principes du mouvement et du repos : l'in- telligence, la science, représentent le premier ; la forme, la substance corporelle, tout ce qui constitue le corps enfin, se rapportent au second. La réunion de ces principes et de ces éléments constitue la. vie; leur séparation constitue la mort. Quand celle-ci a lieu, le principe subtil, qui se trouvait uni à la matière, retourne au ciel ; la portion grossière de la forme corporelle retourne à la terre (Thou-hi, Œuvres complètes, k. 51, f° 19). Après la mort, il n'y a plus de person- nalité. Le sage s'impose la règle de se conformer, dans sa conduite morale, aux principes éternels de la modération, de la droiture, de l'humanité et de la justice, en même temps qu'il se procure, par l'absence de tous désirs, un repos et une tranquillité parfaits. C'est pourquoi le sage met ses vertus en harmonie avec le ciel et la terre; il met ses lumières en harmonie avec celles du soleil et de la lune; il arrange sa vie de manière qu'elle soit en harmonie avec les quatre saisons, et il met aussi en harmonie ses félicités et ses calamités avec les esprits et les génies (Sing-li- hoé'ï-thoung, k. 1, f° 47). Les esprits et les génies ne sont rien autre chose que le principe actif et le principe passif; ce n'est que le souffle vivifiant qui anime et parcourt la nature, qui remplit l'espace situé entre le ciel et la terre, qui est le même dans l'homme que dans le ciel et dans la terre, et qui agit toujours sans intervalle ni interruption (Ib.). 11 y a des écrivains chinois qui ont donne un sens plus spiritualiste aux textes de leurs anciens livres, surtout depuis l'arrivée en Chine des missionnaires chrétiens de l'Europe; mais nous pensons que ces interprétations ne peuvent changer en rien l'ensemble des systèmes et des opinions que nous avons cherché à esquisser avec la plus grande exactitude possible. Nous ne pousserons pas plus loin l'exposition du système philosophique des lettrés modernes, qui embrasse le cercle entier de la connaissance humaine; ce que nous en avons dit suffira pour faire comprendre de quelle importance serait, pour l'histoire de la philosophie, un exposé un peu complet des écoles et des systèmes que nous n'avons pu qu'esquisser. Nous ne craignons pas d'avancer qu'il y a là un côté ignoré de l'esprit humain, un côte des plus curieux à dévoiler et à faire connaître. Nous nous sommes attachés à indiquer les principales doctrines de la philosophie chinoise et ses principaux représentants, en négligeant les représentants secondaires; mais il ne faudrait pas conclure de ce silence que la philosophie chinoise n'a qu'un petit nombre de systèmes et de philosophes à révéler à l'Europe : nulle part la philosophie n'a eu de si nombreux apôtres et écrivains qu'en Chine, depuis trois mille ans où elle est, en quelque sorte, l'occupation universelle des hommes instruits. On pourra se faire une idée de ce mouvement intellectuel lorsqu'on saura que du temps de Han, au commencement de notre ère, l'historien Sse-ma-thsian comptait déjà six écoles de philosophie. L'auteur de la Statistique de la littérature et des arts, publiée sous la même dynastie, en énumère dix. Elles augmen- tèrent encore beaucoup par la suite. Ma-touan-lin en énumère une quinzaine, au nombre desquelles on compte l'école des Lettrés, l'école du Tao, l'école des Légistes, l'école mixte, etc. Les écrits que l'on peut consulter sur la phi- losophie chinoise, en général, mais concernant l'école des Lettrés seulement, la seule dont on ait traité jusqu'ici, sont : 1° un opuscule du P. Longobardi, écrit originairement en latin, dont on ne connaît que des traductions incomplètes, espagnole, portugaise et française; cette dernière publiée sous le titre de Traite sur quelques points de la religion des Chinois, in-18, Paris, 1701, réimprimée dans les œuvres de Leibniz, avec des remarques de ce philosophe ; 2° l'ouvrage du P. Noël intitulé Philosophia sinica, in-4, Prague, 1711. L'article sur la philosophie chi- noise attribué à Ab. Rémusat, et publié dans le premier numéro de la Revue trimestrielle, n'est guère qu'un essai littéraire destiné aux gens du monde; 3° Esquisse d'une histoire de la philo- sophie chinoise, par G. Pauthier, Paris, 1844. Cet ouvrage, composé d'après les textes originaux, renferme la traduction d'un grand nombre de passages des philosophes chinois; 4° la Morale chez les Chinois, par Aug. Martin, Paris,- 1862, in-12. Quant aux traductions des textes, les voici énnmérées par ordre de date : 1° Confucius , Sinarum philosophus, traduit en latin par quatre missionnaires jésuites, in-f°, Paris, 1687; 2° Sine7isis impcrii libri classiez sex, traduits par le P. Noël, in-4. Prague, 1711 ; 3° le Choû-Kîng ou le Livre des Annales, traduit par le P. Gaubil et publié par de* Guignes le père, in-4, Paris, 1770; 4° le Tchoûng-yoûng, le second des livres classiques, traduit par M. Abel Rémusat et publié dans le tome X des Notices et extraits des manuscrits, in-4; 5° le Meng-tseu, le quatrième des Quatre livres classiques, re- traduit en latin par M. Stan. Julien, in-8, Paris, 1824-1829; 6° the Four books, les Quatre livres classiques, traduits en anglais par M. Col lie, 1828, Malacca. Une traduction anglaise du Tahio et la première partie du Lun-yu avaient déjà été publiées par M. Marshman, àSerampoore, en 1809 et 1814; 7° le Y-Kîng, antiquissimus Sinarum liber, quem ex latina interpretatione P. Régis, aliorumqueex Societ. Jesu P. P. edidit. J. Mohl., in-8, Stuttgart, 1834-1839; 8° le Ta-hio ou la Grande Étude, le premier des Quatre livres classiques, trad. en français avec une version latine et le texte chinois en regard, accompagné du Commentaire complet de Tchou-hi, etc., par M. G. Pauthier, gr. in-8, Paris, 1837 ; 9° le Tao-te- King, ou le Livre révéré de la Raison suprrme et de la Vertu, par Lao-tseu, traduit en français CIIR1 — 272 CIIRY et publié pour la première fois en Europe avec une version latine et le texte chinois en regard, accompagné du Commentaire complet de Sie- hoeï? par M. G. Pauthier, gr. in-8, Paris, 1838, lre livraison, comprenant les neuf premiers cha- pitres : 10° les Livres sacrés de l'Orient, compre- nant le Choû-Kîng ou le Livre par excellence (le Livre des Annales); les Quatre livres moraux de Confucius et de ses disciples, etc., traduits ou revus et publiés par M. G. Pauthier, gr. in-8, Paris, 1840) 11° Confucius et Mencius, ou les Quatre livres de philosophie morale et politique de la Chine, traduits du chinois par M. G. Pau- thier, in-12, Paris, 1841 ; 12" le Livre de la Voie et de la Vertu, composé par Lao-tseu, traduit en français par M. Stan. Julien, in-8, Paris, 1842. G. P. CHRYSANTHE de Sardes, philosophe néo- platonicien qui a vécu dans leive siècle de l'ère chrétienne, descendait d'une famille de séna- teurs. Après avoir étudié sous Edesius toutes les doctrines antiques et parcouru le champ entier de la philosophie d'alors, il s'appliqua particu- lièrement à cette partie de la philosophie, dit Eunape, que cultivèrent Pythagore et son école, Archytas, Apollonius de Tyane et ses adorateurs, c'est-à-dire à la théologie et à la théurgie. Lorsque Julien, jeune encore, visita l'Asie Mineure, il rencontra Chrysanthe à Pergame, entendit ses leçons, et, plus tard, étant devenu empereur, voulut l'attirer auprès de lui. Mais Chrysanthe, après avoir consulté les dieux, se refusa à toutes les sollicitations de son royal disciple. Nommé alors grand prêtre en Lydie, il n'imita pas le zèle outré de la plupart des autres dépositaires du pouvoir impérial, et, loin d'opprimer les chré- tiens, gouverna d'une manière si modérée, qu'on s'aperçut à peine de la restauration de l'ancien culte. Chrysanthe mourut dans une vieillesse avancée, étranger aux événements publics et uniquement occupé du soin de sa famille. Il avait composé plusieurs ouvrages en grec et en latin; mais aucun n'est parvenu jusqu'à nous. Eunape, parent de Chrysanthe, nous a laissé une curieuse biographie de ce philosophe [Vit. sophist.). On en trouvera une analyse étendue dans le mémoire que M. Cousin a consacré à l'historien de l'école d'Alexandrie dans ses Frag- ments philosophiques. X. CHRYSIPPE est un des fondateurs de l'école stoïcienne, un des maîtres que l'antiquité cite le plus souvent et avec le plus de respect. Il naquit, selon toute vraisemblance, 280 ans avant notre ère, à Soli, ville de Cilicie, et non à Tarse, comme on l'a dit, pour avoir trop remarque peut-être que Tarse était la patrie de son père (Diogène Laërce, liv. VII, ch. clxxxiv). Ses com- mencements furent obscurs, comme ceux de tous les premiers stoïciens. C'était un des cou- reurs du cirque; le malheur en fit un sage. Dépouillé de son patrimoine, il quitta son pays et vint à Athènes. Cléanthe y florissait; tout porte à croire que Zenon et Cléanthe étaient nés en Asie comme lui, comme lui ils étaient exilés; ils étaient pauvres, et le plus sur refuge d'un malheureux, ce devait être l'école où l'on ap- prenait à mépriser toutes les douleurs. Cependant, en vrai philosophe, avant de se donner aux stoï- ciens, Chrysippe voulut connaître l'ennemi qu'ils ne cessaient de combattre, et l'on rapporte que les académiciens Arcésilas et Lacydc contribuè- rent à former cet ardent adversaire de l'Académie. Un jour même, dit-on, le jeune disciple céda à l'ascendant de ses nouveaux maîtres, et composa, d'après leurs principes, son livre des Grandeurs et des Nombres (Diogène Laërce, liv. VII, ch. i.xxxi\). Mais enfin le stoïcisme le ressaisit pour ne plus le perdre, et il était temps qu'il lui vînt un pareil auxiliaire. Disciple de toutes les écoles, Zenon avait puisé à tous les systèmes (voy. Zenon). Cyniques, mé- gariques, académiciens, héraclitiens, pythagori- ciens revendiquaient, l'un après l'autre, toutes les parties de sa doctrine et l'accusaient de n'avoir inventé que des mots (Cic, de Fin., lib. III, c. il ; lib. IV, c. n). Et de fait, la doc- trine de Zenon n'avait ni l'unité ni la précision d'un système. Hérillus, Ariston, Athénodore, tous les anciens de l'école stoïcienne s'étaient divisés dès qu'ils avaient essayé de s'en rendre compte : ils n'étaient pas d'accord avec Zenon lui-même. Cléanthe, le seul disciple fidèle, at- taqué de front par l'Académie, sans cesse harcelé par les épicuriens et tous les dogmatiques, ne se défendait guère que par la sainteté de sa vie. Le stoïcisme était en péril, lorsque Chrysippe parut. Esprit vif et subtil, travailleur infatigable, il avait par-dessus tout ce qui fait le logicien, ce qu'il faut au défenseur et au réparateur d'une doctrine, une étonnante facilite à saisir les rapports. « Donnez-moi seulement les thèses, disait-il à Cléanthe, je trouverai de moi-même les démonstrations. » Il s'en fallait toutefois que Chrysippe eût conservé toutes les thèses du vieux stoïcisme. Nous savons que le hardi logicien avait rejeté presque toutes les opinions de ses maîtres (Diogène Laërce, liv. VII, ch. cxxxix), et que, sur les différences de Cléanthe et de Chrysippe, le stoïcien Antipater avait composé un ouvrage entier (Plut., de Stoic. repug., c. iv). Malheureusement, depuis l'antiquité, on n'a guère manqué d'attribuer au fondateur de l'école stoïcienne toutes les idées de ses successeurs, et c'est aujourd'hui chose très-difficile que de resti- tuer à Chrysippe une faible partie de ce qui lui appartient. D'abord, tout en subordonnant la logique à la morale, les premiers stoïciens avaient abaissé cette dernière jusqu'à n'en faire qu'une prépa- ration à la physique. La physique, science toute divine, disaient-ils, est à la morale , science purement humaine, ce que l'esprit est à la chair, ce que dans l'œuf le jaune qui contient l'animal est au blanc qui le nourrit (Sext. Emp., Adv. Mathem., lib. VII). Chrysippe a fait justice de cette erreur : il a montré que la morale est un but, que la physique n'est qu'un moyen. Par là, il a renoué la chaîne interrompue des traditions socratiques; il a imprimé à l'école stoïcienne la direction qu'elle a gardée et qui a fait sa gloire. Passons maintenant aux diverses parties de sa philosophie, et d'abord à sa logique. La préoccupation du temps était la question logique par excellence, l'éternelle question de la certitude. Le dogmatisme stoïcien s'appuyait, comme il arrive toujours, sur une théorie de la connaissance. L'objet sensible, disait Zenon, agit sur l'âme et y laisse une représentation ou image de lui-même (çaviaoria). Cette représen- tation, analogue à l'empreinte du cachet sur la cire, produit le souvenir; de plusieurs souvenirs vient l'expérience. Jusque-là, l'esprit est passif. Il ne cesse pas de l'être lorsque la représenta- tion n'a point à l'extérieur d'objet réel correspon- dant. Dan> le cas contraire, après la représenta- tion vient J'assentiment (aei Clementii Alexandrini, Haie, ] 831 ; — Histoire de la philosophie chrétienne, par M. Ritter, trad. française, in-8, Paris, 1843, t. I, p. 377-418; — Histoire critique de l'école d'A- lexandrie, par M. Vacherot, Paris, 1845-51, 3 vol. in-8; — Histoire de V école d'Alexandrie, par M. J. Simon, Paris, 1845, 2 vol. in-8. X. CLÉOBULE, que Plutarque et Suidas placent au nombre des sept Sages de la Grèce, était né, selon l'opinion la plus commune, à Lindos, dans l'île de Rhodes, dont son père, Ëvagoras, était roi. Quelques autres, au témoignage de Diogène Laërce, faisaient remonter son origine jusqu'à Hercule. Il visita l'Egypte, occupa le pouvoir, après la mort de son père, et mourut à l'âge de soixante-dix ans, vers la Lve olympiade. Cléobule avait composé des chants et des questions énig- matiques, jusqu'au nombre de trois mille vers ; mais on n'a conservé que quelques-unes de ses sentences et une lettre adressée à Solon. Il eut une fille, Eumétis, plus connue sous le nom de Cléobuline, qui acquit une certaine célébrité en se livrant au même genre d'études que son père. Voy. Diogène Laërce, liv. I, ch. lxxxix et suiv.; la Morale dans l'antiquité, par M. A. Garnier, Paris, 1862, in-12; — la Morale avant les philo- sophes, par L. Ménard, Paris; 1860, in^. CLERSELIER (Claude) mérite une place dans l'histoire des premiers développements du carté- sianisme. Il était l'ami intime de Descartes; après la mort du P. Mersenne, il devint à son tour le correspondant par lequel Descartes, pendant les dernières années de sa vie, du fond de la Hol- lande, communiquait avec le monde savant. Il a droit à la reconnaissance de tous les amis de la philosophie, par le zèle et le soin avec lesquels il recueillit et publia les ouvrages posthumes de Descartes. C'est Clerselier qui a réuni et publié, en un recueil de trois volumes, les lettres de Descartes, qui sont d'un si haut intérêt philoso- phique. C'est encore Clerselier qui fit impri- mer le Traité de l'Homme, le Traité de la con- formation du Fœtus, le Traité de la Lumière et le Traité du Monde. Il fut aidé dans ces di- verses publications par Jacques Rohault et Louis de la Forge. Il contribua beaucoup à répandre le cartésianisme dans Paris, à cause de la force et de la sincérité de ses convic- tions philosophiques, et à cause de l'estime générale dont il était environné. Un fait rapporté par Baillet, l'historien de la vie de Descartes, prouve à quel point son zèle était grand pour la propagation de la philosophie nouvellle. Avocat au parlement de Paris, et d'une famille riche et distinguée, il maria néanmoins sa fille à Jacques Rohault, qui était pauvre et d'une famille bien inférieure a la sienne. Il voulut absolument ce mariage dans un intérêt purement philosophi- que, et par la considération seule de la philoso- phie de Descartes, dont il prévoyait que son gen- dre devait être un jour un puissant appui. Il ne fut pas trompé dans cette espérance, et Jacques Rohault, par son zèle, par son talent, fut un de ceux qui contribuèrent le plus puissam- ment à répandre les principes philosophiques de Descartes. Claude Clerselier mourut en 1686. Voy. Histoire de la philosophie cartésienne, par M."Bouillier, Paris, 1854, 2 vol. in-8. F. B. CLINOMAQUE, philosophe grec, né à Thu- rium, dans la Lucanie, fut un des disciples d'Eu- clide de Mégare. S'il faut en croire Diogène Laërce (liv. 1I; ch. cxn), il serait le premier au- teur qui eût écrit sur les prépositions, les prédi- caments, et autres sujets du même genre. Sa vie, ses doctrines et ses ouvrages nous sont d'ail- leurs entièrement inconnus. X. CLITOMAQUE, un des chefs de la nouvelle Académie, était natif de Carthage, et se nommait Asdrubal dans son pays. Il quitta l'Afrique vers le milieu du second siècle av. J. C, âgé, selon les uns, de vingt-huit ans, de quarante selon d'autres, et vint à Athènes suivre les leçons de Carnéade, auquel il succéda à l'Académie en 130. Sans ajouter aux arguments de son maître contre l'autorité de la raison, il se distingua par une connaissance profonde des écoles péripatéticienne et stoïcienne. Diogène Laërce le considère comme le chef de l'école dialectique et lui attribue quatre cents volumes, entre lesquels Cicéron cite un traité en quatre livres sur la Suspension du jugement (uepi 'Er.oy.rj:). Voy. Diogène Laërce, liv. IV, ch. lxvii et suiv. X. COCCÉIUS (Jean), théologien hollandais, né à Brème en 1603, commença ses études dans cette ville, les continua à Hambourg, et les acheva GOÏM à Franeker. Sa connaissance profonde de la litté- rature rabbinique le fit nommer professeur d'hé- breu dans sa patrie; il enseigna ensuite à Fra- neker ; en 1649, il obtint la chaire de théologie de Leyde, qu'il a occupée jusqu'à sa mort, arrivée en 1669. Coccéius a attaché son nom à un système d'exégèse biblique, d'après lequel tous les événe- ments qui doivent arriver dans l'Église, jusqu'à la fin des siècles, se trouveraient annoncés par les figures de l'Ancien Testament. La science n'a rien à voir dans une pareille hypothèse, et Coc- céius doit à une circonstance toute fortuite d'oc- cuper une place dans l'histoire de la philosophie. Ses adversaires, entre autres Desmarets et Gil- bert Voët, afin de décrier sa doctrine auprès du clergé hollandais, le dénoncèrent comme fauteur des idées de Descartes, qui, selon eux, n'étaient Îiropres qu'à éhranler l'autorité. Il en résulta que es cartésiens et les disciples de Coccéius, réunis par la nécessité de combattre les mêmes adver- saires, firent tout d'abord cause commune, et à la fin ne formèrent plus qu'un seul parti. On F eut voir dans Brucker (Hist. crit. phil., t. V) histoire de ce grand débat qui a partagé les universités de Hollande, et auquel se rattache le célèbre synode de Dordrecht, ou le cartésianisme fut condamné. Il existe plusieurs éditions des œuvres de Coccéius: Amsterdam, 1673-1675, 8 vol. in-P; Hid., 1701, 10 vol. in-P. — Voy. Nicéron, Mémoires pour servir à l'Histoire des hommes illustres, 1727 et ann. suiv., t. VIII. X. COÏMBRE. Il ne faut pas confondre l'université de Coïmbre, toute laïque, avec le collège que fondèrent les Jésuites dans cette ville, et qui reçut d'eux l'empreinte religieuse qui caractérise leur enseignement : c'est le collège seul qui est fameux en philosophie. Il y avait quelques années que l'université de Coïmbre avait été fondée par Jean III de Portugal, et déjà sa réputation était européenne, quand les Jésuites, dont l'ordre venait de naître, arrivèrent à Lisbonne en 1540. François Xavier, l'apôtre des Indes, faisait partie de cette première colonie, qui devait être suivie de bien d'autres. L'accueil que leur fit le roi fut plein de bienveillance et même d'enthousiasme. Bien qu'il fût lui-même le créateur de l'université, il n'hésita point à lui susciter une rivalité qui devait être fatale, en permettant aux nouveaux venus d'établir un collège dans la ville où elle résidait. Par suite de circonstances particulières, Coïmbre, sans être la capitale politique du pays, en était de- puis longtemps la capitale intellectuelle; et au- jourd'hui même c'est à Coïmbre et non à Lisbonne que siège la direction supérieure de l'instruction publique. En 1542, les Jésuites sont autorisés à ouvrir leur collège; et c'est le premier du monde entier que posséda la Société, qui n'en eut jamais ni de plus illustre ni de plus considérable. Dans l'édition de Ribadeneira par Sotwel, c'est par erreur qu'on a donné la date de 1552; elle doit être rapportée dix ans plus haut. Dans ce collège, les Jésuites pouvaient enseigner ce qu'on appelait alors les arts, c'est-à-dire les belles-lettres, la philosophie et les langues, parmi lesquelles on comptait surtout les langues grecque et hébraïque. C'était là précisément tout ce dont se composait l'enseignement inférieur de l'université, l'enseignement supérieur com- prenant le droit, la médecine et la théologie. Ils Obtinrent tout d'abord de la faiblesse du roi^ les m. mes droits que ceux qu'il avait conférés à l'université, et ils se prétendirent complètement indépendants. L'université, qui les avail dé daignés à cause <1<: leur petit nombre, (lui bimlnl s'en inquiéter; en 1545, elle eut la foroe d'exiger que le collège lui lut ouvert, et elle sounul les - 284 — COÎM études à une sévère inspection. Les Jésuites ré- clamèrent énergiquement. et il s'établit dès lors une lutte qui, à travers des phases diverses, ne dura pas moins de quarante ans, et qui se ter- mina, pour l'ordre entreprenant et habile, par une victoire complète. En 1547, le roi vint en personne poser la première pierre d'une fondation dont il avait lui-même tracé tous les plans, et qui, malgré la protection royale, fut arrêtée quelque temps par l'opposition violente du peuple de Coïmbre; mais en 1550, le collège, triomphant de tous les obstacles, était construit, et le roi venait le visiter solennellement. Trois ans plus tard, les Jésuites obtenaient de faire chez eux le cours de théologie que jusque- là ils devaient suivre dans les classes de l'univer- sité : et dès 1555, ils étaient à peu près vainqueurs, et ils se faisaient adjuger la moitié de l'univer- sité, en se chargeant de l'enseignement inférieur tout entier, qui fut retiré aux professeurs laïques. Seulement la Société eut le soin, pour se faire moins d'ennemis, de leur assurer des pensions viagères sur les fonds de l'État, et elle se fit accorder à elle-même les plus belles conditions. Elle consentit à tenir dans son collège toutes les classes mineures qu'avait possédées l'université, pourvu qu'on lui constituât des revenus indépen- dants, et que surtout on l'exemptât de toute surveillance. Ces conditions lui furent concédées à perpétuité par une ordonnance du roi que vint bientôt confirmer une bulle du pape. Il y eut dès lors à Coïmbre deux collèges de Jésuites séparés, l'un pour la théologie, et l'autre appelé collège des Arts. Par un reste de condescendance pour l'université, les élèves du premier collège lui demandèrent encore leurs grades en théo- logie; et les Jésuites ne s'affranchirent tout à fait de cette contrainte que vingt ans plus tard, en 1575, bien qu'elle fût toute volontaire de leur part. Mais dès 1558 ils avaient su, pour les cours et les examens de philosophie, se faire attribuer tous les droits académiques. Les juges étaient tous pris parmi eux, et de plus les examens et la collation des grades se firent dans leur maison, tout en demeurant à la charge de l'université, condamnée à payer ceux qui la dépouillaient. Ce fut à cette occasion que le fameux Pierre Fonseca fut chargé de rédiger un manuel de philosophie, de tout point conforme à la doctrine d'Aristote, que la Société avait pris sous son patronage. Vers 1583, et grâce à quelques circonstances favorables, l'université tenta un dernier combat; elle voulut revendiquer son droit d'inspection. Mais après dix années de lutte nouvelle, l'énergique Fonseca sut faire définiti- vement consacrer le privilège de la Société; et, de plus, il fut assez habile pour faire accroître encore les revenus déjà considérables du collège. A dater de cette époque jusqu'à l'expulsion, c'est-à-dire pendant près de deux siècles, les Jésuites dominèrent à Coïmbre sans partage, et l'éducation de la jeunesse leur fut complètement abandonnée. Leur collège avait habituellement jusqu'à deux mille élèves. Mais la violence dont ils avaient usé envers l'université ne put être oubliée. En 1771, le marquis de Pombal qui avait le premier la gloire d'attaquer la Société et de la détruire dans son pays, fit renaître de trop justes griefs, et une commission royale, composée des plus grands personnages de l'État, dut publier un récit officiel des manœuvres et des intrigues par lesquelles les Jésuites étaient parvenus à détruire l'université nationale. C'est un acte régulier d'accusation sur ce chef si grave; et ce i;iiiiiiii, publié dix-neuf ans après l'expulsion des soi-disanl Jésuites, est encore empreint de toute la juste colère qui l'avait provoquée (Recueil COÏM — 285 GOLE historique sur l'université de Coimbre, publié par l'ordre du roi, petit in-f°, en portugais, Lisbonne, 1771). Un appendice contient, en outre, la réfutation des doctrines morales et politiques les plus blâmables qu'avait soutenues la Société dans les ouvrages qu'elle publiait, soit à Coïmbre, soit ailleurs. Les seuls qui doivent nous intéresser ici sont ceux qui concernent la philosophie. Ils sont au nombre de vingt-deux, de 1542 à 1726. Ils portent sur la logique, la physique, la métaphysique, la morale, la politique et la philosophie générale. On peut en voir le catalogue exact dans les Annales de la Société de Jésus en Portugal, par Antonius Franco, in-f°, Augsbourg, 1726. Parmi tous ces ouvrages, il n'y en a point un seul de vraiment illustre. Les plus importants sont ceux de Fonseca sur l'Introduction de Por- phyre, et surtout sur la itfeïap/iysî^rue d'Aristote. Le Cours de philosophie générale qu'on ensei- gnait au collège de Coïmbre est d'Emmanuel Goës. Il a été publié en 1599, in-4, à Cologne, et il comprend la physique, le ciel, les météores, la morale, les parva naturalia, le traité de la gé- nération et de la corruption, et le traité de l'âme. Les véritables commentaires de Coïmbre sur la Logique d'Aristote sont de 1607, in-4, Lyon. Trois ans auparavant, Frobes avait publié un ouvrage apocryphe, qu'on attribuait aux Coïmbrois. Cet ouvrage était tout à fait indigne d'une si haute parenté : indigna tali parente proies, dit Riba- deneira; et ce fut pour l'étouffer que la Com- pagnie publia ses propres commentaires, dont la rédaction fut confiée à Sébastien Contus ou Conto. Les œuvres des Coïmbrois n'ont rien de bien original pour la pensée philosophique; mais c'est cette absence même d'originalité qui leur donne le caractère qui leur est propre. Ils sont unique- ment fidèles à la tradition péripatéticienne. Le besoin d'innovation qui, à la fin du xve siècle, travaillait les esprits, leur est tout à fait étranger, et, de plus, il leur est tout à fait antipathique. Ils défendent Aristote et l'Église avec une égale ardeur; et le péripatétisme ne leur est pas moins cher que la doctrine catholique. Us se bornent donc, en général, à de simples commentaires; et lors même qu'ils n'adoptent pas cette forme, c'est toujours la pensée du maître qu'ils repro- duisent. Mais ils la reproduisent aussi avec des développements que la scolastique lui avait donnés. Us sont en ceci encore les représentants très-fidèles de la tradition dont ils n'osent guère s'écarter, et qui les rattache surtout à saint Thomas. Toutes ces questions, en nombre presque infini, les unes subtiles, les autres profondes, la plupart ingénieuses, que la scolastique avait soulevées à propos des principes péripatéticiens, surtout en logique, sont reprises par les Coïm- brois. Us parcourent avec le plus grand soin et une exactitude vraiment admirable toutes les solutions qui y ont été données par les écoles et les docteurs les plus renommés ; ils les classent avec une méthode parfaite ; ils les subordonnent selon l'importance qu'elles ont, et ils arrivent à les exposer et à les discuter toutes sans con- fusion, sans prolixité, et sans perdre un seul instant de vue la question principale à travers les mille détours de cette minutieuse analyse. Puis, après avoir noté toutes les phases diverses et souvent si délicates par lesquelles a passé la discussion, ils la résument et donnent leur solu- tion propre, conséquence souvent heureuse de toutes celles qui ont précédé. Us n'ajoutent pas beaucoup, si l'on veut, aux travaux antérieurs ; mais ils les complètent en les rapprochant les uns des autres, et en en laissant voir le résultat dernier. Malheureusement ce labeur si patient n'est pas toujours achevé ; et, pour la logique en particulier^ les commentaires de Coïmbre, qui, à certains égards, sont un véritable chef-d'œuvre, présentent des lacunes considérables. Les pre- mières parties de YOrganon ont été traitées avec un soin exquis et des développements exagérés ; les dernières, au contraire, ont été mutilées, soit que le temps, soit que la patience peut-être ait manqué aux auteurs. Les commentaires de Fonseca sur la Métaphysique d'Aristote sont pleins de sagacité et de solidité tout à la fois, et ils pourront être toujours consultés avec fruit. Les Coïmbrois tiennent donc, en philosophie, une place assez considérable; ils maintiennent l'autorité d'Aristote par des travaux fort esti- mables, si ce n'est fort nouveaux, à une époque où cette autorité est menacée de toutes parts. Ils instituent les plus laborieuses études sur cette grande doctrine à une époque où elle est décriée, et ils cherchent à conserver dans toute leur rigueur des habitudes qui ne conviennent plus à l'esprit du temps. Ce sont des scolastiques dans le xvie et le xvne siècle. Us n'imitent point les écoles protestantes, qui ne veulent connaître Aristote que dans Aristote lui-même. Les Coïm- brois veulent étudier Aristote avec l'arsenal entier de tous les commentaires qu'il a produits. Les Jésuites n'ont fait, du reste, en cela, que ce que faisaient les autres ordres plus anciens que le leur, et qui gardaient les traditions scolastiques avec la plus scrupuleuse fidélité. Brucker les en a blâmés, peut-être avec un peu d'injustice. La Société de Jésus, avec les principes qu'elle devait défendre, ne pouvait faire en philosophie que ce qu'elle a fait. Le rôle de novateurs appartenait aux esprits libres qui, comme Ramus, Bacon et Descartes, cherchaient des voies nouvelles dans la science et dans la philosophie. Les Coïmbrois, pour leur part, ont rajeuni autant qu'ils l'ont pu la scolastique appuyée sur Aristote; ils ne pouvaient aller au delà. Cette réserve a eu certainement son côté faible; et, prolongée trop tard, elle put avoir au xvme siècle son côté quelque peu ridicule. Mais elle a eu aussi ses avantages; et c'est elle en partie qui a conservé pour l'antiquité ces souvenirs de respect et d'étude que Leibniz appréciait tant, et que notre âge a ravivés avec succès. Brucker est plus juste, en pensant que l'histoire complète de la scolasti- que devrait comprendre les Coïmbrois. C'est un jugement équitable qui doit démontrer et cir- conscrire à la fois l'importance de leurs travaux. B. S.-H. COLEBROOKE (Henri-Thomas), né à Londres, le 15 juin 1765, mort en 1837, a aidé plus que personne aux progrès des études orientales en Europe, du moins en ce qui concerne la philo- sophie. Envoyé dans l'Inde en qualité de secré- taire de la Compagnie, et préparé par une solide éducation à profiter de son séjour pour s'initier à l'histoire de cette antique civilisation, il en apprit la langue sacrée et en recueillit partout les monuments écrits. Il se fit aussi la plus riche bibliothèque du temps en ouvrages sanscrits, et s'attacha surtout à recueillir les écrits philoso- phiques dont personne jusqu'alors ne s'était sérieusement occupé. Après plusieurs travaux sur le droit et la législation des Hindous, il entreprit de faire connaître leur philosophie et publia de 1824 à 1829 les deux premiers volumes des Transactions de la Société Asiatique, une série de mémoires qui révèlent aux savants les principales doctrines, dont les noms apparais- saient pour la première fois, et qui furent long- temps l'unique source où l'on pût puiser quelques renseignements sur l'histoire de la philosophie indienne. Abel Rémusat en donna de longs ex- COLL — 286 COLL traits dans le Journal des Savants, de \8î'> à 1831, et M. Cousin les mit à profit dans ses leçons à son cours de 1828. Sans doute il a pu se glisser plus d'une erreur dans ce premier débrouillement d'une philosophie, qui jusqu'à présent attend son historien; mais il était difficile d'y porter plus de sagacité et de critique. Aujourd'hui encore ces mémoires restent un des plus im- portants documents de cette histoire obscure. On a sur le bouddhisme, d'une part, et sur les védas, de l'autre, des travaux de premier ordre, et qui laissent bien loin derrière eux les Essais de Colebrooke. Mais la philosophie proprement dite, orthodoxe ou non, n'a pas beaucoup profité de ces belles recherches, et les notices du savant anglais sont encore à beaucoup d'égards, malgré leur insuffisance, l'unique ressource de ceux qui ne peuvent pas consulter les originaux. On trou- vera les Essais sur les védas et sur la philo- sophie des Hindous, dans les Mélanges publiés à Londres en 1839; ils ont été réimprimés en I8.18 sous ce titre : Essais sur la religion el la philo- sophie des Hindous. Us avaient été traduits en 1834 par le savant M. Pauthier, avec quelques autres fragments intéressants pour l'histoire de la phi- losophie orientale. M. Barthélémy Saint-Hilaire, dont on peut lire dans ce dictionnaire les savants articles sur les philosophes de l'Inde, a rendu un hommage mérité aux travaux de Colebrooke. COLLIER (Arthur), philosophe anglais, naquit en*1680. Son père était recteur du collège de Langford-Magna, dans le comté de Witts. Il lui succéda en 1704, et conserva ces fonctions jusqu'à sa mort, arrivée en 1732. Collier est l'auteur d'un ouvrage assez curieux, publié en 1713, sous le titre de Clef universelle, ou Nouvelle recherche de la vérité, contenant une démonstration de la non-existence ou de V impossibilité d'un monde extérieur. Ce titre seul décèle l'esprit et le but de l'ouvrage. Partisan déclaré de l'idéalisme, Collier veut établir que les corps n'existent pas indépendamment et en dehors de la pensée. On ne peut, en effet, donner d'autre preuve de l'extériorité des objets ma- tériels, que la notion même que nous en avons en nous; or, cette preuve, dit Collier, est dénuée de valeur, puisque nous nous représentons beau- coup de choses qui ne sont pas extérieures à l'esprit, mais de pures idées de l'esprit, comme les chimères qui remplissent l'imagination du poète et la raison pervertie de l'halluciné, ou même comme le son, la couleur, le chaud, le froid et plusieurs autres qualités de la matière, qui, aux yeux de tout homme éclairé, sont de simples modifications du sujet pensant. Collier demande, d'ailleurs, comment l'âme verrait des ts qui existeraient en dehors d'elle? Elle ne peut en voir aucun qui ne lui soit présent, qui ne se confonde, pour ainsi dire, avec elle-même. Dans l'hypothèse de la réalité d'un monde ex- térieur, ce monde resterait donc ignoré de nous et différerait de celui que nous pensons et con- naissons. Collier va plus loin, il soutient qu'à parler d'une manière absolue, l'existence d'un pareil monde est en soi impossible : sa démonstra- tion se compose de neuf arguments, dont les uns sont des corollaires des précédents, et dont les autres sont tirés des contradictions de toute espèce qu'entraîne l'existence de la matière, soit quant à son étendue qui ne peut être ni finie ni infinie, soit quant à sa divisibilité qui ne peut être ni limitée ni illimitée, soit par rapport à Q et à l'âme humaine. Cependant, malgré la nature tout idéale des objets corporels, on ne doit pas renoncer, en parlant de ces objets, aux expressions du langage ordinaire ; car ce langage a été sanctifié par la Divinité qui s'en est servie pour manifester sa volonté. La dernière con- clusion de Collier est, ainsi qu'on pouvait s'y attendre, l'utilité de sa doctrine pour le genre humain ; il y découvre, entre autres avantages, le moyen de terminer les controverses sur le dogme de la transsubstantiation. La doctrine de Collier présente de frappantes analogies avec celle de Berkeley; ce sont de part et d'autre mêmes conclusions et à peu près mêmes arguments; toute la différence réside dans la forme, élégante et enjouée chez l'évèque de Cloyne, plus didactique et surchargée de di- visions chez Collier. Cependant Berkeley n'est cité dans aucun passage de la Clef universelle, dont l'idée fondamentale remonte, à l'idée de l'auteur, à 1703 environ, c'est à-dire a précédé de plusieurs années le Traité de la Connais- sance humaine et les Dialogues d'Hijlas et de Philonoiis. Les véritables maîtres de Collier fu- rent Descartes, Malebranche et Norris, dent les ouvrages paraissent lui avoir été très-familiers; peut-être même a-t-il personnellement connu Norris, qui habitait à quelques milles seulement de Longl'ord-Magna, et qu'il appelle, dans une lettre, son ingénieux voisin. Malgré la pénétra- lion remarquable dont il fut doué, il n'a exercé aucune influence, et son nom est demeuré long- temps ignoré, même dans sa patrie. Reid est, à notre connaissance, le premier qui ait appelé l'attention sur ses doctrines. Dugald-Stewart se borne à regretter l'oubli où il est resté; Tenne- mann le mentionne en passant ; les autres his- toriens et tous les biographes se taisent. La bi- zarrerie du système de Collier explique cet injuste silence, auquel a d'ailleurs beaucoup contribué l'extrême rareté de son principal ou- vrage. Il y a quelques années, on ne connais- sait pas en Angleterre dix exemplaires de l'édi- tion originale de la Clef universelle; elle vient d'être réimprimée dans une collection de Trai- tés métaphysiques par des philosophes anglais du xvme siècle, Londres, 1837, in-8, avec un second ouvrage de Collier, intitulé: Spécimen d'une vraie philosophie, Discours sur le pre- mier chapitre et le premier verset de la Genèse. On peut aussi consulter les Mémoires sur la vie et les ouvrages du Rév. Arthur Collier, par Ro- bert Benson, in-8, Londres, 1837. Vov. Berkeley. ; ' ' C. J. COLLINS (Jean-Antoine) naquit le 21 juin 1676 à Heston, dans le comté de Middlesex; d'une famille noble et riche. Après avoir achevé ses études à l'Université de Cambridge, il vint à Londres, dans le but de se consacrer à la ju- risprudence; mais la carrière du barreau con- venait peu à ses goûts, et il abandonna bientôt le droit pour la littérature et la philosophie. Le premier ouvrage sorti de sa plume en 1707 est un Essai sur l'usage de la raison dans les pro- positions dont Vévidence dépend du témoignage humain. Il publia, la même année, une lettre adressée à Henri Dodwell, dans laquelle il cri- penser, dont la hardiesse et l'impiété firent beau- coup de scandale, et le contraignirent à se réfu- gier en Hollande. Revenu peu de temps après dans son pays natal, il continua de se livrer à ses études favorites, et fit paraître quelques nou- veaux ouvrages, entre autres des Recherches sur la liberté humaine, publiées en 1724. Vers la môme époque, il fut nommé juge de paix du comté de Sussex, et remplit celte charge jusqu'à sa mort, arrivée en 1729. Collins a longtemps vécu dans l'amitié de Locke, qu'il avait gagné par son caractère et COLL 287 COLL ses talents, et qui, avant de mourir, lui adressa une dernière lettre remplie des témoignages de la plus vive affection. Après des rapports aussi intimes avec un pareil maître, il n'est pas éton- nant que Collins se soit trouvé imbu de ses doc- trines, et qu'il n'ait fait que les développer en les poussant d'ailleurs à leurs conséquences les plus extrêmes. Cette phrase trop célèbre où Locke émet le soupçon que Dieu aurait pu ac- corder l'intelligence à la matière, a évidemment inspiré la lettre à Dodwell et les nombreuses répliques qui l'ont suivie. La thèse de Collins, dans cette grave discussion, est 1° que; l'unité du principe intellectuel fût-elle nécessaire à la connaissance, chaque partie distincte de la ma- tière forme un être individuel qui peut avoir conscience de son individualité, c'est-à-dire pen- ser ; 2° que plusieurs molécules corporelles peuvent être unies si étroitement par la puis- s mec divine, qu'elles soient désormais insépara- bles et forment un nouvel être un et simple ; 3° que l'intelligence peut résider dans un sujet composé, et n'être que le résultat de l'organisa- tion et du jeu des éléments, comme on voit les membres posséder des propriétés et accomplir des fonctions dont chacune de leurs parties est incapable par elle-même. Collins ajoutait que l'immortalité de l'àme ne découle pas nécessai- rement, comme le voulait Clarke, de son imma- térialité, et que d'ailleurs, en regardant l'âme humaine comme immortelle, on était amené à des conséquences inacceptables, soit à ne voir dans les animaux que de pures machines, soit à supposer l'anéantissement de leur âme à l'in- stant de la mort. Il concluait de là, et ici encore il est resté fidèle à l'esprit général de l'Essai sur l'entendement humain, que la vie future est une vérité de foi qu'il faut croire en chrétiens, mais que la philosophie ne peut démontrer. L'unité substantielle du moi étant le point qu'il importait le plus de maintenir contre l'argumen- tation du disciple de Locke, Clarke y insista dans une suite de réponses avec une profondeur qui paraît avoir mis en défaut l'esprit cepen- dant si souple de Collins ; car celui-ci n'opposa aucune défense à la dernière réplique de son opiniâtre et vigoureux antagoniste. Dans des Recherches sur la liberté, Collins a suivi de moins près les traces de Locke, dont l'influence se fait toutefois sentir en plus d'un passage. Le but de cet ouvrage est d'établir que l'homme est un agent nécessaire dont toutes les notions sont tellement déterminées par les cau- ses qui les précèdent, qu'il est impossible, dit Collins, qu'aucune des actions qu'il a faites ait pu ne pas arriver, ou arriver autrement, et qu'aucune de celles qu'il fera, puisse ne pas avoir lieu. Collins énumère les éléments qui, suivant lui, constituent toute détermination, sa- voir : 1° la perception, 2° le jugement, 3° la vo- lonté, 4° l'exécution. La perception et le juge- ment ne dépendent pas de nous, car il n'est pas en notre pouvoir de former telle ou telle idée, ou bien de juger que telle proposition est vraie ou fausse, évidente ou obscure, douteuse ou pro- bable. D'une autre part, l'exécution suit toujours et nécessairement les résolutions de la volonté, à moins qu'elle ne soit arrêtée par un obstacle exté- rieur. La volonté est donc le siège de la liberté hu- maine, ou bien l'homme n'est pas libre ; mais la volonté est-elle une faculté indépendante et maîtresse d'elle-même ?_ Collins le nie par les raisons suivantes : 1° Étant donnés deux par- tis contraires, nous ne pouvons pas ne pas choi- sir l'un ou l'autre; 2° notre choix n'est au fond qu'un jugement pratique par lequel nous décla- rons une chose meilleure qu'une autre; et comme tout jugement est nécessaire, tout choix l'est aussi ; 3° dans les actions qui paraissent le plus indifférentes, notre préférence est détermi- née par une multitude de causes, telles que le tempérament, l'habitude, les préjugés etc. ; 4° quand on ne se rendrait pas compte des mo- tifs qui ont amené une détermination, ce ne se- rait pas une raison de les révoquer en doute, puisqu'elle doit nécessairement avoir une cause, comme tout autre phénomène. Collins appuyait ses arguments par d'autres considérations, par exemple : Que le dogme de la liberté fut admis par l'école impie d'Épicure, tandis qu'il était rejeté par les stoïciens ; qu'en effet, il introduit ici-bas l'empire du hasard et peut conduire à regarder le monde comme un effet sans cause, c'est-à-dire mène à l'athéisme ; qu'en suppo- sant l'homme indifférent à tout, il rend inu- tiles les exhortations et les menaces, les récom- penses et les peines; qu'il détruit toute idée du bien ou, du moins, toute raison de s'y atta- cher, etc. Cependant comme les mots libre et liberté font partie du vocabulaire de toutes les langues, et que les idées qu'ils expriment pa- raissent être communes à tous les hommes, Col- lins consent à admettre dans l'âme une certaine liberté; mais quelle liberté? la liberté d'exécu- tion, le pouvoir de faire ce qu'on veut, ce pou- voir que Collins déclare ailleurs n'être que le résultat nécessaire des déterminations égale- ment nécessaires de la liberté. C'est par une aussi étrange confusion de langage et, il faut le dire, par ce misérable subterfuge, qu'il essaye de réconcilier avec la croyance universelle du genre humain une doctrine que le sens commun désavoue. Clarke, qu'il paraissait dans la destinée de Collins d'avoir toujours pour adversaire, ne laissa pas sans réponse les Recherches sur la liberté. Dans quelques pages pleines de sens et de précision, il rétablit la distinction du jugement par lequel nous affirmons qu'une chose doit être faite, et de la résolution qui consiste à la vouloir, l'un nécessaire et passif, l'autre essentiellement actif et libre; il ramena l'influence des perceptions de l'intelligence et des motifs à sa véritable portée, qui est de solliciter le pouvoir volontaire, mais non de l'entraîner irrésistiblement, comme les plateaux d'une balance sont entraînés par les poids ; il dévoila les autres sophismes de Col- lins, concernant la nécessité morale, la causa- lité, les récompenses et les peines, etc., et, pour tout dire, il sauva des atteintes d'un dan- gereux scepticisme cette grande cause du libre arbitre, qui est en même temps celle de la mo- rale? de la religion et de la société. Voltaire, qui inclinait par position pour l'avis de Collins, sauf à en médire dans ses bons moments, reproche à Clarke d'avoir traité la question en théologien d'une secte singulière pour le moins autant qu'en philosophe. Ce qui est plus conforme à la vérité, c'est que le témoignage de la conscience et de la raison est seul invoqué par Clarke, tan- dis que son adversaire ne s'était pas fait scru- pule d'étayer une erreur manifeste par un luxe de citations empruntées aux écrivains de tous les âges et de toutes les communions. Les ouvrages de Collins furent introduits de bonne heure en France, où ils ont acquis une influence notable sur la marche des idées philo- sophiques. Au commencement du xvme siècle, tandis que, parmi les adeptes de l'école empi- rique, les plus modérés s'attachaient au sage Locke, les plus emportés accueillirent avec en- thousiasme un écrivain dont le matérialisme et le fatalisme se déguisaient à peine sous un faux respect pour la foi. Les Recherches sur le libre COMÉ — 288 — CUMP arbitre, la Lettre à Dodwell et le Discours sur la liberté furent traduits, commentés, propagés par les écrivains du parti, et l'auteur se trouva classé parmi les fortes têtes de la science mo- derne. Cette réputation usurpée ne pouvait sur- vivre aux passions qui en furent les instruments. Esprit moins pénétrant que subtil, et plus pro- pre à défendre un paradoxe qu'à découvrir une vérité, Collins n'a légué à ses successeurs au- cune théorie profonde et durable. Son meilleur titre est peut-être l'énergie avec laquelle il sou- tint les droits de la raison ; mais il a tellement exagéré ce principe excellent, qu'il se trouve, en dernier résultat, avoir plutôt compromis que servi les intérêts permanents de la philosophie. Les auteurs de Y Encyclopédie méthodique ont inséré, à l'article Collins, ses divers écrits sur l'immortalité de l'âme, et ses Recherches sur la liberté. Une autre traduction de cet ouvrage fait partie des Recueils de diverses pièces sur la philosophie, publiés par Desmaissaux, 3e édition, 2 vol. in-12, Lauzanne, 1759. Il existe aussi une traduction française du Discours sur la liberté de penser, in-8, Londres, 1714; 2 vol. in-12, ib., 1766, avec une réfutation par Crousaz. On peut consulter, sur la vie et les ouvrages de Collins, l'Histoire critique du philosophisme anglais, par M. Tabaraud, 2 vol.. in-8, Paris, 1806, t. I, p. 387 et suiv. C. J. COLOTÈS, disciple d'Épicure, ne doit pas être confondu avec Colotès de Lampsaque, cité par Diogène Laërce (liv. VI, ch. en) comme maître de Ménédème et attaché à l'école cynique. Il avait écrit un ouvrage sous ce titre : Qu'à sui- vre les maximes des philosophes autres qu'E- fiicure, on ne jouit pas de la vie. Il a fourni à Plutarque la matière de deux traités employés à le réfuter: On ne peut vivre même agréable- ment en suivant la doctrine d'Épicure; contre l'épicurien Colotès. On a retrouvé parmi les pa- pyrus d'Herculanum quelques fragments de Co- lotès, mais ils n'ont encore pu être publiés. COMÉNITJS ou GOMENSKY (Jean-Amos) na- quit, en 1592, dans le village de Comna, non loin de Prenow, en Moravie. C'est le lieu de sa naissance qui lui fournit le nom sous lequel il est connu, et par lequel il remplaça son nom de famille, afin d'échapper aux persécutions dont il eut à souffrir en sa qualité de protestant. Il ap- partenait, ainsi que ses parents, à la secte des Frères Moraves. Après avoir fait ses études aux universités de Herhorn et de Heidelberg, il par- courut une partie de l'Angleterre et de la Hol- lande, et fut nommé recteur, d'abord à Prérau^ ensuite à Fulneck. Cette dernière ville ayant été brûlée en 1621 par les Espagnols, Coménius, poursuivi lui-même avec la dernière rigueur, s'enfuit en Pologne, et s'arrêta dans la petite ville de Lissa ou Lesna,où il fut bientôt nommé recteur de l'école et évêque de la petite église des Frères Moraves. Après avoir passé successi- vement plusieurs années de sa vie en Angleterre, en Suède, en Hongrie, et dans quelques villes de l'Allemagne, où il était appelé pour réformer le système des études, il retourna en Hollande, se fixa à Amsterdam, et y mourut le 15 novembre 1671, un des plus ardents admirateurs de la cé- lèbre Antoinette Bourignon. La réputation de lénius, qui était fort grande de son vivant, se fonde plutôt sur ses travaux philologiques, sur les réformes, la plupart très-judicieuses, qu'il introduisit dans l'élude des langues et dans î'or- dea écoles, que sur ses recherches plu'' . si toutelois on peut donner ce n im s suis originalité dont il fut oc- Bur la fin de sa vie. Marchant sur les traces de .lacques Boehm et de Robert Fludd, il crut trouver toutes les sciences et la plus haute phi- losophie dans les livres de l'Ancien Testamenl. interprétés, selon l'usage de leur école, d'une façon tout à fait arbitraire. Son nom s'ait surtout à l'idée d'une physique mosaïque tirée de la Genèse. Il admettait au-dessous de Dieu trois principes générateurs des choses, mais qui appartiennent eux-mêmes au nombre des choses créées, à savoir : la matière, l'esprit, la lumière. La première est la substance commune de tous les corps; l'esprit est la substance subtile, vi- vante par elle-même, invisible, intangible, qui habite dans tous les êtres et leur donne la sensi- bilité et la vie. C'est le premier-né de la création, et c'est de lui que l'Ecriture veut parler, lors- qu'elle dit que l'esprit de Dieu flottait sur la sur- face des eaux. Enfin la lumière est une substance intermédiaire entre les deux principes précé- dents : elle pénètre la matière, la prépare à re- cevoir l'esprit, et par là lui donne la forme. Chacun de ces trois principes est l'œuvre d'une personne distincte de la sainte Trinité: la matière a été créée par le père, la lumière par le Fils, et le Saint-Esprit a fait cette substance spirituelle qui tient évidemment ici la place de l'âme du monde. L'ouvrage où Coménius développe ces idées a pour titre: Synopsis physites ad lumen divinum reformatez, in-8, Leipzig, 1633. Les au- tres écrits de Coménius qui méritent d'être cités sont : le Theatrum divinum, in-4, Prague, 1616, et le Labyrinthe du monde, in-4, ib., 1631. Tous deux furent composés en langue bohémienne, et sont regardés, à cause du style, comme des ouvrages classiques. Le premier, qui est un ta- bleau des six jours de la création, a été traduit en latin, et le second en allemand, sous ce titre : Voyages philosophiques et satiriques dans tous les étais de la vie humaine, in-8, Berlin, 1787 On peut consulter aussi plusieurs articles du Ta- geblat des Menschheit lebens (Éphémérides de la vie de l'humanité), publiés par Ch.-Chr. Krause, 1811, n°* 18 et suiv., sur un ouvrage de Comé- nius, intitulé : Panégersie, ou Considérations gé?iérales sur l'amélioration de la condition humaine par le perfectionnement de notre es- pèce, in-4, Halle, 1702. COMPARAISON. Parmi les nombreux rap- ports qui peuvent exister entre les divers objets de nos connaissances, il en est quelques-uns qui se présentent d'eux-mêmes à l'esprit; mais la plu- part nous resteraient inconnus, si nous ne cher- chions à les découvrir. Cette recherche est ce qu'on appelle acte de comparer ou comparaison. Lorsque l'esprit compare, il s'applique à deux objets à la fois; il est à la fois attentif à deux objets; la comparaison n'est donc autre chose qu'une double attention mêlée du désir ou de l'espérance d'apercevoir un rapport entre les idées qui occupent l'esprit. Il suit de là que la comparaison est essentiel- lement ce que l'attention est elle-même, c'est-à- dire une opération volontaire que diverses causes peuvent bien rendre plus facile, plus prompte ou plus sûre, mais qui n'en est pas moins sous la dépendance étroite de la volonté. 11 suit de là aussi qu'elle ne doit pas être con- fondue avec la perception même du rapport : car cette perception ne dépend pas de l'activité libre du mot. Tantôt elle précède l'application volon- taire de l'esprit; tantôt elle ne la suit pas et, en quelque sorte, y résiste. Que de vérités échap- pent aux regards du savant qui en poursuit la iverte avec le plus d'ardeur 1 Une dernière conséquence du principe que nous avons posé, c'est que la comparaison est moins un phénomène intellectuel par sa nature propre que par ses résultats, moins un pouvoir COMT — 289 COMT de l'entendement qu'une intervention particulière de l'activité dans le domaine de la connaissance, ou, pour mieux dire, que l'activité même appli- quée à une certaine classe d'idées. La comparaison exerce une influence notable sur la formation de la pensée. Elle engendre la plupart de nos idées de rapport, et elle contribue à les éclaircir toutes; elle devient par là la con- dition de celles de nos idées générales qui sont dérivées de l'expérience; car, étant l'expression des caractères communs à une quantité d'objets, ces idées ne se seraient jamais formées, si plu- sieurs objets n'avaient pu être observés ou suc- cessivement rapprochés. Elle explique enfin une catégorie de jugements, tels que les théorèmes des mathématiques consistant dans la perception d'un rapport qui échappe à la simple vue. Quelques auteurs, entre autres Gondillac et M. Laromiguière, vont plus loin, et pensent que le raisonnement n'est qu'une double comparaison; mais cette opinion paraîtra sans doute peu fon- dée, ou du moins exagérée, si on réfléchit que la comparaison est, comme nous avons dit, un acte libre, et que le raisonnement est souvent involontaire. Yoy. Malebranche, Recherche de la vérité, lib. VI, 2e partie, c. vu. C. J. COMPIEXE se dit à la fois d'une proposition et des diiïèrents termes d'une proposition. Une proposition complexe est celle qui a plusieurs membres, c'est-à-dire qui n'est pas simple. Les termes complexes sont ceux qui désignent plu- sieurs idées. Voy. Proposition. COMPRÉHENSION. Autrefois on entendait par ce mot l'acte même de comprendre, ou le fait le plus complet de l'intelligence; souvent il servait à désigner l'intelligence elle-même. Au- jourd'hui il a cessé d'être employé dans ce sens; mais il exprime l'un des deux points de vue gé- néraux sous lesquels les logiciens ont coutume d'envisager nos idées. En effet, il y a dans cha- cune de nos idées, du moins de nos idées géné- rales, deux choses à considérer : 1° les éléments constitutifs, c'est-à-dire les attributs qu'elle ren- ferme et qu'on ne peut lui ôter sans la détruire : c'est ainsi que dans l'idée de triangle il y a l'é- tendue, la figure, les trois lignes qui terminent le triangle, les trois angles, l'égalité de ces trois angles à deux angles droits, etc.; 2° le nombre plus ou moins considérable des objets auxquels cette même idée peut s'appliquer, et dont elle représente le type commun : ainsi, pour conser- ver l'exemple que nous venons de citer, l'idée générale de triangle s'applique à la fois au trian- gle rectangle, au triangle scalène, au triangle isocèle et à toute espèce de triangle. Le premier de ces points de vue se nomme la compréhension d'une idée; le second c'est son extension, ou plutôt son étendue au degré de généralité. Ainsi que nous venons de le dire, on ne peut rien changer à la compréhension d'une idée, sans que l'idée elle-même soit» détruite. Mais la même chose n'a pas lieu, soit qu'on augmente, soit qu'on diminue son extension. COMTE (Auguste), philosophe français, né en 1798 à Montpellier, fit ses études au collège de cette ville et entra en 1814 à l'École polytech- nique, d'où il fut obligé de sortir, à la suite de quelque acte d'indiscipline, avant d'y avoir ter- miné le cours de ses deux années. En 1818, alors qu'il vivait en donnant des leçons de mathéma- tiques, il se lia avec Saint-Simon, dont il adopta d'abord les opinions; mais dès 1822 il se sépara de lui, en déclarant que sa rencontre avec le cé- lèbre socialiste avait été pour lui un malheur sans compensation. Des froissements d'amour- propre, l'esprit de domination du maître et l'in- docilité de l'élève paraissent avoir amené cette DICT. PHILOS. rupture. Elle éclata à propos de la publication d'un opuscule de Comte, intitulé . Système de po- litique positive (1822); où le jeune réformateur énonçait les lois de l'évolution sociale qui, aux yeux de ses disciples, sont une de ses plus belles conceptions. Il n'en donna pas moins plusieurs articles au Producteur, et, pressé par la gêne que son mariage avait aggravée, il essaya d'ou- vrir en 1826 un cours de philosophie positive. Ses travaux excessifs, ses débats avec les saints-si- moniens, une sorte de manie orgueilleuse qui lui faisait reconnaître partout comme siennes des idées qu'il se désespérait de se voir enlever dé- terminèrent chez lui un premier accès d'aliéna- tion mentale (1826). Il put néanmoins reprendre son cours en 1828, et réunit à ses leçons un cer- tain nombre de disciples, dont plusieurs furent bientôt éloignés par le caractère despotique d'un maître qui leur disait : « Je ne conçois pas d'as- sociation sans le gouvernement de quelqu'un. « 11 fut en 1832 nommé répétiteur, et bientôt après examinateur d'admission à l'École poly- technique, où il essaya vainement d'obtenir une chaire. On lui préféra M. Sturm ; il en garda un profond ressentiment contre Arago, qui ne se repentit pourtant pas, dit-il, d'avoir préféré un illustre géomètre au concurrent chez lequel il ne voyait de titres mathématiques d'aucune sorte, ni grands ni petits. » Il poursuivait alors la pu- blication de son Cours de philosophie positive, dont le sixième et dernier volume parut en 1842. La perte de sa place d'examinateur à l'École po- lytechnique le mit de nouveau aux prises avec la gêne; il vécut dès lors en partie des subsides fournis par ses disciples et qu'il acceptait d'eux comme l'accomplissement d'un simple devoir so- cial. 11 en avait de très-dévoués en Angleterre et en France, et parmi eux des hommes du plus grand mérite, comme MM. Grote, Mill, de Blain- ville, Littré et Robin, qui cependant n'ont pas consenti à le suivre dans sa dernière évolution. En effet, à partir de 1845, A. Comte, sous l'in- fluence de quelques troubles nerveux qui firent craindre le retour de sa première maladie, et aussi dans l'ardeur d'un sentiment passionné, se plongea inopinément dans les contemplations mystiques. On eut alors ce singulier spectacle d'un homme qui avait mis toute sa gloire à éta- blir scientifiquement que l'ère des religions avait disparu, pour faire place à celle des sciences po- sitives, et qui non-seulement proclamait la néces- sité d'un culte, mais encore prétendait en être le législateur et le grand pontife. Beaucoup de ceux qui avaient applaudi le philosophe, se refusèrent à consacrer par leur assentiment les étranges illusions du prêtre de l'humanité, et la publica- tion du Système de politique positive (1851), qui instituait la religion nouvelle et prêchait l'abso- lutisme, affligea la plupart de ses disciples, qui protestèrent au nom des principes mêmes et « de la méthode objective. » Ils ne lui en restèrent pas moins attachés de cœur, et depuis sa mort, ar- rivée en 1857, ils n'ont cessé de témoigner pour lui le plus profond respect; tous pensent avec M. Littré « qu'il fut illuminé des rayons du génie, et qu'il mérite une grande place à côté des plus illustres coopérateurs de cette vaste évolution, qui entraîna le passé et qui entraînera l'avenir. » Ce n'est pas le lieu d'examiner si A. Comte doit être compté au nombre des grands philosophes ; il est juste de le juger par sa doctrine; cette doc- trine, on le sait, est le positivisme; nous ren- voyons à ce mot. Voici les ouvrages les plus con- sidérables où l'on en trouve l'expression : Cours de philosophie positive, Paris, 1830-1842, 6 vol. réimprimés pour la troisième fois en 1864; Sys- tème de politique positive, ou Traité de socio- 19 GONG — 290 — CONG logie instituant la religion de l'humanité, Pa- ris, 18.>1-1854, 4 vol.; Synthèse subjective, t. I, Paris, 1856. On peut y joindre deux petites pièces intéressantes : Calendrier positiviste , 1849 à 18G0 ; Bibliothèque positiviste, 1851. Voy. aussi : Ad. Franck, Philosophie et religion, Paris, 1867, et les monographies de MM. Littré et Robinet. E. C. CONCEPT. Dans notre langue philosophique, telle que le xvn° siècle nous l'a faite, le mot notion ou idée exprime en général ce fait de l'es- prit qui nous représente simplement un objet, sans affirmation ni négation de notre part, ou ce que les logiciens de l'école désignaient sous le nom de simple appréhension. Mais comme nous observons en nous plusieurs sortes d'idées, on est convenu d'ajouter, au terme général dont nous venons de parler, divers titres particuliers qui non-seulement suffisent à distinguer les uns des autres les divers produits de notre intelligence, mais qui ont encore l'avantage de les caractéri- ser très-nettement. C'est ainsi qu'on reconnaît des idées particulières et des idées générales, des idées relatives et des idées absolues, des idées sensibles, des idées de conscience, des idées de la raison, etc. Il n'en est pas de même dans l'école allemande : là, chaque fait de la pensée, chaque acte de notre intelligence a reçu un nom à part, plus ou moins barbare ou arbi- traire, et il a été nécessaire de se conformer à cet usage quand on a voulu faire passer dans notre langue les œuvres de Kant, ou celles de ses successeurs. Telle est l'origine du mot con- cept, que les traducteurs de Kant ont jusqu'à présent seuls employé, et dont nous n'avons heureusement nul besoin, comme on va s'en as- surer. Kant et ses successeurs ayant réservé ex- clusivement le nom d'idée aux données absolues de la raison, et celui d'intuition aux notions particulières que nous devons aux sens, ont con- sacré le mot concept [begriff') à toute notion gé- nérale sans être absolue. Le choix de ce terme se justifie, d'après eux, parce que; dans le genre de notions qu'il exprime, nous reunissons, nous rassemblons (capere cum, begreifen) plusieurs attributs divers ou plusieurs objets particuliers dans un type commun. Les concepts se divisent en trois classes: 1° les concepts purs, qui n'em- pruntent rien de l'expérience : par exemple, la notion de cause, de temps ou d'espace; 2° les concepts empiriques, qui doivent tout à l'expé- rience, comme la notion générale de couleur ou de plaisir; 3" les concepts mixtes, composés en partie des données de l'expérience et des données de l'entendement pur. Voy. Kant, Critique de la raison pure, Analytique transcendantale , passim; et Schmid, Dictionnaire pour servir aux écrits de Kant, in-12, léna, 1798. CONCEPTION. Cette expression métaphorique ne présente dans notre langue aucun sens pré- cis; mais elle s'applique également à la forma- tion intérieure de toutes nos pensées. Nous ne concevons pas seulement une idée, mais aussi un raisonnement, surtout quand un autre l'ex- pose devant nous. Quand je conçois Dieu comme un être : ment bon, souverainen juste, c'est un jugemenl qui se forme en moi, et n devient alors synonyme de j ment. 11 y a des choses réelles que je ne ci □ est-à-dire dont je ne saisis pas le irt, dont je ne me rends pas compte, et d'autres que je conçois et qui sont purement Binaires. Je puis concevoir aussi tout un toul un plan de poème, en un mot, toute une chaîne d'idées, de raisonnements, de jugements et d'imagi . Ce] endant plui philosophes emploient ce mot avec une signifi- cation déterminée. Comme on dislingue généra- lement trois principales opérations de l'esprit, concevoir, juger et raisonner, beaucoup appellent conception ou concept une idée prise isolément. (Voy. Th. Reid, 4° Essai sur les facultés intel- lectuelles, ch. i.) Il y en a qui opposent encore la conception, la simple pensée d'un objet, imagi- naire ou réel, absent ou présent, à la percep- tion, c'est-à-dire à la connaissance d'un objet présent qui affecte nos sens. (Voy. A. Garnier, Traité des facultés.) CONCEPTUALISME. Entre l'extrême nomi- nalisme, attribué à Roscelin, et le réalisme presque toujours confus de la scolastique, l'his- toire de la philosophie du moyen âge place une conception intermédiaire, le conceptualisme. Roscelin avait-il réduit les universaux et les qua- lités abstraites des corps à de simples mots, ou plutôt à de simples articulations dénuées de toute espèce de sens? Il est difficile de le croire, mal- gré les accusations de quelques-uns de ses con- temporains. Comment admettre, en effet, qu'un homme de quelque savoir, qu'un professeur, qu'un philosophe, qui eut assez d'importance à son époque pour attirer sur lui de vives et per- sévérantes persécutions, ait pu donner l'exemple d'un semblable non-sens? Quoi qu'il en soit, que Roscelin ait soutenu que les universaux étaient de purs mots, ou seulement que ses explications aient été mal comprises, toujours est-il qu'Abai- lard crut avancer la solution du problème, et peut-être concilier les écoles ennemies, en éta- blissant que, sous les mots qui expriment ies universaux, il y a un sens, un concept; que, par conséquent, les universaux ont une existence lo- gique ou psychologique en tant que notions ab- straites, tandis qu'ils ne sauraient avoir, en de- hors de l'esprit, aucune sorte de réalité. Dans l'introduction aux ouvrages inédits d'A- bailard, où M. Cousin a résumé, d'une manière supérieure, cette époque de la scolastique, il a fait justice de cette vaine subtilité, et montré l'identité parfaite du conceptualisme et du nomi- nalisme. Nous ne pouvons mieux faire que de citer les paroles qu'il met dans la bouche de Roscelin, répondant à son disciple devenu son adversaire : « Pour abstraire et généraliser au point d'ar- river à cette conception que vous appelez une es- pèce, il faut des mots, et ces mots-là sont néces- saires pour permettre à l'esprit de s'élever à une abstraction et à une généralisation plus haute encore, celle du genre. Vous me dites que, si les espèces ou les genres sont des mots, comme les genres sont la matière des espèces, il s'ensuit qu'il y a des mots qui sont la matière d'autres mots. Au langage près, qui vous appartient, tout cela n'est pas si déraisonnable. Comme c'est avec des idées moins générales que, dans la doctrine du conceptualisme, qui nous est commune, on arrive à des idées plus générales, de même c'est avec des mots moins abstraits qu'on fait des mots plus abstraits encore. Il est incontestable que, sans l'artifice du langage, il n'y aurait pas d'universaux, en entendant les universaux comme nous l'entendons tous les deux, à savoir : de pures notions abstraites et comparatives. Dune, encore une. fois, les universaux, précisément parce qu'ils ne sont que des notions, des concep- tions abstraites, ne sont que des mots; et si le nominalisme part du conceptualisme, le concep- tualisme doit aboutir au nominalisme. » [Intro- duction aux ouvrages inédits d'Abailard, in-4, Paris, 1836, p. 181.) Voy. Ahailard. CONCHES (Guillaume de), voy. GUILLAUME. CONCLUSION. On appelle ainsi, en logique, la proposition qu'on avait à prouver et qu'on GOND 291 — GOND déduit des prémisses. Ce terme a, comme on voit, un sens plus restreint que celui de con- séquence. La conséquence peut rester dans la pensée, elle peut se manifester dans l'action ou par certains effets autres que des idées ou des jugements. Par exemple, le relâchement des mœurs est la conséquence de l'affaiblissement des idées morales. Elle peut aussi se montrer immédiatement à la suite du principe. La con- clusion est une conséquence exprimée par une proposition et démontrée par voie de syllogisme, y. y. Syllogisme. autrefois on donnait aussi le nom de cou- ras aux différentes thèses ou propositions que l'on voulait démontrer et soutenir en public, sur les diverses parties de la philosophie, parmi lesquelles on comprenait la physique. CONCRET. C'est l'opposé et le corrélatif d'ab- strait. Une notion concrète nous représente un sujet revêtu de toutes ses qualités, et tel qu'il existe unis la nature. Une notion abstraite, au contraire, nous représente certaines qualités, certains attributs séparés de leur sujet et dé- pouillés de tous les caractères particuliers avec lesquels l'expérience nous les fait connaître, ou le sujet lui-même, la substance séparée de quel- ques-unes de ses facultés et de ses propriétés. Dans ce sens concret devient synonyme de parti- culier, et abstrait de général. — Voy. Abstrac- tion. CONDILLAC (Etienne Bonnot de) naquit à Grenoble, en 1715. Sa famille était une famille de robe. 11 eut un frère qui comme lui devint célèbre, l'abbé Mably. Tous deux furent destinés à l'Eglise, ma is tous deux n'eurent d'abbé que le nom, et l'un fut philosophe, l'autre publiciste. Cependant, quoique la vocation ecclésiastique de Condillac ne lût peut-être pas une vocation bien prononcée, son état et son caractère lui imposèrent une réserve dans ses opinions, une retenue dans sa conduite dont jamais il ne s'é- carta. Il s'enferma dans la sphère de la philo- sophie purement spéculative, il évita avec soin la plupart des questions de théodicée et de morale, il se tint à l'écart de la' philosophie mi- litante et audacieusement réformatrice de son temps. Venu jeune encore à Paris, il eut d'abord quelques relations avec Diderot et J. J. Rous- seau; mais ces relations ne furent pas intimes, et jamais il ne contracta d'engagements indis- crets et compromettants avec les philosophes contemporains. Devenu célèbre par ses ouvrages, il fut choisi pour précepteur de l'infant de Parme, dont, malgré sa méthode savante et analytique, il ne réussit pas à former un grand homme. Après cette éducation, il fut nommé à l'Aca- démie française à la place du célèbre gram- mairien, l'abbé d'Olivet. En 1780, il mourut paisible dans l'abbaye de Flux, près de Beau- gency, dont il était bénéficier. Le premier ou- vrage philosophique de Condillac est VEssai sur l'origine des co7inaissances humaines. Cette question de l'origine des connaissances humaines est pour Condillac, comme pour Locke, la ques- tion fondamentale et même unique de la philo- sophie. Dans ce premier ouvrage, Condillac suit fidèlement les traces de son maître Locke ; il reproduit la méthode, les questions, les prin- cipes, les conséquences de l'Essai sur l'enten- dement humain. Il distingue, comme Locke, dans l'homme, deux séries de pensées : la pre- mière, qui vient de la sensation : la seconde, qui a son origine dans le retour de l'âme sur ses propres opérations, et il donne une part à l'ac- tivité de l'âme dans la formation des idées. Plus tard il doit complètement nier l'intervention de cette activité. En effet, il faut distinguer deux époques dans la vie philosophique de Condillac : l'une où il reproduit fidèlement la philosophie de Locke ; l'autre où il l'altère profondément sous prétexte de lui donner plus d'unité et de rigueur. L'Essai sur l'origine des connaissances humaines et le Traité des sensations marquent ces deux phases de la philosophie de Condillac. La question de l'origine du langage et de ses rapports avec la pensée tient une grande place dans l'Essai sur l'origine des connaissances. Condillac l'a reprise et développée dans presque tous ses ouvrages, mais surtout dans sa Gram- maire. Il la traite avec une sorte de prédilection, et les erreurs dans lesquelles il est tombé sur ce sujet sont mêlées de beaucoup de vues ingé- nieuses et vraies. Locke avait signalé d'une ma- nière générale l'influence du langage sur la pen- sée; mais il n'avait pas analysé avec précision les rapports qui existent entre le langage et les diverses opérations intellectuelles de notre esprit. Condillac pousse plus loin que lui l'analyse, et, passant en revue toutes nos opérations intellec- tuelles, il a déterminé celles qui ne peuvent s'accomplir sans le langage et les signes, et celles qui n'ont pas besoin de leur secours. Nous pour- rions penser sans les signes ; mais notre pensée serait renfermée dans les bornes les plus étroites ; car nous serions réduits à la perception des objets extérieurs, et à l'imagination qui, en leur absence, nous en reproduit la figure; mais nous ne pourrions ni abstraire, ni généraliser, ni rai- sonner, et notre intelligence ne dépasserait pas celle des animaux, qui s'exerce uniquement par la perception et par la liaison des images. Ce sont les signes, selon Condillac, qui engendrent la réflexion, 1 abstraction, la généralisation, le raisonnement, et toutes les facultés par lesquelles l'intelligence de l'homme s'élève au-dessus de l'intelligence de l'animal. Condillac a raison d'affirmer que toutes ces facultés ne peuvent s'exercer qu'à la condition du langage ; mais si le langage en est la condition, il n'en est pas le principe, comme il semble le croire. La véritable cause de la supériorité de l'homme sur l'animal n'est pas dans les signes, mais dans l'excellence de sa nature, dans la supériorité de son intel- ligence et de sa volonté. Il n'est pas supérieur aux animaux parce qu'il possède le langage, mais il produit et perfectionne ce langage, parce qu'il est supérieur aux animaux. Condillac n'a pas compris que le langage était un effet avant d'être une cause : de là une continuelle exagé- ration de l'influence du langage sur les idées et sur les progrès des idées ; de là ce singulier axiome devenu célèbre : « Une science n'est qu'une langue bien faite. » Sans doute, dans un certain état de la science, une langue bien faite est une condition nécessaire de ses dévelop- pements ultérieurs; mais une langue bien faite ne suppose-t-elle pas antérieurement à elle des idées bien faites, des résultats bien enchaînés les uns aux autres dont elle est l'expression? Condillac s'est donc trompé en faisant du lan- gage la cause première et unique de toutes les erreurs, comme de tous les progrès et de toutes les découvertes de l'esprit humain. Il ne traite pas seulement la question des rap- ports du langage avec la pensée, mais aussi la question de l'origine du langage. 11 le considère comme le produit d'une invention purement humaine. Le premier langage que les hommes aient créé est le langage d'action. Us ont formé successivement le langage d'action en observant mutuellement les gestes, les cris inarticulés dont ils avaient coutume de se servir pour exprimer certains sentiments, certaines passions. Du lan- COND — 292 GOND gage d'action ils ont passé au langage parlé ; mais ce passage a été long et difficile. L'organe de la parole, n'étant pas exercé, se prêtait diffi- cilement d'abord aux articulations les plus sim- ples, et d'ailleurs le langage d'action a dû suffire pendant longtemps à l'expression des besoins, des sentiments et des idées des premiers hommes. 11 a donc fallu bien du temps et bien des géné- rations pour que ce langage parlé s'élevât au niveau du langage d'action, et il en a fallu plus encore pour qu'il le remplaçât dans l'usage ordi- naire de la vie. Telle est, en résumé, l'opinion de Gondillac" sur l'origine et la formation du langage. Nous croyons avec Condillac que le langage n'est pas, comme le pense une certaine école, un don miraculeux fait par Dieu à l'homme après la création, mais nous ne croyons pas cependant qu'il soit un produit arbitraire, une invention artificielle de l'homme, semblable à l'invention de l'imprimerie ou de la poudre à canon. Le langage est, il est vrai, un produit de l'activité de l'homme, mais il en est un produit naturel et nécessaire. Ainsi le langage d'action est naturel, chaque sentiment, chaque passion a sa pantomime naturelle, la même chez tous les hommes, et comprise également par tous anté- rieurement à toute convention. Nous croyons que le langage parlé est également naturel, non pas dans ses formes, mais dans son principe. L'homme, par une loi de son organisation physio- logique, a été constitué pour parler, pour arti- culer. Construit pour l'articulation, l'organe de la voix a tout d'abord articulé sans peine et sans efforts. En outre de cette loi, de sa constitution physiologique, l'observation prouve qu'il y a dans sa constitution intellectuelle uns autre loi par laquelle il est naturellement disposé à prendre l'articulation comme signe de ses pensées, et peut-être même telle ou telle espèce d'arti- culation plutôt que telle autre pour exprimer telle ou telle pensée. L'homme a donc naturel- lement parlé, et il a construit le langage en sui- vant plus ou moins ces règles de logique, ces lois de l'analogie qui sont naturelles à l'intel- ligence humaine. Voilà pourquoi le langage parlé, comme le langage d'action, est universel: voilà pourquoi il ne s'est pas encore rencontré de peuplade si grossière et si sauvage qui n'eût sa langue, et une langue avec des principes et des règles en une harmonie plus ou moins rigoureuse avec ces lois de la logique et de l'analogie, sous l'empire desquelles est placé et opère même à son insu l'esprit humain. Con- dillac démontre parfaitement que le langage est nécessaire au développement intellectuel et moral de l'homme. Comment donc comprendre que Dieu n'ait pas mis dans l'homme, en le créant, le germe de tout ce qui était nécessaire à l'exis- tence et au développement de son être intel- lectuel et moral? comment comprendre que dès l'origine il n'ait p;is mis en lui la faculté de créer le langage? Ainsi, notre opinion sur l'o- rigine du langage est placée à égale distance entre l'hypothèse de l'école théologique, d'après laquelle le langage serait un don miraculeux fait par Dieu à l'homme, et l'hypothèse de l'école sensualiste, d'après laquelle il serait une invention arbitraire et artificielle de l'activité humaine. Revenons de la question du langage à l'on- de nos connaissances et de la génération de nos facultés. Après avoir fidèlement suivi les tr.-n-cs de Locke; Condillac s'en écarte, et construit un système qui lui est propre, sinon par le prin- cipe et par le fond, au moins par la forme et par les développements systématiques qu'il lui a d'innés. L'expression la plus rigoureuse de ce système est contenue dans le Traité des sen- sations. Séduit par l'appât trompeur d'une ap- parente et fausse unité, Condillac croit pouvoir ramener toutes nos facultés et la réflexion e même au principe unique de la sensation. De là une différence profonde entre le Traité des sensations et VEssai sur l'entendement humain ; différence dont quelques historiens de la philo- sophie n'ont peut-être pas tenu assez de compte. Locke distingue deux sources de nos idées : la réflexion, principe actif, et la sensation principe passif; il admet l'activité de l'âme, il reconnaît l'intervention nécessaire de cette activité dans la formation de nos idées. Condillac, au contraire, nie cette activité, et prétend faire dériver toutes nos facultés et toutes nos idées du principe unique de la sensation; et, dans la réflexion elle-même, il ne voit qu'une transformation de la sensation. L'âme est, à l'origine, une table rase; toutes les idées viennent de l'expérience : voilà le point commun entre Locke et Condillac. Mais dans la formation des idées qui viennent s'imprimer sur cette table rase, l'un fait intervenir l'activité, l'autre la supprime : voilà la différence. Le plan du Traité des sensations est à peu près le même que celui de VEssai analytique sur les facultés de Vâme, par Charles Bonnet. Condillac suppose une statue organisée intérieu- rement comme nous, animée par un esprit qui n'a encore reçu aucune idée, et il ouvre succes- sivement aux diverses impressions dont ils sont susceptibles chacun des sens de cette statue. Il commence par l'odorat, parce que l'odorat est, de tous les sens, le moins étendu, celui qui semble contribuer le moins aux connaissances de l'es- prit. Il fait ensuite subir la même épreuve à chacun des autres sens. Puis, après avoir exa- miné les idées qui découlent de chacun de ces sens considéré isolément, il analyse celles qui dérivent de l'action combinée de plusieurs sens; et ainsi, en partant d'une simple sensation d'o- deur, il élève graduellement sa statue à l'état d'être raisonnable et intelligent : car il n'a pas seulement la prétention de décrire les facultés et les idées qui en dérivent, mais d'en expliquer la génération. Or, voici cette génération qVil déduit de l'analyse de nos sensations. Il dis- tingue deux sortes de facultés : les facultés in- tellectuelles, qu'il rapporte toutes à une faculté générale, à l'entendement; et les facultés affec- tives, qu'il rapporte toutes aussi à une faculté générale, à la volonté. Or, ces facultés, soit intellectuelles, soit affectives, dérivent ioutes également d'un principe unique, de la sensation. « Locke, dit-il dans les premières pages du Traité des sensations, distingue deux sources de nos idées : les sens et la réflexion. Il serait plus exact de n'en reconnaître qu'une, soit parce que la réflexion n'est dans son principe que la sen- sation elle-même, soit parce qu'elle est moins la source des idées que le canal par lequel elles découlent des sens. » C'est ainsi que Condillac fait tout d'abord le procès de la réflexion, éli- mine l'activité de l'àme, et, dans l'intérêt d'une unité trompeuse, altère profondément la doctrine de Locke. Le but que Condillac se propose est donc de démontrer que toutes les facultés, toutes les capacités de l'âme, sans aucune exception, telles que l'attention, la comparaison, le ju- gement, le raisonnement, les passions, la volonté, ne sont que la sensation elle-même diversement transformée. Voici comment, selon Condillac. S lieu cette génération. Lorsqu'une multitude de sensations, ayant toutes à peu près le m&me degré de vivacité, se font sentir en nu à un même individu, dont l'âme, pour la pie- GOND — 293 GOND micre fois, commence à connaître et à sentir, la multitude de ces impressions ôte toute action à son esprit, et il n'est encore qu'un animal qui sent. Mais si, au milieu de cette foule de sen- sations, une seule d'une grande yivacité se pro- duit dans l'âme, ou vient à prédominer sur toutes les autres, aussitôt l'esprit est tout entier attaché à cette sensation, qui, en raison de sa vivacité, absorbe toutes les autres. Or, cette sen- sation unique, prédominante, devient l'attention, ou, pour employer la formule sacramentelle de Condillac, se transforme en attention. Cette transformation de la sensation en attention est la pierre fondamentale de toute la théorie des facul- tés de l'âme, développée au chapitre n du Traité des sensations : « A la première odeur, la capa- cité de sentir de notre statue est tout entière à l'impression qui se fait sur son organe : voilà ce que j'appulle attention. » Si donc l'attention est quelque chose de plus qu'une sensation vive, toute cette théorie est ruinée dans son fon- dement. Or; qui ne comprend la différence pro- fonde qui existe entre ces deux faits : être vivement impressionné, et être attentif? Être vivement impressionné ne dépend pas de nous ; être attentif dépend de nous. Entre une sensation vive et l'attention, il y a donc toute la différence qui sépare l'activité de la passivité. De la sensation, selon Condillac, sort l'atten- tion ; de l'attention sortent à leur tour toutes les autres facultés de notre intelligence. Et, puisque l'attention n'est qu'une sensation, en dernière analyse, toutes ces autres facultés, soit intellectuelles, soit effectives, dérivent de la sen- sation. A une première attention peut en succéder une nouvelle, c'est-à-dire une sensation qui se transforme aussi en attention par la vivacité. Mais l'impression que la première sensation a faite sur notre âme se conserve encore, l'expé- rience le prouve en raison de sa vivacité. Notre capacité de sentir se trouve alors partagée entre la sensation que nous avons eue et la sensation que nous avons. Nous les apercevons à la fois toutes les deux; mais nous les apercevons diffé- remment : l'une nous paraît passée, l'autre nous paraît actuelle. A l'impression actuelle on donne le nom d'attention; à l'impression qui s'est faite dans l'âme, et qui ne s'y fait plus, on donne le nom de mémoire. La mémoire, comme l'atten- tion, n'est donc qu'une sensation transformée. Dès que notre intelligence se trouve ainsi par- tagée entre deux attentions, nécessairement eile les compare; car, dès qu'il y a double attention, il y a comparaison. Être attentif à deux idées, ou les comparer, c'est la même chose. La com- paraison n'est donc autre chose qu'une double attention; et, l'attention n'étant qu'une sensa- tion, la comparaison n'est encore qu'une sensa- tion transformée. Mais on ne peut comparer deux idées sans apercevoir entre elles quelque ressemblance ou quelque différence. Or, aperce- voir de pareils rapports, c'est juger. Les actions de comparer et déjuger ne sont donc que l'atten- tion elle-même. Le raisonnement n'étant qu'une suite de jugements, il se ramène avec la même facilité à l'attention, c'est-à-dire à la sensation. La réflexion elle-même n'est que l'attention qui se porte successivement sur les diverses parties d'un objet. Ainsi, pour Condillac, la réflexion n'est qu'une sensation transformée, et ne signifie plus un principe actif comme dans le système de Locke. Il démontre de la même manière que la sen- sation en se transformant, engendre toutes les facultés de la volonté. La première des facultés de la volonté est le besoin ou le désir. Du désir naissent toutes les affections de l'âme, et le désir lui-même naît de la sensation. Chaque sensa- tion, considérée en elle-même, est agréable ou désagréable ; sentir, et ne pas être affecté agréa- blement ou désagréablement, sont des expres- sions contradictoires. C'est le plaisir ou la peine inhérents à la sensation, qui produisent, excitent l'attention, d'où se forment la mémoire et le jugement. Nous ne saurions donc être mal ou moins bien que nous n'avons été; sans comparer l'état où nous sommes avec l'état par lequel nous avons déjà passé. Cette comparaison nous fait juger qu'il est important pour nous de chan- ger de situation ; nous sentons le besoin de quel- que chose de mieux. Bientôt la mémoire nous rappelle l'objet que nous croyons pouvoir con- tribuer à notre bonheur, et. à l'instant même, l'action de toutes nos facultés se dirige vers cet objet. Cette action des facultés constitue le désir. Qu'est-ce donc que le désir, sinon l'action même des facultés de l'entendement, déterminé vers un objet particulier par l'inquiétude que cause la pri- vation de cet objet? Du désir naissent à leur tour toutes les affections, toutes les passions ; car la passion n'est autre chose qu'un désir vif, un désir dominant. L'amour, la haine, l'espérance, la crainte naissent aussi du désir, ne sont que le désir lui-même envisagé sous différents as- pects. Lorsque le désir qui possède l'âme est de telle nature que nous avons grand intérêt à le satisfaire, et lorsque l'espérance nous a appris qu'il pouvait être satisfait, alors l'âme ne se borne pas à désirer ; elle sent, et le désir se transforme en volonté. La volonté est un désir absolu, un désir tel que nous pensons pouvoir le satisfaire. Condillac conserve donc le mot de volonté comme il a conservé le mot de réflexion, tout en supprimant le fait d'activité volontaire et libre qu'ils expriment tous les deux si for- tement dans notre langue. Telle est l'explication que donne Condillac de la génération des facultés de l'âme. Il la résume lui-même parfaitement dans le passage suivant : « Si nous considérons que se ressouvenir, com- parer, juger, discerner, imaginer, être étonné, avoir des idées abstraites, en avoir du nombre et de la durée, connaître des vérités générales et particulières, ne sont que différentes maniè- res d'être attentif; qu'avoir des passions, aimer, haïr, espérer, craindre et vouloir, ne sont que différentes manières de désirer; et qu'enfin être attentif et désirer, ne sont dans l'origine que sentir, nous conclurons que le sensation enve- loppe toutes les facultés de l'âme. » Mais si toutes les opérations de l'âme se ré- duisent à la sensation diversement transformée, qu'est-ce que l'âme elle-même, qu'est-ce que le moi? Condiliac répond à cette question : « Le moi de chaque homme n'est que la collection des sensations qu'il éprouve et de celles que la mémoire lui rappelle, c'est tout à la fois la con- science de ce qu'il est et le souvenir de ce qu'il a été. » L'âme n'étant qu'une collection, d'après Condillac, il en résulte qu'elle n'est pas une réalité vivante, active, indivisible, elle n'est qu'une pure abstraction, elle n'a point d'identité, d'unité, ou du moins elle n'a qu'une identité et une unité purement artificielles, purement no- jiiinales. Étrange démenti donné à la conscience, opinion absurde, mais logique, qui dérive d'une psychologie superficielle s'arrètant à la surface des phénomènes sans remonter à leur principe, c'est-à-dire à la force essentiellement active dont ils sont les modifications ou les actes ! Mais si Condillac est sensualiste, il n'est pas cependant matérialiste comme plusieurs philo- sophes de la même école. Il insiste sans cesse CONI) — 294 — COND sur ce point important que le si 'lc de la sensa- [ion est dans l'âme et non dans les organes : il distingue avec soin la psychologie de la physio- 1 gie. 11 serait même beaucoup plus juste de l'ac- cuser d'idéalisme que de matérialisme, car il a une tendance marquée à ne considérer nos sen- sations que comme des modifications de nous- mêmes purement subjectives, et il va jusqu'à affirmer que nous ne connaissons jamais que notre propre pensée. « Soit que nous nous éle- vions, dit-il [Art de penser, ch. i), jusque dans les cicux, soit que nous descendions jusque dans les abîmes, nous ne sortons point de nous- mêmes; ce n'est jamais que notre propre pensée que nous apercevons. » Dans sa lettre sur les aveugles, Diderot cite cette phrase, et, faisant un rapprochement ingénieux entre Condillac et Berkeley, il remarque avec raison que cette maxime contient le résultat du premier dialo- gue de Berkeley et le fondement de tout son système. Condillac a répété à peu près dans presque tous ses ouvrages, et surtout dans la Grammaire et dans la Logique^ cette analyse des facultés de l'àme développée dans le Traité des sensa- tions. Sa confiance en la vérité de celte analyse est si grande, qu'il va jusqu'à dire qu'en géo- métrie il n'y a pas de vérité mieux démontrée. C'est du point de vue de cette analyse qu'il juge l'histoire de la philosophie tout entière dans la- quelle, avant Locke, il n'aperçoit qu'épaisses té- nèbres, rêves et chimères. Pour nous, au con- traire, qui ne partageons pas l'aveuglement sys- tématique de Condillac et de son école, il nous semble qu'aucune théorie des facultés de l'âme, qu'aucune philosophie, puisque la philosophie tout entière consiste, selon Condillac, dans l'ex- plication de la génération des facultés, n'a jamais mutilé et défiguré davantage l'âme humaine. L'homme de Condillac, dépourvu de toute force pour réagir contre le monde extérieur, et ne posséd mtenlui le germe d'aucune connaissance, ni aucune tendance naturelle, n'est autre chose que l'écho de la sensation et du monde exté- rieur; il n'est que ce que l'action du monde ex- térieur le fait être ; toute son intelligence est fille de la sensation, ou plutôt n'est que la sen- sation elle-même diversement transformée. Non- seulement pour elle il n'y a plus de vérité, de beauté, de justice absolue ; mais encore plus de pouvoir de se commander à elle-même et de résister au monde extérieur et à la sensation. Tel est l'homme de Condillac. Cet homme n'est qu'une fiction; cette nature que Condillac a dé- crite n'est point notre nature ; celui qui l'a créée, l'a créée sur un autre modèle et d'après d'autres proportions. Sans nous arrêter à réfuter ici l'idée si fausse que Condillac s'est faite de la philosophie (voy. le mot Sensualisme), signalons les erreurs et les lacunes les plus graves de sa théorie des facul- tés. Négation de l'énergie propre de la raison, négation de l'activité personnelle de l'âme, telles sont les deux erreurs fondamentales du système de Condillac. La première, comme il a déjà été remarqué, lui est commune avec Locke; la se- conde lui est particulière. Condillac, de même que Locke, nie l'existence de toute idée natu- relle, de toute vérité universelle et absolue; il nie l'infini ou. du moins, tente de l'expliquer p ir le fini : erreur fondamentale d'où sorl ta néga- de toute ontologie, de toute vérité absolue, de tout droit et de tout devoir. Pour la réfuta- lion de cette erreur et l'appréciation de ses con- séquences, nous renvoyons à l'article sur Locke d<*nt Condillac n'a l'ait que reproduire la polé- mique contre les idées innées. En outre. Con- dillac a nie, ou du moins entièrement méconnu le fait de l'activité de l'âme. Il conçoit l'âme comme une table rase qui ne fait qu'enregistrer passivement les empreintes qui lui viennent du dehors par l'intermédiaire des sens. Une I conception de la nature de l'âme n'est qu'une vaine hypothèse en opposition avec le témoignage de là conscience. Comment, en effet, nous con- naissons-nous nous-mêmes, et à quelle condi- tion? Nous nous connaissons comme une cause, comme une force toujours agissante. Le moi ne peut se saisir lui-même, et s'affirmer comme moi qu'à la condition de se distinguer de ce qui n'est pas moi, de s'opposer au non-moi. Or pour se distinguer, pour s'opposer, il faut nécessaire- ment agir et réagir : donc tout fait de conscience suppose l'activité du moi; donc le moi est actif, non pas seulement dans telle ou telle classe de phénomènes, mais dans tous les phénomènes de conscience sans exception ; il est une force et il a l'activité pour essence. C'est là ce qu'a démontré M. Maine de Biran, et c'est par là que la philosophie du xixe siècle a commencé à rompre avec la philosophie de Condillac. Jus- qu'alors, pendant un espace de presque cin- quante ans, cette philosophie avait régné sans rivale, et le Traité des sensations avait été l'évangile philosophique de la France. Quand on considère combien une telle philosophie est dé- pourvue de tout ce qui peut, à défaut de vérité, séduire les esprits et entraîner les imaginations, on a de la peine à se rendre compte de sa prodi- gieuse fortune et de sa longue domination. Néan- moins on peut l'expliquer par l'action de deux sortes de causes, les unes générales et les autres particulières. La grande cause qui, au xvine siè- cle, fit triompher la philosophie sensualiste de la philosophie cartésienne, c'est son alliance avec les idées de réforme', de mouvement, de progrès. Mais, indépendamment de cette cause générale, on trouve dans la nature même et dans les caractères de la doctrine de Condillac des causes particulières qui peuvent expliquer en partie son succès. Nul doute que la simplicité, la clarté, la rigueur apparente des ouvrages dans lesquels elle est contenue et développée n'aient beaucoup contribué à rendre populaire cette doctrine. Elle est à la portée de toutes les intel- ligences; elle semble, au premier abord, avoir tout simplifié, tout éclairci en métaphysique, et un esprit superficiel, séduit par cette simplicité et cette clarté, peut bien s'imaginer qu'il pos- sède la métaphysique tout entière, et que le dernier mot de la science de l'esprit humain a été dit par Condillac. Mais du jour où cette doc- trine a été sérieusement examinée en elle-même dans son principe et dans ses conséquences, de ce jour elle a été jugée et condamnée sans re- tour. C'est la gloire de la philosophie française de notre temps d'avoir détruit son règne et de lui avoir substitué une philosophie plus vaste et plus profonde, qui a remis en lumière ces grands faits de la nature humaine niés ou mé- connus par l'école sensualiste, à savoir l'activité essentielle de l'âme humaine et la réalité de l'infini et de l'absolu avec lequel nous entrons en rapport par la raison. Il n'y a plus aujour- d'hui dans le, monde scientifique de partisans avoués de la doctrine de Condillac, et son der- nier i mt est descendu dans la tombe avec M. Dcstutt de Tracy. Ouvrages de Condillac : Essai sur l'origine des connaissances humaines, 2 vol. in-12. Amst., 1746; — Traité des systèmes^ 2 vol. in-12, ib., 1749; — Recherches sur Vorigine des idées que nous avons de la beauté, 2vol. in-12. ib., 1749; — Traité des sensations, 2 vol. in-12, Paris et COND — 295 — COND Londres, 1754; — Traité des animaux, 2 vol. in-12, Amst., 1755; — Cours d'études pour l'in- struction dwprince de Parme (renfermant : Grammaire, Art d'écrire, Art de raisonner, Art de penser, Histoire générale des hommes et des empires), 13 vol. in-8, Parme, 1769-1773; — le Commerce et le Gouvernement considérés re- lativement l'un à Vautre, in-12, Amst. et Paris, 1776 ; — Logique, in-12, Paris, 1781 ; — Langue des calculs (ouvrage posthume), in-12, ib.; 1798. Les œuvres complètes de Condillac ont été pu- bliées en 23 vol. in-8, Paris, 1798. D'autres édi- tions ont paru plus tard. F. B. CONDORCET (Marie-Jean-Antoine-Nicolas Ca- ritat, marquis de) naquit le 17 septembre 1743, à Ribemont en Picardie. Il n'avait encore que quatre ans lorsqu'il perdit son père. Sa mère, dont l'ardente piété allait jusqu'à la supersti- tion, pour préserver son fils unique des dan- gers qui entourent l'enfance, l'avait voué au bianc, comme dit le peuple, et jusqu'à l'âge de dix ans il ne connut d'autres vêtements et d'au- tres jeux que ceux des jeunes filles : ce qui ex- plique en partie, au physique, la délicatesse de sa complexion; au moral, cette timidité, cette réserve excessive dont, en public du moins, il ne put jamais se défaire, et qu'on prit quelquefois pour de la froideur. C'est cette froideur appa- rente, comparée à l'exaltation réelle de son âme, qui le faisait appeler par d'Alembert un volcan couvert de neige. A onze ans, son oncle, Jacques-Marie de Con- dorcet, qui occupa successivement comme évo- que les sièges de Gap, d'Auxerre et de Lisieux; le confie aux soins d'un membre de la Société de Jésus, le P. Giraudde Kéroudon. A treize ans, il remporta le prix de seconde au collège des Jésuites, à Reims. De là il passe au collège de Navarre, à Paris, et il y soutient, à peine entré dans sa seizième année, avec un éclat inaccou- tumé, une thèse de mathématiques en présence de Clairaut, de d'Alembert et de Fontaine, qui lui annoncèrent dès lors le plus brillant avenir. Les encouragements de ces hommes illustres déterminèrent, contre le gré de sa famille, qui le cons terait au métier des armes, sa vocation scientifique, et décidèrent de la direction qu'il imprima d'abord à ses travaux. Deux mémoires rem irquables, l'un Sur le calcul intégral, l'au- tre Sur le problème des trois corps, publiés en- semble sous le titre d'Essais d'analyse (in-4, Paris, 1768), lui valurent l'admiration de La- grange. Les Éloges de quelques académiciens morts depuis 1666 jusqu'à 1699 (in-12, Paris, 1773), l'un de ses meilleurs ouvrages, le signa- lèrent aux suffrages de ses confrères comme se- cret are perpétuel de l'Académie; et, en effet, Grandjean de Fouchy étant venu à mourir, il fut élu à sa place. D'Alembert, dont il devint plus tard l'ami intime et l'exécuteur testamentaire, avait fait du jeune Condorcet un mathématicien; Turgot en lit un économiste et un philosophe. Condor- cet, dans cette double carrière, s'en tint à peu près à développer, à populariser, à servir les idées et les croyances de son illustre et géné- reux ami. Depuis sa Lettre d'un laboureur de Picardie à M. Necker, jusqu'à cette Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain (in-8, Paris, 1795), le dernier et le plus important de ses écrits, il n'a pus, sur ces ma- tières, publié un ouvrage dont Turgot ne lui ait fourni le thème. Peut-être aussi faut-il rapporter à son com- merce avec Voltaire, et au besoin qui paraît le dominer d'imiter tout ce qu'il admire, ses essais en littérature. Ce qui est certain, c'est que ce fut après avoir visite avec d'Alembert le patriarche de Ferney, en 1770, qu'il se tourna de ce côté. Si Lettre d'un théologien à l'auteur du Diction- nairewdes trois siècles date de 1772 (in-8, Berlin) ; son Éloge et ses Pensées de Pascal ont été pu- bliés pour la première fois à Londres, en 1773 (in-8). C'était d'ailleurs un titre que ses amis l'engagèrent à se donner aux suffrages de l'Aca- démie française, où il n'arriva cependant qu'en 1782. Il prit pour texte de son discours de ré- ception : Les avantages que la société peut reti- rer de la réunion des sciences physiques aux sciences morales. Trois ans plus tard, en 1785, il publia ses Essais sur l'application de l'analyse à la probabilité des décisions rendues à la plu- ralité des voix, ouvrage qui reparut après sa mort, entièrement refondu, et avec de nombreu- ses additions, sous ce titre : Éléments de calcul des probabilités et son application aux jeux de hasard, à la loterie et aux jugements des hom- mes, avec un discours sur les avantages des mathématiques sociales, et une Notice sur M. de Condorcet (in-8, Paris, 1804). En 1786, il fit pa- raître à Londres une Vie de Turgot (in-8), qui fut aussitôt traduite en allemand et en anglais. Le même honneur a été fait à sa Vie de Voltaire, publiée à Genève en 1787 (2 vol. in-18), et repro- duite en tête de quelques éditions des œuvres de Voltaire, entre autres celles de Kehl. Condorcet fut, en outre, un des collaborateurs les plus actifs de l'Encyclopédie, et il fournit quelques articles à la Bibliothèque de l'homme public (28 vol. in-8, Paris, 1790-1792). Membre des Académies de Berlin, de Pétersbourg. de Turin, et de l'Institut de Bologne; il enrichit les mé- moires de ces diverses sociétés savantes de plu- sieurs travaux remarquables qui demandent en- core à être réunis. La vie et les écrits politiques de Condorcet se rattachent trop étroitement aux plus grands événements de notre histoire, pour qu'il nous soit possible d'en parler ici. Nous dirons seule- ment comment il mourut, et dans quelles circon- stances il écrivit son dernier ouvrage, le seul par lequel il appartienne véritablement à l'histoire de la philosophie. Après la journée du 31 mai, proscrit par la Con- vention comme complice de Brissot, il trouva un asile chez Mme Vernet, proche parente des célè- bres peintres de ce nom, et qui tenait, rue Ser- vandoni, n° 21, une maison garnie pour des étu- diants. C'est là que, sans livres, abandonné aux seules ressources de sa mémoire, il composa son Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain. Chaque soir il remettait à sa bienfaitrice les feuilles qu'il avait écrites dans la journée, et jamais il ne relut ni le travail de la veille, ni l'ouvrage dans son ensemble. Cependant un décret de la Convention étant venu menacer de mort quiconque oserait recueillir un proscrit, Condorcet ne put se résoudre à compromettre plus longtemps cette généreuse femme, qui, pendant huit mois, était parvenue à le soustraire à toutes les recherches. « Il faut que je vous quitte, lui dit-il un jour; je suis hors la loi. — Vous êtes hors la loi ! lui répondit-elle , mais vous n'êtes pas hors l'humanité, et vous resterez. » Mais Con- dorcet n'accepta point cet admirable dévouement. Profitant d'un instant où il n'était pas surveillé, il s'échappa de sa retraite, à peine vêtu, le 5 avril 1794; et après avoir passé plusieurs jours dans la situation la plus horrible, couchant la nuit dans les carrières abandonnées^ il fut arrêté, à Clamart, dans une auberge, ou la faim l'avait forcé d'entrer. Conduit aussitôt à Bourg-la-Reine, il y fut jeté dans un cachot ; et lorsqu'on vint le lendemain pour l'interroger, on le trouva mort. i ;< in i » — 296 — COND ait fait usage du poison que, depuis quelque temps, il portait sur lui, dans le chaton de sa bague, pour se dérober au supplice. De tous les ouvrages de Condorcet, un seul, comme nous l'avons déjà dit. appartient vérita- blement au sujet de ce recueil : c'est celui qu'il composa dans la maison de la rue Servandoni, et que nous allons essayer de faire connaître par une courte analyse. L'Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain n'est, pour ainsi dire, que le programme d'un ouvrage plus considérable que Condorcet voulait écrire sur le même sujet, et dont il commença même Texécution dans quel- ques fragments qui nous ont été conservés. Son but est de nous montrer, par le développement des facultés humaines à travers les siècles, que l'homme est un être essentiellement perfectible; que, depuis le jour de son apparition sur la terre, il n'a pas cessé d'avancer par une marche plus ou moins rapide vers la vérité et le bonheur, et que nul ne peut assigner un terme à ses progrès futurs, car ils n'en ont pas d'autre que la durée même du globe où la nature nous a jetés; ils continueront tant que la terre occupera la même place dans le système de l'univers, et tant que les lois de ce système n'auront pas amené un bouleversement général. Mais ne voir dans l'histoire de l'humanité qu'une suite non interrompue de progrès, c'est tout jus- tifier, c'est accepter tout ce qui s'est fait et tout ce que l'on croyait avant nous, comme une pré- paration nécessaire à nos propres idées et à nos institutions les plus chères. Or, on sait que Con- dorcet était bien éloigné de cette indulgence pour le passé. Aussi a-t-il soin de nous prévenir qu'en nous faisant assister au développement de la per- fectibilité humaine, il veut nous signaler en même temps les obstacles qui l'ont arrêté quel- quefois, et les influences funestes qui ont fait ré- trograder plusieurs peuples d'une civilisation déjà avancée vers les ténèbres de la plus gros- sière ignorance. La superstition et la tyrannie, telles sont, d'après lui, c'est-à-dire d'après le langage et l'esprit de son temps, les causes de toutes les erreurs, de toutes les calamités qui ont régné parmi les hommes, et la source inépui- sable des déclamations par lesquelles il se croit obligé d'interrompre à chaque pas son intéres- sante exposition. L'ouvrage est partagé en dix époques : dans les neuf premières nous voyons la suite des progrès que l'esprit humain a déjà accomplis depuis les temps les plus obscurs et les plus reculés jusqu'à l'établissement de la république française ; la dixième, qui est de beaucoup la plus curieuse, nous offre en quelque sorte une description pro- phétique de l'avenir ; elle nous montre les géné- rations futures conduites par degrés à un état où la science, la vertu, la liberté et le bonheur sont unis par un lien indissoluble. Le premier ét;it de la civilisation est celui de quelques peuplades isolées subsistant de la pê- che ou de la chasse, ne connaissant pour toute industrie que l'art de construire des cabanes, des ustensiLes de ménage et quelques armes grossières, mais possédant déjà une langue ar- ticulée, une sorte d'autorité publique et les ha- bitudes de la famille. A la chasse et à la pêche nous voyons succéder 1 1 vil; pastorale, qui consacre, avec le droit de propriété, l'inégalité des conditions, puis la do- mesticité et bientôt l'esclavage, mais qui en même temps laisse à l'homme assez de loisirs pour cultiver son intelligence, pour inventer quelques arts, entre autres la musique, et pour acquérir les premières notions de l'astronomie. Les peuples pasteurs, à leur tour, sont i placés par les peuples agriculteurs, au sein d quels les arts, les professions et les classes de la société se multiplient. A la suite de ce change- ment, les progrès deviennent plus rapides et plus faciles : car, d'un côté, il existe plus de loisirs pour la culture des sciences; de l'autre, la distinction des professions ne peut manquer d'être favorable au perfectionnement des arts; l'abondance des fruits de la terre donne l'idée des échanges et fait naître des relations entre des peuples jusque-là isolés les uns des autres; enfin, le dernier résultat de cette civilisation, c'est l'in- vention de l'écriture alphabétique. Relativement à ces trois premières époques, Condorcet avoue qu'il n'a pu nous donner que de simples conjectures, appuyées de quelques ob- servations générales sur la nature de l'homme et le développement de ses facultés. La quatrième et la cinquième embrassent toute la civilisation grecque et romaine, depuis l'origine de ces deux peuples jusqu'à l'invasion des barbares. Mais ici nous nous bornerons à citer les jugements portés par Condorcet sur quelques-uns des systèmes philosophiques nés sous l'empire de cette civili- sation fameuse. Avant Socrate, il ne trouve à louer que les systèmes de Pythagore et de Dé- mocrite, dans lesquels, à ce qu'il nous assure, on reconnaît aisément ceux de Newton et de Descartes. En effet, Démocrite et Descartes ont également voulu expliquer tous les phénomènes de l'univers par les propriétés de la matière et du mouvement. Newton et Pythagore ont re- connu l'un et l'autre le vrai système du monde, et les nombres du philosophe grec ne signifient pas autre chose que l'application du calcul aux lois de la nature. Le caractère de Socrate est assez bien apprécié ; il a voulu substituer la méthode d'observation aux hypothèses ambi- tieuses où la philosophie s'égarait avant lui, et à l'esprit sophistique qui la faisait descendre aux plus puériles arguties. La méthode de Socrate est également applicable à tous les objets que la nature a mis à notre portée, et ne mérite pas le reproche de ne laisser subsister d'autre science que celle de l'homme moral. Platon est traité plus durement. On ne lui pardonne ses rêveries et ses frivoles hypothèses qu'en faveur de son style, de sa morale et de certains principes de pyrrhonisme que l'on croit reconnaître dans ses Dialogues. Dans la philosophie d'Aristote, rien n'a trouvé grâce, que le principe qui fait dériver de la sensation toutes nos connaissances. Le sys- tème des stoïciens, même la partie métaphysi- que de ce système, est traité avec indulgence, et dans plus d'une occasion Condorcet semble in- cliner à la croyance d'une âme du monde et d'une immortalité sans conscience. Mais toute sa sympathie est pour la morale d'Épicure, telle qu'il l'entend et qu'il se plaît à la développer : suivre ses penchants naturels en sachant les épu- rer et les diriger; observer les règles de la tem- pérance, qui prévient la douleur en nous assu- rant toutes les jouissances que la nature nous a préparées; se préserver des passions haineuses ou violentes qui tourmentent le cœur; cultiver, au contraire, les affections douces et tendres , re- chercher les plaisirs qui résultent d'une bonne action et éviter la douleur du remords; « telle est, dit-il, la route qui conduit à la fois et au bonheur et à la vertu. » Après avoir fait aux Grecs une part immense dans l'histoire de l'intelligence humaine, Condor- cet daigne à peine parler des Romains : à l'en croire, Ta civilisation ne leur doit rien que la ju- risprudence ; encore cette science, telle que les Romains nous l'ont transmise, a-t-clle servi à COND répandre plus de préjugés odieux que de vérités utiles. Le moyen âge, qui remplit les deux époques suivantes, est traité avec toute l'injustice qu'on devait attendre d'un philosophe du xvin* siècle. Après le triomphe des idées chrétiennes sur le paganisme, toute liberté d'esprit, toute trace de civilisation disparaît, jusqu'à ce que les Arabes viennent rendre à l'Occident quelques faibles débris de la science de l'antiquité. Condorcet veut bien admettre cependant que la scolastique n'a pas été entièrement inutile, et que ses argumen- tations si subtiles, ses distinctions et ses divi- sions sans nombre ont préparé les esprits à l'a- nalyse philosophique. La huitième époque commence à l'invention de l'imprimerie et se termine par Descartes. Con- dorcet reconnaît en lui, avec beaucoup de jus- tesse, le vrai fondateur de la liberté philosophi- que parmi les modernes, et le premier qui ait cherché, dans l'observation des opérations de l'esprit, les vérités premières dont toute science a besoin. Un tableau très-animé du mouvement des es- prits pendant le dernier siècle, remplit à lui seul la neuvième époque. Il résume en lui tous les efforts précédents, et a mis au jour des vérités que, selon l'expression de Condorcet, il n'est plus permis ni d'oublier ni de combattre. Parmi ces vérités sont comptés en première ligne la philo- sophie de Locke et de Condillac, les principes politiques de Rousseau, et surtout la doctrine de la perfectibilité indéfinie de l'espèce humaine, dont tout l'honneur est rapporté à Price, à Priest- ley et à Turgot. Nous voici enfin arrivés à la partie la plus ori- ginale et la plus intéressante du livre de Con- dorcet, celle qui renferme la prédiction de nos destinées à venir. Tous les progrès qui restent encore à faire à l'espèce humaine doivent abou- tir à ces trois résultats : la destruction de l'iné- galité entre les citoyens d'un même peuple; la destruction de l'inégalité entre les nations ; le perfectionnement de la nature même de l'homme et des facultés dont elle est douée. Pour obtenir le premier de ces trois résultats, l'égalité entre les citoyens d'un même peuple, il faut d'abord faire disparaître l'inégalité des richesses par la destruction des monopoles, par l'abolition de toutes les mesures qui entravent l'industrie et le commerce, par l'extension des avantages du crédit à toutes les classes de la société, enfin par l'établissement des caisses d'épargne et des caisses d'assurance. Mais ces moyens purement maté- riels ne suffisent pas; il faut répartir aussi d'une manière équitable les avantages de l'instruction. Sans espérer, sur ce point, une égalité impossi- ble, il faut enseigner à chacun les connaissances qui lui sont nécessaires pour n'être point dans la dépendance d'un autre, pour faire lui-même ses affaires, pour connaître ses droits et ses devoirs, pour savoir défendre les uns et remplir les autres. Avec le bien-être et l'instruction des hommes, on verra croître aussi leur moralité, et voici com- ment : telle sera dans l'avenir la perfection des lois et des institutions publiques, que les intérêts particuliers seront entièrement confondus avec l'intérêt commun ; or, comme les vices et les crimes, dans l'opinion de Condorcet, ont à peu près tous leur origine dans l'opposition qui a existé jusqu'à présent entre ces deux intérêts, les vices et les crimes seront désormais impossibles, la vertu sera en quelque sorte l'état naturel de l'homme. C'est ainsi que la nature a lié par une chaîne indissoluble la vérité, le bonheur et la vertu. L'égalité des citoyens, au sein de chaque peu- 297 — CONF pie, aura nécessairement pour résultat l'égalité entre les nations ; car; une fois parvenue à l'état que nous venons de décrire, chaque nation à part aura conquis le droit de disposer elle-même de ses richesses et de son sang ; dès lors la guerre sera regardée comme le plus grand des fléaux et le plus odieux des crimes ; la garantie de la force sera remplacée par celle des traités ; la liberté du commerce distribuera partout, d'une manière égale, le bien-être et les richesses; l'identité des intérêts et des idées aura pour conséquence la création d'une langue universelle, et tous les peuples ne formeront qu'une seule famille. Enfin, s'il y a des races d'animaux et de végé- taux susceptibles de perfectionnement par la culture, pourquoi n'en serait-il pas ainsi de la race humaine ? Condorcet ne doute pas et ne permet à personne de douter que les progrès de la médecine, de l'hygiène, de l'économie politi- que et du gouvernement général de la société ne doivent prolonger pour les hommes la durée de la vie, en leur assurant une santé plus constante et une constitution plus robuste. Mais qui oserait assigner un terme à ce genre de conquête? Con- dorcet ne promet pas positivement à l'homme le don de l'immortalité : « Mais nous ignorons, dit- il, quel est le terme que la vie ne doit jamais dépasser ; nous ignorons même si les lois géné- rales de la nature en ont déterminé un au delà duquel elle ne puisse s'étendre. » Plus d'une idée profonde se trouve mêlée à ces rêves, dont quelques-uns touchent au ridicule ; mais, de quelque manière que l'on juge l'ouvrage de Condorcet, on ne peut lire sans attendrisse- ment cet hymne en l'honneur de l'humanité et de l'avenir, composé en quelque sorte sous la hache du bourreau, et où l'on chercherait vaine- ment un reproche adressé par la victime à ses persécuteurs. Tout y respire l'amour des hom- mes, la paix, l'espérance : malheureusement cette espérance ne s'élève jamais au-dessus de la terre. Les ouvrages de Condorcet, recueillis et im- primés à Paris en 1804, forment 21 vol. in-8 ; mais dans ce recueil ne sont pas comptés les ou- vrages de mathématiques, qui ont été publiés à part. On peut consulter sur sa vie et ses écrits : les Trois siècles de la littérature française, par Sabatier de Castres (6e édit., t. II, p. 25) ; la Notice sur la vie et les ouvrages de Condorcet, par M. Diannyêre, son ami (2e édit., Paris, 1799) ; la Biographie nouvelle des contempo- rains, publiée par MM. Arnault, Jay, Jouy, Nor- vins, etc.; le Dictionnaire historique et biblio- graphique de Peignot; enfin la Biographie de Condorcet, lue à l'Académie des sciences, par M. Arago, dans la séance publique de 1842. CONFUCIUS (en chinois Khoung-fou-lseu, ou plus communément Khoung-tseu) . Ce philosophe, sous le nom duquel s'est personnifiée en Europe, aussi bien qu'en Chine, toute la science morale et politique des Chinois, naquit dans le village de Chang-ping, dans le royaume feudataire de Lou (aujourd'hui province de Chan-thoung) , 551 ans avant notre ère et 54 ans après Lao- tseu. Les historiens chinois disent que Khoung- tseu, bien qu'il soit né dans le petit royaume de Lou, fut cependant le plus grand instituteur du genre humain qui ait jamais paru dans le monde. Si l'on doit juger de la cause par les effets, cet éloge est loin d'être exagéré ; car aucun autre homme, quel qu'ait été d'ailleurs son génie, n'a eu, comme Confucius, la gloire d'établir un code de philosophie morale et politique qui règne presque exclusivement, depuis plus de deux mille ans, sur un empire dont la population dé- passe aujourd'hui trois cent soixante millions CONF 298 CONF d'âmes. Ayant déjà exposé ailleurs (voy. le mot Chinois) ses doctrines philosophiques, nous nous bornerons ici à faire connaître sa vie, son véri- table caractère, et le rôle qu'il a joué dans l'his- toire générale de la civilisation de son pays. Les historiens chinois font remonter les ancê- tres de Confucius jusqu'à l'empereur Hoang-ti, qui régnait 2637 ans avant notre ère. Plusieurs de ses ancêtres occupèrent des emplois considé- rables. Son père fut gouverneur de la ville de Tséou. Confucius lui-même occupa plusieurs fois des emplois publics, que sa passion pour faire régner la justice et les sages lois de l'antiquité lui faisait rechercher avec ardeur et persévé- rance. Dès l'âge de six ans, si l'on en croit des tradi- tions un peu suspectes, on remarqua en lui une sagesse qui tient du prodige. Il ne prenait au- cune part aux jeux de son âge, et il ne mangeait rien sans l'avoir offert au ciel, selon la coutume des anciens. A l'âge de quinze ans, il s'appliqua tout entier à la lecture des livres anciens, et en tira tous les enseignements qui pouvaientêtre de quelque utilité pour ses projets de régénération. Ses parents étant pauvres, il se trouva, dit-on, obligé de travailler pour vivre, et Ton raconte même qu'il exerça pendant quelque temps la profession de berger. Cependant, à cause de sa grande intelligence et de sa vertu cminente, il lut chargé, à l'âge d'environ vingt ans, par le premier ministre du royaume de Lou, son pays natal, de la surintendance des grains, des bes- tiaux et des marchés publics. Il ht ensuite quel- ques voyages, et alla voir Lao-lseu, dans le royaume de Tchéou. Après avoir parcouru plusieurs contrées de la Chine, dans le but de ramener à des principes d'équité et de justice les chefs des petits États dont l'empire se composait alors, Confucius, voyant ses efforts impuissants pour détruire les abus, se retira avec quelques disciples dans la solitude, et là il s'occupa exclusivement à re- cueillir et à revoir le texte des Livres sacrés [Kîng), dans lesquels il voyait, comme la Chine tout entière l'a toujours fait avec lui, les plus précieux monuments de la sagesse ancienne. C'est ici le lieu de justifier notre philosophe d'un reproche étrange qui lui a été fait, en France, dans ces derniers temps ; on l'a accusé « d'avoir opéré sur les Kîng et les livres de l'antiquité chinoise un travail analogue à celui de Platon, analogue à celui d'Aristote sur les dogmes reli- gieux des grandes sociétés auxquelles la Grèce était redevable de sa civilisation , c'est-à-dire que ce philosophe élagua de ces livres toute la partie religieuse qu'il ne comprenait pas très- bien, tout ce qui se rapportait à l'explication et au développement des dogmes traditionnels; en un mot, tout ce qui devait lui paraître dépourvu d'intérêt. » (Appendice à la traduction de l'ou- vrage sur la Chine, de M. Davis.) Cette assertion, dont plusieurs écrivains se sont déjà emparés comme d'une grande et im- portante découverte, ne repose sur aucun fonde- ment, et quelques mots suffiront pour la dé- truire. I.' s Kîng ou les Grands livres de l'Antiquité, que Confucius est accusé d'avoir altérés, ne peu- vent être que le Livre des Transformations (Y-Kîng). le Livre des Vers (Chi-King), et le Li- vre des Annales [Choû-Kîng). Quant au premier, loin d'avoir été altéré par Confucius, ce philoso- phe avait un tel respect pour oe livre , qu'il di- sait, dans ses Entretiens philosophique» (eh. vu, § 16) : « S'il m'était accordé d'ajouter à mon h-.'r de nombreuses années, j'en demanderais cinquante pour étudier le Y-Kîng, afin que je pusse me rendre exempt de fautes. » Tout son travail de révision se borna pour ce livre à de courts commentaires, que les Chinois ont nom- més Appendices au Y-King, et que, dans toi les éditions, on trouvejoints au Livre des Trans- formations. Le travail critique de Confucius sur le Livre des Vers n'a jamais été mis en doute. Il est vrai que, de trois mille chants populaires recueillis dans les diverses provinces de l'empire, il n'en a guère conservé que trois cents; mais que faut-il conclure de ce fait, sinon que notre philosophe avait de la critique et du goût? Quant au Livre des Annales, Confucius le ré- digea d'après les documents historiques officiels qui existaient de son temps. Il n'avait donc rien à élaguer de sa propre rédaction. Qu'il ait aussi fait un choix dans les documents historiques mis à sa disposition, ce serait faire peu d'honneur à son intelligence que de supposer le contraire. Mais qu'il n'ait pas recueilli, qu'il n'ait pas jugé à propos de transmettre à la postérité, et de lui offrir comme modèle à suivre, tout ce qui s'était fait, dit ou écrit, il est par trop étrange de lui en faire un crime. D'ailleurs, le Choû-Kîng, comme nous le possédons, n'est pas tel qu'il sortit des mains de Confucius, puisqu'il avait alors cent chapitres, et qu'il n'en a plus que cin- quante-huit depuis l'incendie des livres, 213 ans avant notre ère. Reste donc l'accusation indirecte d'avoir été infidèle à la tradition de son pays, d'en avoir al- téré les dogmes . tandis qu'un de ses contempo- rains, dont les écrits sont parvenus jusqu'à nous, les aurait, dit-on, religieusement conservés. Nous allons démontrer que cette accusation n'a pas plus de fondement que la précédente. Il suffira de traduire littéralement la dissertation rappor- tée par Tso-khiéou-ming , le contemporain de Confucius, auquel il est fait allusion. « Mou-cho} se trouvant dans le royaume de Tçin, Fan-siouan-tseu, alla à sa rencontre et l'interrogea en disant : « Les hommes de l'anti- « quité avaient un proverbe qui disait : On « meurt, mais on ne périt pas tout entier. Quel « est le sens de ce proverbe? » Mou-cho n'ayant pas répondu, Fan, surnommé Siouan-lseu, dit : « Autrefois les ancêtres de Khai (c'est-à-dire de Siouan-tseu lui-même) pré- cédèrent les temps de Chun, et furent de la fa- mille de Yao. Du temps de la dynastie des Hia, ce fut la famille du Dragon impérial [Ya-loung- chi) ; du temps de la dynastie des Chang, ce/ut la famille Chi-weï (qui régnait sur le petit État vassal nommé Pé) ; du temps de la dynastie des Tchéou. ce fut la famille des Thang et des Tou (noms de deux petits royaumes, dont le premier fut anéanti et l'autre absorbé par Tching-wang de Tchéou, 111 ans avant J. C). Le chef du royaume de Tçin, qui, par la coupe pleine de sang de bœuf," jura fidélité aux nouveaux Hia (c'est-à-dire aux premiers Tchéou), fut le chef de la famille Fan. N'est-ce pas la perpétuité des familles que le proverbe cité a en vue? » Mou-cho dit : « Ce que moi, Pao, j'ai entendu dire à ce sujet, diffère totalement de ce que vous appelez la perpétuité mondaine des famil- les dans une position élevée, dont on ne peut pas dire qu'elles ne périssent pas comme les bois à Vétal de décomposition. « Dans le royaume de Lou, il y avait ancien- nement un ministre d'État qui dis ut : Thsang, surnommé après sa mort Wen-lchoung (le puîné lettré), étant venu à décéder, on dit de lui qu'il était toujours subsistant (c'est-à-dire, ajouta la glose, que l'on disait que ses bonnes instructions seraient transmises aux siècles à venir). N'est- CONF — 299 CONF ■ce pas là l'explication du proverbe? moi je l'ai compris ainsi. Ceux qui sont supérieurs aux au- tres nommes (les saints, selon la glose) ont des vertus qui subsistent indéfiniment (qui parvien- nent aux siècles futurs) ; ceux qui viennent im- médiatement après (les sages) ont des mérites qui subsistent aussi indéfiniment ; ceux qui vien- nent après ces derniers ont des paroles qui sont également transmises aux générations futures. Quoique ces trois ordres de sages ne vivent qu'un certain temps, on dit d'eux qu'ils ne pé- rissent pas tout entiers. Voilà ce que signifie l'expression ne pas périr tout entier.... » (Tso- tchouan, k. 5, 1° 32.) On peut voir, par cette citation fidèle, si le prétendu conservateur des dogmes traditionnels contemporain de Confucius en a respectueuse- ment conservé un que ce dernier philosophe au- rait altéré, et même supprimé, dans la révision ou la rédaction des Kîng, ou dans ses pro- pres écrits. Loin qu'il y ait, dans le texte précé- dent, dont l'ancienneté remonte au ve siècle avant notre ère, la moindre trace d'un pareil dogme, la supposition qu'une partie de nous- mêmes, l'âme ou le principe pensant, puisse subsister individuellement après la mort, n'est pas même faite, et ne se rencontre dans aucune partie du livre. Il n'est plus au pouvoir de personne de contes- ter à Confucius le rang qu'il occupe depuis plus de deux mille ans parmi les grands hommes qui ont le plus contribué à civiliser le monde, ni de lui refuser une place à côté de Platon et d'Aris- tote. Il était doué au plus haut point de l'esprit philosophique, et s'est montré toute sa vie l'apô- tre infatigable de la justice et de la raison. D'une rigidité inflexible pour lui-même, il avait, on peut le dire, la passion du bien et un dé- vouement sans bornes au bonheur de l'huma- nité; et c'est ce qui justifie ces paroles d'un em- pereur chinois, gravées sur le frontispice des temples élevés dans tout l'empire en l'honneur de notre philosophe : « Il était le plus grand, le plus saint, le plus vertueux des instituteurs du genre humain qui ont paru sur la terre. » Nous n'entrerons pas ici dans les détails de cette grande et noble vie. Nous dirons seulement qu'après bien des vicissitudes, Confucius prit la résolution de cesser tous ses voyages et de re- tourner dans sa province natale pour y instruire plus complètement ses disciples, afin qu'ils pus- sent transmettre sa doctrine à la postérité. C'est alors qu'il mit la dernière main à ses écrits, et qu'il composa son ouvrage historique intitulé : le Printemps et V Automne (Tchun-thsiéou) , dont on ne possède encore aucune traduction européenne. Il mourut quelque temps après l'a- voir achevé, en laissant à ses nombreux disci- ples le soin de recueillir ses paroles et sa doc- trine. En effet, les trois livres qui portent son nom : la Grande Etude (Ta-hio), l'Invariabi- lité dans le Milieu (Tchoûng-yoûng) , les Entre- tiens philosophiques (Lun-yu), ne sont que les doctrines et les paroles de Confucius recueillies par ses disciples. Ce sont ces trois ouvrages qui, avec celui de Mencius ou Meng-tseu (voy. ce nom), forment les Quatre livres classiques (Sse- chou) que l'on fait apprendre par cœur aux jeu- nes gens de toutes les écoles et dans tous les collèges de l'empire. C'est le code moral, civil et politique des Chinois, la loi de la loi, que le souverain, pas plus que le dernier de ses sujets, n'oserait ouvertement transgresser. En considérant la grande et séculaire vénéra- tion qui entoure, en Chine, le nom de Confucius, on se demande quelle cause a pu donner à ses écrits cette influence toute-puissante sur les des- tinées de son immense pays, et le pouvoir de résister à toutes les révolutions, à toutes les con- quêtes de peuples barbares, de telle sorte qu'ils soient encore aujourd'hui le code sacré de la na- tion chinoise. L'histoire de la philosophie an- cienne et moderne n'offre pas d'exemple d'une influence pareille. Il faut que les souverains de la Chine aient reconnu dans ses doctrines un grand principe d'ordre et de stabilité. L'espèce de culte qu'on lui rend au printemps et à l'au- tomne, dans plus de quinze cents temples ou édifices publics, a été autrefois le sujet d'une grande controverse entre les missionnaires jé- suites et les dominicains; ces derniers considé- rant ces honneurs comme des pratiques d'idolâ- trie, qui devaient être défendues aux néophytes; tandis que les premiers les regardaientseulement comme des honneurs purement civils qui pou- vaient se concilier sans inconvénients avec les croyances chrétiennes. Dans les cérémonies en question, le premier fonctionnaire public civil du lieu s'avance, à la tête de tous les autres fonctionnaires, devant la tablette sur laquelle est écrit en grosses lettres le nom de Confucius et lui adresse ces paroles : « Grandes, admirables et saintes sont vos vertus, ô Confucius I Elles sont manifestes à tous, nobles et sublimes, dignes d'honneur et de magnificence ; et, si les rois gouvernent leurs peuples de ma- nière à les rendre heureux, c'est à vos vertus et à votre assistance qu'ils le doivent. Tous vous prennent pour guide, vous offrent des sacrifices, implorent votre assistance, et il en a toujours été ainsi. Tout ce que nous vous offrons est pur, sans tache et abondant. Que votre esprit vienne donc vers nous et qu'il nous honore de sa sainte présence ! » Chaque maison d'étude, chaque collège a une salle élevée à la mémoire de Confucius, pour lui rendre les honneurs prescrits. C'est là que, dans tous les concours, les étudiants reçoivent leurs grades en présence des examinateurs. La vénéra- tion pour ce grand nom est telle que ceux d'entre les lettrés chinois qui se firent chrétiens au temps des premiers missionnaires ne purent jamais se résoudre à cesser de lui rendre leurs hommages accoutumés. Ces missionnaires eux-mêmes le re- gardaient comme un modèle de vertu et de sain- teté. « On ne peut, dit l'un d'eux (le P. Le Comte), rien ajouter ni à son zèle, ni à la pureté de sa morale. Il semble quelquefois que ce soit un docteur de la nouvelle loi qui parle plutôt qu'un homme élevé dans la corruption de la loi de nature; et, ce qui persuade que l'hypocrisie n'avait point de part dans ce qu'il disait, c'est que jamais ses actions n'ont démenti ses maxi- mes. Enfin sa gravité et sa douceur dans l'usage du monde, son abstinence rigoureuse (car il pas- sait pour l'homme de l'empire le plus sobre), le mépris qu'il avait pour les biens de la terre, cette attention continuelle sur ses actions, et, ce que nous ne trouvons point dans les sages de l'anti- quité, son humilité et sa modestie, donneraient lieu de juger que ce n'a pas été un pur philosophe formé par la raison, mais un homme inspiré de Dieu pour la réforme de ce nouveau monde. » Nous n'ajouterons rien à ce portrait. Ceux qui voudront connaître plus en détail cette belle et noble vie peuvent consulter le 12e volume des Mémoires sur les Chinois, et le 1er volume de la Description de la Chine, par M. G. Pauthier (p. 120 etsuiv.). Les éditions chinoises des œuvres de Confucius, qui sont presque toutes enrichies de nombreux commentaires, dont le plus célèbre et le plus ré- pandu est celui de Tchou-hi, se comptent par milliers. Excepté peut-être la Bible, il n'est au- CONR — 300 — CONS cun ouvrage dans le monde qui ait reçu et qui continue à recevoir une aussi grande publicité. G. P. CONNAISSANCE, VOy. INTELLIGENCE. CONRING- ne peut compter^ en philosophie, que par son dévouement au peripatetisme : il a beaucoup écrit, mais il n'a point trouvé d'idées nouvelles et n'a aucune originalité. Né en 1606 à Norden en Ost-Frise, il se distingua de très-bonne heure, et malgré sa faible santé, par des études brillantes. Il suivit les leçons des plus célèbres professeurs de l'Université de Leyde; et lui-même, à l'âge de vingt-six ans, il enseignait la philoso- phie naturelle àHelmstœdt. 11 fut quelque temps le médecin de la régente d'Ost-Frise et même de la reine Christine, qui ne put le fixer auprès d'elle. Plus tard, professeur de droit à Helmstsedt, ce fut surtout à ce titre qu'il se fit connaître; et ses vastes connaissances, ses labeurs immenses et tout pratiques, en firent bientôt l'un des juris- consultes les plus distingués de l'Allemagne, qui en comptait dès lors un très-grand nombre. Les souverains le consultèrent souvent sur les ques- tions les plus délicates de droit public, et son fa- meux ouvrage sur les frontières de l'empire d'Allemagne, de Finibus iraperii, produisit, de son temps, la sensation la plus vive. L'empereur l'en fit remercier. La réputation de Conring était, pour ces matières, presque sans égale, et il fut un des savants que la munificence de Louis XIV se fit un honneur de distinguer et de récompen- ser. Il eut pour collaborateur, dans ses travaux, le fameux Henri Méibom. Il mourut en 1681, en- touré du respect et de l'estime publique. Conring était une sorte d'encyclopédie vivante, et ses ouvrages, au nombre de deux cent un, traitent des sujets les plus variés. Ils ont été réu- nis en une seule édition générale qui n'a pas moins de 6 vol. in-f°, par Goebel, Brunswick, 1730. Les seules parties qui puissent nous intéresser sont une Introduction à la philosophie naturelle, où dominent les principes d'Aristote dans toute leur puissance; une édition de la Politique d'Aristote avec des commentaires, et qui est comprise dans une espèce d'histoire de la science politique de- puis l'antiquité jusqu'au xvne siècle, et enfin des travaux assez nombreux et tout péripatéticiens sur la philosophie sociale [de Philosophia civili). Il ne faut pas croire d'ailleurs que le peripate- tisme de Conring, quoique très-ardent, soit aveu- gle. Mélanchthon avait réformé les études des écoles protestantes, et Aristote était alors dé- pouillé de toutes ses obscurités et de cette subti- lité vaine dont la scolastique l'avait couvert. Conring, au xvme siècle, fut un de ceux qui le connurent le mieux; et Brucker, en le classant parmi les plus purs péripatéticiens de cette épo- que, n'a pu trouver assez de louanges pour lui. Peut-être est-ce par attachement à la doctrine péripatéticienne que Conring se montra l'adver- saire du cartésianisme, qu'il ne paraît pas avoir bien compris, et qu'il eut le tort de poursuivre Descartes de ses epigrammes, longtemps même après que le philosophe français était mort. Brucker regrette, avec raison, une si vive et si malheureuse inimitié. Conring, du reste, était parfaitement sincère, et, d.insaes matières où il était plus compétent, il fit preuve de la plus honorable loyauté. C'est ainsi qu'il fut l'un des premiers à soutenir le système d'Harvey sur la circulation du sang, et qu'il tint à honneur de louer et d'admirer les travaux de Grotius et de Puffcndorf qui devaient éclipser les siens. Il combattit du reste llobhes et Gassendi comme il avait coinhittu lvscartcs. Les œuvres de Conring ont été publiées à Brunswick, 1780, 7 vol. in-f". Gaspard Corbema a écrit une Vie de Conring, in-4, Helmst., 1G94. Conring a été omis dans le Dictionnaire de Krug, qui a cité bien des noms moins illustres que celui-là. B. S. -H. CONSCIENCE. « Il y a une lumière intérieure, un esprit de vérité, qui luit dans les profondeurs de l'àme et dirige l'homme méditatif appelé à visiter ces galeries souterraines. Cette lumière n'est pas faite pour le monde, car elle n'est ap- propriée ni au sens externe, ni à l'imagination; elle s'éclipse ou s'éteint même tout à fait devant cette autre espèce de clarté des sensations et des images; clarté vive et souvent trompeuse qui s'évanouit à son tour en présence de Yesprit de vérité. » C'est ainsi que s exprime M. Maine de Biran dans la préface du livre des Rapports du physique et du moral. La conscience n'est pas sans doute, comme paraît le croire ce profond observateur de notre vie morale, un livre fermé au vulgaire et exclusivement réservé à la con- templation de quelques âmes méditatives. Le sen- timent immédiat et infaillible des hautes vérités contenues dans ce grand livre appartient à l'hu- manité tout entière. Quel est l'homme à qui la conscience ne révèle pas l'unité, la simplicité de son être, l'activité de ses facultés, l'innéité de ses penchants, la spontanéité de ses mouvements, la liberté et la responsabilité de ses actes? Mais ce sentiment du sens commun est vague et con- fus ; il est habituellement mêlé de sensations et d'images, qui en altèrent la simplicité et la vé- rité. La vraie science de la conscience veut donc autre chose que les sourdes et obscures révéla- tions du sens commun. Elle demande une pro- fonde et constante réflexion qui exerce le sens psychologique, comme on fait les sens externes pour l'observation de la nature, et qui, par une analyse lente et minutieuse, le tienne successi- vement attaché sur les moindres détails, sur les nuances les plus délicates de la vie morale. Il n'y a point à craindre, dans les recherches de ce genre, de voir autre chose que la réalité ; mais on peut ne pas l'embrasser tout entière; on peut surtout ne pas l'apercevoir dans toute sa pureté et dans toute sa profondeur. La conscience a été bien souvent définie et même décrite dans les livres de psychologie : toutes ces définitions et ces descrip- tions sont vraies; mais toutes aussi laissent subsis- ter de graves difficultés sur la nature, l'autorité, la portée, les limites et le mode d'observation delà conscience. Qu'est-ce que la conscience? Est-ce une faculté proprement dite de l'intelligence ou seulement la condition générale de toutes les au- tres facultés? Quelle distinction peut-on établir entre penser et savoir qu'on pense, entre sentir et savoir qu'on ser.t, entre vouloir et savoir qu'on veut? Quelle est la certitude propre à la con- science, et comment cette certitude se distingue- t-elle de toutes les autres? Quelle est la portée de la conscience? Atteint-elle seulement les actes du moi, ou bien en outre ses facultés, ou enfin pénètre-t-elle jusqu'à la substance même du moi? Quelles sont ses limites du côté du monde sen- sible et du côté du monde intelligible? Où finit le rôle de la conscience, où commence celui des sens et celui de la raison? Après ces difficultés sur la nature, la portée, l'autorité et les limites de la conscience, viennent les graves objections .soulevées tout récemment par les physiologistes contre la possibilité d'une science psychologique. La simple conscience suffit-elle à la science? Si elle ne suffit pas, il est donc nécessaire que l'ob- servation proprement dite intervienne. M.us alors comment le mot peut-il s'observer lui-même? Comment peut-il être à la fois le sujet et l'objet a étude? L'observation est-elle immédiate et directe, comme la conscience elle-même? Est- ce dans l'action mémo de ses facultés, au moment CONS — 301 — CONS de la vie psychologique, que le moi s'observe, ou bien ne peut-il le faire que par la réflexion tra- vaillant sur des souvenirs? 11 est impossible de traiter de la conscience sans chercher à résoudre toutes ces difficultés. Mais pour y arriver, il faut autre chose qu'une simple définition ou même une description- il faut une analyse approfondie de la conscience. La nature humaine, si on la considère, abstrac- tion faite de toute action et de toute influence extérieure, n'est ni une pure table rase, comme l'a prétendu Locke, ni une statue, ainsi que l'a imaginé Condillac. Elle a en elle-même, et non hors d'elle, le principe de son activité, de sa force et de sa grandeur. Elle est primitivement douée de puissances, de facultés, de tendances qui n'at- tendent que le contact ou l'impression d'un objet extérieur pour se développer et se produire. Mais, bien que le moi ait en lui-même son principe de vie. il est très-vrai qu'il ne vit pas de lui-même. Dans sa vie morale, aussi bien que dans sa vie physique, il a besoin d'un objet, comme d'un aliment nécessaire à son activité intérieure. C'est une profonde erreur de croire que notre âme puisse se retirer dans la profondeur de son essence et y vivre de sa propre substance dans une absolue solitude. Dans ses méditations les plus abstraites, dans ses imaginations les plus chimériques, dans le recueillement le plus parfait de ses souvenirs, l'âme semble tirer la vie de son propre sein. Et pourtant, si l'on remonte à l'ori- gine de ces méditations, de ces imaginations et de ces souvenirs, on trouvera toujours que l'âme en a puisé les premiers éléments à une source extérieure, ou, tout au moins, étrangère. Le sou- venir suppose une perception primitive, et, par suite, une impression du dehors; l'imagination forme ses tableaux de la confusion, ou plutôt de la combinaison de deux mondes essentiellement distincts du moi, le monde sensible et le monde intelligible; la méditation n'est que la réflexion travaillant sur des données antérieures acquises par les sens, ou l'imagination, ou la raison, toutes facultés qui impliquent l'intervention d'un non- moi. L'âme ne peut donc vivre qu'en communi- cation avec un objet. Cet objet n'est pas toujours extérieur et matériel. Les objets de la raison, le vrai, le beau, le bien, n'ont point ce double ca- ractère ; mais ils n'en appartiennent pas moins à un monde profondément distinct du moi, et ce serait étendre outre mesure la sphère de la nature humaine, que d'y comprendre, comme l'a fait l'école d'Alexandrie, le monde intelligible tout entier. En un mot, l'âme a toujours besoin d'un objet, quoiqu'elle sente, quoiqu'elle pense, quoi- Ju'elle désire ou décide ; son activité s'éteindrait ans un isolement absolu, comme le feu cesse de brûler dans le vide. Puisque tout phénomène de la vie psychologi- que implique un objet distinct et différent du sujet, un non-moi aussi bien qu'un moi, il peut toujours être considéré sous un double point de vue. par rapport au sujet ou par rapport à l'ob- jet. Appliquant cette distinction aux trois faits qui résument toute la vie morale, sentir, pen- ser et vouloir, nous arriverons facilement à en déduire la loi même de toute analyse intérieure. Dans le phénomène de la sensation, on peut distinguer 1" la sensation proprement dite, plai- sir ou douleur j 2" le sentiment du rapport de cette modification affective au sujet. Ce senti- ment est un retour de l'âme sur elle-même: tout entière à l'objet dans le phénomène du plaisir ou de la douleur, elle se reconnaît, se distingue du non-moi, et prend conscience d'elle-même dans ce sentiment. Condillac pré- tend, dans le Traité des sensations, que le moi se confond et s'identifie avec la première sensa- tion qu'il éprouve, de manière à dire, je suis telle saveur, je suis telle odeur. Cette assertion est une profonde erreur; mais elle est une con- séquence rigoureuse de l'hypothèse de Condillac. Si l'homme n'est primitivement qu'une statue, c'est-à-dire un être sans activité et sans facultés innées, il ne peut avoir aucun sentiment de lui- même. 11 n'y a pas de conscience possible d'une existence vide et d'une nature inerte. Mais tel n'est pas l'homme réel : il est une force active. douée de facultés et de puissances diverses qui n'attendent que le contact d'un objet pour entrer en exercice. Dès que cette force subit l'impres- sion de la cause extérieure, elle réagit en vertu de l'énergie qui lui est propre, quelle que soit la violence de l'impression extérieure, et par le sentiment de cette réaction elle se distingue de la cause de la sensation, et prend conscience d'elle-même. Condillac éprouve un grand embar- ras à expliquer la conscience ; il imagine à cet effet tout un système de comparaisons et d'in- ductions. L'explication est beaucoup plus sim- ple, quand on se replace dans la réalité. L'âme humaine n'est point une substance primitivement vide et passive ; elle une force , une cause, c'est-à-dire une nature essentiellement active et riche de facultés. Du moment qu'elle agit, elle a, elle ne peut pas ne pas avoir le sentiment de son activité, de sa causalité. De là la con- science, phénomène inexplicable dans l'hypo- thèse de Vhomme statue, mais qui devient sim- ple et nécessaire dans la vraie notion du moi. Le langage ordinaire, expression fidèle du sens commun, détermine parfaitement la portée du témoignage de la conscience. On dit bien qu'on a la sensation ou la perception d'un objet; on ne dit pas qu'on en a conscience. C'est qu'en effet la conscience ne touche point à l'objet; elle n'at- teint que l'acte du sujet, le sujet lui-même dans sa modification ou dans son action. La sensation est un fait intérieur, sans doute, mais qui sup- pose un objet et un objet extérieur; la con- science est un sentiment de l'âme qui ne sup- pose rien au delà de la sphère tout intérieure du sujet. L'âme sort d'elle-même dans la sensa- tion ; dans la conscience, elle s'y replie et s'y renferme absolument : on pourrait dire que la sensation est une expansion de l'âme au dehors/ tandis que la conscience est un retour sur elle- même. La distinction que la science et le langage ont toujours consacrée entre sentir et savoir qu'on sent, a donc un fondement réel : sentir, c'est être affecté par une cause extérieure; avoir conscience de cette sensation, ce n'est pas simplement être averti de son existence : il est trop clair qu'on ne peut jouir ou souffrir sans le savoir ; c'est surtout, pour le sujet qui sent, se reconnaître soi-même et se distinguer de l'objet de sa sensation. Or, ce sentiment du moi, qui accompagne la sensation, n'en est point un élé- ment intégrant et inséparable. Il est certain que l'animal sent comme l'homme. En a-t-il con- science comme nous, c'est-à-dire se reconnaît-il comme sujet distinct de l'objet de sa sensation? Quand on l'accorderait, on ne pourrait nier que ce sentiment du moi ne fût infiniment plus fai- ble et plus obscur dans l'animal. L'homme lui- même n'a pas également conscience de sa per- sonne dans les divers états par lesquels passe sa sensibilité. Quand la vie animale prédomine en lui, le sentiment du moi s'efface, la conscience se trouble et s'obscurcit. Si, au contraire, c'est le principe intérieur qui triomphe des influences du dehors, le sentiment du moi redouble, et la conscience devient plus nette et plus claire. N'a- t-on pas d'ailleurs remarqué que le plus sou- CONS — 302 — GONîS vent la conscience est en raison inverse de la sensation? La conscience n'est pas moins distincte de la pensée que de la sensation. Toute pensée suppose un objet, sinon extérieur et matériel, au moins distinct et différent du sujet qui pense. De même que par les sens l'âme entre en relation avec le monde visible, le monde des corps, de mêmeparla pensée pure, par la raison, elle communique avec le monde des vérités éternelles et l'être suprême qui en est le principe. L'âme sort d'elle-même,par la pensée comme par la sensation. La pensée s'at- tache toujours à un objet étranger au sujet pen- sant ; la conscience de la pensée n'est pas autre chose que le sentiment de l'activité du moi dans l'opération intellectuelle^ elle ne suppose donc rien d'extérieur, rien d'étranger au sujet; elle est, pour nous servir d'une expression de Kant, vide de réalité objective. Le langage ordi- naire a reconnu ce caractère purement subjectf de la conscience: on dit « connaître le beau, le vrai, le bien, Dieu; » on ne dit pas «avoir con- science du vrai, du beau, du bien, de Dieu. » C'est que la conscience n'atteint jamais la réa- lité objective; elle n'est, dans la pensée comme dans la sensation, que le sentiment immédiat et intime de l'état ou de l'action du moi. Ce sen- timent est si bien distinct de la pensée propre- ment dite, qu'il en suit le développement dans une proportion inverse. Plus la pensée est absor- bée dans l'objet de sa contemplation, plus la con- science qui l'accompagne est faible et sourde. Quand les hautes vérités du monde intelligible, l'idée du bien, l'idée du beau, l'idée de l'infini, illuminent la pensée humaine de leurs vives clartés, que devient cette lumière intérieure qui éclaire la sphère du moi ? Qui n'a observé com- bien elle pâlit devant l'éclat des vérités éternel- les? Et si l'objet de sa contemplation, en illumi- nant l'âme, l'émeut et la transporte, le sentiment du moi, ia conscience de la personnalité, ne vont- ils point se perdre dans cet enthousiasme de l'extase, si bien défini le ravissement de l'âme en Dieu? Dans les autres phénomènes de sa vie morale, l'âme n'a pas moins besoin d'un objet. Dans le désir, elle aspire à une réalité placée en de- hors d'elle-même, soit dans le monde sensible, soit dans le monde intelligible. Dans le vouloir, elle n'aspire plus; elle s'attache, elle se fixe à un objet toujours différent d'elle-même, à un non-moi. Seulement il faut reconnaître une pro- fonde différence entre les phénomènes du désir et du vouloir, et les phénomènes de la sensation et de la pensée. Le désir et la volition sont de purs mouvements de l'activité intérieure, les- quels ont pour terme et pour but l'objet exté- rieur, ot pour cause unique le sujet, tandis que la sensation et la pensée proviennent de l'action réciproque de deux causes, le moi et le non- moi. Dans le désir, l'âme tend à sortir d'elle- même ; dans la volition, elle fait effort dans le même sens ; mais elle n'en sort pas réellement comme dans la sensation et la pensée : elle n'entre pas en commerce avec le monde sensi- ble et ht monde intelligible. L'activité du moi se montre inégalement dans ces deux phénomè- nes, spontanée dans lo désir et libre dans la vo- lonté, ayant son objet et sa lin m dehors, mais s, i cause, sa cause unique au dedans. Dans la sensation et la pensée, l'activité intérieure ne se développe pas d'elle-même ; elle M fait qui Krir BOUS [Impression d'un objet extérieur, en ■ que cet objet n'Ml pis seulement le ternir, ore la cause jusqu'à un certain point de ci i Celle rapide analyse de la conscicnco, dans les principaux phénomènes de la vie morale, nous révèle la véritable nature de la conscience, et par là nous indique la solution très-simple de toutes les difficultés qui ont été soulevées au début de cet article. Commençons par en faire ressortir une notion précise et exacte de la fa- culté de l'esprit qui fait l'objet de notre travail. Autre chose est sentir, penser, désirer, vouloir; autre chose est en avoir conscience. La sensa- tion, la pensée, le désir, la volition sont des phénomènes internes sans doute, mais qui, di- rectement ou indirectement, supposent un objet en dehors de l'âme. Ce sont des faits du moi qui impliquent une certaine relation avec le non- moi. Mais la conscience est le sentiment intime, immédiat, constant de l'activité du moi, dans chacun des phénomènes de sa vie morale. Elle nous révèle, non le phénomène tout entier, mais seulement la part que le moi y prend, l'action du sujet, abstraction faite de l'impression de l'objet; elle nous montre le côté subjectif d'un phénomène qui présente toujours à l'analyse un double aspect. En sorte qu'à parler rigoureuse- ment, ce n'est pas de la sensation même, ni de la pensée que l'âme a conscience, mais seule- ment de l'énergie et de l'activité qu'elle mani- feste dans ces phénomènes. En un mot, c'est d'elle-même, et d'elle seule, qu'elle a conscience. Dans ses sensations, dans ses pensées, comme dans ses désirs et ses volitions, elle ne sent et ne voit qu'elle. La conscience n'a qu'un objet immuable et permanent : le moi; si elle change elle-même, si elle paraît se diversifier à l'infini, c'est qu'elle suit exactement les modifications et les variations infinies du moi. On pourrait définir la conscience le sentiment du moi, dans tous les phénomènes de la vie morale. Le caractère propre et le r>'le de la conscience étant déterminés, il sera facile d'en circonscrire le domaine et a'en marquer les limites d'une manière précise. Jusqu'où peut descendre la con- science, quand elle pénètre dans les profondeurs de la nature humaine? Jusqu'où peut-elle s'é- tendre, lorsqu'elle essaye de sortir du cercle de la vie intérieure et d'explorer les abords du monde sensible ou du monde intelligible? Elle nous révèle les actes du moi, rien n'est plus évident ; mais va-t-elle au delà, et nous révèle- t-elle en outre les facultés et la substance même du moi? D'un autre côté, son témoignage n'est- il jamais que l'écho de la réalité intérieure? N'a-t-elle rien à nous apprendre, soit sur le monde sensible et le monde intelligible consi- dérés en eux-mêmes, soit sur les communica- tions mystérieuses par lesquelles le moi s'y rat- tache? Selon une doctrine généralement répan- due dans les livres de psychologie, il faudrait distinguer trois degrés dans l'étude des faits de conscience : les actes proprement dits, les fa- cultés, et le principe même de ces facultés, l'âme, considérée dans sa nature intime et sa substance. La conscience n'atteindrait directe- ment que les actes; ce ne serait que par une induction appuyée, il est vrai, sur les données du sens intime que la science pourrait s'élever aux facultés, et pénétrer jusque dans la nature intime, dans la subslam e même du moi. Cette théorie est en contradiction avec la vraie di tion de la conscience. Si la conscience n'est i lement que le sentiment de l'élément ad purement interne du pnén iplexe qui résulte de la double action du sujet et tic l'ob jet, ainsi que l'analyse vient de le démon! elle est le sentiment même du moi en a tion. Il est clair, dis lors, qu'elle ne se borne pas à nous instruire des modifications et des actes du moi, et qu'elle nous révèle, en outre, immédia- CONS — 303 CONS tement et les facultés et le principe même des facultés. La psychologie n'a nul besoin ici de l'induction, procédé indirect et ingénieux auquel les sciences d'observation ne doivent recourir que là où l'expérience directe et immédiate fait défaut. Pour connaître mes facultés et la sub- stance même de mon être, ma conscience me suint; je ne sens pas seulement mes actes, je sens tout aussi immédiatement les pouvoirs qui les produisent, et la cause, la force une, simple, indivisible, qui dirige et applique tous ces pou- voirs. On a beaucoup trop répété que la méthode qui convient à la psychologie est la même que celle qui a tant fait avancer les sciences physi- ques et naturelles. C'est une erreur profonde que H. de Biran a relevée le premier, et qui condamnerait la science à l'impuissance et à la stérilité, si la méthode psychologique ne parve- nait à s'en dégager. Il n'est pas vrai que l'on constate l'existence d'une faculté, comme on dé- couvre l'existence d'une loi du monde physique. Un peu de réflexion suffit pour convaincre qu'il n'y a rien de commun entre les deux manières de procéder. C'est parce qu'ils ont observé deux phénomènes en rapport de succession ou de conco- niitan< e, que le naturaliste et le physicien soup- çonnent d'abord qu'il pourrait bien y avoir une raison nécessaire, une cause générale de cette succession ou de cette concomitance, et, après avoir multiplié et surtout varié les expériences, concluent avec certitude à l'existence d'une loi'. Ils ont observé les phénomènes ; mais ils n'ont pu observer la loi. C'est parce que la loi est in- visible, qu'ils en sont réduits à la conjecturer par l'induction. Qu'est-ce que l'induction, sinon une sorte de divination qui était restée fort in- certaine et fort téméraire jusqu'au jour où Bacon la soumit à des règles sévères. Rien de pareil n'a lieu en psychologie. Si je crois à l'existence en moi de telle faculté, de telle capadté, de tel penchant, ce n'est point parce que d'un certain nombre de cas observés j'aurai induit l'exis- tence de cette faculté, de cette capacité, de ce penchant ; j'y crois en vertu d'un sentiment in- time, immédiat, profond. S'il en était autrement, si je devais ma croyance à la seule induction, comment serai-je encore sûr de l'existence d'une faculté, d'une capacité, d'un penchant, lorsque l'objet qui en a provoqué l'action ou la manifes- tation a disparu? Je n'ai pas conscience seule- ment de la manifestation extérieure et objective de mon désir ou de mon penchant: je retrouve ce désir ou ce penchant dans la profondeur de l'âme où il sommeille. Il en est de même de toute faculté, de tout principe de la vie morale : la conscience n'en révèle pas seulement l'action et la manifestation, mais encore, si je puis m'ex- primer ainsi, l'être et la nature intime. J'ai à la fois la conscience de l'acte et de la puissance vo- lontaire; j'ai en même temps le sentiment de la passion fugitive du moment, et de la tendance profonde et permanente qui se cache sous le mouvement passionné. Et comment, d'ailleurs, en pourrait-il être autrement ? Si la conscience des phénomènes de la vie morale n'est que le sentiment du moi lui-même en tant que cause active, en tant que force, comment le sentiment du moi lui-même n'impliquerait-il pas la con- science de toutes les facultés, puissances, pen- chants, par lesquels se manifeste son activité? Il y a plus : le témoignage de la conscience ne s'arrête point aux facultés, et il atteint jusqu'à la nature intime, jusqu'à la substance même de l'âme. On a beaucoup abusé des mots âme et esprit/ en les appliquant arbitrairement à tout ce qui dépasse la sphère de l'expérience. On a transformé en âme et en esprit toute cause in- visible des phénomènes; on a imaginé une âme de la nature, un esprit universel. Dès lors, le sens de ces mots dans la science est devenu tellement vague et tellement mystérieux, qu'ils ont été relégués par les esprits positifs dans la catégorie des termes qui n'expriment plus que les vieilles chimères de la pensée. Dans une théorie purement psychologique, il importe d'écarter toute spéculation empruntée à la métaphysique, et de considérer simplement Y âme et Vesprit au point de vue de la nature humaine. Qu'est-ce que l'âme? une cause, une force simple, sen- tante, spontanément active, principe et centre de tous les mouvements de la vie extérieure. Qu'est- ce que l'esprit, toujours au point de vue psycho- logique? une force douée d'attributs supérieurs à ceux que je viens de nommer, une cause qui réunit la raison à la sensibilité, la volonté à la liberté, au mouvement spontané et à l'action. C'est là l'idée la plus exacte et la plus pure que nous puissions nous faire de l'âme et de l'esprit. L'unité, la simplicité, la sensibilité, l'activité spontanée ne sont pas seulement des attributs plus ou moins essentiels d'un être mystérieux qui serait l'âme; ils en constituent la nature même et la substance. De même, il ne faut pas voir dans la volonté, la liberté et la raison, de simples attributs d'une substance indéfinissable et inaccessible qu'on nommerait l'esprit ; l'en- semble de ces attributs forme la substance même et tout l'être de l'esprit. Or, d'où nous viennent ces notions d'âme et d'esprit? ÏN'est-ce pas de la conscience et de la conscience seulement? C'est à cette source intérieure que nous les puisons pour les transporter ensuite par analogie et par induction dans le monde sensible et dans le monde intelligible. Le moi est le vrai type de l'âme et de Vesprit; la conscience est le vrai sanctuaire de la vie spirituelle. Le psychologue peut dire comme le poëte, dans un sens différent : Spiritus inlus alit. « Peut-être que ces questions (sur la nature de la substance spirituelle) pa- raîtront moins insolubles, si l'on considère que, i : s le point de vue réel où Leibniz se trouve heureusement placé, les êtres sont des forces, et les forces sont les seuls êtres réels; qu'ainsi le sentiment primitif du moi n'est autre que celui d'une force libre, qui agit ou commence le mouvement par ses propres déterminations Si notre âme n'est qu'une force, qu'une cause d'action ayant le sentiment d'elle-même, en tant qu'elle agit, il est vrai de dire qu'elle se connaît elle-même par conscience d'une manière adé- quate, ou qu'elle sait tout ce qu'elle est. C'est là même une raison de penser qu'il y a dualité de substance en nous. » (Maine de Biran, t. III, p. 298, édit. Cousin.) Tirons maintenant les con- séquences de cette vérité. L'expérience intérieure nous révélant directement l'unité, la simplicité, l'activité spontanée, la liberté du moi, nous initie par là même à la connaissance intime de notre nature, de notre substance, de notre âme pro- prement dite; et la conscience du moi, en [tant que cause libre et morale, n'est pas moins que le sentiment pur de notre nature spirituelle. Or, si le moi se connaît dans les profondeurs les plus intimes de son être, la solution de certains pro- blèmes redoutables qu'on réserve exclusivement à la métaphysique devient facile et tout à fait positive. Pour savoir quelle est la nature du principe de la vie morale, s'il est distinct et indépendant du principe de la vie animale, quels sont les rapports de l'âme avec le corps, il n'est pas besoin de recourir à l'hypothèse ou au raison- nement : la conscience sérieusement interrogée y suffit. Le plus savant échafaudage d'arguments logiques devient inutile devant la plus simple GONS — 304 — COiNS analyse. Lorsqu'il s'agit de la réalité, surtout de cette réalité vivante et intime que chacun porte en soi-même, il faut se défier de la logique. Cette science n'a point de lumières pour de telles questions ; elle peut bien désarmer le sceptique, elle ne peut l'éclairer. Le grand effet, l'admirable vertu d'une analyse psychologique, c'est de pé- nétrer l'esprit qui résiste, du sentiment même de la réalité. Tout devient clair et certain à celui qui veut, qui sent, qui voit, qui distingue ; tandis que les spéculations métaphysiques et les argu- ments logiques (en ce qui concerne les choses d'observation bien entendu) ne laissent qu'in- certitude et ténèbres dans l'esprit de ceux qu'ils ont d'abord éblouis ou réduits au silence. Où trouve-t-on une plus complète et plus invincible démonstration du vrai spiritualisme que dans les livres de M. de Biran? La distinction des deux vies, des deux activités, des deux natures enfin dans l'homme, le caractère propre de la nature spirituelle, les rapports qui l'unissent au corps, la spontanéité de l'activité volontaire et son empire sur les principes de la vie animale, toutes ces grandes vérités qu'il importe tant d'établir sur une base inébranlable, deviennent, après qu'on s'est pénétré des profondes analyses de M. de Biran, des vérités de sentiment contre lesquelles nul scepticisme ne prévaut. On pourrait, jusqu'à un certain point, appliquer les paroles de l'Ecriture sainte (Traaidit mundum dîsputa- tionibus eorum) aux dissertations des métaphysi- ciens qui traitent la question de la spiritualité de l'àme par le raisonnement. Ces sortes de discussions retentiront éternellement dans la science, sans jamais produire ni lumière ni foi. C'est qu'en psychologie la lumière ne peut venir que d'une révélation intérieure, et que la foi n'a de racines que dans le sentiment. L'histoire de la philosophie est riche d'hypothèses toujours ingénieuses, souvent profondes, sur la distinction et la communication de deux substances, sur la nature et la destinée de la substance spirituelle. Ces hypothèses portent les noms des plus grands esprits qui aient médité sur ces hauts problèmes, les noms immortels de Platon, de Descartes, de Malebranche, de Leibniz. Et pourtant elles n'ont produit ni démonstration rigoureuse, ni croyance durable ; elles se sont évanouies au premier souffle de l'expérience. Il est à espérer que la méthode, dont M. de Biran a fourni de si heureux exemples, présidera désormais à toutes les recherches sur la nature de l'àme humaine, et que, sur ce point, la science en a irrévocablement fini avec les hypothèses de l'antiquité et du xvne siècle. La psychologie n'a point à demander à la métaphy- sique les lumières qu'elle ne peut trouver qu'en elle-même. Ces deux sciences ont chacune leur objet, leur méthode, leurs principes bien distincts; en les mêlant l'une à l'autre, comme on le fait trop souvent, on ne peut que les corrompre également. En résumé, le problème de la nature de l'àme est fort simple : il est tout entier dans l'expérience. Le moi n'a pas seulement conscience de ses actes et de ses facultés; il a conscience du fond même de son être, puisque le fond de son être c'est la simplicité, la causalité, la person- nalité, la liberté. Il se sent donc comme substance, comme âme; comme esprit. Rien n'est plus clair et plus positif que cette connaissance-là; car elle ne dépasse point le témoignage du sens intime. S'il y a des mystères dans Ta science de l'homme, c'est au delà du moi qu'ils commencent. Comment le moi communique-t-il avec le non-moi, avec le non-moi sensible, comme le non-moi intel- ligible? Quelle est la nature des liens qui l'atlachent à ces deux mondes? Quelle est enfin la position de l'hommo dans le système général des êtres? Vit-il, agit-il, se détcrmine-t-il au sein même de la vie universelle, ou en dehors; au sein de la nature divine, ou en dehors? Problèmes redoutables que la psychologie est absolument impuissante à résoudre. Il ne s'agit plus alors de s'enfermer dans la conscience et d'en sonder les plus intimes profondeurs; il faut sortir du moi et s'élever à la considération gé- nérale des rapports des êtres entre eux: il faut surtout remonter jusqu'au principe suprême des choses et comprendre toute existence finie et contingente à ce point de vue. C'est l'œuvre de la métaphysique. L'âme se connaît directement : elle ne se voit pas seulement dans ses actes et dans ses facultés; elle se voit en elle-même. Nous venons, je crois, de mettre ce point hors de doute. Mais comment se voit-elle? Est-ce dans l'action et dans l'exercice de ses facultés seulement qu'elle se saisit et se connaît, ou bien arrive-t-elle, par un effort d'ab- straction, à se détacher de la réalité sensible ou intelligible, et à se poser, loin du monde et de la vie, comme un objet immobile de contempla- tion ? Cette dernière hypothèse répugne à la na- ture même de l'àme; c'est la force et l'énergie; lout son être est dans l'action. Or, l'âme ne peut se voir que comme elle est; elle ne peut donc se Yoir qu'en tant que cause, c'est-à-dire en ac- tion. L'âme humaine ne se retire pas dans les pro- fondeurs de son essence pour se donner en spec- tacle à elle-même ; elle ne se fait point immobile et silencieuse pour subir le regard de la con- science. Elle ne le pourrait sans se condamner à la mort et au néant; car, pour elle, l'action c'est la vie; je dis plus, c'est l'être même, puisque sa nature est d'être une force. On vient de voir jusqu'où pénètre la conscience dans le fond même de la nature humaine; il s'a- git maintenant de considérer jusqu'à quel point ce témoignage s'applique aux relations du mot et du non-moi, soit sensible, soit intelligible. Et d'abord, jusqu'où s'étend la conscience du côté de l'organisme? Il n'est pas seulement vrai qu'il y a dans l'àme deux activités, deux vies, deux natures bien distinctes; il est, de plus, évi- dent que le rapport qui existe entre ces deux na- tures n'est ni une simple succession, ni une pure correspondance, mais une connexion intime ré- sultant d'une action réciproque des deux natures. Or, sur quoi se fonde cette croyance à la com- munication directe et immédiate de l'âme et du corps? Cette relation des deux substances, dont l'explication est pleine de mystères et de difficul- tés, tombe-t-elle aussi sous le regard de la con- science comme la vie intime du moi, ou s'y dé- robe-t-elle comme la vie extérieure? En un mot. avons-nous le sentiment immédiat du rapport des deux natures, ou bien est-ce à tout autre pro- cédé que nous devons cette croyance irrésistible à la connexion étroite des deux substances? Je veux mouvoir mon bras, et je le meus. Il y a trois choses à distinguer dans ce phénomène complexe de la vie : l'acte involontaire tout intérieur, le mouvement de locomotion tout extérieur, et le rapport de causalité que, par une conviction in- vincible, j'établis entre l'acte de volonté et le mouvement de locomotion. Or, d'où me vient cette conviction? Est-elle l'effet d'une conjecture, d'une induction, d'une hypothèse? ou bien d'un sentiment intime et direct? Ai-je conscience de l'action de ma volonté sur la faculté locomotrice, comme i'ai conscience de l'énergie intérieure de cette volonté? C'est ce qui est hors de doute. Si ma croyame n'était due qu'à une conjecture ou à une induction, elle ne serait point irrésistible. Non; ce n'est point pour avoir observé en diffé- rents cas la succession d'un mouvement muscu- CONS — 305 CONS laire à un acte de volonté, que je crois à l'intime relation de ces deux phénomènes; c'est parce que je la sens aussi directement et aussi immé- diatement que je sens l'énergie volontaire elle- même. Je prends un autre exemple. Je désire jouir d'un spectacle, et je dirige de ce côté l'or- gane de la vision. Entre ces deux phénomènes, dont l'un appartient à la vie intérieure du moi, et l'autre à la vie organique, je reconnais une relation de cause à effet; je crois à l'action du désir sur l'organe. Est-ce par induction que j'y crois, ou bien en vertu d'un sentiment direct et immédiat? Évidemment, ici encore, c'est la con- science qui intervient. Ainsi ma croyance à la communication intime des deux natures, ou tout au moins à l'action de l'âme sur le corps vient de la conscience que j'en ai. Voilà pourquoi cette croyance est invincible et défie toutes les hypo- thèses qui ont essayé de la nier, l' harmonie pré- établie, les causes occasionnelles, etc., etc. Du reste, il n'est pas étonnant que le moi ait conscience à la fois de sa propre énergie et de l'action qu'elle exerce sur la vie extérieure. La conscience, avons-nous dit, n'est jamais que le sentiment de l'activité du moi. Or, il est tout simple que le moi ait conscience de cette activité à tous les points de son développement, depuis l'acte le plus intime et le plus pur, jusqu'au mouvement complet qui en l'orme l'extrême li- mite. C'est toujours de sa propre énergie et de sa propre causalité, c'est-à-dire de lui-même, que le moi a conscience dans ce sentiment immédiat de l'action des facultés spirituelles sur les facul- tés organiques. Partout où se révèle l'activité du moi, soit pure, soit mêlée à des influences étran- gères, la conscience apparaît; elle ne s'arrête que là où cesse l'activité. Il faut chercher maintenant d'un autre côté les limites de la conscience. L'âme ne vit pas seulement des impressions que lui envoie le monde extérieur ; elle vit surtout des pensées et des sentiments que fait naître en elle la contem- plation du vrai, du beau, du bien, de Dieu et de tous les objets de ce monde supérieur que la phi- losophie ancienne appelait le monde intelligible. A vrai dire, cette vie est la seule qui convienne à la dignité de sa nature ; elle est la vraie fin de son activité, l'objet propre de ses hautes facultés ; la vie des sens n'en est que la condition néces- saire. Or l'âme n'entre pas ainsi en commerce avec le monde idéal sans en ressentir l'heureuse inspiration. De là des sentiments, des intuitions, des désirs, des extases dont elle a conscience, comme des plus vulgaires phénomènes de sa vie intérieure. Mais ici encore c'est elle-même qu'elle sent, et non pas l'objet intelligible. On conçoit, on désire, on aime le vrai, le bien, le beau, Dieu enfin; on n'en a pas conscience. La conscience n'est que le reflet des communications que l'âme entretient avec le monde idéal par l'intermédiaire de certaines facultés supérieures; ce n'est point par elle, c'est par la raison et l'amour que l'âme communique avec ce monde. Quand on repré- sente la raison et l'amour comme les ailes de l'âme, dans son essor vers le monde supérieur, on fait mieux qu'une métaphore : on exprime par une heureuse image une profonde vérité psy- chologique, à savoir : la merveilleuse vertu de communication de la raison et de l'amour. C'est, en effet, par ces deux facultés que l'âme peut sortir d'elle-même et se rattacher à la vie uni- verselle et à son principe suprême. C'est la rai- son qui ouvre à l'âme les sublimes perspectives de l'idéal; c'est l'amour qui l'en rapproche, et, par une intime union, lui en fait sentir la vivi- fiante vertu. La lumière de la conscience est tout intérieure; elle n'éclaire que l'âme, il est vrai, DICT. PHILOS. aans ses plus secrètes profondeurs. Réduite à la conscience d'elle-même, l'âme se verrait fermer toutes les issues du monde intelligible. Les écoles mystiques ont, en général, pour principe défaire découler toute vérité, toute science, la méta- physique et la physique, comme la morale et la psychologie, d'une source intérieure. Pour ces écoles, toute connaissance, celle de Dieu comme celle de la nature, est une révélation immédiate du sentiment, Ce principe est une profonde er- reur. La conscience n'étant jamais que le senti- ment du moi, ne peut révéler le non-moi. Pour en faire la source unique de nos connaissances, il faut ou étendre indéfiniment la conscience, au point de la confondre avec la raison, ou bien sup- primer tout un ordre de vérités qui dépassent l'expérience. Dans le premier cas, on détruit la conscience, par cela même qu'on efface les limites qui la séparent de la raison ; et avec la conscience on détruit la personne humaine en l'absorbant, comme l'ont fait les Alexandrins, dans le monde intelligible. Dans le second cas, c'est la raison elle-même et son objet, le monde intelligible, qu'on anéantit. Telle est la double conséquence à laquelle aboutit nécessairement toute école mys- tique : ou elle dégénère en un empirisme spiri- tualiste, ou elle tombe dans l'abîme du pan- théisme. On ne saurait donc marquer avec trop de précision les limites qui séparent la conscience de la raison, et la réalité intérieure de la vérité intelligible. Le témoignage de la conscience est purement subjectif; il n'atteint point la sphère des vérités éternelles et nécessaires. Du moins, il ne l'atteint pas directement. Quand la philo- sophie transporte les données de la conscience dans la sphère des vérités éternelles; quand elle applique à la nature divine les attributs de l'être moral dont nous avons le sentiment intime, elle puise à une source intérieure certains éléments de la science théologique. Mais alors même c'est une simple induction et non une [révélation im- médiate qu'elle demande à la conscience. Appli- quée dans une certaine mesure, cette induction est légitime; mais pour peu qu'on en abuse, on mêle arbitrairement les données de la conscience aux conceptions de la raison, et on se perd dans les rêves de l'anthropomorphisme. La conscience, on ne saurait trop le répéter, ne révèle jamais que le moi dans toutes les impressions, soit phy- siques, soit morales que l'âme peut ressentir. Dans ces moments extraordinaires où l'âme est comme absorbée et ravie dans son objet, dans l'amour, dans l'ardeur de la contemplation, dans l'enthousiasme de l'extase, si elle conserve en- core le sentiment de sa personnalité et de son activité propre, en un mot la conscience, cette conscience ne dépasse point les limites du moi. Mais, pourrait-on dire, si la sphère de la con- science est purement subjective, si elle n'atteint aucune réalité objective, soit sensible, soit intel- ligible, ce n'est pas seulement la vérité méta- physique qui lui échappe, c'est encore la vérité morale, c'est le beau, c'est le bien, tout autant que Dieu et les vérités premières. Or le sens com- mun a toujours attribué le sentiment, moral à la conscience; à tel point qu'il l'a identifié avec ce sentiment. Cette prétendue contradiction de la science et du sens commun sur un point eussi grave, s'explique non par une erreur, mai» par une confusion du sens commun. La conscience a toujours le même objet, le moi, dans les diverses modifications que l'âme peut subir; les noms différents sous lesquels on la désigne n'expriment point une différence de rôle et d'objet. Qu'elle ait le sentiment d'une action ou d'un état, d'une impression physique ou d'une disposition morale, elle n'est jamais que l'écho de la personne hu- 20 CONS 306 — CONS maine, dans la vicissitude de sa vie si mobile, si agitée, si inégale. La conscience morale propre- ment dite n'est pas le sentiment du bien ou du mal, mais simplement de la disposition de l'âme livrée à l'impression de l'objet moral. Elle est le sentiment du plaisir ou de la peine, de la satis- faction morale ou du remords. La conscience n'a prise sur aucune réalité objective : pas plus sur la réalité morale que sur toute autre. Le bien, l'ordre, les principes du monde moral sont des vérités transcendantes conçues par la iaison et dont la conscience ne peut attester que l'effet produit sur l'âme. La seule lumière de la con- science ne suffit pas pour révéler la loi morale tout entière. En effet, que suppose cette loi? 1° L'i- dée du bien: 2° la possibilité pour l'homme d'a- gir conformément à cette idée, c'est-à-dire la liberté. Or si la croyance à la liberté est un sen- timent de la conscience, la notion du bien est une intuition de la raison. Il ne faut pas croire que c'est sur une simple donnée de la conscience, à savoir le fait de liberté, que la raison s'élève à l'idée de bien. L'idée du bien n'est que l'idée de l'ordre; pour concevoir l'ordre, il faut dépasser la sphère de l'expérience et se transporter par la pensée dans le monde intelligible. La raison et la conscience s'unissent donc pour nous révéler le monde moral. Après avoir circonscrit le domaine de la con- science dans tous les sens, il reste à rechercher quelle est la certitude qui lui est propre. C'est la nature même du témoignage qui fait la nature de la certitude; donc le témoignage de la con- science étant tout subjectif, la certitude qui lui est propre est également subjective, et par cela même au-dessus de tout scepticisme. On peut nier (non pas, sans doute, avec une raison suffi- sante) toute réalité objective, sensible ou intelli- gible, la nature ou Dieu. On peut toujours con- tester à l'esprit humain la possibilité de franchir les limites de sa propre nature et d'atteindre la substance et l'être même du non-moi. Une science rigoureuse ne passe jamais du sujet à l'objet du moi au non-moi, sans avoir résolu la difficulté que nous venons d'élever. Mais le té- moignage de la conscience ne souffre pas la moindre objection, même pour la forme; il est ce point certain et inébranlable où Descartes s'é- tait enfin arrêté dans son doute méthodique, et il est tout simple qu'il en soit ainsi. Toute con- naissance ne peut être mise en doute qu'autant qu'elle contient une certaine réalité objective. Alors, en effet, mais seulement alors, elle est susceptible de vérité et d'erreur. La conscience, n'étant que le sentiment d'une réalité intérieure et toute subjective, ne peut jamais être considé- rée sous ce caractère ; elle peut être obscure ou claire, faible ou énergique, superficielle ou pro- fonde, complète ou incomplète; elle n'est ni vraie ni fausse, elle est ou elle n'est pas. Tous les phénomènes de la conscience ont ce privilège singulier de ne pouvoir pas même être mis en question. Je ne puis nier ni ma personna- lité, ni mon activité, ni aucune de mes facultés; je ne puis nier davantage ma liberté , car j'en ai, comme de toutes les autres facultés, le iment intime. J'ai conscience de la sponta- iii ilé de mes actes volontaires; je me sens libre et responsable; nulle spéculation métaphysique ne peut prévaloir contre ce sentiment. On dira peut-être que la liberté a été souvent mise en doute, et sur de graves raisons, et qu'en suppo- sant que ces raisons soient fausses, il n'en faut pis moins reconnaître que le doute est possible pour mi fait de consi I vrai que L'es- prit métaphysique a quelquefois imi me» sur le monde et sur Dieu qui rendaient toute liberté impossible; mais n'a-t-il pas aussi inventé des hypothèses qui détruisaient l'exi- stence même du moi aussi bien que sa lib< Est-ce à dire pour cela que l'existence person- nelle n'est pas au-dessus de toute espèce de doute ? 11 en est de la liberté comme de tout fait de conscience; elle ne peut être l'objet ni d'un doute ni d'une démonstration. Pour la nier légi- timement, il faudrait ne point en avoir conscience, ce qui est impossible; car le sentiment que nous en avons se confond avec le sentiment même de notre être. On insiste encore contre l'infaillibilité absolue et universelle du témoignage de la conscience, et on invoque l'incertitude de telles ou telles vérités morales qui touchent pourtant à la con- science. Cette incertitude, d'ailleurs mal fondée, ne tient pas aux phénomènes de conscience pro- prement dits, mais à des principes qui dépassent la sphère de l'expérience intérieure. Ainsi que nous l'avons montré, dans toute question morale il faut distinguer deux éléments, la liberté et la notion du bien. On ne peut mettre en doute la liberté, vérité de sentiment; on peut nier jus- qu'à démonstration supérieure, et on a nié non pas l'effet intérieur que produit l'idée du bien, mais la réalité objective de cette idée. On s'a- larme bien à tort du prétendu danger que fait courir tel ou tel système de métaphysique à cer- taines vérités de conscience. L'existence person- nelle, l'activité, la liberté ne sont point de ces vérités contre lesquelles le plus fort système puisse prévaloir. La contradiction qui peut s'éta- blir entre un système et telle vérité de con- s:ience est un échec pour ce système, mais non pour cette vérité. Quant à ce scepticisme qui s'attaque à tout et qui prétend arriver au nihi- lisme, il n'a aucune puissance contre la con- science, il ruinerait l'édifice entier de la con- naissance humaine, qu'il laisserait encore debout les croyances qui reposent sur l'expérience in- térieure. Le matérialisme et le panthéisme au- ront beau faire, ils n'arracheront jamais de la conscience humaine le sentiment de sa person- nalité et de sa liberté. Ce n'est pas là d'ailleurs qu'est le danger ; il n'est guère dans la nature de l'homme de perdre le sentiment du moi; ce qu'elle pourrait perdre bien plutôt, ce qu'une science étroite et soi-disant positive lui enlève- rait facilement, c'est ce sens du beau, du vrai, du bien, du divin qu'on appelle communément le sens métaphysique. Aujourd'hui, l'écueil de la science et de la société n'est pas le panthéisme qu'on se plaît à voir partout, et dont on fait Fé- pouvantail des esprits et des âmes ; c'est cet em- pirisme qui, bornant la science, soit à la sphère des sens, soit à la sphère de la conscience, lui ferme toutes les issues du monde idéal. Après avoir montré la nature, la portée, la li- mite et l'autorité de la conscience, il ne reste plus, pour en épuiser la théorie, qu'à résoudre quelques diliicultés qui ont été élevées récem- ment au sujet de l'observation intérieure. Per- sonne ne conteste à la nature humaine la con- science proprement dite, c'est-à-dire le sentiment immédiat et instantané des phénomènes qui se passent en elle; mais ce sentiment rapide et fugitif ne suffit pas plus à la psychologie que la simple vue ne suffit aux expériences du physi- cien ou du naturaliste. L'observation pn ment dite, en psychologie, es) à la conscience ce que Le r< gard esl à La vue. Sans l'observation, il n'y a pas d'analyse profonde de la réalité inté- rieure, de même que, sans le regard, il ne peut iences dans le champ de la nature. Une vraie science psychologique n'est donc GONS 307 GONT possible que par l'observation ; mais l'observation elle-même est-elle possible en pareille matière? Comment le moi peut-il s'étudier lui-même? Comment peut-il être tout à la fois sujet et ob- jet de l'observation? Il semble que l'observation ne soit pas possible, sans un objet distinct, fixe et immobile sous le regard de l'observateur. Or, telle n'est point la condition de l'observation psychologique. L'objet observé, c'est le sujet même ; c'est l'esprit dont la nature est d'être une force, et dont la vie est une continuelle ac- tion. Comment ce protée , si mobile dans ses allures, si multiple dans ses formes, si fugitif, si insaisissable, peut-il devenir un objet d'observa- tion ? Comment peut-il observer sa sensation, sa pensée, son action, au moment où il sent, pense ou agit? Il semble, au premier abord, qu'il suffirait de répondre à toutes ces objections, comme on l'a fait à ce philosophe qui niait le mouvement par toutes sortes de raisons subtiles et spécieu- ses. On pourrait citer les importants résultats de l'observation psychologique, non-seulement chez les psychologues, mais encore chez les poètes et les romanciers. Mais cette réponse ne résout au- cune difficulté. Il s'agit moins de prouver que l'observation psychologique est possible, que de montrer comment elle l'est. Nul doute que l'âme humaine ne puisse s'observer, puisqu'elle l'a fait dans tous les temps avec succès; mais com- ment s'y prend-elle pour s'observer, voilà ce qu'il faut chercher, avec d'autant plus de soin, que certaines descriptions vagues ou incertaines du mode d'observation intérieure ont répandu quelques nuages sur la question. Comment le moi s'observe-t-il? L'observation est-elle directe et immédiate , comme la con- science elle-même? L'âme ne sent sa passion, son désir, sa volonté, qu'au moment même où elle se passionne, où elle désire, où elle veut ; s'ob- serve-t-elle aussi en cet état? Il suffit de poser la question pour la résoudre. L'âme sent, pense et agit sous l'œil de la conscience ; mais sa sensa- tion, sa pensée, son action, en un mot sa vie, s'arrêterait sous le regard de l'observation. La vie humaine est un drame sérieux, dans lequel l'acteur ne peut être en même temps observa- teur. Ce n'est point au fort de l'action ou dans la crise de la passion que l'âme peut contempler son énergie active ou passionnée. Toute observa- tion (je dis l'observation et non la conscience) tue l'action et détruit la vie. C'est une expérience que chacun a faite bien souvent sur soi-même. Est-ce au moment où l'âme est en proie à la passion qu'elle se complaît à la décrire et à l'a- nalyser? Nullement : c'est lorsque l'agitation a cessé, lorsque l'âme peut revenir sur les pas- sions éteintes ou calmées, et en étudier les ef- fets. On ne pourrait pas citer une analyse pro- fonde, une description savante d'un fait de conscience, qui n'ait été faite après coup. L'âme s'observe sans aucun doute ; elle pénètre même fort avant dans la profondeur de sa nature en s'observant; mais elle s'observe indirectement et par l'intermédiaire de la mémoire. Ce n'est point la passion, la pensée, l'activité, la réalité vivante qu'elle regarde, c'est la réalite à l'état de souve- nir. La conscience seule surprend l'action et la vie; L'observation ne commence que lorsque le phénomène qu'elle doit étudier a cessé de vivre, elle le recueille alors par le souvenir, et l'ana- lyse par la réflexion, c'est-à-dire par la volonté. Ainsi se fait l'étude de la nature humaine : l'ob- servation après la conscience, la science après la vie. La science psychologique veut deux cho- ses dans celui qui s'y livre : 1" une nature riche et profonde pour fournir une matière à l'expé- rience; 2° une grande puissance d'abstraction pour recueillir et fixer, sous le regard de l'ob- servation, les phénomènes qui ont disparu de la scène de la vie. Sans la première condition, l'ob- servation manque d'objet; sans la seconde, elle manque d'instrument. Les grands observateurs de la nature humaine ont tous profondément vécu et profondément observé. Une vie légère et tout extérieure, pleine d'accidents et de ca- prices, peut fournir des traits piquants au ro- mancier; mais ni le poète ni le psychologue n'y peuvent rien puiser qui leur convienne. Parmi les nombreux ouvrages que l'on pourrait consulter sur la conscience, nous citerons seule- ment comme particulièrement importants : Maine de Biran, de VAperception immédiate interne ; — Th. Jouffroy, Préface de la trad. des Esquis- ses de philosophie morale de Dugald-Sleivart et celle de la traduction des œuvres de Th. Reid ; Mélanges philosophiques; de la Science psycho- logique ; Nouveaux mélanges philosophiques, de la légitimité de la distinction de la Psychologie et de la Physiologie. E. V. CONSÉQUENCE (consecutio , de cum et de sequi, venir à la suite). C'est une proposition qui se lie de telle manière à une autre proposi- tion, ou à plusieurs prémisses à la fois, que l'on ne saurait ni admettre ni rejeter celles-ci, sans admettre ou rejeter en même temps la première. La conséquence est vraie, quand les prémisses le son{ aussi, et fausses dans le cas contraire. Souvent la vérité ou l'erreur d'une proposition n'est clairement aperçue que dans ses consé- quences. Voy. Syllogisme , Raisonnement, Dé- duction. CONSÉQUENT. C'est le dernier des deux ter- mes d'un rapport : celui auquel l'antécédent est comparé; mais, dans ce sens, le mot conséquent n'est plus guère employé que dans les sciences mathématiques. Pris adjectivement, il se dit d'un discours ou d'un raisonnement où toutes les idées dépendent les unes des autres et se ratta- chent à un principe commun ; il faut même l'ap- pliquer aux actions, quand les actions présentent entre elles le même rapport. CONTARINI ou CONTARENI (Gaspard), né à Venise en 1483, fut envoyé par le pape à la diète de Rastisbonne, où il essaya vainement de rame- ner les protestants au catholicisme, et mourut cardinal en 1542. Il soutint la possibilité d'éta- blir scientifiquement l'immortalité de l'âme con- tre son maître Pomponat, qui ne la croyait ad- missible qu'au nom de la révélation. Le maître fit l'éloge du livre du disciple, mais on ne dit pas qu'il ait pour cela changé d'avis. Ses œuvres complètes ont été publiées à Paris, en 1571, in-f°. En voici les parties qui intéressent la philo- sophie : de Elemenlis et eorum mixlionibus ; — Primœ philosophiœ compendium; — de Im- mortalitate animœ, adversus Petrum Pompo- nalium; — Non dari quarlam figuram syllo- gismij secundum opinionem Galeni; — de Libero Arbitrio. J. T. CONTEMPLATION. Lorsqu'un objet matériel ou immatériel a excité en nous un sentiment très-vif d'admiration ou d'amour, nous y arrê- tons avec bonheur notre regard et notre pensée ; non pas dans le but de mieux le connaître, mais pour jouir plus longtemps de sa présence et des impressions qu'elle nous fait éprouver. C'est à cette situation de l'esprit plus ou moins douce, plus ou moins profonde, selon la nature de l'objet qui la fait naître, qu'on a donné le nom de contemplation. La contemplation est donc bien différente de la réflexion : dans ce dernier état, nous cherchons encore ou la vérité, ou le bien, ou le beau, et notre intelligence est essen- CONT — 308 — CONT tiellement active; dans le dernier, nous croyons avoir trouvé ce que la réflexion cherche encore, nous nous imaginons l'avoir en quelque sorte sous nos yeux et en notre pouvoir, et il ne nous reste plus qu'à en jouir par un regard, par une vision presque passive. Personne ne peut contes- ter que la contemplation, telle que nous venons de la définir, ne soit un fait bien réel et même assez commun de l'âme humaine; mais les mys- tiques, qui d'ailleurs l'ont décrite et analysée avec une rare finesse, en ont considérablement exagéré la portée, en même temps qu'ils l'ont rapportée exclusivement à Dieu. C'est, dans leur opinion, le degré le plus élevé de l'intelligence, celui où elle parvient lorsque, entièrement libre de l'influence des sens, déjà familiarisée par de longues méditations avec le monde spirituel, elle le voit sans effort et sans travail, et reçoit la lu- mière qui vient de la source même de toute vé- rité, comme notre œil reçoit les rayons du so- leil. C'est un regard simple et amoureux sur Dieu, considéré comme présent à l'âme; c'est la fin de toute agitation, de toute inquiétude et, par conséquent, de toute activité; de là vient qu'elle a été définie par quelques-uns : « une prière de silence et de repos. » Cependant elle est au-des- sous du ravissement ou de Yextase ; car elle ne suspend pas, comme ce dernier état, toutes les facultés de l'âme, elle la met seulement dans la situation la plus favorable pour recevoir l'action de la grâce et suivre en tout l'impulsion divine. La conséquence inévitable de ce principe, c'est que la vie contemplative est bien supérieure et préférable à la vie active. Voy. Mysticisme. CONTINGENT. C'est ce qui n'est pas néces- saire, ce qu'on peut supprimer par la pensée sans qu'il en résulte aucune contradiction. Tout ce qui a commencé, tout ce qui doit finir, tout ce qui change est contingent; car tout cela pourrait ne pas être, et notre pensée peut se le repré- senter comme n'étant pas. Évidemment cela pourrait ne pas être, puisque en fait cela n'a pas toujours été, ne sera pas toujours, ni ne conserve tant qu'il est la même manière d'être. Le néces- saire, au contraire, c'est ce dont nous ne pouvons pas concevoir la non-existence, ce qui a toujours été, ce qui sera toujours et ne peut changer de manière d'être. Le contingent ne peut être connu que par l'expérience, soit médiatement, à l'aide de 1 analogie et de l'induction; soit d'une ma- nière immédiate , par la conscience ou par les sens. Le nécessaire est l'objet de la raison et la condition sans laquelle ce qui est contingent n'existerait pas. C'est ainsi qu'à la vue ou à la connaissance du contingent nous sommes forcés de nous élever à l'idée du nécessaire. Le néces- saire et le contingent sont les deux points de vue sous lesquels notre intelligence est forcée de concevoir, en général, l'existence de l'être. En d'autres termes, il n'y a que deux manières d'exister, deux manières d'être : l'une contin- gente, l'autre nécessaire; mais il y a différents degrés à distinguer dans le contingent : 1° les simples faits qui ne font en quelque sorte que paraître et disparaître : ce qu'on appelait dans l'école du nom d'accidents; 2° les qualités, les propriétés inhérentes à un sujet : ce qui consti- tue son caractère et sa nature spécifique: 3" le sujet lui-même, considéré comme une existence particulière et finie. CONTRADICTION (de contra et de diccre, parler en sens contraire). Considérée dans l'ac- ception la plus générale du mot, elle peut être définie : une affirmation et une négation qui se combattent et se détruisent réciproquement. Considérée au point de vue particulier de la lo- gique, elle consiste à réunir dans un même ju- gement deux notions qui s'excluent l'une l'autre, ou, comme disait l'école, d'après Aristote, deux contraires entre lesquels il n'y a pas de milieu : Opposilio média caréna. Si l'on dit, par exemple, qu'un cercle peut avoir des rayons inégaux, il y a contradiction; car l'idée même du cercle ex- clut l'inégalité des rayons, et réciproquement. Tout jugement de cette nature se détruisant lui- même, représente le plus haut degré d'aberra- tion et d'absurdité. Il résulte de là que les pre- mières règles de la logique, que la condition suprême de tous nos jugements et, en général, de tous les produits de notre pensée, c'est qu'ils ne se détruisent pas eux-mêmes par l'association de deux notions contradictoires : cette condition est ce qu'on appelle le principe de contradic- tion. Aristote est le premier qui en ait parlé, et il en a fait à la fois la base de la logique et de la métaphysique, supposant, avec raison, que tout vt qui est contradictoire pour l'intelligence, est impossible dans la réalité. Voici en quels termes il l'exprime ordinairement : « Une chose ne peut pas a la fois être et ne pas être en un me me sujet et sous le même rapport. » Ou plus brièvement : « La même chose ne peut pas en même temps être et ne pas être. » A cette for- mule, dont le caractère est purement métaphysi- que, il en substitue quelquefois une autre plus particulièrement logique : « L'affirmation et la négation ne peuvent être vraies en même temps du même sujet. » Ou bien : « Le même sujet n'admet pas en même temps deux attributs con- traires. » Ce principe, ajoute le philosophe de Stagire, n'est pas seulement un axiome, mais il est la base de tous les axiomes : aussi est-il im- possible de le démontrer; mais on peut l'établir par voie de réfutation, en réduisant à l'absurde ceux qui osent le nier. Leibniz a apporté quelques restrictions à la doctrine d'Aristote : il ne croit pas que le prin- cipe de contradiction soit le principe unique et suprême de toute vérité, ou qu'il puisse suffire à la fois à la logique et à la métaphysique; il y ajoute un autre principe, dont on ne s'était pas occupé avant lui : celui de la raison suffisante. Voy. Leibniz. Kant est allé encore plus loin que Leibniz : il a démontré avec beaucoup de justesse qu'il ne suffit pas que nous nous entendions avec nous- mêmes, ou que nos idées soient parfaitement d'accord entre elles pour qu'elles soient en même temps conformes à la nature des choses. Une hypothèse, une erreur même peut être consé- quente avec elle-même. De là il conclut que le principe de contradiction ne peut servir de cri- térium que pour une certaine classe de nos juge- ments ; ceux dont l'attribut est une simple con- séquence du sujet, et que Kant appelle, pour cette raison, des jugements analytiques. Ainsi, quand je dis que tout corps est étendu, il est évident que la notion d'étendue est déjà renfer- mée dans la notion de corps. Par conséquent, il suffit à la vérité de ce jugement qu'il ne ren- ferme pas de contradiction. Mais, partout ailleurs, ou, pour employer encore le langage du philo- sophe allemand, dans tous les jugements syn- thétiques, le principe de contradiction est une règle insuffisante, et pour être sûr de la vérité, il nous faut alors, ou une croyance particulière de la raison, ou le témoignage de l'expérience. Non content de diminuer considérablement l'importance du principe de contradiction, Kant va même jusqu'à rejeter les termes dans les- quels il a été exprimé par Aristote, et que Leib- niz a fidèlement conservés. La formule qu'il propose de substituer à celle du philosophe grec est celle-ci : « L'attribut ne peut pas être contra- GOPU — 309 — COUS dictoire au sujet. » Sans examiner ici les raisons alléguées par Kant en faveur du changement qu'il propose, raisons peu solides et admissibles seulement au point de vue de l'idéalisme trans- cendantal, nous dirons que chacune des expres- sions entre lesquelles Aristote nous donne à choisir, est beaucoup plus générale et plus claire, et porte plus véritablement le caractère d'un axiome que la proposition du philosophe allemand. Voy., sur ce sujet : Aristote, Métaph., liv. III, ch. ni; liv. IX, ch. vu; liv. X, ch. v; Calég., ch. vi, et passim; — Kant, Critique de la raison pure; Analytique transcendanlale ; du Principe suprême de tous les jugements analy- tiques. CONTRAIRES. Les anciens se sont beaucoup occupés de la théorie des contraires, et Aristote, qui lui-même y attache une extrême impor- tance, l'ait remarquer avec raison [Métaph., liv. IV, ch. ni) que la plupart des philosophes ses devanciers ont cherché parmi les contraires les principes générateurs de toutes choses. Pour ceux-ci, c'étaient le chaud et le froid, le pair et l'impair ; pour d'autres, par exemple pour Em- pédocle, i'amilié et la discorde, c'est-à dire l'at- traction et la répulsion; à quoi l'on pourrait ajouter le dualisme persan de la lumière et des ténèbres, et cet autre dualisme beaucoup plus général de l'esprit et de la matière. Les pytha- goriciens ont même été plus loin : ils ont essayé de donner une liste, une table des contraires, qui occupe dans leur doctrine à peu près la même place que la table des catégories dans plusieurs systèmes postérieurs (voy. Pythagore et Alcméon de Crotone). Après les pythagori- ciens, Aristote rencontrant le même sujet, l'a étudié avec la profondeur et la sagacité qu'il apportait en toutes choses, et le résultat de ses recherches, religieusement conservé par la phi- losophie scolastique, peut trouver encore au- jourd'hui sa place légitime dans une classifica- tion générale des idées. D'abord il définit les contraires : « ce qui dans un même genre diffère le plus;» par exemple, dans les couleurs, ce sera le blanc et le noir; dans les sensations, le plaisir et la douleur ; dans les qualités morales, le bien et le mal. Les contraires n'existent jamais en même temps ; mais ils peuvent se succéder dans le même sujet. Ils se divisent en deux classes : les uns admettent un moyen terme qui participe à la fois des deux natures opposées ; ainsi, entre l'être absolu et le non-être, il y a l'être contin- gent. Pour les autres, ce moyen terme n'est pas possible; et tels sont tous les contraires dont l'un appartient nécessairement au sujet ou se trouve être une simple privation, par exemple, la santé et la maladie, la lumière et les ténè- bres, la vue et l'absence de cette faculté. Les contraires qui n'admettent pas de milieu sont des choses contradictoires et forment, quand on les réunit, une contradiction (voy. ce mot). A cette théorie des contraires se rattache toute la logique par le principe de contradiction. Aris- tote a voulu aussi en faire la base de la morale, en cherchant à démontrer que la vertu n'est qu'un terme moyen entre deux excès contraires. Mais cette tentative ne devait pas réussir. CONVERSION DES PROPOSITIONS, voy. Proposition. COPULE. C'est dans une proposition ou un jugement exprimé le terme qui marque la liai- son que nous établissons dans notre esprit entre l'attribut et le sujet. Quelquefois la copule et l'attribut sont renlermés dans un seul mot : mais il n'y a aucune proposition qu'on ne puisse con- vertir de manière à les séparer. Ainsi, quand je dis : Dieu existe, existe contient la copule et l'attribut, qu'on séparera si l'on dit : Dieu est existant. C'est sur la copule que tombe toujours la négation ou l'affirmation qui fait la qualité de la proposition ; les autres affirmations ou né- gations modifient le sujet ou l'attribut, mais ne donnent pas à la proposition elle-même le ca- ractère affirmatif ou négatif. Voy. Proposition, Jugement. CORDEMOY (Giraud de), né à Paris au com- mencement du xvue siècle, d'une ancienne fa- mille originaire d'Auvergne, abandonna le bar- reau, qu'il avait d'abord suivi avec succès, pour s'adonner à la philosophie. En 1665, la protec- tion de Bossuet le fit placer auprès du Dauphin, fils de Louis XIV, en qualité de lecteur. En 1678, il fut admis à l'Académie française: il est mort en 1684. Cordemoy avait employé les derniè- res années de sa vie à écrire une Histoire de France, qui fut publiée après sa mort (2 vol. in-f°, Paris, 1685-1689). Considéré comme philo- sophe, il s'est montré disciple fervent et ingé- nieux de Descartes, dont il a reproduit et sou- tenu avec habileté les principales opinions dans plusieurs ouvrages, entre autres : Le Discerne- ment de l'âme et du corps en six discours, in- 12, Paris, 1666 ; — Discours physique de la pa- role, in-12, ib., 1666; — Lettre à un savant religieux de la Compagnie de Jésus (le P. Cos- sart) pour montrer : 1° que le système de Des- cartes et son opinion n'ont rien de dangereux; 2° que tout ce qu'il en a écrit semble être tiré de la Genèse, in-4, ib., 1668. le Discernement deVâme et du corps et le Discours physique de la parole ont été réunis en 1704, in-4, Paris, avec quelques fragments de critique et d'his- toire, et deux opuscules de métaphysique, l'un ayant pour objet d'établir que Dieu fait tout ce qu'il y a de réel dans les actions des hommes, sans nous ôter la liberté; l'autre, où l'auteur recherche ce qui fait le bonheur ou le malheur des esprits. — Cordemoy laissa un fils, l'abbé de Cordemoy, mort en 1722, chez qui se tinrent pendant quelque temps des conférences pour la conversion et la réfutation des hérétiques. Ce fut là que le P. André fit connaissance de Male- branche, dont il défendit plus tard les opinions avec une si courageuse persévérance. X. CORNUTUS (Lucius Annœus), né à Leptis, en Afrique, dans le premier siècle de l'ère chré- tienne, professa à Rome le stoïcisme. L'histoire compte au nombre de ses disciples, Lucain et Perse, dont la cinquième satire lui est adressée, et qui en mourant lui légua sa bibliothèque. Il nous reste de lui un traité de la Nature des Dieux, consacré à l'exposition de la théologie stoïcienne, et qui a été plusieurs fois imprimé sous le nom de Pharnutus. Le savant Villoison en avait préparé une nouvelle édition qui n'a pas vu le jour. Voy. Th. Gale, Opuscula mytho- logica ethica et physica, in-8, Cambridge, 1671 ; in-8, Amsterdam, 1688; — G. J. de Martini, Dis- putatio de L. Ann. Cornuto philosopho sloico, in-8, Leyde, 1825. COROLLAIRE. Ce terme, qui n'est plus guère en usage qu'en géométrie, est tout à fait syno- nyme de conséquence. Il désigne une proposi- tion qui n'a pas besoin de s'appuyer sur une preuve particulière, mais qui résulte d'une au- tre proposition déjà avancée ou démontrée. Ainsi, après avoir prouvé qu'un triangle qui a deux côtés égaux a aussi deux angles égaux, on en tire ce corollaire : qu'un triangle quia les trois côtés égaux a aussi les trois angles égaux. CORPS, voy. Matière. COUSIN (Victor), le fondateur, le chef, l'in- terprète éloquent d'une école de philosophie à laquelle il a donné lui-même le nom d'éclcc- cous — 310 — COUS tisme, et pendant plus de vingt années le direc- teur tout-puissint de l'enseignement philosophi- que dans l'Université de France, naquit à Paris, le 28 novembre 1792. Comme J. J. Rousseau, avec qui, par la chaleur du style et même parle fond des idées, il a plus d'un trait de ressem- blance, il était le fils d'un horloger. En 1810, après une série de brillants succès, couronnés par le prix d'honneur du concours général, il entrait, déjà presque célèbre, à l'École nor- male, récemment créée, et deux ans après, avec le modeste titre d'élève répétiteur, il en est un des maîtres les plus écoutés. Cependant la ma- tière de ce premier enseignement n'était point celle qui lui donnait le plus de prise sur les es- prits : c'étaient les langues anciennes, particu- lièrement le grec. Aussi n'est-ce que plus tard, quand on lui permit de traiter des questions de philosophie, qu'il exerça sur ses jeunes disciples, hier encore ses camarades, l'ascendant que lui donnaient ses remarquables facultés. En 1815, après les Cent jours, pendant lesquels il s'était enrôlé dans les volontaires royaux, il fut chargé par Royer-Collard de le suppléer dans la chaire d'histoire de la philosophie qu'il occupait à la Faculté des lettres. C'est dans la chapelle à demi ruinée du vieux collège du Plessis, où la Faculté des lettres de Paris tenait alors ses séan- ces, que le jeune suppléant parut pour la pre- mière fois aux yeux du public. Il n'y resta pas longtemps, car il fallut bientôt ouvrir à l'af- fluence croissante de ses auditeurs le vaste am- phithéâtre de la Sorbonne. Cette faveur d'un public d'élite, M. Cousin ne la devait pas seulement à l'éclat incomparable de sa parole, mais à la nouveauté et à l'éléva- tion de ses opinions. Laromiguière, avec son esprit élégant et fin, mais superficiel, ne sortait pas de la question de l'origine des idées et s'é- loignait à peine de la doctrine de Condillac, qu'ii ébranlait cependant en se proposant de la compléter. Royer-Collard faisait une guerre in- fatigable à cette même doctrine, qui semblait pour un instant être montée au rang d'une phi- losophie nationale. Il déployait contre elle l'au- torité de son austère bon sens et la force de sa sévère dialectique; mais ses attaques ne por- taient que sur des points isolés et en petit nom- bre. M. Cousin ne suit aucun de ces deux exem- ples, tout en parlant avec respect de Royer- Collard comme du premier de ses maîtres. Se faisant un devoir d'unir ensemble l'histoire de la philosophie et la philosophie elle-même, il passe en revue, expose, analyse, juge tous les systèmes que les attributions de sa chaire lui permettent d'aborder, c'est-à-dire tous ceux qui appartiennent à l'histoire de la philosophie mo- derne, et chemin faisant, au nom de la critique, il traite les grandes questions de morale, de métaphysique, d'esthétique, de psychologie, dont le système étroit de la sensation transformée était parvenu à détacher les esprits. C'est pen- dant les cinq premières années de son enseigne- ment, celles qui s'étendent de 1815 à 1820, que M. Cousin a produit au jour toutes les vues qui lui appartiennent, et qu'il a posé les fondements de son éclectisme. Il n'a eu, dans un âge avancé, qu'à refondre les matériaux de ses anciennes le- çons, pour en tirer ses ouvrages les plus accom- plis : son Histoire de l'école écossaise, le livre du Vrai, du Beau et du Bien, et cette irréfu- table critique de Locke, qui, ébauchée dans le cours de 1819, était reprise et complétée dans celui de 1829. En.cvé à sa chaire en 1820 par l'esprit de ion qui inspirait alors le gouvernement de la France, M. Cousin perdit en 1822 sa place de maître de conférences par la suppression de l'É- cole normale. Mais les sept années pendant les- quelles il resta condamné au silence ne furent point perdues pour la philosophie. Il les employa a publier les œuvres de Proclus (6 vol. in-8, Pa- ris, 1820-1827, et 1 vol. in-4, Paris, 1864), à don- ner une nouvelle édition des œuvres de Descar- tes (11 vol. in-8, Paris, 1826), à commencer sa traduction des Œuvres complètes de Platon (13 vol. in-8, Paris, 1825-1840), et à parcourir l'Allemagne, qu'il avait déjà visitée en 1817. C'est durant ce second voyage, fait en 1824, et dont on peut lire dans la dernière édition de ses Fragments (t. V, in-8, Prris. 1866) un récit plein de charmes, que, soupçonné de carbona- risme, il subit à Berlin une détention de six mois. Au nombre des ouvrages qu'il composa à cette époque, il y en a un cependant où l'esprit phi- losophique n'a aucune part : c'est un livret d'o- péra-comique écrit pour Halévy, et qui devait s'appeler les Trois Flacons. C'est le titre d'un conte de Marmontel qui en avait fourni le sujet. H us cette pièce est restée inédite, ainsi que la musique à laquelle elle était destinée à servir de thème. En 1828, après l'avènement du ministère Mar- tignac, la parole est rendue à M. Cousin. M. Gui- zot, sur qui la même interdiction pesait depuis 1825, est également autorisé à reparaître dans sa chaire. M. Villemain, sans avoir été touché par les rigueurs du pouvoir, se joint à eux en appliquant à la littérature le même esprit de li- bre investigation qu'ils ont introduit l'un dans la philosophie et l'autre dans l'histoire. Tous les trois, soulevés par la popularité et embrasés d'une commune ardeur, font luire sur la France cet âge d'or de l'enseignement public dont le souvenir immortel peut être comparé à celui qu'ont laissé les plus brillantes époques de l'é- loquence politique et religieuse. C'est alors, mais surtout dans son cours de 1828, que M. Cou- sin, sous une forme qui lui est propre, expose pour la première fois devant un public français les idées sur lesquelles repose la philosophie de la nature, c'est-à-dire la doctrine de Schelling et de Hegel, et que sa parole est peut-être d'au- tant plus puissante sur l'imagination qu'elle est moins claire pour l'intelligence. Après la révolution de 1830, à laquelle l'esprit libéral de ses écrits et de ses leçons avait con- tribué dans une certaine mesure, M. Cousin fut nommé coup sur coup conseiller d'État, mem- bre du Conseil royal de l'instruction publique, professeur titulaire à la Faculté des lettres, membre de l'Académie française et de l'Acadé- mie des sciences morales et politiques, direc- teur de l'École normale, pair de France. Entré comme ministre de l'instruction publique, au 15 mars 1840, dans le cabinet présidé par M. Thiers, il ne resta au pouvoir que huit mois, pendant lesquels il introduisit dans l'administra- tion et dans les différentes branches de l'ensei- gnement des réformes utiles. Lui-même a pris soin de les rappeler et de les justifier dans un article de la Revue des Deux-Mondes (février 1841). Il reprit sa place au Conseil royal de l'in- struction publique en 1842, après la mort de JoufTroy, et se démit de ses fonctions de con- seiller d'État. En 1844, à la tribune de la Cham- bre des pairs, il défendit avec autant d'éloquence que d'énergie, l'Université et la philosophie, violemment attaquées par deux sortes d'enne- mis : les partisans sincères de la liberté d'ensei- gnement et ceux qui, sous le nom de la liberté, ne songeaient qu'à rétablir la domination clé- ricale. Les discours prononcés alors par M. Cou- cous sin ont été plusieurs fois publiés sous ce titre : Défense de i 'Université et de la philosophie (in-8, Paris, 1844 et 1843). Enlevé à la vie poli- tique par la révolution de 1848, M. Cousin ter- mina sa carrière universitaire après le coup d'État du 2 décembre, qui le privait de son siège à la section permanente du Conseil supérieur de l'instruction publique, et après le décret de 1852, qui le plaçait, avec MM. Villemain et Gui- zot, au rang de professeur honoraire de la Fa- culté des lettres. Il est mort à Cannes, le 13 janvier 1867. Si l'on veut se faire une idée exacte et équi- table de la valeur philosophique de M. Cousin, il faut passer par-dessus les années où il n'est pas encore en possession de toute sa pensée. Tantôt il semble appartenir à l'école écossaise, fort: liée et comme unie à la France par les ori- s observations de Maine de Biran ; tantôt, quand il revient de son second voyage, dans la Je Schelling et de Hegel, on dirait qu'il lonné tout entier à la philosophie de la nature. Alors il écrit cette phrase, qu'il a eu la faiblesse de supprimer plus tard : « Ce système est le vrai. » Pour un esprit impartial, la philo- sophie de M. Cousin n'existe que du moment où il lui a imprimé le sceau de la maturité, et sous la forme dont il l'a revêtue lui-même quand il croit l'avoir conduite à sa dernière perfection. Cette philosophie a reçu de lui le nom d'é- clectisme, sous lequel, vraie ou fausse, elle ap- partient désormais à l'histoire des idées du xixc siècle. Un autre se serait peut-être moins prêté aux interprétations erronées ou malveil- lantes. Cependant il n'était guère possible de prévoir comment ce nom, porté par deux écoles illustres, celle de Plotin et celle de Leibniz, de- vait être quelquefois compris par la critique contemporaine. Ne s'est-on pas imaginé que l'éclectisme consistait à recueillir dans tous les systèmes successivement adoptés et abandonnés par l'esprit humain, quelques lambeaux de doc- trine, quelques propositions isolées, qu'on ajus- tait ensuite tant bien que mal, qu'on réunissait comme on pouvait, sans règle, sans plan, sans mesure précise de la vérité et de l'erreur, dans une sorte de mosaïque philosophique? Si cette opinion était fondée, l'éclectisme serait au-des- sous de la discussion. Qu'est-ce donc que l'éclectisme de M. Cousin? C'est une philosophie qui repose sur ce principe incontestable et incontesté, que la puissance de faire quelque chose avec rien ou de créer d'une manière absolue étant étrangère à l'homme, les systèmes sont construits avec des éléments préexistants dans l'esprit humain, comme les œuvres de l'industrie et de l'art avec des élé- ments préexistants dans la nature. S'il n'en était pas ainsi, un système philosophique ne pourrait jamais en appeler à l'autorité de la raison et de la conscience. Mais pourquoi les systèmes sont-ils si divers et si contradictoires ? C'est que chacun d'eux ne prenant dans le fonds commun qu'une portion déterminée des éléments constitutifs de notre nature, en croyant les prendre tous, se figure qu'il a le droit d'accuser les antres d'er- reur et de fausseté. Qu'on songe en effet que l'illusion est ici plus facile que dans les sciences physiques et mathématiques. Lorsqu'il s'agit du monde extérieur, personne n'oserait se vanter de connaître ce qui, en raison de la distance et du temps, est placé hors de la portée de ses ob- servations. Quand il est question, au contraire, des choses de l'âme, c'est-à-dire des forces et des phénomènes invisibles qui se déploient au de- dans de nous, chaque homme en particulier se pi end volontiers pour la mesure de l'humanité. — 311 -- COUS IL jii résulte que, pour démêler ce qu'il y a de vrai ou de faux dans les systèmes, il faut les comparer avec la nature humaine, avec l'esprit même dont ils ont la prétention d'être l'expres- sion complète, après qu'on l'a soumis aux procé- dés de l'observation la plus sévère; et pour être sûr que l'observation n'a rien oublié ni méconnu d'essentiel, il faut interroger les systèmes, prê- ter l'oreille aux objections qu'ils élèvent les uns contre les autres, les suivre dans leurs transfor- mations et leurs retours périodiques à travers toutes les époques de l'histoire. Est-ce donc là une philosophie si inconsistante et si méprisa- ble ? Le principe sur lequel elle est assise est d'une telle fécondité qu'il a suffi pour faire naître parmi nous une foule d'excellents ouvrages con- sacrés à l'histoire de la philosophie. Sans doute l'exemple de M. Cousin et son ascendant per- sonnel y ont puissamment contribué. Mais, en agissant ainsi, M. Cousin ne cédait pas à l'attrait de l'éruditioa, qu'il n'a jamais aimée pour elle- même ; il obéissait à la nécessité que lui impo- sait sa doctrine. Oui, M. Cousin a une doctrine qui, s'appuyant sur la double autorité de la conscience et de l'histoire, ne se croit pas seulement obligée d'ê- tre complète ou de réunir tous les faits, tous les principes, toutes les facultés dont se compose la nature humaine, mais d'être exacte, c'est-à-dire de les présenter dans l'ordre hiérarchique que leur impose leur essence même, plaçant l'esprit, la personne libre, consciente, identique, au-des- sus des forces aveugles de l'organisme, l'intel- ligence au-dessus des sens, la raison au-dessus de tous les autres modes de la pensée, la vo- lonté dirigée par la raison ou l'âme dans la pleine possession de son existence au-dessus de la raison toute seule. M. Cousin n'a point failli à cette condition, car les plus constants et les plus vigoureux efforts de sa dialectique sont di- rigés surtout contre ceux qui, se refusant à re- connaître la hiérarchie naturelle de nos facultés, effacent toute différence entre l'esprit et la ma- tière, entre l'àme et le corps, entre la pensée et la sensation, entre la raison et l'expérience, en- tre la volonté et l'instinct ou la passion. Aussi sa philosophie recevrait-elle plus justement la qua- lification de spiritualiste que celle d'éclecti- que. Le spiritualisme en est le but, l'éclectisme n'en est que le moyen, à moins qu'on ne veuille définir l'éclectisme un spiritualisme démontré tout à la fois par la raison individuelle et par la raison du genre humain. Mais peu importe un nom ou un autre; c'est au fond des choses qu'il faut s'attacher. Voyons donc ce qu'il faut penser d'un certain nombre d'idées qu'on a particulièrement reprochées à M. Cousin, et qu'on se représente comme sa pro- priété personnelle dans la philosophie qu'il a enseignée. La première qui s'offre à l'esprit, c'est la fa- meuse théorie de la raison impersonnelle. La raison, selon M. Cousin, n'est pas une faculté personnelle de l'homme, par conséquent une faculté variable d'un individu à un autre ; il ne suffit pas même qu'elle appartienne à l'huma- nité, si elle doit être considérée comme une pro- priété particulière de notre esprit, par laquelle il nous est impossible de rien savoir de la nature des choses; il veut qu'elle soit commune à l'hu- manité et à Dieu, et que ses lois, en même temps qu'elles commandent d'une manière sou- veraine à la pensée, nous représentent les con- ditions absolues de l'existence. « La raison, dit- il, est en quelque sorte le pont jeté entre la psychologie et l'ontologie, entre la conscience et l'être ; elle pose à la fois sur l'une et sur cous 312 — cous l'autre; elle descend de Dieu et s'incline vers l'homme ; elle apparaît à la conscience comme un hôte qui lui apporte des nouvelles d'un monde inconnu, dont il lui donne à la fois et l'idée et le besoin. Si la raison était toute personnelle, elle serait de nulle valeur et sans aucune auto- rité hors du sujet et du moi individuel. La raison est donc, à la lettre, une révélation, une révéla- tion nécessaire et universelle, qui n'a manqué à aucun homme et a éclairé tout homme à sa ve- nue en ce monde : Illuminât omnem hominem venientem in hune mundum. La raison est le médiateur nécessaire entre Dieu et l'homme, ce logos de Pythagore et de Platon, ce Verbe fait chair qui sert d'interprète à Dieu et de pré- cepteur à l'homme, homme à la fois et Dieu tout ensemble. Ce n'est pas sans doute le Dieu absolu dans sa majestueuse indivisibilité, mais sa manifestation en esprit et en vérité ; ce n'est pas l'être des êtres, mais le Dieu du genre hu- main {Fragments philosophiaues, Préface, p. 42 et 43 de la lre édition, publiée en 1826 : p. 36 et 37 de l'édition de 1847). Les adversaires de M. Cousin, surtout ceux qui appartiennent de près ou de loin à l'école de Condillac, ont tourné en dérision cette raison qui est dans l'homme, sans lui appartenir per- sonnellement, qui est une révélation de Dieu, un médiateur entre Dieu et l'homme, Dieu lui- même. Cependant, la doctrine dont on vient de lire l'éloquent résumé, est celle qu'ont professée quelques-uns des plus grands génies de l'anti- quité et des temps modernes, un Platon, un Leibniz, un Malebranche, un Fénelon; un Bos- suet et, dans certains moments, Anstote lui- même. Mais quand elle n'aurait point pour elle la recommandation de ces grands noms, elle se recommanderait toute seule. S'il y a des vérités évidentes par elles-mêmes, nécessaires, univer- selles comme celles qui servent de fondements aux mathématiques, à la morale, à la métaphy- sique, est-ce qu'il m'est permis de dire que ces vérités m'appartiennent ou même qu'elles ap- partiennent uniquement à l'espèce humaine? Supposez qu'il y ait, en dehors et au-dessus de l'humanité, des êtres qui pensent, des êtres in- telligents, est-ce que pour eux, comme pour moi, ce ne sera pas une nécessité absolue de croire que deux et deux font quatre, que les trois an- gles d'un triangle égalent deux angles droits, que rien ne se produit sans cause, que tout phé- nomène et toute qualité existent dans un être, que toute succession a lieu dans le temps, que tout corps est placé dans l'espace, que le devoir suppose la liberté, et que le droit suppose le de- voir? La faculté par laquelle nous connaissons les propositions de cet ordre et au nom de la- quelle nous les affirmons, la raison, en un mot, aura nécessairement tous les caractères de ces propositions elles-mêmes, elle ne sera la pro- priété ni d'un homme, ni du genre humain; mais elle sera commune au genre humain et à Dieu; elle nous montrera la nature divine sous un des aspects par lesquels elle se manifeste le Îilus directement à notre conscience. Et comme es lois de la raison, en dépit des objections de Kant, ne sont véritablement aperçues de notre esprit que sous cette condition, qu'elles ne res- tent point renfermées dans les limites de la pensée, mais qu'elles représentent les lois suprê- mes, les conditions absolues de l'existence, il n'y a pas d'exagération à les considérer comme une révélation naturelle et universelle. 11 y a une autre théorie de M. Cousin qui n'a [ias rencontré moins de contradicteurs, et contre aquclle on s'est cru également assez fort en 1 attaquant uniquement par le sarcasme. C'est celle qui lui sert à expliquer, au moyen d'un petit nombre de lois générales, l'histoire entière de la philosophie. Tous les systèmes, malgré les innombrables différences qui les distinguent les uns des autres, malgré la diversité des esprits^ des races, des circonstances qui leur ont donne naissance, se réduisent, selon lui, à quatre types, éléments essentiels et permanents de l'histoire de l'esprit humain. Le sensualisme, qui fait dériver toutes nos connaissances de l'expérience des sens ou de la sensation, et ramène toutes les existences à des objets sen- sibles; l'idéalisme, qui n'admet que les prin- cipes éternels, que les idées innées de l'intelli- gence ou les idées préexistantes à tous les faits, d'où il essaye de déduire les faits eux-mêmes en se passant de l'expérience, en répudiant le témoignage des sens comme un tissu d'illusions; le scepticisme, qui n'a le courage ni de rien af- firmer ni de rien nier, qui, voyant l'esprit de l'homme partagé entre la raison et les sens, et la raison souvent divisée avec elle-même sans autre contrôle que sa propre autorité, se croit dans l'impuissance de discerner entre la vérité et l'erreur; le mysticisme, qui, estimant illusoi- res toutes les facultés humaines, la volonté pour faire le bien, l'intelligence pour connaître le vrai, va chercher l'un et l'autre dans le sein de Dieu, unique source de toute vérité et de toute perfection, et se figure avoir trouvé la solution de tous les problèmes dans l'extase et dans l'a- mour, parce que l'extase et l'amour font rentrer, en quelque sorte, l'âme humaine dans son prin- cipe divin : tels sont les quatre systèmes que, sous un nom ou sous un autre, on rencontre par- tout et toujours, dont l'expression peut varier, mais dont l'essence ne change pas. Invariables dans leurs principes, ils ne le sont pas moins dans leur marche. C'est le sensualisme qui com- mence, parce que les sens entrent en exercice avant les facultés d'un ordre plus élevé et que les phénomènes du monde extérieur sont ceux dont l'observation nous coûte le moins d'efforts. En face du sensualisme vient se placer, au bout de quelque temps, le système contraire, celui qui supprime en quelque sorte la nature et les sens, l'expérience et les faits, pour ne tenir compte que des idées. La difficulté de prendre parti entre deux manières si opposées de com- prendre et d'expliquer les choses, surtout quand elles sont défendues avec une force à peu près égale, produit inévitablement le scepticisme. Mais le scepticisme c'est le néant, c'est le vide auquel l'âme a hâte de se soustraire en se pré- cipitant dans le sein de Dieu, en se perdant dans l'abîme sans fond du mysticisme. Les excès du mysticisme ramènent la philosophie sensualiste, et le cercle que nous venons de parcourir se re- nouvelle dans d'autres proportions et peut-être sur une autre scène. Il y a certainement beaucoup d'imagination dans ce tableau, ou plutôt dans ce drame, dont les personnages, pareils au phénix de la fabie; re- naissent de leurs cendres pour recommencer éter- nellement la même action, terminée par le même dénoûment. Non, les systèmes ne rentrent pas dans ce cadre inflexible et ne forment point dans leur succession ce rhythme invariable qui n'appartient qu'aux mouvements des astres. Il y a des systè- mes qui sont à la fois philosophiques et religieux, comme ceux des Pères de l'Eglise et la plu- part de ceux qu'a produits l'Orient. On en pour- rait signaler beaucoup qui, sensualistes ou scep- tiques sur certains points, sont idéalistes ou spi- ritualistes, dogmatiques et affirmatifs sur d'au- tres. Ainsi Locke, et même Condillac? en soute- nant que toutes nos idées ont leur origine dans cous — 313 COUS les sens, font cependant profession de croire à l'existence de Dieu, de la liberté et de l'âme hu- maine. Kant relève, au nom de la morale, dont les principes ont à ses yeux la même autorité que ceux de la géométrie, toutes les propositions 3u'il a renversées en métaphysique par sa théorie e la subjectivité de la raison. Maine de Biran, après avoir ramené toutes les facultés de l'âme et l'âme elle-même à la volonté, à la liberté, a fini par la doctrine mystique de la Grâce. C'est aussi par le mysticisme que Schelling, au terme de sa vie, a voulu couronner la philosophie de la nature. Le mélange et l'alliance des systèmes rendent absolument impossible leur retour pé- riodique dans un ordre déterminé. Aussi les rencontrons-nous simultanément presque tous à toutes les grandes époques de l'histoire de la philosophie. Malgré cela, il est difficile de ne pas recon- naître un grand fonds de vérité dans la théorie de M. Cousin. Le sensualisme, l'idéalisme, le scepticisme, le mysticisme, tels qu'il les com- prend, nous représentent bien réellement les éléments généraux de l'esprit humain, les forces vives dont l'expansion, la lutte ou l'harmoaieux concours ont donné naissance à toutes les formes de la spéculation philosophique : l'expérience, dont l'objet propre est la connaissance des faits; la raison ou la pensée pure qui n'aperçoit que des idées; la critique qui, relevant les contra- dictions, les oppositions naturelles ou acciden- telles de la raison et de l'expérience , ne leur permet de s'arrêter que devant la certitude; l'in- tuition immédiate et le sentiment de l'infini, l'amour et la contemplation du divin, par les- quels, en nous passant de l'assistance de toute autre faculté, nous croyons pouvoir nous élever d'un seul élan à la plus haute perfection de l'existence. Sans aller jusqu'à la domination ab- solue, qui n'a jamais pu s établir, la prépondé- rance prolongée de l'une de ces forces amène inévitablement une réaction de la part des au- tres. Voilà dans quelle proportion il est juste de reconnaître le retour périodique, sinon des^ mê- mes systèmes, du moins des principes d'où ils découlent et des luttes que ces principes se li- vrent entre eux. Les mêmes vues sur l'ensemble des choses et, à les considérer dans leur généralité, les mêmes systèmes reparaissent à des intervalles plus ou moins éloignés, mais en se transformant, en ser- rant de plus près la nature et l'esprit humain, en les éclairant d'une lumière toujours plus vive. Ce retour ne porte donc aucun préjudice à la loi du progrès. C'est ce qu'enseigne formellement M. Cousin, malgré la réputation que lui ont faite ses adversaires de n'avoir eu foi que dans un fatalisme immuable. « Combien n'est-il pas con- solant, dit-il {Histoire générale de la philoso- phie, 7e édition, p. 565), de voir qu'à considé- rer les choses en grand et dans leur marche gé- nérale, la philosophie, malgré bien des écarts, a eu son progrès marqué comme la société et comme la religion elle-même, que la philosophie suit de si près et accompagne dans toutes ses fortunes ! Quel pas n'a point fait l'humanité en allant des religions de la nature, nées dans le berceau du monde, et auxquelles s'arrête encore l'immuable Orient, à l'anthropomorphisme grec et romain, où du moins l'homme commence à paraître et se fait une place plus grande dans î'Ofympe pour en avoir une plus digne de lui sur la terre! Le progrès n'a pas été moindre, quand l'esprit humain a passé des systèmes les plus célèbres de la philosophie orientale à ceux des philosophes grecs.... Enfin, si l'on admet l'immense supériorité du christianisme sur le polythéisme antique, comment ne pas reconnaî- tre aussi que la philosophie moderne, nourrie et grandie sous cette noble discipline, en a dû ressentir la bienfaisante influence et participer aux incomparables lumières répandues en Eu- rope par l'Évangile. » On voit que la loi du progrès; dans la pensée de M. Cousin, s'applique a la religion comme à la philosophie; mais sur ce point délicat, il n'ajamais exprime publiquement sa pensée tout entière. La philosophie des religions et la critique reli- gieuse ne tiennent aucune place dans ses écrits. Peu lui importe comment se sont formés les dogmes religieux en général et ceux du chris- tianisme en particulier, comment ils se sont établis dans l'esprit des peuples, à quelles con- ditions ils pourront s'y conserver, et quelle transformation nouvelle peut encore leur être réservée dans l'avenir. 11 lui suffit de savoir que, nécessaires toutes deux, incapables de se substi- tuer l'une à l'autre sans faillir à leur but, la philosophie et la religion commettraient la plus grande faute en se faisant la guerre. « La philosophie, dit-il, serait insensée et cri- minelle de vouloir détruire la religion, car elle ne peut espérer la remplacer auprès des_ masses, qui ne peuvent suivre des cours de métaphysi- que. D'un autre côté, la religion ne peut détruire la philosophie, car la philosophie représente le droit et le besoin invincible de la raison hu- maine de se rendre compte de toutes choses {His- toire générale de la philosophie). » C]est au nom de ce principe purement philosophique et d'une incontestable vérité, que M. Cousin re- commandait à ses disciples, et en général aux professeurs de philosophie placés sous ses ordres, le plus grand respect à l'égard de la religion. Lui-même joignait l'exemple au précepte, et ne se montrait intolérant que sur ce point. Peu lui importait qu'on fût éclectique ou non, qu'on eût étudié la philosophie dans ses livres ou ailleurs, pourvu que l'on conservât les bases essentielles du spiritualisme; mais il ne pardonnait pas un acte d'agression ou seulement d'irrévérence contre le christianisme. Il n'y a là ni faiblesse ni hypocrisie ; en agissant ainsi^ M. Cousin se montrait conséquent avec lui-même, et il l'était d'autant plus qu'il avait à répondre non-seule- ment de ses propres actions, mais de celles des autres, puisque le gouvernement de la philoso- phie, dans l'enseignement public, était déposé entre ses mains. Il est permis de supposer que, hors de l'en- seignement officiel, il rendait aux investigations philosophiques la liberté que lui-même revendi- que pour elles; car puisque la philosophie, selon ses propres expressions, «représente le droit sacre et le besoin invincible de la raison hu- maine de se rendre compte de toutes choses, » pourquoi ne se rendrait-elle pas compte de la for- mation, de la composition et de la valeur inté- rieure des dogmes religieux? Ce serait de la cri- tique, ce ne serait pas de l'hostilité. Il n'y arien dans les livres de M. Cousin qui puisse être considéré comme la négation de ce droit. M. Cousin n'a pas fondé un de ces grands sys- tèmes qui découlent d'un même principe, dont toutes les parties se lient comme les anneaux d'une chaîne, qui ont l'ambition de tout expli- quer, de tout comprendre, d'avoir tout prévu, et qui semblent coulés d'un seul jet. Mais peut- être n'y a-t-il pas lieu de le regretter. Qu'est-ce qui nous reste de ces Babels métaphysiques, si- non quelques débris dispersés ? Qui ne se sent au fond du cœur plus de découragement que d'es- pérance en voyant s'écrouler les unes après les autres ces gigantesques constructions qui n'ont cous — 314 GRAI jamais été plus nombreuses que dans le premier quart de notre siècle? M. Cousin a fait autre- ment. Il a examiné un à un tous les grands pro- blèmes qui intéressent directement l'esprit bumain et il en a demandé la solution, non- seulement à sa propre raison et à sa propre conscience, mais à la conscience et à la raison du genre humain. Une autre de ses qualités, que ses détracteurs ont convertie en défaut, c'est de ne point procé- der par propositions absolues et par actes de di- vination, mais de pratiquer, autant qu'il est en lui. et souvent avec un rare talent, la méthode expérimentale, qu'il ne faut pas confondre avec la méthode empirique, la méthode d'observation, non moins propre à constater les principes que les faits. C'est ce qu'il appelle la méthode psy- chologique, parce qu'elle fait de la psychologie ou de l'étude analytique de l'âme humaine, le fondement nécessaire de toute la philosophie. Il la plaçait au-dessus même de ses doctrines les plus chères, et tout en la faisant remonter jus- qu'à Socrate, il la présentait presque comme une méthode nationale, comme la méthode fran- çaise par excellence, contenue implicitement dans le Cogito ergo sum de Descartes. C'est elle certainement qui l'a maintenu dans les voies du spiritualisme, ou qui l'y a ramené après l'é- blouissement momentané que lui avait causé le panthéisme germanique. Sur tout le chemin qu'il a parcouru il a laissé une vive clarté, la clarté de la pensée rendue visible par l'éclat du langage; et aussi long- temps que subsistera la philosophie il en sera un des plus illustres représentants, de même que, aussi longtemps que durera la langue française, il sera un de nos plus éloquents écri- vains. Après avoir exposé les opinions philosophiques de M. Cousin, et ses opinions religieuses dans leurs rapports avec la philosophie, il ne nous est pas permis, puisqu'il a joué un rôle actif dans les affaires de son pays, de garder entière- ment le silence sur ses opinions politiques. On lui a reproché d'en avoir changé souvent. Ce qui est vrai, c'est qu'il ne pensait pas qu'il y ait en politique des principes immuables comme ceux qui servent de fondement à la morale. En Politique, comme le disait un de ses amis, il était latitudinaire, attachant plus de valeur aux hommes qu'aux institutions, et, parmi les hom- mes que la naissance ou la'fortune ont placés à la tête de l'État, admirant tous ceux qui ont ac- compli de grandes choses et qui ont gouverné leur pays de la manière la plus conforme à ses besoins. Cette manière de voir lui permettait de transporter son approbation d'un régime à un autre, à plus forte raison d'une dynastie à celle qui lui succédait. Ces évolutions, quand elles s'accomplissaient chez lui, étaient parfaitement sincères et désintéressées. Mais il y a deux cau- ses auxquelles, moitié par principe, moitié par nature, il est toujours resté attaché : celle de la Révolution française et celle de la liberté réglée par une législation sévère. « La société la mieux faite, disait-il souvent, c'est encore celle qu'a créée la Révolution française. » Voici les titres des ouvrages philosophiques de M. Cousin: Cours de philosophie professé à la Faculté des lettres pendant l'année 1818, in-8, Paris, 1836; le même ouvrage refondu et publié suus le titre suivant: du Vrai, du Beau et du Bien, in-18, Paris, 18b4; Cours de l'his- toire de la philosophie, 3 vol. in-8. Paris. 1821 et 1840; Cours d'histoire de la philosophie mo- derne, professé pendant les années 1816 et 1817, in-8, Paris, 1841 ; Cours d'histoire de la philo- sophie morale au A I III' siècle, publié par Vacherot et Danton, 5 vol. in-8, Paris, 1840- 1841 ; Fragments philosophiques, in-8, Paris, 182G, 2 vol. in-8, 1838; Nouveaux fragments. Fragments de philosophie ancienne, Fragments de philosophie scolastique, Fragments de philo- sophie cartésienne, Fragments de philosophie moderne, Fragments littéraires, publiés sépa- rément, in-8 et réunis dans l'édition générale de 1847, in-18, publiés de nouveau en 5 vol. in-8, Paris, 1865 et 1866; de la Métaphysique \ IIevÔoùç. Il avait aussi composé un commentaire sur Platon, que cite Proclus (in Tim), et qui est le plus ancien que l'on connaisse. Voy. Diogène Laërce, liv. IV, ch. xxiv et suiv. CRATÈS d'Athènes, était un philosophe de l'ancienne Académie, disciple et ami de Po- lémon, à qui il succéda à la tête de l'école. Aucun de ses écrits n'est parvenu jusqu'à nous, et nous ne savons pas s'il a ajouté quelque chose de son propre fonds aux traditions philoso- phiques qu'il reçut de ses maîtres. Voy. Cicéron, Acad., liv. I, ch. ix; et Diogène Laërce, liv. IV, ch. xxi, xxiii. CRATÈS de Thèbes, fils d'Ascondas, peut être considéré comme le dernier grand représentant de l'école cynique. On ignore l'époque précise de sa naissance et de sa mort ; mais on sait qu'il florissait vers l'an 340 avant notre ère, et qu'il a prolongé sa vie jusqu'aux premières années du IIIe siècle. Seul peut-être parmi tous les cyniques, Cratès n'avait à se plaindre que de la nature. Laid et difforme, mais issu d'une famille riche et puissante, il avait reçu une éducation brillan- te et s'était l'ait pauvre volontairement. On raconte qu'ayant vuTélèphe s'avancer sur la scène, la be- sace sur l'épaule, en habit de mendiant, il ne lui fut pas possible de ne pas regarder cette vie de liberté comme très-désirable; qu'en conséquence, il vendit son patrimoine et en distribua le prix à ses concitoyens. D'autres disent qu'il déposa le produit de sa vente chez un banquier, avec ordre d'en faire part à ses fils s'ils n'étaient que des esprits vulgaires, de le donner au peuple s'ils étaient philosophes. Dès ce moment, Cratès ap- partient à Diogène, et s'efforce d'imiter un si parfait modèle. Vêtu chaudement en été, légè- rement en hiver, il s'exerce à lutter contre la douleur. Il laisse pendre à son manteau une peau de mouton, il étale au gymnase ses diffor mités naturelles, afin d'attirer sur lui les rail- leries. Enfin, sous prétexte d'en revenir à la nature, il choque les bienséances et marie ses filles par un procédé qui étonne même de la part d'un cynique, qui révolte de la part d'un père. Toutefois, malgré tant d'efforts, Cratès, en fait d'exagération, reste au-dessous de ses maîtres. Au lieu de la sauvage rudesse d'Antisthène, au lieu de l'effronterie dédaigneuse et calculée de Diogène, il porte comme malgré lui, dans sa conduite ordinaire, certains souvenirs de bonne éducation, certaines habitudes de douceur et de dignité qui lui méritent cette autorité morale et cette considération qu'Antisthène et Diogène n'avaient jamais obtenues. Cratès est dans Athè- nes l'oracle des familles, l'arbitre de tous les différends. Même, une noble jeune fille, n'es- timant avec Platon que la beauté intérieure de l'âme, Hipparchie, met son ambition à devenir l'épouse du cynique et partage avec joie toutes ses privations. Il faut le reconnaître, Cratès n^est auprès de ses maîtres qu'un cynique dégénéré, et bientôt qu'un esprit raisonnable. En tem- pérant, par l'aménité de son caractère, l'exces- sive rudesse de son école, il a servi d'inter- médiaire entre Antisthène et Zenon, comme Annicéris entre Aristippe et Ëpicure (voy. Anni- céris et École cyrénaïque). Mais Annicéris^ n'a pas eu Épicure pour disciple. Cratès a été le maître de Zenon. C'est dans l'école de Cratès, et sous son influence, que le stoïcisme a pris nais- sance ; c'est à ce titre, et à ce titre seul, que Cratès a son importance et sa place dans l'his- toire; car il n'a rien fait pour la science, il n'a apporté dans ce monde aucune idée nouvelle, et il ne nous reste de ses écrits, d'ailleurs peu nombreux, que des fragments insignifiants. Voy. Diogène Laërce, liv. VI, ch. lxxxv et suiv. — Delaunay, de Cynismo, ac prœeipue de Antisthène, Diogène et Cralele, in-4, Paris, 1831. , , CRATIPPE, philosophe péripatéticien, ne a Mitylène, vivait dans le Ier siècle de l'ère chré- tienne. Après la bataille de Pharsale, Pompée CREA 316 — CRÉA ayant débarque dans l'ile de Lesbos, Cratippe eut, dit-on, un entretien avec le général vaincu, à qui sa mauvaise fortune faisait douter de la Providence, et essaya de le ramener à de meil- leurs sentiments. Peu après, il abandonna sa patrie, et vint se fixer à Athènes, où l'aréopage le sollicita d'ouvrir une école. Cicéron, qui avait inspiré cette démarche de l'aréopage, appelle Cratippe le premier des péripatéticiens et même le premier des philosophes du temps; il le fit admettre, par César, au nombre des citoyens romains, et il lui confia l'éducation de son fils Marcus. Cratippe eut aussi pour auditeur Brutus, qui, lors de son voyage à Athènes, ne laissait point passer de jour sans aller l'entendre. On ne sait d'ailleurs que fort peu de chose de ses opi- nions et de son enseignement. Cicéron nous apprend qu'il avait écrit un traité de la Divina- tion par les songes, où il considérait l'àme hu- maine comme une émanation de la divinité, et lui attribuait deux sortes d'opérations : les unes, comme les sens et les appétits, dans une dépen- dance étroite de l'organisation; les autres, comme la pensée et l'intelligence, qui n'en procèdent pas et qui s'exercent d'autant mieux qu'elles s'é- loignent plus du corps. Cratippe tirait de ces prémisses des conclusions favorables à la divi- nation. Voy. Cicéron, de Offîc, lib. III, c. n; Epist. ad div., lib. XVI, ep. 21 ; de Divin., lit. I, c. xxxn, l ; lib. II, c. xlvii lu. — Plutar- que,Vita Pomp., c. xxviii; Vita Brut., c.xxvi. — Bayle, Dictionnaire historique, article Cra- tippe. X. CRATYLE, philosophe grec, disciple d'Hera- clite, et un des maîtres de Platon, qui apprit à son école que les choses sensibles sont dans un perpétuel écoulement et ne peuvent être l'objet d'aucune science ; ce qui l'obligeait à adopter le scepticisme de l'école d'Ionie, ou bien à admet- tre, comme il l'a fait, au-dessus de la scène changeante de ce monde, l'existence des idées éternelles et absolues. Cratyle poussa à ses plus extrêmes conséquences la doctrine d'Heraclite. Il reprochait à son maître d'avoir dit qu'on ne peut s'embarquer deux fois sur le même fleuve : selon lui, on ne peut pas même le faire une seule fois. Il soutenait qu'on ne doit énoncer aucune parole, car la parole est trompeuse, puisqu'elle vient après le changement qu'elle exprime, et pour se faire comprendre il se contentait de remuer le doigt. Il est difficile de pousser plus loin la folie du scepticisme ; mais ces extrava- gances mêmes ont rendu service à la philosophie en trahissant les dangers et le vice capital du système qui les recelait. Voy. Aristote, Métaph., liv. I, ch. vi ; liv. IV, ch. v; et le dialogue de Platon intitulé Cratyle. X. CRÉATION. On appelle ainsi l'acte par lequel la puissance infinie, sans le secours d'aucune matière préexistante, a produit le monde et tous les êtres qu'il renferme. La création une fois admise, il est impossible que la définition que nous en donnons ne le soit pas, car elle exclut firécisément toutes les hypothèses contraires à a création; elle suppose que Dieu est non pas la substance inerte et indéterminée, mais la cause de l'univers, une cause essentiellement libre et intelligente; que l'univers, d'un autre côté, n'est ni une partie de Dieu, ni l'ensemble de ses attributs et de ses modes, mais qu'il est son œuvre dans la plus complète acception du mot; qu'il est tout entier, sans le concours d'au- cun autre principe, l'effet de sa volonté et de son intelligence suprême. C'est à ce titre que l'univers est souvent appelé du même nom que l'acte même dont il est pour nous la représen- tation visible. Lorsqu'on parle de création, deux questions viennent se présenter à Tesprit : 1° La création est-elle absolument nécessaire pour nous ex] h- quer l'origine et l'existence des êtres? Ne pou- vons-nous pas sans elle concevoir la nature, l'homme et Dieu lui-même? 2° Quelle idée nous faisons-nous de la création, et sommes-nous obligés de nous en faire pour la concilier en même temps avec le caractère absolu; immua- ble des attributs divins, et la nature si variable et si mobile des objets dont l'univers se compose ? On peut, sans nier directement l'existence de Dieu, révoquer en doute la création; mais alors il faut qu'on choisisse entre ces deux hypothèses : ou le monde, avec tout ce qu'il renferme, a été tiré d'une matière première, éternelle et néces- saire comme Dieu lui-même; ou il fait partie de Dieu et, par conséquent, a toujours existé : c'est- à-dire que Dieu n'en est pas la cause volontaire et libre, mais simplement la substance: que sans lui il resterait privé d'un certain nombre de ses attributs, sinon de tous, et qu'en cette qualité il est nécessairement sans conscience et sans intel- ligence. La première de ces deux hypothèses a reçu le nom de dualisme, la seconde celui de panthéisme. Elles ont trouvé l'une et l'autre, à des époques et sous des formes différentes, un assez grand nombre de défenseurs; mais, réduites à leur expression la plus simple, dépouillées de tous les riches développements qu'elles ont em- pruntés quelquefois du génie égaré par sa propre force, elles sont également contraires à tous les principes de la raison. Le dualisme, tel que nous venons de le définir et qu'il a existé dans l'antiquité, a beau être désavoué par la philosophie de notre temps, la pensée que l'univers ne peut pas être tout entier l'œuvre d'une pure intelligence, qu'il a dû, au contraire, être formé d'un principe analogue à la matière, exerce encore sur les esprits plus de pouvoir qu'on ne pense, et contribue plus d'une fois à les entraîner, par une pente insensible, les uns au matérialisme, les autres au panthéisme. Or, s'il est vrai que le monde a été construit avec une matière préexistante, la matière a donc toujours été et sera toujours; elle est donc éternelle et nécessaire comme Dieu lui-même, si à côté d'elle on reconnaît l'existence d'un Dieu; il nous est donc impossible de supposer un seul instant qu'elle ne soit pas; ou, ce qui est la même chose, l'idée que nous en avons est une idée nécessaire, invariable, indestructible, inhérente au fond même de notre raison. Est-ce bien ainsi que nous concevons la matière? assurément non. La matière ne nous est connue qu'avec les corps dont elle représente à notre esprit le principe ou l'élément commun. Les corps sont certainement des existences contin- gentes et relatives que nous ne connaissons et ne pouvons nous représenter que par nos sensa- tions, c'est-à-dire par certains modes essentielle- ment variables et personnels. Maintenant essayez de purifier la matière de toutes les propriétés et qualités qui appartiennent aux corps, il vous res- tera tout au plus une vague idée de force ou de substance qui ne représentera plus rien de matériel, et n'aura pas pour cela dépouillé le caractère des choses relatives et contingentes. Mais sur ce point, sur la question de savoir ce 3u'est la matière en elle-même, indépendamment e tous les accidents sous lesquels elle frappe nos sens, les avis sont profondément divisés : les uns veulent qu'elle soit dans tout l'univers une force unique, dont les corps, avec leurs diverses propriétés, ne sont que des effets ou des ma- nifestations fugitives; les autres, qu'elle soit un assemblage, un nombre infini de forces distinctes CRÉA 317 — GREA ou de monades, dont chacune, à part, n'a rien de matériel, mais qui dans leur reunion offrent à nos sens les phénomènes de la divisibilité et de l'étendue; d'autres, enfin, se la représentent comme un agrégat d'atomes ou de petits corps indivisibles, quoique doués de solidité, par conséquent d'étendue, et se partageant entre eux toutes les autres propriétés purement physiques. Qu'on embrasse l'une ou l'autre de ces trois opinions, le dualisme est également insoutenable. Supposons, en effet, que la matière soit une seule force répandue dans tout l'univers, puisque l'univers n'existerait point sans elle; admettons, en outre, comme l'hypothèse du dualisme l'exige, qu'elle soit éternelle et nécessaire, par conséquent infinie; n'oublions pas de lui accorder l'activité déjà comprise dans l'idée de force ; quelle place restera-t-il alors à l'autre principe, à celui qui représente l'intelligence et porte plus particu- lièrement le nom de Dieu? Nous ne concevons pas une force infinie sans intelligence, ni une intelligence infinie sans force; en un mot, deux infinis sont impossibles, deux principes finis ne sont pas nécessaires ; et si, de plus, ils sont de natures opposées, comment expliquera-t-on l'unité et l'harmonie du monde? Les difficultés ne sont Îias moins grandes dans le système des monades, orsqu'on fait de ces êtres hypothétiques, non pas des existences créées, de simples effets de la toute-puissance divine, mais de véritables prin- cipes éternels et, par conséquent, nécessaires comme Dieu lui-même. Un nombre infini de principes^ à la fois nécessaires et limités, est tout aussi inconcevable que le dualisme pris à la lettre et réduit à sa plus simple expression. Enfin la même objection s'élève contre l'hypo- thèse des atomes, laquelle renferme encore une autre contradiction non moins choquante ; celle qui consiste à admettre des corps invisibles, c'est-à-dire sans étendue, mais doues de toutes les qualités dont l'étendue est la condition, comme la solidité, le mouvement et la figure. Telles sont, en général, les difficultés insurmontables du dualisme, que les plus illustres philosophes de l'antiquité, en paraissant et en voulant sans doute défendre ce système, n'ont fait réellement que le détruire et élever à sa place l'idée d'une seule cause et d'un principe unique de l'univers. Ainsi, comment reconnaître un principe physique et même un être réel dans la dyade de Platon et de Pythagore, ou dans la matière première d'Aristote , cette substance sans forme, sans attribut, sans existence véritable, puisqu'elle n'est que l'être en puissance, c'est-à-dire la simple possibilité des choses? N'est-il pas évident que ces trois hommes de génie, en reconnaissant, à côté de la cause suprême, un autre principe également nécessaire qui impose certaines con- ditions au développement de sa puissance, sans avoir par lui-même aucune vertu, aucune forme, aucune qualité positive , ont voulu désigner, chacun à son point de vue, les conditions in- variables sur lesquelles se fonde la possibilité même des êtres, qui dérivent tout entières de leur nature et que l'auteur du monde ne saurait méconnaître sans se condamner à l'inaction? Le dualisme métaphysique, que personne ne con- fondra avec le dualisme mythologique ou reli- gieux, n'a peut-être jamais été enseigné avec conviction, et d'une manière positive, que par Anaxagore, plus physicien que philosophe, comme les anciens eux-mêmes le lui ont reproché, et dont le système tout entier, sous quelque point de vue qu'on l'envisage, appartient à l'enfance de la philosophie et de la science. Il en est tout autrement du panthéisme. Cette audacieuse doctrine, d'autant plus dangereuse qu'elle admet dans son sein les idées les plus nobles et les sentiments les plus purs, sauf à les frapper de stérilité, a trouvé chez les anciens, tant en Orient qu'en Grèce, de nombreux par- tisans et ne tient pas moins de place dans l'his- toire de la philosophie moderne. Depuis Jordano Bruno jusqu'à Spinoza, et depuis Spinoza jusqu'à quelques-uns des plus modernes représentants de la philosophie allemande, elle ne s'est éclipsée par intervalles que pour reparaître bientôt armée de nouvelles forces et revêtue de formes plus séduisantes. Malgré l'appui de tant d'esprits d'élite et le prestige de sa propre grandeur, le panthéisme n'est pas mieux fondé en raison que le dualisme. Quel esi, en effet, le caractère essentiel et inva- riable de tout système panthéiste? c'est de con- fondre Dieu et l'univers en une seule existence; non pas de telle sorte que Dieu soit contenu tout entier dans l'univers, mais que l'univers soit en- tièrement absorbé en Dieu ; c'est de considérer les attributs répartis entre les différents êtres comme des attributs divins, ou comme des mo- des sous lesquels les attributs divins se déve- loppent dans le temps et dans l'espace. Ainsi, par exemple, ce ne sont pas les corps qui sont étendus, mais c'est Dieu qui est étendu dans les corps ; c'est l'étendue infinie, attribut de Dieu, qui se manifeste sous les apparences de la soli- dité, de la fluidité, de la mollesse, de l'eau, de la terre, du feu, et en général de tous les objets sensibles. Ce n'est pas la plante qui vit, l'animal qui sent, l'homme qui veut et qui pense ; mais c'est la pensée divine qui prend l'aspect particu- lier de la vie dans les plantes, de l'instinct et^ de la sensibilité dans les animaux, de la volonté et de l'intelligence dans l'homme. L'homme, l'ani- mal, la plante, et, en général, la matière et l'es- prit, l'âme et le corps, ne sont plus que des noms, que des signes abstraits et collectifs par lesquels nous désignons un certain nombre de qualités, de propriétés ou de modes dont Dieu est le sujet immédiat et véritable. En vain dira-t-on que ces modes sont séparés de Dieu par d'autres formes de l'existence, plus générales et plus éle- vées, et enfin par des attributs infinis. Les attri- buts d'un être ne sont rien absolument sans les modes sous lesquels nous les percevons. Qu'est- ce que l'étendue, par exemple, sans les trois di- mensions? Qu'est-ce que la pensée sans la con- science, sans les idées, sans le jugement et les autres opérations de l'intelligence? Conçoit-on dans les corps l'impénétrabilité comme une chose absolument distincte de la solidité, de la résis- tance, de la fluidité et de la mollesse? Mais s'il n'existe point de sujet ni de principe intermé- diaire entre Dieu et les propriétés quelles qu'el- les soient, dont l'univers nous offre le dévelop- pement et l'assemblage, Dieu est donc à la fois, immédiatement et par lui-même, c'est-à-dire par son essence, divisible dans la matière et indivi- sible dans l'esprit; libre dans l'homme et soumis dans la nature aux lois d'une inflexible néces- sité, un être pensant et intelligent dans le pre- mier cas, privé, dans le second, de toute pensée, de tout sentiment et de toute conscience. Où trouver une hypothèse qui , sous l'apparence de l'unité et de la profondeur, réunisse de plus ré- voltantes contradictions? C'est pour éviter ces contradictions que tous les systèmes panthéistes ont essayé d'interposer, entre la substance divine et les propriétés des choses ou les facultés hu- maines, un certain nombre d'abstractions plus ou moins arbitraires, destinées à dissimuler l'ab- sence des êtres réels, et bientôt transformées el- les-mêmes en réalités. De là la hiérarchie inter- minable de la philosophie d'Alexandrie et les CRÉA — 318 CRÉA émanations personnifiées de l'école gnostiquc. De là aussi, dans le système de Spinoza, ces at- tributs, ces modalités et ces modes qui établis- sent entre les deux extrémités de l'être une transition tout à fait imaginaire ; car c'est l'éten- tendue infinie, immatérielle et immobile par elle-même qui engendre la matière et les corps; c'est la pensée infinie, une pensée sans con- science et sans idées, qui engendre successive- ment l'entendement, la volonté et tous les phé- nomènes qui en dépendent, et toutes les âmes particulières formées par la réunion de ces phé- nomènes. Nous insistons sur ce point, car là est le secret des illusions produites par le panthéisme sur tant de nobles intelligences. Qu'on mette à nu le néant de ces principes intermédiaires, de quelque nom qu'on les appelle, émanations, for- mes substantielles, âme du monde, ou qu'on cesse de représenter les attributs de Dieu comme des existences distinctes de Dieu lui-même, on verra aussitôt les contradictions jaillir de toute part. Un autre caractère du panthéisme, un carac- tère non moins essentiel et non moins inévitable que le précédent, c'est de supprimer en Dieu la conscience et, par suite, la volonté, la liberté dont la conscience est un élément nécessaire; en un mot', les attributs sur lesquels repose toute perfection morale et l'idée de la divine Provi- dence. Comment Dieu, dans un pareil système, aurait-il la conscience de soi ? Est-ce comme la substance du monde, c'est-à-dire comme le sujet identique de tous les attributs et de tous les mo- des que la nature contient dans son sein? Mais l'unité de la conscience est incompatible avec la divisibilité de la matière, et le dieu des pan- théistes, comme nous l'avons vu tout à l'heure, est à la fois matière et esprit, âme et corps, étendue et pensée. Serait-ce en sa qualité d'être infini , se suffisant à lui-même et possédant, dans leur essence, avant de les développer dans le temps et dans l'espace, toutes les perfections et tous les modes possibles de l'existence? Mais l'être infini considéré comme tel, n'a que des attributs infinis, qui, selon les principes du pan- théisme, se trouvent en dehors et au-dessus de toute forme déterminée. Or, on n'hésite pas à compter au nombre de ces formes la conscience et même l'entendement, c'est-à-dire toutes les facultés réunies de l'intelligence que, par une étrange aberration, ou plutôt par une nécessité inflexible dans ce système, on distingue et l'on sépare de la pensée. Il est inutile de signaler la violence que l'on fait au sens moral de l'homme, en lui enlevant la croyance d'une justice, d'une bonté, d'une Providence suprême; en le mon- trant, dans saA misère et dans sa faiblesse, bien supérieur à l'Etre infini, car lui, du moins, il se connaît, tandis que l'Être infini reste étranger à lui-même ; enfin . en lui représentant cette har- monie sublime de l'univers comme l'extension nécessaire, l'effusion fatale, aveugle, d'un être sans intelligence, sans volonté et sans amour. Nous demanderons seulement si ce n'est pas éga- lement insulter à la langue et à la raison, que d'admettre une pensée dépourvue de conscience et d'intelligence, qui ne connaît ni elle-même, ni le sujet à qui elle appartient, ni aucun autre objet, et de l'élever en même temps au rang de l'infini. Et quelle autre marche pourrait-on sui- vre si on voulait prouver l'identité de l'infini et du néant? Il n'y a ici que dflux partis à pren- dre : ou Dieu est, comme vous le voulez, un être Eensant, l'être dans lequel la pensée existe sans orne et sans imperfection; alors vous êtes obligé de lui donner la conscience de lui-même et la connaissance de toutes choses; en lui donnant la conscience de lui-même, vous êtes forcé de le distinguer de l'univers, lequel, dans ce cas n'est plus que son œuvre ; vous rentrez, en un mot, dans la croyance universelle du genre hu- main : ou l'être infini, complètement privé de la pensée, n'est plus que le principe matériel des choses, et vous admettez alors franchement le matérialisme. Enfin le panthéisme détruit toute relation de cause à effet ; il rend impossible l'action d'un objet ou d'un phénomène sur un autre, et fait descendre la nature divine à l'état d'une sub- stance inerte bien au-dessous de cette puissance aveugle, mais efficace, que le matérialisme in- voque sous le nom de nature. A ne consulter que la logique, il est impossible qu'il en soit autre- ment; car si l'on commence par admettre sans restriction le principe de causalité, Dieu sera la vraie cause aussi bien que la vraie substane; il sera la cause infinie et toute-puissante. Mais de quel droit, alors, viendrait-on circonscrire son activité dans le cercle d'une fatalité inflexible? De quel droit serait-on admis à lui refuser la liberté et la conscience? C'est la conscience pré- cisément, ou la connaissance que nous avons de nous-mêmes comme forces volontaires et effica- ces, comme auteurs responsables de nos propres déterminations et de quelques-uns de nos mou- vements, qui nous suggère pour la première fois la notion de cause (voy. ce mot). Veut-on main- tenant, à l'aide de cette notion, s'élever à la connaissance de la cause première? On ne s'a- visera pas certainement de la réduire à un dé- veloppement beaucoup moindre que celui qu'elle a pris dans la nature humaine; on se gardera d'effacer les caractères positifs avec lesquels elle est venue d'abord s'offrir à notre intelligence; on sera forcé, au contraire, de les élever tous jusqu'à l'infini, et il en résultera que Dieu, con- sidéré comme la cause des causes, possède né- cessairement, avec la toute-puissance, la con- science de lui-même, cette pensée de la pensée, comme l'appelle Aristote. et la liberté infinie. Donc il n'y a pas de milieu encore ici : ou il faut nier le principe de causalité, c'est-à-dire le principe le plus évident de la raison humaine, sans lequel il n'y a plus rien de certain, ou il faut se résoudre à croire en un Dieu providentiel, cause intelligente et libre de l'univers, et, par cela même qu'elle est libre, souverainement bonne. Cette conclusion est parfaitement justifiée par l'histoire entière du panthéisme, depuis l'instant où il a paru pour la première fois sous une forme philosophique, jusqu'à l'époque con- temporaine. Les philosophes de l'école d'Ëlée, et, plus tard, ceux de l'école mégarique, poussaient la franchise jusqu'à l'extravagance, en niant tout simplement l'univers et avec lui la possibilité même de toute action, de tout mouvement, de toute chose qui commence et qui finit. Pour eux il n'existait rien que l'unité immobile, éternel- lement renfermée en elle-même; tout le reste à leurs yeux n'était qu'une trompeuse apparence. Le principe suprême des Alexandrins, ce qu'ils appellent, par condesendance pour la faiblesse humaine, l'unité ou le bien, c'est quelque chose qui ne répond à aucune idée de l'intelligence, qui n'a ni forme ni attribut, et représente le non- être aussi bien que l'être, puisqu'il est élevé au- dessus de la substance elle-même. Aussi les voit- on condamnés à la plus évidente contradiction quand ils cher, lient à faire descendre, de cette unité immobile et abstraite, le mouvement, la et la vie. Enfin la même remarque peul s'appliquer au vaste système qui semblait, dans rniers temps, être devenu comme laroli{ philosophique de l'Allemagne, et que nous voyons CRÉA — 319 — GRÉA aujourd'hui à peu près abandonné après avoir été livré aux divisions intestines de ses pro- pres partisans. Pour Hegel aussi bien que pour Plotin. le premier ternie de l'existence, le pre- mier état dans lequel se trouve le principe uni- versel et identique de toutes choses, n'est abso- lument rien de ce que nous pouvons concevoir, ni la substance, ni la cause, ni même l'être; car on n'a pas trouvé d'expression qui pût lui être appliquée plus justement que celle de non-être pur. C'est du sein de cet abîme que sortent suc- cessivement, par une nécessité inflexible, tous les phénomènes du monde intelligible et du monde réel. Ne cherchez ici ni effet, ni cause, ni action, ni volonté, ni force; tout se suit comme une idée une autre idée, dans un ordre immuable qu'on appelle la procession dialec- tique. Spinoza est le seul, peut-être, de tous les défenseurs de la doctrine panthéiste, qui n'ait pas voulu insulter la raison au point de sup- primer ouvertement le principe de causalité. Dieu, dans son système, n'est pas seulement la substance, mais aussi la cause de l'univers, la cause immanente et non transitoire {omnium rerum causa immanens, non vero transiens), toujours active et toujours féconde, d'une activité infinie et d'une fécondité inépuisable. Mais cette différence est tout entière dans les mots; le fond de la pensée est exactement le même. Une cause qui a pour seuls attributs (accessibles à notre intelligence) la pensée et l'étendue; une pensée purement abstraite, sans conscience et sans idées ; une étendue non moins abstraite qui diffère à la fois et de la matière et des corps : une telle cause, disons-nous, n'est elle-même qu'une ab- straction, une entité logique qui n'a rien de commun avec 1 être des êtres, source de toute puissance, de toute existence et de toute vie. Ainsi, en résumé, le panthéisme fait de Dieu la substance unique, et, quoi qu'il dise, quoi qu'il fasse, la substance immédiate, le sujet pro- prement dit de toutes les qualités, de toutes les propriétés contradictoires que nous connaissons; par exemple : de l'unité et de la divisibilité, de la simplicité et de l'étendue, de l'activité et de la passivité, etc. Le panthéisme, en accordant à Dieu la pensée, en regardant la pensée ou comme son essence tout entière, ou comme un de ses attributs es- sentiels, lui refuse en même temps la conscience, et, en général, toute espèce de connaissance, toute perfection morale et intellectuelle. Le panthéisme, enfin, refuse à Dieu, non-seu- lement la conscience et la liberté, mais toute vertu, toute puissance causatrice, et par là se trouve obligé ou de nier catégoriquement l'exis- tence de l'univers, comme on fait les philosophes de l'école d'Élée, ou de lui donner pour principe on ne sait quel être infini, privé de toute action, de toute vertu effective, de tout attribut réel, ignoré de lui-même, inconnu de tout le reste, parfaitement semblable enfin à la négation ab- solue de l'être. Chacun de ces trois caractères, qui constituent le fond et comme l'essence invariable du pan- théisme, renferme, comme on voit, une insulte pour la raison et le sens moral du genre humain. Tous ensemble ils tendent à supprimer, en les confondant dans le même néant, les deux termes dont il s'agissait de trouver le rapport, à savoir : le fini et l'infini, Dieu et le monde. Donc le pan- théisme est tout aussi insoutenable que le dua- lisme. Mais, l'erreur de ces deux doctrines, ou plutôt leur incompatibilité absolue avec les principes delà raison une fois reconnue, le système de la création est, par cela même, démontré; car le système de la création, réduit à ses termes les plus généraux et les plus essentiels, est précisé- ment le contraire du dualisme et du panthéisme. Le dualisme suppose l'existence de deux princi- pes, également nécessaires et éternels; le systè- me de la création n'en admet qu'un seul. Le panthéisme ne reconnaît dans l'univers que des modes et des attributs de Dieu, et en Dieu, qu'u- ne substance sans conscience d'elle-même, sans intelligence, sans liberté, sans volonté; le sys- tème de la création reconnaît dans l'univers un effet, une œuvre de la toute-puissance, de la libre volonté de Dieu, et en Dieu un être à la fois substance et cause, intelligence et force, absolu- ment libre et infiniment bon. Dieu et l'univers sont donc essentiellement distincts l'un de l'au- tre : car Dieu a la conscience de lui-même; l'u- nivers ne l'a pas et ne peut pas l'avoir. Dès lors une grande question se trouve déjà résolue, celle qui offre après tout le plus d'intérêt pour la paix de l'âme et la conduite de la vie; Nous savons que notre existence et notre volonté nous appartiennent; nous savons qu'une providence veille sur nous et sur tout ce qui existe, qu'une justice infaillible, qu'une bonté inépuisable doi- vent servir de base à nos craintes et à nos espéj rances : le reste peut, sans péril, être abandonné à la lutte des opinions ou à la diversité naturelle des esprits. Mais la science n'est pas encore sa- tisfaite; son but est indépendant de ces considé- rations tirées de l'ordre moral, et elle cherche à s'assurer s'il n'est pas en son pouvoir d'aller plus loin, si elle ne pourrait pas, en rassemblant toutes les forces de la raison, pénétrer en quel- que sorte jusqu'au foyer de la conscience divine et découvrir ce qui constitue l'acte même de la création. Qu'une saine métaphysique soit en état de ré- soudre les difficultés qui s'élèvent au premier aperçu contre l'idée de la création, c'est-à-dire encore une fois contre la croyance universelle que le monde a été produit sans le concours d'aucun autre principe, par la libre volonté de Dieu, nous l'admettons sans peine et nous le prouverons tout à l'heure par la solution même des difficultés dont nous voulons parler; mais quant à la question que nous venons de soulever, et qui offre d'abord un si puissant intérêt pour l'intelligence, nous n'hésitons pas à dire qu'elle dépasse la portée de toutes les facultés humai- nes, et qu'on peut, en quelque sorte, la considé- rer comme la limite où finit la science, où com- mencent l'enthousiasme et ses plus dangereux délires. A quel titre, en effet, reconnaissons-nous la création? sans doute comme la plus haute ap- plication possible du principe de causalité, com- me un acte immédiat de la cause infinie, comme l'exercice d'une volonté toute-puissante, joignant à sa puissance une intelligence sans bornes. Mais avant que le raisonnement et la réflexion l'aient élevée jusqu'au caractère de l'infini , qu'est-ce qui a pu nous donner l'idée d'un acte, l'idée d'une volonté et, en général, d'une cause efficiente? évidemment, c'est la conscience ou l'expérience interne et personnelle : car nous n'aurions jamais deviné ce que c'est qu'agir, vouloir et pouvoir, si nous n'étions nous-mêmes des êtres actifs, des volontés, des forces. La ma- nière dont s'exerce la cause ou la volonté infinie, en un mot, l'acte de la création est donc, si l'on peut s'exprimer ainsi, un fait d'expérience divi- ne, comme l'exercice de notre propre volonté est un fait d'expérience humaine. Pour comprendre l'un de ces deux faits, aussi bien que nous comprenons l'autre, il faudrait que notre regard pût pénétrer dans l'abîme de l'Etre infini, com- me il pénètre dans le foyer de notre propre CRÉA 320 — GREA existence; il faudrait une même conscience pour l'homme et pour Dieu, c'est-à-dire que l'on de- vrait les confondre et supprimer la créature pour mieux expliquer la création. C'est précisé- ment ce que fait le mysticisme par la théorie de l'extase et de l'unification. C'est donc bien là, encore une fois, que l'enthousiasme commence et que finissent la science et la raison. D'ailleurs l'assimilation est impossible entre le fait de la volonté humaine et l'acte de la création. La vo- lonté dans l'homme est distincte de la puissance, delà force efficace, et la volition de l'effet qu'elle poursuit : car souvent nous voulons ce que nous ne pouvons pas , non-seulement hors de nous, mais sur nous-mêmes. En Dieu, la volonté et la puissance sont parfaitement identiques; ce qu'il veut reçoit par là même l'existence et l'être, autrement il y aurait quelqu'un de plus puis- sant que lui. La volonté humaine s'exerce dans le temps et par des actes successifs; chacun de ces actes a un commencement et une fin, et l'on en doit dire autant de la série tout entière : la volonté divine s'exerce avant le temps et en dehors du temps; elle n'admet ni commence- ment, ni succession, ni fin; elle est, comme tout ce qui appartient à l'essence de Dieu, éter- nelle et immuable; enfin, la volonté humaine ne saurait se concevoir sans un objet; supposons cet objet lié à notre existence aussi étroitement que possible ; représentons-le , par une idée , dans le temps où elle est soumise aux efforts de l'attention; toujours est-il que nous ne pouvons ni nous en passer ni le produire, mais seule- ment nous l'assimiler ou le modifier dans une certaine mesure : la volonté divine, antérieure et supérieure atout ce qui existe, produit elle- même l'objet qui la subit, et c'est par là qu'elle est vraiment créatrice; c'est par là qu'elle est au-dessus de toute assimilation, de toute compa- raison aux êtres finis, et qu'elle échappe à la totalité de nos moyens de connaître. La création est un fait que nous sommes obligés d'admettre, puisqu'il contient notre propre existence, mais qu'il nous est refusé d'expliquer et de compren- dre. Faut-il donc nous en étonner, quand il n'en est pas autrement des faits les plus constants de l'ordre naturel ? Avons-nous une idée bien plus nette des phénomènes de la vie, de la généra- tion, de la reproduction, de la sensibilité et, en- fin, de cette volonté elle-même dont nous avons tant parlé? Comprenons-nous davantage, dans l'ordre intellectuel, les rapports de la substance aux phénomènes, et de la diversité, de la multi- plicité de ces phénomènes avec l'identité de l'être ? Ce n'est pas une raison d'admettre tout ce que nous ne comp-enons pas ; mais il y a des faits et des principes de toute évidence qui n'en sont pas moins des mystères à jamais impéné- trables; et la foi, une foi naturelle comme la vie, trouve sa place dans l'ordre de la science, aussi bien que dans celui de la tradition. Cependant, telle que nous la concevons, et par suite des principes mêmes dont elle découle, l'idée de la création soulève des difficultés que nous avons promis de résoudre. Ces difficultés peuvent toutes se ramener aux trois suivantes : 1° S'il est vrai que la création soit l'acte par lequel Dieu se manifeste comme la cause des causes ; s'il est vrai qu'elle ne puisse pas être autre chose que l'exercice de sa volonté absolue et toute-puissante; comme nous ne concevons pas une volonté sans vouloir, ni une cause entière- ment inactive et stérile, n'en faut-il pas conclure que la création n'a pas eu de commencement et n'aura pas de fin, qu'elle est éternelle comme Dieu lui même? Biais, dès lors, n'esl-on pas forcé de croire aussi à l'éternité du monde, et, par conséquent, l'idée de la création n'csl-elle pas détruite par elle-même? 2° Si l'idée de la créa- tion entre nécessairement dans l'idée de la toute- puissance et de la volonté divine, si notre raison ne peut concevoir que Dieu ne puisse pas ne pas agir, et ne pas créer, que devient alors sa liberté et, par conséquent, sa providence? 3" Enfin, si nous considérons la création comme un acte de la volonté divine, si le fait de notre propre vo- lonté, quelque distance qui le sépare de l'infini, est le seul, après tout, qui nous donne l'idée d'un acte quelconque et nous fasse attacher un sens aux mots cause et e/J'et, les choses créées sont donc liées à Dieu comme l'acte volontaire à la cause qui le produit; elles sont tirées du sein de Dieu comme nous tirons de nous-mêmes nos résolutions , nos déterminations libres et les mouvements que nous imprimons à certaines parties de notre corps. Mais alors que devient, ou comment faut-il entendre cette croyance, si générale, que l'univers a été créé de rien? La première difficulté ne peut être prise au sérieux que par des esprits étrangers aux prin- cipes les plus élémentaires de la métaphysique. Il est évident que l'acte divin qui a donné l'exis- tence à l'univers est nécessairement antérieur à l'univers, et, par cela même, au temps, lequel ne saurait être conçu ni mesuré sans la succes- sion des phénomènes. Or, tout ce qui est en de- hors du temps, qui échappe à ses dimensions, appartient à l'éternité. Mais, comme nous l'avons déjà démontré plus haut, nous ne saisissons pas l'acte de la création tel qu'il est en lui-même dans son unité et dans son essence, ou tel qu'il s'accomplit éiernellement dans la conscience divine ; nous ne l'apercevons que d'une manière indirecte dans l'espace et dans la durée, à travers la variété des phénomènes et des êtres qui re- çoivent de lui la vie, le mouvement et l'exis- tence. Ce sont ces êtres et ces phénomènes qui commencent, qui finissent, qui meurent pour renaître, et forment, dans leur ensemble, ce monde sensible dont nous faisons partie, où nous ne sommes pas renfermés tout entiers. Il faut donc laisser au monde son caractère con- tingent et relatif; rien n'empêche les genres et les espèces qu'il renferme dans son sein d'avoir commencé et de disparaître un jour pour faire place à un autre ordre d'existences; mais le vou- loir et la pensée par lesquels il est, sont immua- bles dans leur essence ; l'acte créateur, indépen- dant de toutes les conditions de l'espace et du temps, qui n'existent que par lui, doit être conçu comme éternel, ou il n'est rien. Ce résultat n'a- larmera aucune conscience, quand on saura qu'il a pour lui l'autorité de saint Clément d'Alexan- drie, de saint Augustin, de Leibniz. Enfin, il est exprimé de la manière la plus précise et la plus claire, dans ces lignes de Fénelon {Traita de l'existence et des attributs de Dieu, IIe partie, ch. v, art. 4) : « Il est (on parle de Dieu), il est éternellement créant tout ce qui doit être créé et exister successivement.... Il est éternellement créant ce qui est créé aujourd'hui, comme il est éternellement créant ce qui fut créé au premier jour de l'univers. •> Mais voici la seconde difficulté qui se présente aussitôt : Si Dieu est nécessairement une cause; si cette cause agit, c'est-à-dire crée éternelle- ment; s'il est impossible de supposer qu'elle passe alternativement du repos absolu à l'action, et de l'action au repos ; si l'inaction, pour elle, équivaut à la cessation de l'existence, Dieu n'est donc pas libre; s'il n'est pas libre, comment croire a sa providence et à notre propre liberté ? Pour réduire à sa juste valeur ce raisonnement, qui a été fréquemment reproduit contre la phi- GRÉA — 321 GRÉA losophie de nos jours, il suffit de l'appliquer à un attribut quelconque de la nature divine, par exemple à la suprême bonté. Évidemment si Dieu existe, il est bon ; nous sommes dès lors dans l'impossibilité de le concevoir autrement; pourtant, sa bonté n'est pas moins nécessaire que son existence. En conclura-t-on qu'il n'est pas libre, et que les bienfaits qu'il verse sur nous doivent passer pour l'effet d'une fatalité aveugle ? Autant vaudrait soutenir qu'il n'est pas parfait s'il ne peut être méchant. Mais cela même est un effet de sa perfection et de sa liberté, qu'il ne puisse pas descendre aux vices, aux fai- blesses, ni aux passions de la créature. Or, l'inac- tion absolue, ou, pour l'appeler par son nom, l'inertie, que nous ne sommes pas même auto- risés à attribuer à la matière, et qui, dans tous les cas, ne peut appartenir qu'à elle seule, n'est certainement pas une moindre imperfection que les passions humaines. Ce serait une grande et dangereuse erreur de comparer la liberté divine au libre arbitre de l'homme. Notre libre arbitre témoigne autant de notre faiblesse que de notre dignité et de notre force : nous sommes maîtres de choisir entre le bien et le mal, entre la rai- son et la passion, parce que notre nature finie, et par cela même imparfaite, est accessible à la fois à cette double influence. Mais comment affirmer de Dieu qu'il pourrait faire le mal, qu'il pourrait être comme nous faible et méchant, qu'il pourrait descendre au-dessous de l'infinie perfection, au-dessous de ce qu'il est nécessai- rement, sous peine de ne pas être? La liberté de Dieu consiste précisément à agir d'une manière conforme à sa divine essence. Or, il est dans l'essence de Dieu d'être la cause des causes, d'agir, et de vouloir, c'est-à-dire de créer sans cesse, et cet acte de la puissance infinie n'admet pas plus d'interruption que la pensée et l'amour infini dont il est inséparable. A moins de rentrer dans la croyance panthéiste d'un être infini, sans conscience de lui-même, on n'admettra pas que Dieu puisse exister sans penser. Or, s'il pense, il veut, et par cela même il agit : car son existence n'est pas, comme la nôtre, divisée et successive; elle est éternelle et immuable; il pense, il veut et il agit tout à la fois pendant l'éternité. La dernière difficulté qu'il nous reste à résou- dre est, sans contredit, la plus sérieuse, parce qu'elle ramène notre esprit sur ce qui constitue le fond même de l'acte créateur ; car, évidem- ment, c'est dans la mesure où cet acte se rend accessible à notre intelligence, que nous pou- vons savoir dans quels rapports la substance des créatures est à la substance divine. Remarquons d'abord que, la création une fois admise, tout le monde est d'accord sur ce point : que l'univers n'a pas été formé d'une matière préexistante ; qu'il n'est pas sorti non plus spontanément de la substance divine, par voie d'émanation, de rayonnement ou d'extension successive. Mais les uns disent que Dieu l'a tiré du néant, les autres qu'il l'a produit comme nous produisons nous- mêmes un acte de volonté et de liberté, en le tirant de son propre fonds. Nous sommes plein de respect pour cette proposition consacrée par une autorité considérable : Dieu a créé le monde de rien. Cette proposition est la condamnation formelle du dualisme et du panthéisme, et, dans ce sens, nous la croyons profondement vraie. Mais veut-on y attacher un autre sens? Veut-on qu'elle fasse intervenir le néant dans l'œuvre de la création, comme si le néant était quelque chose? Veut-on qu'elle établisse, non pas la distinction, mais la séparation de Dieu et de l'univers , une séparation telle, que Dieu ait DICT. PHILOS. donné aux créatures tout ce qu'elles sont, sans que les créatures le tiennent de lui ni qu'elles aient besoin d'être en communication avec lui pour subsister? Alors nous ne dirons pas qu'elle soit fausse ; nous cessons absolument de la com- prendre ; car elle ne répond plus à aucune idée de notre intelligence. Si le néant ne peut jouer aucun rôle dans la création, il est donc vrai de dire que l'univers sort de Dieu comme un acte libre sort de l'agent moral qui l'a produit, comme un effet quelcon- que sort de sa cause efficiente. Loin de nous, encore une fois, la pensée d'établir une assimi- lation entre l'acte créateur considéré en lui- même, dans sa force, dans sa nature constitutive, et le fait de la volonté humaine , nous voulons seulement dire que la création tout entière est contenue par son essence dans l'essence divine, comme le fait de la volonté est contenu en nous- mêmes. Quand ce fait se produit, il ne se sépare pas de nous et ne nous enlève pas une partie de notre substance; il n'est pas le moi, quoiqu'il vienne du moi et ne subsiste que par lui. Eh bien, nous pensons que la totalité des créatures ne se sépare pas davantage du Créateur, quoique distincte de lui; elles ne sont ni une partie de sa substance, ni sa substance tout entière, bien qu'elles viennent de lui, qu'elles possèdent en lui leur raison d'exister, le principe de leur durée aussi bien que de leur naissance, et qu'elles aient en lui la vie, le mouvement et l'être : c'est cela même qui constitue la causalité au point de vue métaphysique, et c'est ainsi qu'elle a tou- jours été comprise par les esprits les plus émi- nents et les plus religieux de toutes les époques. Nous pourrions remplir bien des pages avec des citations empruntées de saint Clément d'Alexan- drie, de saint Augustin, de saint Anselme, de Bossuet, de Fénelon, de Malebranche; mais nous aimons mieux en appeler à l'autorité de la rai- son et de l'expérience, qu'à celle des noms les plus illustres et le plus justement vénérés. Nous demanderons donc si cette proposition : Dieu est partout, n'est pas également admise par tous ceux qui croient à l'existence de Dieu. Or si Dieu est partout, il y est d'une présence effective et réelle, et non pas seulement par une pensée impuissante, comme nous vivons nous-mêmes dans les lieux éloignés de nous; il y est par sa puissance autant que par son intelligence, par l'action autant que par l'idée. « 0 mon Dieu, dit le pieux Fénelon {Traité del'existenee de Dieu, pas- sage cité), vous êtes plus que présent ici : vous êtes au dedans de moi plus que moi-même; je ne suis dans le lieu même où je suis que d'une ma- nière finie; vous êtes infiniment. » Tous sont également obligés de croire que l'action divine est nécessaire à la conservation des êtres. Or, qu'est-ce que la conservation des êtres, sinon, comme on l'a dit, une création continue? Enfin, si nous consultons notre expérience, ne trou- vons-nous pas en nous une multitude de phéno- mènes qui ne viennent ni de notre volonté, ni de l'action du monde extérieur? D'où nous vien- draient donc, si ce n'est de Dieu et d'une com- munication incessante de sa propre essence, l'amour du bien, l'horreur du mal, le désir du grand, du beau, du vrai et surtout cette divine lumière de la raison qui se montre à chacun de nous dans une mesure différente, qui se multi- plie et se renouvelle en quelque sorte avec les individus de notre espèce, et cependant est tou- jours une, toujours la même, immuable, éter- nelle et infaillible ? Ainsi le fait de la création n'est pas seulement établi par l'absurdité des doctrines qui ont tenté de le nier; il ressort di- rectement des principes les plus évidents de la 21 CRES — 322 — GRIT raison ; il lonibc, en quelque sorte, sous l'œil de la conscience et maintient, sans les sacrifier l'un à l'autre et sans les séparer par la barrière in- compréhensible du néant, la distinction du fini et de l'infini, de Dieu et de l'univers. La question de la création est nécessairement traitée dans tous les ouvrages de métaphysique et de philosophie générale; cependant il existe sur ce sujet deux traités spéciaux : l'un de Mos- heim, Dissertatio de creatione ex nihilo, dans le tome II, p. 287 de sa traduction latine du Sys- tème intellectuel de Cudworth (in-4, Leyde, 1773); l'autre de Heydenreich : Num ratio hu- mana sua vi et sponle contingere possit notio- ?icm creationis ex nihilo, in-4, Leipzig, 1790. Le premier est purement historique, le second est à la fois théologique et philosophique. CRÉMONINI (César) naquit en 1550, à Centô, dans le duché de Modène, et enseigna la philo- sophie pendant cinquante-sept ans, d'abord à Ferrare, puis à Padoue. Il mourut dans cette dernière ville en 1631. Plein de dédain pour la scolastique, non moins sévère pour les opinions contemporaines, il s'attacha exclusivement à comprendre les grandes doctrines de l'antiquité, particulièrement celle d'Aristote, pour lequel il se contentait ou de ses propres interprétations ou des commentaires d'Alexandre d'Aphrodise. Ses leçons avaient une gravité et un charme qui faisaient l'admiration de tous ceux qui les enten- daient. Mais, une fois sorti de sa chaire, son es- prit ni sa conversation n'offraient plus rien de sérieux. Il obtint par son enseignement infini- ment^ plus de succès que par ses ouvrages im- primés. Sa réputation de professeur était si grande, que la plupart des rois et des princes du temps voulurent avoir son portrait. Sa croyance à l'immortalité de l'âme, à la Providence, et à quelques points de la doctrine chrétienne, a été mise en doute; on le trouvait du moins trop zélé défenseur des idées d'Aristote. Il enseignait que le premier moteur concentre en lui-même toute sa pensée et ne connaît que lui seul; que la Providence ne s'étend pas au delà des choses du ciel, et qu'elle ne s'occupe point de notre monde terrestre ; que chaque étoile se meut sous l'ac- tion d'une intelligence qui préside à ses desti- nées, et que toutes les intelligences de cette espèce sont des esprits immortels. On lui fait en- seigner aussi que le ciel est l'agent universel, et que l'âme n'est qu'une certaine chaleur. Leibniz Je met au rang des averrhoïstes. Brucker discute fort longuement la vérité ou la fausseté de l'ac- cusation d'impiété qui pèse encore sur la mé- moire de Crémonini. Il finit par conclure, mal- gré les dehors chrétiens qu'affectait ce philoso- phe, malgré sa soumission verbale à l'autorité religieuse, qu'il n'en était vraisemblablement pas moins attaché du fond de l'âme aux doctrines philosophiques d'Aristote, telles qu'il les enten- dait avec beaucoup d'autres philosophes de cette époque. On lui attribue d'avoir pris pour devise ces paroles : Intus ut libet? foris ut moris est. Les ouvrages de Crémonini sont très-rares ; il a laissé : de Pœdia Aristolclis; — Diaty/iosis universœ naluralis aristotclicœ philosophiez ; — Illustres conlemjdaliones de anima : — Trac- talus 1res de sensibus extemis, de mtemitt. et de facultate appetitiva; — de Calido innalo et de Semine; — de Ccelo; — Dial opus postkumum; — de Formai quatuor iimplicium} liemenla vocantur ; — deEffieaota in a m sublunarem; — Diciorum Aristolclis de ■<< igine et principalu membrorum. On lui at- tribue, encore des Fables />othèses et des conséquences que renfermaient es systèmes de son temps, il s'attacha à les ré- futer par des arguments empruntés au sens com- mun. Il combattit principalement le scepticisme de Bayle, l'harmonie préétablie de Leibniz et le formalisme de Wolf. Il développa en même temps un assez grand nombre de questions par- ticulières, sans adopter aucun système; ce qui l'a fait ranger parmi les éclectiques. Nous appré- cierons rapidement ses principaux ouvrages. Le premier est sa Logique, ou Système de ré- flexions qui peuvent contribuer à la netteté et à retendue de nos connaissances (3 vol. in-8, Amst.. 1725, 3" édit.). Ce titre seul caractérise assez bien la manière de Crousaz et peut donner une idée du livre. Quoique les principales divi- sions de la logique des écoles y soient reprodui- tes, les formules et les règles abstraites sont soi- gneusement écartées ; mais en revanche on trouve en abondance des applications, des exemples, des digressions et des citations. En outre (et cette innovation mérite d'être signalée), le premier volume tout entier est une espèce de psychologie. Ce mélange d'éléments hétérogènes fait perdre à l'ouvrage son caractère scientifique, mais ce n'en est pas moins un livre précieux encore aujour- d'hui pour ceux qui débutent dans l'étude de la philosophie. Peut-être mériterait-il d'être tiré de l'oubli et recommandé à la jeunesse des écoles et aux gens du monde. Dans ses Observations critiques sur Vabrêgéde la logique de Wolf (in-8, Genève, 1744), Crousaz fait assez bien ressortir ce qu'il y avait de vide et de pédantesque dans cet appareil de formes scientifiques sous lesquelles le disciple de Leibniz cache souvent le défaut d'ordre et de profondeur réelle dans les idées et le vice de ses classifica- tions arbitraires. Il attaque aussi le système des monades et de l'harmonie préétablie, dont il aperçoit les défauts, mais sans en comprendre l'originalité et lavaleurphilosopl.ique. VExamen du pyrrhonisme ancien et moderne (in-f-, la Haye, 1737) est principalement dirigé contre le scepticisme de Bayle. Ce livre est composé de trois parties. La première fait connaître les causes du scepticisme et les moyens d'y remédier. Sans parler du défaut d'ordre qui s'y fait remarquer, l'auteur s'étend longuement sur les causes dialec- tiques, morales et politiques, n'insiste pas assez sur celles qui tiennent à la nature de l'intelligence humaine et de ses facultés. La deuxième partie est consacrée à l'exposition et à la réfutation du scepticisme ancien, renfermé dans les ouvrages de Scxtus Empiricus. On y retrouve les mêmes défauts, la confusion et une appréciation super- ficielle. La critique de Bayle, qui remplit la troisième partie, et qui est le but véritable de l'ou"rage. est beaucoup plus longue et plus dé- taillée. Elle renferme, a côté d'un grand nombre d'observations justes, des raisonnements faibles. En outre, l'adversaire de Bayle abandonne tout à fait ici le ton de modération qui sied au philo- sophe, et sort des limites de la véritable polémi- que. 11 n'épargne pas à l'auteur du Dictionnaire philosophique les imputations les plus injurieuses. Crousaz semble s'être fait l'écho de toutes les haines que Bayle s'était suscitées de la part des théologiens de son temps. Son livre est un résumé de leurs accusations, et, sous ce rapport, u est instructif. Un autre ouvrage du même auteur est intitulé : De l'esprit humain, substance différente du corps, active, libre et immortelle (in-4, Bàle, 1741). Il est rédigé sous forme de lettres. C'est une réfutation du système des monades et de l'harmonie préétablir1 . Crousaz finit par substituer à l'harmonie préétablie une explication superfi- cielle, et dont le plus grand inconvénient est de couper court à toute recherche philosophique : la volonté de Dieu. L'âme est une image de Dieu; or Dieu a voulu que l'âme pût exciter certains mouvements dans le corps. C'est l'argument pa- resseux dont parle Leibniz; de plus, cette expli- cation ne ressemble pas mal à la théorie des causes occasionnelles et à l'hypothèse de l'har- monie préétablie elle-même. Crousaz publia dans sa jeunesse deux autres traités : l'un sur le Beau, 2 vol. in-12, Amst., 1724, 2e édit.; l'autre sur l'Éducation des enfants, 2 vol. in-12, la Haye, 1722. Le traité du Beau, qui a joui d'une certaine réputation, est un ouvrage infé- rieur, pour le fond et pour la forme, au livre du P. André. Crousaz définit le beau, l'unité dans la pluralité, l'harmonie et la convenance des parties. Ce principe, qui est également celui du P. André, et qui est emprunté à saint Augustin, n'exprime qu'une des conditions du beau, et ne peut s'ap- pliquer à tous les genres du beau. Aussi Crousaz s'etî'orce-t-il vainement d'y ramener les exemples qui paraissent s'en écarter, ce qui le conduit à des explications aussi singulières que subtiles. Ainsi, selon lui, les images des choses les plus laides nous plaisent à cause d'une certaine unité qui est dans la ressemblance. Comment trouver le beau dans le grotesque, qui est l'absence même d'unité et naît de l'irrégularité de la bizarrerie? C'est, dit-il. qu'il y a accord entre l'idée que s'est proposée 1 artiste et l'exécution; or son idée a été précisément de représenter l'extraordinaire. D'ailleurs, ce défaut d'unité nous fait mieux sentir l'ordre et l'harmonie là où ils existent. Le sens du beau a besoin d'être aiguisé par le con- traste. La partie qui traite de la diversité des jugements sur le beau, du goût et de son per- fectionnement, renferme des réflexions justes, mais peu profondes. Enfin l'auteur fait l'applica- tion de ses principes à la science, à la vertu et à l'éloquence. Les sciences sont belles, parce qu'elles comprennent une grande pluralité de connaissances qui, néanmoins, se trouvent ra- menées, à l'unité d'évidence et de certitude. L'harmonie de l'homme et de ses actions avec son essence et son but constitue la beauté de la vertu, qui réside dans cet accord et cette unité. La beauté de l'éloquence provient de la pluralité des objets jointe à l'unité d'esprit et de ton dans l'expression. Crousaz s'étend aussi longuement sur la musique, l'art le plus favorable en ap- parence à cette théorie. En résumé, il règne dans cet ouvrage une confusion perpétuelle entre les idées du beau, du vrai, du bien et de l'utile. Le Traité de Vcducation des enfants, composé sous un point de vue purement* pratique, renferme un grand nombre de préceptes sages et utiles: il exerça une salutaire influence à 1 époque où il parut. Crousaz publia aussi des Réflexions sur l'ouvrage intitulé la Belle Wolfienne, in-8, Lau- sanne, 1743, et une Critique du poème de Pope sur Vhomme, où il combattait de nouveau le système 'le Leibniz. Cri, B. CRUS CUDW CRUSIUS (Christian-August.), né en 1712 à Leune, près de Mersebourg, professa la philoso- phie et la théologie à Leipzig. Déjà prévenu par son maître Rùdiger contre la philosophie de Wolf, il fut encore plus porté à la combattre dès qu'il crut s'apercevoir qu'elle se conciliait difficilement avec plusieurs des croyances chré- tiennes : il en fit ressortir les principaux vices avec une pénétration très-remarquable, et en- treprit de fonder une nouvelle philosophie par- faitement orthodoxe. La philosophie est pour lui un ensemble de vérités rationnelles, dont les objets sont permanents, et qui se divise en lo- gique, métaphysique, philosophie disciplinaire {disciplinai' Philosophie) ou philosophie pratique. Au principe de contradiction, Crusius substitue celui de la conceptibilité {Gedenkbarkeit). qui comprend de plus celui de l'indivisibilité et celui de l'incompatibilité. Distinguant la cause ma- térielle ou substantielle de la cause efficiente, il restreint le principe de la raison suffisante à cette dernière. La certitude de la connaissance humaine résulte immédiatement d'une contrainte intérieure et d'une inclination de l'entendement, dont la garantie n'existe que dans la véracité divine. Il suit de là que toutes les idées, toutes les propositions, tous les raisonnements enfin que la raison produit d'elle-même et sans la moindre participation de la volonté individuelle, méritent une pleine et entière confiance. Le temps et l'espace ne sont pas des substances, mais l'existence infinie. Dieu, par son infinité, constitue l'espace ; par sa toute présence, l'in- finie durée , sans succession. Crusius se ren- contre ici avec Clarke et Newton, comme il se rencontre avec Descartes sur la question de la certitude. Comme manifestation extérieure de l'intelligence suprême, le monde n'existe que d'une manière contingente : car il a commencé d'être, et son anéantissement peut se concevoir aussi bien que son existence. Il ne comprend aucun enchaînement nécessaire d'une nécessité absolue, aucune harmonie préalable. Il est excel- lent si on considère la fin pour laquelle il a été créé; mais on ne saurait démontrer qu'il soit le meilleur de tous les mondes absolument pos- sibles. Tous les esprits doués d'une conscience claire ont été créés pour une fin éternelle, à laquelle ils tendent naturellement. La capacité d'une éter- nelle durée, l'aspiration réelle à l'immortalité, deux choses que Dieu a déposées originellement au fond de notre nature, sont une garantie par- faitement sûre de l'immortalité de l'âme. La volonté de tous les êtres raisonnables, qui ne devraient^ par conséquent, agir que suivant la raison, a ete cependant douée dès le principe du pouvoir de faire indifféremment le bien ou le mal; car. bien qu'elle soit sollicitée par des motifs, elle n'en est cependant pas déterminée d'une manière nécessaire : de là la possibilité de faire le mal moral. Ce mal même n'est donc qu'un effet du mauvais usage de la liberté et, par conséquent, rien qu'un fâcheux état de choses dans le monde, état contingent, non voulu de Dieu positivement, mais seulement permis. Enfin Crusius, attribuant à Dieu une liberté arbitraire, indifférente et illimitée, plaçait dans le commandement divin la source et la base de toute obligation morale. Les doctrines de Crusius furent vivement at- taquées par Plattner ; mais sans vouloir en exal- ter le mérite, on peut cependant leur. reconnaître une certaine valeur, lors surtout qu'on voit Kant les mettre au nombre des plus heureux essais qu'on ait tentés en philosophie. Les principaux écrits de Crusius sont : Chemin de la certitude et de la sûreté dans les connaissances humaines, in-8, Leipzig, 1762; — Esquisse des vérités ra- tionnelles nécessaires, par opposition aux vé- rités empiriques ou contingentes, in-8, ib., 1767 ; — Instruction pour vivre d'une manière conforme à la raison, in-8, ib., 1767 ; — Disser- tation sur l'usage légitime et sur les limites du principe de la raison suffisante, ou plutôt do la raison déterminante, in-8, ib., 1766; — In- troduction pour aider à réfléchir dune manière méthodique et prévoyante sur les événements naturels, 2 vol. in-8, ib., 1774. J. T. CTJDWORTH (Raoul ou Rodolphe) est un des philosophes les plus éminents du xvii" siècle. Nul ne possédait à cette époque, où l'histoire de la philosophie n'était pas encore une science, une connaissance aussi approfondie, aussi solide de tous les systèmes et de tous les monuments phi- losophiques de l'antiquité ; nul, à l'exception de Descartes, n'a rendu plus de services à la cause du spiritualisme et de la saine morale, sans abandonner un instant les droits de la raison. 11 appartenait, mais en la dominant par l'étendue de son érudition et la rectitude de son jugement. à cette école platonicienne et religieuse d'An- gleterre, qui comptait dans son sein Théophile Gale, Henri Morus, Thomas Burnet, et dont le centre était l'Université de Cambridge. Né en 1617, à Aller, dans le comté de Sommerset, Cudworth n'avait que treize ans lorsqu'il entra dans cette université célèbre, dont il fut un des membres les plus illustres, et où il passa presque toute sa vie. En 1639, il fut reçu avec beaucoup d'éclat maître es arts; il se distingua ensuite comme instituteur particulier, et, après avoir exercé pendant quelque temps les fonctions de pasteur dans le comté qui lui avait donné naissance, il retourna à Cambridge, où il fut nommé succes- sivement principal du collège de Clare-Hall et professeur de langue hébraïque. Il occupa cette chaire pendant trente-quatre ans avec un talent remarquable; puis il accepta la charge de principal au collège du Christ, et la garda jus- qu'à sa mort, arrivée en 1688. Ce fut en 1678 qu'il publia, à Londres, son Vrai système intellectuel de l'univers {the True intellectual System of the univers), un vol. in-f° de plus de 1000 pages. Cet ouvrage fut accueilli, non-seulement en Angleterre, mais dans toute l'Europe savante, avec une véritable admiration. Cependant, il pro- voqua de vives querelles, tant parmi les théolo- giens que parmi les philosophes. 11 contient, sur la trinité platonicienne, comparée au dogme chré- tien, des opinions dont les sociniens et les nouveaux sabelliens se firentun appui, et qui, par cela même, firent scandale parmi les défenseurs officiels de l'orthodoxie anglicane. Un autre débat non moins animé, auquel se mêla la fille de Cudworth, lady Masham, jalouse de défendre la gloire de son père, s'engagea entre Bayle et Jean Leclerc, sur la fameuse théorie de la nature plastique. Le premier soutenait {Continuation des pensées di- verses sur la comète, t. I, § 21, et Histoire des ouvrages des savants, art. xn, p. 380) que cette hypothèse, dont au reste Cudworth n'est pas Tin- venteur, bien loin de combattre les athées, comme le prétend le philosophe anglais, semble plutôt avoir été imaginée en leur faveur. Le second, au contraire {Bibliothèque choisie, t. VI, VII et IX), la prend sous sa protection, l'adopte pour son propre compte, et démontre qu'elle peut très-bien se concilier avec les idées les plus irréprochables sur la nature divine. Le traite de Cudworth sur la Morale éternelle et immuable {A treatise concerning eternal and immutable Morality, in-8, Londres, 1731) n'a été publié GUDW — 32G — GUDW qu'après sa mort, et peut être regardé comme la mite du Vrai système intellectuel. Toutes les idées, et l'on peul ajouter toute L'érudition phi- I isophique de Cudworth, sont contenues dans ces deux ouvrages, dont nous allons essayer d'expri- mer la substance. Le premier en date, malgré son étendue con- : aole, n'est pas achevé. D'après le plan que l'auteur nous expose dans sa préface, et dont la mort a empêche la complète exécution, il no forme que le tiers d'un ouvrage beaucoup plus vaste, qui devait avoir pour titre : de la Néces- sité et de la Liberté. Or, dans la pensée de Cud- worth, il y a trois systèmes qui nient la liberté et qui établissent en toutes choses une nécessité absolue; il y a trois sortes de fatalisme dont il se proposait de faire connaître et de réfuter les principes : le fatalisme matérialiste, ima- giné par Démocrite et développé par Épicure, qui supprime avec la liberté l'idée de Dieu et de toute existence spirituelle, qui explique tous les phénomènes, même ceux de la pensée, par des lois mécaniques, et la formation de tous les êtres par le concours fortuit des atomes; le fa- talisme théologique ou religieux, enseigné par quelques philosophes scolastiques et un assez grand nombre de théologiens modernes, qui fait dépendre le bien et le mal, le juste et l'injuste, de la volonté arbitraire de Dieu, et supprime, avec le droit naturel, la liberté humaine, dont il est la règle et la condition; enfin le fatalisme stoïcien, qui, sans nier la providence et la justice divines, s'efforce de les confondre avec les lois de la nature et de la nécessité, et veut que tout ce qui arrive dans le monde soit déterminé éter- nellement par un ordre immuable. A ces trois systèmes, qui résument toutes les erreurs vrai- ment dangereuses dans l'ordre religieux et moral, Cudworth voulait opposer trois grands principes qui constituent, d'après lui, les véritables bases, ou ce qu'il appelle, dans son langage platonicien, le système intellectuel de l'univers. Contre la doctrine de Démocrite et d'Ëpicure son dessein était d'établir qu'il existe un Dieu et un monde spirituel ; contre les nominalistes du moyen âge et les théologiens modernes imbus de leurs prin- cipes, que la justice et le bien sont éternels et immuables de leur nature, qu'ils font partie de l'essence même de Dieu; enfin, contre les idées stoïciennes sur le destin, que l'homme est libre et responsable de ses actions. La première partie seulement de ce plan si bien coordonné a été exécutée dans l'ouvrage qui nous occupe en ce moment. Mais il ne faudrait pas s'y méprendre; sous les noms de Leucippe et de Démocrite, c'est un philosophe contemporain, c'est Hobbes qu'on attaque, comme le démontrent les allusions très- claires et quelquefois les emportements dont il est l'objet. En appréciant la valeur du système des atomes et en montrant qu'il a pour principal caractère de vouloir expliquer tous les phéno- mènes de l'univers par des lois purement méca- niques, on fait aussi le procès de Descartes, qui ne Laisse pas à Dieu d'autre rôle dans le monde matériel, que relui de créer, une fois pour toutes, la matière et le mouvement. Aristote lui-même'. malgré le peu de penchant qu'il a pour lui, il à Cudworth bien supérieur à Descartes 'Ims ses vues sur la nature : car la nature, selon le sentiment du premier, ne faisani lien sans but et sans raison, laisse apercevoir partout les tra- ] un être intelligent; tandis que a écarte entièrement L'intervention île l'intel- ice, c'est à-dire de la providence divine [Sys- tème intellectuel, ch. i, S '>•">)• Cudworth ne condamne pas en elle-même l île- des atomes : car il la considère comme identique à celle des substances simples ou des éléments primitifs de quelle qu'en soit d'ailleurs la nature. A ce titre, il ! partout, dans tous les systèmes et chez tous les philosophes 'le. I dans le systèmi Pythagore sous le nom de monades, clans Lxagore sous le nom d'homéoméries, i les fragments d'Empédocle, dans Platon et dans en que chez Démocrite et Ëpi ure. 11 ne craint pas de la l'aire remonter jusqu'à Moïse, le soupçonnant d'être le même qu'un a Moschus, philosophe antérieur à la guerre de Troie, à qui plusieurs ont attribué l'invention de la doctrine atomistique. Mais, au lieu d'ac- cepter cette doctrine tout entière, telle que Cud- worth la suppose à son origine, comprenant à la Les esprits et les corps, admettant simul- tanément l'existence de Dieu, des âmes immor- telles et les éléments indivisibles de la matière, les uns, dit-il, n'en ont pris que la partie spi- rituelle, les autres que la partie matérielle, et, parmi ces derniers, nous trouvons Leucippe, Dé- mocrite, Protagoras, Épicure et Hobbes (Sys- tème intellectuel, ch. i). Le principe au nom duquel ces philosophes osent défendre leurs nions immorales et impies, n'est donc pas un principe original dont la découverte leur app ir- tienne: ils n'ont fait, contre toutes les lois de la logique et du bon sens, qu'en limiter les con- séquences et mutiler la doctrine dont ils l'avaient emprunté. Indépendamment de ce système,qui ne reconnaît pas d'autres substances que les atomes matériels, ni d'autres forces que celle du mouvement, et qui, pour cette raison, a reçu le nom d'athéisme mécanique, Cudworth distingue encore trois autres genres d'athéisme, à savoir : l'athéisme hylopathique, ou le système d'Anaximandre, qui explique tous les phénomènes de l'univers y compris ceux de la vie et de l'intelligence, par les propriétés d'une matière infinie et inanimée, se développant d'après une loi inhérente à sa constitution; l'athéisme hylozuïque, ou la doc- trine de Straton de Lampsaque, qui, regardant la matière comme le principe unique de toutes choses, lui accordait la vie et l'activité, mais non la raison ni la conscience ; enfin l'opinion attribuée à quelques stoïciens, particulièrement à Sénèque et à Pline le Jeune, d'après laquelle l'univers serait un être organisé, semblable à une plante, et se développerait spontanément, privé de conscience et de sentiment, sous l'em- pire d'une inflexible nécessité. Cette opinion reçoit le nom assez peu significatif d'athéisme cosmoplastique. Mais, de l'aveu même de Cud- worth, ces quatre systèmes d'athéisme peuvent facilement se ramener à deux : l'un qui veut tout expliquer par la matière et le mouvement : c'est celui dont Démocrite est le principal organe; l'autre qui fait de la matière, considérée comme la substance unique de toutes choses, un prin- cipe vivant, actif et sensible : c'est celui que Straton a enseigne sous sa forme la plus con- séquente [ubi supra, ch. ni). 11 fallait, sans con- tredit, un esprit très-pénétrant pour saisir avec tant de précision le rapport et l'importance de ces deux systèmes, dont le premier n'ape: que le c ira ! nique, et le second que le caractère dynamique de l'univers. Ce sont, en effet, les deux seuls points de vue qui se ; sentenl àl'esprit, lorsqu'on réfléchit sur les lois asti tu tifs de la nature. Cudworth a parfaitement compris qu'en ad tant exclusiveme u l'autre de points de vu il ne laiss ni plu ;'i L'existen e 'l'un i lieu pi o\ identiel et dis, dune- i il fallait, par conséquent, avant GUDW — 327 — GUDW de procéder à la réfutation de l'athéisme, avoir pris un parti relativement à la nature. En n'ad- mettant dans son sein que des combinaisons purement mécaniques, il tombait dans l'erreur qu'il reproche à Descartes, il rendait inutile l'intervention de la Providence, il exilait Dieu de l'univers. En poussant, au contraire, le principe dynamique jusqu'à ses dernières con- séquences, en reconnaissant dans les phénomènes qui frappent nos sens une force, non-seulement active, mais vivante, sensible et même intel- ligente, Dieu et la nature se trouvaient confondus, comme ils le sont dans la doctrine stoïcienne. C'est pour ne faire ni l'un ni l'autre que Cud- worth a reconnu, entre Dieu et les éléments purement matériels du monde, un principe inter- médiaire, spirituel, mais privé à la fois de li- berté, de sensibilité et d'intelligence, auquel il donne le nom de nature plastique. Voici com- ment il prouve l'existence de ce principe (ou- vrage cité, ch. iv, 1™ partie) : « 11 est absurde ipposer que tout ce qui arrive dans l'univers Le résultat du hasard ou d'un mouvement aveugle et purement mécanique : car il y a des choses, comme les phénomènes de la vie et de la sensibilité, dont les lois du mouvement ne peuvent pas rendre compte et qui même leur sont contraires. Il n'est pas plus raisonnable de croire que Dieu intervient directement dans chacun des phénomènes de la nature, dans la génération d'un ciron ou d'une mouche comme dans les révolutions des astres : ce serait un mjracle continuel, contraire à la majesté de l'Être tout-puissant et à l'idée que nous avons de sa providence : car il y a dans la nature des désordres, des irrégularités, dont Dieu serait alors la cause immédiate. On est donc forcé d'admettre une certaine force inférieure qui exécute sous les ordres de Dieu, sous l'impulsion de sa volonté et la direction de sa sagesse, tout ce que Dieu ne fait point par lui-même, qui im- prime à chaque corps le mouvement dont il est susceptible, qui donne à chaque être organisé sa forme, qui préside à tous les phénomènes de la génération et de la vie. » .La nature plastique est, comme nous l'avons dit, un être spirituel, une âme d'un ordre in- férieur, destinée seulement à agir en obéissant, en un mot, Y âme de la matière. Elle est répan- due également dans toutes les parties du monde, où elle travaille sans cesse, artisan aveugle mu par une impulsion irrésistible, à réaliser les plans de l'éternel architecte, c'est-à-dire de la raison divine. Pour comprendre la nature et la possibilité d'une telle force, il suffit, dit Cud- vorth, de réfléchir aux effets de l'habitude, la- quelle fait exécuter à notre corps d'une ma- nière spontanée, sans aucune délibération, et peut-être sans conscience de notre part, les mouvements les plus compliqués et les plus difficiles, conformément à un plan préconçu par l'intelligence. On peut également s'en faire une idée pur l'instinct des animaux, qui, sans en connaître le but et d'une manière irrésistible, accomplissent tous les mouvements nécessaires à leur conservation et à leur reproduction. Mais l'instinct est supérieur à la nature plastique et d'un caractère plus excellent : car les êtres qu'il domine et qu'il dirige ont au moins une certaine image de ce qu'ils font, ils en éprouvent ou du plaisir ou de la douleur; tandis que ces qualités manquent à l'âme purement motrice et organi- satri c de la matière [ubi supra). Indépendamment de cette force générale qui sur toutes les parties de l'univers, Cudworth reconnaît encore pour chacun de nous une force particulière, chargée de produire à notre insu les phénomènes de la vie et de l'organisme aux- quels notre volonté n'a point de part. Il en re- connaît une autre pour chaque animal, sous pré- texte qu'il y a aussi dans l'existence des ani- maux des choses que les lois seules de la méca- nique n'expliquent point, et qui échappent ce- pendant à l'instinct et à la sensibilité, par exem- ple, la respiration, la circulation du sang et les autres faits du même genre. Enfin il ne croit pas impossible qu'il y ait une nature plastique pour chacune des grandes parties du monde. « Sans aucun doute, il serait insensé, dit-il (ou- vrage cité, ch. iv; § 25), celui qui suppo?erait dans chaque plante , dans chaque tige de verdure , dans chaque brin d'herbe, une vie génératrice à part, une certaine âme végétative, entièrement distincte de la machine physique; et je ne regar- derais pas comme plus sage quiconque penserait que notre planète est un être vivant doué d'une âme raisonnable. Mais pourquoi serait-il impos- sible, en raisonnant d'après nos principes, qu'il y eût dans ce globe, formé d'eau et de terre, une seule vie, une seule nature plastique, unie par un certain lien à toutes les plantes, à tous les végétaux et à tous les arbres, les moulant et les construisant selon la nature de leurs différentes semences, formant de la même manière les mé- taux et les autres corps qui ne peuvent pas être produits par le mouvement fortuit de la matière, agissant enfin sur toutes ces choses d'une manière immédiate, bien que subordonnée elle-même à plusieurs autres causes, dont la principale est Dieu. » Ces hypothèses, dont l'idée première, celle d'une âme du monde, est empruntée de Platon et de l'école d'Alexandrie, mais que Cud- worth croit reconnaître aussi dans Aristote, dans Hippocrate, dans les systèmes d'Empédocle, d'Heraclite et des stoïciens, sont provoquées en grande partie par le désir de combattre la phi- losophie cartésienne. Descartes ne reconnaît pas de milieu entre l'étendue et la pensée, entre la matière inerte et la conscience, et se montre conséquent avec lui-même en supprimant la vie animale dans l'homme et dans les brutes. Cud- worth se jette à l'extrémité opposée; il multiplie sans nécessité et sans droit les existences inter- médiaires; il tire de sa fantaisie tout un monde imaginaire; mais, au point de vue purement critique, il a raison, et tant qu'il se borne à at- taquer, il n'est pas moins fort peut-être contre l'idéalisme de Descartes que contre le matéria- lisme de Hobbes. Après avoir, pour ainsi dire, préparé dans la nature la place de Dieu, Cudworth entreprend d'établir son existence, d'abord par la réfutation de l'athéisme, ou des objections que les athées ont élevées de tout temps contre l'idée d'une Providence et d'une cause créatrice, ensuite par des preuves directes tirées immédiatement ou de l'expérience historique ou de la raison. Le premier point n'offre aucun intérêt. Les réponses de Cudworth aux difficultés sur lesquelles se fonde l'athéisme sont communes, diffuses, dé- pourvues de règle et d'unité, et quelquefois indi- gnes d'un esprit sensé. Croirait-on, par exemple, que les spectres, les visions, les histoires les plus ridicules de possédés et de revenants, se trou- vent au nombre des arguments qu'il oppose à l'incrédulité de ses adversaires (même ouvrage, ch. v, § 80 et suiv.)? Nous n'en dirons pas autant de sa démonstration directe, bien qu'elle ne soit pas de tout point irréprochable. D'abord Cudworth établit d'une manière très- sensée et même profonde, contre certains dé- tracteurs de la raison humaine dont l'espèce n'est pas encore éteinte, que l'existence de Dieu peut fort bien être prouvée. Pour cela, il n'est CUDW 328 — CUDW point nécessaire do la déduire comme une sim- ple conséquence de certaines prémisses plus éle- vées et plus étendues que l'idée même de Dit u, ce qui serait une contradiction: mais nous trou- vons, dit-il, dans notre esprit des principes, des notions nécessaires et inébranlables, qui portent en elles-mêmes le signe de leur infaillibilité, et qui nous fournissent immédiatement, sans le se- cours d'aucun principe intermédiaire, lapremière de toutes les vérités. L'existence de Dieu peut être prouvée de telle manière que les vérités géométriques ne nous offrent pas un plus haut degré de certitude (ch. v, § 93). La première de ces preuves est celle de Des- cartes et de saint Anselme, ou l'idée que nous avons d'un être souverainement parfait. Mais le philosophe anglais ne la reproduit pas telle qu'elle a été développée par ses illustres devan- ciers; il lui donne exactement la même forme que peu de temps après elle a reçue de Leibniz, et, en la modifiant ainsi, il se justifie par les mêmes raisons. Avant de conclure l'existence de Dieu de l'idée d'un être parfait, il faut, dit-il, avoir montré que cette idée ne répugne pas à la raison ou ne renferme en elle-même aucune con- tradiction. Alors seulement la conclusion devient légitime : car si l'idée d'un être parfait ne se détruit pas elle-même, il faut admettre qu'un tel être est au moins possible ; mais l'essence de la perfection est précisément telle qu'elle ren- ferme nécessairement l'existence; donc, par cela même que Dieu est possible, Dieu existe (ch. v, §101). La seconde preuve que donne Cudworth de l'existence de Dieu n'est que la première, déve- loppée en sens inverse ; c'est-à-dire qu'au lieu de procéder de l'idée de perfection à celle d'une existence nécessaire, elle va, au contraire, de l'idée d'existence à celle de perfection. La voici exprimée sous forme de syllogisme : Quelque chose a existé de toute éternité, autrement rien n'aurait pu naître, rien ne serait : car rien ne se fait soi-même. Sur ce point, toutle monde est d'ac- cord, les matérialistes comme les partisans du spiritualisme. Mais ce qui est de toute éternité contient en soi-même sa raison d'être, sa nature ou son essence est telle, qu'elle renferme néces- sairement son existence. Or, un être dont l'es- sence renferme l'existence, c'est celui qui ne dépend d'aucun autre, qui renferme en lui- même toutes les ^perfections. Donc il a existé, de toute éternité, un être absolument parfait (ch. v, § 103). La troisième preuve est tirée du rapport qui existe entre l'intelligence finie de l'homme et une intelligence infinie, contenant en elle le prin- cipe de toutes nos idées, de toutes nos connais- sances, et, en général, de toutes les essences et de toutes les formes que notre esprit puisse sai- sir. Ici, comme on peut s'y attendre, l'auteur anglais entre à pleines voiles dans la théorie platonicienne des idées, laquelle, avec quelques développements empruntés à l'école d'Alexan- drie, fait le fond de sa doctrine philosophique. Mais, non content d'exposer ses propres opinions, il réfute avec beaucoup de sagacité et de force le principe qui fait dériver toutes nos connais- sances de l'expérience des sens, principe qu'il regarde, avec raison, comme la source première de toutes les doctrines matérialistes et athées (ch. v, § 706-112, et la IV-' section tout entière). A ces arguments purement m< Cudworth a voulu ajouter le témoignage de l'histoire, et il s'efforce de prouver que l'atl n'a jamais été le partage que d'un petit nombre de penseurs isolés, frappés d'aveugle- ment par un excès d'orgueil ou de corruption ; que toutes les philosophics et toutes les religions qui ont existé dans le monde ont enseigné la «ut d'une puissance Bupé- re à l'homme et à chacune des forces d<: la nature, mais d'un Dieu unique et créai Pour obtenir ce résultat, il est obligé d'expli- quer à sa manière la plupart des religions de l'antiquité. Il assure donc que le polythéisme, tel qu'on le comprend ordinairement, n'a j ■ existé ; les dieux des gentils n'étaient point des dieux véritables dans l'opinion même de ceux qui leur adressaient des hommages, mais des êtres supérieurs à l'homme, et quelquefois des hommes immortalisés après leur mort; qu'au- dessus de tous ces êtres de raison ou de fantai- sie, on rencontre toujours un principe unique, éternel, tout-puissant, invoqué à la fois comme le père et le maître du monde; qu'enfin toutes les théogonies sont véritablement, ou furent dans l'origine, des systèmes cosmegoniques ins- pirés par la croyance que le monde a eu un commencement et a été produit par une cause. Ou md les faits se refusent absolument à ces interprétations, il a recours à la supposition des doctrines secrètes; il s'appuie sur les documents le plus justement suspects, comme les préten- dus hymnes d'Orphée, les oracles chaldaïqucs, les œuvres de Mercure Trismégiste. Il traite de la même manière les systèmes philosophiques. Cet axiome si unanimement re- connu par tous les sages de l'antiquité : que rien ne vient du néant et ne saurait y entrer, n'est nullement contraire au dogme chrétien sur l'o- rigine du monde ; il signifie seulement que rien ne peut se donner à soi-même l'existence, mais que tout ce qui commence d'être suppose une cause préexistante. Les anciens physiciens, dont il est souvent question dans Aristote, Pythagore, Platon et les néo-piatoniciens, ont admis et en- seigné la création ex nihilo (ch. iv, IIe section). Mais comment ces philosophes seraient-il restés étrangers à l'idée d'un Dieu créateur, quand ils connaissaient le dogme de la Trinité? On peut à peine se figurer tout ce que Cudworth dépense d'érudition et d'esprit pour démontrer la ressem- blance de la Trinité chrétienne et de la Trinité de Platon ou plutôt de l'école d'Alexandrie. Les trois hypostases lui rappellent tout à fait les trois personnes : l'unité ou le bien, c'est le Père ; la raison ou le logos, c'est le Fils, qui procède du Père et qui est éternellement engendré ; l'âme du monde, c'est l'Esprit qui procède des deux premiers. Ce dogme est arrivé à la con- naissance de Platon et de ses disciples par le canal de Pythagore, qui lui-même l'avait appris chez les Hébreux. Il en appelle, sur ce point, au témoignage de Proclus, qui le nomme une théo- logie de tradition divine (OeowopâSotoç bioloyia). De même qu'il rencontre chez les païens le mystère de la Trinité, il trouve chez les juifs, dans les profondeurs de la Kabbale, les mystères de l'Incarnation et de l'Eucharistie (de Vera no- tione cœnœ Domini et Conjunctio Christi et Ecclesiœ, à la fin du 2e volume de la traduction latine de Mosheim). Mais nous ne suivrons pas Cudworth sur ce terrain; nous dirons seulement, pour compléter le tableau des doctrines expo- sées dans le Vrai système intellectuel, qu'il ne conçoit pas, si attaché qu'il soit à la cause du spiritualisme, que notre âme puisse jamais se passer d'un corps. Aussi est-il porté à croire qu'après avoir dépouillé cette grossière enve- loppe qui nous attache à la terre, nous en revê- tons une autre plus éthérée, plus subtile, avec I quelle nous attendons le jour de la résurrection (ch. v, sect. III, § 26 et suiv.). Il nous reste peu de chose à dire sur le second CUFA — 329 — GUMB ouvrage de Cudworth, destiné à démontrer le caractère éternel et immuable de la morale. Le fond de ce traité est absolument le même que celui du Vrai système intellectuel, dont il n'est, comme nous l'avons déjà fait remarquer, qu'un simple appendice. On fait voir d'abord quelles sont les conséquences de cette opinion qui fait dépendre le bien et le mal de la volonté arbi- traire de Dieu. Si cette opinion était fondée, il n'y aurait plus en Dieu aucun attribut moral, ni bonté, ni justice, ni prudence; il ne lui reste- rait que sa toute-puissance et sa volonté absolue, mais capricieuse, indifférente et dépourvue de raison. Un tel être ne pourrait pas inspirer d'amour : car on ne i'aimerait que parce qu'il l'aurait ordonné, et il pourrait, s'il le voulait, nous commander de le haïr. 11 pourrait égale- ment nous commander le blasphème, le parjure, le meurtre et tous les crimes qui nous inspirent la plus légitime horreur. Il pourrait'enfin absoudre te inéchant; et condamner l'homme de bien à des supplices éternels (ouvrage cité, ch. i). Après avoir ainsi établi, par les conséquences dont il est gros, l'absurdité du principe qu'il veut atta- quer, Cudworth démontre avec beaucoup de force et de méthode que les notions du juste et de l'honnête ne nous sont données par aucune loi positive; mais, au contraire, que toute loi positive les suppose, et ne peut être jugée ou comprise que par elles. Elles sont vraies au même titre, et sont conçues de la même manière que les vérités géométriques. Elles entrent au nombre des idées ou des principes nécessaires de la rai- son, de la raison divine aussi bien que la raison numaine, puisque celle-ci ne peut être qu'une participation de celle-là. Or, ce que la raison conçoit nécessairement, c'est ce qui est égale- ment nécessaire dans les choses, c'est ce qui constitue leur essence, ou plutôt c'est ce qui fait partie de i 'essence divine. Dieu ne saurait donc changer les lois de la morale sans cesser d'être lui-même, c'est-à-dire la raison et le bien en substance et dans leur perfection absolue. Les deux ouvrages de Cudworth, dont nous venons de donner une idée, ont été traduits en latin et enrichis de notes très-instructives, par Mosheim, 2 vol. in-4, Leyde, 1773, précédés d'une Vie de Cudworth. Th. Wise a publié en anglais un excellent abrégé du Vrai système intellectuel, 2 vol. in-4, Londres, 1706. Jean Leclerc a publié en français de nombreux extraits et des analyses fidèles de ce même ouvrage dans les neuf pre- miers volumes de sa Bibliothèque choisie, in-12, Amsterdam, 1703-1706. Mosheim, dans la préface de sa traduction latine du Système intellectuel, cite aussi plusieurs ouvrages manuscrits de Cud- worth, entre autres : un Traité concernant le mal moral, 1 vol. in-f" de près de 1000 pages ; un Traité sur la création du monde et l'immor- ialité de l'âme, 1 vol. in-8; et enfin un Traité sur les connaissances des Hébreux. Consultez P. Janet, de Plastica naturœ vita, Paris, 1848, in-8. CUFAELER (Abraham) , philosophe hollan- dais, partisan de Spinoza, qui vivait à la fin du XVIIe siècle. Il avait entrepris d'exposer, au point de vue du spinozisme, les principes de toutes les sciences alors comprises sous le nom de philosophie. Mais ce plan n'a été exécuté qu'en partie, c'est-à-dire pour la logique, les mathématiques et la physique ; encore n'avons- nous, sur cette dernière science, qu'un simple fragment. La logique de Cufaeler (Spécimen artis ratiocinandinaturalis et artificialis ad panloso- phiam manuducens, in-12, Hambourg, 1684, a, en apparence, le même objet et les mêmes divisions que ies logiques ordinaires. Elle se compose de cinq chapitres, en tête desquels on voit figurer le nom, la proposition, le syllogisme, l'erreur et la méthode ; mais tous ces titres ne sont que des prétextes pour exposer les principes et les résultats les plus généraux de la philosophie de Spinoza, souvent modifiés par les vues person- nelles de l'auteur. Ainsi, à propos du nom et en général des signes de la pensée, nous apprenons qu'il n'y a qu'une seule substance, l'être en soi et par soi, et que tout ce qui ne porte point ce caractère, tout ce dont l'essence n'implique pas l'existence, n'est qu'une simple modification. A propos de la proposition, on expose la nature de l'àme et ses rapports avec le corps. L'àme n'est qu'un certain mode de la pensée qui se nomme la conscience. Les différents modes de la con- science constituent nos idées, nos sentiments et toutes nos facultés. Tous ces modes se suivent nécessairement dans un ordre déterminé ; mais les uns se lient à certains mouvements du corps, lesquels s'enchaînent dans un ordre non moins nécessaire que les modes de la pensée ; les au- tres n'ont aucun rapport avec le corps : ce sont les idées intellectuelles ou innées. Par une étrange contradiction, Cufaeler, tout en admettant des jugements et des idées innés, s'applique à démontrer ce principe de Hobbes, que la pensée et le raisonnement ne sont pas autre chose qu'un calcul, qu'une addition et une soustraction. La volonté pour lui, comme pour Spinoza, n'est que le désir qui nous porte à persévérer dans l'exis- tence. La liberté, c'est le désir même dont nous venons de parler, affranchi de tout obstacle. Le libre arbitre est une chimère, et l'àme, une fois séparée du corps, ne conserve aucun sentiment, aucune conscience d'elle-même, mais elle rentre dans la pensée en général. Dans les autres chapitres, sous prétexte de nous entretenir du syllogisme, de l'erreur et de la méthode, on expose de la même manière la morale, le droit naturel et le principe général de la métaphysique de Spinoza. On défend Spi- noza lui-même contre ses détracteurs, on le jus- tifie surtout de l'accusation d'athéisme, et l'on va même jusqu'à soutenir que sa doctrine ne fait aucun tort aux dogmes du christianisme : car tout ce que le christianisme enseigne au nom de la révélation doit être cru aveuglément sans aucun égard pour la philosophie, et tout ce que la philosophie nous apprend doit être admis dans un sens philosophique, sans égard pour le christianisme. Ce livre peut être regardé comme une intro- duction utile au système de Spinoza, sur lequel il répand beaucoup de jour, en le dégageant des formes austères de la géométrie et en présentant à part chacun de ses éléments principaux. Ce qui représente la logique est suivi immédiate- ment de deux autres parties sous les titres de Principiorum pantosophiœ pars secunda et 'pars tertia. C'est pour échapper à la censure qu'on a indiqué Hambourg comme lieu de l'im- pression : il a été publié à Amsterdam. CUMBERLAND (Richard), philosophe et théo- logien anglais, né à Londres en 1632, fut élevé à l'Université de Cambridge, remplit les fonctions de pasteur à Brampton et à Stamford, fut promu, en 1691, à l'évêché de Peterborough, et mourut dans cette ville en 1718, après une carrière con- sacrée entièrement aux intérêts de la religion et de la philosophie. Outre quelques ouvrages de critique et d'histoire, on doit à Cumberland une réfutation du système politique de Hobbes, publiée en 1672 sous ce titre : De legibus naturœ disquisitio philosophica, in qua earum forma, summa , capita, ordo, promulgatio e reruru natura investigantur, quin etiam elementa phi- GUSA — 330 — CISA losophiœ hobbianœ quum moralis lum civilis considcrantur et refutantur, in-4, Londres. Elle a été traduite en anglais pur Jean Maxwel (in-4, Londres, 1727) et en français par Barbeyrac (in-4, Aiust.. 1744) qui y a joint des notes et une Vie de l'auteur. Hobbes avait considéré le bien-être individuel comme la fin dernière de l'hcmme. !a guerre de tous contre tous comme l'état naturel de l'humanité, les lois sociales comme une inno- vation utile des législateurs. C'est pour combattre ces funestes maximes que Cumberland a- écrit son livre. Par une analyse approfondie des facultés intellectuelles et de la constitution générale de l'homme, il cherche à établir qu'il existe certaines vérités antérieures à toute convention et que la nature a gravées elle-même dans tous les esprits. De ce nombre sont les vérités morales et en particulier le devoir de la bienveillance. Ce devoir a un auteur et une sanction : pour auteur Dieu, qui en a inspiré le sentiment, pour san:tion le bonheur qu'on obtient en le pratiquant ainsi que les peines que sa violation attire. Il offre ainsi tous les caractères d'une loi. et il est la première de toutes; il engendre toutes les obli- gations soit des peuples, soit des membres d'une même société, soit des familles et des individus. Tel est le principe fondamental de la morale de Cumberland, c'est-à-dire l'harmonie nécessaire de l'intérêt particulier et de l'intérêt public, la pratique des devoirs sociaux, considérée comme la source du bonheur individuel. Quoique cette doctrine soit plus près de la vérité que celle de Hobbes, cependant elle ne donne pas encore à la morale une base assez large. Si Cumberland est un penseur assez distingué, il n'est point écrivain. Le style de son Traité des lois naturelles est lourd et embarrassé, et il y a peu de livres de philo- sophie dont la composition laisse plus à désirer. Consulter : Mackintosh, Histoire de la Philo- sophie morale, trad. de l'anglais par M. H. Poret, in-8, Paris, 1834; — Hallam, Histoire de la litté- rature de l'Europe pendant les xv, xvr et xvn* siècles, trad. de l'anglais par A. Borghers, Paris, 1840, t. IV, p. 216 et suiv. X. CUPER (François), philosophe hollandais, mort à Rotterdam en 1595, et auteur d'un ouvrage qui a pour titre Arcana atheismi revelala, philoso- phice et paradoxe refutata examine Tractatus theologico-politici Bened. Spinozœ, in-4, Rotter- dam, 1676. François Cuper est compté parmi ces défenseurs timides de Spinoza, qui, sous prétexte de réfuter ses déplorables doctrines, ne font réellement que les développer et les faire valoir. En effet, rien n'est plus faible que les objections qu'il élève contre son prétendu adversaire et les arguments par lesquels il défend en apparence la croyance en un Dieu distinct du monde. En même temps il soutient que l'existence de Dieu ne peut pas être prouvée par la raison, et qu'il nous faut les lumières surnaturelles de la révé- lation pour nous faire une idée d'une substance sans étendue et pour concevoir la différence du vice et de la vertu, du bien et du mal moral. Les intentions et les principes de Cuper ont été vivement attaqués par Henri Morus, t. I, p. 596, de ses Œuvres philosophiques, 2 vol. in-f°, Lon- dres, 1679. Voy. aussi la dissertation de Jaeger : Fr. Cuperus mala fideaut ad minimum frigide atheismvm Spinozœ opjiwjnans, in-4, Tubin- gue, 1720. CUSA ou CUSS (Nicolas de), ainsi appelé d'un village du diocèse de Trêves, où il reçut le jour 1401. Fils d'un pauvre pécheur appelé Crebs mi Crypffs, il entra d'abord au service du comte de Manderscheid. qui ne tarda pas à reconnaître en lui les dispositions les plus heureuses et l'en- voya faire er. De Cusa suivit ensuite les cours des principales universités alle- mandes, et alla recevoir le bonnet de docteur en droit canon à Padoue. 11 assista au concile de Bàle en qualité d'archidiacre de Liège, et publia, pendant la tenue du concile, son traité de <'ice des animaux. Ré- sumé des observations de Fr. Cuvier sur ce su- jet, Paris, 1845, in-18. A. L. CYNIQUE (Ecole). Après la mort de Socrate, Antislhène réunit quelques disciples dans le Cy- nosarge, gymnase d'Athènes, situé près du tem- ple d'Hercule, et fréquenté par les citoyens de la dernière classe. Ces disciples s'appelèrent d'a- bord antisthéniens ; plus tard ils reçurent le nom de cyniques à cause du lieu de leurs réunions et surtout à cause de leurs habitudes beaucoup trop semblables à celles des chiens. L'é:ole cynique n'a , dans l'histoire de la science, qu'une importance secondaire. Plus li- bre, plus personnelle qu'aucune autre école, amie de la singularité jusqu'au fanatisme, elle n'a pas ce qui fait l'originalité véritable, un principe qui lui soit propre. Je passe sous silence la logi- que d'Antisthène, renouvelée de celle de Gorgias, logique toute négative, que les successeurs d'An- tisthène n'ont pas même conservée (voy. Antis- thèn'e et Diogène). La morale des cyniques, c'est-à-dire leur doctrine entière, sur quoi re- pose-t-elle? sur ce principe que la vertu est le seul bien : principe assez peu nouveau même au temps d'Antisthène. Pythagore l'avait introduit dans son école, Socrate l'avait proclamé sur ies places publiques, presque tous les socratiques l'acceptaient d'un commun accord. Le principe des cyniques est un principe d'emprunt; nuis ce qui leur est propre et ce que personne ne leur conteste, ce sont les conséquences qu'ils en tirent. La vertu est le seul bien, disent-ils; donc le plai- sir est un mal ; la beauté, les richesses, la santé, la naissance, tout ce qui n'est pas la vertu est pour le moins indifférent. La douleur est un bien véritable. Il faut aimer la douleur et la recher- cher pour elle-même. La vertu est le seul donc les arts, les siences, la politesse, toutes les bienséances sont des superfiuités condamnables; l.i. civilisation ne lait qu amollir et corrompre les ; en toutes choses le mieux est d'en révé- la simple nature, à la nature animale, par- fait modèle de la nature humaine. Enfin, puis que la vertu est le seul bien, le sage jouit de tous les avantages possibles; i! se suffit à lui- GYRÉ — 335 — DABI même. Par suite, il ne fait rien pour ses sembla- bles; il trouve en lui-même son but et sa règle, et abaisse les lois de l'Etat devant celles de la vertu et de la raison. Cette révolte audacieuse contre la société, ce mépris de tout ce qu'elle estime, s'expliquent par les antécédents et la condition des principaux cyniques. Antisthène, pauvre et né d'une mère thrace, était exclu de toutes les fonctions publi- ques. Diogène, fils de faux-monnayeurs , faux- înonnayeur lui-même, avait été chassé de sa ville natale. Cratès était difforme et contrefait. Maxime avait été le domestique d'un banquier. Ménippe était esclave. Disgraciés des hommes et de la for- tune, tous ces malheureux ne devaient-ils pas en appeler des lois de la société à celles de la na- ture, devant lesquelles pauvres et riches sont égaux? Durs et durement élevés, ne devaient-ils pas s'indigner contre la mollesse de leur siècle et faire de la volupté divinisée par une autre école (voy. Aristippe et École cyrénaïque) la source de tous les maux? Mais, en même temps, au milieu d'une société élégante et polie, cet étroit rigorisme était à jamais frappé d'impuis- sance. Pendant le premier siècle de son exis- tence, l'école cynique a eu trois chefs remarqua- bles : Antisthène, Diogène, Cratès. Voici leur histoire : Antisthène, objet de la risée publique, n'a laissé, en mourant, qu'un seul disciple. Dio- gène, le plus distingué des cyniques, n'est pour Platon qu'un Socrate en délire. Cratès a produit Zenon. Zenon a porté à la doctrine cynique un coup mortel. Il l'a rendue impossible en la tem- pérant. Après lui, l'école cynique se traîne sans gloire pendant un demi-siècle, et finit par dis- paraître. Au temps des empereurs, elle renaît à Rome, représentée par quelques hommes obscurs, its malades pour qui le stoïcisme est une fai- blesse, et dont l'austérité tout extérieure touche de près au charlatanisme. Durant tant de siècles, quelques traits de vertu, pas un ouvrage remar- quable, pas un écrit que l'on puisse citer. Sur les cyniques en général, il faut consulter Diogène Laërce, liv. VI, ch. cm, les Histoires de Tennemann et de Ritter, et surtout les disserta- tions suivantes : Richteri, Dissert, de cynicis , in-4, Leipzig, 1701; — Meuschenii, Disput. de cynicis, in-4, Kel, 1703 ; — Joecheri, Progr. de cynicis nulla re teneri volentibus, in-4, Leipzig, 1743; — Mentzii, Progr. de cynismo ncc philo- sophe- nechominedigno, in-4, ibid., 1744 ; — De- launay, de Cynismo ac prœcipue de Antisthène, Diogène et Cratete, in-4, Paris, 1831. — Pour la bibliographie de chacun des cyniques, voy. leurs noms. D. H. CYRÉNAÏQUE (École). Pendant qu'Antisthène s établissait dans le Cynosarge, un autre disciple de Socrate fondait à Cyrène, colonie d'Afrique, une autre école aussi exclusive que l'école cyni- que et destinée à la contredire sur tous les points. L'histoire de l'école cyrénaïque se divise en deux périodes. Au commencement de la première, Aristippe^ un ami de la volupté, un homme de cour, égare parmi les socratiques, enseigne que le plaisir est le seul bien, que le seul mal est la douleur, et se comporte en conséquence. Arété, sa fille, re- cueille cette doctrine et la transmet à son fils Aristippe le jeune, qui érige en système de mo- rale les idées éparses de sa mère et de son aïeul (Aristote, Ap. Euseb. Prœp. evang., lib. XIV, c xyiu). Rien de plus facile à résumer que ce système : sa base est, comme toujours, dans la psychologie. L'esprit, dit-on, connaît les diverses modifications qu'il éprouve, mais non les causes de ces modifications. Par conséquent, la morale ne doit tenir compte que des divers états de no- tre âme, c'est-à-dire de la peine et du plaisir, Or, relativement au plaisir et à la peine, il n'y a qu'une seule règle possible, c'est de chercher l'un et d'éviter l'autre. Mais les plaisirs sont de diverses espèces. Il y a les plaisirs des sens et les plaisirs de l'esprit : il faut préférer les plai- sirs des sens. Il y a aussi le plaisir présent que la passion réclame et le plaisir éloigné que poursuit l'espérance : il faut préférer le plaisir présent. Cela est clair et positif. Restent les conséquences ; elles éclatent d'el- les-mêmes pendant la seconde période. Théodore l'athée, disciple du second Aristippe, s'autorisant de ce principe, que nous connaissons nos sensa- tions, mais non pas leurs causes, oblige le sage à se concentrer en lui-même, traite de folies l'amitié et le patriotisme , nie l'existence du monde avec l'existence de Dieu, et arrive au plus grossier égoïsme par un système complet d'indifférence morale et religieuse. Deux de ses disciples, Bion et Évhémère, tournent ces doctri- nes contre la religion établie. Et, pour aller jus- qu'au bout, Hégésias, étonné qu'un être fait pour le plaisir soit en proie à tant de misères, déclare que la vie n'a aucun prix, et prêche ouverte- ment le suicide. C'est en vain qu'Anniceris, le dernier des cyrénaïques. se révolte contre ces effrayantes théories et sépare son école de celle d'Hégésias : pendant que, par une honorable in- conséquence, il parle de délicatesse et de vertu ; pendant qu'il s'efforce de réhabiliter toutes les nobles affections de l'âme, l'école cyrénaïque perd entre ses mains la seule originalité à la- quelle elle puisse prétendre, et se confond dé- sormais avec l'école épicurienne. Ainsi, l'école de Cyrène, fondée, comme l'é- cole cynique, dans les premières années du ive siècle avant notre ère, disparaît comme elle un siècle plus tard, lorsqu'une école nouvelle s'est emparée de ses principes et les a rendus plus applicables en les tempérant. Au fond, mal- gré le nombre des sectes dont elle est la mère, malgré les noms sonores d'annicerites, d'hégé- siaques, de théodoriens, l'école de Cyrène n'a eu, comme l'école cynique, qu'une influence restreinte. En un siècle elle ne produit ni un seul grand ouvrage ni un seul grand homme ; elle n'attire guère à elle que des habitants de Cyrène, et sa doctrine, pendant trois généra- tions, semble n'être qu'une tradition de famille. L'isolement de Cyrène. jetée entre les sables et la mer à l'extrême limite de la civilisation grecque, explique en partie cette impuissance; mais la cause principale en est ailleurs : elle est dans la nature humaine, qui réprouve tous les excès, qui se rit de toutes les extravagances, aussi éloignée de l'abjection de la doctrine du plaisir que de la folie d'un rigorisme qui défend jusqu'à l'espérance. Pour la bibliographie, voy. les noms des prin- cipaux cyrénaïques. D. H. CYTHÉNAS, plus exactement appelé Satur- nin Cylhénas, fut, selon le témoignage de Dio- gène Laërce (liv. IX, ch. cxvi), le disciple de Sextus Empiricus, et suivit, comme son maître, l'école empirique. Nous ne savons rien de plus de sa vie et de ses opinions. X. D. Dans les termes mnémoniques par lesquels les logiciens désignent les différents modes du syllogisme, cette consonne indique que tous les modes des trois autres figures, qui ont cette ini- tiale, peuvent être ramenés au mode de la pre- mière qui commence par la même consonne ; par exemple que Darepti ou Disamis se ramènent au mode Darii. Voy. Conversion, Syllogisme. DABITIS. Terme mnémonique de convention DAMA — 336 — DAMA par lequel les logiciens désignaient un des modes indirects de la première des trois figures du syl- logisme reconnues par Aristote. Voy. la Logique de Port-Royal, 3° partie, et l'article Syllogisme. DALBERG (Charles-Théodore prince de), né en H44 à Hernsheim, près de Worms, est un per- sonnage dont le nom appartient avant tout à l'histoire de l'Église et de la politique, puisqu'il fut à la fois archevêque et prince primat de la confédération du Rhin. Son goût pour les lettres, ses relations avec Herder, Gœthe, Wieland, Schil- ler, et quelques-uns de ses ouvrages lui assurent aussi une place honorable dans l'histoire de la littérature. Enfin il n'est pas resté étranger à l'étude de la philosophie, et la meilleure partie de ses écrits est consacrée à cette science. On cite de lui : Réflexions sur V univers, Francfort, 1777, six fois réimprimées jusqu'en 1821 ; — Pensées sur la dignité morale, Erfurt, 1787 ; — Principes d'es- thétique, Francfort, 1791 ; — de la Conscience comme fondement général de la philosophie, Erfurt, 1793. Ces ouvrages ont été publies en allemand, bien que l'on rapporte que plusieurs ont été écrits en français. Ils ont eu peu d'in- fluence en Allemagne, peut-être parce que leur auteur était justement suspect aux yeux de ses compatriotes. Le mouvement qui a depuis em- porté la philosophie allemande a laissé bien loin derrière lui ces essais dont les critiques conteaiporains font à peine mention. DAMASCÈNE (saint Jean), né à Damas, en Syrie, a été l'un des plus illustres Pères de l'Église au vme siècle. Il eut pour précepteur un religieux italien, nommé Côme, que son père avait racheté de la captivité, et sous lequel il fit de rapides progrès. Ayant succédé à son père dans la charge de conseiller du calife, sa fidélité au christianisme le fit bientôt tomber dans la disgrâce ; mais, quoique réintégré plus tard, il abandonna le monde, donna la liberté à ses es- claves, distribua ses biens aux pauvres, et se retira dans la laure de Saint-Sabas avec un autre disciple de Côme. Il se soumit à la volonté du patriarche de Jérusalem, qui lui ordonna de recevoir la prêtrise; et bientôt après, ayant pris la plume pour défendre le culte des images, il visita Constantinople, dans l'espérance d'y trou- ver la couronne du martyre. Ce désir n'ayant point été satisfait, il retourna dans sa solitude, où il mourut vers la fin du vme siècle. Les ouvrages de saint Jean Damascène ne sont pas exclusivement théologiques. Plusieurs sont consacrés à la philosophie, et, dans ceux même qui traitent des questions principales de la foi chrétienne, de nombreux passages font connaître les doctrines philosophiques de ce Père. 11 reconnaît que les Gentils ont cru en Dieu, et que la Providence elle-même a pris soin d'en déposer la connaissance dans nos esprits. 11 s'appuie surtout, pour démontrer la réalité du principe suprême, sur la nécessité d'une cause première, créatrice et conservatrice de l'univers (Orlh. fia., lib. I, c. m). Il démontre ensuite l'unité de Dieu par sa perfection, qui ne saurait appartenir à plusieurs êtres à la fois (76., c. v). Il cherche aussi, dans la nature, des témoi- Lges de l'existence du Verbe divin, et les trouve surtout, comme saint Augustin avant lui, des similitudes lirées de notre constitution intellectuelle ; il reconnaît néanmoins que, quand git de l'essence divine, toutes ces compa- raisons sont imparfaites {Ib.} c. vi). Il est moins heureux lorsqu'il veut définir l'espace, et oppo- ser, à l'étendue visible, l'ubiquité spirituel Dieu (lb., c. xvi). Quant aux attributs divins, il les énumère, les décrit en pende mois, i apporte guère d'autres preuves que la pi tion divine qu'ils constituent {lb., c. xix). 11 est, sur la nature du temps, moins explicite encore que sur celle de l'espace; ce qu'il en dit, OU plutôt ce qu'il dit du mot siècle, souvent usité dans l'Écriture, se borne à la définition des divers dans lesquels ce mot est employé, soit dans la Bible, soit dans les écrivains ecclésiasti- ques {lb., lib. II, c. i). Il attribue la création à un acte libre dé la bonté de Dieu, dont l'a- mour ne pouvait se contenter de la contempla- tion de lui-même et de lui seul {lb., c. n). Une partie du second livre du traité de la Foi orthodoxe comprend une sorte de psychologie do la sensibilité, de l'intelligence et de la vo- lonté. Les passions y sont énumérées dans une classification très-incomplète et tout à fait arbi- traire, qui n'a rien d'ailleurs d'original, et rap- pelle des écrivains antérieurs et des doctrines antiques. Quelques détails sur les sens et leurs propriétés ne présentent rien de neuf, et n'ont point de portée. Les facultés qu'il reconnaît dans l'intelligence sont la pensée et la mémoire. Il distingue la parole interne, qui n'est autre chose que la pensée, de la parole externe et articulée, distinction qui ne lui fournit aucune considé- ration de quelque importance. Il n'y a pas plus de profit à tirer de ses définitions de la passion, de l'action et de la volonté {lb., c. xm-xxn). Il définit avec raison la Providence : la volonté divine par laquelle toutes choses sont sagement et harmoniquement gouvernées {lb., c. xxix). La prescience étant la condition nécessaire de la Providence, il en cherche l'accord avec le libre arbitre. Dans ce but, il distingue les choses que Dieu prévoit et fait, de celles qu'il prévoit seu- lement. C'est parmi ces dernières que se rangent les actes humains. Cette distinction, comme on sait, ne résout pas complètement la difficulté ; mais on voit facilement que ce Père n'a pas abordé la question dans toute son étendue, telle qu'elle est posée par saint Paul {Épît. aux Phi- lippy ch. n, *. 13), telle qu'elle avait été déve- loppée par saint Augustin, et telle qu'elle le fut plus tard par les thomistes, par Descartes et par Malebranche. Dans son traité de la Dialectique ou de la Logi- que, il donne plusieurs définitions de la philoso- phie, dont la meilleure est celle-ci : « La Philoso- phie est la connaissance des choses qui sont, en tant qu'elles sont, c'est-à-dire de leur nature. » Dans cet opuscule, il définit successivement l'être, la substance, l'accident, le genre, l'espèce, confor- mément aux traditions de la philosophie péripa- téticienne. Il modifie cependant le sens de ces mots, toutes les fois qu'ils ne se prêtent pas assez à l'exposition de la foi orthodoxe : la théologie préludait ainsi aux subtilités de la scolastique. Il emprunte à Aristote ses catégories, qu'il expli- que avec quelque développement, et suit Por- phyre pour les genres et les espèces. Les mêmes définitions se reproduisent dans son opuscule sur les Institutions premières, et sa Physique n'est autre chose que l'exposition de quelques prin- cipes empruntes à celle d'Aristote. Dans son Dialogue contre les Manichéens, ii réfute le dualisme du bien et du mal, admis tous deux comme principes absolus, à l'aide de la doctrine adoptée, avant et après lui, par les écrivains ecclésiastiques, qui considèrent le mal comme n'existant pas en lui-même, mais seu- lement en vertu de rapports faux, créés par une. Il soutient donc que toutes choses sont bonnes, mais qu'elles peuvent devenir mauvaises par L'usage que nous en faisons. On voit, par ce rapide exposé, que la philo- sophie de saint Jean Damascène n'a rien d'ori- etrouve presque tout entière dans DAMA — 337 — DAMI la philosophie grecque, principalement dans la philosophie péripatéticienne, modifiée par quel- ques-uns des Pères ses prédécesseurs: mais elle est loin de montrer, dans ses écrits, la richesse de développement et la finesse d'aperçus qui la distinguent dans saint Augustin. Saint Jean Da- mascène fut célèhre, parmi ses contemporains, par sa vie solitaire et sa lutte contre les icono- clastes. La gloire que méritèrent sa piété^ et sa constance dans la loi a pu rejaillir sur ses écrits, sans que la critique moderne soit obligée de ratifier un jugement trop favorable. 11 y a plusieurs éditions des œuvres de saint Jean Damascène. Les principales sont celles de Jacques de Billy, abbé de Saint-Michel en l'Erm, Paris, 1619. Cette édition ne contient guère que les traductions latines des différents ouvrages de ce Père. Trois ont été données à Bâle par Marc Hoppcr, en 1548, 1559 et 1575; la dernière est beaucoup plus ample que les précédentes. Enfin la meilleure et la plus nouvelle est celle du P. Lequien, Paris, 1712, chez J.-Bapt. Delespine, 2 vol. in-P. H. B. DAMASCIUS de Damas, philosophe alexan- drin du vie siècle, a été compté mal à propos au nombre des stoïciens par Suidas, suivi en cela par Fabricius. Il étudia d'abord à Alexandrie, sous Théon et Ammonius, fils d'Hermias; puis il se rendit à Athènes, où Zénodote lui apprit les mathématiques, et Marinus la philosophie. Mais ce qui le forma surtout à la dialectique, ce furent les entretiens et les leçons d'Isidore. Une étroite amitié se forma dès lors entre Isidore et Damas- cius; et lorsque le premier, pour se rendre à Alexandrie, abandonna cette chaire d'Athènes illustrée par les Plutarque, les Syrien et les Proclus, ce fut Damascius qui lui succéda. Il fut le dernier anneau de cette chaîne glorieuse ; car le décret de Justinien qui ferma l'école d'Athènes mit bientôt fin à ses leçons, et le contraignit de chercher hors de l'empire un lieu où la philo- sophie pût respirer. Il se rendit auprès de Chos- roès, avec Simplicius et les derniers débris de l'école de Plotin. et n'y trouva qu'un esclavage plus dur. Rentre dans le monde romain avec ses amis découragés, on croit qu'il se réfugia dans Alexandrie, ou subsistaient encore quelques tra- ces des études philosophiques, et qu'il y mourut obscurément. Ses principaux ouvrages sont des Commentaires sur divers dialogues de Platon, une Biographie des Philosophes, dont il nous reste des fragments où il est sans cesse question d'Isidore, et enfin des Problèmes et solutions sur les principes des choses, dont on a également retrouvé quelques lambeaux. Photius parle avec mépris de Damascius, dont les écrits, dit-il, sont remplis de fables puériles, et d'attaques dégui- sées, mais perfides, contre la religion chrétienne. S'il s'agit bien de notre Damascius, dans ce pas- sage de Photius, on peut dire du moins que ce jugement est d'une témérité excessive ; car les seules traces qui nous soient restées de sa doc- trine indiquent un esprit pénétrant, et capable d'imprimer à son école une direction nouvelle. On sait la double origine de la spéculation alexan- drine; Plotin et ses successeurs suivaient Platon dans son ascension dialectique, et arrivaient^ sinon avec lui, du moins par sa méthode, à l'unité des éléates; mais une fois parvenus à cette hau- teur, au lieu de se perdre dans l'absolu comme les eléates et de nier le relatif faute de pouvoir l'expliquer, ils acceptaient, au contraire, les données de l'expérience, et mettaient tous leurs soins à concilier les résultats opposés de ces deux méthodes, c'est-à-dire le Dieu puissant et intelligent, auquel le spectacle du monde nous conduit, et. le Dieu absolu, supérieur à l'intel- DICT. PHILOS. ligence et à l'être, que nous donne la dialectique Cette conciliation s'opérait, dans l'école d'Alexan drie, au moyen de la théorie des hypostases, qui sauvait l'unité de Dieu par l'unité substantielle du principe, et la pluralité des points de vue par la Trinité On avait même poussé si loin l'abus de ces divisions inintelligibles, que Plotin et PoT-pbyrn n'admettaient pas seulement une Tri- nité, mais une Ennéade. La solution proposée par Damascius fut toute différente. Il repoussa cette supposition d'une pluralité hypostatiquequi n'altère pas l'unité substantielle; il laissa tout entière l'unité absolue de Dieu, qui le rend in- compréhensible et ineffable ; mais il soutint que. si nous ne connaissons pas sa nature, nous con- naissons du moins son gouvernement, et son ef- ficace par rapport au monde et à nous-mêmes. Selon lui, nous savons clairement que Dieu est et qu'il est infini, et nous savons ce que c'est qu'être infini, sans pour cela comprendre les attributs de l'infinité. Par l'idée que nous avons spéculativement de Dieu, Dieu est infini et in- compréhensible ; par les preuves que nons avons de la Providence, Dieu est bon, intelligent, puis- sant. Ce n'est pas que nous arrivions par cette voie détournée à comprendre Dieu ; mais nous jugeons, par les effets de sa puissance, qu'il n'y a rien en lui qui ressemble à la négation de l'in- telligence, de la bonté, de la puissance. Nous lui donnons ces attributs, parce qu'ils expriment ce que nous connaissons de plus parfait après lui, avec cette réserve qu'il ne les possède pas sous la forme que nous connaissons. Damascius, en parlant ainsi, était tout près de pénétrer le mys- tère qui a tant troublé cette école, et de rendre au dieu mystique des alexandrins, à ce dieu qui n'est pas l'Être, le vrai . caractère du Dieu de la raison, c'est-à-dire de l'Être absolu, incommuni- cable, sans mesure commune avec l'être que nous sommes ; mais cette spéculation incomplète et inachevée resta sans écho dans une école qui n'avait plus de souffle, et dont Proclus avait clos sans retour les brillantes destinées. Le livre des Problèmes a été publié en partie par J. Kopp, Francfort, 1826, in-8. Consultez Y Histoire cri- tique de V école d'Alexandrie, par M. Vacherot, Paris, 1846-50, 3 vol. in-8, et Y Histoire d'Alexan- drie, par M. J. Simon, Paris, 1845, 2 vol. in-8. J. S. DAMTEN (Pierre), né à Ravenne, dans les premières années du xne siècle, quitta le monde, jeune encore, pour entrer au monastère de Fon- tavellana, dont il fut élu abbé en 1041. Les ser- vices qu'il avait rendus au Saint-Siège dans plusieurs occasions importantes, ayant décidé le pape Etienne IX à le nommer, en 1057, cardinal et évêque d'Ostie, il n'accepta ces hautes dignités que pour les résigner peu d'années après. Malgré son penchant pour la solitude, il fut encore ap- pelé à remplir les fonctions de légat en France, en Allemagne et en Italie. Il est mort à Faenza, le 22 février 1072. Pierre Damien n'a émis dans ses nombreux ouvrages aucune opinion qui lui soit propre. Théologien orthodoxe, il reproduit fidèlement la doctrine de l'Église, et craindrait de l'altérer en cherchant à l'approfondir. Il n'était pas étranger à la connaissance de l'antiquité; mais il n'a aucune sympathie pour ses écrivains. Il veut ne recourir, selon ses termes; ni aux sources de l'éloquence cicéronienne, ni à la science de Pla- ton et de Pythagore, mais suivre les sentiers frayés par la divine sagesse (Opp., t. III, p. 97, édit. de Paris). Ailleurs, il gourmande les moi- nes qui étudient les règles de Donat de préfé- rence à la règle de saint Benoît [Ib., p. 130). Comme il est ordinaire, celte rigueur envers 22 DAMI — 338 — h\' I l'antiquité s'allia chez Pierre Dam ion à des ton- tiles à la philosophie, il ne conteste pas qu'elle ne donne de la force à l'esprit dans la méditation des saints mystères, mais il l'es- peuj il aurait du penchant a la pros et il la subordonne entièrement à la théologie (Ib., p. 271). En un mot, Pierre Damien i écrivain plus prudent qu'original, dont les ou- es solides et sensés ont joui au moyen âge d'une juste célébrité, mais qui n'a exercé aucune influence notable sur la marche des idées. Les œuvres de Pierre Damien ont été recueil- lies, sous le pontificat du pape Clément VII, par le cardinal Constantin Cajétan, Rome, 1606-1615, en trois volumes in-f°, réimprimés à Lyon en 1623. Le. premier volume contient cent cinquante-huit lettres, divisées en huit livres ; le second, soixante- quinze sermons ou biographies ; le troisième, divers opuscules sur le dogme, la discipline et la morale, au nombre de soixante. Cajétan ajouta, en 1640. un quatrième volume renfermant des priè- res, des hymnes, etc. Cette édition a servi de base à celles de Paris, in-f°, 4 vol., 1642 et 166:5. Consultez Dupin, Bibliothèque des auteurs ec- clésiastiques du xi° siècle; — Oudin, de Seripio- ribus ecclesiasticis, t. II, p. 668; — Histoire littéraire de France, t. VIII. C. J. DAMIRON (Jean-Philibert), né en 1794 à Belle- ville (RhôneL élève de Cousin, condisciple et ami de Jouffroy, est l'un des plus honorables représentants du spiritualisme au xixe siècle. Sa vie tout entière, dévouée à l'accomplissement du devoir, peut s'écrire en deux lignes. Admis à l'École normale en 1813, après quelques années passées en province, il revint à Paris professer la philosophie aux collèges Bourbon, Charlemagne, Louis-le-Grand, à l'École normale, et enfin à la Sorbonne. Cette existence paisible ne fut trou- blée qu'un moment ; la mort de Jouffroy lui causa une vive douleur, et le devoir qui lui fut imposé de publier ses Nouveaux mélanges phi- losophiques souleva contre lui des récrimina- tions passionnées qui durent bien étonner le meilleur des hommes. Mais, à part ce petit orage, il n'eut qu'à se louer de sa destinée et des hom- mes. Il mourut en 1862, entouré d'amis et de disciples, en possession d'une renommée mo- deste, mais durable, et surtout environné d'un respect que des génies d'un ordre supérieur n'ont pas obtenu au même degré. C'est un de ces hommes qui servent de témoignage à une doctrine, ou tout au moins la font aimer en montrant com- bien elle les rend vertueux et bienveillants. Les mentes de l'esprit n'étaient pas chez Damiron inférieurs à ceux du caractère; ses ouvrages ne renferment sans doute aucune de ces conceptions originales qui donnent la gloire ; mais ils ne man- quent pourtant pas de vues neuves et d'heureuses observations. Ce qui lui donne un rang à part, quoique un peu secondaire, dans l'école de M. Cou- sin, c'est qu'il en est le moraliste et pour ainsi dire le prédicateur. En toute chose c'est la question morale qui l'intéresse: c'est elle qui inspire ses travaux, il ne la perd pas de vue, et entend qu'on le sache bien, dût-il le répéter un peu trop souvent. Cette religion du devoir lui sert de principe de critique dans ses ouvrages historiques : Essais sur l'histoire de la philoso- phie en France au xvne siècle, Paris, 1846, — 9, in-8. et l'article que lui a consacré M. Ad. Franck, dans les Moralistes et Philosophes, in-8, Paris, 1872. E. C. DANIEL (Gabriel), né à Rouen, en 1649, entra au noviciat des Jésuites de Paris en 1667, fut successivement professeur de théologie à Rennes, bibliothécaire de la maison professe de Paris, et obtint de Louis XIV, avec le titre d'historiographe de France, une pension de2000 livres dont il jouit jusqu'à sa mort, arrivée en 1718. Le P. Daniel est connu principalement par son Histoire de France; mais il s'est fait aussi un nom comme théologien et comme philosophe, ou du moins comme adversaire de la philosophie cartésienne, à laquelle son ordre avait déclaré une guerre d'extermination. Les ouvrages qu'il a écrits en cette dernière qualité, les seuls, par conséquent, dont nous ayons à nous occuper ici, sont : le Voyage du monde de Descartes, et le Traité métaphysique de la nature du mouvement, le premier publié en 1690, le second en 1724, et contenus l'un et l'autre dans le premier volume du recueil de tous les ouvrages philosophiques et théologiques du P. Daniel (3 vol. in-4, Paris, 1724). Le Voyage du monde de Descartes est plutôt une satire qu'un traité de philosophie, mais une satire agréablement écrite et aussi bienveillante que l'esprit des Jésuites et le but même de leur institution pouvaient le permettre. Si le carté- sianisme et la philosophie en général y sont traités avec le plus profond dédain et une légè- reté qui n'exclut point les insinuations perfides, ni les plus odieuses prétentions sur la liberté de l'esprit humain, du moins le génie de Descartes et même son caractère y sont-ils respectés en apparence ; du moins, n'a-t-on pas eu la folie de dissimuler l'immense influence que ce philoso- phe a exercée sur son siècle. S'appuyant sur ce principe cartésien que l'essence de l'àme consiste tout entière dans la pensée, et que la vie et les mouvements du corps sont régis exclusivement par des lois mécaniques, l'auteur suppose que Des- cartes n'est pas mort; mais qu'ayant eu coutume de se servir de son corps à peu près comme on fait de sa maison, d'en sortir et d'y rentrer à volonté, de le laisser sur la terre plein de vie, tandis qu'il se promenait, pur esprit, dans les régions les plus élevées de l'univers, il lui ar- riva un accident semblable à celui que la tradi- tion raconte d'Hermotime de Clazomène. Un jour que cette séparation se prolongeait au delà du terme ordinaire, le médecin suédois attaché à la personne de Descartes, ne trouvant à h place du philosophe qu'un corps sans âme, <•' à-dirc sans raison, le crut atteint de délire, et voulant le rendre a la santé, le tua. L'âme, à son retour, se voyant privée de son asile ici-bas, alla tixer sa demeure dans le troisième ciel. DANI — 339 DANT c'est-à-dire, selon le plan de la cosmologie car- tésienne, dans cet espace infini qui s'étend au delà des étoiles fixes. C'est dans cette région solitaire, où, pour ainsi dire, la puissance divine elle-même n'a pas encore pénétré, qu'elle tra- vaille à la construction d'un monde selon les principes de la philosophie nouvelle, et qu'elle continue ses relations avec quelques disciples d'élite instruits comme elle à se séparer de leurs corps sans mourir. Deux de ses disciples, dont l'un est le P. Mersenne, ont conduit notre voya- geur près de leur maître, dans ce monde encore ignore qui va s'échapper de ses mains ; et, à peine revenu sur la terre, il a besoin de nous raconter tout ce qu'il a vu et entendu. Dans ce récit où l'esprit et l'imagination ne manquent pas, quoique employés d'une manière un peu frivole, se trouve encadrée la discussion, plus ou moins sérieuse, de tous les principes importants et de toutes les parties du système philosophique de Descartes. Ainsi qu'on pouvait s'y attendre, il n'en est point de plus maltraitée que la métaphysique et les règles générales de la méthode ; car c'est là précisément que l'esprit d'indépendance et de litre examen, c'est-à-dire le principe même de toute philosophie, se montre en quelque façon dans son centre, appliqué aux questions les plus élevées et avec une entière conscience de lui-même. Les Méditations méta- physiques, et tous les écrits qui s'y rattachent, sont, à ce que nous assure le P. Daniel, le plus méchant, le plus inutile des ouvrages de Des- cartes. Quant aux raisons qu'il en donne, comme elles ne sont que la reproduction des objections d'Arnauld, de Gassendi, du P. Mersenne, et de •beaucoup d'autres, nous n'avons pas à nous en occuper. Il veut bien admettre que dans le Dis- cours de la Méthode il y ait quelques maximes vraiment sages et utiles ; mais, en revanche, il ne trouve rien d'aussi dangereux que la sépara- tion entière et l'indépendance mutuelle de la philosophie et de la théologie. Il veut, au con- traire, quoi que disent les disciples de Descartes, que l'autorité religieuse ait sur la philosophie la haute surveillance , afin qu'elle n'avance rien qui puisse blesser même indirectement le dogme révélé {Voyage du monde de Descartes, Ire partie, p. 276). Accordez-lui ce seul point, le droit de surveillance, non-seulement sur les principes, mais sur les conséquences les plus éloignées de tout système philosophique, et vous le trouverez sur le reste de facile accommodement. Il est loin de tout blâmer dans la nouvelle philosophie et de toujours blâmer à tort; il ne montre pas plus d'opiniâtreté à admirer tout dans la philo- sophie ancienne. Voici, dans sa propre bouche, l'enumération de tous les biens qu'a produits, même dans l'école, l'avènement du cartésianis- me : « Depuis ce temps-là on y est plus réservé à traiter de démonstrations les preuves qu'on apporte de ses sentiments. On n'y déclare pas si aisément la guerre à ceux qui parlent autrement que nous, et qui souvent disent la même chose. On y a appris à douter de certains axiomes qui avaient été jusqu'alors sacrés et inviolables, et enfles examinant, on a trouvé quelquefois qu'ils n'étaient pas dignes d'un si beau nom. Les qua- lités occultes y sont devenues suspectes et n'y sont plus si fort en crédit. L'horreur du vide n'est plus reçu que dans les écoles où l'on ne veut pas faire la dépense d'acheter des tubes de verre. On y fait des expériences de toutes sortes d'espèces, et il n'y a point maintenant de petit physicien qui ne sache sur le bout du doigt l'his- toire de l'expérience de M. Pascal » (ubi supra, IIIe partie, p. 137). Quant à ce qui regarde la philosophie péripa- téticienne, il ne se raille pas moins des formes substantielles, des accidents absolus, des espèces intentionnelles, et, comme nous venons de le voir par le passage précédent, des qualités oc- cultes, que des tourbillons, du mécanisme de- bêtes, des causes occasionnelles et des hypo- thèses les plus décriées de la nouvelle école. Il raconte avec beaucoup de malice les peines que les péripatéticiens se sont données, et se don- naient encore de son temps, pour découvrir dans les écrits d'Aristote la matière éthérée, la dé- monstration de la pesanteur de l'air, la théorie de l'équilibre des liquides, et tous les principes de la physique cartésienne, que l'expérience et la raison semblaient avoir confirmés. Au fond, peu lui importe, soit l'ancienne, soit la nouvelle doctrine; il n'a pas plus de foi dans l'une que dans l'autre, et dans la raison elle-même. Il ne craint pas de dire qu'on est pour Descartes ou pour Aristote, selon les préjugés dans lesquels on a été élevé, selon les habitudes qu'on a don- nées à son esprit, ou selon les passions et les rivalités du moment. Ainsi, Descartes, à ce qu'il nous assure, avait d'abord cherché à gagner les Jésuites. « C'eût été pour lui, dit-il, un coup de- partie, et ses affaires après cela allaient toutes seule. » Mais les Jésuites s'étant déclarés pontre son système, cela même engagea les jansénistes et aussi l'ordre de l'Oratoire à en prendre la dé- fense. Les jansénistes le mirent à la mode parmi les dames, et celles-ci lui donnèrent en peu d'1 temps une vogue presque universelle; à tel point qu'on ne rencontre plus guère de péripatéticiens que dans les universités et dans les collèges. Encore, comme nous l'avons vu tout à l'heure, se mettent-ils l'esprit à la torture pour faire du leur maître Aristote un bon cartésien {ubi supra. IIIe partie, p. 144 et suiv.). Si, malgré cette profonde et sceptique indifférence où le laissent les deux écoles rivales, il s'est décidé avec tout son ordre à prendre parti pour Aristote, c'est qu'il pense avec Colbert qu'ayant à choisir entre deux folies, une folie ancienne et une folie nou- velle, il faut préférer l'ancienne à la nouvelle (Ve partie, p. 279). D'ailleurs, fût-il entièrement convaincu de la supériorité du cartésianisme, ce ne serait pas encore pour lui une raison de ne pas le combattre. « On peut, dit-il (IIIe partie, p. 147), ne pas désapprouver les opinions d'un philosophe considérées en elles-mêmes et se trou- ver en même temps dans une telle conjoncture, que la prudence oblige d'en arrêter le cours. » Ces paroles n'ont pas besoin de commentaire ; l'esprit des Jésuites s'y révèle tout entier. Il nous reste peu de chose à dire sur le Traité métaphysique de la nature du mouvement. Ce petit écrit, à part quelques principes généraux qui tendraient à détruire la science de la méca- nique, est une critique pleine de bon sens de la théorie des causes occasionnelles, et en général de l'opinion cartésienne sur les rapports de l'âme ei du corps. Mais, bien qu'il soit dirigé contre Des- cartes, il est plein de l'esprit cartésien, c'est-à- dire de l'esprit d'observation, et signale la haute puissance de ces idées nouvelles que ni la ruse ni la violence, ni les satires les plus spirituelle - n'ont pu empêcher de régénérer la science et. jusqu'à un certain point, la société elle-même. DANTE ALIGHIERI (Florence, 1265.— Ra- venne, 1321); le plus grand poëte de l'Italie, l'a aussi illustrée comme philosophe : Théologies Danles nullius dogmatis expers, Quod foveat claro philosophia sinu, dit l'épitaphe composée par Giovanni del Virgilio. « II s'était accruis une telle cloire dans tous les DANT — 340 — DANT genres d'études, dit un de ses plus anciens bio- graphes, Benvenuto d'Imola, que les uns l'ap- pelaient poëte, les autres philosophe, les autres théologien. » Ainsi s'exprime également le pre- mier traducteur français de la Divine Comédie, Grangier, dans la dédicace de sa traduction à Henri IV : « En ce poëme il se découvre un poëte excellent, un philosophe profond et un théologien judicieux. » Le philosophe seul doit nous occuper ici dans la vie et dans les œuvres de Dante. Lui-inêtne nous fait connaître dans son Banquet (Convito) le point de départ de ses études philosophiques. Il était au seuil de la jeunesse (vingt-cinq ans) lorsqu'il perdit la noble dame (Béatrice) qui lui avait inspiré ses premiers chants, et qui, re- trouvée plus tard dans une merveilleuse vision, devait lui inspirer les derniers. Après quelque temps donné au plus violent désespoir, il chercha des consolations dans un autre amour. Or, l'objet de ce nouvel amour c'était, dit-il, « la très-belle et très-illustre fille de l'empereur de l'univers, à laquelle Pythagore a donné le nom de philo- sophie. » Il avait lu, pour faire diversion à sa douleur, la Consolation de Boëce et le traité de V Amitié de Cicéron. Il y puisa le goût de la philosophie, et dès lors il fréquenta assidûment les lieux où on l'enseignait, c'est-à-dire les écoles des religieux et des philosophes. Suivant Ben- venuto d'Imola, Dante étudia la philosophie na- turelle et la morale à Florence, a Bologne et à Padoue, et la philosophie sacrée à Paris, où il ne vint que dans son âge mûr, après son bannisse- ment (1302). C'est pendant son séjour à Paris que se place un tour de force philosophique raconté par Boccace : il aurait soutenu sans desemparer, contre quatorze adversaires, une de ces discus- sions de quolibet, si fréquentes dans les écoles du moyen âge. Si l'on en croit Jacques de Ser- ravalle, évêque de Fermo, qui commentait la Divine Comédie au commencement du xve siècle, Dante serait venu en France avant son entrée dans la vie publique, et il y serait resté assez lontemps pour prendre à l'Université de Paris le grade de bachelier en théologie ; le manque d'argent l'aurait seul empêché d'y prendre celui de docteur. Il faut admettre ce témoignage, si l'on veut qu'il ait pu entendre un maître célèbre des écoles de la rue du Fouarre, Sigier de Brabant, que les savantes recherches de M. Victor Leclerc ont restitué à l'histoire de la scolastique (Histoire littéraire de France, t. XXI) : il l'a mis, en effet, au nombre des docteurs qui, en l'an 1300, jouissaient déjà de la béatitude du Paradis. Mais on sait qu'il ne laisse échapper aucune occasion de se mettre en scène : s'il avait personnellement connu Sigier, il n'aurait pas manqué de le rappeler. Les études philosophiques de Dante se pour- suivirent jusqu'à la fin de sa vie. Une thèse, de Aqua et ferra, imprimée à Venise en 1508, et dont il n'y a aucun motif de suspecter l'authen- ticité, est présentée, à la dernière page, comme ayant été soutenue par lui à Vérone le 20 jan- vier 1320. La philosophie n'est étrangère a aucun des ouvrages de Dante. Ses poésies lyriques elles- mêmes contiennent souvent, soit directement, soit sous la forme de l'allégorie, des thèses phi- losophiques. Le Traité de la langue vulgaire (de Vulgari eloquio), débute par une théorie philoso- phique du langage, considéré comme une faculté exclusivement propre à l'homme, et dont l'usage lui a été révélé par Dieu en le créant. Le traité de la Monarchie est le développement de toute une philosophie politique. La Vie nouvelle est ue la préface du Banquet et de la Divine lit t dans ces deux derniers ouvrages, toutes les parties de la philosophie s sentées. Des preuves intrinsèques fixent la composr un Banquet pendant l'exil de Dante, vers l'an 1303. C'est le premier livre de métaphysique écrit en langue vulgaire. Il tient, sous ce rapport, dans l'histoire de la philosophie italienne, une place, analogue à celie du Discours de la Méthode, postérieur déplus de trois siècles, dans l'histoire de la philosophie française. Ainsi que Descartes, Dante appelle à profiter de ses méditations, ou, comme il le dit, à s'assec ir à sa table philoso- phique ceux qui n'ont pas eu Vheur de se ren- contrer dans le? mêmes chemins que lui; et, pour distribuer le pain de la vérité d'une main plus libérale, il préfère à la langue des savants celle des gens du monde et des femmes. Mais, s'il renonce à la langue des f-avants, il ne renonce ; leurs procédés. Le Banquet est tout scolas- tique, non-seuleuient par ' abus des divisions, des distinctions, des syllogismes, mais par l'emploi de deux formes chères aux docteurs du moyen âge, le commentaire et l'allégorie. C'est un commentaire philosophique, non sur un livre d'Aristote ou sur le Maître des Sentences, mais sur trois Canznni de Dante lui-même, et c'est par là qu'il se justifie surtout de l'avoir écrit en italien; car le commentaire suit nécessairement la langue de l'œuvre commentée. Ces trois Canzoni sont des poésies d'amour (Dante avoue, dans la Vie nouvelle, que l'italien naissant ne comportait pas encore d'autres sujets); mais l'amour y est pris, grâce à l'allégorie, dans le sens le plus large, et lors même que tout semble s'y rapporter aux beautés sensibles, le commen- taire en donne hardiment une interprétation métaphysique. Dante use, dans l'interprétation de sa propre pensée, de tous les raffinements du symbolisme. Il n'y distingue pas moins de quatre sens : le littéral, l'allégorique, le moral et l'ana- gogique ou inductif. Une simple invocation aux intelligences qui meuvent le troisième ciel, dans le premier vers d'une des poésies qu'il com- mente, donne lieu à toute une théorie du ciel, d'après le système de Ptolémée, à une exposi- tion de la nature et de la hiérarchie des anges, et à une classification des sciences, reproduisant allégoriquement l'ordre des sphères célestes : aux cieux planétaires correspondent les sept arts li- béraux; aux deux pôles du ciel étoile, la physique et la métaphysique ; au Premier Mobile, la morale, et à TEmpyrée, la théologie. Ces rapprochements subtils entre l'ordre moral et l'ordre physique se retrouvent partout dans la science comme dans l'art du moyen âge. Us se fondent sur une har- monie réelle, dans laquelle se manifeste l'unité de la création ; mais employés avec une confiance aveugle, comme procédé de raisonnement, sans tenir compte de l'imperfection des connaissances acquises et des différences de nature ou de degré qui séparent les divers ordres de vérités, ils ont été l'un des principaux obstacles aux progrès des sciences. Toutes les sciences, en effet, se mou- lant, en quelque sorte, les unes sur les autres, devenaient solidaires, et l'on ne pouvait changer les idées remues en physique, sans bouleverser, en même temps, la métaphysique, la morale et la théologie elle-même. Les théories philosophiques du Banquet sont reprises, avec de nouveaux développements, d;ins la Divine Comédie, où elles se revêtent de vives et familières images, sans rien perdre de leur précision et do leur vigueur. Dante lui-même rapporte son poëme à la philosophie morale, et il lui assigne pour objet la destinée humaine déterminée par le mérite et le démérite (Êpîtrt dédicatoireau Paradis à Carie délia scala). Mais DANT 341 DANT il ne sépare pas la morale des autres sciences dont elle est le principe ordonnateur, comme le Premier Mobile, auquel elle correspond, soutient tout l'ordre du ciel. Aussi une véritable Somme de philosophie et de théologie trouve place dans cette série de dissertations dont il entremêle sans cesse ses tableaux de l'autre vie, soit qu'il parie en son propre nom, soit qu'il fasse parler ses deux guides, Virgile et Béatrice, ainsi que les divers personnages qu'il met en scène. Dante n'a point proprement une doctrine phi- losophique. L'aristotélisme scolastique , sous la forme que lui avait donnée saint Thomas, fait le fond de toutes ses théories. Il appelle Aristote le maître de ceux qui savent, et il s'incline presque toujours devant l'autorité du bon frère Thomas d'Aquin. Sur les rapports des sens avec la raison et de la raison avec la foi, sur la for- mation, l'unité et l'immortalité de l'âme, sur la création et la hiérarchie des êtres, sur le libre arbitre et l'origine du mal, sur la division des vertus, il professe le pur thomisme. S'il s'écarte de l'Ange de l'École dans la classification des pé- chés, c'est pour remonter directement à Aristote, ou pour s'inspirer d'un autre scolastique, saint Bonaventure. Il connaît les Arabes Algazel, Avi- cenne, et celui qui fil le grand Commentaire, Averroës, dont il réfute, par les arguments de saint Thomas , la théorie et l'intellect imper- sonnel. De Platon, il ne paraît avoir lu que le Timée, qu'il ne cite que pour le combattre ; mais on reconnaît, dans l'esprit même de sa philosophie, une sorte de platonisme inconscient, qu'il puise clans Cicéron, dans Boëce, dans Richard de Saint-Victor, dans saint Bonaventure et dans saint Thomas lui-même. Comme presque tous les. scolastiques, il est attiré; sans le bien connaître, par l'idéalisme platonicien, et contenu par le réalisme péripatéticien, mieux connu et plus conforme aux exigences d'un enseignement dog- matique. Parmi les principes de la métaphysique d'Aristole, il s'empare surtout de cette idée de finalité qui fait du moteur suprême le centre commun vers lequel tendent tous les êtres. Il se plaît à montrer un immense courant d'amour circulant partout à travers la grande mer de l'être. Le mouvement physique, la vie végétative, la vie intellectuelle, forment l'échelle ascendante de l'amour universel. Infaillible dans ses degrés inférieurs, l'amour devient susceptible de bien et de mal, lorsqu'il est éclairé par la raison. Le vice, comme la vertu, procède de lui, suivant qu'il s'arrête sur des biens imparfaits ou qu'il tend avec une ardeur persévérante vers le bien suprême. Même quand la volonté devient mau- vaise, quand elle poursuit le mal d'autrui par la violence ou par la fraude, elle n'obéit qu'à un- amour déréglé de soi-même. Il y a des degrés dans le vice, suivant que l'amour s'éloigne plus ou moins de sa fin, et, d'un autre côté, les efforts qu'il fait pour l'atteindre sont la mesure des degrés de la vertu. Les vertus de la vie con- templative sont supérieures à celles de la vie pratique, comme manifestant plus d'amour ; mais, pour chacune de ces deux vies, il est un terme que l'amour humain ne peut dépasser, même au sein de la béatitude céleste. Les anges vont au delà, mais eux-mêmes ne réalisent pas encore la perfection de l'amour. Dieu seul la possède, au sommet de l'être, et il en répand les rayons sur toutes ses créatures, dans la mesure de leur perfection relative. L'Enfer lui-même est une œuvre d'amour autant que de justice. Ces cercles superposés dans lesquels les châtiments sont proportionnés au démérite, sont inégalement éloignés de Dieu ; l'amour divin éclaire encore d'une pâle lueur ces limbes où ceux à qui la foi seule a manqué sont du moins exempts de souffrances, et il ne s'éteint qu'au fond de cet abîme de glace où se dresse, au milieu des traîtres, le corps ijnmcnse de Lucifer. Dans sa métaphysique et dans sa morale, Dante, comme tous les docteurs de son temps, ne sépare jamais la philosophie de la théologie. Il n'en maintient pas moins très-fermement leur- distinction et leur indépendance mutuelle. Il n'y a pas lieu, sous ce rapport, de faire deux parts dans sa vie, l'une dans laquelle la philosophie aurait remplacé la foi naïve de son adolescence, l'autre qui aurait été marquée par une sorte dé conversion religieuse, sous l'influence prépondé- rante de la théologie. On a faussement interprété dans ce sens la succession symbolique de ses deux amours. La philosophie qu'il expose dans son Banquet, comme ayant remplace dans son âme l'amour de Béatrice, non-seulement est d'une orthodoxie scrupuleuse, mais se montre partout imprégnée de théologie. Quant à Béatrice, lors- qu'elle reprend possession de son âme dans la Divine Comédie, elle est loin d'y représenter la théologie pure et le triomphe de la foi sur ce qu'on appellerait aujourd'hui la libre pensée. Elle-même lui envoie, pour le guider jusqu'à elle, Virgile, le représentant de la science humaine, de « tout ce que la raison peut voir ici-bas, » et, quand elle se charge à son tour de le diriger, elle ne l'éclairé pas seulement sur la théologie, elle lui expose aussi des théories philosophiques. Une même doctrine politique est développée dans le Banquet, dans la Divine Comédie et dans le traité latin de la Monarchie; or cette doctrine repose précisément sur la distinction radicale de la philosophie et de la théologie, distinction con- sidérée par Dante comme le principe de l'indé- pendance de l'Empire à l'égard de l'Église. La politique de Dante est la partie la plus originale de sa philosophie. Lui-même, dans le traité de la Monarchie, la présente comme nouvelle. Il avoue que ses idées ont varié sur ce sujet. Il avait été élevé dans les principes des Guelfes, il s'est rapproché de ceux des Gibelins. Ce changement a-t-il été amené par le progrès naturel et logique de ses réflexions, ou bien faut- il l'attribuer à ses ressentiments d'homme de parti et d'exilé? La question serait tranchée dans le premier sens, si l'on admettait avec un cri- tique allemand, M. Witte, auquel la littérature dantesque est redevable de précieux travaux, que le traité de la Monarchie est une œuvre de sa jeunesse, écrite avant son bannissement, lorsqu'il n'avait encore aucun grief personnel contre les Guelfes. Mais cette hypothèse, contraire au témoi- gnage de Boccace et à une tradition constante, est peu vraisemblable. Elle n'est pas nécessaire d'ailleurs pour la justification de Dante. Sa théorie de l'Empire se rattache évidemment à tout l'ensemble de ses doctrines philosophiques. Il n'appartenait au parti guelfe que par tradition de famille, et il a pu s'en séparer sans apostasie, lorsqu'il a commencé à se faire des convictions personnelles. L'unité d'une fin commune pour tout le genre humain conduit Dante à proclamer la nécessité d'un empire unique, réunissant sous ses lois tous les peuples de la terre. Mais comme, pour atteindre leur fin, les hommes suivent une double lumière, la raison et la foi, le gouvernement universel reçoit deux formes, l'Empire et l'Église, le premier destiné à leur assurer la béatitude terrestre, le second ayant pour mission de les guider vers la béatitude céleste. Irréductibles entre eux, les deux pouvoirs sont mutuellement indépendants; ils De relèvent que de la puissance divine, dont ils sont l'un et l'autre une émanation immédiate. L'em- DANT — 342 — DANT pereurest inférieur au pape, comme la philosophio est inférieure à la théologie, la béatitude terrestre à la béatitude céleste; mais il n'y a de l'un à l'autre qu'une subordination de déférence. Ces idées politiques sont en opposition avec celles de saint Thomas et de la plupart des doc- teurs; mais elles ne sont pas pour cela étrangères à l'esprit du moyen âge. Si le moyen âge se perd par l'excès du morcellement, il ne s'égare pas moins dans la poursuite de l'unité univer- selle. L'Église y prétend dans l'ordre spirituel; les Césars d'Allemagne, héritiers du titre des Césars de Rome, aspirent à la réaliser dans l'ordre temporel. Aussi ne conçoit-on que trois théories politiques : la première absorbe l'Empire dans l'Église; la seconde assujettit l'Église à l'Empire; la troisième investit les deux pouvoirs, chacun dans sa sphère, d'une souveraineté également universelle et pleinement indépendante. L'unité de l'Empire, dans la théorie de Dante, ne s'au- torise pas seulement des traditions toujours vi- vantes de l'Empire romain, elle apparaît comme le couronnement de l'édifice féodal. Elle n'est pas destinée, en effet, à se substituer en tout à la diversité des États. Elle ne fait que les relier entre eux sous la souveraineté de l'empereur, comme les fiefs d'un même royaume sont réunis sous la suzeraineté du roi. Enfin la politique de Dante appartient, encore au moyen âge par l'appareil scolastique sous lequel elle se présente, soit dans les démonstra- tions en forme du traité de la Monarchie, soit dans les digressions oratoires ou poéiiques du Banquet ou de la Divine Comédie. En discutant des questions sur lesquelles se sont livrées pendant plusieurs siècles tant de batailles de plume et d'épée, Dante ne peut se dispenser d'user des mêmes armes que ses adversaires. Quand l'opinion qu'il combat voit dans la subordination de la lune au soleil une preuve convaincante de celle du pouvoir temporel au pouvoir spirituel, faut-il s'étonner s'il déploie contre un tel argument toutes les ressources de la scolastique et toutes les subtilités de l'interprétation symbolique? Il ne se refuse pas même, dans l'ardeur de la dis- cussion, l'emploi des armes de l'intolérance : « On voudrait, s'écrie-t-il, en réfutant une certaine théorie sur la noblesse d'origine, répondre, non avec des paroles, mais avec le couteau, à une telle marque de bestialité » {Convito, IV). L'originalité véritable de la philosophie de Dante, c'est la forme populaire dont il l'a re- vêtue. Toutes les questions qui se débattaient dans l'ombre des écoles se produisent au grand jour dans une langue à la fois savante et naïve, qui sait se plier aux plus formidables abstractions et y répandre la lumière et la vie. Et en même temps qu'elles font appel à toutes les intelli- gences, elles s'emparent de toutes les imagina- tions par cet ensemble de fictions charmantes ou terribles au sein duquel elles tiennent place. Elles provoquent ainsi une curiosité insatiable, stimulée plutôt que rebulée par les obscurités dont le poëte philosophe n'a pas voulu les dé- gager. Il a donné lui-même l'exemple d'un com- mentaire philosophique de ses poésies dans la langue du peuple. D'innombrables interprètes, dont la chaîne remonte aux premières années après sa mort, suivent à l'envi cet exemple pour la Divine Comédie. Ce n'est pas assez des eom- mentaires écrits, des chaires sont créées dans la plupart des villes d'Italie, pour l'explication du poërae sacré. On sait que celle de Florence fut ■ par Boccace. Les détails naïfs dans lesquels ces premiers commentateurs se croient obligés d'entrer attestent à la fois l'ignorance du public auquel ils s'adressent, et l'universelle avi- dité de savoir que l'œuvre de Dante avait excitée. C'est le triomphe de la scolastique, c'est en même temps le point de départ de sa décadence. Le cercle étroit dans lequel s'est enfermée la pensée du grand poëte ne suffit bientôt plus à l'esprit humain émancipé par lui-même. Malgré ses avertissements, on veut aller par plus d'un sentier en philosojihant. On veut surtout s'abreu- ver plus largement à celte antiquité profane dont les poètes et les philosophes jouent dans son poëme un rôle secondaire et subordonné, mais déjà plein d'éclat. Aussi on a pu dire (Franz Wegele, Dan le 's Leben und Werke) que la Divine Comédie avait été, en Italie du moins, le chant du cygne de la scolastique. Pétrarque, plus jeune que Dante seulement de trente-neuf ans, est déjà un philosophe de la Renaissance. Mais la popularité de Dante n'a point eu à souffrir de ce mouvement nouveau. Lui-même y avait contribué sans le vouloir, non-seulement en produisant la philosophie hors de l'enceinte des écoles et en la plaçant sous l'invocation des souvenirs classiques, mais en faisant un choix dans cet enseignement scolastique auquel il pré- tendait rester fidèle. Il laisse dans l'ombre les théories propres au moyen âge sur le principe d'individuation, sur les universaux, sur la dis- tinction des deux intellects. Sous ces formes pédantesques dont il a peine à s'affranchir, il sait retrouver cette philosophia perennis dont parle Leibniz, qui subsiste à travers tous les systèmes anciens et modernes. Il se fait, pour employer son langage, le citoyen de « cette Athènes céleste où les stoïciens, les péripatéti- ciens et les épicuriens , par l'effet de la vérité éternelle, se réunissent dans un vouloir commun » (Convito, III). Prises en elles-mêmes, la plupart de ses théories philosophiques peuvent, sans un anachronisme trop sensible, être mises dans la bouche de Virgile, son guide dans le champ de la science humaine, et, sauf sur les questions de physique, où il ne pouvait devancer les décou- vertes modernes, elles ont pu garder leur place dans l'enseignement et dans les discussions des philosophes. Même après la chute de la scolasti- que, la Divine Comédie est encore commentée avecenthousiasmepar de purs platoniciens comme Landino et par les savants les plus dégagés de l'esprit du moyen âge comme Galilée. La déca- dence intellectuelle de l'Italie au xvne siècle y interrompit seule les études dantesques. On sait quelle faveur elles ont reconquise de nos jours. Non-seulement l'ère des commentateurs s'est rouverte, mais des citations de la Divine Comédie et des Opère minori sont devenues l'illustration obligée de tous les livres de philosophie. Hors de l'Italie, Dante est moins souvent cité, parce qu'il perd beaucoup à être traduit; mais, au point de vue historique surtout, il est l'objet d'études non moins patientes et non moins sym- pathiques. Sa gloire a profité de la réaction qui s'est produite de nos jours en faveur du moyen âge, et elle a contribué à son tour à provoquer les recherches sur l'histoire et sur la philosophie du moyen âge. Les plus obscurs représentants de la scolastique sont tirés de l'oubli pour éclaircir un passage du poëte qui a résumé dans ses vers immortels toute la science de son temps. Dans la philosophie de Dante, un intérêt par- ticulier s'attache à sa politique. Comme sa mé- taphysique, elle procède du moyen âge, mais elle va au delà du moyeu âge. Elle manifeste, 1 1 théorie chimérique de l'Empire universel, le pressentiment déjà très-net de toutes les les questions que la politique moderne .spire à résoudre: la fédération des États, sinon sous un chef unique, du moins sous certaines DARW 343 — DARW lois communes, la conciliation des libertés pro- vinciales ou municipales avec la souveraineté du gouvernement central, l'indépendance réci- proque du pouvoir spirituel et du pouvoir tem- porel. Dante n'est pas même étranger à ces rêves de réformes sociales qui prétendent assurer le libre développement de toutes les vocations na- turelles (Paradiso, VIII, discours de Charles Martel). Il reste, en un mot, à tous les points de vue, le plus vivant, non-seulement des poètes, mais dés philosophes du moyen âge. Les meilleures éditions des œuvres complètes de Dante sont celles de Zatta (4 vol. in-4, Venise, 1738) et de Barbera, avec les commentaires de Fraticelli (4 vol. in-12, Florence, 1857). Parmi les anciens commentateurs on consultera surtout avec fruit sur la philosophie de Dante ceux de Landino et de Vellutello, réunis en un seul volume in-f° (Venise, 1596), et, parmi les commentateurs et critiques modernes — Italiens : Conti, Storia délia filosofia (t. II, leçons vn-xi, SanTommaso e Dante)- Perez, la Béatrice svelata (in-12, Palerme, 186.0). — Allemands : Karl Witte, Dante Ali ghieri 's Igrische Gedichte ùbersetzl und erklœrt (2 vol., Leipzig, 1842); Philalethes (le roi Jean de Saxe), Dante Alighieri 's Gœllliche Co- mœdia rnetrisch ûbertragen und mit kritischen und historischen Erlàuterungen versehen (3 vol. in-4, Leipzig et Dresde, 1849); Franz Wegele, Dante'sSeben und Werke (in-8, Iéna, 1852); Emil Rûth, Etudiai ûber Dante Allighieri, in-8, Tu- bingue, 1853. — Français : Ozanam, Dante et la philosophie catholique au xme siècle (Œuvres complètes, t. IV); Paul Janet, Histoire de la science politique (t. I, liv. II, ch. iv); Charles Jourdain, la Philosophie de saint Thomas d'A- quin (t. II, liv. II, ch.m). Em. B. DARAPTI. Terme mnémonique de convention par lequel les logiciens désignaient un mode de la troisième figure du syllogisme. Voy. la Logique de Port-Royal, 3e partie, et l'article Syllogisme. DARII. Terme mnémonique de convention par lequel les logiciens désignaient un mode de la première figure du syllogisme. Voy. la Logique de Porl-Royal, 3e partie, et l'article Syllogisme. DARWIN (Érasme), né en 1731, àElston, dans le comté de Nottingham, élève du collège de Cambridge, médecin à Nottingham, puis à Licht- field, enfin à Derby, mort en 1802, jouit, de son vivant et quelque temps après sa mort, comme physiologiste et comme poète, d'une assez grande renommée que l'on a peine à comprendre au- jourd'hui. Ses principaux ouvrages sont : Jardin botanique, poème, Londres, 1791. La seconde partie, les Amours desplantes, a été traduite en français par Deleuze, Paris, an VIII, in-12. — Zoonomie ou lois de la vie organique, Londres, 1793-96, 2 vol. in-4, traduite en français par Kluyskens, Gand, 1810, 4 vol. in-8; — Phytologie ou philosophie de l'agriculture et du jardinage, Londres, 1801, in-8; — Traité sur l'éducation des femmes, Londres, 1797, in-8; — le Temple de la nature, poème posthume, publié dans le recueil de ses œuvres poétiques, Londres, 1806,3 vol. in-8. On voit par ces simples titres que les poèmes de Darwin eux-mêmes ont des sujets scientifiques; il chante l'histoire naturelle. En revanche, il y a moins de science que d'imagination dans ses traités en prose. Le seul important est la Zoo- nomie; dont nous nous contenterons de résumer les idées confuses et bizarres. Elles ont à peine quelque valeur historique, en ce qu'on peut trouver dans quelques-uns des rêves d'É. Darwin une certaine analogie avec une partie de la doc- trine philosophique de Lamarck, de Geoffroy Saint-Hilaire et de M. Ch. Darwin son petit-fils. Dans la préface de sa Zoonomie, Ë. Darwin s'oppose à ceux qui s'efforcent d'expliquer les lois de la vie par celles de la mécanique et de la chimie. Le principe qui anime le corps vivant en est cependant, dit-il, le caractère distinctif. Son plan et son but sont de faire connaître les lois qui gouvernent les corps organisés, de partir de ces lois observées dans les corps les plus simples pour remonter jusqu'à celles qui régis- sent l'homme, de réduire ces lois en classes, ordres, genres et espèces, et de les faire servir à l'explication des maladies. L'ouvrage se divise donc en trois parties : 1° Physiologie; 2° Patho- logie; 3° Matière médicale. La première seule mérite une rapide analysej parce que Darwin y prétend tirer de la physiologie une sorte de système métaphysique, prouver que nos facultés intellectuelles sont l'effet nécessaire de nos fa- cultés physiques, et construire une genèse des êtres vivants. Toute la nature consiste en deux substances, dont l'une s'appelle esprit et l'autre matière. Mais on ne sait quelles sont la valeur et l'inten- tion de cette distinction, car Darwin n'en fait aucun usage, ne s'occupe que de la matière, et a bien soin de dire qu'il laisse à la révélation la con- sidération de la partie immortelledenotreêtre.Dc ces deux essences, lapremière a lafaculté de com- mencer ou de produire le mouvement, la seconde celle de le recevoir et de le communiquer. Les lois du mouvement sont donc les lois de la nature entière. Les mouvements de la matière sont primitifs ou secondaires. Les lois des mouve- ments secondaires, objet de la mécanique, sont connues. Les mouvements primitifs se divisent en trois classes, selon qu'ils dépendent de la gravitation, se rapportent à la chimie ou sont des effets de la vie. Les mouvements vitaux sont l'objet spécial de la Zoonomie. La première chose que prétend établir Darwin, c'est que le sensorium jouit d'une puissance motrice et que ses mouvements constituent nos idées. Qu'est-ce que le sensorium ? Il est malaisé pour nous de le savoir et Darwin n'en avait pas lui-même une idée bien nette; car le sensorium. dit-il, est non-seulement la substance cérébrale et spinale, les nerfs, les organes du sentiment et les muscles, mais encore le principe vivant. l'esprit d'animation qui vivifie le corps et se manifeste par ses effets. On ne sait même pas quel est ce mouvement qui constitue une idée, au milieu de tous les mouvements fibreux, sensoriaux et autres que Darwin distingue et confond tour à tour. Quoi qu'il en soit du sen- sorium, les fibres des muscles et des organes du sentiment sont contractiles et les circonstances de leurs contractions sont les lois mêmes du mouvement animal. L'esprit d'animation est la cause immédiate de la contraction des fibres, le stimulus des objets extérieurs n'en est que la cause éloignée. Une certaine quantité de stimulus produit l'irritation, c'est-à-dire une action de l'esprit d'animation qui détermine la contrac- tion des fibres. Un certain degré de contraction produit le plaisir ou la douleur, la sensation sous ses deux formes. Une certaine quantité de sensation produit le désir ou l'aversion, d'où naît la volition. Tous les mouvements animaux produits simultanément ou successivement sont liés de telle sorte que le second est disposé àsuivre ou à accompagner le premier, ce qui produit Vassociation ou la causaiion. Le sensorium pos- sède donc quatre facultés ou mouvements, c'est- à-dire qu'il produit des contractions fibreuses en conséquence 1° des irritations produites par les corps extérieurs ; 2° des sensations de plaisirou de douleur ; 3° de la volition ; 4° de l'association des contractions fibreuses entre elles. Ces quatre J>ARW 344 - facultés sont, en puissance, l'irritabilité, la sensibilité, la ooUmtariété. Vo88ociabilité} en acte, l'irritation, la sensattonj la uohïton, l'as- sociation. L'irritation est une rcodif: dernières parties du sensorium j r<> l'impression du dehors. La sensation est une modification du centre ou de la totalité du sen- sorium. La volition est une modification du centre ou de la totalité du sensorium, mais qui se termine à ses dernières extrémités. L'association enfin est une modification des dernières parties du sensorium. qui précède ou accompagne les contractions fibreuses. Les idées, qui ne sont autre chose que les mouvements du sensorium, sont donc elles-mêmes de quatre espèces, irrita- tives, sensitives, volontaires, associées. La notion d'un objet se produit parce qu'une partie du sensorium, comprimé par cet objet, prend la même configuration que lui. Raisonner est une opération du sensorium par laquelle nous dé- terminons deux familles d'idées et rappelons les idées avec lesquelles celles-là ont des rapports de ressemblance ou de différence. Juger c'est fixer les bornes de cette différence. Le libre arbitre est la puissance de poursuivre volontai- rement la chaîne dos idées associées. Toutes ces puissances appartiennent également à l'homme et aux animaux; l'instinct des bêtes est en effet une sorte de sagacité, perfectible et raisonnée. Les végétaux eux-mêmes sont des animaux d'un ordre inférieur qui ont leurs plaisirs, leurs amours, leurs penchants et leurs idées. La partie la plus curieuse de la Zoonornie est la théorie de Darwin sur la génération. L'em- bryon est une partie de l'individu dont il procède. C'est une sécrétion du sang mâle, l'extrémité d'un nerf. Ce point d'entité est un filament vivant qui tient du père une certaine suscepti- bilité d'irritation et même quelques habitudes particulières. Le fluide environnant, dans lequel est reçu chez la mère ce filament primitif, le fait se replier sur lui-même en un anneau qui devient ainsi le commencement d'un tube. Ce tube augmente par nutrition de grandeur et de volume, mais dans des limites assez étroites. Darwin repousse l'hypothèse des germes emboîtés et qui se développent par la seule distension de leurs parties jusqu'aux plus grandes proportions de l'animal parfait. Selon lui, c'est par acquisition de nouvelles parties, par addition de nouveaux organes que se forme l'animal supérieur. Les parties premières étant irritées éprouvent des besoins, s'adjoignent en conséquence de nouvel- les parties ; de ce changement de forme résultent une irritabilité nouvelle, de nouveaux besoins ; de ces besoins de nouveaux organes qui remplis- sent de nouvelles fonctions. Tous les animaux ont une origine semblable et la diversité de leurs formes ne provient que de la diversité des irri- tations primordiales du filament primitif. Il n'est donc pas impossible, dit Darwin, dans la première édition de sa Zoonornie, que la totalité des espèces procède d'un petit nombre d'ordres naturels mul- tipliés et diversifiés par le croisement; pu- exemple, il n'est pas impossible que tous les animaux à sang chaud, l'homme y compris, n'aient qu'une même origine. Mais plus tard il renverse cette fragile barrière élevée un instant entre les animaux à sang chaud, les poissons, les insectes, les vers, selon la classification lin- néenne, et il attribue à tous indistinctement la même origine dans un premier et unique filament. Il fait plus encore : les végétaux ne sont que des lux inférieurs qui ont leurs sexes et leurs amours (d'où le poëme les Amours des plantes) ; ils ont donc pu sortir eux aussi de ce même filament primitif. C'est la grande cause première qui l'a doué de l'animalité, ce sont les div< astances. les mouvements divers di tabilité qui l'uni modifié, lui et ses reji infinis et ont perfectionné graduellement sa de et animale. « Quelle idée su- blime de la puissance infinie du grand archit La cause des causes 1 Le père des pères! L'être des êtres ! » Dans la seconde partie de sa Zoonornie, Darwin explique toutes les maladies par un excès ou un défaut ou un mouvement rétrograde des facultés du sensorium; il les divise en conséquence en quatre classes, maladies d'irritation, de sensa- tion, etc., et chaque classe en trois subdivisions, lies par excès, par défaut, etc. Enfin dans la dernière il traite des substances qui peuvent contribuer à rétablir la santé. On voit que les idées de Darwin sont un mé- lange de celles de Locke, de Ch. Bonnet, de Maillet, de Robinet, qui échappe à toute cri !i Cependant un philosophe distingué, compatriote itemporain de Darwin, Thomas Brown, dans sa première jeunesse, il est vrai, en a entrepris l'examen sous ce titre : Rcview of Darvnn 's Zoonomia, Edimbourg, 1798, in-8. Ce qui donne aujourd'hui quelque intérêt à ce tissu d'hypothèses bizarres, c'est qu'on y trouve l'idée de la trans- formation des espèces soutenue plus tard scien- tifiquement par Lamarck et surtout par Geoffroy Saint-Hilaire, et que le filament primitif d'Érasme Darwin est bien l'aïeul de la cellule primor- diale de Ch. Darwin, l'auteur contemporain de VOrigine des espèces. Consultez sur la Zoonornie les Eléments de la philosophie de l'esprit humain, de Dugald Stewart, t. III. A. L. DATISI. Terme mnémonique de convention par lequel les logiciens désignaient un mode de la troisième figure du syllogisme. Voy. \ia. Logique de Port-Royal, 3e partie, et l'article Syllogisme. DAVID l'Arménien. David était resté à peu près inconnu jusqu'au moment où M. Neumann publia, dans le Journal Asiatique (janvier et février 1829), une notice pleine d'intérêt sur ce philosophe. Auparavant, le nom de David était simplement mentionné, sans aucun détail précis ni de temps ni de lieu, dans le catalogue des commentateurs d'Aristote. C'était sur un titre aussi vague que Fabricius l'avait plusieurs fois cité dans sa Bibliothèque: et Buhle, dans le pre- mier volume de son édition d'Aristote, n'avait pu donner sur lui rien de plus positif. Les ma- nus:rits cependant ne manquaient pas. A Flo- rence, à Rome, à Paris, les œuvres du philosophe arménien étaient conservées dans de nombreux exemplaires; mais aucun philologue n'avait pensé ni à les publier, ni même à les analyser. Wyttenbach, dans ses notes sur le Phédon, avait lait usage du commentaire de David sur les Catégories, mais sans en connaître l'auteur. M. Neumann est venu combler cette lacune et réparer cet injuste silence de la philologie. Il a montré que l'auteur du Commentaire sur le* Catégories et du Commentaire sur Vlnlroduc- lion de Porphyre était le philosophe qui, chez les Arméniens, passait pour le premier des pen- seurs nationaux, et qui, instruit aux écoles de la Grèce, élève des professeurs d'Athènes, d'Alexan- drie et de Constantinople, devait tenir une place distinguée dans l'histoire delà philosophie, jus- que-là muette sur ses travaux. David avait traduit et commenté plusieurs ou- es d'Aristote, particulièrement la Logique, et il avait écrit bes commentaires en grec et en nien tout à la fois. L'usage des deux langues lui était également familier, comme l'attestent les manuscrits arméniens et grecs que nous DAYI 345 DAYI possédons. Voici l'indication précise de ses ou- vrages philosophiques : 1° En arménien seulement : Définition des principes de touies choses; — Fondements de la philosophie; — Apophthegmes des philosophes. 2° En arménien et en grec : Commentaire sur l'Introduction de Porphyre; — Commentaire sur les Catégories d'Aristote. 3° En grec seulement : Prolégomènes de ce dernier commentaire. 4° Enfin des traductions des Catégories, de Vllcrmenéia, un extrait des Analytiques Pre- miers et Derniers, une traduction de la Lettre à Alexandre sur le monde, une traduction du petit traité apocryphe sur les Vices et les Ver- tus, etc. David a fait encore quelques autres ouvrages qui sortent du domaine de la philosophie, mais qu'il est bon de mentionner : ce sont des traités théologiques, et entre autres un sermon pro- noncé dans la chaire d'Athènes, le prjfj.a, où les élèves devaient porter la parole en public à la fin de leur stage de sept années. Ce sermon, écrit d'abord en grec, passe pour un des chefs-d'œuvre de la littérature arménienne. David a fait de plus une grammaire arménienne, dont il reste des fragments, et il commenta pour l'usage de ses compatriotes la grammaire de Denys de Thrace. Des trois caractères que ces divers ouvrages assignent à David, philosophe, théologien, gram- mairien, le premier seul nous intéresse. Ce que l'on sait de la vie de David se réduit à quelques renseignements fort courts. 11 naquit dans un vil- lage du Douroupéran, nommé Herthen, Héréan, ou plus communément Nerken. 11 était, au rap- port de Nersès, cousin germain de Moïse de Kho- rène, l'illustre historien de l'Arménie, et il florissait vers 490, selon le témoignage de Sa- muel, autre chroniqueur arménien. Il mourut vers le commencement du vie siècle. Le plus récent des auteurs qu'il mentionne lui-même dans ses ouvrages est Ammonius, fils d'Hermias, qui est de cette époque aussi. David est donc contemporain de Proclus, et probablement il fut son condisciple aux leçons de Syrianus et d'Am- monius. David fut un des jeunes gens que saint Sahag et Mesrob, régénérateurs de l'Arménie, envoyèrent aux écoles grecques pour y puiser les lumières qui, rapportées dans le pays, en firent alors une nation indépendante et fort su- périeure à toutes celles dont elle était entourée. David se montra digne de cette confiance, et il suffit de lire ses ouvrages grecs pour se con- vaincre de son mérite. 11 est Grec par le savoir et par la diction, et c'est le plus bel éloge qu'on en puisse faire. Rentré dans sa patrie après de longues et fructueuses études, il paraît s'être consacré uniquement à la science; son nom, du moins, ne paraît point une seule fois dans les agitations politiques dont l'Arménie fut alors le théâtre. Son livre intitulé Définition des principes de toutes choses, imprimé en arménien à Constan- linople en 1731, ne paraît être qu'un recueil de nomenclatures ; et, d'après le fragment cité par M. Neumann, on peut croire que cet ouvrage n'est que le programme d'un cours. En voici le début : « En combien de parties, ou comment une chose est-elle divisée? En deux : substance première et seconde. — En combien la sub- stance seconde est-elle divisée? En deux : sub- stance spéculative, substance active. » Comme on le voit, c'est toujours, sauf le dernier trait, la doctrine péripatéticienne; c'est un simple emprunt aux Catégories. L'ouvrage arménien le plus important et le plus original de David paraît être celui qui a pour titre : Fondements de la philosophie. C'est une réfutation en règle du pyrrhonisme. David réduit à quatre propositions le système des sceptiques, et il les combat l'une après l'autre. Il commence par prouver que la connaissance est possible et que la philosophie existe. David v cite fréquemment les philosophes de la Grèce" et surtout Platon, dont il adopte en général le système. Enfin, dans son Recueil des apophthegmes des anciens philosophes, M. Neumann assure avoir trouvé quelques apophthegmes nouveaux qui ne se rencontrent pas dans les auteurs grecs. De plus, M. Neumann, qui a étudié sur les textes originaux tous ces ouvrages, n'hésite point à dire que David doit prendre place parmi les plus célèbres néo-platoniciens du ve siècle, et que désormais nul historien de la philosophie ne peut plus passer sous silence « le très-grand et invin- cible philosophe de la nation arménienne. » Ce sont là en effet les épithètes un peu fastueuses et toutes scolastiques dont l'admiration nationale a entouré le nom de David. Dans son Commentaire grec sur V Intro- duction de Porphyre, il suit pas à pas le com- mentaire d' Ammonius, traitant les mêmes points, dans le même ordre, donnant les mêmes solu- tions, et empruntant parfois des expressions iden- tiques. Le Commentaire sur les Catégories se divise en deux parties fort distinctes, les prolégomènes et le commentaire lui-même. Les prolégomènes sont plus étendus que ceux d'Ammonius et même de Simplicius. C'est une sorte d'introduction générale aux ouvrages d'Aristote, divisée en dix points. Le second, où il traite de la classification des œuvres du philosophe, contient des indi- cations précieuses qui peuvent compléter les catalogues que nous avons. Ainsi, il vient joindre son témoignage à celui de l'anonyme de Ménage, qui était unique jusque-là, pour attester qu'à cette époque on possédait un livre d'Aristote en soixante-douze sections, intitulé Mélanges. Il nous apprend, en outre, que le fameux Recueil des Constitutions était rangé par ordre alpha- bétique; qu'au ve siècle la Politique était par- tagée en livres comme elle l'est aujourd'hui, et enfin que ce furent les commentateurs attiques d'Alexandrie qui décidèrent parmi les diverses éditions des Analytiques déposées dans les bi- bliothèques, quelle était la véritable. On pourrait encore, avec quelque attention, découvrir dans les prolégomènes de David bien d'autres indi- cations précieuses pour l'histoire de la philo- sophie. Quant au commentaire lui-même, il joint à une élégance de style fort remarquable une exactitude qui traite scrupuleusement, si ce n'est avec originalité, tous les points de la dis- cussion; et c'est un complément très-utile des travaux d'Ammonius et de Simplicius. Les œuvres de David, indépendamment de leur valeur propre, en ont une autre toute relative et qui n'est point à dédaigner. Elles sont, dans l'histoire de la philosophie, un des anneaux de la longue chaîne intellectuelle qui unit^ l'an- tiquité aux temps modernes. David représente le mouvement philosophique de la Grèce se pro- pageant en Arménie, et contribuant pour sa part à celui que développèrent les Arabes un peu plus tard. Retrouver dans un monument authen- tique l'état des études philosophiques en Arménie à la fin du ve siècle, c'est presque, ce semble, conquérir une nouvelle province à l'histoire de la philosophie. L'Arménie, jusqu'à présent, n'y figurait point à ce titre, et pourtant elle méri- tait d'y figurer. Elle vivait à cette époque de la DAVI 346 — 1JEDU vie philosophique de la Grèce. Elle étudiait. comme Amenés elle-niôine, comme Alexandrie', connue Constantinople, Aristote et Platon. En un mot, elle prenait rang en philosophie, et si elle n'y joua pas un rôle éclatant, il faut en ac* cuser les circonstances et les difficultés du temps plus encore que le génie de la nation. La gloire de David sera de représenter son pays en philosophie comme il le représentait aux écoles d'Athènes. L'édition générale d'Aristote, publiée par l'A- cadémie de Berlin, a donné, dans le IVe volume, de longs fragments des Commentaires de David, et entre autres les Prolégomènes entiers aux Catégories. B. S. -H. DAVID de Dinan, philosophe scolastique, fut, suivant quelques historiens, disciple d'Amaury de Chartres. Il était mort, selon toute apparence, en 1209, car il n'est pas compris dans le décret rigoureux dont quatorze disciples d'Amaury fu- rent alors frappés par un concile tenu à Paris : la sentence ne mentionne son nom qu'à propos de Quatrains, Quatemuli, qu'elle lui attribue et qu'elle condamne au feu, en ordonnant à tous ceux qui possèdent l'ouvrage, de s'en défaire dans le délai d'un mois sous peine d'être consi- dérés comme hérétiques. Sous le nom de David, Albert le Grand cite un autre livre, le Liber to- morum, Liber de tomis^ titre auquel il est aisé de reconnaître, soit le célèbre traité de Jean Scot de Divisione naturœ, soit un abrégé quelconque de ce traité. Cependant quoique la doctrine de David de Dinan offre certaines analogies avec celle de Scot, elle en diffère par d'autres côtés, et arrive en plus d'un point à des conclusions nouvelles qui sont très-graves. Selon David tous les objets de l'univers peuvent se rapporter à trois classes, les corps, les âmes, les idées. La matière première, sans attribut et sans forme, constitue l'être et la substance des corps, dont par conséquent les qualités se réduisent à de vaines apparences, qui ne présentent rien de réel en dehors de la sensation de l'âme et du ju- gement. La pensée est aux âmes ce que la matière est au corps. Dieu est le principe des idées. On ne trouve rien jusque-là, dans les opinions de David de Dinan, qui soit entaché de panthéisme; mais poussant plus loin sa doctrine, il identifiait la pensée et la divinité avec la matière première. En effet, si ces trois principes étaient distincts, ils ne pourraient l'être, disait- il. qu'à raison de leurs différences; mais ces différences introduiraient dans leur nature un élément de composition* de simples qu'ils doivent être et qu'ils sont, ils deviendraient complexes. Ils ne peuvent donc pas être différents, et s'ils ne le sont pas, ils doivent être ramenés à un seul principe, dans lequel ils se confondent. Albert cite cet argument sous le nom d'un dis- ciple de David, appelé Baudouin, contre lequel il nous apprend que lui-même disputa. La plupart des autres moyens ou preuves alléguées par David étaient selon l'usage du temps, quelques textes des anciens, plus ou moins détournés de leur sens véritable, tels qu'une citation d'Orphée, une autre de Sénèque et les vers célèbres de Lucain, m IX" livre de la Pharsale, sur l'union intime des humilies et de Dieu. Cependant, si on en croit Albert, celui de tous les écrivains qui mms 1 issé le plus de renseignements sur cette école encore peu connue, David de Dinan se il particulièrement attaché à Alexandre d'A- phrodisiaSj il n'aurait tait que reproduire les opinions de ce célèbre commentateur. Il est constant que dès le commencement du xm0 siè- cle divers écrits d'Alexandre étaient connus en Occident, el que les théories qu'ils renferment attirèrent bientôt la réprobation de l'évêque de l'aris, Guillaume d'Auvergne. Or h; fond d< théories, c'est assurément l'identité de la pensée et de la matière, considérées Tune et l'autre comme indéterminées : ce qui est la doctrine propre de David. Quelle qu'en soit l'origine, cette doctrine est un des épisodes les plus curieux de l'histoire de la philosophie au moyen âge. Con- sultez Martène, Novus Thésaurus Anecdot., t. IV, p. 166; —Albert le Grand, Opp., t. II, p. 23, el t. XVlII,p. 62; — Saint Thomas, Contra Gentiles, I, xvn ; — Ch. Jourdain, Mémoire des sources phi- losophiques des hérésies d'Amaury de Chartres et de David de Dinan, dans les Mémoires del'A- cad. des inscriptions, t. XXVI, 2e partie. C. J. DÉDUCTION (de deducere, tirer de, faire sortir de). La déduction est une forme du rai- sonnement qui consiste à déterminer une vérité particulière en la tirant et la faisant sortir d'un principe général antérieurement connu. C'est l'opposé de Vinduction, qui consiste à s'élever de vérités particulières à la détermination d'un principe général. Quand l'objet particulier qu'il s'agit de déter- miner est directement observable, il n'y a qu'à employer l'observation ; mais il arrive souvent que les objets sont trop éloignés de nous dans le le temps ou dans l'espace pour que nous puis- sions les atteindre par l'observation. Souvent aussi nous ne voulons pas seulement connaître ce qui est, mais ce qui doit être, l'absolu et le nécessaire, et l'observation ne nous suffit pas, attendu que l'observation ne nous donne que ce qui est dans un moment, dans un lieu, et non ce qui doit être partout et toujours, nécessairement et absolument. Si nous ne savons rien de l'objet à déterminer, rien que son existence, il n'y a rien à faire ; mais si nous connaissons quelqu'une de ses qualités, et possédons ainsi sur lui quel- ques données, il faut voir si par ces données on peut le rattacher à quelque principe général dans lequel la qualité cherchée est évidemment unie à la qualité connue. Si cela se peut, nous affirmons alors du particulier ce que nous avons affirmé du général; voilà ce qu'on appelle dé- duire. Par exemple, soit à déterminer si Pierre est mortel; ]e sais de lui qu'il est homme, et cette donnée me permettant de le rattacher à ce principe général tous les hommes sont mortels, je puis faire sortir de cette affirmation générale cette affirmation particulière : Pierre est mor- tel. La forme de la déduction est le syllogisme, qu'Aristote {Prem. Anabjt., liv. I, ch. i) a défini « une énonciation dans laquelle certaines asser- tions étant posées, par cela seul qu'elles le sont, il en résulte nécessairement une autre assertion différente de la première. » 11 résulte de cette définition, et de ce qui pré- cède, que la déduction n'est pas et ne saurait être une opération primitive, puisque pour tirer la connaissance du particulier de celle du général, on doit, auparavant, être entré en posses- sion de la connaissance du général. Alors seu- lement on peut essayer de ne plus étudier les individus en eux-mêmes, et de tirer la connais- sance d'une de leurs propriétés des autres pro- priétés connues dans le général. Mais les principes u\ m aïs viennent de deux sources bien différentes, et présentent des caractères bien dis- tincts. Les uns se forment immédiatement en nous et nous apparaissent tout d'abord évidents, invariabli nécessaires et indépendants de toute réalisation; ce sont les principes absolus que nous donne la raison, faculté de l'absolu; soit par exemple ce principe : Tout phénomène comme pose une cause. Les autres sont DÉDU — 347 DÉFI dégagés par nous à la suite d'observations, d'ex- périences, de comparaisons, d'abstractions nom- breuses; ils sont toujours relatifs aune réalisation donnée, et sont indéfiniment perfectibles. Ce sont les principes inductifs ou obtenus par voie d'in- duction; par exemple : Les volumes des gaz sont en raison inverse des pressions. Or, la déduction emploie ces deux sortes de principes généraux, et les connaissances qu'elle tire de ces principes sont de la même valeur que les principes d'où elle les tire. Si elle part des principes absolus et nécessaires, elle en fait sor- tir des conséquences d'une certitude absolue, complète et invariable comme ces principes eux-mêmes : elle est le procédé qui constitue les sciences de raisonnement pur, comme les mathématiques, où les vérités acquises sont à jamais invariables. « Il est évident, dit Aristote {Dem. Analyt., liv. I, ch. vin), que si les prin- cipes d'où on tire la conclusion sont universels, il y a nécessité que la conclusion soit une vérité éternelle. » Si la déduction part des variétés gé- nérales obtenues par voie d'induction, les vérités qu'elle en fait sortir sont marquées du même caractère de contingence, de relativité et de per- fectibilité indéfinie ; mais la valeur de la consé- quence n'en est pas infirmée pour cela. Tant que subsisteront les lois de l'univers et l'ordre qui a permis de dégager ces principes, ces principes seront vrais, et les conséquences vraies comme les principes. « Quant à la démonstration et à la science du cours ordinaire des choses, évidem- ment elles sont éternelles dans l'essence de ces choses » {vin supra). Et c'est là ce qui permet de se servir de la déduction pour appliquer les vérités générales obtenues par induction, et même pour les vérifier et s'assurer si elles sont exactes et si les faits s'accordent avec les lois que nous avons cru découvrir. En effet, d'après la manière dont sont formées les vérités induc- tives, tout ce qui est vrai du genre doit être vrai de l'individu, puisque le genre ne contient que des qualités communes. Or, 1° ou il n'y a pas d'ordre dans l'univers, ou par la déduction nous pouvons tirer des principes généraux que four- nit l'induction des applications qui constituent les arts: 2° si la loi de tel genre est légitimement formulée, tel individu de ce genre devra y être soumis. On expérimente sur cette déduction, et si le résultat est en contradiction avec la loi, c'est une preuve que cette loi n'est point celle du genre et que la généralisation qui l'a formu- lée est à recommencer. Ainsi, dans la science, comme dans les applications de la vie, l'induc- tion et la déduction se supposent l'une l'autre, et sont dons un rapport tel que la seconde ne peut exister sans la première, et que la première peut et doit être appliquée et vérifiée par le moyen de la seconde. L'induction doit sa légitimité et sa puissance irrésistible à ce principe nécessaire et absolu sur lequel elle repose : Dans les mêmes cir- coiislanceSj et dans les mêmes substances, les m 'mes effets résultent des mêmes causes. De même, la déduction doit la sienne à ceux de ces mêmes principes qui lui servent de base et de fondement. Quand elle conclut l'identité des effets et des phénomènes, de l'identité de cause et de substance, elle s'appuie sur le même prin- cipe que l'induction, en l'appliquant à sa ma- nière. Quand elle prend, pour arriver à sa con- clusion, un intermédiaire entre l'objet donné et la qualité à découvrir, et que. du rapport de convenance qui unit cet intermédiaire d'un côté à l'objet et de l'autre à la qualité cherchée, elle conclut le même rapport de convenance entre l'objet et la qualité, elle n'est qu'une application de cet axiome : Deux choses comparées à une troisième, et trouvées semblables à cette troi- sième, sont semblables entre elles, axiome qu'on pourrait appeler principe de déduction, comme on appelle l'autre principe d'induction. Ainsi, les deux procédés inductif et déductif, et les vérités qu'ils nous donnent, reposent sur les principes premiers qu'ils supposent et des- quels se tire, même à notre insu, par une né- cessité de notre constitution intellectuelle, toute l'autorité que nous leur donnons. Il faut bien qu'il en soit ainsi, pour qu'il y ait quelque chose de fixe et de stable dans la croyance humaine. S'il n'y avait pas quelque chose de primitif, d'inconditionnel et d'absolu, à quoi le raisonne- ment se référât et qui lui servît de base, quel- que chose, en un mot, de nécessaire, qui brillât de tout l'éclat d'une évidence propre, constante, ineffaçable, toute la chaîne des vérités inducti- ves et déductives flotterait en l'air et ne tien- drait à rien. Dans sa plus grande simplicité, la déduction suppose au moins trois idées : l'idée du principe en général, l'idée des données, et l'idée déduite ou sortant nécessairement des deux premières. Dans ce cas il n'y a qu'un genre et qu'une don- née intermédiaire ; mais il pourrait y en avoir une série plus ou moins longue, sans que la na- ture de l'opération changeât en rien. Un genre peut rentrer comme espèce dans un genre plus élevé, mais toujours ce qui est affirmé en gé- néral pourra être affirmé du particulier qu'il comprend, et, s'il est vrai de dire : deux choses égales à une troisième sont égales entre elles ; il est aussi vrai d'ajouter que si l'une des trois est égale à une quatrième, elles sont toutes qua- tre égales entre elles* et ainsi de suite. Les règles de la dtduction se tirent de la na- ture de cette opération et du but qu'elle se pro- pose. Comme la déduction établit un rapproche- ment entre un principe général connu et déter- miné et les données d'un objet particulier à déterminer dans ce qu'il a d'inconnu, il est né- cessaire, 1° de vérifier le principe général, c'est- à-dire de voir s'il est un principe légitimement acquis, et d'en déterminer exactement la nature et la portée ; 2" d'examiner les données de l'objet particulier, de s'assurer qu'elles suffisent pour le rattacher au principe général, afin de ne point s'exposer à ne pas aller du même au même, et à rapporter au genre connu un individu qui, mieux étudié dans ses données, ne saurait lui être as- similé. Quand on considère la déduction dans sa forme, dans le syllogisme, on ajoute aux règles précé- dentes celles qu'exige l'emploi des formes ver- bales. Le mot déduction n'a été employé dans le sens que lui donne actuellement la philosophie, ni par les Latins, ni par les scolastiques. Les lexi- cographes ne le donnent pas, et on ne le trouve que dans la dernière édition (1835) du Diction- naire de l'Académie. Cela vient de ce que c'est dans les derniers temps seulement que cette opération intellectuelle a été distinguée de sa forme, et désignée par un nom qui marque ses rapports avec l'induction. Précédemment elle n'avait été étudiée que dans la forme syllogisti- que. Consultez : Aristote, Premiers Analytiques ; — Logique de Port-Royal ; — Logique de Bos- suet; — Waddington, Essais de logique; — Stuart Mill, Logique jnductive et déductive, trad. en français par L. Peisse. Voy. Syllogisme, Mé- thode. J- D. J. DÉFINITION. Proposition par laquelle on détermine soit le sens d'un mot, soit la nature d'une chose. DEFI — 348 JMTI Toute chose a son caractère propre, une nature, essence, forme ou quiddité, comme on voudra l'appeler, qui la fait être ce qu'elle est et qui la distingue des autres choses. C'est ainsi qu'un triangle n'est pas un cercle, que 'l'éléphant dif- fère du lion, et que l'homme s'élève au-dessus de tous les êtres animés par la prérogative de la raison. Fixer ce caractère qui constitue la véritable essence de chaque chose, contingente ou néces- saire, sensible ou idéale, naturelle ou artificielle, tel est le rôle de la définition dans son sens le plus vaste. Elle offre, pour ainsi parler, la ré- ponse que cherche notre esprit, quand il se de- mande ce qu'est Dieu, ou l'âme, ou la matière, ou tout autre objet. Il ne faut pas seulement y voir un simple procédé, mais une partie fonda- mentale de la science des êtres. Elle équivau- drait à cette science elle-même, si, outre la na- ture des choses, la raison ne voulait en pénétrer l'origine et la fin. La définition, ainsi comprise, ne doit pas être confondue avec la description familière au poëte et à l'orateur, qui, s'adressant à l'imagination, ne saisissent des objets que le côté sensible, l'enveloppe extérieure, et ne s'occupent pas du fond. C'est au fond que la définition proprement dite s'attache, et elle omet les accidents. Dans un végétal, par exemple, elle fait abstraction de la tige, du nombre des feuilles et de l'éclat de la corolle, qui peuvent varier sans que la plante soit altérée ; mais elle expose la structure intime de la fleur et du fruit, qui sont des parties es- sentielles. La définition doit aussi être distinguée de la démonstration. Démontrer, c'est faire voir qu'il y a un rapport entre tel attribut et tel sujet, sans expliquer la nature du sujet ni celle de l'attribut, qui est supposée déjà connue ; c'est prouver, par exemple, que tout cercle a ses rayons tgaux, sans d> terminer ce qu'est un cer- cle, ni un rayon, et en partant de ces idées comme suffisamment éclaircies; c'est établir en- fin qu'une chose est ou n'est pas, et nullement dire quelle elle est. La définition suit la marche contraire; néglige le point de vue de l'existence, et n'envisage que l'essence. Le géomètre qui définit le triangle ne fait qu'assigner le carac- tère d'une figure possible ; et quand un astro- nome explique les causes de l'éclipsé, il ignore si, à l'heure même, la terre s'interpose entre le soleil et la lune ou la lune entre le soleil et la terre. La seule définition qui implique l'existence du sujet défini est celle de l'être parfait, qu'on ne peut concevoir sans juger aussitôt qu'il existe. Enfin, parmi les définitions elles-mêmes, les logiciens distinguent celles qui se rapportent aux mots dont elles fixent le sens, ou définitions no- minales, et celles qui se rapportent aux choses, ou définitions réelles. Ce qui caractérise les premières, c'est qu'elles sont arbitraires, et ne sauraient être contestées, tandis qu'on doit le plus souvent exiger la preuve des secondes. Chacun est le maître, en effet, d'attribuer aux termes qu'il emploie la signifi- cation que bon lui semble; et si j'avertis, par exemple, que j'appellerai du nom de cercle toute figure qui a trois côtés et trois angles, on peut me blâmer de détourner une expression de son sens ordinaire, mais non me contester que j'y ai attaché un sens nouveau, ni m'imputer en cela aucune erreur. Mais nous n'avons pas sur la nature des choses le même pouvoir que sur les mots : il ne dépend pas de nous de leur pn des attributs qu'elles ne possèdent pas ; et, quand nous le faisons, c'est le résultat d'une méprise qu'il est toujours permis de relever. En outre, puisque les définitions nominale! sont arbitraires, non-seulement elles ne suppo- sent pas l'existence de leurs objets, elles n'en supposent même pas la possibilité, et peuvent s'appliquer aussi bien aux termes qui signifient une chose contradictoire, comme une chimère, qu'à ceux qui désignent un être véritable. Un des caractères de la définition réelle est, au contraire, d'envelopper la possibilité de son sujet; car il ne saurait être défini s'il n'a une essence propre, laquelle ne peut être connue par l'en- tendement, qu'autant qu'elle n'implique aucune contradiction. Que si le principe de la possibilité nous échappe, si nous ne connaissons de la chose que les accidents ou quelques effets, comme le bruit ou la lumière qui accompagne la foudre. la définition se réduit à indiquer certaines pro- priétés qui conviennent au sujet; elle facilite l'application du terme qui le désigne; mais c'est tout; elle est réelle en apparence, et au fond purement nominale. On a quelquefois demandé si la définition de choses ne rentrerait pas dans la définition de mots, ou réciproquement. Pour qui saisit bien le caractère de l'une et de l'autre, il est manifeste qu'une semblable réduction n'est pas fondée, à moins qu'on ne veuille ne tenir nul compte du langage, ou bien ne voir dans la pensée qu'un système frivole de signes arbitraires. Il est vrai de dire cependant que les définitions réelles peuvent aussi, à certains égards, être regardées comme nominales, dans les cas où celui qui les considère ignorait à la fois le nom et la nature de la chose définie. Par exemple, quand un terme nouveau est appliqué à un objet nouveau, comme une nouvelle substance, une espèce animale in- connue, un phénomène inaperçu, on ne saurait évidemment définir la nature de cette substance, de cette espèce, de ce phénomène, sans déter- miner par là même la signification du mot ar- bitrairement choisi pour les désigner. Voyons maintenant comment procède l'esprit dans les définitions. Soit l'homme à définir. La nature humaine comprend plusieurs élé- ments essentiels, comme l'être, l'organisation, le sentiment; la pensée. Mais chacun de ces élé- ments pris à part la dépasse, c'est-à-dire se retrouve dans des choses différentes de l'huma- nité. L'être se retrouve dans tout ce qui existe ; l'organisation dans les plantes; le sentiment dans les animaux; la pensée en Dieu. Je n'aurai donc pas défini l'homme, en lui attribuant ou la pensée, ou le sentiment^ ou la vie organique, ou simplement l'existence. Cette attribution in- complète ne suffira pas pour donner une idée de ce qui est, et même elle exposera à le confondre avec ce dont il diffère. Si je veux le caractériser pleinement, je dois chercher une formule qui non-seulement con- vienne à sa nature, mais qui n'exprime qu'elle, qui y soit tellement propre qu'elle ne puisse s'appliquer à aucune autre espèce que l'huma- nité. Or, il est facile de voir que cette formule adé- quate ne peut être que l'expression synthétique de tous les attributs humains qui se déterminent l'un l'autre en se combinant, et qui tous réunis donnent la représentation exacte de notre nature commune. Le sentiment, la vie organique et la raison doivenl donc également figurer dans la défini- tion de l'homme. 11 est un être organisé, sensi- ble et raisonnable. Mais la forme do celte définition peut aisé- ment être simplifiée. Tous les objets de la pei forment une série dont chaque ternie est corn- DEFI — 349 — DEFI pris dans ceux qui le précèdent, et comprend à son tour ceux qui le suivent. L'individu est dans l'espèce, l'espèce dans le genre, le genre infé- rieur dans un genre plus élevé, tous les indivi- dus, toutes les espèces et tous les genres dans la catégorie suprême de l'être. Les attributs passent ainsi de classe en classe, en s'augmentant de l'une à l'autre, et il suit de là qu'on peut réunir sous une appellation générique tous ceux que l'objet à définir emprunte à la classe immédia- tement supérieure. La vie organique et le sentiment appartien- nent au genre des êtres animés, dont l'homme fait partie ; à renonciation successive de ces deux propriétés, je puis donc substituer le nom du genre qui les résume, et dire : l'homme est un animal, en ajoutant qu'il est doué de raison, pour achever de déterminer sa nature. Les attributs généraux de l'humanité sont les seuls éléments qui entrent dans cette définition ; mais on peut aussi définir les choses, et on les définit même d'une manière plus instructive et plus profonde, en indiquant quelle en est l'ori- gine ou quel en est le but. Les géomètres avaient le droit de définir la sphère un solide dont la surface a tous ses points à une égale distance d'un point intérieur appelé centre ; ils ont pré- féré dire qu'elle est un solide engendré par la révolution d'un demi-cercle autour de son dia- mètre. Quand j'énonce que la quadrature est la formation d'un carré éauivalent à une figure, je suis moins complet que si j'ajoute par une moyenne proportionnelle. Serait-ce définir une montre que d'en exposer le mécanisme et d'en taire l'us;ige? Mais, quels que soient l'objet et le mode de la définition, on doit remarquer qu'il faut tou- jours aboutir à un genre qui la comprend et à une différence qui la caractérise. Dans les deux définitions de la sphère, elle est rangée dans la catégorie des solides, et déterminée par l'addi- tion d'une idée particulière. Les usages d'une montre servent de même à la reconnaître entre toutes les autres machines avec laquelle on la classe. Voilà le fondement du principe posé par Aris- tote, et avoué par la plupart des logiciens, que toute définition se fait par le genre et la diffé- rence, ou autrement, consiste à placer un objet dans une classe déterminée, et à indiquer les caractères qui le distinguent de tous les objets de la même classe. Et, comme chaque genre a plus ou moins de compréhension, il n'est pas indifférent de choisir un genre ou un autre. Il faut s'arrêter à celui qui renferme immédiatement le sujet. Ce n'est pas la même chose de dire : l'homme est un être, ou l'homme est un animal doué de raison ; car, dans le premier cas, je n'indique pas qu'il est autre chose qu'une pure intelligence, et je montre dans le second qu'il est un corps uni à un esprit. Les logiciens ajoutent que la définition doit convenir à tout le défini et au seul défini, toli definito et soli definito ; en moins de mots, être propre et universel, ce qui découle également de tout ce qui précède. Ils veulent enfin qu'elle soit réciproque, par où ils entendent que le sujet et l'attribut doi- vent pouvoir être pris indifféremment l'un pour l'autre. Ce dernier caractère est ce qui distingue la définition des propositions pures et simples dont les formes ne sont pas convertibles. L'or est jaune ; voilà une proposition : car l'idée de couleur n'est pas adéquate à l'idée d'or, puisqu'il y a d'autres choses que l'or qui sont jaunes, et que l'or, de son côté, n'a pas cette unique pro- priété. Une étoile est un astre qui brille de sa propre lumière ; voilà une définition, parce que le sujet et l'attribut sont deux idées égales, ou, pour mieux dire, une seule idée exprimée de deux manières différentes: par un seul mot dans le premier membre, et par un assemblage de mots dans le second. Est-il nécessaire de faire observer que la dé- finition doit joindre la clarté à l'exactitude, qui autrement serait obtenue en pure perte? « Une définition obscure, dit Aristote, ressemble à ces tableaux de mauvais peintres, qui sont inintel- ligibles à moins d'une inscription pour en expli- quer le sujet. » 11 est donc essentiel, lorsqu'on définit, d'éviter les métaphores, qui voilent trop souvent les pensées et peuvent donner lieu à de graves méprises. On doit, au contraire, recher- cher la précision, qui produit la netteté et qui fait que la parole n'est, pour ainsi dire, que l'i- dée devenue sensible dans le discours. Si nous avons bien fait comprendre le procédé de la définition, on voit que ce procédé consiste à développer la série des éléments que ren- ferme une idée. Étant donné un objet dont la notion est indéterminée, analyser cette notion pour l'éclaircir : voilà en deux mots toute la définition. Une conséquence à tirer de là, c'est que tous les objets ne peuvent être définis, mais unique- ment ceux dont la nature est complexe. Je puis définir l'homme; pourquoi? Parce que l'homme est un sujet composé, qui se prête, par consé- quent, à l'analyse : mais je ne puis pas définir l'être dont la simplicité s'y refuse. Aristote avait entrevu cette vérité, que Pascal et Arnauld ont mise dans tout son jour. Il ne fallait donc pas en rapporter la découverte à Locke, comme on l'a souvent fait. Par une raison différente, les individus tels que Socrate, Pierre, Paul, échappent aussi à la définilion^ car ils ont la même essence, et ils ne se distinguent les uns des autres que par le nombre et d'autres accidents qui ne sont pas susceptibles d'être formulés avec rigueur. Tout ce que je puis faire est d'indiquer les caractères qui servent à les reconnaître, comme la péné- tration, la douceur, la fermeté, les traits du vi- sage, l'attitude du corps, etc. Une autre conséquence de la nature de la dé- finition, c'est que l'analyse du sujet pouvant être fautive, soit qu'on ait omis des attributs es- sentiels, ou qu'on ait tenu compte d'éléments inutiles, elle est elle-même dans beaucoup de cas hypothétique et infidèle. A quoi se réduisent les définitions du sec, de l'humide et de tant d'au- tres phénomènes naturels, si péniblement éla- borés par Aristote? Qui peut dire où iront celles qu'on donne maintenant de l'eau et de l'air, lorsque la chimie aura fait de nouveaux pro- grès? Pour démontrer une définition, il faudrait établir l'exactitude de la division qui y sert de base, et le plus souvent on ne le peut. Les conceptions rationnelles n'ont aucun avan- tage sur les données expérimentales, et il est également ou même plus délicat de les détermi- ner avec une entière certitude. On dispute en- core sur la nature du temps, de l'espace, du bien et du beau. La vraie définition de la sub- stance avait échappé aux cartésiens et n'a été donnée que par Leibniz. N'est-il pas arrivé à toute une secte de philosophes de méconnaître les attributs essentiels de l'âme, au point de la confondre avec la matière? Les définitions se ressentent du défaut de nos méthodes et, en gé- néra^ elles partagent toutes les vicissitudes de la connaissance humaine ; imparfaites dans l'origine, elles se rectifient à mesure que l'esprit avance. DBGÉ - 350 — 1 >EI i Ë Il n'y a qu'une .science, la géométrie, où elles aient une évidence immédiate, qui a fait décer- ner aux mathématiques le nom de sciences i \ ictea par excellence. A quoi tient cette clarté, rigueur, cette absolue et irrésistible certi- tude d'une classe particulière de définitions? C'est, comme l'a très-bien vu Kant, que les fi- gures, et en général les objets de la géométrie, sont des produits de la pensée, qui y met préci- sément ce qu'elle veut, et qui sait tout ce qu'elle y met, à peu près comme l'horloger connaît une pendule. Par exemple, décrire un cercle, c'est tracer une figure terminée par une courbe dont ints sont à une égale distance d'un point intérieur qu'on appelle centre : le mot de cercle résume le fait ; la définition l'expose, et il ne reste au géomètre qu'à en tirer les dernières conséquences. Il en est de même pour les trian- gles, pyramides, ellipses, etc., que nous pouvons toujours construire en aussi grand nombre qu'il nous plaît; tout y est d'une clarté parfaite pour l'intelligence, parce qu'elle engendre elle-même le sujet à définir. Comme, au contraire, les sub- stances, le temps, l'espace, les phénomènes nous sont donnés par la nature, et que nous ne les créons pas; nous les ignorons d'abord, et plus tard nous ne parvenons à les connaître que par un travail lent et peu sûr de la réflexion. Les ouvrages où la théorie de la définition est exposée sont innombrables ; il nous suffira d'in- diquer parmi les anciens : Aristote, Derniers Analytiques, liv. II; Topiques, liv. VI; et parmi les modernes : Pascal, Réflexions sur la Géométrie; — Logique de Port-Royal, lre par- tie, ch. xn, xni et xiv ; 2e partie, ch. xvi ; — Locke, Essais sur l'Entend, hum., liv. III, ch. ni et iv ; — Leibniz, Nouv. Essais sur l'En- tendement humain, liv. III, ch. in et iv; — Kant, Logique, trad. par J. Tissot, Paris, 1840, § 99 et suiv.; — Laromiguière, Leçons de Philo- sophie, Impartie, leçons xn et xin. C. J. DEGÉRANDO (Marie-Joseph), né à Lyon le 29 février 1772, fut élevé chez les oratoriens de cette ville. En 1794, lors du siège de Lyon par les armées républicaines, il prit les armes pour la défense de sa cité natale, fut fait prisonnier et n'échappa à la mort que par miracle. Con- traint, pour sauver sa vie, de chercher un asile à l'étranger, il se réfugia d'abord en Suisse, et de là dans le royaume de Naples. En 1796, après un exil qui avait duré environ trois années, l'é- tablissement du Directoire permit à M. Degé- rando de rentrer en France. Il passa quelques mois à Lyon; mais bientôt, cédant aux instances de Camille Jordan, son parent et son ancien condisciple, qui le pressait de le suivre à Paris, il vint s'établir dans cette ville. Au 18 fructidor, il fut assez heureux pour sauver la liberté de son courageux ami, qu'il déroba aux recherches de la police et accompagna dans sa fuite en Al- lemagne. Agé alors de vingt-cinq ans, et resté sans emploi, malgré sa capacité et son intelli- gence précoces, il résolut d'embrasser la car- rière des armes qu'entouraient de prestige les brillantes victoires de l'armée d'Italie, et s'en- gagea comme chasseur au sixième régiment de cavalerie. Vers le même temps, la Classe des Sciences morales et politiques mettait au con- cours cette curieuse question, empruntée à la philosophie de Condillac: « Quelle est l'influence des signes sur la faculté de penser? » M. Degé- rando concourut, obtint le prix, et en reçut la nouvelle peu de temps après la bataille de Zu- rich, à laquelle il avait pris part. Ce premier triomphe, qui fut suivi de succès non inoins brillants dans d'autres luttes académiques, fixa l'attention du gouvernement sur M. Ucgérando, devant lequel s'ouvrit une carrière plus con- forme à sa vocation que l'état milit en 1799, au ministère is varié sur les grau- rités de la religion et de la morale, et à ivec lequel il les expose, on voit qu'elles avaient passé de son esprit dans son cœur et dans sa vie. Consacré également par la vertu et par la science, son nom demeurera d ins l'avenir, sinon comme un des plus glorieux, du moins comme un des plus justement vénérés de la philosophie contemporaine. Outre les ouvrages mentionnés dans le cours de cet article, M. Degérando en a laissé un grand nombre d'autres, parmi lesquels nous indique- rons les suivants : Considérations sur diverses méthodes d'observation des peuples saur,- in-8, Paris, 1801; — Éloge de Dumarsais, dis- cours qui a remporté le prix proposé par la seconde classe de V Institut national, in-8, ib.. 180.) ; — le Visiteur du pauvre, in-8, ib., 1820; 3e édition, ib., 1826; — Inslilutes du droit ad- ministratif, 4 vol. in-8, ib.; 1830; — Cours normal des instituteurs primaires, ou Direc- tions relatives à l'éducation physique, morale et intellectuelle dans, les écoles primaires , in-8, ib., 1832; — de l'Education des soiwds-înuels, 2 vol. in-8, ib.. 1832; — de la Bienfaisance pu- blique, 4 vol. in-8, ib., 1838. M. Cousin a consa- cré à l'examen de VHistoire comparée des sys- tèmesun article de ses Fragments de philosophie contemporaine. C. J. DÉISME (de Dcus, Dieu). Il n'existe point dans la langue philosophique de terme plus va- gue, plus mal défini que celui-là et dont on ail abusé davantage. Si l'on ne consulte que l'éty- mologie, le déisme est la croyance en Dieu, ou le contraire de l'athéisme. Alors le déisme n'est plus un système, il est le fond même de la rai- son et de la nature de l'homme, il est la croyance du genre humain. Mais ce n'est pas ainsi qu'on l'entend ordinairement, et peu s'en faut que, dans le langage et dans l'esprit de certains hom- mes, déisme et athéisme ne soient devenus sy- nonymes. Le nom de déiste, inconnu de l'anti- quité et du moyen âge. a été pris d'abord dans une acception purement théologique : on le don- nait aux sociniens ou nouveaux ariens qui niaient la divinité de Jésus-Christ. Plus tard on l'a étendu à tous ceux qui, n'admettant que les principes de la religion naturelle, c'est-à-dire l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme et la règle du devoir, rejettent les dogmes révélés et le principe même de l'autorité en matière reli- gieuse. Mais ce dernier sens est loin d'être adopté généralement. Ainsi Clarke , dans son Traité de l'existence et des attributs de Dieu (t. II, ch. il), distingue quatre classes de déistes : les uns ne reconnaissent qu'un Dieu sans providence, indif- férent aux actions des hommes et aux événe- ments de ce monde, un moteur intelligent qui. après avoir tiré l'univers du'chaos, l'abandonne à lui-même et aux lois générales dont il a été pourvu ; les autres s'élèvent jusqu'à l'idée d'une providence, dans ce sens que Dieu, après avoir produit le monde, le gouverne par sa sagesse et continue à donner l'imj ulsion à tous les phéno- mènes de la nature ; mais en même temps ils détruisent toutes les bases de la morale et de la croyance à une vie future, en soutenant que les ! Mies par les hommes sont l'unique source de nos idées d'obligation et de mérite et la seule règle d'après laquelle nos actions sont ju- DELA — 353 DELO gées bonnes ou mauvaises. Les déistes qui com- posent la troisième classe, tout en admettant l'idée du devoir et de la divine providence, re- fusent de croire aux châtiments et aux récom- penses d'une autre vie. Enfin, dans la quatrième classe sont compris ceux qui acceptent toutes les vérités de la religion naturelle, y compris le dogme de la vie future, et ne rejettent que le principe de l'autorité et de la révélation. Kant, non moins arbitraire, mais dont la définition a cependant trouvé plus de crédit que celle de Clarke, établit une différence entre le déisme et le théisme : le théiste, selon lui, reconnaît un Dieu libre et intelligent, auteur et providence du monde ; tandis que le déiste, dans l'idée qu'il se fait du premier principe des choses, ne va pas au delà d'une force infinie, inhérente à la ma- tière et cause aveugle de tous les phénomènes de la nature (Critique de la Raison pure, p. 659). Le déisme, dans ce sens, ne serait plus qu'une forme du matérialisme et se confondrait avec la doctrine de certains physiciens de l'antiquité; par exemple celle de Straton de Lampsaque (Voy. ce nom). On comprend après cela que nous soyons embarrassés de faire l'histoire et la criti- que du déisme, puisque ce mot, sur la significa- tion duquel on n'a jamais été d'accord, ne s'ap- plique pas à un système en particulier, mais à plusieurs systèmes essentiellement distincts et dont chacun a sa place dans ce recueil. Quant à l'opinion qui rejette les dogmes révélés, ce n'est pas ici, où tout est donné à la spéculation philo- sophique, qu'elle peut être examinée. L'autorité de la révélation ne se prouve pas par des rai- sonnements, mais par des témoignages et par des faits ; et tous ceux qui ont pris une autre route, tous ceux, depuis Origène jusqu'à certains écri- vains de notre temps, qui ont essayé de justifier par la raison ce qui, par sa nature même, doit être regardé comme au-dessus d'elle, ont égale- ment compromis les intérêts de la foi et ceux de la science. Nous dirons seulement, parce que nous pouvons le dire sans franchir les limites de l'observation philosophique, que c'est étrange- ment méconnaître la nature humaine que de sup- poser inutile l'intervention de l'autorité, et, par conséquent, de la foi, dans les croyances sur les- quelles se fondent la société et l'ordre moral. Qui oserait prétendre que les âmes puissent se passer de gouvernement et de règle dans un or- dre d'idées où la sécurité est si nécessaire, où l'erreur et le doute ont de si déplorables consé- quences? Voy. Théisme. DELAFORGE ou DE LA FORGE (Louis). Doc- teur en médecine à Saumur, il fut l'ami de Des- cartes et fut considéré comme un des plus habi- les cartésiens de son temps pour la physique. Son principal ouvrage, écrit d'abord en français, et ensuite traduit en latin, a pour titre : Traité de l'âme humaine, de ses facultés, de ses fonc- tions et de son union avec les corps, d'après les principes de Descartes, in-4, Paris, 1664. L'his- torien de la vie de Descartes, Baillet, porte ce jugement sur l'ouvrage de Louis Delaforge : « M. Delaforge a réuni dans cet ouvrage tout ce que M. Descartes avait dit de plus beau et de meilleur en plusieurs endroits de ses écrits ; il est même allé plus loin, il a expliqué en détail plusieurs choses que M. Descartes n'a touchées qu'en passant. » C'est dans la question des rap- ports de l'âme et du corps qu'il nous semble être allé plus loin que Descartes et avoir ajouté un nouveau développement à sa doctrine. Descartes, pour^ expliquer ces rapports et cette association de l'âme avec le corps, en avait appelé à l'assis- tance divine ; mais il n'avait pas entrepris de déterminer en quoi consiste cette assistance di- OICT. l'IULui. vine. Delaforge reprend cette question et s'ef- force de lui donner une solution plus précise, en conformité avec les grands principes de la métaphysique cartésienne. Il y a , selon lui. deux causes de l'association qui existe entre l'âme et le corps : d'abord une cause générale qui est la volonté divine ; ensuite une cause par- ticulière qui est la volonté humaine ; c'est Dieu qui est la cause générale de l'alliance de l'âme avec le corps. Car il n'y a rien dans le corps qui puisse être la cause de cette union, de cette alliance. C'est donc Dieu qu'il faut considérer comme la cause de cette association qu'on trouve chez les hommes entre certaines idées et certains mouvements corporels. Cette association constante des mouvements du corps avec les sen- timents et les idées de l'esprit a été établie par Dieu dès le jour où, pour la première fois, tel mouvement a eu lieu dans le corps ou telle pen- sée dans l'esprit. Mais, à côté de cette cause gé- nérale et prochaine de l'alliance de l'âme et du corps, il faut reconnaître l'existence d'une autre cause particulière de cette dépendance mutuelle de l'âme et du corps ; cette cause particulière est la volonté de l'âme. Car, selon Delaforge, Dieu n'est la cause efficiente et prochaine que de ces rapports de l'âme et du corps qui ne dé- pendent pas de l'âme, et tous les mouvements corporels qui sont les résultats d'actes volontaires de l'esprit ont pour cause directe et efficiente la volonté humaine. Ainsi, toutes les actions réci- proques, tous les rapports de l'âme et du corps, ne dépendent pas directement de Dieu, mais seu- lement cette classe de rapports sur lesquels l'âme n'a aucun pouvoir et qui s'opèrent sans elle, et malgré elle. Quant aux mouvements vo- lontaires, il ne faut pas leur rechercher d'autre cause que la volonté elle-même. Mais si Louis Delaforge ne rapporte pas à Dieu toutes les ac- tions réciproques de l'âme sur le corps et du corps sur l'âme, il lui rapporte déjà directement toute une grande classe de ces actions. Il se trouve ainsi placé, de même que Clauberg, sur la voie qui conduit à Malebranche, et sa théorie de l'âme et du corps fait déjà pressentir la théo- rie des causes occasionnelles. A ce titre, l'ou- vrage de Louis Delaforge se recommande à l'in- térêt de celui qui veut suivre attentivement les développements des principes posés par Descar- tes. L'ouvrage de Delaforge a été traduit en la- tin par Flayder sous ce titre : Tractatus de mente humana ejusque facultatibus et functio- nibus, in-4, Paris, 1666. On peut consulter : P. Damiron, Essai sur l'histoire de la philoso- phie en France au xvn* siècle, Paris, 1846, 2 vol. in-8 ; — F. Bouillier, Histoire de la philo- sophie cartésienne, Paris, 1854 et 1867, 2 vol. in-8. DELONDRE (Adrien-Pierre), né en 1824 à Paris, après avoir achevé toutes ses études au collège Louis-le-Grand, fut admis à l'École nor- male en 1845, à l'agrégation de philosophie en 1849, au doctorat es lettres en 1855. 11 enseigna successivement la philosophie dans les lycées de Chaumont, de Strasbourg, de Clermont, de Tou- louse et à la faculté des lettres de Douai. Forcé par une cruelle maladie de quitter l'enseigne- ment, il mourut à Paris après plusieurs années de souffrance en 1863. On a de lui ses deux thèses : Doctrine philosophique de Bossuet sur la connaissance de Dieu, Paris, 1855, in-8 ; — de Animi facultate quœ corpori movendo prœ- sit, Paris, 1855, in-8; — plusieurs articles phi- losophiques publiés dans la Revue Contempo- raine et dans la Revue Européenne, parmi lesquels on remarque des études critiques sur le Somnambulisme naturel et artificiel, la folie, sur les tendances positivistes de l'école médicale, DEMI 354 — DEMO à propos du dictionnaire de Nysten par MM. Lit- tré et Robin, et sur Y Hygiène de l'âme, deFcuch- tersleben. Cette dernière étude sert de préface à la traduction française du livre de Feuchtersleben par M. Schlesinger, Paris, 1860, in-8. A. L. DÉMÉTRIUS, philosophe cynique, ami de Thraséas Fétus et de Sénèque, qui en parle fré- quemment et avec la plus haute estime dans plu- sieurs de ses ouvrages, vivait à Rome au temps de Néron et de Vespasien, et paraît y avoir joui d'une très-grande considération, inspirée par l'aus- térité de ses mœurs et la noblesse de ses princi- pes. Ainsi que la plupart des philosophes de son école, surtout à cette époque de décadence, il professait un profond mépris pour les connaissan- ces purement spéculatives, et tout son enseigne- ment se bornait à quelques préceptes de morale dont sa vie ne s'écartait jamais. La nature, di- sait-il, a marqué du cachet de l'évidence et rendu accessible à tous les esprits le petit nom- bre de vérités que nous avons besoin de sa- voir pour bien vivre et être heureux. Nos vérita- bles biens doivent être cherchés en nous-mêmes, dans la liberté et dans la force de notre âme; les objets extérieurs ne doivent exciter ni nos crain- tes ni nos espérances; la mort n'est pas un mal, mais une délivrance; nous avons peu de chose à redouter de la part de nos semblables, et rien de la part des dieux; nous devons toujours nous con- duire comme si le monde entier avait les yeux fixés sur nous; enfin, les hommes, étant destinés par la nature à vivre en société, doivent regarder la terre comme leur commune patrie : telles sont à peu près ces vérités évidentes par elles-mê- mes dans lesquelles, au dire de Sénèque (Ép. lxii et lxvii; de Provid., ch. m et v; de Vita beata, ch.xvm; deBenef., lib. VII, c. iet vin), Démétrius faisait consister la morale et la philosophie tout entière. — 11 a existé plusieurs autres philoso- phes du nom de Démétrius, mais tellement obs- curs, qu'ils ne méritent pas d'être mentionnés. Nous ne parlerons pas davantage du fameux Dé- métrius de Phalère, bien qu'en sa qualité de dis- ciple de Théophraste il soit ordinairement com- pris dans l'école péripatéticienne , et que nous possédions sous son nom un traité sur la même matière et portant le même titre que VHermé- néia ou Traité de la proposition d'Aristole. La philosophie n'a rien de commun avec les actions et les événements qui l'ont rendue célèbre. DEMIURGE (de ôrijiioupYo;, ouvrier, artisan, architecte). Platon, et avant lui Socrate, sont les premiers qui, par une métaphore très-facile à comprendre, ont transporté dans la métaphysique cette expression de la langue usuelle. S'étant élevés à l'idée d'une cause première, intelligente et libre, et ne concevant pas qu'une telle cause ait pu développer sa puissance sans le secours de la matière, ils ont représenté Dieu comme l'architecte ou l'artisan du monde. Tel est le rôle que l'intelligence ou le voùç remplit dans la Genèse du Timée. Mais Platon n'a certainement pas prétendu établir une différence entre cette intelligence suprême, cause ordonnatrice et pro- vidence du monde, et ce qu'il appelle ailleurs l'Unité ou le Bien. Plus tard, dans l'école d'A- lexandrie, où la langue et la dialectique plato- niciennes ont été mises au service d'un système nouveau, on ne s'est pas contenté de concevoir l'intelligence et le bien comme deux choses dis- tinctes, quoique réunies dans la même subsl « ■ deux hypostases, dont la seconde i i tupérieure à la première: on a encore voulu faire du Démiurge une troisième hypostase tout i fait distincte des deux autres, et non moins née s, 1760). Celle de la Théologie physique a été publiée, sans nom d'auteur, à Botterdam (2 vol. in-8, 1730). Nous ne pouvons nous empêcher de remarquer en passant que le titre anglais de ce dernier ouvrage a probablement été présent à l'esprit de Kant quand il a désigné sous le nom de preuves phy- sico-théologiques tous les arguments qui tendent à prouver l'existence de Dieu par l'ordre et l'harmonie de l'univers. DESCARTES (Bené) est né en 1596, à la Haie en Touraine. Il descendait d'une ancienne et no- ble famille de la province. Au collège de la Flè- che, chez les Jésuites, il apprit tout ce qu'on enseignait alors de philosophie. Mais dans cette philosophie il ne trouva que doute et incertitude ; les mathématiques seules, entre toutes les scien- ces, lui parurent présenter les caractères de la vérité et de l'évidence. Au sortir du collège, il vient à Paris où, après avoir mené pendant quelque temps la vie du monde, il se fit tout à coup une solitude profonde en se cachant dans une maison du faubourg Saint-Germain, pour se livrer tout entier à l'étude. Ses amis ne le dé- couvrirent qu'au bout de deux ans. A vingt et un ans, suivant lusage des gens de sa condi- tion, il prend du service et s'engage succes- sivement comme volontaire dans les armées de plusieurs princes de l'Allemagne. Mais l'étude des passions qui se développent dans les camps, la construction des machines de guerre qui bat- tent les remparts, les forces qui les font mou- voir, les lois de la mécanique qui les régissent, absorbent tout entier, même au milieu des com- bats, le soldat philosophe. Au bout de quatre ans, il abandonne définitivement le métier des armes, il visite une partie de l'Europe, et re- vient à Paris. Après avoir hésité quelque temps entre des états divers, il se décide à n'en pren- dre aucun, pour se consacrer entièrement à la philosophie et aux sciences. De nouveau il cher- che à se faire une solitude au milieu de Paris; mais, ne pouvant y réussir à cause de sa célé- brité croissante, il se relire dans la Hollande, en 1629, à l'âge de trente-trois ans. Pendant un sé- jour de vingt ans dans ce pays, il change presque continuellement de résidence, soit dans l'intérêt de ses affaires et de ses expériences, soit de peur que le secret do sa retraite trop divulgué ne I expose aux lettres et aux visites importunes. Cependant, dans cette solitude profonde, qu'il sait se créer même au sein des grandes villes, il ne demeure étranger à rien de ce qui se passe dans le mondo scientifique. 11 entretient une vaste et continuelle correspondance avec un ami DESG — 363 — DESG fidèle, le P. Mersenne. Le P. Mersenne est le seul intermédiaire entre Descartes et les philo- sophes, les mathématiciens, les physiciens et les savants de toute sorte. C'est par Mersenne qu'ar- rivent à Descartes toutes les objections, toutes les critiques dirigées contre sa doctrine; c'est à Mer- senne que Descartes adresse toutes ses réponses. Pendant son séjour dans la Hollande, il publie successivement ses principaux ouvrages de phy- sique et de métaphysique. En 1637, il publie en français le Discours de la Méthode; en 1644, les Principes en latin; en 1647, les Méditations dans la même langue. En 1649, cédant aux vives sollicitations de la reine Christine de Suède, il abandonne à regret la Hollande, pour aller enseigner la philosophie à cette princesse remarquable par la force et l'étendue de son es- prit; mais, bientôt fatigué par la rigueur de ce climat nouveau et par le dérangement de ses anciennes habitudes, il tombe malade et meurt à Stockholm en 1650, à l'âge de cinquante-trois ans. Dix-sept ans plus tard, ses amis et ses disci- ples firent venir de la terre étrangère ses dé- pouilles mortelles et lui élevèrent un monument dans l'église de Sainte-Geneviève du Mont, à Paris. Fonder sur des principes évidents une philo- sophie nouvelle, pour la substituer à cette philo- sophie vide et stérile, pleine d'obscurités et d'in- certitudes, enseignée dans les écoles : telle a été, depuis le collège de la Flèche, la pensée con- stante de toute la vie de Descartes. Dans son premier ouvrage de philosophie, le Discours de la Méthode, il a exprimé d'un seul jet, avec une vigueur et une audace qui étonnent, toute sa pensée philosophique. Il y montre avec ce dé- dain du passé, cette confiance en ses propres for- ces, qui a été le caractère général des grands révolutionnaires en tout genre, de tous les temps et de tous les lieux. Il y déclare, sans hésiter, que jusqu'à lui rien n'a été fondé en philosophie, que tout demeure à faire, et qu'il se charge à lui seul de cette grande tâche. Comment l'a-t-il accomplie? Quels sont les principes et les carac- tères les plus importants de cette grande réforme philosophique dont il est l'auteur? Il se renferme d'abord tout entier en lui-même et se replie sur sa pensée. Il interroge sévèrement toutes les opi- nions qu'il a recueillies, soit dans les livres, soit dans les écoles, soit dans le commerce des hom- mes, et en toutes il ne voit que doute et incerti- tude. D'ailleurs, en outre de la légèreté avec laquelle ces opinions ont été avancées et ac- cueillies, n'y a-t-il pas des raisons générales de tenir pour suspectes toutes nos connaissances sans exception? Descartes énumère ces raisons, qui sont celles qu'ont reproduites tous les philoso- phes sceptiques contre la possibilité de la certitude. Les sens, la mémoire nous trompent; nous nous trompons en raisonnant, même dans les plus simples matières de géométrie. Les pensées que nous avons pendant la veille, nous les avons aussi pendant le sommeil. Qui nous assure que toutes nos pensées ne sont pas également des songes? Mais certaines vérités, telles que les vé- rités mathématiques, se tiennent tellement fermes en notre intelligence, que toutes ces raisons de douter réunies ne peuvent les ébranler. Contre leur certitude et leur évidence, Descartes ima- gina une raison de douter nouvelle et toute-puis- sante. Ne se pourrait-il pas qu'un Dieu, qu'un être puissant et malin, prît plaisir à nous trom- per et à revêtir l'erreur à nos yeux des apparen- ces de la certitude et de l'évidence? Devant cette nouvelle raison de douter, rien ne résiste ; tou- tes les idées, toutes les vérités, tous les prin- cipes succombent également sous un doute uni- versel. Le doute universel, tel est le point de départ de Descartes en philosophie. Mais si le doute universel est son point de départ, il n'est pas son but; il ne s'en sert que comme d'un moyen énergique d'une méthode pour arriver à la vraie certitude. « Tout mon dessein, dit-il dans les premières pages du Discours de la Méthode, ne tendait qu'à m'assurer et à rejeter la terré mouvante et le sable pour trouver le roc et l'ar- gile. Bientôt il rencontre ce roc et cette argile qui doivent servir de fondement à toute sa philo- sophie, dans une vérité de telle nature qu'elle résiste victorieusement à tous les efforts du scepticisme, même à l'hypothèse du Dieu malin, prenant plaisir à nous tromper. Cette vérité est l'existence de sa propre pensée. En effet, par là même que je doute de toutes choses, je pense, et si je pense, je suis. L'être puissant et malin, dont j'ai tout à l'heure supposé l'existence, n'y peut rien ; car, avec toute sa puissance, il ne peut faire, en me trompant, que je n'existe pas par là même qu'il me trompe. Moi qui sais que je puis être trompé, moi qui doute de toutes choses, je ne puis douter que je suis un être qui doute, un être qui pense. Je pense, donc je suis ; telle est la forme sous laquelle Descartes annonce cette vérité première qui doit servir de fondement à toutes les autres vérités. Il ne faut pas voir dans cette proposition, comme quelques contemporains et quelques adversaires de Dès- cartes, un enthymème et, e» conséquence, une pétition de principes. Descartes n'a pas prétendu déduire son existence d'un fait antérieur; il ne démontre pas, il pose un axiome. Dans la ré- ponse aux secondes objections recueillies par le P. Mersenne, il s'explique sur ce point de ma- nière à ne laisser aucun doute. Lorsque quel- qu'un dit: « Je pense, donc je suis, » il ne con- clut pas son existence de sa pensée, comme pa. la force de quelque syllogisme, mais comme une chose connue de soi; ii la voit par une simple inspection de l'esprit. » « Donc je suis, mais qui suis-je? » A cette question Descartes répond : Je suis un être qui pense, qui doute, qui connaît, qui affirme, qui peut et ne peut pas, qui souffre et qui jouit. Or, dans tout cela, il n'y a rien qui ne se conçoive par- faitement, indépendamment de la matière et de ses lois, du corps et de ses organes. Je n'ai pas besoin de connaître mon corps et mes organes pour me connaître moi-même; je n'ai pas besoin des sens qui ne peuvent atteindre jusque-là, je n'ai besoin que de la conscience et de la réflexion. De là cette assertion de Descartes, qui étonne les hommes absorbés par la matière et par les sens, et qui cependant est d'une rigoureuse vérité : nous connaissons mieux l'âme que le corps, nous som- mes plus assurés de l'existence de l'âme que de l'existence du corps. En effet, l'existence de la pensée, qui suppose évidemment l'existence de l'âme pensante, ne suppose point aussi évidem- ment l'existence du corps et des organes. Ainsi, dès le début, Descartes fonde sur l'autorité de la conscience l'existence de l'âme simple et spiri- tuelle ; il la distingu . profondément de tout ce qui appartient au corps; et il détermine en même temps la seule vraie méthode, à savoir la conscience et la réflexion, par laquelle elle puisse être connue et étudiée. Tout ce qui nous est ré- vélé par la réflexion et la conscience appartient à l'esprit; tout ce qui nous est révélé par les sens ou par l'imagination /appartient au corps et à la matière. Cette distinction fondamentale est appliquée dans le grand ouvrage des Médita- tions, avec une profondeur de réflexion vraiment admirable. Pour en apprécier toute l'impor- DESG 364 DESC tance, il faut se reporter par la pensée à l'état où se trouvait encore la science de l'âme à l'é- poque où parurent les Méditations. La plupart des prédécesseurs ou même des contemporains de Descartes admettaient encore plusieurs espèces dûmes: l'âme intelligible, l'âme sensitive, rame végétative. Bacon lui-même n'a pas aperçu, ou du moins n'a pas rigoureusement déterminé cette distinction de deux ordres de phénomènes. Quant à Hobbes et à Gassendi, les deux plus grands philosophes contemporains de Descartes, ils con- fondent perpétuellement l'âme avec le corps, et la méthode appropriée à l'étude de l'âme avec la méthode propre à l'étude des phénomènes physiques et physiologiques. A partir de Descar- tes, cette confusion disparaît; la vraie méthode psychologique, dont il est le père, s'établit défi- nitivement au sein de la philosophie moderne. Néanmoins déjà, dans la manière dont Descar- tes conçoit l'âme humaine, se manifeste une tendance qui doit dominer dans sa philosophie et dans son école. Il définit l'âme : une chose qui pense, une chose qui est le sujet de certains phénomènes profondément distincts des phéno- mènes du corps. Ainsi, ayant méconnu plus ou moins l'activité essentielle de la substance dont la nature tombe directement sous notre obser- vation, et à l'image de laquelle nous concevons nécessairement toutes les autres, il a été conduit à concevoir de la même manière toutes les sub- stances créées, et à séparer l'idée de cause ou de force de l'idée de substance. De là une tendance à ôter à toutes les créatures la force et l'action ; de là l'identification de la conserva- tion des êtres avec une création continuée; de là enfin des conséquences fâcheuses pour la liberté et la personnalité humaine qui ont été déjà développées .dans l'article sur le cartésia- nisme. Descartes sort donc du doute universel par l'inébranlable vérité de l'existence de sa propre pensée. Mais il ne suffit pas d'avoir trouvé une pre- mière vérité ; il faut, pour passer outre, trouver en elle un caractère à l'aide duquel on puisse découvrir d'autres vérités. Descartes examine donc à quels caractères cette première vérité lui a apparu comme une vérité, à quels titres son esprit l'a reçue sans contestation, et enfin quelles raisons l'ont décidé à y donner un assentiment immédiat et spontané. Il n'en trouve pas d'au- tres que l'évidence irrésistible dont elle est entourée; en conséquence, il pose l'évidence comme le signe, le critérium de la vérité. Rien n'est vrai, que ce qui est évident, et tout ce qui est évident est vrai. Voilà la grande règle que l'esprit doit suivre dans la recherche de la vé- rité. La raison étant seule juge de l'évidence des choses, c'est la raison qui doit décider en dernier ressort de ce qui est la vérité comme de ce qui est l'erreur. Tel est le principe de la certitude que Descartes oppose au principe de l'autorité qui, sous une forme ou sous une au- tre, n'avait cessé de dominer dans la philoso- phie du moyen âge, et même encore dans la philosophie de la renaissance. Aux critiques qui invoquent contre lui des autorités, il répond : « Mais vous no savez donc pas que vous parlez à un esprit qui est tellement dégagé des choses corporelles, qu'il ne sait pas même s'il y a eu ja- mais aucun homme avant lui, et qui partant ne s'émeut pas beaucoup de leur autorite? » (Édit. Cousin, t. II, p. 261.) M. lis, selon Descartes, un doute plai sur la légitimité du critérium de l'évidence en tout ce qui ne concerne pas la vérité de notre propre existence, tant que l'existence d'un Dieu souverainement puissant et souverainement bon, qui ne peut vouloir nous tromper, ni permettro qu'on nous trompe, n'aura pas été démontrée. Cette démonstration de l'existence de Dieu est un des points les plus importants et les plus vrais de la métaphysique cartésienne. Desi •.. la fonde sur l'idée de l'infini et du souverai- nement parfait qu'éveille en nous le sentiment de notre nature imparfaite et bornée. Nous avons dans notre intelligence l'idée d'une substance infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute- connaissante, toute-puissante ; or nous ne sentons rien en nous capable de produire une pareille idée. Elle ne peut être ni le produit, ni le reflet de notre nature finie et imparfaite, ni de rien qui soit fini ; elle ne peut, donc nous venir que d'un être qui possède formellement en lui toutes ces perfections. Cet être infini, éternel, indé- pendant, tout-connaissant, tout-puissant, ne peut être que Dieu; donc Dieu existe. Telle est, pour Descartes, la vraie preuve, la preuve fondamen- tale de l'existence de Dieu. Il est vrai qu'il en ajoute deux autres; mais il ne les considère que comme des auxiliaires de la première; il dé- clare expressément qu'il les destine aux esprits qui ne seraient pas capables de bien saisir la preuve par l'infini. Dans la seconde preuve, il fonde la vérité de l'existence de Dieu sur le fait même de notre propre existence en même temps que sur l'idée de l'infini. Voici cette se- conde preuve. J'existe; or je ne puis tenir l'exi- stence de moi-même, je n'ai pas toujours été tel que je suis, je ne puis tenir l'existence de mes pa- rents ou de quelque autre cause moins parfaite que Dieu, puisque j'ai en moi l'idée de toutes les perfections, l'idée de l'infini. Donc je ne puis tenir l'existence que de l'être infiniment parlait. de Dieu lui-même : donc, de cela seul que j'existe, et de ce que l'idée d'un être souverainement parfait est en moi, il résulte nécessairemenl que l'être souverainement parfait, Dieu, existe. Enfin, pour achever de mettre au-dessus de tous les doutes cette grande vérité de l'existence e Dieu, Descartes en donne encore une troisième démonstration. Il veut prouver qu'alors mêm qu'on nierait la légitimité de ces deux pre- mières démonstrations, il faudrait tenir la vi - rite de l'existence de Dieu comme ayant une valeur égale à celle de toutes les vérités mathé- matiques et géométriques. Tout ce que je connais clairement, dit-il, appartenir à une idée de mon esprit, lui appartient en effet. Ainsi cette pro- priété de l'égalité des trois angles d'un triangle à deux droits, que je reconnais clairement ap- partenir à l'idée de triangle, lui appartient en effet. Or j'ai en moi l'idée de Dieu; toutes Im- propriétés que je reconnaîtrai clairement lui appartenir ne seront donc pas moins vraies de Dieu que l'égalité des trois angles d'un triangle à deux droits n'est vraie de ce triangle. Mais. dans les perfections que je conçois clairement appartenir à Dieu, l'existence se trouve comprise. Donc je puis dire au même titre que Dieu existe, et que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits. 11 n'y a pas moins de certitude dans la seconde proposition que dans la pre- mière. Telles sont les trois démonstrations que Des- cartes a données de l'existence de Dieu. Ces trois démonstrations ne diffèrent que par la forme: au fond, elles sont identiques: car toutes trois éga- lement vont de l'idéede l'infini qui est en nous, à l'existence de l'Être infini. La première forme démonstration est la meilleure; dans la se- conde il y a une addition superflue du l'ait de notre propre existence, lequel ne donne rien de plus que l'idéede l'infini; la troisième affecte DESG — 365 — DESG un tour syllogistique qui peut faire illusion et donner une fausse idée de la preuve de l'exi- stence de Dieu par l'idée de l'infini. En effet, la force de cette preuve ne dépend pas d'un raison- nement. Elle consiste à montrer que l'idée de l'infini n'est autre chose que l'intuition immé- diate de l'Être infini par notre intelligence. Dans cette proposition : « J'ai l'idée de l'infini, donc l'Être infini existe. » il n'y a pas plus de syllo- gisme que dans le « je pense, donc je suis. » Pour me servir des expressions déjà citées de Des- caries, c'est une chose connue de soi3 une sim- ple inspection de l'esprit. Descartes n'a guère cherché, en fait de théo- logie naturelle, à aller au delà de la preuve de l'existence de Dieu. Cependant il a ainsi posé le principe d'où doivent se déduire les attributs de Dieu; tout ce qui est conforme à l'idée delà souveraine perfection doit se retrouver en Dieu, et tout ce qui témoigne de quelque imperfection ne peut s'y trouver ; voilà la règle qu'il suit dans la détermination des attributs divins. Les deux points qu'il importe le plus de remarquer ici, sont la manière dont il entend l'attribut de la liberté et l'identification de l'attribut de conservateur avec l'attribut de créateur. A l'exem- ple des Jésuites, qui avaient été ses maîtres au collège de là Flèche, Descartes attribue à Dieu une liberté d'indifférence. Dieu, selon Des- cartes, peut indifféremment agir en tel sens ou en tel autre; Dieu n'est soumis à aucune loi, pas môme à la loi du bien. Il a pu faire le con- traire de ce qu'il a fait; il peut revenir sur ses décrets; il peut les changer, les révoquer, comme un souverain en son royaume. Il a créé le monde parce qu'il lui a plu de le créer et il l'anéantira quand il lui plaira de l'anéantir. Il ne conserve les êtres qu'en continuant de les créer. Aucun être, à aucun instant, ne possède en lui la raison de son existence. Tout ce qui existe ne continue à exister que par la continuation de l'action même qui l'a tiré du néant. Si cette action venait à cesser, à l'instant même il y serait replongé. Au regard de Dieu, suivant l'expression de Des- cartes, conserver, c'est créer derechef. Aucun être créé ne peut ni durer, ni se mouvoir, ni agir un seul instant, en aucune façon, de lui- même et par lui-même. Toutes les substances créées sont passives ; elles n'existent, elles n'a- gissent que par l'action continue de la seule cause efficiente et réelle, à savoir la cause su- prême, Dieu lui-même ; le rapport des substances finies avec la substance infinie ne peut être qu'un rapport de création continuée. Dans cette interprétation de l'attribut de conservateur appa- raît encore la tendance déjà signalée à dé- pouiller les substances créées de toute indépen- dance, de toute activité, de toute causalité, au profit de la substance infinie, seule cause effi- ciente. C'est par là que Descartes a préparé les voies à Spinoza et à Malebranche. Par la démonstration de l'existence et des at- tributs d'un Dieu souverainement parfait, tous les doutes qui pouvaient planer encore sur la légitimité du critérium de l'évidence étant dis- sipés, Descartes en fait l'application à l'homme et au monde. Il s'enfonce d'abord au sein de la conscience où il distingue trois grandes classes de fdits : les jugements, les volontés et les af- fections. 11 subdivise à leur tour les jugements ou les idées en trois classes : les idées innées, les idées qui nous viennent du dehors, les idées qui sont notre propre ouvrage. La question des idées innées est une de celles qui ont soulevé les plus vives discussions. Descartes, par idées innées, n'entend pas, comme Hobbes et Locke l'en ont accusé, des idées constamment présentes à l'esprit, à dater du premier moment de son existence, mais des idées qui existent en germe dans toutes les intelligences, et qui s'y déve- loppent nécessairement en certaines circon- stances. Ainsi il a reconnu que le sentiment de notre imperfection éveillait nécessairement en notre intelligence l'idée de la perfection souve- raine. Ces idées étant naturelles, Dieu seul, qui nous a créés, les a mises en nous; s'il lui plai- sait, il pourrait les ôter, les changer, les détour- ner; car il est tout-puissant, et nulle loi ne sau- rait limiter sa toute-puissance, puisqu'il fait toutes les lois. Dire que les vérités métaphysiques établies par Dieu en sont indépendantes, c'est parler de Dieu comme d'un Jupiter ou d'un Sa- turne, c'est l'assujettir aux destins. Dieu a établi ces lois en la nature ainsi qu'un roi en son royaume, et comme un roi il peut les changer, suivant les propres expressions de Descartes. Il comprend dans la volonté le pouvoir de se déterminer, avec le pouvoir d'affirmer et de nier. Voilà pourquoi il place l'origine de toutes les erreurs dans la volonté, ou plutôt dans la dis- proportion qui existe entre la volonté et l'enten- dement. Nous nous trompons, parce que notre volonté dépasse notre entendement, parce que, pour nier ou pour affirmer, nous n'attendons pas que l'entendement nous ait fourni des lumières suffisantes ; or tel est, selon Descartes, l'unique principe de toutes nos erreurs. Il a consacré à l'étude des passions un traité tout entier, écrit en français et composé dans les dernières an- nées de sa vie. Autant il y a de façons impor- tantes en lesquelles nos sens peuvent être mus par les objets, autant il reconnaît dans l'âme de passions principales. Il y a six passions princi- pales, simples et primitives : l'admiration, l'a- mour, la haine, le désir, la joie, la tristesse. Toutes les autres passions sont composées de ces six passions primitives, ou bien en sont des espèces. Descartes termine le Traité des pas- sions par cette conclusion générale : « Toutes les passions sont bonnes de leur nature; il n'y a que leur excès qui soit mauvais, et on peut l'éviter par l'industrie et la préméditation, mais surtout par la vertu. » Il donne à la fois l'expli- cation psychologique et l'explication physiolo- gique de chaque passion. Cette explication phy- siologique dépend de l'hypothèse des esprits ani- maux, qui est le principe fondamental de toute la physiologie cartésienne. Jusqu'ici il n'a pas encore été question de l'existence du monde extérieur, parce que nous avons suivi l'ordre même de Descartes qui pose d'abord l'existence de la pensée, puis l'existence de Dieu, et en dernier lieu l'existence du monde extérieur. Voici en effet sur quel fondement il fait reposer notre croyance à l'existence du monde extérieur. Certaines de nos idées nous apportent la con- naissance de quelque chose que nous sentons ne pas venir de nous. Mais ce quelque chose que nous sentons ne pas venir de nous, ce quelque chose qui ne dépend pas de nous, ne devons- nous pas nous enquérir d'abord si ce n'est pas Dieu lui-même? Pourquoi les idées d'étendue, de mouvement, d'odeur, de couleur, ne seraient-el- les pas causées directement en nous par Dieu même? C'est Descartes qui soulève lui-même cette objection pour la réfuter de la manière sui- vante. La réalité extérieure ne peut être Dieu lui-même, parce que Dieu ne peut nous tromper; comme il a mis en nous une forte tendance a croire que l'idée d'étendue est causée dans notre âme par quelque chose qui, en dehors de nous, est réellement étendu, s'il n'en était pas ainsi, il nous tromperait. Or Dieu, étant souveraine- DESG 366 — DESG mont parfait, ne peut en aucune manière vouloir nous tromper ; donc il existe une réalité exté- rieure correspondant à l'idée que nous en avons. Ainsi Descartes fonde la croyance à l'existence du monde extérieur sur la véracité divine. Une opinion célèbre, l'hypothèse de l'animal machine, se rattache étroitement à la métaphy- sique de Descartes. Entre la pensée telle qu'elle est en nous, et la matière inerte, soumise aux lois générales du mouvement, selon Descartes, il n'y a point d'intermédiaires ; il n'y a dans le monde que deux sortes de lois, celles qui régis- sent l'esprit ou la pensée, et celles qui régis- sent la matière inerte. Le corps de l'homme, et tout ce qui n'est pas la pensée, se range dans la classe des substances étendues soumises aux lois générales de la mécanique. Ainsi, toutes les sensations, toutes les impressions produites sur le cerveau, toutes les passions, ne sont et ne peuvent être qu'un pur mécanisme résultant des divers mouvements de fibres, des fluides, des esprits animaux qui découlent du cerveau dans les nerfs, dans le cœur, dans les muscles, ou bien qui remontent du cœur dans le cerveau. Il n'y a rien de plus dans les animaux que dans le corps séparé de la pensée ; toutes les fonctions, tous les mouvements organiques, tous les ap- pétits des animaux peuvent s'expliquer de la même manière que ce qui se passe dans le corps humain, c'est-à-dire par l'étendue et le mouve- ment; ce ne sont que de simples machines sou- mises, comme celles qui sortent de la main de l'homme, aux lois générales de la mécanique. L'animal, selon Descartes, est semblable à une horloge qui, composée de roues et de ressorts plus ou moins compliqués, ne marche que lors- qu'elle a été montée, ne produit tel ou tel mou- vement qu'autant que tel ou tel ressort a été poussé. Telle est l'hypothèse de l'animal machine ou de l'automatisme des bêtes qui a été si vive- ment discutée au xvn° siècle. En général, elle obtint l'assentiment des théologiens, parce qu'en niant la souffrance chez les animaux, elle leur paraissait résoudre une objection embarrassante contre le péché originel et la divine provi- dence. Une foule d'ouvrages furent publiés pour ou contre l'automatisme des bêtes que condam- nent également toutes les données de l'observa- tion, de l'induction et de l'analogie. En terminant cette exposition rapide de la mé- taphysique de Descartes, revenons sur ce qu'il entend par substance. Il définit la substance en général, une chose qui existe en telle façon qu'elle n'a besoin que de soi-même pour exister. Mais à cette condition il n'y aurait d'autre substance que Dieu ; car lui seul tient l'existence de lui- même, et rien dans le monde ne peut, un seul instant, subsister sans son concours. Aussi Des- caries modifie-t-il immédiatement cette défini- tion, en ajoutant que le nom de substance n'est pas univoque au regard de Dieu et de ses créa- tures. Quand il s'agit de la créature, il faut en- tendre, dit-il, par substance ce qui, n'ayant be- soin pour subsister que du concours ordinaire de Dieu, nécessaire à l'existence de tous les êtres, existe d'ailleurs par soi-même et sans le con- cours d'aucune autre chose créée. Les choses, au contraire, qui, indépendamment du concours de Dieu, ne peuvent exister sans celui de quel- que autre chose créée, ne sont que des attri- buts et des phénomènes. Par ce concours il en- tend 1 1 création continuée qui, prise à la rigueur, enlèverait aux êtres créés toute espèce de cau- . de substantialité, de réalité propre, et les transformerait en de simples actes continuelb ment répétés de la toute-puissance divine. As- surément .es choses créées n'existent cru'eri - du concours de Dieu ; ce qui n'existe pas par soi s'appuie nécessairement sur ce qui existi soi, et ce qui est fini ne peut être dehors de l'infini. Mais, ce rapport ne peut-il être entendu comme une participation continue, un rapport permanent de la chose créée avec la source suprême, d'où toute causalité et touti; .substantialité découlent? Ce n'est pas porter at- teinte à la toute-puissance de Dieu, que de les considérer comme douées d'une activité qu'elles tiennent de lui, et d'une activité qui découle de la même source que leur substantialité. A la création continue, il faut substituer avec Leib- niz la participation continue, et à la passivité absolue, l'activité essentielle. Mais nous ne connaissons pas la substance en elle-même; la substance ne tombe pas sous les sens. Il nous est impossible non-seulement d'i- maginer, mais encore de concevoir la substance en elle-même complètement dépouillée de toute espèce d'attributs. Chaque substance, selon Des- cartes, a un attribut fondamental duquel dérivent tous ses autres attributs, toutes ses propriétés. L'attribut fondamental de l'esprit est la pensée, et l'attribut fondamental de la matière est l'étendue. 11 n'y a pas un phénomène de l'esprit qui ne suppose la pensée et qui ne soit la pensée elle- même diversement modifiée. Tout ce qui a l'esprit pour théâtre, est un mode de la pensée ; l'esprit ne saurait être conçu sans la pensée, il serait anéanti en même temps que la pensée. Notre existence finit avec la pensée et commence avec elle. En un mot, l'âme est une substance pensante. On objecte à Descartes que, pendant un profond sommeil, pendant la léthargie, nous ne pensons pas. Il repond : Rien ne prouve que nous n'ayons pensé pendant un profond sommeil ou pendant une léthargie; mais seulement nous ne nous en souvenons pas. Cette réponse nous paraît décisive : on ne peut par aucun procédé légitime conclure du défaut de la mémoire au défaut de laconscience. Tous les faits de l'âme sont en effet des phéno- mènes de conscience, c'est-à-dire des pensées. Descartes donne à la matière pour attribut fonda- mental l'étendue, comme la pensée à l'âme. Il affirme que tous les phénomènes, toutes les pro- priétés de la matière supposent l'étendue, ou plutôt ne sont que l'étendue elle-même diverse- ment modifiée. Il est impossible de concevoir le corps sans l'étendue. Hors de l'étendue, la ma- tière n'est rien; l'étendue est donc l'essence même de la matière. L'âme en elle-même sem- ble donc n'être qu'une substance passive, la con- tinuité de la pensée que Descartes lui attribue n'étant que la continuité d'une modification. La matière en elle-même, avec l'étendue, est une substance également passive. L'âme et la ma- tière ont donc en elles-mêmes cette ressemblance essentielle ; elles ne diffèrent ainsi l'une de l'autre que par leurs attributs respectifs de pensée et d'étendue. Mais si toutes les substances sont éga- lement passives, considérées en elles-mêmes, si elles ne peuvent se distinguer que par leurs at- tributs fondamentaux, l'esprit tend à les confon- dre en une seule et même substance dont tous les corps et tous les esprits seraient sans dis- tinction les modes et les attributs. On voit en- core par là comment Descartes par certaines tendances de sa métaphysique a préparé les voies à Spinoza. Tels sont les points principaux de la métaphy- sique de Descartes. Mais Descartes n'est pas seulement un grand métaphysicien, il est aussi un mathématicien et un physicien du premier ordre. En mathématiques, il a inventé l'applica- tion de l'algèbre à la géométrie: en physique, il est l'auteur de la fameuse hypothèse des DESG — 367 — DESG tourbillons, qui, pendant longtemps, a régné en souveraine dans la science. Quoique détrônée aujourd'hui et remplacée par d'autres hypothèses, elle est bien loin de mériter le ridicule qu'ont tenté de jeter sur elle, par un esprit d'aveugle réaction, la plupart des philosophes du xvin0 siècle. Nous ne pouvons mieux faire que de rapporter le remarquable jugement qu'en porte d'Alembert, dont le témoignage ne peut être suspecté de partialité en faveur de la philosophie cartésienne. « On voit partout, dit-il en parlant de Descartes (Préface de Y Encyclopédie) , même dans ses ou- vrages les moins lus maintenant, briller le génie inventeur. Si on juge sans partialité ces tour- billons devenus aujourd'hui presque ridicules, on conviendra, j'ose le dire, qu'on ne pouvait alors imaginer mieux. Les observations astrono- miques qui ont servi à les détruire étaient encore imparfaites ou peu constatées, rien n'était plus naturel que de supposer un fluide qui transportât les planètes. Il n'y avait qu'une longue suite de phénomènes, de raisonnements, de calculs et, par conséquent, une longue suite d'années, qui pût faire renoncer à une théorie aussi séduisante. Elle avait d'ailleurs l'avantage singulier de rendre compte de la gravitation des corps par la force centrifuge du tourbillon même, et je ne crains pas d'avancer que cette explication de la pesan- teur est une des plus belles, des plus ingénieuses hypothèses que la philosophie ait jamais imagi- nées. Aussi a-t-il fallu, pour l'abandonner, que les physiciens aient été entraînés comme malgré eux et par des expériences faites longtemps après. Reconnaissons donc que Descartes, forcé de créer une physique toute nouvelle, n'a pu la créer meilleure, et que s'il s'est trompé sur les lois du mouvement, il a du moins deviné qu'il devait y en avoir.» L'hypothèse des tourbillons renferme l'idée mère de l'attraction nevvtonienne, elle en est l'antécédent. Jamais peut-être Newton n'aurait conjecturé que la même loi d'attraction devait s'appliquer au corps qui tombe à la surface de la terre et à l'astre qui accomplit sa révolution, si Descartes, avant lui, n'avait soupçonné que tous les phénomènes de l'univers physique s'ac- complissent en vertu des lois générales du mou- vement. L'hypothèse de l'attraction a trop fait oublier l'hypothèse des tourbillons; cependant elles se tiennent de beaucoup plus près que d'ordinaire on ne se l'imagine : toutes deux partent du même principe, toutes deux envisa- gent l'univers sous le même point de vue. Pour Newton, comme pour Descartes, le problème de l'univers est un problème de mécanique. Il était peut-être plus difficile de déterminer la vraie nature du problème du monde, que de le ré- soudre, sa nature étant déterminée. Or cette gloire revient tout entière à Descartes, puisque c'est lui qui le premier a eu l'idée que tous les mondes étaient assujettis aux lois générales de la mécanique. Par cette idée, il a préparé Newton, il a peut-être plus fait que Newton. La physique contemporaine semble d'ailleurs reve- nir à certains principes de la physique de Des- cartes. Quelle part de vérité et d'erreur renferme cette grande philosophie? La part de vérité l'em- porte infiniment sur la part de l'erreur. Par où elle a le plus péché, c'est par l'exagération d'une pensée incontestablement vraie, a savoir de la dépendance des créatures à l'égard du Créa- teur, et de la nécessité où elles sont, pour con- tinuer d'être, de lui emprunter continuellement leur raison d'être. De là la création continuée, de là la tendance à ôter la causalité et la force aux substances créées pour attribuer exclusivement à Dieu toute activité efficiente ; de là enfin la pente aux causes occasionnelles et ces semences de panthéisme signalées par Leibniz. Ce qu'il y a de vrai dans le cartésianisme, c'est d'abord la méthode. En effet, Descartes a reconnu et fait définitivement triompher le vrai principede la certitude, à savoir l'évidence ou l'autorité de la raison, en constatant immédia- tement cette évidence dans l'irrésistible autorité du témoignage de la conscience, qu'il oppose comme une invincible barrière à tous les efforts du scepticisme. Il a placé le point de départ de la philosophie dans le retour de la pensée sur elle-même ; il a profondément distingué ce qui appartient à l'âme de ce qui appartient au corps, ainsi que la méthode propre à étudier la pensée et la méthode propre à étudier les organes. Il a mis hors de doute cette vérité profonde : l'âme se conçoit mieux que le corps. Mais ce n'est pas seulement par la méthode philosophique que Descartes a bien mérité de la philosophie moderne ; il y a aussi déposé des résultats de la plus haute importance et d'une incontestable vérité. Ainsi, il a constaté dans l'in- telligence l'existence d'idées qui ne viennent ni des sens, ni de notre activité intellectuelle; il a repoussé d'une manière triomphante tous les arguments que les philosophes sensualistes de son temps, tels que Hobbes et Gassendi, ont dirigés contre l'existence de ces idées. Il a par- ticulièrement mis en lumière l'idée de l'infini ; il en a établi la valeur objective, et a fondé sur elle la vraie preuve de l'existence de Dieu. Enfin, si Descartes s'est trompé en définissant par une création continuée ce concours de Dieu néces- saire à l'existence et àlaconservation de toutes les créatures, du moins il a eu le sentiment et l'idée de la nécessité de ce concours. Il a vu que ce qui n'existe pas par soi ne peut continuer d'être qu'à la condition de s'appuyer continuellement sur ce qui existe par soi, et il a établi la néces- sité d'une participation continue des créatures avec le Créateur. Le cartésianisme tout entier est pénétré de ce sentiment et de cette idée, qui, sous une forme ou sous une autre, se retrouvent dans tous les grands systèmes de philosophie. Il faut consulter, pour la biographie, la Vie de Descaries, par Baillet, 2 vol. in-4, Paris, 1691. Les principaux ouvrages de Descartes, dans l'ordre de leur apparition, sont : le Discours de la Méthode, etc., publié àLeyde en 1637 ; — Medi- tationes de prima philosophia in quibus Del exidentia et animœ immortalitas demonstran- tur. in 4. Amst., 1644. Cet ouvrage a été traduit et publie en français par le duc de Luynes, sous le titre de Méditations métaphysiques de René Descaries, touchant la première philosophie, in-4, Paris, 1647; — Principia philosophiœ, in-4, Amst., 1644. Cet ouvrage a été aussi traduit en français par un de ses amis, Claude Picot, in-4, Paris, 1647 ; — les Passions de Vâme, publiées en français, in-8, Amst., 1649. — Après la mort de Descartes furent publiés, par les soins de Cler- selier et de Rohaut : le Monde de Descartes, ou le Trait'- de la lumière, in-12. Paris, 1664; — le Traité de Vhomme et de la formation du fœtus, in-4, ib., 1664; — les Lettres de René Descartes 3 vol. in-4, ib., 1657-1667. — Les prin- cipales éditions des Œuvres complètes de Des- cartes sont : Opéra omnia, 8 vol. in-4, Amst., 1670-1683; — Opéra omnia,<è vol. in-4, ib., 1692- 1701 ; — Œuvres complètes de Descartes, 9 vol. in-12, Paris, 1724; — Œuvres complètes de Des- cartes, publiées par Victor Cousin, 11 vol. in-8, ib., 1824-1826; — Œuvres philosophiques de Descartes, 4 vol. in-8, ib., 1835, publiées par M. Ad. Garnier, avec une biographie de Descartes et une analyse de tous ses ouvrages; — Œuvres DESC — 368 — DESC de DescarkS, Bibliothèque philosophique de Char- pentier, 1 vol. gr, in-18, ib.. 18'i;5, contenant le Discours de la Méthode, les Méditations, le Traité il*1* passions, avec une introduction par M. J. Simon. Histoire de la philosophie cartè- v, p ir J. Bouillier, 3e édit., 2 vol. in-8°, 1868. Pour l'intelligence de la philosophie de Des- cartes, on peut consulter encore la plupart des ou- vrages déjà cités à l'article CARTÉSIANISME. F. B. deschamps (Léger-Marie), né à Poitiers en 1716, entra dans l'ordre des bénédictins, et per- dit sa l'oi; s'il faut l'en croire, en lisant un abrégé de l'Ancien Testament. Il n'en resta pas moins dans sa confrérie, et y jouit de l'estime de ses confrères : en 1765 il fut nommé procureur du prieuré de Montreuil-Bellay, en Poitou. 11 publia deux petits livres, qui sont restés très-oubliés : Lettres sur l'esprit du siècle, Londres, 1769; — la Voix de la raison contre la raison du temps, Bruxelles, 1770. Il mourut en 1774. On avait accordé jusqu'ici peu d'attention à ce personnage auquel cependant il est fait plus d'une allusion dans les livres du temps : on pouvait soupçonner seulement qu'il avait été matérialiste et athée. .M. T. Beaussire a retrouvé à Poitiers un manu- scrit considérable qui le révèle comme une figure ïrès-ortginale ; et il a pu, en consultant les ar- chives de la famille Voyer d'Argenson, à laquelle Deschamps avait été très-attaché, retrouver une volumineuse correspondance avec J. J. Rousseau, Voltaire, Helvetius, d'Alembert, Moncref, Voyer d'Argenson et d'autres hommes célèbres. Dom Deschamps lui est apparu comme le précurseur de l'hégélianisme, poussant déjà à l'extrême les conséquences de cette doctrine et en tirant le socialisme le plus communiste. Ce prêtre athée, restant attache de bonne foi aux pratiques exté- rieures du culte, défendant même la religion contre les attaques de la philosophie, expose avec une sérénité parfaite et non sans exprimer l'espérance de gagner à ses théories les théolo- giens et les savants, les thèses d'un panthéisme matérialiste qui n'alarme pas un moment sa con- science. Les Lettres sur l'esprit du sièclesont com- me la préface du système: c'est une véhémente sortie contre la philosophie régnante, au besoin il emploierait sans scrupule contre elle les procédés sommaires de l'inquisition, sous prétexte qu'on peut détruire ceux qui détruisent la vérité. Le réquisitoire est en apparence prononcé en fa- veur de la religion, mais en réalité il est destiné à déblayer le terrain pour la vraie philosophie. Dans la Voix de la raison, etc., Dom Deschamps fait un pas de plus ; il laisse entrevoir son prin- cipe comme une hypothèse, que la philosophie doit prouver, si elle veut venir à bout de la reli- gion ; mais comme elle ne la prouve pas, elle laisse dans leur égale nécessité en face l'une de l'autre, la religion et l'irréligion. Le théisme n'a jamais démontré l'existence de Dieu : tous les arguments qu'il répète sont fondés sur l'exis- tence de la loi morale et d'une sanction ; mais les idées morales sont elles-mêmes créées par la loi : « C'est par la loi que nous sommes sous la loi. » Elles ne \ aient donc qu'autant qu'elle, et on ne peut se fonder sur elles pour en conclure leur principe. En fait, si les hommes pouvaient revenir au régime de l'égalité absolue, « un athéisme éclairé » serait la nouvelle philosophie. Le grand ouvrage qui devait faire suite à ces essais est intitule : la Vérité ou le vrai système. C'est un traité de métaphysique qui comm par un éloge do cette science alors si dé' Puis l'auteur donne en quatre thèses « le précis du mot de l'énigme "iue. I. Le tout universel est un être qui existe, c'est le fond d'Hit tous les êtres sensibles sont des uua IL Le tout universel ou l'univers est d'une autre nature que chacune de ses parties, el i on équem- nieul on ne peut que le concevoir et non pas le voir ou se le figurer. 111. Le tout universel, principe, seule vérité métaphysique, donne la vérité morale qui est toujours à l'appui de la vérité métaphysique, comme celle-ci est à son appui. IV. Tout qui ne dit point de parties existe et est inséparable du tout qui dit des parties ei dont il est l'affirmation et la négation tout à la fois. Tout et le tout sont les deux mots de l'é- nigme de l'existence, mots que le cri de la vérité i ingués en les mettant dans notre lan. Tout et rien sont la même chose. » Telles sont les propositions fondamentales de ce singulier système qui combine l'idéalisme absolu avec le panthéisme. Au premier abord, il semble nier l'existence de la matière : l'entendement, dit-il, c'est l'être; l'idée est à la fois nous-mêmes et son objet; « la vérité ne peut avoir de réalité hors de nos idées, ou pour parler plus générale- ment, il ne peut y avoir dans les choses que ce que nous y mettons. » Mais cet entendement qui est l'existence universelle, se détermine en telle ou telle existence particulière, c'est-à-dire posi- tive et matérielle. Ainsi, à commencer par notre intelligence, qu'il faut bien distinguer de l'en- tendement, tout est corporel : « Elle est le jeu des fibres du cerveau. » L'âme n'est que le corps envisagé métaphysiquement, et d'une façon géné- rale, « tout existe physiquement et métaphysi- quement à la fois. » Ainsi, l'homme considéré comme tel, n'a en lui rien que de physique et de sensible. Dieu, si on le sépare des êtres du monde, est un pur néant; en ce sens la tradition chrétienne a raison : la création est bien sortie de rien, ex nihilo, car l'entendement universel, et pur, n'est qu"un point de vue de l'esprit; c'est toujours la réalité sensible, considérée mé- taphysiquement. Aussi dans l'ordre des choses réelles, tout se confond en une seule nature, sans degré, sans différence, sans espèces, sans solution de continuité : il n'y a pas de hiérarchie dans la nature, ni dans nos penchants; il ne doit pas y en avoir dans la société : la propriété, la famille, le pouvoir, sont des institutions ab- surdes et funestes : les lois sont inutiles quand les mœurs sont établies sur des idées solides, et quand il y a une communauté absolue de toutes choses entre tous les hommes. L'intérêt d'une pareille doctrine n'est pas dans sa valeur systé- matique, qui ne paraît pas très-considérable ; elle est surtout dans les circonstances qui l'ont fait iclore. Est-ce une vue anticipée du système de Hegel"? c'est la conviction de M. Beaussire qui a multiplié dans son livre les rapproche- ments et les analyses : Dom Deschamps a donné une formule très-précise de la logique de l'en- tendement : « la vérité consiste non-seulement dans les contraires, mais encore dans les con- tradictoires. » Et il y a bien de la ressemblance entre son Dieu qui est égal au néant et celui dont Kant a dit qu'il égale zéro. Pourtant M. Franck soutient que ces théories sont simplement du spinozisme simplifié ou corrompu. Comme après tout ces deux systèmes sont sur la même route, mais à quelque distance l'un de l'autre, il peut se faire que Dom Deschamps soit parti du pre- mier pour se rapprocher beaucoup du second, dont il n'a pourtant aperçu et saisi que les côtés extérieurs. Voy. Lia. Beaussire. Antécédents de Vhégélia- nisinc liais li philosophie française, Paris, 18.')5. C'est là qu'il faut chercher tout ce que nous I' mvons savoir de Dmu Deschamps. Ad. Franck, Dom Deschamps. Journal des savants, année 1866, p. 609. E. C. DÉSI — 369 — DÉSI DÉSIR. C'est une conception primitive et ab- solue de 'la raison que tout ici-bas a une fin et y tend. La destination de tous les êtres n'est pas la même, à cause de la différence de leurs natu- res; mais tous aspirent également à remplir le rôle que la Providence leur a assigné. Soumis à la loi commune, l'homme trouve au tond de lui- même un penchant impérieux et continuel à rap- procher de soi les objets qui sont en harmonie avec les fins de ses facultés, et dont la possession est pour lui le bonheur, l'absence une source d'inquiétude, de malaise et d'abattement. Cette inclination secrète et puissante de l'âme consti- tue le fond du phénomène connu sous le nom de désir. Désirer une chose, c'est tendre vers cette chose par un élan naturel et spontané : c'est chercher instinctivement à s'en rendre maître, à la posséder, à s'y unir ; c'est ressentir une sourde anxiété, tant que la passion n'a pas atteint son objet, et une délicieuse jouissance, lorsqu'elle l'a obtenu. Mais ce premier élément du désir n'en est pas le seul. Une connaissance tantôt claire, tantôt obscure, se mêle au penchant que l'âme éprouve; elle sait toujours plus ou moins ce qu'elle dé- sire, et la raison éclaire le but que poursuit la sensibilité. Ignoti nulla cupido, a dit un poète dont Malebranche traduisait la pensée sous une forme philosophique, lorsqu'il définissait le désir « l'idée d'un bien que l'on ne possède pas, mais que l'on espère de posséder. » Le désir se dis- tingue par là de la tendance aveugle qui en- traine toute existence à sa fin, qu'elle le sache ou qu'elle l'ignore. Il est le mouvement spon- tané de la nature, transformé par l'intelligence; il constitue donc un phénomène qui ne se pro- duit que chez les êtres doués de connaissance. La pierre a des affinités ; la brute a des instincts; l'homme seul a des désirs, parce que seul il a reçu le don de la pensée. Ce qu'il importe maintenant de bien entendre, c'est que le désir, pris en lui-même, n'est pas directement soumis au pouvoir de l'âme, qui ne peut ni l'éveiller ni l'étouffer à son gré, mais à laquelle il s'impose, pour ainsi parler, selon des lois fatales et nécessaires. Nous pouvons essayer de prévenir certains désirs, en évitant, par exem- ple, les occasions qui les exciteraient; nous pou- vons les combattre quand ils sont nés, et refuser de les satisfaire ; souvent même nous y sommes tenus, et la force morale éclate particulièrement dans ces luttes de la personne humaine contre la passion. Mais ce n'est pas nous qui détermi- nons les inclinations de notre âme, nous ne som- mes pas les maîtres de les engendrer par une sorte de fiât de notre volonté, ni de les l'aire dis- paraître quand il nous plaît, et ensuite de les ra- nimer ; elles prennent naissance et elles meu- rent sans notre participation, et souvent en dépit de tous nos efforts. Où est l'homme qui possède assez d'empire sur lui-même pour ne pas désirer ce qu'il regarde comme un bien , la possession de ce bien lui parût-elle impossible ou coupable? Où est celui qui n'est pas exposé à ressentir des tentations que saconscience désapprouve, et aux- quelles sa liberté n'a pas le droit d'obéir? Expres- sion variée de nos besoins naturels ou factices, les désirs de l'homme ne dépendent pas de lui, mais des lois de sa constitution. Tout corps tombe s'il n'est soutenu ; de même, le phénomène du désir a lieu dans tous les cœurs, aussitôt que certaines conditions se trouvent remplies, ou que d'autres ne le sont plus. Un grand nombre de philosophes, entre autres Condillac, Thomas Brown, M. Laromiguière, ont considéré le désir comme 'le principe générateur de la volonté. A les en croire, ces mots, je veux, PICT. PÎTttOS. signifient je désire et je pense que rien ne peut contrarier mon désir. On voit aisément, par l'a- nalyse qui précède, combien une pareille opinion est peu fondée. Elle confond deux phénomènes de nature essentiellement différente, l'un néces- saire, l'autre libre; le premier, que l'âme ne saurait s'imputer à elle-même ; le second, qui dépend d'elle et dont elle répond ; celui-ci em- preint du signe éminent de la personnalité ; ce- lui-là en quelque sorte étranger à nous-mêmes, bien qu'il se produise en nous. Il est vrai que nos facultés actives ne se développent pas en l'absence de toute excitation; pour agir, nous avons besoin d'y être pousses, et de tous les mobiles, la passion est, sans contredit, le plus puissant. Mais on ne saurait assimiler un simple mobile à une faculté proprement dite. Quel que soit l'aiguillon qu'elle y trouve, la volonté est si peu le désir, que souvent, comme nous l'avons fait remarquer, toute son énergie est employée à le combattre ; et, dans ce cas, ce n'est pas seu- lement un penchant qui entre en lutte avec d'autres penchants, et qui cherche à les étouffer ; la résistance part de plus haut; elle procède d'une force que nous distinguons, ou plutôt qui se distingue elle-même de toutes les inclinations, et qui, victorieuse ou vaincue, se reconnaît le pouvoir de les surmonter. D'autres philosophes, allant plus loin, ont cherché dans le désir l'élément primitif, la sub- stance même de l'âme humaine. Cette nouvelle erreur, plus grave encore que la précédente, ne résiste pas davantage à l'examen. Tous les attri- buts d'un être, toutes ses opérations sont des ré- sultats et, pour mieux dire, des traductions de sa nature. Si donc la nature de l'âme consistait primitivement à désirer; si, envisagée dans son fond, dans son essence , elle n'était autre chose qu'un désir non interrompu poursuivant sans relâche une fin indéterminée , le désir devrait sullire pour rendre compte de tout ce qu'elle est et de tout ce qui se passe en elle, de ses facultés et de ses modifications. Nous avons déjà fait voir qu'il ne rendait pas compte du phénomène de sa volonté, et que, loin de là, il avait précisément pour caractère d'être indépendant de la personne humaine; mais il y a chez l'homme un senti- ment non moins énergique et non moins profond que celui du pouvoir volontaire, je veux dire le sentiment de son unité et de son identité. Cha- cun de nous sait clairement que le principe de son être est un, simple, indivisible; qu'il ne change pas, ne se renouvelle pas, mais qu'il reste aujourd'hui ce qu'il était hier, et qu'il sera demain ce qu'il est aujourd'hui. Or, serait-ce à la vue de cette multitude de désirs qui se mê- lent et s'entre-choquent dans l'âme, que nous aurions acquis la persuasion de l'unité de son existence? Certes, si quelque chose pouvait ébranler cette conviction, la première et la plus invincible de toutes, ce devrait être ce grand nombre d'affections, non-seulement différentes, mais opposées, qui se partagent le cœur hu- main, où elles se succèdent de jour en jour et souvent d'un moment à l'autre. La vie humaine trouve un fond plus solide, plus durable, dans l'activité naturelle de l'âme, dans cette énergie intime et impérissable, si bien comprise de Leib- niz et de M. de Biran, qui tend à l'action par un perpétuel effort. Nos désirs viennent se dessi- ner sur ce fond, et le varient ; mais il y a une étrange illusion à prétendre qu'ils le constituent. Après avoir distingué le désir des autres phé- nomènes de la vie psychologique, il s'agirait d'en indiquer les différentes espèces, correspondant à l'infinie variété des objets avec lesquels le moi se trouve en rapport, et qui deviennent pour lui 24 DÉSI 370 — DESL une cause de plaisir ou de douleur. Mais un pa- reil tableau, s'il devait embrasser tous les faits de détail , nous entraînerait beaucoup trop loin ; aussi nous bornerons-nous à un petit nombre d'aperçus généraux. Parmi les désirs actuels de notre âme, il en est qu'elle a apportés en naissant ; il en est d'au- tres qu'elle tient des circonstances et de l'habi- tude. Les premiers peuvent être appelés origi- nels ; les seconds, acquis. Les désirs originels dépendent de la constitu- tion de l'homme, et seulement de sa constitu- tion ; aussi se retrouvent-ils chez tous les individus, à quelque nation que ces individus appartiennent, et quelle que soit la position où ils vivent. Lès les premières années de l'existence, on les voit se manifester; ils se développent dans la jeunesse et l'âge mûr, et subsistent jusque dans la plus extrême vieillesse. C'est en vain qu'on essayerait d'en rendre raison : tout ce que l'on peut dire, c'est que nous les éprouvons parce que nous som- mes ainsi faits. Le rôle de la volonté n'est donc pas de les étouffer, car, en cela, elle tenterait une œuvre impossible; mais d'en prévenir les déviations, de les contenir, de les modérer et de leur refuser toute satisfaction illégitime, en leur accordant celle qu'ils peuvent légitimement réclamer. Au nombre de ces désirs primitifs et innés, qui marquent véritablement les fins dernières de l'homme, nous indiquerons la curiosité ou désir de connaissance, l'ambition ou désir de pouvoir, la sympathie ou amour de nos semblables. 11 n'est pas un homme, en effet, pour qui la décou- verte de la vérité ne soit, dès son plus jeune âge, une source de délicieuses émotions, et qui ne la recherche avec ardeur. 11 n'en est pas un qui reste insensible à la possession et à l'exercice du pouvoir, depuis le monarque absolu qui dispose de la vie et de la fortune de ses sujets, jusqu'au laboureur qui tourmente la terre, jusqu'à l'enfant qui brise les objets de ses plaisirs. Il n'est pas un homme, enfin, qui ne se plaise au commerce de ses semblables, et pour qui la solitude ne soit une cause de tristesse et d'affliction profonde. De là les progrès des sciences cultivées chez tous les peuples; de là les luttes perpétuelles de l'homme contre la nature physique, en vue d'as- servir et d'améliorer sa condition terrestre ; de là, enfin, l'établissement des familles et des so- ciétés, et toutes les institutions qui s'y rattachent. La curiosité, l'ambition, la sympathie sont la source d'un grand nombre d'autres passions, moins générales qu'elles-mêmes, à n'en considé- rer que l'objet, mais aussi profondes, aussi dura- bles, telles que l'amour du beau et des arts, ce- lui de l'indépendance, des honneurs, de l'estime, et les affections de toutes sortes, depuis l'amour paternel jusqu'à la philanthropie. Peut-être la Providence a-t-elle déposé encore d'autres pen- chants dans notre âme ; mais il n'en est certaine- ment pas de plus puissants ni de plus féconds. Les désirs que nous avons appelés acquis se développent généralement en présence des objets qui favorisent ou qui accompagnent la satisfac- tion des désirs originels. Par exemple, nous n'a- vons originellement reçu aucun penchant pour les richesses ; mais elles sont un moyen d'arriver au pouvoir, aux honneurs : on commence par les rechercher à ce titre, en souvenir des avantages qu'elles procurent; on finit par les confondre les véritables biens et par les désirer pour elles-mêmes, et c'est ainsi que croît peu à peu ion de l'avarice. 11 est aisé de voir par là que les désirs acquis ne présentent aucun des caractères des désirs ori- gmels. li'abord, ils n'ont pas leurs racines dans notre constitution, mais dans un fait ultérieur, dans une association d'idées qui suppose l'expé- rience. On peut donc en rendre compte en indi- quant l'association qui lésa engendrés ; et, quand on ne réussit pas à les expliquer, c'est défaut de sagacité ou de mémoire. Secondement, ils ne sont pas universels, mais particuliers; ils sont le propre d'une nation, d'une famille, d'un individu, et ne se trouvent pas chez les autres individus, les autres familles, les autres nations. Est-il né- cessaire d'ajouter qu'ils varient avec la foule des circonstances où chaque homme peut être placé, avec les associations d'idées qu'il peut former; que le nombre en est infini, et que, par consé- quent, ce serait une tâche aussi fastidieuse que stérile de chercher à les énumérer? Un dernier point digne d'être remarqué, c'est que nos désirs originels sont, de leur nature, inépuisables, insatiables. Vainement nous les ju- gerions comblés par la possession de l'objet qu'ils poursuivaient le plus ardemment : apaisés pour quelques heures, ils ne tardent pas à appe- ler de nouvelles satisfactions, aussi vaines et aussi fugitives que les premières. Quel est l'am- bitieux entouré d'honneurs et de gloire ; quel est le savant riche des dons du génie et des acquisi- tions de l'expérience, qui ne soient mécontents l'un de sa science, l'autre de son autorité, et qui ne rêvent un sort meilleur? L'homme désire tou- jours au delà de ce qu'il obtient. De même que l'intelligence porte en soi l'idée de l'infini, de même il semble que l'infini soit le premier besoin de la sensibilité; car aucun objet borné ne peut remplir le vide immense de notre âme. Un fait pareil, fût-il isolé, démontrerait invinci- blement les hautes destinées qui attendent l'hu- manité, et que les misères de cette vie ne lui permettent pas d'accomplir. Consultez : Reid. Essais sur les facultés acti- ves de l'homme, liv. III, p. 2, ch. ir {Œuvres compl., t. VI) ; — Dugald Stewart, Esquisses de Philosophie mor., 2e partie, ch. i, sect. III ; Phi- losophie des facultés actives et morales de l'homme, liv. I, ch. n ; — et les articles Amour, Instinct, Penchants, Sensibilité. C. J. DESLANDES (André-François Boureau-) na- quit à Pondichéry en 1690. Arrivé en France en- core très-jeune, il rencontra le P. Malebranche, qui essaya de le faire entrer dans l'Oratoire. Mais, comme Deslandes nous l'apprend lui-même dans une note (Histoire critique de la Philoso- phie, t. IV, p. 192), des considérations de famille et un voyage indispensable qu'il devait faire en pays étrangers l'empêchèrent, à son grand re- gret, de prendre ce parti. Après avoir exercé pendant de longues années, d'abord à Rochefort, puis à Brest, les fonctions de commissaire géné- ral de la marine, il se retira à Paris, où il mou- rut le 11 avril 1757. Deslandes a beaucoup écrit et sur toutes sortes de sujets, sur la marine, le commerce, la physique, l'histoire naturelle, la politique et les mœurs. Il a même fait des ro- mans et des vers ; mais ce qui a fait sa réputa- tion, et le rend digne d'être mentionné avec honneur dans ce recueil, c'est son Histoire criti- que de la Philosophie (3 vol. in-12, Amst., 1737, et 4 vol. in-12, 1756), le premier livre de ce genre qui ait paru en France, et qui hors de no- tre pays n'a pas eu d'autre antécédent que la compilation de Jonsius (de Scriptoribus histi philosophiœ libri quatuor, in-4, Francfort, 16.'>9, et Iéna, 1716) et l'histoire informe de Stanley. L'ouvrage de Deslandes ne se recommande pas eulement à notre attention par l'époque où il parut, il intéresse aussi par lui-même; il ren- ferme, mêlées sans doute à beaucoup d'imper- fections et d'erreurs, des vues saines et élevées, DESL — 371 DESL des idées d'impartialité et de modération assez inattendues chez un philosophe du xvme siècle, et quelques opinions de détail qui ne manquent ni de finesse ni d'exactitude. Voici, par exemple, comment l'auteur s'exprime dans sa préface sur l'importance et le vrai caractère de l'histoire de la philosophie : « L'histoire de la philosophie, à la regarder d'un certain œil, peut passer pour l'histoire même de l'esprit humain, ou du moins pour l'histoire où l'esprit humain semble monté au plus haut point de vue possible.... Le princi- pal et l'essentiel, c'est de remonter à la source des principales pensées des hommes, d'examiner leur variété infinie, et en même temps le rap- port imperceptible, les liaisons délicates qu'elles ont entre elles; c'est de faire voir comment ces pensées ont pris naissance les unes après les autres, et souvent les unes des autres ; c'est de rappeler les opinions des philosophes anciens, et de montrer qu'ils ne pouvaient rien dire que ce qu'Us ont dit effectivement. » Appuyé sur ce principe, il ne cesse de recommander, non-seu- lement l'indulgence, mais la reconnaissance et le respect, pour tous les systèmes et toutes les gé- nérations de philosophes qui nous ont précédés. Il y aurait de l'injustice, selon lui, à juger les anciens avec nos idées modernes ; il faut leur tenir compte des temps où ils ont vécu, des dif- ficultés qu'ils avaient à vaincre dans une carrière où ils sont entrés les premiers, et nous convain- cre que, sans eux, sans leurs découvertes si la- borieuses et si lentes, et même sans leurs er- reurs et leurs fautes, nous ne serions pas arrivés au degré où nous sommes. Deslandes ne montre pas moins de sagesse lorsqu'il parle des rapports de la philosophie et de la théologie et, par con- séquent, des limites où doit s'arrêter le sujet dont il traite. La philosophie ne s'appuie que sur la raison ; la théologie n'invoque que la révéla- tion et des témoignages historiques. La révéla- tion et la raison ne peuvent pas être opposées l'une à l'autre : « mais elles forment (ce sont ses expressions) deux sortes d'empires, dont les droits sont nettement séparés. Chacun de ces empires est distinct et indépendant de l'autre. » {Hist. crit., t. II, p. 399, lre édit.) Malheureusement ces principes, ces idées sai- nes et impartiales, ne se montrent guère, si je puis m'exprimer ainsi, qu'à la surface du livre : au fond et dans les détails règne l'esprit du xvme siècle, dont l'auteur subit l'influence alors même qu'il s'efforce de lui résister, et qu'il ne réussit jamais à dissimuler un instant. Ainsi il est facile de voir que ses protestations de respect pour les dogmes révélés ont pour but de cacher, ou plutôt d'exprimer, sous une forme décente, son scepticisme en métaphysique et ses principes sensualistes en morale. « La raison, seule, dit-il (ubi supra, p. 397), ne peut rien nous apprendre, ni de la nature de Dieu, ni de celle de l'âme, et tous les philosophes, depuis Socrate jusqu'à Des- cartes, qui ont essayé de nous en parler, n'ont avancé que des hypothèses : en un mot, il n'existe pas de théologie naturelle, et toutes les vérités que nous croyons tenir de cette science ima- ginaire sont un don de la révélation et de la grâce. » 11 fait venir de la même source ce qu'il y a de plus noble et de plus élevé dans la science ne nos devoirs; ce qui ne l'empêche pas de se montrer un peu plus qu'indulgent pour les doc- trines morales d'Aristippe et d'Épicure. « Pour moi, dit-il (Hist. crit., t. II, p. 173) en parlant de ces deux systèmes, s'il m'était permis d'en juger, je trouverais plus de noblesse, plus de grandeur d'âme, à suivre les leons d'Aristippe, et plus de prudence, plus de sûreté, à suivre les conseils d'Épicure. » Il fait à ce dernier un très- grand mérite d'avoir fréquenté les temples, et. aux prêtres païens de l'y avoir accueilli, malgré ses opinions irréligieuses, et se prend à regretter que la même tolérance ne soit point pratiquée parmi nous [ubi supra,, p. 347). Au reste; ce n'est pas dans cette occasion seulement qu'il se dédommago, aux dépens des prêtres, du respect qu'il témoigne à la religion. La règle pleine de justice et de sagesse que Deslandes s'est prescrite à l'égard des anciens, n'est pas mieux observée. Tous les philosophes de l'antiquité, à l'exception d'Aristippe, d'Épicure et même de Protagoras, ont à se plaindre plus ou moins de sa rigueur ; mais toute sa sévérité s'épuise contre Platon et les alexandrins. Il ne se montre guère plus indulgent pour les philo- sophes scolastiques, à qui il reproche surtout d'avoir nui en même temps à la raison et à la foi, à la théologie et à la philosophie, en les mêlant sans cesse et en les confondant l'une avec l'autre. On peut dire, pour excuser Deslandes, qu'il ne connaissait pas suffisamment les systèmes de ces deux époques, et que les véritables sources de l'histoire de la philosophie, dont quelques- unes sont restées fermées jusqu'à nos jours, lui étaient complètement étrangères. Cependant il a été à son tour traité avec beaucoup d'injustice lorsqu'on a dit qu'il avait puisé toute son éru- dition dans Diogène Laërce, et dans les notes de Ménage. Il connaissait parfaitement, outre le recueil faussement attribué à Plutarque, les écrits de Cicéron, de Sénèque, de Pline, et, en général, tous les auteurs latins, anciens ou mo- dernes, qui peuvent fournir quelques lumières sur les systèmes philosophiques de l'antiquité. Il paraît même avoir embrassé dans ses études l'histoire ecclésiastique, et les souvenirs qui lui en restent lui suggèrent souvent des rappro- chements ingénieux entre quelques hérésies et certains systèmes philosophiques. Enfin, tout en concevant l'histoire de la philo- sophie comme l'histoire même de l'esprit hu- main, et en se faisant une loi de n'y admettre que des faits entièrement conformes à cette idée, Deslandes donna cependant une place consi- dérable, dans un ouvrage assez peu étendu par lui-même, à des traditions fabuleuses dépourvues de tout intérêt, à de puériles anecdotes, à des digressions et des allusions de tout genre. Le premier volume est consacré presque tout entier à la prétendue philosophie des Éthiopiens, des Scythes, des Gaulois, des Celtes et des anciens peuples de l'Orient, si peu connus alors. Puis viennent les sept sages de la Grèce dont on nous raconte longuement les entretiens et la vie fabuleuse, qui ne tiennent pas moins de place, peut-être, que Platon, Aristote et l'école d'A- lexandrie. Quant à la chronologie, si importante dans l'histoire de la succession des idées, elle est ici l'objet d'un complet oubli. Malgré ces énormes défauts, Y Histoire critique de la Philosophie, qui obtint autrefois un très- grand succès, peut se lire encore aujourd'hui avec intérêt, nous dirions presque avec profit. Elle ne contient pas seulement les principes sur lesquels repose cette science encore nouvelle; elle nous offre aussi bien des exemples d\ine critique pleine de force et de bon sens; elle renferme sur certaines écoles, et sur des époques tout entières, des jugements très-inattendus pour le temps où ils sont prononcés, mais que la science de nos jours ne désavouerait pas. Tel est le parallèle établi vers la fin du dernier vo- lume, entre la philosophie du xvie et celle du xvne siècle. Telle est aussi l'appréciation du rôle que Descartes est venu jouer dans le monde, et de l'influence que sa philosophie, alors en butte DEST 372 DEST à tant de préjugés, doit exercer toujours sur l'esprit moderne. Il est regrettable que ce livre soit demeuré inachevé; l'auteur, surpris par la mort, s'est arrêté au commencement du xvne siè- cle, à la naissance de la révolution cartésienne. Les autres ouvrages philosophiques de Des- landes, écrits sous l'influence des passions de l'époque ou complètement frivoles, ne méritent pas de nous arrêter. En voici les titres : Ré- flexions sur les grands hommes qui sont morts en plaisantant , in-12, Amst., 1714; in-16; ib., 1732; — l'Art de ne point s'ennuyer, m-12, Paris, 1715; — Pygmalion, ou la Statue ani- mée, in-12, Londres, 1741 : condamné au feu par arrêt du parlement de Dijon, le 12 mars 1742; — Traité sur les différents degrés de la certi- tude morale par rapport aux connaissances humaines, in-12, Paris, 1750; — la Fortune, histoire critique, in-12, sans nom de lieu, 1751. Enfin on attribue aussi à Deslandes la traduction de l'ouvrage suivant, écrit en anglais : De la cer- titude des connaissances humaines, ou Examen philosophique des diverses prérogatives de la raison et de la foi, pet. in-8, Londres, 1741. DESTIN (en latin fatum, de fari, dire ou par- ler, ce qui a été ordonné d'une manière irrévo- cable : en grec [xoîpa et einapuivr,, c'est-à-dire la part de chaque chose, le partage par excel- lence; ou 7U7ipw[AîvY), de nepaTow, je termine, ce qui est arrêté et résolu sans retour). Il n'est pas d'un médiocre intérêt pour la philosophie de pénétrer le fond de cette idée qui a joué un si grand rôle chez les anciens, d'en expliquer l'o- rigine, d'en suivre les destinées et de marquer la place qu'elle tient encore, sous des noms diffé- rents, dans les spéculations de l'esprit moderne. Le destin ne fut d'abord que la fatalité, cette loi mystérieuse et inflexible qui ne s'explique pas, comme la nécessité, par la nature des choses, ni comme la Providence par l'intelligence et l'amour d'un être supérieur. C'est ainsi qu'il est toujours représenté par les poètes et les tra- ditions mythologiques de la Grèce : car certai- nement ce n'est pas une nécessité naturelle ni un plan de la divine sagesse, que toute une suite de générations soient vouées au crime et au malheur; que des innocents soient condamnés à commettre malgré eux les plus abominables for- faits, et qu'ensuite ils les expient comme s'ils étaient libres et coupables. La puissance par laquelle ces choses s'accomplissent est une puis- sance à part, supérieure à la nature, à la liberté de l'homme, à la Divinité même : Me quoque fat a regunt, et d'autant plus propre à inspirer la terreur, qu'elle est plus aveugle et plus in- compréhensible dans ses effets. De là, la gran- deur et la beauté inimitable de la tragédie an- tique. On peut expliquer cette étrange conception de l'esprit par l'idée de l'infini, subsistant au fond de l'âme humaine, parmi les ténèbres de la plus grossière superstition^ et s'élevant au- dessus des vaincs idoles que l'imagination met à la place de Dieu. Or, l'idée de l'infini, quand le sentiment moral ne s'y joint pas, quand elle est séparée de l'idée de providence et de justice, quand un anthropomorphisme grossier la laisse en dehors et au-dessus de la nature divine, ne peut plus être qu'un sombre abîme, qu'un mys- tère menaçant et terrible comme la fatalité antique. Le destin, tel que. l'ont conçu les philosophes (nous entendons parler des phil nous offre un tout autre caractère : il n'est plus cette puis an e incompréhensible i qu h. iode appelle ave s jusl ce la fille de la nuit ; loi qui résulte de la nature des combinée avec les vues do la Providence] ou plutôt il est la Providence elle-même. Limitée dans son action par les lois de la nécessité et par les conditions qui naissent de la nature de chaque être. Pythagore, autant que nous pouvons juger de ses doctrines par des témoignages bien éloi- gnés de lui, Pythagore le définissait la mesure, la raison des choses, la nécessité qui enveloppe tous les êtres, et la raison qui les pénètre dans leur essence (Hiéroclès, in Ûarm. Aur. — Sto- liée, Eclog. phys., lib. I, c. vi). Platon, en déve- loppant la même idée dans tous ses ouvrages, a pris soin de la concilier, non-seulement ave la bonté et la providence divine, mais aussi avec la liberté humaine. Le destin, pour lui, c'est la puissance que l'âme du monde exerce sur tous les objets du monde sensible; c'est la ma- nière dont elle les conduit et les gouverne. Or l'âme du monde est formée, comme on sait, par le mélange du variable et de l'éternel, de l'es- sence immuable de l'intelligence et de la mobilité contingente de la matière. Ces deux mêmes élé- ments se rencontrent dans le destin, mélange de force et de raison, d'amour et de dure nécessité, loi constante et universelle de la nature, mais qui n'atteint pas les âmes particulières appliquées à la contemplation des idées éternelles, et luttant, comme elles en ont le pouvoir, contre les mou- vements désordonnés de la matière. Cette partie de la doctrine platonicienne a été conservée assez fidèlement par tous ceux qui invoquaient, avec plus ou moins de raison, Platon comme leur maître. Plutarque appelle le Destin le Fils et le Verbe la Providence (Plutarque, de Fato). Proclus le considère comme la loi du monde matériel et de l'âme en tant qu'elle dépend du corps ; mais cette loi est subordonnée aux plans de la raison éternelle, exécutés par le Démiurge, cause motrice et providence de l'univers. L'école stoïcienne, en effaçant la distinction établie par Platon entre Dieu et l'âme du monde, et en regardant celle-ci comme le principe suprême, comme la source unique de l'ordre, du mouve- ment et de l'intelligence, a donné au destin un caractère plus dur et plus sombre, mais n'a rien changé au fond de sa nature : il est toujours le résultat de ces deux mêmes éléments : de la raison suprême, absolue, qui a son siège dans l'âme du monde, et de la nécessité qui vient de la matière; car en vain les stoïciens faisaient-ils de l'univers un seul et même être qu'ils substi- tuaient à la place de Dieu; ils y distinguaient cependant un corps et une âme, c'est-à-dire la matière et l'âme universelle, et la loi suivant laquelle cet être se développe, leur représentait le destin. Ils le nommaient indifféremment l'or- dre naturel des choses (fji.a nous fait approcher d'aussi près que possible de la notion moderne du devoir. Le xaôrjxov exprime toute action convenable, ou si l'on veut naturelle, « dont on peut donner quelques raisons plausibles », par exemple des raisons d'utilité ou de sentiment : soigner sa santé, ménager sa fortune, nourrir ses enfants ; c'est ce que Cicéron appelle les devoirs moyens, officia média. Au-dessus de ces devoirs infé- rieurs, qui ne sont pas même rigoureusement des devoirs, mais simplement des fonctions, un degré supérieur de sagesse ou de vertu constitue le xatopôwu.a (officia perfecta ou absolument perfectum), la perfection, le parfait en soi, le- quel consiste à accomplir les mêmes actions que nous avons appelées déjà xa6r)/.ovTa, mais à les accomplir dans un autre esprit, non comme con- formes à nos inclinations naturelles, mais comme bonnes en soi, et conformes à l'ordre des choses. On voit que de toutes les expressions de la ter- minologie éthique des anciens, c'est bien le tô xaTopÔtoaa qui correspond le mieux à notre idée du devoir absolu : encore cette expression signifie-t-elle surtout la perfection idéale de la sagesse humaine plutôt que la notion de l'obli- gation prise en soi. L'analyse de la notion du devoir, comme on doit s'y attendre, fit peu de progrès dans la philosophie alexandrine et dans la philosophie scolastique. C'est vers le xvne siècle que nous voyons s'opérer dans les traités de morale le changement que nous avons déjà signalé, à savoir, la classification des devoirs substituée à la classification des vertus. Dans la Somme de saint Thomas d'Aquin, c'est encore la théorie des vertus et des vices qui sert de cadre à l'exposition de la morale pratique. Mais dans les œuvres de Grotius, de Puffendorf, de Cum- berland, de Malebranche, on voit l'es devoirs distingués, comme nous le faisons aujourd'hui par leurs objets; de là la distinction des devoirs en trois classes : envers nous-mêmes, envers nos semblables et envers Dieu. Cette classifica- tion doit avoir vraisemblablement son origine dans cette parole de l'Évangile : « Aime Dieu par-dessus toute chose et ton prochain comme toi-même. » Mais nous ne saurions dire exacte- ment à quelle époque elle s'est introduite dans l'enseignement de l'Éthique. Une autre distinction importante et d'un grand usage dans l'enseignement est la distinction entre les devoirs stricts et les devoirs larges (stricta et laxa), les premiers appelés aussi devoirs parfaits, les seconds devoirs imparfaits {per- fecta et imper fecta). On pourrait croire que cette distinction a été empruntée aux stoïciens et re- produit la distinction signalée plus haut entre les xa6rjxovTa et les xaTop')ô>uxTa (officia media, officia perfecta); mais il n'y a là qu'une analogie apparente. Nous avons vu pins haut quel était le sens de la distinction stoïcienne : celle que nous signalons maintenant a un tout autre caractère. Les devoirs stricts selon l'école, sont ceux qui ne laissent aucune liberté dans l'application : par exemple, rendre un dépôt. Il n'y a pas là de plus ou de moins. Un devoir large, au con- traire, c'est celui dont l'application est plus ou moins laissée à l'appréciation de l'agenl : cultiver son intelligence. En effet, cela est bien un devoir; mais dans quelle me- sure doit-on cultiver son esprit, et de quelle e dont l'individu paraît être le seul juge. Cette distinction importante, mais qui n'est pas sans difficulté, paraît devoir être attribuée à l'école de Wolf : caron ne la rencontre iins les moralistes antérieurs; et Kant, DEVO — 385 — DEVO au contraire, en fait constamment usage dans sa morale. Nous arrivons enfin à celui rie tous les philo- sophes modernes qui a étudié avec le plus de précision et de profondeur la notion du de oir. et lui a donné enfin dans la philosophie morale la place qu'elle devait avoir. Sans méconnaître que beaucoup des idées de Kant se rencontrent dispersées ou plus ou moins enveloppées dans la philosophie ancienne, ou dans les moralistes du xvne siècle, on ne peut nier que ce ne soit lui qui ait véritablement constitue la théorie du devoir sur ses bases définitives. Aussi n'avons- nous rien de mieux à faire ici qu'à résumer sa théorie, en indiquant les points où elle peut encore laisser à désirer. La seule chose qui puisse être tenue pour bonne sans restriction, nous dit Kant, c'est une bonne volonté. Les dons les plus heureux de la nature ou de la fortune peuvent devenir inutiles e pernicieux. Mais une volonté n'est pas bonne par le but qu'elle recherche : elle l'est par elle-même, et brille de son propre éclat, comme une pierre précieuse qui ne tire aucun avantage de son utilité. Elle ne l'est pas non plus par les inclinations même heureuses qui peuvent la déterminer à agir. Une action, même louable, mais dont le principe est une inclination naturelle, ou une vive sympathie, n'est pas en- core une action morale : elle peut mériter des éloges, il est utile d'en encourager de sembla- bles; elle peut être belle, elle n'est pas encore bonne. Le caractère distinctif d'une bonne volonté n'est donc ni dans le but, ni dans les mérites de la volonté même : il ne peut être que dans le principe d'après lequel elle agit, et dans son rapport avec ce principe. Or, ce principe ne doit pas se tirer de la sensibilité, mais de la raison; il ne doit pas être matériel, mais formel : sans quoi il se confondrait soit avec le but, soit avec les mobiles de l'action, et par conséquent, il n'aurait pas encore le caractère moral. Enfin il doit s'ap- pliquer non-seulement à toute volonté humaine, mais encore à toute créature raisonnable. En un mot, c'est un principe a priori, mais un principe de la raison pratique et non de la raison spécu- lative. Ce principe est le devoir, que nous devons examiner de plus près. Si l'on se représente une volonté qui n'obéisse pas nécessairement à la raison, qui soit partagée et tour à tour déterminée par des principes formels et parj des mobiles matériels (c'est-à- dire tantôt par la raison, tantôt par la sensibilité. Voy. l'art. Kant), dans cet état la volonté n'est pas absolument bonne ; et comme elle n'obéit pas toujours ni naturellement à la raison, elle est en quelque sorte contrainte, mais par une contrainte toute morale à lui obéir. Cette con- trainte exercée par la raison sur la volonté est ce que Kant appelle un impératif. 11 y a plusieurs sortes d'impératifs. Ceux qui commandent une certaine action, non pour l'ac- tion elle-même, mais pour le résultat qu'on ne peut obtenir que par elle, sont des impératifs hypothétiques : par exemple, les préceptes du médecin pour guérir les malades, ou ceux de l'empoisonneur pour tuer ses victimes, sont égale- ment des impératifs, mais conditionnels ou hypothétiques, c'est-à-dire subordonnés à une certaine fin, et à ce titre ils sont également bons et utiles. En général, les préceptes qui servent à l'accomplissement de nos désirs, et du plus grand de nos désirs, le bonheur, sont des impératifs hypothétiques. La formule de ces sortes d'impératifs est cette maxime si connue : ■ Qui veut la fin veut les moyens. » i>:ct. PHILOS. Mais il est une sorte d'impératif qui commande l'action, non pour son résultat, mais pour elle- même, et qui n'a rapport qu'au principe et à l'essence de l'action : c'est l'impératif catégo- rique (absolu), l'impératif de la moralité. Sa formule est : « Fais ton devoir, advienne que pourra. » Les préceptes de la première espèce ne sont à vrai dire que des conseils ou des règles; mais les impératifs catégoriques méritent seuls le nom de lois ou d'ordres. On voit donc que les règles ou conseils (les règles de Vhabileté, les conseils de la prudence), se rapportant toujours à un certain but, n'ont de valeur qu'autant qu'on connaît ce but, et qu'on les y approprie. — Au contraire, les lois pratiques (c'est-à-dire morales) s'imposent par elles-mêmes, et contraignent la volonté à l'action indépendamment du résultat : elles ont donc une évidence immédiate, qui fait qu'aussitôt aperçues la volonté sait qu'elle doit y obéir en tant que volonté ; mais cela implique que ces lois s'imposent a toute volonté quelle qu'elle soit. Ainsi ce genre de lois a nécessairement pour caractère l'universalité, et elles se résolvent dans la formule suivante : « Agis toujours d'après une maxime telle que tu puisses vouloir qu'elle soit une loi universelle. » C'est à ce signe que nous reconnaîtrons infailliblement la loi du devoir : car chacun de nous, lorsqu'il viole cette loi, veut bien se permettre par là quelque exception, comme n'étant pas de grande conséquence, mais il ne peut pas vouloir que la loi n'existe pas; car il ne consentirait pas pour cela à ce que la loi soit violée à son égard, aussi bien qu'il la viole lui-même. Par exemple, celui qui prend quelque chose au voisin, veut bien se permettre cela; mais il ne consentira pas à reconnaître d'une manière universelle et absolue qu'il est permis de prendre ce qui ne vous appartient pas. Mais nous n'avons jusqu'ici qu'une formule représentative de la loi; nous ne savons rien de son contenu. Toute action a une fin, même celle qui ne par aît pas être faite pour une fin. Mais il faut distinguer entre les fins matérielles ou objets pa rticuliers du désir, et qui sont toutes relatives à la nature particulière de la faculté de désirer, et les fins formelles ou objectives, qui sont présentées par la raison à tout être raisonnable comme les objets absolus du devoir. Les fins relatives et subjectives donnent lieu aux impé- ratifs hypothétiques, c'est-à-dire à ceux qui nous commandent de chercher certains moyens re- latifs à certaines fins, relatives elles-mêmes. Les fins objectives donnent lieu à l'impératif caté- gorique qui nous ordonne une action comme ayant une valeur absolue par rapport à une fin absolue. Or l'être raisonnable en général est une fin absolue, c'est-à-dire qu'il ne doit jamais se regarder lui-même comme un moyen, mais toujours comme une fin. Toutes les fois, par exemple, que l'homme obéit à ses inclinations au préjudice de sa raison, il se sert de lui- même comme d'un moyen. Or, c'est là le ca- ractère propre des choses. Les personnes, au contraire, ne doivent être jamais traitées de cette manière; elles sont des choses en soi, et, à ce titre, inviolables et respectables à toute volonté étrangère aussi bien qu'à elle-même : ce qui restreint, à la vérité, la liberté de chacun, et en même temps la protège et rend l'homme respectable à l'homme. La première formule proposée par Kant se transforme donc, et doit s'exprimer en ces termes : « Agis de telle sorte DEVO — 386 — DIAG t|iic lu traites toujours l'humanité, soit dans ta personne, soit dans la personne d'autrui, comme une fin, et que tu ne t'en serves jamais comme un moyen. » D'après cette formule, nos actions doivent non-seulement ne pas profaner l'humanité (en violant ses droits) , mais encore s'accorder avec elle, c'est-à-dire, la perfectionner et l'améliorer. De là la distinction des devoirs stricts et des devoirs larges. Mais tant que l'on considérera le principe de la moralité comme une loi extérieure à laquelle la volonté est soumise, on ne comprendra jamais qu'elle y obéisse simplement, sans qu'une force quelconque ou un attrait l'y détermine, ce qui serait détruire, nous l'avouons, l'universalité de la loi. On ne comprend donc l'universalité du principe moral qu'à la condition qu'il soit non- seulement une loi de la volonté, mais une loi voulue et portée par elle, en un mot à la condi- tion qu'elle soit une législation volontaire de l'être raisonnable. Kant se représente ainsi un règne des fins, c'est-à-dire un certain idéal compris de toutes les volontés raisonnables, qui sont toutes et se regardent les unes les autres comme fins en soi; mais qui ne le sont qu'à la condition d'instituer elles-mêmes une loi. et de l'établir en même temps pour toutes les volontés raisonnables. C'est ce principe que Kant appelle l'autonomie de la volonté : c'est ce privilège de participer à la législation universelle, et de n'obéir qu'à des lois universelles, mais portées par elles-mêmes, qui seul donne à la créature raisonnable une valeur intrinsèque et absolue. Ce nouveau carac- tère de la loi morale s'exprime par cette nouvelle formule : « Agis de telle sorte que ta volonté puisse se considérer elle-même, comme dictant par ses maximes des lois universelles. » Trois principes résument donc la doctrine de Kant sur le devoir : 1° Y impératif catégorique; 2° l'humanité considérée comme fin en soi; 3° l'autonomie de la volonté. On ne peut nier que cette doctrine ne contienne quelques-uns des fondements indestructibles d une théorie complète du devoir. La séparation de l'idée de devoir et de tout motif intéressé, l'obligation absolue de la loi abstraction faite du but, l'universalité de cette loi; l'homme, en tant que créature libre et raisonnable, considéré comme inviolable, enfin la loi elle-même ayant son principe dans l'intériorité même, et dans l'essence de l'être moral, et ne pouvant jamais résulter d'une force ou puissance extérieure, qui ne serait pas autorisée et confirmée par le dictamen de la conscience : tels sont les points vraiment inébranlables de la doctrine de Kant. On peut faire et l'on a fait à cette théorie du devoir trois reproches principaux : 1° Kant déduit l'idée du bien de l'idée du devoir, tandis que logiquement c'est le contraire qu'il faudrait faire. On ne dira pas : cela est bieu, car c'est mon devoir; mais on dira : c'est mon devoir, car cela est bien. 2° Il ne faut pas dire que la loi est portée par la volonté, mais par la raison. Un être n'obéira pas moins à lui-même en obéis- sant à la raison, qu'en obéissant à la volonté. Mais au moins, y a-t-il là un principe absolu et régulateur, tandis qu'on ne comprend pas une volonté se faisant des règles à soi-même : c'est, à ce qu'il semble, le pur caprice. 3° Enfin, Kant considère trop le devoir comme une discipline, l'homme comme un soldat, la loi comme une consigne. La libre initiative de l'individu, qui même en morale doit avoir sa part, n'a presque aucune place dans sa doctrine. Telles sont les rves que l'on peut faire à la théorie du devoir dans la philosophie de Kant: mais ce* réserves laissent intactes les bases fond i : de son analyse. P. 7, DEXIPPE, qu'il ne faut pas confondre a L'historien de ce nom. comme l'a fait Vossius, était disciple de Jamblique, et fiorissail vers le milieu du iv" siècle. 11 est connu par un petit ouvrage fort bien composé sur les Calégoi d'Aristote. C'est un dialogue en trois livres en lui et Sélcucus, l'un de ses disciples. L'éli propose des questions et des doutes plus moins graves, et le maître donne sur chaque dif- ficulté des solutions précises et le plus souvent fort élégantes. Le premier livre de ce dialogue est consacré aux Catégories mêmes; les deux au- tres à défendre les Catégories contre les attaques de Plotin. C'est une polémique curieuse dont l'histoire de la philosophie n'a pas en général tenu assez de compte, et qui doit désormais y prendre place. Les arguments de Dexippe sont en général très-clairs, très-précis, et ils repoussent victorieusement ceux de Plotin. Dexippe, qui a le titre de philosophe platonicien dans tous les manuscrits, soutient, dans ce petit ouvrage, une doctrine toute péripatéticienne; mais il n'y a rien en ceci qui doive étonner; et bon nombre de platoniciens ont, comme lui, défendu les princi- pes d'Aristote. L'ouvrage de Dexippe n'a pas encore été publié en grec, quoiqu'il méritât certainement de l'être. La grande édition de Berlin en a donné quel- ques fragments très-courts dans le quatrième volume des Commentaires sur les Catégories; mais ces extraits sont tout à fait insuffisants pour faire connaître le style et la manière de Dexippe. Son ouvrage entier n'est connu jusqu'à présent que par la traduction latine de Bernard Félicien, publiée en 1549 (in-8, Paris), avec une traduc- tion de l'ouvrage de Porphyre par demandeset par réponses sur les Catégories; ce travail a été reproduit en in-folio, 1566. Le texte original se trouve dans plusieurs manuscrits de la bi- bliothèque Médicis, de la bibliothèque de Ma- drid, et ce serait un service assez important à rendre à la philosophie que de le publier com- plètement. Yriarte, dans son Catalogue, a donné en grec, d'après le manuscrit de Madrid, l'index des chapitres des deux premiers livres. Il paraît qu'outre cet ouvrage de Dexippe, les manuscrits contiennent un second dialogue avec Séleucus et, de plus, un dialogue spécial sur la quantité. Les monuments de la philosophie au ive siècle sont trop peu nombreux pour qu'il ne soit point à désirer de voir reproduire ceux-là. La traduc- tion de Félicien suffit pour prouver que cette publication ne serait pas sans utilité. B. S.-H. DIAGORAS de Mélos, un sophiste qui s'est rendu célèbre par son athéisme, passe pour avoir été le disciple et l'affranchi de Démocrite. Il commença par écrire des dithyrambes en l'hon- neur de l'Esprit et du Destin, mais trompé par un dépositaire infidèle, qui demeura impuni, il cessa de croire aux dieux et tourna en dérision le culte qu'on leur rendait. A Samothrace, quel- qu'un lui citait comme démonstration de la Providence, le grand nombre d'offrandes faites aux dieux Cabires, par les navigateurs échappés du naufrage. « Que serait-ce, répondit-il, si tous ceux qui ont péri avaient pu apporter les leurs?» A Athènes, en compagnie d'Alcibiade et d'autres jeunes gens, il osa contrefaire les cérémonies d'Eleusis : c'était se perdre infailliblement. On l'accusa devant les tribunaux : 1" d'avoir pi- les mystères sacrés des grandes déesses; 2° voir divulgué ces mystères; d'avoir détourné ses amis de s'y faire initier. Diagoras prit la fuite '• il y allait de sa vie. En la xcie olympiade, entre les années 416 et 412 avant notre oro. fut rendu DIGE — 387 — DIDE et gravé sur la pierre le décret qui le déclarait coupable et mettait sa tête à prix. Diagoras mou- rut paisiblement à Corinthe , ou il s'était retiré. Quelques critiques, Pères de l'Église pour la plupart, ont insinué que Diagoras n'avait peut- être pas nié Dieu, mais seulement les dieux po- pulaires. Cette interprétation, qui ferait de l'af- franchi de Démocrite un martyr de la vérité comme Anaxagore et comme Socrate, a contre elle le texte formel de Cicéron (de Nat. Deor.} lib. I, c. i). Les seuls auteurs à consulter sont : le Sco- liaste d'Aristophane (Oiseaux, v. 1073), qui donne le décret porté contre Diagoras ; — Sextus Em- piricus, Adv. Phys., lib. IX, c. lui;. Hypot. Pyrrh., lib. III, p. 218; — Cicéron, de Nat. Deor., passim; — Valère-Maxime, liv. I, c. i. X. DIALLÈLE, et non pas Dialèle, comme on l'écrit quelquefois (de 5i' à/'/r.Àa, l'un par l'au- tre). Ce terme, tout à fait grec, répond parfai- tement à notre mot cercle. 11 sert à désigner le paralogisme où l'on tombe quand on fait entrer dans une définition le mol même qu'il s'agit de définir, ou un autre qui en dérive immédia- tement : par exemple, la bonté c'est ce qui fait qu'un être est bon, ou bien lorsqu'on veut dé- montrer l'une par l'autre deux propositions qui ont également besoin de preuve. Malebranche nous offre un exemple célèbre de cette manière de raisonner, lorsqu'il veut démontrer l'existence des corps par la révélation, oubliant que la ré- vélation suppose elle-même l'existence des corps, puisqu'elle ne peut se communiquer à nous que par les livres et par l'organe de certains hommes. Avant de recevoir cette signification générale, et de passer dans la langue ordinaire de la logique, le mot diallèle a été employé dans un sens par- ticulier par les sceptiques de l'antiquité. Ils l'ap- pliquaient à la science elle-même, qu'ils regar- daient comme impossible, sous prétexte qu'elle est condamnée à tourner éternellement dans un cercle : car, disaient-ils, il n'y a pas de science sans démonstration; or toute démonstration re- pose en dernière analyse sur certains principes qui eux-mêmes ne peuvent pas être démontrés et que, dans notre impuissance, nous regardons comme évidents par eux-mêmes. Voy. Agrippa, Pyrrhon. Scepticisme, etc. DIBATIS. Terme de convention mnémonique par lequel les logiciens désignaient un des modes de la quatrième figure du syllogisme. Voy. la Logique de Port-Royal, 3e partie, et l'article Syllogisme. DICÉARQTJE de Messine, disciple d'Aristote, florissait vers 320 avant J. C. 11 partageait l'opi- nion d'Aristoxène sur la nature de l'âme; c'est- à-dire qu'il la faisait résulter de l'harmonie des éléments, de l'ensemble des formes et des fonc- tions du corps. Le mouvement organique était considéré comme le principe de cette harmonie. L'âme et la raison, selon Dicéarque, ne sont rien de réel, rien qui ait une existence propre ; mais un certain état du corps, un certain mouvement engendré par la combinaison des divers éléments physiques, dès l'instant où la nature les a réunis. Il ne pouvait donc pas admettre, et il rejette en effet le dogme de l'immortalité de l'âme. Mais à peine est-il nécessaire de dire que ce n'est pas ainsi que pensait Aristote lorsqu'il faisait de l'âme la forme du corps animé. La forme ou l'en- téléchie dont parle le chef du Lycée n'a rien de commun avec ce grossier matérialisme (voy. Aristote et Péripatétisme). Malgré ces opinions, qui ne laissent plus sub- sister aucune distinction entre l'âme et le corps, Dicéarque admettait la possibilité de la divi- nation, tout en soutenant qu'il vaut mieux igno- rer l'avenir que de le connaître. Dicéarque n'est pas seulement connu comme philosophe; il s'est fait aussi une réputation dans les autres sciences. Il est le premier qui ait introduit la géographie dans le cercle des études de son école. On lui attribue de vastes connais- sances historiques, et, si nous en croyons Suidas, il avait écrit sur la république de Sparte un ou- vrage qu'une loi ordonnait de lire chaque année, dans le palais des éphores, en présence des jeunes gens. Les opinions de Dicéarque sur la nature de l'âme étaient exposées dans deux ouvrages, tous deux sous la forme de dialogues et divisés en trois livres : l'un était intitulé les Corinthia- ques, et l'autre les Lesbiaques. Entre beaucoup d'autres livres attribués à sa plume, nous citerons encore les Vies des Hommes illustres, où Dio- gène Laërce a beaucoup puisé. Les fragments qui nous restent de Dicéarque ont été recueillis et publiés par H. Estienne, avec des notes de Casaubon, in-8, Paris, 1589; par D. Heinsius, 2 vol. in-f°, Leyde, 1613; par Dodwel, de Di- cearcho ejusque fragmentis; dans le recueil de Hudson : Geographiœ veteris scriptores grœci minores, 4 vol. in-8, Oxford, 1698-1712. Consultez Ravaisson, Essai sur la métaphysique d'Aris- tote, tome II, Paris, 1837-46, in-8; Bayle. Dic- tionnaire historique, art. Dicéarque. J. T. DIDEROT. Il est impossible de parcourir la volumineuse collection des œuvres de Diderot, sans être frappé de la supériorité de cet esprit vraiment universel, et sans le placer tout d'abord fort au-dessus de sa réputation. Cette impression favorable est devenue générale en France, depuis qu'une nouvelle édition a répandu la connais- sance des idées de ce célèbre écrivain. Ce n'est pas, du reste, que Diderot ait été méconnu de ses contemporains. Sans parler des éloges en- thousiastes dont le comblèrent ses amis et ses admirateurs passionnés, les plus grands esprits du xvme siècle ont rendu hommage à l'immense activité de son esprit et à la prodigieuse variété de ses connaissances. Rousseau disait de Diderot à Mme d'Épinay : « C'est un génie transcendant comme il n'y en a pas deux dans ce siècle. » « J'attends avec impatience, écrivait Voltaire à Thieriot, les réflexions de Pantophile Diderot sur Tancrcde. Tout est dans la sphère d'activité de son génie; il passe des hauteurs de la méta- physique au métier d'un tisserand, et de là il va au théâtre.... C'est peut-être le seul homme ca- pable de faire l'histoire de la philosophie. » Cette universalité de connaissances, et cette incomparable activité d'esprit, expliquent l'ad- miration des contemporains, et l'indifférence de la postérité. Les contemporains ont vu Diderot à l'œuvre. Ils ont assisté au grand travail de YEn- cyclopédie, commencé par d'Alembert et Diderot, et terminé par les efforts de Diderot abandonné à lui-même. Ils ont entendu cette parole puissante et inspirée qui embrassait tout dans ses fécondes digressions, histoire, érudition, arts, sciences et philosophie, et dont ses écrits, toujours pleins de verve, et étincelants de vues originales et profondes, ne sont qu'un écho fort affaibli. C'est dans ces brillantes causeries de salon que Di- derot laissait échapper, comme au hasard et en abondance, des pensées sur toute matière, supé- rieures à tout ce que renferment les traités ex profcsso, et qu'on admirait tour à tour la sub- tilité du métaphysicien, la finesse et la profon- deur du critique, la précision du savant, l'élo- quence de l'orateur. Que nous est-il resté de tout cela? Beaucoup d'essais et de digressions, et pas un livre. L Encyclopédie atteste l'immense savoir DIDE — 388 — DIDE eila prodigieuse activité de Diderot; mais il ne faut y chercher ni l'originalité de son esprit, ni les doctrines qui lui sont propres. La prudence faisait un devoir aux auteurs de ce grand ouvrage, de n'y rien publier de contraire a la religion et aux croyances communes. Malheureusement pour la gloire de Diderot, la postérité ne connaît que les livres. Quel que soit le génie d'un homme, quelque influence et quelque prestige qu'il ait exercés sur ses contemporains, s'il n'a pris soin de recueillir toute sa pensée et de concentrer tout son talent dans une œuvre complète, il ira se confondre, se perdre dans la foule des esprits d'un mérite secondaire : Diderot en est un frap- pant exemple. Ce critique profond et novateur qui a créé l'esthétique des beaux-arts et inventé le drame, est moins populaire que le Batteux, Marmontel et Laharpe; ce métaphysicien qui, dans ses lettres sur les aveugles et les sourds- muets, a frayé la route à Condillac et à tous les idéologues du xvine siècle, obtient à peine une mention dans l'histoire de la philosophie, où tant d'esprits médiocres occupent une large place. Après la nouvelle publication des œuvres de Diderot, après tout ce qui a été dit en sens con- traire par les panégyristes et les détracteurs de ce rare esprit, il ne s'agit plus d'accuser ni de réhabiliter Diderot, mais de le faire connaître, et surtout de rechercher s'il n'y a pas au fond de tous ses écrits une pensée générale, dont il poursuit le développement à travers toutes ses digressions de penseur et ses fantaisies d'écri- vain. On a beaucoup reproché à Diderot le va- gue, l'incertitude et l'incohérence de ses idées. Voltaire disait, en parlant de l'esprit de Diderot : « C'est un four où rien ne cuit. » Peut-être suf- firait-il d'une analyse rapide de ses ouvrages, pour démontrer, au contraire, la simplicité, la fixité et l'enchaînement systématique de ses idées. Diderot n'a point laissé de doctrine proprement dite en métaphysique, comme Locke et Con- dillac; mais la vigueur de son esprit et l'origi- nalité de ses vues percent dans tous ses écrits sur cette matière. La Lettre sur les aveugles contient des observations neuves et profondes sur la métaphysique des aveugles, et sur l'impos- sibilité que l'œil puisse s'instruire et s'expéri- menter de lui-même, sans le secours du toucher. C'est dans cette lettré que Diderot a fait ressortir le premier la connexion des systèmes de Ber- keley et de Condillac, et comment la doctrine de la sensation conduit à l'idéalisme absolu, qui nie toute réalité extérieure. « Selon l'un et l'autre, dit Diderot, et selon la raison, ces termes essence, matière, substance, etc., ne portent guère par eux-mêmes de lumière dans notre esprit; d'ailleurs, remarque judicieusement i'au-- teur de l'essai sur Vorigine des connaissances humaines, soit que nous nous élevions jusqu'aux cicux, soit que nous descendions jusque dans les abîmes, nous ne sortons jamais de nous-mêmes; et ce n'est que notre propre pensée que nous apercevons : or c'est là le résultat du premier dialogue de Berkeley, et le fondement de tout son système. » Dans la Lettre sur les sourds et muets, Diderot considère l'homme distribué en autant d'êtres distincts et séparés qu'il a de sens, et donne ainsi le premier exemple de cette méthode analytique, appliquée plus tard avec plus de suile, de détail et de précision, par Con- dillac, dans le Traité des sensations. Ce mor- ceau est plein de remarques fines et profondes sur le principe métaphysique des inversions dans les langues, sur la distinction de l'ordre naturel et de l'ordre logique de nos idées. Diderot y montre fort bien roinment les inversions, tou- jours contraires à l'ordre logique, sont le plus souvent très-conformes à l'ordre naturel de nos idées. Il est peut-être le seul métaphysicien de son temps qui n'ait point confondu la marche de la nature avec celle de l'analyse scientifique ou grammaticale, et qui n'ait point imagine; avec Condillac et toute son école, de faire débuter l'esprit par le simple et l'abstrait : « Notre âme, dit-il, est un tableau mouvant, d'après lequel nous peignons sans cesse. Nous employons bien du temps à le rendre avec fidélité; mais il existe en entier et tout à la fois : l'esprit ne va pas à pas comptés comme l'expression. » On sait que Diderot se faisait gloire d'être athée et matérialiste. Mais on se fait générale- ment une fausse idée de sa doctrine. Il vécut dans un temps où l'esprit philosophique, désa- busé de la spéculation par le discrédit des sys- tèmes, et enivré des procédés de l'expérience par le spectacle des progrès des sciences physi- ques et naturelles, perdit tout à fait le sens des hautes vérités métaphysiques et morales, et re- légua parmi les questions chimériques tous les problèmes relatifs à Dieu, à l'àme humaine et à sa destinée future. Quelques métaphysiciens, comme Locke, Condillac et Bonnet ; quelques écrivains, comme Rousseau et Voltaire, tout en professant la doctrine généralement admise sur l'origine de nos idées, reconnurent l'existence de Dieu et la spiritualité de l'âme plutôt au nom du sens commun que de la science. Les autres, plus conséquents et plus fidèles à l'esprit géné- ral de la philosophie de ce siècle, proclamèrent hautement l'athéisme et le matérialisme. Dide- rot fut de ce nombre ; mais l'originalité, et on pourrait dire la grandeur des conceptions sur lesquelles il établit sa doctrine, la verve et l'en- thousiasme avec lesquels il la développa, lui mé- ritent une place à part parmi les athées et les matérialistes. Diderot partagea le mépris de son siècle pour toutes les vérités spéculatives, et ne voulut rien voir au delà de l'expérience ; mais au moins il comprit la nature active et vivante de la réalité sensible. Il fit justice de l'absurde et stérile hypothèse cartésienne, qui réduit l'es- sence de la matière à l'étendue, et explique par la pure mécanique tous les mouvements de la nature ; il reconnut partout, comme Leibniz, sous l'apparence de l'inertie matérielle, la force et la vie. La nature entière lui apparut, non comme une immense collection d'atomes dont les diverses combinaisons par le mouvement produiraient la figure, la vie, la couleur et tou- tes les propriétés qui affectent nos sens, mais comme un grand foyer d'activité et de vie, dont le rayonnement produit tout ce que nous voyons. « Le corps, selon quelques philosophes, est, par lui-même, sans action et sans force ; c'est une terrible fausseté, bien contraire à toute bonne physique, à toute bonne chimie: par lui-même, par la nature de ses qualités essentielles, soit qu'on le considère en molécules, soit qu'on le considère en masses, il est plein d'activité et de force. » Et plus loin: «La force qui agit sur la molécule s'é- puise ; la force intime de la molécule ne s'épuise point : elle est immuable, éternelle. Ces deux for- ces peuvent produire deux sortes de iiisus: la pre- mière, un 7iisus qui cesse; la seconde, un ni- sus qui ne cesse jamais: donc, il est absurde de dire que la matière a une opposition réelle au mouvement. » {Principes philosophiques sur la matière et le mouvement.) Il faut voir avec quelle verve et quel appareil de science physio- que il expose sa doctrine matérialiste, dans le Rêve de d'Alembert. Il nie l'âme proprement dite, en tant qu'être distinct et séparé du corps; DIDE 389 DTDE mais il considère le principe du corps, la ma- tière, comme un être essentiellement actif et vi- vant ; il en fait une sorte d'âme de la nature. Celte hypothèse est loin, sans doute, d'expliquer Fhomme tout entier ; mais si elle laisse en de- hors la vie morale et intellectuelle, la pensée et la volonté, elle explique la vie sensible et ani- male ; ce que ne fait même pas le matérialisme ordinaire. Diderot ne concevait pas seulement la 8 matérielle qui fait le fond de lu nature comme une simple collection de forces ; il se la représentait comme un grand tout dont les di- verses parties correspondent et conspirent en- semble. L'unité de la nature ne lui était pas moins évidente que la force et l'activité de la matière. Cette manière de considérer et d'expliquer le monde touche au panthéisme ; non point au panthéisme idéaliste qui absorbe l'univers en Dieu, mais au panthéisme naturaliste qui ab- sorbe Dieu dans le monde. Aussi ne doit-on pas s'étonner d'entendre l'athée Diderot s'écrier {Pensées philosophiques) : « Les hommes ont banni la Divinité d'entre eux ; ils l'ont reléguée dans un sanctuaire ; les murs d'un temple bor- nent sa vue ; elle n'existe point au delà. Insen- sés que vous êtes ! détruisez ces enceintes qui rétrécissent vos idées ; élargissez Dieu; voyez-le partout où il est, ou dites qu'il n'est point. » Si l'esprit vaste et fécond de Diderot subit l'influence de la philosophie de son siècle, au point de rester fermé au monde métaphysique, son âme était trop grande et trop libre pour s'enchaîner à la morale étroite et mesquine de l'intérêt bien entendu. Il n'avait qu'à consulter sa propre nature, pour s'assurer que le principe d'Helvétius ne suffisait point à rendre compte de tous les actes de la vie de l'homme. Il ne voit dans la morale chrétienne et dans toute morale idéaliste qu'un absurde ascétisme faisant violence à la nature. Sa loi, son idéal, c'est la nature. Tout ce qui la dépasse lui semble chimérique et arbitraire. Mais, d'un autre côté, il veut la na- ture complète ; il la veut avec toutes ses faibles- ses, mais aussi avec toute sa force, sa bonté et sa fécondité. Il glorifie les passions et prêche l'amour du plaisir ; mais en même temps il cé- lèbre les nobles affections, les sentiments purs, l'enthousiasme et le dévouement. Cette morale n'est point la vraie, sans doute; que peut la na- ture, même avec toutes les inspirations de la sensibilité et de l'imagination, si elle n'est point éclairée par un rayon de cette lumière qui vient d'un monde supérieur? Que peut la nature sans l'idéal ? Et pourtant mieux vaut encore la na- ture simple mais vraie, aveugle mais riche, ca- pricieuse mais puissante, que la triste loi de l'in- térêt. Il est curieux d'entendre Diderot rétablir et relever la nature humaine, mutilée et abais- sée par Helvétius. A ce philosophe exaltant le hasard et le montrant partout comme le prin- cipe du génie, Diderot répond: « Les hommes de génie sont, ce me semble, bientôt comptés, et les accidents stériles sont innombrables. C'est que les accidents ne produisent rien : pas plus que la pioche du manœuvre qui fouille les mi- nes de Golconde ne produit le diamant qu'elle en fait sortir.... Homme de génie? tu t'ignores si tu penses que c'est le hasard qui t'a fait; tout son mérite est de t'avoir produit. Il a tiré le ra- deau qui te dérobait à toi-même et aux autres le chef-d'œuvre de la nature. » Commentaire phi- losophique sur le livre d'Helvétius. Cet ouvrage n'a point été publié complètement dans la col- lection des Œuvres de Diderot. 11 n'est connu que par les fragments qu'en cite Naigeon dans sa Notice sur la vie et les ouvrages de Diderot. Dans ce commentaire, Diderot met en question le principe de toute la métaphysique d'Helvétius et de Condillac, que sentir, c'est juger. « Le stupide sent, mais peut-être ne jug'e-t-il pas. L'être totalement privé de mémoire sent, mais il ne juge pas. Le jugement suppose la compa- raison de deux idées. La difficulté consiste à sa- voir comment se fait cette comparaison. » Diderot ne pense pas avec Helvétius que la douleur et le plaisir physiques soient les seuls principes des actions de l'homme. « Sans doute il faut être organisé comme nous et sentir pour agir ; mais il me semble que ce sont là les con- ditions essentielles et primitives, les données sine qua non, mais que les motifs immédiats et prochains de nos aversions et de nos désirs sont autre chose.... Comment résoudrez-vous, en der- nière analyse, à des plaisirs sensuels, sans un pitoyable abus des mots, ce généreux enthou- siasme qui les expose (les philosophes) à la perte de leur liberté, de leur fortune, de leur honneur même et de leur vie? » Diderot ne s'occupa de métaphysique et de morale qu'accidentellement. Son génie et son goût le portaient surtout vers la critique de la poésie et des beaux-arts. Dans ces études, Dide- rot n'a point d'égal. Sa critique sait unir aux vues philosophiques les plus élevées une science profonde du technique et un sens exquis des beautés de détail. Quelle vérité d'analyse, et quelle verve d'expression dans ses articles sur les salons! Quelle connaissance de l'antique, et quel sentiment du vrai et du naturel ! Une seule chose manque à cette critique incomparable, le sentiment de l'idéal. C'est toujours la même muse qui inspire Diderot dans l'étude des beaux- arts, comme en morale et en métaphysique; et malheureusement cette muse ne descend pas du ciel. Personne n'a au même degré que Diderot le sentiment de la nature et de la réalité; mais ce sentiment, si profond et si exquis qu'il soit, ne doit point exclure le sens de l'idéal. L'insuf- fisance du principe de la critique de Diderot se révèle surtout dans ses essais de réforme drama- tique. Il serait sans doute injuste d'en juger par les compositions de l'auteur; car, bien qu'il se soit cru une vocation sérieuse pour le théâ- tre, il est évident qu'il était dépourvu du génie dramatique. Ses drames manquent d'intérêt, de mouvement et d'intrigue ; la causerie et la dé- clamation y remplacent l'action. 11 n'avait vrai- ment que le génie du dialogue; et, si son genre eût prévalu, les grandes passions et les grands mouvements dramatiques eussent disparu de la scène, et le drame eût dégénéré en conversation de salon. Mais quand la théorie dramatique de Diderot eût eu à son service le génie d'un Shak- speare, elle ne pouvait produire une œuvre d'art vraiment belle. Non que la réforme de Di- derot ne soit d'une profonde vérité ; il a eu rai- son d'invoquer la nature et la liberté dans un temps où le sentiment du naturel se perdait tout à fait, et où le génie dramatique se trou- vait à l'étroit dans les règles d'Aristote. La tra- dition classique avait épuisé son mouvement. Il fallait que la poésie et l'art s'engageassent dans des voies nouvelles, sous peine de dégénérer en stériles et froides imitations des chefs-d'œuvre du grand siècle. Diderot pressentit le premier cette nécessité de transformation ; il comprit que l'esprit littéraire périssait faute d'air et d'espace, et voulut tout émanciper et tout élar- gir, la poésie et l'art aussi bien que la vertu et Dieu. Mais il oubliait, comme les artistes et les critiques de nos jours qui ont embrassé ses idées, que le sentiment de l'idéal est le principe de toute œuvre d'art, et que la poésie et les DIET 390 — DIEU beaux-arts, comme la morale et la métaphysi- que, puisent leurs inspirations à une source plus ('levée que l'expérience. Quoi qu'il en soit, la réforme de Diderot, peu 6e d'abord en France, fut accueillie avec ar- deur au delà du Rhin par de grands esprits. iing en développa les principes dans sa dra- maturgie, et le Père de famille devint le modèle de ses compositions dramatiques. Or, Lessing est considéré en Allemagne comme le créateur de la logique esthétique. Gœthe admira et aima p irticulièrement le génie de Diderot. Cet en- gouement sincère et constant n'est point un simple caprice du grand poète; il s'explique par une profonde identité de génie et de doctrine des deux penseurs. Un même sentiment vivait au fond de leur âme ; un même principe domi- nait toutes leurs théories et toutes leurs compo- sitions, à savoir, le culte de la nature et de la réalité. L'esprit de Gœthe, plus profond et plus étendu que celui de Diderot, mesura dans tout son essor, et scruta avec une égale curiosité les profondeurs du monde physique et celles du monde moral. Il comprit tout, mais il aima sur- tout la nature; il eut plutôt l'imagination que le sentiment de l'idéal. Cette âme sceptique et froide en apparence, à laquelle on a reproché d'expliquer et d'accepter tout, le bien et le mal, le dévouement et l'égoïsme, l'ordre et le désor- dre, voit la réalité si grande et si belle, qu'elle la confond avec l'idéal. Elle l'explique et l'ac- cepte, non pas par résignation, mais avec admi- ration et amour. Elle n'est froide et indifférente qu'en face des abstractions métaphysiques, qui mutilent la réalité au profit d'un système; mais quand elle se retrouve en présence de la nature et de la réalité, elle reconnaît son Dieu, et l'a- dore avec passion. Au fond, il en est du scepti- cisme de Gœthe comme de l'athéisme de Dide- rot; il y a trop de bonté chez l'un pour un sceptique, et trop d'enthousiasme chez l'autre pour un athée. Ils ont tous les deux le culte de la nature et la foi du panthéisme. Cette courte analyse suffit pour montrer l'u- nité de la pensée de Diderot dans tous ses tra- vaux. Métaphysique, morale, critique des beaux- arts, compositions dramatiques, tout porte l'em- preinte d'un même sentiment et d'un même es- prit. Diderot ne connaît qu'un Dieu en métaphy- sique, qu'une loi en morale, qu'une règle en esthétique, la nature, la nature dans toute sa force et dans toute sa grandeur, mais aussi dans toute sa simplicité ; la nature sans fard, mais sans idéal. Les œuvres de Diderot ont été recueillies et publiées par Naigeon, Paris, 1798, 15 vol. in-8 ; une édition plus complète, Paris, 1821, 22 vol. in-8, contient les Mémoires de Naigeon sur Diderot; enfin on a publié depuis des Mémoires et Œuvres inédites, Paris, 1830 et 1834, 4 vol. in-8. M. Damiron a publié un Mé- moire sur Diderot dans le tome XXI du Compte rendu des séances de i 'Académie des sciences morales et politiques. Voy. l'article Encyclopé- die. E. V. DIETZ (Jean-Chrétien-Frédéric), né en 1765, à Wetzlar, dans le gouvernement de Coblentz, fut successivement sous-directeur et directeur d'écoles, pasteur à Ziethen, près de Ratzebourg. li est connu par la publication d'un assez grand nombre d'ouvrages philosophiques, dans l'esprit du kantisme. Ces ouvrages sont: Antilhéétèle, ou Examen du stjxlrinr pliilnsophii/ue de Tiede- mann dans son Théétètc, in-S, Rostock et Leip- zig, 1798; — Réponse aux lettre* idéalisées de Ticdemann, in-8, Golha, 1801; — La philoso- phie et le philosophe envisagés, du véritable point de vue, etc., in-8, Leipzig, 1802; — .Sur la science, la foi, le mysticisme et le scepticisme, in-8; Lubeck, 1808. — Dietz a fait paraître dans les journaux un grand nombre d'antres petits écrits sur la philosophie, la philologie, la péda- gogie et le théâtre. J. T. DIEU. Ce nom est écrit dans toute la nature; mais il n'apparaît nulle part en traits aussi lisi- bles et aussi purs que dans le cœur, dans la pensée et, par conséquent, dans les institutions de l'homme. On le rencontre dans toutes les langues, si incultes et si barbares qu'elles puis- sent être, à l'origine et dans l'histoire de tous les peuples, en tête de tous les codes, dans les œuvres de l'artiste, dans les chants du poète, aussi bien que dans la bouche du prêtre et dans les méditations du philosophe. Cependant il ne faut point s'y méprendre : quoique l'idée de Dieu soit tellement naturelle à notre esprit qu'elle semble se produire d'elle-même dans nos paroles et dans nos œuvres, elle est obligée de subir la condition commune de toutes nos idées et de toutes nos connaissances; elle ne se déve- loppe, elle ne s'éclaire que par la réflexion, que par l'observation attentive du monde extérieur et de nos propres facultés, que par un complet et libre usage de notre raison, où, comme nous espérons le démontrer bientôt, elle a son fonde- ment et son origine. Sans doute il est arrivé plus d'une fois que la réflexion, que la spécula- tion philosophique, s'appuyant sur une base er- ronée ou insuffisante, a produit un résultat tout à fait opposé, et, au lieu de lui donner plus de force, a révoqué en doute la première et la plus importante de toutes les vérités; mais si l'on détourne les yeux d'un petit nombre de sys- tèmes dont l'ascendant fut toujours très-limité, pour les porter sur l'histoire de l'esprit humain, on verra avec quelle lenteur l'idée de Dieu, obs- curcie par l'imagination et par les sens, a triom- phé peu à peu des plus monstrueuses supersti- tions. Qui oserait dire que le matérialisme de Démocrite et d'Épicure, que le scepticisme de Protagoras ou de Pyrrhon ont eu des effets plus funestes que le culte de Moloch, de Vénus As- tarté, et de tant d'autres divinités non moins horribles, qu'une suite innombrable de généra- tions a honorées par la folie, le meurtre et la débauche? En revanche, il est incontestable que les premières lueurs qui ont éclairé cette nuit épaisse du paganisme sont parties de la philoso- phie. On ne peut, sans un aveuglement obstiné, refuser à Pythagore, à Anaxagore, à Socrate, à Platon, la gloire d'avoir fait connaître à l'Italie et à la Grèce l'existence d'un seul Dieu, pur es- prit, architecte et providence du monde ; et avec quelque sévérité qu'on juge les philosophes leurs contemporains ou leurs successeurs, on ne peut s'empêcher, à part quelques exceptions, de placer leurs doctrines bien au-dessus des gros- sières croyances de la multitude. Le même fait s'est reproduit dans l'Inde, dans la Chine, et partout où une science indépendante, unique- ment fondée sur l'observation et sur la raison, s'est constituée à côté de l'autorité religieuse. On peut dire, sans rien ôter à la grandeur delà mission du christianisme, que, dans le temps où l'Évangile a été prêché aux nations, la religion aie était déjà vaincue par la philosophie, et n'offrait plus aux regards des païens eux-m qu'un fantôme impuissant. Mais avant de demander à la raison, ei à la plus haute expression de la raison, à li le idée nous devons nous faire de la nature de Dieu, il faut que nous sachions sur quelle! prem es nous croj ons à son existence ; il laut de plus, que nous connaissions l'histoire de ces preuves, que nous en ayons l'ait l'inventaire DIEU — 391 DIEU exact, que nous soyons parvenus à en déterminer l'origine, la portée et la valeur; et avant d'a- border ce second problème, nous en avons encore un autre à résoudre, dont l'importance se fait surtout sentir de notre temps, où, tantôt au nom du scepticisme, tantôt au nom de la foi, on con- teste à la raison le privilège de nous découvrir l'existence du premier Être : nous sommes obli- gés de rechercher si. en général, une démonstra- tion de l'existence de Dieu est possible, et dans quel sens, sous quelles conditions elle est pos- sible. 1° Lorsqu'on demande si l'existence de Dieu peut être démontrée, il faut mettre hors de cause l'intelligence humaine, prise en général et dans l'ensemble de ses facultés; en un mot, il faut écarter le scepticisme ; autrement la question n'a aucun sens : car, si nous sommes condamnés à une ignorance irrémédiable de toutes choses, il est clair que l'existence de Dieu ne sera plus qu'une hypothèse parmi tant d'autres hypothè- ses, au nombre desquelles nous devons com- prendre notre propre existence. Quand nous fai- sons cette réserve, nous ne désirons pas qu'on nous fasse grâce des difficultés élevées par le scepticisme sur le sujet qui nous occupe en ce moment; nous voulons seulement ne pas nous éloigner d'une question assez grave et assez in- téressante par elle-même, en y mêlant hors de propos le problème plus général et plus compli- qué de la légitimité des connaissances hu- maines. Une autre remarque à faire avant d'entrer dans le fond du sujet, c'est que, si l'existence de Dieu ne peut pas être démontrée, ne peut en aucune manière être établie et reconnue par la raison, il faut se résoudre à la tenir pour dou- teuse, ou même à la rejeter complètement. 11 semble que cette proposition soit d'elle-même assez claire pour n'avoir pas besoin de preuve ; du moins, c'est ce qui semblait autrefois : car tous ceux qui prétendaient ne trouver aucune trace d'un premier être, d'une cause intelligente du monde, soit qu'ils la cherchassent dans la na- ture extérieure ou dans leur propre conscience, ne faisaient point difficulté de se déclarer athées ou sceptiques. Ceux, au contraire, qui croyaient en Dieu ne manquaient pas de montrer que rien n'est plus insensé que de n'y pas croire, et cette foi, sans laquelle il n'y en a pas d'autre, c'est à la raison, à toutes les facultés naturelles de l'homme qu'ils confiaient le soin de la justifier ; sous ce rapport il n'y a aucune différence entre les païens et les chrétiens, entre les philosophes et les Pères de l'Église. Saint Augustin, saint Anselme de Cantorbéry, saint Thomas d'Aquin, Bossuet et Fénelon, aussi bien que Socrate. Pla- ton, Aristote, Leibniz et Descartes, ont fourni des preuves de l'existence de Dieu, et ne pen- saient point compromettre leur caractère ou tra- hir la cause de la religion en montrant que l'homme, le plus sublime ouvrage de la création, porte en lui-même, c'est-à-dire dans son intelli- gence, l'empreinte du Créateur. Un seul homme, durant ce laps de temps immense, a osé dire que l'existence de Dieu, si elle n'était enseignée par la foi, ne pourrait jamais être admise avec certitude, et que toutes les preuves qu'on en donne au nom de la raison sont plus ou moins spécieuses, mais également incapables de pro- duire la conviction dans une intelligence sévère. Cet homme, c'est Occam, le défenseur outré du no- minalisme, le vrai précurseur de l'école sensua- liste du xvme siècle- et l'opinion qu'il détendait, il faut le dire, par les arguments les plus déses- pérés, avait contre elle tout le moyen âge, que certes on n'accusera pas d'avoir fait une trop grande part à la raison et au libre examen. Mais aujourd'hui les choses ont bien changé de face : ceux qui se piquent de zèle pour la religion, et dont le devoir est de prémunir les âmes contre les atteintes du doute, font tous leurs efforts pour décrier, avec la raison elle-même, les mo- tifs pour lesquels les hommes ont toujours cru en Dieu, dans leur âme immortelle et dans la sainteté de la loi morale, et, selon les circon- stances, ils adressent le reproche ou d'athéisme ou de panthéisme à ceux qui défendent les droits de la raison et la foi universelle du genre hu- main. En imaginant ce stratagème pour dégoû- ter l'esprit moderne de la liberté de penser, son premier élément et son plus impérieux besoin, ils ont oublié qu'ils abandonnaient la tradition des plus purs génies de l'antiquité et des temps modernes, des plus illustres Pères de l'Église, pour se mettre à la suite du nominaliste, de l'ex- communié du xive siècle. Ce n'est pas là cependant qu'est le seul tort de ce système ; il y en a un autre beaucoup plus grand, celui d'être con- traire, nous ne dirons pas à la vérité, qui n'est pas mise en cause, mais à l'intérêt dans lequel il a été visiblement inventé. En effet, si nous ne trouvons en nous aucun moyen de nous assurer que Dieu existe, au nom de qui viendra-t-on nous parler de révélation et de foi ? Toute révé- lation ne vient-elle pas de Dieu ? Toute foi vrai- ment légitime, n'est-ce pas à lui qu'elle s'adresse et, par conséquent, ne suppose-t-elle pas son existence déjà connue et démontrée par la rai- son? Et comment serons-nous capables de l'ai- mer, de le connaître, de l'adorer, de nous repo- ser sur lui, si nous n'avons aucune idée de sa toute-puissance, de sa sagesse, de sa nature en général ; si enfin les sentiments dont il peut être l'objet, et que nous éprouvons si souvent à notre insu, n'ont pas de racine dans nos cœurs? Avec cela il faudrait que la nature, au lieu de racon- ter la gloire de Dieu, pour nous servir des ex- pressions sublimes de l'Écriture, se montrât à nos yeux sans grandeur, sans harmonie, sans merveilles, telle qu'elle apparaît précisément aux athées les plus désespérés. Mais il n'est pas nécessaire que nous insistions plus longtemps; on ne persuadera à personne que le scepticisme soit la première condition de la foi, et que, pour élever son âme à la connaissance de Dieu, il faille nécessairement commencer par fermer les yeux sur tous les faits qui nous attestent son existence. 11 y a aussi un philosophe moderne d'une im- mense célébrité, l'auteur de la Critique de la Raison pure, qui a soutenu, mais dans un tout autre but et avec une originalité pleine de pro- fondeur, que la raison est impuissante à démon- trer l'existence de Dieu. Selon Kant, l'idée que nous avons de Dieu, en même temps qu'elle est un produit naturel de notre intelligence, est un pur idéal qu'aucun effort de raisonnement ne peut changer pour nous en réalité. Par une pente irrésistible de notre esprit, nous sommes portés à donner à l'ensemble de nos connais- sances, c'est-à-dire de nos perceptions, un carac- tère systématique et la plus haute unité possi- ble. C'est pour cela qu'après avoir rattaché les uns aux autres par certains rapports déterminés d'avance, par certaines lois inhérentes à notre entendement et désignées sous le nom de caté- gories, les divers phénomènes qui se présentent à nous dans le champ indéfini de l'expérience, nous voulons encore les subordonner tous à une condition suprême que nous hypostasions, c'est- à-dire que nous personnifions dans un être de- venu dans notre esprit le type de toute perfec- tion et le principe de toute existence. Mais nous DIEU 392 DIEU sommes dans l'impossibilité de savoir si cet être existe en réalité; car, de l'idée d'une chose à son existence, à l'objet même que cette idée nous représente, il y a tout un abîme. En vain dirons-nous que la notion d'existence est néces- sairement comprise dans l'idée d'un être souve- rainement parfait; Kant nous répondra qu'il ne s'agit pas ici de la notion d'existence, mais de l'existence elle-même, qui n'ajoute rien à l'idée que nous pouvons avoir d'un être quelconque et n'en retranche rien quand elle manque. Cette opinion de Kant est la conséquence iné- vitable de son système : on ne saurait la discu- ter d'une manière approfondie sans faire la cri- tique du système tout entier ; ce qui nous éloi- gnerait considérablement de notre sujet et doit naturellement trouver sa place ailleurs (voy. Kant). Mais sans nous égarer dans le vaste et sombre labyrinthe de la métaphysique kan- tienne, nous ferons deux remarques qui suffiront parfaitement au but que nous nous proposons ici. Nous dirons d'abord que Kant n'a pas eu le courage de persister dans son opinion, et, après avoir mis en doute l'existence de Dieu avec la raison elle-même, en tant qu'elle s'exerce dans le champ de la spéculation, il entreprend de la démontrer au nom de la raison pratique, dans l'intérêt et comme une conséquence de la loi mo- rale. En. d'autres termes : Dieu, considéré comme l'Etre des êtres, comme la cause et la providence du monde, est une pure hypothèse dont la preuve est impossible; mais comme prin- cipe de toute justice, comme législateur des êtres libres, comme rémunérateur du bien et du mal moral, nous sommes obligés de croire en lui. Il y a là certainement une contradiction, ou il n'y en a nulle part. Comment croire, en effet, à cette différence énorme, à cet abîme que Kant a voulu établir entre la conscience morale, ou, comme il l'appelle, la raison pratique et la rai- son théorique ou spéculative? N'est-ce pas la même raison, n'est-ce pas le même esprit qui s'exerce à la fois dans le champ de la pratique et dans celui de la spéculation, qui découvre les lois de la volonté et celles de la pensée, la rè- gle du bien et du juste, et les conditions du vrai, enfin ce qui doit être dans l'ordre mo- ral et ce qui est dans l'ordre naturel ou méta- physique? Aussi n'est-il pas difficile de s'aper- cevoir que l'idée de Dieu, telle qu'elle est admise par Kant, suppose tous les principes réunis de la raison humaine, ceux qui servent à la spécula- tion comme ceux qui dirigent nos actions et nos mœurs. Si le souverain juge, chargé de réa- liser l'harmonie nécessaire de la vertu et du bonheur, n'est pas en même temps le souverain Être, le principe nécessaire et la cause toute- puissante de tout ce qui existe, il est encore moins qu'une hypothèse, il est une pure chimère; mais alors la notion de l'Être nécessaire, les idées de substance et de cause ne sont donc pas, comme le philosophe allemand le prétend, des formes purement subjectives ou de simples lois de la pensée, applicables seulement aux phénomènes de l'expérience, et condamnées par elles-mêmes à une complète stérilité, c'est-à-dire incapables de nous donner la moindre connaissance? Ainsi il n'y a pas de milieu : ou la raison humaine prise dans son ensemble, considérée sans restriction et sans réserve, peut nous convaincre de l'exi- stence en même temps qu'elle nous donne l'idée de Dieu; ou cette conviction nous est abso- lument refusée, quels que soient les facultés ou les moyens extérieurs que nous appelions à qi tre aide. Notre seconde remarque au sujet de l\ml, c'est que le fond et le dernier mot de son sys- tème, quand on ne tient pas compte de la con- tradiction que nous venons de signaler, c'est le scepticisme universel ; un scepticisme aussi radi- cal, quoique fondé sur une autre base, que celui de Hume. En effet, deux éléments, selon la doc- trine de Kant. concourent à la formation des connaissances nurnaines : l'un est la sensation, l'impression qui nous vient du dehors, c'est-à- dire d'une autre source que de nous-mêmes et dans laquelle nous jouons un rôle entièrement passif : c'est ce que Kant a appelé la matière de la connaissance ; l'autre, au contraire, est tiré de notre propre fonds, il est l'action même par laquelle notre esprit recueille et coordonne, afin de les convertir en notions distinctes, les im- pressions confuses apportées par les sens. Mais cette action s'exerce suivant certaines lois natu- relles et invariables ; elle ne peut établir entre les impressions qu'elle doit recueillir que des rapports déterminés et qui, pour ainsi dire, sont préparés d'avance, qui existent a priori dans notre entendement : voilà ce qui constitue la forme de la connaissance. Cette forme peut s'é- tendre plus ou moins, elle peut s'appliquer à des faits particuliers ou a l'ensemble des phénomè- nes de l'expérience, quand nous cherchons, par un besoin presque irrésistible, à les embrasser tous dans le cadre d'un même système; mais son caractère ne change pas, elle n'ajoute rien à ce que nous savons, elle ne se rapporte à aucun objet dont nous puissions constater l'existence elle ne représente que le dessin suivant lequel nous sommes forces, pour en avoir distincte- ment conscience, de combiner nos sensations e! nos impressions. Sait-on maintenant ce que l'on entend par cette forme si parfaitement stérile, si peu faite pour nous éclairer sur l'existence et sur la nature des choses? Ce sont les idées de temps et d'espace, d'être, de substance, de cause, d'unité, en un mot les idées universelles et né- cessaires. S'il est vrai que rien de réel ne cor- responde aux idées de ce genre, il est clair que nous ne sommes plus assurés de rien, pas même de notre propre existence : car ce qui constitue notre personne, ce que nous appelons notre moi, ce ne sont pas les phénomènes, ce ne sont pas les sensations qui se suivent dans notre conscience sans y laisser la moindre trace; c'est véritable- ment un être dont l'unité et l'identité sont les premiers attributs ; c'est une cause parfaitement digne de ce nom. puisqu'elle ne saurait se con- cevoir comme telle sans la liberté. Or nous ve- nons d'apprendre que les notions de cause, d'u- nité et d'être n'ont aucune valeur par elles- mêmes et ne sont que de pures formes de la pensée. Quand on nie la réalité objective de l'es- pace, condition première de l'extériorité et de l'étendue, on ne peut pas accorder plus de fo au monde extérieur. Enfin nous savons déjà c< qu'il faut penser de l'idée de Dieu et à quel prix on l'a sauvée du naufrage. Est-ce bien là un scepticisme complet, et le sceptique anglais, dont Kant ne desavoue pas l'influence, est-il arrivé à un autre résultat? Puisque nous avons parlé de Hume, nous ajouterons, pour compléter notre pensée, qu'il a fait pour le compte du sensualisme, dont il est le logicien le plus accompli et le plus consé- quent, ce que Kant a fait pour le compte de l'idéalisme : il a démontré jusqu'à l'évidence que Lorsqu'on refuse à la raison la connaissance d( Dieu et les moyens do nous convaincre de son existence, ce n est pas seulement Dieu qu'on met en question, sans aucun espoir de revenir à lui par un autre chemin; mais c'est la raison elle-même qu'on attaque par la base ; c'est toute connaissance et toute certitude qui se tri DIEU — 393 DIEU inévitablement compromise. Or, comment le sensualisme pourrait-il accorder à la raison la connaissance de Dieu, c'est-à-dire de l'absolu, de l'immuable, lorsqu'il la conçoitcomme le résultat exclusif de la sensation, c'est-à-dire comme un phénomène essentiellement variable et mobile de sa nature? On ne sera pas étonné de cette alternative dans laquelle s'est toujours trouvé l'esprit hu- main, quand il a été pressé par une logique sévère, ou de croire que la raison peut nous instruire de l'existence de Dieu, ou de rejeter absolument toute connaissance et toute certi- tude, quand on saura que l'idée de Dieu consti- tue le fond même, et, si nous pouvons ainsi parler, la substance de la raison. En effet, l'exis- tence du souverain Être ne peut pas, comme une vérité de second ordre, se déduire d'une autre vérité ; car toute vérité déduite, toute conclusion a nécessairement moins d'étendue, ou participe à un moindre degré de la vérité absolue, que les prémisses dont on la fait sortir. Or, ici il s'agit de l'absolu lui-même, dans la plus haute et la plus complète acception du mot, c'est-à- dire d'un principe au-dessus duquel la logique, pis plus que la métaphysique, ne saurait rien concevoir. La conviction rationnelle que Dieu existe ne peut pas être davantage le résultat d'une induction. Car comment procède l'induc- tion? De plusieurs faits particuliers, constatés par l'expérience, et soumis ensuite au procédé de la comparaison, elle tire une conclusion gé- nérale. Sous le rapport de la certitude, il est évident que cette conclusion ne doit pas être d'une autre nature que les faits dont elle est tirée. Les faits sont relatifs et contingents ; donc elle sera relative et contingente, c'est-à-dire qu'il n'y a nulle absurdité à supposer qu'elle peut changer avec les faits eux-mêmes, ou avec notre manière de les percevoir. Sous le rapport de l'étendue, il n'est pas moins évident qu'au delà des limites de l'expérience, elle est sans autorité et sans valeur ; elle est légitime, sans doute, pour les faits que nous connaissons, mais non pour les faits que nous ne connaissons pas ; par conséquent, si générale qu'elle puisse être, la conclusion d'un raisonnement inductif est tou- jours une conclusion provisoire, limitée, qu'au- cun effort d'intelligence ne peut élever au rang d'une vérité universelle et nécessaire. Et cepen- dant qu'est-ce^que Dieu, si nous ne le concevons pas comme l'Etre nécessaire et le principe uni- versel de tous les êtres? Si la connaissance de Dieu ne peut être le résultat ni d'une induction ni d'un raisonnement déductif, il faut bien qu'elle résulte immédiatement des principes sur lesquels s'appuient toutes nos autres connaissances, de ce qu'on est convenu d'appeler les vérités premiè- res, les idées fondamentales de la raison. Prenons pour exemple le principe de causalité, c'est-à-dire la croyance naturelle et universelle que tout ce qui commence d'être a une cause. Ce principe, qu'on ne saurait contester sans mettre en doute l'évidence elle-même, établit d'une manière im- médiate, sans le concours d'aucunjugement inter- médiaire, l'existence d'une cause première qui n'a pas commencé. Sans doute, si notre esprit s'arrê- tait là, nous saurions difficilement quelle est la nature de cette cause, nous serions encore bien éloignés de l'idée de la providence, de la liberté, de l'intelligence divine ; mais ce n'est pas un seul principe de la raison qui peut nous donner tout entière la connaissance de Dieu, dans les limites où elle est accessible à notre faible in- telligence; chacun de ces principes, au contraire, chacune des idées qui constituent le fonds com- mun de toutes les opérations de la pensée, nous représente la nature divine sous un aspect diffé- rent et, par^ conséquent, très-incomplet. Qu'y a-t-il donc à faire pour démontrer véritable- ment l'existence de Dieu? Deux choses, qui, tout en nous montrant cette vérité comme le fonds indestructible de la raison humaine et le patrimoine commun de tous les hommes, laissent cependant une immense part à la réflexion, c'est-à-dire à la science, à la philosophie : 1° il faut signaler la vraie signification, faire com- prendre toute la portée, toute la valeur méta- physique des notions premières dont nous ve- nons de parler, après les avoir dégagées des élé- ments étrangers qui s'y mêlent, ou de l'influence inévitable de l'imagination et des sens : 2° il faut faire voir que toutes ces notions premières expriment des attributs absolument inséparables les uns des autres, qu'elles se rapportent, par conséquent, à une seule et même existence, et se réunissent, sous peine de se contredire, dans une idée supérieure, qui est l'idée même de Dieu. De cette manière, la vérité dont il nous importe le plus d'être assurés, le dogme sur lequel repose tout l'ordre moral, ne sera pas le fruit d'un raisonnement particulier, plus ou moins contes- table ou contesté ; il sera l'expression de la rai- son tout entière, nous voulons dire de tous les principes réunis de la raison ; on ne pourra pas le mettre en doute, sans être forcé de douter de soi-même et de tout ce qui est. Ce fait nous apparaîtra tout à l'heure avec les caractères de l'évidence, quand nous aurons examiné, dans leurs rapports et dans leurs principes, les diver- ses preuves qu'on a données de l'existence de Dieu. 2° Toutes les preuves de l'existence de Dieu sont ordinairement partagées en trois classes : les preuves physiques, la preuve morale et les preuves métaphysiques. Les premières sont ti- rées du spectacle de la nature, la seconde du spectacle de l'histoire, c'est-à-dire des croyances et des institutions delà société; les dernières se fondent directement sur la conscience et sur la raison, sans admettre le concours d'aucun fait extérieur. Remarquons, avant d'entrer dans plus de détails, que cette division, consacrée par le temps, ne laisse rien à désirer et semble avoir pour seul auteur le sens commun : car il n'y a, en effet, que la nature, la conscience et l'his- toire qu'on puisse appeler en témoignage dans la question qui nous occupe. Aussi la croyons- nous bien préférable à la division de Kant, d'a- près laquelle toutes les preuves de l'existence de Dieu se réduisent à trois, savoir : la preuve cosmologique, qui de l'existence contingente du monde, conclut l'existence d'un être nécessaire; la preuve ontologique, qui, de la seule idée que nous avons d'un être absolument parfait, con- clut qu'un tel être existe réellement ; et la preuve physico-théologique, autrement appelée encore la preuve téléologique, qui, mettant sous nos yeux la sublime ordonnance du monde et les savantes proportions qu'on remarque entre les facultés [et la fin de chaque être, en déduit la croyance d'un sage ordonnateur, d'un architecte invisible : c'est ce qu'on appelle plus vulgaire- ment l'argument des causes finales. Il est facile de voir que cette énumération, adoptée, après Kant, par tous les philosophes allemands, est très-insuffisante ; elle ne tient pas compte de la preuve morale, qui a pourtant son importance, dont la valeur, en tout cas, méritait d'être dis- cutée, et elle supprime avec le même arbitraire la plus grande partie des preuves métaphysi- ques. On a aussi divisé toutes les preuves de l'existence de Dieu en preuves a priori et preu- ves a posteriori ; celles-ci appuyées à la fois sur DIEU — 394 — DIEU le raisonnement et sur les" faits, celles-là exclu- sivement tirées de la raison. Mais cette classifi- cation ne se distingue de la première que parce qu'elle comprend sous une commune dénomina- tion deux genres de preuves essentiellement dif- férentes ; nous voulons parler des preuves phy- siques et de la preuve morale. A présent que nous sommes assurés d'embrasser dans leur en- semble toutes les preuves de l'existence de Dieu, puisque nous savons de quelles sources générales elles dérivent, nous allons essayer d'en déter- miner l'usage et la véritable portée, en même temps que nous en ferons connaître l'origine historique. Il ne s'agit pas, comme nos lecteurs ont déjà dû le comprendre, d'en contester un seul instant la légitimité : nous les croyons toutes également propres à démontrer l'existence d'un être supérieur aux êtres contingents et aux forces aveugles dont cet univers se compose; nous voulons dire seulement qu'aucune d'elles, consi- dérée isolément, ne peut nous donner une idée suffisante de la nature divine, et que, pour arri- ver à ce dernier résultat, il faut les fondre en quelque sorte dans une seule et même démon- stration. Les preuves physiques sont les plus anciennes et, sans contredit, les plus puissantes sur l'esprit du grand nombre. Mais entre ces preuves mêmes il y a une distinction à établir : celle des causes finales, qui consiste à démontrer par l'ordre de l'univers l'existence d'un architecte invisible, a certainement été connue la première. Nous la voyons exprimée avec une pompe inimitable dans le psaume de David (le XIXe) qui commence par ces mots : Cœli enarrant gloriam Dei. Nous ia retrouvons sous une forme plus simple et plus réfléchie dans le dialogue que Xénophon nous a conservé entre Socrate et Aristodème le Petit. Après l'argument des causes finales vient celui du mouvement, par lequel on démontre que, le mouvement n'étant pas une propriété de la ma- tière, condamnée par elle-même à l'inertie, et les causes de ce phénomène ne pouvant pas for- mer une progression infinie, il est nécessaire de reconnaître un premier moteur, immobile de sa nature pendant qu'il meut l'univers. Cette preuve, plus communément attribuée à Aristote. de qui elle a passé à tous les philosophes du moyen âge, se trouve aussi dans le dixième livre des Lois de Platon. Enfin, si nous tenons compte, non pas du fond, qui est un principe naturel de la rai- son, mais de la forme syllogistique sous laquelle il nous est parvenu, le plus récent de tous les arguments de ce genre est celui qui nous con- duit de la contingence du monde à la conception d'un être nécessaire. Toutefois il est juste de le faire remonter jusqu'à Aristote, qui, en créant du même coup la langue et ia science de la mé- taphysique, a été le premier à déterminer avec sa précision habituelle les rapports du contin- gent et du nécessaire, du relatif et de l'absolu, et cette loi suprême de l'intelligence par laquelle nous sommes forcés de nous arrêter au premier terme dans la série des êtres et des causes. Toutes ces preuves ont le défaut commun de ne révéler à notre esprit qu'un dieu relatif, uni- quement fait pour le monde et renfermant dans le monde toute sa puissance j non le Dieu infini, lu, moralement parfait, de la raison et de la conscience. En effet, cet être prétendu nécessaire que nous concevons à l'occasion des phénomènes extérieur?, des changements purement i dont l'univers est le théâtre, n'eël pas autre e que le sujet même de ces changements ou la substance invariable du monde, un principe 'ogue à celui que reconnaissaient Straton de l.ampsaque et l'école stoïcienne. Aussitôt qu'on prétend parler d'une nécessité réelle et sans condition, il faut sortir de la sphère de l'obser- vation sensible ; il faut appliquer le principe dont il s'agit à tous les phénomènes sans excep- tion, aussi bien aux phénomènes possibles qu'aux phénomènes réels ; il faut considérer en elle-même l'idée du nécessaire, telle que la rai- son nous la fournit à l'occasion de toute exis- tence contingente. Mais alors la preuve physique disparait, pour laisser à sa place un principe métaphysique. La même réflexion s'applique aux arguments tirés du mouvement et des causes finales. 11 y a loin de l'idée d'un premier moteur et d'un architecte du monde à celle d'un Dieu créateur; et comment pourrait-on parvenir à ce dernier résultat, quand la vue ne s'étend pas au delà de l'ordre général et du phénomène le plus apparent de la nature ? Il n'y a même aucune contradiction, quand on reste dans ces limites, à ne point séparer le moteur et l'architecte de l'univers du principe qui en forme la substance immédiate. Tel est effectivement le caractère des deux systèmes dont nous venons de parler, et de beaucoup d'autres qui ont substitué à la place de Dieu une certaine âme du monde. Pour s'élever jusqu'à l'idée d'un Dieu créateur et tout-puisssant, principe absolu de l'existence aussi bien que de l'ordre et du mouvement, il faut considérer en lui-même le principe de cau- salité dégagé de toute limite et de toute en- trave ; il faut, encore une fois, après avoir ob- servé la nature, dont la grandeur nous éveille à la réflexion, reporter nos regards sur nous- mêmes et recueillir le témoignage direct de la raison. Ainsi les preuves physiques de l'exis- tence de Dieu ne sont pas seulement insuffisan- tes ; mais tout ce qu'elles ont de force est em- prunté des preuves métaphysiques, c'est-à-dire des principes que la raison nous fournit immé- diatement et qui brillent de leur propre évidence. Nous avons peu de chose à dire de la preuve morale, qui consiste dans le consentement una- nime et spontané de tous les peuples à recon- naître une puissance supérieure aux lois de la nature, même quand cette puissance apparaît à leur imagination sous les formes les plus maté- rielles et les plus grossières. Ce fait, qu'on a cherché en vain à obscurcir par quelques rares et douteuses exceptions ; ce fait qui éclate, comme nous l'avons dit en commençant, dans toutes les institutions de la société et dans toute l'étendue de l'histoire, démontre très-bien que la croyance en Dieu a ses fondements dans la nature de l'homme; mais il nous laisse ignorer et le caractère et la valeur de ces fondements ; il ne nous dit pas s'il faut les chercher dans le sentiment, dans l'imagination ou dans la raison. Ensuite, si général que puisse être un fait con- staté par l'expérience, il n'est pas logiquement démontré qu'il soit à l'abri de toute exception; il est toujours possible de lui opposer d'autres faits plus ou moins exacts- tandis que les prin- cipes de la raison, dont il est la manifestation extérieure, sont par eux-mêmes universels et nécessaires. C'est le développement de ces prin- cipes qui constitue, comme nous l'avons déjà dit, les preuves métaphysiques. Les preuves de ce genre sont en plus grand nombre que les preuves physiques; il y en a naturellement autant que d'idées nécess (lins notre intelligence, sans compter celle qui résulte de la nature de ces idées considi (fuis leur ensemble, ou du caractère général et de l'existence même de la raison. Mais comme il ne s'agit pas ici de dresser une table de i gories, nous nous en tiendrons aux arguments qui ont été réellement mis en usage, et nous les DIEU — 395 DIEU exposerons dans Tordre où l'histoire nous les présente. Nous connaissons déjà le principe de causa- lité, qu'on a eu le tort, dans la question de l'exis- tence de Dieu, d'appliquer exclusivement aux phénomènes du monde extérieur. La conséquence immédiate de ce principe, qui nous force à nous élever au-dessus, non-seulement de tous les phé- nomènes que nous connaissons, mais de tous les phénomènes possibles, tant dans l'ordre de la nature que dans celui de l'intelligence, c'est l'existence d'une cause véritablement universelle et infinie, et par là même créatrice : car qu'est- ce qu'une cause créatrice? C'est celle dont l'ac- tion ne rencontre point, de limites, par exemple les propriétés de la matière : c'est celle qui ne se renferme pas dans un ordre de faits déterminé, et qui, par une suite nécessaire de son univer- sité et de son infinitude, ne permet pas à côté le l'existence d'un autre être ayant en soi sa raison d'exister et, par conséquent, éternel. En un mot, l'idée de cause comprise dans toute son étendue, détruit immédiatement et l'éternité de la matière et toute espèce de dualisme. Ceux-là même qui n'en font l'application qu'au monde extérieur, retendent beaucoup plus loin; car c'est ainsi que les preuves physiques de l'exis- tence de Dieu ont acquis sur la plupart des es- prits une autorité absolue qui, logiquement, ne leur appartient pas et ne leur a pas été accordée tout d'abord. Après le principe de causalité, qui demeure partout la preuve la plus ancienne et qu'on trouve implicitement mêlée à toutes les preuves suivantes, vient la corrélation du contingent et du nécessaire, ou, comme on l'appelle encore, du relatif et de l'absolu, de l'essence et de l'accident; non pas telle que nous l'avons rencontrée tout à l'heure, renfermée dans les limites de l'obser- vation des sens, mais considérée en elle-même et embrassant sans distinction tous les objets de nos connaissances. C'est à ce principe qu'obéit Platon quand il s'élève par la dialectique des existences contingentes et des qualités relatives de ce monde aux idées éternelles, essences im- muables de toutes choses, et quand de là il prend son vol vers une conception plus sublime encore, celle d'une essence suprême, principe unique de tout bien, de toute connaissance et de tout être, le bien en soi. C'est là, malgré les proportions immenses que le philosophe grec a données à sa pensée, une véritable preuve de l'existence de Dieu, qui ne le cède à aucune autre en vérité ni en profondeur. De Platon elle a passé à saint Augustin, qui l'a réduite à des proportions beau- coup moindres, mais en lui ôtant aussi quelque chose de sa force. Saint Augustin (de Trinitate, lib. VIII, c. m), s'attachant particulièrement à l'idée du bien, observe que l'homme n'aime rien que ce qui est bon. Mais toutes les choses que nous aimons à cause du bien que nous découvrons en elles, ne sont pas bonnes au même degré; les unes nous paraissent certainement meilleures que les autres. Or, pour les juger ainsi, il faut que nous portions, imprimée dans nos âmes, l'idée d'un bien en soi, règle invariable des dif- férences que nous apercevons entre les biens dérivés. Le bien en soi, le bien absolu et im- muable, c'est Dieu, que notre intelligence connaît directement en faisant abstraction de tous les biens particuliers et relatifs. Après saint Au- gustin, saint Anselme, dans son Monologium (c. i-iv). a développé le même argument avec un peu plus d'étendue, mais sans lui rendre son universalité ni la rigueur platonicienne. Le cé- lèbre archevêque de Cantorbéry ne se contente pas de conclure des biens particuliers de ce monde à l'existence d'un bien souverain et ab- solu ; il s'élève de la même manière des gran- deurs limitées et finies à une grandeur sans limites, et des êtres variables et contingents à l'être en lui-même, à une suprême et immuable essence. Or, ces trois choses, quoique distinctes dans l'expression et dans la marche analytique du raisonnement, ne forment cependant au fond de notre intelligence qu'une seule idée, et dans la réalité qu'un seul être : il n'y a que l'être par excellence, l'être parfait, qui puisse être à la fois et souverainement bon et souverainement grand, comme d'un autre côté le bien en soi et la grandeur infinie ont nécessairement en com- mun l'être, sans quoi ils n'existeraient pas. Ainsi Dieu, pour saint Anselme, n'est pas encore suf- fisamment représenté par la notion abstraite du bien, de la grandeur ou de quelque autre per- fection; il est le bien et la grandeur réunis dans l'être. Enfin, la même idée a reçu une nouvelle modification des mains de saint Thomas d'A- quin. L'ange de l'école (Summ. theol.. lre par- tie, quest. II, art. III), après avoir établi en principe, contrairement aux habitudes de nos jours, que l'existence de Dieu ne peut pas être un article de foi, mais doit être démontrée par la raison, distingue plusieurs preuves par les- quelles, selon lui, on peut obtenir ce résultat. Parmi ces preuves on remarque celle-ci : Nous trouvons en nous les notions corrélatives de plus et de moins, que nous appliquons à chaque instant aux objets qui nous entourent et que nous ne connaissons que par comparaison. Or toute comparaison suppose une règle ; le plus et le moins ne sauraient se concevoir sans une chose qui est absolument, sans un maximum de l'être : aliquid quod maxime est et per conse- quens maxime ens. Donc nous sommes forcés de croire en Dieu, en même temps que nous croyons aux objets relatifs de la nature. On voit ici, sous la même forme d'argumentation que nous avons déjà trouvée dans Platon, dans saint Au- gustin, dans saint Anselme, l'idée de l'être sub- stituée à celle du bien, de la grandeur et de toute autre idée générale. Le troisième rang parmi les preuves méta- physiques de l'existence de Dieu appartient à celle que Kant a appelée la preuve ontologique, et qui a pour principe l'idée d'un être abso- lument parfait. On la trouve exposée pour la première fois dans le Proslogium de saint An- selme, dont l'argumentation, développée sous la forme d'une prière et d'une hymne, peut se résumer en ces termes : Tous les hommes ont l'idée de Dieu, même ceux qui le nient ■ car on ne saurait nier ce dont on n'a aucune idée. L'i- dée de Dieu, c'est l'idée d'un être absolument parfait, ou tel qu'on ne peut en imaginer un qui iui soit supérieur. Or, l'idée d'un tel être implique nécessairement l'existence; car s'il n'en était pas ainsi, on pourrait imaginer un autre être qui, joignant l'existence à la perfection du premier, serait par là même au-dessus du pre- mier, c'est-à-dire au-dessus de l'être absolument parfait. Donc on ne saurait concevoir l'idée de Dieu sans être forcé de croire qu'il existe. Des- cartes, vraisemblablement sans avoir aucune connaissance de son prédécesseur du xie siècle, a rencontré la même preuve; mais par la ma- nière dont il la développe, il l'a rendue plus légitime, et l'a soustraite d'avance à la terrible objection de Kant. En effet, le philosophe du moyen âge et, à son imitation, Cudworth et Leibniz, s'attachent uniquement à l'idée de per- fection dont ils font sortir par voie de déduction et d'analyse la notion d'existence; mais ils ne montrent pas comment cette idée s'enchaîne à DIEU 396 — DIEU l'expérience ou à la perception de la réalité, c'est-à-dire des faits, et s'impose à notre esprit comme la condition même de la réalité et des faits, comme une croyance nécessaire, irrésis- tible, et non pas comme une pure conception, comme un idéal inventé à plaisir. Ce qu'Us ne font i as, Descartes le fait. C'est en prenant pour- point de départ un fait incontestable, une vérité immédiate, notre propre existence, que Descartes s'élève à la croyance d'un être absolument par- fait; et cette croyance n'est pas déduite de la première : elle nous est donnée, elle nousest imposée dune manière immédiate en même temps que la première. Voici, en effet, l'argu- ment cartésien sous sa première forme, tel qu'on le trouve dans le Discours de la Méthode : En même temps que je m'aperçois comme un être imparfait, j'ai l'idée d'un être parfait, et je suis obligé de reconnaître que cette idée a été mise en moi par un être qui est en effet parfait, et qui possède toutes les perfections dont j'ai quel- que idée, c'est-à-dire qui est Dieu. Dans un autre endroit (IIIe Méditation), Descartes a combiné l'idée de la perfection avec le principe de causa- lité : Je n'existe pas par moi-même, car je me serais donné toutes les perfections dont j'ai l'i- dée; j'existe donc par autrui, et cet être par lequel j'existe est un être tout parfait; sinon je pourrais lui appliquer le même raisonnement que je m'applique à moi-même. C'est l'argument de saint Anselme et non celui de Descartes que Leibniz a exposé sous la forme d'un syllogisme régulier, et que Kant a attaqué plus tard dans la Critique de la Raison pure. Voici le syllogisme de Leibniz : Un être de l'essence duquel on peut conclure l'existence, existe en effet, s'il est pos- sible. Cette proposition, étant un axiome iden- tique, n'a pas besoin d'être démontrée. Or, Dieu> est un être tel, que de son essence on peut con- clure son existence. C'est une définition qui ne demande pas non plus de preuves. Donc si Dieu est possible, Dieu existe {Œuvres complètes de Leibniz, édit. Dutens, t. V, p. 361). Il faut re- marquer cependant que ce que Leibniz croit avoir ajouté à l'argument du Proslogium, Cud- worth [System, intellect., c. v, § 101) l'a ajouté it lui en se servant presque des mêmes ter- mes. Une quatrième preuve, due entièrement à Des- cartes (Discours de la Méthode. III" Méditation), c'est celle qui est tirée de l'idée de l'infini. Elle a reçu de l'auteur des Méditations la même forme que la preuve précédente avec laquelle il l'a mêlée; elle nous est donc présentée comme un principe immédiat de la raison dont nous avons connaissance aussitôt que nous arrivons à la conscience de nous-mêmes, et que nous ne pouvons pas plus révoquer en doute que notre propre existence. En même temps, dit Descartes, que je m'aperçois comme un être fini, j'ai l'idée d'un être infini. Cette idée à laquelle je ne puis pas me soustraire, et qui ne dérive d'aucune autre idée, ne me vient ni de moi ni d'aucun fini ; car comment le fini pourrait-il pro- duire l'idée de L'infini? Donc elle a été mise en moi par un être véritablement infini. On voit p ir la que l'infini, tel que 1 1 le conçoit, n'est point une notion abstraite qui s'applique indistinctement à toutes choses; c'est le principe UO idées, c'est-à-dire de la raison et C'est aussi l'idée de l'infini, mais comprise moins nette el moins élevée, qui la ba le du célèbre argument auquel I a al nom, et dont le germe se ! déjà dans quelques paroles de Newton. On sait ton regarde! ame le aeruoriwn de Dieu. De plus, il soutient (Philosophiœ nu- luralis principia mathemalica, lib. III, schol. gen.) que Dieu, étant éternel et infini, constitue par lui-même, par son existence qui dure toujours et qui est partout présente, la durée et l'espace, l'éternité et l'infini. Durât semper, adest ubique, et existendo semper et ubique, durationem et spatium, œlcrnilatem el infviitatem consliluit. Clarke, s'emparant de cette idée, l'a présentée, pour ainsi dire, en sens inverse, c'est-à-dire qu'il nous montre le temps et l'espace, non pas comme une conséquence, mais comme une preuve de l'existence de Dieu. Son raisonnement peut être exprimé à peu près ainsi : Nous concevons un espace sans bornes, ainsi qu'une durée sans commencement ni fin. Or, ni la durée ni l'espace ne sont des substances, mais des propriétés, de simples attributs. Toute propriété est la propriété de quelque chose; tout attribut appartient à un sujet. 11 y a donc un être éternel et infini, c'est-à-dire nécessaire, dont le temps et l'espace, également nécessaires, sont les propriétés. Cet être est Dieu. Sans examiner en elles-mêmes les objections que Leibniz a élevées contre celte preuve (voy. Clarke), sans décider ici la question de la réalité objective, de la divisibilité ou de l'unité indivisible du temps et de l'espace, nous dirons que ces deux idées sont également in- séparables de l'idée d'infini. Or, l'idée d'infini, quelle que soit l'occasion où elle se montre en nous et à quelque chose qu'elle s'applique, nous force toujours à nous élever au-dessus de l'existence contingente du fini. Dans ce sens, l'argument de Clarke ne manque pas de force ni de vérité. Mais nous nous hâtons d'ajouter que le substratum indéterminé de l'espace et du temps, que l'être à qui nous ne connaissons pas d'autres attributs que l'éternité et l'immen- sité, est encore très-éloigné de l'idée que nous nous formons de la cause créatrice et de la providence du monde; en un mot, c'est le dieu des géomètres , non celui des philosophes ou que la conscience révèle spontanément au genre humain. Chacune de ces preuves, en y ajoutant l'argu- ment pratique de Kant, c'est-à-dire l'idée d'une justice souveraine et infaillible; chacune de ces preuves, considérée isolément et dépouillée de la forme syllogistique, qui n'ajoute rien à sa force, nous représente un des principes consti- tutifs de notre raison, une de ces idées univer- selles et nécessaires sur lesquelles repose toute science et toute certitude, même celle qu'on veut rattacher à une origine surnaturelle. Comment donc la révoquer en doute sans attaquer dans sa base la raison elle-même, sans se condamner au scepticisme le plus absolu? Si le principe de causalité ne s'applique indistinctement à tout ce qui commence, et ne me révèle, par conséquent, une cause infinie et toute-puissante, il est inutile de chercher aucune autre cause; tout se réduira, comme Hume le pensait, à une association for- tuite de purs phénomènes. Si le rapport du con- tingent et du nécessaire, ou, ce qui revient au même, du phénomène à l'être, ne doit pas être pris au sérieux et ne me conduit pas jusqu'à un 1 remier ;icnt digne de ce nom, il est évident qu'il ne faut rien chercher au delà des images i itions fugitives qui se. suivent re esprit sans y laisser la moindre trace; nous ne sommes plus une personne, puisque la personne est distincte des phénomènes qu'elle éprouve ; il n'y a plus rien de réel hors de W u ; : ci r la i U rieure suppose notre propre identité. Si l'idée de perfection n'est qu'une idole que nous nous sommes forgée à plaisir, lons-nous de beau et do laid, de bien DIEU 397 DIEU et de mal, de vice et de vertu, de mérite et de démérite? Enfin, si l'idée de l'infini est une chimère, qu'est-ce donc que le temps et l'espace; et sans le temps et l'espace qu'est-ce que le souvenir, qu'est-ce que la durée, qu'est-ce que le monde extérieur? Mais toutes les idées de la raison, ainsi dé- gagées des liens de l'expérience et rendues à leur caractère absolu, sont logiquement insépa- rables les unes des autres, et ce n'est que dans leur ensemble qu'elles nous donnent véritable- ment la connaissance de Dieu, autant qu'elle est permise à notre faiblesse. Nous avons déjà montré l'insuffisance du temps et de l'espace pour nous révéler les attributs moraux et même la puissance créatrice de Dieu ; mais sans le temps et l'espace nous ne concevons ni l'éternité ni l'immensité, comprise l'une et l'autre dans l'idée de l'infini. Pourrions-nous nous contenter de l'idée de l'infini? L'infini, considéré en lui- même, en l'absence de tout autre principe, n'est qu'une proportion, ou plutôt l'absence de toute proportion, de toute limite et de toute nature. Or il est évident qu'une telle qualité s'applique nécessairement à quelque chose, à un être, à un attribut, à une puissance parfaitement connus et absolument incontestables. Quel est cet être et quels sont ces attributs? C'est ce que nous ap- prennent les trois autres idées de la raison qu'on a fait servir à la démonstration .de l'existence de Dieu. L'Être proprement dit, l'Être absolu, nous le connaissons par le rapport du contingent et du nécessaire ; l'idée de cause nous révèle en même temps la toute-puissance divine et la su- prême sagesse; l'idée de perfection nous fournit tous les attributs moraux, la bonté, la justice, la sainteté. Enfin il faut remarquer que ces trois principes ne peuvent pas plus être divisés en- tre eux, qu'ils ne peuvent se séparer des idées précédentes. La perfection absolue suppose né- cessairement la toute-puissance, qui ne peut pas être conçue sans l'Être; et, d'un autre côté, comment concevoir le souverain Être privé de toute vertu, de toute puissance causatrhe? com- ment se représenter, sous le nom de la cause toute-puissante, une force aveugle qui ne pos- sède pas en elle-même sa règle et sa raison d'agir ? De là vient que toutes les preuves qu'on a données de l'existence de Dieu, nous entendons parler des preuves métaphysiques, ont été ré- sumées dans une dernière, ou plutôt dans une seule, fondée sur l'existence même et sur la nature de la raison. Cette démonstration fait le fond de toute la dialectique platonicienne : car certainement si toutes nos idées et, par consé- quent, l'ensemble de ces idées et la faculté de les recevoir, c'est-à-dire notre raison, notre in- telligence, ne sont qu'une participation des idées éternelles dont le siège est dans la raison divine, il est évident que l'existence de la raison divine et, par conséquent, de Dieu lui-même est prouvée, comme nous venons de le dire, par l'existence et par la nature de notre propre raison. L'opinion de Platon sur la raison humaine se trouve chez tous les grands j enseurs qui l'ont suivi, même chez les philosophes du moyen âge qui l'ont à peine connu : par exemple saint Anselme et saint Thomas d'Aquin; mais l'auteur du Vrai système intellectuel de i 'univers, Cudworth, est le premier peut-être qui l'ait exposée sous la forme d'une preuve régulière de l'existence de Dieu (ch. v, § 106-112). Nous la rencontrons sous une forme tout à fait semblable, avec un caractère plus décidé et plus hardi, dans le Traité de l'existence et des attributs de Dieu, de Fénelon (2e partie, ch. iv). Le raisonnement de Fénelon se résume exactement en ces termes : Les idées que j'ai en moi et qui constituent le fond de ma raison, ne sont pourtant pas moi, et je ne suis point mes idées j car moi je suis changeant, incertain, sujet a erreur; les idées que je tiens de ma raison sont par elles-mêmes absolument certaines et immuables.^ De plus, quand même je ne serais point, les vérités que ces idées me représentent ne cesseraient pas d'être : il serait toujours vrai, par exemple, qu'une même chose ne peut pas tout ensemble être et n'être pas ; qu'il est plus parfait d'être par soi que d'être par autrui. De telles idées ne viennent pas des objets extérieurs, encore moins peut-on les prendre pour ces objets eux-mêmes; les objets extérieurs sont particu- liers, contingents, variables et passagers ; nos idées sont universelles, nécessaires, éternelles et immuables. Enfin, je ne peux pas mettre en doute leur existence; car rien n'existe tant que ce qui est universel et nécessaire, que ce qui ne peut pas ne pas être. « Il faut donc trouver dans la nature quelque chose d'existant et de réel qui soit mes idées, quelque chose qui soit au dedans de moi et qui ne soit point moi, qui me soit supérieur, qui soit en moi lors même que je n'y pense pas; avec qui je croie être seul, comme si je n'étais qu'avec moi-même; enfin qui me soit plus présent et plus intime que mon propre fonds. Ce je ne sais quoi si admirable, si familier et si inconnu, ne peut être que Dieu. C'est donc la vérité universelle et indivisible qui me montre comme par morceaux , pour s'accommoder à ma portée, toutes les vérités que j'ai besoin d'apercevoir. » Sur ce point si amèrement contesté de nos jours et signalé par quelques-uns comme le dernier terme de l'im- piété, Bossuet se montre parfaitement d'accord avec son illustre rival, et ce n'est point au hasard qu'il énonce une telle opinion; il la démontre très-longuement et à plusieurs reprises dans son traité de la Connaissance de Dieu et de soi- même (ch. iv, art. 5, 6, 9 et 10). Mais toute sa pensée se résume dans cette proposition que nous citons textuellement : « Ces vérités éter- nelles, que tout entendement aperçoit toujours les mêmes, par lesquelles tout entendement est réglé, sont quelque chose de Dieu, ou plutôt sont Dieu même ; car toutes ces vérités éternelles ne sont au fond qu'une seule vérité. » Enfin Malebranche va encore plus loin : il ne se con- tente pas de montrer, sous la forme d'une preuve de l'existence de Dieu, le lien qui unit la raison humaine à la raison divine; il soutient qu'il n'y a qu'une seule raison dont participent tous les hommes et qui est coéternelle. et consubstan- tielle à Dieu; qu'il n'y a que l'Être universel et infini qui renferme en lui-même une raison uni- verselle et infinie (voy. surtout, outre le livre III de la. Recherche de la vérité, les Eclaircissements sur ce même livre, 10e éclaircissement). Ce qu'il y a de certain, c'est que cette dernière preuve, sous quelque forme et avec quelque restriction qu'elle nous soit présentée, contient, comme nous l'avons dit, toutes les autres. Si la nature de la raison, considérée en elle-même et dans l'ensemble de ses principes, ne suffit pas pour nous convaincre de l'existence de Dieu, comment accorderions-nous plus de confiance à chacun de ces principes en particulier, et quel l'ait pouvons-nous imaginer au-dessus de ces principes qui ne soit pas accueilli sur leur garantie et aperçu avec leur concours? La raison est donc, dans toute l'extension du mot, une véritable révélation de Dieu, sa parole vivante et éternelle, sans intermédiaire et sans voile; c'est elle-même qui est l'intermédiaire entre lui et nous, un médiateur naturel et universel. La IMKlï 398 DIEU nature et l'histoire n'en sont que des symb imparfaits, et le sens que nous leur donnons, c'est d'elle (ju'il dérive, o'est en nous-mêmes nous l'avons pris. Cependant ce n'est pas la raison seule qui nous révèle l'existence de Dieu : le sentiment en est une autre preuve, mais beaucoup plus variable et plus obscure. En effet, n'est-il pas vrai, quand des passions basses ou des besoins grossiers n'arrêtent pas l'essor de nos facultés, que nous éprouvons un besoin d'aimer et d'ad- mirer, un amour du bien et du beau que rien d'imparfait ni de fini ne peut satisfaire ? D'où nous viendrait un pareil sentiment, sinon de celui qui est lui-même le beau et le bien dans leur essence, ou la source inépuisable de toute admiration et de tout amour"? Cette preuve est précisément celle que le mystique Saint-Martin, dans son livre de l'Esprit des choses, et plusieurs autres philosophes de son école, par exemple François Baader, ont recommandée comme la plus simple à la fois et la plus inattaquable. Mais elle remonte beaucoup plus haut : déjà Platon en a consacré l'usage dans sa théorie de l'amour, en nous représentant l'amour et la dialectique comme les deux ailes sur lesquelles notre âme s'élève à la contemplation de l'absolu. Ce que nous disons du beau et du bien s'applique aussi à l'infini: en d'autres termes, nous avons le sentiment de l'infini comme nous en avons l'idée. Quel autre sens donnerions-nous à ces émotions mystérieuses, à ce respect indéfinis- sable que la vue de la nature nous fait éprouver au milieu de la solitude et du silence? Comment expliquer autrement cette terreur en quelque sorte innée de l'invisible et de l'inconnu qui poursuit tous les hommes, qui a pesé d'un si horrible poids sur les premiers peuples, et que la voix de la raison parvient si difficilement à maîtriser? C'est un fait remarquable, que dans l'antiquité païenne tant de riches et de bizarres fictions n'aient pas pu suffire à ce sentiment, et qu'on ait imaginé, au-dessus de toutes les divinités de l'Olympe et de l'enfer, une puis- sance inconnue, indéfinissable, inaccessible aux dieux comme aux hommes, le Destin (voy. ce mot). C'est que toutes les fictions mythologiques ne représentaient après tout que des êtres finis, et que rien de pareil ne peut satisfaire ce que nous appellerions volontiers l'instinct de l'infini. Au reste, les preuves de cette nature ne doivent être employées qu'avec une extrême circonspec- tion. Le sentiment seul, comme le prouvent les faits mêmes que nous venons de citer, n'aboutit qu'au mysticisme ou à la superstition. Joint à l'examen approfondi de la raison, il est de la plus haute importance ; il ménage à l'idée de Dieu un plus facile accès dans les esprits, il la fait pénétrer plus profondément dans l'âme, en même temps qu'il lui donne une réalité immé- diate, inattaquable au scepticisme; car cet être qui excite en moi, avant même que je le con- naisse, l'amour, l'admiration, le respect, la terreur, qui est l'objet véritable de mes désirs et des plus constantes aspirations de mon cœur, ne peut pas être, comme on l'a prétendu, un pur idéal, une vaine abstraction, une illusion mé- taphysique sur laquelle les faits de la conscience et ceux de la nature gardent un complet silence. 3° La manière dont nous avons démontré que Dieu existe nous laisse peu de chose à dire sur ce qu'il est; car chacun de ses attributs résulte sdiatementde l'une des idées sur lesquelles nous avons fondé son existence. Il est d'abord nécessaire et infini , puisqu'à cette condition seule il est; le fini et le contingent, le phéno- mène et la créature, c'est précisément ce qui n'est pas lui et n a lui. L'Ê- tre infini et nécessaire ne peu r ou changer de nature, il ne peul avoir de 1> ins l'étendue ni dans la durée, il faut donc compter au nombre de ses attributs l'immutabi- lité, l'éternité et l'omnipri al ap- pelée encore l'ubiquité divine. Mais il n'y a évi- demment qu'un seul être qui puisse remplir de son ei stence L'éternité et l'immensité; il n'y a qu'un seul être immuable, nécessaire et infini. Plusieurs infinis, plusieurs êtres nécessaires et présents, à la foi. dans toute l'immensité, offrent à l'esprit une choquante contradiction. L'unité divine est donc comprise aussi bien que_ l'éter- et l'omniprésence dans l'idée d'un Être in- fini et nécessaire. Mais l'unité peut se fonder aussi, comme la nécessité et l'infinitude, sur une donnée immédiate de la raison. Au-dessus de toutes les unités relatives ou dérivées que nous apercevons dans la nature, et qui perdent dans leur ensemble le caractère même de l'unité, nous concevons nécessairement une unité pre- mière et absolue, comme au-dessus de tous les êtres contingents et finis, nous sommes forcés d'admettre un être nécessaire. Les attributs dont nous venons de parler ont tous le même caractère ; ils établissent très-bien l'existence de Dieu , mais ne nous apprennent rien de son essence ou de sa nature intérieure, ni des rapports qu'il peut avoir avec les autres êtres. Dire que Dieu est nécessaire, qu'il est in- fini, qu'il est un, c'est simplement, comme nous l'avons déjà remarqué, le distinguer du multi- ple, du fini, du contigent, en un mot de ce qui n'est pas lui ; c'est affirmer qu'il est, sans dire quel il est. Or, s'il était vrai, comme on l'a pré- tendu par un sentiment d'humilité peu éclairée, ou dans le dessein réfléchi d'humilier la raison humaine ; s'il était vrai que nous fussions dans l'impuissance d'aller plus loin, nous ne serions pas plus avancés sous le rapport de notre digni- té, de notre perfectionnement moral, de savoir que Dieu existe, que de l'ignorer absolument. En effet, s'il n'y a pas d'autres moyens de le concevoir que de faire abstraction de tout ce que nous connaissons, que peut-il être pour nous sinon l'inconnu? et quelle influence une idée aussi vague, une abstraction aussi stérile peut- elle exercer sur nos sentiments, sur nos actions, sur nos espérances, sur la vie des individus et des peuples? 11 n'y a pas de conséquences si dé- plorables qu'on ne puisse tirer et qu'on n'ait réellement fait sortir de cette théorie du Dieu inconnu. On sait à quel point elle a égaré les philosophes d'Alexandrie; on sait quelle in- fluence elle a exercée sur plusieurs systèmes de l'Orient. Partout où elle a été accueillie, elle a amené à sa suite ou la superstition ou le mysti- cisme poussé jusqu'à ses plus dangereux excès : la superstition, car elle est, à proprement par- ler, avec les vaines terreurs qui la caractéri- sent, le culte de l'inconnu ; le mysticisme, parce qu'on a cherché à connaître par l'enthousiasme et par l'extase ce qu'on regardait comme au-des- sus de la raison. Heureusement les limites de la raison ne sont ] oint aussi étroites qu'on les représente : les at- tributs sur lesquels se fonde l'essence de Dieu, nous sont connus d'une manière aussi claire, aussi évidente, aussi infaillible, que ceux qui déterminent son existence. Il y a plus : il nous esl absolument impossible d'admettre les uns les autres. En effet, Dieu ne se révèle pas .eut à nous comme l'Être nécessaire, com- me l'Être infini, comme l'unité suprême; nous le concevons aussi, et avec une égale nécessité, comme la cause absolue, comme le type de la DIEU S99 DIEU perfection, ou, si l'on veut, comme le souverain bien, et enfin comme la source de nos idées, comme le principe immuable de notre raison elle-même. De ces trois rapports, sur lesquels on a fondé autant de preuves de l'existence de Dieu, résultent immédiatement tous les attributs qui représentent l'essence divine. Le rapport de causalité nous donne la toute-puissance : car la cause première, absolue, infinie, est certaine- ment une cause toute-puissante. Le rapport que nous concevons entre les biens relatifs de ce monde et un bien absolu, nous donne les attri- buts moraux de Dieu, qui tous se résument dans l'amour: car l'amour ne comprend pas seulement la bonté, mais aussi le bonheur; il est à la fois l'expansion et la jouissance du bien. Or Dieu, considéré comme le souverain bien, jouit de lui- même, se complaît dans son infinie perfection, en même temps qu'il est la source première de tout ce qu'il y a de bon dans le monde : dans le monde moral aussi bien que dans le monde physique. Dans l'amour infini sont comprises avec la bonté et la félicité suprême la sainteté et la justice : car la sainteté, c'est précisément l'absence de tout ce qui est contraire à l'amour et à son développement extérieur; la justice, qu'il ne faut pas confondre avec la vengeance, c'est l'amour veillant à l'harmonie universelle, unissant par un lien indissoluble le bien et le bien-être, et effaçant le mal par l'expiation. En- fin le caractère universel et absolu de la raison nous montre en Dieu la source en même temps que l'objet des idées qu'elle nous donne, et par là nous force de croire à la divine sagesse. La divine sagesse ou la raison divine n'est pas au- tre chose, en effet, que la raison même dont nous participons, élevée à la mesure de l'infini et s'exerçant avec la plus parfaite unité. Comment concevoir que des idées absolues n'aient pas leur origine dans un être absolu, ou qu'elles perdent ce caractère en dehors de nos intelli- gences finies et relatives? Mais si Dieu est la source des idées et le principe de la raison, s'il est lui-même la raison dans son essence indivi- sible et dans sa suprême unité, quoi de plus contradictoire que de lui refuser, comme on l'a t'ait, la conscience? Il n'y a pas d'idées ni de raison sans conscience, car on ne pense pas sans savoir que l'on pense, et savoir que l'on pense, c'est se connaître soi-même en même temps que l'objet de sa pensée. C'est en vain qu'on aura re- cours, avec Spinoza et quelques philosophes plus modernes, à une pensée en général indétermi- née, où il n'y a pas de conscience, parce qu'il n'y a pas d'idées : il n'existe rien et l'on ne peut »rien concevoir de pareil. Il n'y a pas de pensée si l'on ne pense pas à quelque chose, et il n'y a pas de raison sans idées. Dieu se connaît donc lui-même, et il ne peut pas se connaître sans apercevoir en même temps tout ce qui a en lui Ison fondement et sa raison d'être, c'est-à-dire l'universalité des choses. Ces attributs : la puissance, la sagesse et l'a- mour, sont absolument primitifs; et, quoique réunis dans une même substance, ils demeurent essentiellement distincts pour notre esprit. 11 nous est impossible de les faire dériver l'un de l'autre, ou de les subordonner à un attribut su- périeur. Il ne nous est pas moins impossible d'en augmenter le nombre; car il faudrait pour cela concevoir avec notre raison quelque chose d'en- tièrement étranger aux idées de la raison. Enfin, comme nous l'avons démontré plus haut, il existe entre eux des rapports nécessaires ; ils se sup- posent réciproquement et, par conséquent, se modifient l'un l'autre, A ce qui constitue, dans l'essence môme de l'Etre immuable, la vie et l'action; une action éternelle et incessante, qui se manifeste au dehors, c'est-à-dire dans le temps et dans l'espace, par l'œuvre de la créa- tion. Mais ces trois attributs, conçus par notre esprit dans leurs différents rapports, ou sous les diver- ses combinaisons dont ils sont susceptibles, re- çoivent d'autres noms, quoique leur nature soit toujours la même. Ainsi, la sagesse unie à l'a- mour s'appelle la Providence ; la puissance unie à la sagesse, et, par conséquent, ayant la con- science d'elle-même, devient la liberté; enfin, la toute-puissance éclairée à la fois par la sa- gesse et inspirée par l'amour, c'est le pouvoir créateur. L'idée de Dieu, considérée comme une cause créatrice, c'est-à-dire toute-puissante, ayant en elle-même sa raison d'agir et la forme idéale de ses œuvres, tel est dons le résultat le plus élevé de la raison, et l'expression la plus com- plète qu'elle puisse nous donner de l'essence di- vine. Toutes les fois qu'on est arrivé à des ré- sultats différents, c'est que la raison avait été méconnue ou dans quelques-uns ou dans la totalité de ses principes. Les erreurs monstrueu- ses du polythéisme appartiennent au temps où l'imagination et les sens étouffaient entièrement la voix de la raison. Les premiers panthéistes, si nombreux dans l'Orient; les sectateurs de la Gnose, les philosophes d'Alexandrie et presque tous les mystiques, qui, en supprimant la na- ture et en absorbant l'homme en Dieu, ont rendu inutile l'œuvre de la création, ont voulu se placer au-dessus de la raison par l'enthou- siasme, par l'extase et par l'amour. Parmi les philosophes modernes qui se sont trompés sur la nature de Dieu, les uns se sont attachés exclusi- vement à l'idée de la substance ; les autres n'ont voulu voir en lui que la pensée, que la raison se développant éternellement par des lois fatales et une nécessité inflexible, sans arriver jamais à la conscience d'elle-même; d'autres l'ont compris seulement comme une force, comme la force aveugle et universelle qui meut toute la nature. L'expérience interne, l'observation psychologi- que nous rend plus compréhensible encore le résultat de la raison. Chacun des attributs infinis qui constituent l'essence divine se retrouve, sous un mode imparfait et fini, dans l'essence de l'àme humaine. Nous avons, dans notre volonté libre et maîtresse absolue de ses actes, une faible image de la puissance divine ; nous avons, dans notre amour inné du beau et du bien, comme un reflet de l'amour divin; enfin, par nos idées nécessaires et universelles, nous som- mes en état de concevoir la divine sagesse. Mais, pour apercevoir ces analogies il faut que l'existence de Dieu soit d'abord démontrée, il faut que la raison ait rempli toute sa tâche. Il nous resterait encore à examiner les objec- tions auxquelles ont donné lieu les différents attributs de Dieu ; mais on trouvera ces objec- tions résolues séparément dans les articles con- sacrés aux mots Création, Liberté, Prescience, Providence, etc. Dans un sujet comme celui que nous venons de traiter, les renseignements bibliographiques deviennent inutiles; car il n'est pas un écrit philosophique un peu important qui ne traite de Dieu. Cependant nous indiquerons les Médita- tions mélaphysiq ues, de Descartes ; — le Traité de la nature et des attributs de Dieu, de Féneion ; — le Traité de la connaissance de Dieu et de soi- nipme. deBossuet; — la Religion dans les limites de la raison, de Kant, in-8, Kœnigsberg, 1794 (ail .) , et l'ouvrage du même auteur qui a pour titre : Seul fondement possible d'une démonstration deV existence deDieu, danslelPvol. desesilfe'îan- DIGB 400 DIGB ges, in-8. Halle 1799 (ail.) ; — la Philosophie de la Rett0ton,deHegel,2vol. in-8, Berlin, 1832 (ail.); — un mémoire de M. Bouchitte, intitulé -.Histoire des preuves de l'existence de Dieu,gr. in-8, Pa- ns. 1841, et dans le tome I des Mémoires de VAca- ,1 ,;; es morales et politiques de l'In- stitut de France, in-4, Paris, 1841; —l'ouvrage du P. Gratry, de la Connaissance de Dieu, Pa- ns, IStiO, 2 vol. in-12; —le livre de M. E. Caro, Vidée de Dieu et ses nouveaux critiques, Paris, 1864, 1 vol. in-8. DIFFÉRENCE, differentia (v.ocpopx). Deux ob- jets de connaissance étant comparés entre eux, présentent des qualités communes et des qualités qui sont à l'un et non à l'autre. Les premières constituent la ressemblance, les secondes la différence. La ressemblance ni la différence n'ont pas toujours même nature, ni même^ valeur. Si les qualités communes sont des qualités essentielles, et si la différence n'est constituée que par des attributs purement accidentels, les objets sont seulement distincts; si les qualités qui font la différence sont elles-mêmes essentielles, les ob- jets sont différents. Un homme est distinct d'un autre homme, une pièce d'argent d'une autre pièce d'argent, un instant d'un autre instant ; mais un homme est différent d'un cheval, l'or de l'argent, l'espace du temps. Les différences accidentelles, qui font distinguer entre eux les objets à essence commune, ne se rapportent qu'aux individus, et ont été nommées, en con- séquence, différences individuelles et numéri- ques; les différences essentielles, qui font que les objets sont et paraissent de nature différente, n'ont rien d'individuel et constituent les espèces, ce qui les fait appeler différences spécifiques. Les premières, passagères, ou au moins toujours variables, méritent à peine le nom de différence, et sont presque de nul intérêt pour la science; les secondes ne comportent pas le plus ou le moins, elles sont entièrement ou elles ne sont pas du tout, et là où elles sont elles demeurent, parce qu'elles sont essentielles. Ce sont elles que recherche la science, et qui fournissent les bases de toute classification, de toute division et de toute définition. La différence est un des cinq mots expliqués par Porphyre dans son Introduction, et si célè- bres dans l'école, où on les appelait les cinq imiversaux, les cinq prédicables, les cinq ter- mes de Porphyre (quinque voces Porphyrii). On peut consulter Porphyre, Introd. aux Ca- tégories d'Arislole, ch. m, vu, xn, xm etxiv; — Aristote. Topiques, liv. Vil, ch. i et n ; — Logi- que de Port-Royal, liv. I, ch. vu;— Bossuet, Logique, liv. I, ch. xlv ; — sur la différence in- dividuelle, Bossuet, Logique, liv. I, ch. xxxil, xxxin et xxxv ; — et sur le rôle de cette diffé- rence dans le problème de Vindividuation agité entre le Portique et la nouvelle Académie, Cicé- ron, Acad., liv. II, ch. xvn, xvm et xxvi. J. D. J. DIGBY (Kenelm, chevalier), d'Igby, Digbens, né à Londres en 1603, était fils d'Éverard Digby, implique dans la conspiration des poudres et exécuté en 1606. Il était riche au point d'avoir équipé à ses trais toute une flotte avec laquelle il Inttit une (lotte vénitienne. En 1636, il vint en France une première fois et s'y convertit au catholicisme, qui était la religion de sus pi A sen retour en Angleterre, il fut emprisonné, puis rendu à la liberté. Dans un second voyage •n France, il vit Descartes à Paris, et eut avec lui plusieurs entretiens philosophiques. Quoique il était ami de 1 i philosophie car- témoignait pour lui I coup d'estime et de sympathie. Ce I pendant en second voyage qu'il publia à Paris même son principal ouvrage. Sous Cromwell, qui le trai- tait assez bien, il tenta vainement un rappro- chement entre les protestants et les catholiques. Après un autre voyage en France, il mourut à Londres en 1665. Digby est plus connu comme naturaliste que comme philosophe, et mérite, en effet, davan- tage de l'être. Comme philosophe, il ne nous in- téresse guère que par ses rapports avec Descar- tes. Ce qui paraît avoir attire l'un vers l'autre Descartes et Digby, c'est une certaine confor- mité d'idées sur quelques points chers au pre- mier. Quoique les idées de Digby soient vrai- ment sans valeur, elles s'accommodaient assez bien avec la physique de Descartes. Selon Digby, les corps sont composés des quatre éléments toujours mélangés ; la sphère de l'air est rem- plie de lumière ; la lumière est une substance corporelle que le soleil émet continuellement en ligne droite ; elle est composée de corpuscules ou de petites balles qui rebondissent suivant un angle égal à celui selon lequel elles choquent les corps. En heurtant ceux-ci elles leur enlèvent quelques parcelles de leur substance qu'elles emportent avec elles par toute l'atmosphère. L'atmosphère n'est elle-même qu'un mélange de ces atomes arrachés aux corps par la lumière. Le corps humain est plein d'esprits internes, d'abord vitaux, formés par le sang, puis ani- maux, quand ils se sont rendus du cœur dans le cerveau. Ces esprits animaux, messagers de l'âme, apportent à l'imagination, par les ca- naux des nerfs, les corpuscules émanés des corps extérieurs. Ces atomes du dehors bâtissent dans l'imagination un modèle réduit des corps aux- quels la lumière les a arrachés; l'imagination met en réserve les corpuscules superflus qui vont constituer le dépôt de la mémoire, et se- ront rappelés au besoin. A travers ces concep- tions bizarres, on reconnaît cependant quelques traits de la physique de Descartes. Quoique Digby professât la spiritualité et l'immortalité de l'âme raisonnable, il paraît s'être moins bien entendu sur ces points avec Descartes ; et cela surtout parce qu'il en prétendait trop savoir. « Pour ce qui est de l'état de l'âme après cette vie, écrivait Descartes à la princesse Elisabeth, j'en ai bien moins connaissance que M. d'Igby. Car, laissant à part ce que la foi nous en ensei- gne, je confesse que par la seule raison natu- relle "nous pouvons faire beaucoup de conjec- tures à notre avantage et avoir de belles espé- rances, mais non point en avoir aucune assu- rance. » On sait que Descartes croyait que la science et l'art pourraient parvenir à prolonger la vie hu- maine,peut-être indéfiniment, et qu'il réussirait lui-même à prolonger la sienne tout au moins au delà d'un siècle. Cette singulière croyance lui vint- elle spontanément de ce qu'il considérait le corps vivant comme une simple machine qu'une mécani- que savante pourrait toujours réparer, ou lui fut- elle inspirée par Digby? Toujours est-il qu'elle fut commune à l'un et à l'autre. Digby, qui avait épousé la fille d'Edouard Stanley, Venetia Anastasia, célèbre par sa beauté, entreprit de lui conserver ses charmes, et employa pour at- teindre ce but les moyens les plus étranges qui ibuèrent sans doute à la faire mourir en ] ieine jeunesse. Il prétendait posséder aussi une certaine poudre de sympathie qui guérissait les plaies; dans une assemblée publique, à Mont- pellier, il expliqua dans un discours plusieurs fois imprimé les propriétés et la manière d'agir de ci de vitriol, d'après les principes DILE — 401 — DIOD de sa physique. On voit que Digby avait plus d'esprit que de bon sens, et l'on ne s'étonne pas qu'il ait donné dans les erreurs de l'alchimie. Le portrait du chevalier Digby est conservé à la bibliothèque Bodléienne à laquelle il fit don de 238 manuscrits précieux. Sans mentionner ici ses ouvrages d'histoire naturelle; les œuvres philosophiques de Digby sont: A Treatise on the Nature of Bodies, ac- compagné de A Treatise dcclaring the opéra- tions and Nature of mari's soûl, out of which the immorlality of reasonable soûl is evinced, Paris, 1644, 1vol. in-4 ; — Institutionum peri- pateticarum libri V, cum appendice theologica de origine mundi, Paris, 1651, in-8; — Discours sur la poudre de sympathie, Paris, 1638 et 1673, in-12; Londres, 1658 (traduit en anglais). Voy. Chalmers, Dictionnaire biographique. A. L. DILEMME. Argument qui consiste à poser comme données deux propositions contradictoi- res [Sic >rj[i.(/.a], lesquelles doivent cependant conduire à la même conclusion. Tel est l'argu- ment si souvent cité que Bias faisait contre le mariage: «La femme que l'on prend est belle ou elle ne l'est pas ; si elle est belle, elle se donne à tout le monde, et l'on est jaloux et mal- heureux ; si elle ne l'est pas, on ne peut pas la souffrir, et l'on est encore malheureux : donc il ne faut pas se marier. » On voit que cet argu- ment est un double syllogisme, ou plutôt un double enthymème, puisque le principe général est presque toujours supprimé. Les rapports que le dilemme présente avec l'argument disjonctif (voy. ce mot) l'ont souvent fait confondre avec lui. Il s'en distingue cepen- dant par les caractères suivants : lu Le dilemme pose deux propositions contradictoires entre les- quelles il n'y a pas de choix possible, en ce sens que, quelle que soit celle que l'on choisisse, la conclusion sera la même. L'argument dis- jonctif présente bien aussi des propositions op- posées, mais pour en choisir une à l'exclusion de l'autre ou des autres, et non pour montrer qu'elles conduisent toutes à une seule et même conclusion. 2° Dans le dilemme, les propositions contradictoires constituent la mineure ou l'ex- pression des données; dans l'argument disjonc- tif, au contraire, c'est la majeure qui est la pro- position disjonctive, et la mineure est une pro- position simple, expression du choix fait ou à faire nécessairement. De peu d'usage dans la science, le dilemme est particulièrement employé dans la discussion, où il présente à l'adversaire le choix de deux propositions contradictoires qui doivent conduire toutes deux à une conclusion défavorable pour lui; ce qui l'a fait appeler argumentum utrin- que feriens. C'est pourquoi il est nécessaire que les deux propositions soient réellement contra- dictoires ; si elles ne sont que contraires, l'argu- ment est sans valeur. Lors même que les deux propositions sont contradictoires, l'une d'elles n'est pas toujours l'expression exacte de la vé- rité. Ainsi, dans l'exemple cité plus haut, il se pourrait qu'une femme, sans être belle, possédât cette figure suffisamment agréable que Favori- nus appelait forma uxoria. Il faut encore veil- ler à ce que chaque conclusion soit une consé- quence nécessaire des prémisses, ce à quoi ne satisfait pas l'exemple cité; car il est vrai qu'une femme belle peut être en même temps vertueuse, et sans être belle elle peut être ai- mée. C'est donc moins les propositions que la réalité elle-même qu'il faut considérer, si l'on veut éviter que le dilemme soit retourné contre son auteur, ou, comme on dit, rétorqué. Consultez la Logique de Port-Royal, 3e partie. J. D. J. D1CT. PUlLuS. DIODORE de Tyr, philosophe péripatéticien, disciple et successeur de Critolaùs à la tête de son école. Il florissait, par conséquent, vers la fin du ne siècle avant l'ère chrétienne. Nous ne connaissons de ses doctrines que ce que Cicéron nous en apprend (Acad., liv. II, ch. xlii ; de Fin., lib. V, c. v) : c'est-à-dire qu'il faisait con- sister le souverain bien dans la vertu réunie à l'absence de la douleur. — Un autre philosophe, portant le même nom et attaché à la doctrine d'Épicure, est mentionné par Sénèque, comme un de ses contemporains. Tout ce que nous en savons, c'est qu'il a hâté sa mort par un suicide (Sénèque, de Vila beata, c. xix). DIODORE le Mégarique, surnommé Cronus, est un dialecticien de premier ordre, peut-être le plus grand dialecticien de l'antiquité. Sa vie n'est pas connue. Né à Jasos, en Caiïe, dans la seconde moitié du ive siècle avant notre ère, il suivit, peut-être à Mégare, les leçons d'Apollonius Cronus, disciple d'Eubulide. Apn-s quoi, nous ne le retrouvons plus qu'au temps de sa maturité, dans le palais de Ptolémée Soter, dont il est l'hôte et l'ami. On dit qu'un jour, en présence du prince, il resta sans ré- ponse à une difficulté que lui proposait Stil- pon. Raillé par le roi, il se vengea noblement en composant un livre sur la question qu'il n'a- vait pu résoudre, et mourut de douleur. On ajoute que ce fut Ptolémée lui-même qui, par allusion à sa lenteur, lui donna le premier, en cette circonstance, le surnom de Cronus qu'avait porté son maître. (DiogèneLaërce, liv. II, ch. ni.) Ces anecdoctes un peu suspectes donneraient lieu à des objections sans nombre. Ce qu'il y a d'incontestable, c'est le mérite éminent de Dio- dore et l'éclat de son rôle philosophique. Profondément pénétré de l'esprit de son école, ce vaillant dialecticien (valens dialecticus) , comme Cicéron l'appelle, attaque de front le péripatétisme, l'épicurisme, le stoïcisme, en un mot tout dogmatisme qui ne se renferme pas dans la formule mégarique : « Rien n'existe que ce qui est un, toujours semblable et identique à soi-même. » Son argumentation porte sur trois points étroitement liés entre eux : l'existence du mouvement, les relations de la puissance et de l'acte, la légitimité des propositions condi- tionnelles ; faisons-la connaître en quelques mots. 1° Existence du mouvement, Diodore, qui nie le multiple et le divers, ne peut pas ne pas nier le mouvement. Il fait plus, il le déclare impos- sible ; il l'est du moins dans la doctrine de ses adversaires. Le monde, disaient les épicuriens, se compose d'atomes essentiellement mobiles, infinis en nombre et infiniment petits. Diodore part de là. Le mobile indivisible, dit-il, à quel- que instant qu'on le considère, n'occupe jamais qu'un espace indivisible comme lui. Or, il ne peut se mouvoir ni dans le lieu où il est, puis- qu'il l'occupe tout entier, ni dans le lieu où il n'est pas, puisque, pour s'y mouvoir, il faudrait qu'il y fût. Donc, il ne se meut pas. Mais il s'est mû, ajoute Diodore, et ce qui le prouve, c'est le fait du changement de lieu. N'insistons pas sur cette absurdité d'un mou- vement passé qui ne fut jamais présent. Au fond, la contradiction n'est peut-être qu'apparente ; car, pour Diodore, le passé n'est plus ; autre- ment dit, n'est rien. Venons à l'argument. Ab- solument parlant, est-il concluant? Non; car le mouvement ne pouvant se produire que dans la durée comme dans l'étendue, si on le cherche dans ce qui exclut l'étendue et la durée, dans un point indivisible de l'espace et du temps, on imagine un problème dont les données sont con- 26 DIOD — 402 — DIOG tradictoires, on pose à l'avance que le mouve- ment est impossible, afin de pouvoir conclure qu'il l'est en effet, on fait une pétition de prin- cipe. Mais cette réfutation était interdite aux épicuriens. Ne faisant des objets continus que des agrégats d'éléments indivisibles, ils n'a- vaient nul droit de trouver mauvais que l'on composât le temps continu d'une succession de présents insaisissables. Si des zéros d'étendue formaient le corps étendu, pourquoi des zéros de durée n'eussent-ils pu former le temps? Diodore ne prouvait donc pas que le mouvement est im- possible; mais il prouvait que la doctrine épi- curienne était mauvaise, puisqu'on en déduisait comme une conséquence légitime l'impossibilité du mouvement. Autre argument contre le mouvement. Il y a deux sortes de mouvements : le mouvement par prépondérance et le mouvement pur. Le pre- mier a lieu quand le plus grand nombre des parties d'un corps est en mouvement et le reste en repos. Le second, lorsque toutes les parties sont à la fois en mouvement. Or, de même qu'une tête blanchit par parties avant de devenir complètement blanche ; de même le mouvement par prépondérance doit précéder le mouve- ment pur. Si le mouvement par prépondé- rance était possible , comme deux molécules mobiles sur trois suffisent pour produire un mouvement général, une quatrième molécule ajoutée aux trois premières serait aussitôt en- traînée dans leur mouvement. De même pour une cinquième jusqu'à l'infini. De^ sorte que dans un corps de dix mille molécules, par exemple, d'eux d'entre elles, par voie de pré- pondérance, entraîneraient dans leur mouve- ment les neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix- huit autres, ce qui est absurde. Donc, le mou- vement, par prépondérance est impossible. Donc, lien est de même de toute espèce de mouvement. Un critique de l'antiquité (Sextus Emp., Adv. Malhem., lib. X) a dit que cet argument n'était qu'un pur sophisme ; on ne peut pas être d'un autre avis. 2° Distinction de la puissance et de l'acte. Le mouvement est défini par Aristote le passage de l'être en puissance à l'être en acte. De la dis- tinction de la puissance et de l'acte dépend la possibilité du mouvement. C'est donc cette dis- tinction que tout adversaire du mouvement doit s'efforcer de détruire. Euclide disait: « Le pos- sible, c'est ce qui est. » Diodore dit : « ce qui est ou ce qui sera, » et il ajoute aussitôt : « ce qui sera est nécessaire. » Exemple : Il est im- possible que je sois à Corinthe si j'y suis ou si je dois y être un jour. Si je dois y être, il est i iible que je n'y aille pas, et si je ne dois pas y être, il est impossible que j'y aille jamais. Donc, il n'y a pas d'acte que nous fassions et que nous .1 lirions pu ne pas faire; tout est déterminé à l'avance; tout est immuable dans l'avenir com- me dans le présent, comme dans le passé. C'est le fatalisme dans toute sa pureté. Et qu'on ne dise pas avec Cicéron (de Fato, c. vu) que Dio- dore n'est pas fataliste, parce qu'il ne fait que définir des mots (vim verborum intcrpretalur) . Qu'importe? Les mots ne sont-ils pas les signes choses? Et si pour définir le mot possible, on se croit obligé de nier la liberté, en a-t-on moins compromis l'ordre moral? C'est sur ce .in que, dès l'antiquité, une lutte mémora- h le s'était engagée entre Diodore, Chrysippe et l'ulon le dialecticien. Chrysippe avait écrit un - intitulé Contre Diodore, et quatre livres sur le Possible. Diodore riposta avec les iuents de son école; il lança contre son adver- re I rcumenl du possesseur, un argumenl que tous les auteurs louent et que nul ne rap- porte. La querelle n'était pas moins vive avec Philon. Rien ne serait plus digne d'intérêt que cette grande controverse qui touchait aux plu- hautes questions de la métaphysique, celles de la Providence et de la liberté. Faute de do- cuments, il nous est impossible de nous en faire une idée. 3" Légitimité des propositions conditionnel- les. La puissance et l'acte se retrouvent en logi- que sous la forme du conditionnel et du vrai. Le conditionnel n'est que le vrai en puissance, qui devient le vrai en acte par sa relation avec un principe supérieur. Exemple : Si les lois de la n dure restent les mêmes, le soleil se lèvera demain. Chrysippe disait qu'une proposition conditionnelle est vraie lorsque le conséquent, posé en sens contraire, ne peut convenir à l'an- técédent. Règle fausse, puisqu'on ne peut con- clure qu'une chose convienne à une seconde de ce que son contraire ne lui convient pas. D'après Philon, la proposition conditionnelle serait vraie de trois manières : lorsque l'an- técédent et le conséquent sont vrais; lorsque l'antécédent et le conséquent sont faux: lors- que l'antécédent est faux et le conséquent vrai. Elle serait fausse seulement lorsque l'anté- cédent est vrai et le conséquent faux: comme si, dans une proposition conditionnelle, il y avait à s'inquiéter de la vérité ou de la fausseté des parties. Diodore a fort bien vu que la valeur de la proposition ne dépendait que de la relation ou, comme on dit, de la conséquence des parties entre elles. Il enseigne donc que la proposition conditionnelle est vraie lorsqu'il est et sera toujours impossible que, l'antécédent étant vrai, le conséquent soit faux. Cette doctrine de la nécessité de relation est intimement liée au fa- talisme de Diodore. Malgré ce vice d'origine, ce critérium est le seul vrai, parce qu'en réalité tout est fatal en logique. Dans les rapports des idées entre elles, la liberté n'intervient pas. Diodore soutenait encore, dit-on, qu'il n'y a ambiguïté dans aucune des expressions du lan- gage, puisque celui qui parle ne dit que ce qu'il sent et sent bien qu'il ne dit qu'une seule chose. Cette opinion n'est sans doute qu'un co- rollaire de ce principe, qu'il n'y a de réel que ce qui est un et de possible que ce qui est réel. Au fond, c'est là toute la doctrine de Diodore, c'est là l'origine et le seul but sérieux de tous ses arguments. On peut consulter : Cicéron, de Fato, ch. vu, vin ; — Sextus Empiricus. Adv. Logicos, lib. VIII ; Adv. Malhem., lib. X; — Diogène Laërce, Vie de Diodore; — Deycks, de Megaricorum doctrina ejusque apnd Plalonem et Arislotelem vestigiis, in-8, Bonn, 1827 ; — H. Ritter, Histoire de la Philosophie, 6 vol. in-8, Hambourg, 1837-1841 ; et, surtout ses Remarques sur la philosophie de V Ecole mégarique. in-8, ib., 1828 (ail.); — D. Henné, l'École de Mégare, ,in-8, Paris, 1843; — C. Mallet, Histoire de l'École de Mégare, Paris, 1845, in-8. D. H. DIOGÈNE d'Apollonie, né à Apollonie, dans l'ile de Crète, florissait à Athènes vers la Lxxxe olympiade, environ 460 ans avant notre ère. Disciple d'Anaximène, contemporain et sans doute ami d'Anaxagore, il procède de l'un et de l'autre, et mêle leurs doctrines opposées sans s'inquiéter de les concilier entre elles. Son premier soin est de s'assurer d'un point fixe (àpx^l àv f,xxY|; jjiaiv6tj.£vo;, ou Dialogues ae Diogène de Sinope} par Wieland, in-8. Leipzig, 1770; — tatio de faslu phiïosophico virtulis colore infucato in imagine Diogenis cynici, par Mont- ons. in-4, ib., 17P2; — Bartbusii Apoïogeticum ïiogcnem cj/m'cuMi a crimine ci siultitiœ cl DIO( — 405 DIO( impudentice expédition sistit, in-4, Kœnigsberg, 1727; — Delaunay, de Cynismo, ac prœcipue de Anlisthene, Diogène et Cralete, in-4, Paris, 1831. X. DIOGÈNE, surnommé le Babylonien, quoiqu'il fût né à Séleucie, était un philosophe stoïcien d'une grande réputation et l'un des chefs du Portique, où il avait eu pour maîtres Chrysippe et Zenon de Tarse. Il fit partie, ainsi que Car- néade et Critolaùs, de l'ambassade que les Athé- niens envoyèrent à Rome au sujet de la ville d'Orope. Comme Carnéade aussi, il s'arrêta à Rome pendant quelque temps et y professa les doctrines de son école. Autant que nous pouvons juger de son enseignement par les très-faibles traces qui nous en sont parvenues, il cherchait à atténuer le principe stoïcien qui ne reconnaît d'autre bien que la vertu et considère tout le reste comme indifférent. Il admettait, au con- traire, l'utile comme une conséquence du bien ou comme le moyen d'y atteindre. (Cic., de Fin., lib. III, c. x; Diogène Laërce, liv. VII, ch. lxxxviii). Diogène Laërce (liv. X, ch. xxvi et cxvni) parle aussi d'un épicurien du nom de Diogène, qu'il fait naître à Tarse en Cilicie et à qui il attribue un Résumé des doctrines morales d'hpicure. DIOGÈNE de Laërte, en Cilicie, ne nous est connu que par l'ouvrage précieux qu'il nous a laissé. On ne sait rien de sa vie; à peine son nom se trouve-t-il cité par quelques grammai- riens d'une époque récente. Réduits aux conjec- tures, les commentateurs ont voulu, sur la foi d'un manuscrit, substituer le nom de Denys à celui de Diogène; ils se sont demandé si le mot Laërte désigne le père ou la patrie de Diogène, son père et sa patrie étant d'ailleurs tout à fait inconnus. Il n'est guère plus facile de fixer avec précision la date de sa naissance et celle de ,sa mort. Entre l'erreur de Suidas, qui, le con- fondant avec Quintus de Laërte, le donne pour contemporain d'Auguste, et l'opinion deDodwell, qui le rejette jusqu'à Constantin, il y a place pour bien des hypothèses qui s'appuient sur des autorités fort recommandables. Nul ne saurait mieux que Diogène lui-même fixer nos doutes à ce sujet. Des écrivains qu'il cite, le plus moderne est Athénée, qui vivait encore au commencement du règne d'Alexandre Sévère (222 après J. C). Diogène est donc postérieur au ne siècle de l'ère chrétienne. D'autre part, il n'aurait pas vécu longtemps après cette époque, s'il en faut croire le grammairien Etienne de Byzance, qui, vers 500, le considérait comme un auteur déjà ancien. On doit donc se croire autorisé, avec Heumann et Brucker, à placer Diogène vers le milieu du me siècle, un peu plus près de nous que n'ont fait Jonsius et Fabricius. Quant à la durée de sa vie, on ne peut que la conjecturer d'après les longues recherches que suppose la rédaction de son ou- vrage sur les philosophes ; mais, à cet égard, les renseignements précis nous font défaut, comme à l'égard de son caractère et des événements de sa vie. Une expression empruntée par Diogène à la langue de l'Église a été curieusement relevée, et l'importance en a été fort exagérée par ceux qui ne remarquaient pas avec quelle complaisance Diogène expose les opinions philosophiques les plus contraires au christianisme. Des obser- vateurs également prévenus, mais dans un autre sens, ont cru voir que Diogène a développé la doctrine d'Épicure plus amplement que toutes les autres, et ils en concluent qu'il était épi- curien. Mais, outre qu'il témoigne trop bien lui-même de son ignorance sur le fond de cette doctrine, s'il est permis d'appuyer une conjec- ture sur de semblables raisons, Diogène serait bien plutôt suspect de stoïcisme, la vie de Zenon de Cittium et la doctrine du Portique étant le sujet qu'il a traité le plus longuement. Quoi qu'il en soit, ces Vies des philosophes sont le seul ouvrage que nous ayons de Diogène ; aucune raison ne peut faire soupçonner qu'il en ait écrit d'autres, si ce n'est toutefois un recueil de Poésies diverses, dont il parle souvent, et qui n'était sans doute que la collection de ses épi- grammes. Ce livre, dont la perte ne paraît pas mériter nos regrets, existait peut-être encore à la fin du xiie siècle; au moins Tzetzès semble y faire allusion par l'épithète d'épigrammatiste appliquée à Diogène. Mais son vrai titre à l'es- time de la postérité, c'est le recueil intitulé : Vies, doctrines et sentences des philosophes il- lustres. Ce livre était dédié à une femme qui profes- sait pour les doctrines de l'Académie une haute admiration. La dédicace étant aujourd'hui per- due, quelques mots de l'auteur, à l'article de Platon, sont le seul renseignement qui nous reste sur cette femme. Reinesius conjecture avec assez de vraisemblance que ce pouvait être une certaine Arria, citée avec éloge dans l'ouvrage de Theriaca, ad Pisonem. A l'exemple de Dio- gène, trois siècles plus tard, Damascius dédiait à Théodora une nouvelle histoire des philosophes. Diogène de Laërte a pris soin de nous avertir qu'il a partagé son travail en dix livres; mais cette division arbitraire en cache une plus sys- tématique dont il nous donne le secret dans sa préface. Après avoir établi par des arguments puérils que la Grèce est le berceau de la philo- sophie, il consacre son Ier livre aux hommes qui ont honoré ce nom de sages que déclina la mo- destie de leurs successeurs. Passant ensuite aux philosophes proprement dits, il les partage en deux grandes écoles : l'école ionienne et l'école italique. Les spéculations des ioniens remplissent la moitié du IIe livre, où se trouvent encore Socrate, rattaché bon gré mal gré à cette école, et les disciples qui n'ont fait que répandre sa doctrine. La vie de Platon, une analyse rapide de son système, diverses classifications des ou- vrages de ce philosophe, forment le livre III. Platon est pour Diogène un second père de la philosophie grecque; c'est de lui qu'il fait sortir les dix écoles auxquelles il ramène toutes les sectes philosophiques si complaisamment énu- mérées par Varron. Toutefois, c'est dans ce livre surtout que se trahit le vice de l'ordre adopté par Diogène : après être convenu que Platon ne doit pas moins à Pythagore qu'à Socrate, il est forcé, pour rester fidèle à sa division, de rejeter au VIIIe livre l'analyse des doctrines de l'école italique. Il consacre le IVe livre aux académi- ciens. Il expose dans le Ve les opinions d'Aristote et des péripatéticiens, avec une négligence et une rapidité bien regrettables. Le VIe livre ren- ferme Antisthène et les cyniques ; le VIP, Zenon et les stoïciens. Cette partie est, sans contredit, la plus intéressante de tout l'ouvrage. L'auteur s'est plu à y développer avec une abondance assez désordonnée, il est vrai, les doctrines du Portique, dont il est avec Cicéron l'historien le plus considérable. On y peut recueillir des détails précieux sur la logique et sur la gram- maire, qui toutes deux étaient en grande estime auprès des stoïciens, un exposé de leurs doctrines cosmologiques, suivi d'une longue énumération et d'une analyse minutieuse des biens et des maux de l'âme, selon les disciples de Zenon. Le VIIIe livre, consacré aux pythagoriciens, est un recueil complet de tous les contes qui avaient cours dans le monde sur Pythagore et quelques- DIOG — 406 DIOM uns de ses élèves. On comprend aisément com- bien les inventions de l'école italique perdent à être ainsi rapprochées de la logique rigoureuse des doctrines stoïciennes. On ne voit aucun ordre dans la distribution du IXe livre. Heraclite y est placé avant Xénophane, ainsi rejeté après tous ses disciples; Diogène d'Apollonie, disciple d'A- naxagore dont la vie est comprise dans le livre II, y est rapproché d'Anaxarque, de Pyrrhon et de Timon, qui tous trois appartiennent à l'école de Socrate. La vie d'Épicure et celle du stoïcien Posidonius remplissent le Xe livre. Diogène combat et repousse les imputations injurieuses auxquelles Épicure a si souvent été exposé, avec une intelligence dont il n'a guère donné d'autre preuve, et qui, par cela même, peut sembler ici suspecte de plagiat. Tel est, en effet, le défaut capital et caracté- ristique de Diogène : il manque absolument de cette critique qui l'ait l'honneur de quelques his- toriens modernes. Ses recherches ne sont que laborieuses. Il ramasse sans choix tous les ju- gements, toutes les anecdotes qu'il a rencontrées dans ses lectures; de là de singulières disparates et des contradictions impardonnables. Quand il rencontre plusieurs versions sur un même fait, il se contente de les rapporter les unes à la suite des autres, avec une entière indifférence. Les mêmes anecdotes ou les mêmes sentences sont attribuées à différents philosophes. Mais, du moins, avec une bonne foi qui mérite toute notre reconnaissance, il indique les sources où il puise, et cite même souvent les textes originaux.^ Aussi une analyse, quelque détaillée qu'elle fût, ne saurait donner une idée de ce livre, où se mêlent sans se fondre les opinions et les styles les plus divers ; et l'on conçoit la mauvaise humeur de quelques critiques modernes contre ce mélange de tous les tons et de tous les styles, et sur- tout contre cette vanité pédantesque du poète érudit, citant à chaque page ses propres épi- grammes. En somme, le livre de Diogène n'est certes pas, comme le prétend Ménage, Vhistoire de l'esprit humain; mais Scaliger a pu, sans injustice, en louer l'érudition variée, et c'est à bon droit que Montaigne regrette qu'il n'y ait pas eu plusieurs Laërte. En effet, malgré quel- ques divergences partielles, cet historien s'ac- corde en général sur la biographie des phi- losophes, comme sur le détail de leurs doctrines, avec les meilleurs témoignages de l'antiquité classique, par exemple avec ceux de Cicéron et de Plutarque. Son ouvrage, d'ailleurs, n'est-il pas le seul de ce genre qui nous soit parvenu? Aristote, celui des philosophes grecs qui accorde le plus d'attention aux systèmes qui l'avaient précédé, ne touche encore cet examen qu'à l'oc- casion de ses propres travaux. Les ouvrages d'Hippobate et d'Androcydes, dont la perte est si regrettable, ne comprenaient pas dans son ensemble l'histoire de la philosophie. Diogène fut donc au moins le premier qui forma un recueil de toutes les opinions de l'antiquité sur les philosophes les plus célèbres. Longtemps res- pecté, à ce titre, par lus âges suivants, il servit de modèle à tous les historiens qui lui succé- dèrent, jusqu'à l'époque où Bayle donna I à l'esprit de la critique moderne, et provoqua une réforme appliquée depuis pu- Leibniz à l'histoire de la philosophie. On pourrai^ même suivre l'influence de I • siècle, où, ' ■ s d'un peuple philo- sophique primil : ïc Scblegel plaç it i Le i Hindous la n lissance de [a philosophie, il jusqu'aux faiblesses de Di ■ dont noua n'ayons tiré quelque profit. Ci -i à sa né- le choix des autorités historiques que nous devons de connaître plusieurs écrivains secondaires, dont les erreurs mêmes ou les mensonges ne sont pas sans intérêt pour l'his- torien. Près de la moitié des fragments qui nous restent d'Hermippus ne se sont conservés qu dans le livre de Diogène. Combien de fragments de Timon, de Chrysippe, de Dicéarque, de Sotion, de Favorinus ne lui devons-nous pas encore, sans parler des pièces authentiques, telles que le testament d'Aristote et celui d'Épicure, do- cuments si rares aujourd'hui, et que bannissaient trop souvent de l'histoire les sévères convenances du genre historique, tel que le comprenait l'an- tiquité? Sans doute, on peut le dire, Diogène de Laërte ne brille ni par la profondeur ni par l'originalité de son jugement; sans doute, il ne comprend pas toute l'importance de l'histoire de la philosophie. La nécessité de l'ordre dans lequel les systèmes se succèdent, les rapports du développement de la pensée humaine avec celui des doctrines philosophiques, sont des choses qu'il ne soupçonne même pas. Des qua- lités nécessaires à l'historien il n'a guère que les plus modestes : la bonne foi, avec l'étendue et la variété des connaissances. A part des fautes de chronologie, des confusions assez fréquentes entre les noms propres et les titres d'ouvrages distincts, et autres négligences dont il faut bien le rendre responsable, comme compilateur, les autres erreurs répandues dans son livre revien- nent de droit aux auteurs qu'il avait consultés, et que nous ne pourrions apprécier ici en détail sans sortir des bornes naturelles de cet article. Regrettons seulement que Diogène ne se soit pas plus souvent recommandé d'autorités aussi im- posantes que celles d'Aristoxène, placé, pour son érudition et sa fidélité, presque à l'égal de son maître Aristote ; mais qu'il ait fait de trop fré- quents emprunts à des écrivains d'une autorité suspecte, tels que Dicéarque, Hermippus et Ti- mée. Le texte de Diogène Laërce nous est parvenu mutilé et plein d'altérations. Saumaise, sur la foi d'une table détachée d'un ancien manuscrit, déplore la perte d'un grand nombre de biogra- phies, parmi lesquelles se trouvaient sans doute celles de Cornutus, de Polémon et d'Épictète. Épuré, éclairci depuis l'édition princeps (in-4, Bàle, 1533), par les soins d'Henri Estienne, de Casaubon, d'Aldobrandini. de Ménage, de Meibom, de Kùhn (travaux réunis dans l'édition d'Amster- dam, 2 vol. in-4, 1692 et 1698), de Rossius, le texte a été publié en dernier lieu par Hùbner (4 vol. in-8, Leipzig, 1828 et 1831) et par G. Cobet, en 1850, dans la bibliothèque grecque-latine de Firmin-Didot. La traduction latine d'Ambroisede Camaldule, corrigée par le bénédictin Brugno- lius (Venise, 1457), a été heureusement rem- placée par celle de Thom. Aldobrandini (in-f°, Rome, 1594, et Londres, 1663). L'ouvrage a été mis en français par Fougerolles (in-8, Lyon, 1602}; par Gilles Boileau (2vol. in-12, Paris, 1688): par un anonyme (3 vol. in-12, Amst.. 1758; 2 vol. in-8, Paris, 1796; 1 vol. in-12, Paris, 1841 : cette dernière traduction est attribuée à Chauf- fepied). Une traduction meilleure et plus récente i dominée par M. Zévort, Paris, 1847, 2 vol in-12. E. E. DIOMÈNE de Smyunk, partisan de la philo- sophie de Démocrite, à Laquelle il avait été initié par Nessus, dis liai du célèbre Abdé- ritain. 11 transmit à son tour la même doc- que. Celui-ci étant contemporain d'Alexandre Le Grand, il faut admettre que S ii à peu près dans le même temps, c'est-à-dire dans le iv" siècle avant l'ère chrétienne. X. DTS.T — 407 DTST DION, surnommé Chrysostomeou Bouche cVor} naquit vers le milieu du Ier siècle, à Pruse dans la Bithynie, d'une famille considérable. Il cultiva d'abord l'art oratoire, tel qu'on le comprenait alors, c'est-à-dire la rhétorique des sophistes ; puis, ayant pris goût pour l'étude de la philo- sophie, il s'attacha à l'école stoïcienne, dont il adopta sans restriction tous les principes. Mais sa manière de vivre et sa conduite extérieure auraient pu le faire passer pour un disciple d'Antisthène. Ainsi, au lieu du manteau des philosophes, il portait habituellement une peau de lion et s'élevait contre la corruption de son temps d'une manière plus propre à irriter le3 esprits qu'à les ramener au bien. Un de ses amis ayant été enveloppé dans une conspiration contre la vie de Domitien et condamné à mort, Dion craignit pour lui-même et se réfugia dans le pays des Gètes, où il vécut longtemps ignoré, travaillant de ses mains et n'ayant d'autres livres que le Phèdon et le discours de Démosthène sur l'Am- bassade. Après la mort de Domitien, il retourna à Rome, où il vécut quelque temps en très-grande faveur auprès de Néron et de Trajan; puis il retourna dans sa patrie, et y mourut dans un âge fort avancé. On a conservé de lui quatre-vingts discours qui ne témoignent pas seulement de sa fécondité et quelquefois de son goût, mais aussi de ses connaissances et de son esprit philoso- phiques. Ils furent publiés pour la première fois à Venise, en 1551, in-8; puis d'autres éditions en ont paru, à Paris, in-f°, 1604, et à Leipzig, 2 vol. in-8, 1784. On trouve dans le IIe vol. des Vies des orateurs grecs, par de Bréquigny (2 vol. in-12, Paris, 1742), une Vie de Dion Chrysostome et la traduction de plusieurs de ses discours. Consultez encore : L. Etienne, Dio philosophus, Paris, 1849, in-8 ; — Martha, Dionis philoso- phantis effigies. Paris, 1854, in-8, et du même auteur, les Moralistes sous Vempire romain, Paris, 1864, in-8. X. DIONYSODORE de Chios, frère d'Euthydème, qui a donné son nom à un dialogue de Platon, où ils sont tous deux mis en scène et représentés comme des sophistes de l'espèce la plus frivole. Tout ce que nous savons, ou plutôt toutes les conjectures qu'on a faites sur Dionysodore, s'ap- pliquant aussi à Euthydème, nous renvoyons le lecteur à ce dernier nom. X. DISAMIS. Terme mnémonique de convention par lequel les logiciens désignaient un mode de la troisième figure du syllogisme. Voy. la Lo- gique de Port-Royal, 3e partie, et l'article Syl- logisme. DISJONCTION (Argument disjonctif), (dis- limgere, disjoindre, séparer). On appelle disjonc- tion ou proposition disjonctive une proposition dans laquelle on rapporte à un sujet, comme attributs possibles, plusieurs déterminations qui s'excluent réciproquement ; ainsi : Les animaux sont ou raisonnables ou privés de raison. Et on appelle argument disjonctif celui dont la ma- jeure est une proposition disjonctive, comme : Il est nécessaire que le vice soit puni dans cette vie ou dans une autre; or, il n'est pas toujours puni dans cette vie; donc, il y a nécessairement une autre vie où il sera puni. Les attributs rapportés au sujet dans la ma- jeure s'excluant réciproquement, il s'ensuit que si, dans la mineure, on affirme du sujet un de ces attributs, les autres doivent en être niés dans la conclusion, et que si la mineure nie tous les attributs sauf un seul, la conclusion doit affirmer celui-ci. En d'autres termes, si la mineure est affirmative, la conclusion est négative, et si la mineure est négative, la conclusion est affirma- tive; ce qui est particulier à cette sorte d'argu- ment, et tient à la nature de la disjonction. Mais il convient de remarquer que la négation et l'affirmation s'entendent ici des attributs, non de la qualité des propositions. Ce qu'il faut principalement observer dans l'emploi de cet argument, c'est la parfaite op- position des attributs dans la proposition disjonc- tive; ce qui n'a lieu rigoureusement que quand cette proposition présente deux attributs contra- dictoires. Dans les autres cas, il faut donner à la disjonction autant d'attributs qu'il y en a de possibles, avoir soin qu'ils soient bien distincts et qu'ils ne rentrent pas les uns dans les autres, et examiner s'ils ne peuvent pas être attribués tous ou plusieurs en même temps. Ainsi, dans l'exemple si souvent cité : On ne peut gouverner les hommes que par la force ou par la raison ; or, il ne convient pas d'employer la force, qui est un moyen trop peu durable et trop peu digne de l'homme ; donc, il faut gouverner par la raison; il pourrait être vrai de dire que, pour gouverner les hommes, il faut unir la force à la raison. Mais, quelque complète que soit l'énu- mération des attributs qui s'excluent, comme rien n'indique nécessairement que cette énumération est complète, il en résulte que, dans ce cas, cet argument, n'ayant rien de nécessaire, est plutôt un argument probable qu'un argument démons- tratif. Il est d'ailleurs bien rare que l'énumé- ration disjonctive soit complète ; on entrevoit quelques attributs, et l'on croit avoir tout examiné. De là vient que « les fausses disjonc- tions sont, comme le dit Port-Royal (Logique, 3e partie, ch. xn), une des sources les plus com- munes des faux raisonnements des hommes. » J. D. J. DISTINCTION (oioupEffiç). Ce terme de logique a reçu plusieurs acceptions. Dans l'école on traitait de la distinction réelle et de la distinction de raison. Par distinction réelle, on entendait celle qui se trouve dans les objets mêmes, indépen- damment de toute conception de ces objets : par exemple, les étoiles, les hommes, la volonté, le mouvement, etc. On établissait que cette distinc- tion est de trois sortes: de chose à chose, comme de Dieu à homme; de mode à mode, comme de bleu à blanc, de sentir à vouloir ; et de monde à chose, comme de corps à mouvement, d'homme à liberté. Par distinction de raison, on entendait celle que nous faisons en séparant par un acte de la pensée des choses unies et inséparables dans la réalité, comme quand on ne considère dans un corps que sa longueur, ou sa largeur, ou sa profondeur. On ajoutait que la distinction réelle se fait en niant une chose d'une autre : Scipion n'est pas Annibal; et la distinction de raison en considérant une qualité sans l'objet auquel elle est unie, ou sans les autres qualités qui l'accompagnent. Ces deux expressions, em- pruntées d'Aristote, ne sont plus guère en usage : on dit généralement abstraction au lieu de dis- tinction de raison, et souvent différence au lieu de distinction réelle (voy. les articles Abstraction et Différence. On peut aussi consulter Bossuet, Logique, liv. I, ch. xxt). Deux autres sens sont encore donnés à ce terme. Suivant l'un, la distinction consiste à séparer un objet de connaissance de tout ce qui n'est pas lui; suivant l'autre, à discerner et à expliquer les divers sens d'un mot confondus dans un argument. Prise dans le premier de ces deux sens, la distinction l'ait partie de l'observation, et est le préliminaire obligé et la condition de toute bonne analyse. Nul objet n'existe isolé dans la nature, et de là vient qu'en apercevant un objet, on l'aperçoit nécessairement uni à d'autres objets, DIVI 408 — DIVI et que toutes nos connaissances sont d'abord obscures et co.ffuo Or, avani de reuiercner p ir l'analyse quels sont les éléments d'un objet, il faut l'avoir séparé des objets avec lesquels il se trouve en rapport, l'avoir exactement réduit à lui-même, afin de ne point lui laisser des éléments étrangers qu'on serait exposé à prendre pour des éléments essentiels, ce qui fausserait l'analyse d'abord, et plus tard la synthèse. Ceci suffit pour faire comprendre combien la distinc- tion est importante, et quels soins on doit mettre à ne point laisser, par une distinction trop su- perficielle, des accessoires étrangers confondus avec les éléments naturels, comme aussi à ne point rejeter, par une distinction trop sévère, ou plutôt par une exclusion arbitraire, des éléments constitutifs essentiels. Il faut donc faire cette opération avec précision et exactitude, et ne voir ni plus ni moins que ce qui rentre essentiellement dans la nature de l'objet observé. Il arrive souvent que, dans un argument, on donne à une expression trop ou trop peu d'ex- tension, ou qu'on réunit sous un seul terme deux idées différentes, soit qu'on les ait confondues à dessein, soit qu'on n'ait pas vu les différences qui les séparent. Pour répondre à un semblable argument, il convient de distinguer ces deux sens et de les définir exactement, et de montrer comment la conclusion, vraie pour un sens, ne l'est plus pour l'autre, ou comment elle est fausse pour les deux sens, et ne paraissait vraie qu'à la faveur de la confusion. Les scolastiques vaient fait le vers suivant, pour rappeler les lois de ce genre de réponse : Divide, défini, concède, negato, probato. C'est-à-dire qu'après avoir distingué les deux sens que renferment les prémisses, il faut dé- finir exactement chacun de ces sens, accorder ce qui paraît vrai, nier le rapport qui paraît faux, et prouver enfin ce que l'on oppose soi- même. C'est par la distinction que l'on résout les divers sophismes fondés sur une ambiguïté de mots. Toutes les fois que l'on fait usage de la dis- tinction, il faut prendre garde de séparer des idées ou des rapports qui sont naturellement in- séparables, et de se laisser aller ainsi à des distinc- tions subtiles et captieuses, ressources ordinai- res des gens de mauvaise foi. Toutes les distinc- tions doivent être prises dans la nature même, et selon Je point de vue particulier sous lequel on considère l'objet en question (Aristote, Topi- ques, liv. VIII, ch. vu). J. D. J. DIVISION, partage d'un tout en ce qu'il con- tient. Platon cherche dans un de ses dialogues, le Politique, ce que c'est que l'homme. Le conce- vant d'abord comme un être animé, il distingue parmi les êtres animés ceux qui vivent en troupe et ceux qui vivent isolément. Parmi les animaux qui vivent en troupe, ceux qui vivent dans les airs OU dans l'eau et ceux qui vivent sur la terre; et enfin ceux qui ont deux pieds et ceux qui eu ont d Lvanl ige. Il conclut que l'homme est un animal à deux pieds sans plumes. Si on veut n'envisager ici que la méthode, sans être arrêté par la puérilité du résultat, on reconnaîtra que le procédé suivi par Platon con- siste à séparer les éléments d'une, totalité, à marquer li i irticuliera comprlls sous un ternie commun, et. pour tout dit >|iper l'extension d'une idée. Cet i . M'e, qui no diffère de l'analysi quelques nuances, a reçu le nom de division. So Mie ri PI iton la regardaient comme une des parties es- sentielles de la méthode, et Aristote, qui y atta- che moins d'importance, en reconnaît cependant les avantages et en a tracé les règles. Elle est, sans contredit, très-familière à l'esprit, et elle exerce une influence notable sur le jeu de ses facultés. C'est à elle que nous devons d'éclaircir nos idées, de les exposer avec ordre et de pou- voir les retenir. On retient mal et on oublie vite ce qu'on ne sait que confusément. Il peut arriver que l'objet à diviser soit une simple juxtaposition de parties réellement dis- tinctes, comme les quartiers d'une ville et les appartements d'une maison : le partage de l'idée totale prend alors le nom de partition; dans les autres cas, il retient généralement celui de divi- sion. La division proprement dite présente elle- même plusieurs variétés. On peut, 1° diviser le genre en ses espèces : toute substance est corps ou esprit ; tout animal est vertébré ou inverté- bré; 2° diviser le genre par ses différences : toute proposition est vraie ou fausse; toute li- gne est droite ou courbe; tout nombre est pair ou impair ; 3" diviser un sujet d'après les acci- dents opposés qu'il peut offrir: tout corps est en repos ou en mouvement • tout astre est lumineux par lui-même ou par réflexion ; 4° enfin diviser un accident d'après les sujets où il peut se trou- ver; les plaisirs se partagent en plaisirs des sens, de l'esprit et du cœur. Ces distinctions, qui occupaient beaucoup de place dans les an- ciennes logiques, ont aujourd'hui perdu de leur importance. Il est bon de remarquer cependant que la division du genre et des espèces se con- fond avec la classification, si capitale en toute espèce de science. La première condition d'une bonne division, c'est d'embrasser toutes les parties du sujet^ d'être complète : « Il n'y a presque rien, dit la Logique de Port-Royal, qui fasse faire tant de faux raisonnements que le défaut d'attention à cette règle; et ce qui trompe, c'est qu'il y a souvent des termes qui paraissent tellement op- posés, qu'ils semblent ne point souffrir de mi- lieu, qui ne laissent pas d'en avoir. Ainsi entre ignorant et savant il y a une certaine médiocrité qui tire un homme du rang des ignorants, et qui ne le met pas encore au rang des savants; entre vicieux et vertueux, il y a aussi un certain et it dont on peut dire ce que Tacite dit de Galba: Magis extra vitia quam cum virtutibus...; en- tre sain et malade, il y a l'état d'un homme in- disposé ou convalescent ; entre le jour et la nuit, il y a le crépuscule; entre les vices oppo- sés, il y a le milieu de la vertu, comme la piété entre l'impiété et la superstition; et quelque- fois ce milieu est double, comme entre l'ava- rice et la prodigalité il y a la libéralité et une épargne louable; entre la timidité qui craint tout et la témérité qui ne craint rien, il y a la générosité qui ne s'étonne point des périls, et une précaution raisonnable qui fait indon- ner ceux auxquels il n'est pas à propos de s'ex- poser. » Mais s'il est indispensable de séparer tout ce qui diffère, il l'est aussi de ne point isoler des tes qui rentrent les uns dans les autres. Tout philosophe, par exemple, a le droit et le ir de séparer, en psychologie, les senti- ments, les pensées et les actions, qui constituent trois ordres de phénomènes à part; mais on ne pourrait sans erreur ranger dans une quatrième irie les faits de mémoire, qui sont une es- de pensée. Je dirai avec raison que toute a est vraie ou fausse; mais je n'ajouterai pas, ou probable, car co dernier caractère peut aussi bien appartenir à la vérité qu'à l'erreur. En un mot, il no suffit pas que la division soit DODW 409 DOGM complète, il faut encore qu'elle soit distincte, tranchée ou opposée ; expressions synonymes. En troisième lieu, elle doit être immédiate, c'est-à-dire porter d'abord sur les parties princi- pales, suivant une loi de l'esprit humain, qui, dans l'analyse, s'attache premièrement aux ob- jets saillants, et n'arrive que peu à peu au dé- tail. La fidélité à cette condition est l'unique moyen de saisir les rapports vrais des choses, et de ne pas supposer entre elles des différences fictives ; autrement on est bien près d'imiter un géographe à qui il prendrait fantaisie de parta- ger les Européens en autant de groupes qu'il y a de villes en Europe, sans tenir compte de la division supérieure des royaumes. Une dernière règle qui n'a pas toujours été suivie, et qui cependant n'a pas moins d'impor- tance que les précédentes, c'est que les divisions doivent être resserrées dans de justes bornes. Pour peu qu'on les pousse trop loin, comme les scolastiques en avaient la funeste habitude, elles fatiguent l'intelligence, et l'accablent au lieu de la soulager. On a obscurci l'objet dans l'espé- rance de l'éclaircir, et il finit par échapper au regard et se perdre dans une poussière confuse. Simileconfuso est quidquid in pulverem sectum est, a dit Sénèque. Considérée dans les ouvrages de l'esprit, la division pourrait donner lieu à beaucoup d'au- tres remarques ; mais nous n'avons à l'envisa- ger ici que sous le point de vue philosophique. On peut consulter: Aristote, Analyt. Post., lib. II, c. xin; — Logique de Port-Royal, liv. II. C. J. DIVINITÉ, voy. Dieu. DOCÉTISME, voy. Gnosticisme. DODWELL (Henri), né à Dublin en 1641, professeur d'histoire à l'Université d'Oxford, de 1688 à 1691, et mort à Shottesbrooke, en 1711, s'est principalement rendu célèbre par ses écrits théologiques et ses savants travaux sur plusieurs points d'archéologie et de philologie ; mais il appartient aussi, quoique d'une manière indi- rect à l'histoire de la philosophie, par la dis- cussion qu'il souleva entre Collins et Clarke sur l'immortalité de l'âme et sa nature immatérielle. Déjà, en 1672, dans une lettre qu'il publia sur la manière d'étudier la théologie, il avait soutenu que l'âme est naturellement sujette à la mort, mais qu'elle devient immortelle par un esprit d'immortalité que Dieu y ajoute en ceux qui vi- vent dans son alliance. Ce paradoxe, soit qu'il n'eût p été compris, soit qu'il ne fût pas à sa place, it longtemps resté inaperçu, Dodwell entrepi e le développer, d'abord dans un écrit sur le n ige, publié en 1704, et deux ans plus tard, da un discours sous forme de lettre {Epistola. j discourse) dont il nous suffira de traduire le"titre, d'une longueur peu ordinaire, pour en faire connaître l'esprit et le contenu : Discours épistolaire, où ton prouve par les Écritures et les premiers Pères que l'âme est un principe naturellement mortel, mais que la volonté de Dieu, afin de le punir ou de le récompenser, a rendu actuellement immortel en vertu de son union avec Vesprit divin com- muniqué dans le baptême, et où Von fait voir que, depuis les apôtres , personne, à l'exception des. évêques, n'a le pouvoir de donner le divin esprit immorto isant, in-8, Londres, 1706. Une telle proposition dut soulever contre Dodwell un- grand nombre --''adversaires, tant parmi les théologiens que parmi les philosophes. C'est ce qui arriva. Samue' Clarke, encore jeune alors, mais déjà en possession d'un nom très-respecté, fut un des premiers qui sntrèrent en lice. 11 pu- blia pendant la mêma année une lettre où il réfute, avec beaucoup d'érudition et de logique, tous les arguments employés dans le Discours épistolaire {A leller io M. Dodwell, etc., in-8, Londres, 1706). Cette lettre en provoqua une au- tre dans un sens contraire de la part de Collins {A letter lo the learned M. H. Dodwell, conlc- ning some remarks on a pretended démonstra- tion of the immater iality, etc., in-8, Londres, 1707). Dès lors, la discussion cessa d'être théo- logique, pour rentrer entièrement dans le do- maine de la philosophie. Dodwell en disparut, laissant en présence l'un de l'autre son adver- saire et son défenseur. Dodwell s'est acquis des titres plus réels à no- tre reconnaissance, en publiant quelques disser- tations sur divers points très-obscurs de l'his- toire de la philosophie: Appendice concernant l'histoire phénicienne de Sanchonialhon, en anglais, in-8, Londres, 1791 ; — Apologie des œuvres philosophiques de Cicéron, servant de préface à la traduction anglaise du de Finibus, publiée par Parker, in-8, ib., 1702; — Exercita- tiones duœ : prima de œlate Phalaridis; se- cunda de œtate Pythagorœ philosophi, in-8, ib., 1699-1704; — de Dicœarcho ejusque frag- mentis, dans le Recueil des anciens géographes {Geographiœ veteris scriptores), publié par Hudson, 4 vol. in-8, ib., 1698-1712. DOGMATISME. Avant toute discussion sur la nature des choses que nous désirons connaî- tre, il y a la question de savoir si la connais- sance elle-même et, par conséquent, si la science est possible, si l'esprit de l'homme peut attein- dre à la vérité. Cette question est résolue de trois manières : les uns veulent que la vérité se dé- robe éternellement à nos recherches, qu'il n'y ait pour nous aucun moyen de la discerner de l'er- reur, et que nous soyons condamnés à un doute universel et irrémédiable. Ce sentiment a reçu le nom de scepticisme. Les autres pensent que la vérité n'est pas refusée à l'homme, qu'il lui est donné, au contraire, de la puiser à sa source la plus élevée et la plus pure, mais à la condi- tion qu'il renonce à lui-même et à l'usage de sa raison, naturellement trompeuse ; qu'il s'a- bandonne à une certaine inspiration ou intuition supérieure à la raison ; qu'il se laisse entraîner et absorber par ce mouvement intérieur, au point de perdre le sentiment de son existence et de s'anéantir en Dieu. Cette, opinion, qui sup- pose la précédente et s'appuie en partie sur elle, a été appelée le mysticisme. D'autres, enfin, sont pleins de confiance dans nos facultés intellec- tuelles, et croient qu'elles nous découvrent la vérité quand nous savons nous en servir, c'est- à-dire quand nous les soumettons à certaines règles d'ordre, de méthode de circonspection, qui résultent de leur nature même. Cette foi dans la raison humaine pour toutes les choses dont la raison, dont les facultés humaines, en général, nous suggèrent l'idée, voilà ce qui constitue le dogmatisme. Pascal a très-bien ca- ractérisé les partisans du dogmatisme, qu'il ap- pelle les dogmatistes, et ceux du scepticisme, également connus sous le nom de pyrrhoniens, quand il dit que les uns ont voulu ravir à l'homme toute connaissance de la vérité, et que les autres tâchent de la lui assurer. C'est d'après cela qu'il met chacun dans la nécessité de choisir entre les uns et les autres. « Il faut que chacun prenne parti et se range nécessairement ou au dogma- tisme ou au pyrrhonisme: car qui penserait de- meurer neutre serait pyrrhonien par excellence; cette neutralité est l'essence du pyrrhonisme : qui n'est pas contre eux est évidemment pour eux. » Cependant, comme il ne choisit pas lui- même et qu'il déclare les deux opinions éga- DOGM — 410 DOMI lement inadmissibles, comme il nous montre le pyrrhonisme confondu par la nature, et le dog- matisme par la raison, que serait-il s'il n'y avait pas encore une troisième solution différente des deux autres? Le mysticisme, en effet, se distin- gue à la ibis du scepticisme et du dogmatisme, quoiqu'il tienne de tous deux : ainsi que le pre- mier, il rejette le témoignage de la raison hu- maine, considérant la vie et la science comme un amas de vains songes; il admet avec le se- cond la certitude et l'existence de la vérité pour l'homme, mais il la cherche par une autre voie. De ces trois manières de concevoir la nature humaine par rapport à la connaissance et à la vérité, le dogmatisme seul est fondé; il est le fond même de la pensée humaine et précède la réflexion; il naît en quelque sorte avec nous, se mêle à tous les actes de notre vie, et résiste à tous les sophismes inventés pour le détruire. Ici encore le nom de Pascal, qui a quelque auto- rité dans cette matière, vient se présenter à notre esprit. « Je mets en fait, disait-il, qu'il n'y a jamais eu de pyrrhonien effectif et réel. » Le dogmatisme, en outre, sans rien s icrifier des droits de la raison et de la liberté humaine, admet dans son sein tout ce qu'il y a de noble et de vrai dans le mysticisme : sans souffrir aucune atteinte au principe de la certitude, il tient compte des contradictions apparentes sur les- quelles s'appuie l'opinion pyrrhonienne ; il fait mieux encore, il les applique comme la con- dition même sous laquelle l'esprit humain, en général, arrive, à travers les siècles, par une suite non interrompue de progrès et de luttes, à une vue de plus en plus claire de la vérité. Le dogmatisme ne saurait être l'objet d'une démonstration à part ; il est tout démontré lors- qu'on a établi le fait de la certitude, quand on a expliqué la nature de chacune de nos facultés, quand on a mis en évidence l'impossibilité du scepticisme et les prétentions insoutenables ou extravagantes de l'école mystique. Nous dirons seulement qu'il se montre plus ou moins fidèle à son propre principe, qu'il sacrifie plus ou moins au scepticisme, et que ce sacrifice a lieu aux dépens tantôt a'une faculté, tantôt d'une autre. De là les différents systèmes entre lesquels se partage la philosophie. Les uns ne veulent re- connaître que le témoignage de leur sens et se défient de la raison et du raisonnement : ce sont les philosophes empiriques ou sensualistes; les autres, au contraire, traitant d'illusion tout ce que nous savons, non-seulement par les sens, mais par l'expérience en général, n'admettent que des connaissances ou des idées a priori : on leur a donné le nom d'idéalistes ; d'autres encore, admettant à la fois la raison et l'expérience, ne comptent pour rien les leçons de l'histoire et les enseignements ou l'expérience de nos sembla- bles : c'est le défaut dans lequel est tombée l'école cartésienne; enfin une secte nouvelle, aujourd'hui déjà tombée dans l'oubli, s'était for- il y a quelque temps, qui, donnant au scep- ticisme gain de cause contre toutes nos facultés, aissait subsister d'autre moyen de connais- sance ni d'autre critérium de la vérité, que le témoignage de la majorité des hommes. La lo- gique ne permet pas qu'on divise ainsi notre Mii'lligcnce, qui, de sa nature, est indivisible. principes, les idées de la raison interviennent sûrement dans l'expérience et même d.ins tion des sens; car si, dans ce. dernier phénomène, il n'entrait que des sensations, com- i pourrait-il nous donner connaissance, fu- el personnel comme il serait alors, d'un monde durable, infini, dont nous subissons les lois, et dans lequel nous ne sommes qu'un point imperceptible? Il n'est pas moins évident que l'expérience est nécessaire pour constater la pré- sence et le caractère, par conséquent les droits de la raison; il faut que la raison descende en nous, qu'elle se mêle aux phénomènes de notre existence contingente, pour que nous puissions en parler et nous conduire à sa lumière. Enfin la raison, quoique la même pour tous, n'arrive pas chez un seul à son complet développement; car, dans notre faible nature, rien ne se déve- loppe qu'à la condition du travail et du temps. Nous sommes donc obligés de tenir compte de tous les efforts, c'est-à-dire de tous les systèmes qui nous ont précédés. Ainsi il n'y a pas de mi- lieu : ou le scepticisme, ou un dogmatisme con- séquent avec lui-même, qui s'appuie à la fois sur la raison, sur l'expérience et sur l'histoire. Toutefois nous établirons une distinction entre le dogmatisme dans la science, dans les résultats obtenus à la suite des recherches de l'esprit, et le dogmatisme dans la méthode. La méthode dogmatique est celle qui commence par l'affir- mation, au lieu de commencer par l'observation et par le doute. Elle pose (c'est le mot qu'elle affectionne) certains principes dont elle se croit dispensée de rendre compte, et se borne à en développer les conséquences sans aucun égard pour l'expérience ni pour les faits. Celte méthode, à peu d'exceptions près, a été celle des philo- sophes scolastiques ; mais elle a reparu récem- ment, s'appuyant sur des prétentions inconnues au moyen âge et remplaçant l'autorité par l'ar- bitraire. C'est en vain qu'on lui a donne le nom de méthode synthétique; il n'y a pas de syn- thèse sans l'observation ou l'analyse, mais de simples hypothèses, ou quelque chose de pis encore, des abstractions vides de sens. Autant le dogmatisme est désirable dans les résultats de la science, autant il doit être proscrit de la méthode; car ce n'est qu'en commençant par le doute, et en allant avec précaution des faits aux principes et aux raisonnements, que l'on peut finir par la certitude (voy. Méthode). DOMINIQUE de Flandre, de l'ordre des Do- minicains, florissait vers l'an 1500 à Bologne, où il enseignait la philosophie et la théologie. Il se montra très-zéle thomiste, et défendit avec non moins de succès que d'ardeur les doctrines du maître contre les attaques de l'école rivale, c'est- à-dire contre l'ordre des Franciscains, attaché comme on sait aux idées de Duns-Scot. Il a écrit, selon la méthode de son temps, une sorte de commentaire sur la Métaphysique d'Aristote. qui a pour titre Quœstiones supra XII libros Me- taphysices Aristotelis, in-f°, Venise, 1490; Co- logne, 1621. Ce livre, comme il faut s'y attendre, ne brille point par l'originalité; cependant, sous les distinctions et les définitions sans nombre dont il nous offre l'assemblage, on trouve de la justesse et même une certaine profondeur. Nous nous contenterons d'en citer les propositions suivantes : La métaphysique a pour objet de rechercher le principe de toutes choses : ce principe, ^'est l'absolu, ou l'absolument réel, ce qui est en soi, réellement et sans condition. Ce réel absolu ou inconditionnel ne peut pas être défini par les moyens ordinaires, c'est-à-dire par le genre et par l'espèce ; on ne peut le faire connaître que par certaines qualités essentielles, qui à leur tour sont indéfinissables, par exemple ne cause efficiente ou comme cause finale. L'ôtre absolu ou inconditionnel est absolument un, car il est la pure réalité sans négation. Or, c'est la négation seule qui est la raison de la différence des choses : un être particulier, ou un individu, ne diffère d'un autre individu que par DROI 411 - DROI certains caractères qui lui appartiennent exclu- sivement. La différence qui sert de base à la distinction des choses est essentielle, ou réelle, ou formelle, ou logique. La première est celle qui existe entre l'être et le non-être, entre le fini et l'infini; la seconde est celle qui sépare deux êtres compris dans le même genre, mais distingués l'un de l'autre par des propriétés fondamentales : tels sont, par exemple, l'homme et l'animal. La dif- férence formelle est celle qui résulte, non pas de certaines propriétés ou de certains attributs, mais du degré de ces attributs, qui existent chez l'un sous une forme finie, et infiniment chez l'autre : c'est une différence de ce genre qui existe entre l'humanité et la divinité. Enfin la différence logique n'est fondée que sur une com- paraison entre deux objets de la même nature, mais dont l'un nous paraît plus grand ou plus petit que l'autre. Ces quatre différences principales sont divisées à leur tour en une multitude de différences se- condaires. Il est inutile de pousser plus loin L'analyse de ces subtilités. *J. T. DOUTE. On appelle ainsi l'état dans lequel notre esprit se trouve quand il demeure en suspens entre deux jugements contradictoires, sans avoir aucun motif qui lui fasse adopter l'un plutôt que l'autre. L'homme, en même temps qu'il est doué de raison, étant un être faible et borné, il y a nécessairement des choses qu'il ignore, d'autres qu'il connaît avec une entière certitude, et d'autres dont il est forcé de douter. Le doute est donc un état très-ordinaire, nous dirons volontiers très-naturel, de l'esprit. Mais il n'intéresse la philosophie que lorsqu'il porte sur les principes mêmes de la connaissance hu- maine. Le doute des philosophes est tantôt pro- visoire et tantôt définitif. Le doute provisoire, qui porte aussi le nom de doute méthodique, est une suspension volontaire et momentanée de notre jugement, pour donner le temps à l'esprit de se rendre compte de tout ce qu'il sait, de coordonner toutes ses idées et toutes ses con- naissances, et de les ériger enfin en système. Le doute ainsi compris est la condition même de la certitude et de la science, en même temps qu'il est le signal et le premier acte de notre affran- chissement intellectuel. Descartes est le premier qui en ait fait une règle de la méthode, et cette règle, malgré les objections qu'elle a soulevées autrefois et les déclamations dont elle est encore aujourd'hui le prétexte, a son fondement iné- branlable dans la nature humaine. Il est abso- lument impossible d'arriver par un autre che- min de l'état de confusion et de spontanéité obscure où se trouvent d'abord nos idées, à l'état de réflexion et de libre examen sans lequel il n'y a pas de vraie certitude ni de science. Qui n'a jamais douté, n'a jamais pénétré le fond de rien, n'a jamais pensé. Oui, il faut avoir essayé de douter de tout, même de la raison, si l'on veut savoir combien son autorité est invincible, et quelle est l'élévation et la fécondité de ses principes (v-oy. Méthode). Nous ne parlerons pas dans les mêmes termes du doute définitif, con- sidéré comme le dernier mot de la raison sur elle-même, c'est-à-dire du scepticisme. Le scep- ticisme est, sous quelque point de vue qu'on le considère, et malgré l'impulsion salutaire qu'il a souvent imprimée aux esprits, un des faits les plus malheureux de la philosophie. Mais ce n'est pas ici le lieu de nous y arrêter plus longtemps; nous en avons fait le sujet d'un article séparé. CROIT (littéralement traduit du latin rectum et du grec ôp&ôv, ce qui est en ligne droite, ce qui doit servir de règle ou de mesure; en al- lemand le mot rechl nous offre exactement le même sens). L'idée du droit, à la considérer en elle-même, indépendamment des applications dont elle est susceptible et des lois plus ou moins justes qui ont été faites en son nom, est une idée de la raison absolument simple et qui échappe par là même à toute définition logique ; mais on peut la faire comprendre par l'idée du devoir, dont elle est inséparable et avec laquelle elle forme dans notre esprit une corrélation nécessaire. Nous voulons dire qu'il n'y a pas de devoirs sans droits, ni de droits sans devoirs, et qu'il est impossible de concevoir l'une sans l'autre ces deux notions, renfermées toutes deux dans l'idée supérieure de la loi morale : c'est cette loi elle-même, essentiellement une et immuable de sa nature, que nous appelons tantôt du nom de droit et tantôt du nom de devoir, selon le point de vue sous lequel on l'envisage; selon que le sujet auquel elle s'adresse, c'est-à-dire l'homme, est considéré comme passif ou comme actif par rap- port à ses semblables. En effet, ce que la loi morale m'ordonne de faire, ce qu'elle me prescrit comme un devoir, elle défend aux autres de l'empêcher, d'y mettre obstacle par quelque moyen que ce soit ; elle me déclare inviolable, par conséquent, dans l'usage que je fais de mes facultés pour lui obéir ; et cette inviolabilité dont je suis revêtu, ou cette défense adressée à mes semblables, voilà précisément ce qui con- stitue mon droit. Ce principe n'a pas besoin de démonstration ; il brille de sa propre évidence comme un axiome de géométrie ; c'est un axiome de morale, qu'on ne saurait nier sans nier en même temps toute idée de justice et d'obligation réciproque. La conséquence qui en découle immédiatement, c'est que le caractère moral de l'homme, les de- voirs qu'il a à remplir, le caractère universel et absolu de ces devoirs, où l'intérêt ni l'expérience ne doivent avoir aucune part, sont le fondement unique de tous ses droits. En effet, un droit, c'est plus qu'un pouvoir, autrement tout pouvoir serait légitime et toute' action serait juste; c'est plus qu'une faculté et la liberté matérielle d'en faire usage : c'est la consécration de cette liberté pour tous ceux qui pourraient y porter atteinte ; consécration qui emporte avec elle, dans les limites où elle existe, l'inviolabilité de ma per- sonne. Or, d'où me pourrait venir un tel carac- tère, sinon d'une loi absolument obligatoire et, par conséquent, universelle, à l'accomplissement de laquelle je dois employer toutes mes facultés et toute mon existence? Comment mes facultés, comment ma vie et ma personne même seraient- elles pour les autres un objet de respect, si elles n'avaient pas une destination marquée d'avance par cette loi supérieure qui commande à tous les intérêts, à toutes les passions, à tous les be- soins du moment, et qui oblige indistinctement tous les hommes? C'est en vain que l'on cher- cherait à faire dériver nos droits d'un autre principe; il y a même une véritable contradic- tion à prononcer ce mot, lorsqu'on méconnaît le but moral de la vie et qu'on repousse comme une chimère la règle absolue du devoir, telle que nous la donne une connaissance immédiate de la raison. Dira-t-on que nos droits sont dans nos besoins? Mais si mes besoins, exaltés par la pas- sion, sont précisément de telle nature que je ne puisse les satisfaire qu'en faisant violence à mes semblables, et si, de plus, j'ai la certitude d'être le plus fort dans ce conflit, quelle raison aurais- je de m'abstenir? La confusion de nos droits avec nos besoins n'est donc pas autre chose que la suppression même de la notion de droit. Aussi la proposition de Hobbes, que l'homme, dans l'état DROI 412 DROI de nature, a droit à toutes choses, est-elle abso- lument dépourvue de sens. Dans l'état de nature, tel que le comprend le philosophe anglais, c'est- à-dire en l'absence de touie loi et de toute obli- gation, aucun droit ne peut être admis, il n'y a de place que pour la force; les hommes eux- mêmes sont des forces inégales qui se combattent sans relâche, et au sein de ce désordre général le vainqueur a toujours raison. Dira-t-on que nos droits sont simplement les conditions de la société et n'ont pas d'autre fondement que l'in- térêt général? Par exemple, la vie et la liberté d'un homme, la propriété qui représente ses labeurs, n'ont-elles par elles-mêmes rien de sacré, aucun titre qui les protège contre les entreprises de la violence, et ne doivent-elles être respectées que pour des motifs tirés de la sécurité publique ? Sans doute, chacun prend sa part de ce bien, le premier de tous; sans doute, l'intérêt général doit naturellement comprendre les intérêts par- ticuliers; mais lorsque, par suite de notre igno- rance, ces deux sortes d'intérêts ne s'accordent pas, et que nous sommes assez forts ou assez téméraires pour braver les vengeances de la société, qu'est-ce qui nous ordonne de sacrifier ceux-ci à celui-là? D'ailleurs la société elle- même, la société tout entière ne peut-elle donc jamais devenir injuste? l'intérêt général qu'on voudrait nous donner comme la règle suprême de toute justice, n'est-ce pas quelquefois ce qui flatte les passions du grand nombre? et parce que le grand nombre est le plus fort, tout lui est-il permis envers les faibles? On ne saurait admettre davantage que nos droits soient le résultat d'une convention ou d'un engagement réciproque de tous envers chacun et de chacun envers tous. En fait, cette convention n'existe pas, les sociétés humaines ont commencé tout autrement et se dissoudraient à l'instant même si elles devaient être fondées sur l'accord una- nime des individus. Mais, en supposant même qu'un tel engagement fût possible, il n'obligerait que ceux qui l'ont positivement et sciemment accepté, il ne pourrait pas s'étendre au delà d'une génération, par conséquent les droits qui devraient en résulter seraient à chaque instant suspendus, ou, ce qui revient au même, n'exis- teraient pas. Il y a plus encore : cette idée de droit ou d'obligation réciproque qu'on veut faire dériver d'un contrat, est la base même et la con- dition absolue de tout contrat; car évidemment un contrat suppose la liberté des contractants, ce droit fondamental, dont on peut sans peine faire sortir tous les autres; il suppose l'obli- gation de respecter ses engagements, et cette obligation à son tour suppose les droits de ceux envers qui l'on s'engage et qui observent les clauses arrêtées en commun. Enfin si l'on pré- tend que tout droit prend sa source dans les lois positives émanées de la volonté des législateurs, reconnaître au-dessus de ces lois une règle, un principe rationnel qui les justifie; alors le droit, sans unité et sans durée, capricieux comme la fortune qui élève et qui détruit les pouvoirs politiques, n'est plus autre ebose que la volonté du plus fort, c'est-à-dire qu'il n'existe pas. Ainsi il n'y a pas de milieu : ou i! faut renoncer à toute espèce de droit, et dire que l'homme, l dont la n l'a doué, n'est qu'une ebose livrée à la merci de quiconque voudra et pourra se l'apfropi ou il faut admettre que nos droits Bout tl sur des devoirs et n'existent que dans la limite if' ci s devoirs, il n'y a pas de droits en faveur des animaux, non parce que les animaux sont plus faibles que nous, mais parce que, prives de raison et de liberté, ils ne sont capaMes d'aucun devoir et se trouvent véritablement hors la loi : nous voulons parler de la loi morale. L'homme lui-même peut se placer, par le crime, dans une situation pareille; car, logi- quement, il n'y a pas plus de droits pour l'homme déchu qui s'est mis en guerre ouverte avec l'ordre moral, que pour la brute incapable de le com- prendre. C'est sur ce principe, aussi bien que sur la nécessité de veiller à sa propre défense, que repose le droit de la société d'infliger à certains coupables des peines corporelles, ou, comme s'exprime notre code, des peines afflic~ tives, parmi lesquelles il faut comprendre la peine de mort. Mais, dans sa sévérité, la société est toujours tenue de se respecter elle-même, et, dans l'usage qu'il fait des animaux, l'homme ne doit jamais céder à des passions qui l'endurcis- sent et le dégradent. Un droit ne suppose pas seulement un devoir, il suppose aussi un rapport, soit effectif, soit possible, entre l'homme et ses semblables. Même le pouvoir naturel que nous exerçons sur les animaux et sur les choses, nous ne l'appelons un droit, et il ne mérite véritablement ce nom, à titre de propriété, que lorsque nous sommes placés à l'égard de nos semblables dans certaines conditions déterminées, dont nous aurons ailleurs l'occasion de parler plus longuement. Il résulte de là qu'il faut distinguer plusieurs sortes de droits, selon les rapports qui peuvent se former dans l'espèce humaine. On a désigné sous le nom de droits naturels ceux qui sont nés en quelque sorte avec nous et qui existent d'homme à homme, indépendamment de toute organisation sociale. On a appelé droits civils ceux qui existent ou qui doivent exister, dans une société organisée, de citoyen à citoyen, ceux que l'on conçoit entre les membres de l'État considérés isolément. Au contraire, les droits qu'un citoyen peut exercer sur tous les autres, c'est-à-dire sur l'État tout entier ; ceux d'un membre de la société sur la société elle-même, ont reçu le nom de droits politiques : ainsi, le droit d'acquérir, celui de tester, de contracter mariage, etc., sont des droits civils; le droit de participer dans une mesure quelconque au gouvernement et à la nomination du pouvoir soit exécutif, soit législatif, est un droit politique. Enfin il y a aussi des droits in- ternationaux, que les peuples et les nations doivent prendre pour règles dans tous lesrapports, même dans les conflits qui peuvent s'établir entre eux; car les lois éternelles de la bonne foi et de la justice et, autant que cela est possible, de l'hu- manité, doivent conserver leur empire jusqu'au sein de la guerre. Nous allons maintenant in- diquer en quelques mots les principes particuliers sur lesquels reposent ces diverses espèces de droits, en nous arrêtant un peu plus longtemps sur les droits naturels, qui sont la source et le fondement de tous les autres. L'homme considéré en lui-même, dans ses facultés et dans les éléments constitutifs de sa nature, sans aucun égard pour les circonstances dans lesquelles il peut se trouver par rapport à ses semblables, est soumis à certains devoirs généraux, sur lesquels repose le système entier de la morale : 1" aucun usage arbitraire de la pouvant être admis sous l'empire de la loi morale, la vie lui a été donnée pour une fin déterminée: il doit donc, [a conserver pour cette lin, c\ : ;'i .lue pour obéir à l'ensemble de ses devoirs; 2" L'homme n'étant un être moral et ne pouvant, par conséquent, atteindre le but de son . < 1 1 1 à l,i condition d'agir, de vivre par lui-même, d'être l'auteur véritable de ses actes, il esl de son devoii de défendre Ba liberté coi sa vie et plus que sa vie, de résister à toute DROI 413 — DROI contrainte et àtcute séduction extérieure, pour n'obéir qu'à la voix de sa conscience; 3° la liberté, à son tour, ne pouvant pas se concevoir sans la raison; la conscience, quand elle n'est pas réfléchie, pouvant autoriser les plus funestes égarements, il nous est également ordonné de nous rendre compte des principes qui dirigent notre conduite et, par conséquent, de développer, autant qu'il nous est possible, toutes les facultés réunies de notre intelligence. D'ailleurs, on peut dire de cette farulté ce que nous avons dit de la vie elle-même : elle ne nous a pas été donnée en vain ; nous en devons compte à celui qui l'a placée en nous et qui n'a rien fait sans raison, puisqu'il est la raison même. De ces devoirs primitifs et absolument obligatoires résultent pour nous des droits primitifs communs à tous les hommes, et qui n'ont pas d'autres limites que les devoirs mêmes sur lesquels ils reposent. Le devoir de notre conservation, l'usage gé- néral que nous devons faire de notre existence et de nos forces, a pour conséquence nécessaire l'inviolabilité de la vie humaine et, par suite, la liberté d'y pourvoir comme il nous plaît, sous les conditions générales de l'ordre, c'est-à-dire la liberté individuelle, lehabeas corpus, comme dit la loi anglaise. La liberté individuelle com- prend à son tour le droit de disposer à notre gré des choses que nous nous sommes assimilées par le travail, qui sont l'œuvre de nos mains ou la création de notre génie et forment comme une extension de notre personne : car qu'est-ce que l'esclavage, c'est-à-dire la plus entière pri- vation de liberté individuelle, sinon cet état de violence où tous les effets de notre activité et tous les fruits de nos labeurs passent aux mains d'un autre? L'esclave peut bien obtenir des ga- ranties pour sa vie; mais il ne possède jamais rien que sous le bon plaisir de son maître. Par conséquent, le droit de propriété est consacré en même temps et par le même principe que la liberté individuelle et l'inviolabilité de la vie. Le devoir qui nous commande de conserver toujours notre libre arbitre, d'être avant tout une personne morale ou de n'agir que suivant nos convictions et notre foi, nous investit de ce droit si longtemps méconnu , si obstinément contesté encore aujourd'hui, qui a pour nom la liberté de conscience. Maigre le temps et les efforts qu'il a fallu pour le faire entrer d'abord dans nos lois et ensuite dans nos mœurs; malgré les larmes et le sang qu'elle a coûtés depuis que l'humanité la réclame, la liberté de conscience n'est pas un droit moins évident ni moins sacré que la liberté individuelle et même la vie ; car sans elle notre existence morale est détruite, elle est la condition commune de tous nos droits et de tous nos devoirs. Or, ce n'est pas seulement par la violence et par la contrainte extérieure, qu'on peut étouffer la voix de la conscience ; on arrive au même résultat, et d'une manière plus sûre, ou par la corruption, ou par la ruse, ou par l'avilissement. De ces deux sortes de moyens, les premiers n'atteignent que le corps, laissant à l'âme toute son énergie et la faculté de la résistance; les autres font violence à l'âme elle- même^ et ne tendent à rien moins qu'à la sup- primer. La liberté de conscience emporte donc avec elle le respect de la dignité de nos sem- blables, le respect de leur bonne foi et de leur honneur, quand ils ne l'ont pas perdu volontai- rement par leurs actes. La liberté, la personne morale tout entière, disparaît sous le sceau de l'infamie. Enfin du devoir qui nous commande de chercher la vérité de toutes les forces de notre intelligence, résulte pour nous le droit d'user de ces forces dans l'étendue et de la manière que nous jugeons convenables, et ce droit est celui qu'on appelle la liberté de penser. A proprement parler, la pensée est naturellement et nécessairement libre. Il n'existe point de moyens matériels ni de me- sures coërcitives pour empêcher un homme de diriger comme il lui plaît le cours de ses idées. et d'adopter les opinions qui lui paraissent les plus dignes de son choix. Mais on peut arrêter l'expression ou la communication de la pensée, et c'est précisément cet acte extérieur que nous considérons comme un droit inaliénable de la nature humaine. En effet, c'est une des lois de notre intelligence de ne pas pouvoir se développer sans entrer en rapport avec l'intelligence de nos semblables au moyen de la parole et de la dis- cussion : par conséquent, mettre des entraves à la liberté de la parole et de la discussion, dans les limites où elle n'est pas contraire aux droits légitimes de l'individu et à la sûreté publique, c'est faire violence à la pensée, c'est porter atteinte au principe même de la société; car la société consiste bien plus dans le commerce des esprits et dans le libre échange des idées, que dans l'accord des intérêts ou dans l'ordre pure- ment matériel. Au reste, la communication de la pensée est aussi un acte de la liberté indi- viduelle, dont nous avons établi plus haut le caractère inviolable. 'Jpus les droits que nous venons d'énumérer sont universels comme les devoirs dont ils dé- coulent ; ce qui revient à dire que tous les hommes sont égaux devant la loi morale, malgré l'inégalité naturelle de leurs facultés et de leurs forces. En effet, l'inégalité n'exclut pas la simi- litude ou l'unité de nature. Les attributs dis- tinctifs de l'homme, c'est-à-dire la raison et la liberté, à quelque degré qu'ils existent, supposent la conscience morale, c'est-à-dire des droits et des devoirs. Il n'existe donc point, comme on l'a cru longtemps et comme le croient encore certains esprits chagrins, de races humaines na- turellement vouées à l'esclavage ou condamnées par un décret de Dieu à une éternelle infamie. Les décrets de Dieu sont écrits dans nos cœurs; ils exigent que l'homme soit aux yeux de ses semblables un objet de respect et d'amour Aucun de ces droits ne peut avoir plus d'éten- due que le devoir auquel il correspond, ni sub- sister en dehors, c'est-à-dire au préjudice de l'ordre moral. De là ce principe général et sans exception, applicable à l'état social comme à l'é- tat de nature, et à toutes les conditions de l'état social ; qu'il n'y a pas de droit ou de pouvoir sans condition, ni de liberté sans limites. Ces limites ne sont point arbitraires, mais elles sont déterminées, a priori, d'une manière absolue et invariable par l'idée même du droit. Car. puis- que les mêmes droits (nous entendons parler des droits naturels) appartiennent indistincte- ment à tous les hommes, les droits de l'un ne sauraient aller jusqu'à offenser les droits des autres ; ce qui est sacré chez l'un est sacré chez tous. Ainsi la liberté de communiquer ma pen- sée ne peut s'étendre jusqu'au droit de calomnier, de diffamer mes semblables, de les exciter àde.- actes de violence les uns contre les autres, ou de corrompre des âmes sans défense. Il n'es: permis à personne, ni à un corps, ni à un indi- vidu, sous prétexte d'user de sa liberté de con- science, de gêner la conscience et la liberté des autres, ou de se placer en dehors des conditions sur lesquelles repose la liberté commune. Enfin je ne dois aucun respect à la vie de celui qui attaque injustement la mienne; et personne n'o- serait invoquer la liberté individuelle dans un but de violence ou de. rapine. 1)R0I 414 1)1\0I Les droits civils, conçus au point de vue de la raison et tels qu'ils existent réellement dans les États bien organisés, ne sont pas autre chose que les droits naturels servant de base à une législation positive et placés sous la protection de la société tout entière, représentée par les pouvoirs publics. Ce principe, simple corollaire de tout ce qui précède, n'a pas besoin de justifica- tion; car il est évident que les devoirs et, par conséquent, les droits de l'homme ne sauraient être détruits par la qualité de citoyen. Il y a plus, c'est à la condition d'être citoyen, ou de l'aire partie de la société bien organisée, que nous pouvons remplir tous les devoirs et jouir en réalité de tous les droits que nous avons en notre qualité d'homme. Il en résulte, 1° que l'on est citoyen d'un État ou d'un autre par cela seul qu'on est homme; que la protection de la société est due également à tous ceux qui en acceptent les obligations et les charges; 2° que tous les citoyens d'un même pays, malgré l'inégalité des conditions sociales, doivent être égaux devant la loi de l'État, comme tous les hommes, mal- gré l'inégalité de leurs facultés naturelles, sont égaux devant la loi morale. Seulement il faut observer que les droits civils, quoique fondés sur les mêmes principes, ne sauraient avoir la même étendue que les droits naturels; car il ne suffit pas qu'ils soient, comme ces derniers, limités par leur propre nature, c'est-à-dire qu'ils n'êVi- piètent pas les uns sur les autres ; il faut qu'ils soient subordonnés aux conditions sans lesquelles la société elle-même ou l'État ne pourrait ni subsister ni se défendre. Par exemple, c'est un droit naturel de s'associer dans un but qui n'est pas contraire aux règles universelles de la jus- tice et de la morale ; mais, dans l'ordre civil, le droit d'association ne peut exister que sous la condition de ne pas dissoudre l'État, de ne pas former dans son sein un autre État indépendant et, par conséquent, rival du premier. Nous en dirons autant de la liberté de conscience et de la liberté de penser, c'est-à-dire de la liberté de la parole^ et de la presse ; l'une et l'autre ne peu- vent être admises à titre de droits civils, que sous la condition de ne pas ébranler les lois fon- damentales de la société. L'ordre civil suppose un ordre politique; car il n'y a pas de lois sans un législateur ; les lois ne sont point obéies sans un pouvoir actif chargé de veiller à leur exécution, et représentant aux yeux de chaque citoyen la loi vivante et armée ou la société tout entière. Ces deux pouvoirs, qui sont tantôt séparés et tantôt confondus dans Les mêmes mains, forment, par leur réunion, la puissance souveraine. D'où émane la souverai- neté? par qui doit-elle être exercée? et, si elle ne peut pas être exercée directement, par qui et lent doit-elle être déléguée? Telles sont les questions qui se présentent tout d'abord à l'es- prit lorsqUjU s'agit de droits politiques. Ces (ions forment à elles seules la matière de toute une science: elles ouvrent une carrière fin aux méditations du philosophe et de urne d'Etat. Nous n'avons donc pas la pré- tention de les résoudre ici en quelques lignes; mais nous pouvons, du moins, énoncera ce sujet Lques principes généraui implicitement ren- lermes dans tout ce qui précède. La première tion, quand on laisse de côlé les faits ac- pour ne s'occuper que du droit, nous voulons dire de la morale h de la saine raison, us tenir longtemps dans le doute. il est évident que la. bouvi lane de la té tout entière, e de la nation : i là qu'elle réside sans interruption, qu'elle rraimenl inaltérable ci de droit divin; car, s'il en était autrement, le pouvoir souverain et, par conséquent, l'homme ou les hommes qui l'exercent, ne seraient plus au service de la so- ciété, ou commis à la défense des droits de tous contre les empiétements de chacun ; mais la so- ciété, détournée de sa propre fin et déchue de sa dignité, serait au service ou plutôt à l'usage de quelques-uns ; en un mot, l'ordre moral se- rait sacrifié à l'ordre politique. Il n'y a pas de droit divin qui puisse contredire ce principe, car il n'existe pas de droit contre le droit ; la volonté de Dieu, c'est tout ce qui est juste et tout ce qui est d'accord avec la dignité humaine. Cependant la nation tout entière, cela est matériellementet mo- ralement impossible, ne peut pas gouverner, admi- nistrer, faire des lois; il faut donc qu'on lui accorde le droit, comme la nature des choses lui en fait une nécessité, de déléguer à quelques-uns de ses membres l'exercice du pouvoir souverain, dont le principe subsiste toujours en elle et ne peut périr qu'avec elle. Mais comment, et par qui, et au profit de qui cette délégation doit-elle avoir lieu ? Aucune de ces questions n'est susceptible d'une solution absolue, parce qu'aucune ne re- lève exclusivement des idées de la raison. Le but seul de la société demeure toujours et par- tout le même; toujours et partout il faut déve- lopper dans son sein le sentiment de la dignité humaine et des facultés dont l'exercice est la raison même de notre existence : mais le moyen par lequel on peut atteindre ou du moins pour- suivre ce but, c'est-à-dire la constitution politi- que, varie nécessairement suivant les temps, suivant les lieux, suivant la civilisation et le gé- nie des peuples, suivant leurs rapports avec les peuples voisins. Il faut remarquer d'ailleurs qu'entre les droits civils et les droits politiques la différence est énorme. Les premiers appar- tiennent indistinctement à tous les citoyens, non-seulement parce qu'ils résultent des devoirs que chacun a à remplir envers soi ; mais aussi parce qu'il n'est guère possible de les exercer hors de soi, et toutes les fois que leur action s'étend plus loin, c'est dans une sphère extrê- mement limitée. Au contraire, quand nous exer- çons des droits politiques, nous disposons dans une certaine mesure de la société tout entière, en même temps que nous disposons de nous- mêmes. Avant de nous confier de tels droits, la société doit donc exiger de nous les qualités sans lesquelles il nous serait absolument impos- sible d'en. faire un bon usage; car la société a le droit de stipuler pour tous, tandis que cha- cun, pris à part, n'a rien d'engagé dans l'État que son intérêt personnel. Les qualités exigées pour l'exercice des droits politiques sont l'indé- pendance et les lumières; et comme la société n'a aucun moyen de constater ces qualités en elles-mêmes, il faut bien qu'elle s'en tienne à certains signes extérieurs, à certaines garanties matérielles qui rendent leur existence au moins probable. Le cercle où se renferment les droits politiques est donc nécessairement indéterminé; il doit s'étendre peu à peu, dans une société bien organisée, avec les progrès de l'instruction et du bien-être, avec les paisibles conquêtes de L'intelligence et du travail, jusqu'à ce qu'il em- ; peu près tous les membres actifs, tous ceux qui représentent la force et l'intelligence d'une nation (voy. Etat). La société une fois constituée, elle devient -aine inorale qui a, comme l'individu. ses devoirs et ses droits. Les droits qui existent d'une nation à une autre sont ceux qu'on appelle internationaux. Les droits internationaux sont fondés, les uns sur l'usage et la tradition, les autres sur la raison. Ces derniers ont exai i DUAL — 415 — DUAL le même principe que les droits naturels. Cha- que nation doit veiller à sa propre défense, à la conservation de son indépendanceetdesadignité, sans attenter à la dignité et à l'indépendance des autres. Quand la guerre est le seul moyen de se faire respecter ou d'obtenir justice, la guerre est de droit: mais il ne faut pas oublier qu'au sein même de ce fléau il y a des règles de justice, de bonne foi, d'humanité qu'un peu- ple ne peut pas méconnaître sans se couvrir d'infamie. Tous ces droits, quand on les embrasse dans leur ensemble et qu'on cherche leur origine, non dans une législation établie, dans la tradition ou dans la coutume, mais dans la nature même de l'bomme, sont l'objet d'une science particulière, le droit naturel, qu'il ne faut confondre ni avec la morale ni avec le droit positif. La mo- rale est la science de nos devoirs, et, quoique nos devoirs soient le fondement unique de nos droits, ces deux choses peuvent cependant être étudiées séparément. D'ailleurs la morale ne s'adresse qu'à la conscience et à la liberté des in- dividus: le droit naturel fournit aussi des règles pour les sociétés et pour les nations, et ces rè- gles, il est nécessaire de les faire respecter par la force. Quant au droit positif, il est la science des lois émanées de la volonté des législateurs, sans aucun égard pour leur valeur philosophique. Cependant l'histoire du droit positif est une par- tie de l'histoire de l'esprit humain; elle nous montre comment les sociétés se sont établies et organisées; comment les idées d'équité, de jus- tice et d'humanité ont triomphé peu à peu de la force ; comment le droit naturel, c'est-à-dire la raison, a détrôné la coutume, la routine, l'arbi- traire, les préjugés de religion et de caste, pour introduire à leur place ces deux admirables conquêtes de l'esprit moderne : la séparation de Tordre civil et de l'ordre religieux ; l'égalité de tous les citoyens devant la loi. Les premiers essais de droit naturel sont la Politique d'Aristote, la République et les Lois de Platon, le de Officiis et le de Legibus de Cicé- ron. Le moyen âge n'avait aucune idée de cette science. Elle n'a commencé à être connue sous son véritable nom et à être comprise dans toute son importance, que lorsque Hugo Grotius eut publié, dans les premières années du xvir-' siècle (en 1625), son fameux traité du droit de la paix et de la guerre : de Jure belli et pacis. Après lirotius, ceux qui ont rendu le plus de services à la science du droit naturel sont : Pufendorf, par son traité du Droit de la nature et des gens et ses Devoirs de l'homme et du citoyen; Leibniz, qui a laissé dans toutes les sciences de» traces de son génie ; Vico, par ses écrits sur le droit en général et par son ouvrage de Uno universi juris principio et fine uno ; Burlamaqui, par ses divers écrits sur le droit naturel et le droit po- litique ; enfin, le droit naturel, une fois consi- dère comme une science et comme une branche importante de la philosophie, a produit des ou- vrages sans nombre, qu'il serait impossible d'é- numérer ici. Nous dirons seulement que les re- présentants les plus illustres de la philosophie allemande, Kant, Fichte, Hegel, ont aussi écrit sur le même sujet. Nous renvoyons le lecteur aux articles qui leur sont consacrés. Quant au Cours de droit naturel de M. Jouffroy, inter- rompu par la mort de l'auteur, il ne contient malheureusement que les prolégomènes de cette science. DUALISME (de duo, deux). On appelle ainsi la croyance que l'univers a été formé et continue d'exister par le concours de deux principes éga- lement^ nécessaires, également éternels et, par conséquent, indépendants l'un de l'autre. Celte manière de concevoir les choses, si complète- ment discréditée aujourd'hui, occupe une très- grande place dans l'histoire de l'esprit humain, où elle s'est montrée à plusieurs reprises et sous des formes très-diverses. Elle a d'abord pris naissance et s'est développée en Orient au nom de la religion ; elle a été accueillie ensuite au nom de la raison, et avec un caractère exclusi- vement métaphysique, par la plupart des philo- sophes de la Grèce; enfin on la rencontre de nouveau, sous une forme religieuse, dans l'his- toire du gnosticisme et des hérésies du moyen âge. Le dualisme religieux, s'appuyant uniquement sur l'imagination, et n'envisageant le monde que dans ses rapports avec la sensibilité hu- maine, admet comme principes de l'univers deux natures également actives et intelligentes, deux dieux, personnels et libres, dont l'un est l'au- teur du bien et l'autre celui du mal. On regarde communément la religion de Zoroastre comme l'expression la plus complète de ce système ; mais cette opinion n'est pas tout à fait fondée. Ormuzd et Ahrimane représentent certainement le bon et le mauvais génie, la puissance du bien ou de la lumière, et la puissance des ténè- bres ou du mal ; mais ils ne sont pas les vrais principes de l'univers. Au-dessus d'eux est le temps sans bornes, Zerwane-Akérène, qui les a tirés l'un et l'autre de son sein ; et d'ailleurs le bon génie doit finir par l'emporter sur le mau- vais; Ormuzd triomphera d'Ahrimane, qui lui- même fut d'abord un esprit de lumière, et le monde régénéré jouira d'une félicité, sera re- vêtu d'un éclat inaltérables. Le dualisme, dans toute sa nudité, n'a été admis que par les Ma- gusiens, une secte particulière de la religion des mages, dont elle défigurait les principes. C'est là que Bardesane et Manès furent les chercher pour les répandre, en les mêlant à des idées d'un autre ordre, au nom même du christia- nisme. Encore faut-il remarquer que, dans la pensée de ces deux célèbres hérésiarques, les deux principes, quoique tout à fait indépendants l'un de l'autre, ne sont point placés sur le même rang. Satan, le roi éternel de la matière, qui remplace ici Ahrimane, est beaucoup moins puis- sant par l'intelligence et la force que le père inconnu ou le Dieu bon, le roi du Plerôme (voy. Gnosticisme et Perses). Le dualisme philosophique a pour but d'ex- pliquer, non pas l'origine du mal dans l'univers, mais l'origine et la nature de l'univers lui- même, dans lequel l'universel et l'invisible, c'est-à-dire l'unité, l'ordre, l'intelligence et la vie, se décèlent sans cesse au milieu du visible et du contingent sous les formes grossières et fugitives qui affectent nos sens. De ce point de vue à celui qui nous a occupés d'abord, il y a toute la distance de l'imagination à la réflexion. de la mythologie à la métaphysique. Aussi les deux principes reconnus par les philosophes ne sont-ils plus deux personnes morales, deux êtres pourvus des mêmes facultés, quoique opposés dans l'usage qu'ils en font ; mais deux essences tellement différentes, que l'une est précisément la négation de l'autre : nous voulons parler de , la matière et de l'esprit; de la matière première, destituée de toute forme, de toute vertu, de toute qualité positive, et de l'esprit, ou plutôt de l'intelligence infinie, contenant en elle, dans leur état le plus pur, toutes les formes possibles, source unique de l'ordre, de la force efficace et de la vie. Sans doute il serait difficile de dire ce qu'il y a de réel dans la matière ainsi com- prise : il n'en est pas moins vrai que la plupart DUAL 416 -- DUGA et les plus célèbres des philosophes de la Grèce l'ont conçue dans cet état comme le principe éternel, comme la substance nécessaire du v ble et du contingent, sans laquelle l'intelli- gence, c'est-à-dire Dieu, n'aurait pu construire le monde. Pythagore se la représentait comme un nombre divisible à l'infini, comme la dyade indéterminée. Platon lui conserve le même nom et lui en applique quelques autres qui n'expri- ment pas des qualités plus positives; il la con- fond avec l'espace, avec la pluralité ou le nom- bre, avec la quantité indéterminée; il l'appelle l'autre, le divers, le non-être, etc. Pour Aristote, elle est l'être en puissance, le simple possible, mis en parallèle avec l'être en acte ou le moteur universel. Les stoïciens eux-mêmes, tout en in- clinant dans leur physiologie à une sorte de panthéisme matérialiste, regardaient le monde comme un composé de deux essences, ^ de deux principes inséparables, dont l'un était l'âme ou la raison universelle, la force qui anime toute la nature ; l'autre, purement pasj sif, était la matière dépourvue de qualité (âitoioç GXyj). De tous ceux qui ont reconnu les deux principes, Anaxagore est peut-être te seul qui ait fait de la matière une existence réelle, contenant dans son sein, à l'état de chaos, tous les éléments physiques de la nature. Mais Anaxagore, regardé par l'antiquité elle-même comme un très-mauvais métaphysicien, admet en réalité, sous le nom et à la place de la ma- tière, une infinité de principes tous nécessaires puisqu'ils existent de toute éternité, et cepen- dant ne contenant rien de plus que les qualités sensibles, relatives et contingentes, des diverses espèces de corps formées par leur assemblage. Ces qualités constituent l'essence même des ato- mes d' Anaxagore, autrement appelés les homéo- méries. Ainsi, tous les philosophes qui ont essayé d'expliquer le monde par le concours de deux principes de natures opposées, l'un spirituel et libre, l'autre matériel et gouverné par les seules lois de la nécessité, se partagent entre ces deux hypothèses : ou ils dépouillent la matière de ses qualités sensibles, et alors, comme il ne lui en reste plus aucune autre, ils sont obligés de la représenter comme une abstraction indéfinissa- ble et indéfinie, comme un être purement pos- sible; ou ils conçoivent la matière avec les mê- mes qualités que les corps : alors elle est éten- due, divisible, multiple; elle ne forme plus un principe unique, mais un agrégat de principes d'une diversité infinie. Il n'y a, en effet, pour le dualisme, que ces deux partis à prendre, car on n'en imaginerait pas facilement un troisième. Prétendrait-on que la matière est une force uni- que répandue dans tout l'univers, une force né- cessaire et infinie, dont les corps, avec leurs qualités sensibles, ne sont que des effets ou des manifestations fugitives? Un tel principe n'en souffrirait aucun autre à côté de lui ; il ne lais- serait aucune place au rôle de l'intelligence ou de Dieu ; ou plutôt il contiendrait en lui-même tous les attributs de l'intelligence, logiquement inséparables de la force infinie; Dieu et la na- ture seraient confondus; on aurait abandonné le dualisme pour le panthéisme. Des deux hypo- thèses dont nous venons de parler, la première, pour donner à la matière une certaine appa- rence d'unité, pour la soustraire au reproche d'être un simple phénomène, la confond entiè- rement avec le non-être; la seconde, en conser- vant son existence et ses propriétés, la dépouille en môme temps des caractères sans lesquels elle iter le nom de prin ïipe : nous voilions pailrr «le l'unité et de la nécessité. Tou- tes deux sont parfaitement contradictoires, et, au lieu de fonder le dualisme, en démontrent l'im- possibilité absolue. Il nous est donc permis de dire que la meilleure réfutation de ce système, c'est sa propre histoire, c'est le développement même des idées sur lesquelles il s'appuie en ap- parence. Le dualisme a été d'abord une croyance obscure, une illusion de l'imagination et des sens. La philosophie, en cherchant à le justifier par la raison et en le soumettant à l'épreuve de l'analyse, en a fait ressortir peu à peu toutes les contradictions. Aussi le dualisme a-t-il exercé moins d'influence qu'on ne pense sur les esprits éclairés de l'antiquité, et la distance n'est pas aussi grande qu'on l'imagine commu- nément entre certains systèmes philosophiques de la Grèce et le dogme bien compris de la création (voy. ce mot). A ces considérations tirées de l'histoire, nous ajouterons quelques réflexions générales, qui mettent dans un jour plus complet encore l'ab- surdité de tous les systèmes fondés sur le dua- lisme, soit le dualisme philosophique ou le dua- lisme religieux. D'abord l'existence de deux prin- cipes souverains et éternels, quelles que soient les attributions qu'on leur donne, est une idée qui se détruit elle-même. Il n'y a que le néces- saire et l'infini qui mérite, dans le sens méta- physique, le nom de principe; il n'y a que le nécessaire et l'infini qui soit au-dessus du fini et du contingent, qui n'ait pas eu de commen- cement et ne puisse pas avoir de fin. Or, qui pourrait comprendre deux infinis, deux existen- ces absolument nécessaires et parfaites, et dont l'une cependant est un obstacle à l'autre? Main- tenant veut-on faire la part de chacun de ces deux principes, la contradiction ne sera pas moins inévitable. En effet, si leurs attributions sont les mêmes, l'un des deux devient inutile. Si l'un est chargé du bien et l'autre du mal, on a réalisé dans le dernier une pure abstraction : car le mal n'est que la négation du bien ou un moindre bien ; le mal est dans la nature de tout être fini et, par conséquent, un effet inévita- ble de la création, même quand la création a pour cause unique un Dieu souverainement bon. Enfin si l'un de ces principes représente l'intel- ligence et l'autre la matière, le premier devra aussi posséder l'activité sans laquelle l'intelli- gence n'est qu'une abstraction ; il réunira la toute-puissance à la sagesse infinie; il sera l'Être, la réalité par excellence ; mais alors que sera la matière? Ce qu'elle a été pour Platon et Aristote, pour tous les grands métaphysiciens de l'antiquité, l'indéterminé, l'indéfini, quelque chose de flottant entre le possible et le non-être. Si , au contraire, on accorde à la matière l'activité : si elle est considérée, non plus comme un prin- cipe purement passif, mais comme une force, une force éternelle et infinie ; alors c'est l'in- telligence qui se trouve anéantie, et l'on tombe du dualisme dans le panthéisme. (Voy. Mani- chéisme.) DUGALD STEWART est. après Reid, le phi- losophe le plus remarquable de l'école écos- saise. Disciple de Reid; il a reproduit et déve- loppé la plupart de ses idées, il a exagéré quel- ques-unes de ses tendances, il a observe et décrit une foule de faits particuliers de notre constitu- tion intellectuelle. D'ordinaire il distingue plu- tôt qu'il ne généralise, il s'attache plutôt aux détails qu'à l'ensemble, il se préoccupe plus des différences que des ressemblances des faits. Du- gald Stewart est né en 1753. Il remplaça son père la chaire de mathématiques à l'Université d'Edimbourg; de la chaire de mathématiques il passa a La chaire do philosophie morale en DUGA 417 — DUGA 1785. Il cessa ses leçons en 1810, et résigna ses fonctions en 1820. Il n'est mort qu'en 1828; il a vu commencer en France ce grand mouvement philosophique auquel avait puissamment contri- bué l'introduction de la philosophie écossaise, et sa vieillesse a pu se réjouir de voir tomber chez nous la philosophie sensualiste, qui déjà avait succombé en Angleterre sous les coups de son école. Pendant une longue vie consacrée tout entière à la philosophie, Dugald Stewart a composé et publié un grand nombre d'ouvrages de philosophie. Les deux principaux sont : les Éléments de la Philosophie de l'esprit humain, et la Philosophie des facultés intellectuelles et morales de l'homme. Dans le premier, il déter- mine l'idée de la philosophie et analyse les prin- cipales facultés intellectuelles de l'homme. Dans le second, il analyse la volonté et les divers principes d'action qui agissent sur elle, et pose les bases de la morale. Ses Esquisses de philo- sophie morale sont devenues presque populaires en France, grâce à la préface et à la traduction de M. Jouffroy. Enfin Dugald Stewart a encore écrit un ouvrage en trois volumes intitulé : Con- sidérations générales sur les progrès de la mé- taphysique, de la morale et de la politique de- puis la renaissance jusqu'à nos jours. Cet ou- vrage est en général superficiel, il atteste cette ignorance de l'histoire de la philosophie, qui, à des degrés différents, est plus ou moins com- mune à tous les philosophes du xvine siècle. Dugald Stewart n'a compris et discuté que fort superficiellement les systèmes métaphysiques de Descartes, de Spinoza, de Malebranche, de Leib- niz ; néanmoins dans les détails on rencontre un certain nombre d'observations justes et de vues ingénieuses. La tendance de l'école écossaise en général, et de Reid en particulier, est de réduire la philo- sophie à la science de l'esprit humain, et la science de l'esprit humain elle-même à une histoire naturelle des phénomènes. Cette ten- dance est encore plus manifeste dans Dugald Stewart que dans Reid. « Quand on a bien re- connu, dit-il dans les premières pages de la Phi- losophie de l'esprit humain, un fait général et que la vérité en est solidement établie, par exemple, les lois de l'association des idées, la dépendance où est la mémoire de l'espèce d'ef- fort que l'on nomme attention, nous avons fait tout ce que l'on peut exiger de nous, tout ce à quoi l'on peut prétendre dans cette branche de la science. » Ainsi, Dugald Stewart réduit toute la philosophie à une observation empirique des phénomènes, à l'analyse de la mémoire ou de l'attention. Il est impossible de se faire une idée plus étroite et plus incomplète de la philo- sophie. La science de l'esprit humain est bien le point de départ de la philosophie, mais elle n'en est pas le terme. D'ailleurs la science de l'esprit humain, ainsi que l'ont pensé les philo- sophes écossais, ne procède point comme les sciences naturelles, elle n'atteint point la cause par une induction péniblement fondée sur l'obser- vation préalable des phénomènes; car la science nous donne à la fois et le phénomène et la cause productrice du phénomène. A la différence de toutes les autres causes que nous ne pouvons con- naître que par une induction plus ou moins su- jette à l'erreur, nous connaissons immédiatement par la conscience cette cause qui veut, qui sent, qui pense, cette cause qui est nous-mêmes, le moi. De là, une différence profonde entre la mé- thode des sciences naturelles et la méthode de la science de l'esprit humain, différence qui a échappé aux philosophes écossais, et qui a été mise en une si vive lumière par Maine de Biran. DICT. PHILOS. Nous ne pouvons reproduire ici tous les travaux psychologiques de Dugald Stewart, toutes les ob- servations fines et ingénieuses dont ses ouvrages abondent; nous nous bornerons à exposer les principaux résultats de ses investigations sur la perception extérieure, sur l'association des idées, sur le beau et sur la mémoire. Pourquoi certaines modifications de notre âme nous apparaissent-elles comme correspondant à quelque chose d'extérieur? Pour résoudre cette question, Locke et Reid avaient distingué les qualités premières et les qualités secondes de la matière. Les qualités premières, selon eux, nous apparaissent directement comme extérieures, et les qualités secondes ne nous apparaissent telles qu'indirectement et parce que nous les rappor- tons aux qualités premières. Dugald Stewart établit une nouvelle distinction dans les qualités de la matière. Il en fait trois classes : les quali- tés mathématiques, les qualités premières et les qualités secondes. Les qualités mathématiques sont l'étendue et la forme. Le moi les pose di- rectement comme n'étant pas lui-même. Elles portent avec elles le caractère évident et immé- diat d'extériorité. Les qualités premières, telles que la dureté, la mollesse, le poli, la rudesse, supposent l'étendue et la forme, et nous appa- raissent, en conséquence, comme extérieures. Quant aux qualités secondes, telles que la cou- leur, la chaleur, etc., si nous ne connaissions pas d'abord les qualités premières auxquelles nous les rapportons comme à des causes, nous les prendrions pour de simples modifications de nous-mêmes sans aucune valeur objective. Ces qualités mathématiques de Dugald Stewart ne sont en réalité qu'un essai de réduction des qua- lités premières de Locke et de Reid, et ne con- stituent pas une classe nouvelle des qualités de la matière. L'association des idées, les divers phénomènes qui en résultent, et la mémoire semblent avoir été les objets de prédilection de ses études psychologiques. 11 ne s'est pas borné à constater le fait de l'association des idées, il a recherché les lois, les principes en vertu desquels les idées s'asso- cient. Il divise ces principes en deux classes : principes en vertu desquels elles s'unissent quand nous les laissons suivre leur mouvement naturel sans effort, ou presque sans effort de notre part, et principes d'après lesquels elles s'unissent quand elles sont placées sous l'empire de la volonté et de l'attention. Parmi les principes de la première classe, il place les rapports de ressemblance, d'analogie, de contrariété, de contiguïté, dans le temps et dans le lieu, et les rapports qui naissent de la coïncidence accidentelle des sons dans des mots différents. Les principes de la seconde classe sont les relations de cause et d'effet, de moyen et de fin, de prémisses et de conclusions. Quel est le pouvoir que peut exercer l'esprit sur la suite des pensées qui se succèdent en lui d'après ces rapports naturels ? Ce pouvoir n'est ni direct ni absolu. Toute la suite des pensées, qui se déroule en notre intelligence, dépend dans ses origines de causes qui ne sont point en notre pouvoir, et nul effort de l'esprit ne peut directement évoquer une pensée absente. Cependant il est certain que, par l'effort de la volonté, nous rappelons quelquefois un souvenir perdu. Dugald Stewart concilie parfaitement ce fait du rappel volontaire des idées avec la fa- talité qui préside à la suite de nos pensées. En effet, lorsque nous voulons nous rappeler quelques circonstances oubliées d'une action, d'un phénomène, d'un fait quelconque, comment procédons-nous? Tantôt par déduction raisonnée, 27 DUGA — 41! DUMA en faisant différentes conjectures, et examinant ensuite laquelle de ces conjectures s'accorde le mieux avec ce que la mémoire a retenu du fait qu'il s'agit de ressusciter tout entier ; tantôt en considérant successivement les diverses circon- stances non oubliées, de telle sorte que celles dont nous avons perdu la mémoire reviennent à notre esprit par suite du rapport naturel qui primitivement les unissait toutes ensemble. Dans l'un et l'autre cas l'idée se réveille en notre esprit, non par suite de l'action immédiate de la volonté, mais en vertu d'une des lois de notre constitution intellectuelle. Le pouvoir de l'homme sur ses pensées consiste principalement à fixer sous l'œil de la conscience l'une des idées qui se suivent spontanément dans l'esprit, et à con- centrer sur elle toute son attention. Alors, au lieu de se laisser aller à d'autres idées, liées avec celle qu'il a retenue par des rapports ap- parents et superficiels, il s'arrête exclusivement aux relations réelles et profondes de cause et d'effet, de conséquence et de principe. Dans des considérations ingénieuses sur le rêve, Dugald Stewart prouve que nos idées s'y succèdent de la même manière, et en vertu des mêmes lois que pendant la veille. Toute la différence de ces deux états vient de la volonté, qui, absente dans le premier, ne laisse subsister que des rapports fortuits, tandis que dans le dernier elle dirige et gouverne le cours de nos pensées. Dugald Stewart ne montre pas moins de sa- gacité et de talent d'observation lorsqu'il examine quelle est l'influence de l'association des idées sur nos facultés actives et intellectuelles. Il y a, selon lui, trois manières principales dont l'as- sociation des idées peut égarer nos opinions spéculatives : 1° en nous faisant confondre des choses distinctes ; 2° en nous faisant faire de fausses applications du principe fondamental de l'induction, c'est-à-dire de la croyance à la gé- néralité et à la stabilité des lois de la nature : 3° en liant entre elles dans notre esprit des opinions erronées avec des vérités certaines et dont nous avons reconnu l'importance. 11 analyse de la même manière, et à l'exemple d'Adam Smith, l'influence de l'association des idées sur les jugements qui ont pour objet le beau et le laid, et signale avec beaucoup de finesse et de vérité quelques-unes des causes qui amènent la corruption du goût littéraire ; mais il a commis une grave erreur en s'efforça nt d'expliquer le beau lui-même par l'association des idées. Enfin il nous montre quelle est l'in- fluence de l'association des idées sur nos facultés • i' tivesetsur nos jugements moraux, et reproduit à ce sujet une foule d'observations qui se trouvent dans Adam Smith. Mais Dugald Stewart a sur i Smith l'avantage de ne s'être pas trompé sur le vrai principe de la morale ; il a nettement ■ii lingue, au contraire, le principe rationnel du devoir de l'intérêt ou du sentiment, avec lesquels Smitb et Locke l'avaient confondu. Dans un remarquable de ses Fragments philo- uques, M. Cousin a parfaitement apprécié le mi rite de Dugald Stewart comme moraliste. Dugald Stewart distingue avec, raison Pas- sation des idées de la mémoire. 11 est vrai qu'entre l'une et l'autre il existe des rapports intimes ; mais, tu ■ '■ : Ment ■ ni, car dan i la mémoire il y a, de [ue dan 1 1 an< e à. l'exi tence de l'obj< t conçu, et] ni que. cet objel conçu a existé dans le p proprement parler, ce jugement qui constitue le fait de la mémoire. La fonction de la méi est de recueillir, de conserver, de reproduire les le l'expérience. De là différentes c°j de mémoire, selon qu'elles remplissent plus ou moins bien chacune de ces trois fonctions; de là des mémoires faciles, tenaces, présentes. Dugald Stewart remarque avec raison que les mémoires faciles et présentes ne sont pas, en général, te- naces. Ce sont les hommes qui associent prompte- ment les idées d'après leurs rapports les plus superficiels et les plus apparents qui ont la mé- moire facile et présente, tandis que les hommes qui ont l'esprit profond, qui s'efforcent constam- ment d'associer leurs idées d'après leurs vrais rapports, ont une mémoire tenace, mais peu de facilité et de présence d'esprit. Sur ces analyses on peut juger de l'esprit de la philosophie de Dugald Stewart en particulier, et de la philosophie écossaise en général, dont l'erreur fondamentale est de réduire la philo- sophie à l'étude de l'esprit humain, et l'étude de l'esprit humain à une statistique, à une histoire naturelle des phénomènes. Dugald Stewart exagère cette tendance, qui déjà se trouve ma- nifestement dans Reid. Bien plus sévèrement que Reid il proscrit toute ontologie et rejette du sein de la philosophie, sous le nom d'hypo- thèses, toutes les questions qui dépassent l'ob- servation des phénomènes. Toutefois Dugald Stewart lui-même, comme Reid, a dû plus d'une fois être infidèle à cette méthode sûre, mais un peu trop réservée sous peine de ne pas donner de réponse aux questions qui intéressent le plus vivement le genre humain. Ainsi, de même que Reid, il traite de Dieu et de ses attributs, et essaye de découvrir les fondements de la religion naturelle; il discute même sur l'essence de la matière, et semble incliner au système de Boscowich : tant il est difficile, même avec l'esprit le plus systématique, de se soustraire aux lois et aux tendances naturelles de la pensée, et de ne pas aller de la surface au ' fond des choses, des phénomènes aux substances, des effets et des conséquences aux causes et aux principes! Les principaux ouvrages de Dugald, Stewart qui ont été traduits en français sont : Éléments de la Philosophie de l'esprit humain, en trois parties, 3 vol. in-4, Édimb., 1792, 1814 et 1827 (la lre partie a été traduite par P. Prévost, 2 vol. in-8, Genève, 1808, et la 2° par Farcy, in-8, Paris, 1825; cette édition a été revue, corrigée et complétée par M. L. Peisse, Paris, 1843. 3 vol. in-12) ; — Esquisses de philosophie morale, in-4, Édimb., 1793 (traduite par Jouffroy, in-8, Paris, 1826); — Essais philosophiques, in-4, Édimb., 1810 (traduits en français par Ch. Hùret, in-8, Paris, 1828); — Considérations générales sur les progrès de la mêla physique, de la morale et de la politique, depuis la renaissance des lettres jusqu'à nos jours, servant d'introduction au sup- plément de V Encyclopédie britannique (traduites par Buchon, 3 vol. in-8, Paris, 1820); — Philo sophie des facultés actives el morales, 2 vol. in-.s, Édimb., 1828 (traduite par L. Simon, 2 vol. in-8, Paris, 1834). \ \. les Fragments de philosophie conlempo- raine de M. V. Cousin. F. B. DUMARSAIS ou nu Marsais (César-Ches- ni au), surnommé par d'Alembert le la Fontaine des philosophes, est un grammairien philosophe ap] liqué l'ob lei vation philosophique aux règles du langage. Né à Marseille en lo7t>, ilar- jeune à. Paris, s'] lit recevoir avocat et, presse par la gène, quitta le barreau pour faire di édu i ions i i. Dans ce nombre se trouve comprise celle du fils de Law. Fatigue de relie vie dépendante, il ouvrit une pension au faubourg Saint-Victor. Il mourut pauvre et ac- c blé d infirmités en 1756 il fut un des collabo- DUMA 419 DUNS rateurs de l'Encyclopédie à laquelle il fournit, outre plusieurs articles de grammaire, les arti- cles Abstraction et Éducation. Reconnaissant de son concours et plein d'estime pour son carac- tère autant que pour sa science, d'Alembert a écrit son Éloge [Mélanges de littérature, d'his- toire et de philosophie, t. II). Il y a un autre Éloge de lui par de Gi rando, que la 2e classe de l'Institut a couronné à la suite d'un concours académique (in-8, Paris, 180ô). Celles de ses œuvres qui ont le plus d'intérêt pour nous ont été publiées à Paris en 1792 sous ce titre : Logi- que et Principes de grammaire, par M. du Marsais, ouvrages posthumes en partie extraits de plusieurs Traités qui ont déjà paru de cet auteur (2 vol. in-12). La Logique n'est qu'un résumé très-superficiel et très-court de la science qui porte ce nom ; mais elle est précédée de quelques considéra- tions générales, où les principes de Descartes sont bizarrement mêlés à ceux de Locke. Ainsi, après avoir démontré la distinction de l'âme et du corps par les arguments cartésiens ; après avoir expliqué l'union des deux substances par la théo- rie cartésienne des causes occasionnelles, l'auteur s'abandonne entièrement à l'influence de Locke. Les deux sources de connaissances ou les deux facultés premières que celui-ci reconnaît sous le nom de sensation et de réflexion, Dumarsais les appelle le sentiment immédiat et le sentiment médiat. Il rejette formellement les idées innées. « Si Ton y fait bien attention, dit-il (p. 23), on sera convaincu que toutes les idées sont adven- tices et qu'il n'y a en nous d'inné qu'une dispo- sition plus ou moins grande à recevoir certaines idées. » Sa morale repose sur le sentiment de la conservation sociale et par conséquent n'a d'au- tre origine que l'expérience. Même l'idée de Dieu est due, selon lui, à l'expérience. Ses principes de grammaire générale ne sont en grande partie que des conséquences de ses principes philosophiques. Ainsi la parole, d'après sa définition, n'est qu'un instrument d'analyse, c'est-à-dire un instrument dont se sert la ré- flexion appliquée au sentiment immédiat, ou à la sensation qui enveloppe d'abord nos juge- ments et qui en est la forme primitive. C'est par suite de la même théorie qu'il divise tous les mots en deux grandes familles : ceux qui expriment les objets, les objets sensibles, et ceux qui n'expriment que des vues de l'esprit; en d'autres termes, ceux qui se rapportent à des sensations et ceux qui ne désignent que des actes de réflexion. Un autre principe de grammaire générale qui appartient en propre à Dumarsais, c'est la dis- tinction qu'il établit entre la construction et la syntaxe. La construction est simplement la place que nous donnons au mot, le tour que nous donnons à la phrase, suivant le sentiment, les passions ou la sensation qui nous domine. La syntaxe se compose des signes qui nous font connaître les rapports successifs que les mots ont entre eux; par conséquent elle s'adresse à la réflexion, elle donne à la proposition un sens complet que la réflexion seule peut saisir. Nous retrouvons donc encore ici cette distinction de la sensation et de la réflexion sur laquelle re- pose toute la philosophie de Locke. Si contestable, ou du moins si incomplète que soit cette théorie, il n'en est pas moins intéressant de voir la grammaire subordonnée à des prin- cipes philosophiques. C'est aussi l'esprit philosophique qu'on recon- naît chez Dumarsais lorsque, dans son Traité des tropes (Paris, 1730), il ramène à certaines lois générales de la pensée et de l'imagination ces formes du langage dont les grammairiens antérieurs s'étaient contentés de dresser une sèche et pédantesque nomenclature. Il y a autant d'esprit que de vérité dans cette réflexion bien connue de lui : « Il se fait plus "de tropes dans un jour de marché que dans une séance acadé- mique. » Il a enfin rendu à la grammaire française le service de lui reconnaître des règles propres, con- formes au génie de notre langue, et de la sous- traire à la routine que lui imposaient les règles de la grammaire latine. Il a été moins heureux dans ses tentatives de réformer l'orthographe. En proposant d'écrire les mots absolument comme on les prononce, il oubliait la mobilité de la prononciation et l'importance de l'étymologie pour l'histoire et la conservation de la langue. On lui a attribué à tort deux écrits rédigés dans le plus mauvais esprit du xviue siècle : Essai sur les préjugés, le Bon sens. Ils sont en opposition complète avec son Exposition de VÈglise gal- licane (in-12, Paris, 1758), qui respire le plus profond respect pour la religion et les traditions de l'Église de France. On cite comme un de ses meilleurs traités sa Méthode raisonnée pour ap- prendre la langue latine (Paris, 1722). — On a publié en 1797 une édition complète de ses Œuvres (7 vol. in-12). DUNS-SCOT (Jean) naquit en 1274, les uns disent en Irlande, les autres en Ecosse ou même en Angleterre. Quoi qu'il en soit, il est certain qu'il étudia à Oxford, où il se fit remarquer par une telle aptitude, notamment pour les mathéma- thiques, que bientôt, dit son biographe Wadding, il devint difficile de l'y suivre : Ut ad Scotum intelligcndum nemo, nisi peritus geometer suf- ficiat. Son maître, Guillaume de Verra, étant venu à Paris, il le remplaça dans l'enseignement de la philosophie à l'Université d'Oxford. Ce fut là qu'il écrivit ses premiers ouvrages. Reçu docteur, en 1307, à Paris, il y professa la même année et devint, selon l'expression de Wadding, la lumière brillante de l'ordre des Franciscains, dans lequel il était entré. Appelé à Cologne, quelques mois après, il y mourut en 1308, à l'âge d'environ trente-quatre ans. Sa mort fut suivie des bruits les plus sinistres, sur lesquels on n'est jamais parvenu à connaître la vérité. Malgré une vie si courte et qui, selon toute apparence, ne fut pas exempte de traverses, Duns-Scot laissa de nombreux écrits, fut le chef d'une école longtemps fameuse, et rendit pour un moment de l'éclat à un système qui avait vivement préoccupé les premiers temps de la scolastique. Il fut, en effet, l'apôtre du réalisme. Ses écrits, si on les consulte sans prévention, ne laissent aucun doute à cet égard, et c'est là que nous prendrons l'exposé succinct que nous allons faire de la philosophie de Duns-Scot. Depuis le ixe siècle jusqu'au moment où parut de nouveau le réalisme dégagé de tout élément étranger, la scolastique avait cherché à résoudre toutes les grandes questions dont s'occupe la philosophie. Après Jean Scot Érigène, on avait vu le nominalisme, puis le réalisme, puis enfin le conceptualisme. Le premier avait dit : les individus seuls sont des réalités, le reste n'est qu'une abstraction ; son principe de certitude ne reposait que sur les sens; le second, se jetant dans l'opinion contraire et se montrant également exclusif, en appela à la raison seule et ne vit de réalité que dans l'universel; le conceptualisme, à son tour, voulant assigner une part de vérité à chacun des deux systèmes qui l'avaient précédé, les critique, les remplace, et règne quelque temps sans partage. Il se donnait comme l'expression de la vérité; mais indépendamment des objections DUNS — 420 — DUNS qu'il pouvait raisonnablement soulever contre lui à cette époque, le réalisme n'était pas épuisé, et ce fut sans étonnement qu'on le vit renaître plus tard dans la personne de Duns-Scot. Il faut donc voir en ce philosophe un réaliste, et en effet, il admet a priori les universaux, c'est-à- dire les genres et les espèces, comme des réalités dans l'esprit. Mais ce n'était pas là le côté le plus sérieux du système, et un logicien comme Duns-Scot ne pouvait pas reculer devant les con- séquences qui rendent le réalisme particulière- ment digne de notre attention. Duns-Scot admet l'universel comme être réel, il le dit positivement dans plusieurs de ses écrits, et entre autres, dans ses questions sur les universaux de Porphyre. Dicendum quod universale est ens,' quia, sub ratione non entis nihil intelligentur. Or de là à dire que l'universel est le seul être réel, il n'y a qu'un pas, et Duns-Scot n'hésite pas à le faire. Son système, pris au sérieux, l'y obligeait, et l'on démontre sans peine qu'il en fut ainsi. Cette conséquence du réalisme devient pour Duns-Scot un principe qu'il ne perd jamais de vue, et qui se montre dans ses théories particulières; nous en trouvons un premier exemple dans ce qu'il dit sur les idées. Dans son commentaire du Maître des sentences, il reconnaît deux sortes d'idées : la première est celle des idées sensibles, dont il fait ressortir avec soin le caractère con- tingent: la seconde est celle des idées absolues, qui seules constituent la vraie science. Quant a la connaissance que nous avons de ces idées, les sens n'en sont pas la cause, mais seulement l'occasion. On reconnaît ici le réaliste qui de- mande à la raison seule un véritable critérium de certitude, et qui ne voit la vérité que dans l'absolu. Duns-Scot admettait la réalité des notions gé- nérales comme entités. Mais qu'est-ce qu'il en- tendait par ce mot, dont ses disciples ont tant abusé et qu'ils ont rendu si ridicule après lui? Il serait difficile de le dire; car nulle part il ne s'exprime à ce sujet d'une manière explicite, et peut-être ne faut-il pas chercher à le disculper entièrement du reproche que ses adversaires lui ont adressé si souvent de multiplier les êtres sans nécessité. Toutefois on peut croire qu'il n'entendait parler que des idées absolues, ou des types éternels de toutes choses tels qu'ils existent dans l'intelligence divine. C'est du moins ainsi qu'il comprend l'entité lorsqu'il discute le pro- blème de l'individuation. Ce fameux problème, qui a si vivement préoccupé tous les philosophes scolastiques, et sur lequel Duns-Scot en parti- culier a concentré tous les efforts de son subtil génie , n'est rien moins que la question de l'origine des êtres ou de la création. Voici à peu près comment Duns-Scot a cherché à le résoudre. Il admet d'abord une nature commune qui ra- mène toute pluralité à l'unité: c'est la matière ou la substance des individus; puis une forme, et enfin le composé de ces deux éléments. Or le principe de l'individuation n'est ni dans la matière ni dans la forme, telle que la nature nous la montre dans les objets; il ne résulte paSj non plus, de l'union de ces deux éléments. D'où vient-il donc? Le principe de l'individuation, dit Scot (In Magist. senl.} dist. III, quaîst. 2), consiste dans une entité positive qui en détermine la nature. Mais lorsqu'on lui demande ce que c'est que cette entité positive, et en quoi elle diffère de la forme qu'il ne veut pas admettre comme principe d'individuation, il répond par de vagues généralités et une suite de distinctions plus ou moins obscures. Cependant, en recueil- lant avec attention tout ce qu'il écrit sur ce sujet, et en expliquant au besoin un passage par un autre, on arrive au résultat suivant . cette entité positive qui nous représente le prim d'individuation, est, pour les objets matériels, une forme supérieure et impérissable, un type éternel qu'on peut assimiler à l'idée platoni- cienne. De là vient que, selon Duns-Scot. l'esprit humain peut retrouver dans les choses les idées divines. Quelle différence y a-t-il donc entre ce type, cette idée divine, et la forme dont Scot ne veut pas? La même différence qu'entre l'effet et la cause, le contingent et l'absolu, la copie et le modèle. En effet, Duns-Scot ne veut pas admettre comme principe ce qui n'est qu'une conséquence; la forme dans l'objet n'est qu'une empreinte, par conséquent ce qui détermine cette forme par- ticulière est une forme supérieure. Duns-Scot se rapproche ici de saint Thomas, qui, dans sa théorie des idées, marche sur les traces de Platon. Après cette explication du non-moi ma- tériel, Duns-Scot passe à celle de l'âme, au sujet de laquelle il se montre un peu plus intelligible, et, si l'on peut le dire, plus raisonnable. Selon lui (Comm. Magist. sent., dist. II, quœst. 7), l'âme intellective tire d'elle-même son indivi- duation. Pourquoi? parce que l'âme est une force. L'âme, dit-il, est un des termes de la création, et avant son hymen avec le corps, elle a déjà sa particularité [sua particularitas). De plus, l'âme intellective tirant son individualité d'elle-même, et ce fait n'existant pas tant que l'âme ne l'a pas réellement produit, il en résulte que la notion de l'âme est celle d'une force en acte et qui a conscience d'elle-même. Si l'on peut reprocher quelque chose à la forme dont le docteur subtil enveloppe ses idées, la manière dont il conçoit et définit l'âme prouve du moins que ces idées elles-mêmes ne sont pas toujours à dédaigner. En dissentiment avec saint Thomas sur le fait de l'individuation, et particulièrement au sujet de l'âme, ce désaccord prit un immense dévelop- pement dans ses conséquences. Duns-Scot, s'ap- puyant sur la notion d'unité, soutenait, contre les thomistes, que les facultés de l'âme n'ont pas, dans la réalité, d'existence distincte entre elles, et encore bien moins d'existence séparée de l'âme elle-même. Assurément Duns-Scot avait raison contre saint Thomas; mais c'est dans la morale surtout que le réaliste se montre pressant et impitoyable. Saint Thomas, notam- ment dans son Commentaire du Maître des sen- tences, avait tenu si peu de compte de la volonté dans l'homme, qu'il paraissait disposé à la sacri- fier sans réserve. Duns-Scot, au contraire, alliant naturellement l'idée de volonté avec la notion qu'il avait de l'âme, à savoir, celle d'une force qui peut agir d'elle-même, Duns-Scot attaque l'ange de l'école, le suit pas à pas dans son propre Commentaire du Maître des sentences, qu'il oppose à celui de son adversaire, et se montre à la fois plus hardi et plus vrai. Il serait trop long de retracer ici les circonstances de cette lutte, si honorable pour Duns-Scot; disons seulement que nul plus que lui, dans tout le cours de la scolastique, n'a proclamé plus hau- ent ni défendu avec plus de force le fait de la volonté dans l'homme. Esprit ferme et logi- cien sévère, quoique subtil, il savait se défendre de toute tendance au mysticisme vers lequel penchait saint Thomas. C'est de cette lutte entre les deux chefs que naquit, entre les thomistes et les scotistes, cette polémique si acerbe; au sujet de la liberté, de la grâce et de la predes- tin t ion. Avec Duns-Scot, la philosophie scolastique revint sur elle-même, et chercha, pour ainsi dire, à se recommencer. Par ce retour, elle avouait à la fois et son insuffisance et son désir DUNS 421 — DURA d'aller plus avant dans la recherche de la vérité. Les esprits, mécontents du présent, reprirent d'abord avec ardeur un système dont toutes les p irties n'étaient pas à repousser, et qui d'ailleurs avait laissé des traces incontestables dans le con- ceptualisme. Duns-Scot fut l'auteur de cette réapparition, et il fit parcourir au réalisme tout le cercle de la philosophie d'alors, et souvent avec un sentiment du vrai et une sûreté de lo- gique qui lui assignent un rang distingué dans l'histoire de la scolastique. Malgré l'obscurité de son style, il est digne d'attention pour la manière ferme et souvent hardie dont il a traité les plus hautes questions de la philosophie, et ce n'est pas sans raison que les thomistes, effrayés peut- être du caractère que prenait la philosophie chez Duns-Scot, se montrèrent si acharnes contre leurs adversaires. Ainsi relevé par Duns-Scot, le réalisme s'impose de nouveau et captive l'at- tention, grâce au talent du maître et à cette puissance de dialectique dont il abusa si souvent, et qui le fit surnommer le docteur subtil. Ce- pendant ce défaut ne nuisit en rien à l'indé- pendance de son esprit; car, à une époque où l'autorité d'Aristote était portée jusqu'à l'exagé- ration la plus incroyable, Duns-Scot garde son indépendance. En cela comme dans le reste, il se distingue de la foule nombreuse des scotistes, qui maintinrent son école pendant trois siècles. C'est par eux que le véritable réalisme devint le scotisme, qu'on se représente avec raison comme un système ayant pour interprète une logique verbeuse, hérissée de syllogismes et de formules inintelligibles, et souvent pour résultats les con- séquences les plus contraires à la raison. C'est en effet ce qu'on voit chez la plupart des sco- tistes, et même chez les plus renommés, tels que J. Wassalis, Antoine André, Pierre Tartaret. et surtout François Mayronis, qui fut surnomme àbon droitle docteurdélié,le docteurdes abstrac- tions. Ce que Duns-Scot n'avait pas fait, du moins formellement, Fr. Mayronis n'hésita pas à le faire, en réalisant les rapports entre les objets, et même les simples accidents. Arrivé à ce point, le réalisme n'avait plus qu'à porter la peine de ses propres erreurs; aussi ne tarda-t-il pas à être attaqué et détrôné par le nominalisme, son ancien adversaire. Les écrits de Duns-Scot, publiés par Wadding, forment 12 vol. in-f", Lyon, 1639. On peut consulter sur la vie et les écrits de Duns-Scot : la Biographie de Wadding {Vila Joh. Duns Scoli) placée en tête de son édition des œuvres de Scot, et publiée à part, in-8, Mons, 1644; — Hugo Cavelli, Vila Joh. Duns Scoti, en avant de ses Quœsliones et Sententice, Anvers, 1620; et Apologia pro Joh. Duns Scolo adversus opprobria, calumnias et injurias, etc., in-12, Paris, 1634; — Mathaai Veglensis, Vila Joh. Dun- sii Scoti, in-8, Pavie, 1671 ; — J. G. Boyvin, Phi- losophia Scoti, in-8; Paris, 1690; et Philosophia (jiuidripartita Scotij 4 vol. in-f", Paris, 1668; — Joh. Santacrucii, Dialectica ad mentem eximii magistri Joh. Scoti, in-8, Londres, 1672; — Fer. Eleuth. Abergoni, Resolutio doctrines scoti- cce, etc., in-8, Lyon, 1643; — Bonaventura Baro, Scotus, doctor subtilis per universam philoso- phiam defensus, etc., in-f°, Cologne, 1664; — ■ Joh. Arada, Controversiœ Theologicœ inter sanctum Thomam et Scotum, etc., in-4, Colo- gne, 1620; — Joh. Lalemandet, Decisiones philo- sophicœ, in-fu, Munich, 1644-1645; — Crisper, Philosophia scholœ scotisticœ, in-f°, Augsbourg, 1735; et Theologia scholœ scotisticœ, 4 vol. in-f°, ib., 1748; — F. Morin, de l'Histoire de la phi- losophie scolastique, Lyon, 1852, in-8, et Dic- tionnaire de philosophie et de théologie scolas- liques, Paris, 1857-58, 2 vol. gr. in-8. X. R. DURAND de Saint-Pourçain (Guillaume), Au- vergnat de naissance, entra dans l'ordre des Frères prêcheurs, fut évêque du Puy en 1318, et de Meaux en 1326. Avant d'être promu à l'épis- copat, il fut appelé à Rome, sur le bruit de sa réputation, et y résida quelque temps en qualité de maître du sacré palais. Il mourut environ l'an 1332. Il est à regretter qu'on n'ait pas pu fixer d'une manière positive l'époque de la naissance de Durand de Saint-Pourçain. On saurait par là s'il a précédé Occam dans la réaction du nomina- lisme contre le réalisme. Cependant, quoiqu'il faille le regarder comme un des promoteurs de cette réaction qui amena le déclin de la scolas- tique, il est à peu près certain qu'il fut disciple et non précurseur d'Occam, puisque celui-ci bril- lait dans l'Université de Paris en 1320, et que Durand de Saint-Pourçain ne mourut qu'en 1332 environ. Une autre raison en faveur de cette opi- nion, et qui ne peut laisser aucun doute, c'est qu'il commença par être ardent thomiste, et qu'il n'entra que tard dans la voie des nouveautés anglaises, comme on disait alors en parlant de la philosophie d'Occam. Il nous suffira donc de parler ici de Durand de Saint-Pourçain, sans entrer, sur le nominalisme, dans des dévelop- pements qui trouveront plus naturellement leur place ailleurs. Le réalisme avait reparu avec Duns-Scot, et bientôt, par ses excès, il suscita contre lui un système qui s'était montré avec éclat au début de la seconde époque de la scolastique. Durand de Saint-Pourçair_ fut un des premiers à prendre part à cette lutte, et avec d'autant plus d'ardeur, qu'il trouvait par là un nouveau moyen de com- battre les thomistes. C'est ainsi qu'on le voit sou- tenir, contre ceux-ci, que les âmes ne sont point égales par leur nature, en même temps qu'il semble reconnaître, avec Duns-Scot, que l'es- sence de l'âme consiste dans une sorte d'activité incessante; aussi, pour distinguer l'âme de ses facultés, il se fonde sur ce que celles-ci sont quelquefois dans une inaction complète. Il n'est pas moins en désaccord avec les thomistes sur tous les points de controverse qui se rattachent à la question de la volonté. D'un autre côté, on le voit se séparer de Duns-Scot au sujet de l'in- dividuation, et de tout le réalisme de son temps, en affirmant qu'il n'y a que des individus dans la nature. Partout il repousse avec énergie la réalisation des abstractions, affirmant, en outre, que la vérité est, non dans les choses, mais dans l'entendement. L'ouvrage où il s'attacha à com- battre ses adversaires et à exposer ses propres idées, est son Commentaire des sentences; là il se montre sage et mesuré, et cependant il fut surnommé le docteur très-résolu, et regardé comme affichant des idées nouvelles. 11 n'en était rien, cependant ; Durand de Saint-Pourçain, comme adversaire des thomistes et du réalisme, ne disait rien de nouveau ni de bien hardi, sur- tout quand on le compare à Occam; mais le doc- teur très-résolu ne s'était pas borné à la spécu- lation, il était entré avec une certaine fermeté dans le mouvement de son époque, époque de travail au dedans et au dehors. Les ouvrages de Durand de Saint-Pourçain sont : In Sententias theologicas Pétri Lombardi commentariorum libri quatuor, in-f°. .' es deux dernières éditions de ce livre plusieurs fois réimprimé sont celles de Lyon, 1569; et de Ve- nise, in-f°, 1586. De origine jurisdictionum sive de jurisdictione ecclesiastica et de legibus, in-4, Paris, 1506. Durand de Saint-Pourçain, maigre son dévouement au saint-siége, montra quelque hardiesse dans cet ouvrage, et plus encore dans DYNA — 422 — EBER le suivant. : De statu animarum sanctarum ,11,1111 rcsolutœ sunt a corpore. Ce traité, lujourd'hui |"'rdu, ou du moins inédit, avait pour but de combattre l'opinion de Jean XXII sur la béatitude des élus jusqu'au jour du jugement. On a encore de lui un petit écrit, Statutu synodi diœcesanœ aniciensis anni 1320, imprimé dans l'ouvrage du P. Gissey intitulé : Discours histo- rique de la dévotion à N.-D. du Puy en Velay, in-8, Lyon, 1620. Nous indiquerons enfin dans le tome 1er des Œuvres de Launoy, un petit écrit intitulé : Syllabus rationum quibus Durandi causa defenditur. X. B. DURÉE, voy. Temps. DUTERTRE, de la Compagnie de Jésus, mort à Paris en 1762, commença par professer les opinions de Malebranche au collège de la Flèche, ou il était régent de philosophie ; mais, ayant été privé de sa chaire, et relégué au collège de Compiègne, il abandonna le cartésianisme, et écrivit même contre la doctrine qu'il avait d'abord contribué à répandre. Cette conversion fut soudaine, sans ménagement, et comme du soir au matin, ainsi que le dit le P. André. « Je ne saurais faire comme le P. Dutertre, qui, en vertu de la sainte obédience, s'est couché le soir malebranchiste et s'est levé le matin bon dis- ciple d'Aristote. » Son ouvrage, qui parut en 1715 (Paris, 3 vol. in-12), est intitulé : Réfuta- tion d'un nouveau système de métaphysique proposé par le P. M..., auteur de la Recherche de la vérité. Il se compose de trois parties, où Malebranche est tour à tour considéré comme disciple de Descartes, comme philosophe ori- ginal, et comme théologien. Cette réfutation peu profonde, écrite dans un style railleur et tran- chait, ne fait guère plus d'honneur au talent du P. Dutertre qu'à son caractère. Le P. Dutertre est l'auteur d'un autre ouvrage contre Boursier, intitulé : le Philosophe extravagant dans le Traité de Vaction de Dieu sur les créatures, Bruxelles, 1716. On trouve quelques détails sur sa vie dans l'Introduction aux Œuvres philoso- phiques du P. André, par M. Cousin, Paris, 1843, in-12. — M. Damiron a donné une analyse étendue de la Réfutation d'un nouveau système, dans le Compte rendu des séances et travaux de V Académie des sciences morales et politiques, t. VI, p. 291 et suiv. C. J. DYNAMISME. Deux hypothèses ont servi à peu près de tous temps et servent encore au- jourd'hui à concevoir d'une façon générale la nature intime de la matière et ses nombreuses modifications. Suivant l'une, la matière est com- posée d'atomes ou tout au moins d'une substance homogène, plus ou moins divisible et actuelle- ment divisée: et tous les changements qu'on observe en elle, la diversité des corps et des phénomènes, sont dus aux mouvements différents imprimés à ces parties élémentaires, soit que le mouvement vienne d'un démiurge, soit que l'origine en demeure inconnue. Suivant l'autre, la matière est composée de forces, unies à la substance corporelle, ou même la constituant à elles seules tout entière ; et c'est le jeu de ces forces sous l'empire de certaines lois qui fait la diversité et l'harmonie de la nature. La pre- mière hypothèse fait ainsi du monde entier un problème de mécanique j aussi nomme-t-on physi- que ou philosophie mécanique toute doctrine qui prétend ne se servir que du mouvement des corps élémentaires pour rendre compte des phénomè- nes de l'univers. La seconde, qui met en œuvre des forces dont le foyer est dans la matière elle- .<:, est dynamique et a reçu le nom de dyna- ae. Un grand nombre de systèmes célèbres se rap- portent à l'une ou à L'autre de ces d< m b thèses. On les trouve déjà toutes deui it distinctes dans la physique ionii Ainsi Thaïes, Phérécyde, ! D d'Apollonie, Heraclite et généralement tous ceui qui n'admirent qu'un seul principe éléments eau, air, ou feu, expliquèrent naturellement la diversité des corps et des phénomènes par la vertu intime de cet élément. Tandis qu'Anaxi- mandre et surtout Anaxagore avec ses homéo- méries n'ajoutent aux innombrables éléments de la matière que le mouvement pour la formation de l'univers. Mais le type le plus parfait de la philosophie mécanique dans l'antiquité est sans contredit l'atomisme de Leucippe, de Démocrite et d'Épicure. De même, dans les temps moder- nes, la physique de Descartes est toute mécani- que. Au contraire, la philosophie de Leibniz est le plus complet dynamisme, non-seulement en physique , mais en psychologie. Ses monades sont des forces, et la matière n'est composée que de monades ; l'étendue elle-même n'est rien de réel. Les âmes aussi sont des monades ou des forces et non plus seulement comme pour Des- cartes, des substances pensantes. On peut encore citer comme un remarquable exemple de philo- sophie dynamique, la théorie de Boscowich. Au- jourd'hui les deux hypothèses sont encore en présence et les physiciens modernes se partagent encore en mécaniciens et en dynamistes. Cepen- dant l'hypothèse des atomes est plutôt employée comme un moyen d'exposition, comme un pos- tulat, que donnée comme une opinion définitive ayant une valeur absolue. De même les forces ne sont pour beaucoup de physiciens contempor a in s que des mots ou des hypothèses commodes qui servent à l'explication et à l'étude des phénomè- nes et réservent le problème de la constitution intime de la matière. Le plus souvent les deux hypothèses s'allient dans les théories et les ex- plications des physiciens et des philosophes : en effet, le dynamisme n'exclut pas la mécanique et la mécanique appelle comme complément le dy- namisme : les forces de la matière s'exercent par le moyen du mouvement, et le mouvement exige un moteur que la science va rarement, comme Malebranche, chercher directement hors du monde, en Dieu. On appelle encore plus particulièrement des noms de mécaniciens ou iatro-mécaniciens et de dynamistes, par opposition aux vitalistes ou aux animistes, les philosophes ou physiologistes qui prétendent que les phénomènes vitaux ne sont que le résultat des lois qui gouvernent le monde inorganique, les expliquent, soit par la seule mécanique, comme Descartes, soit, comme F. Hoffmann, par le jeux des forces inférieures de la nature inorganisée. Enfin on désigne sous le nom de double dyna- misme la doctrine de beaucoup de physiologistes de l'École de Montpellier sur la vie, suivant la- quelle la vie résulte d'un principe ou d'une force spéciale, distincte de l'âme, force ou principe de la pensée. Voy. les articles Vie, Yitalisme et les noms des philosophes cités dans celui-ci. A. L. E, dans les traités de logique, est le signe par lequel on représente les propositions générales et négatives. Il représente encore dans les pro- positions complexes et modales l'affirmation du mode et la négation de la proposition. Consul- tez : Lristote, Premiers Analytiques* et Logique de Port-Royal, 2' partie. — Voy. Proposition, fISME. EBERHARD (Jean-Auguste), né en 1738, à Halberstadt, lut d'abord pasteur à Charlotten- bourg, près de Berlin, ensuite professeur de phi- EBER 423 ECKA losophie à Halle. L'Académie de Berlin se l'asso- cia après avoir couronné un de ses mémoires. 11 mourut en 1809. Attaché à la philosophie de Leibniz et de Wolf, mais sans renoncer à sa li- berté, il combattit avec plus de zèle que de succès la philosophie de Kant et de Fichte. Possédant des connaissances variées, mais superficielles, plus rhéteur que philosophe, plus historien qu'in- venteur, il avait tout ce qu'il faut pour plaire a un grand nombre de lecteurs, la clarté et l'élé- gance. Eberhard créa d'abord un journal, le Magasin philosophique, où il put attaquer pé- riodiquement la nouvelle doctrine. Un des arti- cles de ce journal commence ainsi : « La philo- sophie de Kant sera dans l'avenir un document très-curieux pour l'histoire des aberrations de l'esprit humain. C'est à peine si l'on croira que nombre d'hommes d'un mérite vraiment supé- rieur, parmi lesquels Kant doit être compté des premiers, aient été si fermement attaches à un système dépourvu de fondement, et qu'ils aient pu le défendre avec tant de passion et même de succès. Quoiqu'on ne puisse manquer, en y ap- portant un esprit libre de préventions, d'être bientôt convaincu que la théorie de Kant ne repose sur rien, il n'est cependant pas inutile d'examiner ici ce système dans tous ses détails. » Il essaye en conséquence de démontrer qu'il n'y a rien de neuf dans la Critique de la Raison pure, qu'elle se trouve sous une autre forme dans le stoïcisme, dans le système de Leibniz, dans l'idéalisme de Berkeley, etc. Dugald Stewart croyait aussi la reconnaître dans Cudworth. Eberhard est, du reste, du très-petit nombre des adversaires de Kant auxquels celui-ci ait fait l'honneur de répondre, et cette réponse ne man- que ni de solidité ni d'esprit. Comme Eberhard prétendait surtout que le criticisme se trouvait déjà tout entier dans Leibniz, son adversaire cherche à lui prouver, et lui prouve peut-être, qu'il n'a pas compris Leibniz. On ne peut nier, au surplus, qu'il n'eût fait indirectement beau- coup de concessions, dont le résultat fut de res- treindre davantage la subjectivité de la raison. Quoique la réponse de Kant ait eu beaucoup de succès, puisqu'il en parut deux éditions en fort peu de temps, Eberhard ne se tint pas pour battu, il changea le théâtre de ses opérations, et appela à son secours Schwab, Brastberger et beaucoup d'autres. Il publia pour son compte, dans les Archives philosophiques, des Lettres dogmatiques, genre de composition très-bien approprié à son talent. Mais si des hommes tels qu'Eberhard touchent toujours juste, leurs coups n'ont pas assez de force. Une idée peut bien leur apparaître, mais elle ne brille pas longtemps^ leurs yeux, et les plus épaisses ténèbres succè- dent à cet éclair. Eberhard admettait une force ou faculté fon- damentale unique, qui pense et sent tout à la fois : c'est la faculté représentative ou intellec- tuelle. Il faisait de cette unité même le fonde- ment de la simplicité du moi. L'âme, suivant lui, est passive quand elle sent, et active quand elle pense. La diversité caractérise la sensibilité, et l'unité le fait de la connaissance. Eberhard a laissé beaucoup d'écrits : Théorie générale de la pensée et du sentiment, in-8, Berlin, 1776, 1786 (ouvrage couronné par l'Académie de Berlin) ; — Nouvelle Apologie de Socrate, in-8, ib., 1772, 1788- — De Vidée de la division et de la philo- sophie, in-8, ib., 1778; — Morale de la raison, in-8, ib., 1781, 1786; — Préparation à la theo- loqie naturelle, in-8, Halle, 1781 :— Théorie des Beaux-Arts, in-8, ib., 1783, 1790; — Histoire générale de la philosophie, in-8, ib., 1788, 1796; — Abrégé du même ouvrage, in-8, ib.; 1794; — Courte esquisse de la métaphysique, in-8, ib., 1794; — Essai d'une synonymie générale de la langue allemande, accompagnée d'une théorie dessynonymes, ib., 179ô, 1798, continué parMaass, 6 vol. in-8, 1820, 1830; — Du dieu de Fichte et des faux dieux de ses adversaires, in-8, ib., 1799; — Manuel d'Esthétique, 4 vol. in-8, ib., 1803, 1805, 1807 ; — Esprit du christianisme primitif, Manuel de la culture philosophique, 3 part, in-8, ib., 1807, 1808; — Mélanges, in-8, ib.. 1784, 1788; — Magasin philosophique, 4vol. in-8 ib., 1788, 1789; — Dictionnaire des Syno- nymes de la langue allemande, in-8, ib., 1802, 1819 1837. — On peut consulter l'Histoire de la philosophie allemande depuis Kant jusqu'à Hegel, par M. Willm, Paris, 1846, 4 vol. in-8, et les Souvenirs de Nicolaï sur Eberhard, in-8, Berlin, 1810. J- T. EBERSTEIN (Guillaume-Louis, baron de), en- seigna la philosophie comme simple particulier dans sa terre de Mohrungen, près de Saugerhau- sen. Il s'est surtout fait connaître par la manière heureuse dont il a traité quelques points d'his- toire dans les ouvrages suivants : Essai d'une histoire de la logique et de la métaphysique chez les Allemands depuis Leibniz jusqu'à notre époque, ou Essai d'une histoire des progrès de la philosophie en Allemagne depuis la fin du siècle dernier jusqu'à l'époque actuelle, ouvrage publié par J. A. Eberhard (voy. ce nom) dans l'esprit "duquel l'ouvrage était conçu. Part. lre, Halle, 1794. in-8; part. 2e, 1790. Comme Eber- stein attaquait la philosophie critique dans cet ouvrage, et qu'il y eut une réponse de la part de Kant, il fit paraître une réplique intitulée : De ma partialité, principalement en ce qui regarde une contradiction de M. Kant, in-8, Halle, 1800; — Du caractère de la logique et de la métaphy- sique des péripatéticiens purs, à l'égard de quelques théories scolastiques, in-8, ib., 1800 ; Théologie naturelle des Scolastiques, avec des additions sur la théorie de la liberté et la no- tion de la vérité, telles qu'on les trouve chez eux, in-8, Leibniz, 1803. J. T. r ÉCHÉCLÉS, philosophe cynique mentionne par Diogène Laërce (liv. VIII, ch.xLVi). Nous ne savons rien de lui, sinon qu'il naquit à Ephèse et qu'il était disciple de Cléomène et de Théom- brote. X. ÉCHÉCRATE DE PHLIUS, philosophe py- thagoricien, contemporain d'Aristoxène. Diogène Laërce (liv. VIII, ch. xlvi) en fait mention sans rien nous apprendre de sa vie ni de ses opi- nions. X. ÉCLECTISME , voy. Cousin, LEIBNIZ,^ Plotin. ECKART ou, suivant l'usage consacré, maître Eckart, peut être considéré comme le fondateur du mysticisme spéculatif en Allemagne. On n'est pas très-certain de la date de sa naissance qui peut être fixée vers 1260, ni sur sa patrie, qui pour- rait bien être Strasbourg. Engagé dans l'ordre des Frères prêcheurs, savant en théologie et en philosophie, il paraît avoir commencé par les fonctions de professeur, qu'il exerça sûrement à Paris. Sa renommée était grande, puisque dans les jours difficiles que traversa la papauté, en lutte avec Philippe le Bel, Boniface semble avoir désiré les conseils et la présence de maître Ec- kart, qui se rendit à Rome où lui fut confère le grade de docteur en théologie. Les Dominicains étaient fiers de leur confrère : ils le choisirent pour provincial de la Saxe en 1304, et pour vi- caire général de Bohème en 1307. Plus tard, on le retrouve à Francfort en qualité de prieur de son ordre. Déjà il est suspect de répandre des doctrines téméraires et d'abuser de sen élo- quence pour égarer les esprits ; on lui reproche ECKA 424 — ECKA surtout l'obéissance aveugle qu'il obtient des femmes, et qui l'expose à des bruits injurieux dé- montrés taux à la suite d'une enquête ordoi par le général de l'ordre. 11 se justifie moins bien de ses relations avec les Béghards ; accusé en 1323 au chapitre de Venise, il est destitué de s gnité. Il ne renonce pas pour cela à la prédica- tion : on sait que fréquemment il visitait <« les Frères du libre esprit » à Strasbourg et à Colo- gne, qui fut toujours le foyer du mysticisme al- lemand. Il est entouré d'élèves enthousiastes, parmi lesquels on trouve Henri Suso, Henri de Louvain, Henri de Cologne, Tauler et Jean de Ruysbroeck. Il est le docteur des Béghards; le maître qui donne aux opinions confuses de la secte l'apparence d'une théorie et la rigueur d'un système. Aussi, en 1327 , est-il cité par l'archevêque de Cologne devant l'inquisition pour crimed'hé- résie. Use rétracte à moitié, sans pouvoir éviter une condamnation, dont il appelle auprès du pape Jean XXII. L'affaire est évoquée à Avignon: ou lui présente comme siennes vingt-deux pro- positions, dont dix-sept sont formellement ré- prouvées comme hérétiques et les autres blâmées comme imprudentes. Ses ouvrages sont défen- dus et supprimés; Eckart meurt en 1328, un an avant que paraisse la bulle qui le condamne : il meurt persuadé qu'il est resté fidèle à la foi ca- tholique, et, quoi que la bulle en dise, sans s'être jamais franchement rétracté. Un an plus tard, l'hérésie des Béghards est frappée d'une sentence rigoureuse : les erreurs condamnées sont à la lettre les propositions d'Eckart. Ces rigueurs ne purent arrêter le progrès de sa doctrine ; mo- difiée par Tauler, poétisée par Suso, propagée par la prédication et soigneusement gardée d ans les cercles mystiques, elle n'a pas cessé d'être une forme du sentiment religieux en Allemagne. Pourtant les ouvrages du maître sont rares, et étaient presque inconnus avant ces dernières an- nées; son système, quoique souvent cité comme une autorité par lés panthéistes récents, restait indécis. Un professeur de la faculté de théologie de Strasbourg. M. A. Schmidt, a mieux que tout autre remis en pleine lumière cette curieuse figure. Il y a deux sortes de mysticisme : l'un qui ne s'élève pas jusqu'à la science, et la remplace par l'inspiration, l'autre qui s'appuie sur elle avec la prétention de la dépasser : le premier est de la théurgie avec toutes les pratiques qu'elle comporte; le second est encore de la philoso- phie, et peut s'appeler spéculatif: c'est celui de maître Eckart. Il consiste dans une spéculation transcendante, où les idées de Denys l'Aréopa- gite, de saint Augustin et de saint Thomas s'a- malgament et se complètent, où la_ logique a plus de part que l'inspiration, et où la vérité est cherchée non pas dans le désordre des facul- tés subjuguées par le sentiment, mais dans les illuminations d'une raison qui prétend garder sa sérénité, et qui, loin d'abdiquer, règne sur l'amour lui-même. Voici les traits saillants de ce panthéisme idéaliste. Dieu seul est, le reste n'a que l'apparence de l'existence, et pouvant ne pas être peut aussi ne pas être pensé. On peut éliminer cette réalité contingente qu'on appelle l'homme et le monde, par un effort intellectuel, par un acte d'enten- dement pur, qui constitue le vrai culte. On at- tira ainsi l'être aiisolu, seul réel , universel, nécessaire, sans différence, sans détermination, dont on peut à peine dire qu'il est l'être ; car on pourrait lui opposer le non-être, et retomber dans l'ordre des différences et des distinctions: » Dieu est l'identité et l'unité absolue; il n'est ni ceci ni cela, ni ici ni ailleurs, ni en haut ni en bas. » Il est ce par quoi touto chose est com- mune à toute autre, par quoi l'arbre est sem- blable à l'esprit et la pierre à l'arbre. On ne peut le nommer, puisqu'il n'est rien qu'un puisse assigner, puisqu'il répugne qu'un souffle exprime l'infini. « Toutes les créatures, il est vrai, aspirent par toutes leurs œuvres à proi cer le nom de Dieu ; elles y aspirent toutes, soit sciemment, soit à leur insu, mais néanmoins il demeure l'être sans nom. » Les mots dont nous nous servons désignent la manière d'être dont nous l'envisageons, quelque chose de nouu mes et non pas lui : « car personne ne peut dire ce qu'il est, si ce n'est l'âme où il est lui- même. •> Toutefois cet être n'est pas une abstrac- tion: c'est une activité, et cette activité c'est la e : être, agir, penser, c'est tout un en Dieu, et l'objet de la pensée, c'est encore Dieu. Hors de lui, rien n'existe et rien ne pense. L'intelligence est son être, sa substance, sa na- ture. Il ne peut pas ne pas penser, ce qui serait ne pas être, et il ne peut pas ne pas se penser lui-même, c'est-à-dire ne pas devenir son propre objet. Il se projette donc au dehors de lui-même par une nécessité intellectuelle, et à vrai dire il se fait et devient Dieu par cet acte qui lui donne la conscience de soi. Mais le mot devenir mar- que un progrès, qui est incompatible avec l'exis- tence absolue: il n'y a dans cette distinction du Dieu sujet et du Dieu objet aucun procès; Dieu n'est jamais in fîeri, il est tout ce qu'il est par une éternelle activité. Nous sommes forcés d'i- maginer quelque succession là où tout est en dehors du temps, où tout est simultané. Nous distinguons la divinité et Dieu, parce qu'en réa- lité nous pouvons concevoir ces deux aspects de l'être infini : d'une part la divinité, c'est-à-dire Dieu dans son idée, sans développement, sans différence, sans action; « c'est l'éternelle et pro- fonde obscurité où Dieu est inconnu à lui-même, le fond simple et immobile de l'être divin ; » d'autre part Dieu, c'est-à-dire la divinité qui se dédouble et se reconnaît par l'action. Mais cette différence éternelle est éternellement nulle; puisque Dieu agit éternellement et que l'activité est son être, a 11 faut qu'il agisse, qu'il le veuille ou ne le veuille pas. » La volonté est soumise à une nécessité inflexible, mais cette nécessité est celle de la raison, et le principe de contra- diction est en même temps le principe de toute existence. La pensée de Dieu se prononce, s'ex- prime, c'est-à-dire qu'elle agit, qu'elle est le Verbe, le Verbe engendré puisqu'il est pro- noncé, mais Dieu lui-même puisque Dieu ne prononce et n'exprime que lui-même. Appelons la divinité le Père, et Dieu ou le Verbe, le Fils. Le Père est l'être sans personnalité, sans action, caché en soi-même, le sujet de la connaissance: le Fils c'est Dieu manifesté, l'objet de la con- naissance ; l'un est la réalité, l'autre est la vé- rité, car il n'y a pas de vérité si Dieu ne s'ex- prime pas. La création est donc l'acte intellec- tuel suprême, par lequel l'être se pense; elle est donc coéternelle à Dieu, nécessaire à Dieu, constituant Dieu en quelque façon : «Avant la création, Dieu n'a pas été Dieu. » Elle est conte- nue idéalement dans le Fils, et en définitive n'est pas différente de lui, et pour achever cette audacieuse interprétation de la trinité, disons que l'amour réciproque du Fils et du Père, de Dieu et du monde, amour qui naît, comme la volonté, d'une nécessité intellectuelle, et est at- taché à la pensée, constitue le Saint-Esprit. Voilà en quel sens on peut résumer en une seule formule toutes les formes de panthéisme, et dire avec Eckart : « Dieu est tout et tout est Dieu. » ECKA — 425 EGOS Si l'activité de la pensée n'avait pour effet que de mettre en Dieu la différence et la distinction, et si rien ne venait ramener à l'unité cette na- ture qui se divise, il n'y aurait en réalité dans l'ordre des choses qu'une pluralité indéfinie; le monde et Dieu s'éparpilleraient en poussière. Mais la pensée comporte un retour de la diver- sité à l'unité, et l'acte par lequel Dieu s'épanche est en même temps celui par lequel il se con- centre. Tous deux sont essentiels ; sans le pre- mier il n'y aurait pour ainsi dire que la possi- bilité de Dieu ; sans le second, il n'y aurait que de la diversité, de la difl'érence et de l'opposi- tion. De là, une vue poétique et attendrie de la nature : tout parle dans le monde, tout pro- nonce le mot de Dieu, tout le manifeste, « ce que ma bouche proclame, la pierre le dit égale- ment. » Tout est bon, tout est parfait, tout du moins aspire à revenir à son principe, et sorti de Dieu à rentrer en Dieu, alternant ainsi entre '.e Dieu qui se communique et le Dieu incommu- nicable. Les créatures sont la division, le nom- bre, mais elles ont l'amour et le besoin de l'u- nité ; elles sont le mouvement et elles ont le désir du repos. «Quelle a été la fin du créateur en créant le monde? le repos. Que cherchent les désirs naturels de toutes les créatures? le re- pos. Et l'âme? le repos en Dieu. » Si parfois no- tre amour s'attache aux ombres périssables de l'existence, c'est qu'il y a en elles quelque re- flet de la lumière divine : si Dieu n'était pas en tout, rien ne serait désirable, et dans la goutte d'eau que poursuivent nos lèvres altérées, il y a un principe divin; sans quoi elles resteraient immobiles. Mais l'homme n'est-il pas un être fini, distinct et séparé de Dieu? 11 apparaît tel à une intelli- gence inférieure, qui prend l'apparence pour la réalité, à une raison imparfaite qu'il faut ré- duire ou supprimer. La vraie connaissance de Dieu est une union avec lui : l'intuition de l'ab- solu ne peut être que la conscience que Dieu prend de lui-même en ses créatures. « Dieu et moi nous sommes un dans la conscience, et son connaître est le mien. » Aussi tout se tourne à Dieu dans l'âme humaine, la pensée par la foi, l'appétit par l'espérance, et la volonté par l'a- mour : ces trois facultés ont un seul objet. L'in- telligence est, bien entendu, l'être et la sub- stance de l'âme, puisqu'elle est l'essence même de Dieu. Elle a comme le regret de l'unité ; et elle ne s'apaise que « quand elle est parvenue à s'engloutir dans le principe unique, dans la soli- tude silencieuse, où il n'y a nulle différence de personnes, où il n'y a ni Père, ni Fils, ni Saint- Esprit. » Cette union est donc la fonction la plus haute de l'esprit : il ne faut pas pour y parvenir de pratiques mystérieuses, pas de pénitences ni de macérations; il faut simplement laisser la rai- son aller jusqu'où ses forces la portent : « Fran- chis la lumière même qui t'éclaire et élance-toi dans le sein de Dieu. » Il n'y a pas de manifesta- tion sensible de cet être ; le voir c'est le penser, et l'infini n'a pas d'image. Pour se hausser jusqu'à lui, "on ne doit pas étouffer la raison, mais l'af- franchir, la délivrer des distractions qui l'en dé- tournent. La vue de Dieu n'est pas la défaite de l'intelligence, elle en est le triomphe. Imposons donc silence au monde qui bruit à nos oreilles ; écartons de nos regards les fantômes, considé- rons chaque créature comme un rien, et vivons comme si le monde n'existait pas. Surtout ne prenons pas pour une qualité positive l'imper- fection qui nous sépare en apparence de Dieu : cette limite factice s'efface, si l'on ne croit pas au moi, si on s'attache à le faire mourir. On évite ainsi la condition de créature, et on échappe à l'égoïsmc. Peut-être même cette des- truction de la personnalité doit-elle se poursui- vre jusque dans l'absolu. «Je prie Dieu qu'il me rende quitte de lui-même; car l'être sans l'être, l'absolu est au-dessus de Dieu, au-dessus de toute différence personnelle. » L'âme qui s'é- lève à ces sommets de la pensée sent en elle- même sa divinité, « il n'y a plus alors de diffé- rence entre elle et le Fils unique. » Elle est Dieu. Elle a non-seulement son éternité, mais encore sa puissance: « Je suis devenu, s'écrie l'enthousiaste, je suis devenu la cause de moi- même et de tout le reste, et si je voulais, je ne serais pas encore, ni moi, ni le tout ; si je n'é- tais pas, Dieu ne serait pas. » Les stoïciens ont dit que le sage est plus nécessaire à Jupiter que Jupiter au sage; le dominicain du xivc siècle re- trouve dans un panthéisme bien différent du leur cette même conséquence, et avec une har- diesse plus fréquente qu'on ne le pense au moyen âge, il ajoute cette parole qu'on a dû prendre pour un blasphème : « Dans le cas que l'homme juste voudrait quelque chose, et qu'il fût possi- ble à Dieu de ne le pas vouloir aussi, l'homme devrait braver Dieu et persévérer dans sa vo- lonté. » Voir Martensen, Maître Eckart, Ham- bourg, 1842 (ail.) ; — A. Schmidt, Etudes sur le mysticisme allemand au xiv° siècle; Mémoires de l'Académie des sciences morales et politiques, 1847; Savants étrangers, t. II; — Pfeiffer, les Mystiques allemands du xive siècle, 2 vol., Leipzig, 1845 à 1857 (ail.). On trouve dans le se- cond volume les textes suffisants pour apprécier le système d'Eckart : J. Bac, Maître Eckart, le père de la spéculation allemande, Vienne, 1864 (ail.) ; — ■ A. Jundt, Essai sur le mysticisme spé- culatif de maître Eckart, Strasbourg, 1871; — Vacherot, Histoire de la philosophie d'Alexan- drie, t. III. Dans ce dernier ouvrage, le mysti- cisme d'Eckart est comparé à celui des néo-pla- toniciens. _ E. G. ÉCOSSAISE (École). Fondée dans la première moitié du xvme siècle par Hutcheson, professeur à l'Université de Glasgow vers 1729, l'école écos- saise compte parmi ses principaux représentants Adam Smith, Thomas Reid, James Beattie, Fer- guson, Dugald Stewart et Brown. Chronolo- giquement, elle a sa place marquée entre l'école de Locke en Angleterre, et celle de Kant en Al- lemagne. On ne trouve pas chez les philosophes écossais un ensemble complet et régulier de doctrines, ni cette forte et profonde unité de vues qui per- mettent de suivre, du maître aux disciples, les développements d'un système jusque dans ses dernières conséquences. Sous ce rapport, ils for- meraient moins une école, à prendre le mot dans son acception la plus rigoureuse, qu'une famille de libres penseurs unis par une certaine conformité de sentiments et d'idées. Us ne pro- fessent pas une même doctrine, ils n'obéissent pas à un seul chef. Mais si l'accord est faible entre eux, s'il n'y a pas de l'un à l'autre tra- dition reconnue d'un seul et même enseigne- ment, ils ne laissent pas d'avoir sur quelques points essentiels, comme, par exemple, sur l'ob- jet de la science, sur ses limites, et la méthode qu'il convient de lui appliquer, un système arrêté de convictions, par lequel ils se distinguent et se séparent nettement des autres philosophes antérieurs ou contemporains. C'est ce système qui constitue leur originalité propre. Il est ren- fermé déjà dans les théories de Smith et de Hut- cheson; mais l'honneur de l'avoir formulé ap- partient à Reid, et c'est dans les œuvres de ce dernier qu'on doit en chercher les principaux traits. EGOS — 426 — ECOS La philosophie de Reid ressort tout entière de la mémorable polémique qu'il engagea contre l'hypothèse des idées représentatives. Pour ren- dre compte du fait delà perception extérieure, quelques philosophes avaient cru devoir ima- giner, entre nous et les choses, un être inter- < médiaire, appelé idée ou image, et destiné à mettre l'esprit en rapport avec les objets envi- ronnants. Cette théorie, dernier et triste reste de l'ancienne explication donnée par les ato- mistes, régnait toujours dans l'école, et Reid l'avait d'abord adoptée, lorsque enfin il ouvrit les yeux sur les funestes conséquences qu'en avaient tirées Hume et Berkeley. Berkeley, par- tant de ce principe que la croyance à l'existence des objets du dehors n'a d'autre fondement que la présence des idées dans l'esprit, et ne trou- vant rien dans la nature de l'idée qui justifiât cette croyance, avait nié le monde extérieur. Hume, à son tour, s'était emparé de l'argumen- tation de Berkeley pour ruiner l'existence des esprits et de Dieu. Si en effet toute connaissance implique la nécessité d'un intermédiaire entre le sujet connaissant et l'objet connu, le sujet ne peut jamais communiquer directement avec l'ob- jet, quel qu'il soit; et si l'on nie l'existence des corps, parce qu'on ne les atteint pas directement et dans leur substance, on doit nier au même titre les esprits et Dieu, qu'on n'atteint pas da- vantage en réalité. Tout s'évanouit donc au sein de ce scepticisme universel ; et il ne reste plus rien que des idées, c'est-à-dire des phénomènes inexplicables, de vains fantômes, un pur néant. D'aussi monstrueuses conséquences révoltent évi- demment le sens commun; et Reid, au nom du sens commun, protesta contre la théorie qui les avait engendrées. En dépit de tous les raison- nements des philosophes, l'humanité croit à l'existence du monde extérieur; les philosophes y croient comme le vulgaire, et il n'est pas à cet égard de sceptique si déterminé dont les actes ne démentent à chaque instant la doctrine. D'où provient un tel désaccord? Au moins fau- drait-il, pour sacrifier aux conclusions de la science l'irrésistible foi du genre humain, que la démonstration sur laquelle on s'appuie fût absolument rigoureuse et vraie. Mais non, et Reid en dévoila les vices avec une sagacité supé- rieure. Quel est le point de départ, le principe de la démonstration de Berkeley, et, par suite, de Hume? Une pure hypothèse : la prétendue nécessité de l'idée comme intermédiaire entre le sujet et l'objet de la connaissance. Or, cette hypothèse, de quelque façon qu'on l'envisage, n'explique pas ce qu'elle est destinée à expliquer. Du moment, en effet, que l'idée est érigée en être distinct il faut qu'elle soit ou une substance matérielle ou une substance immatérielle, ou qu'elle participe à la fois des deux natures. Ma- térielle : elle suppose la possibilité d'une com- munication entre elle et l'esprit, et alors on ne voit pas pourquoi l'esprit n'entrerait pas aussi bien en communication directe avec les corps. Immatérielle : elle ne saurait avoir, pour com- muniquer avec les corps, plus de vertu que l'es- prit lui-même. Veut-on enfin qu'elle soit maté- rielle et immatérielle, correspondant par son être matériel avec les corps, par son être spi- rituel avec l'âme, on résout la question p;ir la question, et le problème demeure tout entier, .sèment desavoir comment deux termes de n iture contraire, le corps et l'es- prit, 1 l'un avec l'autre en relation. La réfutation était victorieuse, et Reid, après une analyse approfondie du f.iit de la perception icuro et des circonstances qui l'accompa- gnent, établit que la croyance à 1 extériorité est un acte de foi qui a en lui-même sa raison d'être et sa légitimité. Nous croyons, dit-il, à l'existence des objets du dehors aussi invinci- blement que nous croyons à notre propre exis- tence, sans avoir besoin d'invoquer aucune preuve pour justifier le témoignage des facultés qui la révèlent. D'un mot, on ne peut ni tout démontrer, ni tout expliquer. Et comme dans l'ordre des vérités démonstratives la science remonte et s'arrête à des principes premiers indémontrables, dans l'ordre des vérités empiriques il faut ad- mettre également des faits simples et primitifs, qui, tout en servant à expliquer les autres, ne sont pas eux-mêmes susceptibles d'explication. Cette critique de la théorie des idées repré- sentatives conduisit Reid à des conclusions plus explicites sur les causes générales d'erreurs qui avaient arrêté les progrès des sciences philoso- phiques, et sur les moyens d'y remédier. Or, sui- vant Reid et toute l'école écossaise, les sciences philosophiques sont des sciences de faits, exac- tement au même titre que les sciences physiques, et naturelles. Celles-ci ont pour objet la con- naissance et l'explication des phénomènes exté- rieurs; celles-là ont pour objet la connaissance et l'explication des phénomènes internes ou de conscience. La méthode qui s'applique aux unes est donc applicable aux autres, puisqu'il s'agit, dans les deux cas, d'étudier des faits obser- vables, de les classer et de les ramener à des lois. C'est grâce à cette méthode, que les scien- ces physiques ont été constituées depuis Bacon, et qu'elles sont arrivées aux plus merveil- leux résultats. C'est aussi par cette méthode que les sciences philosophiques pourront être enfin constituées, et arriver à des solutions précises et rigoureuses. Si depuis tant de siècles et malgré les efforts des plus beaux génies, elles sont restées stationnai res, en proie à l'incertitude et au doute, c'est qu'on y a toujours procédé par voie de conjecture et d'hypothèse. De là tant de systèmes opposés, incomplets, et qui ne repré- sentent chacun qu'une faible partie de la réalité totale. Les sciences naturelles ont pendant long- temps partagé le même sort ; elles ont traversé les mêmes vicissitudes, et n'en sont sorties que du jour où les savants, au lieu de conjecturer et de deviner, ont adopté et appliqué scrupuleu- sement la méthode d'observation. Il n'y a pas, non plus, d'autre marche à suivre dans l'étude de la philosophie : proscrire impitoyablement l'hypothèse et observer; ne rien supposer au delà des données de l'observation seule. Mais il est, selon l'école écossaise, une autre cause d'erreur plus puissante encore, et qui tient à ce que les philosophes n'ont pas su reconnaître les bornes assignées à l'entendement humain dans la re- cherche de la vérité. Ils ont voulu pénétrer la dernière raison de ce qui est, sous le mode atteindre la substance, sous l'effet la cause, expliquer l'inexplicable. Rien de plus vain, d'après Reid et ses disciples, qu'une pareille prétention Car, en dernière analyse, que savons-nous de la réalité, soit interne, soit externe? Notre savoir, disent-ils, se réduit à la connaissance des phé- nomènes et, par suite, des propriétés ou attri- buts; le reste nous échappe. Tout ce que nous pouvons dire des causes et des substances, c'est qu'elles existent, parce que la pensée remonte de l'effet à la cause et de l'attribut à l'être. Mais causes et substances sont en elles-mêmes insai- liles. Comment existent-elles? Quelle est au fond leur nature? Nul ne le sait, et c'est com- promettre la science que de l'embarrasser de semblables questions. Tant que les sciences na- turelles furent engagées dans cette voie et qu'elles s'occupèrent de déterminer en quoi con- ECOS — 427 — EGOS siste l'essence de la matière et des corps, elles ne produisirent que des systèmes chimériques. Du moment, au contraire, qu'elles ont renoncé à ce mode d'investigations, pour se renfermer dans l'étude des faits, de leurs caractères et de leurs rapports, elles sont rapidement par- venues à un état de certitude et de perfection relative, inespéré. La conclusion à en tirer, c'est qu'il faut également renoncer, en philosophie, à tous ces problèmes insolubles sur le comment et le pourquoi de l'existence des êtres, et s'attacher à la partie de la réalité qui est seule directement connaissable, c'est-à-dire aux phénomènes; car cela seul est possible pour l'esprit comme pour les corps, et les conditions de la science des corps sont les mêmes que celles de la scieuce de l'esprit. Les écossais ont insisté sur ce point avec la plus grande force : analogie complète des sciences 'physiques et des sciences morales et, par conséquent, application de la méthode ba- conienne aux unes comme aux autres. Il s'ensuit que les questions philosophiques peuvent et doi- vent toutes se ramener à des questions de faits, et que la philosophie tout entière dépend de la psychologie. Tel est le but avoué de la réforme que Reid et Dugald Stewart voulurent intro- duire dans la philosophie. Un dernier trait achè- vera de la caractériser. Toutes les sciences impliquent au fond certains principes qui les gouvernent et sans lesquels elles ne sauraient subsister un moment. Récuser ces principes, ruiner la légitimité du témoignage des sens ou de la raison, infirmer la validité du rapport de l'effet à la cause, de l'attribut à la substance, serait ruiner du même coup toutes les appli- cations qui en dérivent. La philosophie, sous ce rapport, est soumise aux mêmes conditions que les sciences mathématiques, ou que les sciences physiques et naturelles. Mais tandis que dans les autres sciences, les savants qui s'en occupent prennent pour accordées les vérités premières sur lesquelles ces sciences reposent, les philo- sophes ont cru devoir en contester la légitimité, ou l'établir chacun à sa manière. Et comme ces vérités premières, par cela seul qu'elles sont simples, irréductibles, se refusent à la démons- tration, ils ont été conduits à les altérer ou à les nier. Nulle erreur, suivant les écossais, n'a été plus préjudiciable aux intérêts de la science dont on a méconnu la nature et les limites. Quelle science autrement eût jamais fait un pas, si chacune avait dû prouver sa raison d'être, et remonter à l'infini pour se justifier? Ils proscri- virent donc ces ambitieuses et, si nous les en croyons, inutiles recherches, et déclarèrent que la philosophie devait accepter, au même titre _ que les autres sciences, les vérités indémon- trables qui lui servent de base. Mais quelles sont ces vérités? quel est leur rôle? quelle part leur revient dans l'acquisition des connaissances hu- maines? voilà le problème que Reid, après Aris- tote, entreprit de résoudre. Comme il avait ré- futé l'idéalisme de Berkeley par la critique du dogmatisme de Descartes, il sapa dans sa base le scepticisme de Hume par la critique du dogmatisme de Locke. Suivant Locke et ses par- tisans, toutes nos idées sont le résultat de l'ob- servation et de ses données. L'esprit est une table rase. Il entre en rapport avec les phéno- mènes du monde extérieur par l'intermédiaire de la sensation ; il connaît les phénomènes du monde interne par la conscience. De la compa- raison des idées entre elles naît le jugement, grâce à la mémoire; de la comparaison des ju- gements entre eux, le raisonnement; ainsi tout s'enchaîne et se résout, en dernière analyse, dans les idées, qui sont elles-mêmes le produit de l'observation. Rien de plus simple au premier abord, et de plus rigoureux en apparence, qu'une semblable doctrine; mais Hume se chargea d'en démontrer le vice par une invincible déduction des conséquences qui en résultent. Si les idées, comme on le prétend dans l'hypothèse, pro- viennent de l'observation seule, il n'y a ni substances, ni causes, car l'observation n'atteint que des phénomènes mobiles et passagers; nous pouvons connaître la surface, le fond se dérobe perpétuellement à nos recherches. Si. d'autre part, les jugements ne sont que le produit de la comparaison de deux ou de plusieurs idées préa- lablement fournies par l'observation, ainsi que le veut Locke et son école, on ne peut dire, ni que tout fait suppose une cause, ni tout attribut un être. De ces deux termes mis en rapport, l'un est entièrement chimérique, puisqu'il ne cor- respond à aucune réalité saisissable, et il n'y a pas d'artifice logique au monde qui permette de transformer un rapport éventuel de concomitance ou de succession, dût-il se reproduire unifor- mément, en un rapport invariable, nécessaire, absolu. C'est ainsi que Hume avait tiré de la théorie de Locke sur l'origine des idées, un scep- ticisme universel qui ruinait la croyance du genre humain à toute réalité quelle qu'elle fût, les corps, l'àme et Dieu. Or Reid, par une ana- lyse supérieure, fit voir que toute notion im- plique, outre l'élément a posteriori produit de l'expérience, un élément a priori parfaitement distinct, que l'expérience ne contient pas, et qu'elle est impuissante à expliquer. A côté des jugements empiriques, contingents, dérivés de la comparaison d'idées particulières, il distingua des jugements spontanés, nécessaires, universels, ■ et qui sont la raison d'être des premiers. Ces jugements, avec les principes qu'ils supposent, dira-t-on qu'ils proviennent de l'expérience? Non, car ils la surpassent et la dominent. De la ré- flexion? Pas davantage; car ils se produisent instantanément dans l'esprit, sans que nous y ayons songé, que nous l'ayons voulu. On les retrouve à la fois chez tous les hommes, et ils ~ possèdent dès le premier jour toute l'autorité qu'ils auront jamais plus tard. Nous ne sommes maîtres ni de les accepter, ni de les repousser; ils constituent le fond même de l'intelligence et président à chacun de ses actes. L'analyse peut les dégager, les exprimer par des formules plus ou moins rigoureuses; mais, formulés ou non, l'esprit les applique avec une certitude égale. Sous ce rapport, l'homme croit sans avoir appris, il sait sans avoir besoin d'apprendre. Il y a donc deux sortes de vérités, les unes a posteriori, les autres a priori; et ce sont ces dernières que Reid opposa à l'empirisme de Locke. Les écossais les ont désignées sous différents noms : lois fon- damentales de l'intelligence, croyances primi- tives, principes de la croyance humaine, vérités du sens commun ; mais, malgré cette diversité dans les termes, et bien que les listes qu'ils ont essayé d'en dresser soient défectueuses, arbi- traires ou confuses, ils n'en ont pas moins eu l'honneur de déterminer l'existence de ces vérités générales avec plus de précision qu'on n'avait fait jusqu'alors, de les distinguer des vérités em- piriques qu'elles accompagnent, d'indiquer enfin le rôle qu'elles jouent dans l'acquisition de la connaissance. Telle est, en peu de mots, la doctrine de l'école écossaise sur l'objet, les limites et les conditions de la science philosophique. Le principal mérite des philosophes écossais est incontestablement d'avoir montré qu'il y a une science de l'esprit," comme il y a une science des corps, et que les procédés qui s'appliquent à l'étude de celle-ci sont, ÉDUG — 428 — EDUC dans une certaine mesure, applicables à l'élude de celle-là. On avait établi, sans doute, avant eux, la distinction du monde physique et du monde moral, et la nécessité de l'observation pour con- naître les phénomènes du monde interne; mais ils sont les premiers qui aient nettement exposé les règles de cette observation, et surtout, qui l'aient pratiquée pour leur propre compte. Un autre service rendu par les écossais, a été de faire voir que tous les problèmes philosophiques ont leurs éléments de solution dans la connais- sance préalable des phénomènes de l'esprit hu- ma in et de ses lois. Et s'ils ont exagéré cette idée jusqu'à sembler proscrire comme insolubles cer- taines questions qui sont du domaine ordinaire de la métaphysique, il ne faut pas s'empresser de les condamner; mais l'on doit excuser chez eux une réaction presque inévitable contre le dogmatisme exclusif des écoles antérieures. Ils ont plutôt ajourné que nié la métaphysique, en appliquant la méthode expérimentale qui pres- crit d'étudier d'abord et d'épuiser les faits avant de remonter à leurs causes. Il ont voulu, avant tout, en finir avec l'hypothèse, et mettre les principes du sens commun à l'abri de tout péril. Mais la prudence a ses excès comme la hardiesse: parce qu'on a abusé du raisonnement, il ne fau- drait pas le proscrire, ni substituer l'empirisme à un dogmatisme sans règle et sans frein. Re- trancher de la science les recherches les plus nobles et les plus élevées que puisse se proposer l'esprit humain, les problèmes qui ont exercé les plus grands génies de l'antiquité et des temps modernes, c'est supprimer la science elle-même, c'est lui ôter tout intérêt, toute dignité et toute influence. Parvenue à son apogée avec Reid et Dugald Stewart. la philosophie écossaise s'est déjà pro- fondément modifiée depuis Hamilton. Introduite chez nous dans l'enseignement supérieur par Royer-Collard (1811-1813), elle a exercé une in- fluence considérable sur le mouvement philoso- phique qui date de cette époque ; elle a fait pré- valoir le principe que l'observation des faits, que l'étude approfondie de la psychologie est l'antécédent obligé et la condition sine qua non de la philosophie tout entière comme le prou- vent les travaux de Cousin, de Jouffroy et d'Ad. ; -.' -nier. On peut consulter outre les ouvrages des au- teurs cités : M. V. Cousin, Cours de l'histoire de la philosophie moderne. Histoire de la phi- losophie morale au xvme siècle, année 1819, Kcole écossaise, t. IV, Paris, 1846 (ouvrage réim- primé sous le simple titre de Philosophie écos- saise)] — Thomas Reid, Œuvres complètes, tra- duites par Jouffroy, Ier volume (préface), in-8, Paris, 1836; — W. Hamilton, Fragments de phi- losophie, traduits par Louis Peisse (préface), in-8, Paris, 1840 ; — les articles consacrés dans ce dictionnaire aux principaux philosophes écossais. A. B. ECPHANTE de Syraccse. Ce philosophe, dont la vie nous est entièrement inconnue et dont les écrits ne sont point arrivés jusqu'à nous, est or- dinairement compris dans l'ancienne école py- thagoricienne. Si cette opinion est fondée, il faut ajouter qu'Ecphante abandonna les doctrines de son premier maître, pour le système de Leucippe et de Démocrite. Il substitua aux monades de l'ythagore des substances purement matérielles, les atomes, auxquels il ajouta, le vide; et ces deux principes lui parurent suffisants pour ex- pliquer la formation de tous les êtres. Voy. Stobée, dans l'édition de Heeren, t. I, p. 308. X. ÉDUCATION. Pour se faire tout d'abord une idée juste de ce que l'on doit entendre par ic mot, il suffit de jeter un regard sur un enfant nouveau-né. Cet être si faible, si dénué de tout, ■ en lui les germes des plus puissantes, des plus nobles facultés. Abandonné à lui-même, il ne tarde pas à périr; et si des soins intelligents ne viennent diriger son développement, en sup- posant qu'il vivej il est exposé à toutes sortes de difformités physiques et morales. Or ces soins constituent ce qu'on appelle Véducation, et c'est de l'éducation, prise en ce sens, que nous essaye- rons de déterminer les principes généraux, l'ob- jet et la fin. Il ne sera donc question ici ni de cette éduca- tion universelle par laquelle la Providence con- duit l'espèce humaine vers sa destinée finale, ni de cette éducation indirecte qui se compose de toutes les circonstances naturelles et sociales sous l'empire desquelles s'élèvent les individus, et qui, les prenant au berceau, les mène, à travers tous les accidents de la vie, vers leur destination particulière. Il s'agit uniquement des soins que les parents et les maîtres donnent à leurs enfants et à leurs élèves, pour les diriger dans leur développement physique et moral. Toute génération nouvelle s'élève naturelle- ment sous l'influence de celle qui l'a produite, et reçoit de celle-ci des directions, des opinions, des habitudes, des exemples. Primitivement cette éducation est toute naïve : les parents appren- nent aux enfants ce qu'ils ont appris de leurs ancêtres, et les enfants imitent ce qu'ils voient faire à leurs parents. Cette imitation est déjà un principe de progrès, puisqu'elle perfectionne et accroît ce qu'elle imite ; mais une amélioration réelle et générale de la condition humaine n'est assurée que du moment que l'éducation devient une étude, un art qui a ses principes et ses lois. C'est à cette éducation directe et réfléchie que l'humanité doit tous ses progrès. C'est par elle, si elle est bien dirigée, que la génération qui s'élève est mise en possession de toutes les con- quêtes des générations qui ont vécu, et qu'elle devient capable d'aujouter à cet héritage et de l'améliorer. Ainsi l'idée de l'éducation s'agrandit : elle n'a pas seulement pour objet de diriger le dévelop- pement de l'enfant comme individu ; elle doit encore assurer le progrès régulier de la société, le perfectionnement de l'espèce tout entière. A cette éducation philosophique et purement humaine, dont l'objet est le développement gra- duel et légitime des facultés, est opposée l'édu- cation factice et intéressée, qui a pour but de dresser l'enfance, de la façonner, par l'habitude et par la prévention, à un ordre de choses et d'idées déterminé, que l'on veut à tout prix éta- blir ou perpétuer. L'éducation artificielle se propose un but de convention et n'y parvient qu'en faussant la rai- son et en faisant violence à la nature. Telle fut l'éducation chez les Spartiates ; telle était, en général, celle que dirigeaient les ordres monas- tiques. Telle est encore celle des Chinois, qui s'efforce de renfermer à jamais les hommes et les institutions dans des formes établies et con- sacrées. Une pareille œuvre ne peut se soutenir à la longue, et, au lieu de réformes sages et graduelles, elle appelle les révolutions violentes ou la décadence. L'éducation philosophique, au contraire, fondée sur la connaissance de la vraie nature de l'homme, tout en respectant l'ordre de choses établi, tout en le consolidant même dans ce qu'il a de raisonnable, tend à l'améliorer, à le perfectionner. Mais ce genre d'éducation n'est possible que dans une société fondée elle- même sur le respect et la dignité humaine, dans EDUC — 429 — EDUC une société libre qui admet le progrès avec la stabilité. Dans une pareille société, l'éducation pourra être tout à la fois conservatrice, en raf- fermissant les bases de la constitution, et pro- gressive, en ce que cette même constitution n'exclut aucune amélioration organique et régu- lière; elle sera politique et sociale en même temps que rationnelle, nationale en même temps que morale et humaine. L'éducation artificielle forme des acteurs, dresse les enfants au rôle qu'ils auront à jouer dans la société ; l'éducation véritable tend à faire des hommes et des citoyens ; celle-là, pour ar- river à ses fins, pour réussir à inculquer à ses victimes un système d'idées ou de sentiments plus ou moins factices, est obligée d'employer des moyens violents, et au lieu de cultiver et d'ennoblir la nature, la fausse ou l'étouffé, la déprime et la dégrade d'une part, et de l'autre la tend et l'exalte partiellement outre mesure; celle-ci, au contraire, dirige et hâte le dévelop- pement de toutes les facultés, en le réglant uni- quement par la raison et la morale. Cette éduca- tion, la seule qui mérite véritablement ce nom, est un des sujets les plus dignes d'exercer les méditations du philosophe. La philosophie de l'éducation est, avec la politique, la plus haute application de la philosophie. Mais elle suppose plus particulièrement une étude approfondie de la psychologie et de la morale. Dans l'usage, les mots instruction et éduca- tion sont synonymes, et ils le sont avec raison, car l'instruction et l'éducation se supposent ré- ciproquement ; elles rentrent constamment l'une dans l'autre et coïncident presque toujours. Mais ainsi que tous les synonymes, ces deux mots ex- priment deux espèces d'un même genre, ou une idée commune avec des nuances qui les distin- guent. L'éducation et l'instruction ont ensemble pour objet le développement et l'exercice des facultés ; mais la première s'adresse plus à l'âme, au cœur, aux passions, et la seconde à l'imagi- nation, à l'entendement, à l'esprit; celui-là a plus pour objet de former le caractère et les habitudes, celle-ci d'élever, de nourrir l'intelli- gence. L'éducation est impossible sans l'instruc- tion, tout ce qu'il y a de virtualité dans la con- science ne pouvant se réaliser que par la pensée ; et l'instruction, par cela même qu'elle éclaire l'esprit, le dispose à recevoir l'éducation : elle est. d'un côté, l'éducation de l'intelligence, de la raison, et, d'un autre côté, l'instrument de toute éducation. Mais l'éducation et l'instruction sont insépara- bles dans la pratique, on peut, on doit néan- moins traiter séparément des principes et des règles de l'une et de l'autre : de l'éducation, comme ayant directement pour objet le déve- loppement des facultés et la formation des bon- nes habitudes, et n'admettant l'instruction qu'au nombre de ses moyens ; de l'instruction ou de l'en- seignement, considéré en soi, comme ayant pour fin spéciale la transmission des connais- sances et de la culture de l'entendement. L'édu- cation, dans son acception restreinte, est la yéorgique de l'âme, l'instruction celle de l'esprit. L'art de l'éducation et l'art d'instruire supposent l'un et l'autre celui de la discipline. Tous trois constituent dans leur ensemble la science péda- gogique. Ces diverses branches de la science de l'édu- cation reposent évidemment sur certains fonde- ments communs, sur des principes généraux, qui doivent être recherchés et posés à l'avance, et qui composent la philosophie de l'éducation. Celle-ci a pour objet, en s'appuyant sur la science de l'homme et particulièrement sur la morale, de déterminer le but de toute éducation et d'en fixer les principes suprêmes. La philosophie de l'éducation a d'abord à faire reconnaître ses titres, sa nécessité comme science, et ses rapports avec les autres branches de la philosophie; puis à indiquer son objet et son but. Sa nécessité, elle la prouve, si ce n'est par les effets d'une bonne éducation, du moins par ceux que produit nécessairement une éducation mau- vaise, et par l'état de brutalité et de misère où demeurerait celui dont les facultés resteraient sans aucune culture • elle la prouve surtout par la nature même de ses recherches et de ses pré- ceptes, dont l'importance ne peut manquer de frapper les esprits : car ces préceptes, pour être fort naturels et d'une grande simplicité, n'en sont pas moins l'ouvrage de la réflexion et de l'étude, et ne sauraient être bien compris sans un certain effort. Quant à son objet, l'ensemble des moyens qui servent à l'éducation, elle ne le crée pas, elle le soumet à l'action du raisonne- ment et le réduit en système : elle l'emprunte à la science de l'homme, à la physiologie, à la psychologie, à la logique, à la morale, dont elle est une application. Enfin, quant à son principe général, on peut dire avec Platon, qu'une bonne éducation consiste à donner au corps et à l'âme toute la perfection dont ils sont susceptibles ; ou avec Kant, qu'il y a en tout homme un homme di- vin, les germes d'un homme parfait, conforme au type selon lequel Dieu le créa, et que l'éducation doit favoriser et diriger le développement de ces germes; mais l'essentiel, c'est de savoir quelle est cette beauté, cette perfection à laquelle nous devons aspirer, et par quels moyens on en peut approcher. On peut dire, avec Rousseau, qu'il faut tout rapporter aux dispositions primitives et en diriger le développement vers ce que la raison reconnaît pour ce qu'il y a de meilleur ; mais l'important est de savoir quelles sont ces dispositions primitives et ce que veut la raison, et c'est précisément là ce qu'il s'agit de déter- miner. La proposition qui nous paraît exprimer le plus nettement le principe général de l'éducation est celle-ci : l'éducation a pour objet le dévelop- pement harmonique, graduel et libre de toutes les facultés, en les soumettant toutes à l'empire de la raison. Ce principe universel sert tous les intérêts légitimes, tout but raisonnable, embrasse tous les sentiments et toutes les dispositions primitives, s'applique à tous les états, à toutes les classes de la société, et admet toutes les éducations spéciales ; mais par là même il in- terdit la culture exclusive ou trop prédominante de toute faculté particulière, toute vue inté- ressée ou exclusivement politique, toute espèce d'ilotisme en matière d'éducation. La philosophie de l'éducation reconnaît, du reste, l'insuffisance des moyens directs qu'elle recommande. Elle sait tout l'empire qu'exercent incessamment sur l'enfant les circonstances au milieu desquelles il se développe, et ce n'est pas une des moindres parties de sa tâche de montrer combien il importe de rendre ces in- fluences diverses aussi favorables que possible, et de laisser le moins qu'on peut au hasard. Loin de favoriser quelque système exclusif, do préconiser quelque méthode absolue, et de tout attendre de l'observation minutieuse de ses prescriptions, une bonne méthode d'éducation, tout en donnant à ses préceptes la force et la précision dont ils sont susceptibles, laisse une grande liberté à la pratique, et, adressant l'insti- tuteur à sa propre raison, elle ne lui recommande au fond que ce que, par la réflexion, il y trou- verait lui-même • son but est atteint, si elle EDUC — 430 — EDUC réussit à éclairer, dans l'âme de ceux qui ont la noble mission d'instruire, ce qu'on peut appeler la conscience de l'instituteur. Nous avons distingué tout à l'heure, dans l'œuvre générale de l'éducation, la discipline, l'éducation proprement dite, et l'instruction. La discipline n'est pas l'éducation ; elle en est une partie et la condition. Elle ne doit jamais oublier qu'elle n'est qu'un moyen, et elle exclut tout ce qui serait contraire au but de l'éducation. « Le premier principe d'une bonne discipline, dit M. Cousin (Discours du 22 avril, à la chambre des pairs), de celle qui se propose d'élever et non de dégrader les caractères, c'est la loyauté la plus scrupuleuse dans tous les moyens em- ployés, de telle sorte que toute application de la règle soit une leçon vivante de moralité. » La discipline est le gouvernement de l'école, dans le seul Intérêt de l'éducation. C'est ici surtout qu'il importe de bien connaître la nature humaine en général et les caractères individuels des élèves. Si, comme le prétendent certains théologiens, l'homme est né corrompu, essentiel- lement enclin au mal, il faudra employer la force pour le dompter, et le régime de terreur et de répression violente qui dominait dans les écoles, avant Rousseau, est justifié. Si, au contraire, l'homme naît bon, comme le soutient l'auteur d'Emile, il suffira de le laisser se développer librement ; toutes les mesures de rigueur devien- nent superflues et sont plus nuisibles qu'utiles. Mais, si, comme le veut la raison d'accord avec l'Évangile, l'enfant naît innocent, c'est-à-dire ni bon ni méchant, avec les germes de toutes les vertus et de tous les vices, il faudra le traiter, comme s'exprime Montaigne, avec une sévère douceur, réprimer le penchant au mal et favo- riser les bonnes dispositions; et si, avec Fénelon, on admet que les naturels qu'on ne peut dompter que par la force sont l'exception, la bonté et la patience, qui n'excluent pas la fermeté, seront la règle de toute bonne discipline, alors l'impor- tant sera de bien étudier les dispositions parti- culières des enfants, et de les gouverner en conséquence. « Il y a cette différence entre la discipline et l'éducation, dit Kant, que celle-là est purement négative, et que celle-ci est positive; celle-là a. pour objet d'empêcher l'homme de retomber à l'état de sauvage; celle-ci, de le développer.» La discipline a pour objet d'habituer les élèves à l'obéissance, à l'ordre, à l'attention, de les disposer, en un mot, à recevoir l'éducation et l'instruction. « Il faut avant tout, dit Rollin, prendre de l'autorité sur les enfants. » Animum rege, qui, nisi paret, irnperat. Horat. « Ce qui donne cette autorité, ajoute Rollin, c est un caractère d'esprit égal, ferme, modéré, qui se possède toujours, qui n'a pour guide que la raison, et qui n'agit jamais par caprice ni par em- portement. » — « Le grand problème à cet égard, dit Kant, est de concilier l'obéissance passive des enfants avec leur moralité et l'exercice de leur liberté, sans lequel tout est mécanisme, et sans lequel l'élève émancipé ne saura faire un usage raisonnable de son indépendance. » — « Il y a dans le fils de l'homme, dit encore Rollin, un amour de l'indépendance qui se développe dès la ma- melle, et qu'il faut savoir rompre et dompter sans le briser et le détruire. Le respect, qui est le fondement de l'autorité, suppose la crainte et l'amour, qui sont les deux grands mobiles de tout gouvernement, et en particulier de celui des enfants. A cet égard, la souveraine habileté consiste à savoir allier, par un sage tempéra- ment, une force qui reticnno les enfants sans les rebuter, et une douceur qui les gagne sans les amollir. » L'amour de l'ordre, auquel la discipline doit former les élèves, est une habitude précieuse, non-seulement parce que sans l'ordre toute édu- cation est impossible, mais surtout parce que cette habitude suivra les élèves dans la société, dont l'école doit être l'apprentissage. La discipline doit enfin accoutumer les enfants à l'application, à l'amour d'un travail suivi. Cette application est, d'une part, une compagne do l'amour de l'ordre ; mais? d'un autre côté, elle tient beaucoup aussi au soin avec lequel le maître saura éveiller et captiver l'attention. La question des peines et des récompenses né- cessaires pour donher une sanction aux lois de la discipline, se complique avec celle de l'émula- tion et de ses moyens : c'est une des plus graves de l'art de l'éducation. Pour la bien résoudre, il importe de l'examiner à la lumière du principe souverain de toute éducation, et de se rappeler que les exigences de la discipline doivent quelque- fois fléchir devant les devoirs plus importants et plus sacrés. L'éducation proprement dite a pour objet l'exercice et le développement des facultés di- verses, l'éducation directe, considérée en soi et comme coordonnée à l'enseignement. Fondée sur la science de l'homme; elle se divise d'abord, ainsi que l'homme lui-même, en physique et morale. L'éducation physique a pour objet la santé, la force, la souplesse du corps, et suppose quelque connaissance de la physiologie et de l'hygiène. Elle comprend ce qu'on appelle la gymnastique, les exercices et les jeux corporels, la nourriture, le régime, l'habillement qui conviennent à l'enfant et à l'adolescent. Elle est bonne en soi, mais elle doit constamment se subordonner à l'éducation de l'homme moral. L'éducation morale, en tant qu'elle est coor- donnée à l'éducation physique, repose sur la psychologie : elle a pour but d'élever l'âme, en lui donnant la conscience de sa dignité. Elle comprend tous les exercices qui ont pour but de développer et de cultiver nos facultés morales et intellectuelles. Elle se divise, dans la théorie, en autant de parties qu'il y a de facultés dis- tinctes. La nature supérieure de l'homme qu'il s'agit de former et de rendre prédominante sur la nature animale, se manifeste par quatre besoins principaux qui se rapportent à autant de dispositions naturelles. L'homme aspire au vrai, au bien, au beau; à l'infini, et en se dé- veloppant, ces dispositions deviennent l'intel- ligence de l'ordre universel, la conscience mo- rale, le sentiment du beau et le sentiment religieux. L'éducation sera donc tour à tour, ou, pour mieux dire, elle sera toujours et partout intellectuelle, morale au sens propre, esthétique et religieuse. Elle fera droit à toutes ces facultés, et il sera d'autant mieux pourvu à la culture de chacune, que toutes seront cultivées avec plus de soin, parce que, liées intimement entre elles, elles se soutiennent et se secondent mutuelle- ment. Par là même chacune conservera le rang et l'importance qui leur appartiennent respecti- vement. L'éducation intellectuelle, qu'il ne faut pas confondre avec l'éducation logique, qui a pour objet de former le jugement comme moyen de connaître, est l'éducation même de la raison; i lie doit à la fois éclairer et élever l'intelligence; elle est le résultat général de l'instruction, si celle-ci est ce qu'elle doit être quant à son objet et dans ses méthodes. EDUG 431 — .ËDUC L'éducation inorale, au sens propre, est la partie qui offre le plus de difficultés, parce qu'elle doit donner aux élèves à la fois la conscience et i'habitude du bien et de l'honnête. Ici encore l'instruction, si elle est bonne, fait la moitié de l'œuvre : l'instruction morale, selon Fénelon, doit être telle, que ses préceptes soient librement acceptés et que les élèves les considèrent comme tirés de leur propre nature. Par là même se formera leur sens moral, le sentiment du juste et du bien. Après ce travail, il ne reste plus qu'à veiller aux impressions qu'ils peuvent re- cevoir, aux exemples qui les environnent, aux habitudes qu'ils contractent, à leur faire suivre un bon régime moral, à fortifier leur caractère et leur volonté. Par là même que l'éducation sera vraiment morale, elle sera sociale et nationale, surtout dans un pays libre; car, bien que la loi morale soit antérieure et supérieure à la loi civile, il n'y a pas de moralité réelle en dehors de la société, et quoiqu'elle nous impose des devoirs envers l'humanité tout entière, elle nous ordonne de l'aimer et de la servir surtout dans nos con- citoyens, et elle fait du dévouement à la patrie le plus pressant, le plus noble de nos devoirs. La plus haute moralité possible est la fin de toute éducation proprement dite, et elle sera d'autant mieux assurée, que tout le dévelop- pement de l'homme intérieur aura été mieux conduit. La culture intellectuelle y dispose, l'édu- cation esthétique la fortifie, l'éducation religieuse l'achève et la sanctionne. L'éducation esthétique a pour objet de nourrir le sentiment de la convenance, de l'harmonie, du beau et du sublime. Ce sentiment est bien évidemment un de ces germes divins par lesquels Dieu a fait l'homme à son image. Il faut donc, en l'adressant surtout aux œuvres de la nature, aux merveilles du ciel, aux hautes inspirations du génie poétique, aux beautés de l'histoire, le cultiver d'abord pour lui-même, et ensuite aussi dans l'intérêt de l'éducation morale et religieuse. On a dit que l'éducation doit être principale- ment religieuse, et qu'elle doit tout entière servir cet intérêt sublime. Cela est vrai, si par religion on entend la conscience que l'homme a de sa nature supérieure, et par éducation religieuse le développement de tout ce qu'il y a en nous d'éléments d'origine divine : dans ce sens elle comprend toute l'éducation morale et intellec- tuelle. Au contraire si, prenant cette expression dans un sens plus restreint, on entend par là l'éducation d'un sentiment spécial, alors elle peut encore pénétrer de son esprit l'œuvre de l'édu- cation tout entière, elle doit encore occuper une grande place, la première place et la plus large, si l'on veut: mais elle ne doit pas être tout : il faut qu'elle ne vienne qu'en son temps et en son lieu. Ce sujet est, du reste, rempli de diffi- cultés particulières que nous ne pouvons résoudre ici. Nous devons nous borner à dire que l'impor- tant à cet égard, c'est la manière dont on saura éveiller et nourrir le sentiment religieux, et nous recommanderons encore une fois ce grand principe de Fénelon que nous avons cité plus haut. L'éducation logique a pour objet de former le jugement, de fortifier l'instrument commun et nécessaire de toute éducation et de toute instruc- tion. Pour former le jugement, il importe, avant tout, de savoir éveiller et fixer l'attention ; pour le rendre tout à la fois juste, facile et prompt, il faut l'exercer directement par des interrogations faites dans cette intention, indirectement par de certaines études, comme celle de la gram- maire et du calcul, de plus par toute la manière d'enseigner et par une bonne gradation de l'en- seignement. On doit en même temps exercer le jugement et la mémoire, et habituer celle-ci à garder fidèlement le dépôt qui lui a été confié. L'art d'instruire doit considérer à la fois et les divers objets de l'instruction et la méthode d'en- seignement. « La tâche de l'instituteur, dit Herbart, con- siste à transmettre et à interpréter à la nouvelle génération l'expérience de l'espèce. » Cela est vrai si, par cet instituteur, on entend tous ceux qui enseignent, l'Université, l'Église, tous les écrivains, tous les savants isolés ou réunis en corps ; car telle est en effet leur commune tâche. Mais l'instruction de la jeunesse ne comprend qu'une partie de cette tâche, et il est évident que la science acquise ne peut être transmise tout entière à tous. C'est un riche trésor qui s'accroît incessamment et qui est distribué à tous selon leurs besoins. Il y a divers degrés et divers genres d'instruc- tion , car tout le monde conviendra que la science doit être distribuée selon les âges et les sexes, selon la condition sociale et la vocation présumée des élèves. Mais quelles seront les bases et les règles de cette division? Comment fixer les limites où il faudra contenir chacune des catégories établies par la société et par la nature? Ici l'art de l'éducation se confond avec la politique. Qu'il nous soit permis seulement de réclamer pour tous une juste part d'instruc- tion morale et religieuse; ce qu'il faut pour comprendre ses devoirs et avoir conscience de la dignité humaine. Qu'il nous soit permis aussi d'insister sur la nécessité de former avant tout l'instrument de la pensée, surtout par l'étude de la grammaire, et de réserver pour plus tard les sciences physiques, en s'appliquant d'abord, comme le dit Rousseau, à en donner aux jeunes élèves lie goût et les méthodes. Une bonne mé- thode d'enseignement cherchera, par un sage tempérament, à concilier ensemble ce qu'on ap- pelle, en Allemagne, le réalisme et l'humanisme, tempérament qui se rencontre déjà dans la plu- part de nos collèges, et que les règlements ten- dent à établir partout. Chaque partie de l'enseignement a ses procédés particuliers, et l'instruction elle-même, aussi bien que la manière de la transmettre, varie de- puis la salle d'asile jusqu'aux salles des facultés. Toutes ces méthodes et tous ces procédés doivent être subordonnés à des préceptes généraux, et être appréciés, non pas seulement d'après leurs résultats immédiats, mais surtout d'après leurs rapports avec le but général de l'éducation. La méthode doit constamment s'inspirer de Vidée générale. Elle doit toujours avoir pour résultat de cultiver, de développer l'intelligence, et ne pas se contenter de lui inculquer des opinions, de lui faire accepter passivement les notions qu'elle y dépose. Elle se réglera d'ailleurs sur l'âge des élèves et sur l'objet de l'enseignement. La meilleure méthode sera celle qui aura le plus la vertu éducalrice. Cette méthode est celle qui consiste à faire trouver aux élèves, comme par eux-mêmes, ce qu'on veut leur faire appren- dre, en les mettant sur la voie par d'habiles directions. Tel est le vaste cadre dans lequel la philoso- phie de l'éducation peut renfermer ses recher- ches et ses préceptes. Elle recommande, en finis- sant, aux maîtres, après s'être vivement péné- trés de la grandeur de leur mission, de bien étudier le naturel, particulier de leurs élèves, surtout dans l'intérêt de la discipline et de l'é- ducation morale. Tel a besoin du frein, tel autre de l'aiguillon : l'un sera si bien né, qu'il suffira EDUG — 432 EGYP de le guider par la maiu pour que ses facultés s'épanouissent dans toute leur beauté à la lu- mière do la raison; tandis qu'un autre, moins heureusement doué ou plus enclin au mal, ne pourra être porté au bien que par la plu f-rr, ride vigilance et le plus sévère régime. Que l'insti- tuteur se rappelle qu'il n'agit point sur une ma- tière passive et inerte, mais sur une àme pleine de mouvement et aspirant à la liberté; qu'élever, c'est nourrir, fortifier, ennoblir ; et qu'appren- dre, c'est s'approprier des idées en se les assimi- lant, en les rendant siennes. Tandis que l'artiste ordinaire façonne le marbre à son gré ou trans- porte sur la toile l'image qu'il lui plaît, l'insti- tuteur est un artiste qui opère sur une matière vivante et doit l'acheminer, selon sa nature, vers une perfection dont la raison fournit le mo- dèle. Outre la nature générale de l'homme, il aura toujours à consulter les dispositions parti- culières des individus confiés à ses soins, et ou- tre leur destination commune comme hommes et comme citoyens, leur vocation sociale et leur aptitude particulière. L'école est l'apprentissage de la vie, et la jeunesse ne suffit pas à l'œuvre du perfectionnement humain. L'éducation pro- prement dite ne peut qu'y préparer, le commen- cer. Son but est de mettre l'adolescent en état de se conduire un jour par lui-même? et de donner à toutes ses facultés une direction telle qu'il puisse la suivre toujours, quand il aura à se guider par sa propre raison. Elle doit appeler au jour tous les germes de raison, de vertu, de grandeur, qui constituent la vraie nature de l'homme, et les développer assez pour leur assu- rer la victoire sur toutes les dispositions con- traires, pour que les orages et les nécessités de la vie ne puissent plus les étouffer ni leur don- ner une fausse direction ; pour qu'ils puissent, au contraire, grandir et se fortifier par un con- tinuel progrès. Parmi les nombreux écrivains, tant anciens que modernes? qui ont traité de l'éducation, on peut citer particulièrement : Platon, République ; — Xénophon, Cyropédie; — Plutarque, de VÉ- ducation des enfants; — Quintilien, de V Insti- tution oratoire; — Rabelais, Gargantua et Pantagruel ; — Montaigne , Essais , liv. I, ch. xxv, de V Institution des enfants; — Locke, Pensées sur Véducation des enfants, trad. par Coste, dernière édition, Paris, 1821, 2 vol. in-12; — Rollin, Traité des études, t. I ; — Mme de Maintenon, Lettres sur Véducation des filles ; Entretiens sur Véducation, dans ses Œuvres complètes, Paris, 1854-1855, 10 vol. in-12; — Fé- nelon, de VÉducation des filles :, — Rousseau, Emile; — Mme Campan, de l'Education des femmes, Paris, 1823, 2 vol. in-18; — MmedeGen- lis, Adèle et Théodore, ou Lettres sur Véduca- tion, Paris, 1782, 3 vol. in-8 ; — Mme Guizot, le Journal d'une mère, dans les Annales de l'é- ducation; Lettres de famille sur l'éducation domestique, Paris, 1826, 2vol. in-8; — Mme Ne- ker de Saussure, Éducation progressive, 3 vol. in-8; — M. Guizot, Méditations et Etudes mora- les, Paris, 1852, in-8; — P. Girard, de l'Ensei- gnement régulier de la langue maternelle, Paris, 1844, in-8; Cours éducatif de la langue mater- nelle, Paris, 6vol. in-12; — Dupanloup, de l'Edu- cation, Paris; Orléans, 1855-1857, 3 voL in-8; — Barrau, de VÉducation morale de la jeunesse, Paris, 1840, in-8; du Rôle de la famille dans l'éducation, Paris, 1853 ; — Prévost-Paradol, du Rôle de la famille dans l'éducation, Paris, 1857, in-8 ; — Thery, Histoire de l'éducation en France, 1858, 2 vol. in-8 ; — Cochin, Essai sur la vie et les méthodes d'instruction et d'éducation et les établissements de II. Pestalozzi, Paris, 1848, in-4, — le Tasse, le Père de famille, dan Le tome VII de ses Œuvres coi — Pestalozzi, Œuvres, 181'.), 1827, 15 vol. in-8; — Niemeyer, Titnoihée, 1780, 3 vol.; Vw la pédagogie allemande et sur l'histoire dans le xviii0 siècle, 1801; Principes de l'éducation et de l'enseignement, 1834, 3 vol.; — Schwartz, Histoire générale de l'éducation, en allem., Hei- deiberg, 1829, 2 vol. in-8; — Théry, Histoire de l'éducation en France, Paris, 1858, 2 vol. in-8. J. W. EFFET, voy. Cause. ÉGYPTIENS (Sagesse des). On conçoit faci- lement qu'un des peuples les plus anciens de la terre passe aussi pour un des plus sages. Ceux qui entrent après lui dans la carrière de la civi- lisation l'admirent naturellement en raison de leur propre ignorance ; c'est à lui qu'ils vont demander d'abord les connaissances qui leur manquent et qu'ils rapportent ensuite, par un effet de l'habitude ou de la reconnaissance, celles qu'ils doivent à leur seul génie. Si, de plus, cet ancien peuple, placé sous un régime purement théocratique, donne à toutes ses institutions une origine surnaturelle, à sa propre existence une antiquité fabuleuse; si, grâce à la division des castes, sévèrement maintenue par les croyances religieuses encore plus que par le pouvoir poli- tique, il a pu rester, pendant des siècles sans nombre, à peu près immobile dans le même état ; si tout ce qui compose sa civilisation, ses idées sur l'art, sur la science, sur la politique, sur la religion, son histoire, ses lois, et le sens même des caractères qui forment son ,écriture, demeure enseveli dans l'ombre des temples, comme un secret inviolable que les prêtres, en- tre eur, se confient à l'oreille ; si, enfin, à toutes ces causes d'étonnement, il faut encore ajouter les phénomènes d'un climat exceptionnel; alors, l'attrait du merveilleux et de l'inconnu venant se joindre au prestige de l'antiquité, l'admira- tion ne connaîtra plus de bornes. Telle est pré- cisément la position des Égyptiens par rapport aux Grecs. Ceux-ci, maigre l'immense supério- rité de leur génie si fécond à la fois et si origi- nal, se faisaient passer pour les disciples des premiers. C'était parmi eux une opinion presque unanime, une tradition qui a toujours vécu en paix avec l'orgueil national, que les plus illus- tres parmi leurs sages et leurs philosophes, So- lon, Thaïes, Démocrite, Pythagore, Platon, ont puisé dans les temples de l'Egypte la meilleure et la plus solide partie de leur science. Tout le monde connaît les hautaines paroles que Platon met dans la bouche d'un prêtre de Sais : « 0 Solon, ô Solon, vous autres Grecs, vous êtes tou- jours des enfants; aucun Grec n'est ancien. » L'engouement irréfléchi des Grecs a passé aux peuples modernes, augmenté encore par la dis- tance et par le temps. On crut voir dans l'anti- que royaume des Pharaons une terre privilégiée, comme l'Éden de la civilisation, où tous les arts, toutes les sciences; toutes les idées dont l'hu- manité s'honore s'étaient montrés tout d'abord dans leur plus complet développement, avant d'ar- river jusqu'à nous, divisés et obscurcis par les mille canaux de la tradition, ou laborieusement retrouvés par le génie. Il nous suffit de rappeler les prétentions de la philosophie hermétique, les savantes extravagances de Kircher, les illusions philosophiques de Cudworth; qui, prenant au sérieux les mensonges de l'école d'Alexandrie, et les interprétant par ses propres idées, accorde libéralement aux prêtres d'Osiris une profon- deur de vues et une élévation morale dont ils ne s'étaient certainement pas doutés. Il n*y a jusqu'aux incrédules du dernier siècle, EGYP — 433 — EGYP exemple Bailly et Dupuis, qui n'aient cédé à l'entraînement général] et lorsqu'on lit certaines histoires des mythes, certains traités sur les symboles et les religions de l'antiquité, publiés il y a quelques années seulement, on demeure ébloui et confondu de toutes les merveilles qu'on a su découvrir dans les traditions mutilées ou dans les monuments informes avec lesquels on a essayé de reconstruire la science égyptienne. Mais aujourd'hui, devant les nouvelles conquêtes de l'archéologie et de la philologie, devant les résultats d'une érudition plus sûre et d'une criti- que plus étendue, de pareilles illusions ne sont plus permises. Et, en effet, lorsqu'on a fait la part de l'imagination et de l'hypothèse ; lors- qu'on a écarté les traditions qui ne se justifient par aucun fait" lorsqu'on a réduit à leur juste valeur les falsifications de l'école d'Alexandrie, ces prétendus livres hermétiques où Platon et la Bible sont si effrontément mis au pillage, il reste encore assez de documents positifs, et surtout assez de monuments de différents genres, pour nous montrer l'Egypte comme le foyer d'une ci- vilisation fort ancienne, profondément originale et très-remarquable pour le temps où elle était en vigueur; mais on y chercherait en vain quel- que chose qui ressemble à de la philosophie et à de la science, ou du moins à ce que les mo- dernes ont coutume de désigner par ce nom ; on y chercherait avec tout aussi peu de succès, des antécédents à ces profonds ou ingénieux sys- tèmes de la Grèce, que les lois et la fécondité naturelle de l'esprit humain ont pu seules expli- quer jusqu'à présent. Pour se faire une idée de ce que pouvait être la sagesse des Égyptiens ou leurs, opinions en morale et en métaphysique, il suffit de jeter un coup d'œil sur les traces qu'ils ont laissées dans les autres sciences, sur tous les éléments réunis de leur civilisation si vantée, et sur la constitu- tion même de la société parmi eux. La société égyptienne, par sa forme politique, rappelle tout à l'ait l'enfance de l'esprit humain ; car on n'i- magine pas une organisation plus grossière que celte division des castes si chère à l'Orient, et qui, nulle part, n'a été portée plus loin que sur les bords du Nil. Les castes égyptiennes, au nombre de six ou sept, et parmi lesquelles il y avait aussi des parias comme dans l'Inde, étaient véritablement autant de races et comme autant de peuplades différentes, qui subsistaient les unes à côté des autres, sans se mêler ni se fon- dre, éternellement enchaînées à la même pro- fession. A leur tête était la caste des prêtres, ma î très absolus du pays, propriétaires des deux tiers du sol, juges, astronomes, astrologues, ar- chitectes, médecins, historiens, précepteurs et tuteurs des rois, qui ne pouvaient arriver sur le trône qu'en passant, au .moyen d'une initiation, de la caste des guerriers dans le corps sacerdo- tal. Entre leurs mains, comme nous l'avons déjà remarqué, se trouvait réunie toute la civilisa- tion de l'Egypte. Il est plus que probable que les règles mêmes de l'agriculture, si florissante dans le royaume des Pharaons, étaient tracées par eux, et que tous les travaux qui ont eu pour but la division et la conservation des eaux du Nil, ont été exécutés par leur inspiration. Mais quelles connaissances pouvons-nous, au juste, attribuer à ces prêtres si jaloux de leur science et du pouvoir immense auquel elle servait d'ex- cuse? Ils devaient être assez peu avancés en géo- métrie, puisque Pythagore, que l'on dit avoir été initié à tous leurs mystères, a découvert, par son seul génie, les propriétés du triangle rectangle. Ëvidemment,s'il avait appris cette vérité dans les temples de Memphis ou de Sais, qu'il visita pen- DICT. PHILOS. dant sa jeunesse, il ne se serait pas cru obligé d'en rendre grâce aux dieux, en leur offrant une hécatombe. Nous ne savons pas ce que les prêtres égyptiens ont pu enseigner de cette même science à Thaïes; mais on assure que Thaïes leur enseigna à eux-mêmes comment on peut mesurer la hauteur des pyramides par leur ombre. On a cru longtemps qu'ils avaient porté très-loin, plus loin qu'aucun autre peuple de l'antiquité, y compris les Grecs, la science des astres et des temps; on parlait avec admiration du cercle d'Osymandyas ; on leur attribuait l'in- vention de plusieurs cycles astronomiques, très- bien imaginés pour rendre compte des phéno- mènes célestes, et pour rétablir, après un cer- tain laps de temps, un accord parfait entre les diverses manières de mesurer le temps, à savoir : le cycle d'Apis, dont la durée était de 25 années civiles, au bout desquelles la lune devait se retrouver au même point, par rapport à Sirius ; le cycle du Phénix, dont la durée était de 500 ans : de là la fable du phénix, qui se con- sume lui-même et qui renaît de ses cendres; le cycle Sothiaque, autrement dit de Sirius, qui embrassait une période de 1460 années astrono- miques jugée égale à 1461 années vagues ; enfin ce qu'on appelle la grande année égyptienne, dont la durée est de 36 525 ans, juste le nombre auquel Manéthon portait les livres hermétiques. Il est certain, comme l'atteste la partie la mieux conservée de leur mythologie, et comme l'exi- geaient d'ailleurs les besoins de l'agriculture, que les Égyptiens avaient fait des observations astronomiques. Ils avaient étudié particulière- ment la marche de Sirius, ou, comme ils l'ap- pelaient dans leur langue, de Sothis, signe pré- curseur des inondations du Nil et divinisé sous le nom d'Anubis, le dieu cynocéphale. A l'année lunaire de 360 jours qu'ils avaient adoptée d'a- bord et dont on trouve le symbole dans plusieurs de leurs cérémonies religieuses, ils substituèrent plus tard l'année solaire de 365 jours. Mais quant au cercle d'Osymandyas et aux savants calculs dont nous avons parlé tout à l'heure, il a été démontré jusqu'à l'évidence que ce sont des in- ventions du génie grec, et que l'astronomie égyptienne, essentiellement mythologique et mêlée à toutes les rêveries de l'astrologie judi- ciaire, n'a commencé à prendre un caractère scientifique que sous la domination romaine. A l'aspect des monuments gigantesques qui cou- vrent le sol de l'Egypte, à la vue de ces pyrami- des, de ces pylônes, et de ces statues de granit d'une monstrueuse grandeur, on a supposé, chez le peuple qui a laissé de telles traces de son passage, les ressources d'une mécanique admi- rable, auprès de laquelle les découvertes moder- nes ne seraient que des jeux d'enfants. Mais cette opinion est dénuée de toute vraissemblance. L'usage des plans inclinés et le nombre des hommes suppléaient à la puissance des machines. Nous savons, par Pline, que Rhamesès avait employé 120 000 hommes à l'érection d'un des obélisques de Thèbes, et, dans les peintures qui nous représentent toutes les occupations de la vie chez les anciens Égyptiens, on n'aperçoit pas une seule machine, pas même une poulie; en revanche, on voit quantité de colosses érigés ou traînés à force de bras. Les sciences naturelles n'étaient pas même connues de nom chez une nation qui expliquait tous les phénomènes par une intervention immédiate de la puissance di- vine. La médecine, qui était, comme toutes les autres sciences, le secret des prêtres, se rédui- sait tout entière, si l'on en retranche les prati- ques superstitieuses, à l'art d'embaumer les morts. Du reste, il y avait des médecins pour 28 Ki.Yl' — 434 — EGYP chaque maladie et pour chaque partie du corps humain. Enfin, l'on n'a plus aujourd'hui, comme autrefois, la ressource de supposer un abîme de sagesse et de science dans les inscriptions hié- roglyphiques qui couvrent tous les monuments de l'ancienne Egypte ; le voile qui nous en ca- cha it le sens est en partie déchiré, et la décep- tion des admirateurs passionnés de l'antiquité a dû être bien grande lorsqu'on leur a montré, à la place des mystères qu'ils imaginaient, des noms propres, des dates, des dédicaces et des laits sans intérêt. Il y a plus, ces signes si long- temps vénérés appartiennent à un système d'é- criture extrêmement informe et désordonné, où les mêmes caractères représentent tantôt des sons, tantôt des images symboliques, et tantôt les objets mêmes qu'ils peignent aux yeux. Il est difficile qu'avec cette manière grossière de représenter leurs idées, les prêtres égyptiens aient pu composer un grand nombre de livres, et surtout des livres dont la matière exige un haut degré de développement dans la pensée ; car l'écriture en usage dans les temples, parmi les prêtres, et qu'on appelle, pour cette raison, hiératique, n'était qu'une abréviation des hié- roglyphes dont on chargeait les obélisques et les murs des édifices religieux. Aussi, sans prendre au sérieux les 36 525 volumes dont Ma- néthon fait honneur à Thot ou à Hermès, ou les 20 000 que lui attribue Jamblique, ou les 1200 que le même Jamblique avoue être une falsifica- tion des prêtres, avons-nous quelque peine à admettre même les 42 mentionnés par Clé- ment d'Alexandrie (Strom., liv. VI), dans la description quïl nous a laissée de la procession, ou plutôt de la hiérarchie et des insignes des prêtres égyptiens. Quoi qu'il en soit, voici, d'a- près l'auteur que nous venons de citer, la clas- sification de ces livres, regardés tous comme un don de Mercure Trismégiste : il y en avait un qui contenait des hymnes ; un autre, la manière de vivre prescrite aux rois ; quatre étaient con- sacrés à l'astrologie judiciaire, aux conjonctions et aux mouvements des étoiles, à leur lumière, à leur coucher et à leur lever ; dix à l'écriture hiéroglyphique, à la cosmographie, à la géogra- phie, à la topographie de l'Egypte, à la marche du soleil, de la lune et des cinq planètes, aux mouvements des eaux du Nil et à la description des lieux saints ; dix autres livres traitaient des sacrifices, des prémices, des prières et des hym- nes, des cérémonies et des jours de fête, en un mot, de ce qui regarde le culte ; dix autres en- core, que l'on appelait les livres sacerdotaux par excellence, traitaient des lois, des dieux, de toute la science sacerdotale. Celui qui était ad- mis à la connaissance de ces livres portait le nom de prophète ou de hiérophante. Enfin, dans les six derniers, réservés à une classe de prêtres subalternes appelés du nom de pastophores, il était question de médecine, d'anatomie, des ma- ladies du corps humain, des diverses espèces de médicaments, et en dernier lieu des femmes. Les prêtres eux-mêmes se classaient à peu près de la même manière que les livres confiés à leur garde. Nous avons déjà nommé les hiéro- phantes et les pastophores, qui formaient les deux extrémités de la hiérarchie ; entre eux ve- naient se placer les chantres, particulièrement occupés de la musique religieuse ; les horoscopes ou astrologues, chargés de prédire l'avenir; les hier ogr animales, ou scribes du temple, qui joi- gnaient à l'art des hiéroglyphes la connaissance de l'architecture et de tous les symboles dont on ornait les monuments religieux; enfin les hiê- rostoliles, préposés aux sacrifices et aux cérémo- nies extérieures du culte (ubi supra, et Por- jiii\ n\ de Abstin., lib, IV, § K). il sei ment étrange que de 1 science sac taie et de tous ces livres si pieusement conservés, absolument rien ne fut parvenu jusqu'à nous; que rien n'en eût été connu sous le règne Ptolémées, lorsque l'Orient et la Grèce étaient si vivement attirés l'un vers l'autre, lorsqu'il exis- tait depuis longtemps des Égyptiens accoutn dès l'enfance à parler également le grec et leur propre langue. En présence de tous ces faits, il n'est plus per- mis de transformer la mythologie égyptienne, c'est-à-dire les faibles débris que le temps nous en a conservés, en un vaste système de méta- physique où l'on retrouve, sous le voile de l'al- légorie, les conceptions les plus hardies de l'es- prit moderne. Sans doute chez une nation peu homogène et maintenue par une théocratie jalouse dans une éternelle enfance, la religion des prêtres, au moins des chefs de la hiérarchie, devait être un peu différente de celle de la multitude; mais, pour trouver cette différence, il n'est pas nécessaire de sortir ou de s'élever au- dessus de leur système mythologique. En effet, dès qu'on a passé en revue les divinités égyp- tiennes, il est impossible de ne pas s'apercevoir qu'elles se divisent en deux classes bien distinc- tes : les unes ont des attributs, moraux, univer- sels, dont l'action s'étend sur l'univers entier, et l'on pourrait, avec un léger effort, les regar- der comme des personnifications de certaines idées métaphysiques; les autres, au contraire, sont mêlées à des idées d'un ordre inférieur : on les représente avec des symboles empruntés de l'astronomie et de l'agriculture, avec des têtes d'animaux sur des corps humains; elles président non-seulement à certains phénomènes particuliers de la nature et à certaines actions de l'homme, mais à des actions et à des phéno- mènes qui ne peuvent se passer qu'en Egypte. En tête des divinités du premier ordre, on trouve Amoun, le Jupiter Ammon des Grecs, et dont le nom, selon Plutarque (de Iside et Osi- ride, c. ix), qui rapporte lui-même le témoi- gnage de Manéthon, signifie ce qui est caché (ià xÊxpufi|xévov), ou l'action même de se cacher (-/r;i xpityiv), ce que les alexandrins ont appelé l'ineffable ou l'inconnu, et les kabbalistes le mystère des mystères; en un mot, l'infini, le principe identique de tous les êtres. On ne lui demandait jamais autre chose, dans les prières qu'on lui adressait, que de sortir des ténèbres qui l'enveloppent, et de se faire connaître des hommes. Immédiatement après, vient Kneph, dont le nom a été converti par les Grecs en ce- lui d'Agathodémon. c'est-à-dire le bon génie. Considéré comme l'esprit même, comme la pen- sée ou comme le verbe d'Amoun, il passait pour n'avoir pas eu de commencement, et l'on croyait qu'il n'aurait pas de fin; son essence était trop pure pour qu'il pût descendre sur la terre et s'incarner comme les divinités d'un or- dre inférieur. Cependant on le représentait sur les monuments sous la forme d'un homme qui laisse tomber un œuf de sa bouche, pour dire que le monde est l'œuvre de la parole et de l'intelli- gence divine. Il était particulièrement adoré à Thèbes, dont les temples, selon Plutarque (ubi supra, c. xxi), n'admettaient aucun dieu mortel En regard de' Kneph, vient se placer Athyr ou Athor, la mère de tous les êtres, des "dieux comme des hommes, les ténèbres non révélées, le principe passif ou la matière première de l'u- nivers, comme Kneph en est l'idéal et le prin- cipe actif. Selon Plutarque (ubi supra, c. lv), le nom de cette divinité, que plusieurs pensent être la même qu'Isis. a pour signification, EGYP 435 — EGYP la langue égyptienne, la maison de Horus; et, en effet, le monde dont Horus est la personnifi- cation est construit dans la matière. De l'œuf qu'on voit lancé par la bouche de Kneph sort une quatrième divinité, qui a pour nom Phthas. C'est l'âme du monde ou le démiurge, le forge- ron céleste qui travaille la matière et lui donne la forme voulue par la suprême intelligence. C'est pour cette raison qu'on en a fait le Vul- cain des Égyptiens et que les Grecs lui ont donné le nom de Héphaistos, comme ils ont donné à Amoun le nom de Jupiter. 11 faut comp- ter parmi les divinités de la même classe, non pas Phré, qui n'est pas autre chose que le soleil, le symbole matériel de Phthas et son agent im- médiat, mais le fameux Thot ou Hermès sur- nomme trois fois grand, le Mercure de la my- thologie égyptienne. Thot est véritablement la sagesse divine, revêtue d'un corps et devenue visible sur la terre; c'est lui qui, en commen- çant par les Égyptiens, a enseigné aux hommes tout ce qu'ils savent d'utile et de beau. Il leur a donné la parole et l'écriture; il a nommé toutes les choses qui auparavant n'avaient pas de nom, comme Adam dans le paradis terrestre ; il a ap- porté la connaissance et institué le culte des dieux ; il a inventé l'astronomie, la musique, la palestre; il a construit la première lyre et com- posé les premiers chants ; il a élevé des colon- nes où furent gravés les premiers hiéroglyphes, et que les prêtres égyptiens regardaient comme leurs premiers livres. Mais, toutes ces connais- sances s'étant bientôt effacées de la mémoire des hommes, Hermès envoya sur la terre son fils Tat, qui fut le restaurateur de la religion, des sciences et des arts, comme lui-même en avait été l'inventeur. Nous sommes obligés de confesser que cette partie de la mythologie égyptienne nous laisse quelques doutes; car on la chercherait vaine- ment dans Hérodote, et même le précieux livre de Plutarque sur Isis et Osiris ne la contient pas tout entière ; Plutarque ne parle ni de Tat, ni de Phthas, ni de Thot, considéré comme une image vivante de la divine sagesse. On ne risque rien, dans tous les cas, de la regarder comme la plus récente; et si l'on ne veut pas absolu- ment que le platonisme y ait quelque part, y au- rait-il de l'invraisemblance à supposer que la domination des Perses, qui a précédé de deux siècles celle des Grecs, n'y est pas restée tout à fait étrangère? Le système que nous venons d'exposer a une grande analogie avec la partie la plus élevée et les éléments les plus profonds de la théologie de Zoroastre. Amoun nous rap- pelle parfaitement Zerwane Akérène, l'infini proprement dit, le principe suprême et inconnu d'où sortent à la fois le bien et ie mal, l'intelli- gence et la matière, la lumière et les ténèbres : Kneph, le principe de la bonté et de la sagesse, le génie du bien, ou, comme le dit son nom, le bon génie, nous fait penser sans effort à Ormuzd. Athyr nous représente, comme Ahrimane, la matière et les ténèbres ; enfin dans Phthas, le génie -du feu, l'âme du monde, le médiateur universel entre Dieu et les êtres, on reconnaît Mythra, qui joue exactement le même rôle dans la religion des mages. Quant au personnage de Thot, on le rencontre également, sous un nom ou sous un autre, dans toutes les religions; il doit être compté parmi ces universaux poéti- ques dont parle Vico, et qui ont leur fondement dans la nature même de l'esprit humain. Les autres divinités de l'Egypte, celles dont le culte était accessible à tout ie monde et dont la plupart portent visiblement l'empreinte du pays, sont loin de nous offrir un système aussi régu- lier, une allégorie aussi transparente que celles dont nous avons parlé jusqu'à présent. Elles for- ment dans leur ensemble une vaste et confuse mythologie où il est impossible de ne pas recon- naître plusieurs ordres d'idées, plusieurs degrés de civilisation religieuse, amenés successivement par le temps et se conservant sans effort l'un à côté de l'autre, grâce à la division des castes et à l'immobilité des conditions. En effet, la reli- gion égyptienne a d'abord un côté par où elle se confond avec le fétichisme; car il est hors de doute que, jusqu'au dernier jour de son exis- tence, elle a conservé le culte des animaux, non-seulement de ceux que leur utilité devait naturellement rendre chers, par exemple le bœuf, la vache, l'ibis, le chien ; mais des plus malfaisants et des plus hideux à voir, comme le serpent et le crocodile. Par le culte des astres, et peut-être aussi des éléments, elle se rappro- che du sabéisme; car, ainsi que nous l'avons déjà dit, il y a un système astronomique dans cette vieille mythologie. Hérodote nous apprend que les Égyptiens ont trouvé à quels dieux ap- partiennent chaque mois et chaque jour, ce qui signifie évidemment qu'ils ont fait marcher de front leurs idées religieuses et leurs découvertes en astronomie. Les douze dieux cabires dont nous parle le même historien, les douze dieux pro- tecteurs de l'Egypte, tous enfants de Vulcain, c'est-à-dire du feu, ne nous font-ils pas penser aux douze signes du zodiaque ? Nous voyons aussi figurer, dans un autre ordre de divinités, le Soleil, la Lune, Saturne, Mercure, c'est-à-dire les corps célestes plus particulièrement connus des anciens et qui ont donné leurs noms aux jours de la semaine. Mais ce n'était pas assez d'avoir ainsi divinisé les planètes qui indiquent les divisions de la semaine et les signes du zo- diaque qui distinguent les mois ; on essaya de faire entrer dans le même système, à la fois astronomique et religieux, les cinq jours qu'il fallut ajouter aux 360 dont se compose l'année lunaire, et que les Grecs ont appelés les jours épagomènes. De là la fable de Mercure, jouant aux dés avec la Lune, lui gagnant la soixante- dixième partie de ses lumières, et formant ainsi cinq jours nouveaux, pendant lesquels cinq au- tres dieux sont appelés à l'existence, à savoir : Osiris, le premier en date et en rang, adoré par tous les Égyptiens comme le dieu national par excellence ; Isis, à la fois sa femme et sa sœur ; Horus, leur fils; Typhon, leur ennemi à tous trois ; Nephtys, la femme de Typhon, générale- ment regardée comme la Vénus égyptienne. Ces dieux, représentés dans le ciel par diverses con- stellations, mais qui, revêtus d'un corps mortel, ont vécu sur la terre parmi les hommes (Plutar- que, de Iside et Osiride, c. xxi), ne passent pas sans raison pour les derniers venus; ils nous montrent les croyances religieuses de l'Egypte s'élevant du fétichisme et du sabéisme à une sorte de polythéisme poétique, à un certain culte de l'idéal analogue à celui de la Grèce, mais beaucoup plus pur au point de vue de la morale. En effet, si on laisse de côté toutes les interpré- tations arbitraires énumérées par Plutarque et ayant déjà cours de son temps ; si l'on prend la légende dTsis et d'Osiris telle qu'elle est, telle que Plutarque aussi nous l'a conservée, sans y chercher un autre sens que celui de la lettre, il est impossible de ne pas être frappé, malgré quelques bizarreries ou quelques naïvetés anti- ques, du caractère profondément moral qui y règne. Osiris, dont le nom signifie, selon Plu- tarque [ubi supra, c. xn), le grand roi bien- faisant, est en effet le modèle des rois et des hommes. Après avoir fait fleurir, en Egypte sa ËGYP 436 EGYP terre natale, les arts, les sciences, l'agriculture, la religion, il parcourut dans le même but le reste de la terre, pour la conquérir à la civilisa- tion par les seules armes de l'éloquence, pour l'éclairer par sa parole et la couvrir de ses bien- faits. Tout au contraire du Jupiter des Grecs, il demeure toute sa vie fidèle à Isis, qu'il aima dès le sein de sa mère. Il n'a pas moins de ten- dresse pour son fils Horus, sur qui il ne cesse de veiller, même après avoir perdu la vie; il re- vient tout exprès des enfers pour achever son éducation, que la mort l'avait forcé de laisser incomplète. Isis est le modèle des femmes et des reines. Rien de plus touchant et de plus pieux que sa douleur, lorsqu'elle va chercher la servi- tude dans une cour étrangère, pour être plus près du corps inanimé de son époux tué par Ty- phon, et pour recueillir ensuite ses restes dis- perses dans toutes les parties de l'Egypte. Après la mort d'Osiris, elle a pour son ombre le même amour que pour son époux vivant: c'est en s'unis- snnt avec cette ombre qu'elle donne le jour à Harpocrate, enfant chétif et mutilé, véritable svmbole de l'amour entre la douleur et la mort. Horus est l'image de la piété filiale. D'abord il défend contre Typhon les droits de son père ab- sent ; puis il le venge quand il le sait mort, et s'efforce de le faire revivre en marchant sur ses traces. On lui demanda un jour, lorsqu'il n'était encore qu'un enfant, quelle était, selon lui, l'ac- tion la plus belle? «Venger, répondit-il, les in- jures de son père et de sa mère. » (Plutarque, de Iside et Osiride, c. xix.) Quand on songe que les prêtres égyptiens n'épousaient qu'une femme, laissant au peuple la polygamie ; quand on se rappelle l'austérité de leur vie et la pureté de leurs mœurs, il n'est guère possible d'admet- tre que l'esprit qui règne dans cette légende soit l'effet du hasard. Du reste, il se peut qu'a- vant de revêtir ce caractère moral, avant de re- présenter l'idéal de l'homme et de la famille, les noms d'Isis, d'Osiris et de Horus n'aient ex- primé d'abord, comme plusieurs l'ont voulu, que des idées tirées de l'ordre physique ou des connaissances astronomiques de l'époque. Plus tard, on a pu attacher à ces fictions un sens mé- taphysique ; c'est ainsi que, prenant Osiris pour le principe actif de l'univers, Isis pour le prin- cipe passif ou pour la nature elle-même, on a pu graver sur une de ses statues placées dans le temple de Sais, cette inscription fameuse : « Je suis tout ce qui a été, tout ce qui est et tout ce qui sera, et aucun mortel n'a encore levé mon voile. » {Ubi supra, c. ix.) Quant au couple stérile et maudit de Typhon et de Nephtys, il suit exactement, dans un sens contraire, la même fortune que celui d'Isis et d'Osiris. Dans l'ordre moral, il représente l'alliance de la vo- lupté et du crime; dans l'ordre physique, Ty- phon, c'est la mer, l'ennemi naturel de l'Egypte, et Nephtys la partie de ce pays que la mer bai- gne de ses eaux ; enfin, dans l'ordre métaphysi- que, ils figurent le génie de la destruction. On voit ainsi le dualisme dominer, dans toutes ses parties et sous toutes les formes, le polythéisme des Égyptiens. Hérodote nous assure que ce peuple fut le pre- mier qui crut à l'immortalité de l'âme ; et cette immortalité, si nous en croyons le même histo- rien, était comprise tout entière dans l'idée de la métempsycose. L'âme, après avoir quitté la vie, devait, dans l'espace de 3000 ans, passer successivement parles corps des animaux terres- tres, des animaux marins, des oiseaux, el enfin revenir dans le corps d'un homme. C'est la loi des révolutions astronomiques appliquée à la nature humaine; mais cette manière grossière de concevoir un dogme aussi saint n'a pas tou- jours été conservée. Selon Plutarque (ubi supra, c. xxix), les Égyptiens croyaient à un empire des morts, appelé Arncnthès, c'est-à-dire gut donne et qui reçoit. Sur cet empire, où chacun était traité suivant son mérite, régnait Osiris sous le nom de Sérapis. Le môme fait nous est attesté par la plupart des peintures que nous offrent les caisses des momies et par le rituel funéraire renfermé dans ces caisses. Selon Por- phyre (de Abslincntia, lib. VI, § 16), les Égyp- tiens, s'adressant aux dieux au nom de leurs morts, récitaient une prière ainsi conçue: « 0 soleil, le maître de toutes choses, et vous, tous les autres dieux qui donnez la vie aux hommes, recevez-moi et faites que je sois admis dans la société des dieux éternels. » Ainsi comprise, la croyance à l'immortalité s'accorde très-bien avec les sentiments moraux que nous avons rencon- trés dans le mythe d'Isis et d'Osiris. Les ouvrages où il est question de la sagesse et de la civilisation des Egyptiens sont en très- grand nombre. Parmi les anciens, nous citerons Hérodote, le IIe livre ; Diodore de Sicile, le Ier li- vre; Plutarque, de Iside et Osiride; Porphyre, de Abstinentia; les fragments plus ou moins authentiques de Manéthon (Manethonis ALgyp- tiaca), publiés par Scaliger dans son Thésaurus temporum, in-f°, Leyde, 1606 et 1658; le livre anonyme qui a pour titre Horapollinis Hiero- glyphica, grec et latin, publié avec des notes de Pauw, in-4, Utrecht, 1727, et traduit en français par Requier. in-12, Paris, 1779; Jamblique, de Mysteriis Aïgyptiorum, publie par Th. Gale, in-f°, Oxford, 1678 (composition purement alexan- drine à laquelle il ne faut pas donner la moindre confiance) ; enfin les derniers chapitres de la Ge- nèse, depuis la descente de Joseph en Egypte jus- qu'à la délivrance des Israélites. — Les modernes sont : Kircher, Œdipus JEgypliacus, in-f°, Rome, 1652-1654, et Obeliscus pamphilius, ib., in-f°, 1656 (ouvrages de pure imagination) ; Jablonski, Panthéon JEgypttorum, 2 vol. in-8, Francfort- sur-1'Oder, 1750-1752; Conrad Adami, Comment, de sapientia, eruditione atque invenlis ALgyp- tiorum, dans les Exercitationes exegelicœ ; Schmidt, Opuscula quibus res antiquœ, prœ- cipuc JEgyptiacœ. explanantur, in-8, Carlsruhe, 1765,; de Pauw, Recherches philosophiques sur les Égyptiens el les Chinois, 2 vol. in-8, Berlin, 1773; Meiners, Essai sur l'histoire religieuse des anciens peuples, particulièrement des Égyp- tiens, in-8, Gcettingue, 1775 (ail.) ; Moritz, Sa- gesse symbolique des Égyptiens, etc., in-8, Ber- lin, 1773 (ail.); Stroth, JÉgypliaca, seu veterum scriptorum de rébus JEgypti commentarii cl fragmenta, 2 vol. in-8, Gotha, 1782-1783; Ples- sing, Osirisch Socrate, in-8, Berlin et Stralsund, 1783; Vogel, Essai sur la religion des anciens Égyptiens et des Grecs, in-4, Nuremb., 1783 (ail.) ; Heeren, Idées sur la politique, le com- merce, les relations de Vancien monde, in-8, 2 vol., Gœttingue, 1815 (ail.); Zoêga, de Origine et usu Obeliscorum, in-f°, Rome, 1797; Cham- pollion le jeune, tous ses ouvrages sur l'Egypte; Creuzer, Symbolique et Mythologie des anciens peuples, 5 vol. in-8, Leipzig et Darmstadt, 1819- 1821, 2e édit. • le même ouvrage, traduit en fran- çais et refondu par M. Guigniault, sous le titre de Religions de l'antiquité, Paris, 1824; Goerres, Histoire des mystères du monde asiatique, 2 vol. in-8, Hcidclberg, 1810 (ail.); Letronne, Recher- ches pour servir à V histoire de V Egypte, in-8, Paris. 1823, et un article publié dans la Revue des Deux-Mondes ,1" février 1845: Rosellini, les Mon autrui* d'Egypte et de Nubie, 10 vol. in-8, Paris, 183345; Lepsius, Monuments de ELEA — 437 — ÉLIS l'Egypte et de l 'Ethiopie, in-f°, 1853-57 (en alle- mand) ; enfin les récents mémoires de M. Ma- riette sur le culte du dieu Apis. ÉLÉATIQUE (École). On désigne sous ce nom l'école de philosophie qui fut fondée à Élée, dans la grande Grèce, par Xénophane de Colophon, et dont les principaux représentants furent Par- ménide et Zenon, tous les deux d'Élée, et Mélis- sus de Samos. Diogène Laërce (liv. VIII, ch. lv et lvi) et Sim- plicius [in Aristotelis Phys., p. 7, A) rangent Leucippe et Empédocle parmi les disciples de Parménide; ce qui a conduit plusieurs histo- riens de la philosophie à distinguer deux écoles d'Élée, l'une de métaphysiciens et l'autre de physiciens. Mais à part la prodigieuse différence qui sépare la doctrine d'Empédocle et celle de Leucippe d'avec le système de Xénophane et de Parménide, rien n'est moins prouvé que les relations de ces deux derniers philosophes avec les deux premiers. Tout ce qu'il est permis d'af- firmer, c'est que tous quatre furent à peu près contemporains, et que les écrits de Parménide contribuèrent probablement à susciter les modi- fications qui furent apportées par Leucippe aux idées ioniennes, et par Empédocle à celles de Pythagore. Nous réserverons donc le titre d'é- léates à Xénophane, Parménide, Zenon d'Élée et Mélissus; et nous allons exposer ici sommai- rement les principaux traits du système qui leur est commun à tous. Il y a deux sortes de connaissances : les unes qui nous viennent par l'intermédiaire des sens, les autres que nous devons à la raison seule. La science qui se compose des premières n'est qu'une illusion; elle ne contient rien devrai, de fixe, de durable, de certain; elle n'est qu'une chimère et une apparence. La seule science véritable est celle qui ne doit rien aux sens, mais tout à la raison. Il faut laisser au vulgaire, aux hommes légers, aux enfants, la croyance à la réalité des apparences sensibles; mais le sage, le philo- sophe, celui qui veut atteindre le fond des choses ne doit en appeler qu'à la raison. Ce point de départ une fois établi, voici ce que l'on peut admettre sur la physique et la cosmologie. Il y a deux principes dans la nature : d'un côté le feu ou la lumière, de l'autre la nuit ou la matière épaisse et lourde. Ces deux principes sont distincts, mais non séparés; ils agissent de concert avec une inégalité variable, et leur rôle dans le monde est perpétuel et uni- versel : la lumière produit le chaud, le léger, le rare ; et la nuit, le froid, le lourd et l'épais. Le monde est divisé en trois parties, et c'est au milieu de ces trois parties que la nécessité règne en souveraine : la limite du monde aboutit à un cercle de lumière qui en est comme la cein- ture. La voie lactée est un cercle, et c'est d'elle que sont sortis le soleil et la lune. Les astres ne sont que du feu condensé, et la terre est le corps le plus dense et le plus lourd. Elle est ronde et se trouve placée par son propre poids au centre du monde. Les hommes sont nés de la terre échauffée par les rayons solaires ; et dans l'homme la pensée est un produit de l'organi- sation. Ainsi ont commencé les choses que nos sens nous démontrent, et qui périront un jour. Mais, dans tout cela, il n'y a rien qui se rap- porte à la science véritable. Ce que la raison, qui est la source exclusive de toute certitude, con- çoit et reconnaît comme absolument vrai, c'est l'être, mais l'être en soi, c'est-à-dire dégagé de toute circonstance, modification, ou accident particulier, passager, périssable. Ainsi tout ce qui a commencé d'être, tout ce qui est susceptible de changement ou de modification, de naissance ou de destruction, tout cela n'a pas une exis- tence véritable; tout cela n'est pas l'être, tout cela n'en a que les apparences ; tout cela, par conséquent, est formellement exclu par les éléates du domaine de la science proprement dite. En effet, suivant eux, tout ce qui n'est pas l'être n'est rien; en dehors de l'être il n'y a que le néant; et le néant n'étant que la négation de toutes choses, on n'en peut rien dire, ni le nier ni l'affirmer. Il n'y a donc que l'être qui existe et qui soit vrai et certain. Par cela même l'être est un; car comment concevoir quelque chose qui ne soit ni Têtre ni le néant? Et l'être doit être éternel et immobile; car tout mouvement est un chan- gement; or, changer, c'est perdre quelque chose que l'on n'avait pas. De même encore, si l'être n'avait pas toujours existé, qui aurait pu lui donner naissance, puisqu'il existe seul? Il existe donc par lui-même; il n'a donc ni passé, ni avenir, ni parties, ni limites, ni division, ni suc- cession; il est donc d'une unité absolue, et tout le reste n'est qu'illusion; apparence chimérique. A cette théorie les éleates, et en particulier Zenon, joignaient les objections que leur sug- gérait contre la réalité sensible l'empirisme de l'école d'Ionie. Ce système, on le voit, n'est autre chose que l'idéalisme sous sa forme la plus exclusive et la plus absolue. Son premier tort, est de nier la réalité sensible en s'appuyant sur la prétention arbitraire et illégitime qui refuse toute certitude aux données des sens. Son se- cond tort est de confondre les généralisations abstraites que fait la raison sur les données de l'expérience avec les principes que la raison applique dans toutes ses opérations, mais qu'elle ne doit qu'à elle-même et qu'on nomme les idées nécessaires. Cette notion de l'être en soi, qu'est-ce, en effet, sinon une pure abstraction, idée générale sans' doute, mais qui ne représente pas une réalité vraie et adéquate? Cette notion vague et générale de l'être, nous la recueil- lons, nous la formons, en faisant abstraction, dans l'idée que nous avons, soit des êtres par- ticuliers, soit même de l'Être suprême et né- cessaire, de toutes leurs qualités, de tous leurs attributs; mais, une fois cette abstraction faite, qu'est-ce qui reste, sinon une idée vague, géné- rale et qui ne représente rien de réel? Ainsi l'éléatisme, qui voulait, comme toute philoso- phie, expliquer la réalité, se servait pour cela de l'abstraction seule ! L'éléatisme devait donc aboutir à la mutilation et non à la science du réel, du vrai, c'est-à-dire des existences vérita- bles et certaines. Il confondait l'abstrait et le concret. Mais si l'éléatisme est faux comme système, le travail des éléates ne fut pas stérile. Les pre- miers ils dégagèrent la notion de l'unité, qui est indiquée dans celle de tout être, et qui n'est autre que le principe de substance par lequel nous rattachons toutes qualités à un sujet; 2" en démontrant que rien ne vient de rien, ils con- duisirent la réflexion à cette autre formule plus claire et plus positive du même principe, que tout effet, tout phénomène, tout ce qui com- mence d'exister, a une cause ; 3° enfin ils insis- tèrent les premiers, quoique d'une manière très- incomplète, sur l'idée d'un être nécessaire, et démontrèrent à l'empirisme l'impossibilité de tout expliquer par l'expérience seule. Voy., pour la bibliographie et les détails de doctrine et de biographie, les articles Parménide, Mélissus, XÉNOPHANE et ZENON. FR. R. ÉLIS et ÉRÉTRIE (Ëcole d'). Il n'y a pas eu véritablement deux écoles distinctes, l'une d'Élis, l'autre d'Érétrie; mais une seule et même école, ÉMAN — 438 — ÊMAN établie successivement dans le Péloponnèse et dans l'Eubée, a changé de théâtre et de nom, sans changer d'esprit. Après la mort de Socrate, un de ses plus fidèles disciples, Phédon d'Ëlis, fonda dans sa ville natale une école de philosophie dont le nom est resté obscur et dont le rôle n'est pas bien connu. A Phédon succéda PMstanus. à Plistanus Méné- dème. Voilà toute l'histoire de l'école d'Ëlis. Ménédème d'Érétrie, qui florissait dans la seconde moitié du ivc siècle avant notre ère, fit de sa patrie le siège de l'école dont il était le chef. Ainsi naquit non une nouvelle école, mais un nom nouveau. Ménédème, en effet, n'a pas innové en philosophie, et sa doctrine n'est que celle de ses devanciers. Voici cette doctrine : Il n'y a qu'un seul bien appelé de différents noms : prudence, courage, justice, et ce bien réside dans l'intelligence, dans cette pénétration de l'esprit qui discerne le vrai du faux (Cic, Acad., lib. II, c. lxii). Assurément, Ménédème n'avait pas inventé cette doctrine (c'était celle des mégariques, à partir d'Euclide); seulement il l'exposait, dit Cicéron, avec plus de grandeur et d'éclat (uherius et ornatius). En dialectique, Ménédème rejetait toutes les propositions négatives, toutes les propositions composées, et n'admettait que les propositions simples et identiques. Son principe, c'était que nulle chose ne peut être affirmée d'aucune autre. Principe et conséquences, tout se trouve déjà dans Stilpon. De tels emprunts s'expliquent. Le fondateur de l'école d'Élis, réfugié à Mégare avec les autres socratiques, y avait suivi les leçons d'Euclide. Un enseignement qui a influé sur Platon lui- même pouvait subjuguer à jamais toute autre intelligence. Ménédème, qui a entendu Platon et Xénocrate, n'a pour eux que mépris. Stilpon, son autre maître, est l'objet de son enthou- siasme. « C'est un homme libre, » dit-il, et pour lui cela renferme tout. Ce même esprit philosophique, cette même puissance d'invention, caractérisent jusqu'au bout les écoles d'Élis et d'Érétrie. Comme Phé- don avait répété Euclide, et Ménédème Phédon, les derniers érétriaques répètent Ménédème, re- présentants ignorés d'une école obscure, qui ne valent que par le nombre, et dont les noms ne sont plus cités. Aux yeux du philosophe, les écoles d'Élis et d'Érétrie se confondent avec l'école de Mégare, dont elles ne sont qu'un appendice sans valeur. Consultez : D. Henné, VEcole de Mégare, Pa- ris, 1843, in-8; — C. Mallet. Histoire deVècole du Mégare et des écoles d'Élis et d'Érétrie, Paris, 1845, in-8. Pour les détails de biblio- graphie, de biographie et de doctrine, voy. les articles Mégarique (école), Phédon, Ménédème. D. H. ELSWICH (Jean Hermann d'), théologien lulhérien, né en 1084 à Rensbourg dans le Hol- stein, mort en 1721 . Quoique sa vie ait été courte, il a laissé un grand nombre d'ouvrages qui ne nous intéressent pas. On mentionne ici son nom parce qu'il a publié en 1720 à Wittemberg une édition du livre très-connu de Launoy : de Varia Arixlutclis in Acadcmia parisiensi fortuna , déjà trois luis réédité] il y a ajouté un supplément très-intéressant bous ce titre : de l'aria Aristo- telii in pratettantiwtl) echolis fortuna. C'est un document historique indispensable à l'histoire du péripatéf isme au teiups de la réformi ÉMANATION (île ex et de via nu rc, C0Ul dehors). Selon quelques systèmes philosophiques û(j£w;), ouvrage de cosmologie, de physiologie et de psychologie tout ensemble, qu'était contenue la pensée philosophique d'Empédocle, comme c'est dans les Purifications (Kaôapnoi), ouvrage de liturgie et de magie, qu'étaient contenus ses préceptes religieux. Tous ces ouvrages ont péri ; il nous reste ce que les auteurs en ont cité : deux épigrammes, quelques vers des Purifications, de nombreux fragments du traité sur la Nature. Ces fragments, rapportés aux différents livres d'où ils sont tirés, peuvent donner une idée du plan de l'ouvrage. Dans le premier livre, l'auteur, après s'être prononcé sur les vraies conditions de la connaissance, traitait de l'univers en général, des forces qui le produisent, des éléments dont il se compose. Dans le second, des divers objets de la nature, des plantes, des animaux. Dans le troisième, des dieux et des choses divines, des âmes et de leurs destinées. Même en philosophie, Empédocle reste poète et théologien. Esprit homérique, comme Aristote l'appelle, il personnifie, il déifie toute chose; il s'enveloppe de mystère et se dérobe volontiers sous le demi-jour du symbole. De là l'obscurité de sa doctrine, marquée dès l'antiquité par cette statue voilée que lui érigèrent ses concitoyens. Essayons d'exposer cette doctrine dans l'ordre même que l'auteur a suivi. 1° Des conditions de la connaissance. De V uni- vers, des forces qui le produisent, des éléments dont il se compose. Nous avons péché avant de descendre en ce monde. Êtres déchus, nous expions dans la vie présente le crime que nous avons commis. « Triste race des mortels, s'écrie le poète en commençant, race bien malheureuse! de quels désordres, de quels pleurs vous êtes sortis ! De quelle haute dignité, de quel comble de bonheur je suis tombé parmi les hommes! J'ai gémi, je me suis lamenté à la vue de cette demeure nou- velle qu'habitent le meurtre, l'envie et tous les autres maux. » Aujourd'hui, la vie est courte et traversée de mille douleurs; les sens nous trompent, notre intelligence est faible et l'univers est infini. Ni la vue ni l'ouïe ne peuvent nous faire connaître l'univers; l'intelligence ne peut le comprendre. Les dieux seuls peuvent faire couler de nos lèvres une source d'eau pure. Prions-les de nous con- duire à la sagesse sur le char docile fie la piété. Au fond, à en juger par sa doctrine, Empédocle n'a pas pour la raison humaine tout le dédain qu'il fait paraître. Mais sa méthode avouée est un véritable mysticisme fondé sur l'hypothèse d'une, dégradation résultant d'une faute anté- rieure. Voici maintenant la doctrine elle-même. Elle part de ce principe, accepté de toute l'an- tiquité, que la matière du monde est éternelle, que cette matière se transforme, sans jamais cesser d'être la même, que rien ne naît, rien ne périt absolument. A l'origine donc était l'unité, sphère bien arrondie, partout égale à elle-même et immobile. Empédocle l'appelle sphérus (uçaîf/oO- Ce n'est point l'unité pure de Parménide, ni le chaos des homéoméries d'Anaxagore. D'une part, le sphérus est la matière du monde, il en contient les formes variées, les qualités multiples, les éléments divers. Seulement, dans son sein infini, nulle diversité n'éclate encore. Tout est main- tenu dans l'unité par une force de laquelle toute unité dérive. Cette force est l'Amitié (8), et lorsque la colère des ennemis de d'Alembert it un peu apaisée, il retournait son blâme et disait, à propos du même article, que ce n'é- l iil pus dans la vue de faire de la peine aux mi- nistres de Genève que d'Alembert les avait taxés de socinianisme, mais bien; au contraire, pour leur faire honneur. Cependant le clergé continuait ses plaintes contre V Encyclopédie. Jansénistes, molinistes, tous les partis se réunissaient pour la signaler à l'indignation publique. Un mandement de l'ar- chevêque de Paris (février 1759) vint même at- taquer en face les philosophes ; et l'Encyclopé- die, sur le réquisitoire de l'avocat général Sé- guier , fut enfin déférée au Parlement. Cela n'empêcha pas le huitième volume de s'impri- mer pendant ce temps-là. Mais, le 8 mai de la même année, parut un arrêt du conseil qui révo- quait les lettres de privilège accordées à l'En- cyclopédie, et défendait la publication de l'ou- vrage. On en écoula bien de nouveaux volumes au dehors du royaume; mais, à l'intérieur, on parut vouloir tenir la main à l'exécution de l'ordre du conseil. L'imprimeur Le Breton fut mis à la Bastille (1766), pour avoir envoyé vingt à vingt-cinq exemplaires à des souscripteurs de Versailles, qui furent obligés de les remettre au comte de Saint-Florentin. Il est vrai que huit jours après l'imprimeur sortait de la Bastille. Mais ce petit emprisonnement avait porté ses fruits, et pour éviter de nouvelles tracasseries, Le Breton mutila, à l'insu de Diderot, les derniers volumes de r Encyclopédie (1770). Le philosophe, juste- ment^ courroucé, écrivit à l'imprimeur une let- tre où il exhale son indignation et son mépris en des termes souvent éloquents. Mais le mal était irréparable, Le Breton ayant eu soin de détruire le manuscrit au fur et à mesure que le tirage s'effectuait. Ainsi se termina, par une sorte d'avortement, cette entreprise colossale, si éclatante à son début. La guerre entre les phi- losophes et le clergé, entre celui-ci et les jansé- nistes, querelle qui fut suivie de l'exil du Par- lement, tout cela, sur le déclin d'un règne devenu honteux, commençait à inquiéter les esprits, et le public, détourné par de tristes préoccupations, fit peu d'attention à la fin d'une publication qui l'avait vingt ans plus tôt si fortement ému. Arrivons maintenant aux doctrines que ren- fermait l'Encyclopédie, et tâchons d'en appré- cier rapidement le véritable caractère et les ten- dances les plus marquées Ce qui distingue éminemment l'entreprise de d'Alembert et de Diderot, c'est qu'elle fut avant tout une œuvre soumise à une pensée philoso- [ue, et c'est particulièrement de ce côté que nous avons à la considérer ici. Ces deux hommes lui imprimèrent avec force le cachet de leurs opinions, et la firent entrer dans le courant de leurs idées. Tous les autres collaborateurs, quelle que fût d'ailleurs leur valeur personnelle, ne viennent qu'en seconde ligne dans l'achèvement Niune. Le but de 17.. était tout à la fois de montrer à l'esprit humain ndue de sa puissance, en déroulant le ta- u de ses richesses; et en même temps d'a- chevi tant librement de toute science, de toute doctrine, L'émancipation de la pensée humaine, si nettement commencée par la révo- lution cartésienne. C'est à ce point de vue qu'il faut.-- mr juger avec impartialité toute ophique de ce grand om dont Diderot lit le prospec Uembert le discours préliminaire; et c'est [ue l'on pourra en apprécier sainement le côté utile, cl faire la part des passions et même des préjugés du parti philosophique. Le discours préliminaire par lequel l'Ency- clopédie s'annonça eut un succès considérable, succès mérité d'ailleurs à beaucoup d'égards, quoiqu'il ait été vanté outre mesure par les amis et patrons de l'entreprise. D'Alembert y montrait d'abord, et cela en conformité avec les idées du temps, l'origine de nos premières con- naissances, puis celle de la société, et par suite la notion du juste et de l'injuste prenant place parmi nos croyances. Il passait alors à l'origine des diverses sciences, de la physique et des ma- thématiques, et des siences d'imitation, telles que la peinture, la sculpture et la musique. Enfin d'Alembert proposait sa division des scien- ces humaines, calquée avec quelques change- ments sur celle de Bacon. Il y a peu de chose à dire sur la partie du Discours préliminaire où d'Alembert traite des origines de la société et des sciences. Ses doc- trines, sur ce point, n'offrent rien de particulier, et ne sont guère qu'un reflet de celles que pro- pageait, en 1750, la philosophie sensualiste. Seulement l'esprit sobre et modéré de d'Alem- bert évita les conséquences extrêmes qui sédui- sent de préférence les écrivains résolus et éner- giques. Il fit à peu près la même chose pour la division des sciences. On sait que la question d'une classification des sciences ne date que de la publication du Traité de la dignité et de l'ac- croissement des sciences; mais celle que Bacon avait donnée fi oublier toutes les autres. D'A- lembert, en l'empruntant pour Y Encyclopédie, y introduisit plusieurs modifications. Bacon avait ramené es sciences humaines à trois chefs prin- cipaux, qui sont : la mémoire, comprenant tout ce qui est histoire ; ['imagination, renfermant tout ce qui est poésie; et la raison, contenant tout ce qui est philosophie ou science de Dieu, de l'homme et de la nature. Or, cette classifica- tion est loin de satisfaire à toutes les exigences du problème. La division psychologique sur la- quelle elle repose n'est ni rigoureuse ni exacte : les sous-divisions n'y sont pas irréprochables, attendu que beaucoup de branches de l'arbre de la science rentrent les unes dans les autres. L'ordre de filiation et de dépendance des scien- ces y est à peine indiqué pour quelques-unes, loin d'y être entièrement observé. D'Alembert essaya de compléter cette classification, en y ajoutant la distinction de l'ordre historique et de l'ordre rationnel de nos connaissances, c'est-à- dire l'ordre dans lequel les sciences se produi- sent dans la société, et celui dans lequel elles dépendent les unes des autres. Ce dernier est, aux yeux de d'Alembert, à peu près identique avec l'ordre de développement de nos diverses facultés. Le savant mathématicien ne se faisait pas d'ailleurs illusion sur la valeur de cette classification, même corrigée par lui. Et peut- être touchait-il au nœud de la difficulté, lors- qu'il disait que les analogies et les différents points de contact des divers objets de la con- ii i iss h ce hum une, les uns avec les autres, lais- seront toujours une trop grande part à l'arbi- dans une pareille entreprise, pour qu'on l'.re jamais une classification satisfaisante. 11 est certain, en effet, que la plupart de nos fa- cultés interviennent dans la formation de cha- que science, et que. par conséquent, ranger les ENCY 447 ENCY sciences suivant les facultés auxquelles elles ap- partiennent, c'est poser les bases d'une division radicalement mauvaise. De plus, les sciences, en raison même de leurs progrès continus et de leur extension successive et indéfinie, se subdi- visent en plusieurs autres. Il faudrait donc, d'un côté, diviser les sciences d'après les mé- thodes ou procédés intellectuels qui sont néces- saires pour les constituer, et de l'autre les sub- diviser d'après leurs objets. Les mêmes métho- des s'appliquant à plusieurs sciences à la fois, ce premier point de vue devrait comprendre le second et servir à fonder les divisions prin- cipales. Telle était l'introduction que d'Alembert mit en tête de l'Encyclopédie (nous ne parlons pas des mathématiques). Il fit encore l'article Ge- nève dont nous avons fait mention, et de nom- breux articles de grammaire et de littérature. Il ne se contenta pas d'y insérer des articles ; il se servait d'ailleurs de son influence et de ses re- lations dans le monde pour attirer des protec- teurs à la grande œuvre et même pour dénon- cer les ennemis de l1 'Encyclopédie, comme le démontre une lettre fort curieuse de Males- herbes à d'Alembert, qui témoigne du peu de goût du philosophe pour les critiques et les con- tradictions (voy. Mém. de Morellet, liv. I, p. 43- 52). Mais, découragé par les tracasseries du Gou- vernement, qui tantôt tolérait, tantôt ordonnait de suspendre l' Encyclopédie, mécontent aussi des libraires-éditeurs, d'Alembert abandonna l'entreprise avant la fin, et cessa d'y prendre part après la publication du huitième volume. Diderot, lui, ne se fatigua ni ne se rebuta ja- mais, et fut sans relâche l'âme véritable de V Encyclopédie. Il y aborda et y traita toute sorte de sujets, les faits historiques et les faits fabu- leux, les usages anciens et modernes, la philo- sophie et les superstitions, la politique et la grammaire. Il y rédigea entièrement tout ce qui concerne les arts mécaniques, et initia ainsi le premier les hautes classes de la société à tous les efforts, glorifiés et souverains aujourd'hui, alors si dédaignés, de cette puissance toute mo- derne qui s'appelle l'industrie. Les articles qu'il fournit sur ces matières si diverses s'élèvent au nombre prodigieux de 990. Nous n'avons à con- sidérer ici que ceux qui se rapportent aux diffé- rentes sciences philosophiques. Sur tous les problèmes philosophiques dont Diderot expose une solution dans V Encyclopédie, il ne faut pas lui demander une systématique unité d'opinions qui n'allait pas à la fougue de son esprit. Mais on peut se convaincre facile- ment que, s'il conserve encore quelques tradi- tions de l'école française du xvn* siècle, toutes ses sympathies sont acquises aux théories du sensualisme anglais, qui, à cette époque, se ré- pandait beaucoup en France, et surtout à la mo- rale et à la politique de cette école. Diderot, d'ailleurs, lisait peu, recueillait quelques faits, et se hâtait d'inventer des hypothèses pour les expliquer. Et comme il se regardait avant tout comme l'apôtre des doctrines nouvelles qui com- mençaient à prévaloir dans notre pays, il adop- tait de préférence, tantôt ouvertement et tantôt par voie d'allusions et de conséquences, les ten- dances les plus négatives de cette philosophie. C'est ainsi qu'en général sa métaphysique est un mélange assez confus des théories de l'école de Malebranche, de Leibniz et de Wolf, avec les opinions des philosophes anglais contemporains. Sa prédilection pour Hobbes, Locke et Shaftes- bury est même sur certains points nettement marquée. Dans ses meilleurs articles de logi- que, il se borne à copier tantôt Buffier, et d'au- tres fois Gondillac. Il s'étend davantage sur les questions de morale, de justice et de droit na- turel. Et cela se conçoit d'autant plus, que ce sont là les côtés faibles du cartésianisme, ceux qu'il a le plus laissés dans l'ombre, et que les encyclopédistes aspiraient surtout aux théories qui peuvent se traduire en actes. La morale de Y Encyclopédie est, au fond, la morale du bon- heur et de l'intérêt, sans toutefois que les théo- ries de cette doctrine y soient exposées dans toutes leurs [conséquences. Voici comment Di- derot déduit ses idées. Suivant lui, l'homme cherche le bonheur, et c'est dans ce but que la société a été établie. Les hommes, par le fait seul de leur existence, ayant tous un droit égal au bonheur, le droit égal de tous à tout, est un droit essentiellement naturel. En conséquence de cela, le juste, suivant Diderot, est ce qui est conforme aux lois civiles par opposition à l'équi- table, qui consiste dans la seule convenance avec les lois naturelles (sur lesquelles Diderot ne s'ex- plique pas). Ce sont les lois écrites qui, en rati- fiant les principes naturels d'équité, produisent et manifestent la véritable justice, ce qui n'empêche pas Diderot d'ajouter qu'une action est morale- ment bonne, si elle s'accorde avec l'essence de l'être qui la produit. Or cette dernière assertion s'éclaire singulièrement de cette assertion de Di- derot, que les passions sont excellentes en elles- mêmes, puisqu'elles enseignent à l'homme la route du bonheur. Ainsi, dans les principes de cette théorie, l'idée du juste n'est pas essentiel- lement distincte de l'idée d'utile, et n'emporte nullement avec elle l'idée absolue d'obligation morale. Diderot distingue un peu, il est vrai, l'idée de la sensation; mais ces deux phénomè- nes ne lui paraissent dignes d'attention que dans le rapport qu'ils ont avec le bonheur de l'individu, et, par conséquent, le côté sensible de notre nature lui paraît bien supérieur à l'au- tre , qu'il s'occupe peu d'ailleurs d'en distin- guer. Il confond complètement le principe des devoirs sociaux qui vient de la destination mo- rale de l'homme, avec le bonheur présent. Aussi ne sera-t-on pas étonné qu'à l'article Immorta- lité, il ne parle que de cette espèce de vie que nous acquérons dans la mémoire des hommes, et garde sur la vie future un silence fort signifi- catif. A l'article Épicure, il dit encore : « Épi- cure est le seul d'entre tous les philosophes an- ciens qui ait su concilier sa morale avec ce qu'il pouvait prendre pour le vrai bonheur de l'homme, et ses préceptes avec les appétits et les besoins de la nature. » Arrivant aux questions de droit naturel, Dide- rot part de ce principe, que la liberté est la condition de l'obligation et du droit. Nous avons des passions qui créent en nous des besoins, et ces besoins se résument tous dans le désir inné du bonheur. Il faut donc, dans ce but, raisonner nos actions, c'est-à-dire faire servir au déve- loppement de notre nature sensible la raison, qui est notre plus haute faculté, laquelle ne nous a été donnée, comme toutes les autres, que pour contribuer à notre bonheur. Mais il est ab- surde d'exiger des autres qu'ils fassent ce que nousvoulons. Qui donc décidera, entre les hom- mes, de ce qui est juste ou injuste dans leurs rapports mutuels? Ce sera, suivant Diderot, le genre humain, parce que le bien de tous est la seule passion qu'il ressente, et que la volonté générale est toujours bonne. «Si même les ani- maux pouvaient communiquer avec nous, dit-il, et voter dans une assemblée générale, il fau- drait les y appeler, et alors les questions de droit naturel ne se débattraient plus par-devant Vhumanilé, mais par-devant Vanimalilé. » ENGY — 448 km; y plus sacré à tout ce qui ne lui est point par l'i'spî'co entière. Et puisque, dans L'homme a donc d'abord le droit naturel le contesté ses rap- ports avec ses semblables, if doit consulter la volonté générale, il s'agit de savoir où se trouve le dépôt de cette volonté générale. C'est, suivant Diderot, dans les principes du droit écrit de toutes les nations policées. La soumission à la volonté générale est donc le lien de toutes les sociétés, le vrai fondement du droit naturel ; les lois doivent être faites dans l'intérêt du bonheur de tous, et non en vue du bonheur d'un seul. Donc le bonheur du genre humain, qui est le seul bonheur légi- time, exige que la puissance législative appar- tienne à la volonté générale, laquelle, suivant Diderot, n'erre jamais ; car, même dans l'hypo- thèse que les idées du genre humain se main- tiendraient dans un flux perpétuel d'affirmations et de négations successives, le fondement du droit naturel n'en subsisterait pas moins, puis- que la loi serait toujours dans sa mobilité l'expression exacte de la volonté générale de l'es- pèce entière, et que cette conformité de la loi avec la volonté générale est la source unique de tout droit, de toute justice. Il ajoute que la vo- lonté des peuples est le fondement du droit et de la puissance des souverains ; il attaque (art. Autorité) l'axiome que toute puissance vient de Dieu, et décL-tre que le prince ne tient que de ses sujets l'autorité qu'il a sur eux, qu'il ne la pos- sède qu'à titre de leur représentant, et qu'elle est essentiellement bornée par les lois de la na- ture et de l'État. Sur les questions d'esthétique qu'il aborde, mais qu'il ne résout qu'en partie, Diderot, qui s'était beaucoup occupé de la théorie du beau, et dont les salons avaient eu du succès, ne se montra guère plus indépendant du sensualisme régnant, et suivit, sur quelques détails seule- ment, les inspirations de sa nature enthousiaste. Dans l'article du Beau, il commence par exposer d'une manière générale les opinions de Platon, de Hutcheson, du P. André et de Le Batteux sur ce sujet; puis, analysant pour son compte la no- tion de beauté, il arrive à des conclusions qui peuvent se résumer ainsi : Nos besoins et l'exer- cice le plus immédiat de nos facultés conspirent, dès notre naissance, à nous donner des idées d'ordre, d'arrangement, de proportion, d'harmo- nie et de beauté. Nous découvrons ensuite le même ordre et une beauté analogue dans tous les êtres qui nous environnent ; de sorte que cette notion nous devient bientôt familière. En l'analysant, on voit qu'elle découle des notions d'existence, de nombre, de longueur, largeur et profondeur, et d'une infinité d'autres. De sorte qu'en définitive la notion du beau se résout com- plètement dans celle des rapports. Aussi, pour Diderot, n'y a-t-il pas de beau absolu, quoiqu'il distingue le jugement qui perçoit le beau, de la sensation agréable que la vue de la beauté nous procure ; le beau est relatif à nous, mais il faut toujours distinguer le beau réel et le beau aperçu; le premier est dans les choses, et le second est la vue variable que nous en avons. « C'est même, dit-il, l'indétermination des rap- ports d'un objet avec d'autres, la facilité de les saisir, et le plaisir qui accompagne leur percep- tion, qui a fait imaginer que le beau était plutôt «ne affaire de sentiment que de raison. » La diversité des rapports perçus aurait été ainsi 1 i cause de la diversité des opinions humaines sur la beauté. Comme démonstration de sa théo- rie, Diderot ajoute des remarques fort ingé- nu uses, et essaye de l'appliquer à quelques r\r:i||l|eS. Ainsi Diderot ne voit pas qu'au coini le phénomène complexe produit en nom par la vue du beau, le sentiment ou la sensation seule est relative, et que le jugement qui affirme la beauté n'est pas relatif. Mus si, sur ce point, Di- derot est encore le disciple du sensualisme, surtout en voulani démontrer, dans le môme ar- ticle, que toutes nos idées de beauté sont tirées de l'expérience, et qu'ainsi elles se résolvent dans la notion essentiellement variable et com- plexe de rapports, du moins il entrevoit dans la notion du beau quelque chose d'indépendant des conventions et des caprices des hommes, ce qu'il appelle le /<>■<> /t réel, et donne ainsi une cerl line fixité à l'idée du beau. En dehors des articles qui se rapportent à tous ces divers points de doctrine, nous signalerons d'abord l'article Académie, qui contient une appréciation, remarquable pour l'époque, de la révolution philosophique inaugurée par Descar- tes. Diderot y montre très-bien comment l'éta- blissement des Académies a contribué au déve- loppement de l'esprit laïque dans la direction des intérêts moraux de la société. Nous citerons également l'article Encyclopé- die, qui est peut-être le plus remarquable de tous ceux qu'écrivit Diderot, et qui est certaine- ment un de ceux où il montra le plus de verve et de sagacité. Cet article abonde en traits élo- quents, tels qu'ils jaillissaient, comme par éclairs, de la plume de cet écrivain. Il y expose ses idées sur le projet d'un dictionnaire universel raisonné des connaissances humaines, sur sa possibilité, sa destination, ses matériaux, l'ordonnance gé- nérale de ces matériaux, le style, la méthode, les renvois, la nomenclature, les manuscrits, les auteurs, les censeurs, les éditeurs et le typo- graphe. C'est là qu'il déclare, contrairement à toutes les idées reçues alors en pareille matière, que le Gouvernement ne doit pas se mêler d'un pareil ouvrage. « Les projets littéraires conçus par les grands, dit-il, sont comme les feuilles qui naissent au printemps, se sèchent tous les au- tomnes, et tombent sans cesse les unes sur les autres au fond des forêts, où la nourriture qu'elles ont fournie à quelques plantes stériles est tout l'effet qu'on remarque. » Il montre ensuite les révolutions inévitables des sciences, des arts et de la langue, et défend cette doctrine de la per- fectibilité de l'esprit humain, que le xvme siècle n'a pas inventée, mais dont il a fait, pour ainsi dire, une religion. Dans nul article peut-être Diderot ne déploya avec plus d'aisance cette fa- culté rare qu'il avait de s'occuper de toute espèce de sujet avec un égal enthousiasme. Tel est l'ensemble des doctrines philosophiques que les deux principaux auteurs de l'Encyclo- pédie répandirent dans le corps de ce grand ouvrage. Malgré les défauts nombreux qui le déparèrent, il eut d'abord un grand éclat. Au moment où la philosophie nouvelle voulait tout refaire, les opinions, les mœurs, les croyances, les lois et les institutions, c'était une pensée hardie et féconde de réunir dans un seul tableau tous les divers aspects de la connaissance humaine. Et ce fut une de celles qui contribuèrent le plus à affermir l'esprit novateur et à le préparer aux grandes choses qu'il accomplit un peu plus tard. Malheureusement l'Encyclopédie fut exploitée dans un intérêt de parti, et prit trop souvent les allures du pamphlet, ce qui, joint aux circon- stances extérieures, l'empêcha de tenir toutes ses promesses. On peut même remarquer que, loin d'avoir servi à rattacher les sciences Lés unes aux autres, comme cela semblait devoir êti e son but principal et avoué, l'Encyclopédie a i' de très-peu le moment où les diverses ENTH branches de la connaissance humaine ont cessé d'être cultivées ensemble. L'Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, arts et métiers, par une société de gens de lettres, mis en ordre par Diderot et quant à la partie mathématique par Dalembert, se com- pose de 17 vol. in-f°, dont le premier parut en 1751, le dernier en 1765, plus 11 vol. de planches dont le premier est de 1762 et le dernier de 1772. Un supplément de 5 vol. parut en 1776-7. V En- cyclopédie fut réimprimée à Genève, 1777, 39 vol. in-4, et à Berne et Lausanne en 1778, 72 vol. gr. in-8, plus 3 vol. de planches in-4. Fr. R. ENTÉLÉCHIE (en grec, £vxe).sy eux ; de £VTe)iç, parfait; éysiv, avoir; littéralement possession de la perfection). Ce terme a été créé par Aristote, traduit par Hermolaûs Barbarus en perfectihabia, et depuis remis en honneur par Leibniz. Après avoir, au premier livre de la Métaphysique, exposé sa théorie des quatre causes, matérielle, formelle, efficiente ou motrice, et finale, qui correspondent à ces quatre questions : Quelle est la matière d'un objet? Quelle est la forme ou l'essence? Quel est le moteur? Quelle en est la fin? Aristote, par des éliminations successives, les réduit à deux, la matière et la forme, le possible et l'être, la puissance et l'acte. Or l'en- téléchie, c'est la forme ou l'acte par opposition à la matière ou à sa puissance. C'est ainsi qu'Aris-tote dit : AtT)sr,(jL£vou ôè xa6' ixacnov ^évoç toû [j.èv ôwâfxei toû ô'èvTEXe/eta, distinguons d'abord, en chaque genre, ce qui est en puissance et ce qui est en entéléchie, en acte. C'est ainsi qu'il définit l'àme tantôt la forme, tantôt l'entéléchie pre- mière de tout corps naturel, organisé, ayant la vie en puissance. C'est encore ainsi qu'avec une différence assez sensible, mais compréhensible, il définit le mouvement : la réalisation ou l'en- téléchie du possible en tant que possible, parce que la réalisation ne commence qu'avec l'acte. L'entéléchie est donc, pour Aristote. tantôt la forme, tantôt l'acte, tantôt la réalisation du pos- sible ou le mouvement par lequel la matière prend une forme et tend à une fin, tantôt l'être même qui résulte de la réalisation de la puis- sance, qui possède en soi le principe de son action et tend de lui-même à sa fin. Pour Leibniz, en donnant à ses monades le nom d'entéléchies, il a consacré sur ce point essentiel l'affinité de sa doctrine avec celle d'Aristote. Consultez la Mé- taphysique d 'Aristote, liv. IX et XI ; l'Essai sur la Métaphysique d'Aristote de M. Ravaisson, 1. 1, p. 384 et suiv.; — une dissertation de M. Ber- tereau, de Entelechia apud Leibnitium, Paris, 1843, in-8. Et voyez l'article Péripatéticienne (philosophie). A. B. ENTHOUSIASME (îv6o-j<7taa(j.ôç). Ce mot est dans Platon et dans Aristote; il signifie propre- ment inspiration divine, et, d'une manière plus générale, inspiration, excitation extraordinaire de l'âme, exaltation intérieure qui se manifeste au dehors par des paroles ou des actes plus énergiques ou plus violents. L'enthousiasme est habituellement attribué aux poètes, aux artistes; mais il peut appartenir dans une certaine mesure à tous les hommes; la pensée la plus grave et la plus austère ne l'exclut pas. Le savant, le philosophe aussi peuvent le sentir ; et Socrate, dans le Phèdre, rapporte à l'influence des nym- phes l'enthousiasme dont il est animé. L'enthou- siasme est si peu le privilège de quelques âmes, que parfois des nations entières en sont agitées ; de grands événements politiques ou religieux le leur inspirent; c'est l'enthousiasme qui produit dans les peuples ces admirables élans de courage qui sauvent la patrie et la liberté, et tous ces dévouements éclatants ou inconnus qui sont DICT. PHILOS. 449 — ENTH l'honneur de la nature humaine. C'est lui encore qui enfante ces convictions ardentes, ces grandes croyances qui poussent les individus au martyre et qui organisent les sociétés. Inspiration des poètes, ou même des devins et des prophètes réflexion sublime et profonde des philosophes' héroïsme des guerriers et des peuples, dévoue- ment des martyrs et des patriotes, ce sont là des faces diverses de l'enthousiasme qu'il faudrait toutes étudier pour le bien comprendre dans toute son étendue et dans toute sa puissance. La psychologie et la morale n'en ont peut-être pas assez tenu compte; et c'est une lacune que la philosophie de nos jours a commencé et con- tinuera sans doute à combler. Il n'est point dans l'âme humaine une faculté qui soit à la fois ni plus obscure ni plus importante; mais il faut ajouter que cette faculté, bien qu'appartenant à tous, ne se manifeste clairement que dans quelques-uns, à de rares intervalles, et qu'elle a pu échapper ainsi à une analyse toujours très- dilficile, d'ordinaire trop peu profonde, et qui d'ailleurs ne doit s'adresser qu'aux généralités. L'âme humaine n'a que deux mouvements possibles : ou elle s'abandonne à la puissance qui l'anime, sans avoir conscience de la force qui la pousse, sans essayer de comprendre et de diriger l'instinct qui la mène; ou bien, tout en obéissant encore, elle intervient, du moins pour une part plus ou moins grande, dans les effets de cette puissance dont elle se rend compte, et qu'au besoin elle modifie. Le premier de ces mouvements est la spontanéité; le second est la réflexion avec toutes les nuances, avec tous les degrés que l'une et l'autre peuvent recevoir. Dans la spontanéité, l'homme n'est pour rien; il est mû par une force qui ne vient pas de lui, qu'il ignore tout en la suivant. L'être moral n'apparaît pas alors; la volonté et la liberté, bien qu'elles vivent toujours, ne sont point éclairées par cette lumière supérieure de la raison sans laquelle il n'y a point de vraie responsa- bilité. L'individu vit alors d'une vie d'autant plus puissante qu'elle est plus aveugle; il en sent la plénitude; elle déborde en lui, mais il ne la règle pas; il ne tente même point de la régler, tant le mouvement qui l'emporte est rapide et irrésistible. D'où vient cette puissance intérieure qui meut l'homme ? Et puisqu'elle n'est pas de lui, de qui la tient-il, à qui doit-il la rapporter? A Dieu, a répondu la philosophie grecque; et de là le sens profond et parfaitement vrai du mot enthousiasme (èv, 6eo;). Mais cette acception, tirée de l'étymologie même, n'est pas celle qu'ordinairement on y attache. L'enthousiasme est une certaine nuance de la spontanéité : ce n'est pas la spontanéité même ; et bien qu'en nous ce soit certainement quelque chose de divin qui donne à notre intelligence le mouvement et la vie, et produise ce que la philosophie moderne appelle la spontanéité, ce n'est qu'à l'un des effets les plus saillants de la spontanéité, et non à la spontanéité toute seule, que la philosophie grecque a joint la notion d'une intervention di- vine. Ceci, d'ailleurs, s'explique sans peine. La spontanéité, telle que nous la comprenons au- jourd'hui, est le fait le plus profond de notre nature, et il a fallu une très-longue analyse pour le découvrir dans les ténèbres où il se cache, et le démêler au milieu de cette mul- titude de faits beaucoup plus apparents qui le voilent à l'observation, même la plus attentive. Il ne faut donc pas confondre l'enthousiasme avec la spontanéité. La spontanéité est bien plus divine encore que l'enthousiasme sans contredit; mais c'est l'enthousiasme seul qu'on rapporte plus particulièrement à l'influence de la divinité. La 29 ENTH — 450 ENTH néité est un fait général qui appartient à tous les hommes sans exception, et que la science ne peut faire remonter qu'à Dieu. L'enthousiasme, né dans certaines circonstances, ne durant que quelques instants, a pu être attribué dans le polythéisme à la faveur spéciale d'un dieu tuté- laire, se communiquant à une àme privilégiée qu'il veut remplir et embraser. Quel est donc précisément l'état de l'âme dans l'enthousiasme? Il est fort difficile de le dire, quand l'âme est dans cet état extraordinaire, elle ne l'observe point, par les causes mêmes qui le produisent; quant elle n'y est plus, les éléments de l'observation lui font défaut, et le souvenir en est bien effacé et bien peu saisis- sable. C'est en vain qu'on le demanderait à ces âmes fortunées que l'enthousiasme enflamme durant une vie tout entière, à ces poètes qui ont chanté sous l'inspiration qui les consumait. Ils ont transmis aux peuples le feu divin dont ils brûlaient eux-mêmes; mais ils le leur ont transmis avec cette naïveté qui les caractérise et en fait au milieu de la vie commune de sublimes enfants et des interprètes aveugles, quoique divins, de la pensée des nations. Les poètes ne nous diront donc pas ce que c'est que l'enthousiasme. Quand Socrate va leur demander leur secret, ils ne savent que lui répondre, et le désappointement du philosophe est au moins égal à son admiration. Il faudrait bien moins encore interroger les artistes ; leur inspiration n'égale pas en violence celle des poètes, mais elle n'est pas plus claire pour eux; ils ne la comprennent pas davantage, et ils pourraient tout aussi peu l'expliquer. Il faut même renoncer à obtenir le mot de cette énigme des savants qui, comme Archimède ou Newton, ont éprouvé les austères transports de l'enthousiasme scien- tifique. Il n'y a que le philosophe qui puisse nous donner ici quelques lumières certaines; et précisément parce que la philosophie est le do- maine propre de la réflexion, et que le philosophe sent aussi parfois ce puissant et divin instinct auquel les autres obéissent aveuglément, lui du moins, habitué comme il l'est à observer tous les mouvements de son âme, il observe celui-là avec d'autant plus de soin qu'il est plus singulier et plus rare. Il ne le répudie pas, mais il le contient de peur d'être emporté par lui ; et quand, pour son malheur, il s'y abandonne, c'est qu'il quitte le ferme sol de la raison et de la person- nalité pour tomber dans ces excès et ces abîmes où se perd le mysticisme. C'est donc au philosophe de savoir ce qu'est l'enthousiasme, d'où il vient, où il doit s'arrêter, et de montrer quelle est sa grandeur et aussi sa faiblesse. C'est donc au philosophe, bien qu'il doive plus que tout autre éviter ce redoutable attrait des âmes les plus nobles, de faire la part rigoureuse de ce qu'il y a de divin et d'humain tout à la fois dans l'enthousiasme, d'admirable mais de périlleux, de fort mais de caduc. Un premier fait de toute évidence que les poètes, les artistes, et tous ceux que l'enthou- siasme a une fois transportés, peuvent attester unanimement, c'est que l'âme dans ces moments sublimes ne s'appartient pas. Les plus vives de ses facultés, les plus brillantes, les plus fécondes sont en jeu, et l'âme a perdu toute action sur elles. Tout entière à l'émotion divine qui la bouleverse, elle ne la sent que pour y céder, que pour y succomber. Qui peut donc agiter ainsi l'âme de l'homme, l'arracher à elle-même, l'enivrer si puissamment? Une seule cause : l'idée, la vue. le sentiment du bien, quelles qu'en soient les formes, le beau, le juste, le saint, le vrai. Voilà la cause unique de l'enthou- siasme ; il ne peut pas y en .avoir d'aï voilà le délicat mais irrésistible intermédiaire dont Dieu se sert pour Iran ami s. Et, dès lors, rien d'étonnant qui L'enthousiasme soit reporté à Dieu même, que l'enthousiasme i en quelque sorte Dieu même présent; c'est que le bien, s'il n'est pas Dieu, ne vient que de Dieu cependant; c'est que toutes les formes du bien viennent de lui sans distinction, et que la vérité, la sainteté, la justice, la beauté sont également divines. Voilà comment l'idée du bien, conçue dans tout son éclat et dans toute sa puissance, aboutit et accable le philosophe lui- même; voilà comment Platon en détourne les yeux de peur d'en être aveuglé, ou, pour mieux dire, de peur de céder à ce transport qui ôte à l'âme la lumière splendide et douce de la ré- flexion. L'idée du bien est le mobile perpétuel de l'homme sans doute; mais quand elle agit plus puissamment que de coutume, c'est alors l'enthousiasme qu'elle provoque avec toute son énergie, qui peut aller parfois jusqu'au dé- lire. Si l'âme en cet instant ne se possède plus, la cause qui la pousse a beau être divine et sainte, notre nature fragile court grand risque de tomber, et sa chute alors est d'autant plus grave, que l'exaltation de l'âme l'a élevée plus haut. Si c'est le bien que l'homme poursuit dans cette noble ivresse, est-ce toujours le bien qu'il voit? Est-ce toujours le bien qu'il saisit? Et que de périls ne court-il pas quand il renonce, sans d'ailleurs le plus souvent le savoir, à ces facultés d'un autre ordre, plus sûres et tout aussi puissantes que l'enthousiasme, où notre personnalité intervient du moins avec sa part de raison et de responsa- bilité? En faisant le plus attentif et le plus régulier usage de la reflexion pour se conduire et éviter la faute, l'homme n'est pas assuré de ne point se tromper. Mais ne l'est-il pas bien moins encore quand il abandonne son seul guide, et qu'il se livre à cet autre agent aveugle que sa raison doit conduire, bien loin de se soumettre à lui? Voilà comment cette sentence vulgaire est parfaitement vraie, « que du sublime au ridicule il n'y a qu'un pas. » Voilà comment il n'y a qu'un pas aussi de l'enthousiasme patrioti- que à l'inhumanité; en un mot, voilà comment il n'y a qu'un pas de tout enthousiasme aux aberrations et aux excès les plus étranges quand ils ne sont pas les plus coupables. Dans de justes limites, l'enthousiasme en- noblit l'homme et le transforme presque en dieu Mais qu'il est difficile de marquer ces limites! Qu'il est difficile surtout de s'y tenir! C'est donc une arme à la fois dangereuse et puissante, qui blesse les imprudents, qui n'appartient, en gé- néral, qu'aux forts, mais dont la raison doit attentivement surveiller l'usage périlleux. C'est une noble et grande passion de l'âme, qui bien souvent l'égaré, et qui lui ôte d'autant plus de forces pour revenir de son erreur, que d'abord elle lui en a plus donné pour la commettre. Il y a toujours un grave danger pour l'homme à sor- tir de sa nature, même pour s'élever au-dessus d'elle; et si quelques instants il se grandit outre mesure, c'est, en général, pour tomber bientôt au-dessous de lui-même. In meclio virtus. Mais qu'elles sont admirables et rares ces âmes favorisées du ciel qui savent joindre, dans une puissante et féconde harmonie, l'enthousiasme a la raison, tempérer les ardeurs de l'un par le calme de l'autre, et emprunter à tous deux ce qu'ils ont d'excellent, en laissant ce qu'ils ont d'excessifl C'est ce juste tempérament qui fait toutes les grandes choses, depuis les chefs- d'œuvre des poètes et des philosophes, jusqu'aux ENTI — 451 — ÉPIG institutions durables des législateurs et des con- quérants. Si donc la morale a négligé jusqu'ici l'étude de cette noble passion, et si un Descartes a pu l'o- mettre dans son analyse de toutes celles qui agitent l'homme, ce n'est pas que l'enthousiasme ne mérite la plus sérieuse attention, et par sa grandeur et par ses périls; mais c'est que la morale, étudiant les facultés ordinaires de l'homme et leurs développements réguliers, a passé sous silence un état exceptionnel après tout, qui n'a rien de normal, quelque admirable qu'il soit. Pourtant les exceptions mêmes, quand elles sont aussi éclatantes que celles-là, quand elles peuvent séduire et perdre les plus nobles cœurs, doivent être signalées avec les dangers qu'elles présentent; et la morale, après avoir fait la part austère et vraie du devoir, doit faire aussi celle du dévouement, qui n'est que le luxe du devoir si l'on veut, mais qui peut en être l'achèvement le plus beau, de même qu'il en est aussi parfois recueil. C'est une morale incomplète que celle qui ne va pas jusque-là, et qui ne sait ni com- prendre ni restreindre l'enthousiasme, tout en l'approuvant. L'enthousiame n'est pas nécessaire à l'homme, sans doute; mais sans l'enthousiasme, l'àme de l'homme n'a jamais toute sa puissance, la pensée toute sa force, l'action toute son éner- gie. C'est surtout la jeunesse qui est accessible à l'enthousiasme. D'abord elle est plus rapprochée de l'enfance, que domine exclusivement la spon- tanéité; et en elle, l'intelligence est plus vi- vement émue du spectacle encore nouveau que lui donnent les grandes idées du juste, du saint, du vrai ; plus tard, l'âme les sent moins, parce qu'elle en a contracté la noble habitude ; mais la vieillesse n'exclut pas même les plus ardentes aspirations de l'enthousiasme; seulement alors, les organes, atteints déjà par l'âge, répondent moins aisément à l'esprit qui les veut mouvoir. Ils résistent, ou plutôt ils n'obéissent point. L'en- thousiasme peut être intérieurement tout aussi ardent ; au dehors, les signes qui l'expriment et le manifestent sont moins complets et moins puissants. L'origine de l'enthousiasme est donc bien di- vine, comme l'a cru la philosophie grecque, qui, la première, l'a nommé. Il vient de la sponta- néité, qui est vraiment la partie divine dans l'homme; toutes les âmes peuvent le ressentir, mais toutes ne le ressentent pas au même degré. Les causes apparentes en peuvent être les plus diverses; mais au fond, il n'en a jamais qu'une seule : le bien, qui attire et agite l'âme quand elle le sent ou le conçoit. Il arrache l'homme à lui-même; et, par là, s'il le pousse le plus sou- vent aux grandes choses, il peut aussi le con- duire aux plus mauvaises. Enfin c'est un élément précieux de notre nature, que nous ne saurions tout à la fois ni conserver avec trop de soin, ni surveiller avec trop de sollicitude, parce qu'il n'est jamais à demi bienfaisant ou redoutable. On peut consulter de V Enthousiasme, discours d'ouverture prononcé par M. Damiron à la fa- culté des lettres de Paris en 1846. B. S.-H. ENTITÉ, terme de philosophie scolastique, synonyme d'essence ou de forme. Au premier coup d'œil jeté sur la nature, on n'y aperçoit que des individus qui paraissent aux sens épuiser toute la réalité. Mais la raison pénètre plus loin que la sensation. Dans ces in- dividus, elle distingue deux sortes d'éléments, les uns particuliers, les autres généraux . les différences qui déterminent la nature propre de chaque chose, les ressemblances qui forment les espèces et les genres. C'est ainsi que toute figure humaine a sa physionomie propre et certains traits généraux qu'elle emprunte à l'humanité. Or, l'élément général se distingue par la per- manence des individus qui en l'ont partie ; ceux- ci ne font que paraître et s'évanouir, pendant que l'élément général se perpétue avec l'en- semble de ses caractères fondamentaux. Com- bien d'hommes ont passé, combien passeront sans que l'humanité elle-même ou périsse ou s'altère dans cette fuite rapide de notre existence personnelle! Les êtres particuliers n'épuisent donc pas la réalité, comme les sens nous por- tent à le croire ; à côté, au-dessus d'eux existe le genre, le modèle suprême imparfaitement re- produix par les individus, la nature commune et indéterminée, qui revêt passagèrement toutes les formes, et qui ne se confond avec aucune. Cette nature, ce modèle, ce genre, cet ensemble de caractères propres à chaque espèce, l'essence prise à part et posée, pour ainsi dire, en dehors des individus, voilà ce que les docteurs scolas- tiques appelaient entité. Les animaux avaient leur entité, c'était Y animalité; les hommes avaient la leur, Yhumanité. Ces termes, objet de ridicule pour la philosophie moderne, ca- chaient une idée vraie et profonde, on peut en juger par les indications qui précèdent; mais la subtilité scolastique commit ici une double mé- prise, cause principale du discrédit où elle est tombée. Premièrement, elle assimile trop sou- vent les vrais genres, les vraies essences à de simples qualités abstraites, séparant, par exemple, le son du corps sonore, la couleur du corps co- loré, et transformant ces vaines abstractions en autant d'entités. Secondement, elle regarda, ou du moins parut regarder ces entités, quelles qu'elles fussent, comme de véritables êtres, comme des substances dans toute la force du terme ; de manière que le genre humain aurait constitué une réalite ontologique, distincte des individus appelés hommes : hypothèse insou- tenable à la prendre en elle-mênie, et plus in- soutenable encore à en suivre les conséquences. La raison n'a pas besoin de recourir à de pa- reilles chimères pour expliquer la présence et le rôle de l'élément général au sein des choses ; il lui suffit de se représenter le monde comme la manifestation régulière d'un plan éternel- lement conçu par la sagesse de Dieu, et réalisé par sa puissance. Hors de là, la philosophie s'égare dans un labyrinthe de rêveries et d'ab- surdités inextricables, et finit par compromettre, aux yeux du vulgaire, les grandes vérités dont elle a le dépôt. Voy. les articles Réalisme et NOMINAUSME. ÉPICHARME de Cos, surnommé le Mégariquc ou le Sicilien, parce qu'il passa la plus grande partie de sa vie à Mégare en Sicile, florissait pendant la seconde moitié du ve siècle avant l'ère chrétienne. Il est surtout célèbre comme poète comique; toute l'antiquité le regardait comme un modèle en ce genre ; mais il mérite aussi une place dans ce Recueil comme disciple de Pythagore et comme auteur de plusieurs écrits philosophiques, parmi lesquels plusieurs cri- tiques ont voulu compter les Vers dorés de Py- thagore. A part cette dernière composition, que rien ne nous autorise à lui attribuer, il ne reste d'Épicharme que quelques fragments et les titres de quarante de ses comédies. Malheureusement ces débris ne sont pas d'une grande utilité pour l'histoire de la philosophie. On peut consulter sur Épicharme : Sextus Em- piricus. Adv. Mathem., lib. I, p. 273 et 284; — Jamblique, Vita Pylhag., c. xxxiv et xxxvi; — Diogène de Laërte, liv. III, ch. ix-xvm ; liv. VIII, ch. Lxxvm; — Cicéron, Tuscul., lib. I, c. vin. X. EPIC 452 — ÉPIC ÉPICHÉBF.MF. Lorsque les prémisses d'un syllogisme ne sont pas de nature à paraître im- médiatement évidentes , on joint à chacune d'elles une ou plusieurs propositions destinées à en faire sentir l'évidence et par suite à montrer le rapport qui les unit. L'argument ainsi disposé est Vépichêrème que l'on définit ordinairement : un syllogisme dont les prémisses ou l'une des prémisses est accompagnée de preuves. L'épi- chérèine n'étant qu'un syllogisme, doit recon- naître toutes les règles du syllogisme; en^ outre, il faut avoir soin que les preuves annexées aux prémisses aient avec elles un rapport vrai et intime. Cette forme d'argument est particuliè- rement employée dans la discussion; c'est de la qu'elle tire son nom È7u-/£tf>r,|j.a, de i-n^içéoi, attaquer. Epicherema Valgius aggressionem vocat, dit Quintilien, liv. V, ch. x; et Aristote, faisant mention de cette forme (Topiques, liv. VIII, ch. xi), se borne à dire : « L'épiché- rème est un syllogisme dialectique. » J. D. J. ÉPICTÈTE est né à Hiérapolis, en Phrygie, dans le premier siècle de notre ère. On ignore l'époque précise de sa mort, qui arriva vers le milieu du second siècle. Il fut d'abord esclave, ensuite affranchi d'Épaphrodite, homme grossier et sans lettres, et l'un des gardes particuliers de Néron. Ce nom d'Épictète, le seul que lui donne l'histoire, n'est qu'un surnom qui rappelle sa condition servile. Lorsque Domitien chassa de Rome les philosophes, 90 ans après J. C, Épic- tète se retira à Nieopolis en Ëpire, et l'on croit qu'il y mourut. L'austérité de ses mœurs, digne de ses principes philosophiques, recommande mieux son nom à la postérité que sa doctrine, dont tous les monuments sont perdus, et qui ne nous est plus connue que par Arrien et jses autres disciples. Les premiers stoïciens disaient : « Douleur, tu ne me feras pas convenir que tu sois un mal ; » Épictète dit à son maître qui vient de lui rompre une jambe : « Je vous avais bien dit que vous la casseriez. » Voilà une vertu romaine. Le stoïcisme n'est que l'héroïsme ro- main réduit en système. Un jour, Épictète achète une lampe de fer; un voleur entre chez lui et la dérobe : « Il sera bien attrapé demain, s'il revient, dit le philosophe, car il n'en trouvera qu'une de terre. » Cette lampe de terre, à la mort d'Épictète, fut vendue trois mille drachmes. Elle rappelle l'écuelle de Diogène. On recueille ces récits, puérils en eux-mêmes, et cependant propres à éclairer l'histoire de la secte. Épictète, comme tous les stoïciens du reste, prêchait d'exemple. Il pratiquait son austère morale. « Il vaut mieux, dit-il lui-même, savoir pratiquer la vertu que de savoir la décrire. » La philosophie à ses yeux n'était pas dans la profondeur spé- culative ou l'éloquence, mais dans l'amour et l'exercice de la vertu. Ce fut, dès l'origine, le caractère de l'école stoïcienne, que ce mépris de la pure spéculation et cette tendance à la pratique. La subtilité déliée et un peu vaine des philosophes grecs s'était tellement donné carrière, que la philosophie ne paraissait plus qu'un amusement de l'esprit. Zenon, Cléanthe, Chrysippe, résolurent de lui rendre son caractère et son influence, et, pour cela, s'efforcèrent de l'ôter des disputes oiseu- ses des rhéteurs et des sophistes, et d'en faire une science vraiment virile. Ils prirent donc des habitudes de vie austères, et, dans leur doctrine, s'efforcèrent de parler au sens commun, et d'ar- river sur-le-champ aux conclusions pratiques. C'est par laque leur école avait plu aux Romains, esprits positifs, assez indifférents en matières de dogmes, mais tempérants, mesurés clans leurs actions, attirés par la gravité et l'austérité qui étaient chez eux de traditioi lesquelles les portait aussi toutle génie de leurs institutions. Les Romains qui ont cultivé la philosophie, et il y en a peu, sont tous éclectiques et platoniciens en métaphysique, stoïciens en morale. C'est qu'à vrai dire la morale est pour eux tout ce qu'il y a de sérieux dans la philosophie, le reste n'est qu'un délassement. Ils effleurent la métaphysique sans s'y livrer, intéressés par le spectacle des diverses écoles, et, dans le fond, indifférents sur la solution définitive, parce qu'ils ont foi dans l'étahlissement des mœurs et de la société ro- maine, et que cela leur suffit sans chercher plus haut. Tels sont Sénèque, Épictète, Arrien, Marc- Aurèle. Ces trois derniers surtout ne sont que des moralistes. Us laissent à Cléanthe sa logique et sa physique, et ne lui prennent que sa morale. La logique et la physique des premiers stoï- ciens, délaissées par leurs successeurs, n'étaient guère à regretter. Les fondateurs du stoïcisme étaient entrés dans ces questions de principes par nécessité, parce qu'il fallait bien s'expliquer sur l'origine et la destinée de l'homme; mais ils les avaient traitées sans profondeur véritable, et même sans une intelligence suffisante des con- ditions de la philosophie. Us voulaient purger la science de ce qu'ils appelaient les rêveries de Platon, et ne rien dire que d'immédiatement acceptable. Qu'était-ce que ce monde des idées où les platoniciens mettaient la réalité tout entière, et que l'œil ne pouvait voir, que la main ne pouvait toucher? Cette vie antérieure qui nous était attribuée sans preuves ni vraisem- blance* cette réminiscence, origine et instru- ment rie la philosophie, n'étaient à leurs yeux que des fables. Nous savons ce que nous voyons, ce que nous sentons, ce que nous touchons : là est le vrai et le solide; le reste n'est que fumée. La sensation cependant n'est pas toute la con- naissance. Il y a encore, suivant eux, un pou- voir actif par lequel nous sommes constitués, et qui, ne possédant par lui-même aucune idée, gouverne, modifie, rassemble ou sépare les idées fournies par la sensation. C'est la raison ; voilà tout l'homme. La passion, le sentiment, ne sont rien qu'une erreur de la raison. Avec ces pré- misses on prévoit quelle sera leur physique. Y a-t-il un Dieu? Oui. certes; car il y a une cause à tout ce qui est; il y a une réalité nécessaire Mais ce Dieu, quel est-il? Où est-il? Que peut-il être, sinon un corps, puisque les esprits sont des chimères? Où serait-il, sinon dans le monde, puisqu'il est la cause du monde, et que, d'ail- leurs, rien n'existe et ne peut exister en dehors du monde? Il n'est pas le monde cependant, il est tout ce qui est action, force, réalité; la ma- tière ou le néant est l'élément passif qui reçoit l'action de Dieu, et en la recevant la déter- mine. Ainsi, dans les deux parties de la philo- sophie première, même équivoque chez les stoï- ciens. En logique, ils en appellent à la raison; mais cette raison n"est guère que l'attention, ce n'est pas la raison; en physique, ils prononcent le nom de Dieu; mais ce dieu, c'est le monde lui-même. Plus tard, ils démontrent la Pro- vidence, mais cette providence n'est que le destin. Voilà déjà des principes contradictoires ; la contradiction ne fera qu'augmenter, lorsqu'on voudra appuyer sur de telles prémisses la mo- rale du devoir. Le but même que se proposent les stoïciens, de parler aux esprits positifs, de chasser les chimères, de rendre la philosophie accessible, n'est pas atteint. Ils chen hent l'unité, et ne l'obtiennent, ou du moins n'en obtiennent l'apparence, dans un système tissu de contra- EPIG — 453 ËPIG dictions, qu'à force de subtilités. Ils se payent de mots, au lieu de faits. Chrysippe a beau se railler du Phèdre, il tombe plus bas que les so- phistes bafoués dans YEuthydème. Sénèque est tout le premier à mépriser ces misères. Est-ce pour cela, dit-il, que vous portez la barbe et le manteau ? Épictète ne les juge pas moins sévèrement. « Qu'importe la science sans les œuvres? dit-il. On ne demande pas si vous avez lu Chrysippe, mais si vous êtes justes. Vous faites grand bruit de vos commentaires sur Chry- sippe, des profondes découvertes que vous avez faites dans ses écrits; cela prouve que Chry- sippe est un écrivain obscur, et ne prouve pas que vous soyez un philosophe. » 11 a beau répudier tout ce bagage, il le traîne malgré lui. On n'est pas maître de commencer la philosophie par le milieu. On ne peut pas dire : « Je prends que tel est le principe de la mo- rale; » il faut le prouver, et pour le prouver, il faut remonter, c'est-à-dire qu'il faut toujours, quoi qu'on fasse, partir du commencement. Ou si, comme Épictète, on se confine dans les appli- cations, on les reçoit telles qu'elles ont été po- sées, avec leurs contradictions. Épictète ne ga- gnera donc rien à supprimer toute démonstration sur l'existence de Dieu, toute recherche sur la nature : s'il parle de Dieu ou des dieux, c'est le dieu étendu et corporel des stoïciens ; s'il parle de la Providence, cette providence n'est au fond que la fatalité. Qui ne connaît cette prière de son Manuel, répétée encore par Arrien : « 0 Dieu, mène-moi où tu voudras, je m'y porte de moi-même. Si je cherchais à résister, mes efforts me rendraient coupable, et je n'en désobéirais pas moins. » De même pour le principe sur lequel toute la morale repose. C'est en vain qu'Épictète le reçoit sans le contrôler des mains de Zenon, de Chry- sippe et de Cléanthe. Ce principe s'appelle le devoir; mais est-il le devoir? Quand on l'ait dé- river ainsi toute la morale de ce principe su- prême, c'est sans doute pour rattacher les ac- tions humaines à quelque chose de fixe et d'ab- solu. Que la secte d'Épicure se contente des faits, et accommode la vie humaine aux événements et aux circonstances ; l'école du Portique, en possession de la raison, doit et veut en effet donner de la réalité aux actions par la règle, comme, dans l'ordre de la logique, on donne de la vérité aux pensées en les liant aux axiomes. Cependant qu'arrive-t-il ? Cette raison est toute nue; c'est la fameuse table rase, qui attend les caractères que les sens y viendront inscrire ; elle n'est donc pas la règle elle-même, mais seulement le moyen de ia retrouver et de la reconnaître. Où la chercher? Dans le monde des sens évidemment, puisque de là viennent toutes nos idées. C'est donc dans l'expérience. Ainsi, comme on avait déguisé, sous ce nom de raison, une doctrine sensualiste, on déclare que l'on va gouverner l'expérience, et en réalité on la subit. Il est vrai que l'expérience doit être éclairée 'par la raison; mais que peut faire la raison, dé- pourvue d'idées, sinon de choisir, parmi les données de l'expérience, un modèle pour la vie humaine? Ce modèle, selon Cléanthe, sera l'ordre même de la nature; mais cette réponse ne peut tenir. Comment discerner ce qui est l'ordre, ce qui est le désordre ? Avons-nous un principe qui nous en fasse juger? Tout est relatif : un mal appa- rent serait un bien peut-être pour qui verrait plus loin ^ est-ce avec ce coin du temps et de l'espace ou s'exerce notre jugement, que nous pourrons soupçonner l'ordre universel du monde? Battu sur ce point, Cléanthe se replie en ar- rière. Au lieu de l'ordre universel, il propose l'observation de la nature humaine. Mais quoi? Mesurerons-nous notre devoir à l'étendue de nos facultés, à nos aptitudes, à nos passions? Le de- voir ainsi entendu n'est plus rien. 11 y a en nous de la liberté, du caprice, puisque c'est là ce qu'il s'agit de régler, et puisqu'il y a en nous de la liberté, l'étude de nous-même ne suffit pas pour nous révéler le principe de la morale. Cléanthe recule donc encore, et cette fois où descend-il ? L'obstacle est la liberté ; c'est elle qu'il supprime, et c'est finalement la vie animale qu'il nous propose pour modèle. Par cette triple interprétation du principe stoïcien : « Suis la nature, » on voit en même temps toute la mi- sère de l'école qui ne s'entend pas elle-même, et la contradiction où elle tombe, quand elle s'efforce d'avoir des principes, de la fixité, de la régularité, après avoir tout demandé à la sen- sation. Mais si l'école ne parvient pas à rendre compte de ses principes, sa tendance n'en est pas moins évidente. Toutes ses doctrines, de quelque façon qu'elle essaye de les interpréter, aboutissent à cette conclusion : « Suis la nature, conserve-toi toi-même , conserve-toi comme être agissant, comme principe actif, car telle est la véritable nature de l'être. » En effet, Dieu ou l'être, c'est la force; et c'est, par conséquent, dans la force qu'il possède que réside la réalité ou l'être de l'homme. Résister à la passion, qui est la vic- toire du néant sur l'être, tel est donc son but et son devoir. En le faisant, il suit la nature uni- verselle, puisqu'il imite Dieu dans la mesure de sa puissance et s'en rapproche ; il suit sa propre nature dont la destinée est de se conserver in- tacte ; il la suit dans sa forme primitive, instinc- tive, que l'usage de la fantaisie et du caprice n'ont point dégradée. Ainsi, des trois interpréta- tions de Cléanthe, quelle que soit celle que l'on adopte, le devoir signifie toujours pour le stoï- cien, résistance à la passion, pleine et entière possession de son être propre. C'est par là qu'ils croient échapper aux fins individuelles, qui pour eux ne se distinguent pas de la passion, tandis qu'en réalité, le devoir, lorsqu'il est ainsi stric- tement mesuré sur le droit, ne va lui-même qu'à des fins individuelles. Or les fins indivi- duelles, quand elles sont d'accord avec le droit, sont légitimes sans doute, mais elles ne sont pas toute la morale. Épictète reçoit de Cléanthe le devoir ainsi in- terprété, et de là sa fameuse formule : « Sup- porte, abstiens-toi ! » Supporte, c'est le mépris de la passion ; abstiens-toi, c'est le mépris de l'action, de l'intervention dans le monde de la multiplicité et du mouvement. On te fait une injure, on te réduit à la pauvreté, la maladie fond sur toi : Supporte, c'est-à-dire raidis ton âme, ne laisse pas d'accès à la douleur, à la passion, qui est le véritable ennemi. La maladie ne peut rien sur toi, que si tu te laisses vaincre ; le seul mal est dans l'opinion : une injure n'est rien, si tu ne penses pas que c'est une injure. Fais deux parts de toutes les circonstances : les unes dépendent de toi, c'est l'opinion, la volonté; les autres te sont étrangères, c'est le mal, la for- tune, la beauté, la laideur ; n'attache pas ton bonheur à ce qui est fatal, mais à ce qui est dans ta main. Voilà le secret d'être heureux, le secret d'être homme. « Anytus et Mélitus peu- vent me tuer, dit Épictète [Manuel, ch. xx) ; mais ils ne peuvent me nuire! Qui n'est pas maître de soi, fût-il maître du monde, est un esclave. » Abstiens-toi, c'est-à-dire ne répands pas ta force au dehors Vis en toi-même, fier et recueillie. ÉPIC — 454 EPIC Pourquoi donc agir? Désirer, aimer, c'est dé- choir L'amour est de la passion; la pitié est de la passion. Le cœur du stoïcien doit être fen il n'y a en lui que volonté et raison. Comme rien ne l'émeut, rien ne le force d'agir. La victoire, dans l'action, vaut mieux qu'une défaite; mais ce repos armé qui dédaigne de vaincre est en- core au-dessus de la victoire. « Je ne suis que raison, dit Épictète, c'est là tout mon être. L'heure de ma naissance et celle de ma mort, mon état dans le monde, mes infir- mités, ne sont que des accidents. C'est un rôle qui m'est échu, et que je dois jouer fidèlement. Prenons-le au sérieux, tel qu'il nous a été dé- parti, sans murmurer, sans nous plaindre. Soyons boiteux, roi ou mendiant, selon la part qu'on nous a faite. C'est à nous de jouer notre rôle, c'est aux dieux de nous le choisir. » Plotin, qui a tant pris aux stoïciens, a copié cette pensée d'Épictète, au second livre de la troisième En- néade : « La mort, dit-il, est si peu de chose, que les hommes s'assemblent, dans leurs jours de fête, pour s'en donner le spectacle; la guerre elle-même se fait avec pompe et comme en cé- rémonie. Ce sont des jeux de scène, et rien de plus; jouons notre rôle de bonne grâce, et n'ac- cusons pas la Providence pour des infortunes prétendues que nous déposerons avec le masque. Est-ce donc notre âme qui souffre et qui meurt? Non, non. c'est l'homme extérieur, le personnage. Il n'y a a'action véritable que l'accomplissement du devoir. Le devoir seul est vrai, le mal n'est rien. » Épictète ne se contente pas de donner au sage ce précepte de mépriser les passions. 11 veut qu'on en écarte même l'apparence. « Il ne faut pas rire, dit-il {Manuel, ch. xn), il ne faut pas jurer, il ne faut pas s'empresser. Il faut garder dans ses gestes et dans ses paroles cette mesure et cette modération qui sont l'indice de la force. Il ne faut pas dire : « Voilà un bien que j'ai perdu; » mais : « Voilà un bien que Dieu m'a repris. » L'amphore de ton voisin est brisée par un esclave, et tu dis : « C'est un accident ordinaire; » il a perdu sa femme, et tu dis: « C'est le sort commun. « Ne pense pas autre- ment, si c'est de toi qu'il s'agit. Ne te donne pas aux distractions de la route. Redouble encore de zèle dans la vieillesse, car ton temps est proche, et tu vas être appelé. » Cette proscription des passions, étendue même aux sentiments les plus nobles et les plus né- cessaires de notre nature, est bien le véritable caractère stoïque. Épictète est le théoricien de Brutus. « Tout doit céder, dit-il (ch. xvi), au dé- sir de cultiver ton âme ; rien ne doit t'en dé- tourner, ni du bien à faire, ni ton fils à instruire. Il vaut mieux que ton fils soit méchant, que toi dépravé. » Cependant, si la morale d'Épictète reproduit dans ses traits principaux la doctrine cole, elle s'en écarte en quelques points. Elle rompt moins ouvertement en visière à l'huma- nité. Épictète mesure à la vérité le devoir sur le droit, mais il a soin d'ajouter que la faute d'au- trui ne me décharge pas de mon devoir. « Tou- tes les pensées humaines ont deux anses, dit-il (c'est une pensée que lui a prise Montaigne), applique-toi à choisir la bonne; ton frère t'a nui, mais il est ton frère: c'est par cette anse qu'il faut le prendre : tu dois honorer ton père, qu'il soit bon ou mauvais; la loi est d'honorer son père, et non pas un bon père ! » Dans l'ordre des devoirs politiques, il ne con- seille pas au philosophe de sortir de son repos et d'intervenir ; mais ce n'est pas par un amour farouche de la liberté individuelle C'est que le philosophe a sa ■■ est d'enseigner la vertu et de donner l'exemple. Épictète veut qu'on félicite Bon ami quand il est heureux, qu'on évite l'ostentation et l'< en tout, même dans les bonnes pratiques. Cette dure philosophie stoïcienne qui, dans Zenon et Chrysippe, n'avait point d'entrailles, s'humanise maintenant, sans toutefois se transformer encore tout à fait, et peu à peu se rapproche de Marc- Aurèle. On a dit que le Manuel d'Épictète était digne d'un chrétien. Non, ce n'est pas là la morale chrétienne. Cette religion du devoir, ce mépris de la douleur, cette vie chaste et réservée, la méditation de la mort qu'Épictète recommande, et qui a pour effet, dit-il, d élever nos âmes au- dessus des minuties et des misères, tout cela rappelle en effet le christianisme ; mais où a-t-on vu qu'une morale puisse être chrétienne en proscrivant la charité? Le Manuel d'Épictète n'est pas de lui. mais de son disciple Arrien, qui s'était attache à re- produire fidèlement les principes de l'enseigne- ment de son maître. Nous avons aussi d' Arrien quatre livres d'un ouvrage qui en avait huit, sur la philosophie d'Épictète. Enfin Stobée nous a conservé un assez grand nombre de sentences attribuées à Épictète, et qu'il a dû prendre dans les ouvrages d' Arrien que nous avons perdus. Quoique Suidas prétende qu'Épictète avait beau- coup écrit, il ne nous est rien parvenu de lui, et il y a tout lieu de croire qu'à l'exemple de plusieurs philosophes de son siècle, il se con- tenta d'enseigner sans écrire. Le Manuel d'Épic- tète a été commenté par Simplicius, traduit dans presque toutes les langues, et vingt fois en fran- çais. Nous citerons particulièrement la traduc- tion de Dacier, 2 vol. in-12, Paris, 1715; l'édition de Schweigheeuser, dans la collection intitulée Epicleteœ philosophiœ monument a lilt., gr. lat., 15 vol. in-8, Leipzig, 1799-1800, et celle de Courdaveaux, les Entretiens d'Épictète, recueil- lis par Arrien Paris, 1862, in-8. On consultera avec fruit sur Épictète, les Moralistes sous l'em- pire romain de M. Martha, Paris. 1864, in-8. J. S. ÉPICURE naquit à Athènes, au bourg de Gargettos, la troisième année de la cixe olym- piade, ou l'an 341 avant notre ère. Sa famille était ancienne et d'illustre origine; mais son père et sa mère, tombés dans l'indigence, furent réduits à partir pour Samos, parmi les colons que les Athéniens y envoyaient. Arrivé dans l'île, le père se fait maître d'école, la mère de- vineresse. Son jeune fils l'accompagnait dans ses excursions. C'était lui, dit-on, qui, dans les cé- rémonies mystérieuses, était chargé de pronon- cer les paroles magiques. Épicure avait quatorze ans, lorsqu'un gram- mairien expliquant devant lui ce vers d'Hésiode . A l'origine naquit le chaos il s'écria : « Et le chaos, d'où naquit-il ? » Le maître répondit que cette question n'avait rien de grammatical, et renvoya le questionneur aux philosophes. « Eh bien, dit Épicure, désormais les philosophes seront mes seuls maîtres.» Ce fut en effet vers cette époque qu'il commença à lire Anax agore, Archélaiis, et surtout Démocrito, dont la physique le transporta d'admiration. Quelques années plus tard, il étudiait la philo- sophie à Athènes, auditeur plutôt que disciple îles platoniciens Xénocrate et Pamphile, et de Nausiphane le pythagoricien. Son séjour n'y fut pas de longue durée; car, après la mort d'A- lexandre, 1rs Athéniens ayant été chassés de Sa- Épicure alla rejoindre son père, réfugié EPIC — 455 — EPIC à Colophon. Ce fut dans cette ville qu'il fonda sa première école. Il habita ensuite successive- ment Mitylène et Lampsaque. Enfin, en 305, a l'âge de trente-six ans, il quitta l'Asie et vint se fixer à Athènes, dans la capitale du monde civilisé. , Ses succès y furent immenses. De toutes les parties de la Grèce, même de l'Asie Mineure, de la Syrie et de l'Egypte, les disciples alfluaient dans le petit jardin où enseignait Epicure. Ils s'aimaient les uns les autres, vivant en commun comme les disciples de Pythagore, sans renon- cer toutefois au droit de propriété. Surtout ils aimaient leur maître, s'attachaient à sa per- sonne et ne le quittaient plus. Pendant toute la vie d'Épicure, un seul, Métrodore de Stratomce, dans une école étrangère. Epicure avait au plus haut degré tout ce qui charme la mul- titude Il n'avait rien de ce qu'elle hait ni de ce qu'elle craint. Point de ces facultés supérieures qu'il faut d'abord se faire pardonner. Point de cette énergie de volonté qui rend exigeant pour les autres. Nature douce, flexible et égale, sa bienveillance était universelle, et le désintéres- sement lui était facile. Au milieu d'une afireuse famine, on le vit, sans prétendre à l'héroïsme, partager avec ses disciples ce qu'il avait de pain et de fruits. . . A ces mérites de la personne, joignez 1 in- fluence des circonstances. Après Platon et Ans- tote le règne de la spéculation était fini. On était las des théories. Epicure apportait une philosophie pratique. Ce n'est pas tout. Depuis vingt ans, la Grèce était bouleversée de fond en comble. De l'Inde à la Macédoine, une effroya- ble tempête semblait passer et repasser sans cesse, pendant que, sur mille champs de ba- taille, les capitaines d'Alexandre se disputaient les royaumes de son empire. Plus de sécurité, plus de liberté, plus de gloire ! Au milieu de tant de désastres, Epicure venait dire le secret de tout le monde, nous voulons dire d'une gène- ration démoralisée; il parlait de plaisir, il par- lait de bonheur et rapportait tout à ce but su- prême. Qu'est-ce que sa morale? La science des •noyens qui mènent au bonheur. Et quels obsta- cles nous empêchent d'arriver au bonheur ? Nos illusions, nos préjugés, notre ignorance. Cette ignorance est celle des lois de la nature exté- rieure. De là, les craintes superstitieuses, les vaines appréhensions et les fausses espérances. Le remède à tous ces maux est dans une physi- que exacte. Cette ignorance est encore celle des lois et des limites de notre intelligence. De la ces moyens généraux d'éviter l'erreur, ces rè- gles de la canonique qui sont comme les pro- Fégomènes de la physique d'Epicure. Ainsi, la physique est faite pour la morale; la canonique, c'est-à-dire la logique, pour la morale et la phy- sique. C'est la canonique qu'il faut exposer d'a- bord. . , . „ . , Canonique. Le but d'Epicure est de faire de la logique un art simple et commode, de substi- tuer aux théories ardues de VOrganon d'Aristote un petit nombre de règles claires et précises. Cette prétention, assez modeste en apparence, cache tout un système. 11 n'y a, dit Epicure, que trois sources possi- bles de connaissances, ou, pour parler sa langue, trois critériums de la vérité : les sensations (aîc&r^E'.c), les anticipations (ixf,o).-^£iç), les pas- sions (Traôr,). Voici comment la connaissance s'acquiert dans ces trois cas : Les objets extérieurs émettent continuelle- ment certaines émanations ou effluves qui, par le moyen des nerfs, arrivent à l'âme et y pro- duisent la sensation Jusqu'ici, ce n'est que la célèbre théorie de Démocrite. Voici où com- mence le rôle d'Epicure. La sensation échappe à tout contrôle. En effet, comment corriger une sensation? Sera-ce par une sensation de même nature? Mais, puisqu'elles sont de même na- ture, elles ont la même autorité. Sera-ce par une sensation de nature différente? Mais elles ont chacune des objets distincts et ne jugent pas des mêmes choses. Sera-ce par la raison? La raison dépend elle-même de la sensation. La sensation est donc au-dessus de tout contrôle. En même temps, elle est infaillible. Car elle est un mouvement produit en nous, et il faut bien que ce mouvement ait une cause. Cette cause, ce n'est pas la sensation qui l'indique, c'est l'opinion. C'est de l'opinion, et de l'opi- nion seule, que vient l'erreur. Par exemple , lorsque Oreste croyait voir les furies, il en avait en effet les images devant les yeux. Il se trompait, en supposant que ces images corres- pondaient à des objets réels. L'opinion seule a donc besoin d'être corrigée. Mais quel sera son juge? Ce sera la sensation. Ainsi, lorsque nous regardons de loin une tour carrée, nous la croyons ronde ; mais, si nous nous approchons, nous la voyons telle qu'elle est. De là, ces qua- tre canons ou règles de la sensation : 1° Les sens ne trompent jamais; 2° L'erreur ne tombe que sur l'opinion ; 3° L'opinion est vraie lorsque les sens la con- firment ou ne la contredisent pas; 4° L'opinion est fausse lorsque les sens la con- tre-disent ou ne la confirment pas. Nous ne ferons sur ces règles que deux re- marques. D'abord, le troisième et le quatrième canon ne sont pas d'accord entre eux. Une opi- nion que les sens ne contredisent pas peut bien n'être pas confirmée par leur témoignage. Par exemple, mon œil ne me dit pas que la lune soit habitée et ne m'atteste pas non plus le contraire. De sorte que l'opinion que la lune est habitée, serait vraie d'après le troisième canon et fausse d'après le quatrième. La se- conde difficulté que nous voulons signaler est plus grave. Les sens, dit-on, ne sortent pas d'eux-mêmes. L'opinion seule se prononce sur l'existence des êtres. Dans certains cas on le reconnaît, l'opinion se trompe. Qui charge-t-on de la corriger? Les sens, dont on vient de pro- clamer l'incompétence. C'est un aveugle, donné pour tel, que l'on fait juge d'une question de couleurs. Jusqu'ici, cela est évident, Epicure n'a pas trouvé la certitude. Peut-être la trouve-t-il dans les prénotions ou anticipations. L'anticipation, disent les épicuriens, est, comme la compréhension, l'opinion vraie, la pensée, l'idée générale qui se trouve en nous, c'est-a- dire le souvenir de l'objet extérieur qui nous est souvent apparu ; par exemple, l'homme est telle chose. A peine a-t-on nommé l'homme, qu'aussi- tôt, au moyen de l'idée anticipée que les sens nous en ont donnée, nous nous représentons la forme humaine. Tout cela est résumé dans ces quatre canons d'Épicure : 1- Toute anticipation vient des sens ; 2° L'anticipation est la vraie connaissance et la définition même d'une chose ; 3° L'anticipation est le principe de tout rai- sonnement ; 4" Ce qui n'est point évident par soi-même, doit être démontré par l'anticipation d une chose évidente L'anticipation n'est donc qu'une généralisation de l'expérience sensible. Elle a sa place néces- saire dans la définition, dans le raisonnement, dans toutes les opérations réfléchies de ï'intelli- EPIC gence. Mais elle ne donne rien de plus que la .sensation, et ne peut pas plus qu'elle servir de fondement à la certitude. Restent les impressions de rame, les plaisirs et les peines, en un mot les passions. Les passions nous indiquent ce qu'il faut prendre ou éviter, et. pour parler comme Épicure, le bien et le mal. Cette distinction du bien et du mal, née de la passion, est l'unique fondement de la morale épicurienne. Les canons qui s'y rapportent sont le résumé de cette morale. Nous ne les donne- rons qu'après l'avoir exposée. Toute la canonique d'Êpicure est donc conte- nue dans ces deux propositions : la sensation ne nous fait connaître que nous-mêmes. Toute cer- titude est dans ila sensation. Qu'est-ce, au fond, que cette logique prétendue simplifiée? La néga- tion de la logique; pis que cela, le scepticisme de Protagoras, moins la conscience de lui- même. Physique. Épicure, qui tient déjà de Démo- crite sa théorie de la connaissance sensible, lui emprunte encore sa doctrine des atomes, non sans la modifier sur plusieurs points. Laissons de côté toutes les généralités de la doctrine ato- mistique (voy. Atomisme et Démocrite), et bor- nons-nous à indiquer ce que cette doctrine est devenue entre les mains d'Êpicure. Malgré l'autorité d'un passage d'Aristote, il est certain que Démocrite n'avait accordé à ses atomes que les propriétés sans lesquelles la ma- tière est impossible, savoir : la forme et la soli- dité. Il est également certain qu'il ne leur attri- buait que trois sortes de mouvements : le mou- vement oscillatoire qui seul est essentiel et primitif, le mouvement rectiligne qui résulte du choc, et le mouvement circulaire. Mais, avec de tels éléments, comment expliquer la formation du monde? Démocrite a recours àla dernière raison des physiciens et des poètes antiques, la fatalité. Épicure veut y échapper à tout prix. Pour cela, que fait-il? A la forme et à la solidité, qualités essentielles des atomes, il ajoute la pesanteur. Cette simple addition est un changement total. Si les atomes sont doués de pesanteur, outre les trois sortes de mouvements indiqués par Démo- crite, il faut en reconnaître une quatrième qui enveloppe et absorbe les trois autres, le mouve- ment vertical. De toute éternité, les atomes tombent dans le vide, avec une vitesse égale et parallèlement les uns aux autres. Or, s'il en est toujours ainsi, la rencontre des atomes est im- possible, et, pour expliquer le monde, il ne res- tera qu'à opter entre l'intervention de la Provi- dence et celle du destin. Épicure suppose qu'à un certain moment de leur chute, les atomes dé- vient naturellement et spontanément de la ver- ticale, qu'il y a un petit mouvement de déclinai- son, et, comme dit Leibniz, un petit détour, au moyen duquel ils se rencontrent, se combinent de différentes manières et forment le monde avec tout ce qu'il contient. Le monde, ainsi formé, se maintient par les mêmes moyens. Les atomes, en vertu de la force qui leur est inhérente, agissent les uns sur les autres, se repoussent et s'attirent. De là les jeux variés de la nature et les innombrables transformations que subissent les corps. Pour expliquer tous les phénomènes, c'est assez du vide, des atomes et de leurs mou- vements. Mais si les atomes sont les causes, les causes premières de tout ce qui est, ce n'est pas seu- lemenl l'idée du destin, c'est la croyance à toute divinité qu'il faut abolir, et l'athéisme prend le rang el l'autorité d'une vérité nécessaire. Épi- cure admel pourtant, non pas un dieu, mais des dieux. Dans un système où les atomes sont tout, — 456 — EPIC à quoi des dieux peuvent-ils servir? Ils servent àexpliquer la croyance universel le. Cette croyance est une anticipation de l'intelligence. Comme telle, elle doit avoir sa cause. Mais il n'est pas nécessaire que cette cause soit une réalité. Les dieux ne sont pas des corps, autrement dit ne sont pas des êtres ; car, qui a vu les corps que l'on puisse appeler dieux? Pourtant, il faut qu'ils soient quelque chose. Ce sont des images qui se forment dans l'air comme celles qui nous appa- raissent dans nos songes, des fantômes à forme humaine, mais de grandeur colossale. Cette théodicée d'Êpicure est-elle sérieuse? Quelques anciens en ont douté, et c'est ici le lieu de rappe- ler que le setoïcien Posidonius rangeait Épicure parmi les partisans de l'athéisme. Quoi qu'il en soit, ces dieux équivoques sont éternels, immua-/ b.les, indifférents à toutes les affaires humaines, parfaitement oisifs, c'est-à-dire parfaitement heu- reux. Par conséquent, il est inutile de leur adresser des prières, mais il est juste de les honorer du fond de son âme; et le même homme qui dit que le plaisir est notre seule fin, ordonne de rendre aux dieux des hommages dont le dés- intéressement fait tout le prix. Que sera l'âme humaine dans un pareil système? L'âme, d'après Épicure, est un corps, un corps composé d'atomes ronds, c'est-à-dire parfaite- ment mobiles. Que fait l'âme? Elle est cause du mouvement, elle est cause du repos, elle échauffe le corps, enfin elle sent. Ce qui produit le mouve- ment, c'est le souffle, l'esprit (7rvsùu.a); ce qui produit le repos, c'est l'air ; ce qui produit la chaleur, c'est le feu. L'âme est donc un com- posé de souffle, d'air et de feu. Ajoutez-y la cause de la sensation, un quatrième élément, un élément sans nom et de la nature^ la plus subtile : cet élément privilégié a son siège dans la poitrine. Les autres, répandus par tout le corps, portent partout le mouvement, la chaleur et la vie. De son côté, le corps met l'âme à l'abri des influences extérieures, il lui sert d'enve- loppe et comme de rempart. Quand le corps se dissout, l'âme se dissipe et périt. Telle est la physique d'Êpicure. Par ses résul- tats, elle est en parfait accord avec sa canonique Quand rien n'est connu que par la sensation, il ne peut y avoir que des corps, et l'âme est pé- rissable. Par ses principes, elle la contredit; car dans un système où la sensation est tout, il est clair qu'il ne peut être question des atomes, ni de leurs mouvements divers, ni de ce quatrième élément que l'œil n'a pas vu et que l'esprit ne peut définir. Au moins, cette physique est-eile ce qu'elle prétend être, une préparation au bon- heur? Nous aurons répondu à cette question quand nous aurons fait connaître la morale d'Ê- picure. Morale. On l'a souvent montré, quand on fait de l'homme un être purement sensible et de l'intelligence une simple faculté d'éprouver des sensations, toute idée de devoir et, par consé-^ quent, toute véritable morale est impossible. En^ l'absence d'une loi obligatoire, la seule règle de conduite que l'on puisse donner, c'est d'éviter la douleur et de chercher le plaisir. Cette doc- trine avait été celle de l'école cyrénaïque. L'école épicurienne est moins hardie et moins consé- quente avec elle-même. Toute la morale d'Êpicure est contenue dans un petit nombre de proposi- tions étroitement liées entre elles et qui toutes dérivent d'un seul principe; savoir que le but de l'homme, le souverain bien de l'homme est le bonheur. Arrêtons-nous ici pour contester à Tailleur de la canonique le droit de parler de bonheur. Qu'est-ce que le bonheur dans sa vraie nature? Rien moins que la satisfaction complète ËPIG — 457 — ÉPin et simultanée de tous nos désirs et de tous nos besoins. Tant qu'un seul de nos désirs n'est pas satisfait, Tàme est inquiète, le cœur soupire, et le bonheur n'existe pas. Or, qui ne sait qu'ici- bas le vide du cœur n'est jamais comblé? Qui ne sait que l'être qui conçoit l'infini prend bientôt en pitié tous les objets sensibles? Il faut le re- connaître, une notion quelconque d'infini entre de force dans la définition du bonheur de l'homme, et l'on sait que la sensation ne donne pas de pareilles idées. Oui, le bonheur est la vraie fin de l'homme. Mais alors il faut dire que tout ne meurt pas avec le corps, car, dans cette vie, l'homme n'atteint pas sa fin véritable ; il faut dire aussi qu'il y a d'autres natures que les natures corporelles et périssables, car le bonheur n'est pas achevé s'il ne doit pas durer toujours ; il faut dire enfin que toutes les idées de l'intel- ligence ne sont pas contenues dans la sensation. Mais s'il en est ainsi, il ne reste plus rien du système d'Épicure. L'élément constitutif du bonheur, selon lui, c'est le plaisir. La preuve qu'il en donne est la même que celle des cyrénaïques ; l'exemple des animaux, qui tous, par la seule impulsion de leur nature, cherchent le plaisir et fuient la douleur. Mais, entre la destinée de l'homme et celle de la brute, il peut bien pourtant y avoir quelque différence. La seule que reconnaisse Epicure, c'est que l'homme ne doit pas chercher le plaisir pour le plaisir lui-même, mais seulement comme moyen d'arriver au bonheur. Il y a donc un choix à faire entre les plaisirs, il y a même des plaisirs qu'il faut éviter, des douleurs qu'il faut subir, le tout en vue de l'intérêt bien en- tendu, c'est-à-dire du plus grand bonheur possible. Cette division hiérarchique des plaisirs, cette re- cherche savante et calculée du plus grand bonheur possible, forme le trait caractéristique de l'épicu- réisme. Il importe d'insister sur ce point. Tous les plaisirs peuvent se ramener à deux types. Il y a un plaisir tumultueux et emporté qui résulte d'un grand développement d'activité physique. C'est à ce plaisir, dont la jouissance est inquiète et les conséquences souvent amères, que s'était arrêtée l'école cyrénaïque. Épicure l'appelle le plaisir dans le mouvement (rioovy) £v xtv?j<7Ei) . 11 y a un autre plaisir plus doux et, plus profond, qui nous remplit et nous pénètre au milieu de la paix de l'âme et dans le calme des passions. Épicure l'appelle le plaisir dans le repos (yjSovtj xaxaGTï]uorct'/.7i). Le plaisir des sens, Épicure ne le proscrit pas, il le recherche, au contraire, quand il peut servir au bonheur : mais il préfère le plaisir de l'àme, la-jouissance calme et tranquille. Avant de louer Épicure de cette préférence, sachons ce que c'est pour lui que le plaisir de l'àme. « Je ne concevrais pas le bien, disait-il dans son ouvrage sur la fin de l'homme, si je faisais abstraction des plaisirs du goût, des plaisirs de l'amour et de ceux de la vue qui contemple les belles formes. » Et ailleurs : « Le principe et la racine de tout bien, c'est le plaisir de l'estomac.» Cependant, en mille autres endroits, Épicure semble faire peu de cas des plaisirs des sens. Est-ce une contradiction? En aucune manière. Ce qui caractérise le plaisir du mouvement, c'est de ne se rapporter qu'au présent et de ne durer qu'un seul instant. Mais le plaisir que la mémoire rappelle ou que la pensée nous fait prévoir d'une manière certaine, est un plaisir de l'âme. Une santé parfaite et assurée, les jouissances anti- cipées de la chair, voilà des plaisirs de l'âme d'après la doctrine épicurienne. De tous les moyens de plaisir, le plus efficace, !.e plus puissant, c'est la vertu ; le secret d'être heureux n'est que celui d'être vertueux. Dans la bouche d'Épicure, un pareil mot a de quoi sur- prendre. Si la vertu existe, elle ne peut pas être un simple moyen de plaisir, elle emporte l'idée d'obligation, elle devient la règle immuable des actions humaines, et c'en est fait de la doctrine du plaisir. Ce n'est pas tout : s'il est vrai que la vertu porte avec elle sa récompense, qui est le plus doux de tous les plaisirs, c'est à la con- dition que la vertu soit désintéressée. L'acte vertueux accompli en vue de la récompense devient un calcul et manque par cela même la récompense. C'est donc l'impossible qu'on nous propose de tenter. Cependant la contradiction disparaît quand on sait en quoi consiste la vertu pour Épicure. La vertu par excellence, c'est la prudence, non plus cette prudence socratique qui met en tous nos actes le tempérament et la mesure, mais la prudence qui calcule et sait tirer d'une situation donnée tout le parti possible. C'est par prudence que le sage s'abstient de prendre sa part du fardeau des affaires publiques, par prudence qu'il renonce à devenir époux et père. C'est encore par prudence qu'il observe les lois de son pays Il réfléchit que ces lois le protègent contre l'au- dace des méchants, et que s'il les violait, il ne serait jamais sûr de l'impunité. Enfin, c'est par prudence que le sage cherche à thésauriser, courtise au besoin les grands, et se livre, en vue de l'avenir, à tous les épanchements de l'amitié. Tout cet égoïsme est décoré d'un fort beau nom, une vie sans trouble (à-rapaÇta). Les autres vertus sont la force? qui consiste à se dégager, toujours par un motif intéressé, des vaines superstitions et des terreurs imaginaires: ensuite la justice, qui consiste dans l'observation d'un prétendu contrat social fondé encore sur l'intérêt; enfin la tempérance, non pas celle du sage, mais celle de l'homme vulgaire qui craint de manquer du nécessaire. « Nos désirs, dit Epi- cure, sont de trois espèces : naturels et néces- saires, comme la faim et la soif; naturels mais non nécessaires, comme l'amour des mets déli- cats ; factices, comme la passion des liqueurs fortes. Le sage abolit ces derniers désirs, con- tient prudemment les seconds et satisfait les autres. Le strict nécessaire doit suffire au bon- heur du sage : avec du pain d'orge et un peu d'eau, on peut être heureux comme Jupiter. » Par ce côté, l'épicuréisme semble toucher au stoïcisme ; mais au fond la différence reste en- tière. Zenon renonce au plaisir parce qu'il le croit mauvais et incompatible avec la liberté du sage. Épicure s y livrerait s'il était certain d'en jouir toujours. L'épicuréisme est timide autant qu-3 le stoïcisme est héroïque. Telle est la vertu épicurienne. On conçoit que ce ne soit là qu'un moyen de plaisir. Toute cette morale est résumée dans les canons suivants, qui sont la règle des passions : 1* Prenez le plaisir qui ne doit être suivi d'aucune peine. 2" Fuyez la peine qui n'amène aucun plaisir 3° Fuyez la jouissance qui doit vous priver d'une jouissance plus grande ou vous causer plus de peine que de plaisir. 4" Prenez la peine qui vous délivre d'une peine plus grande ou qui doit être suivie d'un grand plaisir. En un mot : La seule règle de conduite est la recherche du plus grand plaisir possible. L'hon- neur d'Épicure est d'avoir été toute sa vie ob- servateur sincère d'une pareille morale, sans se laisser aller sur cette pente qui entraine tout partisan du plaisir dans la licence et de la li- cence dans l'abjection. Bien des gens seront EPIM 458 — ÊRAS étonnés d'apprendre que ce maître en fait de plaisir se nourrissait de pain trempé dans l'eau et écrivait à l'un de ses disciples de lui envoyer un peu de fromage, afin de pouvoir faire bonne chère quand il lui plairait. « Epicure, dit Sénè- que, avait trop d'un sou par jour pour son or- dinaire. Métrodore, moins avancé que son maî- tre, dépensait un sou tout entier. » Une joie intérieure le dédommageait de ces privations. Dans ses derniers jours, attaqué de la pierre et assailli des plus vives douleurs, sa sérénité d'àrne ne l'abandonna pas. Il cherchait à se distraire par la contemplation de la nature. Sen- tant sa fin prochaine, il légua son jardin à ses disciples, et mourut la seconde année de la cxxvir olympiade, 270 ans avant notre ère, à l'âge de soixante et onze ans. Epicure, dans une vie consacrée à l'ensei- gnement et traversée d'un grand nombre de ma- ladies, avait trouvé le temps d'écrire trois cents volumes. Les anciens nous apprennent (et nous le concevons sans peine) que son style manquait d'élégance et de correction. 11 y a quelques années, il ne nous restait de tant d'ouvrages que quatre lettres et quelques fragments. Un heureux hasard a depuis fait découvrir en partie son traité sur la Nature dans les ruines d'Hercu- lanum. L'originalité avait manqué à Epicure, elle manque absolument à toute son école. Tant qu'il reste quelque vestige de la philosophie antique, les nombreux amis de la volupté, en Grèce et à Rome, affluent dans les écoles épicuriennes. De cette multitude, il n'est sorti durant tant de siècles ni un seul homme éminent, ni une seule pensée originale. Cette stérilité s'explique en partie par l'esprit exclusivement pratique des épicuriens de tous les temps, par le caractère même de la doctrine épicurienne et par la mol- lesse des hommes qui en font leur règle de con- duite. Les ouvrages d'Épicure ont péri à l'exception des Fragments et Lettres conservés par Diogène de Laërte, et de quelques débris retrouvés dans les volumes d'Herculanum. On consultera : Dio- gène de Laërte, Vie des philosophes, liv. X; — Cieé- ron, de Finibus, liv. I et II ; — J. G. Orellius, Epi- curi fragmenta librorum II et XI de natura, voluminibus papyraceis ex Herculano erutis reperta, etc., Leipzig, 1818 ; Herculanensium voluminum quœ supersunt, Naples, 1793 à 1855. On trouve dans ces volumes des fragments d'É- picure, de Métrodore, d'Idoménée, de Polystrate, de Phèdre, de Philodème. On peut voir aussi le second recueil des mêmes volumes commencé à Naples en 1861, notamment le VIe volume qui comprend un nouveau fragment du ïl=pl çûuewi; (1866). Parmi les ouvrages modernes on peut citer: P. Gassendi, de Vita, moribus et doctrina Epicuri, Lyon, 1647, et Syntagma philoso- phiœ Epicuri, la Haye, 1655; — C. Mallet, Études philosophiques, Paris, 1843, t. II ; — C. Martha, le Poème de Lucrèce, Paris, 1868. On ne parle pas ici des historiens de la philosophie, parmi lesquels il faut mettre au premier rang pour ce sujet Ed. Zeller, la Philosophie des Grecs, t. IV, p. 341. X. ÉPIMÈNIDE de Gnoss, dans l'île de Crète, vivait plus de 600 ans avant J. C. Il était con- temporain des sept sages de la Grèce, au nom- bre desquels il est compté quelquefois à la place de Pénandre. Du reste, son rôle dans la civili- sation naissante de son pays paraît avoir été le même, bien qu'il nous rappelle encore, à cer- tains égards, ces personnages moitié surnaturel? et moitié historiques que les Grecs et, en géné- ral, tous les peuples de l'antiquité honoraient comme leurs premiers instituteurs. Épiménide et. lit principalement occupé de politique et de législation; on suppose même qu'il a, s'ils ont lis existé, écrit sur la législation des Cre- tois plusieurs traités, dont le temps, à ce qu'un assure, n'a rien épargné. 11 aurait aussi com- posé un poëme sur l'expédition des Argonautes, dont il ne reste pas plus de traces que de son ouvrage sur les lois de son pays. Quant aux traditions fabuleuses qui nous sont parvenues sur son compte, il est difficile d'y voir autre chose que des allégories qui téînoignent de l'austérité de sa vie et de l'immense influence qu'il a exercée sur son siècle. Ainsi, cette ca- verne où il passa, dans un sommeil extraordi- dinaire, quarante, et selon d'autres, cinquante- sept ans de sa vie, c'est la solitude où il se ren- ferma pour apporter ensuite dans la vie publique les fruits de ses méditations et de sa sagesse. La faculté merveilleuse qu'il partageait, dit-on, avec Hermotime de Clazomène, de se séparer quand il le voulait de son corps, ne veut-elle pas dire qu'il exerçait sur ses passions un tel empire et que les réflexions l'absorbaient à ce point, que les lois de la nature physique semblaient avoir perdu pour lui toute leur force? Enfin quand il conseille aux Athéniens, pour se délivrer de la peste, d'autres disent de la guerre civile, qui, dans ce temps-là, ravageait leur ville, d'immo- ler des victimes expiatoires aux dieux inconnus, cela signifie probablement qu'il chercha à adou- cir la barbarie des mœurs en perfectionnant les institutions religieuses. On peut consulter sur ce personnage : Diogène Laërce, liv. II; — Gottschalck, Disputatio de Epiménide, propheta, in-4°, Altdorf, 1714; — Heinrich, Épiménide de Crète, composition his- torique et critique, formée avec des fragments de l'antiquité, in-8, Leipzig, 1801 (ail.); — Chai- gnier, Pythagore et le Pythagorien, 2 vol. in-8". Paris, 1873, tome I. X. ÉRASME. La vie de ce célèbre lettré ne fut qu'une longue profession de respect pour l'anti- quité, et une courageuse protestation en faveur des droits de la pensée. Malgré l'absence de tout système philosophique déterminé, cette disposi- tion n'en est pas moins l'esprit philosophique lui-même; et raconter les vicissitudes de la vie d'Érasme, c'est raconter la gloire et les revers des lettres renaissantes pendant la première moitié du xvie siècle. Son père se nommait Gérard; il descendait d'une honnête famille de Terghout en Brabant. Sa mère, fille d'un médecin, s'appelait Margue- rite. Elle avait eu de Gérard un premier enfant nommé Antoine, et comme, malgré la naissance de ce fils, les parents de Gérard s'opposaient à leur mariage, celui-ci se réfugia à Rome, où trompé par la fausse nouvelle de la mort de Marguerite que ses frères lui annoncèrent à des- sein, il se fit ordonner prêtre. De retour, il s'ap- perçut trop tard de la ruse, et vécut non loin de la mère de ses enfants dans la plus grande ré- gularité. Pendant son absence, Marguerite était accouchée à Rotterdam d'un fils qui reçut le nom de Gérard, et le changea plus tard en celui de Désiré, dont la traduction grecque a donné le nom d'Érasme. Il avait treize ans lorsque la peste lui enleva sa mère; son père ne tarda pas à mourir de douleur. L'orphelin avait déjà étu- dié à l'école de Deventersous d'illustres maîtres. Alexandre Hegius et Podolphe Agricola, et, mal- gré, dit-on, quelque difficulté d'intelligence, dif- ficulté peu démontrée et d'ailleurs contredite par les résultats, il avait fait de rapides progrès Nonobstant son aversion pour la vie monastique, qu'il ne dissimula point en plusieurs circonstan- ÉRAS 459 ERAS ces, cédant aux obsessions de ses tuteurs et à une dure nécessité, il entra comme novice dans le couvent des chanoines réguliers de Stcin, au diocèse d'Utrecht. 11 est à remarquer qu'il y cul- tiva la peinture sans négliger ses autres études, dans lesquelles il eut pour compagnon et pour ami Guillaume Hermann. Il sortit bientôt du couvent de Stein, avec la permission de l'évêque d'Utrecht, pour s'attacher à l'évêque de Cambrai, Henri de Bergues. Mais après un séjour à Paris, fait au collège de Navarre avec l'agrément du prélat, il revint à Cambrai, se lia d'amitié avec Battus, et fit, par son intermédiaire, connais- sance avec la marquise de Weère, de la généro- sité de laquelle il eut à se féliciter. Ce fut par 1 1 protection de cette dame, et avec celle de mi- lord Montjoie, qu'il fit son premier voyage en Angleterre, après lequel il retourna plusieurs fois à Paris/et revint ensuite en Hollande. Il se livra particulièrement, dans cet intervalle, à l'é- tude du grec et à celle de la théologie, où il fit de grands progrès. Après plusieurs voyages en Angleterre, il trouva enfin l'occasion de visiter l'Italie, vers laquelle le poussaient d'ardents dé- sirs. Il ne put cependant partir qu'en 1306, lorsque déjà il était âgé d'environ quarante ans. Sa grande érudition, l'élégance de son style et la finesse de son esprit, lui procurèrent d'impor- tantes relations et lui attirèrent de nombreux admirateurs, parmi lesquels nous devons citer Pierre Bembo, le cardinal Grimani et le cardi- nal Jean de Médicis (depuis Léon X). Il séjourna à Turin, où il prit le grade de docteur en théo- logie, à Bologne, à Venise, où il logea chez Aide Manuce pendant l'impression de ses Ada- ges, et à Rome. Il quitta cette ville pour retour- ner en Angleterre, malgré les offres magnifiques que lui avait faites le cardinal Grimani. Il eut, du reste, à s'en repentir, car il ne trouva pas dans cette nouvelle patrie ce que des promesses exagérées lui avaient fait espérer. Nonobstant ses liaisons avec les hommes les plus illustres de cette contrée, Guillaume Warrham, Thomas Morus, Fischer, Thomas Cramer, Cotet, André Ammoniode Lucques et Canossa, tous deux lé- gats, et Henri VIII lui-même, il fut encore obligé de quitter l'Angleterre, où, contre son attente, il éprouvait de nouveau la mauvaise fortune. La misère toutefois ne paraît pas avoir refroidi sa verve satirique, car c'est pendant son séjour en Angleterre qu'il écrivit son Éloge de la folie. Cet ouvrage fut condamné par la Sorbonne, le 27 jan- vier 1542. Il n'avait pas encore été mis à l'index à Rome, ce que ses ennemis n'obtinrent que plus tard, et avec quelque peine. Bientôt après ce voyage, pressé par les chanoines réguliers de rentrer au couvent de Stein, il s'y refusa, et obtint du pape un bref qui le mit, pour le reste de sa vie, à l'abri de ces sollicitations. De retour en Brabant, Érasme se trouva, par l'appui du chancelier Sauvage, en faveur auprès du roi catholique Ferdinand. Il fut même un moment question de le faire précepteur du prince Charles (depuis Charles-Quint) et de Fer- dinand son frère ; mais le peu d'attrait que lui offrait la cour ne lui permit d'accepter qu'une pension de trois cents livres, au lieu de la bril- lante fortune à laquelle il serait parvenu, s'il eût eu plus d'ambition. Les membres de la fa- culté de théologie de Louvain inscrivirent le nom d'Érasme parmi ceux de leurs docteurs, à peu près vers l'époque où ce savant prenait avec ardeur le parti de Reuchlin, attaqué en cour ds Rome. Érasme avait déjà refusé les offres que lui fai- sait, pour l'attirer en France auprès de lui, le nonce Canossa, évoque de Bayeux, lorsque Fran- çois Ier se mit de la partie. Malgré les instances du roi et de Budée, son intermédiaire, il per- sista dans son refus. La crainte de compromet- tre son repos au milieu des envieux que lui atti- rerait la faveur du prince, et des discussions théologiques qui commençaient à naître, paraît en avoir été la cause. Il n'en resta pas moins plein de reconnaissance pour François Ier, et s'exprima, après la bataille de Pavie et la paix de Madrid, avec une indépendance pleine de sympathie pour le monarque français. Il refusa des offres analogues qui lui furent faites par le prince Ernest de Bavière, par la raison qu'ap- partenant à Sa Majesté Catholique en qualité de conseiller, il ne pouvait s'attacher à aucun autre prince. Érasme eut encore plus d'une oc- casion de refuser divers asiles que lui offrirent des prélats, des princes et même le roi d'Angle- terre. Il se fixa enfin à Bâle, qu'il connaissait par plusieurs voyages; son revenu lui permet- tait d'y vivre avec aisance, et il y était attiré par l'amitié de l'évêque et la publication de ses ouvrages, confiée aux presses de Froben. Il y arriva au mois de novembre 1521. L'amitié des souverains pontifes Adrien VI et Clément VII l'engagea de nouveau à retourner à Rome ; deux fois il se mit en devoir de répondre à leur dé- sir, mais deux fois sa santé le força d'y renon- cer. Il perdit en 1526 Jean Froben, qu'il regretta sincèrement. Cette mort ne le décida cependant pas à abandonner la ville; il aida Jérôme Fro- ben, l'aîné des enfants du défunt, à conserver la gloire de l'imprimerie, si bien illustrée par son père. Il fut de nouveau sollicité par le roi d'An- gleterre, auquel il adressa un refus fondé sur divers motifs apparents, mais dont la cause vé- ritable, qu'il cachait soigneusement, était la crainte d'être obligé de se prononcer dans la question du divorce de ce prince et de Catherine d'Aragon. La familiarité qui s'était établie à Bâle entre lui et plusieurs des principaux réfor- mateurs, et en particulier sa liaison avec Œco- lampade, le forcèrent à quitter enfin cette ville, dans laquelle un plus long séjour n'eût pas man- qué de le compromettre. Il choisit Fribourg. Il y demeura de l'an 1529 à l'an 1535 où il revint à Bâle, et ces six années ne furent pas moins fé- condes que les autres en ouvrages d'une polémi- que piquante ou d'une solide érudition. Il ne resta d'ailleurs à Bâle qu'un peu moins d'un an: arrivé dans le cours du mois d'août 1535, il y mourut dans la nuit du 11 au 12 juillet 1536. Telles sont les vicissitudes au milieu desquel les se passa la vie d'Érasme. Ami de la modéra- tion, du repos et de l'étude, il vécut dans une lutte continuelle, parcourut toutes les contrées de l'Europe éclairée, et fut forcé d'abandonner pendant plusieurs années la ville de son choix, déchirée par les luttes religieuses. Si des rela- tions nombreuses, chères à son cœur, précieu- ses pour son esprit, flatteuses pour son amour- propre, lui firent trouver souvent ces conversa- tions élégantes, ce commerce littéraire pour le- quel il semblait si heureusement né, les bru- tales invectives et les grossières accusations de quelques-uns de ses adversaires tourmentèrent quelquefois sa vie, et menacèrent même d'en troubler tout à fait le repos. Au milieu de ces nombreuses provocations, il ne se laissa que ra- rement emporter à des représailles que son goût délicat ne pouvait manquer de désavouer, et qui n'altérèrent que passagèrement la douce et pénétrante sagesse dont il opposa le calme aux excès d'une époque aveugle et passionnée. Toutefois, cette philosophie pratique ne suffit ÉRAS — 460 — ERIG pas pour que nous comptions Érasme parmi les nommes qui ont acquis quelque gloire dans cette partie des travaux de l'intelligence. Initié sans doute aux études philosophiques de son temps, il ne leur donna néanmoins dans ses écrits aucune place de quelque importance. Ce n'est pas que la philosophie ne puisse lui devoir quelques-uns de ses progrès, mais elle les lui doit indirectement, par le mouvement qu'il imprima à l'étude des langues anciennes, et l'estime dont il donna hautement l'exemple pour les philoso- phes de l'antiquité. Aucune recherche appro- londie sur la nature de leurs opinions, aucune question traitée ex professo n'annonce de sa part de prédilection pour ces recherches. Mais, quoique aucune théorie ne soit explicite dans les nombreux écrits que nous a laissés Érasme, l'esprit philosophique s'y fait remar- quer à un haut degré. Favorable à la réforme dans une assez juste proportion, il se distingua cependant de Luther par un caractère non équi- voque de réflexion indépendante. Le moine de Witteniberg combat l'Église romaine par une autre orthodoxie, orthodoxie qu'on peut appeler biblique, et dont il se fait le juge suprême; c'est l'Écriture sainte interprétée dans un sens, qu'il oppose à l'Écriture sainte interprétée dans un autre. Dans les réformes, au contraire, que favorisait Érasme avec une hardiesse inespérée, c'est surtout l'esprit philosophique qui dicte ses jugements sur la discipline, sur la tradition, qui dirige sa critique à la fois rigoureuse et mesu- rée. Quoiqu'il ne puisse être compté que parmi les lettrés, il y a, dans tout l'ensemble de son œuvre, quelque chose d'un heureux éclectisme, qui ne dépasse pas, il est vrai, les limites du bon sens, mais qui frappe comme une lumière renaissante, au milieu des ténèbres, profondes encore, de la scolastique. 11 y a déjà de la philo- sophie dans la réforme seule du langage, et dans l'abandon de formules vieillies qui retenaient la pensée captive ; l'élégance de la diction prélude à la liberté de la pensée. Indépendamment de cette part qui revient à Erasme dans le mouvement de la Renaissance, on peut le compter, comme Théophraste dans i'antiquité et la Bruyère dans les temps moder- nes, parmi les philosophes moralistes les plus ingénieux et les plus exacts. La finesse des aperçus, l'éclat pittoresque de l'expression, s'al- lient heureusement chez lui pour que la phrase relève la pensée et lui donne encore plus de prix. Comme critique de moeurs, il se rapproche de l'esprit de.Démocrite. Les preuves s'en trou- vent dans YEloge de la folie, dans ses lettres, dans ses divers traités sur l'éducation, dans ses Colloques et dans ses Exhortations. Son livre des Adages, composé avec autant de goût que d'érudition, montre quelle importance il attri- buait à cette sagesse populaire qui s'est, dans tous les temps, exprimée par des proverbes. Erasme, il est vrai, s'expliqua sur une question philosophique grave et difficile, mais étroitement liée à la théologie. Ce fut celle du libre arbitre. Il en rétablit l'intégrité contre Luther, qui l'avait entièrement sacrifié à la grâce. Quoique la ma- nière dont Érasme traita cette matière n'ait point été désapprouvée par les orthodoxes, on ne peut nier que sa solution n'inclinât au pélagianisme, et ne montrât en lui des tendances plus ration- nelles que théologiques. Ses dissertations sur ce sujet se trouvent à la fin du tome IX" et au commencement du tome Xe de ses œuvres com- plètes, édition de M. Le Clerc. En étudiant la vio d'Érasme, ses ouvrages, et, en particulier, sa correspondance, nous n'a pu nous empocher do faire un rapprochenirnt dont la justesse, nous l'espérons, ne sera pris contestée. Le clergé, et surtout le clergé séculier, comptaità cette époque grand nombre de savimis distingués et polis, auxquels la première aurore de la Renaissance avait inspiré un vif amour pour l'antiquité. On est frappé de la faveur avec laquelle ces esprits enthousiastes et généreux, docteurs, évêques. cardinaux, souverains pon- tifes même, semblent tous disposés à accueillir, quelques-uns à provoquer, une réforme prudente et modérée. Mais à peine la rupture opérée par Luther est-elle achevée, que ce mouvement cesse : la méfiance arrête l'élan des intelligences; à la vue des fureurs des sectaires, les moindres essais deviennent suspects; le sentiment de l'ordre menacé invite à se tenir sur ses gardes le pou- voir déjà trop prompt à recourir à la rigueur. Ce fait n'est-il pas analogue à ce qui se passa en France à la fin du xvm* siècle? Une partie du clergé et la noblesse de la cour, qui avaient applaudi au développement des idées nouvelles et dont l'esprit frondeur n'avait pas toujours épargné les objets les plus respectables, reculè- rent épouvantés devant les terribles représailles de 1789 et des années suivantes. Semblables aux lettrés du xvi8 siècle, ils maudirent les principes qu'ils avaient défenaus avec transport quelque temps auparavant, aussi incapables de découvrir ce qui se cachait de vérité sous les passions ré- volutionnaires, qu'ils l'avaient été de sentir l'in- justice des attaques irréfléchies auxquelles sou- vent ils s'étaient livrés sans mesure. Indépendamment de l'édition citée plus haut, commencée en 1703, on a, imprimés à part, un grand nombre d'ouvrages d'Erasme. Le recueil de ses lettres et de celles de plusieurs des amis avec lesquels il était en correspondance, est en particulier d'un vif intérêt pour l'étude de cette période de l'histoire des lettres et de la philo- sophie en France, en Allemagne, en Italie et en Angleterre. Fidèle reflet de l'esprit des letirés laïques et ecclésiastiques de tout rang et de toute dignité qui étaient en commerce littéraire avec Érasme, elles font connaître, mieux que tout autre livre, l'esprit et les passions de cette époque. Les œuvres complètes d'Érasme ont été publiées à Bàle, 1540, 8 vol. in-f°; à Leyde, 1703-6, 10 vol. in-f°, par Jean Le Clerc. On peut consulter : Vie d'Erasme, par J. Lévesque de Burigny, Paris. 1757, 2 vol. in-12; — E. Charles, de Adagiis Erasmi, Parisiis, 1862, in-8; — Desdevises du Désert, Erasmus Rolerodamus morum et lit- lerarum vindex, Paris, 1862, in-8; — M. Nisard, YHistoire d'Érasme et de ses écrits en tête d'une traduction de YEloge de la folie, Paris, 18'i3. in-12; — Gustave Feugère, Érasme, étude sur sa vie et ses ouvrages, in-8, Paris, 1874. H. B. ÉRIGÈNE (Jean Scot) est né au commencement du ixe siècle dans une des îles Britanniques, mais on ne saurait dire dans laquelle; les trois pro- vinces se le disputent, et ces deux noms, Scotus, Erigena, indiquent chacun une patrie différente. La même obscurité qui couvre son berceau nous cache les dernières années de sa vie. Les histo- riens anglais du xi* et du xne siècle l'ont confondu avec un certain Jean qui vivait en France et qui, lelé en Angleterre par Alfred le Grand, reçut la direction, de L'abbaye d'Ethelinge, où il l'ut assassiné par ses élèves el honoré comme martyr. C'est grâce à celte confusion, sans doute, que Scot Érigèneaété en possession, pendant plusieurs siècles, des honneurs canoniques. Son nom figure encore dans le Martyrologe imprimé à Anvers en 1586. Mais bientôt, par une destinée bizarre, il ne paraît plus que dans les Index de la cour de Roiin'. ERIli — 461 ERIG La seule chose qui nous soit assez bien connue dans la vie de Scot Érigène, c'est son séjour à la cour de Charles le Chauve. Placé par ce prince à la tête de l'école du palais, et hautement admiré fiar sa science, il fut engagé dans les controverses es plus graves de son temps, dans les discussions de la grâce et de l'eucharistie : et comme il y porta la hardiesse de sa pensée, il y compromit, par les condamnations qu'il s'attira, l'autorité de ses doctrines métaphysiques. Chez lui le théologien fit toujours beaucoup de tort au philosophe. Nous n'avons plus l'ouvrage que S^ot Érigène écrivit sur l'eucharistie [de Corpore cl Sanguine Dùmini): mais on sait qu'il ne voyait dans le sacrement de l'Église qu'un souvenir, une com- mémoration du sacrifice de la croix. Lorsque Bérenger, deux siècles plus tard, après avoir re- nouvelé cette doctrine, fit sa soumission au con- cile de Rome en 1059, il fut condamné à brûler de sa main, avec ses propres ouvrages, le traité de Jean Scot, où il avait puisé son hérésie. Malgré cette circonstance, il est remarquable que Scot Érigène lut choisi par deux évoques, Pardule de Laon et Hincmar de Reims, pour combattre Got- tescalk, qui, exagérant encore la rigueur des doctrines augustiniennes, anéantissait le libre arbitre. C'est à cette occasion qu'il publia son livre stt)' la Prédestination {dePrœdestinatione). Mais le libre penseur, par ses audaces philoso- phiques, faillit compromettre la cause de Pardule et d'Hincmar qui l'abandonnèrent bientôt; vi- vement attaqué par saint Prudence, évêque de TroyeSj et par le diacre Flore, au nom de l'Église de Lyon, il vit son livre condamné par le concile de Valence en 855, et en 859 par le concile de Langres. Son autorité cependant était toujours considé- rable dans les écoles de Paris, quand une traduc- tion de saint Denys l'Aréopagite, qu'il publia peu de temps après, fut une occasion pour le pape Nicolas Ier de demander à Charles le Chauve la disgrâce du philosophe. On ne sait si Charles le Chauve se rendit aux injonctions ou aux prières de Nicolas Ier. C'est depuis cette époque que tous les renseignements nous manquent sur Scot Érigène. Nous avons déjà nommé quelques-uns des ou- vrages les plus importants de Jean Scot : son traité de V Eucharistie, qui est perdu; le traité de la Prédestination, publié, en 1650, par le président Mauguin, dans ses Vindiciœ prœdesti- nationis et gratiœ,ei la traduction de saint Denys l'Aréopagite; il faut citer parmi ses autres ou- vrages, dont la plupart sont perdus ou enfouis dans les bibliothèques de nos anciennes abbayes : 1° de Visione Dei, que Mabillon a vu manuscrit dans la bibliothèque de Clairmarest, près de Saint-Omer; 2" le de Egressu et régressa animœ ad Deum, que Guillaume de Northausen a vu encore, en 1594, dans la bibliothèque de l'élec- teur de Trêves, et dont un écrivain allemand, M. Greith, dans son Spicilegium Vaticanum, croit avoir découvert un fragment, malheureu- sement sans importance; 3° un Commentaire sur saint Denys l'Aréopagite, contesté à tort par dom Rivet, et dont M. Greith a découvert au Vatican une partie assez considérable qu'il a promis de publier bientôt; 4° une Traduction latine des scolies de saint Maxime, sur saint Grégoire de Nazianze, imprimée par Thomas Gale dans son édition du de Divisione naturœ; b" une Homélie sur le commencement de l'Evan- gile selon saint Jean, indiquée par dom Rivet, et que M. Ravaisson vient de retrouver parmi les manuscrits provenant de l'abbaye de Saint- Évroult; 6° plusieurs pièces de vers, publiées à différentes époques, par Usser, Ducange, Mabil- lon, Angelo Mai', et récemment par MM. Ravaisson et Cousin. Nous arrivons à son grand ouvrage, uepî 0- <7£w; [j.cp'.s!AoO {de Divisione naturœ), imprimé à Oxford, en 1681, par Thomas Gale (in-f"). 1! y en a une nouvelle édition, publiée récemi en Allemagne et due aux soins de M. Schlûter. attaché à l'Université de Munster. C'est là le plu important des écrits de Scot Érigène, celui qui contient toute sa philosophie. Il est divisé en cinq livres et composé en forme de dialogue. C'est un entretien entre le maître et le disciple, sur le monde, natura, sur l'universalité des êtres, sur ce grand tout qui comprend à la fois Dieu et l'homme, le Créateur et la créature. La pensée, tout en suivant son développement dialec- tique, se détourne et se perd à chaque instant à travers un grand nombre de questions secon- daires; elle revient ensuite sur ses pas et se répète avec une confiance inépuisable. Ce n'est point du tout la sécheresse scolastique des sommes de théologie, mais plutôt une fertilité trop abon- dante, un chaos riche et confus. Malgré la con- fusion et la subtilité, l'expression est souvent grande, et elle atteint parfois une vraie poésie que soutient l'élévation de la pensée, et je ne sais quel enthousiasme philosophique. Ce qui fait l'importance de Scot Érigène, c'est surtout la place où il nous apparaît dans l'histoire, et la direction générale qu'il a donnée à la philo- sophie de son temps. Après les siècles barbares qui suivent les invasions, et quand la science se dégageait péniblement dans les laborieuses mais grossières compilations d'Alcuin et de Bède le Vénérable, Scot Érigène s'élève tout à coup à la métaphysique, et, entreprenant de réduire en un système tout l'ensemble des croyances chré- tiennes, il ouvre la route à la philosophie du moyen âge. On trouve chez lui, il est vrai, bien des idées de Plotin et de Proclus; esprit subtil et enthousiaste, il étudiait avidement les Pères de l'Église grecque, surtout les Pères alexandrins, et il avait traduit et commenté l'Aréopagite. Mais il n'est pas seulement le continuateur des doctrines d'Alexandrie, il n'est pas seulement le dernier des néo-platoniciens, il est surtout le premier des scolastiques. Il commence par diviser le monde entier, les êtres, les natures, en quatre catégories : 1° la nature qui n'est pas créée et qui crée; 2° la na- ture qui est créée et qui crée; 3° la nature qui est créée et qui ne crée pas; 4° la nature qui n'est pas créée et qui ne crée pas. La première, c'est Dieu, c'est le Dieu incréé et créateur, celui qui possède la vie et qui la répand. La seconde, ce sont les causes premières par lesquelles il accomplit son œuvre. La troisième, c'est la création. La dernière, c'est Dieu encore, c'est le Dieu qui est la fin de toutes choses comme il en est le commencement et vers qui retourne, sans pourtant se confondre avec lui, la vie universelle échappée de ses mains. Scot Érigène fait donc une longue étude de Dieu, puis des causes premières, puis du monde et de l'homme qui en est le faîte, et il montre enfin ce monde créé par Dieu et retournant en lui. On ne contestera pas la grandeur de cette con- ception, et, si on lit l'auteur lui-même, on admi- rera avec quelle sollicitude enthousiaste il veut placer le monde et l'homme au sein de Dieu, il veut les envelopper de la divinité, en s'efforçant toutefois de ne pas les confondre avec elle. Son étude sur Dieu rappelle beaucoup les idées des alexandrins. Il commence par déclarer que Dieu est inaccessible à l'esprit de l'homme, qu'il ne peut être connu par la pensée, ni nommé par les langues humaines; qu'il ne rentre dans au- ERia 462 — ÏÏRTfr cune des catégories; qu'il est supérieur à toute qualification. Tout ce qui est déterminé a un contraire : le bien a pour contraire le mal ; le con- traire de l'essence est le néant. Ces contraires sont parallèles l'un à l'autre; or, si Dieu était la bonté, la vérité, l'essence, il y aurait un contraire à chacune de ces choses, et ce contraire, cette opposition serait coéternelle à Dieu. Un tel anta- gonisme est impossible. Il faut donc s'élever plus haut, au-dessus du monde des luttes et des dif- férences, jusqu'au Dieu indéterminé, jusqu'au Dieu sans nom, dont parle l'Aréopagite. Après avoir répété que nous ne pouvons connaître ce Dieu inaccessible, Érigène nous le montre partout, autour de nous, dans ses œuvres, et surtout dans la trinité de notre âme, créée à l'image de la trinité divine. La seconde nature, dans la division de l'univer- salité des êtres, c'est la nature qui est créée et qui crée. Où est cette nature, si ce n'est dans les causes premières de toutes choses? Ces causes, ce sont les idées, les modèles, les formes dans lesquelles sont déposés les principes immuables des choses. Scot Ërigène expose et développe la création de ces causes premières. Il suit, pour cela, le récit de la Genèse, qu'il interprète, selon les habitudes de son temps et celles de son génie propre, avec une subtilité singulière, cherchant partout un sens spirituel au lieu du sens littéral, et mettant souvent les théories les plus hardies sous la protection d'un verset de la Bible. « Les causes premières, dit Scot Érigène, sont créées par le Père et déposées dans le Verbe : In prin- c.ipio fecit Deus cœlum et terram. In principio signifie ici dans le sein du Verbe. Ces causes sont coéternelles à Dieu, et, quant au monde, il est à la fois éternel et créé. Il est éternel, car Dieu ne souffre pas d'accident, et la création eût été un accident dans la vie divine, si Dieu avait existé avant le monde. Il est créé, l'Écriture le proclame. Éternité du monde, création du monde, comment concilier ces deux idées? Quel est le point où se consomme leur iden- tité? Cette identité est en Dieu; Dieu aussi est tout à la fois éternel et créé. Il est à la fois simple et multiple, il est l'unité et la pluralité. 11 demeure dans son unité immobile, qui soutient la variété des phénomènes; mais il court en même temps à travers cette variété infinie, et, en la créant, il se crée lui-même en elle; car, dans toute chose, dans tout être, c'est lui qui est la substance véritable; retranchez cette sub- stance, retranchez l'idée de cette sagesse divine, tout s'écroule. C'est ainsi que Dieu se crée dans tout ce qu'il crée. La même chose peut donc être à la fois éternelle et créée, infinie et finie; éternelle, infinie en Dieu, c est-à-dire dans la cause où elle subsiste, créée et finie dans sa ma- nifestation réelle. Scot Érigène continue, en suivant toujours la Genèse, le développement de la création, et il descend de Dieu jusqu'aux dernières limites du monde, jusqu'à ce qui n'existe pas, jusqu'à la matière. Ces deux mondes, le monde intellec- tuel et le monde sensible, seraient séparés par un abîme s'il n'y avait entre eux une nature qui, appartenant à l'un et à l'autre, les rapproche, les unit, les concilie et termine leurs différences. 11 n y a rien au-dessous du corps, il n'y a rien au- dessus de l'intelligence. Or, ces deux extrémités se rencontrent et s'unissent dans un être, qui est l'homme. C'est en lui que vient finir cette grande division des êtres commencée en Dieu; il est le terme, le but et comme le sommet de la création. De même que les causes premières ont été conçues dans le Verbe, de même toutes les créa- tures ont été conçues dans l'homme; il est le résumé du monde créé, qu'il doit rapporter au Créateur. L'homme est le médiateur, te rédemp- teur de la création, le sauveur des êtres; car il les renferme tous en lui, et il va les rapporter à Dieu. Telle est, dans les plans de la divine sagesse, la dignité de la nature humaine. Voilà pourquoi l'homme a été créé à l'image de Dieu. Il a reçu, pour des fonctions divines, une âme qui est l'i- mage de la divine Trinité. Mais l'exécution de ces plans a été interrompue. L'homme a refusé cette mission sublime; il est tombé, par le pé- ché, de cette haute place où Dieu l'avait mis. Ici se présente une remarquable discussion sur le mal et le péché. « L'état de l'homme dans le Paradis n'était pas, dit Scot Érigène, celui de la perfection complète. Cet état primitif n'est que la disposition au bien, au saint, au vrai, laquelle est innée dans l'homme et qu'il doit développer. Ce moment, que nous plaçons avant la chute et que nous nommons innocence, Paradis, ce mo- ment n'a pas existé. Si l'homme était demeuré dans le Paradis, quelque courte que fut la durée de cet état bienheureux, il serait nécessairement arrivé à la perfection. Cet état antérieur à la chute, était donc une simple disposition par la- quelle l'homme eût atteint la perfection divine, s'il eût persévéré dans le bien. Il ne l'a pas fait; au lieu de se tourner vers Dieu, qui était sa règle et son .^ut, il s'est tourné vers lui-même. Ce n'est poini le mal qui l'a tenté, car le mal n'existe pas. Ce n'est pas le désir qui a tenté et corrompu la volonté; c'est la volonté qui est tombée des hauteurs où elle était créée : elle est tombée de Dieu sur elle-même. « Mais rien, pourtant, ne sera en péril. Dieu remplira la fonction que l'homme a repoussée. L'homme divin, Jésus-Christ, prendra la place qu'Adam a laissée vide. Il se revêtira de la na- ture humaine, il rapportera à Dieu toute l'hu- manité, et tout l'univers qui y est renfermé. » Nous arrivons à la quatrième nature, à celle qui n'est pas créée et qui ne crée pas, c'est-à- dire à Dieu considéré, non-seulement comme principe, mais comme la fin de toutes choses. Scot Ërigène décrit avec une sorte d'enthou- siasme poétique ce retour de la création au sein du Créateur, et l'état futur de ce monde ressus- cité en Dieu. Il nie l'éternité des peines; il nie qu'il y ait un enfer matériel. Il voit dans ces dogmes des traditions du paganisme. La croyance aux peines éternelles lui semble une opinion manichéenne. Croire qu'il y aura éternellement des méchants et des peines pour les punir, c'est placer en face du bien infini, en face de Dieu, une puissance infinie et éternelle comme lui, le mal. Le mal n'existe pas; ce n'est qu'un acci- dent, accident qui doit disparaître avec les filles qu'il a engendrées, la misère et la mort. Les châ- timents ne seront pas des châtiments matériels. Le supplice sera dans les consciences. Peut-il être une autre joie que de voir le Christ, un autre supplice que de ne pas le voir? Enfin, il y aura deux états pour les élus. Le premier est la simple restitution de la nature de l'homme avant la chute; dans le second, l'homme s'élève au- dessus de l'humanité par la grâce, il est déifié. Mais le degré suprême de la déification, l'union complète avec Dieu, n'est accordé qu'au Verbe. que nouvelle. Mais non; il est beaucoup moins mystique que Plotin et Proclus ; il est beaucoup moins alexandrin que Denys l'Aréopagite, et aux endroits même où il se rattache le plus à ces ERIG — 463 KHI S maîtres, il y a dans sa philosophie des principes chrétiens qui forment une barrière entre sa doctrine et les leurs. Quand il parle de l'union dernière avec Dieu, il s'applique toujours, ce que néglige l'Aréopagite, à maintenir la perma- nence de la personne humaine au sein de l'âme divine qui la reçoit et l'embrasse. Quand il pro- clame l'éternité de la création, il prend le plus grand soin d'expliquer sa pensée, et, en faisant de la création un acte éternel de la Divinité, il montre toujours Dieu antérieur au monde, en sorte que si la création est éternelle, elle n'est cependant pas coéternelle au Créateur. Lorsque, voulant expliquer cet acte de la création, Jean Scot divise la nature, c'est-à-dire l'Être unique et universel, lorsque de cette division il fait sortir le monde, et que, dans son langage hardi, il parle de la procession des êtres hors de Dieu, il ne dit jamais que la création soit une émana- tion: il proclame le principe chrétien de la vo- lonté divine ; il s'attache à ce principe, il le dé- veloppe, et arrive à cette conclusion, récemment Tenouvelée, que la volonté est le fond même de Tessence ; que, pour Dieu, être et vouloir c'est la même chose. Enfin, quand il montre ce Dieu, ce courant de l'être et de la vie, enveloppant et animant tout, il rappelle sans cesse que jamais il n'y a de confusion entre le Créateur et la créature, et si le panthéisme résulte trop souvent de ses paroles, ses intentions le repoussent tou- jours. Il y a un principe qui domine toute la doc- trine de Scot Érigè.e, c'est celui-ci : Qu'il n'y a pas deux études, l'une de la philosophie, l'autre de la religion, mais une seule qu'on peut appe- ler indifféremment religion ou philosophie ; car la vraie religion est la vraie philosophie, et la vraie philosophie est la vraie religion. Cette phrase, écrite au premier chapitre du traité de la Prédestination, et dont le de Divisione na- turœ est un commentaire éclatant, sera reprise et développée par tous les successeurs de Jean S ;ot : elle pourrait servir d'épigraphe à leur histoire. Plus loin, Scot Érigène complète ce principe, et il ajoute que la foi doit précéder la science. Ces deux idées, l'union parfaite, l'identité de la phi- losophie et de la religion, et la nécessité de la foi pour arriver à l'intelligence, forment le fon- dement de toute la philosophie du moyen âge. On sait avec quelle autorité elles sont procla- mées dans le Proslogium de saint Anselme : consacrées par ce grand esprit, elles deviennent de droit commun dans toute la scolastique, et sont élevées à la hauteur d une loi reconnue par tous et fidèlement observée. Les rapports de la raison et de la foi, tels que Scot Erigène les a établis, sont donc ceux que le moyen âge a re- connus; c'est la foi cherchant à se compléter par la science, c'est la foi, la croyance s'élevant à l'intelligence ; c'est le fides quœrens intellectum de saint Anselme. Une autre idée bien frappante chez tous les maîtres de la scolastique, c'est la confiance dans les forces de la pensée humaine. La raison, dit Scot Érigène, est une révélation aussi ; et quand l'autorité de l'Écriture semble contredire les af- firmations de la raison, c'est la raison qu'il faut croire, elle est supérieure à l'autorité; car ce n'est pas de cette autorité qu'elle tient sa puis- sance ; et sur quoi s'appuierait l'autorité, si ce n'est sur la raison? si on ne trouve pas cette li- berté d'opinion chez tous les scolastiques, tous ont eu la même foi dans les facultés de l'esprit humain. Comment se fait-il cependant que Scot Éri- gène ne soit pas cité une seule fois par les sco- lastiques? Ne serait-ce pas que les écrivains de l'Église étaient plus frappés que nous de tout ce qu'il y avait encore d'alexandrin dans ses doc- trines? Ils profitaient, sans le savoir, de la di- rection qu'il avait imprimée à la pensée; mais les idées néo-platoniciennes que Jean Scot avait conservées le rendaient justement suspect. En outre, ses erreurs théologiques sur l'eucharistie et sur la grâce avaient redoublé cette défiance de l'Église, et rejeté dans l'ombre les véritables beautés de son système. Telle fut donc la desti- née de Jean Scot, que, repoussé par l'Église à cause de ses hardiesses, il fut adopté pour cela même par toute une école de panthéistes qui, défigurant la partie irréprochable de sa philoso- phie, firent de lui le chef et le maître de leui doctrine grossière. Je ne parle pas de Bérenger, qui était, dans son indomptable obstination, un digne disciple du libre enseignement d'Érigène, et qui, au xie siècle, renouvela ses doctrines sur l'eucharistie; mais vers la fin du xne siècle et au commencement du xme, le nom de Jean Scot paraît tout à coup cité dans les ouvrages d'A- maury de Chartres et de David de Dinan, qui s'empressent de se rattacher à lui comme au fon- dateur de leur panthéisme. Ce mouvement d'idées ne se prolonge pas très-longtemps. Scot Érigène, condamné par une bulle d'Honorius III, rentre dans l'obscurité, et on conçoit que la suspicion dont il était déjà frappé devienne plus rigou- reuse encore. C'est de nos jours seulement qu'on a songé à la révision de ce procès si mal instruit: car le jugement porté sur Jean Scot pendant la confusion du moyen âge, avait été accueilli même par la science moderne, par la critique du xvue et du xvmc siècle, par Mabillon, Ellies Dupin, Noël Alexandre et dom Rivet. Les écri- vains de l'Allemagne ont les premiers contredit le jugement de la critique sur Scot Érigène ;. mais, par un excès contraire, ils ont salué dans ses œuvres tous les principes de la moderne mé- taphysique allemande. Sa place n'est ni si bas ni si haut. Sans le déprécier comme l'ont fait les historiens de l'Église, sans l'admirer outre me- sure comme font aujourd'hui les Allemands, il faut reconnaître surtout que Scot Érigène, placé sur les limites de deux sociétés, a su profiter de cette position si grande. Il résume tout une époque qui finit, l'époque latine et alexandrine ; en même temps, il ouvre le moyen âge et pré- pare la philosophie scolastique. Consultez Saint-René Taillandier, Scot Erigène et la Philosophie scolastique, Paris, 1843, in-8 ; — Monnier, de Gottescalki et J. Scotœ Erigenœ controversia, Paris, 1852, in-8. S. R. T. ÉRISTIQUE (École) (de Ipiî, dispute). En gé- néral, on appelle éristique tout philosophe ou toute école qui abuse de la dialectique et ne cherche qu'à briller dans la dispute. En ce sens, Zenon d'Elée, les sophistes et même les repré- sentants de la nouvelle Académie méritent et reçoivent quelquefois le nom d'éristiques. En un sens plus restreint, il n'y a qu'une seule école éristique. C'est celle^ qui a porté ce surnom dans l'antiquité, l'école éristique par ex- cellence, en un mot, l'école de Mégare. A force de chercher les côtés faibles de ses adversaires, cette école finit par perdre de vue sa propre doc- trine et aboutit, avec Eubulide, à de déplorables subtilités. Elle se relève avec Stilpon et Diodore, et un nom honorable remplace le triste surnom de disputeurs. Diogène Laërce nous apprend, en effet (liv. II, ch. evi), que les disciples d'Euclide reçurent successivement trois noms différents : celui de mégariques, celui d'éristiques, celui de dialecticiens. Voy. les articles Euclide, Eubulide, Mégabjquk D. H. ERRE — 464 — EURE ERREUR. La privation de la vérité est l'igno- rance, cet état de l'homme qui ne sait pas mais qui ne croit pas savoir. Le contraire de la vérité est Terreur, qui consiste à ne pas savoir et à croire qu'on sait. L'erreur est donc de l'ignorance; mais elle est une ignorance acquise et contractée, bien plus déplorable que l'ignorance simple et naturelle. Ne pas savoir et avoir la conscience de son igno- rance est une bonne disposition pour apprendre; ne pas savoir et se croire en possession de la connaissance, c'est être disposé, non-seulement à ne rien faire pour acquérir la vérité, mais en- core à tout faire pour repousser ce qui nous pa- raîtra différent de ce que nous croyons savoir des choses. L'ignorance est toujours fâcheuse ; l'erreur est dangereuse. Quelle est la nature de l'erreur? Quelles en sont les causes occasionnelles, et, par suite, quels sont les moyens de l'éviter? Telles sont les ques- tions qui se rattachent à l'existence de l'erreur. L'erreur étant le contraire de la vérité, et la vérité étant pour nous la réalité devenue évi- dente, tellement évidente que nous ne pouvons nous empêcher d'y croire, l'erreur est, par con- séquent, ce à quoi nous croyons sans que l'évi- dence nous y ait forcés, ce à quoi nous pourrions et. devrions ne pas croire, si nous avions conve- nablement reçu l'action de l'évidence. Lorsque la connaissance est spontanée, c'est-à- dire lorsqu'elle est le résultat simple de l'évi- dence, et que tout se passe entre la réalité qui se manifeste et l'être intelligent qui se contente de la percevoir, et n'aifirme que ce qu'il perçoit, il n'y a pas chance d'erreur, et nos notions et nos jugements sont dans un rapport exact avec ce qui est et se montre à nous. Mais l'homme ne se contente pas toujours de ce rôle passif. L'ex- périence lui ayant appris qu'en poursuivant l'é- vidence il la force quelquefois à se montrer, et qu'il augmente l'étendue et la puissance de ses moyens de connaître par l'impulsion active qu'il leur donne, il veut se servir de ce pouvoir, et souvent s'en sert mal, employant un moyen pour un autre, ou négligeant de se conformer aux lois de ses facultés intellectuelles, et s'aifirmant alors comme connu ce qu'il connaît à demi, ce qu'il connaît mal ou ce qu'il ne connaît pas du tout. De semblables affirmations ne sont point néces- sitées; nous pouvions suspendre notre adhésion; si nous la donnons sans raison ou sans raison suffisante, c'est de notre fait. L'erreur nous est donc imputable, et l'activité, ce pouvoir volon- taire et libre qui, bien appliqué, est la condi- tion de toute connaissance scientifique, devient, quand il s'applique à faux, la cause de nos er- reurs. Chacune de nos facultés intellectuelles, em- ployée conformément à ses lois, est infaillible ; l'erreur vient du mauvais emploi que nous en faisons. Un examen rapide de nos divers moyens de connaître suffira pour justifier cette assertion. Par la conscience, nous connaissons ce qui se passe en nous. Or le témoignage de la con- science est le sentiment de la realité même; ce n'est point une vue qui s'arrête aux signes révélateurs d'une certaine réalité, ce n'est point une conclusion supposant des principes, un rap- port; c'est la vue intime et profonde, immédiate et directe de notre existence et de notre manière d'exister. Et là, il n'y a place ni pour le doute ni pour l'erreur. Mais la conscieme est une fa- culté toute subjective, qui nous dit l'existence des modifications du moi, de la personne hu- maine, et ne nous dit que cela. Elle se tait sur les causes que ces modifications peuvent avoir hors du moi, sur l'état de l'organisme et sur ses rapports avec les objets extérieurs, pane que ces objets sont hors de son action et de sa portée. Elle ne saurait dès lors nous tromper à ce sujet, et n'est point responsable des erreurs que i commettons en prononçant avec précipitation Ot inattention sur ce qui n'est accessible qu'aux sens ou à toute autre faculté, sans nous être convenablement servis de ces mêmes facultés. Elle ne l'est pas davantage des erreurs où nous tombons dans le cours ordinaire de la vie ou dans nos analyses psjchologiques, parce que, au lieu de recevoir attentivement le témoignage complet de la conscience, nous le recevons à la légère et n'en prenons que la partie qui nous agrée. Il faut en dire autant des erreurs que nous commettons en nous servant des sens pour ob- server la réalité extérieure. Quand on examine avec bonne foi les erreurs que l'on a si souvent reprochées à nos sens, on reconnaît bientôt que ce ne sont point les sens qui nous trompent, mais nous qui nous trompons, en demandant à un sens des perceptions qu'un autre sens doit nous donner, en prenant des perceptions vagues et incomplètes pour un témoignage clair et com- plet, enfin en n'étudiant pas les lois des impres- sions que les phénomènes extérieurs doivent produire sur chacun de nos sens, et en prenant pour une illusion le résultat de ces lois. Par la raison nous atteignons immédiatement les principes absolus, et comme ces vérités 1 ous apparaissent avec une telle spontanéité et une évidence si complète que le travail et la réflexion n'ont point à intervenir dans leur ma- nifestation, il n'y entre rien de ce qui est à nous, rien de nos vues individuelles, erronées ou dou- teuses, il n'y entre que la lumière de la vérité; aussi nul n'essaye de les mettre en doute. Mais ces vérités ont des caractères dont l'ensemble n'appartient qu'à elles, quoique chacun pris à part puisse appartenir à d'autres vérités; ces caractères sont la spontanéité, l'évidence immé- diate, la nécessité, l'universalité; et, avant de prononcer qu'une croyance est une vérité abso- lue, il convient d'examiner si elle en a bien tous les caractères. Or, il arrive souvent que nous attribuons l'autorité absolue et suprême des principes de raison à des opinions auxquelles la prévention et la négligence d'abord, et plus tard les passions et l'entêtement, ont prête un semblant de nécessité et de spontanéité. De sem- blables erreurs doivent être imputées non à la raison, qui n'est jamais en défaut, mais à l'homme, qui ne veut pas en reconnaître les produits légitimes. Le raisonnement s'appuie sur les principes absolus que fournit la raison, il est donc en soi parfaitement légitime. Mais dans son double procédé d'induction et de déduction, le raison- nement n'a rien d'immédiat; il se compose d'o- pérations soumises à des lois et à des règles spéciales, et nos fréquentes erreurs de raison- nement ne viennent pas du procédé, mais du peu d'attention que nous apportons à en reconnaître les lois et à suivre les règles que ces lois nous donnent. Si les diverses facultés que nous venons de passer en revue nous donnent la vérité, com- ment la mémoire, cette conscience du passé, dont la fonction se borne à conserver et à repro- duire, pourrait-elle nous donner l'erreur? Comme toutes nos facultés, la mémoire a ses conditions et ses limites, et exige des précautions analogues à celles que demandent les sens et la conscience. Si l'on sait les reconnaître et s'y soumettr l'on a assez de sincérité pour ne prendre que ce que la mémoire donne et pour ne pas appeler ERRE — 465 — ESGH l'imagination ou la passion à compléter les sou- venirs imparfaits, si l'on a assez de prudence pour ne pas faire un rapport essentiel d'un rap- port qui unit accidentellement deux idées dans leur réapparition, la mémoire est pour nous une faculté infaillible. Dans le cas contraire, il faut dire de la mémoire ce qu'il faut dire des autres facultés, que ce n'est point en elle, mais en nous que se trouve la cause de l'erreur. Puisque chacun de nos moyens de connaître, employé d;ms la sphère qui lui est propre et selon ses lois, est capable de la vérité, et que l'erreur vient du mauvais usage que nous en faisons, l'erreur ne donne au scepticisme ni le droit de conclure l'illégitimité de nos facultés et le néant de nos connaissances, ni le droit de mettre en interdit quelques-uns de nos moyens de connaître, et d'en choisir un pour critérium de la connaissance humaine. Toutes nos facultés ont une égale et légitime autorité, toutes dans leur ressort jugent au même titre, et il n'y a point d'appel du tribunal des unes à celui des autres. Bien employée, chaque faculté est infail- lible : ce qui est faillible, c'est l'homme. L'in- faillibilité est dans l'essence de nos facultés ; il faut la porter dans leur emploi : et, au lieu de chercher un moyen infaillible de connaître le vrai, c'est un homme infaillible qu'il faut trouver. Mais s'il est vrai que l'erreur est le fait de l'homme et le résultat du mauvais emploi de ses facultés, à quoi tient ce mauvais emploi, ou en d'autres termes, quelles sont les causes occa- sionnelles de l'erreur? Ces causes se trouvent ou dans les objets ou en nous. L'homme aspire à la vérité ; s'il adopte l'er- reur, c'est qu'il la prend pour la vérité, c'est qu'il croit se rendre à l'évidence. Mais l'objet de l'erreur n'est pas, et ce qui n'est pas ne peut pas être perçu et paraître évident. La réalité seule est évidente et se montre à nous, mais elle ne se montre pas toujours tout entière ; souvent elle n'apparaît qu'en partie et impar- faitement. Or c'est précisément cette évidence incomplète, cette partie de vérité qui nous fait illusion, soit que nous la prenions pour la vérité tout entière, soit que nous la faussions en lui attribuant une valeur qu'elle n'a pas, ou en vou- lant la compléter par des traits qui nous appar- tiennent. D'où il suit qu'à l'origine de toute erreur il y a toujours perception de quelque chose de réel, et que dans toute erreur il y a toujours une certaine part de vérité. Pour un être intelligent et raisonnable une erreur com- plète, absolue, n'est pas possible; il n'y a de possible qu'une erreur partielle. Dans l'erreur totale et absolue périrait la possibilité même de la croyance. C'est cette part de vérité qui, en se montrant à notre esprit, a donné lieu à une croyance ; c'est elle qui ensuite fait vivre l'erreur et la soutient. Qu'on examine, en effet, les di- verses erreurs évidemment reconnues pour telles, erreurs vulgaires et de détail, ou erreurs plus savantes des systèmes politiques, religieux, phi- losophiques, et l'on verra qu'il n'en est pas une qui ne s'appuie sur une part souvent consi- dérable de vérité, et qu'entre cette part de vé- rité et l'erreur il existe un rapport très-réel, mais fortuit et pris pour un rapport essentiel. Déter- miner cette part de vérité et la nature de ce rapport, c'est découvrir l'origine de l'erreur. D'où vient maintenant la méprise de notre part? d'une multitude de causes différentes ju'il est difficile de renfermer dans une expres- sion assez générale pour les comprendre toutes, issez détaillée pour être profitable. Nos erreurs peuvent se diviser en deux grandes classes : DICT. PHILOS. erreurs de détail, et erreurs scientifiques ou faux systèmes. Les causes occasionnelles de nos er- reurs de détail ont été le plus souvent rapportées aux suivantes : à l'ignorance des lois de nos facultés intellectuelles, qui ne nous permet pas de les employer convenablement; à la paresse, à la précipitation présomptueuse, à la curiosité immodérée, qui nous empêchent de le faire quand nous le pourrions; aux désirs ou plutôt aux passions qui nous portent à ne considérer les choses que par l'endroit qui nous plaît; à la puissance de l'autorité, de la coutume, de l'édu- cation, etc. A vrai dire, il est rare que plusieurs de ces causes ne concourent pas simultanément à nous induire en erreur. Les erreurs scienti- fiques paraissent plus spécialement tenir à l'i- gnorance de la méthode à suivre dans la re- cherche d'un ordre de vérités, comme quand on essaye de construire par la démonstration pure une science de faits où les principes doivent être acquis par voie d'induction, et réciproquement. La nature et la cause efficiente de l'erreur étant déterminées, les causes occasionnelles en étant indiquées, il est facile de conclure les moyens propres à nous en garantir. Puisque l'erreur vient de ce que nous em- ployons nos divers moyens de connaître sans tenir compte de leur destination et de leurs lois, de ce que nous ne faisons pas de la méthode l'usage commandé par la nature de chaque science, et de ce que nous sommes portés à agir ainsi par l'ignorance ou par la passion, il suit que l'étude approfondie et surtout- l'application attentive des règles de la logique et un esprit libre de toute prévention préserveront l'homme de l'erreur et lui feront infailliblement rencontrer la vérité dans les limites où elle est accessible à notre intelligence. C'est là ce qu'on pourrait appeler les moyens préservatifs. Quant aux moyens de combattre et de détruire l'erreur qui aurait eu accès en notre esprit, ils consistent en général à l'aire, suivant le conseil de Descartes, une revue exacte et sévère des croyances que nous avons acquises par nous-mêmes ou que nous avons reçues d'au- trui. Dans cette revue, on doit suspendre son jugement sur tout ce qui semble erroné ou même douteux, chercher l'origine de l'erreur en déterminant la part de vérité qui se trouve au fond, et l'apparence qui nous a fait illusion. Le sujet de cet article fait nécessairement par- tie de tous les traités qui ont pour objet la re- cherche de la vérité. Cependant on peut consulter plus spécialement : Bacon, de Dignitate et aug- mentis scientiarum. lib. V, c, ni, § 8, et Novum organum, liv. I tout entier; — Descartes, IVe Mé- ditation, du Vrai et du Faux; — Malebranche, Recherche de la vérité; — Bossuet, Connaissance de Dieu et de soi-même, ch. i, § 16; — Locke, Essai sur V entendement humain, liv. VI, ch. xx ; — Reid, Œuvres complètes, traduction de Jouf- froy, tome V, p. 182 et suiv.; — Ferrari, de V Er- reur, Paris, 1840, in-8. J. D. J. ESCHINE, le socratique, philosophe grec né à Athènes vers 404 avant J. C, contemporain et condiseiple de Platon, et auteur de dialogues où l'antiquité reconnaissait l'exacte expression de la pensée de Socrate. Si l'on peut ajouter foi aux récits épars chez les biographes anciens, qui ne sont pas toujours d'accord entre eux, Éschine, iils d'un charcutier, s'attacha de bonne heure à Socrate et ne le quitta jamais. « Je n'ai rien à te donner, lui avait-il dit des le premier jour, je t'offre la seule chose que je possède, moi- même. » (Sénèque, de Beneficiis, t. VIII). Il essaya de le sauver, en lui offrant les moyens de fuir de sa prison, et en essayant de le per- 30 BSÔT 466 — ESOT suader par dos prières et par des raisonnements dont Platon, peu bienveillant pour lui, aurait fait honneur au seul Crilon. Après la mort de Socratc il se réfugia en Sicile : il s'y rencontra avec Platon qui, suivant l'iularquc {Différence de l'ami et du flatteur), l'aurait protégé auprès de Dcnys, en vantant son caractère et son talent. Diogène au contraire (liv. II, VII) prétend que Platon le traita toujours avec mépris, parce qu'Escrime inclinait à lui préférer Aristippe. Il semble certain que la vie d'Eschine fut précaire et sans cesse exposée à la misère. Revenu à Athè- nes, il essaya vainement d'y vivre en donnant des leçons; il eut recours a l'art oratoire, où suivant les uns il resta médiocre, tandis que, s'il en faut croire les autres, il égala Gorgias qu'il avait pris pour modèle. Il encourut l'ani- madversion de l'orateur Lysias qui prononça contre lui un discours impérieux, et lui imputa des actes déshonorants, « qui ne s'accordent guère, dit Athénée (liv. XIII, vers la fin), avec la réputation d'honnêteté et de vertu que lui ont value ses dialogues. » Aussi le grammairien se demande-t-il si ces beaux dialogues ne seraient pas l'œuvre de Socrate. Ce bruit avait déjà couru dans l'antiquité : on prétendait qu'Eschine avait su capter la confiance de Xantippe, la femme de Socrate, et obtenir d'elle, après la mort de son mari, les dialogues qu'il s'attribua. Un jour qu'il les lisait à Mégare, Aristippe s'é- cria : « Où as-tu pris cela, voleur? » Socrate n'ayant jamais rien écrit, l'accusation est tout à l'honneur d'Eschine, elle prouve qu'il avait dignement fait parler son maître. C'est le sentiment qui domine dans l'antiquité. Lucien admire « ces dialogues longs et élégants » ; Hermogène les met au-des- sus de ceux de Xénophon, « pour la simplicité et la délicatesse du style ». Tout le monde est d'accord pour y reconnaître la forme socratique. Suivant Aristide le rhéteur, Eschine lui-même laissait volontiers entendre qu'il avait .'littéra- lement reproduit la parole du maître. Malheu- reusement la plupart des dialogues d'Eschine ont péri, et ceux mêmes qu'on lui attribue encore sont tres-imparfaits, sans doute mutilés, et, quoique de peu d'étendue, formés de pièces de rapport. Il en avait écrit un grand nombre, et on les divisait en deux catégories : les plus par- faits étaient au nombre de sept, Milliade, Cal- lias, Rhinon, Aspasie, Axiochus, Telauges, Al- cibiade; les autres étaient appelés àxéqpotXoi, sans doute parce qu'ils n'avaient pas de préambule, Phédon, Pobjnêe, Eryxias, de la Vertu, Era- sistrate, Dracon. Nous avons quelques-uns de ces dialogues, ou du moins des pièces qui portent les mêmes noms et qu'on trouve ordinairement à la suite des œuvres de Platon. On lui attribue de plus invraisemblablement, Axiochus, Ery- xias, de la Vertu. Ce sont des œuvres courtes sans grande^ originalité, très-inégales malgré leur brièveté, et parfois du plus pur atticisme; mais on ne peut assurer qu'elles soient intactes ni authentiques. Cicéron a traduit un passage de YAspasie {de Inventione, I, 31). On peut consulter, outre les auteurs cités : Fragments des orateurs altiques. Paris, Didot, 1858, p. 280; — Jean Leclerc, ALSchinis socralici dialogi lrcs; Amsterdam, 1711 ; — K. F. Hermann, de jEschinis socralici reliauiis, disputalio aca- demica, Gottingue, 1850. ÉSOT ÉRIQUE (intérieur), EXOTÉRIQUE (ex- térieur). Ces deux mots jouent un assez grand rôle dans la philosophie grecque et spécialement dans le système d'Aristote. On les voit repa- raître, à l'occasion de diverses écoles et sous diverses acceptions, et toujours entourés d'une sorte d'obscurité et de doute que les efforts de la philologie ne sont pas encore parvenus à • î i siper. Il y a dans l'histoire de là pbilosopb i cienne troi nr lesquelles ces mots ont mployés. Ce sont celles de Pj lhagofe, de Platon et enfin d'Aristote. On sait fort peu de chose de l'école de Pytha- gorc; mais si l'on s'en rapporte aui historiens de la philosophie, les adeptes de l'institut pyth ricien étaienl partagés en plusieurs classes, sui- vant le degré d'initiation auquel ils étaien venus. On les distinguait en ésotériques et en exotériques, selon qu'ils possédaient d'une ma- nière plus ou moins complète la doctrine . raie du maître. Les uns étaient en quelque façon dans le sein de la société pythagoricienne; les autres, simples postulants, étaient en dehors, et attendaient que de longues épreuves patiemment soutenues, et entre autres le silence de cinq ans, leur ouvrissent les portes. Cette distinction entre les disciples d'un institut mystérieux et presque sacré n'a rien qui doive nous surprendre, ou du moins n'a rien de contradictoire avec ce que nous savons des pythagoriciens. Seulement ce ne sont que des écrivains très-postérieurs qui en parlent les premiers : ce sont Origène, Aulu- Gelle, Porphyre, Jamblique. Leur témoignage est sans doute fort recevable; mais ils sont bien loin des faits: et ces faits, déjà fort obscurs par eux-mêmes, le deviennent bien davantage en- core par l'eloignement des siècles. On peut con- sulter sur ce point M. Brandis, Manuel de l'his- toire de la philosophie grecque et romaine, t. I, p. 498 (ail.), et M. Ritter, Histoire de la philo- sophie, t. I, p. 298 de la traduction française de M. Tissot. Quant à la doctrine de Platon, la distinction des deux mots esotèrique et exotérique a un tout autre sens que pour l'école pythagoricienne. Il s'agit non plus des disciples, mais des opinions mêmes du maître. Suivant cette distinction nou- velle, Platon aurait eu deux doctrines, l'une in- time et qu'il n'aurait communiquée qu'à ses au- diteurs les plus intelligents et les plus fidèles, l'autre extérieure, qu'il aurait publiée et livrée au vulgaire. Ce serait là un fait extrêmement grave s'il était réel. La philosophie, au temps de Périclès, aurait-elle donc été forcée de cacher toute sa pensée? Aurait-elle dû, pour pouvoir vivre, amoindrir son existence? Serait-ce à l'ombre de doctrines insignifiantes qu'elle aurait pu conti- nuer ses travaux secrets ? Et ses convictions vraies, aurait-elle dû les dissimuler sur les grandes questions qui l'occupent et sollicitent perpé- tuellement l'esprit humain? Le disciple de So- crate, effrayé du supplice de son maître, aurait- il violé sa foi philosophique pour ne nous en donner dans ses dialogues qu'un reflet pâle et peu sincère? C'est là, comme on le voit aisé- ment, une question des plus graves; car si cett<: hypothèse était vraie, la postérité courrait grand risque d'avoir été dupe du philosophe, et d'avoir pris pour les opinions de Platon ce' qui n'en se- rait que la plus faible et la moindre partie. Mais vraiment, en face des dialogues qui sont parvenus jusqu'à nous, on se demande ce que Platon a pu cacher, ce qu'il avait encore à dire ; et la critique affirme sans hésitation, en présence de cet admirable et irréfragable témoignage, que Platon a tout dit, aussi bien que son maî- tre ; que nous avons certainement sa pensée dans toute sa plénitude, dans toute sa profondeur, et que les regrets élevés contre de prétendues per- tes, sur de prétendues réticences, sont parfaite- ment chimériques. Mais d'où a pu venir cette étrange conjecture? Sur quoi s'appuie-t-ellc? M. Ritter (t. II, p. 140. de l'Histoire de la phi- ÉSOT — 467 — ËSOT losophie),a. eu raison de réduire à un seul les faits sur lesquels on prétend établir cette hypo- thèse. Platon lui-même ne dit pas un mot, dans ses Dialogues, qui puisse faire soupçonner une doctrine réservée. Et il faut recourir à ses Let- tres, qui, comme on sait, sont apocryphes, pour trouver quelque allusion de ce genre. Reste donc la citation toute seule d'Aristote, qui parle dans sa Physique (liv. IV, ch. n, p. 209, b, 15, de l'édit. de Berlin) d'opinions non écrites de Platon : 'Ev ■zol^liyoaiyoïç àypâ'-poi; Zôy^ars^, dit- il. Mais ces opinions non écrites, est-ce une doc- trine secrète ? Il n'y paraît pas. Ce sont tout simplement des opinions que Platon a dévelop- pées oralement, qui ne se sont pas retrouvées dans ses Dialogues, non pas parce qu'elles étaient plus importantes, mais, au contraire, parce qu'elles l'étaient moins, et que son disci- ple attentif et curieux a recueillies, pour ne pas les confier au seul dépôt de la mémoire, qui peut toujours laisser échapper quelque trésor. Puis, il faut convenir que, si c'eût été une doc- trine secrète, communiquée seulement aux adep- tes les plus sûrs, Aristote aurait commis une bien grave indiscrétion en écrivant ces opinions périlleuses, et en les exposant à une publicité qui ne pouvait pas longtemps se faire attendre. Vraiment tout ceci est à peine discutable. Les commentateurs se sont plu à échafauder sur un fait parfaitement simple tout un édifice de con- jectures, ingénieuses sans doute, mais dont on ne peut pas tenir un compte bien sérieux. (Voy. l'article Aristote.) Si donc Pythagore peut avoir eu, au milieu des populations hostiles et barbares dont il était entouré, une doctrine mystérieuse, une double doctrine, Platon à Athènes, dans les jardins d'A- cadémus, n'en a qu'une seule, parfaitement ac- cessible a tous, et que nous possédons tout en- tière dans ses divins ouvrages. Il n'y a pas lieu d'y distinguer des opinions ésotériques et des opinions exotériques. Cette distinction, comprise en ce sens, est en- core bien moins fondée, s'il est possible, pour Aristote, quoiqu'elle ait relativement à lui un peu plus de vraisemblance. Aristote sépare lui-même ses ouvrages en exotériques et en acroamati- ques, ou plutôt, s'il n'emploie pas ce dernier mot, il en a très-fréquemment des équivalents. En outre, dans une lettre d'Alexandre à son pré- cepteur, rapportée par Aulu-Gelle {Nuits atti- ques, liv. XX, ch. v), l'ambitieux disciple repro- che a son maître d'avoir publié les doctrines intimes qu'il croyait réservées pour lui seul, et de lui avoir ravi par là une partie de sa supé- riorité. Cette lettre et la réponse d'Aristote citées aussi par Plutarque, et extraites d'un ouvrage d'Andronicus de Rhodes, sont apocryphes selon toute probabilité ; et de plus les plaintes d'Alexan- drie ne prouveraient pas qu'Aristote ait eu deux doctrines, l'une cachée et l'autre publique. Quant aux passages d'Aristote lui-même où il parle de ses ouvrages exotériques, ils sont assez nombreux ; et c'est en les étudiant avec soin qu'on en peut tirer le véritable sens de ce mot, du moins en ce qui concerne le péripatétisme. Un premier résultat de cette analyse parfaitement certain, c'est qu'Aristote n'a jamais eu une doctrine ca- chée, du genre de celle qu'on suppose si gratui- tement à Platon, et qui a tout au plus quelque vraisemblance pour Pythagore. Quant au sens positif du mot exotérique dans Aristote, il est plus difficile à démêler ; et, malgré la sagacité des critiques qui ont traité ce point, on y peut dési- rer encore quelque lumière. Si les ouvrages exo- tériques ne sont pas les ouvrages livrés aux pro- fanes, au vulgaire, si les ouvrages philosophiques ou acroamatiques ne sont pas les ouvrages ré- servés à l'école et confiés aux disciples éprouvés. que sont-ils alors? Quelle ditlérence y a-t-il entre les uns et les autres? Autant qu'on peut l'affirmer, la différence ne porte point ici sur le fond et la nature même des questions, bien moins encore sur les lecteurs: elle ne porte que sur la forme et les procédés de l'exposition. Les ouvrages exotériques et les ouvrages philosophi- ques traitent les mêmes matières; seulement dans les premiers, on ne donne que les éléments les plus superficiels, les plus clairs et les plus facilement intelligibles de la discussion : on ré- serve pour les seconds les arguments difficiles, mais tout-puissants. Dans les ouvrages exotéri- ques, on n'aborde que les raisons extérieures, en quelque sorte ; dans les ouvrages acroamatiques, on s'enfonce dans les raisons le plus intimes et, par cela même, les plus décisives. On n'y admet que celles-là, parce que celles-là seules sont vraiment dignes de la méditation du philosophe. Les autres ne vont bien qu'au vulgaire, ou aux esprits qu'un long exercice n'a point encore suf- fisamment fortifies. Telle est l'explication la plus plausible de ces deux mots exotérique et acroa- matique ou ésotérique, quand il s'agit de la doc- trine péripatéticienne. Toute autre explication est moins d'accord que celle-là avec les expres- sions mêmes dont Aristote se sert, et qui ne lais- sent pas, quelque précises qu'elles sont, d'avoir pour nous autres modernes quelque obscurité. Il n'y a guère que pour les disciples directs d'Aristote et ses contemporains qu'elles devaient être sans aucun nuage. Les incertitudes des commentateurs grecs témoignent assez qu'ils étaient presque aussi embarrassés que nous pouvons l'être nous-mêmes. On a cru aussi que la différence de forme en- tre les ouvrages exotériques et les ouvrages acroamatiques allait plus loin que la gravité même de l'argumentation. On a cru que les ou- vrages exotériques étaient sous forme dialoguée, et les autres sous forme purement didactique. Cette opinion n'est pas dénuée de toute raison; mais il serait difficile de citer à l'appui des faits entièrement décisifs. Rien dans Aristote lui-même ne la justifie; et dans les commen- tateurs, elle n'est pas positivement indiquée. Ce n'est donc qu'une conjecture ingénieuse, et rien de plus. Aristote avait fait des dialogues, le témoignage de Cicéron et de bien d'autres est incontestable ; mais il ne suit d'aucune de ces autorités que tous les ouvrages exotériques aient été des dialogues à la manière de Platon. Le dialogue d'ailleurs est-il une forme plus claire que la discussion didactique, quand on traite, par exemple, des questions de l'ordre de celles qui remplissent le Parménide, ou le Timee, ou même le Phédon, le Théétète ou le Philèbe? On peut croire sans peine que les mots dV'so- térique et d' 'exotérique, appliqués à de tels su- jets et à de tels personnages, Pythagore, Platon, Aristote, ont suscité bien des 'recherches et bien des discussions. Les anciens n'en ont pas été plus avares que les modernes. Nous ne mention- nerons pas un à un tous les travaux ; mais nous citerons les plus récents qui résument tous les autres; et d'abord les historiens de la philosophie dont nous avons parlé plus haut pour Pythagore et pour Platon. Mais c'est Aristote surtout qui a donné matière à de longues recherches. M. Stahr dans le second volume de ses Aristotelia, p. 234 (ail.), a consacré à cette question une discussion spéciale, et il a eu soin de mettre en tête une bibliographie détaillée et fort intéressante. Enfin M. Ravaisson, dans son Essai sur la Métaphy- sique d'Aristote, t. I, ch. i, a traité ce point dil- ESPE ESPÊ ftcile avec développement et grande sagacité. Voy. AcaoAMAi B. S.-Jl. ESPACE, VOy. ÉTENDUE. ESPÈCES. Ce mot nous offre, dans la termi- nologie scientifique du moyen âge, outre sa valeur théologique que tout le monde connaît, une multitude de significations différentes (voy. Jean-Baptiste Bernard, Semi7iarium lotius phi- losophiœ, V Spccies). Le plus souvent, toute- fois, cette dénomination représentait, ce qu'elle représente en ore aujourd'hui, le premier degré de généralité auquel s'élève l'individu, le pre- mier des universaux reconnus par Aristote lin des philosophes plus anciens désignaient par là une figure de 1 objet connu, à l'aide de la- quelle ils se rendaient compte de la formation de nos connaissances ; c'est de Yespèce entendue dans ce dernier sens que nous allons nous oc- cuper. Pour expliquer comment nous arrivons à con- naître les phénomènes matériels avec lesquels nous sommes en rapport, mais qu'une distance quelconque sépare de notre intelligence. Démo- crite. amené sans doute à cette hypothèse par les images que les corps polis, et en particulier ic globe de l'œil, nous renvoient, supposait que les objets dont l'espace est peuplé rayonnent sans cesse autour d'eux des simulacres (etoco)a) qui en reproduisent, comme dit Lucrèce, l'appa- rence et la forme {speciem ac formam), et qui, traversant les organes, vont s'empreindre dans l'âme. Cette théorie, si simple à la fois et si gros- sière, se complique bientôt, et prend, entre les mains d'Aristote, un caractère plus scientifique. Au delà de l'image matérielle et individuelle qu'il trouve dans l'appareil physique des sens, et sur l'origine de laquelle il ne s'explique point, Aristote reconnaît dans l'imagination une se- conde image [sivzy.c\i.a) , individuelle encore, mais immatérielle comme la faculté qui la reçoit. Cependant cette image, dépourvue jusque-là de tout caractère affirmatif ou négatif, estsaisie par Vintellect en acte, qui lui ôte ses propriétés in- dividualisatrices, et la livre, avec un caractère de négation ou d'affirmation, à l'intellect en puissance. La connaissance de l'objet représenté est alors tout ce qu'elle peut être pour nous. La pensée proprement dite suppose donc l'imagina- tion, qui, elle-même, suppose la sensation; et, quoique sentir et penser soient deux faits diffé- rents, il n'en est pas moins vrai que celui-là seul est capable d'apprendre et de comprendre, qui a commencé par sentir. Telles sont les bases sur lesquelles la subti- lité scolastique a élevé la célèbre théorie des espèces. Un objet particulier, individuel {singulare quid), placé dans des circonstances convenables, affecte le sens extérieur. Cet objet, par sa vertu propre et par l'activité du sens qui aspire à son complet développement, se redouble dans le sens affecté. L'image qui se forme ainsi est Yespèce impresse ou l'impression. La relation de l'objet sensible et de la sensibilité ne s'arrête pas là : l'objet agit, par l'espèce impresse, sur le sens intérieur, dont l'imagination ne semble être qu'une dépendance. Ce nouveau sens, qui, comme l'autre, tend à se compléter, unit son action à celle de l'image dont il est frappé; et de ce^ commerce résulte une seconde image, ex- primée en quelque sorte de la première : c'est l'espèce expresse ou la sensation (Duns-Scot, avec les Commentaires de François Lychet, Lyon, 1639, t. V, 1" partie, p. 411, n» 27; 412, n° 3 ; 558, n° 5). Ces deux images, impresse et expresse, que, selon quelques-un ;. Duns-Scot entre autres, l'ob- jet produit seul el sans le concours du : i sont sensibles l'une et L'autre, l'une el r individuelles, [ci se termine le rôle de la sensibilité, celui de l'intellect commence. Pour quelques SCOlasti- ques, l'intellect est une faculté purement pa et qui reçoit, sans la modifier, l'image que l'ima- gination lui transmet. Pour la plupart d'entre eux, au contraire, comme pour Aristote, cette faculté est double : passive ou en puis- d'une part, c'est-à-dire capable de recevor qui lui sera livré; d'une autre part, active ou i acte, c'est-à-dire contribuant elle-même à son propre perfectionnement. L'intellect agent se en rapport avec le fantôme inscrit dans l'imagi- nation, ce tj'ësor, comme l'appelle saint Thomas, des formes reçues par rintermédiaire des sens; il en exprime une dernière image, qu'il dépouille de ses attributs physiques, de ses conditions ma- térielles, et transmet, ainsi épurée, à l'intellect patient : de sensible qu'elle était, l'espèce est devenue intelligible. A ceux qui contestaient la réalité et l'utilité de l'espèce intelligible, et qui mettaient directement l'intelligence en rapport avec l'espèce sensible, on répondait que le con- cept immatériel de l'intelligence suppose néces- sairement un objet immatériel d'où ce concept est tiré, et que le fantôme, gardant, sinon la matière elle-même de l'objet physique qu'il re- présente, au moins quelques-unes des conditions de sa matérialité, il faut bien qu'une autre image lui soit substituée qui rejette ce qu'il conserve encore de matériel. La scolastique compte trois moyens de con- naître, dont chacun est plus particulièrement assigné par elle à l'une des trois catégories d'in- telligences que lui présente l'univers. 1° L'esprit connaît les choses extérieures en vertu de sa propre essence, en tant que cette essence est identique à celle de l'objet connu ; sans sortir de lui-même, Dieu, dont l'essence infinie contient en soi toutes les essences possibles, connaît tout ce qui est. Les anges aussi et les âmes séparées du corps arrivent par cette voie à certaines con- naissances; mais le cercle des notions qu'ils acquièrent ainsi est nécessairement très-restreint (saint Thomas, Summa Theol., pars 1*. quaest. 84, art. 2). 2° Pour les anges et les âmes sépa- rées, l'acquisition des connaissances que ne peut pas leur donner la contemplation de leur propre essence, exige ou la présence de l'objet : l'objet présent est directement, immédiatement perçu ; cette perception directe, immédiate s'appelle in- tuition; ou une espèce exprimée de l'objet lui- même et non de son fantôme ; ou enfin une es- pèce innée, connaturelle, qu'ils reçoivent en même temps que leur nature intellectuelle de la munificence du Créateur (Ib., quaest. 55, art. 2). 3° L'âme déchue [in statu lapsœ, in statu lapso, in statu isto) n'est capable, en général, ni de la connaissance par analogie d'essence, ni de la connaissance par intuition; elle n'entre en rap- port avec l'objet que par l'entremise de l'espèce qui le représente. Tel est le cours naturel des choses ; il ne fau- drait rien moins qu'un miracle pour le changer, Dieu seul peut, s'il le veut, substituer son action propre à celle de l'espèce, et produire immédia- tement dans l'esprit de l'homme le concept abstrait d'un objet quelconque. Aussi quelques docteurs pensaient-ils que pour l'homme sur la terre, pour le voyageur, les phénomènes maté- riels sont exclusivement l'objet de la connais- sance naturellement acquise. et que les êtres spi- rituels, Dieu entre autres, et la substance sépa- rée du corps, ne tombant point sous le sens, ne sont connues de nous qu'à l'aide d'une révélation ESPÈ — 469 — ESPR spéciale qui les proportionne à notre force intel- lectuelle. Il y a cependant des faits que nous connais- sons naturellement sans l'intervention de l'es- pèce : ce sont ceux que saisissent, soit le raison- nement, comme la conséquence que nous dédui- sons du principe, l'effet que nous apercevons dans la cause ; soit la réflexion ; de ce nombre est l'espèce intelligible, dont nous ne prenons connaissance qu'en ramenant l'intelligence sur ses propres modifications. Ce que nous voyons avant tout dans l'espèce intelligible, ce n'est donc pas l'espèce elle-même; c'est l'objet qui y reluit. Mais comment cet objet nous est-il donné? C'est une question de savoir si l'individualité pénètre jusqu'à l'intelligence. Nous parlons de l'individu, il est vrai ; nous le comparons au genre et, par conséquent, nous en devons avoir quelque idée. Cependant, au fond, l'individu véritable n'existe que pour les sens et l'imagination ; l'intelligence ne le connaît pas. Pour arriver jusqu'à elle, il faut que le singulier laisse en chemin tout ce qui ie particularise, qu'il se fasse genre en quelque sorte, qu'il ne conserve que ses qualités définissables, son quod quid est, ses quiddités en un mot. Pourquoi ? c'est que le semblable, ccmme pensaient les anciens, est connu par le semblable (simile si- mili cognoscitur) , et que l'intelligence se distin- gue du sens, précisément en ce que le sens est la faculté de l'individuel, tandis que l'intelligence est la faculté de l'universel. Les universaux seuls arrivent jusqu'à l'esprit; mais ces universaux, qui ont plus ou moins d'extension, suivent, pour s'y établir, un ordre progressif. Les uns sont la connaissance primitive {primurn intellectum): les autres, la connaissance ultérieure (secundum intellectum).Le même objet d'ailleurs donne lieu, tantôt à la connaissance ultérieure, tantôt à la connaissance primitive; on va comprendre pourquoi et comment. La connaissance s'offre à nous sous deux aspects divers : ou elle est confuse, ou elle est distincte. La connaissance confuse par laquelle s'ouvre la vie intellectuelle, est complexe; elle comprend plusieurs notions formées simultanément ; la connaissance distincte par laquelle la vie intel- lectuelle se couronne, est plus ou moins simple; elle ne donne qu'une notion à la fois. S'agit-il de la connaissance confuse? Le premier objet de la pensée sera, puisque l'individuel ne va pas au delà de l'imagination, le moins compréhensible des universaux, la généralité immédiatement extraite de l'individualité (species specialissima). S'agit-il de la connaissance distincte? Le progrès a lieu en sens inverse. Au lieu de monter de l'espèce la plus étroite au genre le plus vaste, nous descendons du genre le plus vaste à l'espèce la plus étroite. De là la double place que les docteurs assignent, dans leur généalogie scien- tifique, à la science des principes, à la métaphy- sique. Au point de vue de la connaissance confuse, la métaphysique naît après toutes les autres sciences; on est, dans cet ordre de choses, physicien, géomètre, sans être métaphysicien. Au point de vue de la connaissance distincte, elle apparaît nécessairement la première; sans une métaphysique préalable, point de véritable physique, point de géométrie qui mérite ce nom. Mais que deviennent ces espèces au milieu des circonstances diverses où la vie et la mort placent l'intelligence? Les espèces sont indélébiles; une fois en possession de l'esprit, elles ne le quittent plus; que nous y pensions ou non, elles n'en sont pas moins présentes. Si, dans une foule d'occasions, l'oubli semble nous les enlever, c'est que, dans cette vie, l'intellect, enchaîne aux organes, ne saisit l'espèce qu'avec le secours du fantôme qui lui correspond, et ce fantôme, vu la mobilité du sens qui le reçoit et le conserve, s'oblitère souvent et s'efface. Lorsque l'âme quitte son enveloppe matérielle, de nouvelles espèces lui deviennent nécessaires pour connaître les objets qu'elle n'a perçus jusque-là qu'à travers la matière; et ces espèces nouvelles lui sont infuses par la toute-puissance de Dieu ; mais les premières persistent; elle les retrouvera, à la fin des siècles et quand elle reprendra son corps, pour connaître les phénomènes comme elle les aura connus pendant sa vie terrestre. On peut consulter, outre les écrivains cités dans le cours de cet article et ceux qui, comme Occam et Gabriel Biel, les ont combattus : Male- branche, de la Recherche de la vérité, liv. II, 2e partie, ch. n, et Thomas Reid, Essais sur les facultés de l'esprit humain, essai II, ch. vin. A. Ch. ESPRIT. On entend aujourd'hui en philosophie par esprit ou esprit pur, ce qui est en soi, sans aucune forme sensible, sans aucune des propriétés de la matière, et qui n'a de commun avec elle que l'existence et la durée comme substance et comme cause; un être incorporel, capable de se manifester ou de se révéler par des phénomènes qui ne peuvent être ramenés à aucune des di- mensions de l'étendue. Cette définition, presque entièrement négative, s'éclaircira et se complé- tera par les considérations qui suivent. Le mot esprit, de spiritus, souffle, en grec Ttveûfj.a, n'a pas toujours eu un sens ainsi déter- miné. Chez les anciens, il exprimait particulière- ment le souffle de la vie, ce que l'être animé semble exhaler par son dernier soupir. De hveîv, respirer, on a dit éxuveïv, expirer, dans les deux sens de ce mot en français, et par suite à^ievat tô TCVEùiJta, reddere ou emittere spiritum, rendre l'esprit. Mais ce mot ainsi employé exprime^ ou une métaphore ou une hypothèse : une métaphore, si l'on veut dire que, la respiration étant la con- dition ou le siège de la vie, le principe vital peut être assimilé à ce qui respire en nous; une hypothèse, si l'on conçoit que ce principe même soit réellement quelque chose de subtil etd'im- palpable comme le souffle, circule dans l'intérieur du corps, se meuve dans le mouvement de la respiration. C'est dans ce dernier sens que l'en- tendaient les naturalistes de l'antiquité (Arist.. Hist. anim., lib. I, c. xvn; de Mundo, lib. IV; de Spiritu, lib. III, c. vi ; — Cic, de Nat. Deorum, lib. II, c. lv ; — Galen., Op. Hipp. et Plat., lib. IV). Lors donc que les mots nveO[xa et spiritus sont employés par les anciens comme noms d'un principe interne de la nature animée, ils dé- signent éminemment la vie, ou ce principe diver- sement appelé que ne rejettent point les physio- logistes modernes. C'est substantiellement ce qui distingue l'organique animé de l'inorganique et de l'inanimé, même dans la pensée de ceux qui ne s'expliquent point sur la nature intime de ce principe. Ce n'est pas que l'antiquité ignorât ab- solument l'idée que la philosophie de nos jours rend par le mot esprit; mais, en général, elle exprime autrement cette idée; elle la figure par d'autres métaphores ou en détermine l'objet par d'autres caractères. L'esprit de l'homme, dans le sens aujourd'hui vulgaire du mot, et comme l'entendent les so- ciétés actuelles, généralement spiritualités au moins par le langage, était exprimé chez les Grecs ou par ^uyr), ou plus proprement par voùç, et chez les Latins par mens et quelquefois animus. fuyr,, l'âme des Grecs, est à la fois et le principe de là vie et du mouvement, et celui de la pensée ESPB — 470 ESPB Vnntma des Latins et des scolastiques, le sujet ilu traité de l'Ame d'Aristote, Mais cite âme peul être considérée dans ses diverses facultés ou fonctions, dans les diverses régions qu'elle anime, ou, si l'on veut, dans ses diverses parties, dors elle est comme multiple; triple dans Platon, quintuple dans Aristote. Toutefois l'un et l'autre, dans l'âme, dans ce principe de l'être animé, la source ou le siège de toutes les affec- tions morales, distinguent une àme pensante, une âme raisonnable ou rationnelle, tô r)ye(AOvtxov ou y,y£(j.ovo0v? où résident toutes les idées et toutes les facultés comprises sous le nom de raison (tô vospov, vor.xixov, 8iecyoY)Tt%9v, Xoyixév} [Tintée, ch, xli, xuv et passim; Républ.. liv. IV et IX; Phè)ire, passim ; de l'Ame, liv. II, en. iv et passim ; Polit,, lib. I, c. n, § 11). C'est dans sa fonction, faculté ou partie intel- ligente que l'âme ou plutôt la notion ancienne de l'âme se rapproche de la notion moderne de l'esprit, quoique la conscience de la sensation et de la passion réclame l'unité spirituelle aussi bien que la pensée. La •l/v/ji de Platon est incorporelle, en quelque sorte une matière incorporelle, une essence éten- due et divisible, dont la portion la plus pure, la plus subtile, l'âme intelligente et immortelle, guide tout le reste, et résulte elle-même du mé- lange de deux essences éternelles, l'une principe de l'intelligence, l'autre principe de la matière; mais l'élément intelligent y domine; c'est dans lame supérieure ce qui approche le plus de la nature des idées. C'est ailleurs la .6eov\-/.ôzoi.); on a donné aux derniers le nom d'essence (oùaioc). Le mot essence avait donc autrefois, dans la mé- taphysique des Grecs, une signification plus étendue et en même temps plus nette que dans la nôtre; il désignait le contraire des accidents ou des simples phénomènes, c'est-à-dire le plus haut degré de réalité et de durée, ce qui constitue le fond même de l'être, soit en général, soit dans chaque existence en particulier ; il ne s'appliquait pas moins à la substance qu'à la qualité la plus invariable, à ce que nous appelons aujourd'hui plus particulièrement du nom d'essence. En effet, pour Platon comme pour Aristote et pour les philosophes qui ont marché sur leurs traces, l'essence, c'est tout ce qui est véritablement, ce qui dépasse la sphère de l'observation des sens et n'est connu que par la raison, ce qui occupe le premier rang dans la parole, dans la pensée et dans le temps [Métaphysique, liv. IV, ch. vm). Platon la fait consister dans les idées, parmi lesquelles on voit figurer l'unité de l'être, c'est- à-dire ce que nous appelons la substance. Pour Aristote, elle est la première des catégories, c'est-à-dire la plus nécessaire parmi les concep- tions de notre entendement, et le nom qui lui est consacré (ouata) s'applique également à ces trois choses : 1° à la forme, c'est-à-dire aux qualités qui constituent la nature spécifique de chaque'être, les qualités qui nous représentent le genre et l'espèce, et dont l'énoncé est l'obi et propre des définitions; 2° à la matière, dans laquelle les qualités nous apparaissent d'une ma- nière sensible, au substratum ou sujet (ùwoxet- (i.evov) par lui-même indéterminé, auquel vient s'appliquer la forme comme le cachet s'imprime dans la cire; 3" à l'être concret ou à l'individu (tùvo).ov) formé par la réunion des deux éléments précédents, ou plutôt dans lequel ces deux élé- ments ont une véritable existence. Ainsi tout le monde tombait d'accord sur la signification du mot; mais on était divisé sur la nature de la chose. Pour le chef de l'Académie, les essences, comme nous l'avons déjà dit, ce sont les idées • ce qu'il y a de plus général, de plus universel, de plus abstrait dans la pensée, c'est précisément ce qu'il y a de plus réel dans les choses. Au contraire, selon le fondateur du Lycée, ce qu'il y a de plus réel, ce qui contient au plus haut ESSE /i70 — ESSE ûslence el L'être, c'est, i pas le phé- ae ou L'accident, entièrement oppost nature de l'essence, mais L'individu, la réunion de le matière et de la forme, qui, en deho cette réunion, ne sont que de l'intelligence. Au-dessus des individus qui peuplent le monde sensible, il n'y a que Dieu, qui lui-même encore est un individu; car (et c'est là le beau côté de la métaphysique d'Aristote) il compte au nombre de ses attributs la conscience, il est la pensée de la peu- e et il agit actuellement. C'est un fait très-important et qui n'a pas été assez remarqué, que cette confusion, chez tous les métaphysiciens de l'antiquité, ou plutôt cette identification, sous un même nom et dans une même idée, de l'essence et de la substance. Pour eux la substance séparée de l'essence, c'est-à-dire le subslratum indéterminé, indéfini de toute qualité et de toute forme, c'était la matière première, une sorte d'intermédiaire entre l'être et le non-être, une véritable abstrac- tion qui. dans Platon comme dans Aristote, ne sert à désigner que la simple possibilité des choses (voy. Dualisme). Quant à la matière pro- prement dite, ou quant aux éléments physiques qui entrent dans la composition des corps perçus par nos sens, ils sont dans les mêmes conditions que les autres êtres; ils ont leurs caractères, leurs attributs, leurs natures propres, par lesquels ils se distinguent complètement de ce sujet passif et nu dont nous venons de parler. La distinction de l'essence et de la substance n'a commence à s'établir que sous le règne de la philosophie scolastique, sous l'influence même de la langue métaphysique d'Aristote. Prenant ] our quelque chose de réel la notion abstraite de la matière, du sujet indéterminé de toutes les formes possibles, les philosophes du moyen âge lui ont donné le nom de substance ou de subslratum, qui est en effet la traduction litté- rale du mot grec îmoxei'nevov. Ils ont réservé le mot essence aux qualités exprimées par la défi- nition ou aux idées qui représentent le genre et l'espèce. Un de ceux qui ont le plus contribué à ce résultat, c'est Duns-Scot, qui, dans son traité du Principe des choses (t. III de ses Œuvres complètes, quest. 7, art. 1er et suiv.), enseigne expressément que la matière première dépouillée de toute forme, que le sujet passif et nu, comme le concevait Aristote, a une réalité actuelle, une existence positive, et constitue dans chaque in- dividu l'être proprement dit. Cette matière pre- mière entre à la fois dans la substance des hommes et dans celle des anges, elle alimente également les esprits et les corps. Dès lors que devient la forme ou l'essence entendue à la ma- nière des scolastiques, si l'on veut conserver l'unité dans l'être "? Elle descend nécessairement au second rang, à celui qu'occupait autrefois la matière première ; elle n'est plus par elle-même qu'une simple abstraction. Sans doute le réalisme a lutté quelque temps contre ce partage; on voit saint Thomas d'Aquin {Summa Theol., lre partie, quest. 14, art. 4), à l'exemple de Pla- ton, identifier dans l'intelligence suprême et dans les formes éternelles de cette intelligence, c'est-à-dire dans les idées, l'essence et la sub- stance des choses. « Toutes les créatures, dit-il, tant les spirituelles que les corporelles, existent par cela seul que Dieu les connaît. C'est par son intelligence que Dieu produit toutes choses, car son intelligence {suum intelligere), c'est son être. » Mais Scot et les nominalistes ont été les plus forts, et la distinction dont nous parlons a été maintenue jusqu'à l'avènement du cartésia- nisme et dans le sein même de cette grande philosophie. En effet, Des* < '■ . fidèle en ce seul point an langage el aux habitudes do la soolastique, tinne à parl< r de 1 < substance comme d'une "cment différente de l'essence. Sans lui ac- corder aucun caractère positif, aucune . ainée, comme Leibniz lui en fait justemenl le reproche, il ruais la montre sans cesse ci, mine le plus haut degré do la réalité et do L'être. .. Lorsque noua concevons La Bubstance. dit-il {Principes philosophique» r° partie, § 1), nous concevons seulement une chose qui existe en telle façon, qu'elle n'a besoin que de soi-même pour exister. » Il est clair, et Dcscartes lui li- en l'ait la remarque, que cette idée de La iub ■ ne i BUl convenir qi les créatures, c'est véritablement à l'essence qu'il donne le premier rang, quoique le nom di la substance soit encore conservé comme celui d'un élément distinct; il 6te à l'essence le carac purement Logique qu'elle avait dans IV pour en faire le principe véritable ou le fond de 3 les qualités et de tous les mode quels nous apercevons un être. Parmi les attri- tnbiits de chaque substance, il n'y en a qu'un seul, selon lui, qui mérite le nom d'essence, el duquel les autres dépendent et ne sont qui modifications : c'est l'étendue dans les corps el la pensée dans les esprits. En vain Des conserve-t-il encore à la pensée et à l'étendue le nom d'attributs: il est évident que le rôle qu'il leur fait jouer dans l'existence entière de chi être ne laisse point de place à un principe plus élevé, et suppose implicitement l'identité de l'es- sence et de la substance. Mais ce résultat ne peut pas être admis dans les conditions de la philosophie cartésienne; l'étendue n'est qu'une abstraction géométrique qui ne saurait rendre compte des phénomènes de la résistance ou du mouvement dans les corps; la pensée ne saurait expliquer les actes de la volonté ni même les simples fonctions de la vie; enfin l'une et l'autre, supposant au-dessus d'elles un principe supé- rieur, perdent par là même le rang qu'on a voulu leur donner. Aussi Leibniz, tout en poursuivant le même but que Descartes et en profitant de son exemple, a-t-il subtitué à toutes les abstrac- tions ou logiques, ou géométriques, ou métaphy- siques, qui viennent de passer sous nos yeux, le principe réel et vivant de la force. Dans cette idée, l'essence et la substance ne forment en effet qu'une seule et même chose; car l'activité et la puissance causatrice qui est le caractère consti- tutif, c'est-à-dire l'essence de la force, n'est pas un attribut comme un autre, si toutefois elle mérite le nom d'attribut; c'est quelque chose de permanent et de durable, en un mot d'identi- que, comme on conçoit la substance; et elle a de plus que la substance la vie, la faculté de ce suffire à elle-même et de produire hors de son sein, par sa seule énergie, tous les modes pos- sibles de son existence. Il n'est pas un phéno- mène, soit de la conscience, soit des sens, dont on ne puisse rendre compte par la notion de force ; il n'est pas une idée de la raison, si uni- verselle et si absolue qu'elle puisse être', qui ne rentre dans ce principe, lorsqu'on l'applique à l'universalité des choses. C'est ce principe, à la lumière duquel on comprend à la fois Platon et Aristote, qui domine et doit être maintenu dans la métaphysique de nos jours. Le nominalisme moderne, c'est-à-dire la philosophie de Locke et de Condillac, aussi bien que le moderne réalisme, représenté en Allemagne par les systèmes dé Fichte, de Schelling et de Hegel, n'ont servi qu'à le rendre plus évident et à le dégager de la confusion où Leibniz lui-même l'avait laissé. Voy. Cause. Substance, Force. ESTH 477 — ESTH Cependant le mot essence peut aussi s'appli- quer par analogie à des choses qui n'ont aucune existence réelle, et, dans ce cas, conservant sa signification logique, il n'exprime que les qua- lités ou les idées qui doivent entrer dans la défi- nition. C'est ainsi que l'on dira toujours que l'essence d'un triangle équilatéral, c'est d'avoir ses trois angles égaux et ses côtés égaux. C'est uniquement dans ce sens que Kant a conservé le mot essence, et il veut, par une conséquence naturelle de son système, qui établit un abîme entre l'existence et'la pensée, que l'essence d'une chose soit distinguée de sa nature. La première est déterminée par la seule notion que nous avons de cette chose, et peut, comme la notion elle-même, être tout à fait chimérique. La se- conde, au contraire, exprime ce qu'il y a de réel dans les objets que nous nous représentons, et ne peut être constatée que par l'expérience. ESTHÉTIQUE. Ce mot, dérivé du grec (a!a8rj<7iç, sensation), est employé par Kant dans la Critique de la Raison pure pour désigner l'étude de la sensibilité ou des sens; mais l'usage lui a donné une autre signification, aujourd'hui consacrée, quoique moins conforme à son étymologie. L'es- thétique est la science du beau et la philosophie des beaux-arts. — Malgré l'importance et l'intérêt des questions qu'elle traite, l'esthétique n'est parvenue que fort tard à obtenir une place in- dépendante et le rang qui lui est dû parmi les sciences philosophiques. ,Si elle a été cultivée avec ardeur en Allemagne depuis un siècle, en France elle trouve encore bien des incrédules. Nous nous proposons, dans cet article, de com- battre quelques préjugés qu'elle rencontre dans beaucoup d'esprits ; nous essayerons ensuite d'en tracer le cadre et d'en marquer les principales divisions. Nous terminerons par un exposé ra- pide des diverses formes qu'elle a eues jusqu'à présent. I. Il est inutile de réfuter l'opinion de ceux qui prétendent que le beau est une affaire de sen- timent, que le goût varie avec les individus, et ' que l'appréciation des œuvres d'art ne peut être soumise à des règles fixes. Ce système, on le sait, n'est que le scepticisme appliqué à l'art et à la littérature. Encore, s'il pouvait se renfermer dans les limites qu'il paraît vouloir ici s'impo- ser à lui-même; mais c'est le propre du scepti- cisme, lorsqu'il a pénétré dans la pensée hu- maine, de l'envahir tout entière. Une pente fatale et irrésistible l'entraîne de l'art à la morale, à la politique, à la religion, à l'universalité de nos connaissances. Nous l'abandonnons à ses propres conséquences. Remarquons seulement que ceux qui le professent se démentent eux- mêmes; car ils portent sur la beauté des juge- ments aussi absolus que sur le vrai et le faux, le bien et le mal, le juste et l'injuste. Ils n'hési- tent pas plus à se prononcer sur le mérite absolu - des ouvrages d'art que sur la moralité des actions humaines. Aux yeux de beaucoup d'hommes qui ont peu réfléchi sur la véritable mission de l'art, les arts d'agrément, ainsi qu'ils les appellent, étant uniquement destinés à produire un ordre parti- culier de jouissances, celles de l'imagination, ne \ peuvent devenir l'objet de la science; mais, comme s'ils s'apercevaient de l'insuffisance de leur principe, ils se hâtent de le modifier par la maxime qui veut que l'utile se mêle à l'agréa- ble : l'art, dit-on, doit à la lois instruire et plaire. Or, en supposant que la mission de l'art soit en effet de revêtir la vérité des formes qui l'embel- lissent, on avouera que la science peut au moins, dans les représentations de l'art, séparer le fond de la forme, et chercher à comprendre le sens de ses enseignements. On reconnaît aussi dès lors que l'art a un côté sérieux, qu'il doit être soumis à des règles, et n'est pas livré aux ca- ' prices de l'imagination. Un autre préjugé a sa source dans une fausse idée de la dignité de l'art 4 et de son indépendance. Que la science étudie les lois de l'univers physique et moral, qu'elle soumette à ses analyses et à ses calculs les phé- nomènes de la nature, qu'elle entreprenne de décrire et de classer les événements de l'his- toire, de dévoiler l'organisation des sociétés, elle ne sort pas de son domaine; mais si elle essaye de pénétrer dans le monde de l'art, elle ne peut que s'égarer dans ces mystérieuses régions Comment aborder avec la réflexion les œuvres de l'inspiration? Ira-t-elle porter le scalpel de ' l'analyse sur les créations vivantes de l'artiste et du poète ? Espérez-vous dérober au génie ses secrets qu'il ne sait pas lui-même? Prétendez-^ vous lui tracer la route qu'il doit suivre; croyez-' vous l'enfermer dans vos classifications et l'en- chaîner par vos formules? il se rira de vos règles pédantesques ; il n'obéit qu'au souffle divin qui l'anime. Comme Dieu, dont il possède le plus bel attribut, il crée librement. Vouloir lui im- poser des lois, et soumettre ses œuvres au con- trôle de la froide raison, c'est plus qu'une témé- rité, c'est presque une impiété et une profana- tion. En un mot, entre l'art et la philosophie, il y a une opposition complète : origine, but, pro- cédé, langage, tout entre eux diffère. N'est-ce pas assez d'avoir un art poétique, faut-il y ajou- ter une métaphysique de l'architecture, de la sculpture, de la peinture et de la musique?* Creuses et vides théories qui n'auront jamais la vertu d'enfanter une œuvre d'art, et ne serviront qu'à égarer le talent qui voudra s'y conformer. — Tous ces raisonnements sont plusspécieux que solides. D'abord, en élevant si haut l'art, ne ris- que-t-on pas de le rabaisser en réalité ? N'exagé- rons pas ce qu'il y a de mystérieux dans son" origine, ses procédés et ses effets. Si l'art ne s'adresse pas à l'esprit et à la raison, si tout en lui est inintelligible et incompréhensible, il n'y a plus rien de commun entre lui et l'intelligence " humaine ; il est réduit à s'exercer sur les facultés inférieures de l'âme, l'imagination et la sensi-r bilité. Alors il descend du haut rang qu'on avait voulu lui attribuer. Si, au contraire, il exprime et représente, par des formes sensibles, les idées éternelles qui sont l'essence des choses et aussi le fond de la raison, celle-ci doit les reconnaître sous ces images et ces symboles, comme elle veut les contempler dans les phénomènes de la nature et les événements de la vie réelle. Les œuvres de l'artiste seraient-elles plus obscures et plus énigmatiques, moins transparentes que, celles delà nature? N'est-ce pas, au contraire, sa tâche de dépouiller un fait, un événement, une idée, des accidents insignifiants, des acces- soires prosaïques qui les obscurcissent ou les défigurent dans le monde réel, en un mot de représenter l'idéal? S'il en est ainsi, entre l'art qui crée cette manifestation idéale du beau et la philosophie qui cherche à saisir le vrai sous sa forme abstraite et pure, il y a un rapport évident; ils ne peuvent être étrangers l'un à l'au- tre, entre eux il existe une communauté d'idées malgré la diversité des formes et des moyens ; ils doivent s'entendre tout en conservant leur rôle distinct et leur indépendance. Mais, dira-t-on, si la philosophie ose toucher aux représentations de l'art pour en abstraire les idées qu'elles recèlent, et renfermer celles-ci dans ses arides formules, elle leur ôte la vie, elle détruit l'art qui consiste dans l'harmonie et la fusion intime de l'idée et de son image, — ESTH — 478 — ESTH Ni 'us l'avouons, en cherchant à pénétrer le sens des créations de l'art, la philosophie leur enlève quelque chose de te enarme particulier qui naii de la simple contemplation du beau. Néan- moins, loin d'exclure cette première impres- sion, elle la présuppose, mais à ce sentiment, elle en fait succéder un autre. L'àme humaine a plusieurs facultés qui chacune à leur tour de- mandent à être développées: après avoir ad- miré, l'homme veut comprendre; après la spon- tanéité, la réflexion ; après l'émotion naïve; le jugement qui cherche à se rendre compte. L'en- lant lui-même, pour satisfaire sa curiosité nais- sante, brise le jouet dont il s'était amusé. A Dieu ne plaise que nous fassions de l'art un amusement frivole; mais, quelle que soit l'im- portance et la grandeur des objets qui sont of- ferts à l'homme, il y a en lui un besoin irrésis- tible qui le porte à leur demander ce qu'ils si- gnifient, quelles idées ils représentent, à vou- loir démêler ces idées et les concevoir sous leur forme pure et abstraite ; ce besoin, c'est celui auquel répond la philosophie ; et rien ne lui échappe, rien ne se soustrait aux avides recher- ches qu'il provoque. Par cela même que l'art développe de grandes conceptions, qu'il ébranle fortement toutes les puissances de l'âme hu- maine, la raison se sent d'autant plus vivement sollicitée à se rendre compte de ses effets et à pénétrer le secret de ses œuvres. Nous trouvons à» cette étude |un plaisir nouveau, plus sévère que le premier, non moins vif ni moins profond. Ne dites pas que la science profane les œuvres de l'art en cherchant à en comprendre le sens ; profane-t-elle aussi les œuvres de Dieu lorsque, armée des procédés de sa méthode, elle essayé de dévoiler les lois de la nature et de lui arra- cher ses secrets? L'astronomie, la physique, la chimie seraient, à ce titre, des sciences impies et sacrilèges. Pourquoi la raison humaine ne pourrait-elle rien comprendre aux créations du génie? Le génie, n'est-ce pas l'esprit humain lui-même ? ce qu'il produit par l'une de ses fa- cultés, pourquoi ne le comprendrait-il pas avec une autre? Quand il s'élève dans les plus hautes régions, sur les ailes de l'inspiration, perd-il tout à fait la conscience de lui-même, pour que, redescendu sur la terre, il ne se souvienne plus des cieux qu'il a parcourus? et nous qui l'admi- rons, nous ferait-il partager son enthousiasme s'il ne savait nous initier à ses mystères? Il ne s'agit donc pas d'ôter au génie son caractère di- vin, de le dépouiller de son auréole, et de lui enlever les hommages qui lui sont dus ; mais d'ajouter à la première impression que fait sur nous ses œuvres, une admiration intelligente et raisonnes. Le véritable culte de l'art est un culte éclairé, sérieux, il ne se confond pas avec l'enthousiasme factice des amateurs et des diletr tanti; c'est à la philosophie à l'inaugurer, parce qu'à elle seule il appartient de montrer ce qu'il y a de réellement divin dans ses créations, en fai- sant ressortir les idées éternelles qui en consti- tuent le fond. 11 y aurait de l'ingratitude à mé- connaître ce que l'art doit à la philosophie; car c'est elle qui la première a proclamé sa dignité, sa sainteté, quand il en avait lui-même presque perdu la conscience. Les profanateurs de l'art sont ceux qui lui donnent pour but unique de plaire à l'imagination, de charmer les sens, de flatter les passions, qui en font le ministre de je ne sais quelle volupté raffinée, plus propre à éner- ver les âmes qu'à les élever et les purifier. C'est à eux que s'applique le Odi profanum vulgus et arceo du poète, non aux adorateurs de la vérité éternelle, sœur de l'idéale beauté. 11 est, nous l'avouons, une philosophie étroite I et mesquine qui prétend ramener les plus hau tes conceptions de la pensée va proportion la perception sensible ; celle-là, vous avez droit de l'écarter, elle n'a pas le sens de l'art, il en est de même de ce froid rai ali ime qui i la science à de vides formules, qui De sait qu'an straire, comparer et combiner des notions fi- nies, sans jamais s'élever jusqu'à l'infini. Il iment incapable de comprendre les repré- sentations de l'art. Mais il est une philosopha qui conçoit l'infini, l'éternel, le nécessaire, qui le cherche partout dans la nature, dans l'homme, dans l'histoire; qui non-seulement le cherche, mais l'aime et l'adore. A elle il est donné de s'introduire dans le sanctuaire de l'art et d'étu- dier ses œuvres ; car les œuvres de l'art ne re- présentent qu'une chose, l'infini, l'invisible sous des formes visibles et finies. Mais s'il est permis à la philosophie de déter- miner les principes de l'art, celui-ci n'a-t-il rien , à craindre pour son indépendance? du moment que la philosophie s'arroge le droit de juger ses œuvres, n'aura-t-elle pas aussi la prétention de lui imposer des règles? or le génie est au-des sus des règles. Nous pourrions d'abord répondre avec un illustre philosophe : « Le génie, c'est la. plus haute conformité aux règles. » Dans sublimes écarts, et jusque dans ses caprices H ses fantaisies, il reste encore fidèle à certaines lois qui sont les lois fondamentales de l'art ;* autrement, il n'enfanterait que des conceptions bizarres, dénuées de sens et d'intérêt comme d'harmonie et de beauté; il ne serait plus le gé- nie. Sans doute, ces lois se confondent avec lui- même et forment son essence la plus intime ; en s'y soumettant il n'éprouve aucune con- trainte, il les suit spontanément; à cette condi- tion il est inspiré et libre; mais il ne s'en écarte pas plus que la nature ne s'écarte des siennes. La philosophie qui cherche à les connaître ne les lui impose pas plus qu'elle ne les invente."1 Elles sont antérieures à l'un et à l'autre, puis- qu'elles expriment la nature éternelle des cho- ses. Quant aux règles arbitraires et convention- nelles, l'artiste a raison de les dédaigner, et elles n'ont jamais enchaîné le véritable talent. C'est donc se faire une fausse idée de la science qui étudie les règles et les principes de l'art, que de s'imaginer qu'elle a la prétention de faire la leçon au génie, de lui fournir des re- cettes, d'apprendre à faire un tableau, une sta- tue, une composition musicale, un poëme; rien en effet ne serait plus ridicule. La partie tech- nique de l'art elle-même, la seule qui puisse s'enseigner, n'est pas du ressort de la philoso- phie. La philosophie, on ne saurait trop le répé- ter, aspire avant tout à connaître et à compren- dre ; elle est née d'une noble et haute curiosité, et quand il s'agit de l'art qui crée spontané- ment, son but est spéculatif et non didactique. Ce n'est pas à dire qu'elle ne doive exercer sur l'art aucune influence; quand elle est parvenue à se former une idée exacte de sa mission, elle doit la lui rappeler s'il venait à l'oublier. Lors- que l'artiste s'écarte des grands et impérissables principes du beau, qu'il sacrifie au caprice de la mode et flatte les passions du vulgaire, alors transformée en haute critique, la philosophie lui adresse de sévères conseils; mais ici, où est le mal et le grand préjudice pour l'art? Ce droit, d'ailleurs, ne l'a-t-il pas à son tour à l'égard de la philosophie^ et n'en a-t-il pas de tout temps largement use? Combien de fois la poésie, par exemple, n'a-t-elle pas flétri avec raison de per- nicieuses doctrines, livré au mépris et au ridi- cule des systèmes qui déshonoraient la sciei l< :e et insultaient à la morale? La philosophie et ESTH — 479 ESTH l'art sont deux puissances égales et libres ; mais, leur objet étant au fond le même, l'une cher- chant à comprendre ce que l'autre représente sous des formes sensibles, elles ont droit de se contrôler mutuellement. Cette alliance, fondée sur la nature des choses, et que l'histoire nous montre dans le passé, ne peut que se fortifier dans l'avenir. En résumé, il existe une science du beau et une philosophie de l'art; de plus, on doit pren- dre ces deux mots au sérieux, c'est-à-dire ne pas confondre la philosophie des beaux-arts avec le s:ivoir superficiel des amateurs, avec les recher- ches estimables d'ailleurs de l'érudition, ou avec les réflexions plus ou moins sensées delà criti- que proprement dite. La connaissance des prin- cipaux monuments de l'art, un goût sûr et déli- cat, une critique exercée, une imagination vive, ?ont nécessaires au philosophe qui, non content de saisir l'idée du beau dans son abstraction et ses formes générales, se propose de suivre les principes métaphysiques de l'art dans leurs ap- plications les plus diverses et dans leur dévelop- pement Historique, chez tous les peuples et à travers tous les âges. Mais la conditkm essen- tielle, à laquelle rien ne peut suppléer, c'est le véritable esprit philosophique, l'intelligence des idées qui sont 1 objet de la philosophie, et que l'art aussi est appelé à manifester dans ses œu- vres. II. Nous n'avons pas la prétention de tracer ici un plan complet de l'esthétique et d'organi- ser les différentes parties d'une science à peine sortie du berceau ; nous nous bornerons à indi- quer les divisions générales qui se laissent faci- lement reconnaître. Analyser l'idée du beau, marquer avec préci- sion ses caractères, décrire les phénomènes qui l'accompagnent et les facultés auxquelles il se rapporte ; étendre cet examen aux idées qui ont un rapport intime avec la précédente, celle du sublime en particulier ; suivre ensuite l'idée du beau dans son développement à travers les rè- gnes de la nature et les formes de l'existence humaine, jusqu'à ce qu'elle parvienne à sa véri- table réalisation dans l'art ; déterminer la nature et le but de l'art, ses rapports avec les autres sphères de la pensée ; examiner les conditions et les principes de la représentation artistique ; enfin décrire les qualités nécessaires pour la production des œuvres de l'art et que doit pos- séder l'artiste, le génie, le talent, l'imagination et le goût, telles sont les questions principales que renferme l'esthétique générale, ou la pre- mière partie de la science du beau. Une seconde partie doit comprendre la théorie des arts particuliers. Il ne s'agit plus ici de dé- terminer les caractères du beau et les principes de l'art en général, mais de descendre à l'exa- men de chacun des arts en particulier, de l'ar- chitecture, de la sculpture, de la peinture, etc. ; d'étudier leur nature et leur rôle propre, leurs limites respectives, de saisir leur ressemblance et leur différence, de fixer les conditions et les règles auxquelles ils sont soumis, d'établir leurs véritables rapports, de marquer la place et le rang qu'ils doivent occuper dans une classifica- tion naturelle, et de former ainsi un véritable système des arts. Mais cette théorie serait imparfaite si l'his- toire ne venait l'éclairer et la compléter. L'art, comme la philosophie, la religion, le droit, a subi des changements et des révolutions. L'idée du beau a revêtu différentes formes aux diver- ses époques de l'humanité ; il y a donc une his- toire qui expose et caractérise ces changements et ces formes ; sans elle, la théorie des arts est étroite et fausse. En effet, chaque art a sa place spécialement marquée dans l'histoire. La sculp- ture, par exemple, atteint son plus haut point de perfection dans l'art grec; de même, la ques- tion des genres, c'est-à-dire des formes essen- tielles de l'art, répond aux grandes divisions de l'histoire, et, séparée de la philosophie de l'his- toire, elle n'engendre que de stériles et vaines disputes. Qu'est-ce, en effet, que l'art classique et l'art romantique, sinon l'art ancien et l'art moderne, l'art païen et l'art chrétien ? L'histoire générale de l'art doit donc former la troisième partie de l'esthétique ; elle permet aussi de ti- rer des conclusions sur l'avenir de l'art et ses destinées futures. III. L'esthétique, comme science indépendante, fut inconnue des philosophes de l'antiquité ; les questions relatives à l'idée du beau sont mêlées dans leurs ouvrages avec celles de la morale et de la politique. C'est ainsi qu'on les rencontre déjà dans les discussions des sophistes et dans les entretiens de Socrate. Platon est le premier qui ait jeté les bases d'une théorie du beau ; elle est disséminée dans plusieurs de ses dialo- gues, le Phèdre, le Grand Hippias, le Banquet, le deuxième et le dixième livre de la Républi- que, les Lois, VIon, etc. Il a su dégager l'idée du beau des autres notions de l'intelligence avec lesquelles on la confond communément, et 11 l'a placée dans une sphère supérieure à celle des sens et du raisonnement. Il remonte à sa source première, reconnaît son caractère éternel et di- vin, et montre son affinité avec les idées du vrai et du bien. En outre, il a porté l'analyse dans la partie la plus délicate et la région la plus mystérieuse de l'âme humaine, en décri- vant avec autant de vérité que de profondeur les phénomènes de l'amour, de l'enthousiasme et de l'inspiration poétique. Nul philosophe, dans l'antiquité, n'a fait plus que Platon pour la science du beau. Néanmoins sa théorie e'st^ loin d'être entièrement satisfaisante. Il a trop séparé l'idéal du réel. C'est le vice général de la philo- sophie platonicienne. En outre, en montrant l'i- dentité du beau et du bien (xa)ôv y.àyaôov). il n'a pas su maintenir leur différence, ce qui lui fait méconnaître le véritable but de l'art et son indépendance. Celui-ci, dès lors, est considéré comme une œuvre d'éducation morale, et sub- ordonné aux vues du législateur; c'est ainsi que s'explique l'arrêt sévère porté contre les poètes, le caractère exclusivement moral et presque sacerdotal de la poésie et des arts dans la République et dans les Lois. Enfin Platon est le premier qui ait mis au jour cette malheu- reuse théorie de l'imitation, qui, plus tard prise à la lettre, a produit, surtout chez les moder- nes, de si grossières méprises. Aristote n'a traité ni du beau ni de l'art en général; sa Poétique n'est qu'un fragment sur l'art dramatique, et encore ne comprend-ollr guère que les règles de la tragédie. Le point de vue d' Aristote est plus expérimental que théo- rique. Les règles qu'il donne sont déduites des chefs-d'œuvre du théâtre grec. Aussi, dégâ{ de toute fausse interprétation, elles renferment un élément impérissable ; mais elles ne convien- nent parfaitement qu'à l'art classique, et sont trop étroites, si on veut les appliquer au théâtre moderne. Aristote n'a pas compris l'origine et le but de l'art, et il est difficile de concilier ses idées sur différents points qu'il ne fait d'ailleurs qu'effleurer. Ainsi il donne pour origine a la poésie le penchant à Vimitation et le désir de connaître. Ailleurs il modifie ce principe lors- qu'il dit par exemple, que la peinture doit re- présenter non ce qui est, mais ce qui doit être ; ESTE — 480 - KSTIT que La tragédie est V imitation dx meilleur; que In poésie eut jdus vraie que Vhistoire : ce der- nier mot surtout est profond et vrai; il suffirait pour prouver qu'Aristote donne pour but à l'art l'idéal. Malheureusement il ne s'élève pas tou- jours à cette hauteur de vues, et on peut lui re- procher, comme à Platon, d'avoir frayé les voies au système de l'imitation. Le même défaut de clarté se fait sentir dans la célèbre maxime de la purification des passions (xàGapaiç), inter- prétée de manières si diverses. Elle renferme en- core une idée profonde, mais elle indique plutôt l'effet moral et religieux que le véritable but de l'art. Après Platon et Aristote, la question du beau n'a été traitée dans l'antiquité que par deux au- teurs, Plotin et saint Augustin. Le livre de Plo- tin sur le beau est justement admiré; il renferme des vues originales et des pensées profondes, la théorie de l'expression y est développée avec un éclat qui ne devait pas être surpasse. Selon Plo- tin, la beauté matérielle n'est que l'expression, le reflet de la beauté spirituelle. La beauté, c'est le triomphe de l'esprit sur la matière; l'âme seule est belle, et l'amour du beau est celui de l'âme qui se reconnaît dans sa propre image. Il faut donc que l'âme se fasse belle pour compren- dre et sentir la beauté. En outre, Plotin établit une gradation entre les genres de beauté. Il re- connaît la supériorité du beau moral sur le beau sensible. Il insiste sur la nécessité de s'élever par la pensée pure jusqu'au principe et à la source de toute beauté. On doit lui savoir gré aussi d'avoir compris l'importance de l'art, dont il fait, il est vrai, une imitation de la nature, mais en donnant à l'un et à l'autre pour but l'imitation des idées divines. Les défauts de la théorie sont ceux que l'on peut reprocher au mysticisme alexandrin, une tendance exagérée à tout reporter à l'unité, à déprécier la réalité et à ne considérer le beau réel, dans la nature et dans l'art, que comme un ensemble de formes, d'ombres vaines et mensongères. Ces exagéra- tions se font surtout sentir dans les passages où il est question de l'amour et de l'enthousiasme. Le point de vue religieux et moral domine d'ail- leurs toute cette théorie, au point de ne pas permettre l'indépendance de l'art. Saint Augustin avait composé un livre sur le beau, qui, malheureusement, est perdu ; mais on retrouve la pensée qui l'avait dicté dans ses autres écrits, en particulier dans le Traité sur la musique. Saint Augustin résume sa théorie du beau dans cette phrase si souvent citée : Om- nis porro pulchritudinis forma unitas est. Son principe est, en effet, celui de l'unité et de la convenance des parties comme constituant le ca- ractère essentiel de la beauté; il développe ce principe en l'appliquant à la musique. Quant au traité du Sublime, de Longin, mal- gré ses mérites, c'est l'ouvrage d'un rhéteur plu- tôt que d'un philosophe. La question n'est envi- sagée que dans son rapport avec l'éloquence. Nous ne parlerons pas non plus de Y Art poéti- que d'Horace ni des principes de Quintilien; ces traités ne renferment aucunes vues philosophi- ques et ne contiennent que des règles spéciales sur la poésie ou l'art oratoire. Passons aux temps modernes. Les questions qui ont pour objet le beau et l'art ont peu oc- cupé les philosophes du XVIIe siècle. Bacon range les beaux-arts parmi les sciences dont le but est l'agrément. Dans sa classification, l'architecture n'est pas distinguée des mathématiques et des arts mécaniques. La } oésie forme une des trois branches principales des connaissances humai- nes, et répond à une des trois grandes facultés de l'homme, l'imagination. Mais sa natuv méconnue, elle se définit une histoire faite à plaisir. Les questions qui préoccupent le cari' nisme sont étrangères au beau et à l'art; dans cette grande école, quelques esprits du second ordre se sont contentés de reproduire, en les af- faiblissant, les traditions de l'antiquité, les I de Platon et de saint Augustin ; c'est là, -en par- ticulier, ce qui fait le fond des traités sur le Beau de Crouzaz et du P. André. L'école de Leibniz et de Wolf a eu l'honneur, non pas de fonder l'esthétique, mais de la déta- cher de l'ensemble des sciences philosophiques, avec lesquelles elle était restée jusqu'alors con- fondue, de lui donner un nom et une existence à part. Ce fut un disciple de Wolf, Baumgar- ten, qui, le premier, conçut l'idée d'une science du beau, et la nomma esthétique. Le mot n'esl §as heureux, mais il reproduit le point de vin e l'auteur, qui est celui du wolfianisine. Bauni- garten considère l'idée du beau comme une per- ception confuse ou un sentiment. La clarté, se- lon lui, ne réside que dans les idées logiqui >. Ainsi cette science proclamée si indépendante, se trouve être à peine une science, elle n'est qu'un satellite obscur de la logique (voy. Baum- garten). Vinrent ensuite Mendelssohn, Sulzer, Eberhard, qui modifièrent le principe présent, firent de l'idée du beau une conception abstraite, et l'identifièrent complètement avec celle du bien. En Angleterre, l'école sensualiste, au xvme siè- cle, a produit plusieurs écrits plus ou moins re- marquables sur la théorie du beau : on doit citer Shaftesbury, Hogard, Hutcheson, Burke. Mais un système aussi étroit que le sensualisme était incapable de découvrir les véritables principes de l'art. Shaftesbury et Hutcheson identifient le bien et le beau, et reproduisent la maxime de l'unité dans la variété. Hutcheson admet en outre un sens particulier du beau. La ligne on- doyante de Hogard est une application originale de la formule de l'uniformité combinée avec la variété. Burke développe et applique le système sensualiste dans sa pureté, confond le sublime avec le terrible, et l'ait du beau un sentiment qui a son origine dans l'instinct de conservation et de sociabilité. En France, Diderot et les encyclopédistes exposent à peu près les mêmes idées, en insis- tant davantage sur le but moral; c'est dans ce sens que Diderot composa ses pièces morales. D'un autre côté, le Batteux commente Aristote avec l'esprit le plus étroit, et professe le principe de l'imitation de la belle nature. En Allemagne, à la fin du xvm" siècle, com- mence une ère nouvelle pour l'esthétique. Cette science est enfin prise au sérieux, elle devient l'objet de recherches savantes et approfondies. Un homme, doué du génie de la critique et fa- miliarisé avec la connaissance des chefs-d'œuvre de l'antiquité, s'élève au-dessus des théories étroites et traditionnelles, comprend enfin le vé- ritable idéal qui se révèle à lui dans l'art grec Winckelmann n'était pas un philosophe; il n'a guère laissé de vues théoriques^ il s'est d'ail- leurs renfermé dans des considérations sur les arts plastiques, mais on peut dire qu'il a donné à la critique le sens du beau, et lui a ouvert le monde de l'art. Selon lui, l'idée du beau est dans Dieu, d'où elle émane pour passer dans les choses sensibles, qui sont sa manifestation. Il saisit donc le côté divin de l'art, et s'attache à l'idée classique de la beauté grecque sous sa forme la plus sévère et la plus pure. 11 dépose ainsi dans ses ouvrages le germe des pensées qui devaient ESTH — 481 — ESTH être développées plus tard; mais il ne fut pas compris de ses contemporains : les uns firent de l'idéal une abstraction inanimée, les autres don- nèrent pour but à l'art moderne l'imitation de l'art antique, détruisant par là toute originalité. Après Winckelmann, personne ne travailla avec plus d'ardeur que Lessing à réformer les idées anciennes sur l'art, et à en propager de nou- velles, plus profondes et plus vraies. Dans le Laocoon, il essaya de tracer les limites de la sculpture et de la poésie; mais il s'occupa prin- cipalement de la poésie. Il maintint avec raison, contre le faux idéal des successeurs de Wmckel- mann, le point de vue du réel, le côté individuel et vivant, en un mot le caractéristique dans l'art ; mais il ne sut pas se préserver de l'excès contraire, et fit trop prédominer le réel; en outre, il montra une admiration trop exclusive pour la Poétique d'Aristote, rendue, il est vrai, à son véritable sens, et qu'il compare aux Élé- ments d'Euclide. 11 s'élève aussi avec force con- tre le bon goût artificiel et le faux classique qu'avait fait prévaloir en Allemagne l'imitation de notre littérature. Il soutient le principe du naturel contre les règles conventionnelles et l'étiquette du théâtre français. Avec Goethe, il est un des écrivains qui ont le plus contribué à la révolution littéraire qui a eu pour résultat l'émancipation du génie allemand. Herder inter- vint aussi dans ce débat; mais, au lieu d'éclair- cir les questions, il ne fit guère que les rendre plus obscures par le vague de ses idées. Tous ces essais n'étaient qu'une préparation à des études plus profondes et à de plus hautes spéculations. Le philosophe qui devait régénérer, ou plutôt fonder la philosophie allemande, porta dans la question du beau sa puissante analyse et sa critique sévère. Kant [Critique de la faculté déjuger) s'attache à déterminer les caractères de l'idée du beau, et à les séparer des autres no- tions de l'esprit humain, telles que celles de l'utile, du bien, du parfait. Il décrit les senti- ments qui l'accompagnent et les facultés qui la conçoivent; puis il soumet à la même analyse l'idée du sublime, et enfin il essaye de déter- miner la nature et le but de l'art. Ce travail n'est pas une des parties les moins belles du système de Kant; cependant il est imparfait et reproduit les vices de sa théorie générale. Kant a reconnu plusieurs des caractères de l'idée du beau et du sublime; mais il finit par les ramener au point de vue subjectif. Le beau, selon lui, n'a pas d'existence absolue, il est relatif aux facultés de l'esprit humain, la sensibilité, l'imagination et le goût. Il est le résultat du jeu libre de l'ima- gination. Dès lors, le beau n'ayant pas de réalité objective, il n'y a pas, non plus, de science du beau. Celle-ci devient une des branches de la psychologie ou de la logique. Parmi les divers travaux sur l'esthétique, in- spirés par la philosophie de Kant, il faut placer au premier rang les essais de Schiller. Sans s'af- franchir du point de vue subjectif, Schiller con- tribue à faire prévaloir une manière plus élevée et plus large ; le génie profondément philoso- phique du grand poëte lui fit deviner la vraie solution du problème de l'art, c'est-à-dire la conciliation des deux éléments du beau, de l'i- dée et de la forme, et des deux facultés qui le perçoivent, la raison et la sensibilité; mais il ne fit que pressentir cette solution, sans s'élever à une théorie générale et complète. La philosophie de Fichte, qui n'est que celle de Kant poussée à ses dernières^ conséquences, devait être peu favorable à l'esthétique. L'art est comme étouffé dans ce système, qui concentre l'univers dans le moi, fait de la nature une li- DICT. PHILOS. mite de la liberté humaine, et du monde sa création. Un stoïcisme étroit en morale n'avait aucune place pour le culte du beau; aussi Fichte subordonne et asservit l'art à la morale. La vertu consiste dans le combat de l'homme contre la nature, dans le maintien et le triomphe de la liberté qui doit transformer celle-ci à son image. L'art reproduit cette lutte et en donne le spec- tacle. Il est donc une préparation à la morale, et son but est de révéler la force créatrice du moi. - Du reste, ce philosophe ne conçoit même pas nettement ce principe, et, dans le vague qui ca- ractérise sur ce point sa pensée, il l'ait presque de l'art une affaire de sentiment. Ce système ne pouvait imprimer à la science du beau une im- pulsion féconde; cependant il a provoqué des recherches intéressantes. C'est en partie à cette philosophie que se rattache l'école humoristique et les écrivains qui l'ont illustrée : Jean Paul, les deux Schlegel et Solger. Jean Paul a composé sur l'esthétique un ouvrage fort spirituel, moins remarquable par le fond que par le style et les vues originales dont il est parsemé. D'un autre côté, par des travaux remarquables d'érudition, , d'archéologie et de critique littéraire, les Schle- gel ont contribué beaucoup à agrandir le- cercle des idées en ce qui regarde l'histoire des formes de l'art, et à faire tomber les étroites et fausses classifications qui avaient régné jusqu'alors. Le principe humoristique^ esquissé superficielle- ment par la verve poétique de Jean Paul, fut élevé à la hauteur d'une théorie métaphysique par Solger, qui développa avec profondeur la formule de l'ironie dans l'art. Suivant cette doc- trine, le but de l'art, c'est de révéler à la con- science humaine le néant des choses finies et des événements du monde réel. Le génie consiste donc à se placer à ce point de vue supérieur de l'ironie divine, qui se joue des choses créées, se rit des intérêts, des passions, des luttes et des collisions de la vie humaine, de nos souffrances comme de nos joies, et à faire planer sur cette tragi-comédie la puissance immuable de l'absolu. Tels sont les principaux développements que prit l'esthétique en Allemagne, sous l'influence des doctrines de Kant et de Fichte; mais cette science ne prit son véritable essor, et l'art la conscience de lui-même, qu'avec Schelling et la révolution qu'il opéra dans le monde philoso- phique. La philosophie de S:helling n'eût-elle eu d'autre résultat que l'émancipation définitive de l'art et de la science qui le prend pour objet, un pareil service aurait suffi pour lui assurer une place éminente dans l'histoire de l'esprit hu- main. Voici comment ce philosophe est arrivé à la conception de l'art. La base de son système, c'est l'identité des deux points de vue séparés par Kant et ses successeurs, le sujet et l'objet. Ici l'idéal et le réel, le fini et l'infini, rentrent dans une unité supérieure au sein de laquelle les différences s'effacent et l'harmonie s'établit Quoique cette unité fondamentale soit partout dans l'univers physique et moral, elle n'est pas cependant manifeste dans la nature, qui est le monde du réel, du fini, le règne du destin. Dans le monde moral, ce qui apparaît c'est l'idéal, l'esprit, la liberté. Or cette opposition de l'idéal et du réel, de la fatalité et de la liberté, dispa- raît dans l'art qui opère leur conciliation et leur fusion. Le beau, c'est l'accord, l'unité du fini et de l'infini; de l'existence fatale et de l'activité libre, de la vie et de la matière, de la nature et de l'esprit, et l'art dans ses œuvres nous fait contempler cette harmonieuse unité. Elle existe déjà dans l'artiste; car le génie, c'est le résultat de la combinaison de ces deux principes. Dans l'enthousiasme et l'inspiration, il y a deux élé- 31 ESTB — d82 — ESTA mcnis : l'un qui appartient à la nature, l'autre à la liberté; l'un instinctif, spontané, inconscient, l'autre qu ence de lui-même. Ainsi se trouvent réunis dans l'art les deux ternies de l'existence : leur unité constitue la vérité, la beauté, l'absolu, le divin; l'art qui la manifeste et la révèle est donc essentiellement religieux. Il y a plus, il est Yorgane de la religion, qui lui emprunte ses symboles et ses emblèmes. En un mot, l'art est la plus haute manifestation de l'esprit. Que Schelling ait dépassé le but dans cette apothéose de l'art, cela est incontestable. 11 va jusqu'à prétendre que, la forme artistique étant la plus parfaite expression de la vérité, la philosophique doit finir par revêtir cette forme. La philosophie, selon lui. doit retourner à la poésie et au mythe. Malgré celte exagération, il n'en a pas moins le premier émancipé l'art et fixé irrévocablement les bases de la science iln beau; il a en même temps provoqué un immense mouvement dans cette direction. Lui-même n'a jeté que quelques vues fécondes et tracé des es- quisses; mais son enthousiasme s'est communi- qué à ses disciples. C'est à la philosophie de Schelling que l'on doit tous ces travaux qui ont eu pour but, en Allemagne, la connaissance de l'art sous toutes ses formes et dans tous ses grands monuments, et en particulier la réhabi- litation de l'art chrétien. Mais l'écueil n'était pas loin; savoir : la confusion des sphères diffé- rentes de la pensée, l'identification de la philo- sophie, de l'art, de la religion et des formes qui leur sont propres. La religion est devenue une espèce de poésie; de ce moment date la dévotion à l'art. Le sentimentalisme, le mysticisme et le symbolisme ont fait irruption partout dans la science et dans l'histoire. Nous ne sommes pas restés en France étrangers à cette influence. Après Schelling est venu Hegel, qui, adop- tant la conception de Schelling, la rectifie et la développe. D'abord il fixe à l'art sa véritable place parmi les formes fondamentales de la pensée humaine ; il lui conserve, comme mani- festation de la vérité, son rang élevé à côté de la religion et de la philosophie; mais il le place au-dessous de l'une et de l'autre comme repré- sentant le vrai sous une forme sensible, et ne s'adressant à l'esprit que par l'intermédiaire des sens et de l'imagination. En même temps il maintient leurs limites respectives et leur rôle propre. D'un autre côté, il s'empare de la pensée de Schelling, la développe et l'applique; de ce germe il fait éclore un vaste système enchaîné dans toutes ses parties avec un art admirable. Il embrasse la science dans son ensemble et toutes ses divisions; après avoir étudié l'idée du beau en elle-même, dans la nature et dans l'art, il s'attache à suivre son développement dans ses formes fondamentales à travers les époques de l'histoire; enfin il donne une classification et une théorie des arts particulers, de l'architecture, de la sculpture, de la peinture, de la musique et de la poésie, caractérisant chacun d'eux, détermi- nant ses principes, ses formes essentielles et ses règles générales. Hegel est le premier qui ait conçu l'esthétique dans son ensemble et ait tenté de réaliser ce vaste plan. Son ouvrage est le pre- mier monument complet élevé à la philosophie des beaux-arts, et il a déployé dans l'exécution les caractères de son génie, la profondeur et la puissance systématique, jointes à une finesse d'analyse qui poursuit les principes jusque dans leurs dernières applications. Il a semé dans son livre une foule de vues originales et vraies, de critiques^ pleines de sens et de justesse. 11 a même révélé dans cette partie de son système des qualités que l'on n'attend. lit gui re d un mé- tapbysii ien ei d'un espril ... lemenl il lait preuve de coi en ce qui concerne les principaui moi umenl l'art et de : niais il déploie dans BOD style une véritable rirhcs.se d'imagination, mal* LUts qui tiennent à sa man; tiologie. Sans doute l'œuvre est imparfaite, de grandes lacunes et des irrégula- rités; mais c'est un monument plein de gran- deur, digne de son objel <•! de celui qui l'a élevé; il n'a pas été dépassé, et encore aujourd'hui il ite l'étal actuel de la science esthétique. Tout lis en Allemagne, sur au et l'art, a été par Schelling ou profond! el plusieurs points de détail, exécuté des travaux plus ou a et de critique; mais la science du beau n'a pas fait un seul pas, un réel. En France, depuis un demi-siècle, de savantes recherches archéologiques, historiques et criti- ques ont été faites sur les monuments de l'art à toutes les époques, mais on n'a guère essayé de remonter au principe même du beau, et de déterminer les règles générales de l'art. La phi- losophie française, dans sa lutte contre le sen- sualisme du xviii* siècle, s'est principalement attachée aux questions de méthode et à l'étude de l'esprit humain qui sert de base à la philoso- phie. La logique, la morale, le droit naturel, la théodkée ont eu aussi une part dans ses tra- vaux; mais la science du beau, qui offre un rapport moins direct avec la psychologie, a été à peine le sujet de quelques considérations gé nerales. Nous ferons cependant une exception en faveur d'un ouvrage posthume d'un philoso- ] he éminent dont la mort prématurée a laissé à la France de si profonds regrets : le Cours d'Esthétique de M. Jouffroy, qui a été publié en 1842 par M. Damiron, présente, malgré l'imperfection inévitable de la forme, toutes les qualités qui distinguaient les leçons du profes- seur, et que l'on admire dans ses écrits : la clarté, la lucidité, une grande finesse d'analyse, des vues ingénieuses, l'application d'une mé- thode sévère et circonspecte; mais une seule question est traitée ; la théorie de l'expression comme principe du beau et de l'art, et la des- cription des phénomènes psychologiques qui s'y rattachent. Au^un des grands problèmes que renferme la philosophie de l'art n'est abordé : ce sont les prolégomènes de l'esthétique plutôt qu'un véritable traité sur cette science. Il est à regretter qu'un esprit comme M. Jouffroy, qui, plus que personne, réunissait aux qualités du philosophe les rares talents nécessaires pour cul- tiver avec succès la science du beau, ait été distrait par d'autres études de celle qui, de son aveu, conserva toujours sa prédilection, et que la mort l'ait empêché de revenir avec la force, l'étendue, la maturité d'un âge plus avancé sur cette ébauche de la jeunesse. La France, nous n'en doutons pas, posséderait, sur l'esthétique, un ouvrage à mettre en parallèle avec ceux dont s'enorgueillissent nos voisins. Ce n'est pas que des travaux d'un mérite réel et sérieux n'aient été publiés sur cette branche de la philosophie. Le livre de M. Cousin : du Vrai, du Beau et du Bien, reproduit avec éclat l'idéal platonicien tempéré par les exigences mo- dernes. Le spiritualisme de cette école a donné le jour à des ouvrages distingués, comme celui de M. Ch. Lévêque où le talent de l'analyse se joint à celui de l'écrivain. M. Lamennais, dans son Essai d'une philosophie, a écrit des pages brillantes d'un haut intérêt. Les menus propos de ÉTAT — 483 — ETAT Topfer, malgré la faiblesse théorique et le ton humoristique, contiennent des observations aussi justes que fines. Les livres de M. Voituron, de M. Chaigne^, etc., quoique la critique soit sou- vent étroite et la théorie superficielle, ne sont pas sans valeur. Celui de M. Pictet de Genève offre * un reflet visible des idées de l'Allemagne ; cette influence du reste est facile à constater chez tous les précédents. On en peut dire autant des écrits de M. Taine. Le positivisme a en lui son inter- prète le plus brillant. Il est à regretter qu'un si grand talent d'écrivain et d'analyste soit consa- cré à développer une thèse aussi stérile et aussi grossière que la sienne. Du reste, le positivisme, sauf un livre de Proudhon à peu près inconnu sur le principe de l'art, n'a rien publié en ce genre qui mérite d'être cité. Son esthétique jus- qu'ici est nulle, et nous croyons qu'elle se fera longtemps attendre. Les principaux auteurs à consulter sont : Crou- zaz, Traité du Beau, in-8, Amst., 1724; — Baum- farten, Esthctica, in-8, Francfort-sur-1'Oder, 750-1758; — Herder, Kalligone, in-8, Leipzig, 1810 ; — Sulzer, Théorie générale des beaux- arts, 2e édit., 4 vol. in-8, ib., 1792-1794; — Ben- david, Essai d'une science du goût, in-8, Berlin, 1799; — S:hiller, petits écrits; — J. P. Richter, Leçons d'Esthétique, 3 vol. in-8, Hambourg, 1804 ; — Ast, Système de la Science de l'art, in-8, Leipzig, 1806; Manuel d'Esthétique, in-8, ib., 1805; — Bouterweck, Esthétique, 3e édit., in-8, Goëttingue, 1824-1825; — Burger, Précis d'Esthétique, 2 vol. in-8, Berlin, 1825; — Sol- ger, Leçons sur l'Esthétique, publiées par Heyse, in-8, Le°ipzig, 1829; — A. G. Schlegel, Leçons sur l'histoire et la théorie des beaux-arts, traduites en français par A. F. Couturier de Vienne, in-8, Paris, 1831 ; — Sehelling, Leçons sur les études académiques, leçon 14e, 3e édit., Stuttgart et Tubingen, 1830; — Discours sur le rapport des arts du dessin avec la nature, dans les écrits philosophiques de Schelling, trad. par Ch. Bé- nard, 1847 ; — Hegel, Cours d'Esthétique, pu- blié par M. Hotho, in-8, Berlin, 1835, traduit en français par M. Ch. Benard, in-8, Paris, 1840- 1843 ; — Weisse, Système de l'Esthétique, in-8, Leipzig, 1830; — Bobrik, Cours libre d'Esthé- tique, professé à Zurich, in-8, 1834-1838; — Schleiermacher, Leçons sur l'Esthétique, pu- bliées par C. Lommatsch, in-8, Berlin, 1842; — Jouffroy, Cours d'Esthétique, publié par Ph. Damiron, in-8. Paris, 1842; — Ch. Lévêque, la Science du beau étudiée dans ses principes, dans ses applications et dans son histoire, Paris, 1861, 2 vol. in-8; — Chaignet, Principes de la science du beau, Paris, 1860, in-8. — Voy. Beau. Ch. B. ÉTAT. Il ne s'agit point ici de tracer le plan d'une république idéale, ni de rechercher, comme on l'a fait tant de fois et si inutilement, quelle est la meilleure de toutes les formes de gouvernement actuellement connues; le sujet que nous allons traiter dans cet article, ou plu- tôt le point de vue sous lequel nous l'envisa- gerons, est beaucoup plus sérieux et plus digne d'intérêt. Après avoir déterminé les caractères généraux et comme les conditions extérieures d'un État, nous examinerons sur quel principe, sur quelle loi de la nature ou de la raison se fonde son existence; quels sont ses droits, ou dans quelles limites doit se renfermer l'action de la société tout entière sur chacun des indi- vidus qui vivent dans son sein ; quels sont les organes, c'est-à-dire les pouvoirs par lesquels cette action se manifeste; enfin quelles sont les attributions, quels sont les devoirs et les droits de chacun de ces pouvoirs. C'est par toutes ces questions, mais seulement dans les limites où elles se renferment, que la politique est subor- donnée à la morale et constitue une des parties les plus essentielles de la philosophie. Comment supposer, d'ailleurs, qu'on puisse connaître la nature et la destinée de l'homme, si l'on ne tient pas compte des conditions de l'ordre social? Aussi la plupart des philosophes, Pythagore. So- crate, Platon et Aristote dans l'antiquité ; Spi- noza, Hobbes, Rousseau, Montesquieu, Kant et Hegel dans les temps modernes, ont-ils cherché à déterminer les principes éternels de toute législation, et les fondements sur lesquels re- posent la société et l'État. On peut dire récipro- quement, qu'il n'y a de grands législateurs et de vrais hommes d'État que ceux qui possèdent une connaissance approfondie des lois et des besoins de la nature humaine. Mais ici comme partout la vérité se partage entre ceux qui la cherchent. Les uns n'aperçoivent, dans un corps politique, que les droits et les intérêts parti- culiers de ceux qui le composent; les autres, que les besoins de la société elle-même, ou du pouvoir qui la défend et la gouverne : ceux-ci. exclusivement frappés des devoirs du citoyen, oublient tout à fait ceux de l'homme; ceux-là, au contraire, portent toute leur attention sur l'homme, sacrifiant sans hésiter le citoyen 1 1 l'État. Aujourd'hui le monde a assez vieilli, l'his toire nous raconte d'assez tristes expérience < faites par l'esprit de secte et de parti, pou: qu'on soit forcé, en quelque sorte, d'être à la fois plus vrai et plus juste, et de faire sa part à chacun des éléments dont le corps social se compose. 1° Caractères généraux d'un Etat. On peut regarder comme un fait qui n'a pas besoin de démonstration, que l'homme est né pour la société e} ne saurait vivre hors de son sein. Notre esprit comme notre corps, nos fa- cultés comme nos forces ne se développent et ne se conservent que par le concours de nos sem- blables. L'état de nature, tel que l'ont conçu quelques philosophes du dernier siècle, est une chimère démentie à la fois par l'expérience, par la tradition et par l'histoire. Même les sauvages, dont on s'est tant prévalu pour soutenir cette hypothèse, sont un argument contre elle. Mais il ne suffit pas qu'un certain nombre d'hommes soient réunis par des besoins communs, par des habitudes semblables et même par le lien d'une commune origine, pour former aussitôt une société civile et politique, c'est-à-dire un État. Assurément ce nom ne peut convenir ni aux peuplades sauvages, dont nous venons de parler, ni aux familles patriarcales des temps bibliques, ni à ces tribus arabes, tantôt dispersées et tantôt réunies, tantôt nomades et tantôt fixées au sol, selon l'intérêt du moment, ni enfin à ces hordes guerrières et barbares qui se sont partagé les dépouilles de l'empire romain. Un État n'est pas une simple juxtaposition de familles ou d'in- dividus momentanément liés entre eux par des circonstances fortuites j c'est un corps organisé où circule une même vie et qui se meut par une seule volonté; ou, pour parler sans métaphore, c'est une société réunie sous des lois et sous le pouvoir d'une autorité publique chargée de les exécuter, et représentant par cela même aux yeux de chacun la société tout entière. Que l'on retranche l'une ou l'autre de ces deux conditions, l'idée qu'on se fait d'un État, et même d'une société en général, se trouve aussitôt anéantie. En l'absence des lois, celui qui commande n'est plus qu'un maître, et ceux qui obéissent sont des esclaves. En l'absence d'un pouvoir assez fort pour les faire respecter de tous, les lois sont ÉTAT — 484 — ÉTAT une lettre morte; et la société n'esl pas loin de se dissoudre. A ces deux conditions, pun extérieures, et dont la nécessité, si l'on peut parler ainsi, se fait sentir aux yeux, il faut en ajouter une troisième qui tient au fond mêmc? ou qui fait l'unité et la vie du corps social. Ni le pouvoir ni les lois ne peuvent compter sur une longue durée ou sur une action un peu féconde, s'ils ne sont pas en rapport avec les mœurs, avec les sentiments, avec les intérêts généraux des hommes à qui ils s'adressent, et si ces hommes, à leur tour, ne se trouvent pas naturellement unis par cette communauté d'af- fections, d'idées et de souvenirs qui forme ce qu'on appelle l'esprit d'une nation, c'est-à-dire la nation elle-même. Aussi peut-on distinguer généralement deux époques dans l'histoire de chaque grande nation : l'une est le temps qu'elle met à se former et à sortir du chaos, à con- quérir tous les éléments dont elle a besoin et à les unir entre eux de gré ou de force; l'autre est celui où, parvenue à peu près à son complet développement, elle commence à avoir conscience rl'elle-même, à se gouverner par ses propres lois et à jouir de la part de puissance ou de liberté dont elle est capable. Pendant la première il n'y a guère de place que pour l'enthousiasme ou pour la force, pour l'aveugle soumission et le despotisme du commandement. Pendant la se- conde, l'empire n'est à personne, mais tous obéissent, avec des rôles différents, aux conseils de la raison et aux prescriptions du droit ; alors aucun homme, à quelque rang qu'il soit placé, n'est plus reçu à prononcer ces audacieuses paroles : « L'État c'est moi. » L'État comme l'exprime parfaitement le nom qu'il portait chez les anciens (civilas, itôXiç), c'est la réunion des citoyens, c'est la nation tout entière dans les conditions que nous venons de dire. 2° Principe de l'État et de la société en gé- néral. Après avoir indiqué les caractères généraux par lesquels un État se distingue de toute autre espèce d'association, il faut que nous recher- chions sur quel principe, sur quelle loi de la nature ou de la raison il se fonde. Est-ce sur la ustice, sur les idées de droit et de devoir con- sidérées en elles-mêmes et prises pour règles de loute législation écrite? Est-ce sur la force, ou sur la nécessité toute matérielle de chercher, dans un pouvoir institué à cette fin, un remède contre l'anarchie et la violence? Est-ce enfin sur une simple convention, sur un pacte volontaire et spontané, qui emprunte toute son autorité de la sainteté des engagements? On conçoit sans peine que la constitution d'un État doit varier de toute nécessité, suivant qu'elle se fonde sur l'un ou sur l'autre de ces trois principes ; et nous ne parlons que de ceux-là, car tous les autres en dépendent et s'y ramènent naturellement. Tous trois ont trouve, en théorie comme en pra- tique, parmi les philosophes comme parmi les hommes d'État, de nombreux partisans et d'il- lustres défenseurs. Dès la plus haute antiquité, il a existé des esprits chagrins, qui, ne recon- naissant dans l'homme d'autres mobiles que ses passions, d'autre règle que les instincts de sa nature animale, ont supposé qu'il lui fallait avant tout un frein pour le contenir, un maître pour le dompter et lui offrir en même temps une protection contre lui-même, en le sauvant de ses propres violences. Aussi ont-ils pensé que tout pouvoir est légitime; que toute mesure est juste qui tend à l'affermir davantage et à le rendre plus redouté ; qu'enfin le droit lui-même était à a fois la consécration et un effet de la force. M lis à Hobbes était réservée la gloire de pré- senter ce système avec tonte la rigneur h toute la netteté dont il est susceptible. Suivanl ce pen« seur célèbre, l'homme n'a pas d'autre fin ijue son propre bien-être, et tous les moyens d'y arriver lui sont permis. Or, le choix de ces moyens ne peut être limité p.r aucune ri générale; car chacun est le seul juge de ce qui le rend heureux, donc chacun, ponr nous servir des expressions mêmes de HOobes, a droit à toutes choses : Jus in omnia omnibus. Mais ce droit mis en pratique, c'est l'état de guerre ; une guerre sans relâche et sans fin de tous contre fous ; donc l'état de guerre est l'étal naturel de l'espèce humaine et, ce qui est pis, c'est un état parfaitement légitime. Cependant il n'en est point de plus malheureux, c'est-à-dire de plus complètement opposé au but même de notre existence, qui est, comme nous l'avons dit, le bien-être ; il faut donc à l'état de nature ou à l'état de guerre substituer l'état de société ou l'état de paix. La société et la paix, quelles qu'en soient les conditions, seront toujours préférables à cette situation pleine de misères et d'angoisses que nous venons de définir. Mais qu'est-ce que c'est, d'après Hobbes, que l'état de société? C'est celui où une multitude d'individus sont subor- donnés à une force assez grande pour paralyser toutes leurs forces particulières et supprimer parmi eux l'état de guerre. Une société peut être fondée de deux manières : ou par contrat, lorsqu'un certain nombre d'hommes, appréciant les dangers et les malheurs de l'état de nature, conviennent d'ériger au-dessus d'eux un pouvoir capable de les dompter et de les contraindre à vivre en paix les uns avec les autres ; ou par le droit du plus fort, lorsqu'un homme, au moyen de la violence ou de la ruse, réussit à établir son autorité sur beaucoup d'autres et les main- tient dans la nécessité de lui obéir. Dans l'un et l'autre cas, la société est également légitime, car elle n'existe que parle pouvoir, et le pou- voir est toujours bon, toujours digne' de respect et d'obéissance. Aussi, la société la mieux gou- vernée et la plus parfaite est-elle, aux yeux de Hobbes, celle où le pouvoir est le plus fort. Le pouvoir le plus fort, c'est la monarchie absolue. Mais le monarque d'un État bien constitué ne règne pas seulement sur les actions; son empire doit s'étendre jusqu'aux croyances et aux pen- sées. Il est le chef de la religion, l'arbitre sou- verain des consciences ; tout ce qu'il affirme est vrai, tout ce qu'il fait est juste, tout ce qu'il commande doit être exécuté. Spinoza donne à la société la même origine que Hobbes, c'est-à-dire la nécessité de remplacer l'état de nature, où le droit et la force se con- fondent, par un autre état, où, avec moins de liberté, on jouisse d'une existence plus heureuse et plus sûre. Toute la différence entre les deux philosophes, c'est que le dernier, comme nous venons de le dire, remet le pouvoir absolu entre les mains d'un seul ; le premier ne le veut confier qu'à la société elle-même ou à l'État proprement dit. L'un est monarchique et l'autre républicain; mais tous deux mettent l'exercice de la souverai- neté politique au-dessus de loute condition, au- dessus des lois de la justice, puisque la justice en dérive, et suppriment complètement la liberté de conscience. Cependant Spinoza, fidèle à sa nature et au besoin de toute sa vie, réserve la liberté de penser et d'écrire, sous la condition toutefois qu'on n'en abusera ni pour exciter les passions, ni pour attaquer publiquement les lois fondamentales de la société. La politique de Spinoza peut être regardée comme une transition entre celle de Hobbes et celle de J. J. Rousseau. Le système de Rousseau est diamétralement ÉTAT 485 — ÉTAT opposé à celui du philosophe anglais. Bien loin que l'état de nature soit pour lui le pire de tous les états, il le représente comme la perfection même, il le peint avec les plus séduisantes couleurs et le substitue à l'Éden des récits bi- bliques. Bien loin que la force, à ses yeux, soit la même chose que le droit, il pense qu'aucun homme n'a une autorité naturelle sur son sem- blable (Contrat social, liv. I, en. iv). La con- séquence immédiate de ces deux principes, con- séquence que Rousseau exprime sous toutes les formes, c*est que la société est un état de pure convention : nul devoir ne nous oblige d'y entrer ; nul devoir ne nous y retient j partant, aucune loi ne peut réclamer notre obéissance, que celle qui est notre œuvre, ou du moins à laquelle nous avons librement souscrit. La même règle s'applique à l'autorité. Il n'y a d'autorité légitime, comme il n'y a de loi obligatoire, que celie qui a été acceptée par tous, et l'ordre social tout entier a pour condition, pour condition de fait aussi bien que poui* condition de droit, l'accord spontané et permanent de toutes les volontés, c'est-à-dire de tous les intérêts et de toutes les passions individuelles. Aussi Rousseau a-t-il dé- fini l'État [Contrat social, liv. I, ch. vi) : «Une forme d'association qui défend et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé et par laquelle chacun, s'unissant à tous, n'obéit pourtant qu'à lui-même, et reste aussi libre qu'auparavant.» Évidemment, la seule forme de gouvernement que puisse autoriser une telle doctrine, c'est la démocratie la plus complète, tout comme le despotisme est la conséquence ri- goureuse de la théorie de Hobbes. Avant d'aller plus loin, examinons ces deux systèmes, ou plutôt les deux principes opposés qu'ils nous montrent dans leur plus complet dé- veloppement, et sur lesquels il est impossible par là même de se faire la moindre illusion. Au point de vue des faits, c'est-à-dire de la con- science et de l'histoire, ils sont aussi chimériques l'un que l'autre; car l'état de nature n'a jamais existé, ni comme l'entend Rousseau, ni comme Hobbes le représente. La société est à la fois le plus impérieux besoin de l'homme, de ses facultés morales aussi bien que de son organisation physique, et un fait primitif, antérieur à toute convention et à toute usurpation de la force, contemporain de la naissance même du genre humain. Au point de vue de la logique, les systèmes de Hobbes et de Rousseau sont pleins de contradictions, et, loin d'expliquer l'ordre social ou de lui donner des règles, ils le dé- truisent de fond en comble. Le premier ne cesse de confondre deux ordres d'idées essentiellement différents et d'attribuer à l'un, dont il admet l'existence, la vertu et la puissance de l'autre, qu'il nie obstinément. Ces idées sont, d'une part, la contrainte et la force; de l'autre, l'obligation et le droit. Hobbes, en ramenant tous nos motifs de détermination à l'égoïsme et toutes les règles de notre conduite à l'intérêt bien entendu, et en permettant à chacun d'user de toutes les choses qui peuvent le tenter, supprime par là même les notions de justice, de droit et d'obligation morale. Et cependant il veut qu'un contrat soit possible entre plusieurs hommes qui ont résolu d'échanger contre un état meilleur les misères de la guerre ou de l'état de nature. On se rappelle que c'est une des deux origines qu'il attribue à la société. Or, comment peut-on dire qu'un contrat soit obligatoire, quand on a supprimé le principe même d'obligation ? Comment peut-on dire même qu'il y ait un contrat, quand les effets de cet engagement prétendu réciproque sont de créer d'un côté un pouvoir absolu sans contrôle ni devoir, et de l'autre une con#àinte également absolue, un abandon à discrétion sans réserve et sans droit? Dans la seconde hypothèse, lorsqu'il fait naître la société par l'usage de la ruse ou de la force, Hobbes ne fait pas une moindre violence à la logique et au sens commun. C'est en v.in qu'on essayera d'ériger en droit l'emploi des deux moyens dont nous venons de parler; surtout si la notion même du droit n'a aucun fondement dans la raison humaine. Il est tout aussi insoutenable qu'on dise à des opprimés qui ne cèdent qu'à la contrainte : c'est votre devoir d'obéir. Il n'y a de devoir qu'avec la liberté et avec des droits. Quant à mon intérêt bien entendu, au nom duquel cette obéissance m'est demandée, c'est moi seul qui en suis juge; il est absurde qu'un autre veuille m'imposer une manière d'être heu- reux qu'il n'accepte pas pour lui-même. D'ailleurs, si l'usage de la force est sacré par lui-même et constituée un droit, pourquoi la révolte, si elle peut réussir, serait-elle moins légitime que la conquête? Avec de tels principes tout ordre social devient impossible; car il n'y a pas d'État là où il n'y a pas de lois, d'autorité morale, d'obéissant e volontaire, mais seulement de la contrainte et de la force, un maître et des esclaves. La théorie de Rousseau est tout aussi féconde en contradictions et en difficultés de tout genre. Personne ne comprendra d'abord pourquoi les hommes, si heureux et si parfaits dans l'état de nature, ont pu se résoudre à se réunir en société. Comme il n'y a pas d'effet sans cause ni de conséquence sans principe, le dernier de ces deux états n'a pas pu succéder au premier, s'il n'en est pas le développement nécessaire : car il ne s'agit pas ici d'un accident qui, au point de vue de l'espace ou de la durée, ne dépasse pas cer- taines limites; il s'agit d'un fait universel qui embrasse tout le genre humain. Mais si l'on accorde que l'ordre social existait déjà en germe dans l'état de nature, ou, ce qui est la même chose, que les rapports qui nous unissent à nos semblables sont autant de lois ou de besoins réels de notre constitution; alors c'est la société elle-même qui est l'état naturel de l'homme, et l'on n'a plus le droit de dire qu'elle soit fondée uniquement sur des lois de convention. A part cette difficulté, on se demande si le contrat social, comme Rousseau le conçoit, est réellement pos- sible ; s'il a jamais existé un accord aussi complet, un engagement aussi libre entre tous les indi- vidus dont une société se compose. A quoi donc, dans ce cas, serviraient les mesures de con- trainte et les lois pénales dont aucun État, jusqu'à présent, n'a trouvé le secret de se passer? D'ailleurs, en supposant qu'un tel engagement pût se réaliser, il n'obligerait jamais que ceux qui y sont entrés volontairement, que ceux qui l'ont sciemment et librement accepté. Bousscau lui-même soutient, avec beaucoup de raison, qu'un homme n'a pas le droit de disposer^ de sa postérité. Par conséquent, à chaque génération nouvelle, que disons-nous? à chaque accroisse- ment de population, l'État, remis en question dans son existence et dans sa forme, peut être détruit de fond en comble. Ce n'est pas encore tout : Pourquoi l'observation d'un contrat, même dans les conditions que nous venons d'indiquer, est-elle obligatoire? C'est qu'apparemment il y a un principe d'obligation ou une loi naturelle, supérieure et antérieure à toutes les conventions des hommes. Si le parjure et le mensonge n'étaient pas des actes coupables en eux-mêmes, l'idée d'un contrat n'aurait jamais pu trouver place dans notre esprit. Mais la loi qui consacre le serment et la foi des traités se rattache à beaucoup d'autres non moins inviolables ni moins indé- ÉTAT — 486 — ETAT pendantes des institutions humaines. La société ne peut donc pas, dans quelques limites qu'on la renferme, être fondée seulement sur des règle- ments de convention; les lois qui sont nécessaires à son développement et à sa conservation n'ont donc pas besoin; pour être légitimes, du con- sentement unanime de tous ses membres; et réciproquement, toute mesure consacrée, ou par l'unanimité, ou par la majorité des membres d'une association, n'est point par cela même légitime et juste. Le système de Hobbes a du moins cet avantage, que les conséquences n'en sont pas impraticables; certainement le despo- tisme est un fait réel, trop réel dans la vie de l'humanité. Dans le système de Rousseau, tout est chimère, la conséquence aussi bien que le principe. Nous avons dit que la démocratie la plus absolue est la seule forme de gouvernement que ce principe puisse autoriser. Eh bien, voici ce que dit Rousseau lui-même (Contrat social, lîv. III, ch. iv) : «A prendre le terme dans la rigueur de^ l'acception, il n'a jamais existé de véritable démocratie, et il n'en existera jamais. Il est contre l'ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouverné.... S'il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait dé- mocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes. » Tel est l'embarras dans lequel l'ont placé ses opinions sur l'origine et sur le fondement de la société, que lui, l'ad- versaire éloquent de l'institution de l'esclavage, il est tout prêt à admettre l'esclavage comme la condition de la liberté. «Quoi? dit-il (Contrat social, liv. III, ch. xv), la liberté ne se maintient qu'à l'appui de la servitude? Peut-être. Les deux excès se touchent. Tout ce qui n'est point dans la nature a ses inconvénients, et la société civile plus que tout le reste. » Il résulte de ces observations, que l'État, que la société civile, ne repose ni sur la force ni sur la convention, mais sur un principe supérieur, sans lequel la force n'a pas de frein et ne peut rien fonder de durable; sans lequel aussi les conventions n'ont point de garantie et ne peuvent se changer en contrats. Ce principe, presque unani- mement reconnu par les philosophes qui passent, à juste titre, pour les maîtres ou les fondateurs de la science, ce n'est pas seulement, comme on l'a dit, l'idée de la justice; c'est le principe moral dans toute son étendue. En d'autres termes, il ne suffit pas, dans un État bien organisé, que chacun jouisse en paix des droits les plus essentiels de sa nature, avec les restrictions sans lesquelles la société elle-même serait impossible; il faut encore qu'il ait à sa portée les ressources né- cessaires pour développer ses facultés dans la mesure de ses devoirs, et pour atteindre le but moral de son existence. Si les hommes n'ont pas la conscience de leurs devoirs, et si les institu- tions sociales n'ont pas pour but et pour résultat de leur donner ce sentiment, comment espérer d'eux qu'ils respectent mutuellement leurs droits? Droits et devoirs, ainsi que nous l'avons démontré ailleurs (voy. Droit), ne sont que deux aspects divers d'un seul et même principe, celui que nous avons désigné comme la base première de la société civile. Il ne faut donc pas se borner à dire avec Cicéron que l'État c'est une société de droit : Quid enim est civitas, nisijuris socielas? ni, avec un philosophe plus moderne, que c'est la justice constituée. Platon était beaucoup plus dans le vrai quand il s'est représenté l'État comme un bouline de proportions colossales, mais dans lequel on doit distinguer les mêmes facultés se développant d'après les mêmes règles que dans l'homme ordinaire. En effet, chacun des droits dont l'Etat doit nous assurer la jouissance, chacun des devoirs auxquels ces droits correspondent,, s'applique à quelqu'une de nos facultés. Par conséquent, l'usage régulier et harmonieux de toutes ces facultés réunies, voilà quelle est la fin suprême des institutions sociales, et c'est ainsi que la société se trouve être, dans la véritable acception du mot, l'état naturel de l'homme. Aristote, si peu épris généralement de l'idéal, dont le génie positif et sévère ne se dément pas lorsqu'il étudie la nature et les conditions des gouvernements, Aristote est sur ce point du même avis que Platon. La vertu, selon lui, est la fin de la cité; toutes les institutions doivent être des moyens d'arriver à cette fin. Le but de la société politique n'est pas seulement de vivre avec ses semblables, mais de faire des actions bonnes et honnêtes (Polit., liv. III, ch. v). Un philosophe moderne qui s'est fait, comme méta- physicien, une immense réputation, et qui a donné à la philosophie du droit un caractère d'élévation et de rigueur inconnu avant lui, Hegel, dit (Philosophie du droit, 3e partie), avec plus de netteté encore, que l'État, c'est la société ayant conscience de son unité et de son but moral, et se trouvant animée à le poursuivre d'une seule et même volonté. Sans doute le principe moral ne rend pas inutile l'emploi de la force; c'est par elle, au contraire, c'est-à-dire par la répression immédiate et par la punition du mal, que la justice, que la liberté, que l'ordre général peut se traduire en fait. D'un autre côté, qui pourrait nier que les lois ont d'autant plus d'autorité, qu'elles rencontrent une obéissance d'autant plus sûre, qu'elles sont plus en harmonie avec les idées, avec les mœurs, avec les intérêts, en un mot qu'elles sont acceptées plus librement? Mais ces deux conditions de toute société bien organisée n'en sauraient jamais être les condi- tions suprêmes; elles ne sont que des moyens à l'usage du principe moral. 3° Droits et souveraineté de l'État; action qu'il doit exercer sur les individus. La conséquence immédiate de ce que nous venons de dire, c'est que l'État se suffit à lui- même, que, dans la sphère des intérêts généraux où son action doit s'exercer, il est indépendant et vraiment souverain, comme le principe sur lequel il repose; c'est que les lois émanées de lui et promulguées en son nom n'ont pas besoin d'une autre consécration et commandent par elles seules le respect et l'obéissance ; c'est qu'enfin le pouvoir civil et politique qu'il a constitué son organe et son légitime représentant, ne doit re- connaître au-dessus de lui aucun autre pouvoir. Quand on songe que l'État c'est la société elle- même ou la totalité des citoyens, que lui seul représente la totalité des droits et des intérêts qui leur sont communs, le résultat que nous ve- nons d'énoncer ne paraît pas moins évident que cet axiome des mathématiques : Le tout est plus grand qu'aucune de ses parties. Cependant il a été et il est encore vivement contesté. On a dit que, s'il existait quelque part une autorité tenant sa mission directement du ciel, et chargée de pourvoir aux intérêts les plus élevés de l'àme, elle devait être placée au-dessus, ou du moins rester indépendante de toutes les institutions fondées par les hommes et qui n'ont pour but que des intérêts périssables. En d'autres termes: on a voulu placer le pouvoir spirituel en dehors de la règle commune, en demandant pour lui la souveraineté qu'on refusait à l'Etat. Il n'est pas sans importance et il entre parfaitement dans notre plan d'examiner ici cette prétention, heu- reusement devenue incompatible avec nos idées, avec nos mœurs, avec les faits accomplis dans l'ordre civil comme dans l'ordre politique, mais ÉTAT 48^ ÉTAT qu'un aveugle esprit de réaction a renouvelée récemment en défigurant le passé et en mécon- naissant à la fois l'esprit et l'origine des institu- tions présentes. Que chez les peuples les plus anciens et sur- tout ceux de l'Orient, la religion ait eu la haute main dans l'État, faisant les lois, distribuant la justice, ordonnant par ses oracles la paix ou la guerre; cela se comprend sans peine. La reli- gion était alors et est toujours restée dans ces contrées la forme générale de la civilisation, et, comme la civilisation, elle varia d'un peuple, d'un pays, souvent d'une ville à une autre, sans jamais prétendre à l'universalité. Elle faisait plus que dominer la politique; elle se confon- dait absolument avec elle, comme elle se con- fondait ave.- l'art, avec la science, avec la poésie et avec l'histoire. Qu'on ouvre le Pentateuque ou le Zend-Avesta, on y trouvera réunies ces choses diverses et toutes également enseignées au nom de Dieu. On sait que chez les Égyptiens les prêtres étaient aussi les médecins, les archi- tectes, les astronomes, les géomètres du pays. Ils étaient tout, comment n'auraient-ils pas eu dans leurs mains le pouvoir politique, ou pour- quoi ne l'auraient-ils pas fait exercer en leur nom, avec leur consécration et sous leur tutelle? Cet avantage, si c'en est un, tenait à l'imperfec- tion même des systèmes religieux de cette épo- que, non moins et souvent plus préoccupés des choses de la terre que de celles du ciel, des in- térêts de la matière que de ceux de l'esprit, parce qu'ils ne savaient pas encore distinguer suffisamment entre ces deux choses, et renfer- maient d'ordinaire toute la morale dans les li- mites d'un patriotisme étroit. On ne s'explique pas moins bien la prédominance du pouvoir spirituel pendant ces mauvais jours du moyen âge où l'anarchie, l'esclavage, la guerre étaient à peu près partout; où des races diverses, les unes vaincues, les autres victorieuses, celles-ci à demi civilisées, celles-là complètement barbares, toutes se haïssant mortellement, formaient comme un chaos général à la place des peuples et des nations que nous voyons aujourd'hui. La société civile n'existait pas encore; la société religieuse, de plusieurs siècles plus ancienne, était seule organisée •, il était naturel que le chef unique de cette société se crût investi, tant dans l'ordre politique que dans l'ordre moral, d'un pouvoir absolu. Nous ne lui en faisons ni un reproche ni un titre de gloire ; nous disons seulement que sa position, bien que vivement disputée quelquefois, lui était faite par les circonstances. Mais comment imposer pour règle à un État constitué, ayant la conscience de lui-même, de sa dignité et de ses forces, un fait qui n'a pu se produire qu'en l'absence de toute organisation politique, à la faveur du désordre et de l'anar- chie, ou qui caractérise dans un temps plus re- culé l'enfance de la société, de la civilisation et de la religion elle-même? Tous les motifs allé- gués en faveur de cette opinion, quand elle veut bien descendre jusqu'à se justifier, peuvent se réduire au raisonnement suivant : point de mo- rale, par conséquent point de droits, point de devoirs, point de justice, partant point de société sans religion ; point de religion sans culte et sans dogmes arrêtés, sans ministres, sans théolo- giens et sans autels ; donc l'État est obligé de professer une religion positive, base fondamen- tale de sa constitution et règle suprême de tous ses actes; donc le premier pouvoir de l'État est celui qui a l'interprétation et le gouvernement de cette religion, c'est-à-dire le pouvoir spirituel. Remarquons d'abord, pour être entièrement juste, qu'il y a une politique contre laquelle ce raisonnement est plein de force: car il est impos- sible de séparer la conclusion des prémisses. En acceptant les unes, il faut inévitablement accep- ter l'autre. Si donc on pense qu'une religion d'État soit nécessaire comme moyen de gou- vernement, il faut sacrifier la souveraineté laï- que ou l'indépendance du pouvoir civil ; car en vain dira-t-on que la religion ne s'occupe pas des intérêts de ce monde; la religion, surtout si on la considère comme la source unique du droit, de la justice, de la morale, s'applique à toutes les actions de la vie, de la vie des peuples comme de celle des individus ; par conséquent le pou- voir spirituel, qui en est l'organe, devrait exercer sur tout une haute influence, principalement sur la législation. Mais heureusement que ces pré- misses sont fausses et la conclusion qui en sort d'une manière si légitime est contraire à l'in- stitution même et de la religion et de l'État. Il n'est pas vrai d'abord que le principe moral soit subordonné aux idées religieuses en général, encore moins à un système particulier de reli- gion. Il y a un droit naturel, des règles de jus- tice et d'équité, que notre raison, que l'intelli- gence la plus inculte reconnaît, et qui subsistent indépendamment de toute considération tirée de l'existence de Dieu et de la vie future. Per- sonne ne contestera que, dans la pratique de la vie, placé entre ses devoirs et ses désirs, entre la loi et ses passions, l'homme ait besoin d'être soutenu et contenu par l'idée d'une sanction in- faillible. Mais là n'est pas la question. Il suffit que le principe sur lequel la société repose, que le principe du droit et de la législation, en un mot, la règle suprême de tout Gouvernement, soit un principe naturel de la raison et vrai par lui-même, pour que l'État ou le pouvoir tempo- rel, qui en est l'organe, soit juge absolu du bien et du mal, du juste et de l'injuste, dans les li- mites où son intervention est nécessaire. Il y a plus; même cette croyance à une sanction divine et toutes ces nobles espérances qui sont un be- soin pour la société aussi bien que pour l'homme, il n'est pas nécessaire qu'elles soient enseignées par une religion particulière, à l'exclusion des autres; toutes les religions qui concourent à les répandre ont également droit à la protection et aux encouragements de l'État ; car l'État ne doit s'in- téresser à des dogmes religieux qu'autant qu'ils sont utiles ou nuisibles à l'ordre moral et à sa propre constitution. Peut-on dire pour cela qu'il soit athée? Ceux qui ont qualifié ainsi l'État mo- derne n'ont pas refléchi que la raison aussi nous parle de Dieu et d'une destinée qui doit s'éten- dre au delà de ce monde ; que ce qu'elle nous apprend sur ce sujet fait le fond commun de toutes les religions, et que les choses où elle ne peut pas atteindre sont précisément celles qui ne doivent ou ne peuvent être d'aucun usage dans le gouvernement de la société. Enfin comme nous venons de le dire, l'État ne peut pas, sans man- quer à son propre but et sans tarir dans sa source le sentiment religieux lui-même, adopter une religion à l'exclusion de toutes les autres et en faire la base de sa constitution. N'oublions pas, en effet, que la société est instituée à cette seule fin de maintenir à chacun la jouissance de ses droits naturels, dans les limites où ils s'accor- dent avec les droits des autres et avec ceux de l'association entière. Parmi ces droits naturels, il n'en est point de plus sacré que la liberté de conscience, puisque, sans elle, toute moralité humaine se trouve anéantie (voy. plus haut, page 413L Or, la liberté de conscience est in- compatible avec une religion d'État, et c'est évidemment contre elle que les religions d'Etat ont été créées et appelées par leur nom Si l'on ÉTAT — 488 ÉTAT était conséquent avec cette institution (heureu- sement il n'est pas facile de l'être toujours), quiconque ne ferait pas partie de l'Église offi- cielle ne ferait pas non plus partie de l'État; toute infraction à la loi religieuse, si innocente qu'elle fût au point de vue de l'ordre social, se- rait en même temps une infraction à la loi civHe et demanderait un châtiment. Les idées religieuses auront-elles beaucoup à gagner à cette manière de les défendre? La religion ne vit que de per- suasion et de foi. Son vrai sanctuaire, c'est le fond le plus reculé de l'âme humaine. La gou- verner par la force et par la contrainte, en faire comme un passe-port politique sans lequel on n'est pas admis dans la cité, c'est vraiment la détruire et mettre à sa place un mécanisme sté- rile, fruit de l'habitude et de la peur. Ce n'est pas assez pour l'État d'être indépen- dant de tout autre pouvoir; il faut que rien ne soit absolument indépendant de lui ; il faut que tout ce qui existe dans son sein et, si nous pou- vous nous exprimer ainsi, tout ce qui vit à l'abri de son toit, les institutions et les hommes, les individus et les corps, soit soumis aux conditions de sa sécurité et de son existence même. Il n'y a pas d'exception possible à cette loi, même en faveur de la religion. L'État, sans doute, ne doit pas intervenir dans les questions de théologie; il n'a pas le droit, disons mieux, il n'est pas en son pouvoir de faire ni de supprimer des dogmes ou d'imposer un culte de son invention : on a pu voir, à la fin du siècle dernier, à quoi peuvent aboutir les tentatives de ce genre. Mais à toute religion qui sort du domaine de la vie privée pour devenir unfait public et exercer une action sur la société, l'État doit demander compte de ses doctrines, de ses pratiques, de son organisation, afin de s'assurer qu'elle ne renferme rien de contraire aux intérêts généraux et aux lois qu'il est obligé de défendre. Sur toute religion déjà connue et établie, il doit exercer une active sur- veillance, afin de la maintenir dans ses vraies limites et dans les conditions du droit commun ; afin qu'une autorité spirituelle et morale ne puisse pas se changer peu à peu en un pouvoir temporel et politique. Il n'y a pas lieu de voir ici une atteinte à la liberté de conscience ; la liberté de conscience, comme la liberté d'expri- mer sa pensée, comme la liberté d'action, a ses conditions et ses bornes légitimes. 11 n'existe point, pas plus dans l'ordre moral que dans l'ordre politique, de droit illimité et absolu. Une indépendance absolue c'est la souveraineté même. Ce que nous disons des institutions religieuses s'applique, à plus forte raison, à toutes les autres institutions, aux associations de toute espèce, et en général, à tout fait constitué en vue d'une action publique, et qui exerce une influence im- médiate, soit sur une partie de la société, soit sur la société tout entière. Comment n'en serait-il pas ainsi? L'État peut-il exister s'il n'a pas le droit de se défendre? La société est-elle proté- gée si toutes les tentatives sont permises contre elle, si l'on peut impunément la diviser, la cor- rompre, se soulever contre les principes mêmes de sa constitution, et si on ne lui laisse ainsi que la faculté de sévir contre un mal devenu ir- réparable? Par une conséquence naturelle du même principe, tout ce qui ne peut avoir aucun effet public, toute manière de vivre et d'agir qui ne blesse ni les droits ni les intérêts de la so- ciété, doit échapper aux regards de l'État. C'est pour lui surtout que, selon l'expression ingé- nieuse de Royer-Collard, la vie privée doit être murée. Mais quoi ! toute la tâche de l'État, comme quelques-uns l'ont pensé ou le pensent encore, se borne-t-ellc à contenir et à réprimer le mal? Dans la crainte qu'il n'entrave la liberté, faut-il lui refuser la faculté et le droit de faire directe- ment le bien, d'aider, par une active coopéra- tion, par un vaste système d'institutions natio- nales, à tout ce qui fait le bonheur, la force, la dignité de l'homme, et, par conséquent, de la société ? Nous avons résolu cette question d'a- vance, quand nous avons établi plus haut que la société civile et politique n'a pas seulement pour base l'idée de justice ou de droit, mais qu'elle est instituée pour procurer à l'homme tous les moyens de remplir sa destinée et d'atteindre le but moral de son existence. Tout ce qui nous reste à faire à présent, c'est de montrer que ces deux choses, la répression du mal et la produc- tion active du bien, sont complètement insépa- rables, et que celle-ci est encore le meilleur moyen de réussir dans celle-là. En effet, c'est en vain que l'on cherchera à réprimer et à contenir le mal, quand le mal a sa cause permanente dans le cœur même de la société. Or, c'est ce qui ar- rive quand la majorité de la nation est plongée dans l'ignorance, par l'absence des moyens de s'instruire; dans l'abrutissement, par l'absence de toute éducation et de toute influence morale; dans la misère, par l'ignorance des ressources et des intérêts matériels du pays, par la négligence des arts qui nourrissent, qui enrichissent un peuple en l'ennoblissant par le travail. Il faut donc que l'État, même s'il ne veut assurer que le triomphe de l'ordre et de la justice, exerce une action positive sur les idées, sur les senti- ments, sur le bien-être des individus, et concoure avec eux au développement de leurs facultés et de leurs forces. Il faut qu'il distribue à toutes les classes de la société, a chacun selon ses oc- cupations et ses besoins, la nourriture de l'in- telligence. Il faut qu'il leur assure une éducation propre à leur inculquer non-seulement l'amour, mais l'habitude du bien, le respect des lois et des institutions publiques, le culte de la patrie et de la famille, et, avant tout, ces saintes croyances en une Providence et une justice divine, en un père commun de tous les êtres, en une future réparation des erreurs et des maux de cette vie, qui, sous des formes diverses accommodées à la diversité des esprits et réclamées par la liberté de conscience, sont à la fois l'honneur, la force et la consolation du genre humain. En vain a-t-on amoncelé des sophismes pour démontrer le con- traire; ce n'est pas seulement le droit de l'Etat de pourvoir à ce besoin et de mettre l'éducation publique en harmonie avec son principe et avec ses lois ; c'est une des conditions de son exis- tence et un de ses plus impérieux devoirs. Il faut aussi que, par une vigoureuse impulsion imprimée à l'industrie et aux arts, par de sages négociations qui ouvrent des marchés au com- merce, par un emploi utile de toutes les espèces de talents et de forces, par des institutions di- verses destinées à prévenir ou à soulager les situations les plus malheureuses de la vie, il ménage aux besoins matériels une satisfaction légitime, il fasse de la place pour toutes les ap- titudes, pour tous les genres d'activité, et en laisse le moins possible à la misère, cette con- seillère du mal, comme l'ont appelée les anciens; malesuada fumes. C'est à ces seules conditions que la souveraineté de l'État ne sera pas un mot vide de sens et qu'il y aura un gouvernement de la chose publique. Nous résumerons sur ce point toute notre pensée en disant qu'on doit s'éloigner ici de deux erreurs également funes- tes : il faut se mettre en garde contre ce faux libéralisme qui, ne voyant pas dans la société de plus dangereux ennemi que le pouvoir, s'occupe ÉTAT — 489 — ETAT uniquementàl'énerver, àluiôler toute influence, et voudrait réduire le gouvernement d'un État aux attributions d'une simple police; il faut repous- ser également les utopies tant anciennes que modernes, à commencer par la république^ de Platon, qui dépouillent et, pour ainsi dire, anéan- tissent l'individu au profit de l'État ; qui, pour ôter au premier tous les soucis de la vie, lui ôtent aussi l'usage de toutes ses facultés, et font du second un ménage (nous ne dirions pas une famille), un atelier, un comptoir, une église ; tout, excepté une société composée d'êtres rai- sonnables et libres. La société, comme la divine Providence, doit venir en aide à l'individu sans porter atteinte à son libre arbitre, et en lui laissant les obligation <1 qui sont la source de sa dignité et de ses droits.' 4° Différents pouvoirs de VEtat; leurs attri- butions respectives ; conditions morales de leur existence. Ce n'est pas assez de dire quelle est, selon les règles du droit naturel, l'action que l'État doit exercer sur les divers éléments de la société et de la nature humaine ; il faut encore que l'on sache comment cette action peut se produire, par l'intervention de quels pouvoirs elle se ma- nifeste dans le champ de la realité et de l'histoire. L'État, avons-nous dit, c'est la totalité des ci- toyens, la société tout entière. Évidemment la société tout entière, dans laquelle il faut com- prendre aussi les générations futures, ne peut pas agir par elle-même sur chacun de ses mem- bres, plaider sa propre cause, défendre ses pro- pres droits, et, si l'on nous permet cette expres- sion, faire ses affaires en personne. 11 faut donc qu'on admette, dans le sens le plus large, le principe de la représentation, si vivement re- poussé par Rousseau. Il faut donc qu'il existe, sous toutes les formes de Gouvernement pos- sibles, des individus ou des corps qui exercent près des simples citoyens les droits et les devoirs de la nation tout entière, et se trouvent par là même investis de toute sa puissance. Ce sont ces intermédiaires entre le corps social, pris dans son unité, et les différents éléments dont il se compose, qui forment ce qu'on appelle les pouvoirs publics. 11 n'y a donc de pouvoir légi- time dans un État, que celui qui s'exerce au nom et dans l'intérêt de la nation, par conséquent qui tient de la nation elle-même ses titres et son mandat. Comment, en effet, se refuser à l'évi- dence de ce principe? Si le pouvoir n'est pas institué djns l'intérêt de la société, et si ce n'est pas d'elle qu'il tient tous ses droits, alors c'est la société qui est instituée dans l'intérêt du pouvoir, elle devient tout ce qu'il lui plaît, elle est sa propriété et sa chose. Il n'a pas seulement la faculté de l'opprimer, il peut aussi, si tel est son bon plaisir, l'aliéner, la donner, la partager entre ses héritiers comme un vil patrimoine, ainsi que faisaient les rois du moyen âge. Une telle doctrine se réfute par son absurdité, nous voulons dire par son immoralité même ; car livrer les nations à l'arbitraire absolu de quel- ques hommes, c'est nier toute idée de justice et de droit, c'est-à-dire, comme nous l'avons démon- tré plus haut, le seul fondement possible de l'or- dre social. Il est vrai qu'on a souvent parlé, et qu'on parle encore dans certains États, d'un droit divin, au nom duquel le pouvoir, au lieu d'être simplement le mandataire de la société, se trouve placé au-dessus d'elle. Mais qui a jamais compris cette chimère? Qui, parmi ceux- là mêmes qui l'ont défendue avec le plus de chaleur, a jamais osé la définir? Il n'y a pas deux espèces de droit, pas plus qu'il n'y a deux justices, deux morales, deux vérités. Ce qui est juste ou injuste, ce qui est permis ou défendu au nom du droit naturel, est également permis ou défendu au nom du droit divin; l'idée du droit est absolue, et dès qu'elle est admise, que te soit au nom de la raison ou au nom d'une auto- rité extérieure, elle ne souffre point d'exception ni d'opposition. Veut-on dire seulement que les Gouvernements ne subsistent et ne peuvent s'é- tablir que par la volonté de Dieu, que par la permission de la divine Providence? Mais alors pourquoi cette croyance a-t-elle toujours été in- voquée d'une manière exclusive en faveur du pouvoir monarchique? Pourquoi en faveur des dynasties anciennes plutôt que des dynasties nouvelles? Pourquoi même ne devrait-elle pas s'appliquer à la révolte qui triomphe, au désordre et, au crime, puisque tout ce qui se fait sur la terre, tant dans l'ordre moral que dans l'ordre politique, se fait également avec la permission de Dieu? Le vrai sens du droit divin, qui au- jourd'hui n'en a pas, il faut le chercher dans l'histoire du moyen âge, quand on voit le chef de l'Église disposant des sceptres et des cou- ronnes, déliant les peuples de leur serment de fidélité, et cherchant à faire de l'Europe une vaste monarchie, moitié théocratique et moitié féodale. Mais on sait qu'à cette époque même de ferveur religieuse, ces prétentions ne furent pas tolérées longtemps : quel est donc le Gouver- nement qui voudrait les accepter aujourd'hui ? Quant au dogme de la souveraineté nationale, aujourd'hui inscrit dans nos lois, et définiti- vement substitué, même chez ceux qui ne l'a- vouent pas, au droit théocratique du moyen âge, il a dans nos idées un sens que ne lui connais- saient pas les États démocratiques de l'antiquité. Chez les anciens, la souveraineté du peuple, partout où elle a véritablement existé, était, un fait où la morale n'avait rien à voir, et qu'on ne cherchait pas à justifier par des raisons prises de la nature générale de l'homme. Le plus grand nombre, se trouvant par hasard le maître, exer- çait par lui-même le pouvoir dans toute son étendue et toute la diversité de ses fonctions. Pour nous autres modernes, au contraire, il s'agit d'un droit plutôt que d'un fait; d'une aptitude ou d'une faculté plutôt que d'un pou- voir réel; enfin d'un principe moral plutôt que d'une institution politique. On veut que les droits politiques, accessibles à tous par suite de l'abolition des castes et de l'égalité civile, soient pourtant soumis à des conditions qui résultent de leur nature même. En effet, pour être admis à exercer une action quelconque sur la société entière, ce qui est l'essence de tous les droits politiques, il ne suffit pas que nous y soyons nous-mêmes intéressés, il faut aussi que la société n'en éprouve aucun dommage, et pour cela elle doit s'assurer de notre indépendance et de nos lumières. Mais on veut en même temps que, par les paisibles conquêtes du travail, et par les bien- faits d'un noble système d'éducation nationale, ces qualités puissent s'étendre de plus en plus, et avec elles les droits qui en dépendent. Nous ajouterons qu'au point de vue de l'expérience les choses ne se passent pas et ne peuvent guère se passer autrement. Partout le fait précède le droit. La plupart des peuples que nous voyons aujourd'hui libres ont eu un gouvernement et des lois avant qu'ils se demandassent comment et par qui ils devaient être gouvernés. Mais il faut peu à peu que le fait se modifie suivant le droit, que le pouvoir se considère comme le man- dataire de la nation, et que la nation elle-même, à mesure que sa conscience et sa raison s'éveil- lent, obtienne la souveraineté dans l'État. Nous venons de dire ce que c'est que le pou- ÉTAT — 490 ETAT voir on générai, d'où il émane, et quelle i raison d'être; nous allons examiner maintenant de quoi il se compose, quelles sont ses condi- tions et ses principaux éléments. On distingue généralement trois pouvoirs dans l'État : le pou- voir législatif qui fait les lois; le pouvoir exe- cutif, qui a pour mission de les faire observer dans leur ensemble et par la société tout entière ; en lin le pouvoir judiciaire qui les applique à tous les cas particuliers, et qui en est l'interprète dans les affaires litigieuses. Ce dernier, quoique d'habitude il ne soit pas placé sur la même ligne que les deux autres, et qu'en effet il n'ait pas la même influence, est cependant, dans toute l'acception du mot, un pouvoir public: car appliquer la loi, l'interpréter sans contrôle, c'est lui donner son caractère décisif et la faire, en quelque sorte, une seconde fois. Sous une forme ou sous une autre, tantôt réunis et tantôt séparés, ces trois pouvoirs existent égab" dans tous les États possibles. Mais pour remplir leur destination respective, il faut qu'ils de- meurent parfaitement distincts; les confondre, c'est les détruire au profit du despotisme. Le pouvoir législatif, que Rousseau et Kant ont eu le tort de confondre avec la souveraineté, n'est, comme les deux autres pouvoirs, qu'une émanation du souverain; car il n'est pas plus Î)0ssible que la société tout entière participe à a confection des lois, qu'il n'est possible qu'elle gouverne et qu'elle distribue la justice. Il faut que le pouvoir législatif soit composé de telle sorte, qu'il représente tous les droits et tous les intérêts légitimes, qu'il soit l'organe sincère de la conscience et de la raison publique. Par con- séquent, il doit représenter également les droits de l'autorité ou du pouvoir exécutif; car l'État, comme nous l'avons remarqué plus haut, ne subsiste pas moins par la force que par la jus- tice. Quant à la loi elle-même, il ne suffit pas qu'elle soit juste, il faut aussi qu'elle soit pra- ticable, c'est-à-dire qu'elle ne fasse pas violence au génie de la nation, à ses habitudes et à ses mœurs, tout en les dominant pour les rendre meilleures. Il faut enfin qu'elle soit opportune, qu'elle apparaisse dans le moment où le besoin s'en fait sentir, où l'opinion la réclame, où elle peut avoir le plus d'influence et d'intérêt. C'est un égal malheur pour un peuple d'avoir trop de lois et d'en avoir trop peu. Trop de lois gênent l'action du Gouvernement plus qu'elles ne ser- vent les intérêts de la liberté, et perdent, par leur nombre même ou par les fréquents chan- gements qu'elles réclament, toute autorité mo- rale. Trop peu de lois ne répondent pas à tous les besoins et laissent une trop grande place à l'ar- bitraire. H y a ici un milieu à conserver que l'on tenterait vainement de définir. Le pouvoir exécutif ou, comme on l'appelle plus communément, le Gouvernement, n'est pas seulement chargé de veiller, dans l'intérieur de l'État, à l'exécution des lois, il doit aussi dé- fendre au dehors l'indépendance et la dignité nationales. Les dispositions et les règlements qu'il fait pour remplir cette double tâche, ne sont pas des lois, mais des ordonnances ou des décrets. Il ne suffit pas qu'une ordonnance soit d'accord avec la lettre, il faut qu'elle le soit sur- tout avec l'esprit de la loi, et jamais on ne peut admettre, ni qu'une loi particulière, ni que la lé- gislation tout entière d'un État renferme des dis- positions qui laissent au Gouvernement la faculté de la modifier, ou même de l'abolir, soit tempo- rairement, soit pour toujours. Quant à la consti- tution même du Gouvernement, elle peut varier suivant l'étendue des États, le génie des nations et les circonstances extérieures au milieu des- quelles elles se trouvent pi donc nue question tout à fait puérile de rechercher qui lie est absolument la meilleure. An- surtoutquand ils sont entourés d'à lement puissants, il faut un gouvernement fort, homogène et qui ne soutire poinl d'interruption : tel est le gouvernement monarchique et héré- ditaire, dont les agents ou les ministres doivent être seuls responsables; car si la responsabilité pouvait monter jusqu'au prince, il ne serait plus a la tête du pouvoir exécutif; il serait jugé et puni par un plus puissant que lui, et au lieu d'une monarchie on aurait une république. Dans les petits États, naturellement en proie à l'esprit de jalousie et de défiance, et qui d'ailleurs se- raient bientôt écrasés par/un gouvernement trop fort, il faut que le pouvoir soit électif et com- pose. Mais l'hérédité elle-même, quand elle est admise, est uniquement instituée à l'avantage de la nation et par un acte de sa souveraineté; elle n'est jamais un droit inhérent à la personne du prince. Lorsque, au lieu des avantages de durée et d'unité qu'on est raisonnablement fondé à en attendre, l'hérédité, en se déplaçant ou en passant d'une dynastie à une autre, a cessé d'ins- pirer le respect qui lui est nécessaire et n'est plus qu'une source de révolutions, alors il ne peut pas hésiter à la remplacer par une magis- trature élective nettement définie dans ses attri- butions et régulièrement renouvelée à la fin de si durée légale; car des élections régulières et périodiques sont mille fois préférables aux révo- lutions. Le pouvoir judiciaire doit interpréter la loi selon l'esprit dans lequel elle a été rendue; au- trement, il prend le rôle du législateur, tout en gardant le sien, et il recueille, contre toute jus- tice, contre toute idée d'ordre et de droit, deux pouvoirs essentiellement distincts. En effet, il n'y a qu'un pouvoir directement émané de la nation, c'est-à-dire le corps de ses représentants, qui ait qualité pour prononcer sur elle et la lier tout entière par les lois qu'il lui impose. Le juge ne connaît que des cas particuliers, et ne prononce que sur des individus ou des associations par- ticulières, bien qu'il défende évidemment les droits de la société, complètement identiques à ceux de la justice. D'ailleurs, si la loi se fait à mesure qu'on l'applique, n'est-il pas évi- dent qu'elle est subordonnée à tous les cas par- ticuliers et à toutes les opinions individuelles? Dès lors elle cesse d'exister, et l'idée même de la justice est méconnue. C'est pour la même raison que les fonctions judiciaires doivent demeurer non-seulement distinctes, mais, autant que cela est possible, indépendantes du pouvoir exécutif. Le gouvernement serait le maître ab- solu dans l'État, il pourrait disposer, selon ses passions et son bon plaisir, des personnes et des biens des citoyens, si, avec la force qu'il tient dans ses mains, il était aussi chargé de rendre lajustice. Mais on distingue dans l'administration de la justice trois ordres de fonctions très-dif- férents, et soumis par cela même à des con- ditions différentes : il faut d'abord poursuivre le crime ou le délit, réunir tous les éléments de l'accusation, tous les documents qui peuvent éclairer la conscience du juge, et construire, s'il y a lieu, l'accusation elle-même; il faut ensuite prononcer sur le fait, reconnaître un coupable ou un innocent; enfin il faut appliquer la loi, ou rendre un arrêt. De là, dans notre légis- lation, dont on ne saurait assez admirer la profonde sagesse, trois sortes de juges qui con- courent ensemble à l'œuvre judiciaire : l'accu- sation est dressée et soutenue par le ministère public, qui n'est que le gouvernement appliqué ÉTEN — 491 — ÉTEN à la iépression du mal; la société elle-même, représentée par un certain nombre de simples citoyens, prononce sur le fait; enfin la sentence est rendue par des magistrats indépendants et inamovibles. En montrant quelle doit être l'organisation générale de l'État, quel est le but et quelles sont les conditions de son existence, nous avons fait connaître par là même les droits et les de- voirs des simples citoyens. Leurs droits sont de deux espèces : des droits civils, et des droits politiques. Les premiers appartiennent indistinc- tement à tous et sont, en quelque sorte, insé- parables du nom d'hommes, ce sont les droits naturels consacrés par l'État et soumis à cer- taines conditions dont dépend l'existence même de la société. Nous citerons pour exemple la li- berté de conscience, la liberté de penser, la liberté individuelle, le droit d'acquérir, de transmettre, de contracter, etc. Les droits politiques, au con- traire, sont soumis à certaines conditions de fait, exigent certaines qualités acquises, sans lesquelles il est moralement impossible de les exercer. Ces qualités, nécessairement variables et relatives, en s'étendant, par les progrès de l'instruction et du bien-être, élargissent dans la même proportion la sphère des droits qu'ils sup- posent. Mais des droits, quels qu'ils soient, im- posent des devoirs : nous ne voulons pas seu- lement dire des obligations positives dans le sens de la loi civile; nous parlons de devoirs dictés par la conscience et acceptés avec une entière liberté. Ils peuvent tous se résumer en un seul : puisque c'est à l'État que nous devons tout ce que nous sommes et tout ce que nous pouvons être ; puisque c'est par son appui et son concours que nous pouvons atteindre le but de notre existence, nous élever jusqu'au sen- timent moral, avoir la conscience de notre di- gnité, donner une consécration à nos liens les plus chers, une protection à tout ce que nous aimons, notre nom et notre souvenir à ceux qui nous doivent le jour ; il faut qu'il soit le pre- mier objet de notre dévouement; nous lui appar- tenons tout entiers avant d'appartenir à la famille et à nous-mêmes; aucun sacrifice, pas même celui de la vie, ne doit nous coûter pour le servir, pour lui obéir, pour le défendre. Les ouvragés à consulter sur le sujet de cet article sont à peu près les mêmes que ceux qui ont été indiqués à l'article Droit. Nous y ajou- terons seulement les deux ouvrages politiques de Hobbes, le de Cive et le Leviathan ; le Trac- tatus theologico-politicus, et le Traclatus poli- ticus, de Spinoza; le Contrat social, de J. J. Rous- seau; VEsprit des lois, de Montesquieu; les Principes métaphysiques du droit, de Kant; la troisième partie de la Philosophie du droit, de Hegel ; la Philosophie du droit, de Fichte ; la Philosophie du droit, de Stahl, où l'on trouve en même temps un exposé de tous les systèmes contemporains sur la politique et le droit. ÉTENDUE, ESPACE. Ces deux mots sont assez fréquemment employés l'un pour l'autre ; ils ne sont pourtant pas absolument synonymes. Rien ne serait plus aisé que de déterminer la dif- férence de signification de ces deux mots, si nous connaissions clairement la nature de l'étendue et de l'espace eux-mêmes, ou s'il régnait seulement sur ce sujet un certain accord entre les doctrines philosophiques. Mais l'histoire nous offre les opinions les plus diverses sur l'étendue et l'es- pace, sur l'origine de ces notions, sur la nature de leurs objets ; et il n'est pas en effet de pro- blèmes plus difficiles et moins avancés. Sans essayer ici d'en résoudre ou d'en trancher au- cun, nous ferons sentir au moins dans quels sens différents ces deux mots, étendue, espace, sont le plus généralement employés. Tout corps est perçu et conçu par tout le monde comme ayant une certaine forme et cer- taines dimensions; il est cubique ou sphérique, grand ou petit, long ou court, large ou étroit, épais ou mince ; il est enfermé dans certaines limites qui en déterminent la figure et la gran- deur et le distinguent des corps voisins. C'est là ce qu'on entend vulgairement quand on dit que tout corps est étendu. Si l'on considère un corps, par exemple un cube de bois ou de marbre, tel que nos yeux le voient, que notre main le palpe et que le sentent nos autres organes, on a l'idée de l'étendue concrète de ce corps réel et présent. Si, comme le géomètre, on fait par la pensée abstraction de la matière de ce corps, bois ou marbre ou toute autre substance dont il peut être composé, en un mot du corps lui-même tout entier, en ne retenant dans l'esprit que la forme cubique de ce corps avec ses dimensions, la longueur de ses arêtes, on a l'idée de l'étendue abstraite de ce corps, de son étendue géomé- trique. Si maintenant l'esprit s'empare de cette idée de l'étendue abstraite d'un cube, d'une sphère, d'un cercle ou d'une ligne déterminée, il conçoit et même il ne peut pas ne pas con- cevoir cette ligne doublée, ce cercle, cette sphère agrandie, les limites de cette figure, de cette étendue plus ou moins reculées; il conçoit enfin et ne peut pas non plus ne pas concevoir cette ligne prolongée indéfiniment, cette étendue inca- pable d'être enfermée dans des limites dernières au delà desquelles la même opération intellec- tuelle serait impossible. Il conçoit l'étendue sans bornes, non-seulement indéfinie, mais encore infinie. Cette idée de l'étendue, abstraite de la matière, vide ou pleine, mais sans bornes, n'est autre chose que l'idée de l'espace. De telle sorte que l'étendue d'un corps serait une portion de l'espace sans bornes ou un espace borné, que l'espace serait le lieu, réel ou idéal, de tous les corps, que ses parties seraient capables de toutes les formes, sans que l'espace lui-même, dans son infinité, en eût aucune, ayant, comme dit Pas-' cal, son centre partout et sa circonférence nulle part. On comprend qu'il ne soit pas indifférent d'employer ces deux mots d'étendue et d'espace l'un pour l'autre; mais on comprend aussi que, selon la doctrine' que professent les philosophes sur la nature même des objets que ces mots représentent, ils les confondent quelquefois ou les distinguent très-profondément. Comment l'esprit humain acquiert-il les idées de l'étendue et de l'espace? Qu'est-ce que l'éten- due relativement à la matière que nous disons étendue? Constitue-t-elle exclusivement son es- sence? Est-elle au moins un de ses attributs essentiels? N'est-elle qu'une idée de notre esprit et comme une forme sans laquelle il ne peut concevoir la matière? L'espace est-il un être de de raison ou un être réel? Une partie de l'u- nivers ou un attribut de la nature divine? Ces différentes questions sont examinées dans ce dic- tionnaire, soit aux articles dogmatiques Matière, Sens, soit aux articles historiques Descartes, Leibniz, Clarke, Locke, Berkeley, Kant, Royer- Collard. Nous n'avons qu'à y renvoyer le lec- teur. On pourra consulter : Aristote, Physique; — Descartes, Méditations et Traité des principes; — Locke, Essai sur l'entend, humain, liv. II ; — Leibniz, Nouveaux essais sur l'entend, hu- main, liv. II ; Lettres entre Claire et Leibniz ; — Berkeley, Dialogues entre Hylas et Philonoiis; ÉTER 492 — ETRE — Kant, Critique de la raison pure (Esthétique transcendantale) ; — Roycr-Collard, Fragmenta publiés par M. Jouffroy dans le tome IV de la traduction française des Œuvres de Th. Iieid; — Cousin, Cours de l'histoire de la philosophie au xvme siècle, 17e leçon; Philosophie de Kant, 4e leçon ; — Schelling, Leçons sur la méthode des éludes académiques, 4e leçon; — Hegel, Lo- gique, t. III, liv. I, sect. II, eh. h; — Encyclo- pédie des sciences philosophiques , 2e édit., § 254-261; — J. Simon, Introduction de l'his- toire de l'école d'Alexandrie: — E. Saisset, Es- sai de philosophie religieuse; — Lescœur, de Spalio, quid sil., 18ô0, in-8; —T. Magy, de la Science et de la Nature, Fans, 1864, in-8. A. L. ÉTERNITÉ, ÉTERNEL. On ^ peut définir d'une manière générale l'éternité, la manière d'être de ce qui est sans commencement ni fin. Cette définition est littéralement exacte, mais très-insuffisante pour donner une idée précise de ce que l'on entend par ce mot, car on ap- plique ce même terme à deux conceptions très- différentes et, si la définition qui précède les comprend toutes deux, elle n'en éclaircit aucune. Dans le langage vulgaire et dans celui de quelques philosophes, l'éternité n'est autre chose que la durée sans bornes dans le passé ni dans l'avenir, l'ensemble du temps qui s'écoule sans qu'il y ait eu un premier instant, sans qu'il doive y en avoir un dernier. C'est en ce sens que beaucoup disent que Dieu est éternel par- ce qu'il a toujours été et sera toujours, mais que le monde, créé par Dieu il y a tant de siècles, ne l'est pas. C'est en ce sens que l'on divisait, au moyen âge, la durée sans fin en deux parties, ou en deux éternités, en prenant pour point de séparation le moment présent; qu'on appelait l'une l'éternité a parte ante, c'est-à-dire la durée infinie actuellement écoulée, l'autre l'é- ternité a parte post, ou la suite infinie des siècles à venir; enfin qu'on attribuait à Dieu seul les deux éternités et la seconde seulement à l'âme humaine. Telle est la signification qu'at- tachent au mot éternité, entre autres philosophes, Newton et Clarke. D'autres conçoivent autrement l'éternité. Dès les âges les plus reculés de la philosophie grec- que, les Eléates distinguaient déjà ces deux modes d'existence qu'ils appelaient lV7re et le devenir: devenir étant le propre des choses finies, être, celui de l'absolu. Platon et Aristote ont également consacré cette distinction dans leurs systèmes. Ainsi l'être parfait ne devient pas, il ne change pas, il ne dure pas, il est; les êtres imparfaits ne sont pas, ils naissent, ils changent, ils deviennent sans cesse, ils durent. L'être parfait est éternel, un, immuable, sans suc- cession dans son existence pleine et indivisible, il ne connaît pas le temps. Durer dans le temps, c'est le devenir' des choses finies, du monde et des êtres dont il se compose. En ce sens, il n'y a pas seulement entre l'éternité et la durée du monde une différence de grandeur, la même qu'entre un nombre infini et un nombre déter- miné, si grand qu'il soit, mais une différence absolue de nature; ce sont deux choses incom- mensurables, l'une indivisible, l'autre divisible à l'infini. Dans ces idées, le monde et le temps eux-mêmes peuvent n'avoir jamais commencé et ne jamais finir, sans être pour cela éternels; il suffit que leur existence s'écoule, quoique sans commencement et sans fin, pour que ce per- pétuel devenir, ce temps infini ne soit pas l'éter- nité. C'est ainsi que Platon appelle le temps, l'image mobile de l'éternité immobile; qu'A- ristote établit la démonstration de l'existence de Dieu sur l'existence du changement ou du mou- :it dans le monde et sur la nécessité d'un premier moteur immobile. Ce sens du mot éter- nité est encore celui de saint Thomas, de Des- cartes, de Malebranche, de Bossuct, de Fénelon, de Leibniz et de Kant. Ce n'est pas à dire que les philosophes qui établissent une telle distinction entre l'idée de la durée, même infinie, et celle de l'éternité, l'observent toujours exactement dans le langage. 11 est peu de philosophes au contraire, partageant une telle doctrine, qui ne se laissent aller à appeler éternité la durée infinie ; comme il n'y a pas d'astronome qui ne se permette de dire que le soleil se lève et marche, et cela sans le moindre inconvénient. Cependant, la distinction des différents sens attachés au mot Eternité et une définition précise et rigoureusement observée de celui qu'on adopte, sont de la plus grande importance pour l'intelligence des systèmes ou l'exposition des doctrines. Consultez: Platon, Timée; — Aristote, Méta- physique, XIIe liv.; Physique, VIIe et VIIIe liv.; — Bossuet, Élévation a Dieu sur les mystères; — Fénelon, Traité de l'existence de Dieu; — Leibniz, Correspondance avec Clarke; — Kant, Critique de laraisonpure (Esthétique transcen- dantale). A. L. ÉTHIQUE, voy. Morale. ÊTRE. La notion de l'être est sans contredit la plus universelle et, par conséquent, la plus simple qui se trouve dans notre esprit: aucune chose ne peut être conçue si on ne la conçoit en même temps comme une chose qui est ou qui peut être ; et réciproquement, ce qui n'est pas et ne peut pas être, aucune intelligence ne saurait le concevoir. Une définition de l'être est donc absolument impossible, puisque les éléments nécessaires de toute définition, c'est-à-dire le genre et la différence, supposent déjà la classi- fication des êtres et de leurs qualités. Aussi ne faut-il chercher aucun sens dans cette proposi- tion de l'Ecole : « L'être, c'est ce à quoi ne ré- pugne pas l'existence. » Car, qu'est-ce que l'exis- tence, sinon le mode le plus général et le plus essentiel de l'être, ce par quoi il se distingue de ce qui n'est pas? Être et exister, n'est-ce pas une seule et même chose? et l'un de ces termes nous parait-il plus clair ou plus obscur que l'autre? 11 est vrai qu'on distingue l'être imagi- naire ou simplement possible de l'être réel, c'est-à-dire l'être qui existe de celui qui n'existe pas; mais cette distinction, justifiée par les be- soins du langage, n'atteint pas le fond des cho- ses. Toute œuvre d'imagination se compose d'é- léments réels, dont chacun, pris à part, existe positivement, au moins dans une certaine me- sure, bien que dans leur ensemble ils ne répon- dent à aucun objet de l'expérience. L'homme n'a pas la faculté de produire par sa seule vo- lonté des notions absolument simples, ou, ce qui revient au même, il ne peut pas se repré- senter ce qui n'existe en aucune façon ni en lui ni hors de lui. Il y a plus: l'ordre dans lequel les notions vraiment simples de la raison ou des sens sont combinées entre elles par l'imagina- tion, n'est le plus souvent qu'une loi de notre existence intellectuelle et morale, c'est-à-dire un mode bien réel de l'être considéré dans certai- nes limites et sous un certain point de vue. En effet, lorsque l'on considère dans une certaine étendue et sans aucune prévention l'histoire de la pensée humaine, on ne tarde pas à s'aperce- voir que toutes les erreurs dont elle est remplie, que toutes les fictions inventées à plaisir et ac- ceptées pour telles, comme un moyen d'oublier de tristes réalités, sont subordonnées à des rè- ÊTRE 493 — ETRE gles générales, à une marche uniforme et inva- riable qui est un acheminement nécessaire à la vérité. La conséquence immédiate de ce que nous venons de dire, c'est que notre intelligence ne conçoit pas le néant et ne peut lui donner au- cune place dans l'idée qu'elle se fait de la for- mation des choses. Pour concevoir le néant, il faudrait en quelque sorte faire le vide dans no- tre esprit et supprimer jusqu'aux éléments les plus simples et les plus nécessaires de la pensée, puisque toute pensée, toute idée est la pensée ou l'idée de quelque chose, c'est-à-dire d'un être, sans compter qu'elle a son existence pro- pre, qu'elle est par elle-même quelque chose, et participe de l'être indépendamment de l'objet Î[u'elle représente. Ce n'est pas encore tout: en aisant abstraction de tous les faits dont l'en- semble constitue la pensée, il faudrait suppri- mer en même temps le sujet dans lequel ces faits nous apparaissent, c'est-à-dire l'esprit, le moi intelligent : car il n'y a pas d'esprit sans pensée et sans conscience. Mais comment satis- faire à cette double condition? Il y a des idées, et, par conséquent, il y a des choses qu'il nous est impossible de supposer anéanties, quelques efforts que nous fassions sur nous-mêmes, parce qu'elles ont précisément pour caractère de résis- ter à toute supposition de ce genre, comme le temps, l'espace, l'infini. Qu'on détruise l'univers entier, il nous restera l'espace qui le contient, et avec l'espace toutes les propriétés géométri- ques qui lui appartiennent, tous les rapports qui résultent de la notion d'étendue. Qu'on supprime tous les phénomènes dont la conscience et les sens peuvent nous donner l'idée, il nous restera le temps dans lequel ils ont commencé, dans le- quel ils se succèdent et doivent finir ; il nous reste cette terrible et mystérieuse éternité quia précédé le temps lui-même, et dont le temps, selon l'expression de Platon,' n'est que la mobile image. Enfin, avec les notions du temps et de l'espace, ou de l'éternité ou de l'immensité, comment échapper à l'idée de l'infini, c'est-à- dire de l'être considéré dans sa plénitude et sa suprême perfection ? Quant à faire abstraction de l'esprit lui-même dans l'instant où se déploie toute son activité, dans l'instant où il s'efforce de supprimer en son sein tout ce qui fait obsta- cle à la pensée du néant, c'est une contradiction si manifeste, qu'il est à peine nécessaire de la signaler. Nous parlons cependant du néant; mais c'est un néant purement relatif. C'est tel ou tel être, ou plutôt telle ou telle forme de l'ê- tre qui n'existe pas encore ou qui a cessé d'exis- ter par rapport à telle autre, dans un point dé- terminé de la durée et de l'étendue. L'idée du néant ainsi comprise suppose nécessairement et la connaissance et l'existence de l'être ; non-seu- lement de l'être absolu, mais des êtres contin- gents dont l'univers se compose. Elle n'est, à proprement parler, que la négation tout à fait hypothétique de ces derniers : car aucune expé- rience ne peut constater pour nous le néant, déjà exclu du domaine de la raison. De ce qu'un objet que nous savions très-bien avoir déjà existé a disparu à nos yeux, il n'en résulte nul- lement qu'il soit anéanti ; de ce qu'un autre, re- gardé seulement comme possible, ne nous laisse apercevoir aucune trace de sa présence, nous n'avons pas le droit d'en conclure qu'il n'existe pas. Il faut donc bien se garder, lorsqu'on cher- che à se rendre compte de l'origine des cho- ses, de mettre en quelque sorte, sur la même ligne et de regarder comme deux principes éga- lement nécessaires l'être et le néant, en disant que du néant sont sorties toutes les existences dont le monde est peuplé. L'être seul est le prin- cipe, à la fois la cause et la substance, l'origine et le fondement de tout ce qui est. Il nous est absolument impossible de nous transporter par la pensée hors de lui, ni, par conséquent, d'ad- mettre à côté de lui un néant qui lui soit égal et contemporain. Cette impuissance où nous sommes de nous transporter par la pensée hors de l'être, nous oblige à chercher un antécédent ou une base quelconque à tout ce qui change et qui passe, et ne nous permet de nous arrêter que devant l'éternel et l'infini , c'est-à-dire devant l'être proprement dit conçu dans son unité et sa perfection. De là toutes les idées ou toutes les lois de la raison et la nécessité de les réunir dans un seul principe, qui est la croyance en l'existence de Dieu. Voy. Dieu, Création. Nous venons de voir que la notion de l'être est le fond commun de la pensée humaine, et que l'idée du néant n'y trouve aucune place : faut-il admettre, avec quelques sceptiques mo- dernes, qu'entre la pensée et l'être lui-même il y a tout un abîme, et qu'enfermés dans les for- mes de notre intelligence comme dans une pri- son sans issue, nous n'avons aucun moyen de savoir s'il y a véritablement quelque chose, ni quelle en est la nature ? On trouvera plus loin (voy. Kant) la critique approfondie de ce sys- tème, qui, sous prétexte d'éviter l'hypothèse, condamne la raison humaine au doute le plus irrémédiable; il suffira ici de quelques remar- ques qui le feront crouler par la base, et avec lui toute espèce de scepticisme. Si d'une part la pensée, ou plutôt la raison, qui en est la faculté la plus essentielle et la plus élevée, exclut, comme nous l'avons prouvé, l'idée du néant; si d'une autre part elle n'a absolument rien de commun avec l'être, qu'est-elle donc à la consi- dérer en elle-même et dans sa propre essence? Qu'est-ce que l'esprit auquel nous l'attribuons, c'est-à-dire le sujet, le moi dans lequel elle se manifeste et s'exerce ? Il n'y a pas de mi- lieu entre ces deux propositions: ou elle est quelque chose ou elle n'est rien; ou elle existe ou elie n'existe pas. Mais, encore une fois, il est impossible qu'elle fasse abstraction d'elle-même et se considère comme un pur néant. Donc elle existe; donc elle est quelque chose, c'est-à-dire qu'il y a de l'être en elle, qu'elle participe de la nature de l'être, qu'elle en exprime, dans une mesure quelconque, la forme et l'essence. Bien plus : si la pensée ne peut rien, concevoir, ne peut rien comprendre qu'elle-même, et si tout autre principe d'existence est une vaine illusion, elle n'est pas seulement, comme nous le croyons à juste titre, une des formes ou un des attributs de l'être, elle est alors l'être lui-même dans toute sa réalité, elle est l'être absolu et unique, en un mot, elle est Dieu; mais un dieu impuis- sant, prive de la faculté d'agir et de produire, tournant éternellement dans un cercle de stéri- les conceptions. Cette conséquence est tellement inévitable, qu'elle a passé de la logique dans le domaine de l'histoire; elle a été acceptée dans toute son étendue par quelques philosophes al- lemands, héritiers immédiats des idées de Kant et pénétrés de son influence. Mais, pour être parfaitement légitime, elle n'en est pas plus vraie. L'identité absolue de l'être et de la pen- sée ; la substitution de la pensée à tout autre principe et à tout autre mode d'existence ne se conçoit pas mieux, de quelque point de vue qu'on la considère, que la négation même -de l'être. En effet, comme nous l'avons déjà re- marqué dans un autre but, c'est la condition essentielle de tout acte de la pensée, de toute idée, d'être la pensée, d'être l'idée de quelque ÊTRE — 494 — EUBU chose, ou de se rapporter à un objet, c'est-à-dire à un être. Sans doute la pensée peut se réflé- chir elle-même, mais c'est à la condition d'avoir en même temps et d'avoir eu auparavant un au- tre objet; dans le cas contraire, elle représen- terait le néant, ce que nous avons démontre impossible. Nous ne pouvons d'ailleurs nous faire une idée de la pensée ou de la raison en général, que par notre propre raison, et notre raison, à nous, est certainement débordée par l'être ou par les choses; autrement, il n'y aurait pas de mystères ni d'obscurités pour elle; l'er- reur serait un mot vide de sens. D'un autre côté, et lorsqu'on appelle l'expérience psycholo- gique à son aide, pourquoi l'être serait-il ren- fermé tout entier dans la pensée plutôt que dans le sentiment, dans la volonté et dans la force efficace de la volonté, dans la puissance créa- trice? Jamais aucun effort de logique ne par- viendra à effacer les différences radicales qui séparent ces divers modes de l'existence, et à les faire passer pour de simples modes de la pen- sée. La pensée n'est donc pas tout, et par consé- quent elle ne saurait s'identifier avec l'être, bien qu'elle puisse s'en séparer. On voit que, par une contradiction étrange, mais absolument inévitable, ceux qui ont voulu séparer la pensée et l'être ont été conduits, au con- traire, ou ont conduit les autres à les confondre ; et ceux qui les ont confondus, qui font consister l'être tout entier dans la pensée, ont ôté à celle-ci, en lui enlevant les objets représentés par elle, la con- dition même de son existence. Ici encore nous pouvons invoquer le témoignage de l'histoire. Dans le système de Hegel, ou le dernier de ces principes est professé avec une entière fran- chise et porté jusqu'à ses dernières conséquen- ces, nous voyons le néant et le non-être pur (Das reine Nichts) être à la fois le premier terme de Têtre et de la pensée. Mais comment en serait- il autrement? Hors du sens commun, hors de la foi universelle et spontanée du genre hu- main, que la philosophie doit expliquer sans chercher à la détruire, il n'y a que contradic- tions à attendre. Or le sens commun, la foi uni- verselle du genre humain, a toujours consacré ces trois propositions que nous venons de défen- dre : 1° Chacune de nos idées se rapportant à quel- que chose, soit à quelque chose qui est, soit à quelque chose qui peut être, soit à un objet, soit à une quantité, soit à un rapport, le néant absolu est impossible à concevoir, et en parler, c'est se contredire soi-même ; 2° Ce qui est ne peut se montrer à nous que parles facultés de l'intelligence ou par l'intermé- diaire de la pensée ; il nous est impossible de supposer que ce qui est soit autre chose que ce que nous concevons nécessairement comme tel, et, réciproquement, que les conceptions les plus nécessaires de notre intelligence, que les for- mes les plus absolues de notre pensée soient étrangères à ce qui est: car c'est toujours avec nos facultés intellectuelles que nous essayons de nous représenter un être absolument étranger à notre intelligence ; 3" La pensée ou l'intelligence, même quand on la conçoit sans limites, n'est qu'un mode ou un attribut de l'être; elle n'est pas l'être tout entier: ses formes et ses lois ne peuvent nous expliquer ni les phénomènes du mouvement, ni ceux do la sensibilité, ni l'existence d'une force, soit spirituelle, soit matérielle, soit fatale ou li- bre. Indépendamment des sciences particulières dont chacune s'occupe d'une classe déterminée des phénomènes et des êtres accessibles à notre intelligence, n'y a-t-il pas une science générale ayant pour objet l'être en lui-même, l'être en tant qu'être, et ses modes les plus universels ? Aristote est le premier de tous les philosophes qui ait posé cette question d'une manière cl et précise; mais elle était résolue dans un sens affirmatif bien longtemps avant lui. En effet, la science de l'être n'est pas autre chose que la phi- losophie elle-même, et non pas une partie de la philosophie, celle qui porte le nom d'ontologie ou de métaphysique, mais la philosophie tout entière. Lorsque, croyant nous renfermer dans l'étude de nous-mêmes, nous faisons l'analyse de notre intelligence et nous rendons compte des idées et des facultés dont «elle se compose, n'est-ce pas comme si nous cherchions quelles sont les formes les plus générales de l'être, puisque rien de ce qui est ne peut se concevoir comme étranger à nos facultés ou en dehors de nos idées les plus générales et les plus essen- tielles? Lorsque plus tard nous discutons la grande question de la certitude, quand nous voulons savoir si les lois les plus impératives de notre raison ne sont pas de pures illusions ou des modes tout personnels de notre existence, n'est-ce pas des rapports de l'être et de la pen- sée que nous sommes occupés? Le problème du bien et du mal, du beau et du laid, du vice et de la vertu, des châtiments et des récompenses dans une autre vie, nous met sur la trace de l'ordre universel, nous oblige à nous informer de la loi et de la puissance qui président à l'en- semble des choses. Enfin, c'est l'être dans son mode le plus élevé; c'est l'être dans sa pléni- tude et dans sa perfection, que nous cherchons à comprendre sous le nom de Dieu. La philoso- phie, quoiqu'elle ait souvent changé de plan et de méthode, n'a donc pas changé d'objet depuis les premiers jours de son existence ; elle a tou- jours été et elle est encore aujourd'hui la science des sciences, la science de l'universel et de l'ab- solu, la science des causes et des principes, en un mot, la science de l'être. C'est donc une peine tout à fait stérile qu'on s'est donnée ré- cemment en lui cherchant une définition nou- velle. Toute définition nouvelle, qui n'aura pas pour but de la nier ou de la détruire, rentrera dans les définitions anciennes que nous venons de citer. Voy. Philosophie, Ontologie, Métaphy- sique. EUBULIDE de Milet , le plus connu des disciples d'Euclide, florissait vers le milieu du ive siècle avant notre ère, et succéda à Ichthyas, son condisciple, dans la direction de l'écule de Megare. Sa vie entière n'a guère été qu'une lutte contre Aristote, lutte à peu près stérile, dans laquelle une logique captieuse essayait de pré- valoir contre le bon sens. Parti de ce principe mégarique, qu'il n'y a de réel que ce qui est un, toujours semblable, toujours identique à soi-même, Eubulide, dès le premier pas, rencontrait pour adversaire le fon- dateur d'une grande école contemporaine qui fait de l'expérience la condition de la science, et place l'essence des choses dans ce que les mégariques appellent le non-être, dans les différences qui les séparent. Eubulide a attaqué la doctrine péripa- téticienne par sa base, et s'est efforcé de montrer, comme Zenon d'Élée son prédécesseur et son modèle, qu'il n'est pas une seule des notions expérimentales qui ne donne lieu à d'insolubles difficultés. Telle est l'intention que l'on retrouve au fond des sophismes fameux que l'antiquité nous a conservés d'Eubulide. Diogcne Laërce en compte sept : le menteur, le caché, Yclectre, le voilé, le las. le cornu, le chauve. Mais d'abord, le caché, Yclectre, le voilé, ne sont qu'un même EUCL — 495 — EUCL argument sous différents noms. Il en est de même du tas et du chauve, et ainsi les sept sophismes se réduisent à quatre. Faisons-les connaître en peu de mots : Quelqu'un ment et dit qu'il ment. Ment-il, ou ne ment-il pas ? Il ment ; c'est l'hypothèse. 11 ne ment pas; car ce qu'il dit est vrai. Donc, il ment et ne ment pas en même temps, ce qui est con- tradictoire. Voilà le menteur. Voici le voilé : Connaissez-vous votre père?^ — Oui. — Connaissez-vous cette personne voilée? — Non. — Cette personne voilée est votre père. Donc, vous le connaissez et ne le connaissez pas en même temps. Voici le las : Un grain de Lié fait-il un tas? — Non. — Et deux grains de blé? — Pas davan- tage. On insiste en ajoutant chaque fois un seul grain de blé ; et l'adversaire est forcé de convenir, ou que cent mille grains de blé ne font pas un tas, ou qu'un tas de blé est déterminé par un seul grain. On a tout ce qu'on n'a pas perdu. Vous n'avez pas perdu de cornes; donc, vous en avez. Tel est le cornu, dont le nom a fini par s'appliquer à tout un genre. Rien n'est plus facile que de trouver la clef de pareils sophismes. Il vaut mieux essayer d'en marquer le but. Par le tas, tout ce qui est composé de parties, tout ce qui implique succession ou étendue, semble convaincu de n'avoir aucune part possible à l'existence. Qu'en conclure? sinon que l'expé- rience est une source inépuisable d'erreurs. De même, dans le voilé et dans le cornu, on triomphe des prétendues contradictions de la raison et de l'expérience, et de ces deux modes de connaissance nous savons quel est celui que l'on se réserve de sacrifier à l'autre. Nous avouons que dans le menteur, où c'est la raison qui semble se contredire elle-même, il n'est pas facile de découvrir un sens sérieux. Mais il faut dire ici que les subtilités d'Eubulide n'ont pas toujours eu pour but l'intérêt d'une doctrine; qu'Èubulide le premier a mis son école sur la voie du scepticisme, et que ce second successeur d'Euclide n'est déjà plus pour les anciens eux-mêmes qu'un disputeur infatigable, qu'un sophiste de profession. Quand il s'agit d'un pareil homme, un argument qui permet d'em- barrasser un adversaire porte en soi son expli- cation. Vov., pour la bibliographie, l'article Mégarique (école). D. H. ^ EUCLIDE le Socratique a dû naître à Mégare, environ 440 ans avant notre ère, et ne peut être confondu, par conséquent, avec le géomètre d'Alexandrie, contemporain des Ptolémées. Son premier maître fut Parménide. Lecteur assidu de ses é rits, il s'était pénétré de ses doctrines lorsqu'il arriva dans l'école de Socrate. Il n'en fut pas moins le disciple dévoué de son nouveau maître. L'entrée d'Athènes ayant été interdite sous peine de mort à tous les Megariens, Euclide, dit-on, usait de ruse pour entendre So- crate. Il se glissait dans la ville, sous un vêtement de femme, à la nuit tombante, et s'en retournait à Mégare à la pointe du jour. Ce qu'il y a de plus certain que cette anecdote d'origine un peu suspecte, c'est qu'Euclide déjà fixé à Mégare, allait fréquemment entendre Socrate à Athènes; c'est que, le jour de la mort de Socrate, il ac- courut de Mégare pour recueillir les dernières paroles de son vieux maître et le voir de ses yeux une dernière fois (Platon, Phcdon, Théétèle). Malgré cette vive affection, le nouveau socra- tique n'échappa jamais complètement à l'in- fluence de son éducation première. Il lui resta de l'école éléatique un penchant invincible à la subtilité. «Euclide, lui dit un jour Socrate, tu sauras vivre avec des sophistes, jamais avec des hommes. » Ces paroles sévères ne l'effrayèrent pas, car, du vivant de son maître, il alla fon- der à Mégare une école de philosophie. Un im- mense honneur était réservé à cette école nais- sante. Socrate étant mort, ses disciples s'enfuirent d'Athènes, craignant pour leur vie. Ce fut à Mé- gare, dans la maison d'Euclide, qu'ils trouvèrent un nouveau centre d'études et un asile. Le fon- dateur de l'école mégarique compta donc un instant parmi ses disciples les plus éminents des socratiques. Platon lui-même suivit ses leçons avec ardeur, et (chose bien glorieuse pour Eu- clide) cet enseignement n'a pas été sans .in- fluence sur le fondateur de l'Académie. Voici, en quelques mots, quelle était cette doctrine qui excitait l'intérêt des socratiques et de Platon lui-même. Euclide enseignait d'abord que l'essence du bien est l'unité, l'unité sous toutes ses formes, c'est-à-dire enveloppant l'immobilité, l'identité, la permanence. Il s'ensuit nécessairement que le monde sensible, toujours divers, toujours mo- bile, est sans caractère moral et sans rapport au bien. En second lieu, Euclide enseignait que l'être est aussi l'unité, l'identité, la permanence, ce qui implique que le monde sensible, livré à un écoulement perpétuel, n'a aucune part à l'exis- tence. Or, puisque le bien et l'être sont respecti- vement identiques à une même chose, l'unité, il s'ensuit qu'ils sont identiques entre eux. Donc le bien seul existe. Le mal n'est qu'un non-être, et tout ce qui est est bien. De là un optimisme logique qui a devancé et préparé l'optimisme métaphysique de Platon et de Leibniz. Enfin, le bien et l'être se définissant par l'unité, il s'ensuit que le bien en soi est un, que l'être en soi est un. 11 ne s'ensuit pas qu'il n'y ait qu'un seul être et une seule sorte de bien ; car l'unité peut se rencontrer en plusieurs choses. Or, il y a du bien et de l'être partout où il y a de l'unité. Ce qui est un participe du bien et de l'être sans être l'unité ni l'existence mêmes. Euclide enseigne expressément que le bien et l'être, malgré leur unité, reçoivent différents noms, autrement dit revêtent des formes diverses, se présentent sous des points de vue variés. Les noms du bien et de l'être sont la sagesse (lcns, sui molrix. J'ajoute que cette force ne pouvait demeurer tout à fait en elle-mé réduite, faute d'instrument pour agir au dehors, au trop facile mérite de ses résolutions inté- rieures. 11 lui fallait des organes, tantôt dociles et tantôt rebelles à ses ordres, toujours limités dans leur puissance, pour lutter avec d'égales chances de succès et de revers contre les forces ennemies de 1 1 nature. Voilà la raison finale de la volonté et des organes du mouvement qui lui obéissent. L'homme est donc, et il ne pouvait p cire, une volonté libre et intelligente servie par FACU — 515 FACU des organes. Ces attributs de sa nature étaient nécessaires, et il semble, au premier abord, qu'ils soient suffisants. Connaissant sa fin et libre de s'y diriger, que faut-il de plus à l'homme? Rien, s'il ne s'agit que de former l'être moral et responsable que Dieu, en créant l'homme, vou- lait mettre sur cette terre. Mais, suffisante à cela, notre double qualité d'agents libres et in- telligents assure-t-elle assez notre existence, suffit-elle à garantir l'humanité des mille causes de destruction qui la menacent à chaque instant, et à la conserver ici-bas dans les conditions de la vie actuelle? En effet, de ce que l'homme est capable de discerner sa fin et son bien, de ce qu'il est libre de chercher celui-ci et de pour- suivre celle-là, il ne s'ensuit pas ni que ce dis- cernement soit toujours assez sûr, ni que cette liberté soit toujours assez puissante pour qu'il atteigne infailliblement de son bien actuel ce Su'il faut absolument qu'il en possède, de sa estination présente ce qu'il faut nécessairement qu'il en remplisse pour ne pas cesser d'être. Loin de là : l'intelligence est très-lente à se développer; elle n'arrive que par degrés insen- sibles : dans l'individu, de la nuit des premiers âges à la clarté de l'âme mûr; dans les sociétés, des ténèbres de l'état sauvage aux lumières de la civilisation et à la science, qui en est le fouit tardif. Enfant, je sais à peine que je suis ; j'ignore le monde qui m'entoure et les mille qualités, utiles ou nuisibles, des objets dont je suis con- damné à subir la bonne ou la mauvaise influence. Je ne commencerai que tard à soupçonner le devoir et à entrevoir Dieu, qui me l'impose. Je ne sais donc ni ce qu'il faut craindre, ni ce qu'il faut éviter. Homme fait, le saurai-je assez bien? Non; la raison la plus haute et la mieux cultivée est encore une sagesse si bornée et si imparfaite, qu'elle ne suffit pas même à la satisfaction des premiers et des plus urgents besoins de la vie. Que l'on songe un instant à la prodigieuse multi- tude de connaissances qu'exigerait pour l'homme le seul soin de se nourrir. Il faut qu'il connaisse la loi de l'épuisement continuel et insensible de la matière corporelle, pour comprendre la né- cessité de l'acte réparateur, c'est-à-dire de l'ali- mentation périodique; il faut qu'il puisse mesurer la quantité de la dépense, pour y proportionner l'alimentation ; qu'il sache reconnaître les sub- stances nutritives et discerner les aliments des poisons; qu'il démêle les organes spéciaux ap- propriés par la nature au travail de la nutrition, et les mouvements que doivent exécuter ces organes pour s'emparer et se servir des aliments. Or, tout cela est au-dessus de la science humaine la plus consommée, delà plus haute prévoyance, de la plus minutieuse attention. Que sera-ce si l'on ajoute au soin du corps celui de l'âme; à la nécessité de se nourrir, de s'abriter, d'assurer la vie dans le présent et contre les chances de l'avenir, le devoir de s'instruire, d'apprendre, de respecter autrui, de servir la famille et la patrie? D'ailleurs, tous ces actes doivent être accomplis ensemble : or, notre intelligence est facilement distraite; elle s'occupe d'un acte utile et elle oublie le soin des autres. Puis elle est sujette à s'égarer, à prendre le faux pour le vrai, le mal pour le bien, le nuisible pour l'utile. Mille causes la pervertissent et la faussent. La volonté est de son côté très-bornée dans sa puissance. Ses organes s'épuisent vite dans l'ac- tion. D'ailleurs l'homme est libre par sa volonté. et, libre, il peut s'abstenir toujours et s'abstien- dra peut-être trop souvent. Réunissez toutes ces causes : du côte de l'intelligence, ignorance, oubli, distraction ou égarement; du côté de la volonté, négligence, paresse ou impuissance ; et dites si l'homme n'est pas fort exposé à périr, pour avoir manqué au moins à quelques-uns des actes nécessaires de la vie organique, intellec- tuelle et morale? Je conclus qu'il doit se rencontrer dans l'homme, avec la volonté et l'intelligence, quelque chose qui subvienne à la faiblesse de l'une et à l'in- suffisance de l'autre, et qui, les prévenant et les secourant toutes deux, nous conserve comme malgré nous, et nous conduise à notre bien, au défaut d'une volonté trop paresseuse ou d'une intelligence trop bornée, au besoin contre les illusions de celle-ci et dans les défaillances de celle-là. Ce supplément, ce secours, c'est précisément la sensibilité. En effet, c'est par le plaisir que la nature nous avertit de l'utilité, ignorée de nous, d'un objet ou d'une action; par la peine, du mai qu'elle peut nous faire; c'est par le malaise du besoin qu'elle nous révèle la nécessité d'un acte trop longtemps omis; et elle fixe la mesure de l'acte par le déplaisir delà satiété, s'il se prolonge au delà du terme convenable. Lg pkiisir et la peine, se diversifiant suivant les cas, préviennent l'intelligence, et déterminent déjà un commen- cement d'action, qui devance la volonté. Par exemple, mon corps épuisé a-t-il besoin de nourriture, et ai-je oublié trop longtemps, dans le souci des affaires, et emporté à la pour- suite de quelque autre but, d'en réparer les forces : aussitôt je ressens, au milieu même des préoccupations les plus vives, une douleur, celle de la faim, qui se proportionne en vivacité à l'urgence du péril, qui s'accroît par degrés, jusqu'à devenir une insupportable angoisse, à mesure que l'acte réparateur est différé. Cet acte commencé, le plaisir l'accompagne et m'y retient tout le temps qu'il est utile. Devient-il nuisible en se prolongeant, le plaisir fait place à la satiété et au dégoût, qui m'en détournent. Quant à l'espèce des substances convenables à la nutri- tion, la nature me l'enseigne encore par les plaisirs et les peines de l'odorat et du goût : en thèse générale, ce qui agrée à ces deux sens, et, par là, nous attire, est aliment; ce qui les blesse et nous répugne est poison. L'ignorance, pour l'esprit, est un tourment comme la faim; la science, un plaisir, qui met en jeu l'intelligence et l'anime à la recherche de l'inconnu. Que dirai-je? tout ce qui, à notre insu, nous est utile, devient aimable; et source de souffrance, tout ce qui nous est nuisible. Chaque espèce de peines et de plaisirs détermine d'ailleurs, en réagissant sur la force motrice, quelquefois un simple com- mencement d'action, quelquefois des actions promptes, énergiques et dirigées fatalement; avec une précision admirable, au but marque par la nature. Et de là vient le nom d'instincts, de penchants, de tendances et d'inclinations, donné aux mêmes phénomènes, envisagés sous cet autre point de vue. Tel est le rôle de la sensibilité dans la vie humaine : elle n ' s aide dans l'accomplissement de notre destinati, en nous prémunissant contre l'ignorance ou les méprises de notre intelligence, en subvenant à la paresse ou à l'impuissance de notre volonté. Ainsi, les attributs ou les facultés de notre nature, déjà constatés comme réels, sont main- tenant expliqués comme nécessaires. La théorie qui les réduit à trois se trouve avoir force dé- monstrative ; une faculté de moins, l'homme périt ; une de plus, on n'en comprend pas l'utilité. 4° Tous les philosophes n'ont pas toujours re- connu les trois facultés de l'âme, que nous venons de signaler : quelques-uns, les reconnaissant toutes, les ont désignées par d'autres noms FACU — 516 — FACU d'autres, employant les mêmes termes, ont donné à ces termes un sens différent. Il serait très- long et médiocrement utile d'exposer toutes ces dissidences, soit de doctrine, soit de langage. Nous devons nous borner ici à remarquer briève- ment les différences principales qui séparent la doctrine psychologique que nous avons exposée de celles qui appartiennent aux plus illustres penseurs des temps anciens et modernes. Dans l'antiquité, je ne citerai que Platon et Aristote. Le premier distingue dans l'àme trois principes ou puissances : c'est d'abord, la raison (>.cr,'o:), faculté suprême et directrice; ensuite, sous le titre de 6'jjj.ô;, cœur ou courage, le prin- cipe des passions nobles et désintéressées; enfin, celui des appétits grossiers et sensuels, qu'il ap- pelle tq £ni6u(jiY)Tixàv. Il considère d'ailleurs l'âme comme une force active, se mouvant elle-même, aùxô èau-ià xivoîLv : voilà la volonté, et avec elle, la raison et la sensibilité, cette dernière divisée par Platon en deux parts. Aristote confondait l'âme avec la force vitale. C"est pourquoi il lui attribuait certaines facultés purement physiologiques, par exemple, la fa- culté nutritive (to 6ps7iTi/.ov) à laquelle elle est réduite, dans certaines espèces animales. Dans l'homme, elle en possède, avec celle-là, beau- coup d'autres, qui se trouvent classées (de Anim., lib. III, c. ix) sous deux chefs : la faculté de juger, ou l'entendement d'une part (tô xpirixôv); la faculté de se mouvoir de l'autre (to xivtitixôv). La locomotion a d'ailleurs pour principes, selon les cas, ou l'instinct (5pe£t;), ou la volonté et le choix (7rpoaîpeur, floris- sait au commencement du ir siècle «: chrétienne. 11 corn c être le disciple FÉDE 527 — FÉNE d'Êpictètc, puis il écrivit contre les stoi'ci'ens, et se tourna vers le platonisme tel qu'on le com- prenait alors, vers le platonisme inclinant plus ou moins à l'éclectisme d'Alexandrie. Mais son esprit ne persista pas longtemps dans cette nou- velle direction. Ayant eu connaissance du sys- tème de Carnéade et d'jEnésidèrne, il l'adopta comme l'interprétation la plus fidèle de la doc- trine de Platon, à qui il avait voué un culte durable. Il publia même un livre où il dévelop- pait les dix motifs de doute, les dix arguments sceptiques dont l'invention est attribuée à Pyr- rhon. Favori de l'empereur Adrien, il discutait souvent avec ce prince sur des matières philoso- phiques; mais il finissait toujours par lui céder, disant qu'un homme qui commande à trente lé- gions ne peut pas avoir tort. Il ouvrit à Rome une école de philosophie où il enseigna avec beaucoup de succès le scepticisme mitigé de ia nouvelle Académie ; mais, s'étant rendu dans le même but à Athènes, il y réussit beaucoup moins. On peut consulter sur la vie et les opinions de Favorinus les deux dissertations suivantes : Gregorius, Duce commentationes de Favorino, arelatcnsi philosophe), greecœ romanœque dic- tionis exemplari, in-4, Laubau, 1755; — Fors- mann, Dissertatio de Favorino philosopho aca- demico, in-4, Abo, 1789. X. FÉDER (Jean-Georges-Henri), né en 1740 à Schornweisbach, près de Bayreuth, professa la langue grecque et l'hébreu au gymnase de Go- bourg, la philosophie à Goëttingue, et mourut en 1821, correcteur au collège Georgianum à Hanovre. C'est un des éclectiques les plus dis- tingués de la période qui sépare Wolf de Kant. Sans méconnaître entièrement le mérite de la philosophie kantienne, il n'en était pas satisfait ; esprit plus pratique que spéculatif, il lui fallait quelque chose de beaucoup plus populaire, et, sous ce rapport, il inclinait plutôt vers les doc- trines du passé résumées dans Wolf, que vers les spéculations hardies du philosophe deKœnigs- berg. Voici, du reste, comment M. Rixner carac- térise sa doctrine : « En psychologie, Féder pen- cha d'abord pour la doctrine de Locke sur l'ori- gine des idées ; mais il revint ensuite à celle de Leibniz. Il était éclectique en métaphysique, et eudémoniste wolfien (partisan du bonheur) en morale et en droit. Il approuvait Kant d'avoir attaqué avec force la philosophie synthétique et prétentieusement dogmatique des écoles; mais il le blâmait de n'avoir guère plus ménagé la philosophie expérimentale, beaucoup plus mo- deste, et dont le caractère scientifique ne lui semble pas douteux. Il trouvait encore que Kant était parfois trop dogmatique, et parfois trop sceptique. » Ses principaux écrits sont : Esquisse des sciences philosophiques, in-8 , Cobientz, 1767, ib., 1785; — le Nouvel Emile, ou de l'Éduca- tion suivant des principes éprouvés, in-8, Er- langen, 1768-1774 et 1789; — Logique et méta- physique, in-8, Goëtt., 1769 et 1790; en latin, sous le titre d'Instit. log. et métaphys., in-8, ib., 1777 et 1787, et de nouveau en allemand, sous le titre de Principes de logique et de mé- taphysique, in-8, ib., 1794; — Manuel de phi- losophie pratique, in-8, ib., 1770 et 1778; — Recherches sur la volonté humaine, Lemgo, 4 parties in-4, 1779-1793; — Théorie fondamen- tale de la connaissance de la volonté humaine et des lois naturelles d'une conduite conforme à la justice, in-8, Goëtt., 1783-1789 ; —de l'Es- pace et de la causalité, ou Examen de la philo- sophie de Kant, in-8, ib., 1787 ; — Traité des principes les plus généraux de la philosophie pratique, in-8, Lemgo, 1792; — du Sentiment moral in-8, Copenhague, 1792. Il faut ajouter à cette liste un grand nombre d'articles insérés dans plusieurs journaux, tels que la. Bibliothèque philosophique, qu'il rédigeait avec Meiners; son Autobiographie publiée par son fil6, in-8, Leip- zig, 1825. Tittel a publié des Explications de la pldlosophie théorique et pratique de Féder 4 vol. in-8, Francfort-sur-le-Mein, 1783. J. T. FELAPTON. Terme mnémonique de conven- tion, par lequel les logiciens désignaient un mode de la troisième figure du syllogisme. Voy. la Logique de Port-Royal et l'article Syllo- gisme. FEMME, voy. Famille. FÊNELON (François de Salignac de la Mothe-) est né en Périgord, l'an 1650. Il fit ses études théologiques au séminaire de Saint-Sulpice, et reçut les ordres à l'âge de vingt-quatre ans. A trente-huit ans, il fut appelé à la cour pour faire l'éducation du duc de Bourgogne, et neuf ans plus tard, il était élevé à l'archevêché de Cam- brai, où il mourut en 1715. En même temps qu'il est, par ses livres de piété, une des lumiè- res de l'Église, et par tous ses écrits un des plus grands prosateurs français, Fénelon appartient, par quelques-uns de ses ouvrages, à l'histoire de la philosophie. Comme Bossuet et comme tout son siècle, il avait subi l'irrésistible ascendant de la doctrine de Descartes. Il en explique et en commente les principes dans une langue admi- rable ; il en redresse quelquefois les conséquen- ces, et, suivant le besoin, les restreint ou les complète avec un sens parfait dans le Traité de l'existence et des attributs de Dieu, dans les Lettres sur la métaphysique et dans la Réfuta- tion du système de Malebranche sur la nature et la grâce. Le premier de ces écrits est exclusivement phi- losophique. Fénelon y expose à sa manière la théodicée de Descartes, c'est-à-dire ce qui est, dans les livres et dans la pensée du maître, le centre et le fond de toute la doctrine. Il est tout entier cartésien, au moins dans la seconde partie de ce traité; il l'est d'abord et surtout par la méthode, débutant par une apologie de la raison, au détriment de l'imagination et des sens, s'impo- sant comme une règle suprême d'affirmer et de nier de chaque chose tout ce que son idée claire en- ferme ou exclut, et de n'en affirmer ou de n'en nier jamais que cela. C'est, avant tout, à l'idée fondamentale sur laquelle repose toute théodicée vraie, nous voulons dire à la notion de l'infini, que Fénelon applique ce principe. Il éclaircit, par une discussion lumineuse, cette notion obscure pour l'imagination et les sens ; puis il en dé- duit, avec une admirable souplesse, tous les at- tributs qu'elle recèle, et qui, dégages de son sein, en attestent la fécondité : l'infini est simple, indivisible, sans parties ; on n'en peut rien re- trancher, comme on n'y peut rien ajouter ; il n'y en a qu'un seul ; il est infini en tout genre ; il est immatériel et sans forme, et c'est pour cela qu'il échappe à l'imagination, qui le détruit en voulant le saisir. Si nous en savons clairement tant de choses, comment nier que l'idée en soit présente à nos esprits ? Parlerait-on ainsi d'une chimère ? Fénelon assure ainsi d'abord les fondements de la théodicée cartésienne ; puis il fait plus, il creuse plus avant, et rencontre à une profon- deur nouvelle un sol plus ferme pour les établir. Sans changer la nature de la preuve de Descar- tes et sans en diminuer la force^ il l'appuie sur la notion a priori de l'être nécessaire, anté- rieure en effet dans la vraie histoire de notre intelligence à la conception deA l'infini et du par- fait, d'où partait Descartes : « Être par soi-même, FÉNE — 528 FÉNE c'est la source de tout ce que je trouve en Dieu; c'est par là que je reconnais qu'il est infiniment parfait.... Or, si je ne suis pas par moi-même, il faut que je sois par autrui ; et si je suis par au- trui, il faut que cet autrui qui m'a fait passer du néant à l'être soit par lui-même, c'est-à-dire soit nécessaire. » L'être nécessaire une fois affirmé, au nom de l'autorité suprême de la raison, la dialectique l'ait le reste, et le raisonnement tire de l'idée de la nécessité de Dieu, tous ses attributs qui y sont compris; d'abord son infinitude et sa perfection: ce qui a l'être par soi existe au suprême degré, et, par conséquent, possède la plénitude de l'être. On ne peut atteindre au suprême degré et à la plénitude de l'être que par l'infini ; car aucun fini n'est jamais ni plein ni suprême, puisqu'il y a toujours quelque chose de possible au-dessus. Donc, il faut que l'être par soi-même soit un être infini. Il faut aussi qu'il soit simple et un, puis- que rien de composé ne peut être ni infiniment parfait, ni même infini ; puisque, d'autre part, s'il y avait deux êtres nécessaires et indépen- dants l'un de l'autre, chacun d'eux serait moins parfait dans cette puissance partagée qu'un seul qui la réunit tout entière. 11 est de plus immua- ble : car étant par soi, il a toujours la même raison d'exister et la même cause de son exis- tence, qui est son essence même; et il n'est pas moins incapable de changement pour les maniè- res d'être que pour le fond de l'être : les modifi- cations sont des bornes de l'être; l'infini n'en peut avoir aucune, et. par conséquent, n'en sau- rait changer. Indivisible et permanente, son existence n'a ni commencement, ni milieu, ni fin; il est éternel, sans être dans le temps; il est immense, sans être en aucun lieu. Fénelon, après avoir ainsi éclairci et appro- fondi la théodicée de Descartes, tempère ensuite ce qu'il y a, dans tout ce rationalisme, de trop exclusif, en cherchant dans la nature humaine bien étudiée les attributs physiques et moraux de Dieu, pour les joindre à ses attributs métaphy- siques, seuls atteints par la raison. Par là, il réfute implicitement Spinoza mieux que par une argumentation directe. De la liberté humaine, il infère la liberté toute-puissante de Dieu ; des idées qui éclairent notre entendement, il conclut la parfaite sagesse du Créateur. « Car ce Dieu qui nous a donné l'être pensant n'aurait pu nous le donner, s'il ne l'avait pas. Il pense donc, et il pense infiniment. » Ici même, Fénelon se ren- contre avec Malebranche, ou plutôt, inspiré de ses écrits, il en prend, avec les idées, le langage ; il pose a priori l'existence d'une raison univer- selle et suprême, à laquelle nous participons, et au travers de laquelle nous voyons tout le reste, éclairés par les principes que nous puisons en elle, sur les harmonies de la nature. Ces harmo- nies, Fénelon a d'ailleurs employé à les consta- ter par l'expérience toute la première partie du Traité de l'existence d<: iJifn : il s'adressait alors au vulgaire des lecteurs, incapable de compren- dre les principes sous leur forme abstraite, et plus frappé de cette preuve de l'ait que de la vérité générale qui, cependant, autorise et fonde celle-là. Fénelon a d'abord dissimulé le prin pour ne pas rebuter les esprits communs; il le BUlement dans la seconde partie, en ii M ilebranche. cette doctrine de Mal a elle- même un écueil : à force d exallei < a perfection de la sagesse suprême, clic finit pres- que par ériger cette immuable i une sorte 'li' fatum tyrannique et d'inflexible destin, qui. dictant souvi I lieu, rime des lois la liberté de ses choix, qu règle infailliblement avec une autorité indécli- nable. Malebranche se dissimulait à lui-mêma cette redoutable conséquence de son système : Fénelon la lui montre, et c'est le but de l'écrit intitulé Réfutation du système du P. Malebran- che sur la nature et la grâce. Il y pousse la doctrine dont il a d'abord embrassé avec mesure les principes, à un fatalisme universel qui enve- loppe avec Dieu le monde tout entier. En effet, si Dieu est invinciblement déterminé par l'ordre à l'ouvrage le plus parfait, le moins parfait est impossible; donc l'ouvrage était uni- que, ainsi que la voie de l'accomplir, et, Dieu n'ayant pu choisir, il faut désespérer de trouver jamais de ce côté-là aucun vestige de liberté. Ensuite, ce qui est pis, la création devient né- cessaire. Dieu n'a aucune liberté pour créer ou ne créer pas, puisque le plus parfait le détermine inévitablement. S'il a été nécessaire que Dieu créât le monde, il a été nécessaire aussi qu'il le créât dès l'éternité ; car un monde éternel est plus parfait que temporel. Pour une raison sem- blable, il ne doit pas être détruit, Dieu marque- rait de l'inconstance en le détruisant. Donc le monde est nécessaire, éternel et infini, néces- saire en soi et nécessaire à Dieu. Et enfin, s'il est nécessairement dans l'ordre que Dieu produise et crée, si l'actuelle production de la créature est éternelle et essentielle au créateur, la création actuelle est inséparable de la perfection divine ; la créature se confond avec le créateur. Voilà le panthéisme. Tels sont les traits principaux du livre écrit par Fénelon, à l'instigation et avec les conseils de Bossuet, contre certaines tendances perni- cieuses de la doctrine de Malebranche. On trouve encore dans le même ouvrage, une réfutation pleine de sens et de force de cette autre opinion, contraire également à la foi et à la raison, selon laquelle la providence de Dieu serait une provi- dence générale et en quelque sorte banale, qui^ pour ne manquer pas à l'ordre et à la simplicité des voies qui en est une condition, ne ferait au- cune acception des personnes. Malebranche l'ad- mettait comme une conséquence de ses principes, et, pour ôter aux décisions de Dieu l'apparence même du caprice, il ne le faisait agir que par des volontés générales. Mais l'Écriture dément cette doctrine, parlant à chaque instant des grâ- ces spéciales que Dieu accorde à ses élus, des inspirations particulières qu'il' envoie à ses pro- phètes, et de cette vigilance attentive qui s'étend à tous et à chacun. La raison ne s'en accommode pas davantage, parce que le mérite et le démé- rite des actes libres étant choses essentiellement personnelles, il faut, pour récompenser l'un et punir l'autre, une providence spéciale, qui tienne compte à chacun de ses œuvres propres. Amené dans le cours du même écrit à réclamer incidemment contre la négation du libre arbitre, comme conséquence de l'occasionnalisuie de Ma- lebranche. Fénelon a donné ailleurs, dans ses Lettres sur la prédestination et la grâce, une dé- monstration très-complète de la liberté humaine. La conviction intime et inébranlable où nous sommes sans cesse de notre liberté est d'abord ce qui décide la question. C'est une vérité dont tout homme qui n'extravague pas a une idée si ckiire, que 1 éviden :e en est invincible : c'est la croyance du genre humain tout entier. On peut spéculativemenl la mettre en doute et la nier 16J mais on ne peut y résister dans la pra- tique, et la philosophie qui la nie n'est qu'un mensonge, qui si i toul insl ml sans aucune pudeur. Le lait do la délibération uve indirecte : délibère entre deux partis, c'est apparemment FÊNE — 529 — FERG que je sens que j'ai un vouloir, pour ainsi dire, à deux tranchants, qui peut se tourner à son choix vers le oui ou vers le non, vers un objet ou vers un autre, et que je suis moi-rnêrne, en quelque sorte, dans la main de mon propre conseil. La louange et le blâme, les châtiments et les récompenses, ne peuvent non plus tomber que sur des actes libres; en sorte que la négation de la liberté renverse tout ordre et toute police, confond le vice avec la vertu, autorise toute in- famie monstrueuse, et entraîne la ruine des lois divines et humaines. Cette liberté est quelque chose de Dieu en nous; c'est un trait, et le plus frappant, de notre ressemblance avec lui; par elle, l'homme a, comme Dieu sur l'univers, un empire suprême sur son propre vouloir. Mais si Fénelon démontre ici sans réplique le fait du libre arbitre, s'il paraît bien comprendre que la dignité humaine y est attachée, -il conçoit cependant un degré d'excellence plus haut encore : c'est l'état d'un être impeccable, assujetti par sa nature même à la bienheureuse et sainte néces- sité d'une inaltérable innocence. Il fait plus : il enseigne aux hommes à réaliser en eux cet état autant qu'il est possible, en sorte que le suprême effort de la liberté doit être de s'anéantir elle- même, et comme de s'abdiquer. Au-dessus de la vie ordinaire, toute remplie d'une activité em- pressée et inquiète, que Fénelon flétrit du nom d'intéressée, il y a une sphère supérieure où les âmes privilégiées peuvent s'élever sans quitter la terre, pour y vivre, dans l'oubli de toute affection terrestre, d'une vie paisible de contem- plation et d'amour. Les saints mystiques en ont l'ait l'expérience ; ils en ont goûté et décrit les paisibles douceurs et les calmes ravissements ; ils en ont tracé le chemin dans leurs écrits. Fénelon, qui l'a appris d'eux, entreprend de le montrer aux autres, en signalant les abîmes qui bordent de tous côtés cette route périlleuse; c'est l'objet du livre des Maximes des saints. L'amour pur de Dieu est le seul acte de cette vie con- templative ou unitive. Il est accompagné d'indif- férence volontaire pour l'intérêt même le plus légitime, celui du salut, par exemple. Il n'y a plus pour l'âme ni méditation ni réflexion; elle est toute dans un regard simple et amoureux; elle ne sait plus qu'aimer; elle ne veut plus que ce que Dieu lui fait vouloir; elle est transfigurée en Dieu ; Dieu et l'âme ne sont plus dans l'amour qu'un même esprit, par une entière conformité de volonté que la grâce opère : « Je ne trouve plus de moi, s'écrie Fénelon; il n'y a plus d'autre moi que Dieu. » Voilà le quiétisme qui a appelé sur Fénelon les sévérités, peut-être excessives, de Bossuet, et qui a excité entre ces deux grands esprits une lutte où Fénelon devait succomber, mais dans laquelle il ne cesse pas, quoique vaincu, de s'honorer par la modération de la défense, par la droiture des intentions et la noblesse des sen- timents, par la sincérité des convictions et la fermeté du langage. Telle est, en abrégé, la philosophie de Fénelon. Indépendante et fondée sur la seule autorité de la raison, il a cherché à l'allier ave; la foi la plus pure et la plus vive, sans sacrifier les droits ni de celle-ci ni de celle-là. Même, si dans cette alliance un principe l'emporte sur l'autre, c'est la raison, à laquelle Fénelon attribue le privilège de prouver la foi, sinon de la juger. Il justifie, en effet, la divinité du christianisme par la con- formité du Dieu qu'il annonce avec le Dieu de la raison et de la théodicée cartésienne ; et il pose même en principe qu'il n'y a pas d'autre méthode par laquelle une religion puisse faire admettre ses titres. Car « l'homme n'admet et ne peut rien admettre du dehors sans le trouver ricT. PHILOS. aussi dans son propre fonds, en consultant au dedans de soi les principes de la raison, pour voir si ce qu'on lui dit y répugne. » Il existe plusieurs éditions des œuvres de Fé- nelon ; aucune n'est absolument complète. Nous citerons, 1° celle de 1787-1792, imprimée à Paris par Fr.-Ambr. Didot, 4 vol. in-4; 2- celle de 181o' avec un essai sur la vie de Fénelon, et suivie dé son éloge par Laharpe Paris, 10 vol. in-8 ou in-12. Il manque à ces deux éditions les écrits relatifs au quiétisme, et particulièrement YEx- plicalion des Maximes des saints, publiée en 1697, in-12. Cette lacune a été comblée dans l'édition de 1838, dirigée par M. Aimé Martin, et publiée par Didot frères, 3 vol. gr. in-8, à deux colonnes. Il existe aussi plusieurs éditions spéciales des Œuvres philosophiques de Fénelon. On peut consulter sur le quiétisme : Bonnel, de la Controverse de Bossuet et de Fénelon sur le quiétisme, 1850, in-8; — Matter, le Quiétisme au temps de Fénelon, Paris, 1863, în-12. Am. J. FERGUSON (Adam), philosophe écossais, naquit en 1724 à Logierait, près de Perth. Il entra, en 1739, à l'université de Saint-André. Plus tard, il fut admis à celle d'Edimbourg, où il eut pour émules Blair, Robertson et Home. Au sortir de l'université, quoiqu'il n'eût pas le temps d'études prescrit par les règlements, son mérite le fit choisir comme chapelain d'un régi- ment de montagnards écossais employé contre la France. Il quitta son régiment en 1748, à la paix d'Aix-la-Chapelle, rentra en Ecosse, y sollicita une petite cure, et, ne pouvant l'obtenir, il re- joignit en Irlande son régiment. En 1757, on le retrouve attaché comme gouverneur aux enfants de lord Bute. Deux ans plus tard, en 1759. il fut nommé à la place de professeur de philosophie naturelle à l'université d'Edimbourg, qu'il échan- gea, en 1764, contre celle de philosophie morale. Les avantages de cette position auraient pu fixer Ferguson et le faire renoncer aux voyages ; cependant, vers 1773, il partit pour le continent, en qualité de gouverneur du jeune comte de Chesterfield. En 1778, le gouvernement anglais l'adjoignit comme secrétaire à la commission chargée d'aller négocier la paix avec les États- Unis. Sept ans après, en 1785, Ferguson résigna ses fonctions de professeur et fut remplacé par Dugald Stewart. Il avait alors soixante ans. Les études historiques s'étaient mêlées dans ses tra- vaux à la philosophie et à la politique. Il avait publié en 1782 une histoire des progrès et de la chute de la république romaine. Il entreprit un voyage en Italie, autant pour perfectionner cet ouvrage, en recueillant des documents nouveaux, que dans l'espoir de rétablir sa santé un peu altérée. Les dernières années de cette vie si longue et si bien remplie s'écoulèrent dans la retraite. Il mourut en 1816. Nous n'avons à considérer dans Ferguson que le philosophe, et non l'historien. Voici les traits les plus saillants de sa philosophie : 1° Ferguson appartient par sa méthode générale à l'école de Bacon. Partout il recommande l'ex- périen;e, l'étude des faits, comme la condition essentielle de la recherche des lois physiques ou morales. Il serait difficile de décrire avec plus de clarté que Ferguson la méthode applicable aux sciences d'observation en général, et celle qui doit être employée en psychologie particuliè- rement. 2° Sur la question de l'origine des idées, Fer- guson se rapproche de Lo.ke. Quoique Reid, dont les ouvrages ont servi à Ferguson, eût élargi le cercle de Locke et admis des notions qui ne dérivent ni de la perception interne ni des sens, Ferguson s'en tient à ces deux sources de connais- 34 FERG — 530 — FEUG sauces. Il y rapporte toutes nos idées premières, ajoutant seulement, pour expliquer l'origine des idées médiates et dérivées, le témoignage et le raisonnement. « Les sources de la connaissance, dit-il, sont au nombre de quatre : la conscience, la perception, le témoignage et le raisonnement (inférence : par ce mot, Ferguson entend à la l'ois l'induction et la déduction). Les deux pre- mières peuvent s'appeler primaires ou immé- diates, parce que nous leur devons les premiers éléments de la conception, et que, dans les idées qu'elles nous donnent, l'esprit s'applique im- médiatement au sujet de la connaissance. Quant aux notions qui viennent du témoignage ou du raisonnement, elles peuvent s'appeler dérivées ou secondaires, parce qu'elles sont obtenues à l'aide de quelque milieu interposé, et par des moyens différents de la simple attention donnée à l'objet lui-même. » (Principes des sciences morales et politiques, 1" partie, ch. n, se:t. 3.) 3° En morale, Ferguson reconnaît trois motifs d'action, ou, pour parler son langage, trois lois. « L'histoire de la volonté humaine, dit-il, peut fournir les trois lois générales qui suivent : Première loi : Les hommes sont disposés à se conserver.... Voilà pourquoi ils désirent ce qui peut leur procurer la subsistance, la santé, la force, la beauté. C'est ce qu'on appelle commu- nément la loi de conservation de soi-même. Deuxième loi : Les hommes sont disposés à la société. Ils s'intéressent les uns aux autres, et considèrent les calamités générales comme un sujet de peine, la prospérité générale comme un sujet de joie. C'est ce qu'on peut appeler la loi de société. Troisième loi : Les hommes sont disposés à se perfectionner; ils distinguent les perfections des défauts; ils sont capables d'ad- miration et de mépris. C'est là le grand principe d'ambition parmi les hommes, ce qu'on peut appeler la loi d'estime ou de progrès.... L'excel- lence absolue ou relative est le suprême objet des désirs de l'homme. » (Instit. de jyhilosophie morale, théorie de l'âme). Mais qu'est-ce que la perfection ou l'excellence comme l'appelle Ferguson, et quel en est l'idéal? C'est ce qu'il n'indique nulle part dans ses ou- vrages. D'un autre côté, comment se concilient les trois lois de conservation, de société et de perfection? Et dans les cas où l'une contrarie l'autre, laquelle faut-il suivre; laquelle négliger? C'est ce que Ferguson ne dit pas non plus. Le mérite de ce philosophe est d'avoir vu qu'on ne peut expliquer l'ensemble des actions humaines ni par l'intérêt personnel, comme l'avait fait Hobbes, ni par la bienveillance, comme Shaftes- bury et Hutcheson l'avaient tenté, et que, chacun de ces principes ayant quelque chose de légitime, il est du devoir du moraliste de les admettre tous également. Ferguson non-seulement les admet, mais, sentant qu'ils n'expliquent pas tout encore, y joint ce qu'il nomme la loi de per- fection et de progrès. Son tort est de n'avoir pas mieux éclairci cette dernière loi, et de n'avoir pas fait voir comment et au nom de quel principe supérieur elle se concilie avec les deux autres. 4° Eu politique, Ferguson examine la triple question de L'origine de la société, du but où elle doit tendre cl de la forme de gouvernement la mieux appropriée à la poursuite de ce but. Sur le premier point, il réfute avec beaucoup d'esprit 1rs opinions de Hobbes et de quelques LUtrea publicistes Bur L'état de nature, il cor à Hobbes l'hypothèse d'un état de guerre par où les soi commencé, et prouve sans peine que la sociabilité de l'homme, les lions de ille, les affections sociales ont dû produire, dès l'origine, des rel rentes de celles que Hobbes a supposées. Quant aux publicistes comme Rousseau, qui ont rêvé, en le regrettant, un état de nature distinct de l'état de civilisation, Ferguson leur montre que la nature de l'homme reste toujours et partout la même, et qu'étant perfectible, elle est aussi bien et aussi légitime- ment la nature humaine chez un peuple policé que parmi une population sauvage. « Si on nous demande, dit-il [Essai sur l'histoire de la société civile, 1" partie), où se trouve l'état de nature, nous répondrons : il est ici, soit que nous soyons en France, au cap de Bonne-Espérance, ou au détroit de Magellan. Partout où l'homme exerce ses talents, toutes situations sont (gaiement na- turelles. » Enfin, sur la question du but où la société doit tendre, Ferguson indique le progrès comme but, mais sans mieux déterminer en po- litique qu'en morale ce qu'il faut entendre par le progrès. En jugeant Ferguson comparativement aux autres philosophes écossais, on doit reconnaître qu'il est moins original en psychologie que Hut- cheson, moins délicatement observateur et moins systématique que Smith, moins profond et moins complet que Reid. Ce qui le distingue, indépen- damment de la variété des matières qu'il a em- brassées, c'est une rare justesse de bon sens, quelquefois une grande sagacité, enfin une étendue d'esprit qui lui a fait recueillir les idées exclusives de ses devanciers, en y ajoutant quelques idées nouvelles. Voici la liste de ses écrits philosophiques : Analyse de psychologie [pneumatic dans l'an- glais) et de philosophie morale, Edimbourg, 1766; — Essai sur la société civile, in-4, ih., 1767 ; traduit en plusieurs langues :' en français, par Bergier, 2 vol. in-12, Paris, 1783; — Institutions de philosophie morale, in-12, Edimbourg, 1769; traduit en plusieurs langues : en français, par Reverdit, in-12, Genève, 1775; — Principes de science morale et politique, 2 vol. in-4, Edim- bourg, 1792. M. Pictet en a donné des extraits dans la Bibliothèque britannique. En outre, Fer- guson avait, en 1778, réfuté dans un écrit à part quelques assertions du docteur Price sur la li- berté civile et religieuse. A. D. FERIO. Terme mnémonique de convention par lequel les logiciens désignaient un mode de la première figure du syllogisme. Voy. la Logique de Port-Royal, 3e partie, et l'article Syllo- gisme. FERISON. Terme mnémonique de convention par lequel les logiciens désignaient un mode de la troisième figure du syllogisme. Voy. la Lo- gique de Port-Royal, 3e partie, et l'article Syl- logisme. FESPAMO. Terme mnémonique de convention par lequel les logiciens désignaient un des modes de la quatrième figure du syllogisme. Voy. la Logique de Port-Royal, 3° partie, et l'article Syllogisme. FESTINO. Terme mnémonique de convention par lequel les logiciens désignaient un mode de la seconde figure du syllogisme. Voy. la Logique de Port-Royal, 3" partie, et l'article Syllo- gisme. FEUCHTERSLEBEN (Edouard, baron de) na- quit à Vienne en 1806. Élevé a l'Institut im- périal de Marie-Thérèse, il étudia ensuite la médecine et l'exerça, d'abord sans éclat et sans grands profits, pendant plusieurs années, lors- qu'on 1839, après diverses publications poétiques ou purement médicales, il lit paraître VHymène me. Ce petit livre obtint un grand succès et lui valu! les titres de membre, puis de secrétaire té médicale de Vienne, enfin de fesseur à la faculté de médecine dont il devint FEUG — 531 — FEUE doyen en 1846. En 1848, époque critique dans l'histoire de l'Autriche, il fut appelé par l'em- pereur au ministère de l'instruction publique ; au bout de quelques mois, après des tentatives de réforme infructueuses, il donna sa démission lors de la catastrophe du 15 octobre. Il voulait re- prendre ses fonctions de doyen et de professeur de la faculté ; mais devant une manifestation de ses collègues qu'avaient irrités les projets et les actes du ministre déchu, il se démit encore de ces fonctions et se retira, épuisé de corps, non de courage, pour mourir peu de temps après en 1849. Une constitution frêle et maladive, qui l'avait presque fait condamner dès sa naissance, et une volonté énergique lui ont évidemment inspiré la doctrine du petit livre auquel il doit sa renommée. Malgré quelques équivoques et quelques obscu- rités, l'hygiène de l'âme est définie par Feuch- tersleben, « la science de mettre en usage le pouvoir que possède l'âme de préserver par son action la santé du corps. » Mais qu'est-ce que l'âme? Quelle est sa nature? Feuchtersleben affecte l'indifférence à cet égard ; il laisse « aux philosophes qui ont du temps à perdre » le soin de rechercher s'il y a une distinction plus pro- fonde à établir entre l'âme et le corps ; pour lui, l'âme est le principe des faits de l'ordre moral. Matérielle ou non, l'effet de l'âme sur le corps est le même, ainsi que l'enseignement qu'on en peut tirer. L'âme ne peut pas se saisir elle-même, elle ne se révèle à nous que par son union avec le corps ; cette union est donc hors de doute. Feuchtersleben établit d'abord d'une manière générale que l'âme exerce sur le corps une action puissante, soit pour favoriser, soit pour combattre la maladie ; il va même jusqu'à dire que l'état physique est le reflet de l'état moral. Cette puis- sance de l'âme, il ne s'agit donc que de s'en emparer et de la régler pour en obtenir la santé du corps et même sa beauté. Pour atteindre ce but, il décompose l'âme en trois facultés principales dont il étudie succes- sivement l'action sur le corps : la faculté de sentir et d'imaginer, la faculté de désirer et de vouloir, la faculté de penser. Ni la volonté, ni la pensée n'ont d'empire direct sur le corps, mais seulement l'imagination. L'imagination est la cause des maladies mentales; elle a une véri- table puissance plastique dans l'œuvre de la génération et de la formation du fœtus; elle est le principe de mille phénomènes physiologiques, curieux et sans elle inexplicables. L'imagination proprement dite est passive ; le sentiment est l'imagination active, lorsqu'on vient à sentir ce qu'on imagine. Le sentiment est donc très-puis- sant pour provoquer le mal, mais il ne l'est pas moins pour l'écarter ou le guérir. La volonté n'est pas seulement la faculté de désirer, c'est l'énergie vitale qui résulte de toutes les forces de l'âme; portée au plus haut degré, c'est le caractère. La volonté n'agit directement que sur les organes moteurs, mais par l'inter- médiaire du sentiment elle peut tout sur le corps. Il faut vouloir, tel est le meilleur remède à tous les maux. Valere aude, telle est la devise du livre. Mais que faut-il vouloir? c'est la raison qui répondra. L'idée n'a pas plus par elle-même d'action directe sur le corps que la volonté, mais par l'entremise du sentiment elle exerce aussi sur lui un empire immense. Le meilleur moyen de la sauté est la culture de l'intelligence; non pas la science abstraite, non pas l'érudition, mais la connaissance de soi-même; non pas une connaissance égoïste, mais la connaissance de soi-même comme une partie du tout mise à sa place et rapportée à son auteur. Bref, pour que l'esprit acquière une puissance salutaire sur le corps, il faut d'abord croire à la possibilité de cet empire, secondement exercer ce pouvoir en tournant l'imagination vers le beau, en fortifiant, purifiant, améliorant la volonté, enfin en étudiant soi-même eMe monde et en s'élevant à la con- ception de l'Être suprême. On voit que l'Hygiène de l'âme est un assez curieux monument de la science des rapports du physique et du moral. Feuchtersleben n'en a traité qu'une partie, l'influence de l'âme sur le corps ; Cabanis avait traité la question sous ses deux faces, quoique en insistant davantage sur l'influence du physique sur le moral. Même dans les limites où il se renferme, Feuchtersleben est très-inférieur à Cabanis. Il est vague, obscur, exagéré, déclamatoire, en somme il instruit peu. Feuchtersleben avait commencé dès sa pre- mière jeunesse un journal de ses pensées, à la façon de Maine de Biran ; il l'a continué jusqu'à sa mort; quelques fragments en sont publies à la suite de la traduction française de son ouvrage. L'Hygiène de l'âme a eu en Allemagne un grand nombre d'éditions; elle a été traduite en français sur la vingtième par le Dr Schlesin- ger-Rahier. La seconde édition de cette tra- duction est précédée d'une étude biographique par M. J. Pellagot et d'une étude littéraire par A. Delondre, extraite de la Revue contemporaine (15 avril 1858). Paris, 1860, in-12. E. C. FEUERBACH ( Paul-Jean- Anselma ) , né en 1775, à Francfort-sur-le Mein, où il étudia la philosophie et le droit à l'université d'Iéna, en- seigna cette dernière science à Iéna d'abord, puis à Kiel et à Landshut jusqu'en 1805. A cette époque il abandonna la carrière de l'enseigne- ment pour entrer dans celle de l'administration et de la magistrature. Il mourut en 1833 dans sa ville natale. Il s'est acquis beaucoup de répu- tation par ses travaux sur la philosophie du droit, surtout du droit criminel. 11 appartient à cette classe de jurisconsultes qui font de l'intimidation le but de la peine. Il veut, comme Fichte, que le droit de l'individu serve de principe à la loi juridique. Le droit ne doit pas être une per- mission purement négative, mais une autorisation positive soutenue par une sanction, une faculté juridique. Il veut aussi avec Kant que la raison pratique, c'est-à-dire le principe moral, soit le principe de la loi de droit; la faculté juridique de faire ou de ne pas faire doit résulter de ce principe, et l'avoir pour but. Le droit a donc la même fin que la morale, et doit être sanctifié et limité par elle. Mais quand Fuerbach en vient au point décisif, et qu'il se demande comment l'au- torisation positive peut provenir de la raison pra- tique, il déclare cette question impossible à ré- soudre, et se retranche avec Kant derrière notre ignorance invincible de la nature des choses. Il est certain, dit-il, que cette autorisation doit émaner de la raison, mais on ne comprend pas de quelle manière. C'est pousser la réserve beau- coup trop loin ; car, d'après Kant lui-même, nous savons très-bien rattacher aux principes fonda- mentaux de la raison les idées qui en découlent véritablement. Le principe suprême du droit naturel, suivant Feuerbach, est donc celui-ci : « Le droit naturel exige une autorisation positive en faveur de l'in- dividu, et cette autorisation doit émaner d'une loi rationnelle, quoique nous ne comprenions pas la possibilité du fait. » Il n'est pas grand partisan du jury, dans lequel il voit, pour chaque cas particulier, un législateur et un juge peu ca- pable, l'un de décréter convenablement des pei- nes, l'autre de démêler les faits et d'en apprécier FICH 532 — FICH la moralité. {Die Philosophie des Rechts nacn geschichtlicher Ansicht von Fr. Jul. Stahl, 1830- 1837, t. I, p. 187.) Ce qui fait voir à Feuerbach un pouvoir législatif dans les mains du jury, c'est sans doute la faculté qui lui est reconnue, soit de déclarer l'accusé coupable ou innocent, soit de faire valoir ou non des circonstances atténuantes. Mais un juge quelconque serait, à ce compte, également législateur. Les principaux ouvrages philosophiques de Feuerbach sont : Des seuls arguments possibles contre l'existence et V autorité des droits natu- rels, in-8, Leipzig et Iéna, 1795; — Critique du droit naturel, pour servir d'introduction à une science des droits naturels, in-8, Altona, 1796; — Anti-Hobbes, ou des Limites du pouvoir civil et du droit de contrainte des sujets contre leurs chefs, in-8, Erfurth, 1798; — Recherche philo- sophico-juridique sur le crime de haute tra- hison, in-8, ib., 1798; —Révision des principes et des notions fondamentales du droit pénal positif, in-8, Iéna, 1799. L'édition de 1800 con- tient de plus le Manuel du droit pénal positif ; de la Peine, comme garantie contre les crimes à venir, in-8, Chemnitz, 1799; — la Philosophie et l'expérience dans leurs rapports au droit positif, in-8, Landshut, 1804; — Réflexions sur te jury, in-8, ib., 1813; — Explication au sujet d'un prétendu changement d'opinion (de l'au- teur) sur le jury, in-8, Erfurth, 1819; — Ré- flexions sur la publicité des débals judiciaires, 2 vol. in-8, Giessen, 1821-1825. Feuerbach a aussi publié avec Harscher d'Almendingen et Grollmann une Bibliothèque du droit et de la législation pénale, in-8, Goëtt., 1800-1801. Le Journal philosophique de Kiethammer contient aussi, du même auteur, une dissertation sur la Notion de droit, sur l'Impossibilité d'un pre- mier principe absolu de la philosophie. 3. T. FICHTE (Jean-Théophile), un des plus grands penseurs et des plus nobles caractères de l'Al- lemagne, naquit le 19 mai 1762, au village de Rammenau, dans la haute Lusace. Son père, petit industriel, qui jouissait d'une grande répu- tation de probité, descendait d'un sous-offi:ier suédois qui; lors de la guerre de Trente ans, s'était établi dans le pays. Tout en le surveillant avec soin, son père le laissa se développer li- brement et selon sa nature. Il donna de bonne heure des preuves de l'originalité de son esprit, de l'énergie de ses sentiments, de la force de sa volonté, se montrant tout différent dus autres enfants, prenant rarement part à leurs jeux, et se livrant avec délices à des rêveries solitaires. Fiippé de ses heureuses dispositions, un baron de Miltitz, ami du seigneur de Rammenau, offrit à ses parents de se charger de son éducation. Il le confia aux soins d'un pasteur des environs de Missnie. et c'est là, dans le village de Niederau, que Fiente passa les années les plus douces de sa jeunesse. A treize ans, il lui fallut quitter cet heureux ur pour entrer au collège-pensionnat de Schulpforta. Triste de la perte de sa liberté, a, ib., 1640; — Apologia compendiaria fraternilatem de Rosea-Cruce suspicionis et infamie: maculis aspersam abluens, in-8, Leyde, 1617 ; — Traclalus apolocjeticus, etc., in-8, ib., même année; — Tractatv& (heologice philoso- phicce, etc., in-4; Oppenheim, 1617. — Gassendi a publié un examen de la doctrine de Fludd sous ce double litre : Epistolica dissertatio, in qua prcecipua principia philosophia nob. Fluddi deteguntur, Paris. 1631, in 12; ou Examen phir phia Fluddanœ, dans le tome III de ses Œuvres. FLUGGE (Christian-Guillaume), né en 1772, à Winsen, près de Lunehourg, passa toute sa vie des fonctions ecclésiastiques, et s'occupa spécialement de théologie; mais il publia sur l'histoire de la philosophie nue! : dignes de lui a dans < e recueil, ont les suivants : Uistuiix de la ■ l'immortalité, à la résurrection, au jugement dernier, etc., deux parties in-8, Leipzig, 1794- 1793 (ail.); — Essai d'une exposition historique et critique de l'influence de la philosophie (te Kant sur la religion et la théologie, in-8, IflL novre, 1796-1798 (ail.). X. FOI. Ce nom, qui joue un si grand rôle dans notre histoire intellectuelle et morale, et même dans notre histoire politique; n'avait chez les anciens aucun sens détermine. Ce que les Grecs désignaient par le mot ittffT'.ç et les latins par le mot fides, c'était indifféremment, et la croyance que nous accordons à un fait, et la confiance que nous donnons à un homme, et les qualités que la confiance est obligée de supposer, c'est-à-dire la bonne foi, la fidélité à ses engagements, et enfin la parole que nous offrons comme témoi- gnage et comme garantie de ces qualités. Sans doute ces notions diverses n'eussent jamais été confondues sous un même signe, si elles ne se rattachaient à un principe commun, profon- dément enraciné dans l'âme humaine; mais à l'époque dont nous parlons, ce principe n'a pas encore été nettement aperçu par la conscience ; on ne lui a pas encore fait sa place dans la philosophie ni dans la religion. Il est à remar- quer, en effet, que les religions de l'antiquité, essentiellement variables et mobiles, toujours prêtes à adopter des dieux nouveaux, et à se mêler les unes avec les autres, se fondaient sur l'imagination bien plus que sur la foi, sur un entraînement involontaire excité par la poésie, par les arts ou par la magnificence de la nature, bien plus que sur une soumission réfléchie de la volonté et de l'intelligence. Aussi les dogmes y tiennent-ils moins de place que les légendes, que les théogonies et les cosmogonies, et la morale y est-elle presque sacrifiée entièrement au culte extérieur. Depuis l'avènement du christianisme jusque dans ces derniers temps, le mot foi a été pris dans un sens exclusivement théologique et reli- gieux. Il est resté consacré à la persuasion où nous sommes que certains dogmes présentés à notre esprit comme une révélation surnaturelle de Dieu ont été réellement communiqués aux hommes de cette manière, et sont, alors même que nous ne pourrions pas les comprendre, ab- solument vrais. 11 y a plus : ce sentiment lui- même, et non pas seulement les dogmes auxquels il se rapporte, est regardé généralement parmi les théologiens comme un fait inexplicable par les conditions ordinaires de la persuasion hu- maine, ou comme une vertu surnaturelle. C'est à ce point de vue qu'on a distingué l'ordre de la foi de l'ordre de la raison, bien qu'il soit im- possible a priori de les mettre en opposition l'un avec l'autre. « Comme la raison, dit Leibniz (Discours de la conformité de la foi avec la rai- son, § 39), est un don de Dieu aussi bien que la foi, leur combat ferait combattre Dieu contre Dieu; et si les objections de la raison contre quelque article de foi sont insolubles, il faudra dire que ce prétendu article sera faux et non révèle : ce sera une chimère de l'esprit humain, et le triomphe de cette loi pourra être cou. aux feux de joie que l'on fait après avoir été battu. » Enfin, et le nom et le principe de la foi se sont introduits assez ré emment dans la spéculation que, mais avec une signification différente de celle qu'ils tiennent de In Lorsque Kant, par les procédés de si ten critique, eut réduit les principes les plus absolus de la raison humaine, les idées sur lesquelles se fonde toute certitude et toute science à l'état de pures catégories 'ou de formes entièrement sté- FOI 543 — FOI Tiles par elles-mêmes, et bonnes seulement pour mettre de l'ordre dans les phénomènes perçus par nos sens, des voix éloquentes s'élevèrent en Allemagne, entre autres celles de Hamann, de Jacobi et de Herder, pour protester au nom de la foi (das Glauben) contre ce scepticisme d'une nouvelle espèce. Mais qu'est-ce que la foi pour les philosophes dont nous venons de parler? C'est la certitude immédiate et irrésistible où nous sommes que les idées de notre raison et les perceptions de nos sens se rapportent à des objets réels ainsi que le sentiment de notre propre existence ; c'est la conscience que nous avons d'être en rapport avec les êtres, avec la vérité et avec la source infinie de toute vérité et de tout être; c'est ce rapport lui-même se faisant sentir à notre âme d'une manière incompréhensible et indépendamment de toute réflexion. La foi, dans ce sens, est un fait purement naturel qui existe indistinctement chez tous les hommes et sert de base à tous nos jugements, à toutes nos con- naissances et à toutes nos actions. « Nous tous tant que nous sommes, écrivait Jacobi à Men- delssohn, nous sommes nés dans la foi et devons rester dans la foi, comme nous sommes tous nés dans la société et devons y passer notre vie. » « Sans la foi, dit-il ailleurs, nous ne pouvons ni sortir de notre maison, ni nous asseoir à table, ni nous mettre au lit. » A cette foi naturelle correspond aussi une révélation naturelle supé- rieure et antérieure aux efforts réfléchis de la science. Kant lui-même reconnaît au nom de la foi l'existence de Dieu qu'il a refusé d'admettre au nom de la raison. Mais pour lui, encore plus que pour les philosophes qui lui ont succède, la foi est un fait naturel qui résulte inévitablement des lois les plus essentielles de notre existence. D'une part, la règle absolue du devoir; de l'autre, le désaccord que nous apercevons entre la mora- lité et le bonheur, le font croire, bien que la raison ne puisse pas lui en fournir la preuve, à l'existence d'une autre vie et d'un être tout-puis- sant, rémunérateur infaillible du bien et du mal. En dehors de la philosophie, dans les habi- tudes générales du langage et de l'esprit mo- derne, l'idée de la foi est sortie également de ses anciennes limites, celles de la sphère purement religieuse, et semble, si l'on peut s'exprimer ainsi, vouloir se séculariser. N'entendons-nous point parler chaque jour de la foi de l'artiste en son art, du poète dans la poésie, de l'homme d'État dans les principes selon lesquels il doit gouverner, et de l'homme, en général, en lui- même? Ces expressions, complètement inconnues au xvne siècle, désignent le même fait que les philosophes de l'Allemagne ont opposé au scep- ticisme de Kant, et les philosophes écossais au scepticisme de Hume et à l'idéalisme de Ber- keley. La philosophie étant une science de raison- nement et d'observation où rien ne doit être admis qui ne soit rigoureusement démontré et parfaitement accessible à la raison ou à l'expé- rience, nous n'avons pas à nous occuper ici de la foi entendue dans l'acception theologique, comme une vertu surnaturelle qui nous fait croire à une révélation non moins en dehors des lois de la nature ; mais nous rechercherons s'il n'existe pas sous le même nom un fait universel et naturel qu'il soit impossible de confondre avec aucun autre, et dont la présence se révèle également chez tous les hommes; nous exami- nerons en même temps quels sont les caractères de cetie foi naturelle, quel rôle elle doit rem- plir et remplit à notre insu ou malgré nous dans notre existence intellectuelle et morale; quelles sont enfin les différentes sphères de notre intel- ligence et de notre activité où son intervention devient légitime ou nécessaire. Personne ne contestera, sans doute, que croire et comprendre soient deux opérations essentiel- lement différentes, bien que toutes deux con- formes aux lois générales de notre nature. Il y a des choses que l'on comprend, c'est-à-dire que notre esprit se représente sans difficulté, dont il se fait une idée nette et parfaitement d'accord avec elle-même, mais que l'on ne croit pas : par exemple, un poëme où les règles de l'unité et de la vraisemblance sont bien observées, ou même une de ces hypothèses dont l'histoire de la philosophie est si riche, et dans lesquelles le génie a souvent dépensé toutes ses forces. 11 y a aussi des choses que l'on croit, non par un sa- crifice volontaire de sa raison et de sa liberté, mais par une nécessité irrésistible de notre nature intellectuelle, et que l'on chercherait vainement à comprendre. Ainsi je crois que tout phénomène se passe dans une substance ; que moi, je suis un être identique, malgré les changements que je su- bis sans cesse, maisje ne comprendspas l'existence simultanée de ces divers objets de ma connais- sance, ni le rapport qui les unit entre eux. Bien plus: il y a des faits qui me touchent immédia- tement, dont je suis sûr; c'est-à-dire que je crois, parce que j'en ai l'expérience; mais que je ne comprends pas davantage : telle est l'action que mon âme, au moyen de la volonté, exerce sur mon corps; telle est la sensation que des agents insen- sibles, que des éléments bruts, mis en contact avec nos organes, font parvenir à ma conscience; tels sont aussi tous les phénomènes de la vie, de la génération et de l'organisme. Dans les cas les plus nombreux on croit et l'on comprend tout à à la fois, et la réunion de ces deux actes de notre esprit constitue, à proprement parler, la connaissance : car qu'est-ce qu'on appelle con- naître sinon la certitude ou la croyance irré- sistible qu'un objet conçu par notre intelligence existe réellement et tel que notre esprit se le représente? Mais les deux éléments ainsi réunis conservent leur caractère propre et se mêlent sans se confondre : la compréhension, si l'on peut s'exprimer ainsi, ou la faculté que nous avons de nous représenter certaines choses, un certain ordre d'idées, sans blesser en aucune manière les règles de la logique et les condi- tions générales de la pensée, nous introduit seu- lement dans le domaine du possible, nous donne la forme des objets et leurs rapports ; la foi (car il est impossible de donner un autre nom à la simple faculté de croire), la foi nous introduit dans le domaine de la réalité, et nous donne, non plus la forme, mais l'existence même des objets sur lesquels s'exerce notre intelligence. C'est lorsqu'on ne tient pas compte de ce second élément qu'on peut arriver, à l'exemple de Kant, par le chemin de l'idéalisme au scepticisme; lorsqu'on s'en préoccupe d'une manière exclu- sive ou qu'on l'isole tout à fait pour l'élever au- dessus de l'élément précédent, on tombe avec Jacobi dans le mysticisme. Au point de vue général où nous venons de nous placer il est impossible qu'il reste le moindre doute sur l'existence même du fait que nous voulons établir. Il s'agit maintenant de le définir avec plus d'exactitude, d'en déterminer plus nettement la nature et les conditions, et de le distinguer avec soin de tous ceux avec lesquels on pourrait le confondre. Croire, dans le sens philosophique du mot, n'est pas la même chose que juger. Juger, c'est affirmer ou nier intérieurement; c'est un acte qui m'appartient, que je puis suspendre ou pro- duire à volonté, en résistant aux plus vives FOI 544 FOI sollicitations. N'a-t-on pas vu, en effet, des hommes égarés par l'esprit de système prononcer des jugements entièrement opposés à leurs in- stincts naturels, nier, par exemple, leur propre identité, leur propre liberté ou l'existence du monde extérieur, et se montrer dans leurs actions convaincus du contraire ? Mais croire ne dépend pas de moi, et l'exemple même que nous venons de citer nous prouve qu'il y a des croyances tel- lement inhérentes à notre nature, tellement es- sentielles à notre existence, que toutes les erreurs du jugement ne sauraient les atteindre. Seule- ment il faut distinguer ces croyances naturelles et irrésistibles du sacrifice tout à fait volontaire que les hommes font souvent de leur raison et de leur volonté, afin de n'avoir pas la peine de penser et d'agir par eux-mêmes. Croire diffère également de sentir; car je crois à des choses complètement étrangères à ma sensibilité : par exemple à l'infini, au temps et à l'espace, à la loi du devoir, à un être, sujet invisible des phénomènes qui tombent sous mes sens. D'ailleurs le sentiment est mobile et per- sonnel ; il augmente, il diminue, il disparaît entièment pour renaître. Ce que j'éprouve ac- tuellement, je ne l'éprouve pas toujours ou je ne l'éprouve pas au même degré sous l'influence des mêmes causes; il est possible que les autres n'en aient aucune idée, et il existe en effet sous ce rapport une très-grande diversité, ou du moins une très-grande inégalité entre les hom- mes. Mais un grand nombre de nos croyances, précisément celles que nous avons citées tout à l'heure, sont nécessaires, invariables et univer- selles; en même temps que je les reconnais en moi, il m'est impossible de supposer qu'elles n'existent pas chez tous les hommes, ou plutôt chez tous les êtres intelligents, qu'elles souffrent un seul instant d'interruption et soient suscepti- bles de s'affaiblir ou de gagner en force. Enfin nous sommes obligés de distinguer aussi en un sens la foi de la certitude. Sans doute nous tenons pour certain tout ce que nous croyons, si par certitude on entend l'absence du doute. Mais telle n'est pas la vraie ou du moins la com- plète signification du mot foi : la certitude a pour condition l'évidence, et l'évidence, comme l'a très-bien définie Descârtes, c'est la clarté et la distinction des idées; c'est la qualité par la- quelle certains objets de la pensée se montrent tout entiers à notre esprit attentif, de telle sorte qu'il puisse sans difficulté les comprendre et en saisir tous les rapports. Or il n'y a que deux classes d'objets qui soient véritablement dans ce cas : les phénomènes que nous apercevons d'une manière immédiate par la conscience ou par les sens, et les relations que le raisonnement et l'a- nalyse nous font découvrir entre les idées, en- tre les principes déjà antérieurement établis dins notre pensée. Ainsi, quand j'éprouve de la joie ou de la douleur, et qu'en même temps j'observe ce que j'éprouve; quand j'aperçois hors de moi des couleurs, des formes, des mouve- ments, et que mon attention s'y arrête dans une mesure suffisante, que me reste-t-il à désirer par rapport à la connaissance de ces faits? Sans doute j'aurai encore beaucoup à fiire si j'en veux savoir la raison, la cause, les conséquences, c'est-à-dire ce qui les précède, les suit et les domine; mais les faits eux-mêmes, je no puis espérer et je ne conçois pas qu'il soit possible de li 9 voir autrement que l'expérience me les montre; c'est précisément leu" nature d'être embr d i tre connus tout entiers par l'expé- i ..i ila toujours été exceptés des attaques du scepticisme. On remarque un carac- tère tout à l'ait semblable dans les relations que nous découvrons à l'aide du raisonnement et de la comparaison entre des idées ou des principes déjà connus, en un mot dans tous nos jugements analytiques. Par exemple, quand j'ai démontré en géométrie que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux angles droits, mon esprit est satisfait, le rapport que je cherchais à connaître se montre à moi tout entier dans le jour le plus parfait, et je ne conçois pas qu'il soit possible d'y ajouter quelque chose. Les mathématiques ne sont qu'une suite de rapports de cette espèce, c'est-à-dire une suite d'équations : voilà pour- quoi elles nous offrent le modèle le plus accom- pli de l'évidence et de la certitude qui en est la suite. De plus, les idées mêmes sur lesquelles les mathématiques se fondent, les idées de trian- gle et de carre parfaits, de ligne sans surface, de surface sans profondeur, de point sans au- cune dimension, étant pour la plupart de pures créations de l'esprit, sont aussi embrassées et comprises par l'esprit avec une entière évidence comme les rapports auxquels elles donnent lieu. Mais la foi n'est pas renfermée dans les mêmes limites et ne reconnaît pas les mêmes condi- tions. Là où cesse l'évidence il y a encore de la place pour la foi. La foi est une espèce de certi- tude qui se passe de l'évidence et qui a pour ob- jet propre, non les formes, mais la réalité ; non les phénomènes, mais les êtres; non de simples équations entre nos idées, mais le commerce actif et vivant de toutes les existences. Peut-on dire, en effet, comme on le dit avec vérité des phénomènes et de ces rapports purement logi- ques dont nous parlions tout à l'heure, que nous embrassions les êtres tout entiers dans les idées que la raison nous en donne? Pour soutenir cette opinion, il faut admettre avec certains mé- taphysiciens de l'Allemagne que les idées et les existences, que l'être et la pensée sont une seule et même chose ; que la pensée est tout, homme, Dieu, nature, e't que les objets qui né peuvent se confondre absolument ave;; elle ne sont rien. Les conséquences de cette doctrine sont connues et n'ont jamais été dissimulées: c'est que tous les phénomènes, tous les accidents de la nature, tous les événements de l'histoire, n'étant que des modes ou des formes de la pensée univer- selle, se suivent dans un ordre rigoureusement né:essaire, conduits par les seules lois d'une éternelle dialectique; c'est que toute action libre et spontanée, toute puissance efficace, toute production réelle est impossible ; c'est qu'enfin la distinction des êtres et des existences, même celle du fini et de l'infini, de Dieu et de la créa- tion, est une pure chimère. Nous démontrerons et nous avons déjà démontré ailleurs la vanité ambitieuse de ce système (voy. Création, Hegel, Panthéisme). Mais si l'on admet que la pensée ou la raison, au moins telle qu'elle existe dans les limites de la nature humaine, n'est pas ab- solument tout; si, au delà des formes représen- tatives, ou comme on voudra les appeler, des fonctions, des catégories, des concepts de cette pensée, il y a encore de l'être, comment pou- vons-nous y atteindre, sinon par la foi ? Nous entendons parler d'une foi universelle, sponta- née et naturelle comme la vie, comme l'exis- tence, comme la raison elle-même, dont elle est inséparable; Il y a plus : l'être une fois admis, non pas comme une simple forme de notre in- telligence, mais comme une réalité, il est évi- dent qu'il déborde toutes nos idées et toutes nos facultés compréhensives ; il est évident que ne concevons ni ne pouvons nous represen- iit ce qui est. C'est cela même qu'exprime l'idée de l'infini telle qu'elle existe dans notre intelligence finie. L'idée de l'infini, pour nous, FOI — 545 — FOI est tout entière un acte de foi. C'est la croyance inébranlable et irrésistible que; par delà l'être que nous concevons, que nous sommes en état de nous représenter sous une forme ou sous une autre, il y a encore l'être que nous ne concevons pas, ou qui échappe à toutes les formes déter- minées de notre intelligence. S'il en était autre- ment, l'infini ne serait qu'une forme du fini, et il faudrait donner raison encore une fois à ceux qui, sous prétexte de tout expliquer, d'intro- duire partout la lumière de l'évidence et de la démonstration, ont au contraire tout obscurci et tout confondu dans leur panthéisme algébrique. C'est à la croyance dont nous parlons que se rattache la foi universelle du genre humain dans l'incompréhensible et dans l'inconnu ; c'est à elle que la poésie doit la plus grande partie de sa puissance, et elle fait J'essence même de la religion, qui ne saurait vivre sans mystères. Ainsi la foi nous donne en même temps l'exis- tence des êtres en général et l'existence de l'être infini comme parfaitement distincte de celle du fini : deux résultats que nous deman- derions en vain au raisonnement et à l'expé- rience, et sans lesquels toutefois le raisonne- ment et l'expérience seraient entièrement im- possibles. Ne craignons pas, avec un tel principe, de nous perdre dans les ténèbres du mysticisme. La foi, dans les conditions où nous sommes for- cés dé l'admettre, et telle qu'elle existe dans la conscience de tous les hommes, est inséparable de la raison. Ce n'est qu'avec les idées de la raison qu'elle pénètre dans notre âme, et avec leur concours ou sous leur contrôle, que son existence est possible. Elle est, à proprement par- ler, l'acte par lequel l'être absolu, objet su- prême, objet véritable de toutes nos connais- sances et de toutes nos croyances, s'unit à nous et descend dans notre esprit sous la forme de ces idées? sans que celles-ci, comme nous l'avons démontre tout à l'heure, puissent le contenir tout entier. En effet, quel est le caractère essen- tiel et invariable de la foi? C'est de supposer l'existence d'une vérité objective et absolue réellement présente à notre esprit dans la me- sure où nos idées peuvent la contenir ; c'est de nous mettre immédiatement en rapport avec cette vérité et d'être elle-même le lien, l'opéra- tion mystérieuse qui nous unit à elle ou la fait descendre jusqu'à nous. Or, que faut-il entendre par la vérité objective et absolue, sinon l'être, dans le sens le plus élevé de ce mot, c'est-à-dire l'être absolu et infini? C'est donc lui qui est en même temps l'objet et l'auteur immédiat de la foi, comme il est l'objet et l'auteur immédiat de nos idées. Ces deux choses, quoique distinctes aux yeux de la réflexion et placées dans l'his- toire de la philosophie en face l'une de l'autre comme deux principes contradictoires, sont en réalité inséparables. Les idées sans la foi, au lieu d'être l'expression la plus élevée de la nature des choses et ses conditions éternelles, ne sont, comme les définissait Kant. que des concepts vides, que des formes stériles de notre pensée, que de vaines catégories. La foi sans les idées ne peut pas se concevoir; car, avant de croire, il faut savoir ce que l'on croit; il faut, de plus, que nous ayons une cons.ience parfaite de toutes les lois et de toutes les formes déterminées de actre intelligence pour nous élever au-dessus d'elles jusqu'à l'être en soi, et, lorsque nous sommes arrivés à ce point culminant, il ne faut pas supposer que là puissent commencer entre nous et ce qui est au-dessus de nous des com- munications d'une nature distincte et complè- tement affranchies des lois ordinaires de la pen- D1CT. PHILOS. sée. Non, au sein de l'infini, il n'y a rien pour nous que mystères. Nous sommes facilement conduits jusqu'au bord de cet abîme; mais c'est en vain que nous chercherions à y plonger un regard ou même aie mesurer tout entier, comme l'ont essayé quelques systèmes contemporains. En nous apprenant que l'être s'étend plus loin que nos idées, que nous n'en avons pas qui lui soit absolument adéquate, la foi nous empêche de nous prendre nous-mêmes, c'est-à-dire notre faible intelligence, pour la mesure ei la totalité des choses; elle nous enseigne la différence de l'être et de la pensée, elle met l'infini au-dessus de nous, et par là nous force à le distinguer de nous, autant qu'il est nécessaire, pour nous lais- ser la conscience de notre personnalité. Mais là s'arrête son empire; elle n'a rien de commun, elle ne peut se concilier, en aucune manière, avec cette exaltation tout à fait personnelle, sur laquelle repose en grande partie le mysticisme, et qui, sous les noms d'enthousiasme, de ravis- sement, d'extase, consacre les mêmes erreurs, aboutit à la même confusion que la doctrine de l'identité absolue. La réunion des deux choses dont nous venons de parler forme précisément ce qu'on appelle la raison : car la raison, quand nous l'écoutons sans prévention et ne commen- çons point par nous révolter contre elle, ne se compose pas seulement d'idées, mais aussi de foi. Nous croyons fermement, même avec le doute philosophique sur les lèvres, à l'existence réelle de tous les objets qu'elle nous représente, de la substance dans les phénomènes, de la cause dans les effets, de l'unité dans la variété, de l'identité dans les changements successifs. Cha- que idée de la raison est en même temps un acte de foi, et au delà de toutes ces idées, de toutes ces formes parfaitement distinctes les unes des autres, nous sommes forcés d'admettre encore l'existence de l'incompréhensible, de l'inconnu, de ce qu'aucune intelligence finie ne saurait concevoir, de ce qu'aucune forme déterminée ne peut représenter, de l'infini, en un mot, regardé, à tort, comme une idée distincte de la raison, tandis qu'il en est le fonds commun et l'objet immédiat de la foi. L'infini est le fonds com- mun; nous ne voulons pas dire le fonds exclusif de la raison : car l'unité est au nombre des idées qu'elle nous fournit, et l'unité doit dominer ces idées elles-mêmes comme elle domine les phé- nomènes. Mais à quel résultat nous conduisent toutes ces idées de la raison, si nous sommes forcés de les rapporter à un sujet commun, qu'aucune d'elles ne représente d'une manière adéquate? N'est-ce pas à l'infini? Par là même l'infini est l'objet immédiat de la foi : car l'être qui déborde toutes les formes de notre intelli- gence, je ne puis ni le comprendre ni le démon- trer, je suis obligé de le croire. C'est ainsi que la foi se trouve au fond même de la raison qui lui doit son unité, son sublime commerce avec l'in- fini, son autorité irrésistible. Elle fait de la rai- son une parole vivante descendant du ciel dans l'âme humaine, une communication immédiate et non interrompue, ou, comme on l'a dit si souvent, un véritable médiatenr entre Dieu et l'homme. Et comment concevoir qu'il en soit autre- ment ? Comment nous soustraire à un fait qui est une partie essentielle de notre vie et de notre intelligence, qui existe par cela seul que nous sommes et que nous pensons, et qui ne saurait disparaître sans nous emporter avec lui? En effet, l'existence de l'être infini et notre propre existence nous sont données- en même temps; il nous est impossible de croire à l'une si nous ne croyons pas à l'autre, d'avoir conscience de 35 FOI — 546 — FOI celle-ci si nous n'avons pas foi dans celle-là : du moment que j'ai conscience de moi-même, je sais que je suis un être fini, et, du moment que |e me sais un être fini, je crois nécessairement a l'infini. Je crois à l'infini, je n'en ai pas sim- plement une idée : car aucune idée ne pourrait l'embrasser. Il m'apparaît nécessairement comme un être, et non pas comme une forme ou une loi de mon intelligence : car c'est là précisé- ment ce qui constitue son caractère distinctif, de ne pouvoir pas se manifester tout entier dans les limites de ma conscience et de mon intelli- gence, d'être un objet de foi, et non pas un objet de compréhension. Pour atteindre le principe de la foi, sans lequel il n'y a rien d'infini, il fau- drait donc commencer par supprimer le moi, c'est-à-dire la conscience. Or, la conscience, de quelque point de vue qu'on la considère, n'est pas seulement le caractère distinctif de notre existence, mais la condition générale de la pen- sée : car on ne pense pas sans savoir que l'on pense. Ce n'est pas encore tout. En même temps que je crois à l'infini, qui est au-dessus de moi, je me dis- tingue du fini qui est hors de moi. Le monde exté- rieur m'apparaît aussitôt que ma propre existence ; mais il ne m'apparaît qu'à travers mes propres idées, et je ne puis le regarder comme quelque chose de réel, qu'à la condition de croire à ces idées, ou de les faire participer de cette vérité objective et absolue, de cet être infini et en soi, qui est l'objet immédiat de la foi. Il est évident, par exemple, que si je ne crois pas à l'espace, au principe de causalité, à la notion de substance, la nature extérieure disparaît complètement à mes yeux. Or, qu'est-ce qu'on appelle croire à toutes ces choses, sinon leur attribuer une part d'existence et les regarder comme des manifesta- tions réelles de l'être en soi? C'est, par conséquent, le même acte de loi qui nous révèle simultané- ment ce que nous avons le plus d'intérêt à croire et à connaître, Dieu, la nature et l'âme humaine. Ces trois termes de l'existence sont liés dans notre esprit de telle sorte qu'il nous est impossible de rejeter l'un sans rejeter également les deux autres. Les seuls rapports que nous apercevions entre eux sont d'une nature qui nous force à les unir sans les confondre, à les distinguer sans les séparer. Ainsi, puisque l'infini est au-dessus de moi, je vois clairement que son existence est dis- tincte de la mienne ; mais je ne peux pas me con- cevoir séparé de lui, dont la présence se manifeste dans ma raison et dans ma foi. De plus, puisqu'il est l'être en soi, c'est-à-dire le seul être vraiment digne de ce nom, la source et le principe de toute autre existence, tout ce qui est en moi est une participation de son essence impénétrable; rien ne m'est venu du néant. Je le dislingue pareil- lement de la nature extérieure, tout en croyant que la nature extérieure tient de lui, et est par lui tout ce qu'elle est. Mais lorsque, au lieu d'affirmer ces rapports tels qu'ils nous sont donnés immédiatement par la raison, on tente de les expliquer ou d'y introduire, comme clans les matières ordinaires, la lumière de l'évidence, alors on les confond ou on les supprime. Tantôt on laisse de côté l'infini pour n'admettre que le fini : alors on tombe dans l'athéisme. Tantôt, au contraire, c'est le fini qu'on retranche, pour liper que de l'i.ilini : alors on d p rti pour le panthéisme. Quelquefois on a cru remédier à la difficulté eu transformant, sous le nom de mâtine, le fini lui-même en un principe, non-seulement distinct, mais séparé de Dieu et nécessaire, c'est-à-dire éternel comme lui : cette doctrine a reçu le nom de dualisme. On démontre très-bien que lu dualisme, le pan- théisme et l'athéisme sont des systèmes insoute- nables ; mais on ne va pas au delà, on n'explique pas le fait de la création (voy. ce mot), on le croit, sous peine d'être en révolte avec soi-même, et de se perdre dans un abîme de contradictions. Le mystère qui s'étend du sein de l'infini sur la création embrasse également le problème de notre destinée, soit dans ce monde, soit ailleurs, et se réfléchit de la métaphysique dans la morale; il faut donc savoir là aussi faire la part de la foi, et se passer de cette évidence logique qui, n'atteignant que des abstractions, ne pénètre ja- mais au sein de la réalité et de la vie. C'est bien vainement, en effet, que nous chercherions à comprendre ou à nous représenter par des idées précises ce que nous serons, ce que nous pouvons être hors des conditions présentes de notre existence, une fois séparés de ces organes dont le développement se lie si étroitement à celui de nos âmes, dont le concours, soit direct, soit in- direct, est si nécessaire en ce moment à l'exercice de toutes nos facultés. Et cependant, quand nous écoutons les convictions spontanées de notre conscience, si clairement manifestées dans l'his- toire; quand nous comparons les misères et les bornes étroites de notre vie actuelle à l'horizon immense qu'ouvrent devant nous nos désirs, nos espérances, nos facultés et nos devoirs; quand nous songeons surtout qu'en dépit de la dignité où ces devoirs et ces faculté nous élèvent dans l'ordre moral, qu'en dépit des droits absolus et du caractère inviolable qu'ils nous donnent, nous sommes dans l'ordre physique livrés à là merci des moindres accidents ou clés plus vils caprices de nos semblables, il nous est impossible de ne pas croire à une autre vie avec autant de sécurité que nous croyons a celle-ci. Mais, cette autre vie étant complètement en dehors de l'expérience et ne pouvant se comparer que d'une manière très- éloignée à notre existence présente, la conviction dont elle est l'objet ne sort pas des limites de la foi. Elle nous révèle ce qu'il y a d'infini, d'inconnu et de mystérieux en nous, comme la croyance dont nous pariions tout à l'heure nous révèle ce qu'il y a d'infini, d'inconnu au-dessus de nous et au-dessus de tous les êtres. N'est-ce pas, en effet, toute la substance du dogme de l'immortalité, de nous promettre au delà de la tombe une existence sans terme et sans fin, qui dépasse nos espérances et nos désirs actuels, comme elle dépasse nos idées? Toutes les fois qu'on a voulu laire un pas de plus et tenter de substituer la clarté de l'évidence à l'obscurité de la foi, il est arrivé la même chose que dans la question des rapports et de l'origine des êtres : on a nié ce que l'on croyait expliquer. Ainsi les uns ont conçu notre destinée à venir sans sou- venir et sans conscience, c'est-à-dire qu'ils font mourir avec le corps la personne humaine, sous prétexte d'établir son immortalité; les autres nous ont rendu sous ce nom toutes les misères et tous les ennuis de la vie présente. On a vu même quelquefois ces deux systèmes, la mé- tempsycose et l'immortalité sans conscience, se réunir en un seul. Nous pourrions en citer un exemple bien rapproché de nous; mais réunis ou séparés, ces deux systèmes sont en contradic- tion avec la croyance qu'ils prétendent éclaircir et avec les faits qui la rendent irrésistible. La foi, considérée toujours du même point de vue, comme un principe naturel et commun à tous les hommes, ne s'exerce pas seulement dans ' 1 1 11 p de la spéculation, elle trouve place et son emploi légitime clans la pratique de la vie, dans le gouvernement de l'individu et de la société. Sans elle, point d'éducation lltorité durable dans l'Élut, pas FOI — 547 FOI de traditions, et partant pas d'unité morale dans le genre humain. L'éducation, en effet, repose tout entière sur ce fait, que nous croyons spon- tanément à la vérité en elle-même, à la raison en elle-même, et, lorsqu'elle n'a pas eu le temps de se développer en nous, nous recueillons avec avidité ses enseignements de la bouche de nos semblables, mieux instruits ou plus âgés que nous ne le sommes. C'est ainsi que la parole des précepteurs et des parents est toujours pleine d'autorité pour l'enfance. C'est ainsi que, dans les sociétés encore jeunes, tout ce qu'on raconte au nom des anciens, même les fables les plus absurdes, tout ce qui est écrit, tout ce qui s'appuie sur une tradition quelque peu éloignée, est accepté pour vrai : c'est ainsi qu'on répand parmi les masses ignorantes des vérités nobles ou utiles que leur intelligence accepte sans les comprendre. Ce n'est qu'après de tristes expé- riences, ou quand nous avons acquis la certitude d'avoir été trompés, que le doute et l'incrédulité commencent; mais la foi est le premier mouve- ment de l'âme humaine. Aussi, ce qu'il y a de mieux à faire pour conserver dans toute sa force ce précieux mobile, c'est de ne l'employer que dans les limites de l'utile et du vrai ; c'est de ne pas demander aux esprits une soumission qui répugne à la dignité humaine, et de mesurer l'empire qu'on veut prendre sur eux au degré de culture où ils sont parvenus. Les mêmes observations s'appliquent au gouvernement de l'État, dont la tâche, à certains égards, a tant de ressemblance avec l'éducation. Pour conduire la société à sa fin et agir sur elle d'une manière durable et profonde, le pouvoir ne suffit pas, il faut aussi de l'autorité, et l'autorité, dans quelque sphère qu'elle s'exerce, repose sur la foi. Il faut avant tout la croyance que le pouvoir sur lequel la société repose, quand ce pouvoir s'exerce dans les limites de ses attributions, est une chose éminemment sainte et vénérable par elle-même; il faut aux peuples la conviction que ceux qui ont mission de les conduire sont choisis parmi les plus éclairés et les plus dignes; il faut que les lois pour lesquelles on réclame leur obéis- sance, et surtout les lois fondamentales dont découlent toutes les autres, aient des racines profondes dans les idées et dans les mœurs, qu'elles s'identifient, en quelque sorte, au moyen de l'éducation, avec l'esprit public. Il paraît difficile au premier aspect de mettre ces con- ditions d'accord avec les habitudes politiques des nations modernes, avec cet esprit de critique et de libre examen qui s'étend indistinctement à tout, aux institutions comme aux hommes, aux assemblées comme aux individus; mais les nations modernes, à peine sorties des luttes par lesquelles elles ont conquis leur émancipation, ne seront pas toujours en proie à cet esprit de défiance qui les anime aujourd'hui contre toute espèce d'autorité et de pouvoir. Quand le passé ne sera plus décidément qu'un souvenir et que l'idée de le restaurer au profit d'une caste ou d'une autre ne pourra plus entrer dans une in- telligence saine, alors la liberté et le pouvoir, tout en se contenant l'une l'autre, cesseront de se regarder comme des ennemis ; se voyant plus respectés, les gouvernements se respecteront eux-mêmes davantage, et la foi pourra renaître dans l'ordre politique sans porter atteinte à la liberté de la parole et de la pensée. Enfin, malgré tous les sophisnies mis en œuvre dans ces derniers temps pour nous montrer que les hommes, abandonnés aux seules ressources de leur e, ou privés du secours d'une révélation surnaturelle, ne peuvent arriver qu'à des opinions individuelles et contradictoires, il y a en nous une conviction inébranlable que la même raison éclaire le genre humain, que la même vérité se révèle à lui, mais à des degrés divers selon les efforts qu'il a faits, et selon le temps qu'il a eu pour la chercher; que, no- nobstant les intérêts et les passions qui le di- visent, la même justice, le sentiment des mêmes droits et des mêmes devoirs est au fond de sa conscience. « Deux hommes, dit Fénelon (Traité de l'existence de Dieu, lre partie, ch. n), qui ne se sont jamais vus, qui n'ont jamais entendu parler l'un de l'autre, et qui n'ont jamais eu de liaison avec aucun autre homme qui ait pu leur donner des notions communes, parlent aux deux extrémités de la terre sur un certain nombre de vérités comme s'ils étaient de concert. On sait infailliblement par avance dans un hémisphère ce qu'on répondra dans l'autre sur ces vérités. Les hommes de tous les pays et de tous les temps, quelque éducation qu ils aient reçue, se sentent invinciblement assujettis à penser et à parler de même. Le maître qui nous enseigne sans cesse nous fait penser tous de la même façon. » Ce n'est pas là un fait dont l'expérience nous a donné ou puisse nous donner la preuve ; c'est une foi indestructible et spontanée comme celle que nous avons en notre existence et dans l'existence des êtres en général; et cette foi, beaucoup plus que la ressemblance des formes extérieures ou l'identité d'origine, est le fonde- ment de la fraternité humaine. C'est sut elle que reposent en définitive toute autorité, toute tradition, tout l'intérêt de l'histoire elle-même; car pourquoi ce commerce que nous entretenons avec le passé, pourquoi cette crainte que nos œuvres et nos pensées ne soient perdues pour l'avenir, si nous n'étions pas sûrs intérieurement que le même esprit, la même raison se développe chez tous les hommes à travers les âges, qu'il y a des principes communs d'où l'on peut partir pour faire accepter à tous les mêmes consé- quences. C'est cette foi dans l'universalité de la raison qui dominait à leur insu les philosophes du xviti6 siècle, qui leur inspirait cet amour ardent de l'humanité, qui leur faisait prendre avec tant de passion la défense de ses droits, dans le temps même où, niant son unité matérielle, ils refu- saient de la reconnaître pour l'héritière d'un même sang et pour la postérité d'un même couple. Nous avons déjà montré comment le principe dont nous avons parlé, isolé de tous les autres principes de notre nature et poussé à l'exagéra- tion par des exagérations contraires, a donné lieu à plusieurs systèmes philosophiques peu éloignés de nous. Nous avons signalé particu- lièrement l'opposition qui existe entre la doctrine de Kant et celle de Jacobi : l'une nous représen- tant les idées, et l'autre la foi, ces deux éléments nécessaires de la raison humaine. Sur un théâtre plus vaste, dans l'histoire générale de l'humanité, la philosophie et la religion nous offrent à peu près le même spectacle. La philosophie aspire surtout à l'évidence. La religion vit de mystères et de foi. Mais la philosophie est sous l'em- pire d'une illusion, lorsqu'elle espère introduire partout la lumière de l'évidence, et embrasser dans son horizon le champ tout entier de la vérité. C'est en vain que de loin en loin elle éblouit le monde par un de ces vastes systèmes où elle prétend avoir mis à nu le secret de toutes les existences; le monde ne la croit pas, et serait désespéré de la croire : car un des besoins les plus universels et les plus irrésistibles de notre n il ure, c'est d'avoir foi en l'inconnu, en l'incom- préhensible, c'est-à-dire en l'infini j c'est de croire que la vérité et le bien sont inépuisables. Les défenseurs du principe religieux ne se trompent FOL! — 548 — FOLI pas moins lorsqu'ils prétendent que la foi doit être entièrement distincte et hors de la raison. Le mot de Tertullien, Credo quia absurdum, peut bien, comme les systèmes philosophiques dont nous venons de parler, subjuguer un instant par son audace; mais l'esprit ne peut se contenter longtemps d'un pareil motif de soumission; et quant à invoquer le témoignage de la raison contre elle-même ou à lui faire signer sa propre abdication; c'est une tentative que des écoliers seuls peuvent renouveler aujourd'hui. La raison, comme nous pensons l'avoir démontré, ne saurait se passer de croire; mais par cela même, la foi ne saurait se passer de réfléchir; ce qui signifie qu'elle a besoin de motifs pris en nous et dans les lois de notre nature intellectuelle, qu'elle doit jaillir comme une source vive du fond de notre âme, au lieu de venir seulement du dehors comme un fardeau imposé par une main étran- gère. FOLIE. Les médecins ont cherché de tout temps à définir la folie ou l'aliénation mentale ; mais le point de vue auquel ils se sont placés ne pouvait leur permettre d'en donner une défini- tion rationnelle : les uns se sont bornés à dire que la folie est une maladie apyrétique du cer- veau, avec lésion des facultés intellectuelles, oubliant de dire en quoi consiste cette lésion des facultés intellectuelles ; d'autres, croyant entrer beaucoup plus avant dans la question, ont ajouté que les fous ont des idées, des passions, des déterminations différentes des idées, des Fassions et des déterminations du commun des ommes ; mais en quoi précisément consiste cette différence? C'est encore là ce qu'ils ont oublié de nous dire. D'autres enfin ont ajouté que les malades, dans cet état, conservent en général la conscience de leur propre existence; mais qu'ont- ils entendu par là? Ont-ils voulu dire que les fous conservent le sentiment, la conscience du moi, de la vraie personnalité? Si telle a été leur pensée, ils sont tombés dans une étrange erreur, comme nous chercherons à le prouver tout à l'heure; mais il est plutôt à croire qu'ils n'ont pas compris la portée de cette assertion. La plupart, et il est facile de le voir par 1 mrs descriptions de la folie, la plupart ont méconnu les caractères du moi ou de l'âme, et la nature de ses relations avec le corps ou l'organisme. C'est probablement à l'isolement dans lequel les médecins se sont tenus à l'écart des philosophes qu'il faut attribuer ce qu'ii y a d'incomplet dans toutes les histoires médicales de la folie. Les médecins, en effet, ont parfaitement exposé les symptômes des différentes espèces d'aliénation mentale, ils en ont décrit avec soin les altéra- tions orgmiques; mais ils ont négligé de cher- cher la raison de ces phénomènes, et quand ils ont voulu remonter aux causes prochaines de la folie, à sa nature essentielle, ils se sont livrés aux hypothèses les plus invraisemblables. Ainsi, si l'on en croit Cullcn, la folie tien- drait dans tous Ris cas à une prétendue inégalité d'excitement du cerveau; suivant Pinel, le ca- ra 1ère de cette maladie scr.iit essentielle, nerveux, il n'y aurait au un vice dms la suli- e du cerveau; tandis que, suivant Foi il y aurait un vie : mais ce vice serait dans le sang de.-; aliénés. Gall ei Spurzheiao y voyaient une infl tmmation de l'en éphale; i squirol, une i des forces 'lu cerveau, el B une irritation du même organe. Ces hypothèses, on doit le pressentir, n'él Jenl guère pro] son des pi de l'aliénation mentale; il une affection telle que la folie, pour arriver ;'i une théorie rationnelle, il aurait fallu aller au delà des faits qui relèvent de la pathologie, et même au delà des faits purement physiologiques ; il aurait fallu se placerait point de vue de la psy- chologie. C'est ce que Royer-Collard avait parfai- tement senti quand il a prié Maine de Biran de vouloir bien l'aider de ses lumières dans cette grave et complexe étude de l'alién ition mentale. Royer-Collard avait remarqué que les médecins n'avaient pas tenu un compte suffisant des don- nées psychologiques; que la plupart de ceux qui avaient écrit sur l'aliénation mentale étaient de cette école sensualiste qui avait supprimé un des deux termes du dualisme cartésien au profit de l'autre, et que partant, ils avaient considéré les actes de l'esprit comme des produits du cer- veau, ou comme de simples transformations de la sensation. Royer-Collard ne pouvait s'adresser à un homme plus compétent que M. Maine de Biran. C'est à cette occasion que fut composé, entre 1821 et 1822, le mémoire intitulé : Considérations sur les rapports du physique et du moral, pour ser- vir à un cours sur l'aliénation mentale. Es- prit original et profond, Maine de Biran avait t'ait une longue étude de la physiologie de Striai, de celle de Haller, de Cabanis et de Bi- chat, et il avait donné le premier signal de la réaction philosophique contre la doctrine du xvme siècle : il était revenu au dualisme de Des- cartes; mais il lui avait donné plus de précision, plus de force encore, grâce à ses études physio- logiques. La définition cartésienne, en effet, avait quelque chose de vague, et quelques dis- ciples, exagérant le spiritualisme du maître, avaient fini par tomber dans une sorte de mys- ticisme. La pensée, le cogito de Descartes, nous avait révélé notre existence morale, notre vraie personnalité; mais les deux attributs essentiels de l'âme ou du moi, sentir et vouloir, n'étaient pas nettement formulés. Maine de Biran, dans ses considérations sur la volonté, avait cherché à remplir cette lacune, et nul n'était plus propre que lui à venir en aide aux physiologistes; aussi, dans cette grande question de l'aliénation men- tale, il avait parfaitement établi que, pour en trouver les véritables caractères, il fallait les chercher dans les rapports du moral et du phy- sique de l'homme, et ces rapports, il les avait exposés de la manière la plus nette et la plus satisfaisante. Leibniz, le premier, avait judicieusement dis- tingué les simples impressions orgmiques qui relèvent de la p ysique générale, des sensations, qui relèvent de la physiologie, et des idées qui relèvent de la psychologie : trois ordres de faits dont il faut ég dément tenir compte dans l'étude des opérations de Tintelligence. Quand l'organisme, en effet, vient à être im- pressionné par les agents extérieurs, il apporte a l'âme des sensations, et c'est à l'occasion de ces sensations que la puissance personnelle entre en exercice et se développe. C'est donc dans la nature de ces relations qu'il fallut chercher aent, en certains cas, il peut y avoir de tels désordres, que l'homme finit par tomber dans L'aliénation mentale. L'homme est environné d'agents qui impres- uellement son organisme; et lui- même, comme puissance intellectuelle, réagit p ''^eiiicllement sur ce même orginisme; il en résulte qui ,-ur. aonflitavec les agents physiques, pai nflit ave. l'àme ou le mot. C'esl ce que M. Cousin a parfaitement ex- primé, lorsqu'il a dit. en expi s ml la d /. : » L'univers entier ne m'atteint qu'à i l'organisme. » FÛLI — 549 — FOLI L'âme toutefois ne sent pas à travers les orga- nes, elle ne sent dans tous les cas que ses orga- nes : quel que soit en effet le mode d'action des agents extérieurs, ils ont constamment pour effet d'amener dans les organes un change- ment, une modification quelconque, et c'est ce changement, cette modification que nous sen- tons. Prenons l'œil pour exemple : quand la rétine est dans un repos complet, il y a ténèbres; il y a, au contraire, sensation de lumière quand, sous l'influence d'un excitant extérieur, elle entre en mouvement : donc, toutes les apparences de corporalité tiennent à l'intensité diverse de ce mouvement, et les couleurs elles-mêmes ne sont en réalité que des variations de vitesse des on- des éthérées. Les organes des sens ont donc pour fonctions essentielles de recevoir des agents extérieurs et de communiquer au cerveau des modifications telles que le moi trouve en eux les éléments des diverses sensations. Mais il peut arriver, même dans l'état normal, que, sous l'influence d'un excitant, d'un stimulant tout autre, un sens soit impressionné et donne à l'âme des sensa- tions non moins distinctes : ainsi, un choc, un coup sur l'œil peuvent exciter au milieu d'une profonde obscurité une sensation de lumière. D'autres fois, l'âme accuse des sensations dans un organe qui aura été enlevé ; d'autres fois en- fin, l'âme est poursuivie, non-seulement pen- dant le sommeil, mais pendant la veille, par de véritables hallucinations qui restent compatibles avec la raison la plus intacte. Qu'est-ce qui distingue alors l'homme raison- nable de l'aliéné? Comment reconnaître que la raison persiste en lui ? Le psychologue seul est en mesure de le dire : il prouve que l'homme reste compos sui; qu'il se distingue parfaitement de son organisme. Dans ces conditions, l'homme sait que ses organes le trompent, il a ce con- scium : il sent que ses organes, au lieu de lui apporter à lui esprit, la vérité, lui apportent l'er- reur; quelquefois même, dans l'état de rêve, ce conscium persiste; l'esprit n'en croit pas alors ses organes. Maine de Biran avait bien vu l'a- nalogie de toutes ces questions, et il expli- quait par la même théorie l'état de veille et de sommeil, de rêve et d'aliénation : pour lui, la veille, c'est le temps de la vie pendant lequel s'exerce plus ou moins la volonté ; le sommeil, dans ses divers degrés, est l'affaiblissement de la volonté, le sommeil absolu en est l'abolition complète; pendant les rêves, la volonté ne tient plus les rênes. L'école physiologique à laquelle appartient Burdach a cherché, de son côté, à prouver que si l'état de veille, chez l'homme, consiste dans le double conflit que l'organisme vivant entretient, d'une part, avec les objets ex- térieurs par le moyen des sens, et, d'autre part, avec le moi ou l'âme, par le moyen des centres nerveux : dans l'état de sommeil complet, il y a suspension de ce double conflit, les organes des sens étant fermés aux excitants extérieurs, et l'âme n'étant plus en relation avec l'organisme : dans l'état de rêve, il n'y a de suspendu que le conflit extérieur ; les agents environnants ne peuvent plus impressionner les sens ; mais le moi peut, jusqu'à un certain point, rester en re- lation, en conflit avec les centres nerveux, et alors il trouve dans des organes fermés au monde extérieur des sensations distinctes ; il y a dans ces organes persistance ou reproduction des changements que les objets extérieurs susci- taient dans l'état de veille. Cette dernière cir- constance paraît fondée et ]>eut donner, jusqu'à un certain point, l'explication de tout un ordre de faits particuliers à l'aliénation mentale, c'est- à-dire des hallucinations. Ce qui rendait incompréhensible la production des hallucinations dans les théories sensualistes, c'est qu'il y a, dans ce cas, toutes les apparences des sensations, sans excitant, sans objets exté- rieurs; mais nous venons de voir que ceci a lieu dans l'état de rêve, avec la même incohérence et la même bizarrerie, sans que l'âme en éprouve aucun étonnement. Chaque appareil de sensa- tions spéciales étant destiné à reproduire, à répéter ce qui se passe au dehors, il doit suf- fire d'un simple ébranlement de l'organe, d'un simple mouvement moléculaire pour donner lieu aux mêmes actes : la rétine pourra re- produire ainsi, et comme en miniature, pour ainsi dire, toutes les scènes du monde extérieur, et il y a dans l'oreille moyenne tout un système d'organes qui entrera en vibration pour répéter les sons naguère produits au dehors. On conçoit ainsi comment un mouvement quelconque peut faire entrer les organes en jeu et dunner lieu à toutes les sensations auditives ou visuelles, en l'absence des excitants normaux ; une simple congestion sanguine, un mouvement insolite du sang, fera également que tel malade, au milieu d'un profond silence, entendra des bruits divers, des sons musicaux, des paroles suivies ; que, dans l'obscurité la plus complète, il sera ébloui par do, vives clartés, ou obsédé par des apparitions. Mais ceci ne suffit pas pour constituer l'aliéna- tion mentale : on peut avoir des sensations faus- ses, complètement erronées, on peut même, ainsi qu'on l'a dit plus haut, avoir de nom- breuses hallucinations, sans être fou. Quand est- ce donc qu'il y a folie? Si l'école exclusivement organique veut être conséquente avec elle-même, elle est arrêtée ici ; il n'y a pas moyen, en s'en tenant à ses principes, de sortir de cette diffi- culté. L'école psychologique, au contraire, exa- mine dans ces cas comment se comporte le moi dans ses relations avec les organes des sensa- tions spéciales, et elle dit qu'il y a folie toutes les fois que le malade ne }ieul plus régulière- ment inférer de ses sensations et de ses actes la conscience de sa personnalité, et que par cela seul il est aliénas a se. L'halluciné n'est pas fou, quand il est compos sui, quand il n'en croit pas ses organes; mais il peut se faire qu'il ait la conscience d'une folie imminente, qu'il s'en effraye; qu'il sente que ses orgmes le maîtrisent, qu'ils vont amener, pour ainsi dire, le naufrage de son intelligence. S'il est fou, au contraire, il ne peut plus faire ces distinctions, si ce n'est dans de rares mo- ments de lucidité. Le fou s'identifie avec ses sen- sations, il ne peut les chasser, les écarter de son esprit : il est maîtrisé, et comme absorbé par elles; sa personnalité n'existe plus, et, comme le dit Maine de Biran, il est dès lors rayé de la liste des êtres intelligents. Dans l'état sain, c'est le moi ou la volonté qui règle les relations avec les organes, c'est la rai- son qui tient, pour ainsi dire, les rênes; dans l'aliénation, l'esprit est dépossédé, c'est l'orga- nisme, altéré matériellement, qui a changé l'or- dre des relations. Il y a encore aperception immédiate des sensations vraies ou fausses, et production de mouvements; mais ce n'est plus le moi qui règle ces aperceptions : que le moi le veuille ou ne le veuille pas, cette aperception a lieu, et souvent en l'absence de tout stimulant extérieur. Et de même, pour les mouvements, ce n'est plus la volonté qui les règle, qui les coordonne. De là l'état connu sous le nom d'a- gitation; de là cette instabilité si remarquable des idées et de la volonté. FOLI — 550 — FOLI Dans l'état de rêve, nous l'avons déjà fait remarquer, il y a quelque chose de semblable ; mais au milieu des associations les plus inco- hérentes d'idées et de volitions, le moi peut dans certains cas rester compos sui. A qui n'est- il pas arrivé de sentir, pendant un rêve pénible, qu'il est le jouet d'étranges hallucinations, et que pour y échapper il faut revenir à la vie naturelle? On sent que, pour mettre fin à ces fausses et effrayantes situations, il faut rouvrir ses sens au monde extérieur. L'école physio- logique allemande en avait conclu que si, dans les rêves, l'âme se laisse aller aux idées les plus incohérentes, que si elle accepte les sensations les plus folles, c'est que des deux conflits qui constituent la vie normale des êtres intelligents, un seul persiste, celui que l'âme entretient avec ses organes, et que la polarité est suspendue : les objets extérieurs, n'agissant plus sur les organes, ne peuvent plus rien sur les intuitions; ils ne règlent plus, ils ne coordonnent plus les sensations. En adoptant cette hypothèse, on pourrait dire que, dans les différentes espèces de délire, les choses se passent dans un ordre inverse : c'est l'âme, en effet, c'est le moi qui finit par s'effacer, comme force personnelle et agissante; l'organisation matériellement altérée a fini par aveugler cette même intelligence, et par suspendre aussi la polarité. Quand le moi reste lucide et libre, il se rit en quelque sorte des terreurs, des déceptions de son organisation physique : comme Turenne, il gourmande sa carcasse qui tremble devant le danger ; il est le témoin impassible de tous ses désordres, il les juge, en mesure la portée; mais il arrive un point où lui-même commence à s'en effrayer, c'est lorsqu'il sent que les rênes vont lui échapper et qu'il va tomber dans une véri- table aliénation; il cherche d'abord à en sortir comme d'un rêve pénible : il fuit, par exemple, l'obscurité; il redoute de fermer les yeux, parce qu'il sait que l'éclat du jour peut seul dissiper ies fantômes qui le poursuivent; mais les or- ganes s'altérant de plus en plus, le délire s'éta- blit et il y a destruction de la liberté morale; or, cette liberté étant, comme le dit Maine de Biran, notre vraie personnalité, le même coup qui frappe en nous l'organisme emporte l'homme et ne laisse qu'un automate sans con- science, et partant sans responsabilité. Dans l'ivresse, qui est un délire passager, les choses se passent encore de la même manière : à mesure que le cerveau se pénètre d'un sang altéré par des principes alcooliques, l'âme ou le moi s'aperçoit que sa liberté va s'anéantir. Le moi fait des efforts pour réagir sur son organi- sation; mais celle-ci l'entraîne, l'absorbe entiè- rement, et l'homme n'existe plus : c'est encore un automate privé de conscience et de respon- sabilité. Ainsi ce qui constitue essentiellement l'aliénation mentale, c'est, comme le dit l'école psychologique, l'abolition de la liberté morale, de la lié ; c'est cet état dans lequel le moi nest plus compos sui. Les fonctions orga- niques et même intellectuelles peuvenl encore • lors s'exécuter, mais sans que nous y parti- cipions; s m - que DOUS en ayons ni la 6onS( l iu la r< • ii inlité : nous devenons étrangers à nous-mêmes, nous sommes hors de nous, c'est nation, la démence et la folie, dont les ont les degrés mêmes de la pet te liberté. Ce qui fait qu'il n'j a plu- d'intel- ■ rce] iion et la volition, qui i le I prin ipaUI caractères, ii ei plus. \icnt qu'il y a une telle perturba- tion d pports des organes avec le i d'où vient qu'il y a inaction de cette force person- nelle dans les intuitions et dans les mouvements organiques? Nous l'avons déjà dit : c'est que des altérations organiques obstruent, empêchent, aveuglent l'intelligence; l'aliénation serait donc dans la théorie physiologique allemande, comme un rêve retourne : dans les rêves, il y aurait désordre, incohérence, bizarrerie dans toutes les idées, parce que l'un des deux conflits est sus- pendu, parce que l'organisation par son côté extérieur n'est plus en relation avec les objets environnants, parce que les organes des sens so t fermés aux excitants extérieurs, et que ce côté de l'organisme n'est plus impressionné par les stimulants physiques. Or, comme il est tel degré d'aliénation mentale dans lequel le moi peut n'avoir aucune espèce d'action sur le cer- veau, soit par suite d'altérations congéniales, comme dans l'idiotisme, ou par des altérations accidentelles, comme dans certains cas de manie, il faudrait en conclure que le conflit intérieur serait alors aboli ou suspendu, l'organisme par son côté intérieur n'étant plus en rapport normal avec l'âme ou le moi. Ce serait l'inverse de ce qui se pa«se dans un sommeil troublé par des songes, ce qui nous faisait dire tout à l'heure que l'aliénation ainsi comprise est comme un rêve permanent et retourné. Maine de Biran avait bien vu que ceci a lieu dans certains genres de folie. Dans l'idio- tisme, dit-il, le moi sommeille, pendant que les organes sensitifs sont seuls éveillés; l'état de démence, ajoute-t-il, correspond encore à celui où le cerveau produit spontanément des images, tantôt liées, plus souvent décousues, pendant que la pensée sommeille ou jette de temps en temps quelques éclairs passagers. Et de même, dans le délire général, l'âme rai- sonnable et libre est sans action sur l'orga- nisme; elle sommeille; les images, comme le dit encore Maine de Biran , prennent alors d'elles-mêmes, dans le centre cérébral, les divers caractères de persistance, de vivacité, de pro- fondeur, et par le seul effet des dispositions or- ganiques. J'ajoute que ce sont les dispositions organiques qui ferment en quelque sorte le sens intérieur à l'action du moi, qui annulent ses effets et pa- ralysent sa puissance. Si donc, dans l'état de rêve, l'âme veille dans un corps endormi, dans l'état de folie générale, complète, c'est la pensée qui sommeille dans un corps éveillé. Qu'on n'aille pas objecter que chez les fous la con- science, le sentiment du moi n'est pas aboli, qu'il persiste au contraire assez souvent : nous répondrons que dans les cas dont on parle il n'y a pas un état de complète aliénation. Ceux qui sou- tiennent, avec Georget, que même dans les cas où le délire est le plus lit de la conscience persiste, ceux-là mêmes sont forcés d'avouer que dans les délires les plus bornés, l'esprit perd toute liberté. Or, pour nous, là ou il n'y a plus de liberté, il n'y a plus de raison, il n'y a plus de personnalité. Li Son père, avocat au parlement de la même ville, le destinant au barreau, il se fit re- cevoir avocat, et plaida même une cause qu'il perdit. Promptement dégoûté de cette carrière, il se décida à suivre son goût pour la littéra- ture, et se rendit à Paris, auprès de son oncle Thomas Corneille, qui dirigeait alors le Mercure galant avec de Visé. La gloire du grand Cor- neille fut d'abord pour lui une amorce trom- peuse; il débuta par des tragédies, et une épi- gramme de Racine nous apprend quel fut le sort de son Aspar. Le premier ouvrage où il réussit, ses Dialogues des morts, qu'il fit paraî- tre en 1683, à vingt-six ans, sont parsemés de traits d'affectation et de faux goût. Trois ans après, en 1686, il publia ses Entretiens sur la plura- lité des mondes, où il expose avec une heureuse clarté les découvertes de Galilée, et le système de Descartes sur les tourbillons. On y admira le talent de mettre les matières scientifiques à la portée de tous les lecteurs. On peut y relever encore quelque chose d'un peu prétentieux et de quintessencié dans le style ; mais cette recher- che même n'était pas sans agrément, et elle con- tribua sans doute à attirer le public, qui trou- vait dans ce livre le système du monde, tel qu'on le connaissait alors, traduit en langue vulgaire. Déjà l'on y sent une certaine liberté de penser; la clarté des idées se réfléchit dans le langage, et l'on reconnaît l'empreinte du philo- sophe à quelques réflexions telles que celle-ci : « Il n'y a que la vérité qui persuade, même sans avoir besoin de paraître avec toutes ses preuves. Elle entre si naturellement dans l'esprit, que quand on 1 apprend pour la première fois, il semble qu'on ne fasse que s'en souvenir. » (2e Soirée, à la fin.) Voici un exemple de la sage circonspection de son esprit, et de la méthode prudente qui règle toujours sa marche, même dans ses ingé- nieux bddin.iges. Au commencement de la 3e Soi- rée, à propos des conjectures auxquelles il vient de se laisser aller sur les habitants de la lune, il ajoute : u H ne faut donner que la moitié de son esprit aux choses de cette espèce que l'on croit, et en réserver une autre moitié libre, où le contraire puisse être admis, s'il en est be- soin. » ^ L'année suivante, Fontenelle mit en français VHistoire des oracles du savant hollandais Van Dale, c'est-à-dire qu'il donna un abrégé élégant et lumineux de ce traité, dont l'érudition, un peu diffuse, prit sous la plume de Fontenelle une forme plus appropriée au goût des lecteurs français. L'auteur lui-même en témoigna sa re- connaissance et s'exprima ainsi dans les Nou- velles de la République des lettres: «J'ai lu avec bien du plaisir VHistoire des oracles, faite par un auteur français, où je suis copié fidèle- ment. J'approuve la liberté qu'il s'est donnée de tourner ce que j'avais avancé dans mes deux dissertations sur ce sujet, au génie de sa na- tion.... C'est peut-être un malheur pour la cause qu'il soutient avec moi, qu'il ne soit pas dans un pays de liberté; car je ne puis imputer à une autre raison le silence qu'il a gardé, ou les déguisements qui semblent l'avoir commandé sur des faits de conséquence. » Malgré les pré- cautions prises par Fontenelle, malgré les dé- guisements dont s'enveloppait sa discrète iro nie, l'ouvrage n'en parut pas moins très-hardi Plus tard, il fut vivement attaqué par le jésuite Raltus, qui soutint que les démons avaient fait des oracles, et qu'ils s'étaient tus à l'arrivée du Messie. Fontenelle n'eut garde de s'engager dans une controverse théologique. «Je ne répondrai point au jésuite de Strasbourg, écrivait-il à Le- clerc, quoique je ne croie pas l'entreprise im- possible. Mais VHistoire de l'Académie des scien- ces me donne trop d'occupation, et tourne toutes mes études sur des matières trop différentes de celle-là. Ce serait plutôt à M. Van Dale à répon dre qu'à moi ; je ne suis que son interprète, il est mon garant. Enfin je n'ai point du tout l'hu- meur polémique, et toutes les querelles me dé- plaisent. J'aime mieux que le diable ait été pro- phète, puisque le père jésuite le veut, et qu'il croit cela plus orthodoxe. » Vers le même temps, il avait publié ses Dou- tes sur le système physique des causes occasion- nelles. Quoiqu'il professât une vive admiration pour Malebranche, qu'il appelle le plus grand génie de ce siècle, il critique ses idées par des raisonnements serrés, mais toujours avec me- sure. Il prouve d'une manière irrécusable que le système des causes occasionnelles est con- traire à la simplicité avec laquelle Dieu doit agir dans l'exécution de ses desseins. Ce mor- ceau est un modèle de discussion. C'est en pro- posant ses doutes sur ce système que Fonte- nelle dit avec une finesse si spirituelle : « Ce qui doit répondre de la sincérité de mes paroles, c'est que je ne suis ni théologien, ni philosophe de profession, ni homme d'aucun nom, en quel- que espèce que ce soit ; que, par conséquent, je ne suis nullement engagé à avoir raison, et que je puis avec honneur avouer que je me trompais toutes les fois qu'on me le fera voir. » Ce petit écrit se termine par une réflexion dont le tour piquant relève encore la justesse : « La vérité n'a ni jeunesse ni vieillesse; les agréments de l'une ne la doivent pas faire aimer davantage, et les rides de l'autre ne lui doivent pas attirer plus de respect. » Cartésien décidé, il resta toute sa vie fidèle à cette doctrine, mais sans aucun fanatisme. Aussi, dit-il quelque part : « Il faut admirer toujours Descartes, et le suivre quelquefois.» — « Ce grand homme, écrit-il ailleurs, poussé par son génie et par la supériorité qu'il se sentait, quitta les anciens pour ne suivre que cette même raison que les anciens avaient suivie; et cette heureuse hardiesse, qui lut traitée de révolte, nous valut une infinité de vues nouvelles et utiles sur la physique et sur la géométrie. Alors on ouvrit les yeux, et l'on s'avisa de penser. » De tous les titres de gloire de Fontenelle, ses Éloges des académiciens sont sans contredit le plus réel et le plus durable. En 1697, il avait été nommé secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences. Ce fut pour s'acquitter de ses fonc- FONT 554 — FORli tions qu'il écrivit l'histoire de cette Académie depuis l'année 1666 jusqu'en 1699, et que pendant plus de quarante années il prononça les éloges des savants qui avaient appartenu à cette com- pagnie. Le recueil de ces éloges forme assuré- ment un des meilleurs livres de notre langue. On n'y retrouve plus l'afféterie qui dépare quel- quefois les écrits de sa jeunesse : là; sa manière est beaucoup plus simple; il sème toujours les aperçus spirituels, mais jamais aux dépens de la vérité, et l'expression dont il la revêt, emprunte une grâce particulière à son tour d'esprit fin et délicat. Il fallait une grande variété de connais- sances jour apprécier convenablement plusieurs générations de savants, astronomes, mathémati- ciens, chimistes, physiciens, naturalistes, méde- cins, philosophes. Fontenelle donna le premier exemple de cet esprit encyclopédique, de cette universalité que Voltaire, après lui, devait re- produire avec tant d'éclat. Il possède en outre l'art d'intéresser à la vie studieuse de ces hommes dévoués à la science : il rend leurs découvertes accessibles aux gens du monde; tour à tour Vauban. Cassini, Tournefort, Malebranche, Leib- niz, Newton, en un mot les plus grands génies de l'Europe, passent devant nous avec leurs travaux et leurs systèmes, en nous communiquant une instruction aussi agréable que variée. Ce qui caractérise essentiellement l'esprit de Fontenelle, c'est la justesse unie à la finesse. Il se rendit célèbre par le charme singulier qui s'attachait à sa conversation autant qu'à ses écrits. Il avait été reçu à l'Académie française le 5 mai 1691. Doyen des trois académies, on l'appelait le Nestor de la littérature, et il resta jusqu'à la fin de sa vie l'ornement de ces salons du xvme siècle, qui méritent d'occuper une place dans l'histoire, car ils étaient le siège d'une puissance nouvelle, l'opinion publique. Tout, jusqu'aux agréments de son style, qui n'est pas toujours irréprochable, au jugement d'un goût sévère, a contribué à propager les lumières, et à répandre le goût de la raison. Cet esprit philosophique que nous avons indiqué comme le véritable mérite de Fontenelle, il serait facile de le faire ressortir dans ses principaux ouvrages ; il suffirait d'en extraire un certain nombre de maximes, d'observations justes, de réflexions à la fois fines et profondes, qui forme- raient, pour ainsi dire, le code du bon sens, les règles de la méthode pratique, une sorte de mé- taphysique populaire, mise à la portée des gens du monde. On aurait ainsi le résumé, et comme la quintessence de sa philosophie. Dans sa réponse à l'évêque de Luçon, qui rem- plaçait Lamotte à l'Académie française (6 mars 1632), il disait: « 11 s'est répandu depuis un temps un esprit philosophique presque tout nouveau, une lumière qui n'avait guère éclairé nos an- cêtres. » Cet esprit nouveau, qui devait faire la gloire et la puissance du xvin" siècle, se révèle de deux manières : en premier lieu, par la mé- thode expérimentale, fondée sur l'observation des faits : « Comme on s'est avisé de consulter sur les choses naturelles la nature elle-même plutôt que les anciens, elle se laisse aisément découvrir; et assez souvent, pressée par de nou- velles expériences que l'on fait pour la sonder, elle accorde la connaissance de quelques-uns de ses secrets, Hist. de VAcad. des scieniks, lJréf.) En second lieu, par les progrès de l'espril métrique : » Les mathématiques servent à donner 3 notre raison l'habitude el le premier pli du vrai. Elles nous apprennenl i opérer bu» les vérités, à en prendre le lil souvent très délié et presque imperceptible.... A mesure qui sciences ont acquis plus d'étendu bodes sont devenues plus simples et plus faciles. Enfin les mathématiques n'ont pas seulement donné une infinité de vérités de l'espèce qui leur ap- partient, elles ont encore produit assez générale- ment dans les esprits une justesse plus précieuse peut-être que toutes ces vérités. » Son sens droit avait deviné l'éclectisme : « Tout le monde ne sait pas voir : on prend pour l'objet entier la première face que le hasard nous en a présentée.... Il n'est pas étonnant que l'on fasse quelques faux pas dans des routes nouvelles que l'on s'ouvre soi-même. L'esprit original, qui est ardent, vif et hardi, peut n'être pas toujours assez mesuré ni assez circonspect. » De cette manière d'envisager la marche des connaissances hu- maines, résulte comme conséquence naturelle la nécessité de la tolérance philosophique. « On voulut surtout qu'aucun système ne dominât dans l'Académie à l'exclusion des autres, et qu'on laissât toujours toutes les portes ouvertes à la vérité. » Et ailleurs : « H y a un ordre qui règle nos progrès. Chaque connaissance ne se développe qu'après qu'un certain nombre de connaissances précédentes se sont développées, et quand son tour pour éclore est venu.... Quand une science ne fait que de naître, on ne peut guère attraper que des vérités dispersées qui ne se tiennent pas, et on les prouve chacune à part, comme l'on peut, et presque toujours avec beaucoup d'embarras. Mais quand un certain nombre de ces vérités désunies ont été trouvées, on voit en quoi elles s'accordent, et les principes généraux commen- cent à se montrer, non pas encore les plus gé- néraux ou les premiers; il faut encore un plus grand nombre de vérités pour les forcer à pa- raître. Plusieurs petites branches que l'on tient d'abord séparément mènent à la grosse branche qui les produit, et plusieurs grosses branches mènent au tronc. » « Un avantage d'avoir saisi les premiers prin- cipes serait que l'ordre se mettrait partout de lui-même; cet ordre qui embellit tout, qui for- tifie les vérités par leur liaison. » N'a-t-il pas parfaitement caractérisé Leibniz, lorsqu'il l'appelle un esprit universel, non pas seulement parce qu'il allait à tout, mais encore parce qu'il saisissait dans tout les principes les plus élevés et les plus généraux, ce qui est le caractère de la métaphysique? Fontenelle, dans un de ses éloges (celui de Duhamel), parle de raisonnements philosophiques qui ont (dépouillé leur sécheresse naturelle, ou du moins ordinaire, en passant au travers d'une imagination fleurie et ornée, et qui n'y ont pris cependant que la juste dose d'agrément qui leur convient. Ces paroles s'appliquent très-bien à lui-même, et il se trouve avoir donné ainsi l'idée la plus fidèle de son propre talent. A...D. FORBERG (Frédéric-Charles), né en 1770 à Meuselwitz, près d'Alteinbourg, fut un ami très- dévoué de Fichtc, et un défenseur ardent des opinions de ce philosophe. 11 s'attacha d'abord aux idées de Kant et de Hcinhokl. et ce fut sous cette influence qu'il publia une dissertation in- Eslhetica trans endetitali, in-8, léna; 1792; un autre petit écril sur les Motifs et les lois des actions libres, in s. ib.; 1795 (ail.); et divers mor eaux qui ont paru soil dans le Re- cueil de Fûlleborn (12 cahiers in-8, Zûlliohau et Freystadt , 1796-1799), soit dans d'autres journaux philosophiques. Mais, peu à peu, il se ' séduire par la doctrine de Fichle, et écrivit, en 1797, dans un journal rédij a nouveau maître el par Nietham r, dos Lettres sur la nouvelle philosophie. Bientôt après parut l'ou- vrage qu'il publia de concert avec Fiente, < FORC — 555 — FORM leur attira à tous deux une accusation d'athéisme : Développement de l'idée de la religion, par Fré- déric-Charles Forberg, précédé d'une introduc- tion de Fichte sur le Principe de notre croyance à un ordre divin qui gouverne le monde, in-8; léna, 1798 (ail.). Enfin, de même que Fichte, For- ncrg se défendit contre cette accusation dans une Apologie relativement à son prétendu athéisme, in-8, Gotha, 1799. Depuis ce moment Forberg se retira de la scène philosophique et s'occupa exclusivement des diverses charges qui lui fu- rent confiées. X. FORCE. L'origine de la notion de force est dans la conscience que nous avons d'être nous- mêmes le principe de nos déterminations ou de nos actes ; nous nous connaissons alors, non- seulement comme une substance passive et di- versement modifiée, mais comme un être qui est en même temps la cause efficiente de ses propres modifications. Nous concevons de même la matière du monde extérieur comme une force qui se révèle à nous par la résistance qu'elle oppose à l'effort que nous déployons pour mou- voir un de nos membres ou soulever tout autre fardeau. L'idée de force enveloppe donc à la fois l'idée de cause et lïdée de substance. La force est la substance capable d'agir et agissant en effet. Comme dit Leibniz, elle enveloppe l'effort, conatum involvil ; elle n'a pas besoin pour agir d'une excitation étrangère, elle agit par le seul ressort de sa propre énergie; instar arcus lensi qui non indigel stimulo alieno sed sola subla- tione impedimenli. La force et la substance ne Sieuvent être séparées que par la pensée ; toute orce est substance et toute substance est force; quod non agit née exislit, ce qui n'agit pas n'est pas. Ce sont des conceptions contraires à l'expérience et à la raison que celles de substances absolument passives, dénuées de toute énergie, et de forces qui n'appartiennent pas essentielle- ment à quelque substance. Cependant l'histoire de la philosophie a vu se produire de pareilles conceptions. Les physiciens atomistes de l'antiquité, qui se représentaient l'univers comme un composé d'atomes en mou- vement, sans placer la cause de ce mouvement, soit dans une énergie propre à ces atomes, soit dans un principe extérieur, réduisaient ainsi tous les êtres à l'état de substances impuissantes et le monde à un mécanisme en mouvement, mais sans moteur. Descartes concevait à peu près de même l'univers matériel quand il fusait consister l'essence de la matière dans l'étendue passive; et, s'il attribuait à Dieu le principe du mouve- ment, il séparait en réalité, du moins dans les corps, la substance de la force. Malebranche déclarait hautement que tous les êtres matériels ou spirituels, les âmes comme les corps, ne sont que des substances sans aucune énergie, absolu- ment incapables d'action, un seul excepté, Dieu, cause unique de tous les êtres et de tous les phénomènes. Au contraire la scolastique a souvent imaginé des forces qui n'étaient pas des substan- ces, entités chimériques, vertus plastiques, con- coertrices, vivifiques, morbifiques, s'ajoutant à un corps, se retirant d'un autre, essentiellement indépendantes de la matière où elles agissaient temporairement. Aujourd'hui la philosophie et la science s'accordent généralement à reconnaître qu'il n'y a pas plus de substance qui ne soit pas une force, que de force qui ne soit pas une substance. L'accord existe même sur ce point entre la philosophie matérialiste et la philosophie spiritualiste; la divergence ou la contrariété ne consiste qu'en ce que l'une prétend que toute force soit une substance matérielle et que l'autre conçoit des forces qui sont des substances incorporelles. Le mot force n'est pas toujours employé, même par ceux qui le définissent ainsi, avec une signi- fication aussi rigoureuse. Par exemple, quand le psychologue appelle les facultés des forces, il ne prétend pas que l'intelligence qu'il distingue de la sensibilité ou de la volonté, soit une sub- stance distincte d'une autre substance, la volonté ou la sensibilité, mais seulement que l'intel- ligence est la substance de l'âme considérée comme la cause de certains phénomènes qu'il distingue de phénomènes différents par l'appa- rence, mais dont le principe n'est pas moins la même substance de l'âme. La division qu'il établit est idéale et non réelle; il conçoit la substance de l'âme, cause unique et indivisible de tous ces faits; sous autant de points de vue qu'il croit pouvoir distinguer de catégories différentes de phénomènes psychologiques. De même le physi- cien qui dit que la pesanteur, le magnétisme, l'électricité, etc., sont des forces de la matière, ne prétend pas qu'il y ait dans le corps à la fois pesant, magnétique, électrique, une substance pesante, une autre magnétique, une autre élec- trique; il veut dire seulement que certains phé- nomènes, qui ont tous leur cause dans une force de la substance matérielle, ont des apparences différentes. Et les progrès les plus récents de la science contemporaine tendent en effet, en découvrant ou en soupçonnant la similitude, l'identité fondamentale ou la transformation les uns dans les autres de tous ces faits, à les rap- porter tous à une seule force qui ne serait autre que la substance matérielle elle-même. On peut consulter la Monadologie de Leibniz, le mémoire de Maine de Biran sur YAperception immédiate interne, et les articles de ce Diction- naire, Cause, Substance, Dynamisme. A. L. FORGE, voy. Delaforge. FORME SUESTANTIELLE. Dans le septième livre de la Métaphysique, Aristote recherchant ce que c'est que l'essence ou la substance, oùaîa, constate que parmi les quatre sens donnés à ce mot se trouve d'abord celui-ci, xo té yjv eIvo», expression à laquelle Aristote substitue souvent les mots tô ti éffii, tô ti, opiacé:, (xop. J. FORM 557 FOUG FORMEY (Jean-Henri-Saniuel) était né en 17 1 1 , à Berlin, d'une famille de réfugiés français, ori- ginaire de Vitry en Champagne. A vingt ans^ il était ministre de Brandebourg, et peu d'années après, il réussit à se faire appeler dans la capi- tale, où il professa successivement la rhétorique, puis la philosophie. Il fut compris, dès la forma- tion de l'Académie des sciences et belles-lettres de Berlin, sur la liste de ses membres, et il en devint un des deux secrétaires perpétuels. Si mort n'eut lieu qu'en 1797 : il était alors le doyen de l'Académie, correspondant de la princesse Henriette-Mirie de Prusse, et conseiller privé. C'était un homme fort délié, actif, et qui ne per- dit jamais de vue les moyens de pousser sa for- tune ; il était, de plus, fort laborieux, et il a immensément écrit sur toutes sortes de sujets. La longue liste de ses ouvrages, dans Meusel, n'est pas complète ; aussi faut-il le regarder comme un polygraphe plus que comme un phi- losophe. Sa collaboration à la Bibliothèque ger- manique, de Beausobre, sa Nouvelle Bibliothè- que germanique, entièrement de lui, et sa Bi- bliothèque impartiale, qu'il rédigea de 1750 à 1758, en partie sur des documents émanant du cabinet de Frédéric II, le classent parmi les écrivains périodiques de son époque. Par ses Éloges des Académiciens de Berlin et de divers autres savants (2 vol. in-12, Paris, 1757), aux- quels il faut joindre une douzaine d'autres Élo- ges, et par sa France littéraire ou Dictionnaire des auteurs français vivants (2e éd., Berlin, 1757), recherchée encore aujourd'hui pour les détails qu'il y fournit sur les écrivains réfugiés, il a bien mérité de l'histoire littéraire. Il s'est aussi montré historien, soit en publiant son Be- cueil de pièces sur les affaires de l'élection du roi de Pologne (1732 pour 1734), soit en écrivant une Histoire de la succession de Berg et Juliers. Nous omettons ses Sermons, ses Traductions (sauf celle de Salluste le Philosophe), et d'autres ouvrages encore; mais comme philosophe, il mérite que nous nous arrêtions sur lui un peu plus longtemps. Nous le trouvons d'abord au nom- bre de ceux qui popularisèrent la philosophie de Wolf, soit en Allemagne, soit à l'étranger : aux étudiants allemands, en effet, s'adressaient ses Elemenla philosophiœ, seu Medulla Wolfiana (in-8, 1746) ; à la France étaient destinés ses six volumes intitulés : La belle Wolfiennc, avec deux lettres philosophiques, l'une sur l'immor- talité de l'âme, l'autre sur l'harmonie prééta- blie (in-8, la Haye, 1752-1760), et aussi son Abrégé du droit de la nature et des gens, tiré du grand ouvrage de Wolf sur cette matière (3 vol. in-12, Amst., 1758). Un peu plus tard, nous le voyons figurer dans le discours prélimi- naire de d'Alembert, comme un des hommes dont le concours aide à édifier l'Encyclopédie ; son nom est même cité le premier de tous, et précède celui de l'abbé Sallier. Il ne faut pas en conclure que Formey ait jamais été, à propre- ment parler, au nombre des collaborateurs de ce gigantesque dictionnaire. En 1758, au plus tard, il avait fait tenir à d'Alembert un manuscrit contenant bon nombre d'articles, dont pas un peut-être ne parut, dans les premières éditions de V Encyclopédie, tel qu'il l'avait écrit. On peut dire, puisque la portion de l'Encyclopédie où il est traité de la métaphysique ne porte nulle trace de matérialisme, que, dans ce vaste Re- cueil, le secrétaire de l'Académie de Berlin est, avec Yvon, l'un des principaux représentants du spiritualisme. 11 aimait, du reste, beaucoup a dire qu'il avait de son côté, antérieurement à Diderot et à d'Alembert, conçu le plan d'un ouvrage fort analogue à l'Encyclopédie; et il n'y a rien d'invraisemblable dans cette asser- tion, si l'on songe que Formey s'était toujours livré à des études moins profondes que variées. A partir de 1762, au plus tard, l'opposition de Formey aux doctrines des philosophes français du xvine siècle devient flagrante : l'Anti-Émile (2 vol. in-8, Berlin, 1764) en serait l'expression frappante, si l'Emile chrétien ne la dépassait en- core. Dans cet ouvrage composé à la demande du libraire Néaulme, que les états de Hollande avaient censuré et failli mettre à l'amende pour avoir imprimé l'Emile, Formey, tronquant à son gré Rousseau, ici gardait des quarts de volume sans altération, là modifiait, dénaturait, rem- plaçait par des développements diamétralement contraires tout ce qui lui déplaisait : à la pro- fession de foi du vicaire savoyard, par exemple, fut substituée une démonstration de la religion chrétienne. Ce procédé singulier, qu'il prenait pour une réfutation, lui attira une vigoureuse sortie de Rey dans le Journal des savants, et une note de Rousseau dans l'édition de l'Emile qui fut publiée à Deux-Ponts. Ses Souvenirs d'un citoyen (2 vol. in-8, 1789; 2e éd., 1797) donnèrent lieu de même à une réplique animée de Ch. Laveaux (Frédéric le Grand, Voltaire, Bousseau, d'Alembert , etc., vengés contre les secrétaires perpétuels de l'Académie de Berlin). On a de plus attribué à Formey la composition de V Anti-Sans-Souci, ou la folie des nouveaux philosophes (in-8. Amst., 1761); mais c'est une erreur : il n'y a dans ce livre que les Béftexions préliminaires qui appartiennent à Formey. Le ton haineux et les injures qu'on y trouve sont loin de lui faire honneur. Le recueil de l'Acadé- mie de Berlin présente aussi grand nombre de mémoires ou dissertations de Formey; quelques- uns de ces opuscules ont été réunis sous le titre de Mélanges philosophiques (2 vol. in-12, Leyde, 1754) : nous indiquerons notamment les deux premiers, où il remanie et discute plus à fond deux des preuves de l'existence de Dieu (celle qui consiste-dans la relation du contingent et du nécessaire, et celle qu'on tire des causes finales) ; l'Essai sur le Sommeil et celui sur les Son- ges, l'un et l'autre pleins d'excellentes remar- ques; les morceaux sur la Conscience, sur la Perfection, sur le Système du vrai bonheur. Un autre morceau sur les Compensations (mais qui n'est pas compris dans les Mélanges) peut avoir été l'origine du fameux système d'Azaïs Le discours préliminaire qu'il a placé en tète de son édition de l'Essai sur le beau du P. André, présente quelques considérations intéressantes sur un sujet encore trop dédaigne des philoso- phes pendant le dernier siècle. Enfin il est l'au- teur d'une Histoire abrégée de la philosophie (in-12, Amst., 17.0), résumé précis et clair, mais très-insuffisant, du grand ouvrage de Brucker. Ce livre, principalement destine à la jeunesse et aux gens du monde, est, à beaucoup d'égards, bien au-dessous de l'Histoire critique de la philosophie, de Deslandes, dont Formey parle dans son Introduction avec une extrême injus- tice. La Logique des vraisemblances, qui parut en 1747, est peut-être la meilleure de ses pro- ductions. Au total, on le voit, Formey ne fut jamais un penseur original ; c'est un homme qui expose avec assez de clarté, qui embrasse beau- coup et approfondit peu, et c'est surtout un partisan de Wolf. Bien que de son temps et sous ses yeux mêmes la face de la philosophie se renouvelât à la voix de Kant, il s'en tint aux principes que Wolf avait empruntés à Leibniz. Val. P. FOUCHER (Simon), philosophe français de la fin du xviie siècle. Peu -il résonnes connaissent FOUG — 558 — foui; de nos jours le nom de Foucher. Ses ouvrages, imprimés dans l'origine à un petit nombre d'exemplaires, sont devenus fort rares, et, quand ils le seraient moins, ils ne trouveraient guère plus de lecteurs; car ce sont en grande partie des opuscules de circonstance et de courtes dis- sertations destinées à un rapide oubli. Cepen- dant, comme philosophe et comme érudit, comme adversaire de Malebranche et comme restaurateur de la philosophie académicienne, le nom de Foucher n'a pas été sans autorité ni même sans gloire au xvne siècle, et bien que la postérité se soit montrée plus sévère à son égard que ses contemporains, il a sa place marquée dans le tableau de la philosophie de cette heu- reuse époque. Sa vie est peu connue. Il était fils d'un mar- chand de Dijon, et naquit dans cette ville le 1er mars 1644. Entré assez jeune dans les ordres, il avait reçu en même temps que la prêtrise le titre de chanoine honoraire de la Sainte-Cha- pelle de Dijon; mais, malgré les avantages que cette position lui présentait, il ne la conserva que deux ou trois ans. Cédant alors au désir de s'instruire, il vint à Paris prendre le grade de ba- chelier de Sorbonne, et peu après il se fixa dans cette ville, où d'étroites relations avec plusieurs savants célèbres déjà lui permettaient de dévelop- per son goût pour l'étude ainsi que ses talents. Lorsque les cendres de Descartes furent rappor- tées en France, seize ans après sa mort, Baillet nous apprend que Foucher, à peine âgé de vingt- trois ans, avait été chargé par Rohault de pré- parer un éloge du grand philosophe. Foucher est mort à Paris le 27 avril 1696. L'idée à laquelle Foucher a attaché son nom est le projet, développé dans la plupart de ses ouvrages, de renouveler la philosophie acadé- micienne, à peu près comme Juste-Lipse avait renouvelé le stoïcisme, et Gassendi le système d'Épicure. Mais sous le nom de philosophie aca- démicienne Foucher ne comprenait pas les bril- lantes et sublimes spéculations du chef de l'an- cienne Académie, ni même les doctrines plu- tôt négatives que sceptiques de Carnéade et d'Arcésilas, mais le doute, et particulièrement le doute à la manière de Socrate et de Cica-on, c'est-à-dire une sage réserve, née du sentiment de la faiblesse de l'homme, et consistant à ne se fier qu'à l'évidence, à ne point agiter de ques- tions insolubles, à faire l'aveu de son ignorance, et à discerner les choses que l'on sait de celles que l'on ne sait pas. Telle est la méthode que Foucher considérait comme la plus haute ex- pression du platonisme, et de laquelle il atten- dait le redressement de la plupart de nos erreurs et la fin des disputes stériles. Celte manière d'entendre Platon n'est certainement pas la plus fidèle ; mais, abstraction faite de l'inexactitude du point de vue historique, la pensée première de Foucher, s'il ne l'avait pas exagérée, pouvait être utilement admise, même après Descartes et Bacon. Il est, du reste, curieux d'observer en quels termes ce partisan du doute méthodique, qui devait finir par l'idéalisme, parle de l'évi- dence des vérités première tés, « il ne les a point Faites, dit-il [Dissertation sur la recherche de la oerilé} p. 75), ni les académi- in- les ont point inventées : elles sont écri- tes et imprimées dans tous les esprits^ ce sont aul ni de rayons de qui i e. tous les hommes et luil in ei sammi al le fond de leui u ige saire qu'ils en ■ tssez pour eus : bscu Non-i eule- mciit Foucher reconnaît des vérités premii il admet encore, sur la foi de la conscience et du raisonnement, la spiritualité de l'âme, son immortalité, et l'existence de Dieu, ainsi que son unité et sa providence, c'est-à-dire les dog- mes les plus essentiels qui se trouvent ainsi placés en dehors des atteintes du doute, sous la sauvegarde de la raison et de la philosophie. Ce- pendant il est une classe de vérités que Foucher ne peut se décider à admettre, ce sont les vé- rités sensibles, c'est l'existence des corps. En ef- fet, comment connaissons-nous les corps? Nous ne les connaissons et nous ne pouvons les con- naître, de l'aveu de tous les philosophes, que par le moyen de nos idées et sous la condition qu'elles les représentent. Or. une idée ne peut ressembler à un objet matériel, puisqu'elle est d'une nature différente ; et quand elle y ressem- blerait, nous ne le saurions pas, dépourvus que nous sommes de tout moyen de comparer l'ori- ginal avec la copie. Nous devons donc nous abs- tenir de juger, et croire, à l'exemple des anciens sceptiques, que toutes les choses du dehors sont incompréhensibles. Si Foucher avait su se déga- ger entièrement des préjugés d'école et rester fi- dèle aux maximes établies par lui-même, il aurait été amené, comme le fut Reid, par cette argu- mentation irrésistible, à repousser la théorie des idées, sans contester la réalité des corps; mais, malgré la ferme volonté de faire au scepticisme sa part, il se laissa entraîner sur cette pente dan- gereuse qui conduit de la réserve au doute, et du doute à l'idéalisme. La méthode et les doctrines de Foucher étaient trop ouvertement opposées à celles de Malebran- che pour qu'il ne saisît pas l'occasion de les combattre. Cependant, malgré l'attention qu'elle excita au XVIIe siècle, la polémique entre ces deux philosophes ne porta, en général, que sur des points d'un intérêt très-secondaire, et les grandes questions y furent un peu laissées dans l'ombre. Foucher releva minutieusement, dans la Recherche de la vérité, sept suppositions dé- nuées de preuves et sept assertions contestables, dont la dernière est l'hypothèse de la vision en Dieu. 11 avoue que cette hypothèse ne fait pas moins d'honneur au jugement qu'à la piété de Malebranche, qui a vu, dit-il [Critique de la Recherche, etc., p. 115), que ces manières selon lesquelles on croit ordinairement que nous con- naissons les choses hors de nous ne sont point évidentes; mais il se plaint qu'elle ait un caractère l ri ip théologique, et qu'elle confonde les domaines séparés de la loi et de la raison. Il soutient en outre qu'elle est insuffisante pour deux motifs: le premier, c'est qu'il est aussi difficile d'enten- dre comment Dieu, être infiniment plus simple et plus immatériel que nuus-mémes, est en rap- avec la matière, el comment ses idées la lui représentent, que d'expliquer la perception des objets extérieurs par l'âme ; le second, c'est que les idées qui sont en Dieu, précisément parce qu'elles sont en lui et non en nous, ne servent de rien à notre connaissance, à moins qu'elles ne ml dans l'âme d'autres ■ qui soient ■ S manières d'être. objections, • sous une forme t ni de force, ni d'o- riginalité : é de la valeur à cer- s parties «il cules de Foucher contre Malebran lie. qu utqi s de toute iui- ii x de 1 historien de la philoso- phie. Foucher se platt à insister sur les avant que sa doctrine offre à la religion; c'est, à l'en croire, la manière de phil plus utile pour éviter les hérésies et pour entretenir la paix FOUG — 559 — FRAN 4ans les États des princes chrétiens ; c'est aussi la plus conforme aux sentiments des Pères de l'Église, et en particulier de saint Augustin et de Lactance, qui ont entrepris de faire voir par leurs ouvrages que la sagesse humaine consiste dans des lumières mêlées de ténèbres, sorte de milieu entre le savoir et l'ignorance (Disserta- tion, etc., p. 3 et suiv.). On serait porté à con- clure de là que le scepticisme n'a été pour l'abbé Foucher, comme il le fut pour l'évêque d'Avranches, Daniel Huet, qu'une feinte et un jeu, une arme de guerre contre la raison et la philosophie au profit de la foi et de la théologie. Nous croyons que cette conclusion serait peu fondée. Foucher nous paraît avoir été très-sin- cère dans son doute. S'il s'étend avec complai- sance sur les avantages du scepticisme, c'est évi- demment pour calmer les scrupules de ses ad- versaires, et peut-être les siens propres ; c'est afin de concilier sa foi religieuse avec sa foi philosophique, et de rester chrétien sans cesser d'être académicien. Ajoutons qu'il n'a pas poussé le doute à ses dernières extrémités, comme l'é- vêque d'Avranches. Son bon sens naturel, déve- loppé par l'étude assidue de Descartes, se révol- tait à l'idée de méconnaître la lumière de l'évi- dence, et nous avons vu qu'il ne conteste pas à l'esprit humain le pouvoir de démontrer la spiritualité de l'âme, l'existence et les attributs de Dieu. Ceux qui entreprennent de décourager l'homme, afin de le ramener par le désespoir au joug de l'autorité, ne reconnaissent pas ordinai- rement à la raison une portée aussi haute, ni une telle fécondité. Voici la liste à peu près exacte, non pas de tous les ouvrages de l'abbé Foucher, mais de ceux qui sont relatifs à la philosophie : nous l'empruntons à la Bibliothèque des auteurs de Bourgogne, de Papillon, in-f°, Dijon, 1745, t. I, p. 122 et suiv. ; Dissertation sur la recherche de la vérité, ou sur la philosophie des académi- ciens, où Von réfute les préjugés des dogmatis- tes tant anciens que nouveaux, avec un exa- men particulier des sentiments de M. Descartes, in-12, Paris, sans nom d'imprimeur et sans date ; mais il paraît, d'après une note de la pre- mière page, que cette dissertation remonte à l'année 1673 ; — Critique de la Becherche de la vérité, où Von examine en même temps une partie des principes de M. Descartes, in-12, Pa- ris, 1675 (cette même année parut une Critique de cette critique, attribuée à dom Robert Des- gabetz, bénédictin) ; — Béponse pour la Criti- que à la Préface du second volume de la Be- cherche de la vérité, in-12, Paris, 1676; in-12, ib., 1679 ; — de la Sagesse des anciens, où Von fait voir que les principales maximes de leur morale ne sont pas contraires au christia- nisme^ in-12, Paris, 1682; ib., 1683 : — Bépoiise à la Critique de la Critique de la Becherche de la vérité, in-12, Paris; 1679 ; — Dissertation sur la Becherche de la vérité, contenant Vapologie des académiciens, où Von fait voir que leur manière de philosopher est la plus utile pour la religion et la plus conforme au bon sens, pour servir de réponse à la Critique de la Cri- tique, etc., avec plusieurs remarques sur les erreurs des sens et sur Vorigine de la philoso- phie de M. Descartes, in-12, Paris, 1687. Une nouvelle édition parut en 1690, accompagnée d'une Histoire des académiciens. Foucher y joi- gnit deux ans plus tard une troisième partie, et une quatrième en 1693. Tous ces opuscules fu- rent alors réunis sous le titre de Dissertations sur la Becherche de la vérité, contenant l'his- toire et les principes de la philosophie des aca- démiciens, avec plusieurs réflexions sur les sentiments de M. Descartes, in-12, Paris, 1693; — Lettre à M. Lanlin, conseiller au parlement de Bourgogne, sur la question si Camcade a été 'contemporain d'Epicure. Elle a été impri- mée dans le Journal des savants de 1691 ; — Deux lettres à Leibniz, publiées par Dutens dans le recueil de ses Œuvres, t. II, p. 102 et 240; — Dialogue entre Empiriastre et Philalc- the, in-12, sans nom d'imprimeur ni de ville. On n'a imprimé que 360 pages de cet ouvrage resté incomplet. C. J. FOURIER, voy. Société, Socialisme. FRANÇAISE (Philosophie). Du fonds com- mun de la ptiilosophie scolastique commencent à se détacher, au xvr3 siècle, toutes les philoso- phies nationales de l'Europe moderne. Déjà dans Ramus se manifeste l'esprit qui bientôt doit ca- ractériser la philosophie française. En effet, quel a été le but de l'entreprise si éclatante et si audacieuse de Ramus? Affranchir à jamais la philosophie non-seulement de l'autorité d'Aris- tote, mais de toute autre autorité, sauf celle de la raison, la mettre à la portée du plus grand nombre d'intelligences, la faire sortir de la théo- rie pure pour entrer dans les applications et dans la pratique. C'est pourquoi dans ses écrits et dans ses leçons il dépouille toutes les vieilles formes de la philosophie scolastique, pour y substituer des formes littéraires et oratoires ; c'est pourquoi il accompagne toujours d'applica- tions et d'exemples ses préceptes de logique, nouveautés qui font scandale dans la vieille université de Paris. Enfin Ramus, en introdui- sant l'usage de la langue commune à la place de la langue latine dans les ouvrages de philo- sophie, a le premier renversé cette barrière in- franchissable d'une langue étrangère, qui fer- mait au grand nombre l'accès des questions philosophiques. Plus de cinquante ans avant l'auteur du Discours de la Méthode, il avait publié en français un traité de dialectique. Ainsi, brillant et malheureux précurseur de Descartes, il inaugura avec éclat la philosophie française au milieu du xvi8 siècle, et au sein même de l'université de Paris. Mais il devait payer cet honneur de sa vie ; et le jour de la Saint-Bar- thélémy, Ramus périt victime des haines philo- sophiques et religieuses accumulées contre lui. A la même époque l'Italie, plus encore que la France, produisait de hardis novateurs en phi- losophie. Parmi eux, il en est qui ont passe en France une partie de leur vie, et qui, sans nul doute, ont contribué par leur influence au mou- vement philosophique, d'où devait sortir la phi- losophie française du xvne siècle. Tels furent Giordano Bruno, qui enseigna et qui eut des dis- ciples à Paris ; Vanini, qui passa en France une grande partie de sa vie errante, et expia à Tou- louse, par une mort plus cruelle encore que celle de Ramus , la témérité de ses opinions philosophiques et religieuses; tel fut aussi Cani- panella, qui, échappé après les plus cruelles tor- tures des cachots des Espagnols et des inquisi- teurs, vint achever paisiblement en France sa vie orageuse, sous la protection du cardinal Richelieu. Avec des formes moins scientifiques, Rabelais, Montaigne et Charron, animés de ce môme esprit de critique et d'indépendance, qui de tout côté se faisait jour, contribuèrent aussi à discréditer, en les couvrant de ridicule, l'es- prit et les formes de la philosophie scolastique. Il ne faut pas oublier Gassendi, à la l'ois pré- décesseur et contemporain de Descartes. Dans ses Exercitationes paradoxicœ adversus Aris- totelem, Gassendi porta le dernier coup à l'au- torité d'Aristote , et à la vieille philosophie scolastique vainement défendue par les arrêta FRAN — 560 — FRAN des parlements et de la Sorbonne; le premier peut-être, avec Descartes, il donna chez nous l'exemple d'une discussion philosophique élé- gante, claire et précise. Mais, si les libres penseurs du xvi" siècle ont commencé, au péril de leur vie, cette révo- lution du sein de laquelle devait sortir la philo- sophie française, ils n'ont pas eu la gloire de l'achever. Cette gloire appartient à Descartes. Sortie du sein des ruines de la philosophie scolastique,vers la fin du xvie siècle, arrosée et fécondée par le sang de quelques généreux martyrs de l'indépendance de la raison, défi- nitivement fondée par Descartes, la philosophie française nous présente d ans son histoire trois grandes révolutions, si l'on compte celle qui lui donna naissance. A partir du milieu du xvue siècle, jusque vers le milieu du xvnie, la philosophie de Descartes règne seule en France. Elle subjuge toutes les grandes intelligences de l'époque ; elle suscite Malebranche et Spi- noza, elle influe puissamment sur Locke et sur Leibniz. Non-seulement elle marque de son empreinte toute la philosophie, mais toute la science et toute la littérature du grand siècle. Ni dans les temps anciens, ni dans les temps modernes, une autre école ne s'est produite avec de plus grandes et de plus glorieuses des- tinées. Cependant, au xviir siècle, une vive réaction s'opère dans les esprits, et le cartésia- nisme à son tour succombe. Comment est tombée cette grande philosophie si remplie de vérités fortes et fécondes? Comment surtout est-elle tombée sous les coups d'une métaphysique moins vraie et moins profonde? Le cartésianisme triom- phant se discrédita bientôt par les prétentions et l'arrogance de certains disciples qui, dans leur enthousiasme pour le génie de Descartes, ju- raient déjà sur la parole du nouveau maître, et semblaient vouloir le faire succéder à l'in- faillibilité d'Aristote. Aussi arriva-t-il que les adversaires du cartésianisme parurent au xvme s. faire une protestation nouvelle en faveur de l'indépendance de l'esprit humain. Le cartésia- nisme se perdit encore, par un certain dédain pour l'expérience, à un temps où l'expérience était de toute part mise en honneur et consacrée par de grandes découvertes dans toutes les bran- ches des sciences physiques et naturelles. Mais il se compromit encore davantage par la faus- seté et la témérité de quelques-unes de ses hypothèses soit physiques, suit métaphysiques. Il eut le tort de repousser l'hypothèse de l'at- traction de Newton, de s'attacher avec opiniâ- treté à l'hypothèse des tourbillons, dont le bril- lant interprète de Locke et de Newton en France, Voltaire, avait mis en lumière les côtés faibles dans ses éléments de physique. Le cartésianisme en était donc venu au point de sembler vouloir à son tour immobiliser la science, en même temps que la société elle-même, par le soin lequel il s'ahstenait, à l'exemple de son maître, de toute spécu'ation sur l'ordre social et politique. Telles sont les causes principales qui enlevèrent la vogue au cartésianisme, et firent pter au xviii" siècle, des mains de Voltaire, un système placé après coup sous le patronage de Bacon, le philosophe de l'expérience, et re- connu,mm par le nom de Locke, son auteur, défenseur intrépide de ta liberté religieuse et politique de l'Angleterre. La métaphysique de Locke et de Condillac eal inférieure i la métaphysique de 1 1 icai t< i el de M débranche. On connail les entaui de i ie du xvur sii de. Elle prétend faire dériver toutes nos Ile rejette toutes ies idées innées, particulièrement l'idée de l'in- fini, sur laquelle Descartes avait si fortement fondé la preuve de l'existence de Dieu. Mais, d'un autre côté, elle se recommandait à la plu- part des esprits, en proclamant le règne de l'ob- servation, en soutenant l'attraction de Newton contre les tourhillons de Descartes, enfin en liant sa cause à celle des réformes sociales et politi- ques, en prêchant la tolérance, la liberté, l'éga- lité. A la différence du cartésianisme, elle ne considérait pas seulement l'homme en lui-même, mais aussi l'homme en société; elle se préoc- cupait du droit naturel et politique ; elle s'ef- forçait de faire pénétrer dans l'orgmisation so- ciale les principes de la justice et de la raison; elle déclarait la guerre à la superstition et au despotisme. C'est par là qu'en dépit de la fai- blesse et de la fausseté de quelques-uns de ses principes métaphysiques, elle triompha de la philosophie du xvir siècle. Sa domination fut à peu près aussi longue et aussi absolue que celle du cartésianisme. A son tour elle succomba dans les premières années du xixe siècle. Elle fut condamnée sans appel le jour où elle fut examinée et jugée en elle-même, dans sa métaphysique, abstraction faite de sa lutte généreuse contre l'intolérance, la superstition et le despotisme. Or, ce jour ar- riva lorsque, la grande cause qu'elle avait dé- fendue ayant triomphé, et la révolution étant terminée, rien ne s'opposait plus à un examen impartial et approfondi de ses doctrines méta- physiques. La réaction fut commencée par MM. Maine de Biran et Laromiguière, qui re- mirent en lumière l'activité essentielle de l'âme, niée ou du moins méconnue par la plupart des métaphysiciens du xvme siècle, et surtout par Condillac. Elle fut continuée et développée avec plus d'autorité par M. Royer-Collard qui, s'aidant de la philosophie écossaise, renversa le fameux principe, que toutes nos idées viennent des sens. Enfin, avec bien plus de force et d'éclat, et en revenant aux principes fondamentaux du carté- sianisme, M. Cousin acheva cette nouvelle révo- lution philosophique. Il approfondit les carac- tères et l'origine des idées absolues ; comme Malebranche, il les rapporta à une raison imper- sonnelle et divine de laquelle participent tous les êtres raisonnables. Ainsi il reconstitua une philosophie nouvelle qui prit le nom d'éclectisme, pour marquer qu'elle aspirait à comprendre en une même synthèse tous les éléments de la na- ture humaine, séparés ou mutilés par des systè- mes plus ou moins exclusifs. A la même époque, et avec un certain retentissement , parurent d'autres réformateurs en philosophie ; nous ne contestons ni leur talent, ni leur influence dans un cercle plus ou moins étroit; nous pensons qu'ils méritent une place dans une histoire gé- nérale de la philosophie française. Mais les uns niaient la raison, c'est-à-dire le principe même de toute philosophie, pour lui substituer l'auto- rité et la révélation ; les autres s'occupaient plu- tôt d'une nouvelle organisation sociale que de métaphysique proprement dite, et d'ailleurs, en métaphysique, ils étaient plutôt les continua- teurs que les adversaires de la philosophie du xviu" siècle. Nous n'éprouvons donc aucun scru- pule à appeler plus spé laminent philosophie française, le mouvement philosophique connu sais le nom d'éi Avec la meilleure foi du monde, nous chercha us vainomenl une autre qui, suit p ir s. ses prin- cipes, soit par son influence, puisse plus le. moment prétendre à ce titre. Nous invoquons ici en notre laveur l'impartial tém de tout le monde savant. En Allemagne, en Angleterre, FRAN 561 — FRA en Italie, qu'appelle-t-on philosophie française, que critique-t-on comme la philosophie fran- çaise, si ce n'est l'éclectisme? Telles sont les trois grandes phases parcou- rues par la philosophie française depuis le com- mencement du xvni" siècle jusqu'à nos jours. Chacune de ces phases présente des différences profondes que nous venons de signaler rapide- ment. Mais, au milieu de ces différences, il y a des ressemblances qui constituent l'unité et l'es- prit commun de la philosophie française. Quelles sont ces ressemblances, c'est-à-dire quels sont les caractères généraux qui distinguent la phi- losophie française entre toutes les philosophies de l'Europe moderne, quelle est si physionomie propre, quel est l'esprit particulier qui l'anime? Il faut chercher la réponse à cette question dans l'examen de ce qu'il y a de plus général dans sa méthode et dans ses principes. Une foi ferme et inébranlable dans l'autorité et la souveraineté de la raison, voilà quel est, à ce qu'il nous semble, le premier et le plus géné- ral caractère de la méthode adoptée par la phi- losophie française. Après avoir mis à l'écart, comme dans une arche sainte, à l'exemple de Descartes son maître, toutes les vérités révélées, le xvue siècle, dans le domaine de la pure philo- sophie, est tout aussi ferme sur ce point fonda- mental, que le xviue siècle lui-même ou le xixe. Tous les cartésiens placent également dans l'évi- dence l'unique critérium de la vérité. En matière de philosophie, Bossuet, tout autant que Vol- taire, soutient la souveraineté de la raison. C'est l'autorité et la tradition qu'il faut suivre dans l'ordre de la foi, et la seule raison dans l'ordre de la science, voilà ce que répètent à chaque page Pascal, Arnauld, Malebranche, Fénelon et Bossuet. Aussi, ni le xvue ni le xvme siècle ne nous présentent le triste spectacle de philosophes cherchant la vérité philosophique ailleurs que dans la raison, soit dans la révélation ou la tra- dition, soit dans l'inspiration et l'extase. Ces dé- plorables erreurs étaient réservées à notre temps. Il est vrai que l'école théologique, représentée par MM. de Maistre et de Bonald, n'a été qu'un accident qui n'a pas laissé après lui de traces profondes, et qui n'a pas altéré le caractère gé- néral de notre esprit philosophique. Cette foi si ferme en l'autorité de la raison, a préservé la philosophie française des écarts du scepticisme non moins que du mysticisme. Il est remarqua- ble combien le scepticisme, à partir du xvie siè- cle, tient peu de place dans son histoire. Si l'on y trouve quelques philosophes sceptiques , ils ne sont qu'au second ou au troisième rang. C'est à l'Angleterre et à l'Allemagne qu'ap- partiennent les grands sceptiques des temps modernes. Il en est de même du mysticisme, qui a aussi sa source dans une défiance des forces et de la légitimité de la raison. Le rôle du mysticisme est à peu près nul dans la philoso- phie française du xvne et du xvme siècle. Sou- vent on a accusé de mysticisme Fénelon, l'ami de Mme Guy on. On peut découvrir peut-être cette tendance dans quelques-unes de ses maxi- mes de piété, mais non dans sa philosophie, qui est celle de Descartes. Voilà donc un premier caractère général de la méthode qui se retrouve identique dans toutes les phases de la philosophie française. Un autre caractère non moins général de notre méthode philosophique, en dépit de quelques essais récents d'ortologisme, est d'aller du connu à l'inconnu, de s'appuyer sur l'expérience, c'est-à- dire de prendre l'âme humaine, non pas pour le terme et la mesure, mais pour le point de dé- part de toutes les spéculations sur la nature de _ DICT. PHILOS. Dieu et sur la nature des êtres. Quelle réalité connaissons-nous immédiatement dans l'intimité de sa nature et non pas seulement par voie d'in- duction et d'hypothèse? Nulle autre, si ce n'est notre réalité propre, si ce n'est nous-mêmes. Où pouvons-nous puiser une idée légitime de la na- ture de la substance, de la nature de Dieu et de ses attributs? Nulle part ailleurs qu'au dedans de nous-mêmes et dans le sentiment immédiat que nous avons de notre causalité, de notre amour, de notre liberté, de notre intelligence. La philosophie française, en général, a toujours eu plus ou moins conscience de cette vérité, el toujours suivi cette méthode. Elle ne se place pas de prime abord au sein de l'absolu pour en déduire a priori les êtres contingents en général et l'homme en particulier; elle prend, au con- traire, son point d'appui dans l'âme humaine et dans la conscience, d'où elle cherche à s'élever jusqu'aux sommets de la métaphysique ou de l'ontologie Sans doute, l'absolu, l'infini nous sont déjà donnés en même temps que le contin- gent et le fini au sein du premier fait de con- science. Le cartésianisme ne s'y est pas trompé; mais il a également reconnu que pour détermi- ner les attributs de l'infini, il fallait procéder par une induction, dont le fondement nécessaire était la connaissance de la nature et des facultés de l'âme humaine. Telle est la voie indiquée par Descartes. Je pense, donc je suis; voilà la vé- rité première qu'il place à la base de toutes les autres. Or, cette vérité est celle de notre pro- pre existence, immédiatement attestée par la conscience. Depuis Descartes, tel a été le point de départ de tous les philosophes français, avec cette différence que les uns ont été au delà, et que les autres y sont demeurés enfermés. On trouve dans Spinoza une exception à cette règle générale; mais on n'en trouve pas dans le cartésianisme français, et encore moins dans la philosophie du xvnr3 siècle. Non-seulement les philosophes français ont été à peu près unanimes à prendre pour point de départ l'étude plus ou moins approfondie de l'âme humaine, mais ils sont à peu près égale- ment unanimes à lui appliquer les mêmes pro- cédés et la même méthode. Cette méthode est la méthode psychologique tout entière exprimée dans ce précepte : Rien n'appartient à l'âme que ce que la conscience et la réflexion nous décou- vrent; tout ce que les sens nous attestent, tout ce que l'imagination reproduit, appartient exclu- sivement au corps et non à l'âme. Descartes, dans ses Méditations, a donné à la fois le pré- cepte et l'exemple de cette méthode. Après lui, avec plus ou moins d'exactitude et de profon- deur, elle a été suivie, soit par les philosophes du xvne siècle, soit par les philosophes du xvnr3. En effet, sauf le degré d'exactitude et de pro- fondeur, l'auteur de l' Essai sur V entendement humain suit la même méthode que l'auteur des Méditations. A son tour, Condillac fait profes- sion de la suivre, soit qu'il l'ait empruntée à Locke, soit qu'il l'ait empruntée à Descartes. La diversité des résultats obtenus par les uns et par les autres s'explique parfaitement par la seule diversité des applications d'une même méthode. En l'appliquant avec plus de force et de profondeur, l'éclectisme a retrouvé dans la conscience ce qu'y avait découvert le génie de Descartes et de Malebranche. Prenant ainsi son point de départ dans le sentiment immédiat de notre propre réalité, la philosophie française s'est préservée du pan- théisme, comme par sa foi dans l'autorité de la raison, elle s'est préservée du scepticisme et du mysticisme. En effet, quand on pdrt d'abord de 36 FRAN — 562 — F1UN la conscience de notre réalite et de notre cau- salité propre pour arriver ensuite à concevoir la nature du monde et de Dieu, on est peu disposé à sacrifier cette réalité à quelque hypothèse on- tologique plus ou moins spécieuse. Certains prin- cipes de la métaphysique de Descartes pouvaient peut-être ahoutir à cette conséquence; mais Descartes et Malebranche, mais le cartésianisme irançais tout entier ont su résister à cette ten- dance, et se retenir sur la pente glissante de ces principes. Ainsi, grâce à sa méthode, la phi- losophie française s'est en général préservée de ces grandes erreurs qui discréditent la philo- sophie en la mettant en contradiction directe avec les croyances du sens commun. iNul doute qu'elle ne doive en grande partie à sa sagesse l'influence profonde qu'elle a exercée sur les destinées sociales et politiques de la France et même de l'Europe tout entière. En outre, la méthode propre à la philosophie française se distingue par un caractère extérieur qu'il importe de signaler. Ce caractère extérieur est une admirable clarté par laquelle elle frappe tous les yeux, et s'adresse à toutes les intelli- gences. A la différence des philosophes d'autres contrées, qui, dans leur langue et leurs formules obscures et bizarres, semblent ne vouloir faire que des monologues avec eux-mêmes, et s'effor- cer d'être inintelligibles à tous les autres, les philosophes français parlent une langue intel- ligible à tout le monde, et font tous leurs efforts pour donner une forme populaire à leur mé- thode et à leurs doctrines. Déjà nous avons si- gnalé cette tendance dans Ramus ; elle a été en- core bien plus évidente et plus efficace dans Des- cartes. Pourquoi Descartes a-t-il écrit en français le Discours de la Méthode? Il dit lui-même que c'est pour s'adresser à tous les hommes de bon sens, et non pas seulement aux pédants nourris de grec et de latin. Il voulait, raconte son histo- rien Baillet, être compris des enfants et des femmes. On a trouvé dans ses papiers, après sa mort, le commencement d'un dialogue dans le- quel, sous une forme toute populaire, il exposait les principes du Discours de la Méthode et des Méditations. Pour la forme comme pour le fond, la philosophie du xvne siècle a subi l'influence de Descartes. La clarté du maître se retrouve dans les disciples, et jusque dans les plus hautes il .-t lions de Malebranche et de Fénelon sur la raison éternelle et sur l'infini. Cette même tendance et ce même caractère se retrouvent à un plus haut degré dans les philosophes du xviir siècle. La langue de Voltaire est encore plus claire que celle de Descartes, et la philoso- phie du xviii' siècle a fait encore plus d'efforts pour introduire ses principes dans toutes les in- telligences. Depuis le pur traité de métaphysique jusqu'au roman et au conte, il n'est point de forme dont elle ne se soit revêtue pour se rendre accessible à Cette clarté d'exposition ne dérive pas seule- ment du cm ipre de la langue française, mais aussi de l'idée que les philosophes français se sont généralement faite du but de la philoso- phie. Ce ne sonl ilitaires contemplatifs se livrant à leurs spéculai taphysiques sans aucun souci de leur influence au dehors et de leurs conséquent : ils ne conçoi- vent pas la phil ce sté- rile Bans rapport aui nde. Des- cartes, de môme que ira de néthode, assigne à la philosophie un but pratique, il exphqu ut méconnu, par celle excellente v.nit l'apparenti des principes de la métaphysique par lesquels il faut nécessaire- ment passer avant d'arriver aux conséquences. La philosophie du xviiie siècle a été encore plus loin dans cette voie, et s'est peut-être plus préoccupée de la pratique que de la théorie, des applications que des principes. Avant tout, elle a eu pour but de détruire les croyances vieillies du passé, de faire triompher la tolé- rance, la liberté, les droits sacrés de l'humanité. Il semble même que souvent, au lieu de consi- dérer la vérité des principes en eux-mêmes, elle ne les ait adoptés que comme des armes plus ou moins redoutables contre les adversai- res de l'esprit nouveau. De là les erreurs, les inconséquences, les contradictions que chacun peut si facilement découvrir et reprendre en elle, et pour lesquelles sera indulgent quiconque tiendra compte des immenses services qu'elle a rendus à la cause de l'humanité. Quelle que soit la diversité dans les applica- tions de cette méthode commune, cependant elle a nécessairement produit quelques résultats gé- néraux au sein de la philosophie française. Il eh est un d'abord qui dérive tout naturellement de la méthode psychologique, à savoir le spiritua- lisme, c'est-à-dire la distinction du principe pen- sant et du principe corporel. Maigre l'opposition de Gassendi et de sa petite école, la prédomi- nance du spiritualisme est évidente dans toute la philosophie du xvne siècle. Elle n'est pas moins évidente, malgré certains physiologistes, dans la philosophie de notre époque ; où elle pa- raît contestable, c'est dans la philosophie du xvme siècle, dont l'idée, pour un grand nombre d'esprits, est étroitement associée aux doctri- nes d'Helvétius, de Lamettrie et du baron d'Holbach. Mais ces matérialistes ne sont que des enfants perdus de la philosophie du xvni" siècle; ils n'en sont ni les chefs ni les représentants. On sait qu'ils ont été hautement désavoués et sévè- rement blâmés par Voltaire et par Rousseau : or, Voltaire et Rousseau ne sont-ils donc pas les chefs des libres penseurs du xvine siècle? Con- dillac, qui a dit que nous ne sortions jamais de notre pensée, soit que nous nous élevions vers les cieux, soit que nous descendions dans les abîmes, incline plutôt à l'idéalisme qu'au maté- rialisme; or, Condillac n'a-t-il pas été le méta- physicien par excellence du xvm" siècle? En gé- néral, jusqu'à présent, on s'est beaucoup trop attaché à marquer par où la philosophie du xvme siècle diffère de la philosophie du xvnc, et pas assez par où elle s'y rattache. Nous allons en donner une preuve nouvelle, dans les considéra- tions suivantes, sur un autre point de doctrine commun à toute la philosophie française. Ce point commun de doctrine est la croyance en une raison universelle, lumière qui éclaire tous les hommes, principe d'une justice et d'une morale universelle et absolue, principe de devoirs absolus et de droits imprescriptibles pour tous les êtres raisonnables. Cette doctrine appartient non-seulement à la philosophie du xvn° et du XIXe siècle, mais aussi à celle du xvin*. Une telle assertion, plus encore que la précédente, paraîtra étrange à ceux qui sont accoutumés à voir la philosophie du v siècle tout entière dans cette maxime, que to ent des sens. Cependant il est. I - cilc de. la justifier, et de montrer encore ici le lien qui rattache le xviii" siècle au xvir. Descartes avait reconnu l'existence de cette raison universelle dans ce qifil appelle les idées particulièrement dans l'idée de l'in- fini, il a fondé 1 1 preuve de l\ tence de Dieu. Mais il n'avait fait aucune appli- cation de cette raison universelle soil à l'ordre FRAN — 563 FRAN social, soit même à la morale pure. A ce point de vue Malebranche l'emporte sur son maître Descartes. Non-seulement, au point de vue mé- taphysique, il a beaucoup plus approfondi la na- ture de cette raison universelle, mais encore il en a déduit les principes absolus de la jus- tice, et il a fondé sur ces principes la morale tout entière. Il ne se borne pas même entière- ment à la morale pure : déjà il en fait quelques applications au droit social et politique. C'est ainsi qu'il définit admirablement le souverain, le vicaire de la raison. Bossuet, et surtout Fé- nelon, ont en ce point suivi les traces de Male- branche plutôt que celles de Descartes. Comme Malebranche , ils admettent une raison univer- selle et divine éclairant toutes les intelligen- ces ; comme lui, ils en déduisent une morale, ils posent sur le même fondement des maximes absolues de justice. On voit dans tous les ou- vrages de Fénelon, et principalement dans le Télémaque, une tendance marquée à faire une application de ces maximes à l'organisation sociale et politique. Considéré sous ce point de vue, Fénelon forme, pour ainsi dire, la transition entre les philosophes du xvne et les philosophes du xvme siècle. Ainsi, en général, les philoso- phes du xvnc siècle avaient considéré la raison universelle en elle-même, et dans son applica- tion à la morale pure ; mais non ses applications à l'organisation sociale et politique. Or, telle fut la mission accomplie d'une manière éclatante par le xvine siècle. Mais les philosophes du xviiie siècle ne sont-ils pas unanimes à rejeter bien loin les idées innées, les idées naturelles, absolues, à proclamer que toutes les idées, sans exception, viennent des sens? ne sont-ils pas unanimes à nier l'existence d'une raison uni- verselle et toutes les vérités nécessaires, soit pour la spéculation, soit pour la pratique ? 11 est vrai que tel est leur langage; il est vrai que la négation de tous les principes absolus de justice et de droit est contenue implicitement dans la fausse hypothèse sur l'origine de nos connais- sances, généralement adoptée et opiniâtrement ii due par la philosophie de cette période. C'est en quoi consiste leur erreur : mais, s'ils nient théoriquement la raison universelle et les principes absolus, en revanche ils les admet- tent, ils les invoquent dans la pratique, quand il s'agit de morale, de justice et de politique. Partout on dit et on répète que Voltaire est un disciple aveugle de Locke et de la philoso- phie de la sensation; cependant cela n'est vrai qu'avec une importante restriction. En ef- fet, Voltaire admet une raison universelle , la même chez tous les hommes de tous les temps et de tous les lieux. Il considère t même cette raison comme une émanation de l'Être suprême (t. VI, p. 63 de l'édit. de Kehl.) « Cette raison, dit-il encore [ib., p. 39), enseigne à tous les hommes qu'il y a un Dieu, et qu'il faut être juste. » Avec autant d'éloquence, avec autant de force que l'auteur du traité de l'Existence de Dieu, il soutient qu'il y a une morale et une justice universelles, des lois antérieures et su- périeures à toutes les lois écrites, et il montre cette justice et ces lois naturelles reconnues à la Chine et au Japon tout aussi bien qu'à Lon- dres ou à Paris. «L'idée de la justice, dit-il (le Philosophe ignorant, ch. xxxi et xxxn), me pa- raît tellement une vérité de premier ordre, à laquelle tout l'univers donne son assentiment, que les plus grands crimes qui affligent la na- ture humaine sont tous commis sous un faux prétexte de justice.... La notion de quelque chose de juste me semble si naturelle, si univer- sellement acquise par tous les hommes, qu'elle est indépendante de toute loi, de tout pacte, de toute religion. » Il ne serait pas difficile de mul- tiplier de pareilles citations pour prouver qu'il s'agit ici d'un système, et non pas de quelques passages contradictoires échappes par hasard à la plume facile et abondante de Voltaire. On peut s'en convaincre en lisant son Essai sur le- mœurs et l'esprit des nations. Le principe con- stant de toute sa critique historique est l'idée d'une morale et d'une raison universelle : l'his- toire, telle qu'il l'écrit, est un admirable et perpétuel plaidoyer en faveur de cette justice et de cette raison. Voltaire d'ailleurs lui-même dé- clare hautement que sur ce point important il se sépare de Locke. Il combat tous ses argu- ments contre l'existence d'une morale univer- selle; il ose même pousser l'irrévérence jusqu'à se moquer un peu de l'excessive crédulité avec laquelle son philosophe par excellence accueille indistinctement tous les faits qu'il croit pouvoir objecter contre l'existence de principes univer- sels de morale. Je cite Voltaire lui-même : « En abandonnant Locke en ce point, je dis avec le grand Newton : Nalura est semper sibi conso- nans, « la nature est toujours semblable à elle- même. » La loi de gravitation qui agit sur un astre agit sur tous les astres, sur toute la ma- tière; ainsi la loi fondamentale de la morale agit sur toutes les nations bien connues. » (Le Philosophe ignorant.) On voit qu'il est impossi- ble de se mettre en opposition plus directe avec la philosophie de Locke. Donc Voltaire, tout en proscrivant les idées innées, proclame avec Ma- lebranche et Fénelon une raison universelle éclairant tous les hommes, et leur découvrant à tous, dans tous les temps et dans tous les lieux, les mêmes principes absolus de justice et de morale. Les penseurs les plus éminents du xvnr3 siè- cle, de même que Voltaire, admettent cette doc- trine. Elle est dans le premier chapitre de VEs- prit des lois. « Avant qu'il y eût des lois faites, dit Montesquieu, il y avait des rapports de jus- tice possibles.... Dire qu'il n'y a rien de juste ni d'injuste que ce qu'ordonnent les lois positives, c'est dire qu'avant qu'on eût tracé le cercle tous les rayons n'étaient pns égaux.... Il faut donc avouer des rapports d'équité antérieurs à la loi qui les établit. » Qui ne se rappelle quelques- unes de ces admirables pages de ÏÉmile et de la Nouvelle Héloïse, où Rousseau proteste avec tant d'éloquence contre la morale de l'intérêt et du plaisir, en invoquant et proclamant cette loi absolue de l'honnêteté et du devoir révélée par la conscience? Malgré ses fougueux emporte- ments d'athéisme et de matérialisme, Diderot lui-même nous présente de belles pages et de beaux mouvements inspirés par les mêmes vé- rités. Dans son Tableau d'une esquisse histo- rique des progrès de l'esprit humain, Condorcet s'appuie aussi sur ces lois universelles et né cessaires de la justice, tout en les faisant dériver à tort de la faculté d'éprouver du plaisir et de la douleur. « L'analyse, dit-il, nous l'ait découvrir dans le développement de notre faculté d'éprou- ver du plaisir et de la douleur, le fondement des vérités générales qui déterminent les lois immuables, nécessaires du juste et de l'injuste. » Il en déduit ces droits imprescriptibles et sa- crés de l'humanité dont il eut l'honneur de dé- fendre si intrépidement la cause, non-seulement dans la spéculation et dans les livres comme ses prédécesseurs, mais aussi dans la pratique et dans les premières grandes assemblées natio- nales de la révolution. C'est surtout dans les ouvrages et dans la vie de Condorcet qu'est vi- sible le passage de la théorie philosophique aux FRAN — 564 FRAN applications sociales et politiques. Avoir abouti à la déclaration des droits de l'homme, à cette formule de la liberté, de l'égalité et de la fra- ternité qui, bien comprise, est toujours vraie, toujours sacrée, quelque abus qu'on en ait pu faire, et qu'on puisse en faire encore, en un mot avoir abouti aux principes de 89, voilà l'hon- neur de la philosophie du xvine siècle ! En quel pays du monde, en quel temps la philosophie a-t-elle agi d'une manière plus profonde et plus heureuse sur les destinées de l'humanité ? A la même époque, Kant et surtout Fichte, pénétrés de la vérité de ces mêmes principes, tentèrent également d'agir par la philosophie sur l'or- ganisation sociale et politique de la nation al- lemande; mais leur influence ne peut être com- parée à celle des philosophes français, et les ré- formes accomplies dans l'Allemagne elle-même furent plutôt l'effet des idées françaises que de la philosophie allemande. Or, d'où vient cette influence si forte et si fé- conde de la philosophie du xvme siècle? Par quoi a-t-elle enfanté 89 et la déclaration des droits ? Assurément , ce n'est pas par cette maxime que toutes nos idées viennent des sens, ni par cette conséquence, qui logiquement en découle, à savoir qu'il n'y a ni juste ni in- juste, ni devoir ni droits. Le mouvement philo- sophique du xviii6 siècle et son influence doi- vent paraître la plus étrange des énigmes à qui les considère sous ce point de vue exclusif. C'est par une ardeur généreuse à suivre, dans toutes ses applications sociales et politiques, cette raison universelle dont le cartésianisme avait montré l'apparition au sein de la con- science; que la philosophie du xvm" siècle a marque glorieusement sa place dans l'histoire des progrès de l'humanité. La philosophie du xvne siècle avait placé dans la raison univer- selle le principe du vrai absolu ; elle avait fait triompher son indépendance souveraine et ses droits dans l'ordre de la spéculation et de la science pure. A son tour, le xvme siècle repre- nant son œuvre là précisément où elle l'avait laissée, travaille à faire triompher ses droits dans l'ordre social et politique. Héritière à la fois de la philosophie des deux grands siècles qui l'ont précédée, la philoso- phie du xixe, en revenant aux grands prin- cipes métaphysiques du cartésianisme et en combattant les principes de Condillac, n'a pas en même temps renoncé à cet amour ardent de l'humanité et de la justice sociale qui animait la philosophie du xvme siècle. Ce qu'elle laisse seulement au xvme siècle, c'est cette flagrante contradiction par laquelle il réclamait et défen- dait les droits de l'humanité et de la justice, tandis qu'il soutenait un principe métaphysique qui en contenait implicitement la plus absolue Mon. Au xix* siècle, en dehors de la philosophie éclectique, d'autres écoles se sont produites. Telles sont les j>rinci]> 9 parcourues depuis Ramus jusqu'à nos jours par la philo- sophie française, et tels sont les caractères les plus généraux, soii de sa méthode, soit de ses principes. J'ai montré que, grâce à l'excellence de Ba m Lhode, elle B'est en général pré des écarts du scepticisme, du i et du panthéisme. Elle a su se tenir à égaie disl témérités de: l'idéalisi >nd et des timidités de l'empiri . Biais ce qui la recommafide entre toutes les philosophies mo- esl l'action qu'elle a ur le mond le long et éloquent plaidoyer par lequel clic a démontré et gagné la i des droits de l'humanité, c'est la réforme ac- complie sous son influence dans le sein des sociétés modernes. Par là elle s'élève au-dessus de toutes les autres philosophies. par là elle a droit à la reconnaissance du monde entier. Telle a été la philosophie française dans le passé, telle elle sera dans l'avenir, sous peine d'abdiquer son antique influence en perdant tout ce qui, jusqu'à présent, a fait son caractère propre, sa puissance et son originalité. F. B. FRANKLIN (Benjamin), né à Boston, le 17 jan- vier 1706, mort à Philadelphie, le 17 avril 1790, a joué un rôle original et considérable dans la révolution intellectuelle et morale, aussi bien que dans l'histoire politique du xvme siècle. Il est vrai que Franklin n'a attaché son nom à aucun système de philosophie. A part quelques lettres et quelques mémoires sur ses expériences en physique, et une correspondance assez volu- mineuse, consacrée presque tout entière aux affaires publiques où il s'est trouvé mêlé, Fran- klin n'a guère écrit que des almanachs et, dans un âge très-avancé, des mémoires sur sa vie pour servir à l'instruction de ses enfants. Mais il résume en lui, au plus haut degré, le génie pra- tique, l'esprit politique et moral du xvme siècle, comme Voltaire en représente le scepticisme métaphysique et religieux. Vivant, pour ainsi dire, sur la place publique à la manière des sages de l'antiquité, activement mêlé aux évé- nements de son temps, l'intérêt qu'il nous offre est surtout dans sa vie, dans les efforts constants qu'il a faits sur lui-même pour se gouverner selon ses idées, dans l'influence que son exemple a exercée sur les autres, et enfin dans la vigoureuse impulsion qu'il a impri- mée à ses concitoyens. C'est à tous ces titres qu'il a mérité d'être appelé le Socrate de l'Amé- rique. 11 était le quinzième enfant d'un petit tra- fiquant qui, vers la fin du règne de Charles II, avait émigré d'Angleterre en Amérique, pour cause de religion. Son père, fabricant de savon et de chandelle, le destina d'abord à succéder à son commerce; mais le jeune Franklin s'y mon- tra peu disposé, et, à douze ans, il entra en apprentissage chez un de ses frères qui était imprimeur. Déjà il avait un tel goût pour la lecture, que tout l'argent dont il pouvait dis- poser passait en achat de livres. Parmi ceux qui le frappèrent le plus, il cite les Vies de Plu- tarque ; c'est aussi l'ouvrage qui laissa sur la jeune imagination de J. J. Rousseau l'impression la plus vive. Franklin nomme encoredeux autres ouvrages qui ont laissé dans son esprit des traces profondes ■ l'un est l'Essai sur les projets, par Daniel de Foë, auteur de Robinson Crusoé: l'autre, du docteur Mather, est l'Essai sur les moyens de faire le bien. Il avait trouvé dans la bibliothèque de son père des livres de contro- verse théologique, qu'il lut presque tous, et qui lui donnèrent le goût et l'habitude de la discus- sion. Enfin, un volume dépareillé du Spectateur d'Addison étant tombé sous sa main, il en reconnut sur-ie-champ le mérite littéraire, et s'efforça, par un exercice aussi ingénieux que persévérant, à s'en approprier le style. Ce fut par un hasard à peu pics semblable que le nom de Socrate arriva à sa connaissance. Des lors il n'eut point de repos qu'il ne fût instruit de la doctrine de cet illustre martyr de la raison, il étudia plutôt qu'il ne lut les Mé- morables de KénophoD. et chercha à s'assimiler li méthode du philosophe - aière d'in- terroger un adversaire et de le convaincre par es aveux, comme il avait fait aupa- ravant le style d'Addison. Mais peu à peu il e : retrancha co qu'elle a de subtil et de captieux, FRAN 565 — FRAN pour n'en conserver que l'habitude de s'exprimer avec une défiance modeste. Rien n'est plus bizarre que la manière dont il commença sa carrière d'écrivain. Son frère imprimait un journal, et l'idée vint un jour au jeune apprenti de publier ses propres œuvres. S.ichant bien que sa collaboration, s'il osait porte fut imprimé et eut du succès. Quelques années plus tard, employé à Londres, comme simple compositeur, à la réimpression de la Religion naturelle de Wollaston, il ne goûta pas la théorie de ce philosophe, et écrivit, pour la réfuter, une brochure métaphysique qu'il intitula : Dissertation sur la liberté, la nécessité, le plaisir et la peine. Il regretta plus tard la publicité qu'il donna à cet écrit de sa jeunesse, comme un des errata de sa vie qu'il aurait voulu corriger. Au reste, sa vocation n'était point là. Homme d'action plutôt que pen- seur, propagateur ardent de l'esprit de son siècle, dans ce qu'il y a de plus pratique et de plus immédiatement utile, il devait se trouver mal à l'aise au milieu des questions de pure mé- taphysique. Aussi allons-nous le trouver bientôt occupé de publications d'un tout autre genre. Établi à Philadelphie, où on l'avait vu dans sa jeunesse simple ouvrier, à la tête d'une im- primerie importante, dont la prospérité était entièrement son œuvre, il fonda bientôt, sous le nom de clubs, des réunions où toutes les lumières du pays furent mises en commun, des bibliothèques publiques et des publications po- pulaires. Dès l'année 1732, Franklin avait commencé la publication de YAlmanach du bonhomme Ri- chard. C'est en 1757 qu'il réunit les préceptes épars dans ces almanachs, et forma ce mor- ceau si connu sous le titre de Science du bon- homme Richard. Cet entretien familier, tissu de sentences proverbiales, faites pour inspirer l'a- mour du travail et de l'économie, était aussi merveilleusement approprié à l'éducation du peuple auquel il s'adressait. Dans la patrie de Franklin, où l'industrie semble faire le fond de l'existence individuelle et publique, où le com- merce est le soutien de la liberté, l'intérêt devient le principe de l'éducation, et l'utilité est regardée comme la base de la morale. La phi- losophie de Franklin, il faut bien le dire, est la philosophie de l'utile, mais de l'utile dans son développement le plus noble : chez lui, elle se confond avec le génie des inventions bienfai- santes, l'esprit d'ordre, la modération, la justice, le patriotisme et la charité universelle. Il ne faut pas perdre de vue qu'il appartenait à une société au sein de laquelle n'existaient ni les grandes inégalités de fortune, ni les distinctions de naissance : il parle à des populations indus- trieuses; ce sont les classes laborieuses qu'il veut moraliser. Le plus pressé, pour lui comme pour elles, était de leur montrer les moyens d'améliorer leur condition : dans ce but, il leur prêche le travail et l'économie; et ces moyens, si bien faits pour assurer leur bien-être, sont en même temps les agents les plus efficaces de leur amélioration morale. Ainsi, cet ouvrier qui s'est élevé par son énergie j ersonnelle, prêche à ses compatriotes l'activité, les habitudes de labeur, le mépris des jouissances superflues, afin de leur apprendre à se passer de la tyrannie anglaise ; cet artisan qui leur enseigne l'indépendance par l'économie, se trouve être un moraliste, un réformateur , un apôtre; et la Science du bon- homme Richard est en quelque sorte l'évangile industriel, le catéchisme des populations labo- rieuses. Ce fut vers 1733 qu'il forma le projet de ten- dre à la perfection morale. 11 comprit bientôt que l'intérêt purement spéculatif que l'on peut apporter dans une pareille entreprise est insuf- fisant pour nous préserver des chutes, et que l'important est de faire naître en nous de bonnes habitudes, et de triompher des habitudes con- traires. Pour y parvenir, il se fit une méthode à lui. Il réunit sous treize noms toutes les ver- tus et qualités qu'il désirait acquérir. Il unit à chacun de ces noms un court précepte pour déterminer l'idée qu'il y attachait. Voici les noms de ces vertus, et les préceptes qui y étaient joints : 1. Tempérance. Ne mangez pas jusqu'à vous abrutir; ne buvez pas jusqu'à vous échauffer la tête. 2. Silence. Ne parlez que de ce qui peut être utile à vous ou aux autres. Évitez les conver- sations oiseuses. 3. Ordre. Que chaque chose ait sa place fixe. Assignez à chacune de vos affaires une partie de votre temps. 4. Résolution. Formez la résolution d'exécuter ce que vous devez faire, et exécutez ce que vous aurez résolu. 5. Frugalité. Ne faites que des dépenses utiles pour vous ou pour les autres, c'est-à-dire ne prodiguez rien. 6. Activité. Ne perdez pas de temps. Occu- pez-vous toujours à quelque chose d'utile. Abs- tenez-vous de toute action qui n'est pas néces- saire. 7. Sincérité. N'usez d'aucun détour : que l'in- nocence et la justice président à vos pensées et dictent vos discours. 8. Justice. Ne faites tort à personne, et ren- dez aux autres les services qu'ils ont droit d'at- tendre de vous. 9. Modération. Évitez les extrêmes. N'ayez pas pour les torts qu'on a envers vous le ressen- timent qu'ils vous semblent mériter. 10. Propreté. Ne souffrez aucune malpropreté sur vous, sur vos vêtements, ni dans votre maison. 11. Tranquillité. Ne vous laissez pas troubler par des bagatelles ou par des accidents ordi- naires et inévitables. 12. Chasteté. Usez rarement des plaisirs de l'amour, et seulement pour votre santé ou pour avoir des enfants, sans en contracter ni lourdeur ni faiblesse, et sans compromettre votre con- science, votre réputation ou celle des autres. 13. Humilité. Imitez Jésus et Socrate. Afin d'acquérir l'habitude de toutes ces ver- tus, il jugea qu'il valait mieux ne pas diviser son attention en la portant sur toutes à la fois, mais la fixer d'abord sur une seule, et s'y bien affermir avant de passer à une autre. Il conçut la nécessité de faire chaque jour un examen de conscience, suivant l'avis que donne l'auteur des Vers d'or. Il faut voir dans les mémoires de Franklin les détails du procédé qu'il employa pour l'exécution de ce plan. Il avait le dessein d'écrire sur chaque vertu un petit commentaire qui en aurait montré les avantages, ainsi que les maux attachés au vice opposé : il aurait inti- tulé ce livre Y Art de la vertu, parce qu'il aurait montré la manière de l'acquérir, ce qui l'aurait distinguée des simples exhortations au bien, qui ne donnent pas l'indication des moyens d'y par- venir. Ce n'est pas ici le lieu de retracer la vie poli- tique de Franklin ; nous dirons seulement que l'enthousiasme extraordinaire qu'il excita en i'"RIE — 566 — FRIE France, quand il vint solliciter en faveur de son pays l'appui du cabinet de Versailles, est un des faits qui caractérisent le mieux l'esprit du temps. Homme du peuple, arrivé par lui seul au plus haut degré de fortune et de gloire, apôtre de la liberté au milieu d'une nation impatiente d'en finir avec l'autorité absolue, fidèle à sa mission et à son origine dans tous les détails de sa vie extérieure, il fut salué comme le précurseur d'un autre âge, comme le symbole vivant des idées nouvelles. D'ailleurs Franklin, par ses qua- lités personnelles, devait éveiller dans i'esprit français les plus vives sympathies. Ce qui le distinguait surtout, c'était la clarté, la netteté de l'intelligence, l'esprit pratique, le bon sens. Le bon sens, il le possédait à ce degré où il devient du génie. Pour les œuvres de Franklin, il nous suffit d'in- diquer ici ses Mémoires de sa vie privée, écrits par lui-m 'me et adressés à son fils, traduits en français, in-8, Paris, 1791 et 1794: — Vie de Benjamin Franklin écritepar lui-même, suivie de ses œuvres morales, politiques et littéraires, etc.. traduite en français, 2 vol. in-8,, Paris, an VI (1798). On a publié séparément VÉloge de Franklin, par Condorcet, in-8, Paris. 1791. Les Œuvres de B. Franklin ont été publiées à Londres, 1806-1811, 3 vol. in-8. Elles avaient déjà été traduites en français par Barbeu Du- bourg, 1773. 2 vol. in-4. On a traduit et publié séparément sa Science du bonhomme Richard, Dijon, 1795 (il existe aujourd'hui plusieurs édi- tions populaires de ce petit ouvrage) ; les Mé- moires de sa vie privée, Paris, 1791, in-8; sa Correspondance, 1817, 3 vol. in-8. Un extrait des Œuvres de Franklin a été donné par M. C. Re- nouard sous le titre de Mélanges de morale, d'économie et de politique, 3e éd., Paris, 1853. in-12. Condorcet a prononcé son éloge à l'Acadé- mie des sciences, Paris, 1791, in-8. M. Mignet a publié dans les Petits traités de l'Académie des sciences morales et politiques une Vie de Franklin on doux livraisons. A...D. FRASSEN (Claude), un des plus savants défen- seurs du parti des scotistes. naquit dans le voisi- nage de Péronne, en Picardie, l'an 1620. Entré à de seize ans au couvent des cordeliers de cette ville, il se fit remarquer de ses supérieurs qui l'envoyèrent à Paris faire ses cours de phi- losophie et de théologie. En 1662, il fut reçu docteur et professa ensuite la philosophie dans le grand couvent de son ordre. En 1682, s'étant rendu à Tolède pour assister à un chapitre gé- néral de l'ordre qui devait se réunir en cette ville, il y fut nommé définiteur général {dif/i- nilor generalis). Louis XIV le distingua et lui confia même quelques négociations difficiles, qui furent terminées à la satisfaction du mo- narque. Il mourut à Paris en 1711, dans sa qua- tre-vingt-onzième année. Le P. Frassen ne s'est pas beaucoup signalé par son originalité; il est resté fidèle, soit en philosophie, soit en théologie, aux opinions scotistes qu'il a exposées et dévê- tes, sans les modifier, dans les deux ouvrages suivants : Philosophia academica ex subti1 mis Arietotelie <•/ tcotisticie rationibus, cl sen- tentiiê brevi ne perapicua melhodo aaornata, , 1657, et 2 vol. in-4, Paris, 1668j — Scotus academicus, seu Univcrsn doctoris tub- tilis theologicadogmata, 'i vol. in-r, Paris. 1672, et 12 vol. in-4, Venise, 1744. -X. FRESISOM. Terme de convention mnémoni- par lequi 1 les logiciens désignaient un des modes do la quatrième figure du Byllogi la. Logique de Port-Royal, 3" partie, e1 l'article Syllooismb. fries (Jai i c), in' i Barby, en 1773. dans la Saxe prussienne, fut élevé à l'école des frères moraves, où il étudia aussi la théologie. Voulant se consacrer aux sciences philosophi- ques, il suivit les cours de l'université à Leipzig et à Iéna. Après avoir passé ensuite quelques années en Suisse comme précepteur, il revint dans cette dernière ville, où il ouvrit un cours de philosophie. Nommé professeur titulaire à Heidelberg, puis rappelé à Iéna en 1816, il fut révoqué de ses fonctions, pour avoir pris part au mouvement démocratique d'alors. On finit ce- pendant par lui rendre une chaire de physique et de mathématiques. En philosophie, Fries procède de Kant, et s'en rapproche beaucoup d'abord ' mais il a fini par s'en éloigner notablement, et par incliner de plus en plus vers le système de Jacobi, admet- tant que les vérités éternelles se révèlent à nous d'une manière immédiate, au moyen de l'intui- tion et du sentiment. Sa polémique contre Fichte et Schelling a été parfois fort vive ; ses attaques contre Reinhold sont plus mesurées. Les idées de Fries sur les atomes, le mouve- ment, les forces motrices, la perception exté- rieure, en un mot sur ce qu'on pourrait appeler avec Kant la métaphysique de la physique, sont à peu de chose près* les mêmes que celles de ce philosophe. Doué d'une âme naturellement élevée et plaçant au-dessus de tout les intérêts de la morale, Fries, dans tous ceux de ses écrits qui traitent de ce sujet, exprime les convictions les plus nobles et les plus fortes. Sous ce rapport encore, il est un ,vrai disciple de Kant. Son ro- man de Julius et Èvagoras est une œuvre remar- quable par l'élévation des sentiments. En métaphysique, Fries ne reconnaît qu'une certitude subjective. C'est là la base de sa doc- trine : tout le reste n'en est que le développe- ment. Le sujet connaissant ne peut jamais se comparer qu'à lui-même ; il peut bien recher- cher si ses idées sont ou' ne sont pas d'accord entre elles; mais il ne peut raisonnablement se demander si elles sont d'accord avec quelque chose d'extérieur à lui. Nous ignorons comment nous pouvons être en rapport avec un objet qui n'est pas nous, comment nous en sommes affec- tés, comment nous pouvons agir sur lui. La connaissance porte uniquement sur ce qui est en nous : elle n'est qu'une connaissance de soi- même. Kant a donc eu tort, suivant Fries, de rechercher la valeur objective des connaissances intuitives des sens par l'application du principe de causalité. Il lui reproche encore de n'avoir pas assez nettement établi le rapport qui doit exister entre ses trois Critiques, de n'avoir pas fait ressortir l'unité absolue de conscience qui doit régner entre les objets également absolus de ces trois grands ouvrages. Peut-être que Fries ne s'est pas assez rappelé la préface de la Critique du Jugement. La vérité de nos connaissances, suivant Fries, n'a rien de commun avec leurs rapports aux ob- jets; c'est une question d'accord entre elles- mêmes. De plus, toute connaissance véritable- ment primitive est vraie, et la raison est infail- lible en ce sens. De là un idéalisme sceptique, qui défend de porter un jugement décisif sur quoi que ce soit de réel, qui se renferme exclusi- > i dans les lois de la pensée. Ainsi, le pe de la permanence des substances ne olument rien (juant aux substances en elles mêmes; H n'indique qu'une de concevoir nécessaire dans une raison ti Ue que l nôtre. Il en est de môme du principe de eau lalité. D'où l'on conclut que l'exis- tence de Dieu no se démontre pis. mais seule- i.i< ni qu'elle est crue de tuutc raison finie. FRIE .67 — GALE Jusque-là, rien de bien original dans la doc- trine de Fries. Mais il prend une physionomie plus caractérisée, lorsqu'il gradue la connais- sance, et qu'il distingue et superpose, pour ainsi dire, le savoir, le croire et le pressentir. Ici se montre le disciple de Jacobi. Le savoir se tonde toujours immédiatement ou médiatcment sur l'intuition. Nous demander si nous savons quelque chose, c'est rechercher si la vérité d'une connaissance a sa raison dans l'en- chaînement nécessaire de notre intuition sensi- ble : c'est là ce qui constitue le savoir médiat. Mais lorsqu'il s'agit de nos idées rationnelles ou des différents états de notre âme, par exemple de l'idée de beauté, des sentiments de respect et d'amour, notre savoir est réfléchi^ certain, im- médiat; c'est le savoir accompagne de croyance. Le pressentiment, supérieur à ce savoir et à la croyance elle-même, est aussi un jugement pri- mitif dont la certitude parfaite arrive à la con- science sans se fonder sur une perception, comme dans l'intuition du savoir, ou sur une notion, comme dans la croyance immédiate aux senti- ments et aux idées de la raison. Nous savons donc, au moyen de l'intuition des sens et des notions de l'entendement, comment l'existence des choses nous apparaît dans la nature; nous croyons, d'après les idées de la raison, à l'essence éternelle des choses de pure raison, telles que le beau, le vrai, le bon, et nous pressentons dans le sentiment l'existence des choses en elles-mêmes, pressentiment qui n'est ni perception ni notion. Nous pourrions insister davantage sur cette distinction; mais elle n'en deviendrait ni plus ra- dicale, ni plus claire, ni plus vraie. En donnant plus de précision à la pensée de Fries, pour mieux faire ressortir ces trois degrés de la connaissance, nous risquerions de la fausser. D'ailleurs, com- ment la foi ou le pressentiment, qui semble être la faculté de la connaissance objective dans ce système, se concilie-t-elle avec l'idéalisme ou le mode de connaître tout subjectif que notre philosophie a commencé par établir ? Comment *e disciple de Jacobi peut-il se mettre d'accord avec celui de Kant? Cette difficulté de concilier Fries avec lui-même a déjà été signalée par M. H. Fichte, qui le représente aussi; comme édifiant d'une main et détruisant de l'autre. Fries a beaucoup écrit; voici la liste de ses principaux ouvrages philosophiques : Reinhold, Fichte et Schelling, in-8, Leipzig, 1803; in-8, Halle, 1824 ; — Théorie philosophique du droit, et critique de toute législation positive, in-8, Leipzig^ 1804; — Système de la philosophie, considérée comme science évidente, in-8, ib.,1804 ; — Sa,voir, foi et pressentiment, in-8, Iéna, 1803 ; — Critique nouvelle ou anthropologique de la raison, 3 vol. in-8, Heidelberg, 1807-1828; — Nouvelles doctrines de Fichte et de Schelling sur Dieu et le monde, in-8, ib., 1807; —Système de la logique, et Esquisse de la logique, in-8, ib., 1811-1828; —De la philosophie, du genre et de Vart allemands; un Vœu pour Jacobi contre Schelling, in-8, ib., 1812; — Manuel de philosophie pratique, t. I, comprenant l'éthi- que générale et la théorie philosopliique de la vertu, in-8, Leipzig, 1818; — Manuel d'anthro- pologie psychique, 2 vol. in-8, Iéna, 1820, 1821 et 1837; — Philosophie mathématique de la nature, in-8, Heidelberg, 1822; —les Doctrines de l'amour, de la foi et de V espérance, ou points principaux de la morale et de la foi, in-8, ib.; 1823; — Système de métaphysique, in-8, ib., 1824; — Julius et Évagoras, ou la Beauté de âme (roman philosophique). 2 vol. in-8, Heidel- berg, 1822 : le premier volume du Manuel de philosophie pratique ou de Théologie philoso- phique contenait l'éthique générale ou la morale philosophique ; le second, qui a paru à Heidel- berg, 1832, in-8, contient la science philosophi- que de l'État ou la politique, la philosophie de la religion ou la théorie des fins dans le monde, et l'esthétique; — Histoire de la philosophie] exposée d'après les progrès de ses développe- ments scientifiques, t. I, in-8, Halle, 1837. — Divers articles philosophiques du même auteur ont été insérés dans les Eludes, recueil publié par Daub et Creuzer. J. T. FRISESOMORUM. Terme mnémonique de convention par lequel les logiciens désignaient un des mode? indirects de la première des trois figures du syllogisme reconnues par Àristote. Les deux dernières syllabes de ce mot n'ont au- cun sens, elles sont ajoutées pour fournir le spondé nécessaire à la mesure du vers mnémo- nique usité dans l'École : Célentés, Dabitis, Fopesmo, Frisesomorum. Voy. la Logique de Port-Royal, 3e partie, et l'article Syllogisme. FRONTON (M. Cornélius), rhéteur latin, né à Cirta, en Numidie, vers la fin du premier siècle après J. C. La philosophie ne lui doit rien; il est vrai qu'il fut le maître de Marc-Aurèle, mais il employa toute son autorité à le dégoûter de la philosophie, et à le gagner à la rhétorique. On trouve dans sa correspondance avec ce prince de singulières préventions contre les philosophes : il les croit occupés à inventer des arguments captieux, à diviser et à distinguer sans fin, il les juge incapables de parler ou d'écrire avec goût, et en tout lieu inférieurs aux rhéteurs. Voy. dernière édition de ses Lettres, Leipzig, 1867, et en outre G. Boissier : la Jeunesse de Marc-Au- rèle. Revue des Deux-Mondes, 1er avril, 1868. FÙLLEBORN (Georges-Gustave), né à Glogau, en 1769, professeur de latin, de grec et d'hébreu à Breslau, a publié un recueil précieux. On y trouve une foule de dissertations remarquables sur différents points de l'histoire de la philoso- phie. Outre ce recueil intitulé Mémoires pour servir à l'histoire de la philosophie, 3 vol. en douze cahiers in-8, Zùllichau et Freystadt, 1796, Fùlleborn a fait paraître aussi quelques leçons de philosophie dans la Revue mensuelle de Silésie (ch. vr, vu et ix). Il mourut en 1803. GALE (Théophile), presbytérien anglais, né en 1628 à King's-Teiguton, dans le Devonshire, et mort en 1678 à Holborn, pasteur d'une con- grégation secrète de non-conformistes, fut le fondateur de cette école moitié théologique, moitié philosophique, moitié païenne et moitié chrétienne, en tout cas plus éruditeque savante, qui comptait dans son sein Cudworth, Henri More, Thomas Gale, et qu'on a coutume d'appeler l'é- cole platonicienne d'Angleterre. La lecture du livre de Grotius, de la Vérité de la religion chrétienne, inspira à Théophile Gale l'idée de son premier ouvrage, The court of the gentiles (Aula deorum gentilium, in-8, Londres, 1676), où il s'efforce de prouver que tout ce que nous admirons chez les sages du paganisme est un emprunt fait à la révélation ; qu'ils ont puisé à cette source les éléments les plus essentiels de leur théologie, de leur philosophie, et jusqu'aux mots dont ils se servaient pour exprimer leur pensée. D'après cela on pourrait croire que la philosophie doit disparaître du nombre des scien- ces, et que la théologie seule, sévèrement ren- fermée dans les textes de l'Ecriture, doit être appelée à résoudre tous les problèmes qui inté- ressent la pensée humaine. Il n'en est rien cependant. Gale croyait, avec saint Justin et Clément d'Alexandrie, que la parole de Dieu fut révélée aux hommes de diverses manières et à GALI — 568 — GALI différentes époques, et qu'il faut savoir la re- trouver et la reconnaître partout où elle existe, si l'on veut avoir la vraie philosophie. De là l'éclectisme ; mais un éclectisme sans franchise et sans liberté, toujours subordonné à des croyan- ces théologiques. L'école d'Alexandrie paraissait à Gale le meilleur modèle à suivre pour arri- ver à ce résultat. D'ailleurs la doctrine d'Alexan- drie est, selon lui, l'interprétation la plus légi- time de celle de Platon, et Platon, plus qu'aucun autre philosophe de l'antiquité païenne, a puisé aux sources de la révélation. Toutefois le néo- platonisme alexandrin, soumis au contrôle de la Bible, ne suffisait pas à Gale; il y ajoutait encore les idées kabbalistiques interprétées par Reuchlin et Pic de la Mirandole. C'est dans cet esprit qu'il a écrit son second ouvrage, Philoso- phia universalis (in-8, Londres, 1676), composé de deux parties : dans la première il retrace l'origine et l'histoire de la philosophie, principa- lement de la philosophie platonicienne; dans la seconde il expose son propre système tel que nous venons de l'esquisser à grands traits. — C'est l'influence de Théophile Gale qui a poussé Thomas Gale, plus philologue que philosophe, à publier les Mystères des Egyptiens, attribués à Jamblique, et la lettre de Porphyre à Anébon. X. GALIEN. Personne n'ignore quelle est la place de Galien dans l'histoire de la médecine; mais on connaît moins bien le rôle qu'il a joué dans les destinées de la philosophie. Les historiens même de cette science en ont à peine parlé ; le souvenir rapide et superficiel qu'ils ont con- sacré au médecin de Pergame ne nous apprend rien de certain sur ses doctrines et sur son in- fluence. Cependant rien n'est plus injuste qu'un tel oubli. Entraîné dès sa jeunesse vers la phi- losophie par une vocation naturelle et décidée, Galien n'a jamais séparé l'étude de cette science de l'étude de la médecine, et poussa même si loin cette alliance, qu'il composa des traités philosophiques à l'usage particulier des étudiants en médecine. Critique et historien plutôt encore que philosophe dogmatique; n'ayant pas toujours une doctrine bien arrêtée ; trop souvent incer- tain et en contradiction avec lui-même, soit par caractère, soit par principe; éclectique en phi- losophie plus encore qu'en médecine, mais de cet éclectisme en quelque sorte matériel, qu'on a appelé le syncrétisme; dialecticien comme Aristote, dont il suivit presque tous les princi- pes logiques et auquel il doit la disposition mé- thodique de ses ouvrages; psychologue comme Platon, qui lui a fourni ses plus belles inspira- tions sur la nature et sur la vie, Galien occupe une place à part dans l'histoire de la philoso- phie. Les Arabes surtout lui doivent peut-être autant comme philosophe que comme médecin. On a comparé Galien à Aristote : cette compa- raison est juste, si l'on tient seulement compte des connaissances encyclopédiques des deux écrivains, de leur esprit d'observation et de leur influence au moyen âge ; mais elle ne soutient pas l'examen, si l'on considère la direction géné- rale de leurs idées, la trempe de leur génie, et, si l'on peut s'exprimer ainsi, leur valeur intrin- sèque. Galien (Claude) naquit l'an 131 de notre ère à Pergame. en Asie, sous le règne de l'empereur Adrien. Son père, nommé Nicon, architecte très- distingué, possédait des connaissances étendues en mathématiques, en astronomie, en philosophie, el jouissait, en outre, d'une fortune considérable. Premier précepteur de son fils, il ne contribu i pis peu à lui inculquer de bonne heurt.' l'amour de toutes les sciences qu'il cultivait lui-même. surtout le goût des mathématiques, qu'on est un peu étonné de rencontrer chez un médecin, ce qui lui attira même quelquefois, ainsi qu'il nous l'apprend, les railleries de ses confrères. Dès l'âge de quatorze ans, Galien fut envoyé aux écoles de philosophie, qu'il fréquenta toutes en même temps. Nicon accompagnait partout son fils et lui servait de répétiteur. Ce fut à l'âge de dix-sept ans que, d'après un songe de son père, Galien se décida à embrasser la médecine, et se consacra dès lors tout entier à l'étude de cette science. Il avait un goût prononcé pour les voyages ; mais il n'en fit aucun sans un but vraiment scientifique. En l'an 164 il vint à Rome, où il passa la plus grande partie de sa vie, exerçant son art avec un succès presque inouï, rédigeant ses nombreux et immortels ouvrages, souvent en butte à l'envie de ses confrères, et cependant honoré par eux et par ses contemporains comme un des plus savants médecins de son siècle. On ne connaît ni le lieu ni la date précise de la mort de Galien : on sait seulement qu'il parvint à un âge très-avancé. Le nombre des écrits philosophiques de Galien était considérable; mais la plupart ne sont pas arrivés jusqu'à nous, et cela s'explique aisément par le peu d'importance qu'on devait leur accor- der, en comparaison de ceux d'Aristote. Presque tous ses livres se rapportaient à la logique et à la dialectique, quelques-uns à la morale, et les autres, presque entièrement historiques, ren- fermaient l'exposition critique des quatre prin- cipaux systèmes suivis alors. C'est dans cette dernière classe que se range un fragment sur le Timéc de Platon, publié seulement en latin, et le fameux traité des Dogmes d'Hippocrate et de Platon en neuf livres, dont malheureusement nous avons perdu le commencement. Galien a, en outre, composé plusieurs écrits sur les mathé- matiques dans leur application à la philosophie, entre autres un livre intitulé que la Démonstra- tion géométrique est préférable à celle des stoïciens. Malgré cette prédilection, et peut-être à cause de cette prédilection pour les mathématiques, Galien, comme on en sera bientôt convaincu par l'exposé de ses doctrines, montre peu de ri- gueur dans ses recherches relatives à la philo- sophie : choisissant, dans les systèmes les plus célèbres, les idées qui lui offrent un certain degré de probabilité, il en poursuit les consé- quences par le raisonnement, sans trop s'in- quiéter de savoir quelle est la valeur de ces idées considérées en elles-mêmes, quelle en est la portée et la signification exacte, quelles sont les relations qui existent entre elles. Privés, comme nous l'avons dit, de la plupart des livres de Galien, nous allons essayer de faire connaître, à l'aide de ceux qui nous restent, ses opinions touchant les points les plus importants de la science philosophique, telle que les anciens la comprenaient. Nous exposerons donc succes- sivement les théories de Galien sur la nature en général, sur la nature particulière de l'âme et de ses facultés, puis les principes fondamen- taux de sa morale, ce qu'il a ajouté à la logique d'Aristote, et enfin les avantages qu'on peut re- tirer de la lecture de ses œuvres pour l'histoire de la philosophie. 1" Opinion de Galien sur la nature. — Rien n'est plus confus que la doctrine de Galien sur la nature : ici il en fait une force, et là un être, tantôt il entend ce mot dans le sens universel, tantôl dans le sens particulier : aussi est-il très- difficile, pour ne pas dire impossible, de tirer quelques notions générales des diverses défini- tions que noua trouvons dans ses nombreux ou- GALI — 569 GALI vrages, où les opinions de ses devanciers sont presque toujours placées à côté de celles qui lui sont propres. Ainsi, Galien admet dans plusieurs passages la définition que l'on retrouve le plus souvent dans les écrits hippocratiques, c'est-à- dire que la nature est la substance universelle formée par le tempérament des quatre éléments, quelquefois des quatre humeurs. Ailleurs elle est « la substance première qui forme la base de tous les corps nés et périssables », ou bien une force, une faculté mise en nous, et qui gouverne le corps. Dans le livre sur le Tremblement, la Palpitation, etc., il dit, en parlant de la chaleur innée : « La nature et l'âme ne sont rien que cela; de sorte que vous ne vous tromperez pas en les regardant comme une substance qui se meut elle-même et meut toujours. — Il n'estpersonne de si stupide, dit-il ailleurs (de la Formation du fœtus, ch. vi), qui ne comprenne qu'il y aune cause de la formation du fœtus; nous la nommons tous nature, sans savoir quelle est sa substance; mais, comme j'ai montré que la construction de notre corps indique la sagesse et la puissance sublime de son créateur, je prie les philosophes de m'indi- quer si celui qui l'a fait est un Dieu puissant et sage, qui délibère d'abord comment il convient de construire le corps de chaque animal, et qui détermine ensuite la force par laquelle il pourra construire ce qu'il se proposait, ou si c'est une autre âme (^vy.'ô Èxépa) différente de celle de Dieu. Ils diront que la substance de ce qu'on appelle nature, qu'elle soit corporelle ou in- corporelle, n'atteint pas cette sagesse sublime, puisque, selon eux, il est impossible de prouver qu'elle puisse agir avec tant d'art dans la for- mation du fœtus. Mais quand nous entendons dire cela à Ëpicure et à ceux qui croient que tout se fait sans Providence, nous ne les croyons pas. » Ce qu'il y a de plus clair dans les idées de Galien sur la nature, c'est qu'il admet, avec Platon et Aristote, le principe des causes finales. Ce principe qui revient à chaque instant dans ses œuvres, et qu'il applique à tous les détails de l'organisme et de la vie, est aussi la preuve sur laquelle il s'appuie pour reconnaître, au- dessus de la nature, un être infini en sagesse, en bonté et en puissance. Le passage où il ex- prime cette conviction [de V Usage et de l'utilité des parties, liv. III), est devenu classique, et mérite d'être reproduit ici. « Pourquoi disputerais-je plus longtemps avec ces êtres dépourvus de raison (les blasphéma- teurs)? Les personnes sensées ne seraient-elles pas en droit de me blâmer et de me reprocher à juste titre de profaner le langage sacré qui doit être réserve pour les hymnes à l'honneur du créateur de l'univers? La véritable piété ne consiste pas à immoler des hétacombes, ou à brûler mille parfums délicieux en son honneur, mais à reconnaître et à proclamer hautement sa sagesse, sa toute-puissance, son amour et sa bonté.... Le père de la nature entière a prouvé sa bonté en pourvoyant sagement au bonheur de toutes ses créatures, en donnant à chacune ce qui peut lui être réellement utile. Célébrons-le donc par nos hymnes et nos chants ! Il a montré sa sagesse infinie en choisissant les meilleurs moyens pour parvenir à ses fins bienfaisantes, et il a donné des preuves de sa toute-puissance en créant chaque chose parfaitement conforme à sa destination. C'est ainsi que sa volonté fut accomplie. » Mais, tout en proclamant la toute-puissance divine, il croit, avec toute l'antiquité païenne, qu'elle ne peut agir qu'en se soumettant à cer- taines conditions inhérentes à la matière éternelle. « C'est la. dit-il, ce qui distingue l'opinion de Moïse de la nôtre, de celle de Platon, et de tous les Grecs qui ont bien traité la science de la nature. Car pour Moïse, il suffit que Dieu veuille arranger la matière, et elle est de suite arrangée. Il croit que tout est possible à Dieu, quand même il voudrait changer de la cendre en cheval ou en bœuf. Nous ne pensons pas ainsi ; mais nous croyons qu'il y a des choses naturellement im- possibles, et que Dieu ne touche pas à ces choses- là; mais qu'entre les choses possibles il choisit le meilleur. » 2" Opinion de Galien sur Vâme humaine. — ■ Malheureusement Galien ne sait pas suivre long- temps le même ordre d'idée. L'indécision que nous avons trouvée chez lui, quand il essaye de nous faire comprendre ce qu'est la nature en général, ce qu'est chacune des forces dont elle l'ait usage, se reproduit à propos de la nature particulière de l'âme et de ses facultés. L'âme est-elle une substance matérielle ou immaté- rielle? Galien n'ose pas se prononcer, déclarant qu'il lui est impossible d'arriver sur ce point à une démonstration évidente. 11 est résolu à rester neutre entre les deux solutions contraires, entre le spiritualisme et le matérialisme, et se console de cette incertitude par la réflexion peu philoso- phique que la connaissance de ces choses n'est pas absolument nécessaire pour l'acquisition de la santé ou des vertus morales (de Subst. facult. nat., t. IV, p. 760 et suiv.). Cependant, à la manière dont il entend la définition qu'Aristote a donnée de l'âme, il est facile de voir qu'il incline beaucoup plus du côté du matérialisme. Selon lui, en effet, cette fameuse proposition : Vâme est Ventéléchie d'un corps naturel qui a la vie en puissance, signifie positivement que les facultés de l'âme suivent le tempérament du corps, et que l'âme elle-même est formée par le mélange de ces quatre qualités primitives des corps : le chaud, le froid, le sec et l'humide. Avec une telle façon de penser, il ne pouvait accepter l'immortalité de l'âme, ou plutôt de la partie pensante de l'àme, enseignée par Platon. « Si Platon vivait encore, dit-il, je voudrais surtout apprendre de lui pourquoi une perte abondante de sang, de la ciguë prise en boisson, ou une fièvre ardente, sépare l'âme du corps; car, selon Platon, la mort arrive quand l'âme se sépare du corps.» Il ne saurait comprendre, dit-il un peu plus loin (ubi supra, p. 776), que l'âme, si elle n'est pas quelque chose du corps, puisse s'étendre par tout le corps. Et cependant c'est justement la doctrine de Platon sur le siège, les divisions et les facultés de l'âme, qui a inspiré à Galien la profonde admiration qu'il professe pour lui ; car il l'appelle le prince des philosophes. Les sept premiers livres que Galien a écrits sur les Opinions d'Hippocrate et de Platon servent uniquement à exposer la doctrine de Platon sur les trois âmes de l'homme, doctrine attribuée aussi à Hippocrate et^ em- pruntée en partie aux pythagoriciens. Il défend à outrance cette théorie contre Aristote et contre les stoïciens. 3° Morale de Galien. — Conséquent avec lui- même, au moins sur ce point, c'est encore à Platon que Galien emprunte la partie essentielle de sa morale. On reconnaîtra sans peine dans le passage suivant (Opinions d'Hippocrale et de Platon, liv. I, ch. i) la théorie des quatre vertus cardinales, qui a passé, comme on sait, de Platon aux stoïciens : « Si le meilleur est un, si la perfection est une, il est nécessaire que la vertu de la partie rationnelle de l'âme soit la science; et si cette partie rationnelle existe seule d tns GALI — 570 — GALI nos âmes, il ne faut pas chercher d'autres ver- tus. Si, au contraire, il y a en outre l'âme cou- rageuse, il est nécessaire qu'il y ait également une vertu correspondante. De même, s'il y a une troisième âme, c'est-à-dire la concupiscence, trois vertus se succéderont également, et il y aura de plus une quatrième qui naît de la re- lation des trois autres entre elles. » C'est encore un principe platonique que Galien exprime lors- qu'il dit {Quod animi mores corp. Icmp. seq., c. n) « que, pour notre nature, nous aimons, nous désirons le bien; qu'au contraire nous abhorrons, nous haïssons et nous évitons le mal.» En même temps, par une contradiction inexpli- cable, il accumule les preuves et les témoignages pour démontrer que les mouvements de l'âme suivent en général ceux du corps, et que presque toutes les opinions sont le résultat d'une disposi- tion physique. Il en est de même, selon lui, du vice et de la vertu. « Tous, dit-il [ubi supra, ch. xi), ne sont pas ennemis de la justice, ni tous amis de la justice par leur nature; car ces deux espèces d'hommes sont ainsi faits par le tempérament de leur corps. » Un peu plus loin, il s'écarte encore davantage de la doctrine pla- tonicienne, en soutenant que presque tous les enfants sont mauvais, et qu'un très-petit nombre seulement d'entre eux sont disposés à la vertu. Pour pallier une contradiction aussi choquante, il reconnaît dans l'homme trois penchants na- turels qui se développent successivement et cor- respondent aux trois âmes dont nous avons parlé un peu plus haut : le premier de tous est le goût du plaisir, qui a son siège dans l'âme concupiscente ; puis vient le penchant qui nous porte à la victoire, et dont le principe est l'âme courageuse ; enfin le dernier, c'est l'amour du bien et du beau, entièrement réservé à l'âme rationnelle. Mais cette hypothèse ne remédie à rien, puisque nous apprenons ailleurs [ubi supra, c. iv) que l'âme rationnelle est, comme les deux autres, subordonnée au tempérament du corps. Du reste, il croit avec Aristote que les vertus, du moins celles qui ne dépendent pas exclusive- ment de la raison, s'acquièrent par l'exercice; que le bien consiste à savoir garder un juste milieu entre deux passions contraires, et qu'enfin les avantages de l'âme ne suffisent pas à notre bonheur; qu'il y faut joindre, dans une mesure convenable, les biens extérieurs. 4° Influence de Galien sur la logique. — Il nous est difficile aujourd'hui de savoir positi- vement en quoi Galien a pu contribuer à élargir le domaine de celte partie de la science, et deux faits seulement nous permettent de croire qu'il n'a pas été étranger à son développement. On admettait depuis longtemps, sur la foi des com- mentateurs arabes d'Aristote, que Galien avait découvert la quatrième ligure du syllogisme, dans laquelle le terme moyen est attribut dans la majeure et sujet dans la mineure, quoiqu'on n'en trouvât pas la moindre trace dans ses ou- vrages conservés jusqu'à nos jours. Grâce à la découverte de M. Minas, nous savons maintenant que Galien mentionne véritablement cette qua- trième figure de syllogisme dans l'Introduction dialectique (retrouvée au mont Athos el publiée pour la première fois en grec, chez Didot, en 1844, in-8). Cependant, comme Galien n'en parle que i' lient et, pour ainsi dire, en pas- sant, il semble qu'il n'y attachait pal lui-même une grande importance: il ne la présente pas non plus comme une découverte qui lui soit personnelle <'t dont aucun de ses prédécesseurs n'avait parlé. C'est donc peul être à tort que Lés n on! attribué cette découvei te ; du moins m. Minas nous cite dpns sa préface (p. 56) un passage d'un commentateur grec inédit sur les Derniers Analytiques, où il est dit que Théophraste et Eudème avaient déjà quelques combinaisons de syllogismes, outre celles d'A- ristote, mais qu'ils les rangeaient sous la pre- mière figure, tandis que les auteurs plus récents en avaient fait une quatrième figure et regar- daient Galien comme le père de cette opinion. Nous citerons, en second lieu, pour caractériser les travaux de Galien sur la logique, l'expli- cation qu'il a donnée d'un passage fort obscur d'Aristote [Soph. Elench., lib. I, c. ni), sur les diverses causes qui peuvent donner un double sens à une proposition ; c'est précisément à cet effet que Galien a écrit son traité des Sophismes qui tiennent à la diction. L'explication de Ga- lien a été accueillie par les commentateurs d'Aristote. qui vinrent après lui; car Alexandre d'Aphrodise [in Soph. Elench., t. IV, p. 298, éd. de Berlin) la mentionne et l'admet. Il ressort de là que les ouvrages de Galien étaient lus aussi bien par les philosophes que par les médecins Malgré l'assertion contraire de M. Minas (pré- face, p. 45), on doit en conclure que le silence gardé par les commentateurs grecs d'Aristote sur la quatrième figure de syllogisme, dite de Galien, tient au peu d'importance qu'ils atta- chaient à ce point de doctrine et non à l'indif- férence qu'ils avaient pour les écrits du médecin de Pergame. Comme nous venons de le voir, ce qu'on peut appeler la doctrine de Galien ne se présente pas sous un jour très-favorable; mais ses écrits sont, en revanche, une mine riche et encore mal explo- rée pour l'histoire de la philosophie. 5° Utilité des œuvres de Galien pour l'histoire de la philosophie. ■ — Dans son traité sur les Opinions d'Hippocrate et de Platon (liv. II, ch. xn; liv. III, ch. m), tout en réfutant les doc- trines des stoïciens, Galien nous expose clai- rement les différentes phases et les transfor- mations par lesquelles a passé ce système. Nous voyons, par exemple, qu'à dix-neuf siècles de distance les mêmes opinions conduisirent aux mêmes conséquences : ainsi, en identifiant en- tièrement l'âme avec la pensée, les stoïciens, aussi bien que Descartes, furent obligés de re- fuser toute espèce d'âme aux animaux. Nous voyons dans un autre endroit comment cette identification de l'âme avec la pensée avait influé sur la théorie des passions que les stoïciens regardaient comme de faux jugements; ainsi selon Chrysippe (liv. IV, ch. n), la douleur est l'opinion récente de la présence d'un mal; la peur, l'expectative d'un mal; le plaisir, l'opinion récente de la présence d'un bien. Par suite du même principe, les vertus ne sont plus que des applications diverses de la science, et la science elle-même est aussi la vertu dans son unité et sa généralité. Nous ne comprenons pas plus que Galien comment Chrysippe a pu combattre cette doc- trine, qui nous paraît parfaitement conséquente. Environ un siècle après Chrysippe, Posidonius, que Galien [de Plac. Hippocr. et PÎat.} lib. VIII. c. i) appelle le plus savant des stoïciens, ense\. cn se rapprochant de Platon, qu'il y a trois facultés '|m nous dirigent : la concupiscente, la courageuse et la pensante. Comment n'avait-il pas compris que cette théorie renversait de fond en. comble la philosophie stoïcienne? Il serait intéressant de voir par quels artifices il cher- chait à se persuader qu'il était encore vérita- blemenl dans la voie du stoïcisme. On sait que, selon les stoïciens, la règle supré 'le la rao- ralej celle qui résumait on elle toutes Ifs autres, c'était de vivre selon la nature. Eh bien, GALI — 571 GALI Galien [ubi supra, liv. V, ch. vi) nous a conservé un endroit de Posidonius, où ce dernier se vante que lui seul peut donner une explication satis- faisante de ce précepte. « Celui-là, dit-il {ubi su- pra, lib. III, c. i), vit d'accord avec les règles nature qui suit en tout les commandements du démon intérieur, parent de celui qui régit le le entier, et qui n'a aucune indulgence pour l'autre démon de la nature animale dans les corps. » Galien nous apprend sur le même philosophe, et sur l'école stoïcienne en général, quelques autres détails qu'on ne trouve pas ail- leurs, et qui répandent un jour nouveau sur cette école célèbre. Ainsi nous savons par lui que Dio- gène de Babylone regardait l'âme comme une evaporation de la nutrition ou du sang Galien remarque {ubi supra, lib. II, c. vin) que ce phi- losophe se rapprochait évidemment par cette définition de la doctrine d'Empédocle et de Cri- tias, suivant laquelle l'âme était le sang. Ce ne sont pas seulement les livres sur les Opinions d ' Hippocrate et de Platon qui con- tiennent des données intéressantes pour l'histoire de la philosophie; dans son premier commentaire sur le livre hippocratique des Humeurs (t. XV, p. 37), Galien nous a conservé une explication curieuse de la manière dont Thaïes entendait que l'eau était le seul élément; il prétend même que cette explication a été tirée d'un livre authen- tique de Thaïes lui-même. De même, dans son Introduction dialectique (p. 17-20 et p. 3645), il nous a conservé quelques fragments de la théorie des anciens sur les syllogismes hypothé- tiques, qui peuvent servir à compléter ce que nous en savions déjà par Jean Philopon [Com- ment, in Analyt. Post., lib. I). Dans le dernier chapitre du traité sur les Sophismes qui tiennent à la diction (t. XIV, p. 595-598, éd. de Kùhn), on trouve aussi un fragment de la dialectique stoïcienne, qui était si renommée chez les anciens pour sa subtilité. Nous irions beaucoup trop loin si nous voulions énumérer tout ce que les ou- vrages de Galien contiennent d'intéressant pour l'histoire de la philosophie ; il nous suffit d'avoir appelé l'attention sur ce sujet. Il nous reste une dernière question à exa- miner : c'est de savoir si Galien demeura entiè- rement étranger aux tendances mystiques qui commencèrent à se montrer chez quelques phi- losophes de son époque, et qui annonçaient, pour ainsi dire, la fondation de l'école d'Alexandrie. Nous avons déjà vu que ce fut un songe de son père qui le détermina à se consacrer à la méde- cine; de même ce fut un songe qui lui fit décliner l'honneur de suivre l'empereur Marc-Aurèle dans son expédition contre les Germains {de Lib. prop., c. n). Mais il va plus loin encore : il donne accès à cette croyance superstitieuse jusque dans ses écrits et dans son art. Dans le petit traité sur le Diagnostic des maladies par le moyen des songes, il en distingue trois espèces : les songes qui tiennent à nos occupations et à nos pensées habituelles; ceux qui tiennent à l'état de notre corps, et ceux qui ont une vertu divinatoire : car, dit-il, l'existence de cette der- nière espèce de songes est prouvée par l'expé- rience. Ailleurs il raconte trois cas de maladies guéries par les remèdes révélés en songe aux malades, et dont un lui est personnel ; dans le livre Ier, sur les Forces naturelles, il blâme les épicuriens de ce qu'ils méprisaient les songes, les augures, les prodiges et l'astronomie (t. II, ch. xii. p. 29) ; c'est, sans doute, entraîné par le même ordre d'idées, que Galien admet l'in- fluence de la lune sur les choses de la terre en général et sur les maladies en particulier {de Dieb. crit., t. III, p. 2-6). Il paraît inêrr i} d'après Alexandre de Tralles (liv. IX, ch. rv), que, dans un livre sur la Médecine d'Homère, il prend la défense des enchanteurs. Néanmoins ces rêveries mystiques n'exercèrent qu'une légère influence sur l'ensemble de sa doctrine. La première édition des œuvres de Galien, en grec, a été publiée par les Aide; à Venise, en 1525, 5 vol. in-f° ; la seconde parut à Bâle en 1538 : elle est beaucoup plus correcte que la précédente. En 1679, René Chartier fit paraître les oeuvres de Galien en latin et en grec, mêlées à celles d'Hippocrate, en 13 vol. grand in-f* : Kùhn reproduisit en partie l'édition de Chartier, 20 vol. en 22 parties, Leipzig, 1821 à 1833. — Les éditions latines sont nombreuses; leur his- toire est encore fort confuse : on distingue celles des Juntes, imprimées neuf fois, et celle de Cor- narius, publiée à Bâle en 1549. Parmi les col- lections renfermant un certain nombre d'écrits de Galien, nous signalerons seulement celle de Goton, in-4, Londres, 1640. L'édition française de M. Daremberg, Paris, 1854, 4 vol. in-8, ne contient que les œuvres médicales de Galien. On trouvera les détails les plus amples, sur la vie, la doctrine médicale et les écrits de Galien, dans l'excellente Biographie de Galien par Ac- kermann, insérée d'abord dans la nouvelle édi- tion de la Bibliothèque grecque de Fabricius, et reproduite par Kùhn en tête de son édition de Galien, dont elle fait le principal ornement. On pourra consulter avec fruit 1 Elogium chrono- logicum Galeni, de Ph. Lobbe, in-8, Paris, 1660; la Vita Galeni expropriais 0} du fait psychologique, savoir, que le principe suprême est conçu dans notre pensée comme existant, sans que nous puissions mettre en GAZA — 601 — GAZA doute !a présence et l'universalité de l'idée qui l'exprime. L'opuscule de Gaunilon a été imprimé dans toutes les éditions des œuvres de saint Anselme. M. H. Bouchitté en a donné la traduction avec celle du Monologium et du Proslogium. Voy. Anselme. H. B. GAZA ou GAZIS (Théodore) est un de ces Grecs du xve siècle qui, fuyant leur patrie enva- hie par les barbares, vinrent chercher un refuge en Italie et y apportèrent avec leur langue na- tionale une connaissance plus exacte des deux principaux philosophes de l'antiquité. Théodore Gaza était péripatéticien, et il se voua particu- lièrement à la traduction des oeuvres d'Aristote. On ignore l'époque précise de sa naissance ; mais on sait qu'il reçut le jour à Thessalonique et qu'il vint en Italie en 1429, sa ville natale étant tombée au pouvoir des Turcs. Après avoir pro- fessé le grec à Sienne, il se rendit à Ferrare sur l'invitation du duc, et il y fonda une académie dont il fut le chef jusqu'en 1455. Alors il quitta Ferrare pour se rendre à Rome, où l'appelait le pape Nicolas V. Gaza savait parfaitement le latin qu'il avait appris de Victorino de Feltre, et le pape le chargea de publier dans cette langue quelques-uns des ouvrages les plus importants des philosophes grecs. Il commença par la tra- duction des Problèmes d'Aristote, qui le mit en querelle avec George de Trébizonde, mais lui concilia l'estime et la protection du cardinal Bessarion. Il traduisit aussi les Problèmes d'A- lexandre d'Aphrodise; Y Histoire des animaux, par Aristote (in-f°, Venise, 1476), et l'Histoire des plantes, par Théophraste (in-8, Paris, 1529). On assure qu'il avait traduit toutes les œuvres du philosophe de Stagire, mais qu'un noble dés- intéressement lui fit jeter au feu son travail, pour ne pas diminuer la gloire de Jean Argyropyle. Il a produit encore d'autres traductions et quelques écrits originaux qui ne sont d'aucun intérêt pour la philosophie. Il mourut en 1478 dans i'Abruzze, pourvu d'un petit bénéfice qu'il avait obtenu par la faveur du cardinal Bessarion et dans un état voisin de la misère. X. GAZALI (Abou-Hamed-ibn-Mohammed), vul- gairement nommé Algazel, le plus célèbre théo- logien musulman de son temps, et appartenant à la secte orthodoxe des schaféites, naquit à Tous, ville du Khorasan, l'an 450 de l'hégire (1038 de J. C). Il étudia dans sa ville natale, puis à Nisa- bour, et donna de bonne heure des preuves d'un grand talent. Ses connaissances profondes dans la théologie musulmane et dans la philosophie ne tardèrent pas à lui gagner la haute faveur de Nizâm al-Molc, vizir du sultan Malec-Schah le Seldjoukide, qui lui confia la direction du col- lège Nizamyyia, qu'il avait fondé à Bagdad. Gazâli avait alors trente-trois ans, et déjà il jouissait d'une grande célébrité. Après quelques années, il quitta sa chaire pour faire le pèleri- nage de la Mecque. Après avoir rempli ce pieux devoir, il faisait tour à tour briller son talent dans les chaires de Damas, de Jérusalem et d'A- lexandrie. Il était sur le point, dit-on, de se rendre d'Alexandrie dans le Maghreb, auprès de Yousouf-ben-Taschfin, prince almoravide, qui ré- gnait à Maroc; mais ayant appris la mort de Yousouf, il s'en retourna à Tous, sa ville natale, où il se livra à la vie contemplative des soufis, et composa un grand nombre d'ouvrages, dont le principal but était d'établir la supériorité de l'islamisme sur les autres religions et sur la philosophie, ce qui lui mérita les surnoms de Hodjjat-al-islâm, Zèin-al-din (Preuve de l'isla- misme, Ornement de la religion). Le plus célè- bre de ses écrits théologiques est son Ihyd oloum al-din [Restauration des connaissances reli- gieuses), ouvrage de théologie et de morale, qui, jusqu'à présent, nous est inconnu. Ce ne fut qu'à regret que Gazâli quitta encore une fois sa re- traite pour aller à Nisabour, et pour reprendre ensuite la direction du collège de Bagdad. Après s'être de nouveau retiré à Tous, il y fonda un monastère pour les soufis, et passa le reste de sa vie dans la contemplation et dans les actes de dévotion. 11 mourut l'an 505 de l'hégire (1111 de J. C). Les renseignements les plus complets sur la vie de Gazâli ont été donnés par M. de Ham- mer dans l'introduction que ce célèbre orienta- liste a mise en tète de son édition arabe-alle- mande du Ayuoulia'l-wélcd (0 enfant!), traité de morale de Gazâli (0 kînd! die beruhmle elhische Abhandlung Ghasali's, Vienne, 1838). Mais ce qui nous intéresse ici bien plus, c'est l'histoire de la vie intellectuelle de Gazâli, la marche de ses études, le rang qu'on doit lui as- signer parmi les philosophes musulmans, et l'in- fluence qu'il a pu exercer sur la philosophie de son temps. Sur ces divers points, Gazâli nous fournit lui-même des renseignements précieux dans un écrit dont le titre, peu susceptible d'une traduction littérale, peut se rendre par : Déli- vrance de i 'erreur , et exposé de l'état vrai des choses. Nous possédons de cet écrit une ana- lyse détaillée, mais inachevée, par M. Pal- lia (Mémoires de l'Académie des sciences mo- rales et politiques, t. I, savants étrangers, p. 165 et suiv.); et M. Schmoelders, dans son Essai sur les écoles philosophiques chez les Arabes, en a publié le texte arabe tout entier, accompagné d'une traduction française, qui, maigre ses défauts dans les détails, en reproduit assez fidèlement la substance. Gazâli, pour ré- pondre à diverses questions qui lui avaient été adressées par un ami, parle d'abord de la diffi- culté qu'il y a, au milieu des doctrines des di- verses sectes, à démêler la vérité d'avec l'erreur, et des efforts qu'il n'avait cessé de faire, depuis l'âge de vingt ans, pour parvenir à la connais- sance du vrai. Après avoir étudié et approfondi tour à tour les doctrines de toutes les sectes re- ligieuses et philosophiques, il arriva à douter de tout, et tomba dans le scepticisme le plus ab- solu. Il douta des sens, qui souvent nous font porter des jugements contredits par l'intelli- gence ; mais celle-ci ne lui inspira pas plus de confiance, car rien ne prouve la certitude de ses principes. Ce que, dans l'état de veille, nous croyons être vrai, soit par la perception des sens ou par l'intelligence, ne l'est peut-être que par rapport à l'état ou nous nous trouvons ; mais sommes-nous bien sûrs qu'un autre état ne sur- viendra pas, qui sera à notre état de veille ce que celui-ci est au sommeil, de sorte qu'à l'ar- rivée de cet état nouveau nous reconnaissions que tout ce que nous avons cru vrai, au moyen de notre raison, n'était qu'un rêve sans réalité? A la vérité, Gazâli revint ensuite de son scepti- cisme : mais ce ne fut point par le triomphe de la raison. Recherchant la vérité avec ardeur, il approfondit de nouveau les doctrines des rnote- callemin, des baténites ou allégoristes, des phi- losophes et des soufis, et ce ne fut que dans la vie ascétique et contemplative, dans le mysti- cisme et l'extase des soufis, que son esprit trouva la satisfaction qu'il avait cherchée, et reprit le calme qui l'avait fui. Nous n'avons pas à nous occuper ici des doctrines des soufis, dont il sera parlé plus loin, et sur lesquelles Gazâli ne paraît avoir exercé aucune influence notabie. Ce qui marque la place de Gazâli dans l'histoire de la philosophie des Arabes, c'est son scepticisme, 76 GAZA — 602 — GAZA non pas qu'il se soit produit dans ses ouvrages sous la forme d'un système, mais parce qu'il a su s'en servir avec habileté pour porter un coup funeste aux études philosophiques. Parmi le nombre prodigieux de ses écrits, et dont on peut voir la longue liste dans l'opuscule de M. de Hammer, dont nous avons parlé plus haut, deux méritent surtout notre attention : 1° son ouvrage intitulé Makâcid al-falâsifa {les Tendances des philosophes), et 2° son Tehâfot al-falâsifa {le Renversement ou la Destruction des philosophes). Ces deux ouvrages existent très-probablement en arabe, dans la bibliothèque de l'Escurial, sous le n° 628 du catalogue de Ca- siri. Notre bibliothèque nationale ne possède en arabe que les derniers feuillets du Makâcid dans le manuscrit n° 882; mais on y conserve des versions hébraïques des deux ouvrages de Gazâli. Le livre Makâcid est un résumé des sciences philosophiques; l'auteur y expose la lo- gique, la métaphysique et la physique, et né s'é- carte point de la doctrine péripatéticienne, telle qu'elle avait été formée par Farabi et Ibn-Sina. Cet ouvrage, traduit en latin vers la fin du xiie siècle, par Dominicus Gundisalvi (voy. Jour- dain, Recherches, etc., nouvelle édition, p. 107- 112), a été publié à Venise, en 1506, par Petrus Licthtenstein de Cologne, sous le titre de Logica et philosophia Algaselis Arabi. On s'est étonné avec raison de voir Gazâli reproduire fidèlement la doctrine des philosophes qu'il attaque avec tant d'ardeur dans sa Destruction (voy. Degé- rando, Hist. comparée des systèmes de philoso- phie, t. IV, p. 230). M. Ritter a cru devoir sup- poser que Gazâli avait écrit cet ouvrage à une époque où il était encore partisan de la philoso- phie d'Aristote (voy. Hist. de la philosophie, t. VIII, p. 59 et 60, ail.). Mais la vérité est que Gazâli n'avait d'autre but dans cet ouvrage que de préparer ses attaques contre les philosophes, comme il le déclare lui-même dans la préface, qui a été supprimée dans la plupart des manu- scrits latins et dans l'édition de Venise, mais que nous trouvons dans deux différentes versions hé- braïques et dans un manuscrit latin du fonds de la Sorbonne (n° 941). Gazâli s'adressant à celui qui lui avait demandé d'écrire une réfutation des philosophes, s'exprime en ces termes : « Tu m'as demandé, mon frère, de composer un traité com- plet et clair pour attaquer les philosophes et ré- futer leurs opinions, afin de nous préserver de leurs fautes et de leurs erreurs. Mais ce serait en vain que tu espérerais parvenir à ce but avant de parfaitement connaître leurs opinions et d'a- voir étudié leurs doctrines; car vouloir se con- vaincre de la fausseté de certaines opinions, avant d'en avoir une parfaite intelligence, serait un procédé faux, dont les efforts n'aboutiraient qu'à l'aveuglement et à l'erreur. Il m'a donc paru nécessaire, avant d'aborder la réfutation des philosophes, de composer un traité où j'ex- poserais les tendances générales de leurs scien- ces, savoir de la logique, de la physique et de la ■ i physique, sans pourtant distinguer ce qui est vrai de ce qui est faux : car mon but est uniquement de faire connaître les résultats de leurs paroles, sans m'étendre sur des choses su- perflues et sur des détails étrangers au but. Je ne donnerai, par conséquent, qu'un ex] comme simple rapporteur, en y Joignant les preuves qu'ils ont cru pouvoir alléguer en leur faveur. Le but de ce livre est donc l'exposé des tendances des philosophes, et c'est là son m un. » L'auteur dit ensuite qu'il passera bous sil les sciences mathématiques, parce que toul le monde est d'accord sur leurs principes, el qu'il n'y a rien (fins elles qui pi réfuté. Les doctrines de la logique sont généralement vraies et on y trouve rarement des erreurs; mais celles de la métaphysique sont pour la plupart con- traires à la vérité; dans celles de la physique le vrai et le faux se trouvent mêlés. — La fin de l'ouvrage, tant dans le manuscrit arabe n° 882 (fol. 42, verso), que dans les deux versions hé- braïques, est conçue en ces termes : «C'est là ce que nous avons voulu rapporter de leurs scien- ces, savoir de la logique, de la métaphysique et de la physique, sans nous occuper à distin- guer ce qui est maigre de ce qui est gras, ce qui est vrai de ce qui est faux. Nous commence- rons après cela le livre de la Destruction des philosophes, afin de montrer clairement tout ce que ces doctrines renferment de faux. » Après ces déclarations explicites on ne s'éton- nera plus que Gazâli, dans le livre Makâcid, parle dans le sens des philosophes. M. Schmoel- ders s'est donc donné une peine inutile en ana- lysant ce livre, d'après la version latine {Essai sur les écoles philosophiques chez les Arabes, p. 220 et suiv.), dans le but de faire connaître le prétendu système de Gazâli; car nous devons faire observer que le livre que M. Schmoelders cite constamment sous le titre Miyâr Olilm {Pa- rangon de la science), croyant sans doute qu'un titre arabe inspire plus de confiance, n'est autre que le livre Makâcid. L'erreur de M. Schmoel- ders vient de ce que, selon M. de Hammer, un ouvrage de Gazâli, intitulé Miyâr, contiendrait un abrégé de logique; il a donc cru pouvoir l'i- dentifier avec la Logica et pliilosophia , ce qui prouve que, tout en prétendant écrire sur la phi- losophie de Gazâli, il n'a pas jeté les yeux sur la version hébraïque du Makâcid, ni même sur les débris de l'original arabe. M. Ritter, qui n'est pas orientaliste, a fait une erreur involontaire, en cherchant dans la Logica et pliilosophia des doctrines de Gazâli {ubi supra, p. 67-72), et il a cru devoir supposer que ce philosophe a plus tard changé de système. Nous arrivons au livre Tehâfot. M. Schmoel- ders, au lieu d'examiner la version hébraïque de ce livre, ou tout au moins la mauvaise version latine de la réfutation d'Ibn-Roschd, qui ren- ferme une bonne partie de l'ouvrage de Gazâli, a mieux aimé fonder son jugement sur une sub- tilité grammaticale, et il soutient hardiment {Essai, p. 215) que le titre que Gazâli a donné à son ouvrage, signifie Réfutation mutuelle; que, dans ce livre, Gazâli n'a nullement l'inten- tion de réfuter les philosophes par des raisons dont il veuille faire sentir la justesse et la soli- dité, mais que recueillant les diverses critiques faites par autrui, il les range seulement de ma- nière à montrer que l'opinion d'un philosophe est en contradiction avec celle d'un autre, que tel système en bouleverse un autre, en un mot, que parmi les philosophes la discorde règne perpétuellement, il ajoute que Gazâli déclare lui-même, à la fin du premier chapitre de son livre, que tel a été son but, et il s'étonne que personne avant lui n'ait remarqué ce passage. Nous regrettons que M. Schmoelders n'ait pas cru devoir citer textuellement le passage dont il veut parier; nous devons supposer que, feuille- tnii dans la Deslructio destruclionum, il aura rencontré, a la fin de la première disputatio, le passage suivant : « Ait Algazel : Si autem dixerit adhœsistis in omnibus quaestionibus opposition] ibus ''uni dubitationibus, et non evadel idj quod posuistis, a dubitationibus, dicimus du- bitatio déclarât corruptionem sermonis procul duhio, * i solvuntur modi dubitationum, conside rando dubitationem el quaesitum. Nos autem non tendimus in hoc libro nisi adaptare opinionem GAZA — 603 — GAZA eorum et mutare modos rationum eorurn cum eo cum quo declarabitur destructio eorum, et non incumbemus ad sustentandum opinionem aliquam, etc. » Certes, il est permis de ne pas comprendre ce latin, mais rien ne justifie l'in- terprétation que M. Schmoelders a donnée avec tant d'assurance à ce passage obscur. Voici quelle en est la traduction littérale d'après la version hébraïque : <• Si on me disait : Dans toutes vos critiques et objections, vous ne vous êtes appli- qué qu'à accumuler doutes sur doutes, mais ce que vous avancez n'est pas non plus exempt de doutes: je répondrais : La critique fait ressortir ce qu'il y a de faux dans un discours, et la diffi- culté peut se résoudre par l'examen de la criti- que et de l'objection. Mais nous n'avons dans ce livre d'autre intention que d'énoncer leurs opi- nions et d'opposer à leurs argumentations des raisonnements qui montrent leur nullité. Nous ne voulons pas ici nous faire le champion d'un système particulier (selon Ibn-Roschd, Gazâli ne veut pas passer pour être le champion du système des ascharites) ; nous ne nous écarterons donc pas du but de ce livre, et nous ne compléterons pas notre discours, en alléguant des arguments en faveur de la nouveauté du monde ; car notre but est seulement de détruire les arguments qu'ils ont produits pour établir l'éternité de la matière. Après avoir achevé ce livre, nous en composerons un autre pour affermir l'opinion vraie ; nous l'appellerons Bases des croyances, et nous le consacrerons à la reconstruction, de même que le présent livre a pour but la démoli- tion. » On voit qu'il ne s'agit pas ici de montrer que ies philosophes ne sont pas d'accord entre eux et se réfutent mutuellement; mais de dé- molir les doctrines des philosophes par une cri- tique générale. En effet, il attaque les philosophes sur vingt points, dont seize appartiennent à la métaphysi- que, et quatre à la physique (en prenant ces mots dans leur sens aristotélique). Il démontre: 1° que leur opinion concernant l'éternité de la matière est fausse ; 2° qu'il en est de même de leur opinion touchant la permanence du monde; 3» qu'ils sont dans l'erreur en appelant Dieu l'ouvrier du monde (3r,(/.iovpYÔ;) et le monde son ouvrage ; 4° qu'ils s'efforcent en vain de dé- montrer l'existence de cet ouvrier du monde; 5° qu'ils sont incapables d'établir l'unité de Dieu et de démontrer la fausseté du dualisme; 6° que c'est à tort qu'ils nient les attributs de Dieu; 7° qu'ils ont tort (dans leur système) de soutenir que l'être absolu, ou l'existence première, est une existence abstraite, qui n'entre dans aucune espèce ni catégorie, et qu'on ne saurait établir aucune comparaison ni distinction entre elle et toute autre existence; 8° qu'ils ont tort de dire que l'être premier (Dieu) est un être abstrait sans qualité; 9° qu'ils cherchent en vain à éta- blir que cet être est incorporel ; 10° qu'ils sont incapables de démontrer que le monde a une cause, et que par conséquent ils tombent dans l'athéisme; 11° qu'ils ne sauraient démontrer (dans leur système) que Dieu connaît l'existence des choses; ni 12° qu'il connaît sa propre exi- stence; 13° qu'ils ont tort de soutenir que Dieu ne connaît pas les choses partielles; 14° qu'ils ne sauraient alléguer aucune preuve pour établir que les sphères ont une vie et obéissent à Dieu par leur mouvement circulaire; 15° qu'il est faux de dire que les sphères ont un but certain et une tendance qui les met en mouvement (ce qui se rapporte particulièrement à une théorie d'Ibn-Sina, comme le fait observer Ibn-Roschd dans sa réfutation); 16° que leur théorie, sur les âmes des sphères , qui connaîtraient les choses partielles et influeraient sur elles, est fausse; 17° que leur théorie sur la causalité est fausse, et qu'ils ont tort de nier que les choses puissent se passer contrairement à ce qu'ils ap- pellent la loi de la nature, et qui peut être con- sidéré comme une habitude; 18" qu'ils ne sont pas en état d'établir, par une démonstration ri- goureuse, que l'àme humaine est une substance spirituelle existant par elle-même; ni 19e qu'elle est impérissable; 20° que c'est à tort qu'ils nient la résurrection des morts, et l'existence du para- dis et de l'enfer. Les objections élevées par Gazâli 2 contre le principe de causalité, forment le point le plus important de son scepticisme; nous nous arrête- rons un moment à ce chapitre pour en faire connaître la substance. Il n'est pas nécessaire, selon nous, dit Gazâli. que, dans les choses qui arrivent habituellement, on cherche un rapport et une liaison entre ce qu'on croit être la cause et ce qu'on croit être l'effet. Ce sont, au con- traire, deux choses parfaitement distinctes, dont l'une n'est pas l'autre, qui n'existent ni ne ces- sent d'exister l'une par l'autre. Ainsi, par exem- ple, l'étanchement de la soif et le boire, le ras- sasiement et le manger, la mort et la rupture de la nuque, et, en général, toutes les choses entre lesquelles il y a une relation visible, ne sont dans cette relation mutuelle que par la toute-puis- sance divine, qui depuis longtemps y a créé ce rapport et cette liaison, et non pas parce que la chose est nécessaire par elle-même et ne saurait être autrement. Cette toute-puissance, qui en est la cause unique, peut aussi faire qu'on soit ras- sasié sans manger, qu'on meure sans se rompre la nuque, ou qu'on continue à vivre tout en se la rompant; et il en est de même dans toutes les circonstances où il y a visiblement une relation mutuelle. En somme, tous les raisonnements de Gazâli peuvent se ramener à ces deux propositions ' 1° Lorsque deux circonstances existent toujours simultanément, rien ne prouve que l'une soit la cause de l'autre ; ainsi, par exemple, un aveugle- né, à qui on aurait donné la vue pendant le jour, et qui n'aurait jamais entendu parler ni du jour ni de la nuit, s'imaginerait qu'il voit par l'action des couleurs qui se présentent à lui, et ne tiendrait pas compte de la lumière du soleil par laquelle ces couleurs font impression sur ses yeux; 2° quand même on admettrait l'ac- tion de certaines causes par une loi de la na- ture, il ne s'ensuit nullement que l'effet, même dans des circonstances analogues et sur des objets analogues, soit toujours le même : ainsi le coton peut, sans cesser d'être le coton, prendre (par la volonté de Dieu) quelque qualité qui empêche l'action du feu, comme on voit des hommes, au moyen d'emplâtres faits avec une certaine herbe, se rendre incombustibles. En un mot, ce que les philosophes appellent la loi de la nature ou le principe de causalité, est une chose qui arrive habituellement, parce que Dieu le veut; et nous l'admettons comme certain, parce que Dieu, sa- chant, dans sa prescience, que les choses seront presque toujours ainsi, nous en a donné la con- science. Mais il n'y a pas de loi immuable de la nature qui enchaîne la volonté du Créateur. Quelques auteurs, entre autres Ibn-Roschd, pensent que Gazâli n'était pas toujours de bonne foi, et que, pour gagner les orthodoxes, il se donnait l'air d'attaquer les philosophes sur tous les points, quoique au fond il ne leur fût pas tou- jours opposé. Moïse de Narbonne, au commen- cement de son commentaire hébreu sur le Ma- kâcid, dit que Gazâli écrivit, après le Tehâfot, un petit ouvrage qu'il ne confia qu'à quelques GAZA 604 — (ILIMI élus, et où il donne lui-même le moyen de ré- pondre aux objections qu'il avait faites aux phi- losophes. Ibn-Tofail, malgré le respect qu'il pro- fesse pour Gazàli, fait ressortir ce qu'il y a de chancelant et d'indécis dans ses doctrines. Le passage d'Ibn-Tofail nous paraît important pour bien caractériser Gazâli, et on nous permettra de le citer ici (voy. Philosophus aulodidactus , sive Epislola de Hai ebn Yokhdhan. p. 19-21) : « Quant aux écrits du docteur Abou-Hamed Al- Gazàli, cet auteur, s'adressant au vulgaire, lie dans un endroit et délie dans un autre, nie cer- taines choses et puis les déclare vraies. Un de ses griefs contre les philosophes, qu'il accuse d'infidélité, est qu'ils nient la résurrection des corps et qu'ils établissent que les âmes seules sont récompensées ou punies; puis il dit, au commencement de son livre Al-Mizdn (ou Mi- zân al-amal, la Balance des actions), que cette opinion est professée par les docteurs sou- ris d'une manière absolue, et dans son écrit intitulé Délivrance de l'erreur, il avoue que son opinion est semblable à celle des soufis, et qu'il s'y e-t arrêté après un long examen. Il y a, dans ses livres, beaucoup de contradictions de ce genre, comme ceux qui les lisent et les exa- minent avec attention pourront s'en convaincre. Il s'en est excusé lui-même à la fin de son livre Mizân al-amal, là où il dit que les opinions sont de trois espèces, savoir : celle qui est partagée par le vulgaire et qui entre dans sa manière de voir; celle qui est de nature à être communiquée à quiconque fait des questions et demande à être dirigé ; et celle que l'homme garde pour lui-même et dans laquelle il ne laisse pénétrer que ceux qui partagent ses convictions. Ensuite il ajoute : « Quand même ces paroles n'auraient d'autre effet que de te faire douter de ce que tu crois par une tradition héréditaire, tu en tirerais déjà un profit suffisant; car celui qui ne doute pas, n'examine pas, ne voit pas clair? et celui qui ne voit pas clair reste dans l'aveuglement et dans le trouble. » Il ajoute cette sentence en vers : « Accepte ce que tu vois, et laisse là ce que tu as seulement entendu; lorsque le soleil se lève, il te dispense de contempler Saturne. » Ibn-Tofail cite ensuite un autre passage de Ga- zâli, d'où il résulte que cet auteur avait composé des livres ésotériques, dont la communication était réservée à ceux qui seraient dignes de les lire ; mais il ajoute que ces livres ne se trouvaient pas parmi ceux qu'on connaissait en Espagne. En somme, si Gazâli s'est arrêté à un système quelconque, il n'y est arrivé que par la contem- plation et par une certaine exaltation mystique qui, d'ailleurs, ne s'est pas traduite en une doc- trine originale. Gazâli attache surtout un grand prix au côté pratique de la vie; dans son epître morale 0 enfant (p. 23) ! il compare la science à l'arbre, et la pratique au fruit. Ses ouvrages, en grande partie, sont des traités de morale, où il recommande la piété, la vertu et les bonnes œuvres. Parmi ces traités un drs plus remar- quables est le Mizân alalmal, dont la version hébraïque, due à Abraham ben Rasdaï de Bar- celone, a été publiée récemment par M. Golden- thal, sous le titre de Compenaivm duclrinœ elhicir, in-8, Leipzig, 1839. Pour nous, toute l'importance de Gazâli est dans son scepticisme : c'est à ce litre, comme nous l'avons dit, qu'jl occupe une place dans l'histoire de la philosophie 'lis Arabes; car il porta à la philosophie un coup dont elle ne put plus se rele\ er en i >i ient, et ce lut en Esp qu'elle traversa encore un siècle de gloire et trouva un ardent défenseur dans le célèbre Avern S M. GELLERT (Christian Furchlegolt), né en 1715 àHaynichen, professeur de philosophie à Leipzig, où il mourut en 1769, enseignait de préférence la morale et la théodicée. Ses leçons, pleines d'éloquence, mais d'un caractère peu scienti- fique, ont été recueillies et publiées par Schlegel et Hoger, en 2 vol. in-8, Leipzig, 1770. On a aussi de Gellert, sans parler de ses œuvres poé- tiques, un ouvrage écrit en français, sous le titre de Discours sur la nature, l'étendue et l'utilité de la morale, in-8, Berlin, 1764. Ses Œuvres diverses ont été publiées à Leipzig, de 1760 à 1770, en 7 vol. in-8; d'autres disent en 10 vol. in-8, de 1770 à 1784. Cf. Garve, Obser- vations sur la morale, les écrits et le caractère de Gellert, in-8, Leipzig, 1770. La vie de Gellert a été écrite, d'après sa correspondance et d'autres documents, par le docteur Henri Doereng, 2 vol. in-8, Greiz, 1833. Les Fables du même auteur ont été traduites en prose française par Toussaint, Berlin, 1778; et en vers, par Stévens, Breslau, 1777. Sa Morale a été traduite, dans la même langue, par Pajon, Utrecht, 177ô, J. T. GÉMISTE (Georges), surnommé Pléthon, un des hommes les plus célèbres du xvc siècle, et qui ont exercé le plus d'influence sur la philo- sophie de cette époque, était né à Constantinople 11 assista avec Bessarion et Théodore Gaza au concile de Florence, qui se tint en 1438, sous le pontificat d'Eugène IV, dans le but de faire cesser le schisme d'Orient. Il fut du nombre de ceux qui s'opposèrent avec le plus d'énergie à la réu- nion des deux Églises. Mais plus tard, toutefois avant la prise de Constantinople, banni de son pays, et obligé de chercher un asile en Italie, il changea d'opinion et se déclara ouvertement pour les Latins, ce qui lui attira la haine et le mépris des soutiens de l'Eglise grecque. Peut- être cette désertion n'est-elle point étrangère à la condamnation et à la destruction d'un de ses ouvrages, dont nous parlerons bientôt, par Gen- nade, patriarche de Constantinople. Admis à la cour des Médicis, il inspira au chef de cette fa- mille illustre, à Côme l'Ancien, un goût très- décidé pour le platonisme. Instruits par ses le- çons, Pierre et Laurent, l'un fils et l'autre neveu de Côme, tous deux encore très-jeunes, furent gagnés à la même cause. Enfin ce fut évidem- ment par ses conseils et sous son influence que Côme établit cette célèbre académie platoni- cienne, dont Marsile Ficin devint plus tard la lumière et l'arbitre suprême. On ignore l'époque précise de la mort de Gémiste; mais on sait qu'il mourut dans un âge fort avancé, jouissant d'une réputation immense, qui ne lui a guère survécu, objet d'un véritable culte de la part de ses amis, et forçant ses ennemis mêmes à lui rendre hommage. Ces sentiments ne s'adressaient pas seulement au philosophe, ou plutôt à l'en- thousiaste, au rêveur incertain entre Platon et Jésus-Christ, mais à l'écrivain, à l'orateur, au savant universel ; car Gémiste Pléthon était tout cela aux yeux de ses contemporains, et il faut ajouter que ses contemporains n'étaient pas exi- geants, si l'on en juge par les écrits qu'il nous a laissés. Cependant il ne faudrait pas tomber dans l'excès contraire. Gémiste Pléthon mérite à double titre un certain degré d'intérêt de la part du philosophe : il lut le promoteur de la que- relle qui éclata vers le milieu du xv siècle entre les sectateurs d'Aristote et ceux de Platon ; que- relle qui eut pour résultat une étude plus appro- fondie des deux systèmes et de la philosophie grecque en général. 11 peut aussi être regardé ie le vrai fondateur, en Occident, de cet renouvelé des plus mauvais jours GEMI — 605 — GENE d'Alexandrie, de cette école moitié chrétienne et moitié païenne, moitié orientale et moitié grecque, érudite sans critique, mystique et même superstitieuse sans croyances arrêtées, à laquelle appartiennent les Marsile Ficin, les Pic de la Mirandole. les Reuchlin, et qu'en plein xvne siè- cle nous retrouvons en Angleterre, représentée par Théophile et Thomas Gale, Cudworth et surtout Henri Morus. En effet, comme nous l'avons dit ailleurs (voy. Bessarion) , ce fut le traité de Gémiste sur la différence de la philosophie de Platon et de celle d'Aristote [de Plalonicœ alque Aristotelicœ philoso- phiez différentiel, texte grec, in-4, |Venise, 1532 et 1540; avec la trad. latine, in-4, Bâle, 1574; et in-8, Paris, 1541), qui fit d'abord entrer en lice Gennade et Théodore Gaza. Bessarion, pris pour arbitre, essaya de calmer les deux partis, et prouva à son maître qu'il avait été trop_ loin dans sa préférence pour le chef de l'Académie. Ce fut alors que Georges de Trébizonde (voy. ce nom) publia son triste pamphlet, et que la dis- pute s'envenima au plus haut degré. Il faut remarquer toutefois que, malgré l'injustice avec laquelle il traitait Aristote, Gémiste Pléthon n'a pas dédaigné de se faire son interprète. On pos- sède encore de lui un commentaire sur l'Intro- duction de Porphyre, et un autre sur les Caté- gories et les Analytiques. Quant à l'influence qu'il a exercée sur l'école prétendue platonicienne de la Renaissance, elle ne peut pas être un seul instant mise en ques- tion. Elle résulte à la fois de ses relations avec les Médicis, fondateurs* de l'Académie plato- nicienne, probablement aussi avec les premiers membres de cette Académie, et des opinions qu'il soutient dans ses écrits philosophiques, les mêmes sans doute qu'il enseignait de vive voix, avec cette éloquence qui a fait une grande par- tie de sa réputation. Ces écrits sont : un résumé des doctrines de Zoroastre et de Platon (Zoroas- trorum et Platonicorum dogmatum compen- dium, gr. et lat., in-8, Wittemberg, 1719); un recueil des prétendus oracles de Zoroastre (Ora- cula inagica Zoroastris, in-4, Paris, 1538, et in-8, 1599); un petit traité sur le destin et sa correspondance avec Bessarion sur le même sujet (Libelius de fato. Ejusdemque et Bessarionis epistolœ amœbeœ de eodem argumento, gr. et lat.; in-8, Leyde, 1722); enfin un traité des quatre vertus cardinales (de Quatuor virtutibus cardinalibus , gr. et lat., in-8, Bâle, 1552). On y voit clairement que, sous le rapport métaphy- sique, nous pourrions même dire religieux, l'é- cole d'Alexandrie renferme son dernier mot. Il en adopte, non-seulement l'esprit, mais si l'on peut s'exprimer ainsi, la lettre, c'est-à-dire la forme païenne, la personnification symbolique de tous les attributs de Dieu dans les divinités de l'Olympe. Il ne rejette aucune de ses falsi- fications si nombreuses, ni de ses prétentions à une antiquité chimérique, ou à l'honneur de réunir dans son sein toute la sagesse de l'Orient avec les vraies traditions du platonisme. C'est ainsi qu'il a recueilli, avec un respect religieux, les oracles chaldaïques, et qu'il a pris pour base de son abrégé des doctrines de Zoroastre un de ces livres apocryphes si communs alors. Par sa morale, Gémiste Pléthon appartient autant à l'école stoïcienne qu'à celle de Platon et des mystiques d'Alexandrie. Tel est du moins le caractère qu'il nous offre dans son Traité des quatre vertus cardinales, où d'ailleurs les con- sidérations les plus sérieuses sont sacrifiées à une régularité puérile. Mais de tous les ouvrages de Gémiste Pléthon, celui qui aurait pu nous éclairer le mieux sur ses opinions philosophiques et religieuses, c'est son livre des Lois (nspî Nou.0* Gîata? Tj Trspi v6(j.wv), composé à l'imitation des Lois de Platon, publié quelque temps après sa mort et détruit par les ordres de Gennade, alors patriarche de Constantinople, comme hostile à la religion chrétienne. On dit, en effet, que dans cet écrit singulier le paganisme, tel qu'on l'ex- pliquait dans l'école de Plotin et de Proclus, était ouvertement préféré à la religion du Christ; que les dieux de l'Olympe y conservaient leurs noms et leurs rangs; qu'on n'y reconnaissait point d'autre morale que celle du Portique et de l'Académie, et que la politique de Sparte, à part quelques adoucissements apportés à l'édu- cation de la jeunesse, y était représentée comme la seule digne d'un peuple intelligent. On ré- pandit aussi le bruit que l'auteur avait annoncé avant sa mort, à quelques-uns de ses amis, que le Christ et Mahomet ne tarderaient pas à être détrônés l'un et l'autre, et qu'une religion plus digne de l'humanité ferait la conquête de la terre. Georges de Trébizonde assura l'avoir en- tendu prophétiser en termes semblables au con- cile même de Florence. Ces accusations répan- dues par les adversaires les plus acharnés de Gémiste ne doivent pas, sans doute, être accueil- lies légèrement; mais on ne les trouve pas invraisemblables, quand on se représente l'en- thousiasme de l'époque pour les questions de philosophie et de pure érudition; quand on voit, un peu plus tard, Marsile Ficin recommander au prône la lecture de Platon, et tirer du système de ce philosophe toutes les consolations qu'il adresse à une pauvre femme, sa parente, pleu- rant sur une tombe récemment fermée. On peut consulter sur Gémiste Pléthon et sur les autres Grecs ses contemporains, la savante dissertation de Boivin, dans le tome II des Mémoi- res de l'Académie des inscriptions. Pour les ou- vrages de Gémiste, nous renvoyons à Fabricius, Bibliothèque grecque, t. X, p. 741. GÉNÉRALISATION, IDEES GÉNÉRALES. Toutes nos connaissances, quand elles sont le simple résultat de l'expérience, sont des connais- sances particulières. Mais des connaissances par- ticulières, si nombreuses et si exactes qu'elles puissent être, ne constituent point la science. La science proprement dite n'a point pour objet ce qui n'appartient qu'à un individu, ce qui n'existe qu'en un point de l'espace et du temps, cequi passe et disparaît pour ne plus jamais renaître. La science a pour objet ce qui demeure, ce qui est essentiel et constant dans les choses : en un mot, ce qui est général. Or, s'il est vrai que les objets de nos percep- tions ne sont que des individus, il est également vrai que dans chacun de ces individus il y a non- seulement ce qui lui appartient en propre, mais aussi des qualités qui lui sont communes avec les autres. Dans chaque homme, outre les qua- lités d'organisation e'i d"intelligence qui lui sont particulières, se présentent les lois générales de l'intelligence et de l'organisation humaine; de même la chute actuelle de ce corps offre des circonstances particulières unies aux circonstan- ces générales et essentielles à la chute de tous les corps. En un mot, « les lois générales, comme le dit Laplace, sont empreintes dans tous les cas particuliers. » Or. le procédé qui nous permet de dégager le général du particulier, de l'en séparer, de l'en abstraire, afin de le voir sépa- rément, c'est la généralisation. f Ce sont les principes généraux, ainsi tires et abstraits des connaissances particulières, qui constituent la science. Mais au premier coup d'œilque l'on jette sur une science, on remarque que les principes généraux qui la composent GENE 606 GÊNÉ sont loin de se ressembler, et qu'il y a de très- grandes différences entre ces deux principes de physique, par exemple : dans les mêmes circon- stances, le même phénomène résultera de la même cause, et, dans le mouvement uniformément accéléré, les espaces parcourus croissent comme les carres des temps. Le premier nous apparaît comme ayant toujours été et devant toujours être connu et compris par tout le monde, sans travail et sans peine ; le second est le partage exclusif de ceux qui ont cultivé la science; et pour le découvrir il a fallu beaucoup de peine et de travail, beaucoup d'autres connaissances préa- lablement acquises. Il y a donc pour nous deux manières d'acquérir les principes généraux ou de généraliser : l'une qui tire immédiatement des perceptions du particulier l'élément général qu'elles renferment ; l'autre qui ne procède que médiatement, c'est-à-dire qui ne passe de la per- ception primitive d'un fait particulier au déga- gement du principe général qu'au moyen de nouvelles perceptions et de nombreuses compa- raisons, qui permettent d'écarter la différence, de saisir les ressemblances et d'en former le principe commun. Plus brièvement, il y a une double généralisation, une généralisation immé- diate et absolue, et une généralisation médiate et comparative. A la première nous devons les principes que l'on trouve en tête de toutes les sciences; par exemple : « Le tout est égal à la somme de ses parties; — Tout ce qui commence d'exister a une cause ; — Tout acte libre est imputable à son auteur, etc., etc. » Voici les caractères qu'un examen attentif fait reconnaître dans ces principes : 1° Ils apparaissent en nous d'eux-mêmes et comme malgré nous, c'est-à-dire spontanément. La spontanéité est donc leur premier caractère. 2° Bien qu'ils ne nous aient pas été et ne puis- sent nous être démontrés, ils nous paraissent et nous ont toujours paru parfaitement évidents ; nous ne les avons pas d'abord soupçonnés, puis vérifiés, puis enfin adoptés; du premier coup ils ont produit en nous la certitude complète : ce qui leur donne pour second caractère Vévidence immédiate. 3° De plus, ces principes généraux ne nous paraissent pas s'appliquer à une classe détermi- née d'existences ; ni dépendre de telle ou telle condition, mais nous les concevons comme la condition même de toute existence, comme ap- plicables à tout, comme ayant toujours été, n'ayant pas pu et ne pouvant pas ne pas être la loi de tout ce qui est, quelque hypothèse qu'on se plaise à imaginer : d'où le caractère de néces- site absolue. 4° Enfin, un autre caractère de ces principes est l'universalité; ce sont, pour emprunter la belle expression de Bossuet, « des vérités éter- nelles que tout entendement aperçoit toujours les mêmes; » sans avoir besoin d'être exprimées, ils se trouvent dans tout être intelligent accom- tant tous les faits int< llectuels dont ils sem- blent être les éléments constituants. Ainsi, spontanéité, évidence immédiate, né- cessité et universalité, tels sont les carael des principes que nous donne la première géné- ultés suppose ce mode de : lisation? Une seule, ta raison, par laquelle ai as spontanément et imc i al l'é- iil nécessaire, absolu, des éléments indivi- duels el particuliers auxquels il était mêlé dans la perception des objets. toujours à l'occasion d'un fait par- ti' nImt, d'une perception de l'expérience, que nous découvrons en nous ces principes absolus dont nous venons de parler. Mais un seul fait suifit pour que nous puissions en dégager cha- cun de ces principes et .l'embrasser dans toute son étendue; du premier coup il est ce qu'il doit rester dans toute intelligence, et c'est en ce sens seulement qu'on dit ces principes indépendants de l'expérience et antérieurs à elle. Quel rôle ces principes remplissent-ils dans la science? 11 est évident d'abord que, réduits à eux-mêmes, ils n'ajoutent rien à ce que nous savons. En effet, on ne nous apprend rien de nouveau lorsqu'on nous dit, par exemple, que tout phénomène qui commence a une cause; que deux quantités égales à une troisième sont égales entre elles. Mais d'un autre côté, sans ces données primitives et nécessaires de la raison, toute science ultérieure serait impossible. Qu'on examine les différentes sciences, et l'on verra qu'il n'en est pas une qui n'implique un certain nombre de ces vérités, soit qu'on les énonce for- mellement, soit que, par suite de leur absolue nécessité, on les regarde comme trop familières à toutes les intelligences pour avoir besoin d'être exprimées. Au delà des principes de cette espèce, notre raison ne cherche plus rien; ils nous offrent ce type absolu de la certitude et de la vérité, auquel toute vérité et toute certitude est tenue de ressembler pour nous satisfaire pleinement. Examinons maintenant les principes que nous donne la généralisation médiate. De tels princi- pes ne peuvent être connus qu'à la suite de lon- gues et pénibles recherches. Ce n'est pas à la première vue de la flamme ou de la chute d'un corps qu'on découvre les lois de la gravitation et de la combustion. Il faut que des observations attentives et répétées nous permettent de dis- tinguer les éléments des objets, leur nombre, leur ordre, leurs rapports de toute nature ; il faut que des expériences nombreuses et variées viennent vérifier et compléter les résultats de l'observation ; il faut que des comparaisons exac- tes nous révèlent ce qui, dans tous ces objets particuliers, est commun, général et essentiel. Alors seulement nous pouvons dégager cet élé- ment commun et essentiel, ce principe général, et le regarder comme la loi des faits observés. La formation de ces principes est donc le résul- tat de l'expérience. Avec chaque observation et chaque expérience, nous les voyons peu à peu se dégager, s'étendre à de nouveaux faits, ou se restreindre si nous les avons trop étendus, en un mot, se corriger et se perfectionner; et, à quelque degré qu'ils soient parvenus, il ne nous est pas permis de dire que de nouvelles expé- riences ne viendront pas leur donner plus d'exactitude. Mais ici une question importante se présente. L'expérience nous a seulement révélé que cet élément était commun à tous les faits observés par nous. Or, quelque multipliées qu'aient été nos observations, le nombre en est limité; elles ne peuvent pas s'étendre à tous les êtres d'un même genre, à t. -us les faits d'und même classe; cependant nous n'hésitons pas à regarder le ré- sultat qu'elles nous ont fourni comme l'a loi de tous les êtres semblables dans tous les points de l'espace et dans tous les instants de la durée. Cette croyance, ce jugement que nous transpor- tons des ch . nos à celles que l pas voir, d'un temps et d'un Lieu déterminé à tous les temps et à tous les lieux : voilà ce qu'on appelle l'induction. Or, ce jugement qui résulte de l'i i mais qui la dépasse, est-il légitime? Sur g s'appuie-t-il, et où trouve-t-il sa base? Là ou se GENE — 607 GrÉNÊ trouve la base de tous nos jugements, et sur un de ces principes absolus de la raison, qui sont le for.dement de toute science et de toute certi- tude. En effet, au nombre de ces vérités pre- mières est la croyance que tout se fait dans l'univers en vertu de lois stables et générales, et qui peut être énoncée sous cette forme : « Dans les mêmes circonstances et dans des êtres semblables, le même effet résulte de la même cause. » Si ce principe n'était pas toujours pré- sent en nous, les données de l'observation et de la comparaison seraient stériles pour la science, et la nature resterait une énigme inintelligible. Ainsi, bien que ce soit à l'expérience de dégager l'élément commun et général, l'expérience est impuissante à expliquer, à justifier les principes généraux dont elle est la condition indispensa- ble, mais dont elle n'est que la condition. Ces deux modes de généralisation et les deux ordres de principes qui en résultent ont été re- connus de tout temps, et presque par tous les philosophes, ce qui ne veut pas dire qu'ils aient été d'accord sur la manière d'en expliquer la formation et d'en reconnaître la valeur et la lé- gitimité. Loin de là, les opinions les plus diffé- rentes ont été émises à ce sujet. Nous nous con- tenterons de signaler brièvement les plus im- portantes et les plus opposées. Platon remarqua particulièrement les princi- pes absolus et le rôle qu'ils remplissent dans tous nos jugements. Leurs caractères de spon- tanéité et d'évidence immédiate, et l'impossibi- lité de les expliquer par l'expérience qu'ils sem- blent devancer dans notre esprit, portèrent ce philosophe à imaginer son hypothèse de la ré- miniscence, suivant laquelle, ayant déjà connu dans une vie antérieure la vérité absolue, nous ne ferions que nous la rappeler à l'occasion des perceptions grossières de nos sens ; comme à la vue d'un portrait mal fait, nous nous rappelons l'original. Descartes, considérant ces principes sous le même point de vue et frappé de la né- cessité avec laquelle ils s'imposent à tous les esprits, « sans qu'il soit en notre pouvoir d'y diminuer ou d'y ajouter aucune chose, » négli- gea de reconnaître le rapport qui les lie à l'ex- périence, et conclut qu'il « ne restait plus autre chose à dire, sinon que ces idées sont nées et produites avec nous dès lors que nous avons été créés, ainsi que l'est l'idée de nous-mêmes » (3e Méditât ion) ; il les data donc de la même époque, sous le nom malheureux d'idées innées, qui ne permettait pas de voir nettement si l'innéité appartenait à Vidée, ou à la faculté qui nous la donne. Mais il est juste de dire que, se réduisant au fond à prétendre que tous nos principes généraux, ou, comme on disait alors, toutes nos idées ne proviennent pas de l'observa- tion et de l'expérience, Descartes a établi cette vérité avec une force inconnue à ses devanciers, et a frayé la voie à ses successeurs. D'autres philosophes, plus particulièrement occupés des principes obtenus par voie d'expé- rience et d'induction, se sont exagéré la portée de ce mode de généralisation, et l'ont regardé comme le seul. A leur tête se trouve Aristote. Pour ce philosophe, tous les principes généraux sont dus à l'induction, et sont le résultat des diverses sentations et des souvenirs que nous en avons conservés. Presque tous les sensualistes modernes ont reproduit cette doctrine, sans la modifier d'une manière très-sensible, et sans s'apercevoir que, réduire tous les principes gé- néraux à l'expérience seule, c'était les anéantir et en nier la valeur comme principes généraux. Hume reconnut bien que les principes dus à l'induction reposent sur les principes absolus, et, niant ces principes absolus comme n'étant point le produit de l'observation et de la com- paraison, il nia les autres, comme entièrement chimériques. C'était se montrer fidèle à la ri- gueur logique, mais non pas au bon sens, ni même à l'observation qui nous force à reconnaî- tre ces deux modes de généralisation, ces deuy ordres de principes et les rapports qui les unis- sent. Lorsque l'on connaît ce que sont les principes généraux et leurs modes de formation, il est facile de déterminer ce que sont les idées géné- rales et leurs rapports avec les principes géné- raux. Qu'est-ce donc qu'une idée générale, et quel en est l'objet? Mais d'abord qu'est-ce qu'une idée, individuelle? Tout fait réel de connaissance con- siste à voir, à comprendre qu'un objet existe avec telle ou telle qualité. Le fait de la connais- sance est indécomposable ; il a lieu dans sa tota- lité, ou il n'a pas lieu. Un objet ne se montre pas sans une qualité, ni une qualité sans un ob- jet ; ainsi, comme fait, la connaissance ne se produit pas à demi et ne résulte pas d'éléments que l'on réunit successivement pour la consti- tuer. Mais, si la connaissance, ou la perception, se produit ainsi d'une manière concrète, nou- avons la faculté de concevoir la séparation de l'objet et de la qualité, de ne considérer que la qualité sans l'objet, et réciproquement; en un mot, nous sommes doués du pouvoir d'abstraire. Or, cette vue d'un objet de la .connaissance, sub- stance ou qualité, fait ou circonstance, isolé de ce à quoi il est nécessairement uni dans la réa- lité, cette vue abstraite, c'est Vidée. A la mani- festation de la réalité, à son évidence concrète ré- pond la connaissance, non l'idée. L'idée ne résulte pas directement de l'évidence, parce qu'il n'existe rien d'objectif à cet état d'isolement, et qu'il n'y a pas d'évidence possible pour une substance sans une qualité, ni pour une qualité sans une substance. L'idée est le résultat de notre pouvoir d'abstraire et de séparer ce qui est uni. Nous n'acquérons donc pas d'abord des idées isolées, que nous réunissons ensuite pour former des connaissances, des jugements; mais nous acqué- rons des connaissances par la manifestation con- crète de la réalité ; et, de ces connaissances, nous dégageons les idées abstraites. Il en est des idées générales comme des idées individuelles. Nous avons des perceptions générales par lesquelles nous savons que telle ou telle qualité est con- stamment celle de tels et tels êtres. Dans ce rapport, on ne voit pas les deux termes l'un sans l'autre, l'un après l'autre ; on voit à la fois le rapport et les deux termes qui le constituent, et on abstrait ce rapport dans son unité, pour l'é- tendre des objets où on l'a observé à tous ceux du même genre. Mais on peut aussi, par une nouvelle abstraction toute volontaire, isoler d'a- bord les termes qu'on a saisis ensemble avec le lien qui les unit, les considérer à part, et les noter par des signes distincts. C'est là l'idée gé- nérale proprement dite. Ainsi donc, ce sont les perceptions générales que nous avons d'abord dans leur unité ; c'est d'elles que nous tirons, par une abstraction ultérieure, les idées géné- rales; et ce n'est pas avec des idées générales acquises auparavant et sans la vue du rapport qui les unit, que nous formons les perceptions générales ou principes généraux. On voit maintenant' quelle est l'erreur de ceux qui soutiennent, avec Locke, que tous nos juge- ments, et, par suite, tous nos principes, sont le résultat de la comparaison de deux idées et de la perception d'un rapport de convenance ou de disconvenance entre elles. Sans doute, il y a des jugements qui se forment par voie de com- GENO ees — GKNO paraison; mais ce ne son* point des jugements primitifs, ce sont ceux qui consistent à appli- quer à un cas déterminé une loi ou un principe déjà connus, c'est-à-dire un jugement antérieur. Laquestion de la formation des principes géné- raux est une des plus graves que puisse se poser la logique ; c'est sur ce problème qu'ont porté presque tous les efforts de la philosophie mo- derne. Aussi, sur le sujet de cet article, on de- vrait presque se contenter de renvoyer à tous les ouvrages publiés dans le xvnr siècle et dans le nôtre. Cependant on pourra consulter plus spécialement : sur la distinction des deux modes de généralisation et des deux ordres de princi- pes : Cousin, Programme des leçons données à l'École normale en 1818, dans les Fragments de yliilosophie, 2e édit., p. 284; Laplace, Exposi- tion du système du monde, p. 376 et suiv., 5e édit. — Sur les principes absolus, leurs carac- tères et leur formation : Bulfier, Traités des vérités premières; Royer-Collard. Œuvres de Reid, t. VI, p. 274, 300, 388; Cousin, Cours de 1829, 17e leçon. — Sur la formation des princi- pes inductifs : Aristote, Derniers Analytiques, dernier chapitre ; Bacon, Novum Organum, liv. II. — Sur la théorie de Platon : le Phédon, et l'ar- gument de M. Cousin en tête de la traduction de ce dialogue. — Sur les idées innées de Descar- tes : Descartes, Méditation 3e, et Réponses aux objections. — Enfin, sur la théorie du jugement comparatif de Locke : Locke, Essai sur l'enten- dement humain, liv. VI; Hume, Essays and treatises. essay VII ; Reid, Essai VI, c. m ; Jouf- froy, Préface aux Œuvres de Reid, p. 130 et suiv. : et Duval-Jouve, Traité de logique, in-8, Paris^ 1844, p. 21 à47. J. D. J. GENNADE ou GENNADIUS avait pour véri- table nom George Scholari, dont on a l'ait en latin Scholarius. 11 naquit à Constantinople, et assista en 1438 au concile de Florence, dont le but, comme on sait, était d'amener la réunion de l'Église latine et de l'Église grecque. Genna- dius l'ut du nombre de ceux qui repoussèrent cette réunion. Après la prise de Constantinople, en 1453, il gagna tles bonnes grâces de Maho- met II, et fut nommé patriarche. Mais abandonné par les siens, il se démit de cette [dignité d'a- bord si vivement recherchée par lui, et se retira dans un couvent où il mourut vers 1464. Comme philosophe, il soutenait la prééminence d'Aris- tote sur Platon, mais avec beaucoup plus de mo- dération que son compatriote et son contempo- rain Georges de Trébizonde (voy. ce nom). Ce furent plutôt encore les platoniciens enthousias- tes de cette époque que Platon lui-même qui furent l'objet de son antipathie. Il s'attaqua par- ticulièrement à Gémiste Pléthon (voy. ce nom), qu'il accusa, non sans motif, de prendre contre le christianisme ta défense di s idées païennes. Le livre de Legibus, que Géuiiste Pléthon avait composé à l'imitation des lois de Platon, lui parut le résultat le plus évident de cet esprit antichrétien, et il le lit brûler à Constantinople, pendant qu'il y occupait la dignité de patriarche. 11 a écrit aussi un commentaire sur ['Introduc- tion de Porphyre et sur Yllermeneia d'Aristote, et traduit en grec les ouvrages de quelques sco- ■ titre autres les Sixprinctpes de Gilbert x. genovesi (Antoine), né à Castiglioi il' Saler ne, en 1712. où il phy- .,' j» i. m dgré Lui, par son nu i ouvenl en 1721 el se lii p :!us tard professeur d'éloquence dans un séminaire. C'est la qu'il étudia la philosophie. i ■ "pinions qu'il Be forma lui attirèrent des l ] art de ses supérieurs Bi siastiques. Mais l'archevêque de Tarente, Ga- liani, se déclara son protecteur, et le mit à l'abri du mauvais parti qu'on voulait lui faire. Il mourut en 1769. Nous n'avons pas à parler ici de Genovesi comme économiste, quoiqu'il soit peut-être plus célèbre en cette qualité que parsesécrits philoso- phiques.Gioja, en parlant de ses Leçons d'économie civile (2 vol. in-8, Naples, 1757),' les appelle un ouvrage classique et original, le premier où l'é- conomie politique soit présentée sous la forme scientifique et dans toute son étendue. Elles ont eu sept ou huit éditions, et se trouvent entre les mains de tout le monde en Italie. Son recueil des Économistes italiens paraît être un trésor du plus grand prix pour l'histoire de cette bran- che des connaissances humaines. Si Genovesi est l'un des plus remarquables économistes de l'Europe, c'est en partie parce qu'il était très-versé dans les sciences morales et philosophiques : nul peut-être n'a mieux ap- précié que lui l'influence des habitudes intellec- tuelles et morales sur l'économie politique; et si les Italiens croient apercevoir dans Smith et dans Say des idées fausses dont Genovesi est exempt, ils expliquent cette différence par l'in- struction supérieure que possédait leur compa- triote. On peut voir sur ce sujet les articles remarquables de Gioja, publiés dans la Biblio- thèque italienne, et recueillis plus tard en un petit volume sous le titre d'Ecrits divers (ital.), Milan, 1833. Romagnosi n'estime pas moins Genovesi comme philosophe, que Gioja ne l'estime comme éco- nomiste. Dans sa Collection des écrits sur la doctrine de la raison (t. I, p. 261 et 262, in-8, Prato, 1841), il l'appelle, ainsi que Stellini, con- temporain de Genovesi, le restaurateur de la philosophie en Italie. Il leur fait un grand mé- rite, non-seulement de la sagesse et de la mo- dération de leur doctrine, mais surtout d'avoir su tenir un juste milieu entre le sensualisme et l'idéalisme, deux sentiments extrêmes suivant lesquels toutes les idées viendraient des sens, ou prendraient leur source dans la raison. Sui- vant Romagnosi, Genovesi aurait rendu à la science, soixante-dix ans avant les Écossais, le service dont on fait exclusivement honneur en France à ces derniers. Mais de tous les écrits philosophiques de Genovesi, le plus important est sa logique, dont nous allons essayer de don- ner une idée. Genovesi, comme la plupart des logiciens avant et après lui, n'a vu dans la logique que la mé- thode. C'est méconnaître l'étendue et l'impor- tance de cette science, qui a sa place bien mar- quée dans le cadre général des sciences philoso- phiques. Quoi qu'il en soit, la logique de Genovesi a un caractère éminemment pratique : ne fût-elle qu'une méthode, elle n'en est pas moins un travail très-estimable, et qui mériterait d'être plus connu en France. Elle se divise en cinq parties, car elle doit nous enseigner à purger notre esprit de l'erreur, à découvrir la vérité, h juger, à raisonner et à ordonner nos pensées. Dans la première partie, il est question de la nature de l'àme humaine, de ses facultés et de ses opérations; l'homme y est défini : « Un composé d'un corps organique et d'une àme rai- sonnable et libre. « Ensuite on passe en revue maladies intellectuelles de l'àme, l'igno- iaii c et l'erreur; on en recherche les causes premières, et l'on distingue les erreurs suivant qu'elles proviennent ou du corps, ou des ch extérieures, ou de la pai l> ii- l,< seconde partie, Genovesi traite suc- cessivement de la nature des niées et de-leurs GENO 609 — GENR différentes espèces; il les regarde encore comme des formes, des espèces, des images, tout en les divisant en deux classes : les idées matérielles et les idées intellectuelles. Du reste, cette dis- tinction signifie simplement que parmi nos idées les unes sont plus voisines des sensations, les autres plus abstraites et plus générales. Le mot inné ne signifie pour lui que naturel, spon- tané, ce qui revient à repousser absolument la théorie des idées innées. Mais Genovesi ne s'ar- rête pas là : on peut dire qu'il a méconnu entiè- rement le rôle de la raison dans la formation de nos connaissances. En effet, jamais on ne rencontre chez lui la distinction si importante des idées universelles et des idées générales; et, ce qui est encore plus significatif, en énumérant les différentes sources dont dérivent en gé- néral toutes les idées que nous possédons, il oublie de compter la raison. Ces sources, suivant Genovesi, sont au nombre de quatre : la con- science, les sens, le témoignage des hommes et le raisonnement. Ce qu'il dit de la perception extérieure pourrait facilement prêter à des con- clusions qui ne s'éloigneraient guère de celles des sceptiques, et nous ne sommes pas très- surpris que les ennemis de Genovesi aient essayé de le faire passer pour tel. Cette seconde partie de la Logique se termine par des considérations sur la nature et la force du langage, et l'art de bien comprendre les livres. La troisième partie, celle qui a pour objet le jugement, traite du vrai et du faux, des diffé- rents degrés de la connaissance, de la manière de juger d'après le témoignage des sens, d'après celui de nos semblables. A ces deux points de vue se rattachent des considérations sur la ma- nière de juger des faits qui peuvent donner nais- sance à des droits, et des reflexions sur la criti- que historique. La quatrième partie, qui traite du raisonne- ment et de l'argumentation d'une manière claire, simple et assez originale, contient en outre un chapitre spirituel, érudit et solide sur les sophis- mes. Les mêmes qualités 'se rencontrent dans la peinture que nous offre Genovesi des différents caractères et des différentes classes d'esprit. On y trouve aussi des observations utiles sur l'art de disputer. En général, Genovesi se montre instruit, d'un esprit vif, agréable et juste. Le cinquième livre, celui de la méthode, se distingue surtout par des considérations généra- les sur les sciences. On doit encore à Genovesi des Eléments de métaphysique, remarquables par l'érudition, et qui rappellent la doctrine, jusqu'à un certain point aussi la méthode de Wolf. Cette métaphy- sique, écrite en latin, se divise en quatre par- ties : 1° VOntosophie; 2° la Cosmosophie ; 3° la Théosophie; et 4° la Psychosophie. Vient en- suite un ample traité de morale, suivi d'une espèce de traité des causes premières, mais beau- coup plus savant que celui de Le Batteux, sous le titre de Dissertation historico-physique. C'est là qu'il examine et réfute les vingt arguments de Proclus, et ceux d'Averroès en faveur de l'éternité du monde, qu'il réfute le panthéisme en traitant de la nature de Dieu, qu'il expose, en les jugeant, les opinions des anciens et des modernes sur l'origine du mal. Genovesi est l'un des premiers, en Italie, qui aient osé écrire sur la philosophie classique dans la langue vulgaire du pays. On lui en fit plus qu'un reproche. Ses ouvrages philosophiques sont : Eléincnts des sciences métaphysiques (la- tin), 5 vol. in-8, Naples, 1743 et années suiv.; — de l'Art logique (lat.), in-8. Naples, 1745; — Méditations philosophiques (ital.), in-8, ib.} PICT. PHILOS. 1758 ; — Lettres académiques sur la question si les ignorants sont plus heureux que les sa- vants (ital.), in-8, ib., 1764; ces lettres sont diri- gées contre J. J. Rousseau ; — Logique de la jeu- nesse (ital.), ib., in-8, 1766 ; — des Sciences mé- taphysiques (ital.). in-8, ib.} 1766; — Dykœo- sine, ou Science des droits et des devoirs de l'homme (ital.), in-8, ib., 1767. — Consultez Ca- millo Ugoni, Histoire de la littérature italienne depuis la seconde moitié du xviii0 siècle. J. T. GENRES, ESPÈCES. La généralisation, c'est- à-dire cette opération qui consiste à abstraire ce qui est commun et essentiel à plusieurs objets, pour ramener ainsi la multiplicité à l'unité, peut s'exercer de deux manières: sur des faits accompagnés de circonstances diverses, que l'on réduit aux circonstances, essentielles et com- munes, et on obtient alors des lois; ou sur des existences individuelles dont on recherche et dont on abstrait les caractères communs, et alors on obtient des classes. La moindre expérience de ce procédé suffit pour faire voir qu'il dépend toujours de nous de prendre tel ou tel caractère pour réunir par la pensée en un seul groupe tous les êtres qui le possèdent, et qu'ainsi il n'y a de bornes assignables ni au nombre, ni à la variété des classes. Mais, si notre pouvoir de former des classes est ainsi illimité, nous ne pouvons cependant l'exercer que de deux manières : l'une consiste à prendre à l'avance un caractère quelconque, et former une classe de tous les êtres en qui il se présente ; selon l'autre, on commence par bien distinguer les caractères, et, au lieu d'en prendre un au hasard, oi prend tous ceux et seulement ceux que l'expérience a fait connaître comme les plus importants. Le premier mode donne les classes artificielles, le second les classes naturelles (voy. Classification)- Dans ce dernier cas, la classe se confond presque avec la loi, parce que les caractères sur lesquels elle a été établie ont été pris dans les lois de l'exis- tence des objets classés. Ainsi, si nous établis- sions les classes suivantes d'animaux : animaux blancs, animaux rouges, etc., nous aurions des classes sans rapport avec les lois essentielles de ces êtres, tandis que les classes suivantes : ani- maux vertébrés, invertébrés, sont fondées sur les lois mêmes de l'organisation. On voit sur-le- champ que les classes artificielles ne sont de nulle valeur pour la science, tandis que les au- tres sont la condition même de toute science. Dans toute généralisation vraiment scientifi- que, il ne faut pas seulement s'appliquer à for- mer les groupes naturels, il faut aussi les ran- ger dans leur succession hiérarchique. C'est alors que les groupes reçoivent les noms rela- tifs de genres et espèces. Le groupe qui résulte immédiatement de la réunion des individus est ditcsjDcce,- et lorsque nous faisons sur un cer- tain nombre d'espèces le travail que nous avons fait sur les individus, les réunissant en un groupe par la considération de leurs caractères communs, cette classe supérieure porte le nom de genre; et si nous recommençons ce travail sur un certain nombre de genres pour en former un groupe plus élevé, il portera encore le nom de genre; mais les genres qu'il a réunis sont dits espèces par rapport à lui. Ainsi on voit que les deux dénominations de genre et d'espèce ne sont absolues qu'aux deux extrémités d'une classifica- tion, à savoir à l'extrémité inférieure où le groupe formé immédiatement de la réunion des indivi- dus s'appelle toujours espèce, età l'extrémité su- périeure où le genre le plus élevé, celui qui ren- 39 GEOF — 610 — GEOF ferme toutes les espèces, s'appelle toujours genre. Entre ces extrêmes, ces dénominations sont cor- rélatives : une classe ne s'appelle genre que par rapport aux espèces qui la composent, et ne s'ap- pelle espèce que par rapport au genre dont elle fait partie. Dans toute classe, genre ou espèce, il y a deux choses bien distinctes à considérer : les objets qu'on a réunis dans cette classe, et le caractère ou les caractères qui ont servi à les réunir. De là il résulte que, sous le nom qui représente ce tout idéal que nous appelons un genre, sous le nom oiseau, par exemple, il y a deux idées dif- férentes, l'idée du nombre des objets réunis, l'idée du nombre des caractères communs : c'est ce que l'on appelle Vextension et la compréhen- sion des noms généraux. Quelquefois il y a un nom pour désigner l'extension et un autre pour la compréhension, comme les sages et la sagesse, les mortels et la mortalité : c'est ce qui a fait dire à quelques philosophes qu'il y a des idées générales concrètes et des idées générales ab- straites, celles-ci se rapportant aux seules quali- tés communes, celles-là aux qualités et aux ob- jets qui les possèdent. Les deux espèces de généralisation que nous avons distinguées ailleurs (voy. Généralisation) ne donnent pas toutes les deux des genres et des espèces : la première donne la totalité absolue, l'infini ; la seconde des classes d'êtres sembla- bles, dont le nombre est indéterminé, mais tou- jours limité et fini. Ce qui n'est pas limité, ce qui ne peut pas se rattacher à un point supé- rieur n'est plus un genre, au sens étymologique du mot (ysvo:, famille) ; ce n'est plus une fa- mille, c'est l'universel, c'est le nécessaire, c'est, si l'on veut l'appeler" un genre, le genre par ex- cellence des anciens, zb ysvixwTatov yévo:, qui ne peut plus être contenu dans un autre, mais contient tous les autres : c'est la substance, par exemple, c'est la cause à laquelle se rattachent et sous laquelle s'ordonnent les diverses cau- ses et les diverses substances. L'expérience donne l'unité de l'individu; la raison donne l'u- nité absolue; la généralisation inductive et im- médiate donne l'espèce et les genres intermé- diaires qui doivent unir les deux extrêmes, l'individu et l'infini. Tout travail de la science consiste à unir ces deux termes et à combler l'intervalle qui les sépare, soit en montant par l'induction de la base au sommet, soit en des- cendant par la déduction de l'universel et de l'absolu au particulier et à l'individuel. L'usage continuel que nous faisons de cette classification méthodique des êtres, non-seule- ment pour la science, qui sans elle serait impos- sible, mais pour la direction de tous les mouve- ments de la pensée qui passe sans cesse des genres aux espèces et des espèces aux genres, nous en révèle toute l'importance, et nous fait comprendre toute celle que lui attribuaient les anciens logiciens. J. D. J. GEOFFROY SAINT HILATRE (Etienne). Nous n'avons pas à faire ici la biographie de ce savant illustre qui, en définitive, fut plutôt un natura- liste qu'un philosophe, et dont quelques théo- ries seulement ressortissent à ce Dictionnaire. Mais, quand on rencontre dans un même homme un si grand cœur et une si grande intelligence, quand une vie est si pleine d'un bout à l'autre de beaux travaux et de nobles actions, il serait in- juste de séparer complètement ce qu'ont uni la nature et la volonté. Nous ne ferons que rap- peler les principaux événements de la vie de Geoffroy Saint-Hllaire avant de résumer la p philosophique de sa doctrine. Né à lîtampes en 1772, Geoffroy Saint-IIi lairc fit ses études au collège de Navarre; puis, pen- sionnaire au collège du Cardinal Lemoine, il y devint l'élève et l'ami de Haûy. Tous les ecclé- siastiques de ces deux maisons ayant été incar- cérés dans la prison de Saint-Firmin en 1792, Geoffroy Saint-Hilaire réussit d'abord à délivrer régulièrement Haûy et exposa sa vie en voulant faire évader ses autres maîtres, dont la plupart périrent pour ne pas rendre certaine par leur fuite la mort de leurs compagnons de captivité. Il eut encore le bonheur de contribuer au salut de Daubenton et de Lacépède et, à fies époques bien éloignées, d'offrir dans sa maison au poète Roucher et à Mgr de Quelen un refuge qui ne sauva pas le premier de Téchafaud, mais qui mit le second à l'abri de la tempête de 1830. C'est lui qui, déjà professeur au Muséum, en 1793, appelle à Paris Georges Cuvier, alors pré- cepteur en province, et se lie avec lui d'une étroite amitié. En 1798, il part pour l'Egypte avec Bonaparte. Lors de la capitulation qui li- vrait aux Anglais les richesses amassées par la commission des sciences, il parvient par son courage à les sauver de leurs mains, menaçant de brûler les collections plutôt que de les livrer : « C'est à de la célébrité que vous visez, dit-il à Hamilton; eh bien! comptez sur les souvenirs de l'histoire, vous aurez aussi brûlé une biblio- thèque à Alexandrie. » L'article de la capitula- tion relatif aux collections fut annulé. Il ne réussit pas moins heureusement en Portugal. Envoyé à Lisbonne en 1807 pour y visiter et ordonner les collections scientifiques, il enrichit en même temps le Portugal et la France, sauve encore une fois ses collections des mains anglaises, et rem- plit si bien sa mission à la satisfaction du Portugal lui-même que, seul de tous nos anciens ennemis, il déclara en 1814 n'avoir rien à réclamer. En 1809, Geoffroy Saint-Hilaire n'accepte la chaire de zoologie à la Faculté des sciences de Paris que sur le refus de Lamarck, qu'il y veut faire nommer à sa place. Pendant les Cent-Jours, il est député à la Chambre des représentants, mais il refuse le même mandat sous la Restauration, et se livre tout entier désormais à ses études scientifiques. En 1840, il est frappé de cécité, mais n'en continue pas moins ses travaux ; il meurt en 1844. On a fait deux parts bien tranchées dans la carrière scientifique de Geoffroy Saint-Hilaire, l'une où il travaille de concert avec Cuvier à l'observation, à la description et à la classifica- tion des animaux, l'autre où, abandonnant brus- 3uement et à jamais la collaboration et les idées e Cuvier, il se livre à de hautes spéculations sur la zoologie, dont la Philosophie anulomique est le résultat et l'expression. On a même dis- tingué deux hommes dans Geoffroy Saint-Hilaire et appelé Etienne Geoffroy le classificateur et Geoffroy Saint-Hilaire le philosophe. Il y a tout au moins beaucoup d'exagération dans cette fa- çon de couper en deux moitiés successives et contraires la vie scientifique de Geoffroy Saint- Hilaire. Pendant plusieurs années, il est vrai, il travailla en commun avec Cuvier et publia avec lui plusieurs Mémoires. Leurs idées étaient les mêmes, les objets dont ils s'occupaient n'of- fraient encore matière à aucun dissentiment. Ensemble ils décrivent les animaux, ensemble ils établissent la loi de la subordination des or- ganes et des caractères, ils poursuivent ensem- ble l'auvre de la classification zoologique. En- semble même ils posent, dans un Mémoire signé de leurs deux noms, la question qui doit les di- viser un jour : <• Dans ce que nous appelons des espèces, ne faut-il voir que les divergences d'un même type ? » Puis Geoffroy Saint-Hilaire aban- GEOF ■donne la collaboration de Cuvier, les travaux de description et de classification, suit une méthode nouvelle, recherche dans la structure des êtres vivants les analogies cachées, poursuit la décou- verte des lois générales de l'organisation ani- male et les formule dans le système de l' Unité décomposition organique, en opposition formelle avec les idées de Guvier et qui finit par provoquer publiquement ses attaques. Mais aucune révolu- tion ne s'est opérée pour cela dans la pensée de Geoffroy Saint-Hilaire; il n'y a pas surtout un jour ou une année où cette révolution se soit ac- complie. Le germe de la théorie de V Unité de composition était déjà dans son esprit, alors qu'il était ou se croyait dans le plus parfait ac- cord avec Cuvier et travaillait encore avec lui ; il est déjà déposé dans un Mémoire de 1796. Cette idée première, enveloppée, inaperçue de son collaborateur et presque de lui-même, se mûrit au milieu des travaux communs et atteint son développement dans la Philosophie anato- mique: L'antagonisme de Geoffroy Saint-Hilaire et de Cuvier n'a fa.it qu'éclater un certain jour, mais il couvait depuis longtemps, et il avait sa source véritable dans la différence de nature de ces deux grands esprits, qui devait, bien que partis du même point, les entraîner dans des di- rections différentes. A l'époque où parurent Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier, au milieu du désordre ou de l'ordre factice des classifications artificielles, l'affaire la plus importante pour la science zoologique était d'étudier la structure anatomique des animaux, de les décrire, de les classer. Geoffroy Saint-Hi- laire le comprit comme Cuvier et, comme lui, se livra à cette tâche. Mais bientôt se révèle une légère différence qui devait faire diverger cha- que année davantage les deux savants. Cuvier observe, décrit, classe sans arrière-pensée, sans préoccupation étrangère ; tout entier à ce qu'il l'ait, il voit dans la classification la science elle- même. Plus il observe, décrit et classe, plus il se persuade qu'une classification bien faite est l'image exacte de la nature, que la s ience ne doit pas se proposer d'autre but et se lancer té- mérairement dans le champ des hypothèses à la recherche de problèmes insolubles à l'expérience. Geoffroy Saint-Hilaire se donne moins entière- ment à cette tâche ; il décrit et classe parce qu'il sent que tel est le besoin du moment ; mais plus il avance avec Cuvier dans cette besogne, plus il s'aperçoit qu'une classification, même d'après le principe de la subordination des or- ganes, n'est pas toute la science et ne peut avoir une autorité absolue ni une parfaite exac- titude, qu'elle ne doit être que le commence- ment de la vraie science, que celle-ci ne veut pas seulement connaître des faits, mais tirer des faits leurs conséquences, que les consé- quences, c'est au raisonnement de les découvrir, à l'inspiration de les deviner, quitte à démon- trer ensuite par les faits la vérité de ces décou- vertes. Telle est la véritable et lointaine origine du dissentiment qui ne tarda pas à diviser les deux savants, avant qu'aucun d'eux eût de cette division une conscience bien nette, mais qui n'éJata ouvertement et avec solennité à l'Aca- démie des sciences qu'en 1830, peu de temps avant la mort de Cuvier. Si Geoffroy Saint-Hi- laire cesse de travailler avec Cuvier, c'est parce qu'il commence à douter de la vérité absolue de la classification. 11 fait plus ; il avait entre- pris et achevé en 1803 un grand ouvrage, le Catalogue des Mammifères du Muséum national d'histoire naturelle; dans ce doute il condamne son œuvre au pilon, et c'est à peine si quelques rares exemplaires en sont sauvés par ses amis. - 611 — GEOF Laissons donc de côté les travaux de descrip- tion anatomique et de classification de Geoffroy Saint-Hilaire, non pas qu'ils n'aient une grande valeur, mais parce que l'originalité de Geoffroy Saint-Hilaire et sa doctrine philosophique sont ailleurs, dans la Philosophie anatomique. Le premier volume de cet ouvrage parut en 1818, c'est celui qui renferme les principes de la doctrine ; le second volume, publié en 1822, n'en contient qu'une application très-curieuse à l'étude des monstruosités. Il y a deux choses distinctes dans la Philosophie anatomique : une méthode et un système. Il importe de ne point les confondre, car le système pourrait être re- connu faux ou purement hypothétique et la mé- thode excellente. La méthode est la Théorie des analogues ; le système est la Théorie de Vunilé de composition. L'idée de l'unité de composition était déjà conçue depuis longtemps par Geoffroy Saint-Hilaire comme un sentiment vague et non justifié. C'est même ce premier sentiment, da- tant de 1796, qui lui a révélé la méthode ou la théorie des analogues, dont l'application doit à son tour démontrer la vérité de la conception d'où elle est née. A force de décrire et de classer, l'observateur ne voit plus que les différences qui existent en- tre les êtres ; il distingue, il divise, il sépare, il se perd dans les détails, il n'aperçoit plus les ressemblances ou les néglige. Il faut chercher aussi les analogies. Il y a des analogies telle- ment évidentes entre les organes des différents êtres, qu'elles frappent les yeux les moins clair- voyants et les plus habitués à la recherche des différences. Mais il ne suffit pas de voir ces analogies manifestes, il feut découvrir les ana- logies cachées. Certaines analogies entre les or- ganes d'animaux différents sont évidentes, parce que les organes que l'on compare ont toutes ou presque toutes leurs conditions d'existence sem- blables. Lorsque des organes n'ont de semblables entre eux que quelques-unes seulement de ces conditions, ils sont réellement différents si les conditions par lesquelles ils se ressemblent sont moins importantes que celles par lesquelles ils se distinguent ; au contraire, il y a entre eux une analogie cachée, si les premières sont plus importantes que les secondes. Pour découvrir cette analogie cachée, il faut savoir quelle est la condition d'existence qui a le plus d'importance. Est-ce la fonction? Non, car un même organe remplit souvent des fonctions différentes, comme les membres antérieurs des quadrupèdes et les ailes des oiseaux, tandis que des organes diffé- rents remplissent une même fonction, comme les poumons, les branchies et les trachées. Ce n'est pas non plus la forme ou la structure, car elles varient avec la fonction, ou plutôt la fonc- tion d'un organe varie selon la structure ou la forme. Ce sont évidemment bien moins encore la grandeur ou la couleur. La condition vrai- ment importante, c'est la position relative, la dépendance mutuelle, la connexion des organes entre eux. Cette connexion est quelque chose de tellement fixe, que « un organe est plutôt anéanti qve transposé. » Le principe des con- nexions sera la boussole du naturaliste. Un se- cond principe qui devra le guider est la consi- dération des organes rudimentaires, sans fonc- tions, mais qui, malgré leur petitesse et leur inutilité, n'en ont pas moins des rapports con- stants et déterminés de position. Ces rudiments représentent, sinon un organe parfait et normal, au moins les éléments de cet organe réduits et groupés selon leurs affinités électives. Un troi- sième principe sera celui du balancement des organes; c'est-à-dire qu'un organe n'acquiert ja- GEOF — 612 GEOF mais un grand développement sans qu'un autre souffre proportionnellement; et, réciproquement, à côté d'un organe rudimentaire atrophié, on trouvera toujours un organe hypertrophié à ses dépens. Telle est la théorie des analogues proposée par Geoffroy Saint-Hilaire comme une méthode plus exacte que la sJmple méthode de division, d'analyse, de classification d'après les différen- ces. Elles supposent l'une ou l'autre l'anatomie comparée ; voilà pourquoi Geoffroy Saint-Hilaire est revenu plus tard à ses travaux de pure des- cription et n'a jamais cessé d'admirer ceux de Cuvier et de s'accorder avec lui sur la plupart des faits. Cette méthode née du sentiment préconçu de l'unité de composition de tous les êtres, Geoffroy Saint-Hilaire l'applique au développement de cette idée en un système démontré par les faits. Pour que le système fût complet , il faudrait avoir découvert des analogies cachées entre tous les êtres; pour qu'il fût démontré, il faudrait que ces analogies fussent reconnues réelles. Or la première condition ne saurait être remplie par un seul homme, ce ne peut être que l'œuvre interminable des siècles, à laquelle travaillent avec persévérance les disciples de Geoffroy Saint- Hilaire. La seconde est, relativement et dans de certaines limites, plus aisée à remplir; c'est précisément l'objet du débat entre Geoffroy Saint- Hilaire et Cuvier, c'est la question toujours en litige entre les partisans des deux doctrines que de savoir si les analogies proclamées par Geof- froy Saint-Hilaire sont réelles ou seulement imaginaires. De la solution donnée à cette ques- tion dépend la vérité ou la fausseté du système. Cette démonstration de la Théorie de l'unité de composition, Geoffroy Saint-Hilaire l'a commen- cée ou du moins entreprise dans le premier vo- lume de sa Philosophie anatomique, dans quel- ques mémoires sur les articulés publiés peu après et dans le second volume de sa Philoso- phie publié en 1822, et sur trois points diffé- rents. Dans le premier volume de la Philosophie anatomique, il cherche les analogies entre di- verses classes d'un même embranchement, les vertébrés. Dans les Mémoires intermédiaires, il cherche les analogies entre deux embranche- ments différents du règne animal, les vertébrés et les articulés. Dins le second volume de sa Philosophie, il cherche les analogies entre le développement normal des animaux et les mons- truosités. 1° L'opercule était regardé comme un organe exclusivement propre aux poissons : Geoffroy Saint-Hilaire prétend retrouver chez les autres vertébrés les mêmes éléments qui le composent: ce seraient les pièces de l'oreille, et le peuple aurait devancé la science en donnant à ces opercules des poissons le nom d'ouïes, malgré la différence de leurs fonctions. De même il prétend retrouver chez les poissons, mutum pecus, les éléments et les pièces du larynx. De même encore il trouve les dents chez les oiseaux, du moins chez leurs fœtus. 2° Comparant ensuite les articulés avec les ver- tébrés entre lesquels Cuvier creusait un abîme, Geoffroy Saint-Hilaire découvre entre les deux embranchements des analogies cachées, mais nies. Les anneaux des articulés ne sont que noyaux des vertèbres devenus extérieurs; le vertébrés ont leur colonne vertébrale à l'in- ur, les articulés sonl dans leur colonne vertébrale. Les organes internes des ail' sont encore disposes dans le même ordre que i-eux des vertébrés; l'articulé, c'est le môme type, le même animal que le vertébré, il est seulement sens dessus dessous: l'articulé a le cordon nerveux sous l'appareil digestif, le verté- bré l'a par-dessus; l'un a le ventre en haut, l'autre en bas ; renversez l'un ou l'autre, ils sont tous deux dans la même position. 3° La zoologie pathologique, on dit aujourd'hui la té- ratologie, est une science que Geoffroy Saint- Hilaire a créée, ou du moins constituée par une application de la méthode des analogues et pour démontrer Yunilé de composition. Les mons- truosités elles-mêmes sont soumises 4 des lois et aux mêmes lois qui gouvernent le dévelop- pement régulier des êtres parfaits. Un monstre n'est pas un jeu de la nature, c'est un être chez lequel ne se sont pas accomplies toutes les transformations qui devaient en faire un exem- plaire de son type. Les monstruosités sont des désordres méthodiques, au fond elles se rédui- sent à des arrêts et à des inégalités de dévelop- pement de certains organes. Un monstre est en quelque partie de son être un embryon. La dif- férence qui existe enire les espèces résulte elle- même de l'arrêt de développement de quelques organes et de l'hypertrophie de quelques autres; il s'ensuit qu'un monstre offre toujours dans sa monstruosité même une structure qui est nor- male pour quelque autre espèce, et que l'étude comparative des monstres est une sorte d'em- bryogénie universelle. Dans des mémoires qui se rattachent au même objet, Geoffroy Saint-Hi- laire repousse l'explication que donnait Sylvain Régis des monstruosités par la préexistence de germes monstrueux : il repousse même absolu- ment l'hypothèse plus générale de la préexis- tence des germes. Il produit artificiellement des poulets monstrueux et déclare que les monstres sont des embryons dont le développement d'a- bord normal a été troublé par des conditions ir- régulières. Si les monstres unitaires lui révè- lent le principe de l'arrêt de développement, les monstres doubles lui en révèlent un autre, la loi de Vunion similaire. Les monstres doubles sont toujours unis par les faces homologues de leurs corps, côté à côte, vis-à-vis, dos à dos, et de même àl'intérieur des parties conjointes, veine à veine, nerf à nerf, comme sont les deux moitiés d'un organe unique et normal. Un monstre dou- ble est donc composé en quelque sorte de quatre moitiés plus ou moins complètes au lieu de deux, et il se l'orme selon la même loi que s'unisssent les deux moitiés de l'être normal. Dans l'un et dans l'autre, cette union des parties semblables s'opère en vertu d'une affinité élective, incom- préhensible mais réelle, que Geoffroy Saint-Hi- laire appelle Vaffinilêi u Vattraction desoipour soi. En vertu de cette affinité de soi pour soi les éléments semblables, les moitiés d'un organe se cherchent et se trouvent, la veine cherche la veine et ne s'ente jamais sur une artère. L'idée générale de Vanité de composition n'a pas été conçue par Geoffroy Saint-Hilaire le pre- mier. Aristutc dans l'antiquité, Belon, New ton, Linné, Buffon, Yicq-d'Azyr. Gœlhe l'avaient déjà conçue, mais aucun philosophe ou natura- liste ne l'avait aussi puissamment développée. Les conséquences philosophiques du système sont aussi importantes que manifestes, et Geof- froy Saint-Hilaire les a lui-même reconnues et adoptées. 11 n'y a pas de causes finales dans la nature; la fonction résulte de l'organe, ce n'est pas l'organe qui est fait en vue de la fonction; l'oiseau vole parce qu'il a des ailes, il n'a pas des ailes afin de voler; un éti i n'esl pas fait ex- pressément pour vivre dans les conditions où il vit: « chaque Ôtre est sorti des mains du créa- teur avec de propres conditions matérielles; il peut selon qu'il lui est attribué de pouvoir, il GEOF — 613 GEOR emploie ses organes selon leur capacité d'ac- tion. » C'est ce qui explique comment il y a des organes qui n'ont pas de fonctions. S'il n'y a qu'un plan unique de tous les êtres, varié de mille manières dans les parties accessoires, s'il sulfit de changer quelques proportions d'un or- gane pour le rendre propre à de nouvelles fonc- tions, il n'y a point de fixité dans les espèces. Lamarck faisait dériver les espèces les unes des autres dans tout le règne animal; Geoffroy Saint- Hilaire restreint dans des limites resserrées la mutabilité des espèces et lui donne pour cause le monde ambiant, seul capable de modifier les organes et les fonctions. Lamarck affirmait que les espèces actuelles proviennent réellement des espèces fossiles; Geoffroy Saint-Hilaire affirme la possibilité, mais non la réalité du l'ait. Ces conséquences sont précisément contraires aux conclusions philosophiques de la doctrine de Cuvicr : la pluralité des plans de la nature, les causes finales, la fixité des espèces. Aussi, dans les séances mémorables des mois de lévrier, mars et juillet 1830, ces deux savants illustres et longtemps amis se trouvèrent-ils en présence comme deux adversaires devant l'Académie des sciences et l'Europe attentive. La politesse de la discussion n'enleva rien à sa vivacité et cha- cun défendit avec la même conviction et la même énergie sa méthode et sa doctrine. Chacun aussi eut ses partisans et les conserve encore aujour- d'hui, car ce débat solennel est loin d être vidé. Geoffroy Saint-Hilaire a réuni les pièces du pro- cès et l'argumentation des deux adversaires dans un volume intitulé Principes de philosophie zoologique. On ne peut se dissimuler que ce qui a donné à ce débat tant d'importance et d'ani- mation, ce n'est pas seulement l'illustration des deux savants, jadis amis et collaborateurs, ce n'est pas le seul intérêt de la pure question zoo- logique; c'est que, au delà des questions de méthode et de classification, beaucoup voj'aient la métaphysique. Cette préoccupation est très- visible dans l'argumentation de Cuvier : « Je sais, dit-il, que pour certains esprits il y a dans cette théorie des analogues, au moins confusé- ment, une autre théorie fort ancienne, réfutée depuis longtemps, mais que quelques Allemands ont reproduite au profit d'un système panthéisli- que appelé philosophie de la nature. » Cela était vrai en effet pour quelques Allemands, pour beaucoup même, et en particulier pour Gœthe qui a consacré à ces débats les dernières pages sorties de sa plume. Mais cela n'était point vrai pour Geoffroy Saint-Hilaire qui, non-seulement n'a jamais formulé la moindre conclusion pan- théistique, mais qui a repoussé expressément toute idée semblable et toute relation entre le panthéisme ou la. philosophie de la nature et sa théorie de l'unité de composition. Sans doute la doctrine de Cuvier est en opposition formelle avec la philosophie de la nature et peut en être considérée comme une réfutation scientifique, tandis que celle de Geoffroy Saint-Hilaire ne lui est pas absolument contraire. Mais il faut reconnaître qu'elle est loin d'y conduire néces- sairement, car elle s'accorde aussi bien que la doctrine de Cuvier lui-même avec la philoso- phie de la Providence. Qu'il y ait plusieurs plans dans la structure des êtres vivants ou qu'il n'y en ait qu'un seul; que le savant puisse étudier la fonction avant l'organe ou qu'il doive se bor- ner à étudier l'organe pour en dériver la fonc- tion, le philosophe peut toujours constater la même harmonie dans les résultats et conclure à la même sagesse dans la cause. Tandis que Gœthe considère la doctrine de l'unité de compo- sition comme un argument favorable à la philo- sophie de la nature, des disciples, plus fidèles peut-être, de Geoffroy Saint-Hilaire ont le droit de dire avec Buffon qui avait conçu, lui aussi, l'idée de l'unité du plan de la nature: «11 sem- ble que l'Etre suprême n'a voulu employer qu'une idée et la varier en même temps de tou- tes les manières possibles, afin que l'homme pût admirer également et la magnificence de l'exé- cution et la simplicité du dessin. » Les écrits de Geoffroy Saint-Hilaire qui inté- ressent plus spécialement la philosophie sont : Philosophie anatomique, Paris, 2 vol. in-8, avec atlas, 1818-1822; — Principes de philosophie zoologique, discutés en mars 1830 au sein de l'Académie royale des sciences, Paris, 1830, in-8 ; — Cours de l'histoire naturelle des mam- mifères, Paris, 1829. in-8: — Fragments bio- graphiques, Paris, 1838, i:':-3. On pourra consulter sur la vie et la doctrine de Geoffroy Saint-Hilaire. les éloges ou discours de MM. Flourens, Dumas, Duméril, Parisot, Quinet; les œuvres d'histoire naturelle de Gœ- the, traduites en franc lis par Martins, Paris, 1837, in-8; et surtout Vie, travaux et doctrine scientifique d'Etienne Geoffroy Saint-Hilaire par son fils Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, Paris, 1847, in-8. Voyez l'article Cuvier (Georges). A. L. GEORGES de Trébizonde, l'un des principaux acteurs de la lutte qui éclata en Italie, vers le mi- lieu du xve siècle, entre les partisans d'Aristote et ceux de Platon, naquit en 1396, non pas àTn'-l i- zonde, comme l'ont cru quelques-uns de ses bio- graphes; mais à Chandace, dans l'île de Crète. Le nom de Trébizonde n'indique que la patrie de ses ancêtres. Arrivé en Italie vers 1430 sur l'invitation de François Barbaro, noble Vénitien, il se fixa d'abord à Venise, où il enseigna les lettres et la philosophie grecque. Ses leçons eurent le plus grand succès, et sa renommée étant allée jus- qu'à Rome, le pape Eugène l'appela près de lui, le nomma son secrétaire, et le chargea de con- tinuer l'enseignement qui avait commencé sa réputation en Italie. De plusieurs parties de l'Europe et de toutes celles de la péninsule on accourait pour l'entendre, et jusqu'en 1450 sa gloire et sa fortune furent des plus éclatantes. Mais dès cette époque elles déclinèrent singuliè- rement. Il fut effacé comme critique par Laurent Valla, et comme traducteur par Théodore Gaza, son compatriote. On s'aperçut que ses traduc- tions, faites à la hâte pour des motifs de cupi- dité, étaient pleines d'inexactitudes, de négli- gences et de lacunes considérables. Ce fut à peu près dans le même temps qu'écrivant contre Pla- ton une diatribe, plutôt qu'une appréciation philosophique, il s'attira dans le cardinal Bessa- rion (voy. ce nom) un adversaire très-puissant, et indisposa contre lui le pape lui-même, Paul 11, bien que très-hostile aux platoniciens d'Italie. Obligé de s'éloigner, Georges se retira pendant quelques années auprès du roi de Naples; puis, rentré en grâce auprès du souverain pontife, il revint à Borne, où il mourut en 1486. 11 a laissé, parmi d'autres ouvrages sans intérêt pour nous, une traduction des Problèmes et de la Rhétori- que d'Aristote plusieurs fois réimprimée avec les œuvres de ce philosophe; une traduction inédite et, si nous en croyons Bessarion, très- inexacte des Lois de Platon; un traité sur la rhétorique, et un autre sur la dialectique, com- posés en son propre nom; enfin la diatribe dont nous avons parlé tout à l'heure, et qui a pour titre Comparât io Arislolciis et Plalonis (in-8, Venise, 1523;. Ce livre, dont Bessarion a écrit une longue réfutation {In calumniatorem A?*is- totelis, in-f°, ib., 1503 et 1516), se divise en trois GERB — 614 GERB parties : la première établit entre les deux phi- losophes de l'antiquité un parallèle tout à fait injuste et entièrement composé d'assertions ar- bitraires ; la seconde a pour but de montrer que les opinions d'Aristote ne sont pas seulement in- attaquables au point de vue de la raison, mais encore au point de vue de la foi, qu'elles s'ac- cordent de tout point avec les dogmes fondamen- taux du christianisme, par exemple avec ceux de la création et de la Trinité, tandis que Pla- ton est accusé de s'en écarter toujours ; enfin, dans la troisième partie de son pamphlet, Geor- ges s'attaque à la personne même de Platon, et s'applique, contre tous les faits et toutes les vrai- semblances, contre le respect unanime de l'anti- quité et des Pères de l'Église, à représenter le chef de l'Académie comme un homme de mœurs infâmes et livré à la fois à tous les vices. Ou comprend difficilement aujourd'hui qu'un ou- vrage d'où la raison et la bonne foi sont si com- plètement absentes, ait pu faire tant de bruit, et que le sage, le savant Bessarion ait cru néces- saire d'y répondre. X. GEORGES SCHOLARIUS OU SCHOLARI, voy. Gennadius. GEORGES VENETUS OU LE VÉNITIEN, voy. Zorzi. GÉRARD (Alexandre), écrivain du xne siècle, un des premiers traducteurs à qui l'Europe chrétienne dut la connaissance des monuments de la philosophie grecque et de la philosophie arabe. Les uns le font originaire de Crémone en Italie, les autres de Carmone, ville d'Andalousie, mais les termes d'une ancienne chronique pu- bliée par Muratori ne permettent plus de douter qu'il ne fût Italien. Après avoir achevé ses étu- des dans sa patrie, il voyagea pour s'instruire, et se rendit en Espagne, ou les sciences, alors bannies du reste de l'Europe, avaient trouvé un asile sous la protection des kalifes Omniades. Il se fixa à Tolède, y apprit l'arabe et consacra tous ses soins à composer des traductions dont on a porté le nombre à soixante-seize. La plus im- portante est, sans contredit, celle de la grande composition ou Almagestede. Ptolémée, qui était restée jusqu'à lui ignorée en Occident, et dont la connaissance renouvela l'enseignement de l'astronomie dans les écoles du moyen âge. Ses Préceptes de médecine ou Canons d'Avicenne sont, après YAlmageste, l'ouvrage le plus consi- dérable traduit par Gérard, que ses goûts diri- geaient principalement vers l'étude des mathé- matiques, de l'astronomie et de la physique. On cite encore sous son nom des traductions des trois premiers livres de la Météorologie d Aris- tote, de divers traités d'Alexandre d'Aphrodise, Galien, Farabi, du livre des Définitions d'Ishak ben-Honain, etc. Gérard mourut dans sa patrie en 1187, à l'âge de soixante-treize ans, et fut enterré à Crémone dans le couvent de Sainte- Lucie, auquel il livra sa bibliothèque. On peut consulter sur ce laborieux traducteur: Antonio, LSioliotheca hispana vêtus, in-f°, Ma- drid, 1788; — Fabricius, Bibliotheca mediœ et injimœ latinilatis, t. 111, p. 39; — Muratori, lierum ilalicarum scriptorcs, t. IX, p. 600 ; — Jourdain, Recherches sur l'âge et l'origine des tiaduclions d'Aristote. in-8, 2e édit., p. 120-124. C. J. GERBERT. Le nom de Gerbert appartient en môme temps à la philosophie, à la politique el ;'i la religion; mais c'est à la première qu'il doil son plus grand éclat; ce sont les travaux BCienti- fiques dcGcrbeit qui nui- immortalisé sa moire, et qui, après L'avoir fait regarder co un sorcier clans l'âge des superstitions, le si| aa lent au jugement de l'historien dans un plus éclairé, comme une des plus fortes têtes que le moyen âge ait produites. Gerbert, né en Aquitaine vers le commence- ment du xe siècle, d'une famille pauvre, perdit ses parents de bonne heure, et fut élevé au mo- nastère d'Aurillac par les soins de l'abbé Gérard et de l'écolâtre Raymond. Étant jeune encore, il accompagna en Espagne Borel, comte de Barce- lone, qui le confia à un évêque nommé Hatton, sous lequel il fit de grands progrès dans les ma- thématiques. A-t-il profité de son séjour au delà des monts pour visiter Séville, Cordoue et les universités maures? C'est là un point sur lequel les historiens sont partagés, et qu'il serait témé- raire de vouloir décider. Bornons-nous à consta- ter que si Gerbert, comme nous sommes portés à le croire, n'a pas fréquenté les écoles des Arabes, il ne pouvait ignorer l'état florissant des études chez ces peuples, et devait chercher avec une avide curiosité à s'instruire de leurs découvertes dans les sciences. On voit d'ailleurs par ses lettres qu'il recueillait les ouvrages des écrivains de cette nation avec autant de soin que les chefs- d'eeuvres de la littérature ancienne. Lorsque Gerbert quitta l'Espagne, il était déjà un des hommes les plus instruits de son temps, au moins en mathématiques. Il voulut encore étendre le cercle de ses connaissances, et après être allé en Italie, où il fut accueilli avec la plus grande faveur par le pape Jean XIII et par l'em- pereur Othon Ier, il se rendit à Reims avec le projet de se perfectionner dans la scolastique. Là, malgré la médiocrité de sa naissance, il con- tracta une étroite liaison avec l'archevêque Adal- béron, qui le plaça à la tête de l'école épiscopale de cette ville. 11 était alors dans toute la vigueur de l'âge et du talent, et libre des soucis de la politique et de l'ambition qui troublèrent dans la suite le calme de ses études. Aussi put-il se livrer sans partage à ses nouvelles fonctions^ qu'il pa- raît avoir remplies avec le plus grand éclat. Gerbert enseignait à Reims toutes les sciences comprises sous le nom de Trivium et de Qua- drivium. Il commençait par Y Introduction de Porphyre, qu'il expliquait d'abord dans la traduc- tion de Victorinus, puis d'après Boëce. Il analy- sait ensuite les Catégories et YHermeneia d'Aris- tote, les Topiques de Cicéron; les six livres de commentaires écrits par Boëce sur cet ouvrage, et tous ses traités sur le syllogisme, la définition et la division. Passant de' la logique à la rhéto- rique et à la poétique qu'il réunissait, Gerbert lisait à ses disciples Térence, Virgile, Stace, Ju- vénal, Perse, Horace et Lucain. Au Trivium succédait le Quadrivium, et aux études littéraires les études scientifiques, l'arithmétique, la musi- que, l'astronomie et la géométrie. Afin de mieux expliquer le lever et le coucher des astres, Ger- bert avait construit plusieurs globes, dans le genre de nos sphères armillaires, avec des cer- cles représentant l'horizon, l'équateur et les au- res divisions astronomiques. Il avait aussi ima- giné un orgue hydraulique, où le son était pro- duit par la pression d'un volume d'eau sur l'air des tuyaux. Mais, de toutes ses inventions, la plus simple et la plus féconde était une tablette ou abacus, divisée en vingt-sept colonnes longi- tudinales, où se plaçaient neuf chiffres qui ser- vaient à exprimer tous les nombres, en prenant des valeurs de position. Gerbert avait fait confec- tionner mille caractères en corne; à l'effigie des oeuf chiffres, avec lesquels il faisait les opéra- tions arithmétiques sur Vabacus. Tous les juges un peu versés dans ces matières ont reconnu là une méthode de numération très-analogue à notre système actuel, qui esl fondé sur la valeur dé- cuple d'un chiffre place à la gauche d'un autre. GERB 615 GERB Gerbert se trouve donc avoir connu et enseigné les principes de l'arithmétique décimale, à une époque où les chiffres romains étaient seuls en usage dans la chrétienté. Il serait curieux de sa- voir s'il a dérobé Yabacus aux Arabes, selon le témoignage de Guillaume de Malmesbury et l'o- pinion la plus commune, ou s'il en a puisé la connaissance dans la Géométrie de Boëce, comme un mathématicien de nos jours l'a prétendu; mais quelle que soit l'origine historique de cette mémorable découverte, celui qui en propagea le premier la connaissance chez les nations euro- péennes a rendu à la civilisation un service que la postérité ne pouvait oublier. Sous l'habile direction de Gerbert, l'école de Reims ne tarda pas à devenir la plus fréquentée du royaume. Robert, fils aîné de Hugues Capet, y fut élevé, et l'histoire cite un grand nombre d'évêques qu'elle a donnés à l'Église. En dehors de ses fonctions d'écolâtre, Gerbert employait son influence à ranimer, partout où il pouvait, les souvenirs éteints de la littérature et des sciences. Un de ses soins habituels était de re- cueillir les anciens manuscrits et d'en multiplier les copies. Ses lettres, dont le recueil nous a été heureusement conservé, renferment de pré- cieux détails à ce sujet. Tantôt il insiste pour ob- tenir une révision du texte de Pline; là il pro- met une sphère céleste, en bois recouvert de peau de cheval, en échange de YAchilléide de Stace; ailleurs il mande qu'il est possesseur de huit vo- lumes de Boëce sur l'astrologie, dont il donnera volontiers communication, si on veut lui prêter un César pour en prendre copie. A force de dé- marches, il était parvenu à se créer une biblio- thèque composée de tous les auteurs dont il se servait pour ses leçons, et de quelques ouvrages perdus depuis, comme le traité de Démosthène, médecin gaulois, sur les Maladies des yeux. Souvent il adressait à ses anciens disciples, sous forme de lettres, de véritables traités, qui ré- veillaient dans les cloîtres le goût des connais- sances positives. Constantin, moine de l'abbaye de Fleury, reçut pour sa part deux opuscules sur les combinaisons des nombres et sur la sphère; un autre mémoire sur les différentes manières d'évaluer la surface d'un triangle équilatéral fut composé pour Adelbold, depuis évèque d'Utrecht. C'est Gerbert, selon le témoignage de Guillaume de Malmesbury, qui a contribue le plus effica- cement à relever les études dans les monastères de France. A la vue des heureux efforts de ce grand maître pour conserver la chaîne des traditions littéraires, on se demande quelle place la philosophie propre- ment dite occupe dans l'ensemble de ses travaux, et on est bien forcé de reconnaître qu'elle se réduisait pour lui aux préliminaires de la logique. Les historiens racontent qu'un écolàtre d'Allema- gne, nommé Otric, lui ayant reproché de ranger la physique parmi les mathématiques, il l'ut admis à exposer ses vues sur la classification des sciences devant l'empereur Othon II. Il montra que la philosophie est un genre dont les espèces sont la pratique et la théorie ; que la pratique se divise en économique (dispensativa), distributive (distributiva), politique (civilis), que la théorie comprend la physique, les mathématiques et la théologie. Le trait le plus remarquable de cette classification est certainement la place occupée par la théologie à la suite des mathématiques, comme une dépendance de la philosophie; mais il ne paraît pas que Gerbert ait aperçu la portée de cette idée empruntée peut-être à Aristote, et si féconde en conséquences. De tous ses travaux philosophiques, le seul qui nous soit parvenu, est un opuscule composé à la demande de l'em- pereur Othon III, sous ce titre obscur et bizarre: de Rationali et ralione uti {du Raisonnable cl du raisonner). Il s'agissait de savoir comment la qualité de raisonnable, selon que le veut Porphyre, peut avoir pour attribut de se servir de la raison, et généralement de quelle manière doivent s'entendre les propositions où l'attribut a plus d'extension que le sujet. Gerbert com- mence par exposer et par débattre la difficulté. 11 distingue ensuite, d'après YHermeneia d'Aris- tote, plusieurs classes de choses possibles et d'attributs : il conclut que si être raisonnable est un attribut de l'homme, c'est un attribut nécessaire et substantiel; mais que faire usage de la raison est une qualité purement acciden- telle. Or, l'accident peut servir d'attribut à la substance; par conséquent, faire usage de la liaison peut servir d'attribut à être raisonnable. Voilà le seul vestige certain qui nous reste du génie philosophique et de la méthode de l'homme illustre qui fut, au xe siècle, le promoteur et le centre de l'activité littéraire et scientifique. La dextérité remarquable qui rehaussait chez Gerbert l'éclat du savoir, ouvrit à son ambition la carrière des honneurs ecclésiastiques. En 980, Othon II le nomma abbé du monastère de Bobbio, ancienne et célèbre fondation de saint Colomban, où de graves désordres avaient pénétré à la suite des guerres et de l'anarchie de cette malheu- reuse époque. Lié désormais par la reconnais- sance à la famille impériale, Gerbert embrassa avec chaleur le parti d'Othon III pendant les troubles qui agitèrent la minorité de ce prince. En 990, il fut l'âme du synode où eut lieu la déposition de l'archevêque Arnould, successeur d'Adalbéron, et où lui-même fut proclamé arche- vêque de Reims. Ce choix n'ayant pas eu de suite par le refus du pape de ratifier les actes du concile, Gerbert alla occuper en 998 le siège de Ravenne. A la tête de l'un des premiers dio- cèses de la chrétienté, possesseur d'une opulente abbaye, étroitement lié avec les cours de France et d'Allemagne, puissant, admiré, redouté, Ger- bert, à la mort de Grégoire V, vit les dernières espérances de son ambition comblées par la tiare pontificale, que, selon les expressions d'un his- torien, il obtint en considération de son vaste savoir, propter summam philosophiam. Il fut sacré sous le nom de Sylvestre II, et mourut, après quatre années environ de pontificat, le 12 mai 1003. L'admiration qu'il avait excitée chez ses contemporains se transmit aux âges suivants, et inspira aux chroniqueurs d'étranges récits. On racontait que Gerbert, jeune encore, avait appris en Esj agne les secrets de la magie; que, plus tard, il avait vendu son âme au démon, et que son merveilleux savoir et son élévation rapide avaient été le prix du marché. Ces lé- gendes paraissent avoir suggéré à Goethe la pre- mière idée du poëme de Faust. Les Lettres de Gerbert ont été publiées pour la première fois par Masson, in-4, Paris, 1611, et depuis par Duchesne, dans le tome II des Hist. Franc. Scriptores, in-f", Paris, 1636 ; par Bouquet, Recueil des historiens de France, t. IX et X, et dans les Collections des Pères. Ses autres ouvrages se trouvent épars dans les recueils de Mabillon (Analecla, in-f , Paris. 1723), Martenne (Ampliss. Collect., 1. 1), et Bernard Pez {Thésaurus Anecdot. noviss., t. I et III). Ils ont tous été réunis dans la belle édition des Œuvres de Gerbert publiée avec une introduction et des notes, par M. Olle- ris, Paris, 1868, in-4. De tous les chroniqueurs qui ont parlé de sa vie et de ses travaux, le plus important à consulter est sans contredit le moine Richer, dont l'histoire, nouvellement découverte en Allemagne, a été d'abord publiée par M. Pertz GERS — 616 — GERS dans le troisième volume de ses Monumenta Germaniœ hislorica, et depuis par la Société de l'Histoire de France, par M. Guadet. Richer ser- vira à rectifier les erreurs où les autres histo- riens sont tombés. Parmi les sources plus ré- centes, on peut consulter : Bzovius, Sylvesler II a rnagia et aliis calumnis vindicatus, in-f°, Rome, 1678; — Histoire littéraire de la France, t. VI, p. 559 et suiv. ; — Comptes rendus de l'A- cadémie des sciences, année 1843; — G. F. Hock, Histoire du pape Sylvcsti-e II et de son siècle, traduit de l'allemand, et enrichi de notes et de documents inédits par M. l'abbé J. M. Axinger, in-8, Paris, 1820 ; — P. Varin, De quodam Uer- berli opusculo, et de gallicanarum doctrinarum originibus, Paris, 1838. in-8. C. J. GERDIL (Giacintho), prélat et philosophe ita- lien, né en 1718, à Samacus en Savoie. Entré dans les ordres après de fortes études, il fut professeur à Macerata, à Casai, à Turin, et devint précepteur du petit-fils de Charles-Emmanuel III. Son savoir et ses vertus le désignaient au car- dinalat auquel il fut promu en 1777. Les devoirs du sacerdoce ne l'empêchèrent pas de continuer des études profondes sur la philosophie et les mathématiques, et d'écrire un grand nombre d'ouvrages en latin, en italien, en français. Comme d'autres prélats du xvne et du xvme siècle, il croyait servir la religion en défendant la doc- trine de Descartes et de Malebranche, et sa vie qui se prolongea jusqu'en 1802, offre l'exemple d'une foi sincère unie à une raison ferme. Ses écrits, où sont traitées des questions de morale, de droit, de théologie, de mathématique, de physique et de métaphysique, témoignent d'un savoir solide; mais en ce qui concerne la philo- sophie ils ont peu d'originalité. Gerdil est un cartésien, qui se rapproche de Leibniz et qui surtout accepte et développe les doctrines de Ma- lebrancl.e. En plein xvme siècle il oppose encore la physique de Descartes à celle de Newton, et la théorie de l'étendue intelligible au sensualisme de Locke. Il combat au nom de ces principes, l'empirisme dans la morale, dans la jurispru- dence, dans l'esthétique. Voici ceux de ses ouvrages qui intéressent plus partiLulièrement la philosophie : Recueil de dissertations sur quelques principes de philo- sophie et de religion, Paris, 1760. On y remarque un Essai d'une démonstration mathématique contre l'éternité de la matière] — Immatérialité de l'âme démontrée contre M. Locke. Turin. 1847. On y a joint deux opuscules pour la défense de la théorie de la vision en Dieu. Ces ouvrages sont reproduits avec d'autres dans les Œuvres complètes du cardinal Gerdil, Rome, 1806-1820, 15 vol. On consultera avec profit sur Gerdil : M. Fr. Bouillier, Histoire de la philosophie car- tésienne, t. II, ch. xxiii. GERLACH (Gottlob Guillaume), professeur de philosophie à Halle, a publié de 1804 à 1826 un grand nombre d'ouvrages de critique ou d'ensei- gnement : Mémoire sur la philosophie, la lé- gislation cl l'esthétique, etc.. Posen, 1804 (ail.); — Disputalio de differenlia quœ mler Plotini et Schellingii doctrinam de numine summo inlercedit, wittemberg, lttll ; — Éléments de i eompo- titus ; — Tractatxu de perfectione cordis; — Tractatue de meditatione : — Tractalus de *i>n- pliflcatione cl mundiflcatione cordis; — Trac- GEUL — 619 — GEUL talus de mente conlemplationis, etc. Quelques opuscules de logique font partie du tome qua- trième. Consultez Oudin, Comment, de scripto- ribus Ecclesiœ, t. III, in-f°, Leipzig, 1722; — Lécuy, Vie de Gerson, 2 vol. in-8, Paris, 1832; — Charles Schmidt, Essai sur Jean Gerson, in-8, Strasbourg, 1839: — Engelhart, de Gersoniomys- tico, in-4, Erlangen, 1823; — Jourdain, Doctrina Joli. Gersonii de theologia mystica, in-8, Paris, 1838. On ne lira pas sans intérêt deux éloges de Gerson, par MM. Dupré-Lasalle et Prosper Fau- gère. qui ont été couronnés par l'Académie fran- çaise' en 1838. C. J. GERSONIDE ou Lévi Ben-Gerson ou Maître Léon: voy. Juifs (Philosophie chez les). GERSTENBERG (Henri-Guillaume de), poëte et critique allemand, né en 1737 à Toudern dans le Schles'wig. Sa vie, consacrée tour à tour à la guerre, à la poésie, à la diplomatie, n'intéresse ia philosophie qu'en un seul point. 11 fut un des disciples les plus zélés de Kant, et l'un des pre- miers à propager sa doctrine. Il a publié la Théorie des catégories développée et expliquée (ail.), Altona, 1795; et Lettres à Villers sur le principe général de la philosophie théorique et pratique, Altona, 1821. Dans sa jeunesse, il avait déjà traduit de l'anglais l'ouvrage de Beattie : Essai sur la nature et l'invariabilité de la vé- rité, Leipzig, 1772. GEULINCX (Arnold), philosophe cartésien, qui incline à la fois du côté de Spinoza et de celui de Malebranche, mais sans partager les qualités qu'on admire dans ces deux illustres penseurs. Il naquit à Anvers en 1625, étudia à Louyain, où il fut vraisemblablement initié au cartésianisme. Il enseigna ensuite la philosophie, d'abord à Louvain, puis à Leyde, où il mourut en 1669. Sa vie fut malheureuse; de là peut- être le caractère général des préceptes de sa morale, qui semblent dictés par une longue ex- périence de la douleur patiemment supportée, et expriment la résignation, la soumission, l'hu- milité, et une sorte de tranquillité moitié stoï- cienne, moitié chrétienne, qu'avaient dû faire naître en lui ses malheurs, sa constance et sa piété. Il voulait animer la philosophie carté- sienne de l'esprit du christianisme, pensant qu'il n'y a de vraie sagesse que parmi les chrétiens, et encore seulement parmi le plus petit nombre de chrétiens. L'Éthique (JFvwOt treauTÔv, sive Ethica, in-12, Leyde, 1675) est le livre dans le- quel il essaye de recueillir, pour la prêter à la philosophie de Descartes, celte sagesse qui a complètement manqué aux anciens, égarés par l'amour-propre et l'orgueil. Cependant l'Éthique n'est pas son seul ouvrage, comme on le verra à la fin de cet article ; mais elle est son ouvrage capital, et le seul qui, avec la Métaphysique {\Ietaphysica vera et ad ment cm peripalctico- rum, in-16, Amst., 1691), soit digne de fixer notre attention. Elle a pour objet la vertu et ses propriétés premières, ses applications, sa fin, sa récom- pense et tout ce qui a rapport à notre destina- tion morale. Elle se divise en six traités qui se suivent dans un ordre très-méthodique ; mais de ces six traités, le premier seul, où l'on exa- mine en quoi consiste la vertu, a véritablement droit à notre intérêt. La vertu, selon Geulincx, consiste dans l'amour; mais il y a deux espèces d'amour, Y effectif et Y affectif (ce sont ses pro- pres termes) : l'un qui est la ferme résolution de faire toute action qu'on juge bonne; l'autre qui n'est qu'une émotion, qu'une douce joie qui nous y porte. Celui-ci, dans sa pureté, sert à l'accomplissement de la vertu, il ne la constitue pas; celui là seul en est le principe. Il est facile de reconnaître ici les suites de la confusion, établie par Descartes, entre la volonté et le dé- sir ; car l'amour a beau être effectif, il n'en est pas moins de l'amour, c'est-à-dire un mouve- ment de l'âme tout à fait involontaire, par con- séquent sans mérite et sans responsabilité, ce qui exclut précisément l'idée de la vertu. Geu- lincx croit échapper à cette difficulté en donnant pour objet à cet amour, non pas Dieu lui-même, mais la raison. Quoi que nous fassions, dit-il, nous obéissons toujours et nécessairement à Dieu. Nous sommes à la volonté de Dieu comme le matelot au vaisseau qui l'emporte irrésisti- blement. L'obéissance envers lui est tellement nécessaire, que nous n'en concevons pas plus le défaut que nous ne concevons une montagne sans vallée et un triangle sans trois angles. Mais il n'en est pas de même de la raison, à laquelle trop souvent nous répugnons, ou ne nous sou- mettons pas. La vertu est donc, à proprement parler, l'amour effectif de la raison. De cette définition, qui nous montre quel est le principe même de la vertu, Geulincx s'efforce de déduire ses propriétés essentielles, ou ce qu'on appelle ordinairement les vertus cardina- les. Les vertus cardinales ne sont pas les mêmes pour lui que pour Platon et les stoïciens. Il n'y a que la justice à laquelle il ait conservé son nom et son rang ; mais la prudence est rempla- cée par la diligence ou le zèle à écouter avec attention la raison, à nous détacher des objets extérieurs, et à nous tourner sur nous-mêmes. A la tempérance, qu'on retrouve ailleurs relé- guée parmi les qualités secondaires, et à la force, cette vertu si chère au stoïcisme, ont été substi- tuées deux vertus entièrement chrétiennes, l'hu- milité et l'obéissance. Cependant, pour la der- nière, la différence est plutôt dans les mots que dans les choses ; car l'obéissance, pour Geulincx, ne consiste pas à se faire l'esclave des autres, mais à agir d'une manière conforme à la raison, à ne rien faire qui soit contraire à ses lois, et a conquérir ainsi la vraie liberté. Quant à l'humi- lité, il n'y a aucune équivoque; c'est bien l'aban- don et le mépris de soi-même que Geulincx nous recommande sous ce titre; et cette dispo- sition de l'âme, sur laquelle il insiste avec un soin tout particulier, lui paraît être le couron- nement des autres vertus. Pour que nous soyons conduits au mépris de nous-mêmes, il nous suffit de nous connaître {inspectio et despectio sui) ; ces deux faits sont naturellement liés l'un à l'autre. En effet, de quelque point de vue que nous envisagions notre condition sur la terre, de celui de l'action, de la passion, de la nais- sance ou de la mort, nous voyons qu'elle est en- tièrement hors de notre pouvoir, et que nous ne pouvons nous compter pour rien. D'abord l'action, comme la conscience nous le dit expres- sément, est nulle de l'âme au corps. Quand notre corps se meut, ce n'est pas nous qui le mouvons, puisque nous ignorons absolument comment ce mouvement est possible. Nous n'a- vons donc, à proprement parler, aucune influence hors de nous et dans le monde; et tout ce qui s'y fait, c'est un autre qui le fait. Sur ce point, Geulincx est parfaitement d'accord avec Male- branche et Spinoza. Mais si déjà nous ne pou- vons rien dans ce qui nous semble une action, que sera-ce dans les choses qui ont visiblement le caractère de la passion, telles que les impres- sions des objets extérieurs? Là, certes, l'être actif n'est pas nous. Il faut en dire autant de la nais- sance et de la mort, dont nous ne sommes en rien la cause. Nous ne suivrons pas Geulincx dans les déve- loppements où il entre au sujet de ces quatre GEUL 620 — GILB vertus; mais nous devons signaler une opinion qu'il y mêle sans insister, et. qui offre une analogie évidente avec la vision en Dieu de Malebranche. En effet, selon Geulincx, nous ne sommes pas, dans ce monde, acteurs, mais spec- tateurs, et nous le sommes d'une manière en quelque sorte merveilleuse : car ce n'est pas le monde que nous voyons en lui-même ; il est de sa nature invisible, et c'est Dieu seul qui nous le manifeste. De plus, nous ne le voyons pas par une faculté qui nous appartienne : c'est encore Dieu qui nous le fait voir par une force qu'il a en propre et qu'il exerce lui-même; en sorte que, s'il n'était pas présent, d'une part dans notre esprit, de l'autre dans le monde, rien ne verrait, et rien ne se verrait, rien ne serait intelligent, rien ne serait intelligible; il n'y aurait ni sujet ni objet de la connaissance. Si, dans son Éthique, Geulincx a pris souvent les devants sur Malebranche, dans sa Métaphy- sique il se rapproche davantage de Spinoza. Ce qu'il nous recommande d'abord, c'est de nous purger l'esprit du préjugé de l'efficace, en ce qui regarde les créatures : parce qu'il n'y a véritable- ment d'efficace qu'en Dieu. C'est Dieu qui fait en nous la pensée, comme le mouvement dans les corps; c'est lui pareillement qui agit par le corps sur l'âme et par l'âme sur le corps; il est la cause unique et la cause immanente de tout ce qui existe. Voici d'autres propositions où le spinozisme est plus manifeste encore : il faut distinguer les corps particuliers du corps en soi; ceux-là peuvent être divisés, mais non celui-ci, qui est universel, qui est un, et le même toujours et partout. La même distinction s'applique à l'esprit. Les esprits particuliers peuvent être malheureux, mais non l'esprit lui-même ; ou plutôt, il n'y a pas d'esprits particuliers; nous ne sommes pas réellement des esprits, car alors nous serions Dieu, mais des modes de l'esprit : ùtez ces modes, que reste-t-il? Dieu. Ce n'est pas ici le lieu de faire la critique de ces doctrines, que nous retrouverons ailleurs développées avec plus de force, d'originalité et de profondeur. Nous ferons seulement la remarque que les éléments les plus essentiels des systèmes de .Malebranche et de Spinoza, la confusion de la volonté avec l'amour, la vision en Dieu, l'hypo- thèse des causes occasionnelles, l'unité absolue de substance, se trouvent en germe dans les principaux écrits de Geulincx. Si, pour la gloire ou du moins pour la célébrité, Geulincx est resté à une si grande distance des deux philosophes que ses opinions nous rappellent sans cesse, c'est qu'il lui a manqué les qualités qui font la gran- deur. Toutefois ce n'est pus une raison d être injuste envers lui, et de placer son nom trop loin de ceux qui ont répandu tant d'éclat sur la philosophie, cartésienne. Outre l'Éthique et la Métaphysique, on a de Geulincx les ouvrages suivants : Salurnalia. seu Qucestiones quodlibeticœ, in-12, Leyde, 1665; — Logica fundamentis suis, a quibus hactenus collupsa fuerat, restituta, in-12, ib., 1662; Amst., 1691 (c'est la logique de l'école, chargée de formules biz irres); — Compendium physicum, ou Physiea oe a, in-12, Franeker, 1688 (abrégé de la physique di Descartes); — Annotata prœ- currentia ad Ren. Cartesii principia, in-4, Dordrecht, 1690 (simple commentaire sur les méditations de Descartes); — Annotala majora ad principia philosophiez /.'<•/>. Cartesii, acce- dunt opuscula philosophiea ejusdem au* in-'t, ib., 16'J1 (même caractère que l'ouvi précédent). On peul consulter : l'Ii. Damiron, / V Histoire de la philosophie en France au xvnc siècle, Paris, 1846. 2 vol. in-8; — F. Bouillier, Histoire de la Philosophie cartésienne Paris, 1854, 2 vol. in-8. Pu. D. GILBERT, surnommé de la Porrée, Porre- latins, docteur scolastique, né vers 1070, fit ses études à Poitiers, sa ville natale, vint ensuite à Chartres étudier sous Bernard de Chartres; puis à Laon, où il fréquenta les leçons de maîtres Raoul et Anselme. « Il puisa dans ces différentes écoles, dit Othon de Frisingue, non des connais- sances légères et superficielles, mais un savoir profond et étendu. La régularité de sa conduite et la gravité de ses mœurs, ajoute l'historien, répondirent à ses progrès dans les lettres. Ennemi des jeux et des vains amusements, il n'appliquait son esprit qu'à des choses sérieuses et utiles. Il arriva de là que, non moins imposant par sa manière de parler que par son maintien, il mettait dans ses discours, ainsi que dans sa con- duite, une certaine élévation inaccessible aux esprits futiles, et à laquelle ceux même qui étaient cultives ne pouvaient que difficilement atteindre. » Au sortir de ses études, Gilbert devint chancelier de l'église de Chartres, fonc- tions qu'il abandonna bientôt pour venir occuper à Paris une chaire de dialectique et de théologie. On sait qu'il professait les opinions des réalistes; mais aucun débris de son enseignement n'est parvenu jusqu'à nous, si ce n'est le Livre des six principes {Liber sex principiorum), opus- cule de logique commenté par Albert le Grand et saint Thomas. En 1140, il assista au concile de Sens, où furent condamnées les erreurs d'Abailard; et, s'il faut en croire la tradition, celui-ci, l'ayant aperçu, l'apostropha par ce vers d'Horace : Nam tua res agitur, paries quum proximus ardet. En effet, malgré son réalisme. Gilbert était du nombre de ces théologiens audacieux qui ne re- culaient pas devant l'interprétation philosophique du dogme chrétien, au risque d'altérer la pureté de la foi. Étant devenu évêque de Poitiers, en 1142, il céda à peu près à cette pente dan- gereuse, entreprit de commenter les livres de Boëce sur la Trinité, et avança des maximes singulières qui le firent citer devant le concile de Paris, en 1147. Ses adversaires, parmi lesquels était saint Bernard, athlète infatigable de l'or- thodoxie, lui reprochaient d'avoir avancé, entre autres erreurs, que « la nature divine, qu'on appelle divinité, n'est point Dieu, mais la forme par laquelle Dieu est Dieu : de même que l'hu- manité n'est point l'homme, mais la forme par laquelle l'homme est l'homme. » Ce paradoxe était parfaitement conforme à l'esprit du réalisme, qui consiste à séparer les essences des individus, et qui, transporte dans la théologie, y entraînait la distinction de l'Être divin et des perfections divines, communes aux trois personnes de la Trinité. Gilbert, dialecticien consommé, se dé- fendit avec tant d'art, que la décision de l'affaire l'ut renvoyée à un nouveau concile qui s'assembla à Reims, en 1 148; mais son habileté échoua cette fois contre la véhémence de saint Bernard, et, 3 d'assez vives discussions, il dut souscrire une formule qui le condamnait. Il mourut peu de temps après, en 1154, laissant une réputation de savoir et de subtilité qu'il a conservée jusqu'à nos jours. Le Livre des six principes se lit dans la plupart des anciennes éditions d'Aristote, à la suite du traité des Catégories. Le Commentaire sur les livres de la Trinité de Boëce fait partie de l'édition des Œuvres de ce dernier, publiée à Baie en 1570, in-l". On doit à Gilbert quelques autres ouvrages qui sont restés manuscrits. Con- sultez Oudin, Comment, de sa iploribus Ecclesiœ, GIOB — 621 — GIOB in-f°, Leipzig, 1722, t. II, p. 12"6ct suiv. ; — Fabri- cius, Bibliotheca meditce ei inftmce lalmitalis, in-4, Pavie, 1754, t. III, p. 58; — Histoire litté- raire de la France, t. XII, p. 468 et suiv. C. J. GIOBERTI (Vincente), né à Turin en 1801, est à la fois un théologien, un homme d'État et un philosophe. Si naissance ne semblait pas le des- tiner à une haute fortune : il était pauvre, devint orphelin de bonne heure et dut sa première éducation à une mère adoptive. En 1825 il était reçu docteur en théologie, avec une thèse in- titulée : de Deo et religione naturali, qui déjà accuse un certain penchant à l'idéalisme. Il nourrit cette disposition par de fortes lectures, que son patriotisme lui faisait choisir surtout parmi les Italiens, tels que Nicolas de dis a. Mar- sueFicin, Bruno, Campanella; il appréciait alors Rosmini que plus tard il devait attaquer dans son ouvrage : des Erreurs philosophiques d'Antonio Rosmi?ii, et qui lui répondit par un opuscule : Vinrent Gioberti et le panthéisme. Mais il n'é- tait philosophe qu'à ses moments perdus : les questions religieuses et politiques le passion- naient, et quoique prêtre, il partageait les désirs et les douleurs de la génération libérale, dont il ne devait pas voir le triomphe. En 1833, la har- diesse de sa parole le fit arrêter, emprisonner, et finalement condamner à un exil qui dura pendant quinze ans. Réfugié d'abord à Paris, puis bientôt à Bruxelles, où il trouva un modeste emploi de professeur, il publia avec activité une série d'ouvrages qui pénétrant en Italie y pro- duisaient une grande émotion, et qui lui va- lurent beaucoup d'admirateurs et de disciples, et, comme d'ordinaire, des ennemis acharnés : il est inutile d'ajouter que ceux-ci avaient le pouvoir en main : aussi courait-il le risque de mourir exilé, quand la révolution de 1848, et les événements qu'elle provoqua en Italie, lui per- mirent de revenir dans le Piémont. Accueilli avec transport par toutes les classes de citoyens, recommandé à la bienveillance d'un pape, alors libéral, par son orthodoxie bien avérée, et à la faveur de Charles-Albert, par son patriotisme et sa haine de l'étranger, il devint une première fois ministre, et bientôt après président du conseil. Il rêvait l'alliance de la démocratie et de l'Église, et l'affranchissement de l'Italie par une ligue ayant à sa tête le souverain pontife. On sait quelles furent ses déceptions. Il était déjà tombé du pouvoir, quand éclata la guerre qui se termina par le désastre de Novare. Le nouveau souverain du Piémont le chargea d'une mission en France; Gioberti s'en démit bientôt, vécut obscurément à Paris où il mourut en 1852. Il avait terminé dans ses dernières années un livre qu'il faut au moins citer, quoiqu'il n'intéresse guère la philosophie, luRénovation politique de Vltalie, ouvrage admiré et étudié par tous les Italiens qui ont pris part aux événements politiques de notre temps. Voici parmi ses autres écrits ceux qui lui assurent un rang distingué parmi les philosophes italiens : Théorie du Surnaturel, Bruxelles, 1838; — Introduction à V Histoire de la philosophie. Bruxelles, 1839-1 840 ; — Considé- rations sur les doctrines religieuses de V. Cou- sin, Bruxelles, 1840; — du Beau, Bruxelles, 1841; — du Bon, ib., 1842; — de la Philoso- phie de la révélation, Turin, 1856; — la Pro- tologie, Turin, 1857. Ces deux derniers écrits ont été publiés, comme on le voit, après sa mort. Quelques-uns de ces ouvrages ont été traduits en français : Gioberti a lui-même écrit en cette langue une Lettre d'un Italien à un Français sur les Doctrines de M. de Lamennais, Paris et Louvain, 1841; il y mêle à des attaques pas- sionnées contre son adversaire l'exposition de ses doctrines, et l'on en a beaucoup profité pour l'analyse qu'on va essayer en se bornant aux parties originales du système, la théorie de l'être et celle du surintelligible. Le point de départ de la philosophie, nous dit Gioberti, ne doit point être cherche dans la psychologie, mais dans la métaphysique; la mé- thode n'en doit pas être l'analyse, mais la syn- thèse, qui descend des régions les plus élevées aux régions inférieures. Les psychologues ont borné la science, et ce qui est pire, ils l'ont faussée. Prenons donc pour principe de toute spéculation l'idée la plus universelle, celle qui se retrouve au fond de toutes nos pensées et résiste à toutes nos négations, l'idée de l'être, par delà laquelle nous ne trouvons plus rien. Mais les philosophes entendent souvent l'être dans sa simplicité abstraite, comme une matière également applicable au créateur et aux créatures, forme vide, incapable de rien produire : ils sont ainsi inévitablement conduits au panthéisme, le fléau de la société, l'erreur détestable qui à elle seule contient toutes les autres. En effet l'idée de l'être abstrait rapproche dans une unité lo- gique en réalité, mais substantielle en apparence, le fini et l'infini, et de l'un et de l'autre elle forme un tout unique, immobile, d'où toute activité est proscrite, où rien n'est cause, rien effet. Gioberti lui-même, il le confesse, s'est d'abord confié à cette abstraction décevante, et après l'avoir suivie pendant des années, de con- séquence en conséquence, il s'est trouvé pan- théiste, sans le savoir : il dut alors revenir sur ses pas, et remonter jusqu'à la conception qui l'avait égaré. Il s'avisa qu'il fallait ajouter à l'idée d'être quelque autre notion à la fois pri- mitive et subordonnée à la première : primitive, puisque sans cela on ne pourrait l'acquérir, la notion d'être étant d'elle-même impropre à rien produire; subordonnée, car si elle ne l'était pas, il y aurait deux principes et on échapperait au panthéisme pour tomber dans le dualisme. Or pour obtenir cette seconde notion il suffit de tirer l'être de son état abstrait, de donner la vie à ce concept, en y impliquant l'idée d'un effet, qui ne fait pas partie de sa nature, mais qui librement produit par son vouloir, se lie avec lui par 'e rapport de création. Ainsi cette forme vide de l'être pur se trouve remplie : elle contient plusieurs éléments : l'être en lui-même, une existence substantiellement distincte de lui et contingente, la création de l'une par l'autre, et la liberté de l'acte créateur. Voila en vérité bien des choses enveloppées dans l'idée, et on peut soupçonner que Gioberti les y met parce qu'il veut les retrouver dans son système, comme ces alchimistes qui retiraient de leur creuset l'or qu'ils y avaient furtivement introduit. Non pas que tout soit faux dans cette théorie, mais tout y est arbitraire : c'est une construction de l'être d'après un type préconçu et en vue d'une conclusion dont on prépare les prémisses. Gio- berti, sans en convenir, avoue cependant que son « début est hypothétique », mais il offre de le vérifier. C'est pure complaisance : car pour lui il est sûr de ne pas se tromper : « Ma synthèse étant la seule qui puisse se concilier philosophi- quement avec le dogme catholique, cela seul suffirait à mes veux pour la mettre hors de doute. » L'idée de l'être n'est donc pas si pri- mitive qu'il veut bien le dire : il y a avant elle un principe : c'est le dogme catholique, et la métaphysique n'est que le développement logique d'une religion. Considérons pourtant la vérification, si super- ficielle qu'elle puisse être. Il y a, suivant une distinction bien connue, une connaissance par GIOB 622 — GIOB intuition, et une autre par réflexion, l'une pri- mitive, l'autre ultérieure, celle-là féconde, et celle-ci bornée à donner une forme à des ma- tériaux qu'elle ne produit pas. Il est donc évident qu'il faut attribuer à l'intuition tout élément réfléchi qui ne peut être la transformation d'une autre connaissance; il faut, en un mot, qu'il y ait dans l'intuition tout ce qui rend possible le travail discursif de la réflexion. Or il n'y a ni réflexion, ni langage, ni science possible, si nous n'avons a priori « la conna issance de la causation complète, substantielle et libre de l'existence par l'être. « De là cette proposition qui traduit la prise de possession de la vérité fondamen- tale par l'intelligence spontanée : « l'être crée l'existence. » C'est une formule idéale, dans le sens platonique, vérité objective au fond, source de toute évidence et de toute certitude; qu'on se garde surtout d'y voir une tautologie ; l'existence ce n'est pas l'être, c'est ce qui en sort, au sens vrai du mot latin exsislere. A l'aide de cette formule, on peut expliquer tous les problèmes de la philosophie, déterminer les principes de toutes les sciences, et marquer le lien des unes et des autres avec la religion. D'abord elle donne un fondement aux deux grands principes de contra- diction et de raison suffisante, les deux lois les plus essentielles de l'esprit et des choses. L'être se pose lui-même, il est lui et non pas autre, voilà la forme concrète de l'identité et par suite du principe de contradiction. De même l'être pose l'existence, il en est la cause absolue, et par conséquent la raison suffisante. Ensuite la même proposition se vérifie dans la perception du monde extérieur, qui nous apparaît comme contingent, c'est-à-dire comme produit, absolu- ment produit, par une cause libre : elle se re- trouve dans toute démonstration de 1 existence de Dieu, qui est un axiome pour l'intuition, mais un problème pour la réflexion; et enfin elle est la formule du christianisme, enveloppant l'homme et Dieu et leur médiateur le Christ, avec cette seconde création du monde de la grâce. Réduite à sa simple expression, et dégagée de toute ap- plication au dogme, cette thèse est très-soute- nable : que nous connaissions directement Dieu comme cause première et dans ses rapports avec ses effets, ce n'est pas une doctrine rouvelle. Gioberti lui ôte toute sa force en l'isolant de toute observation psychologique; il n'y ajoute rien en l'exprimant en termes étranges et en l'entourant d'amplifications. Mais voici la vraie découverte de Gioberti : il a trouvé dans l'esprit humain un élément qui jusqu'ici n'a été signalé par personne, et que la psychologie, à laquelle il veut bien recourir pour cette fois, peut, dit-il, constater par l'observation. On ne doit pas se flatter de décrire avec grande clarté le pouvoir qui a échappé à tant d'investi- gateurs; Gioberti le caractérise avec quelque em- barras : c'est un élément supra rationnel ; il ne peut être pensé par lui-même, mais il est aperçu par l'esprit à l'aide d'un symbole intellectuel; il est subjectif de sa nature, mais l'esprit l'ob- jective en le plaçant dans l'idée par une opéra- tion légitime; c'est le vrai noumène; c'est le Bivrintelligible. Sous ces formules que l'on transcrit fidèlement, on entrevoil déni affirma- uelque chose d'intelli- gible, une pari i .in ; et en nous il y a un pouvoir de dépasser la raison et métrer jusqu'à cette profondeur Inaccessible. Ce mot pénétrer implique i>i une contradiction choquante; mais il est difficile à remplacer: il ut pas mieux dire que nous avons la Faculté de connaître Vineognoscible, de comprendre l'in- compréhensible; et Gioberti n'a certainement pas admis cette logomachie. A quoi donc se réduit cette surintelligence dont il nous gratifie? L'idée se présente à nous avec un côuj clair et un côté obscur; l'un constitue pour nous l'évi- dence, et l'autre le mystère; le premier est positif et l'autre négatif. « Nous concevons d'une manière négative le côté obscur, dont la néga- tion est toute subjective, par la notion abstraite et générique de l'être que nous empruntons au côté clair de l'idée. » Si ce jargon a un sens, il veut dire que nous avons la faculté de compren- dre que nous ne comprenons pas tout ; ce pou- voir n'est pas au-dessus de la raison, il y est aussi inhérent que celui de savoir qu'elle com- prend, et n'en est qu'une autre forme. Mais Gioberti n'aborde la philosophie que pour y trouver des preuves du catholicisme : une faculté du surnaturel, bornée à une connaissance né- gative, un sens du mystère inné à l'esprit, rend la révélation concevable et même nécessaire. La révélation achève ce que la nature avait commencé : en proposant ses mystères, elle n'impose pas à l'esprit la nécessité de se con- tredire ; elle lui donne le moyen de goûter une première satisfaction, prélude des contemplations de la vie bienheureuse. Ainsi, dit-il, se trouvent conciliées la raison et la révélation, la grâce et la nature. Ainsi, disons nous, on essaye de cor- rompre la philosophie, à l'aide d'une sophistique dont il n'y a peut-être pas d'exemple, et de ce qu'il y a des choses que nous ne connaissons pas, on conclut que nous avons une faculté de ne pas les connaître, une faculté d'ignorance, ou peut- être même une faculté de déraison. Nous ne pousserons pas plus loin cette analyse. M. Cousin, raconte-t-on, a dit un jour : « M. Gio- berti n'est pas un philosophe. » Ce jugement, quoi qu'on en puisse dire, ne manque ni de clairvoyance ni de justice. Gioberti est un tribun religieux comme Savonarole : il n'a qu'un but, la grandeur du catholicisme et celle de la patrie dont la rénovation est attachée à celle de l'Église; un seul espoir, s'emparer de l'esprit d'un pape et gouverner sous son nom. Entre les divers moyens d'accomplir ses projets, dont il serait injuste de contester la noblesse, la philosophie lui paraît le plus efficace : il l'aborde non pas avec le respect du vrai penseur qui lui demande ses croyances, mais avec des convictions toutes faites, et la résolution de la plier violemment à ses volontés. Une doctrine conçue dans de telles conditions n'est plus qu'un expédient de polémi- que ou une machine de guerre : comment la tiendrait-on pour sérieuse, quand on ignore si l'auteur lui-même l'a prise au sérieux? Non- seulement Gioberti subordonne la philosophie à la politique, à la religion, mais encore il la sacrifie au patriotisme : il est dédaigneux, sinon violent, envers tous les grands hommes qui n'ont pas illustré l'Italie, et qui ne peuvent contribuer a la régénérer : on dirait qu'il a la nain noms les plus glorieux, de celui de Des artes par-dessus tout. La philosophie ne doit rien à ce critique passionné, à cet écrivain irascible, à ce prétendu philosophe qui incorpore la science, à la religion, et invente la faculté de l'incom- préhensible. Il est vrai que sa seconde doctrine, celle de la Protologie, tout en conservant i rieurement le même appareil que la prem en diffère sensiblement : cet ennemi acharné du panthéisme, qui a écrit contre Lamennais une lettre odieuse, ou il incrimine ses intentions, diffame son caractère, et surtout l'accuse de conspirer avec les spinozistes et les hégéliens, finit pu- professer un panthéisme à peine dis- : .min e, ci par naturaliser Hegel en Italie. théologien dogmatique, qui ne reconnaît nulle GIOJ — 623 — GIOJ vérité en dehors de la tradition catholique, pa- tronne un système où toute vérité religieuse se trouve compromise. On peut donc souscrire à ce jugement de M. Franck : « Ce qu'on appelle son système ou ses deux systèmes, ne se compose que d'emprunts ou d'affirmations arbitraires, le plus souvent contradictoires, et de formules absolument inin- telligibles.... Il est de la race des Savonarole et des Giordano Bruno, qui mêlent la sincérité au plus hardi charlatanisme. » Sa vraie grandeur est dans son ardent patriotisme ; son vrai génie est celui de l'homme politique; et ce génie expli- que et justifie les hommages et l'admiration de ses compatriotes. On peut consulter : Louis Ferri, Essai sur l'histoire de la philosophie en Italie au xixe siècle, Paris, 1869, t. I, p. 387 ; t. II? p. 140; — Mariano, la Philosophie contemporaine en Italie, Paris, 1866; — Ad. Franck, la Philosophie italienne, Journal des Savants, 1872. E. C. GIOJA (Melchior) naquit à Plaisance en 1767, et y termina sa vie en 1828. Après avoir appris le latin et les humanités, il fut placé, à l'âge de dix-sept ans, au célèbre collège de Saint-Lt- zare, dans sa ville natale. Il y étudia la théo- logie et la philosophie avec beaucoup de succès. Il eut pour maître de cette dernière science An- toine Comi, homme d'une grande douceur, ami de la jeunesse, porté vers de sages réformes dans les sciences philosophiques. C'est sous ce maître habile qu'il contracta le goût de la mé- thode expérimentale et du raisonnement. Il ne tarda pas à négliger la théologie, qui devait cependant faire alors son occupation presque exclusive, pour s'adonner à la philosophie, aux mathématiques, et surtout à la science de l'homme et de la nature. Quoiqu'il eût fait de bonnes études, à peine les vit-il terminées qu'il éprouva, comme Descartes, le besoin de les recommencer et de les compléter à sa manière. Il mena pendant trois ans une vie retirée, austère et laborieuse, passant dans l'étude la plus grande partie de ses nuits. Ses premières publications lui valurent une place d'historiographe, qu'il abandonna plus tard pour celle de directeur des travaux statistiques de l'Italie, pour lesquels il avait beaucoup de goût, et dont il s'était occupé avec le plus grand succès. Cette place ayant été supprimée en 1809, Gioja se mit à coordonner les nombreux maté- riaux qu'il avait recueillis sur l'économie poli- tique et les sciences morales en général. Le baron Pierre Custodi venait de donner une grande impulsion à ce genre de recherches par son Re- cueil des économistes classiques de l'Italie. Après six ans de méditation -et de travail soutenu, Gioja fit paraître, en 1815, le premier volume d'un grand ouvrage sur les sciences économiques, ouvrage qui devait non-seulement résumer l'état de la science à cette époque, mais encore y ajouter considérablement, sous le double rap- port des faits et de la théorie. Cependant ce ne fut pas là son dernier mot sur cette branche des connaissances humaines; il sentait la nécessité d'arriver à quelque chose de plus général et de plus scientifique. Sa Philosopjhie de la statis- tique, dont la première édition parut en 1826, fut destinée à rendre cet important service. Gioja revint aussi à l'étude de la philosophie proprement dite, qu'il avait beaucoup aimée dans sa jeunesse; mais, après ce que nous ve- nons de dire, on ne sera pas surpris que cette science ait pris sous sa plume un caractère pra- tique. L'ouvrage de philosophie politique le plus remarquable qu'il ait laissé est un traité du Mérite et des récompenses. Il y montre beau- coup d'invention, d'érudition et de finesse. Ce sujet, déjà traite par Diderot et par Bentham, n'avait été qu'effleuré par Dragonetti. Gioja est donc le premier, en Italie, qui l'ait envisa^o d'une manière sérieuse, profonde, et qui, pour me servir de l'expression de son biographe ita- lien, ait élevé un édifice majestueux sur des fon- dements à peine jetés. Il y pose les bases et y trace les règles d'un code qu'il serait heureux de voir remplacer celui des délits et des peines. Voici les grandes divisions de cet important ouvrage. I. Du mérite : 1° du mérite considéré dans les forces productrices, c'est-à-dire dans les forces physiques, morales et intellectuelles; 2° Du mé- rite considéré dans l'effet produit; règles géné- rales pour calculer le bien et le mal ; considé- rations spéciales sur le mérite intellectuel ; 3° Du mérite considéré dans le motif qui fait agir; 4° Caractères du mérite ; 5° Mérite apparent ou faux mérite : ses diverses espèces; 6° Jugements du mérite ; opinions des écrivains sur le discer- nement, la volonté et le pouvoir du peuple dans le choix des fonctionnaires ; résultats historiques sur le même sujet, moyens employés par les législateurs pour développer les facultés dans le peuple; jugement du prince, des tribunaux, du sort. II. Des récompenses : 1" Espèces et caractères des récompenses ; nécessité, utilité, et classi- fication des récompenses. Première classe de récompenses : biens matériels. Deuxième classe de récompenses : biens civils, honorifiques, reli- gieux. Troisième classe : exemptions de certains maux; 2° Qualité des récompenses : certitude, efficacité, publicité, personnalité, transmissi- bilité, etc. ; 3° Questions diverses sur les récom- penses. Gioja avait remarqué combien la connaissance des hommes et du monde est difficile et déli- cate ; combien elle est importante, et combien peu cependant on s'occupe de l'inculquer à la jeunesse. Il voulut donc en donner des leçons sous la forme la plus gracieuse, la plus aimable et la plus instructive en même temps, dans son Nouveau Galateo, ouvrage qui a eu cinq ou six éditions en Italie. C'est un vrai traité de la pru- dence dans les relations sociales. L'Idéologie du même auteur est pleine de faits, surtout en ce qui concerne les rapports du physique et du moral : c'est, par conséquent, un des traités les plus instructifs de ce genre. Dans ses Éléments de philosophie, Gioja a voulu exposer les règles de la logique et de la morale, en donnant en même temps les principes de la science écono- mique. Aussi avait-il d'abord intitulé cet ouvrage : Logique statistique. Il a publié, d'après le même plan, un autre livre destiné à enseigner la mé- thode par des exemples nombreux et très-in- structifs par eux-mêmes, choisis, la plupart, dans l'histoire naturelle : ce sont les Exercices lo- giques sur les erreurs des idéologues et des zoo- logistes, ou VArt de tirer profit des livres mal faits. Disciple de Bentham, Gioja partage dans tous ses écrits les mérites et les défauts de son maître. Voici la liste des écrits de Gioja qui intéressent le plus la philosophie : Le Nouveau Galateo, 2 vol. in-12, Milan, 1802, 1820, 1822, 1827 ; — Logique statistique, in-8, ib.; 1803 ; — Eléments de philosophie à l'usage des écoles, 2 vol. in-8, ib., 1818; — Idéologie, 2 vol. in-8, ib., 1822; — Exercice logique, etc., in-8, ib., 1823. On trouve une liste complète des ouvrages de Gioja à la fin de sa biographie, mise en tête de la seconde édition de sa Philosophie de la statistique, Mi- lan, 1829. J. T. GLAN — 624 — eus GLANVILL ou GLANWILE (Joseph), pasteur anglican, né à Plymouth en 1636, mort à Bath en 1680, est le premier qui, en Angleterre, ait donné au scepticisme une forme systématique, et doit être regardé à certains égards comme le 1 rédéeesseur de Hume. Cependant il ne cherche ] as, comme ce dernier, à convaincre la raison humaine d'une impuissance absolue ; il veut seulement qu'elle se fasse une idée plus juste, c'est-à-dire plus modeste, de ses forces; qu'elle poursuive la vérité sans espérer la connaître tout entière, et surtout qu'elle ne la croie point déjà trouvée, qu'elle ne s'attende pas à la ren- contrer dans un des systèmes qui se partagent l'empire des écoles. Il désire, en un mot, éviter également les deux excès contraires : le scep- ticisme et le dogmatisme; une philosophie or- gueilleuse qui croit tout savoir et un doute désespéré, qui est la négation même de la science. Pour arriver à son but, il montre à la fois la vanité des systèmes qui ont obtenu jusqu'à lui le plus d'autorité sur les esprits, et la faiblesse de la raison par rapport aux principaux objets de la connaissance humaine. Les systèmes qu'il passe ainsi en revue et qu'il soumet à une cri- tique souvent profonde sont ceux d'Aristote, de Descartes et de Hobbes ; mais c'est à ce dernier que s'adressent ses objections les plus fréquentes et les plus justes. Au nombre des arguments par lesquels Glanvill s'efforce de nous convaincre de la faiblesse irrémédiable de nos facultés se trouve le dogme du péché originel : singulier argument pour un philosophe qui fait du doute la condition de la sagesse ! Les autres sont em- pruntés, pour la plupart, de Charron et de Mon- taigne, dont le philosophe anglais avait certai- nement lu les œuvres. Mais il y en a un aussi qui lui appartient en propre et que Hume a déve- loppé plus tard avec un immense succès : c'est la manière dont il explique le rapport de cau- salité. Dans l'opinion de Glanvill, ainsi que dans celle de Hume, nous ne connaissons aucune cause en elle-même et d'une manière immédiate ou intuitive ; nous ne connaissons les causes que par leurs effets. De ce que l'expérience nous montre deux objets dont l'un est sans cesse ac- compagné de l'autre, nous en concluons que celui-ci est l'effet, et celui-là la cause; mais cette conclusion n'est pas légitime, car un simple rapport de connaissance ne doit pas être con- verti en un rapport de causalité (>>cepsis scien- tiftca,cdït. de 1665, p. 142). De plus, tous les phénomènes dont la nature nous offre le spec- tacle sont si étroitement unis entre eux, qu'il est très-difficile d'assigner à aucun d'eux une cause déterminée ; et comme les causes aussi, d'après l'idée même que nous avons de la cau- salité, dépendent nécessairement les unes des autres et forment entre elles une chaîne non interrompue, il nous est impossible d'en con- naître une sans les connaître en même temps toutes; ce qui n'a pas été accordé à notre faible intelligence. Avec une pareille théorie, c'en esl fait évidemment du dogmatisme, car l'idée même de l'être se trouve anéantie avec l'idée de cause; unis comment alors, ainsi que Glanvill le prétendait, ne pas prendre au sérieux Le scep- et le considérer seulement comme le rem&de de l'erreur, comme la liberté de l'intel- ligence, comme un moyen de haines de l'opinion? Glanvill, heureusement pour lui, n'était pas un esprit conséquent. Le homme qui ne voulait rien affirmer sur la foi de l'autorité et de l'h ibitude, el qui attaqu til la ta bumaine jusque dans ses fondements, il aux reven ints e1 aux sorciers, il a écril des Considérations philosophiques touchant l'existence des sorciers el de la sorcellerie (in-4, Londres, 1666), où il ne se montre pas au-dessus des plus grossières superstitions de la populace; et, à voir la gravité qui règne dans cetle bizarre composition, il est dilficile de supposer avec M. Degérando [Biographie universelle, art. Glan- vill) que l'auteur a voulu seulement se railler de la crédulité de ses contemporains. D'ailleurs il revient sur le même sujet, et avec un ton non moins convaincu, dans un autre écrit qui a pour titre Sadducismus triumpnans (in-8, Londres, 1681 et 1682). Les deux principaux ouvrages de Glanvill, ceux qui ont fait sa réputation et qui lui ont attiré les plus vives attaques, soit de la part des théolo- giens, soit de la part des philosophes de son temps, sont les suivants, tous deux écrits en anglais : La vanité du dogmatisme, ou de la confiance dans nos opinions, rendue manifeste dans un traité sur les bornes étroites et l'incer- titude de nos connaissances el de leurs prin- cipes, avec des réflexions sur le péripatélisme et une apologie de la philosophie, in-8. Londres, 1661 ; — Scepsis scicntifîca, ou VIgnorance avouée, le chemin de la science: essai sur la vanité du dogmatisme et de la confiance dans nos opinions, suivi d'une réponse à Thomas Al- bius, in-4, Londres, 1665. Dans un autre écrit, qui a pour titre Plus idtra, ou Progrès et avan- cement de la science depuis Arislole (in-12, Londres, 1658), Glanvill défend la science mo- derne contre un ecclésiastique de son temps, qui avait prétendu qu'Aristote réunissait à lui seul plus de connaissances que la Société royale de Londres et que le xvir siècle tout entier. Enfin Glanvill a encore laissé d'autres écrits, parmi lesquels deux seulement méritent d'être cités ici : Philosophia pia, ou Discours sur le caractère religieux et la tendance de la philo- sophie expérimentale, in-8, Londres, 1671 ; — Essais sur différents sujets dephilosophie et de religion, in-4, ib., 1676. GLISSON (François), médecin philosophe, né en 1597 dans le comté de Dorset, en Angleterre, occupa pendant quarante ans la chaire de méde- cine de l'université de Cambridge. Il fut aussi agrégé et ensuite président du collège des mé- decins de Londres. Enfin il mourut dans cette dernière ville, en 1677, après avoir été un des plus anciens membres de cette réunion de sa- vants, qui devint plus tard la Société royale. Glisson a beaucoup écrit; mais un seul de ses ouvrages a appelé sur lui l'attention des philo- sophes; c'est celui qui a pour titre: Traclatus de natura subslantiœ energelica, seu Vita na- turce ejusque tribus primis facultaiibus, per- ceptiva, appetitiva, motiva (in-4, Londres, 1672). C'est là qu'on trouve exposée, dans un langage malheureusement inabordable et tout hérissé de formules scolastiques, une théorie de la substance assez semblable à celle de Leibniz, et qui probablement n'est pas restée inconnue à l'auteur de la Monadologie. D'après Glisson, la substance n'est pas une simple abstraction de l'esprit ou un attribut général qui se rapporte simultanément à plusieurs objets; elle a, au contraire, une existence et une vertu qui lui sont propres, qui lui appartiennent de la ma- nière la plus absolue. Tout ce qu'elle est, c'est-à- dire tous ses attributs et toutes ses modifica- tions, elle les tire de son propre fonds (suhsian- tia fundarnentalis), parce qu'elle a la vertu d'agir sur elle-même 1 1 de se développer par sa propre énergie [natura energelica). Ces deux caractères, que l'analyse est forcée de distin- guer, mais qui, dans la réalité, sont parfaite- identiques, constituent l'essence invaria- GLIS — 625 — GNOM ble de toute substance; ce qui signifie qu'être c'est agir, que tout mode de l'existence est un mode de l'activité, et que toute substance est une force. C'est en cela même, ou dans la vertu qu'a chaque substance de tirer de son propre tonds ces diverses manières d'exister, que Glis- son fait consister la vie. Qu'est-ce, en effet, que la vie, sinon le développement spontané de toutes les propriétés et de toutes les facultés d'un être? et qu'est-ce que ces propriétés, ces facultés sont à leur tour, sinon des modes divers de l'activité essentielle de la substance ? C'est un principe sur lequel Glisson insiste particulièrement, et qui joue aussi, comme l'on sait, un grand rôle dans le système de Leibniz, qu'une substance ne reçoit rien du dehors ; qu'il ne peut y avoir au- cune communication directe, aucun point de contact entre une substance et une autre. Sub- stantiel exclusive est negatio fœderationis cum quavis nalura aut supposito extraneo (ch. v). C'est sur ce principe de ['incommunicabilité des substances que Glisson se fonde pour admettre la distinction de l'àme et du corps. Il rejette la preuve cartésienne, tirée de l'inertie et de la di- visibilité de la matière ; car la matière même, mais la matière considérée dans son essence, la matière première, ainsi qu'il l'appelle d'après les anciens, est pour lui un principe actif et vi- vant, une force comme l'esprit, quoique d'une nature bien inférieure à celle de l'esprit. Il la regarde comme la cause de toutes les formes qui affectent nos sens, et que nous réunissons dans notre esprit sous le nom de corps. Les corps, et, par conséquent, leurs propriétés les plus essentielles, ne sont donc que des manifes- tations fugitives et sensibles d'une force qui échappe à nos sens et qui demeure toujours la même au milieu de ces changements. Il est curieux de voir comment, avec cette théorie de la substance, Glisson nous rend compte des facultés de l'esprit et des propriétés de la matière. Ce n'est point par ces facultés et ces propriétés qu'il remonte jusqu'au principe ma- tériel ou spirituel; mais, au contraire, il les fait dériver par voie de déduction de la substance à laquelle elles appartiennent. Ainsi, puisque toute substance est une nature énergique, c'est-à-dire une force, elle a d'abord la faculté d'agir. Mais elle agit de deux manières : d'une manière po- sitive, en se concentrant sur elle-même, et d'une manière négative, en repoussant loin d'elle toute action d'une force étrangère. De là deux pre- mières facultés: la faculté appétitive et la puis- sance motrice. L'une et l'autre supposent la fa- culté perceptive ou plutôt la perception elle- même, qui n'est que l'union de la substance avec sa propre forme ; car la concevoir sans forme est tout à fait impossible. La forme représentée par la perception, c'est l'universel; la substance elle-même, considérée dans son existence pro- pre et dans son activité, c'est le particulier. L'universel et le particulier- ou l'essenje et l'existence ne sont pas deux choses différentes et même opposées, comme on l'a cru ; elles se réu- nissent et se confondent dans la nature des êtres. Il n'y a point de forme ou d'idée univer- selle qui ne se manifeste dans une substance, c'est-à-dire dans un être déterminé; il n'y a point d'être semblable, qui ne renferme en lui la forme générale de son existence. C'est pour cela que la matière aussi, du point de vue où nous l'avons considérée plus haut, est douée en un certain sens de la faculté perceptive ; car il n'y a point de matière sans forme. Quant aux deux autres facultés, elles reçoivent ici les noms de pesanteur et de divisibilité. C'est, en effet, à ces deux propriétés que Glisson veut DÎCT. PHILOS. ramener toutes les qualités essentielles de la matière. Tout le système de Leibniz se trouve ici en germe : les substances sont considérées comme des forces; ces forces se suffisent à elles-mêmes, et tirant de leur propre fonds toutes leurs modi- fications, sont de véritables monades ; ces mo- nades n'ont aucune action les unes sur les au- tres; la divisibilité et l'étendue ne sont que des phénomènes^ enfin, il ne faut point séparer les idées des realités ; il faut tâcher de concilier Platon avec Aristote. Mais, en admettant comme certain que Leibniz eût connu le traité de Glis- son, combien de génie il lui eût fallu encore pour tirer de cette œuvre informe la Théodicée et les nouveaux Essais sur l'entendement hu- main ! GNOMIQUE (Philosophie). Le mot gnomiqueJ consacré chez les historiens de la littérature grecque pour désigner une forme particulière de la philosophie, la forme sentencieuse, ne se trouve en ce sens chez aucun auteur de l'antiquité. La philosophie gnomique est la plus ancienne forme de la philosophie chez les Grecs. De brefs aphorismes, des proverbes pleins de sens, des préceptes sur la conduite de la vie, des con- seils (Û7i&6f;xai) sont en effet l'expression élé- mentaire et primitive de cette science qui s'ap- pela plus tard la morale. Comme l'observation du caractère des hommes et la sagesse pratique se développent, chez un peuple, dès ses premiers progrès dans la civilisation, on ne s'étonnera pas de rencontrer déjà dans Homère l'usage assez fréquent de ces sentences philosophiques. Mais ce n'est qu'à un second âge de la poésie grecque, dans Hésiode, que les sentences devien- nent à elles seules la matière de poëmes dis- tincts ; les Œuvres et les Jours sont le plus an- cien exemple d'un poëme didactique. Dans l'ou- vrage même d'Hésiode se trouvent encore réunis deux éléments de nature fort différente : les rè- gles relatives à la vie matérielle, et les conseils moraux. Ces derniers à leur tour formeront plus tard le poëme à proprement dire gnomique, il- lustré par Solon, Phocylide et Théognis. Avec quelques autres écrivains moins célèbres, ces trois poètes représentent pour nous une école qui s'étend depuis le vne siècle jusqu'au com- mencement du Ve avant notre ère, et à laquelle il faut rattacher, quoiqu'ils n'aient pas tous été des écrivains, les sept Sages de la 'Grèce, dont les sentences mor..les et politiques nous ont été conservées par une ancienne tradition. Renfermée dans les limites que nous venons de tracer, la philosophie sentencieuse embrasse encore un domaine assez large. Elle touche à plusieurs autres genres, à l'hymne religieux, à la politique, à la haute physique, à la satire. Ainsi il y a dans Solon une invocation aux Mu- ses; dans Théognis une prière à Jupiter, une à Phœbus, une à Castor et Pollux, prières ordi- nairement terminées p.ir des pensées morales, mais dont quelques vers rappellent encore cet élan de poésie religieuse qui distingue les hym- nes homériques. Les dieux d'ailleurs n'y sont pas toujours invoqués avec confiance ; c'est quelque- fois le doute, ou même un sentiment voisin du désespoir qui a inspiré ces naïves invocations; quelquefois aussi le scepticisme des gnomiques s'exprime moins directement par une explication toute rationnelle des phénomènes de la nature et des événements du monde. On voit que les grands poèmes cosmogoniques de Parménide et de Xénophane vont bientôt inaugurer en Grèce cette philosophie qui, sans nier ouvertement les dieux païens, n'usait guère de leurs noms que pour en faire les symboles des forces de la nature. 40 GNOM — 626 — GNOM Tout se débrouille et s'organise, en quelque sorte, dans ce siècle de science et d'activité cu- rieuse ; naguère confondues dans l'unité épique, les connaissances humaines n'ont pas encore de limites Lien définies; la division des genres commence pourtant à devenir sensible, et l'on devine que dans deux siècles Platon et Aristote la pourront analyser dans leurs savantes théo- ries des œuvres de l'esprit. D'un autre côté, la poésie gnomique se ratta- che bien souvent à la politique. De leurs pré- ceptes généraux sur les conditions du bonheur public, Solon et Théognis, hommes d'État, mêlés aux événements publics de leur patrie, passent bien vite à leurs souvenirs personnels; et ce que, par habitude, nous appelons toujours leurs sen- tences, ressemble souvent à des fragments de ■mémoires en vers. Voilà comment Plutarque a pu puiser dans les vers mêmes de Solon une partie, et probablement la plus authentique de sa biographie du législateur athénien. Théognis nous l'ait assister aux révolutions de Mégare, lorsqu'il énonce, avant Platon, en quelques traits énergiques, la loi fatale qui fait passer les peu- ples de l'extrême licence au joug d'un tyran : « Cette ville est grosse, et je tremble qu'elle n'en- fante quelque redresseur de nos folles pas- sions, » etc. (vers 699 et suiv., édit. Welcker) ; ou lorsqu'il insiste à plusieurs reprises sur les avantages de la modération, du juste-milieu (vers 675, 681, 690). Ces digressions personnelles nous ont conservé encore a'autres sentiments, d'autres souvenirs particuliers au poëte. Ainsi, Théognis et Solon dé- crivent les joies de la jeunesse avec une complai- sance qui n'est pas sans quelque regret de leurs plaisirs perdus. Mais ici il faut bien distinguer entre la lettre et le sens de leurs vers. Des descrip- tions gracieuses de l'amour et des festins, l'éloge du vin, de la bonne chère et de la richesse, n'ex- priment pas toujours la pensée personnelle du poëte ; celui-ci n'est que l'interprète des pas- sions ou des préjugés contemporains. 11 n'ap- prouve pas tout ce qu'il décrit ou raconte; sa poésie alors touche de très-près à la satire, seu- lement, comme elle s'abstient toujours de per- sonnalités injurieuses, on ne peut la confondre avec le genre ïambique, que perfectionnaient, à la même époque, Archiloque et Hipponax. Ainsi, quelques vers de Phocylide, où le sexe féminin est divisé en quatre familles, et ramené, avec fort peu de respect, à quatre origines, le chien, l'abeille, le porc et le cheval, font penser au petit poëme ïambique de Simonide d'Amorgos sur le même sujet, qui forme comme une tran- sition entre le genre gnomique et la satire per- sonnelle d'Àrchiloque. Le premier fragment de Phocylide offre, en cTêux vers, une épigramme ingénieuse et mordante : « Les' Lériens sont des méchants, non celui-ci ou celui-là, mais tous, excepté Proclès; encore Proclès est Lérien. » Au reste, ces traits de malice sont fort rares, et se détachent sur le fond d'une morale ordinaire- ment inoflfensive à l'égard des personnes. C'est cî' ne entre l'hymne religieux, la cosmo- " dogmatique, la politique et la satire qu'il laut chercher le genre gnomique proprement dit. Aucun monument ne nous le présente au- jourd'hui dans son ensemble et dans sa pureté. Les ouvrages d'Evénus et de Phocylide sont pres- que entièrement perdus; il ne reste de Solon que deux ou tiois cents vers; le recueil plus considérable de Théognis offre des traces nom- breuses d'interpolation et de rei i ; les doctrines des sept Sages ne sont nulle parte avec fidélité, pai : us l'ouvrage où irque réunit ces graves personnages à un banquet donné par Périandre. Les fables ésopi- ques, qui représentent aussi cette sagesse des vieux âges, sous une forme populaire et presque enfantine, n'ont pas reçu davantage cette rédac- tion précise qui seule consacre une œuvre et un auteur aux yeux de la postérité. Peut-être, d'ail- leurs, cette philosophie n'eut jamais, dans l'an- tiquité, la précision que l'esprit moderne lui demande pour la définir. Le recueil de précep- tes adressé par Isocrate à Démonique n'a déjà plus le caractère gnomique : c'est presque un traité des devoirs. Cependant on peut encore aujourd'hui marquer, par quelques traits, l'esprit général et les tendances de la morale conte- nue dans les fragments que nous venons d'énu- mérer. D'abord la philosophie gnomique raisonne peu et raisonne brièvement; elle s'exprime d'ordi- naire en couplets de deux ou trois distiques élé- giaques, quelquefois même de moindre étendue, adressés à un ami du philosophe; elle se donne comme une tradition des ancêtres (Théognis, v. 59-60), et ne se pique pas d'accorder tou- jours ses axiomes entre eux avec une parfaite rigueur. Solon, Théognis, Événus se rencontrent souvent : d'où il résulte que les anciens eux- mêmes les ont souvent cités l'un pour l'autre ; mais parfois aussi ils se contredisent. Solon ac- cepte la loi qui fait retomber la punition d'une faute sur les fils et les descendants du coupable. Théognis, au contraire, s'en plaint avec amer- tume, et il accuse l'injustice de Jupiter. Sur plus d'un autre point, il varie lui-même dans ses opinions, sans doute selon les accidents sous l'impression desquels il rédigeait chacune de ses sentences, plaçant ici au-dessus de toutes choses l'intelligence et la volonté des dieux, proclamant ailleurs que les dieux ont donné à l'homme une raison souveraine qui embrasse le monde entier. Bien plus, il existe, sous le nom de Théognis, des parodies où quelques-unes de ses propres maximes sont retournées en un sens tout contraire, sinon par le poëte lui- même, au moins par quelque moraliste de son école. Du reste, sur le détail des choses de la vie, son expérience est profonde ; ses observa- tions, finement ironiques, sont souvent d'une éter- nelle vérité, et nous surprennent aujourd'hui par de curieux rapprochements avec les maximes et les usages de notre société moderne : « Cyrnus, nous cherchons des béliers, des ânes, des che- vaux de bonne race pour les faire reproduire, et l'honnête homme ne craint pas d'épouser la fille méchante d'un méchant père, si elle lui apporte beaucoup d'argent; une femme ne re- fuse pas d'être l'épouse d'un méchant, s'il est ri- che ; elle lui demande l'argent, non la vertu. L'argent a toute notre estime ; du méchant au bon, du bon au méchant, l'argent conclut les al- liances » (vers 1 et suiv.). — « Épargner est bonne chose; car personne ne pleure le mort qui ne laisse pas d'argent » (vers 241). — « Beaucoup ont la richesse, non le savoir : d'autres cherchent le beau, sous le poids d'une dure pauvreté : tous incapables d'agir, ceux-ci faute de biens, ceux-là faute de bon sens » (vers 493). — « 0 Plutus (dieu de la richesse) ! le plus beau et le plus ai- mable des dieux, par toi, de fripon que j'étais, je deviens honnête nomme » (vers 525). — « Pour le pauvre, cher Cyrnus, il vaut mieux mourir que vivre gémissant sous le joug de la dure pau- vreté» (vers 539). — « On n'a jamais vu, on ne verra jamais descendre chez Hadès un homme qui ait plu à tout le monde, car celui qui règne sur les mortels et les immortels, Jupiter, le (ils de Chronos, ne réussit pas à plaire à tous les mortels » (vers 215). Solon dit de même, parlant GNOM — 627 — GNOM plus spécialement de la vie politique : « Dans les grandes affaires, il est difficile de plaire à tout le monde. » Cette poésie de courte haleine, si l'on peut dire ainsi, et par là bien appropriée à la mu- sique simple et grave qui en faisait l'accompa- gnement ordinaire (voy. Théognis, vers 247), a pourtant çà et là des inspirations plus larges, qui donnent au vers élégiaque, alors d'invention nouvelle, une force et une chaleur dignes de Gallinus et de Tyrtée. On en peut juger par le morceau suivant de Solon : « Nobles filles de Mnémosyne et de Jupiter Olympien, Muses du Piérius, écoutez mes prières: Faites qu'avec le bonheur qui vient des dieux, j'obtienne l'estime qui vient des hommes; que, doux envers mes amis, dur à mes ennemis, je sois honoré des uns et redouté des autres. Je souhaite la richesse, mais je ne veux pas jouir d'une richesse injuste : tôt ou tard viendrait le châtiment. La richesse que donnent les dieux repose et grandit sur une base inébranlable; celle que poursuit l'homme, celle qu'il acquiert par la violence, et malgré la loi, suit à regret l'injuste qui l'attire à lui. Bien vite le malheur s'y mêle, petit d'abord comme l'étincelle qui commence un incendie; mais un jour vient l'amertume. Les œuvres de la violence durent peu ici-bas. Jupiter \eille pour que tout ait sa fin. Quand le zéphyr du printemps dissipe soudain les nuages, et qu'après avoir soulevé jusqu'au fond les flots de la mer bondissante, il vient ravager les belles œuvres de l'homme sur la terre nourricière du feu, et que, s'élevant au ciel jusqu'à la demeure des dieux, il rend à nos yeux la pure couleur de l'éther, alors éclate et brille le souffle ardent du soleil, et l'oeil ne découvre plus un nuage. Telle est la justice de Jupiter, non pas cruelle pour un seul, comme celle de l'homme. Jamais ne lui échappé celui qui cache au fond de son cœur une mau- vaise pensée; tôt ou tard il faut qu'elle voie le jour ; seulement l'un paye aujourd'hui, celui-ci dans un autre temps. Ou bien il échappera lui- même, et la vengeance des dieux qui le poursuit ne l'atteindra pas, mais elle arrivera pourtant à son heure, et la peine méritée tombera sur ses enfants ou sur leur postérité. » C'est la doctrine même de Plutarque, dans son livre célèbre sur les Relards de la vengeance divine. Théognis, on l'a vu par le dernier passage cité plus haut, n'a- vait pas la confiance religieuse de Solon dans la providence de Jupiter. Un trait, au commencement de cette magni- fique tirade, montre des mœurs encore bien voisines de la barbarie héroïque; Théognis ré- pète avec Solon le conseil de rendre a notre ennemi haine pour haine : « Sache tromper l'ennemi par tes paroles; une fois sous ta main, sache le punir sans écouter d'excuses » (vers 431) ; et il revient plusieurs fois (vers 605, 795, 829) sur cette sauvage maxime, dont il varie seule- ment la forme. Heureusement pour l'honneur de la Grèce, parmi les sentences en prose attribuées aux sept Sages, il y en a de plus humaines sur le même sujet. Déjà Théognis semble revenir à des sentiments moins cruels, quand il nous com- mande de ne point rire d'un ennemi, s'il est honnête, et de ne point louer un ami malhon- nête (vers 672). En général, il ne veut pas qu'on se moque des malheureux (vers 427). Pourtant il n'est pas exempt des préjugés de son siècle : il reconnaît l'esclavage comme une souillure origi- nelle, et n'admet pas qu'un fils libre puisse naître d'un père esclave (vers 845) ; il croit à la divi- nation (vers 229-230); le tyrannieide est encou- ragé par un distique de Théognis (vers 1147-1148), que contredit, il est vrai, le distique suivant (rangé par M. Welcker parmi les parodies). Il est un autre mal, ignore de la Grèce héroïque, et dont Solon parle avec une étrange indifférence : c'est le vice que Platon devait commenter dans son Banquet, et comme dissimuler sous le luxe d'une interprétation quelquefois sublime. Cepen- dant, vers la même époque, Xénophane attaquait déjà, dans une élégie, comme inutiles et san- glants, les jeux athlétiques, l'une des principales causes de l'affreuse corruption des mœurs grec- ques, et que le christianisme seul a "pu com- battre avec succès. Comme on le voit, la philosophie sentencieuse touche à tous les intérêts de la vie publique, à tous les scrupules de la morale privée, à toutes les questions qui, plus lard, sont devenues dans les écoles l'objet de longs commentaires et de gros livres. Elle ne forme pas un ensemble d'axiomes rigoureusement coordonnés ; mais elle change de sujets et de tons suivant bien des caprices; tour à tour spiritualiste ou sensuelle, religieuse ou sceptique , souvent indulgente, souvent austère, c'est la morale du bon sens populaire; ennemie des excès du dogmatisme, et s'élevant quelquefois au sublime par un cer- tain tour de pensée qui, chez les Grecs, s'unit sans effort à la naïveté. Elle a précédé les grands systèmes, et elle leur a survécu, grâce à la précision commode de ses maximes et au charme d'une expression originale. Les Dialogues de Pla- ton et les Morales d'Aristote n'ont pas fait ou- blier Phocylide, Solon et Théognis. Les Vers dorés que l'on attribue à Pythagore, et qui sont aussi de cette famille, ont trouvé des commen- tateurs au ve siècle de notre ère. D'autre part, les sentences, qui déjà ornaient la poésie d'Homère, ont orné aussi celle de Pin- dare, de Sophocle, de Ménandre, puis les dis- cours des orateurs attiques et les récits des his- toriens, d'où on les a souvent extraites pour en composer des recueils à l'usage des écoles. Ainsi nous avons aujourd'hui plusieurs centaines d'ïam- bes sentencieux extraits des comiques grecs ; d'au- tres puisés chez le mimographe latin Publius Sy- rus; des sentences en prose tirées de Démocrite, de Plutarque, de Varron et de Sénèque. Tous ces vers, ainsi que les apophthegmes et les proverbes en prose, ont passé plus tard dans les Anthologies morales, comme celles d'Orion, de Stobée, et de là dans une foule d'encyclopédies et de manuels. Remaniés à différentes dates, on les trouve tantôt avec l'empreinte d'une philo- sophie toute chrétienne dans le poëme grec du Pseudo-Phocylide, dans la collection des Ora- cles sibyllins, dans les Sentences de Nilus, évêque et martyr ; tantôt plus rapprochés des dogmes stoïciens, dans les Distiques latins de Dionysius Caton : production de date incertaine, mais sans doute assez ancienne. De tels recueils, ainsi que la' Consolation de la philosophie, par Boëce, le Manuel d'Épictète, deux fois retouché par des auteurs chrétiens pour servir à l'enseignement dans leurs écoles, et les extraits des reflexions de Marc-Aurèle, ne pouvaient manquer d'obte- nir, au moyen âge, une grande popularité. Ils furent de bonne heure traduits, paraphrasés, abrégés en plusieurs ouvrages originaux qu'il serait difficile d'énumérer, mais parmi lesquels nous citerons du moins les Vers d'Abailard à son fils Astrolabus, publiés par M. Cousin (Philosophie scolastique, appendice x; Abœlar- di opéra, I, p. 34U) ; quelques pages du Teso- rello de Brunetto Latini, le maître du Dante (ch. xvra): les Documenli d'amore, par Fran- cesco da Barberino, livre curieux, dont le titre ne doit pas tromper sur la morale sérieuse de l'auteur; le Pricke of conscience de Richard ('.NOM — 628 — GNOS Hampole (voy. Warton, Histoire de la poésie anglaise, t. II, p. 35, édit. 1840); enfin, nous nommons, pour caractériser par un exemple im- mortel la philosophie sentencieuse de cette épo- que, V Initiation de Jésus-Christ. A la renaissance des lettres, tandis que les érudits recueillaient dans Tacite ou dans Tite- Live les sentences morales dont ces historiens ont semé leurs récits et leurs harangues, tan- dis que Scaliger refaisait la traduction grecque des Distiques de Caton, donnée au xiv* siècle par Planude, d'autres traduisaient en langue vul- gaire les vieilles maximes de Pythagore, de Pho- cylide et de Théognis, introduites dans nos col- lèges dès les débuts de l'imprimerie grecque en France (voy. le Liber gnomagyricus, publié en 1507 par F. Tissard) ; de graves magistrats, comme le président de Pjbrac, et, après lui, les conseillers Faure et Mathieu, publiaient des cen- turies de quatrains moraux à l'usage de la jeu- nesse, et ceux de Pibrac étaient traduits en grec par Florent Chrestien. Ces compositions modes- tes ont eu dans les écoles une célébrité durable, malgré les plaisanteries de Boileau et de Mo- lière ; elles ont passé de notre langue dans pres- que toutes les langues de l'Occident, et, dit-on, même dans quelques langues orientales, où elles rencontraient d'ailleurs un fonds semblable de poésie sentencieuse et de morale populaire. On les réimprimait encore chez nous au milieu du xvme siècle. Voltaire n'en parle pas sans respect; il ne leur reproche que d'avoir un peu vieilli, et il en a renouvelé quelques-unes avec bonheur, par exemple dans les vers suivants : Tout annonce d'un Dieu l'éternelle existence; On ne peut le comprendre, on ne peut l'ignorer. La voix de l'univers annonce sa puissance, Et la voix de nos cœurs dit qu'il faut l'adorer. (Tome XII, p. 558, éd. Beuchot.) Mais il a bien fait de respecter un quatrain tel que celui-ci : Ris, si tu veux, un ris de Démocrite, Puisque le monde est pure vanité, Mais quelquefois, touché d'humanité, Pleure nos maux des larmes d'Heraclite. (Pibrac.) En voici un autre qu'une légère correction au troisième vers rendrait excellent dans sa sim- plicité gauloise : Tout l'univers n'est qu'une cité ronde; Chacun a droit de s'en dire bourgeois, Le Scijthcct Maure au tant que le Grégeois (le Grec), Le plus petit que le plus grand du monde. Il n'est pas étonnant que dans les premières an- nées de ce siècle, lors du renouvellement des études en France, on ait reproduit par l'impres- sion ces Quatrains souvent incorrects, mais d'une morale toujours pure, quoique moins sé- vère çà et là que celle de l'Evangile. Alors aussi les quatrains de M. Morel de Vindé ont eu de nombreuses éditions; ils ont même été traduits en vers latins par M. Victor Le Clercq (de Offt- ciis ad pueras telraslicha, etc., 1816). De nos ;ours encore, on a tenté d'introduire dans les écoles des livres du même genre : ils répondent eu effet à un besoin sérieux de l'instruction élé- mentaire. Mais les distiques et les quatrains à la manière de Pibrac ne sont pas la seule composition mo- derne qui se rattache à l'ancienne tonne gnomi- que. Les Pensées de la Rochefoucauld et de ses imitateurs continuent en prose cette tradition de ^a philosophie sentencieuse. Les œuvres morales de Franklin pourraient aussi fournir de nom- breux et curieux rapprochements avec les pré- ceptes d'Hésiode et des anciens poètes gnomiques. 11 nous était impossible de suivre ici tous les développements d'une philosophie populaire, dont les origines remontent jusqu'à l'Orient où la ïiilile seule nous en offre deux exemples (VEc- clésiaste et les Proverbes de Salomon), et dont on retrouve des exemples jusque dans les litté- ratures d'un monde longtemps étranger au nôtre, comme dans celle du Mexique. Qu'il nous suffise d'avoir montré le rôle original des gnomiques grecs, qui représentent une des phases de la phi- losophie et surtout de la morale ancienne, et d'avoir rattaché à ces philosophes quelques-uns de leurs nombreux continuateurs dans les siècles suivants. Pour plus de détails sur ce sujet, on pourra consulter : Fabricius, Bibliothèque grecque, X. 1, p. 704-750. édit. Harles; — les Recueils des poètes gnomiques, par Brunck, in-8, Strasbourg, 1784 ; par M. Boissonnade, in-18, Paris, 1823; — l'édi- tion spéciale de Théognis, par M. Welcker, in-8. Francfort-sur-le-Mein, 1826; — les FJoetœ lyrici de Bergk, in-8, Leipzig, 1843; — les traductions de l'Évesque, in-8, Paris, 1783; et de Coupé, in-8, Paris, 1796; celle de Pillot, in-8, Douai, 1814; — les Poetœ minores de Gaisford, in-8, Oxford, 1814, et Leipzig, 1822; — les Opuscida Grœcorum scnlenliosa et moralia d'Orelli, in-8, Leipzig. 1818-1821 (ouvrage dont le second volume renferme aussi un Recueil de sentences des Hé- breux et des Arabes, traduites en latin), 1837 ; — le recueil de sentences extraites et traduites des poètes indiens, par Demetrios Galanos (Athènes, 1845, in-8); — sur Evénus, G. Wagner, Disser- tation sur les deux Evénus, Breslau, 1838, in-8; — sur les sentences de Varron, l'édition de M. Vincent Devit (Padoue, 1843) et celle, avec notes critiques et traduction, de M. Chappuis (Paris, 1856, in-12) ; — sur Dionysius Caton, l'é- dition et la dissertation de M. J. Travers, Fa- laise, 1827, in-8; — sur les Quatrains de Pibrac et de ses deux continuateurs, la Bibliothèque de Goujet, t. XII, p. 263-287, 466-467; — l'éditeur anonyme des Distiques de Caton et des Qua- trains de Pibrac, in-8, Paris, 1802; — Dabas, de Gnomica grœcorum philosophia, in-4, Paris, 1822; — J. Poumay, Théognis et Solon, dans les Mémoires de la Société littéraire de Vuniversilé catholique de Louvain, 1848; — Louis Ménard, la Morale avant les philosophes, Paris, 1860, in-8; — Ad. Garnier, de la Morale dans Vanti- quité, Paris, 1865, in-12. E. E. GNOSTICISME. On désigne sous ce nom un ensemble de doctrines religieuses et philosophi- ques qui ont été professées au nom de la gnose (yvwfftç. connaissance ou science supérieure, mys- térieuse) par un grand nombre d'écoles, sorties, dans les premiers siècles de l'ère chrétienne, les unes du judaïsme, les autres du christianisme et du polythéisme, toutes désignées sous la déno- mination commune de gnosliques, en raison de la communauté de certains principes, si diverses que fussent d'ailleurs les nuances qui les distin- guaient. Nuus allons indiquer successivement Vorigine et Y enseignement, les ramifications et les progrès, les destinées et la chute de ces éco- les; mais nous devons avouer dès le début que nous ne pouvons plus apprécier le giuisticisme aujourd'hui, si ce n'est d'après quelques lam- beaux de textes, quelques monuments peu intel- ligibles, et d'après les écrits de ceux qui l'ont réfuté avec tous les sentiments d'une sainte hor- reur pour iclte doctrine. C'est qu'une erreur fondamentale a longtemps régné à l'égard des gnostiques : on les a pris pour des déserteurs du christianisme, pour des hérétiques. Ce point de GNOS — 629 — GNOS vue, fondé pour quelques-uns de ces docteurs, est le plus faux de tous à l'égard du grand nom- bre, et il a nécessairement faussé l'opinion sur leur compte. Or, ce point de vue est très-ancien. Il domine déjà dans les écrits d'Origène, de Clé- ment d'Alexandrie, de saint Ëpiphane, de pres- que tous les écrivains qui ont traité du gnosti- cisme dans les siècles primitifs. Il s'est propagé jusque dans ces derniers temps. A cette erreur dogmatique, qui a dû en enfanter beaucoup d'au- tres, il faut substituer aujourd'hui la vérité his- torique pour amener une appréciation plus calme. L'ère de la critique introduite dans ce domaine comme dans t@us les autres, il n'y aura plus pour le gnosticisme ni hostilité ni sympathie ; il n'y aura plus pour lui que de la justice. Toutefois il n'est pas facile de faire pénétrer un jour complet dans l'histoire d'un parti qui a toujours aimé le mystère, et qui a voilé son origine comme son enseignement. I. Son origine est placée d'ordinaire au com- mencement du ii' siècle ; mais elle remonte plus haut. Le gnosticisme parut à peu près à l'époque où le polythéisme et le judaïsme furent attaqués l'un et l'autre par le christianisme ; et dès son début il manifesta la prétention de remplacer ces trois systèmes en leur empruntant leurs principes les plus élevés. L'éclectisme régnait alors dans le monde ancien, dont les peuples les plus célèbres, puissamment agités par le génie de la Grèce, étaient puissamment gouvernés par le génie de Rome. Cet éclectisme variait de con- trée à contrée, d'une école à l'autre : mais il dominait en philosophie comme en religion, en politique comme en morale. En offrant un éclec- tisme plus complet que tout autre, en embras- sant l'Orient et l'Occident, en résumant la cos- mogonie, la théogonie, l'éonogonie, la pneuma- tologie et l'anthropologie de toutes les écoles, les gnostiques se flattèrent de l'emporter sur toutes. Ils s'emparèrent donc des textes de toutes ; mais ils les interprétèrent à leur manière, et, décla- rant faux ceux qui les contrariaient, ils dirent aux polythéistes : « Vous n'avez plus de religion et plus de philosophie; vous n'avez plus que de la mythologie et du scepticisme. » Ils dirent aux juifs : « Votre révélation ;n'est pas de l'Être su- prême ; elle est l'œuvre d'une divinité secon- daire, du démiurge ; vous ne connaissez donc ni l'Être suprême, ni sa loi. » Ils dirent aux chré- tiens : « Votre chef est une intelligence de l'or- dre le plus élevé; mais ses apôtres n'ont pas compris leur maître, et, à leur tour, leurs disci- ples ont altéré les textes qu'on leur avait laissés. » Ils dirent à tous : « En vertu d'une science qui émane directement de la sagesse divine, et qui nous a été secrètement transmise de génération en génération, par une race sainte, nous venons vous enseigner la vérité; faites-vous initier à nos mystères. » On le voit bien, ces docteurs rendaient justice au caractère général du christianisme ; mais ce n'étaient pas des chrétiens devenus infidèles, des hérétiques : c'étaient, au contraire, des théo- sophes ou des philosophes aussi indépendants du christianisme que de toute autre religion. Les uns montraient plus de prédilection pour le ju- daïsme, les autres pour le polythéisme; mais ni les uns ni les autres ne prétendirent y soumettre les esprits, ou contester certaines idées chré- tiennes ; ils ne prétendirent pas non plus accep- ter toutes les idées exposées dans les évangiles ou dans les épîtres. Au premier aspect, les gnos- tiques ne sont que des thcosophes : ce ne sont ni des philosophes qui suivent la raison ni des fidèles qui suivent la religion. En effet, ils par- lent d'ordinaire au nom d'une science mysté- rieuse, d'une tradition secrète ; ilsne parlent pas au nom de l'intelligence humaine. Cependant ils agis- sent, ils enseignent au nom de la raison. Leur mé- thode est analogue à celle de Philon, qui rattache à des écrits révélés toute la philosophie qui lui convient, même celle qui ne convient pas du tout aux textes qu'il paraît suivre. On a cru retrouver l'origine même du gnosticisme dans Philon. C'é- tait lui assigner un berceau trop étroit. Philon lui a fourni des aliments, il ne lui a pas donné le jour. Au moment où naquit le gnosticisme, deux autres écoles se trouvaient dans Alexandrie à côté de celle de Philon, le plus illustre et pres- que le seul représentant de l'école juive de cette savante cité : c'étaient l'école grecque, qui est si connue maintenant, et l'école égyptienne, qui ne l'est pas encore. Or, ces deux écoles ont con- tribué l'une et l'autre, comme celle de Philon, à la naissance, à l'éducation et à l'entretien du gnosticisme; mais aucune des trois ne l'a fait naître. Le gnosticisme ne naquit pas et n'eut pas son berceau en Egypte. Où faut-il chercher ce berceau? Est-ce en Perse et en Chaldée, ou bien dans l'Inde et dans la Chine? On est allé jusque- là, mais on a été trop loin. Sans doute, il se trouve des éléments bouddhistes, chinois, indiens, persans et chaldéens dans les doctrines des gnos- tiques, comme il s'y trouve des éléments grecs, judaïques et égyptiens; mais d'abord ce n'est qu'en Syrie, qu'en Palestine, que ces éléments sont devenus des corps de doctrine ; ensuite c'est du sein du judiïsme que sont sortis les premiers fondateurs ou les précurseurs de la gnose. Simon, Ménandre, Dosithée et Cérinthe étaient juifs. C'est là ce qui explique les rapports primitifs de la gnose avec la kabbale (voy. ce mot). Les gnos- tiques d'Egypte ont modifié profondément les doctrines de leurs prédécesseurs de la Syrie et de la Palestine ; ils en ont fait de vastes systè- mes, et quelques-uns de ces systèmes ont été hostiles au judaïsme; néanmoins les vestiges de la kabbale se retrouvent dans tous ces systèmes, et jusque dans celui de Valentin, qui paraît le plus s'éloigner du judaïsme. Les noms de Cérinthe et de Simon, personnages que certains critiques traitent de simples précur- seurs de la gnose, mais qui en furent les véri- tables fondateurs, indiquent suffisamment que ces doctrines sont à peu près contemporaines de celles des apôtres du christianisme; car les deux chefs que nous venons de nommer se sont trouvés en rapport d'antagonisme avec saint Pierre, saint Paul et saint Jean. On a relevé dans les Epîtres de ces derniers, aussi bien que dans VÉvangile de saint Jean, une série d'allusions qui mettent ce fait hors de doute (Histoire du Gnosticisme, t. I, p. 190, 2' édition). L'époque de la naissance du gnosticisme ainsi établie, nous passons à son enseignement. IL Dès leur origine, les gnostiques, qui ont beaucoup varié et qui ont singulièrement déve- loppé leurs idées primitives dans le cours des siècles, professèrent néanmoins un certain nom- bre de principes auxquels la plupart de leurs écoles sont demeurées fidèles. Emanation du sein de Dieu de tous les êtres spirituels, dégénération progressive et affaiblissement commun de tous à chaque degré d'émanation, rédemption, et retour de tous dans le sein de leur Créateur, et par là rétablissement de la primitive harmonie et de la félicité divine : voilà les éléments constitutifs du gnosticisme à toutes les époques. A ces élé- ments essentiels, il s'en rattache d'autres qui sont plus secondaires, et qui varient d'une école à l'autre : tels sont, par exemple, ces dogmes, que la gnôsis est une tradition propre à une race sainte; qu'elle est une science supérieure à G NOS — 630 — CiXOS toute autre ; qu'elle seule est la véritable sagesse; qu'elle se trouve bien indiquée dans quelques écrits secrets, mais qu'elle n'y est pas entière; que les textes sacrés du judaïsme ne sont pas inspirés par le Dieu suprême, mais qu'ils vien- nent du démiurge; que ceux du christianisme ont été altérés et sont pleins de préjugés; que l'initiation au gnosticisme peut seule conduire à à la vérité, et mettre l'àme, ce rayon divin, en rapport avec !e Dieu suprême, par l'intermé- diaire des puissances célestes ou éons, puissances dont les unes veillent sur l'homme emprisonné dans la matière et engagé dans l'œuvre de la création à la suite d'une chute antique, et dont les autres sont chargées de le ramener de son égarement, afin de le rendre à sa primitive des- tinée. Tels sont donc les principes fondamentaux et les dogmes secondaires de l'enseignement gnos- tique. On le voit, ce n'est pas là une doctrine originale et à laquelle on puisse appliquer le titre de système philosophique; mais elle est d'une richesse et d'une audace extrêmes. Pour apprécier cette richesse et cette audace, il faut suivre le gnosticisme dans ses principales rami- fications. III. Ces ramifications sont très-nombreuses, et quelques historiens semblent avoir pris plai- sir à les multiplier encore, à inventer des partis ou des écoles pour expliquer l'existence de cer- tains écrits, par exemple, celle des Clémentines, écrit pseudonyme, communément attribué à Clé- ment de Rome. Le fait est qu'on peut ranger en cinq groupes toutes les écoles du gnosticisme. Ce sont : le groupe palestinien ou primitif, le groupe syriaque, le groupe égyptien, le groupe sporadique, le groupe asiatique (Asie Mineure). 1° Le groupe primitif ou palestinien se com- pose de quatre à cinq partis, pour lesquels le nom de sectes ou d'écoles serait un peu ambi- tieux, mais dont plusieurs ont eu beaucoup plus d'importance qu'on n'a cru jusqu'ici. C'est ainsi qu'un certain Euphrate, que Mosheim indiquait autrefois comme le fondateur d'une secte ophi- tique antérieure à l'ère chrétienne, est demeuré un personnage à peu près inconnu. En effet, l'histoire ne connaît pas d'euphratiens. D'un autre côté, Simon et Cérinthe, dont on af- fectait de faire peu de cas depuis quelque temps, eurent de nombreux disciples, et professèrent des opinions dignes de plus d'attention qu'elles n'en ont obtenu. Les simoniens, dont le fondateur, Simon le Magicien, avait été élevé en Samarie, cet ancien berceau du syncrétisme, professèrent déjà l'é- clectisme religieux le plus indépendant. S'élevant aux plus hautes questions de la philosophie, à celles de l'origine et de la destinée de l'homme et du monde, ils les tranchèrent, pleins de con- fiance, tantôt d'après le christianisme, tantôt d'après le judaïsme ou le polythéisme, mais sans se soumettre réellement à aucun de ces trois systèmes. Ils jetèrent même hardiment une théo- gonie à la tête de leur cosmogonie et de leur anthropogonie. Leur théogonie, d'abord simple, était composée seulement de trois syzygies ou couples émanés du Dieu suprême. Nous et EpU noia, Phoné et Ennoia} Logismos et Enlhym Mais cette doctrine primitive se modifia bientôt et se développa. Toutefois ce lurent les noms plutôt que les idées qui changèrent, quand on substitua aux trois couples primitifs que nous venons de nommer, ces quatre an 1res, oylhos et Sigé, Pneuma et Alétncia, Logos et Zoé} An- thropos 1 : Eccleria. Théodoret, qui nous fournit indications, ne dit pas quelle fut. pour le gouvernement du monde ou celui de l'homme, l'action de chacune de ces puissances. Il nous apprend seulement que, d'après les simoniens, le Dieu suprême, qu'ils appelaient quelquefois la racine de l'univers, mais plus communément le feu. et auquel ils attribuaient une double série a'effets, les uns visibles (les créations ma- térielles), les autres invisibles (les créations in- tellectuelles), opérait toujours par voie de dé- ploiement, d'émanation ; qu'il n'était connu cependant que depuis Simon, la grande puis- sance de Dieu; qu'il s'était fait représenter auprès des païens par le Saint-Esprit, auprès des juifs par Jésus-Christ; que, dans l'Ancien Tes- tament, on n'avait possédé que l'inspiration d'une puissance subalterne; qu'à la vérité En- noia, ia pensée de Dieu, avait fait le monde, les anges et les archanges, et qu'elle avait confie à ces derniers le gouvernement de l'univers; mais qu'ils avaient abusé de ce pouvoir, méconnu l'autorité de leur mère, et dégradé sa personne. En effet, sous le nom d'Hélène et de Minerve, reléguée dans un corps humain, assujettie à la métempsycose, elle avait eu à subir tous les genres d'humiliations, jusqu'à ce que la grande puissance de Dieu vînt l'affranchir, elle et toutes les autres âmes trompées comme elle par les anges déchus. Nous ne donnons naturellement qu'un résumé rapide de ces théories ; mais ce résumé montre que les indications qui nous restent à cet égard dans Théodoret et saint Irénée sont assez com- plètes. Il faut ajouter qu'outre les trois ou les quatre couples qu'on vient de nommer, les simo- niens admettaient d'autres éons, tels que la grande puissance de Dieu et Jésus-Christ ou le Fils. A peine l'école de Simon se fut-elle bien éta- blie,, qu'elle se partagea; mais nous avons beau- coup moins de renseignements positifs sur les diverses branches qui sortirent du tronc com- mun, les corthéniens, les masbothéens, les adria- nites, les eutychètes, les cléobiens, les dosithéens et les ménandriens, qui, pour n'avoir pas changé l'esprit général et les bases du système, en ont dû modifier singulièrement les détails, puisqu'on les distingua en autant de partis différents. Deux autres partis, qu'on rattache au même groupe primitif, par des raisons de chronologie plutôt que de généalogie, les cérinthiens et les nicolaïtes, différèrent d'avec les précédents même sur les principes. Cérinthe s'attacha davantage au judaïsme, dont il interprétait les textes comme Philon, tout en niant qu'ils fussent émanés du Dieu suprême, et en les attribuaant à l'inspi- ration d'un ange secondaire. 11 procédait avec la même liberté à l'égard du christianisme, dont il n'admettait les textes qu'en partie (il rejetait ceux de saint Jean et de saint Paul), ainsi que la divinité de son fondateur. Nicolaùs, moins savant, ne paraît s'être distingué que par ses principes de morale. Ceux qu'il enseigna furent aussi contraires au polythéisme qu'au judaïsme et au christianisme, et il paraît qu'il faut voir en lui le véritable précurseur des atacliles, qui s'insurgèrent contre les lois humaines de tous les temps; pour pouvoir professer plus librement les lois divines de leur façon. 2° Le second groupe, le groupe syriaque, offre moins de partis que le groupe palestinien; mais il présente des théories plus importantes et plus nettes. Il se rattache d'ailleurs au premier par son fondateur, Saturnin, qui professa dans An- tioche. sous le règne d'Adrien, et qui était dis- ciple de l'enseignement oral ou des traditions de n, de Ménandre et de Cérinthe. Attaché de cœur aux idées fondamentales du christianisme, Saturnin les modifiait néanmoins, d'après le GNOS — 631 — GNOS -Zend-Avesta et peut-être d'après la kabbale, d'une manière profonde. D'abord il qualifiait Dieu de Père inconnu, et entrait ainsi dans l'opinion que la révélation judaïque n'était pas gmanée de lui. Il ajoutait ensuite que Dieu, source de tout ce qui est parfait et pur, n'avait donné nais- sance, intellectuellement parlant, qu'à des puis- sances pures (Svvdcjxei; toù Ovto:), mais que ces puissances s'étaient affaiblies de degré en degré, en s'éloignant de leur origine. Toutefois elles ne s'étaient pas perdues dans l'empire des té- nèbres. Sur le dernier degré du monde pur, sept anges (mettait-il les esprits sidéraux en place des Elohim de la Genèse ?) avaient créé le monde, et s'en étaient réservé le gouvernement pour mieux combattre l'empire des ténèbres. Ils avaient aussi créé l'homme, afin qu'il secondât leur œuvre ; mais, après en avoir produit le corps, masse informe, ils n'avaient pu l'animer, et il avait fallu que la puissance suprême vînt don- ner à leur création un rayon de lumière divine, une âme. Cette âme, en vertu de son origine et de sa nature, devait retourner un jour dans le sein de celui de qui elle était émanée; mais, auparavant, elle avait à ressaisir sa pureté pre- mière, à lutter contre le principe du mal et ses agents, ou Satan et sa race, ses créatures ou celles dont il est parvenu à s'emparer. Les des- tinées de cette âme étaient très-compromises. Il lui fallait un sauveur, elle l'obtint. Le Père inconnu, touché de ses misères et de ses souf- frances, lui envoya sa puissance suprême, être sans corps matériel, sans forme réelle, n'étant pas né d'une femme, mais qui apparut néanmoins sous la forme d'un homme. Tel fut Jésus-Christ. Il révéla le Père inconnu, éclaira les siens par toutes les vérités, les arma de tous les secours spirituels, et leur enseigna tous les moyens mo- raux qui pouvaient assurer leur triomphe. De ces moyens, le principal était la chasteté ou plutôt la continence, que Saturnin prêchait aux siens avec une sorte d'enthousiasme. Saturnin forma-t-il un parti, ou bien la savante école d'exégèse fondée par les chrétiens d'Àntioche étoufla-t-elle son enseignement au berceau, en éclairant la Syrie sur la valeur et le sens des textes apostoliques? C'est là une question difficile à résoudre. Ce qui est certain, c'est que Saturnin eut des disciples, et que des écrits pseudonymes propagèrent ses doctrines (Acta sancli Thomœ, éd. Thilo), mais que son école se dispersa ou s'éteignit sans avoir exercé une influence un peu sensible. Celle de Bardesanne d'Édesse, la seconde de ce groupe, fut considérable et persévérante. Elle fut fondée sous le règne de Marc-Àurèle, vers l'an 161 de l'ère chrétienne, par un chef également instruit dans les doctrines de l'Orient et dans celles de la Grèce, par un chrétien zélé, qui avait vu d'abord avec chagrin l'enseignement de Saturnin et combattu celui de Marcion, par un homme que les églises de son pays regar- dèrent longtemps comme une de leurs gloires, dont elles estimèrent les écrits et chantèrent même les hymnes sacrés, mais qui bientôt, et sans afficher aucune opposition , professa de grandes innovations, tout en conservant le res- fiect extérieur des textes bibliques. En effet, il es expliqua de la façon la plus arbitraire, et y rattacha une pneumatologie, une éonologie et une anthropologie tout à fait étranges. Consul- tant le Zend-Avesta pour interpréter la Bible, il mit à côté de l'Être suprême^ qu'il qualifia de Père inconnu, la matière éternelle dont la partie ingouvernable et mauvaise donna, sui- vant lui, naissance à Satan. De son côté, le Père inconnu enfanta avec sa compagne (sa pensée?) un fils que Bardesane appela Chnstos, qui eut a sontour une compagne, une sœur, le Saint- Esprit. Le Christ et sa compagne enfantèrent deux autres syzygies, la terre et l'eau, le feu et l'air, et ils créèrent avec elles et avec trois syzygies nouvelles, qui vinrent les aider, tout l'univers visible. Au tronc de ces sept syzygies il se joignit une seconde heptade, celle des sept esprits, qui eurent le gouvernement du soleil, de la lune, et des cinq planètes. Douze génies préposés aux constellations du zodiaque et trente- six esprits^ sidéraux, présidant aux autres astres et désignés sous le nom commun de doyens, complétèrent la hiérarchie ou le gouvernement céleste. Ce gouvernement n'était pas purement mécanique ou physique; il ne s'agissait pas seu- lement d'effets et de causes matérielles, il s'a- gissait de lois morales et de combinaisons pro- videntielles, de passions violentes et de grands égarements qui s'étaient manifestés jusque dans le sein des syzygies divines. Ce gouvernement n'était donc pas facile. La compagne de Christos, le Pneuma ou Sophia- Achmoth, s'était passionnée pour le monde ma- tériel, était tombée dans de profondes aberra- tions et avait troublé la création entière en se détachant de son divin compagnon. Elle recon- nut enfin ses torts, s'en affligea et brûla du désir de rentrer dans l'ordre parfait d'où elle était follement sortie. Elle y rentra, aidée de celui qu'elle avait abandonné, mais qui, plein d'indulgence, la ramena dans le sein du plérôme des perfections, et célébra en l'honneur de cette réunion un banquet moral ou mystique, qui est une sorte de type, comme toute cette histoire, ou plutôt toute cette allégorie. En effet, la compagne de Christos est ici la figure de toutes les âmes qui se laissent tenter par le désir de connaître et le péril d'aimer le monde matériel. Toutes doivent bientôt s'affliger de cette aberra- tion, aspirer au retour dans le sein de l'ordre et de la perfection, et prendre part avec les âmes pures, les pneumatiques, au banquet des saintes et divines extases. L'anthropologie de Bardesane répondait ainsi parfaitement à son éonologie. L'âme humaine a transgressé la loi, comme son modèle, et la loi de son destin veut qu'elle expie ses fautes. Cette expiation a lieu dans un corps emprunté au monde matériel, qui est la source du mal. Bar- desane avait étudié spécialement la question du destin : il l'avait examinée surtout selon les vues de la Grèce ancienne ; mais il la rattachait à une théorie de rédemption, à une christologie qui se rapprochait de celle de l'Église, où se trouvaient indiquées quelques idées d'élection, de prédilection, ou, comme disent les théolo- giens, de prédestination. On sent combien une pareille tâche était à la fois délicate et difficile. Bardesane, à en juger par un fragment qui nous reste [Églog. stob., t. I, p. 141), fut très-réservé. Ses disciples ne furent ni très-nombreux, ni très-fidèles à leur maître. On ne distingua parmi eux qu'Harmonius, fils du fondateur de la secte, et Marinus. Esprits prudents l'un et l'autre, ils pa- raissent avoir suivi très-scrupuleusement l'exem- ple de leur chef, et avoir caché autant que pos- sible toute opinion et tout enseignement qui les séparait des chrétiens. Cependant saint Éphrem découvrit leur dissidence, la signala avec cha- leur, montra le danger dune morale qui niait la liberté dans l'homme ou dans l'âme unie au corps, et substitua aux hymnes de Bardesane des chants orthodoxes composés sur les mêmes airs. Sa vive polémique arrêta les progrès de ce parti, qu'on ne retrouve plus après le Ve siècle. Les deux partis ou les deux écoles du groupe des GNOS — 632 — GNOS gnostiques syriens disparurent ainsi sans être parvenus ni l'un ni l'autre, soit à un développe- ment complet, soit à un enseignement public. 3" Le troisième groupe, celui des gnostiques d'Egypte, offre à la l'ois plus de variété dans son enseignement et plus d'ambition dans les diver- ses fractions dont il se composait. Il fut plus savant, écrivit davantage, montra plus de fran- chise, lit plus d'efforts pour fonder quelques institutions et jouitde plus de liberté. Au milieu de la diversité des religions et des écoles qui se trouvaient en présence dans Alexandrie, il put à la fois se développer davantage et se manifester plus librement: ce parti fut naturellement celui de tous qui laissa le plus de monuments. Nous avons déjà dit que tous ses écrits ont disparu ; mais c'est de lui que proviennent la plupart des pierres gravées qu'on connaît sous le nom d'abraxas, et dont l'interprétation est devenue si dilficile pour nous. Ce qui distingue le groupe égyptien dans les trois écoles ou partis dont il se compose (les basilidiens, les valentiniens et les ophites), ce n'est pas seulement une plus grande instruction, c'est aussi un plus grand éloignement pour les doctrines asiatiques qu'on retrouve chez les gnostiques de la Syrie, un plus grand rapproche- ment de la théogonie égyptienne, et une sorte de sympathie pour la philosophie grecque, telle qu'on la professait alors dans Alexandrie. Le fondateur de la première des trois écoles égyptiennes, Basilide, était originaire de la Syrie et formé, sans nul doute, par les gnostiques de son pays; cependant il conçut pour Alexandrie, qu'il visita, et pour la science qu'on'y enseignait, une prédilection qui le fixa dms cette ville vers l'an 131 de notre ère. Il y trouva une liberté inconnue en Syrie, et il y exposa sa doctrine, autant qu"il convenait d'exposer un enseigne- ment mystérieux, dans un ouvrage compose de vingt-quatre livres, intitulé 'E$ri|T|Tivtâ. Les sour- ces qu'il indiquait comme les plus précieuses à consulter étaient des livres très-apocryphes, les Prophéties de Ciiam et de Barchor, écrits fabriqués par lui ou quelqu'un de ces faussaires qui abondaient alors à Alexandrie. Il y joignait l'épître canonique de saint Pierre et une pré- tendue tradition de cet apôtre, transmise par un personnage fort obscur, nommé Glaucias. Basi- lide ne rejetait pas tous les écrits de saint Paul; mais, dans ses prédictions pour quelques cé- rémonies judaïques, il les consultait peu et re- poussait entièrement plusieurs épîtres de l'apôtre des gentils, celles aux Hébreux, à Tite et à Timothée. Puisé à des sources choisies d'une fa- çon aussi arbitraire, le système de Basilide of- frait un syncrétisme très-large. D'accord avec la théologie égyptienne, qu'il unissait à la théorie des séphiroths de la kabbale et à quelques idées du platonisme alexandrin, il enseignait une doc- trine d'émanation plus riche que celles de ses prédécesseurs. Le Dieu sans nom et éternel s'était manifesté, suivant lui. au moyen de cin- quante-deux déploiements d'attributs : chaque déploiement ou chaque série se composait de sept éons. Ces manifestations avaient produit trois cent soixante-quatre êtres divins, eons ou intelligence, qui formaient avec leur auteur u h nombre égal à celui des jours de l'année. C'est ce nombre qu'expriment les lettres grec- ques A£Pa£aE. La première de ces heptades, i omposée de protogonos, nout . logos, phronêsis, sophia. dynamia et ditiaic entait une sorte d'imitation des amshaspands. du monde aziluth de la kabbale et de la première série de la théogonie égyptienne; mais, au fond, elle formait le point de départ ou la tête d'une doc- Irine différente de chacun de ces trois systèl Basilide admettait deux ordres de choses, deux empires, l'un bon; l'autre mauvais; mais dont aucun n'était reste ce qu'il avait été. En effet, il enseignait une invasion de la part des esprits de ténèbres dans l'empire de la lumière, et, par conséquent, un état de confusion entre les deux; cette confusion, suivant lui, avait amené une création, celle du monde matériel, fait pour ser- vir de théâtre au grand acte d'épuration qui était devenu nécessaire (Siàxpunc), et pour fournir à chaque chose le moyen de sortir du mélange et retourner à la nature primitive {iKO/.j:$ . Ces théories lui en fournissaient une autre sur une des questions qui offrent le plus de difficulté à la raison, celle de l'existence du mal. Les souffrances morales et physiques, disait-il, sont, dans les desseins de la Providence, un moyen spécial de purification; la métempsycose en est un autre. La rédemption est le plus spécial de tous. Elle fut opérée par la première des trois cent soixante-quatre intelligences, par V Intel- ligence (NoO;) qui se réunit à l'homme Jésus au baptême du Jourdain, et dont l'apparition dans le domaine du Prince de ce monde (le monde matériel) surprit d'autant plus doulou- reusement ce chef, qu'elle s'annonçait avec une supériorité qui lui était inconnue. Cette appari- tion avait pour but un changement complet dans la condition morale et psychique de l'homme. Elle venait pour arracher Vâme véritable, le rayon divin dans l'homme, au despotisme des âmes advenues en elle, et appartenant au monde matériel. En effet, il faut savoir que Basilide admettait, à côté de la métempsycose, une psy- chologie fort bizarre, et dont Clément d'Alexan- drie disait assez plaisamment : L'homme, tel qu'il le conçoit, est comme le cheval de bois des poètes, qui renfermait toute une légion d'en- nemis. A ces théories peu rationnelles, mais qui choquaient moins dans un temps où la foi aux possessions n'était pas éteinte, les basilidiens joignirent bientôt des pratiques de magie fort communes à l'époque à laquelle ils enseignaient^ mais peu dignes d'une secte qui s'élevait à côte des écoles philosophiques et religieuses d'Alexan- drie. Ce qui offrait le plus de dangers dans leur enseignement, c'était ce principe de morale qui se rencontre trop fréquemment dans l'histoire du mysticisme, que les parfaits ne sont tenus à aucune loi ; que leur corps peut suivre tous ses penchants sans que l'âme en soit atteinte, sans que sa pureté en soit souillée. Ce principe porta chez eux ses fruits naturels : une dégénération profonde et une rapide décadence. Cependant les basilidiens, qui se propagèrent jusqu'au ve siècle, se répandirent jusqu'en Espagne, et furent nom- breux sur plusieurs points. Une seconde école gnoslique se forma bientôt et presque sous les yeux de Basilide. Le fonda- teur de cette école, Valentin, avait été élevé dans le christianisme, selon les uns, dans le po- lythéisme, selon les autres. Tertullien le qualifie de platonicien. Il se présenta comme chef de parti immédiatement après la mort de Basilide, l'an 136 de l'ère chrétienne; il enseigna,^ et publia quelques ouvrages, des homélies, des épi- tres et un traité de la Sagesse, que l'on croyait retrouvé (voy. Matter, Histoire au Guosticismc, t. II, p. 40), qui le mirent à la tête des gnostiques d'Alexandrie. Par forme d'opposition contre les théories de Basilide, il admit tout le code sacré s ma distinguer entre celui des juifs et celui des rattacha ostensiblement à Théodas, iple il'' saint Paul, comme Basilide se ratta- chait à Glaucias, disciple de saint Pierre. Mais sa déférence pour les rés des juifs et GNOS — 633 — GNOS des chrétiens était plus apparente que réelle, et, au fond, il ne se liait à aucune autorité, prenant partout ce qui lui convenait. Son système est le plus riche, le plus complet de tous ceux qu'offre l'histoire du gnosticisme. La base de ce système est l'idée de l'émanation, qui s'y com- bine avec celle des syzygies, que Saturnin et Bardesane avaient ébauchée, que Basilide avait négligée ou passée sous silence, et que son suc- cesseur développa avec une grande fécondité d'imagination. Voici sa théorie. L'Être suprême (Bû8o; ou llpoioyr,), après avoir passé des siècles dans le silence et le repos, se manifeste par une première diathèse (déploiement). Ce mouvement est sa pensée, et avec elle il donne naissance à trois autres syzygies {Monogénès ou Nous et Aléthéia, Logos et Zoé, Anthropos et Ecclesia). Ces quatre syzygies fondamentales constituent une ogdoade, semblable mais non pas identique à celle que Basilide avait déjà adoptée, et qu'il avait empruntée à la théogonie égyptienne ou à la théogonie persane. En effet, Basilide avait mis, après l'Être suprême, Protogonos, Nous et Logos, puis quatre éons féminins qui diffèrent également de ceux de Valentin. Mais Basilide avait ensei- gné des déploiements sans syzygies. 11 était allé jusqu'au nombre de trois cent soixante-quatre éons, mais sans en donner les noms, à moins que ses adversaires n'aient trouvé bon de les taire. Il n'avait pas adopté non plus la théorie égyptienne de la décade et de la dodôcade. Va- lentin, au contraire, prit cette théorie, et fit sortir de Logos et de Zoé, après une première syzygie enfantée par eux et déjà nommée, cinq autres couples qui composèrent la déjade. A cette décade il joignit encore six autres syzygies, qui paraissent avoir présidé principalement à l'ordre moral et religieux tel qu'il le concevait, et qui étaient enfantées par Anthropos et Ec- clesia. Cette série formait la dodécade, et com- plétait le plérôme des trente intelligences. De ces trente nous ne nommons ici qu'une partie, et nous n'en donnons que les noms grecs ou tra- duits en grec. Le rôle de la plupart de ces per- sonnages plus ou moins allégoriques est inconnu ; mais celui de la dernière de ces puissances, son ambition, son désir de connaître Bylhos, c'est-à- dire la profondeur ou l'infini, malgré la distance où elle s'en trouvait, semble offrir une sorte de type des destinées de l'intelligence, ou de l'àme humaine qui se livre avec ardeur à l'investi- gation des problèmes de la science. Sa curiosité, d'ailleurs si sublime, la fit tomber dans de grandes aberrations, dans des passions qui l'au- raient anéantie, si Bylhos n'eût envoyé à son secours l'éon Horos, si Nous n'eût engendré, pour la secourir, Christos et sa compagne Pneuma. Grâce à l'assistance de ces trois in- telligences extraordinaires, Sophia connut le mystère des déploiements divins, et sa félicité retrouvée rendit le calme au plérôme agité par des douleurs intellectuelles et morales. Dans leur reconnaissance pour Bythos, qui avait ainsi délivré l'un d'eux, les trente éons s'entendirent pour donner le jour à un être qui eût toutes les perfections. Leur création commune, cet être si parfait, ce fut Jésus, qui ramena de l'égarement une autre Sophia (Achamoth), la fille de la pre- mière, comme Christos avait ramené celle-ci, ce qui lui valut le surnom de Christos. Il ne put toutefois conduire la jeune Sophia au plérôme, d'où elle n'était pas émanée. Elle demeura donc planant entre les deux mondes, le monde supé- rieur et le monde inférieur, qu'elle fit au moyen du Créateur, du démiurge, auquel elle donna le jour. En effet, elle est à peu près ce que d'autres philosophes, et surtout les cosmologistes de l'an- cienne Grèce, appelaient l'âme du monde. Elle fit le monde par son ouvrier, le démiurge; mais, à son tour, celui-ci créa l'homme et le fit à son image, au lieu de le faire à l'image de la Sophia céleste. Cependant son œuvre fut moins imparfaite qu'elle ne devait l'être, Sophia ayant communiqué à la créature qu'il avait faite un rayon de lumière divine. Il en résulta même que cette créature, fut supérieure à son créateur. Alors ce dernier, aide de six esprits qui parta- geaient son courroux, précipita l'homme, ou plutôt l'âme humaine, dans un corps matériel, où il lui est fait trois conditions diverses. C'est d'abord celle des hommes que Valentin et d'autres appellent les hyliques , c'est-à-dire des hommes qui demeurent toujours sous l'empire de ces esprits ; c'est ensuite celle des pneu- matiques, ou de ceux qui parviennent à s'affran- chir de cette domination ; c'est enfin celle des psychiques, qui flottent entre les deux classes dont il vient d'être question. Une rédemption s'accomplit à tous les degrés de l'existence, et ceux qu'elle délivre échappent aux suites de la double chute, à celle des deux Sophia, et à celle qu'ils ont faite par suite du courroux, de la ven- geance de leur créateur. Ainsi tout ce qui est pur rentre dans le Plérôme. La palingénésie est complète. Tels sont les principaux traits du système de Valentin. Ce système a-t-il offert de puissantes séduc- tions et a-t-il fait de grandes conquêtes? Elles furent telles qu'on s'en alarma. Mais Valentin ayant quitté Alexandrie, où l'on souffrait une grande variété de doctrines, pour Rome, où do- minait l'esprit d'unité et où il fut traité avec rigueur, son école, devenue un instant si nom- breuse qu'elle inquiéta l'Église, s'affaiblit rapi- dement en se divisant en plusieurs partis. Les chefs de ces partis, Axionicus, Isidore, Secundus, Ptolémée, Marcus, Colarbasus, Héracléon, Théo- dote et Alexandre, tous inférieurs à leur maître, modifièrent fort peu un enseignement qui aurait eu besoin de se fortifier à la fois sous le rapport de la science, de la religion et de la critique, et qui, au lieu de se poser au grand jour sur un théâtre où la lutte était vive entre trois sys- tèmes religieux et plusieurs écoles de philo- sophie, ne cessa d'affecter le mystère. Toutefois les ptoléméens, qui s'adressèrent surtout aux femmes, et les marcosiens, qui marchèrent sur leurs traces avec plus de finesse, émirent quel- ques idées nouvelles. Ils les propagèrent jusque sur les bords du Rhône, où saint Irénée les trouva sur la fin du 11e siècle, et où elles ne s'éva- nouirent pas tout à fait, puisqu'au temps d'Ago- bard on eut encore à combattre, dans le diocèse de Lyon, des hérésies gnostiques. Cependant l'école valentinienne, la plus consi- dérable et la plus dangereuse, celle des ophites, ne paraît s'être rattachée à aucun de ces chefs. Du moins les ophites ne tiraient leur nom d'au- cun d'eux. C'est le rôle que le serpent, ou plutôt le génie dont le serpent était le symbole, jouait dans leurs mythes et dans leurs cérémonies reli- gieuses, qui les fit désigner sous le nom d'ophi- tes. Aussi toutes les théories de Valentin étaient- elles modifiées dans ce système. Le démiurge (Ialdabaoth) y occupait une place plus consi- dérable. Les textes du judaïsme et du christia- nisme y étaient traités avec une plus grande liberté. Toutes les opinions y conservaient ce- pendant une analogie si. frappante avec le valen- tinisme qu'il faut admettre nécessairement, ou que l'une de ces deux écoles est sortie de l'autre, ou qu'elles ont puisé à la même source. Les deux partis opbitiqnes les plus considé- GXOS — 634 — GNOS rables portaient les noms de cainilcs et de se- ihiens. Ceux-ci s'attachaient au judaïsme, que ceux-là repoussaient avec la plus vive antipathie. C'est à ce point qu'ils considéraient le dieu Jé- hovah comme un mauvais génie, plein de haine et de jalousie pour la race élue, c'est-à-dire pour Cain et ses descendants, dont le plus illustre était Judas! Car leur opposition contre Jéhovah allait jusqu'à leur inspirer le respect et l'admi- ration pour tous ceux qui bravaient ses lois. Les caïnites traitaient d'ailleurs les codes chrétiens comme les codes judaïques. Ils les déclaraient entachés de préventions et d'erreurs. Ils trou- vaient cette doctrine dans un évangile qu'ils at- tribuaient à Judas. Cette prétention indique une telle absence de respect pour la science et la cri- tique historique, qu'elle suffit pour l'appréciation du parti et celle de son influence. Aussi c'est à peine si l'on trouve vestige de son existence pen- dant quelques générations. 4° Le groupe sporadique des écoles gnostiques ne se compose que de petits partis émanés de ces sectes d'Egypte. Ce sont d'abord les carpo- eratiens, dont le fondateur, Carpocrate, né dans Alexandrie, fut contemporain de Valentin et pro- fessa dans la Cyrénaïque. Son système est une sorte d'éclectisme composé d'idées de Zoroastre, de Platon, d'Aristote et de Jésus-Christ. Les pro- diciens, branche détachée des carpocratiens par Prodicus, et les épiphaniens, autre branche car- pocratienne fondée par Épiphane dans Pile de Samé, se rapprochaient singulièrement du poly- théisme. Laseconde de ces écoles s'attachait sur- tout à Platon et à la théorie de la communauté des biens et des femmes. A cette catégorie appar- tiennent aussi les antitactes, qui faisaient oppo- sition à toutes les lois et à toutes les institutions humaines; les borboniens et les phibioniles, dont les mœurs, très-licencieuses, étaient l'ob- jet des plus graves accusations; les adamites et les gnostiques proprement dits qui encouraient les mêmes reproches. Il paraît que ces petits partis, qu'il est difficile aujourd'hui de distin- guer suffisamment les uns des autres, se main- tenaient surtout en Egypte et dans la Cyré- naïque, où les mœurs étaient tombées si bas dans les derniers temps du polythéisme. Enfin les archontiques, qu'on rencontrait en Judée et en Arménie, et qui puisaient leur doctrine dans les prétendus écrits de Seth, dans Y Anabasticon d'Isaïe, dans les prophéties de Marliades et de Marsianos, doivent être rangés dans la même classe, sous le double rapport de l'indépendance qu'ils affectaient à l'égard des textes sacrés et du mépris qu'ils professaient pour les lois humaines. 5° Le groupe asiatique des écoles gnostiques mériterait, presque au même degré que le pré- cédent, l'épithète de sporadique. En effet, fondé en Syrie, par Cerdon, en Asie Mineure par Mar- cion, il se dissémina dans les îles, en Egypte, en Perse et en Italie. Son importance fut plus grande, son caractère plus sérieux. Aussi en conçut-on de plus vives inquiétudes du coté de l'Église, h i jine, ses fondateurs firent comme Saturnin, Bardesane et Valentin lui- même : ils cachèrent leurs opinions tant qu'ils purent, tout en cherchant à leur gagner de nom- breux partisans. Plus tard, au contraire, ils ar- borèrent franchement la bannière de L'indépen- dance et s'organisèrent à l'instar de PÉglise. Ce qui» distingue ce groupe, c'est un grand cloi- gnement poui le pol] théisme et le jud l'ismi el un rapprochement sincère du christianisme. Hais c'est aussi la prétention d'épurer, de d la foi chrétienne de ses erreur* i altérés ' P fui Cerdon, le monde, œu\ re très- imparfaite, n'est pas la création du Dieu su- prême. La législation de Moïse et les enseigne- ments des prophètes ne sont pas non plus pour lui des sources de vérité absolue. Ces textes, où Jéhovah est souvent dépeint comme un être agité par nos passions et où la morale est blessée par les actes de quelques personnages représentés comme des enfants de Dieu, ne sont pas, disait- il, le fruit de l'inspiration divine. A ses yeux, il était impossible que la morale du christianisme fût la suite de celle du judaïsme. Cerdon cri- tiquait et rejetait de même la plupart des textes du Nouveau Testament, et n'admettait qu'une partie de ceux de saint Luc et de saint Paul. Il procédait ainsi par la raison qu'il n'était pas possible d'admettre, disait-il, ce qu'enseignent les autres, par exemple l'union de 1 éon Christos envoyé par le Dieu suprême pour arracher les hommes au Jéhovah des Juifs, avec un corps matériel. Le dogme de la résurrection et de la réunion du corps avec l'âme destinée à retourner dans le sein du plérôme le choquait également. Marcion, qui était né à Sinope au commen- cement du ne siècle, donna à ces principes, qu'il reçut de Cerdon à Rome, un développement plus complet, s'efforçant de découvrir et de pro- clamer toute une série de contradictions ou d'antithèses entre le christianisme et le ju- daïsme. Il entreprit en même temps de rétablir le texte de l'Évangile et celui des Épîtres apos- toliques dans leur pureté primitive, élaguant cer- tains passages, supprimant des chapitres ou des ouvrages entiers, et liant ce qui lui restait comme il l'entendait. Il faut le dire, on n'a ja- mais fait sur les textes d'aucune langue ni d'au- cune religion d'opération semblable à la sienne. Cette opération, entreprise au nom de la foi la plus pure, à entendre Marcion, mais réellement conçue de la façon la plus arbitraire et exécutée contrairement à toute espèce de critique sé- rieuse, n'a d'ailleurs rien épuré, comme elle n'a rien altéré. Elle a seulement fourni contre les marcionites quelques arguments dont l'apo- logétique chrétienne a tiré un parti très-brillant. La doctrine de Marcion, surtout sa cosmologie, se distinguait d'ailleurs de celle des autres gnostiques par une plus grande simplicité. Le démiurge et la matière, tels sont tous ses élé- ments et tous ses agents. Le démiurge, au lieu d'agir pour le compte d'un autre, a procédé en son nom. 11 n'a pas été l'instrument d'une puis- sance supérieure; il a l'ait le monde d'après ses idi es, et s'il n'a pas mieux fait, ou s'il n'a pas réussi aussi bien qu'il l'aurait voulu, c'est que des esprits inhérents à la matière se sont op- posés à ses desseins. Seul aussi il fut le créateur de l'homme, et il ne sut ni V armer ni le pro- téger suffisamment contre les séductions du dé- mon; il ne put ni prévenir sa chute ni les maux qui en résultèrent. En général, la conduite du démiurge (et ce d< miurge c'est Jéhovah, le dieu des Juifs), Marcion la trouvait pleine de dureté, surtout à l'égard des Egyptiens et des Chana- néens, nations qu'il aurait voulu soumettre à son peuple favori, mais qu'il ne sut pas réduire à cette condition. Le peuple de prédilection de Jéhovah fut lui-même très-malheureux. 11 le con- solait toutefois, et lui faisait prendre patience en lui promettant son fils qui devait le conduire à un haut degré de prospérité. Mais le Dieu su- prême, qui jusque-là i lèses affaires ni de celles des hommes, eul enfin pitié de ces derniers, quoiqu'ils lui fussent entière- ment étrangers : il leur envoya son fils à lui pour les amener àla science que le démiurge leur avail interdite, et pour les enlever compte- laire. Telle fut L'œuvre du christianisme, système mal com- GNOS — 635 — GNOS pris des apôtres, disait-il, profondément altéré par leurs successeurs, mais qu'il était possible •de rétablir dans sa pureté! C'est ce que Marcion s'appliquait à réaliser (voy. Marcion). A ces théories, qui pouvaient plaire aux ad- versaires du jud usine et à ceux de toutes les traces qu'il avait laissées dans les textes chré- tiens, Marcion joignait des pratiques austères, qui séduisirent beaucoup de gens. Du moins les marcionites furent les plus nombreux des gnostiques- ils formèrent même plusieurs par- tis. L'un a'eux, dirigé par un certain Marcus, qu'il ne faut confondre ni avec un disciple de Valentin ni avec un autre docteur du même nom, qui fonda la secte des agapètes d'Espagne, jeta peu d'éclat. Un autre, gouverné par Apelles, qui se disait inspiré par une pythonisse du nom de Philoumène, avec laquelle il s'établit dans Alexandrie, loin des regards de son maître, eut un peu plus de célébrité. Un troisième, conduit par Lucain ou Lucien, se faisait remarquer en niant l'immortalité de l'âme ou la perpétuité du principe spirituel, comme il niait celle de l'élément matériel de la nature humaine, c'est- à-dire la résurrection du corps. En général cha- cun de ces trois partis modifia considérablement, sinon les institutions, du moins l'enseignement de Marcion. Chacun apporta aussi un peu plus d'esprit philosophique à ces modifications, sans toutefois se laisser aller à des sympathies com- plètes pour les études spéculatives. C'est là en général la plus grande lacune à signaler dans l'histoire des sectes gnostiques. Avec des prétentions à une haute supériorité dans la science, elles ont toutes négligé la mé- taphysique et la critique, elles ont toutes pro- fessé le mysticisme sous une forme ou une autre. Nous n'essayerons pas, après cette rapide es- quisse de tant de doctrines diverses, composées d'éléments si variés et avec plus de poésie que de logique, d'apprécier les principes du gnos- ticisme d'après les idées de la philosophie mo- derne; ce point de vue conduirait à une appré- ciation peu juste. Le gnosticisme, au premier aspect, n'est pas même une philosophie. En effet, ce n'est pas au nom de la raison et de ses prin- cipes, qu'il a l'air de poser ses théories, c'est au nom de textes sacrés et défaits révélés, mais plus ou moins mystérieux encore, et plus secrètement transmis de génération en génération. Cependant ce n'est là qu'une fausse apparence. Tous ces textes sont pour lui ou des oracles qu'il fait ou des oracles dont il l'ait ce qu'il veut, et au fond c'est l'intelligence humaine, ce sont les diverses facultés de cette intelligence que, seules, il con- sulte, soit quand il pose les problèmes, soit quand il les tranche, soit enfin quand il arrange ou compose les textes d'après lesquels il veut les résoudre. Ce n'est pas assurément la raison qui domine d'ordinaire dans ces solutions, c'est souvent l'imagination ; c'est d'autres fois la tra- dition, c'est même quelquefois la superstition. Mais entre ces diverses sources, comme entre toutes celles qu'ils consultent, les gnostiques choisissent avec une grande indépendance d'es- prit. Parmi tous leurs contemporains, il ne s'est trouvé que les épicuriens qui aient poussé cette indépendance plus loin. Les autres penseurs, chrétiens, juifs ou païens, se sont tous attachés avec plus ou moins de soumission à l'autorité d'un système religieux; les péripatéticiens et les stoïciens sont entrés dans cette voie pendant les premiers siècles de notre ère, comme les platoniciens eux-mêmes. En général, sauf les épicuriens que nous venons de nommer, il ne se trouve pas, dans la période qui a vu grandir le gnosticisme, de philosophes qui n'aient appartenu a l'un des trois systèmes religieux que nous venons d'indiquer, si ce n'est les gnostiques. Seuls, les gnostiques ont professé une théogonie et une théologie, une cosmologie, une pneuma- tologie et une anthropologie libres de tout lien, de tout assujettissement aux textes admis dans les sanctuaires de l'époque. Et sous ce rapport, ils prennent dans l'histoire de la pensée une place à part. Ils en prendraient une plus grande si nous avions leurs écrits, s'ils avaient pu se développer avec quelque liberté, s'ils avaient pu se poser en face du polythéisme et du christia- nisme aussi franchement qu'en face du judaïsme; s'ils avaient pu fonder quelques écoles publiques, fréquenter celles de leurs adversaires, et s'éclairer de quelques débats analogues à ceux qui écla- tèrent entre les païens et les chrétiens. Tous ces avantages leur ont manqué, et leur influence sur la marche générale des idées s'en est res- sentie naturellement. Cette influence n'a été ni profonde ni générale. Il est très-vrai que le gnosticisme agita vivement les esprits, que les écrivains et les docteurs du christianisme ne cessèrent de le réfuter, qu'ils le combattirent avec une extrême vivacité depuis sa naissance jusqu'à sa ruine, et que les chefs de l'empire dirigèrent contre ses écoles une longue série de décrets et des mesures d'une grande rigueur. 11 est vrai que ces persécutions et cette polémique attestent également l'importance des doctrines gnostiques et le danger que semblaient offrir les divers enseignements qu'elles jetaient dans le sein de l'Église. Toutefois, ces enseignements excitèrent peu l'attention des écoles de philo- sophie, et le livre de Plotin que Porphyre est venu intituler Contre les Gnostiques, le neu- vième de la seconde Enncade, est à peu près le seul traité que la philosophie polythéiste ait dirigé contre eux. L'ouvrage de Celse, dont il nous est resté une réfutation par Origène. com- bat les gnostiques; mais ce n'est qu'autant que l'auteur les confond avec les chrétiens. Cependant si les spéculations gnostiques ont exercé peu d'influence sur les études de la phi- losophie polythéiste et celles de la dogmatique chrétienne, elles ont eu des rapports intimes avec l'enseignement de quelques sectes des pre- miers siècles, et ont enfanté quelques-unes de celles du moyen âge. On retrouve leurs prin- cipes, ou quelques traces de leurs principes, en Orient, chez les mandaïtes, ou disciples de saint Jean, chez les manichéens, les pauliciens, les bogomiles; en Occident, chez les cathares, les albigeois, et plusieurs des sectes qui se ratta- chaient à ces dernières. L'histoire du gnosticisme n'est pas connue. Le gnosticisme ne l'est pas lui-même. Il ne nous reste de lui que des lambeaux de textes et des monu- ments presque inintelligibles. Ces monuments doivent être mieux étudiés ; et ils le seront as- surément. Il est à croire aussi que quelques textes de plus pourront être découverts dans nos bibliothèques. On peut consulter, en attendant, outre les écrits de saint Irénée, de Clément d'A- lexandrie, d'Origène, d'Eusèbe, de saint Éphrem, de saint Epiphane, de Théodoret, de Tertullien, de saint Cyprien, de saint Philastre, de saint Augustin, les Recherches de Lenain de Tillemont, de Macarius, de Chiflet, de Montiàucon, de Mos- heim et de Beausobre. On peut y joindre un assez grand nombre de travaux plus récents, de MM. Lewald. Neander, Fuldner, Kopp, Moi- genstern, Hahn, Walsh, et plusieurs autres. Mais le plus important de tous est l'Histoire critique du gnosticisme et de son influence sur les sectes religieuses et philosophiques des six premiers OOGL — 636 — GORG sii'clcs de l'ère chrétienne, par M. Matter, Paris, 1828 et 1843, 3 vol. in-8. — On peut consulter encore : les Caractères du gnoslicisme et ses rapports avec le christianisme, étudiés dans la Gnone du Valentin, par M. Lêques, 1849, in-8; — une Excursion gnostique en Italie, par M. Mat- ter, Paris, 1851, in-8. J. M. GOCLENIXJS (Rodolphe), philosophe allemand, né en 1547 à Corbach, a joui durant sa vie d'une grande célébrité, qu'il devait à son enseigne- ment prolongé pendant plus de cinquante ans et à ses ouvrages nombreux. Il resta professeur de logique à l'université de Marbourg, où il con- féra, dit-on, six cents fois le grade de docteur, jusqu'à sa mort en 1628. Les bibliographes don- nent les titres d'un grand nombre de livres qu'ils lui attribuent ; mais ces listes, qui d'ail- leurs ne concordent pas, auraient grand be- soin d'être revisées, et beaucoup des ouvrages qui y sont inscrits ne se trouvent pas. Il y en a dû moins trois dont il faut faire men- tion. Le premier est le Lexicon philosophicum, manuel en forme de dictionnaire, très-utile pour l'intelligence des discussions philosophi- ques à la fin du xvie siècle; on en a parlé dans l'introduction de ce recueil; il est deve- nu rare. Le second est surtout remarquable par son titre : ûvyoloyia, hoc est de homi- nis perfectione, animo et imprimis ortu ejus, commenlaliones ac disputaliones , etc., Mar- purgi. 1597. Il y a, paraît-il, une première édi- tion de ce livre de 1594. Comme en cette même année 1594, son élève Casmann publiait à Hanau un traité intitulé Psychologia anlhropologica, c'est le maître ou le disciple qui ont inscrit pour la première fois le mot de Psychologie en tête d'un livre, bien qu'il eût été déjà employé par J. Thomas Freig dans le catalogue des lieux communs de son Ciceronianus. Pour le fond, c'est un recueil de dissertations empruntées à une quinzaine d'auteurs aujourd'hui oubliés, et portant toutes sur la question de l'origine de î'àme. Entre ceux qui soutiennent qu'elle est créée directement par Dieu, et ceux qui préten- dent qu'elle est transmise des parents aux en- fants, Goclenius qui écrit à peine quelques lignes pour son compte, garde un doute prudent : « II vaut mieux, dit-il, chercher comment l'àme sor- tira du corps sans souillure, que comment elle y a pénétré. » Enfin le troisième est un traité de logique : Goclenii isagoge in Organum Arislo- tclis, Francfort, 1598. L'auteur y propose une théorie du sorite qui rendit son nom populaire dans l'école, où l'on parla longtemps des Soriles Hocléniens, par opposition aux sorites d'Aristote, qui, pour le dire en passant, n'a pas expres- sément parlé de cette forme de raisonnement. Le sorite de Goclenius est inverse ou régressif. Ainsi cet argument : « l'homme coupable est en proie aux remords, celui qui est en proie aux remords est toujours mécontent de lui-même, celui qui est toujours mécontent de lui-même est malheureux, donc l'homme coupable est malheureux, » cet argument, disons-nous, est un sorite direct ou progressif. Mais on peut le con- struire autrement : celui qui est toujours mé- content de lui-même est malheureux; celui qui est en proie aux remords est mécontent de lui- même; l'homme coupable est en proie aux re- ds; donc, etc. Hamilton a beaucoup insisté sur cette distinction qu'il a appliquée au raison- aï en généra] : il a fait remarquer qu'elle avait été propo éeavantGocIeuiua.Voy. Leçonsde logique en anglais). 1. 1, p. 383. Le nom de Go- porte par un érudit à qui l'on doil des commentaires sur les Dcvoirt de Cil i21); et par un médecin lils du pré- cédent et auteur d'un grand nombre d'ouvra- ges. E. C. GOETHALS, VOV. HENRI DE Gand. GORGIAS, l'un des principaux sophistes, était de Léontium en Sicile. L'époque de sa naissance n'est pas bien connue : on la place ordinai- rement vers l'an 485 avant notre ère. Disciple d'Empédocle et de Prodicus, à ce que l'on pense, il avait longtemps étudié Parménide et se ser- vait avec une grande facilité de tous les so- phismes de Mélissus et de Zenon. Ce qui lui resta de ces diverses études, ce fut cette croyance qu'il n'y a rien de certain, rien dont on ne puisse disputer. Esprit souple et brillant, habile à entraîner ou à séduire un auditoire, rien ne lui manquait pour faire valoir et accréditer, par son exemple, cette détestable maxime. On voit, par VHippias de Platon, qu'il parcourut la Grèce et séjourna en Thessalie, que partout il charma le peuple par ses discours publics, compta beaucoup de disciples, et amassa beau- coup d'argent. Les expressions YopytàÇeiv, yop- yieia ayfy.'y.Ttt, que l'on forgea pour lui, n'impli- quèrent aucun blâme à l'origine, et prouvent du moins qu'il avait réussi à faire école. L'an 424 avant notre ère, ses concitoyens l'envoyèrent à Athènes, solliciter du secours contre Syracuse. Les discours brillants du rhéteur (Aaiiraocç) éblouirent les Athéniens; il obtint d'eux tout ce qu'il voulut, et consentit en retour à se fixer pour quelque temps à Athènes. Les fragments qu'Aristote et Sextus nous ont conservés de ses écrits sont loin de justifier cette admiration de la Grèce entière, et ne peuvent passer que pour des résumés dépouillés de tout ornement. Avant lui, les ouvrages sortis des écoles italiques étaient souvent intitulés sur l'Être; ceux des ioniens, sur la Nature. Gorgias, en tête de son principal ouvrage, inscrit sur ce double titre avec un seul mot de plus, une négation, sur le Non-Etre ou sur la Nature. Jamais titre ne fut plus vrai. Le livre de Gorgias est une guerre déclarée à toute espèce de dogmatisme. Le seul but de l'auteur est d'y démontrer les trois propositions sui- vantes : 1° Rien n'existe; 2° Si quelque chose existe, nous ne pouvons le connaître; 3° si quel- que chose existe, et peut être connu, nous ne pouvons le faire connaître aux autres. Si une seule de ces propositions est vraie, Gorgias a raison contre le dogmatisme ; mais, pour avoir raison contre Gorgias. il faut le forcer dans le triple retranchement dont il s'entoure. Voici comment il essaye de démontrer ces trois propositions. 1" Rien n'existe. — En effet, si quelque chose existe, ce ne peut être que Y être ou le non-rlrc, ou l'un et l'autre tout ensemble. Or, ces trois suppositions sont également absurdes. D'abord, le non-rtre n'est pas : car, s'il était, il serait et ne serait pas en ineme temps. Il serait, c'est l'hypothèse. 11 ne serait pas, puisqu'on l'appelle non- Ire. Donc le non-être n'est pas. L'être n'est pas davantage ; car, s'il est, il a ou n'a pas commencé. S'il n'a pas commencé, il est éternel et, par conséquent, infini : or, l'in- fini ne peut être contenu ni en lui-même, puis- que rien ne peut être à la fois contenant et contenu, ni en quelque autre objet, puisqu'il est infini. L'infini n'est dune nulle partj autrement dit n'est pas. Si l'être a commencé, il est sorti de quelque chose ou de rien : si de quelque chose, il existait auparavant et n'a fait que con- tinuer d'être; si d<: rien, le néant a donc donné ce (ju'il n'avait pis. Donc l'être n'esl pas, Oétre et le non-être ne peuvent pas non plus coexister; car ils s'excluent l'un l'autre. Si l'un est, l'autre n'est pas. et l'on peut choisir. GORG — 637 — GOTA 2° Si quelque chose existe, nous ne pouvons le connaître. — En effet, pour qu'un objet pût être connu, il faudrait que le sujet de la con- naissance se confondit avec lui. Mais l'esprit devient-il blanc pour penser à la blancheur? S'il en était ainsi, si l'esprit s'identifiait avec l'objet de ses pensées, nous ne pourrions penser qu'aux objets réels, et l'on sait qu'il en est tout au- trement. Enfin, avec les sceptiques de tous les temps, Gorgias triomphait des contradictions supposées de la raison et de l'expérience et de la diversité des jugements humains. 3° Si quelque chose existe et peut être connu, "ious ne pouvons le faire connaître aux autres. — En effet, chacun des sens est compétent dans la sphère qui lui est propre, mais pas au delà. La vue perçoit les couleurs, l'ouïe, les sons ; mais la vue ne peut percevoir les sons, ni l'ouïe les couleurs. Or, quand nous parlons, que trans- mettons-nous à nos semblables? Des sons et rien que des sons. Le langage arrive donc tout entier à l'oreille. Or l'oreille ne peut percevoir ni les idées ni leurs objets, sinon les objets et les idées seraient la même chose que notre parole. D'ailleurs, le langage est né de l'impression que faisaient sur nous les divers objets de la nature. Les noms des couleurs, des sons, des odeurs, sont tirés de la manière dont toutes ces choses se présentent à nous. Loin donc que le langage puisse servir à faire connaître les objets, ce sont ces objets qui rendent raison du lan- gage. Enfin, Gorgias argumentait des erreurs des mots, et des imperfections de toutes les lan- gues. On nous fera grâce, sans doute, de la réfu- tation de tous ces sophismes dont les tristes con- séquences éclatent en morale et en politique. Dans Platon, après avoir soutenu ces maximes d'une fausse rhétorique, que le devoir de l'o- rateur est de plaire par tous les moyens pos- sibles; qu'il doit viser, non au vrai, mais au vraisemblable; que pour paraître homme de bien il doit se résoudre à être un scélérat, Gor- gias, en la personne de ses disciples Polus et Calliclès, fait reposer toute la morale sur les principes suivants : La destinée de l'homme est de chercher le bonheur, et il le trouve dans la puissance, c'est-à-dire dans la liberté de perdre ses ennemis, de les ruiner, de les bannir, de les faire mettre à mort, en un mot de dominer par- tout. L'ordre de la nature est que les forts soient les maîtres, que les faibles soient opprimés. Les lois sont des chaînes forgées par les faibles, et que les forts doivent rompre en méprisant ceux qui les ont faites. C'est dans Platon qu'il faut chercher la réfu- tation éloquente de ces vieilles et déplorables erreurs. Il est certain que Gorgias et les so- Ehistes ont travaillé à corrompre la morale pu- lique, mais il n'est pas certain que l'auteur des Dialogues n'ait pas un peu chargé et assombri les couleurs de son tableau. On rapporte que le sophiste de Léontium, âgé de plus de cent ans, se fit lire un jour le dialogue qui porte son nom, et s'écria : « Ce jeune homme remplacera bientôt avec honneur le poète Archiloque. » Quoiqu'il en soit, malgré le faux éclat de son éloquence et le vide de ses déclamations emphatiques, Gorgias a rendu quelques services. Il a imprimé aux intelligences un mouvement salutaire, a éclairci dans un grand nombre d'esprits bien des idées obscures, a contribué à former l'art et la langue de la dialectique. On attribue à Gorgias l'Éloge d'Hélène et l'A- pologie de Palamède, mauvaises déclamations que l'on trouvera dans les Oratores yrœci de Reiske, Leipzig, 1773; et dans le Recueil des discours des rhéteurs grecs d'Henri Estienne. in-f°, Paris, 1575. Consultez sur Gorgias, outre les Dialogues de Platon déjà cités, l'ouvrage d'Aristote de Xeno- phane, Zenoneet Gorgia, et parmi les modernes, H. E. Foss, de Gorgia Leonlino, in-8, Haie, 18-28, et un article de Belin de Ballu dans son Histoire de l'éloquence. D. H. GOTAMA, nom nouveau dans l'histoire de la philosophie, où il doit désormais tenir une place importante. Gotama est l'auteur d'un système de dialectique qui, dans l'Inde, a joué le même rôle à peu près que l'Organon d'Aristote dans l'Occident, qui y est cultivé depuis plus de deux mille ans, et qui le sera sans doute aussi long- temps que l'Inde connaîtra la philosophie. Ce système s'appelle le Nyâya, mot sanscrit qui veut dire conduite de l'esprit, méthode de rai- sonnement, et dont le sens est, comme on le voit, analogue à celui du mot grec ).6yo:, d'où nous avons tiré notre mot logique. Ainsi le Nyâya, ou le système de Gotama, est la lo- gique de la philosophie indienne, et l'on peut ajouter qu'il y est la seule, bien que les autres écoles aient aussi quelques principes de logique, mais incomplets et peu scientifiques. L'école particulière de Gotama se nomme neiyâ- yikâ, c'est-à-dire l'école du raisonnement, et c'est encore même aujourd'hui la plus ré- pandue de toutes. On ne sait rien de précis sur le personnage auquel on donne le nom de Gotama. L'érudition européenne, malgré sa sagacité et sa persévé- rance, n'a rien pu découvrir, et la tradition na- tionale ne donne sur Gotama, comme sur tant d'autres, que des fables insoutenables. Suivant elle, Gotama est un des douze grands rishis ou saints, qui sont les ancêtres de toutes les familles brahmaniques, et qui sont comme les douze patriarches de l'Inde. Le Râmayâna et les Pou- rânàs prétendent qu'il naquit sur l'Himalaya, et qu'il vécut longtemps en ascète dans la forêt de Mithila et à Prayaga. Il épousa une des filles de Brahma, Ahalyâ, qu'il dut répudier, parce qu'elle s'était laissé séduire par Indra. Retiré dans les montagnes qui l'avaient vu naître, passant sa vie au milieu des plus pieuses et des plus rudes mortifications, il légua au monde ses axiomes de logique, que ses disciples commentèrent aussi- tôt après sa mort, et qui sont parvenus jusqu'à nous. Ainsi, pour les Indiens, Gotama est un personnage presque divin, et l'époque où il vi- vait se perd dans la nuit des temps à l'origine du monde. On ne dit point cependant que le Nyâya soit une révélation directe de la Divi- nité; mais un des disciples de Gotama passe pour l'auteur d'un hymne du Rig-Véda. On a cru, mais à tort, que le Nyâya était cité dans les Lois de Manou (liv. XII, çloka 109). 11 n'en est rien, et c'est William Jones qui, sur la foi d'un commentateur, a introduit dans sa tra- duction cette notion, qui serait si grave si elle était exacte. La traduction française s'est éga- lement trompée en la reproduisant d'après Wil- liam Jones, un ne trouve le Nyâya cité authen- tiquement que dans des ouvrages postérieurs à l'ère chrétienne; mais on ne peut douter qu'il ne soit beaucoup plus ancien, et qu'il ne soit même antérieur à l'Organon d'Aristote. On ne connaît jusqu'à présent le système de Gotama que par l'analyse qu'en a donnée l'il- lustre Colebrooke dans ses Essais sur la / hilo- sophie indienne, et par l'analyse, plus détaillée et plus spéciale, accompagnée d'une traduction qu'en a donnée l'auteur de cet article dans le troisième volume des Mémoires de l'Académie GOTA 638 — GOUT dei sciences morales et politiques. Colebrooke a eu le tort de mêler le système de Gotama à celui d'un autre philosophe appelé Kanada, fondateur de l'école veiséshikâ. De là quelque confusion et des obscurités qu'il eût été facile d'éviter. La doctrine de Gotama n'est pas une doctrine logique au sens où l'est celle d'Aristote ou celle de Kant; c'est plutôt le recueil des règles de la discussion, et l'auteur indien est fort loin de la profondeur des deux philosophes qui ont le plus fait dans cette partie de la science. On en pourra juger par quelques détails fort courts. Le Nyâya se compose de cinq lectures entre lesquelles se trouvent très-inégalement répartis cinq cent vingt-cinq axiomes. La première lec- ture est toute dogmatique : les quatre autres sont toutes polémiques, et né pourront être bien comprises que quand on connaîtra davantage les objections des écoles anciennes auxquelles Gotama prétend répondre. La première lecture est la seule dont, jusqu'à présent, on se soit occupé, et c'est en effet la plus intéressante. Elle ne renferme que soixante axiomes. Gotama promet la béatitude éternelle à tous ceux qui connaîtront parfaitement la doctrine qu'il enseigne ; et cette doctrine se compose tout entière des seize points suivants : la preuve, l'objet de la preuve, le doute, le motif, l'exemple, l'assertion, les membres de l'assertion réguliè- rement formée, le raisonnement supplétif, la conclusion; puis l'objection, la controverse, la chicane, le sophisme, la fraude, la réponse fu- tile, et enfin la réduction au silence. La connais- sance approfondie de tous ces points de doctrine a pour but la destruction de l'erreur^ et de tous les maux que l'erreur entraîne. Voilà ce qu'on doit appeler les seize topiques du Nyâya, et non point les seize catégories, comme le dit Cole- brooke, adoptant ici un mot consacré à exprimer de tout autres idées. Ainsi, dans le système de Gotama, pour que la discussion soit régulière et complète, il faut d'abord établir la preuve sur laquelle on prétend fonder l'assertion que l'on soutient. Est-ce la perception sensible qu'on pré- tend invoquer? Est-ce le raisonnement, indépen- damment des faits sensibles? Est-ce l'analogie ou la comparaison? Est-ce enfin le témoignage, celui des nommes ou celui de la révélation? Tel est le point qu'il faut fixer avant tout. Ceci posé, on doit indiquer l'objet de la preuve. Cet objet ne peut d'une manière générale qu'être l'un des douze suivants : l'àme, le corps, les organes des sens, les objets des sens, etc. Après la preuve et l'objet de la preuve, vient le doute qu'on peut élever sur cet objet, et qu'il faut tout d'abord résoudre pour que l'existence en soit parfai- tement certaine. Le doute se fonde sur un motif qu'il faut justifier; et pour que l'objet de la preuve, qui va devenir tout à l'heure l'objet de l'assertion, soit aussi clair que possible, il faut prendre un exemple qui le fasse comprendre, en étant plus clair que lui, et en le mettant dans tout le jour nécessaire. Ces précautions préli- minaires une fois prises, on peut poser l'asser- tion que l'on prétend soutenir, et qui peut être universelle ou particulière, spéciale ou hypo- thétique, selon qu'elle s'appuie sur les quatre preuves, ou sur une seule, ou sur un exenr le lis par les deux interlocuteurs, ou sur une île hypothèse dont ils conviennent. L'asser- tion, pour être régulière et complète; doit avoir cinq membres : la proposition, la raison, l'éclair- cissement, l'application et la conclusion. C'est ce que Colebrooke a appelé le syllogisme indien, el l'on doit dire que ce rapprochement, s'il n'est entièrement faux,, estpourtant fort peu e Tour appuyer l'assertion reposant sur ses cinq membres, il faut ajouter de plus un raisonnement supplétif que Colebrooke appelle encore, par une analogie un peu forcée, réduction à l'absurde. Enfin, après ces huit topiques, vient la conclu- sion ou nirnaya, qui pose définitivement la thèse. Il ne reste plus, quand elle est ainsi posée, qu'à la défendre contre toutes les attaques de l'adversaire qu'on réduit enfin au silence, après avoir réfuté contradictoirement ses objections, avoir démasqué ses chicanes, réfuté ses so- phismes, éludé ses fraudes et démontré la futilité de ses réponses. Voilà toute la dialectique de Gotama : elle est fort loin, comme on peut le voir d'après cette très-rapide esquisse, de la prodigieuse analyse de VOrganon, ou même des théories moins sû- res et moins exactes de la Critique de la Rai- son pure. C'est un code ingénieux et un peu su- perficiel de l'argumentation ; mais Gotama a pu s'acquérir par là, dans l'Inde, une gloire qui n'a pas été moins durable ni moins utile que celle d'Aristote dans l'histoire de la logique chez les Orientaux. Voilà son titre unique en philosophie ; mais ce serait traiter fort légèrement les choses que de ne pas le trouver considérable. Il n'a pas été donné à tous les peuples de produire des systèmes de logique. Il faut descendre bien loin dans l'intelligence humaine pour y décou- vrir les dernières et fermes assises sur lesquelles reposent son développement et son activité régu- gulière. Aristote est infiniment plus vrai et plus complet que Gotama. Il arrive jusqu'aux principes essentiels, et il a poussé si avant la re- cherche, que personne depuis lors n'a pu le dé- passer, et ne le pourra jamais, dans le domaine de la logique pure. Gotama n'a pas connu le syl- logisme, pas plus qu'il n'a connu les catégories, malgré ce qu'en ont pu dire Colebrooke et quel- ques auteurs qui, comme William Jones, ont cru, sur la foi d'une tradition fort incertaine, que le Nyâya avait servi de modèle à VOrganon. Mais si Gotama est fort au-dessous d'Aristote et de Kant, son mérite relatif n'en est pas moins immense : il a eu le génie qui convenait à l'Inde, au pays où il était né, et au développement in- tellectuel que ce pays pouvait acquérir. La dia- lectique de Gotama a produit un mouvemest d'études aussi grand au moins que VOrganon, quoique fort différent. Il l'a entretenu et l'entre- tient encore. En d'autres termes, l'étude de la pensée dans l'Inde ne devait pas être poussée aussi avant qu'elle l'a été dans des pays et dans des siècles plus heureux et plus civilisés. Il n'a pas tenu à Gotama qu'elle ne fût étendue et ap- profondie autant qu'elle pouvait l'être par la philosophie indienne, et la preuve, c'est que de- puis plus de vingt siècles la philosophie indienne s'est contentée de cette dialectique. A ce résul- tat, limité comme il l'est, il y a certainement des causes fort graves que pourrait découvrir la philosophie de l'histoire. Ces causes ont été né- cessaires ; le génie indien a dû s'y soumettre, et c'est assez pour la gloire impérissable d'un phi- losophe d'avoir mené la science jusqu'à cette li- mite infranchissable où s'arrêtait l'esprit même du peuple auquel il s'adressait. Gotama doit donc, toute réserve d'ailleurs étant faite, se pla- cer désormais à côté du législateur de la logi- que en Grèi/e; et s'il est au-dessous de lui, il n'en est pas moins le seul, avec Kant chez les modernes, qui soit digne de figurer à ses côtés. . Nïaya et Indiens (Philosophie des). 13. S.-H. GOUT (Sens du), voy. Sens. GOUT [Esthétique]. On appelle goût cette faculté de l'esprit qui nous fait discerner et sen- GOUT 639 GOUT tir les beautés de la nature et ce qu'il y a d'ex- cellent dans les ouvrages de l'art. Cette dénomination est empruntée au sens physique qui perçoit les saveurs : on a transporté le nom de ce sens à la faculté de l'esprit qui per- çoit ce qu'il y a de beau et ce qu'il y a de laid dans les objets que nous contemplons. Il en est du goût intérieur comme du goût extérieur : certaines choses lui agréent, d'autres lui répugnent; un grand nombre le laissent in- différent ou incertain, et l'habitude, les associa- tions d'idées et la mode exercent la plus grande influence sur ses jugements. Ce sont ces analo- gies frappantes qui, dans toutes les langues po- lies, ont l'ait donner le nom qui désigne le goût physique à la faculté de percevoir, avec un sen- timent de plaisir, ce qui est beau, et avec un sentiment de dégoût, ce qui est laid dans chaque espèce de chose (Reid, Essai sur les facultés de l'esprit humain, liv. III). Nous sommes loin de vouloir contester ces analogies, mais on ne peut trop se mettre en garde contre une assimilation exagérée qui mè- nerait aux plus fâcheuses conséquences. Il ne s'agit pas seulement de maintenir à l'une de nos plus éminentes facultés son rang et ses pré- rogatives ; cette confusion ouvre la porte au sen- sualisme et au scepticisme, et leur livre le do- maine des arts et de la littérature. La science, qui étudie le beau et les principes de l'art, doit attacher la plus haute importance à cette ques- tion psychologique et ne laisser planer sur elle aucune équivoque. Il y va de son existence comme de la dignité de son objet. Si une part doit être faite à la sensibilité, dans l'analyse du goût on ne peut trop faire ressortir l'élément rationnel qui le constitue dans son essence. Quand je dis qu'un objet est beau, le juge- ment que je porte ne se confond pas avec le plaisir que me fait éprouver la vue de la beauté. Le premier de ces faits est un acte de ma raison; le second, une impression de ma nature sensi- ble, et, pour s'accompagner, ils n'en sont pas moins profondément distincts. Il y a plus, la perception et le jugement doivent précéder la sensation. Si l'objet ne m'était apparu comme beau, si je ne l'avais jugé tel, je serais resté in- différent à son égard, il n'aurait éveillé en moi aucun sentiment. Ensuite, quelle est cette qua- lité qui me le fait nommer beau ? exprime-t-elle une simple relation entre lui et ma sensibilité? n'est-il beau que parce qu'il est approprié à mes organes et à mes besoins? cessera-t-il de l'être quand j e ne le verrai plus ? le serait-il moins quand il ne ferait sur moi aucune impression? Non; il est clair que cette qualité est indépendante de tout rapport avec moi et avec mes organes, avec ma constitution sensible, et que, quand j'affirme qu'une chose est belle ou laide, je ne veux pas dire seulement qu'elle est capable de me faire éprouver une sensation agréable ou désagréable, comme lorsque je porte un fruit à ma bouche, et qu'il me paraît doux ou amer. Mais il est un autre caractère par lequel le goût intellectuel diffère essentiellement du goût phy- sique, et ses jugements des perceptions sensibles, c'est qu'en réalité il nous met en rapport avec l'invisible. La beauté physique elle-même ne ré- side point dans la matière en soi et dans ses propriétés, mais dans les rapports selon lesquels ses éléments sont combinés, dans sa forme, dans la régularité des mouvements, l'éclat, la pureté, la vivacité des couleurs (voy. Beau). Or, la pro- portion, l'ordre et la régularité sont les effets visibles de l'intelligence ; la matière n'est belle qu'autant qu'apparaît en elle la force, la vita- lité, qu'autant qu'elle porte l'empreinte et le ca- chet de l'esprit. A plus forte raison les sens ne sont-ils pas capables de comprendre et d'appré- cier la beauté morale ou spirituelle. Il est donc évident que la faculté qui est appelée à discer- ner le beau dans les ouvrages de la nature et de l'art dépasse l'étroit horizon des sens, qu'elle at- teint dans le visible l'invisible, le spirituel, l'i- déal, et qu'en ce point elle offre la plus grande analogie avec cette faculté supérieure de l'intel- ligence qui nous met en communication avec le monde des idées. Toutefois il faut prendre garde de tomber dans une autre exagération, et d'assi- miler tout à fait le geût à la raison qui conçoit les vérités abstraites, à l'entendement qui, dans ses jugements et ses raisonnements, sépare et rapproche le particulier et le général, l'abstrait et le concret, l'idéal et le réel. Le goût est une faculté mixte ; c'est là son caractère distinctif : il renferme un double élément comme son objet. La beauté ne se révèle à nous que sous des for- mes sensibles, dans des images ou des symboles qui nous la cachent et nous la montrent à la fois. L'idée pure dépouillée de toute forme, dans sa nature abstraite, s'adresse à l'entendement et non au goût; elle ne nous apparaît pas comme belle, mais comme vraie. La faculté qui voit et contemple le beau ne le saisit donc que dans sa manifestation sensible ; elle habite à la fois deux mondes, celui des sens et celui de la raison; messagère entre le ciel et la terre, elle supprime la distance qui les sépare; interprète des choses invisibles, elle nous traduit leurs vivants sym- boles. Elle n'a pas besoin de comparer l'idée et la forme, elle les perçoit simultanément, dans leur conformité et leur convenance, par une sorte d'intuition. Telle est la vraie nature de la faculté qui nous met en relation avec le beau. Elle prend le nom de goût lorsqu'on l'envisage dans sa fonction législatrice et judiciaire. Quoi- qu'elle offre un côté sensible, l'élément essentiel qui la constitue appartient à la raison ; elle n'est même, à vrai dire, qu'une des formes de cette faculté souveraine qui prend différents noms selon les objets auxquels elle s'applique: raison proprement dite lorsqu'elle s'exerce dans la sphère des vérités spéculatives ; conscience lorsqu'elle nous révèle les vérités morales ou pratiques ; goût lorsqu'elle apprécie la beauté et la convenance, dans les objets du monde réel ou dans les productions des arts. Nous aurions à rechercher maintenant les ca- ractères d'un autre élément qui accompagne les jugements du goût : le sentiment que fait naître en nous la perception du beau. Quoiqu'il appar- tienne tout entier à la sensibilité, il ne diffère pas moins des plaisirs des sens que la per- ception du beau et les jugements du goût des notions sensibles. Sur ce point, il faut consulter la savante et profonde analyse de Eant (Critique du Jugement). Sa description des caractères de la jouissance esthétique ne laisse rien à désirer. Selon Kant, le plaisir qui accompagne le juge- ment du goût est d'une nature désintéressée, il ne provoque en nous aucun désir; l'objet nous intéresse, sans doute, en ce sens qu'il nous plaît: nous aimons à le contempler, un charme parti- culier nous attire vers lui; mais nous n'éprou- vons aucun besoin de le faire servir à notre usage, de le consommer ou de le détruire. Loin de là, il nous semble devoir subsister par lui- même et pour lui-même ? n'avoir aucun rap- port avec notre nature idividuelle. L'âme se sent libre en sa présence, comme lui est, vis-à-vis d'elle, libre et indépendant : c'est donc une jouis- sance d'un ordre tout particulier, une jouissance libérale. Cet oubli de nous-mêmes et de nos be- soins fait que nous ne songeons pas même à GOUT — 640 — GOUT l'existence réelle de l'objet; une belle concep- tion, une image, une représentation fictive nous plaît autant et souvent plus que lia réalité môme. Le goût est encore barbare lorsqu'au sentiment du beau doit se mêler l'agrément qui naît d'un désir satisfait. Les plaisirs du goût ne se distin- guent pas moins de ceux qui accompagnent les jugements de la conscience morale. Ceux-ci sont d'une nature tout à fait noble, sans doute, mais ils ne nous laissent pas indifférents à l'existence de leur objet, ils éveillent en nous l'idée d'une loi obligatoire à laquelle la volonté de l'agent est soumise. 11 y a trois sortes de plaisirs qui correspondent aux idées de l'utile, du bien et du beau: le premier est purement sensible, le second est pratique, le troisième contemplatif. Ou les objets nous agréent, ou ils provoquent notre estime, ou ils nous plaisent. Nous parta- geons la première de ces jouissances avec les bêtes, la seconde appartient aux êtres raisonna- bles, la troisième est particulière à l'homme et ne peut se rencontrer que dans une nature à la fois intelligente et sensible. — Nous ne suivrons pas Kant dans les détails de celte analyse semée d'observations profondes autant, qu'ingénieuses. Il est un point d'ailleurs sur lequel nous sommes forcés de nous séparer de ce philosophe. Kant reconnaît le caractère d'universalité qui appar- tient aux jugements du goût; mais, dominé par l'idée qui fait le fond de son système, et préoc- cupé du côté sensible que nous avons signalé plus haut, il fait du beau l'objet d'une jouissance générale et du goût une sorte de sens commun (sensus comrnunis). 11 distingue, il est vrai, ce- lui-ci des sens externes et de la raison igno- rante et sans culture qui, dans le vulgaire des hommes, juge d'après des idées vagues et con- fuses. Le goût, suivant ses expressions, « juge avec une nécessité générale, mais purement sub- jective. » 11 a beau insister sur cette nécessité intérieure, sur les lois de l'imagination inhéren- tes à l'esprit humain, il n'en conteste pas moins le caractère objectif et absolu de cette faculté et de ses décisions. Dans le domaine du beau comme dans celui du vrai, Kant, après avoir tenté de soustraire la raison et ses idées aux atteintes du scepticisme, nous paraît assurer le triomphe de ce dernier. Nous ne pouvons également souscrire sans ré- serve à cette dénomination de sens commun donnée au goût. Elle n'est vraie que d'une ma- nière métaphorique, comme l'on dit quelquefois le sens ou l'organe du beau. On ne peut trop le redire, le goût, malgré l'élément sensible mêlé à ses jugements, n'est autre que la raison elle- même, et il participe de tous ses caractères, de sa nécessité, de son universalité; comme elle, il est objectif et absolu. 11 existe un scepticisme esthétique comme un scepticisme scientifique, moral et religieux; sa devise est la maxime vulgaire : « On ne peut disputer des goûts. •> Ses arguments sont les mêmes; le principal consiste à faire ressortir la diversité des jugements que portent les hommes sur le beau et le laid, les formes bizarres que prend le goût chez les différents peuples, les changements et les révolutions qui s'opèrent dans les arts et la littérature. Beaucoup d'esprits fort sages, et qui reculeraient effrayés devanl les conséquences du scepticisme religieux ou moral, paraissent disposés à faire bon marché de la vérité esthétique. 11 est nécessaire de leur montrer où conduit une pareille concession; car c'est ici surtout le cas d'appliquer [a maxime : « On ne fait pas au scepticisme sa part. » < nous sommes loin de vouloir effacer les diffé- rences qui séparent les diverses sphères du dé- veloppement de l'esprit humain. L'art a son ca- ractère propre, par lequel il se distingue de la science, de la morale et de la religion (voy. Arts); mais les idées qui leur servent de hase n'en conservent pas moins leur solidarité. Lors- qu'elles sont menacées, elles doivent proclamer hautement cette unité, qui est celle de la raison elle-même. Ainsi , à ceux qui sont frappés sur- tout du caractère universel des vérités mathé- matiques, nous ferons remarquer qu'il y a aussi une beauté mathématique, et que le goût qui la reconnaît et l'admire a les mêmes droits que la raison ciui juge les vérités abstraites. Cette identité a été aperçue dès l'origine de la science, et il ne faut pas croire que les rapports établis entre les lois des nombres et celles de l'harmonie, entre l'astronomie et la musique, soient une rêverie pythagoricienne. Il y a dans les propor- tions numériques, dans la régularité des mou- vements et des formes, une excellence qui se traduit immédiatement aux yeux. Non-seule- ment le monde nous offre ce genre de beauté dans les lois qui font sa stabilité, tous les arts l'empruntent plus ou moins. Il prédomine dans l'architecture. Dans la sculpture et la peinture, quoiqu'il cède la place à des formes plus libres et plus animées, il fournit les lois de la perspec- tive, préside aux proportions, à l'ordonnance et au groupement des figures. Dans la musique, il reprend toute son importance; et s'il le cède encore à un élément supérieur, à l'expression, la cadence, la mesure, l'harmonie lui appar- tiennent. La poésie lui doit les lois du rhythme et plusieurs des règles de la prosodie. Il n'est pas plus permis au goût d'enfreindre ces lois fondamentales qu'à la raison de violer celles de la mécanique. Pindare y est soumis comme Ar- chimède. Veut-on un autre exemple dans l'ordre de la beauté physique? que l'on considère la figure humaine. Une loi invariable, et qui ne laisse aucune prise à la diversité des goûts, est celle de la disposition des organes. En vertu de cette loi, les organes affectés à l'intelligence doivent prédominer sur ceux qui se rapportent aux fonctions physiques. Renversez cet ordre, vous rapprochez l'homme de l'animal , vous changez la beauté en laideur, la figure humaine s'éloigne dans la même proportion de son type idéal, elle perd sa noblesse, et n'exprime plus que la bassesse, la stupidité, la férocité. Lisez dans Winckelmann la description du profil grec, vous verrez que les conditions de la beauté phy- sique sont aussi peu arbitraires que les propor- tions géométriques. Quant au beau moral, nous pourrions reproduire la thèse soutenue par Pla- ton, celle de l'identité du bon et du beau, et par là démontrer les rapports intimes de la con- science morale et du goût. Kant a fait, il est vrai , parfaitement ressortir la différence qui existe entre ces deux facultés. L'une apprécie les actions d'après leur conformité avec leur fin, et soumet la liberté à une règle obligatoire ; l'autre, laisant abstraction de la fin des êtres et ne considérant que leur libre développement, contemple l'image de la loi elle-même, réalisée d'une manière vivante et harmonieuse; elle ne connaît pas, à proprement parler, de vertus, mais des qualités grandes, nubles, généreuses, qui émanent d'une âme heureusement et riche- ment douée. On le voit, le principe du beau et du bien est le même, savoir : l'excellence d'une nature qui se développe conformément à sa loi, obligée dans un cas. libre dans l'autre, le point de vue seul est différent. Ainsi, qu'on le sache ou qu'on l'ignore, on ne peut attaquer le carac- tère absolu du goût sans porter une atteinte fu- neste à la conscience et à la vérité morale. GOUT — 641 — G H A M Il y a aussi un côté divin dans le beau, et le goût offre une étroite affinité avec le sentiment religieux. Ailleurs (voy. Arts), nous avons dû insister sur leur distinction. Ici nous rétablissons leur unité: le goût peut être faible et le senti- ment religieux très-developpé dans le même in- dividu; mais ce n'est là qu'une différence de degré; celui auquel manquerait le sens du beau, et qui ne saurait le reconnaître dans les images que lui en offrent la nature et l'art, ne com- prendrait rien aux symboles de la religion et du culte, il est douteux même que son intelli- gence pût s'élever à l'idée des perfections divi- nes, le parfait et le beau étant identiques dans leur origine et leur principe. Nous avons également démontré (voy. Esthé- tique) le caractère absolu du goût et de ses rè- gles fondamentales dans le domaine de l'art. L'art n'est pas une imitation de la nature, mais il obéit aux mêmes lois, et l'idéal qu'il repré- sente n'est que l'idée dont elle poursuit elle- même la réalisation. La nature et l'art imitent tous deux un même modèle. D'un autre côté, ces symboles, que l'art emprunte au monde réel, il ne les façonne pas arbitrairement, mais avec une libre nécessité, c'est-à-dire en se soumettant d'instinct à des lois qui le dominent à son insu. Le goût a donc des règles d'appréciation fixes, un critérium, à l'aide duquel il peut juger les productions du génie, et distinguer ce qui est beau d'une beauté immuable et absolue dans les créations de l'esprit humain comme dans les œuvres de Dieu. Comment toutefois expliquer la diversité des goûts et des jugements que portent les hommes sur le beau, soit réel, soit artistique ou litté- raire? Par les mêmes raisons et les mêmes causes qui servent à rendre compte de la diver- sité et de la contradiction des opinions en ma- tière de vérité, de justice et de moralité, sans que le caractère absolu de la raison et de la conscience en soit altéré. Le goût, comme toutes les facultés humaines, est susceptible d'éducation et de culture : il se développe, se modifie, se perfectionne, et se corrompt. Il y a un goût sain, et un goût dépravé. On ne peut nier qu'une mau- vaise éducation^ des habitudes vicieuses, des associations d'idées bizarres, ne donnent à quel- ques hommes un goût qui se plaît aux choses grossières, extravagantes. La coutume, l'imagi- nation, le tempérament, le climat, l'organisation sociale, les mœurs, les idées religieuses, exer- cent une grande influence sur le goût des na- tions et des individus. La recherche de toutes ces causes n'est pas une des parties les moins importantes de l'histoire des arts et de la litté- rature. Consultez, outre les ouvrages indiqués aux articles Beau et Esthétique : Montesquieu, Essai sur le goût ; — Herder, des Causes de la déca- dence du goût chez les différents peuples, in-8, Berlin, 1875 ; — Signorelli, del Guslo et del Bello, in-8, Naples, 1707 ; — Rollin, Réflexions géné- rales sur le goût, dans le Traité des études; — Cartaud de la Villate, Essai historique et philo- sophique sur le goût, in-12, ib., 1751 ; — Siran de la Tour, l'Art de sentir et juger en matière de goût, in-8, Strasbourg, 1790 ; — les traités de Montesquieu, de d'Alembert, de Marmontel, de Lecat, de Bitaubé, de Formey, etc., dans les œu- vres des écrivains; — Hume, of the Standard of taste, and of the Délicat)) of taste, d ins ses Essais et Traités; — Cooper, Lettres sur le goût, in-8, Londres, 1771 ; — Gérard, Essai sur le goût, in-8, ib., 1759 ; — Alison, Essai sur la nature et les principes du goût, in-4, Edimbourg et Londres, 1790; — Winckelminn, de la Capacité DICT. PHILOS. de sentir le beau dans les arts, et de son éduca- tion (ail.) ; — Th. Reid , VIIIU Essai sur les fa- cultés intellectuelles de l'homme. C. B. GRAMMAIRE, GRAMMAIRE GÉNÉRALE Outre les grammaires particulières qui ensei- gnent les règles propres à chaque idiome, gram- maires qui varient selon les temps et les lieux, subordonnées qu'elles sont à toutes les vicissi- tudes des langues qui suivent elles-mêmes les révolutions des peuples, il est une grammaire universelle, invariable, qui, s'élevant au-dessus des formes particulières et des usages locaux ou transitoires, dicte des règles immuables, com- munes à toutes les langues, et qui cherche la raison de faits qu'au milieu d'une si grande di- versité d'idiomes on retrouve partout identiques. C'est la Grammaire générale ou universelle qui relève de la philosophie. Outre l'ordre purement philologique des mots, qui constate et qui règle selon l'usage leurs combinaisons et leurs rap- ports, il est une autre manière de considérer le discours dans une langue quelconque, qui con- siste à rapprocher toujours les mots des pensées qu'ils expriment, à expliquer par les lois ou les habitudes de l'esprit les règles grammaticales. Ce n'est autre chose que l'application des mé- thodes philosophiques de la Grammaire générale à l'étude d'une langue particulière ou à la com- paraison de plusieurs idiomes. Quoi qu'en aient dit certains sophistes, amis du paradoxe, qui, prétendant que l'homme ne pense que parce qu'il park, auraient volontiers donné à la parole la priorité sur la pensée, il est évident aux yeux du bon sens que la parole ne sert qu'à exprimer la pensée, qu'elle se calque nécessairement sur elle, et que par conséquent, pour trouver la raison de ce qu'il y a de com- mun à toutes les langues, en tant qu'interprètes de la pensée, il faut la chercher dans la consti- tution même de l'esprit humain. Aussi la Gram- maire générale a-t-elle été regardée comme une partie de la philosophie. S'il est vrai que les langues, pour traduire la pensée, en doivent représenter les conditions essentielles, il nous suffira, pour poser les fonde- ments de la Grammaire générale, d'emprunter à la psychologie l'analyse de la pensée. La pensée se produit sous deux formes et ne peut se produire que sous ces deux formes, Vidée, le- jugement : l'idée, qui représente purement et simplement les objets ou leurs qualités; le juge- ment, qui prononce sur les choses, qui leur attribue ou leur refuse certaines qualités en établissant certains rapports entre les idées. Ainsi, les idées sont les éléments des jugements. Les langues auront donc à exprimer des idées et des juge- ments. Les idées sont exprimées par les mots, les jugements par les propositions ; et de même que les idées sont les éléments du jugement, les mots sont les éléments de la proposition. Il y a dans les langues une foule de mots divers; mais tous ces mots, malgré leur diffé- rence de son ou de forme, peuvent être envisagés seulement sous le rapport des fonctions qu'ils remplissent dans le discours, et ils se réduisent alors à un petit nombre d'espèces qu'on appelle, les parties du discours. Or, quelles sont les parties essentielles du discours? Si ce que nous avons avancé sur les rapports de la grammaire générale et de la psychologie est vrai, l'analyse de la pensée devra encore ici nous fournir la réponse. . Toute pensée se résout en jugements, et les jugements eux-mêmes se résolvent en idées. Or, 'qu'y a-t-il dans tout jugement? D'abord l'idée d'une substance, d'une chose envisagée comme possédant ou excluant certaines qualités; puis 41 G RAM — 642 U1UM l'idée d'une qualité, d'une manière d'être : enfin l'opération de l'esprit qui attribue ou refuse la qualité à la substance, qui affirme que l'être est ou n'est pas d'une certaine manière, que le sujet possède ou exclut un certain attribut. Il devra donc y avoir trois espèces de mots essen- tielles à toutes langues : l'expression de la sub- stance, celle de la qualité, celle de l'affirmation portée sur le lien qui les unit : ce sont le sub- stantif ou nom, l'adjectif et le verbe. Verbe veut dire parole; c'est qu'en effet ce mot est celui qui constitue véritablement la parole : on ne parle que pour se comprendre, et sans le verbe, sans l'affirmation qu'il exprime, les mots n'auraient plus aucun sens, ou du moins aucune valeur; ce seraient des pierres sans ciment. C'est précisément parce qu'il ne peut y avoir de proposition sans verbe, tout comme il n'y a point de jugement sans la perception d'un rap- port entre deux idées, et parce qu'en réalité il n'y a qu'un verbe (être), toujours le même, ex- primant ce rapport toujours le même, que le verbe peut très-souvent être sous-entendu. C'est ainsi que les enfants parlent assez longtemps sans faire usage du verbe et qu'il existe, dit-on, des langues à l'état d'enfance qui n'ont point de verbes, même le verbe être. Le substantif, l'ad- jectif, le verbe, exprimé ou sous-entendu, sont les seules parties vraiment essentielles du dis- cours et par conséquent les seules espèces de mots absolument nécessaires. Les autres émi- nemment utiles ne sont cependant pas indispen- sables à l'expression grossière de la pensée. Aussi ne les trouve-t-on pas dans toutes les langues. Les autres espèces de mots expriment générale- ment certains rapports entre nos idées, autres et moins importants que celui qui constitue le juge- ment, ou certaines modifications de nos pensées, ou bien sont de simples auxiliaires. Voilà pour- quoi différentes langues peuvent exprimer les mêmes eboses, les mêmes modifications de la pensée de manières très-différentes. C'est aussi la Grammaire générale qui étudie comment les principales modifications de la pensée sont re- présentées dans le langage. Elle peut même en- trer dans le détail et expliquer par exemple le rôle des parties secondaires du discours dans les principales langues classiques ou européennes, ou particulièrement dans la langue française. Le substantif, l'adjectif et le verbe suffi- raient à exprimer toutes nos pensées, si les objets dont nous nous occupons étaient toujours considé- rés isolément; mais le plus souvent ils ont des rapports avec d'autres objets; il devient alors nécessaire d'exprimer ces rapports. Quand je dis : Dieu est bon, le sujet et l'attribut expriment chacun une seule idée, dégagée de tout rapport, et ils doivent alors être exprimés chacun par un seul mot ; niais si je dis : Les dieux des païens étaient indignes de respect, le sujet les dieux est en rapport avec les mots les païens qui le déterminent, et l'attribut indignes est en rapport avec les mots de respect qui en complètent l'idée. Ces rapports que les Latins exprimaient par un cas, sont ici exprimés par le mot de. Les imairiens ont nommés préposition cette nom ' parce qu'elle se place alement avant le nom qui est en rapport avec le sujet ou l'attribut et qui en complète l'idée. 11 peut de même y avoir des liens entre les faits, entre les jugements, et par conséquent entre les propositions qui les expriment, et il faudra une cinquième espèce de mots pour ex- primer ces rapports d'un nouveau genre : c'est l'office de la conjonction. La conjonction unit les propositions entre elles, comme la préposi- tion unit les mots. L'article, le pronom, le participe, l'adverbe, Vinterjection ne sont guère que des subdivisions ou des composés des autres parties du discours. Varticle exprime une modification particu- lière du substantif; il annonce qu'il doit être pris dans un sens concret et non dans un sens abstrait, qu'en outre il doit être envisagé sous le rapport de son étendue, comme le nom d'un genre ou d'un individu. C'est ce qu'on sentira immédiatement en prenant quelque exemple où le même substantif soit employé avec l'article et sans l'article. V homme lâche n'est pas homme : dans cet exemple, l'article placé devant homme lâche, qui forme le sujet, indique que le mot homme est pris dans un sens déterminé; c'est le nom d'une classe, celle des hommes lâches ; dans l'attribut, homme est pris dans un sens abstrait, indéterminé, comme exprimant seule- ment l'ensemble des caractères qui font qu'un homme est homme : c'est ce qu'indique l'ab- sence de l'article. On le voit, l'article ne fait qu'exprimer une face, une manière d'être des substances. Or c'est là l'office des adjectifs. Au reste, l'article est tellement loin d'être une par- tie essentielle du discours, que nombre de lan- gues, à commencer par la langue latine, ne le connaissent pas ou le remplacent par des adjec- tifs, soit par l'adjectif numéral, soit par l'adjectif démonstratif; et pour les langues mêmes qui l'admettent, rien de plus arbitraire que l'usage qu'elles en font, les unes l'omettant quand les autres l'emploient, et la même langue pouvant à volonté l'omettre ou l'employer. C'est à l'adjectif encore que doit se rapporter le participe. Il n'en est évidemment qu'une es- pèce ou une forme, et n'en diffère que par des circonstances d'origine tout à fait indifférentes ou par des propriétés purement accessoires. S'il vient du verbe, s'il participe jusqu'à un certain point de sa nature en ce qu'il admet des change- ments de temps et peut même avoir un régime, il remplit du reste toutes les fonctions de l'ad- jectif ; il en subit toutes les modifications, il est soumis aux mêmes règles grammaticales; il n'est donc qu'un adjectif. Le pronom, comme le dit sa dénomination tient la place du nom ; il en remplit toutes les fonctions, il en subit toutes les modifications de genre, de nombre; seulement il joint à l'idée de la personne ou de l'objet dont il remplace le nom l'idée du rôle que cette personne ou cet objet joue dans l'acte de la parole. Or c'est là une fonction accessoire qui peut mériter d'être notée, mais qui ne change en rien la nature du nom ; c'est une nuance dans la manière d'ex- primer la substance, mais ce n'est pas un carac- tère essentiel et distinctif qui puisse donner lieu à la création d'une nouvelle espèce de mot. Le pronom n'est donc qu'une forme du nom. L'adverbe s'ajoute au verbe ou même à l'ad- jectif pour en modifier le sens; il est lui-même un véritable adjectif. L'interjection n'est pas, à proprement parler, un élément de la proposition; c'est une proposi- tion entière, c'est l'expression d'un sentiment vif, d'une pensée complète, mais qui est encore dans sa forme primitive, dans sa complexité, son indivisibilité natives. La grammaire générale ne se borne pas à faire connaître les différentes espèces de mots dont se servent les langues pour exprimer la pensée sous ses formes principales; elle doit encore approfon- dir chacune d'elles, envisager chaque partie du discours dans les modili nt elle est sus- ceptible, dans ses applications div< rses, dans les subdivisions qu'elle admet. Klle doit aussi traiter des combinaisons des mots, nous apprendre corn- GRAM — 643 — GRAT ment, en se combinant, ils influent les uns sur les autres, soit qu'ils s'accordent, soit qu'ils se gouvernent: comment enfin ils se coordonnent et se construisent. Ces diverses questions donnent naissance à deux parties de la science, dont la première a été nommée lexicographie et la se- conde syntaxe. Nous ne pouvons ici qu'en indi- quer la place. Dans ces nouvelles recherches, la grammaire générale sera encore guidée par la psychologie. C'est en effet parce qu'il y a dans notre esprit des idées générales et des idées individuelles qu'il y a des noms communs et des noms pro- pres ; c'est parce que nous avons des idées d'unité et de pluralité qu'il y a dans plusieurs espèces de mots des nombres (singulier, pluriel, duel): c'est parce que nous pouvons distinguer dans les êtres des qualités qui leur sont propres et d'autres qualités qui n'existent que par rap- port à nous et naissent de la manière dont nous envisageons les choses, que l'on a divisé les adjectifs en qualificatifs et déterminatifs; c'est parce que notre esprit est fait pour connaître et diviser les parties de la durée que nous trouvons dans les verbes des temps ou des formes parti- culières pour distinguer le présent, le passé, l'avenir ou le futur; c'est enfin parce qu'en por- tant des jugements sur les faits, l'affirmation est différemment modifiée, selon que ces faits nous apparaissent comme positifs, comme condition- nels, comme dépendant les uns des autres, qu'il existe dans les verbes des modes correspondants (indicatif, conditionnel, subjonctif, etc.). Nous en dirons autant de l'ordre dans lequel se rangent les mots, des constructions diverses qu'ils admettent, construction tantôt directe, tan- tôt inverse. Quoi de plus capricieux en appa- rence que ces changements perpétuels qu'offrent dans les différentes langues ou dans une même langue l'ordre et la disposition des mots? On ne s'en rendra compte encore qu'en remontant à l'esprit lui-même, qu'en reconnaissant l'ordre dans lequel se succèdent nos pensées, nos senti- ments. L'esprit est-il calme, n'écoute-t-il que la voix de la raison : les mots s'ordonneront con- formément à l'ordre naturel. L'âme est-elle au contraire agitée par quelque émotion vive, par quelque passion violente : cet ordre sera boule- verse et fera place à celui que prescrit la grada- tion des sentiments. Sans mentionner Platon, chez lequel on ne rencontre que quelques vues sur le langage (no- tamment dans le Cralyle), c'est Aristote qui dans son traité de l'Interprétation et dans ses Analytiques, où il fait la théorie de la proposi- tion et du raisonnement, a donné les premiers essais de grammaire générale. Ce sont ses disci- ples et ses commentateurs, Ammonius, Apollo- niusDyscole, Boëce, Priscien, qui ont continué et développé son œuvre. Et dans les temps mo- dernes, c'est aux solitaires de Port-Royal, aux au- teurs de la Logique, que l'on doit la première Grammaire générale et raisonnce. Les écrivains qui après eux ont le plus fait pour cette science, sont Dumarsais, Duclos, Condillac, Destutt-Tracy, Thurot et Harris. Les Grammaires de Bcauzée, de Sacy, ne sont guère que le recueil et le ré- sumé de leurs travaux. Cette dernière, ouvrage d'un des plus savants polyglottes des temps mo- dernes, confirme d'une manière éclatante par la comparaison des idiomes les plus divers les prin- cipes adoptés jusque-là sur la foi de la philoso- phie. Outre les ouvrages qui viennent d'être indi- qués, on peut mentionner encore la Grammaire générale ou Philosophie des langues, par M. Albert -Montémont, 2 vol. in-8, Paris, 1845. N. B. GRANDEUR, voy. Quantité et Mathémati~ QUES. GRATRY (Auguste), théologien et philosophe français, né à Lille en 1805, passa les premières années de son enfance en Allemagne, où son père avait dû suivre les armées françaises. Rentré en France avec lui après nos désastres, il fit se3 études au collège de Tours, puis a celui do Saint-Louis à Paris, et couronna son année de philosophie par un double succès au concours général. Jusqu'à l'âge de dix-sept ans, il était resté étranger à toute idée religieuse et parti- culièrement hostile au catholicisme. Une brusque révolution achevée en une seule nuit ramena son esprit à la foi. Lui-même nous a fait le récit « de ce grand événement » ; et on ne peut le lire sans songer aux pages célèbres où Jouffroy a laissé la confidence d'une crise qui eut un autre dénoûment. Des deux côtés, c'est la même ques- tion qui s'agite, ce sont les mêmes angoisses, la même horreur du doute; mais il n'y a nulle ressemblance entre ces deux âmes qui se tour- mentent en face du même problème; les raisons qui les touchent et les décisions qu'elles prennent n'ont rien de commun. Jouffroy méditatif et patient, tout aussi désireux d'éviter l'erreur que d'atteindre la vérité, se résout de sang-froid^ avec une sorte de tristesse, et cède à l'autorité de sa raison, sans savoir encore où elle le mè- nera; Gratry ne doit pas sa vocation à de longues réflexions, mais à une vision qui sera suivie de beaucoup d'autres; il est emporté par le mou- vement de son imagination et de son cœur vers un avenir qui n'a rien d'inconnu pour lui; et décidé à se faire le défenseur de la vérité chré- tienne, il échappe au doute avec un enthousiasme qui rappelle « les pleurs de joie » de Pascal. Dès ce moment, il est assuré dans sa voie, et songe seulement a trouver les moyens d« la parcourir sans encombre. Il se prépare toutes les ressources que la littérature, la philosophie et la science peuvent lui promettre. Il commence par entrer à l'École polytechnique, pour y étudier ces sciences exactes, où il devait plus tard puiser des argu- ments contestables, et pour lesquelles il avait plus de goût que de véritables dispositions. Ses succès y furent médiocres, et il fut envoyé en qualité de sous-lieutenant d'artillerie à l'Ecole d'application de Metz. Il éprouve alors quelque défaillance dans sa ferveur : la discipline catho- lique l'effraye par sa rigueur; il se demande si elle ne sacrifie pas ce monde à l'autre, et si elle n'ajourne pas après la mort toute espérance de bonheur. Animé d'un amour ardent pour les hommes, il hésite à leur proposer une doctrine toute de renoncement. Mais une seconde vision vient dissiper ses doutes : il est ravi en esprit dans une ville idéale « celle dont tous les habitants s'aimaient », il y vit des mois entiers, et se donne le spectacle de la félicité d'un peuple soumis à la loi du Christ. Il est donc sûr en la défendant de satisfaire les deux grandes passions de son âme, le sentiment du devoir et l'amour de l'hu- manité; et malgré la résistance de sa famille. il va s'enfermer à quelques lieues de Strasbourg dans le couvent des rédemptoristes de Beichem- berg où il reste jusqu'en 1830. Il se lie alors avec un autre prêtre éminent, comme lui sorti d'une grande école, l'abbé Bautain, et prend part avec lui à l'enseignement dans le petit séminaire de Molsheim. Les réformes que les deux amis méditaient pour rendre la vie à la théologie n'eu- rent pas l'assentiment de l'évêque de Strasbourg. L'abbé Gratry, après s'être soumis, comme il le fit toujours, à l'autorité ecclésiastique, se rendit à Paris, dirigea quelque temps le collège Stanislas et devint en 1846 aumônier de l'École normale. GRAT — 64^ — G HAT Il n'avait encore publié aucun ouvrage impor- tant ; mais il était connu comme l'un des membres les plus savants et les plus éclairés du clergé. Toutefois son caractère naturellement doux et conciliant se laissait facilement entraîner à l'em- portement dons la polémique. 11 aimait la philo- sophie et même les philosophes, mais il avait ses doctrines et ses hommes de prédilection, et ne ménageait pas les autres. Hegel et ses disci- ples — et l'abbé Gratry voyait un peu partout des disciples d'Hegel — avaient surtout le malheur de l'irriter : c'étaient pour lui des menteurs, des méchants, ou tout au moins des sophistes. M. Vacherot publiait alors sa belle Histoire de J Ecole d'Alexandrie, et l'aumônier de l'École normale, dont il était le directeur, crut recon- naître dans cet ouvrage des traces de cette doctrine détestée. Il regarda comme un devoir de signaler le péril et d'entamer une polémique lâcheuse qu'il accentua en donnant sa démission et qui eut aussi pour effet la destitution de son adversaire. Il entra alors à l'Oratoire, nouvel- lement reconstitué par l'abbé Petetot, et com- mença à publier des livres de philosophie qui mirent le sceau à sa réputation. 11 fut nommé professeur de morale évangélique à la Sorbonne, en 1863, et élu à l'Académie française en 1867. 11 est mort en 1872. Voici la liste de ceux de ses ouvrages qui touchent de plus près à la philosophie : de la Connaissance de Dieu, Paris, 1855; — Logique, Paris, 1856; — de la Connaissance de l'âme, Paris, 1857; — Étude sur la Sophistique con- temporaine (Lettres à M. Vacherot), Paris, 1851 ; — Philosophie du Credo, Paris, 1861 ; — les Sources, conseils pour la conduite de V esprit, Paris, 1862; — les Sophistes et la Critique, Paris, 1864; — la Morale et la loi de l'histoire, Paris; 1868. Beaucoup de ces ouvrages ont eu depuis de nombreuses éditions. Le P. Gratry a donc touché à toutes les grandes questions de philosophie, et les a traitées comme il convient à un théologien, ami de la raison. Comme il aborde les problèmes avec des convictions arrêtées, qu'il tient de son caractère de prêtre, on ne peut pas s'étonner de ne pas rencontrer chez lui un grand nombre d'idées très-originales. Mais on ne peut l'accuser de banalité. Il pense pour son compte ce que d'autres ont pensé avant lui, et surtout il a son langage propre, tour à tour naturel jusqu'à la négligence ou poétique jusqu'à la témérité, échauffé par des apostrophes répétées au lecteur, des adjurations, des prières, où éclate une passion de toucher et de convertir, qui déborde tantôt en effusions onctueuses, tantôt en invectives contre « les so- phistes » et les « malfaiteurs littéraires. » L'ima- gination est sûrement la faculté dominante de ce mathématicien qui voudrait interdire à qui- conque n'est pas géomètre le droit de parler de philosophie; et ses raisonnements, souvent an- noncés, s'évanouissent souvent aussi devant de simples analogies ou des rapprochements de mots. Mal conçus, semés d'épisodes, dépourvus de plan et de proportion, hérissés de redites, ses livres, malgré tout, se font lire, grâce à la chaleur communicative qui les anime. On s'in- téresse moins aux opinions, les unes communes à tous les philosophes catholiques, les autres tiès-hasardées, qu'à l'apôtre qui les soutient avec toute son âme. Ce sont des œuvres de prédication et de discussion plutôt que de doctrine; on en peut seulement extraire une ou deux idées qui ne se retrouvent pas ailleurs. La principale est une théorie logique, celle du raisonnement, que le P. Gratry considérait comme sa découverte. La raison, suivant lui, a deux procédés essentiels, très-inégaux dans leur importance et dans leurs applications, reposant sur deux idées innées, celle de l'être et celle de la cause. L'âme sent l'être infini, c'est-à-dire Dieu, et les êtres finis, à savoir le monde et elle-même ; elle sent aussi la cause première et la cause finale, qui sont encore Dieu. Ces deux idées implicites et obscures sont « les deux ra- cines de la raison » : l'une est l'origine du prin- cipe d'identité, et l'autre celle du principe de transcendance. Dans les deux cas, il y a de la part de la raison un élan qui la porte de l'idée d'un être quelconque à celle de l'infini, du multiple à l'unité; mais d'un côté elle cherche l'unité consubstantielle de tout ce qui est iden- tique, comme celle d'un attribut et d'un sujet; de l'autre, l'unité hiérarchique et la dépendance harmonique de ce qui est distinct, comme celle d'un effet et de la cause à laquelle il est subor- donné. Suit-elle le premier mouvement, elle se meut dans la sphère de la déduction ; et toutes les fois qu'elle obéit au second, elle s'abandonne à l'induction. C'est celui-ci qui est le premier par ordre de dignité et d'importane : ce n'est pas un artifice logique, ni un procédé réfléchi, mais plutôt un sentiment, un besoin intellectuel, qu'on peut appeler aussi une force ou un ressort c'est une aspiration perpétuelle vers les idées, les lois, les genres, les causes, vers l'universel. Dans la marche syllogistique, la raison passe d'une vérité à une autre que la première im- plique; o le syllogisme développe mais n'ajoute pas; le procédé inductif au contraire ajoute des clartés nouvelles aux anciennes; il passe d'une première vérité à une seconde que ne contient pas la première et qui ne la touche pas ; il passe de l'une à l'autre non plus en marchant pas à pas, mais en franchissant un abîme avec ses ailes, selon le mot platonicien. » (Logique, t. II, p. 195.) Il résulte de là que l'induction est une opération unique, toujours la même quel que soit l'objet auquel on l'applique ; qu'il n'y en a pas une qui soit propre au métaphysicien et l'autre au naturaliste et au géomètre, mais que dans toutes les sciences se retrouve cette dialectique décrite par Platon et qui sans cesse trouve dans l'infini la raison et la cause du fini. Elle rre passe pas comme on l'imagine parfois de l'un de ces termes à l'autre : elle connaît déjà le premier, l'infini, mais elle n'en a qu'un sentiment obscur que la vue du fini vient éclaircir et préciser. Ainsi tombent les barrières que l'on avait élevées entre les sciences pour refuser aux unes et accorder aux autres toute certitude; les phy- siciens et les mathématiciens emploient per- pétuellement le même procédé qu'ils décrient quand il sert à la métaphysique. En effet, s'élever, comme on le fait dans 1 étude de la nature, des faits à leurs lois, des individus aux espèces, et des lois plus particulières à des lois plus gé- nérales, c'est toujours passer du fini à l'infini. Dans la plus simple généralisation, Malebranche l'a bien remarqué, l'esprit conçoit à propos d'un petit nombre d'individus tous les individus pos- sibles, c'est-à-dire l'infini à propos du fini ; et toute loi doit s'appliquer à toute l'infinité des cas particuliers. En géométrie, il y a sans doute toute une sphère où la déduction a son emploi légitime; mais cette science et les mathématiques en général aboutissent par leurs sommités au calcul infinitésimal, qui, au témoignage de Leibniz et de Newton, est une véritable induction^ par laquelle on s'élève à quelque idée de l'infini à partir du fini. Partout et toujours on retrouve donc le procédé dont se sert le métaphysicien, la dialectique inductive, qui a même son type parfait dans le calcul infinitésimal, et peut se G RAT 645 — GRAT définir comme lui : « une opération par laquelle on passe du fini à l'infini par l'effacement des limites du fini. » Sans doute l'infini mathéma- tique est abstrait; ce n'est pas l'être infini et vivant que le chrétien adore, mais c'est cependant l'infini dans la grandeur, ce que Leibniz appelle «les limites de la quantité, extérieures à la quan- tité » ; et d'ailleurs le métaphysicien lui-même s'arrête à cette espèce d'infini. Les savants sont donc dans l'erreur quand ils reprochent aux phi- losophes de se fonder sur le fini pour raisonner de l'infini, sur la nature et sur l'homme pour connaître Dieu. La raison n'a pas d'autre mou- vement; elle a partout les mêmes lois et les mêmes procédés logiques; et l'induction qui dans toutes les sciences est un passage du particulier à l'universel « est par cela même un passage d'une donnée finie à une notion marquée du caractère de l'infini. » Telle est la théorie que le P. Gratry a ex- posée avec complaisance dans tous ses livres, et qui, suivant lui, doit ramener à l'unité les sciences divisées, et combler une des lacunes de la philosophie, en fondant enfin la vraie logique de l'induction. Elle contient sans doute quelque vérité; ce n'est pas la première fois qu'on a soutenu que l'idée implicite de l'infini est à la fois le point de départ et le dernier terme de toute activité intellectuelle, et si le P. Gratry se trompe en ce point, il faudra faire le même reproche aux plus grands philosophes à partir de Platon. Mais le système qu'il appuie sur ce principe est tout à fait ruineux : ses propositions n'auraient de valeur que si elles étaient con- firmées par une métaphysique tout entière, qu'il n'a pas même esquissée, et la théorie de la raison qu'elle supposait est à peine indiquée. La distinction fondamentale entre les deux idées d'être et de cause, pour être emprutée àGioberti, n'en est pas plus solide, et autorise mal cette autre différence entre les deux mouvements de la raison. A moins de jouer sur ces mots, on ne peut appeler induction, l'intuition primitive de l'infini ; on ne peut assimiler cette vue immédiate qui ressemble à une inspiration, aux procédés patients par lesquels le physicien découvre les lois de la nature, et encore moins peut-être à la considération de l'infini mathématique. Toutes les vérités générales ne sont pas des vérités né- cessaires, toute perception de la cause n'est pas un passage du fini à l'infini, et les lois de la nature n'ont pas en elles-mêmes le caractère d'immutabilité absolue qui convient aux prin- cipes de la métaphysique et des mathématiques. Tout au moins faudrait-il, pour résoudre ces dif- ficultés et beaucoup d'autres, des discussions que cet esprit impatient a supprimées. Le but lui paraît désirable, et il s'y précipite. C'est en effet une belle entreprise que de faire cesser le divorce des sciences et de la philosophie, et de marquer l'idée commune où leurs spécula- tions se rejoignent, et l'universalité du procédé que la raison emploie, sans pouvoir le varier. Mais en cela même le logicien a manqué de mesure; et il semble avoir brouillé les idées sous prétexte de les réunir. D'ailleurs il ne s'est pas arrêté à temps, il n'a confondu toutes ces sciences que pour montrer qu'elles dépendent de la religion ou plutôt de la théologie. Tout cet effort aboutit au mysticisme, et l'auteur ne s'en cache pas : il proclame que l'histoire et le rai- sonnement établissent avec une égale certitude que le mysticisme est le terme naturel et logique de tout mouvement philosophique. Toutes les sciences se ramènent à l'unité de la philosophie, mais la philosophie à son tour se ramène à la religion. La raison naturelle ne nous révèle pis le Dieu vivant; elle conçoit seulement un Dieu abstrait, et ne l'entrevoit « que d'une connais- sance abstraite, médiate, indirecte, puisée dans le miroir des créatures. » Hamiltona raison dans son scepticisme métaphysique : l'absolu vrai ne se manifeste qu'à la foi et par la révélation. Il y a « des vertus intellectuelles inspirées » qui donnent dès cette vie une vision béatifique de Dieu; il y a une union réelle avec lui par le moyen d'une « divine méthode dont la méthode dialectique n'est que l'imitation abstraite. De sorte que le procédé logique principal, le procédé dialectique, se trouve autorisé des deux côtés : d'un côte par son analogie avec les mystères de la foi, dont il est un calque logique, e: de l'autre côté par son application à la géométrie où il est la méthode infinitésimale. » (Logique, t. II, p. 282.) L'ennemi acharné de Hegel lui emprunte cette seule sentence : « Il est temps que l'idée de la trinité entre dans la science; » et Je disciple équi- table de Descartes n'est pas loin de donner, comme Gioberti le détracteur de ce grand homme, à l'âme humaine une faculté qui rend la raison inutile. A ce premier défaut que lui reprocheront ceux qu'il appelle « les philosophes séparés, » il en ajoute un autre que les théologiens et les savants ne lui pardonneront pas : il mélange perpétuellement le mysticisme et les mathé- matiques, et il est obsédé de cette idée que les mathématiques peuvent servir à éclaircir et à résoudre les plus grandes difficultés de la phi- losophie. Peu s'en faut, bien qu'il s'en défende, qu'il ne trouve dans le calcul infinitésimal la meilleure démonstration de l'existence de Dieu; la création lui paraît prouvée par une équation, celle qui exprime que zéro multiplié par l'infini égale une quantité quelconque : zéro n'est-ce pas ce néant d'où tout est sorti, Dieu n'est-il pas l'infini, et le monde cette quantité quelconque? Le redoutable problème de la conciliation de la liberté avec la prescience divine est d'après lui éclairé d'un jour tout nouveau, si l'on compare le libre arbitre au côté d'un carré, et la prescience à sa diagonale, deux quantités incommensura- bles. La vision même de Dieu, opérée par les effusions de la prière, sinon de l'extase, lui suggère les analyses les plus bizarres : « Il nous semble que l'âme de l'homme est naturellement comparable à une ellipse, close en elle-même, renfermant en elle ses foyers et n'y portant pas Dieu. Il faut une surnaturelle transformation pour que l'ellipse s'ouvre, et prenne la forme d'une fleur ouverte, d'un calice, d'un miroir ardent. Le miroir ardent est nommé par la science miroir parabolique. Et qu'est-ce que la parabole.... sinon une ellipse ouverte et qui a envoyé à l'infini un de ses deux foyers?» {Lo- gique, t. II, p. 209.) Il ne faut pas croire pourtant que cette âme passionnée ait toujours les regards fixés sur le ciel : l'amour de l'infini ne l'a pas rendue insen- sible à l'amour des hommes. Sa morale esc celle du devoir et du bonheur, et sa philosophie de l'histoire est la croyance au progrès indéfini. Malgré les tristesses de l'heure présente, il con- serve une espérance inébranlable dans l'avenir; il y a même pour lui une science de l'espérance, qui est en même temps la science du devoir. Une seule loi gouverne ou devrait gouverner la vie humaine : « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le pour eux. » (Saint Matthieu, vu, 12.) Il faut y joindre pour assurer le bonheur de l'humanité cette loi se- condaire qui est celle du progrès : « Si vous demeurez dans la loi vous connaîtrez la vérité, et par la vérité vous irez à la liberté. » (Saint Jean, vin, 31.) Il dépend donc de l'homme de GRAV — 646 — GRAV se faire à lui-même sa destinée : son sort est entre ses mains ; il peut avancer à son gré vers la lumière et l'indépendance, ou reculer dans les ténèbres de l'esclavage. Lavenir du monde est lié au triomphe de l'Évangile : « Il y a dans ce livre des vérités, des nouveautés et des lu- mières cachées que la suite de la vie de l'Église, c'est-à-dire de la société universelle, véritable, dont l'esprit saint est l'inspirateur, doit amener un jour à la lumière publique. Tout l'Évangile est le code du progrès; tout l'Évangile n'est qu'exhortation au progrès, annonce et promesse du progrès, révélation des sources du progrès. » {La Morale et la loi de l'histoire, 1. 1, p. 20, 278.) La condition U3 ce bien croissant dans tous les ordres de choses, c'est l'accomplissement des trois devoirs impliqués dans la loi souveraine. Devoir envers la nature qu'il faut dompter, as- servir, transformer, jusqu'à supprimer la douleur, la misère et peut-être la mort : « Ainsi la terre sera renouvelée, nos forces seront décuplées, puis centuplées, et centuplées encore. » Cette terre nourrira sans peine dix milliards d'hommes ; « la vie actuelle est prolongée, les limites du monde habitable reculées, des communications sont ouvertes avec les mondes qui nous entou- rent, l'usage des astres est découvert, le lieu de l'immortalité entrevu ! » Devoir envers les hommes, essor des forces humaines dans la vie sociale et politique mise en ordre sur toute la surface du globe, unité des nations « cohéritières, solidaires et concorporelles », abolition de la guerre, des révolutions, des spoliations, du pau- périsme. Devoir envers Dieu, essor des forces divines, « c'est-à-dire liberté des enfants de Dieu, monde mieux dompté, société de plus en plus libre. » Voilà dans quel sens il faut entendre « le royaume de Dieu ». L'astronomie elle-même fait entrevoir je ne sais quel rapprochement des mondes disséminés; il n'y aura plus qu'une patrie, et comme le dit Herder. « les fleurs de tous les mondes seront rassemblées dans un seul jardin. » Et, ce qui est plus merveilleux encore, la foi deviendra la raison, et les miracles ap- parents des effets de l'ordre naturel. Aussi, « la terre ira toujours s'approchant du ciel. » On a dit justement de ce mysticisme qu'il était l'en- thousiasme de la charité. Ces pressentiments hardis peuvent laisser l'esprit incrédule ; mais ils inspirent le respect pour l'âme généreuse qui les éprouve et qui s'émeut si vivement en lace de Dieu, parce qu'elle reconnaît en lui le père et le bienfaiteur des hommes qu'elle aime passionnément. E. C. GRAVESANDE ( Guillaume-Jacob 's ), aussi connu comme mathématicien et physicien que comme philosophe, naquit en Hollande à Bois- le-Duc, le 27 septembre 1688. Son intelligence précoce s'attacha de bonne heure, avec passion, a l'étude des mathématiques : à l'âge de dix- huit ans, il publia son Essai sur la perspective, qui lui assigna dès lors une place parmi les grands géomètres. A peu près dans le même temps il fit ses débuts dans la carrière philoso- phique, par une thèse sur le suicide. Il prit une part active à la publication du Journal littéraire de la Haye (1713), et y inséra des articles de mathématiques, de physique et de philosophie, dont quelques-uns eurent un grand retentisse- ment. Après un séjour de plus d'un an en Angle- terre, où il contracta d'illustres amitiés, 'sGra- vesandc fut nommé, en 1717, professeur de ma- thématiques et d'astronomie à l'Académie de Leyde. En 1734 il fut en outre appelé à remplir la chaire de philosophie. Il mena de front ce double enseignement jusqu'à sa mort, arrivée le 28 février 17 ri Ce qui caractérise 's Gravesande, c'est moin» la grandeur des conceptions et l'importance des découvertes, qu'une admirable justesse d'esprit, un besoin constant de clarté, d'ordre et de défi- nitions exactes. Par son caractère, il est un de ces hommes qui font honneur aux lettres et à la philosophie. La droiture de son âme égalait la rectitude de son intelligence. Sans orgueil dans la recherche de la vérité, il abandonna, sur la question de la force des corps, l'opinion de Newton, qu'il avait soutenue d'abord, pour em- brasser celle de Leibniz, le rival de son maître. Il sut allier à l'indépendance de la pensée philo- sophique le respect pour sa religion, le christia- nisme réformé ; et au milieu de ses immenses études, il mit toujours son intelligence au service de son pays. En philosophie il est de l'école de Locke, mais la justesse de son esprit et son attachement aux croyances religieuses le portèrent à en modifier souvent les principes. Le principal ouvrage de 's Gravesande, V Introduction à la philosophie, résumé de son enseignement, contient deux par- ties : la métaphysique et la logique. Dans l'une et l'autre se trouvent de nombreux chapitres sur l'âme humaine, qui, avec une meilleure division, composeraient une véritable psychologie. L'ana- lyse des facultés intellectuelles y tient une grande place ; et cette analyse, moins systéma- tique que dans Locke ou dans Condillac, est aussi plus exacte. On y trouve résumées toutes les observations importantes de l'école sensua- liste sur les sens, les notions fournies par chacun d'eux, le secours mutuel qu'ils se prêtent, l'édu- cation qu'ils doivent recevoir. Mais toutes nos idées viennent-elles des sens"? Sur ce point, 's Gravesande hésite à suivre Locke. Frappé à la fois et des difficultés inhérentes au sensualisme, et de l'incertitude du langage des cartésiens, il trouve (Introd., liv. I, ch. xix) « qu'il n'y a encore rien de bien clairement démontré tou- chant l'origine des idées, et qu'il faut laisser la question des idées innées dans le catalogue des choses incertaines. » Les questions les plus difficiles de la psycho- logie, sur la nature de l'âme, sur son union avec le corps et l'influence réciproque de ces deux substances, ont été aussi abordées par 's Grave- sande, qui s'écarte heureusement sur quelques points des principes de Locke. Ainsi, pour lui, l'immatérialité de l'âme ne saurait être mise en question : matière et pensée sont incompatibles. La pensée n'est pas l'âme elle-même ; mais elle en est l'attribut essentiel, comme l'étendue est l'attribut essentiel des corps. D'où il incline à croire, quoiqu'il juge téméraire de l'affirmer, que l'âme pense toujours. Sa retenue est plus grande sur la question de l'union des deux sub- stances en l'homme. Cette question lui semble hérissée de difficultés qui augmentent à mesure que la réflexion s'y applique. Qu'on en juge par l'insuffisance des hypothèses si fameuses des causes occasionnelles et de l'harmonie pré- établie! On a quelquefois assimilé la doctrine de 's Gravesande sur l'identité personnelle à celle de Locke, qui la fait consister uniquement dans la mémoire (Essai sur l'entendement humain î liv. II, ch. xxvn), et l'on a tourné contre lui toute la polémique de Butler, de Beid et de Buffier, prouvant tous, contre Locke, que la mé- moire n'est que la preuve et le témoignage de notre identité, et qu'il est absurde de confondre le témoignage avec la chose témoignée (voy. surtout Kcid, Essai sur les facultés de l'esprit humain, essai III, ch. vi). Mais un point impor- tant sépare 's Gravesande de Locke ■ le premier GRAV — 647 — GREC admet formellement que l'identité de la sub- stance peut être maintenue alors même que le sentiment de cefte identité viendrait à s'éteindre; pour le second, la substance n'est qu'un mot vide de sens. Selon 's Gravesande une suspension de la conscience détruit la personne, mais la substance reste (liv. I, ch. vu). Cette distinction n'est-elle pas raisonnable, et, quand il s'agit d'établir l'immortalité de l'âme, ne croyons-nous pas que nous devons prouver, indépendamment de la prolongation de l'existence, la prolongation de la conscience, c'est-à-dire de la personne? Malheureusement 's Gravesande s'est tenu plus près de la philosophie anglaise, dans une ques- tion non moins importante, celle de la liberté. La liberté, pour lui, n'est pas dans les détermi- nations de la volonté, mais dans la possibilité de les accomplir. Si après avoir pris la résolution de sortir d'une chambre dont je croyais la porte ouverte, je trouve cette porte fermée, je n'ai pas été libre : car la liberté, c'est le pouvoir physi- que d'agir conformément au choix de notre vo- lonté. Et la volonté? C'est une préférence de l'entendement. Notre nature est susceptible de bonheur, et elle est toujours déterminée à agir par la vue d'un état plus heureux que son état actuel. Voir son bien, et ne pas chercher à y atteindre, est impossible. Une faute de notre vo- lonté n'est qu'un faux jugement sur le bonheur. 'S Graversande a été conduit à cette erreur par sa répugnance pour un système assez répandu alors, et non moins opposé aux faits de l'âme humaine. Souvent, en effet, les partisans de la liberté l'ont séparée entièrement des motifs qui la sollicitent, la soutiennent et la dirigent; ils en ont fait un pouvoir arbitraire, dont les capri- cieuses déterminations n'ont pas d'autre raison qu'elles-mêmes; méconnaissant ainsi l'influence de la sensibilité et de la raison sur notre vo- lonté, et compromettant la dignité morale de l'homme, dont les luttes intérieures et les géné- reux efforts révèlent quelque chose de plus qu'une liberté d'indifférence. 'S Gravesande a parfaitement senti que toute détermination, im- portante du moins, de la volonté, suppose des motifs; mais ne comprenant qu'un seul ordre de motifs, l'aspiration au bonheur, il en a conclu qu'une nécessité morale, invincible, rendait tou- jours nos déterminations conformes à nos juge- ments sur le bonheur; de sorte qu'il n'est plus resté de place chez l'homme pour la liberté. La métaphysique proprement dite de 's Grave- sande, quand on en a retranché toutes ces ques- tions de pure psychologie, n'a plus rien de bien important. Il ne faudrait y chercher aucun des grands problèmes relatifs à Dieu et à ses attri- buts, à l'origine et à la fin de la création, à la nature du temps et de l'espace, ou aux destinées ultérieures de l'homme. 'S Gravesande se borne à donner la définition des termes de la méta- physique d'alors : de l'être et de l'essence, de la substance et des modes, du possible et de l'im- possible, du nécessaire et du contingent, etc. Ces définitions ont du moins le mérite d'être simples et claires, et de s'enchaîner avec ordre. De tous les travaux philosophiques de 's Gra- vesande, ceux qui concernent la logique sont les plus dignes de notre estime. Il admet l'évidence comme le seul critérium de certitude. Car l'évi- dence est la perception immédiate de la vérité. Mais il pense en même temps que la seule évi- dence proprement dite est l'évidence mathéma- tique. Dans la connaissance sensible, la percep- tion de la vérité n'est pas directe : et la certi- tude, au lieu d'être immédiate, a pour fondement la considération de la sagesse divine, sur la- quelle s'appuie aussi la.certitude du témoignage humain et. de l'analogie. Cette opinion de 's Gravesande rappelle Descartes invoquant la vé- racité divine comme la seule preuve de l'exis- tence des corps. Toutes les questions utiles de la logique ont été traitées par 's Gravesande. Celle de la pro- babilité a reçu de lui des développements inté- ressants : il donne avec détail les règles de la détermination des chances favorables à la pro- duction des événements futurs; et il éclaircit ces règles par de nombreux exemples. Mais la partie la plus utile de sa logique, ce sont ses études sur les causes de nos erreurs. L'influence de nos passions sur nos jugements, l'abus de l'autorité, notre paresse naturelle, l'empire de nos associations d'idées vicieuses, tout l'inven- taire, en un mot, de nos faiblesses est fortement tracé. Le remède est à côté du mal. Dans un li- vre consacré à l'étude des méthodes, 's Grave- sande apprend à l'homme à assurer la marche de son intelligence, à accroître chacune de ses- facultés, et surtout à devenir de plus en plus capable d'attention. On trouve dans ce livre un long chapitre, plus curieux peut-être qu'utile, sur l'art de déchiffrer les lettres en trouvant mé- thodiquement la clef d'un système de signes in- connus. 'S Gravesande excellait lui-même dans cet art. Le syllogisme, à peine indiqué dans le cours de l'ouvrage, est l'objet d'un petit traité à part, qui sert d'appendice à la logique. C'est un résumé clair et précis de toutes les parties les plus utiles ou les plus curieuses de cette vaste théorie du syllogisme, que toutes les logiques du monde empruntent nécessairement aux Analyti- ques et à la scolastique. 'S Gravesande, suivant les habitudes de son esprit, s'attache à la clarté des définitions et des règles, que des exemples habilement choisis achèvent de mettre en évi- dence. C'est surtout la logique de 's Gravesande qui a fait dire à M. Degérando (Histoire comparée, t. I, p. 330) : « Son livre est un manuel destiné à former des esprits justes. » L'ouvrage entier est excellent pour initier à l'intelligence du lan- gage et de la philosophie des deux derniers siè- cles. 'S Gravesande, qui embrassait aussi la morale dans son enseignement, préparait, comme ré- sumé de ses cours, un Traité de morale, que la mort l'a empêché de rédiger. Son système de morale était conséquent à ses vues psychologi- ques : il le faisait dériver tout entier de l'aspi- ration au bonheur, et prescrivait comme devoir tout ce qui contribue à l'augmenter. Il est inu- tile de dire que ce système dangereux était maintenu par 's Gravesande dans les limites où, par une inconséquence honorable, les esprits élevés s'efforcent toujours de le retenir. V Introduction à la philosophie fut d'abord publiée en latin (Introductio ad philosophiam, metaphysicam et logicam continens, in-8, Leyde, trois éditions, 1736, 1737 et 1756); mais il en parut en 1737 une traduction française, faite sous les yeux mêmes de l'auteur. On a publié aussi un recueil des Œuvres philosophiques et mathématiques de 's Gravesande, 2 vol. in-4, Amst., 1774. On trouvera, dans le Dictionnaire historique de Prosper Marchand, une biographie très-détaillée de 's Gravesande, par Allamand, son disciple et son ami. G. V. GRECS (Philosophie des). Lorsqu'on cherche à embrasser dans son ensemble la philosophie de ce peuple et à saisir ce qu'il y a de commun en- tre les systèmes si variés et si nombreux qui la représentent, on se trouve obligé de répondre à ces quatre questions: 1° Quel est le caractère essentiel de la philosophie grecque, celui qui ap- GREC — 648 — GREC partient, non pas à tel ou à tel système, mais à tous les systèmes qu'elle a mis au jour? 2" Quels sont ses antécédents et ses origines? quels sont les éléments qui lui appartiennent en propre et ceux qu'elle a empruntés d'ailleurs, par exemple de l'Egypte, de la Perse ou de quelque autre contrée de l'Orient? 3° Dans quel ordre, suivant quelles lois, dans quel espice de temps s'est-ellc développée? en un mot, quels sont les traits gé- néraux de son histoire? 4° Enfin, quelle in- fluence a-t-elle exercée sur l'esprit humain".' quelles traces a-t-elle laissées dans le mouve- ment philosophique qui lui a succédé? quelle est sa part dans l'histoire générale de la civili- sation? Ce sont ces diverses questions que nous allons essayer de résoudre ici avec les données que nous fournit la science moderne. I. Ce qui distingue particulièrement la philo- sophie grecque de toutes les autres philosophies de l'antiquité, c'est qu'elle n'invoque aucune au- torité antérieure ou surnaturelle; c'est qu'elle est absolument indépendante de la religion, jus- qu'au jour où, ayant accompli sa mission et ces- sant d'être elle-même, elle essaya vainement de résister, avec tous les débris reunis de l'ancien monde, à l'invasion d'une civilisation nouvelle. En effet, toutes les doctrines de l'Orient relative- ment aux grandes questions de l'ordre moral et métaphysique s'appuient sur des dogmes reli- gieux, sur une tradition immobile, ou sur le texte de certains livres, regardés comme l'ex- pression surnaturelle de la parole de Dieu. Nous ne voulons pas dire que la sagesse orientale (c'est le nom qu'on lui donne) soit toujours res- tée fidèle à ces traditions et à ces livres saints; mais elle les invoque, elle se produit en leur nom, et a la prttention de les expliquer, dans le temps même où elle s'en écarte le plus. En Egypte, toute science est entre les mains des prêtres, tout ce qui s'adresse à l'intelligence de l'homme est censé lui avoir été révélé, avec des circonstances merveilleuses, dès l'origine des choses. Dans la Chaldée et dans la Perse, même spectacle. Hors du collège des mages, il n'y a qu'une foule crédule et obéissante ; et les mages eux-mêmes, surtout après la révolution ou la ré- forme religieuse opérée par Zoroastre, ne sont que les interprètes des livres sacrés confiés à leurs mains. On trouve certainement dans l'Inde des systèmes plus hardis et plus développés qu'en aucune autre contrée de l'Orient; mais tous se rattachent, avec plus ou moins de vérité, au texte des Vcdas, et les personnages mêmes à qui on les attribue y sont revêtus d'un caractère surnaturel et presque divin. Enfin, si en Chine on n'invoque pas positivement l'autorité de la révélation, on veut du moins rester fidèle aux coutumes et aux croyances des ancêtres. Le phi- losophe le plus renommé dans ce pays, celui dont la doctrine est encore suivie aujourd'hui par la partie la plus éclairée de cet immense em- pire, Confucius, n'a voulu être que le restaura- teur et l'interprète de la tradition; et quand on songe aux honneurs singuliers qui entourent sa mémoire, on est plutôt tenté de voir en lui le fondateur d'une religion, que le chef d'une école philosophique. Rien de pareil chez les phi- losophes grecs : la tradition et l'autorité ne jouent, dans leurs systèmes, qu'un rôle tout à fait second lire, quand, par hasard, elles y jouent un rôle; c'est au nom de la raison qu'ils s'adres- sent à leurs semblables, au nom des facultés que la nature a départies à tous les hommes: et, loin de s'abriter ou de s'effacer derrière quelque tradition séculaire, ils se font gloire de leur gé- nie, ils mettent leur orgueil dans la nouveauté et dans la hardiesse de leurs doctrines, persua- dés que la vérité est à celui qui la cherche sans prévention, en usant librement de toutes les for- ces de l'intelligence. Aussi n'ont-ils pa scrupule de se mettre en contradiction avec les croyances religieuses de leur temps, et même de les attaquer d'une manière directe, comme on le raconte d'Heraclite, de Xénophane, de Prol le goras, et comme on l'a repro hé à Anaxagore et à Socrate. Nous ne craignons pas d'ajouter que c'est là pour la philosophie grecque un titre de gloire ; car en ruinant le paganisme, ce cuite grossier des passions humaines, elle a préparé, dans l'avenir, le triomphe d'une religion plus pure, et l'a, en quelque sorte, devancée par quelques-unes de ses doctrines les plus fameu- ses. Toutefois il sciait injuste de rappeler seule- ment ici les enseignements de So rate, de PI i- ton, de Pythagore; il n'y a pas jusqu'à la morale si décriée d'Épicure et de Démocritc qui ne soit supérieure à la morale païenne et aux exemples donnés à la terre par les dieux de l'Olympe. Au reste, cette absolue indépendance et cette mis- sion élevée de la philosophie se comprennent d'autant mieux chez les Grecs, que ce peuple n'a jamais eu, à vrai dire, une religion consti- tuée ; car une religion suppose des dogmes ar- rêtés, un ensemble de lois politiques et morales dont on fait remonter l'origine jusqu'à Dieu, en- fin des livres saints, tels qu'on en trouve dans tout l'Orient, comme ceux que les prêtres égyp- tiens portaient en procession dans leurs cérémo- nies publiques, comme le Zend-Avesta, comme les Vëdas, comme la Bible. Or, la Grèce païenne n'a jamais rien possédé de semblable. Sa mytho- logie est moins un objet de foi qu'un jeu de l'i- magination, qu'une invention tout à fait libre de la poésie et de l'art; et, en effet, ce sont des poètes qui en sont les auteurs, non des prêtres, ou ce qu'en Orient on appelle des prophètes, c'est-à-dire des hommes venant parler au nom d'une révélation divine. Cela nous montre que le mouvement, que la liberté est, en quelque fa- çon, l'essence même de l'esprit grec : il n'en faut pas davantage pour nous expliquer son originalité, sa fécondité prodigieuse, le rôle im- mense qu'il a joué dans le domaine des faits, comme dans celui des idées, dans l'histoire des actions, comme dans celle de la pensée et de l'imagination humaines. II. Cependant cette originalité, cette fécondité dont nous parlons, ont été vivement contestées à la philosophie grecque. On a prétendu que ses systèmes les plus célèbres, que ses doctrines les plus admirées pour leur singularité ou pour leur élévation, ne sont que des importations de l'Orient, déguisées avec plus ou moins d'adresse sous une forme nouvelle. Ainsi Thaïes, qui était d'origine phénicienne, a pris, dit-on, chez les Phéniciens, la fameuse hypothèse que l'eau est le principe générateur du monde. Pythagore, à ce que l'on prétend, a voyagé en Egypte, dans l'Inde, en Chaldée, dans la Perse, même en Pa- lestine, et c'est dans ces diverses contrées qu'il a puisé la connaissance d'un seul Dieu, d'une âme immortelle, de la propriété des nombres et des monades, de l'hypothèse de la métempsy- cose, en un mot, sa doctrine tout entière. On a fait parcourir les mêmes lieux à Platon et à Démocrite; on leur a dqnné également pour pré- cepteurs les mages, las brahmanes, les prêtres égyptiens, sans songer que ces deux philosophes ont soutenu des systèmes diamétralement oppo- sés. Démocrite a été de plus l'héritier de Mos- chus, ce philosophe phénicien qui, au témoi- gnage de Posidonius, séparé de lui par une dis- tance de vingt siècles, a vécu avant la guerre de Troie et a été le fondateur de la philosophie ato- GREC — 649 — GREC distique. Le feu étant, selon Heraclite, la sub- stance et la vie de tous les êtres, le principe d'où ils sortent et dans lequel ils vont se dissou- dre, on a imaginé que cette opinion avait sa source dans la religion de Zoroastre, où la lu- mière, sous le nom d'Ormuzd, joue à peu près le même rôle (Creuzer, Symbolique, t. II, p. 182, édit. allem.). Aristote n'a pas été plus épargné que ses devanciers. On s'est persuadé qu'il a été dans l'Inde sur les pas de son héroïque élève, ou tout au moins qu'en en a rapporté pour lui des trésors de science qu'il s'est appropriés sans scru- pule. On a surtout pensé que son Organon n'est Îu'une imitation intelligente du Nyâya, traité e logique qui a pour auteur un philosophe in- dien du nom de Gotama (voy. ce nom). Enfin, si nous en croyons le récit d'Aristoxène, rapporté par Eusèbe (Prép. évang., liv. XL. ch. ni), So- crate lui-même, le plus original, le plus libre, le plus Grec de tous les philosophes de la Grèce; Socrate, qui n'est jamais sorti de sa ville natale, aurait reçu toutes ses opinions d'un voyageur in- dien venu à Athènes on ne sait comment, et sans avoir laissé aucune autre trace de son passage. Pas une seule de ces assertions n'a pour appui un fait positif ou un témoignage contemporain des philosophes qu'elles dépouillent de leur gé- nie ; mais toutes se fondent également sur des conjectures tout à fait modernes, ou sur des traditions qui ont pris naissance quand la philo- sophie et la civilisation grecques touchaient déjà à leur déclin. C'est dans les œuvres de Plutarque et dans le recueil qui lui a été faussement attri- bué, dans les écrits de Jamblique, dans la com- pilation de Diogène Laërce, ou chez des auteurs encore plus récents, que ces traditions se mon- trent pour la première fois- on en chercherait vainement quelques traces dans les ouvrages de Platon et d Aristote, ou dans les fragments qui nous sont parvenus de leurs disciples immé- diats : tout au contraire, Platon, malgré l'admi- ration qu'il témoigne quelquefois pour l'antique civilisation des Égyptiens, refuse positivement à ce peuple, ainsi qu'aux Phéniciens, l'esprit phi- losophique et l'amour de la science en général (; ao- otÇéjievot) et les premiers philosophes de la Grèce. Ainsi, dans l'Amour et le Chaos, repré- sentés comme les auteurs du monde, il recon- naît sans peine les deux principes d'Einpédocle et d'Anaxagore; il trouve de même le système de Thaïes chez ceux qui appellent Théthys et l'Océan les pères de toutes choses; enfin Platon (Cratylc) attribue aussi aux théologiens cette opinion d'Heraclite, que l'univers est un flux perpétuel. Les poètes, par la liberté dont ils usaient envers la religion, par les allégories ingénieuses qui leur servaient à expliquer quelques-uns dès- problèmes les plus redoutés de la morale et de la métaphysique, n'ont pas moins contribué à faire naître dans la Grèce l'idée et l'amour de la philosophie. La Cosmogonie d'Hésiode n'est qu'une continuation de l'œuvre des théologiens; et qui n'a présent à l'esprit ce magnifique pas- sage d'Homère (Iliade, ch. xx), où Jupiter est représenté comme le premier anneau de la chaîne à laquelle tout l'univers est suspendu? La poésie et la philosophie ont eu même quel- que peine à se séparer l'une de l'autre; car on sait que les premiers philosophes grecs, par exemple Pythagore, si c'est à lui qu'on doit les Vers dorés, Empédocle, Xénophane, Parménide, ont écrit en vers et ont donné à leurs opinions une forme poétique. Chez Pythagore et Empé- docle on reconnaît également encore quelque chose du théologien, ou du langage que les hié- rophantes devaient parler dans les mystères. Quant à ceux qui ont reçu le titre de sages, les sept sages de la Grèce, comme on les ap- pelle communément, bien que ce nombre sacra- mentel doive laisser des doutes, ce sont à pro- E rement parler des philosophes pratiques, des ommes qui ont su recueillir les conseils de l'expérience, et observer les conditions de la dignité humaine; qui possédaient l'art de se conduire envers eux-mêmes et envers les autres, d'après certaines maximes générales du sens commun; à qui il n'a manqué, enfin, pour être de véritables philosophes, que les vues d'en- semble et l'esprit de système. Ainsi, pour expliquer le mouvement philo- sophique qui a eu lieu en Grèce, il n'est pas né- cessaire, il n'est pas possible, sans faire vio- lence aux faits, de recourir à l'intervention d'une civilisation étrangère; il se lie aux premiers commencements et à toutes les phases de la ci- vilisation grecque ; il en est la dernière et la plus importante. Mais ce qui prouve encore mieux que tout ce que nous venons de dire l'originalité de ce mouvement, c'est l'ordre avec lequel il s'est accompli, c'est son unité et sa régularité parfaite, c'est la corrélation ou la filiation qui existe entre tous les systèmes qu'il a enfantés. III. La philosophie grecque se partage d'elle- même en trois grandes périodes reconnues éga- lement par tous les historiens de la philosophie. D'abord se forment dans les différentes colonies de la Grèce des écoles presque isolées, qui n'a- gissent que faiblement les unes sur les autres, et qui ont pour caractère commun de vouloir expliquer du premier coup la nature et l'origine des choses, sans s'être demandé auparavant quelles sont les forces, quelles sont les lois de l'esprit humain, quelle méthode il faut suivre pour trouver la vérité. C'est la première période, qui embrasse environ deux siècles, depuis Tha- ïes jusqu'à Socrate, depuis 600 ans jusqu'à 400 ans avant Jésus-Christ. Ces tentatives ambi- tieuses et mal réglées, ayant abouti au scep- ticisme, et à la pire espèce de scepticisme, à l'art corrupteur des sophistes, la philosophie entra alors dans une nouvelle voie. Avant de s'occuper des êtres en général, ou de l'univers considéré dans son ensemble, dans sa nature, dans son principe et sa fin, on voulut savoir ce qu'est l'homme, c'est-à-dire l'esprit, la pensée, par laquelle nous espérons embrasser tant de choses, et qui décide, en dernier ressort, de la vérité ou de l'erreur; on fixa comme point de départ de la science la connaissance de soi- même, le l'vùiOi atautov, interprété d'une ma- nière complètement nouvelle. Mais, en adoptant celte réforme, qui a pour auteur Socrate, la phi- GREC — 651 GREC losophie ne prétendait pas se renfermer dans la conscience; elle se crut, au contraire, d'autant plus forte pour aborder de nouveau les plus vastes problèmes et marcher à la conquête de la science universelle. Alors commence, au nom du même principe, sous l'autorité d'un seul maître, et, si l'on peut s'exprimer ainsi, sous les yeux de toute la Grèce réunie en une seule na- tion, une suite de systèmes, les plus brillants et les plus profonds qui aient jamais été conçus dans l'antiquité : c'est la seconde période de la philosophie grecque, celle de sa maturité; elle embrasse à peu près quatre siècles, depuis So- crate jusqu'à yEnésidème et aux premiers essais d'éclectisme faits à Alexandrie. Enfin, la raison païenne, c'est-à-dire la raison humaine consi- dérée dans certaines conditions déterminées de nationalité, de religion, d'organisation matérielle et sociale, ayant dit son dernier mot, ayant acquis le développement où elle pouvait par- venir dans ces conditions, il ne lui restait plus qu'à revenir sur ses pas, ou à se perdre dans le scepticisme, ou à se résumer en quelque façon dans un dernier système, formé avec les débris de tous les autres. C'est en effet ce qui est arrivé pendant la troisième période de la philosophie grecque. On voit alors ressusciter de vieilles doc- trines depuis longtemps oubliées; on voit ^Ené- sidème, attaquant la raison humaine dans ses principes les plus importants, donner au scep- ticisme un caractère plus sérieux et plus profond que tous ses devanciers ; en même temps on voit se former et s'étendre la célèbre école d'A- lexandrie, où la philosophie grecque semble vouloir recueillir toutes ses forces et appeler à son secours toutes les puissances détrônées comme elle, avant de se retirer devant la religion chrétienne. Cette période dure à peu près cinq cents ans, depuis le i" jusqu'au vi° siècle de notre ère. Les écoles dont la naissance et le dévelop- pement appartiennent à la première période sont l'école ionienne, l'école italique, l'école d'Élée, ainsi nommées des différents lieux où elles prirent naissance, et l'école atomis tique, que l'on ferait mieux d'appeler, par analogie avec les autres, l'école d'Abdère : car Leucippe et Démocrite, les deux seuls philosophes qui aient adopté alors l'hypothèse des atomes, étaient Abdéritains l'un et l'autre. LYcole ionienne et l'école italique sont con- temporaines; elles furent fondées presque en même temps, celle-ci par Pythagore, celle-là par Thaïes, et se développèrent, pour ainsi dire, parallèlement. Il n'y a aucune probabilité qu'elles aient eu connaissance l'une de l'autre, ni qu'elles aient cherché à se contredire dans leurs doc- trines; cependant on est frappé du contraste qui existe entre elles. Thaïes et ses disciples sont des physiciens, qui s'attachent aux phéno- mènes sensibles et se préoccupent surtout de la composition ou du principe matériel de l'uni- vers. Au contraire, les pythagoriciens sont exclu- sivement frappés de la forme intellectuelle des choses ou de leurs conditions mathématiques, et du rapport de ces conditions avec un principe supérieur, qui les contient en lui. L'école ionienne se partage elle-même en deux fractions, dont l'une, considérant le monde sous le point de vue dynamique, c'est-à-dire de la vie et de la force qui se manifestent dans son sein, regarde tous les êtres et tous les phéno- mènes comme les effets de la contraction ou de la dilatation, en un mot, comme les formes di- verses d'un seul élément, doué naturellement des propriétés de la vie et même de la raison; l'autre, se plaçant au point de vue mécanique, explique tous les phénomènes de l'univers et l'univers lui-même par la réunion, la sépa- ration étales combinaisons diverses d'un nombre infini d'éléments matériels mis en mouvement naturellement, ou par une impulsion étrangère. Dans la première fraction on comprend Tha- ïes, Anaximène, Diogène d'Apollonie, Heraclite; dans la seconde, Anaximandre, Archélaùs le physicien, et, jusqu'à une certaine mesure, Anaxagore : car, comme Platon et Aristote lui en font justement le reproche, l'intelligence, qu'il admet comme l'un des principes du monde, ne joue dans son système que le rôle d'une ma- chine destinée à mettre en mouvement la ma- tière inerte. Selon l'école italique, les nombres sont l'es- sence des choses, et l'unité est l'essence des nombres, c'est-à-dire que la raison, telle qu'elle se manifeste dans la nature par les lois des pro- portions et de l'harmonie, est le fondement vé- ritable de tout ce qui existe, et qu'elle-même a son siège, son foyer éternel, dans un principe unique, indivisible, quoique immanent à l'uni- vers. C'est ce principe que l'école de Pythagore a nommé l'Un en soi ou le premier Un, parce qu'il est la source infinie de tous les êtres, comme la monade ou la seconde Unité est la source des nombres. On conçoit qu'à ce point de vue, toutes les idées revêtent des formes mathématiques. Ainsi, de même que la monade est la source du déterminé, du fini, de la forme intelligible, la matière, à cause de sa divisibilité indéterminée, reçoit le nom de dyade ; les aspects généraux sous lesquels l'univers se présente à notre esprit, ou, si l'on veut, les catégories pythagoriciennes (voy. Alcméon), sont au nombre de dix, parce que la décade est le nombre le plus parfait ; pour la même raison, il faut qu'il existe dix sphères cé- lestes tournant autour d'un centre commun ; l'àme est un nombre qui se meut lui-même ; la vertu est une harmonie; en un mot, les princi- pes métaphysiques et les règles de la morale, aussi bien que les lois et les phénomènes de la nature, sont assimilés à des nombres, à des pro- portions, à des figures de géométrie. Mais, outre ce caractère, l'école pythagoricienne en a encore un autre : par son langage, par son organisation extérieure, par sa morale ascétique, et même par quelques-unes de ses doctrines, elle nous rappelle encore les mystères ou les sanctuaires de l'Orient; le maître au nom duquel elle jurait ressemble moins à un philosophe qu'à un hié- rophante, qu'à un de ces antiques théologiens qui, dans l'opinion de la Grèce, tenaient, pour ainsi dire, le milieu entre les dieux et les hommes. De même que l'école ionienne s'attache prin- cipalement au côté physique de l'univers, et l'école pythagoricienne au côté mathématique, l'école d'Elée s'applique d'une manière exclusive au principe métaphysique des choses, c'est-à-dire à l'idée de l'être et de la substance. Son fonda- teur, Xénophane de Colophon, et ses deux repré- sentants les plus illustres, Parménide et Zenon, connaissaient parfaitement les deux écoles fon- dées avant eux, et c'est en les attaquant l'une et l'autre qu'ils cherchaient à fonder leur propre doctrine. De là un nouvel élément introduit dans la science à côté de ceux que nous connaissons déjà, c'est-à-dire la dialectique. L'invention et l'usage de la dialectique ne sont pas le moindre mérite des philosophes d'Elée ; car par la ils ont donné à la raison la conscience de sa force, et ont exclu l'imagination du domaine de la philo- sophie. Quant au fond de leur système, il con- siste à dire qu'il n'y a pas de milieu entre l'Etre absolu et le néant; que l'idée d'un être contin- GREC — 652 — GREC gent, variable, divisible, multiple, est pleine de contradictions; que, par conséquent, il n'y a que l'infini, le nécessaire, l'être absolument un qui existe ; que tout le reste est une vaine appa- rence. Ce principe ne détruit pas seulement la physique ionienne; il n'est pas moins hostile à l'idéalisme mathématique des pythagoriciens : car les nombres, les proportions, les lois du calcul et de l'harmonie n'existent que par rap- port aux phénomènes de la nature ; aussitôt ces phénomènes anéantis, nous cessons de les con- cevoir. L'école atomistique, à son tour, plus jeune que toutes les autres, s'élève contre l'école d'Ëlée, comme celle-ci contre les deux écoles précéden- tes. Elle soutient donc l'éternité du mouvement, principe de tous les changements et de tous les phénomènes, dont l'idée même était regirdée par les éléates comme une contradiction; elle admet à la fois l'existence de l'être et celle du non-être sous les noms de la matière et du vide; enfin, la matière, pour elle, n'est pas un prin- cipe unique, mais un nombre infini de petits corps indivisibles, et tous différents les uns des autres par la forme. Ce sont ces petits corps qu'on désigne sous le nom d'atomes, et dont les différents rapports dans l'espace doivent nous rendre compte de tous les phénomènes de la na- ture. Au fond, la doctrine de Leucippe et de Dé- mocrite n'est pas autre chose que le mécanisme ionien revctu d'une forme plus scientifique et plus nette. Tous ces systèmes, si opposés entre eux, après s'être formés presque à l'insu les uns des autres dans les diverses colonies de l'Asie Mineure, de l'Italie, de la Thrace, ayant fini par se rencontrer dans le centre de la Grèce devenue une seule nation, et par se disputer à la l'ois les esprits, engendrèrent naturellement le scepticisme: non pas ce scepticisme sérieux, indispensable aux progrès de la raison humaine, et qui prend sa source dans les difficultés réelles de la science^ mais cette opinion frivole, non moins propre a corrompre l'âme que l'intelligence, que tout peut se soutenir, que tout peut être nié, que le vrai et le faux dépendent entièrement de l'appa- rence qu'on donne aux choses ; en un mot, l'es- prit sophistique. Les sophistes, en effet, arri- vaient de toutes les écoles et de tous les côtés de la Grèce; ils poussaient à la dernière exagé- ration ce qu'il y avait déjà d'exclusif dans cha- que système, et ne prenant pis ni ne pouvant faire prendre au sérieux les opinions qu'ils prétendaient soutenir, ils substi tuaient ainsi à la philosophie cet art frivole et dangereux avec lequel ils pervertis- saient la jeunesse. Les plus célèbres d'entre eux sont Gorgias et Protagoras : le premier, abusant de la dialectique subtile de l'école d'Élee, soute- nait que rien n'existe, et que, s'il existait quel- que chose, nous serions hors d'état de le connaî- re ou d'en parler; le second ne faisait que dé- velopper les conséquences du matérialisme ionien et abdéritain, en enseignant que toute pensée se résout en sensations ; que, hors de nos sensations; phénomènes essentiellement va- riables et fugitifs, nous ne connaissons rien; que, par conséquent, l'homme est la mesure de toutes choses. Telle était la situation désespérée où la philosophie était tombée, quand Socrate entreprit de l'élever à la hauteur de sa destina- tion, et de la conduire à la vérité par une route inaperçue jusqu'alors. Il y a trois choses à considérer dans la ré- forme de Socrate: la manière dont il guérit les esprits du faui savoir et des conceptions plus ou moins hypothétiques qui avaient triomphé jus- qu'à lui ; la méthode nouvelle qu'il appliqua à la philosophie; et enfin l'idée qu'il se forma de cette science, les doctrines qu'il adopta et ré- pandit en son nom. Socrate s'était convaincu que, pour ouvrir à la philosophie de meilleures destinées, il fallait commencer par confondre la science prétendue universelle des sophistes, dont la véritable cause était dans les hypothèses aventureuses des écoles antérieures. C'est dans ce dessein qu'il parlait sans cesse de son igno- rance, et qu'opposant à leurs pompeux discours ou à leurs vaines subtilités la simplicité et la droiture d'un homme de bon sens possédé par le désir d'apprendre, il les forçait, par une suite de questions artistement enchaînées, à s'avouer tout aussi ignorants que lui. En cela consiste le caractère le plus essentiel de l'ironie socratique, dont le but était le même que celui du doute méthodique dans la réforme cartésienne. L'ob- stacle du charlatanisme et de la fausse science une fois écarté pour faire place à l'ignorance qui a conscience d'elle-même, Socrate proposait sa méthode: il voulait qu'avant de chercher les vérités hors de nous, comme par le passé, qu'a- vant d'être occupé de ce qui se passe dans les parties les plus reculées de l'univers, on com- mençât par se connaître soi-même, et par inter- roger sa conscience, sur ce qu'on peut et ce qu'on doit savoir. Cependant il ne faudrait pas exagé- rer ce principe, et s'imaginer que Socrate a créé la psychologie telle qu'on l'entend de nos jours, il prétendait seulement que l'attention, avant de se porter sur les choses, doit se fixer sur la raison et sur les idées qu'elle nous donne sans aucun concours étranger. De là l'importance ex- trême qu'il attache aux définitions, puisque toute définition est l'expression d'une idée générale et préconçue, que la raison peut avoir la prétention de tirer de son propre fonds. De là aussi la dia- lectique socratique, qui contient en germe celle de Platon, et qui, dégageant avec soin l'essen- tiel de l'accessoire? le général du particulier, prépare la voie à la théorie des idées. Quant a la science philosophique elle-même, c'est à tort qu'on a répété souvent que Socrate voulait, la réduire tout entière aux proportions de la mo- rale ; il est vrai seulement que, dans sa pensée, elle devait occuper le premier rang, que l'homme devait passer avant la nature, comme les idées avant les choses. Il voulait que la philosophie sortit de la spéculation pure où elle s'était con- finée jusqu'alors, pour exercer une influence bienfaisante sur la société et les hommes pris isolément; il ne séparait pas la théorie de la pratique, la vertu de la science. Toute sa vie d'ailleurs n'est-elle pas conforme à celte doc- trine? N'a-t-il pas rempli la mission d'un apôtre aussi bien que celle d'un philosophe? C'est pour cette cause précisément qu'il est mort en mar- tyr. Si son influence s'était renfermée dans l'en- ceinte de l'école, les Anytus et les Melitus en auraient difficilement pris ombragé ; mais c'est au milieu de la place publique qu'il enseignât ses 0| inions, dont les corrupteurs du peuple et les défenseurs d'un culte qui divinisait toutes les passions av. lient raison de s'alarmer. Il sub- stituait à la fatalité antique l'idée d'une provi- dence universelle; il subordonnait à un idéal impérissable du beau et du bien la volonté di- vine elle-même ; et, ce qui devait faire son plus grand crime, il mettait la justice et la raison au-dessus des caprices d'une multitude igno- rante. Mais, encore une lois, quoique une voca- tion décidée et toute personnelle l'entraînât de préférence vers les questions de l'ordre moral, il ne condamnait pas les autres sciences; il les atteignait toutes et les renouvelait toutes par le principe de sa réforme : car ce principe est la GREC — C53 GREC condition même de leur certitude et de leur unité. La pensée de Socrate n'a pas été comprise par tous ses disciples. La plupart d'entre eux se sont attachés étroitement à la morale, et dans la mo- rale n'ont considéré que la question du souve- rain bien. Telles sont, en effet, les limites dans lesquelles Aristippe, Antisthène et Euclide de Mégare se sont renfermés d'une manière plus ou moins exclusive. Pour Aristippe, chef d'une nouvelle école, qu'on a appelée, à cause de la patrie de son fondateur, l'école cyrénaïque, le souverain bien consiste dans la volupté, et le mal dans la douleur ; mais- la volupté, telle que l'entend ce disciple indigne de Socrate, ce n'est pas l'intérêt bien entendu, ce n'est pas le bien- être durable, intelligent que recommande Épi- cure, mais la jouissance immédiate des sens, la volupté dans le mouvement, ainsi qu'il l'appelle ; parce que l'âme humaine lui paraît être tout en- tière le produit de la sensation. Au contraire, Antisthène, tenant surtout compte de la volonté, de la liberté, veut que l'homme, pour être heu- reux, restreigne autant que possible ses besoins, se mette au-dessus du plaisir et de la douleur, des affections comme des passions, et ne soit pas moins indifférent à l'opinion de ses sembla- bles qu'aux impressions fugitives du monde ex- térieur. De là les mœurs austères et farouches, les formes repoussantes, et, il ne faut pas l'ou- blier, les maximes antisociales de l'école cyni- que, dont Antisthène fut le fondateur, et Dio- gène de Sinope le plus célèbre représentant. Enfin, selon Euclide, autour duquel se forme une troisième école, appelée l'école mégarique, le souverain bien ne doit être cherché ni dans la volonté, ni dans les sens, mais dans la raison. Or, quel est l'objet de la raison, d'après la mé- thode et la dialectique de Socrate? C'est l'inva- riable et l'universel, c'est-à-dire l'absolu. L'ab- solu est un, comprenant dans son sein l'unité et l'Être. Il n'y a donc qu'un seul bien, qui prend différents noms, et se montre à notre esprit sous des formes variées. C'est Dieu qu'il s'appelle, ou bien la raison, l'intelligence. Quant au mal, il n'existe pas, ou n'est qu'une simple apparence, comme les êtres contingents et multiples parmi lesquels nous croyons l'apercevoir. Euclide et ses disciples, en revenant par la morale à la métaphysique, et en ressuscitant le principe de l'école d'Élée, ont aussi remis en honneur sa subtile dialectique : car il fallait beaucoup d'ar- tifices pour soutenir une doctrine aussi violem- ment opposée à l'évidence et aux sentiments les plus indestructibles de la nature humaine. Deux autres disciples de Socrate, Phédon et Méné- dème, ont fondé les écoles très-obscures d'Élis et d'Erétrie, qui, par le fond des idées et une prédilection exagérée pour la dialectique, se rapprochent beaucoup de celle de Mégare. Cette direction dégénéra peu à peu en scepticisme, et produisit plus tard Pyrrhon, que Phédon, son compatriote, passe pour avoir initié à la philoso- phie. Ainsi, de même qu'avant Socrate, en cherchant à embrasser d'un seul coup d'œil la nature, l'o- rigine et la composition de l'univers, les uns se sont attachés exclusivement aux phénomènes physiques, les autres aux principes métaphysi- ques, ceux-ci aux conditions mathématiques, ceux-là aux lois mécaniques ; de même après Socrate, en portant toute leur attention sur l'homme, et en traitant la seule question du souverain bien, les uns n'ont tenu compte que de la sensibilité, réduite aux limites étroites de la sensation, les autres que de la volonté, et d'autres enfin que de la raison ou de l'intel- ligence. On s'est donc ici partagé l'homme, comme là on s'est partagé l'univers. Dans quel- que sphère qu'elle s'exerce, la pensée humaine ne peut pas procéder autrement. C'est par la di- vision et par la contradiction qu'elle s'élève à une vue de plus en plus complète de la nature des choses, et à la conscience de sa propre unité. Mais les derniers systèmes que nous venons de rappeler ne sont encore que des ébauches in- formes, des essais avortés où l'influence de So- crate ne joue qu'un faible rôle. Pour juger avec justice de la révolution opérée par ce grand homme, il faut voir quels fruits elle a produits chez Platon et chez Aristote. Ces deux philosophes, malgré les directions opposées de leur génie, regardent l'un et l'au- tre la connaissance des lois et de la nature de la raison, c'est-à-dire la connaissance réfléchie de nous-mêmes, comme la condition absolue de la science. L'un et l'autre aussi ils croient que la science ne doit pas se renfermer dans les li- mites étroites de la conscience, ou dans les questions qui touchent directement à l'homme ; mais qu'elle doit embrasser la nature des êtres en général, et s'élever jusqu'à leur commun principe. C'est ainsi qu'ils posent les bases du dogmatisme le plus profond et le plus hardi qui ait jamais été conçu dans l'antiquité, et qu'ils rendent à la philosophie, au nom de la raison, l'universalité qu'elle tenait autrefois de l'imagi- nation et de l'inexpérience. En effet, il n'y a pas de milieu aux yeux de la logique : ou la raison n'a pas cette autorité absolue, cette pleine certi- tude qui est la condition de son existence, et sans laquelle elle se confond avec les impres- sions variables des sens ; ou ses lois, c'est-à-dire ses notions fondamentales, sont l'essence même des choses, et s'étendent, par conséquent, à l'u- niversalité des êtres. Il résulte de là que les tentatives faites dans le passé pour atteindre à cette science universelle ne doivent pas être perdues pour la philosophie : car si les notions fondamentales de la raison sont l'essence des choses et les conditions de leur existence, les choses, à leur tour, ne peuvent occuper notre esprit que sous les formes que la raison leur impose, et chaque système philosophique vrai- ment digne de ce nom doit être regardé comme l'expression plus ou moins claire, plus ou moins complète d'un des principes de notre nature intellectuelle, c'est-à-dire de la science et de la vérité elle-même. Platon et Aristote sont encore d'accord sur ce troisième point : tous deux ils résument dans leurs propres doctrines, mais chacun à sa manière, les doctrines importantes, les grands systèmes qui les avaient précédés. Le premier, formé d'abord par les leçons de Cratyle, disciple d'Heraclite, qui est lui-même un des représentants les plus considérables de l'école ionienne, regarde la matière comme un principe nécessaire et éternel, en même temps qu'il lui refuse toute propriété positive, toute forme arrêtée; il en fait l'essence de la diver- sité et le théâtre de tous les changements. A cette idée ionienne, il ajoute le principe pytha- goricien, que les nombres, les proportions, les figures de géométrie sont ce qu'il y a de plus réel dans la nature physique, et nous rendent compte non-seulement de la forme extérieure des corps, mais de leur composition, de leurs propriétés les plus intimes, et de tous les phé- nomènes qu'ils nous présentent. Au-dessus de ces deux éléments, naturellement réconcilies par la suppression de toute propriété positive dans la matière, viennnent se placer les idées, fruit de la dialectique socratique, et qui repré- sentent dans la philosophie platonicienne le fon- GREC — 65^ - GREC dément réel de tous les êtres, ou l'essence des choses en général, comme les nombres celle des corps. Voilà pourquoi les nombres, déchus du rang suprême qu'ils occupent dans l'école de Pytnagore, tiennent ici le milieu entre les idées et les phénomènes. Enfin, au-dessus des idées elles-mêmes, qui sont la lumière, la vie, la splendeur de l'univers, s'élève Vêlre véritable (:à ôvtw; ôv), l'être unique, objet des spéculations de l'école d'Élée, que le chef de l'école méga- rique a confondu avec le bien, et que Platon dé- signe souvent sous le même nom. Aristote a donné dans tous sesouvrages, mais principalement dans celui qui a reçu le nom de Métaphysique, une place encore plus évidente et plus consi- dérable à tous les systèmes antérieurs. Il ne se contente pas, comme son maître, d'en tirer la substance pour la faire entrer dans sa propre doctrine; il les expose, il les classe; il les dis- cute, puis il signale la part de vérité qu'ils con- tiennent. C'est ainsi qu'après avoir exposé sa théorie des quatre principes, c'est-à-dire que toutes choses se forment par le concours d'une matière, d'une forme, d'une cause efficiente et d'un but final, il montre que chacun de ces prin- cipes, à l'exception du dernier, dont il s'attribue exclusivement la découverte, a été reconnu sépa- rément, et produit sous une forme plus ou moins scientifique par quelqu'un des philosophes ses prédécesseurs. Il y a plus : ces quatre prin- cipes ne demeurent pas ainsi juxtaposés et indé- pendants l'un de l'autre dans la doctrine aristo- télicienne ; mais la forme universelle des êtres, sous le nom de raison ou d'intelligence active (vo-j; jroiTjTixéç), la cause efficiente ou le prin- cipe du mouvement, et la cause finale, c'est-à- dire la perfection, le souverain bien,' se réu- nissent et se confondent en Dieu, le seul être vraiment digne de ce nom, absorbé éternel- lement dans la contemplation de lui-même, dans la conscience de sa propre pensée, objet de son propre amour et de celui de la nature entière. Quant à la matière, bien qu'elle soit considérée comme un principe à part qui a toujours été, et sans lequel rien ne serait; privée comme elle est, par elle-même, de toute vertu et de toute qualité positive, elle n'est en réalité qu'une pure abstraction, la seule possibilité des choses que nous observons dans le monde. Mais où est donc alors l'opposition si célèbre des deux philosophes? Platon, transporté sur les ailes de la dialectique et de l'amour au delà de ce monde, sur lequel à peine s'est arrêté son regard, donne aux idées une existence distincte de celle des objets et des êtres particuliers. L'existence des idées est, après celle de Dieu ou de l'Être absolu, à qui elles sont unies par le Verbe, la seule vraie existence. Les êtres parti- culiers ne sont que des ombres, que des images fugitives et imparfaites de ces éternels exem- plaires. De l'âme elle-même, rien ne doit durer que la raison, que l'intelligence pure (Xoyixôv |i£po;V parce qu'elle a seule le privilège de con- templer les idées. En un mot, Platon est embar- rassé du monde réel et ne vit que dans le monde intelligible. De là les bons et les mauvais côtés de sa doctrine, sa croyance arrêtée en la divine Providence, son spiritualisme prononcé, sa mo- rale austère et sublime dans son principe, sa politique fondée sur la morale, sa théorie de la réminiscence, de la préexistence, et aussi ses rêves pythagoriciens sur la nature. Aristote, au contraire, ne sépare pas le monde intelligible du monde réel, ou, pour nous servir de son gage, li forme de la matière. I. selon lui, ou. pour les appeler du nom qui a prévalu dans l'école péripatéticienne, les universaux, n'existent que dans les choses, c'est-à-dire dans la nature et dans les êtres particuliers. Il n'y a, à proprement parler, que des êtres particuliers, que des individus, bien que la science ne puisse se composer que de notions générales et in- variables. Aussi le dieu d'Aristote n'est-il pas, coin nie celui de Platon, la raison des choses, le père et la providence de tous les êtres, mais leur premier moteur, et le principe final au- quel ils aspirent. L'âme, pour lui, n'est que la forme du corps ; l'immortalité n'appartient qu'à l'intelligence active, universelle; sa morale, quoique pleine de sagesse et de bons conseils, ne s'élève pas très-haut, et ne repose pas sur une règle bien précise, celle qui consiste à tenir tou- jours le milieu entre deux excès contraires. Mais, en revanche, avec quel génie il s'est em- paré des faits et du monde réel! Quels services rendus à toutes les bran:hes des connaissances humaines ! Combien de sciences il a c: •>'■■ Comme il les a toutes, en quelque sorte, disci- plinées, organisées, classées, en les subordonnant aux lois communes et inflexibles de la logique, et en constituant au-dessus d'elles la science des sciences, c'est-à-dire la métaphysique! Les deux écoles de Platon et d'Aristote se sont prolongées bien au delà de la nationalité grec- que, jusqu'au sein de la civilisation chrétienne et arabe, sur lesquelles elles ont exercé une in- fluence immense. Mais à côté d'elles d'autres écoles se sont élevées, moins entreprenantes, c'est-à-dire moins confiantes dans les forces de la raison humaine, et par cela même plus éloignées de la vérité, qui abandonnent les hau- teurs de la spéculation pour revenir à la morale, à la question du souverain bien, en regardant toutes les autres comme subordonnées à celle-là. Tel est le but que poursuivent à la fois, par des voies bien différentes, Vépicuréisme, le stoï- cisme et la nouvelle Académie. Nous ne comptons pas pour une école distincte le pyrrhonisme, qui, ainsi que nous en avons déjà fait la re- marque, n'est qu'une continuation obscure et une exagération peu sérieuse des écoles dia- lectiques de Mégare, d'Ëlis et d'Érétrie. D'après cette manière de voir, toute la philosophie con- siste à être heureux et sage, et le seul moyen d'obtenir ce double résultat, c'est d'être indifférent à tout, à la vérité et à l'erreur, au bien et au mal, au beau et au laid, et de regarder toutes ces choses comme de pures illusions qui chan- gent suivant lès temps, suivant les lieux, sui- vant les circonstances et les hommes. Évidem- ment, ce n'est pas là un système, mais une véritable gageure contre la nature humaine et le sens commun. D'ailleurs le pyrrhonisme n'est représenté dans l'histoire que par deux hommes : par Pyrrhon lui-même, qui vivait à peu près dans le même temps qu'Aristote, et par son dis- ciple Timon de Phlionte, c'est-à-dire par un peintre et par un danseur de théâtre. Ëpicure aussi pense que la philosophie a un but éminemment pratique, que l'objet véritable de ses recherches, c'est la morale ; et la morale, selon lui, c'est l'art d'être heureux. Mais com- ment les hommes pourraient-ils vivre heureux, s'ils ignorent les lois de la nature, et si, par suite de cette ignorance, ils négligent la réalité pour des chimères, et ont l'àme affligée de mille terreurs superstitieuses? Comment seraient-ils en état de juger sainement de la nature, s'ils ne savent pas distinguer le vrai du faux, s'ils n'ont aucune idée ni des sources ni des signes de la vérité? La science de la nature; ou la physique. el celle qui nous jipprend à discerner la vérité de l'erreur, c'est-à-dire la logique, ou, pour lui laisser le nom qu'elle a reçu d'Epicure, la cano- GREC — 655 GREC nique, sont donc indispensables au philosophe, mais seulement comme moyen de découvrir les vrais principes de la morale. Ce mépris de la spéculation pure, qui est le mépris de la vérité cherchée pour elle-même, cette entière subor- dination de la science aux intérêts de l'homme, nous signale certainement un commencement de décadence dans l'histoire de la philosophie grecque. Qu'est-ce donc, si nous regardons le fond même de la philosophie d'Épicure? Sa ca- nonique, ce n'est que la théorie de la sensation appliquée à tout ordre de connaissance : les im- pressions seules de nos sens sont juges du vrai et du faux, du bien et du mal; ce que nous prenons pour des principes ou pour des idées générales n'est que le souvenir de nos sen- sations antérieures. Sa physique, c'est l'ato- misme de Démocrite, sauf quelques modifi- cations sans importance et sans valeur. C'est dans sa morale seulement qu'il montre un peu d'originalité et de profondeur. Le principe n'en est pas nouveau; c'est le même que celui de la morale de Démocrite, la volupté stable (^oovyj xaxaaTriijiaTiy.-r,) ou, comme on disait au xvme siè- cle, l'intérêt bien entendu ; mais ce principe^ il se l'est approprié pour toujours par la manière dont il l'a fécondé : il a montré mieux que per- sonne avant lui et après lui que. même pour recueillir le triste bonheur de l'egoïsme, c'est encore de la vertu qu'il faut, et l'art de com- mander à ses passions. Les stoïciens, comme les épicuriens, donnent, dans leur système, la première place à la mo- rale ; mais ils s'arrêtent plus longtemps, et d'une manière plus sérieuse, à la logique et à la physique. Si l'on excepte quelques détails par lesquels les disciples de Zenon, surtout Chrysippe, ont cherché à se distinguer, nous pensons avec Cicéron que la logique stoïcienne diffère peu au fond de la logique d'Aristote : Sloicos a peri- pateticis non rébus dissidere, sed verbis. Leur physique, plus connue sous le nom de physio- logie, tient de Platon par le rôle que la raison y joue, par l'identité qu'ils établissent entre les lois de la nature et les lois de l'intelligence; mais en même temps cette raison souveraine, cette unique et universelle intelligence leur paraît inséparable de la matière, avec laquelle elle forme un seul et même être. C'est ainsi que le monde est, pour eux, un être vivant, où l'on distingue, comme dans l'homme, une âme et un corps; mais une âme et un corps qui ne peuvent pas se séparer ni se passer l'un de l'autre. La première, tout à fait iden- tique à la raison, reçoit le nom de Dieu ; et comme tout ce qui se fait dans l'univers se fait par elle et en vertu de ses lois, comme elle est chez tous les êtres le seul principe de la vie, de la pensée et du mouvement, il est impossible qu'elle laisse aucune place à la liberté. Cependant, par une contradiction étrange, toute la morale des stoïciens repose sur l'idée du devoir. Tout ce qui n'est pas conforme à cette idée, tout ce qui n'est pas fait en son nom et n'en vient pas direc- tement, leur paraît coupable, ou n'est compté pour rien. C'est ainsi qu'ils méprisent les plai- sirs, qu'ils nient la douleur, et effacent toute différence entre les crimes et les fautes. Il est vrai que le devoir n'est pas autre chose pour eux que la loi de la nature confondue elle-même avec les lois de la raison. Ils voulaient donc que l'homme se proposât pour unique fin de contri- buer, selon ses forces, à l'ordre universel, et de ne rien faire ni de rien estimer que la raison n'avoue formellement. De là, toutes les vertus dont ils ont donné l'exemple; de là, leur mépris pour les préjugés aussi bien que pour les pas- sions ; de là, enfin, leurs idées sur le droit qui ont régénéré la législation. Ils oubliaient seu- lement que pour suivre tous ces principes, il faut que l'homme se commande, et soit le maître de résister à des motifs d'une autre nature. Entre ces deux systèmes opposés, le stoïcisme et l'épicuréisme, vient pour ainsi dire se glisser le scepticisme mitigé d'Arcésilas et de Carnéade, dont le premier fut le fondateur, et le second le plus habile champion de la nouvelle Académie. La prétention de ces philosophes, qui n'ont con- servé de l'école de Platon que le nom, c'est d'é- viter à la fois les excès du dogmatisme et ceux du scepticisme; c'est de laisser à l'homme assez de foi pour agir ou pour satisfaire aux conditions mêmes de son existence, et pas assez pour con- sumer sa vie dans de stériles recherches, qui jusque-là avaient abouti toujours à des systè- mes contradictoires. Or, quel est ce milieu tant désiré entre le doute absolu et la certitude? C'est la probabilité. Arcésilas et Carnéade en- seignaient donc, contre les stoïciens, que les choses ne sont pas perçues en elles-mêmes, qu'il n'y a pas de critérium de la vérité, que nous ne pouvons aspirer qu'à des opinions plus ou moins probables. Ils appliquaient le même principe à la morale, soutenant que l'homme doit toujours se diriger, dans ses actions, d'après le plus haut degré de vraisemblance; que, par con- séquent, la modération est la voie dont il ne faut jamais sortir. Une doctrine aussi équivoque ne devait pas longtemps se soutenir : aussi est- elle ouvertement abandonnée par les deux der- niers disciples de Carnéade. Philon de Larisse essaye de revenir au pur platonisme, et Antio- chus d'Ascalon se rallie à l'école stoïcienne; tan- dis que les stoïciens eux-mêmes, par exemple Panetius et Posidonius, prennent quelque chose de la manière indécise de la nouvelle Académie, et entrent en composition avec les systèmes an- térieurs. Ici nous entrons dans la dernière période de la philosophie grecque, celle que nous avons dé- finie par les trois caractères suivants : retour vers le passé, ou résurrection érudite des an- ciens systèmes; scepticisme désespéré qui at- teint, non plus la perception des sens, mais les principes fondamentaux de la raison; enfin, éclectisme, transaction entre les différentes éco- les, et alliance de la philosophie grecque en gé- néral avec des idées étrangères. C'est, en effet, dans ce temps qu'on voit renaître sans origina- lité et sans éclat, soit à Athènes, soit à Alexan- drie, soit à Rome, la plupart des systèmes déjà abandonnés, et les systèmes contemporains dé- générer, ou en un rôle presque théâtral, ou en un pur effort d'érudition. Tel est le spectacle que nous offrent les nouveaux cyniques, les nou- veaux disciples d'Heraclite, les nouveaux py- thagoriciens, et le plus fameux de tous, Apol- lonius deTyanejles stoïciens, comme Sextius et Sénèque: les académiciens, comme Areius Didymus, Alcinoûs, Maxime de Tyr; et enfin, les péripatéticiens, comme Andronicus de Rho- des, Alexandre d'Egée, Nicolas de Damas, Adraste et surtout Alexandre d'Aphrodise. C'est dans ce temps qu'-iEnésidèrne, Agrippa et Sextus Empi- ricus deviennent les fondateurs ou les apôtres du scepticisme le plus profond qui eût encore existé. Il ne s'agit point pour ^Enésidème d'un jeu frivole, comme pour les sophistes contempo- rains de Socrate. ni de cette indifférence contre nature où Pyrrnon cherchait le bonheur et la tranquillité d'esprit, ni du probabilisme inconsé- quent de la nouvelle Académie : il s'attaque à la raison dans ses deux principes les plus essentiels, dont l'un sert de base à la science, dont l'autre GREC — 656 GREC est le fondement de l'existence elle-même : il cherche à démontrer qu'il n'y a point de crité- rium possible de la vérité ; que toute démonstra- tion est un cercle vicieux, et que la relation de cause à effet est une idée absolument contradic- toire. Enfin, c'est dans le même temps qu'on voit les traditions mystiques et religieuses de l'Orient se combiner, par degrés et sous des formes di- verses, avec le libre esprit de la Grèce; tandis que les écoles grecques elles-mêmes, du moins les plus importantes, consentent à se fondre dans une doctrine commune. Ce mouvement se mon- tre d'abord chez quelques penseurs isolés, comme Philon le Juif, Numénius d'Apamée, Plutarque, Apulée, saint Justin le martyr, saint Clément; mais c'est dans l'école d'Ammonius et de Plotin, plus communément appelée l'école éclectique ou néo-platonicienne d'Alexandrie, qu'il arrive à son complet développement. L'école d'Alexandrie est, tout à la fois, une philosophie et une reli- gion, une école mystique et une école éclecti- que, une création originale et un résumé savant de tous les grands systèmes qui l'ont précédée. A proprement parler, elle n'appartient pas plus à la Grèce qu'à l'Orient; car son fondateur et ses maîtres les plus illustres, Ammonius Saccas, Plotin, Jamblique, ne sont plus des Grecs, si l'on considère leur éducation, les lieux qui leur ont donné naissance, et les influences diverses qu'ils ont subies nécessairement dans cette confusion de langues, de races et de croyances, dont la ville d'Alexandrie offrait alors le spectacle. Por- phyre, ou, pour l'api eler de son vrai nom, Mal- chus, était positivement Syrien, et c'est lui qui a corrigé les ouvrages de Plotin, avant de nous les transmettre. Il n'en est pas autrement des doc- trines de l'école d'Alexandrie. Son paganisme, qu'on lui a tant reproché, ce n'est plus la my- thologie d'Homère ou ce vieux polythéisme qui avait déjà soulevé contre lui Xénophane, Hera- clite, Anaxagore et Socrate; c'est le symbolisme oriental cachant, sous la variété de ses formes, un fond essentiellement panthéiste. Aux idées de Platon, d'Aristote, de Pythagore, de Parménide, habilement fondues dans une conception plus vaste, elle mêle des théories d'une origine toute différente, comme celles de l'extase, de l'unifica- tion avec Dieu, et, bientôt après, les chimères de la théurgie. En un mot, il semble, comme nous l'avons déjà remarqué, qu'elle ait voulu re- cueillir et coordonner dans son sein les plus brillants éléments de la philosophie ancienne, pour les opposer au christianisme qui devait bientôt la détrôner. L'cdit de l'empereur Justi- nien qui ferme, en 529, les écoles d'Athènes, marque la fin de la philosophie grecque. IV. Maintenant quels sont les fruits de ce long travail de la raison humaine? Qu'est-il resté dans les âges suivants de ces systèmes si nombreux, si variés, qui naissent, qui meurent, qui ressusci- tent et se combattent sans relâche pendant une période de duuzc siècles? Il en est resté à peu près tout, si l'on tient compte, non des opinions isolées ou de ces essais informes où l'imagination a plus de part que la réflexion, mais des grands systèmes qui ont exercé un pouvoir véritable sur les esprits, et qui représentent à eux seuls toute la philosophie grecque dans sa maturité. Le pla- tonisme s'est conservé chez les plus instruits et les plus éminents des Pères de l'Église, mêlé à d'autres principes que la Grèce païenne' ne con- naissait pas. Nous avons déjà cite saint Justin Le martyr et Clément d'Alexandrie, convain- cus tous les deux que la philosophie grecque avait été une préparation au christianisme; nous ajouterons à ces noms ceux d'Origène, d'Athéna- gorc, de Taticn, de SynOsius, et surtout de saint Augustin. C'est un fait digne de remarque, un fait historique et dont aucune conviction n'a le droit de s'offenser, que , chaque fois qu'on a voulu expliquer, mettre à la portée de la raison humaine les mystères du christianisme, la Tri- nité, l'Incarnation, la génération éternelle du Verbe, on a reproduit d'une manière plus ou moins fidèle la doctrine platonicienne. Ce nom même du Verbe, que nous venons de prononcer, n'est-il pas vrai qu'il appartient à la langue de Platon, et qu'il désigne chez le philosophe grec la sagesse divine, cette raison active par laquelle l'être des êtres, le tô ovtoj; ôv s'est communiqué au monde, qui a disposé toutes choses pour le mieux, et qui est le principe de la sagesse et de la raison des hommes? N'est-ce pas aussi dans Platon que l'on trouve ce principe, qu'il faut que l'homme, pour être fidèle à sa destination, cherche à ressembler à Dieu? Sa distinction de toutes les vertus en quatre vertus cardinales a été adoptée et consacrée dans les traités les plus élémentaires de la morale chrétienne. Enfin, qui avant lui, et qui mieux que lui, a démontre l'immortalité de l'âme, malgré les erreurs qu'il mêle à cette par- tie de son système? La plupart des idées de l'école néo-platoni- cienne ont été recueillies dans les œuvres du prétendu Denys 1 Aréopagite, d'où elles ont passé, modifiées et contenues par la forte disci- pline de l'Église, chez un bon nombre de mysti- ques chrétiens du moyen âge, tels que saint Bo- naventure, Hugues et Richard de Saint-Victor. Si nous en croyons un savant orientaliste de no- tre temps, M. Tholuck, elles auraient pénétré aussi, avec les commentateurs alexandrins d'A- ristote, jusqu'au sein de l'islamisme, où elles auraient produit la secte fameuse des soufis. Mais bien avant cette époque, c'est-à-dire au ixe siècle, Scot Êrigène les fit connaître dans toute leur étendue, dans l'excès même de leur audace, à l'Occident encore plongé dans la bar- barie. Cinq ou six cents ans plus tard, au temps des Marsile Ficin, des Pic de la Mirandole, ce sont ces mêmes idées que nous voyons reparaî- tre et marquer le commencement dune ère nou- velle dans l'histoire générale de l'esprit humain. Trop souvent confondues avec le platonisme lui- même, elles ont eu la gloire de partager ses destinées et le respect qu'il n'a jamais cessé d'obtenir. Que dirons-nous maintenant de la doctrine d'Aristote ? Où trouver un autre exemple d'une domination aussi absolue, aussi durable, aussi universelle que celle de ce philosophe? Il a été pendant six siècles environ, dans l'ordre de la science, le seul instituteur de la raison humaine; car le peu que l'on savait du système de son maître et de son rival, c'est encore de lui qu'on l'avait appris. Son autorité était reconnue simul- tanément, et par les chrétiens et par les Arabes et par les juifs. Ses livres étaient commentés et traduits dans toutes les langues; rien ne pou- vait être soutenu que sous le patronage de son nom; il n'était pas permis d'avoir raison sans lui. Mais ce n'est pas seulement par la place qu'il tient dans l'histoire qu'Aristote est digne de toute notre admiration. Aujourd'hui même il nous est difficile d'échapper complètement à son empire. 11 nous est impossible de nous servir d'une autre logique que de la sienne; car depuis lui, comme dit Kant, la logique n'a pas fait un pas en avant ni un pas en arrière. Et quel autre que lui a fixé la langue, a défini les termes, a classé les idées, a marqué le caractère et le but de la métaphysique? Quel autre que lui a fixé les règles de la critique littéraire, a créé la psy- chologie, l'histoire de la philosophie; l'anatomie GREC — 657 — GHOT comparée, et a donné l'exem] .e de la vraie mé- thode d'observation dans son admirable Histoire des animaux? Tous ces faits, grâce à une^ étude plus approfondie des œuvres de l'antiquité, sont aujourd'hui hors de doute, et ne demandent qu'à être rappelés sommairement. L'école stoïcienne a également sa part dans le mouvement général et dans les résultats défini- tifs de la civilisation humaine. Si sa physiologie, qui n'est qu'un simple retour vers le dynamisme d'Heraclite, ne peut pas soutenir un seul instant l'examen; si sa logique, dans l'impuissance où elle était de rien ajouter à celle d'Aristote, ji'est qu'un tissu de subtilités, en revanche, sa morale, après avoir été comme la religion des âmes d'élite au milieu de la décadence affreuse de l'empire romain, a régénéré entièrement la législation, y a fait entrer, à la place de la cou- tume et du privilège, des principes d'une justice universelle, et a fondé ce droit romain que les jurisconsultes ont appelé la raison écrite. Le christianisme a voulu surtout ouvrir à l'homme le chemin du ciel ; le stoïcisme a amélioré sa condition sur la terre. Le premier, dans son en- thousiasme sublime, nous parle exclusivement d'abnégation et de devoirs; le second nous en- tretient de notre dignité et de nos droits; enfin la révolution si heureusement accomplie par ce- lui-là dans l'ordre moral et religieux, celui-ci l'a commencée dans l'ordre civil. Nous croyons que l'humanité doit peu de re- connaissance à l'école d'Épicure ; mais puisqu'il y a dans notre nature des passions toujours prê- tes à se révolter, et un penchant indestructible au plaisir, il est bon qu'on ait démontré, au nom même de l'égoïsme, que, céder aux passions et au plaisir, ce n'est pas le moyen d'être heu- reux; que le bonheur, en comprenant ce mot dans le sens le plus étroit, ne saurait exister sans un certain degré de vertu, de raison, de pouvoir sur soi-même, et que nos intérêts, quels qu'ils soient, sont étroitement liés à ceux de nos semblables. Il n'y a pas jusqu'au principe le plus essentiel de la physique de Démocrite et d'Épicure, c'est-à-dire l'hypothèse des atomes, qui ne soit resté dans la physique ou plutôt dans la chimie moderne, où elle aide à l'explication d'un grand nombre de phénomènes. On ne peut pas dire, non plus, que les spéculations de Py- thagore aient été perdues pour les sciences ma- thématiques, ni qu'elles n'aient pas contribué à faire comprendre combien il y a d'unité et d'harmonie, de calcul et de raison dans la na- ture. Grâce à l'élévation naturelle de ses idées, n'a-t-il pas entrevu, comme dans un rêve, la révolution que l'astronomie a dû subir vingt- deux siècles plus tard? Enfin la philosophie se fait gloire de suivre encore aujourd'hui la mé- thode de Socrate, en lui ouvrant seulement un champ plus vaste et l'appliquant avec plus de rigueur. Assurément, si la philosophie grecque eût pu suffire à tous les besoins de l'âme humaine et aux besoins de toutes les âmes, elle n'aurait pas été vaincue dans ses prétentions à une domina- tion exclusive et absolue. Mais il ne faut pas pour cela, comme on a coutume de le faire, di- viser l'histoire de l'humanité en deux zones en- tièrement séparées, dont l'une, sous le nom de civilisation chrétienne, représente en quelque sorte l'empire de la lumière; dont l'autre, sous le nom de civilisation païenne, figure l'empire d'Ahrimane ou des ténèbres. La lumière et les ténèbres ne sont pas ainsi partagées; elles ont toujours été mêlées, au contraire; et si, comme nous le croyons, la première doit l'emporter un jour, sa victoire n'aura pas été subite ni due ex- nîCT. PIT1TOS. clusivement à une seule influence, à un seul or- dre d'idées. Sur l'histoire de la philosophie grecque, il faut consulter, avant tout, les historiens de la philosophie en général: Stanley, Brucker, Ten- nemann; Tiedemann, Degérando, et principale- ment Ritter. Cependant il existe aussi quelques ouvrages spéciaux sur le sujet que nous venons de traiter : Plessing, Recherches historiques et philosophiques sur les opinions, la théologie et la philosophie des plus anciens peuples, et par- ticulièrement des Grecs, jusqu'au temps d Aris- tote (ail.), in-8, Elbing, 1785; — Chr. Meiners, Histoire de l'origine, des progrès et de la déca- dence des sciences en Grèce et à Rome (ail.), 2 vol. in-8, Lemgo, 1781-1782; — Anderson, la Philosophie de l'ancienne Grèce (angl.), in-8, Londres, 1791; — Sacchi, Storia délia filosofia greca,k\o\. in-8, Pavie, 1818-1820; —Ed. Zel- ler, la Philosophie des Grecs, etc., 2e édition, 5 vol. in-8, Leipzig, 1856-1868. GROTE (George), né le 17 novembre 1794, à Clayhill, dans le comté de Kent. Cet illustre his- torien anglais doit avoir cependant sa place ici à cause de ses travaux critiques sur l'histoire de la philosophie, et même pour ses vues philoso- phiques qui le rapprochent de l'école anglaise contemporaine. Élève de Bentham, ami et par- tisan de J. St. Mill. il appartient à cet ordre d'i- dées que l'on appelle assez improprement le po- sitivisme anglais. Ce sont ses travaux historiques qui l'ont conduit à l'histoire de la philosophie. Déjà, dans son édition Histoire de la Grèce (1847-1855, Londres, 8 vol. in-8), il avait consa- cré un demi-volume aux sophistes et à Socrate, d:ms l'appréciation desquels il apporte des vues particulières. Il essaye de réhabiliter les sophis- tes, dont il croit que l'on a exagéré la corrup- tion et qu'il considère comme des esprits libres et cultives, ayant pour but l'éducation politique des citoyens. D'un autre côté, Socrate lui-même ne lui paraît que le premier des sophistes; et sa dialectique une forme particulière de la méthode inquisitive que les sophistes avaient inventée. Il développe plus abondamment et plus forte- ment encore ses idées dans son ouvrage sur Pla- ton. (Plalo, and others companions of Socrate, London, 1865, 3 vol. in-8.) Cet ouvrage n'est au- tre chose qu'une analyse très-exacte de tous les dialogues de Platon, avec des arguments criti- ques. L'ouvrage commence par un résumé de toutes les opinions émises par la critique sur l'histoire des écrits platoniciens. Il en étudie d'abord l'authenticité, et ensuite la chronologie. Sur ces deux points, il professe deux opinions ab- solument opposées à celles des Allemands. Au- tant les Allemands sont sceptiques sur la première de ces questions, celle de l'authenticité, autant M. Grote est dogmatique et affirmatif. Il accepte sans hésiter le Catalogue traditionnel de Thra- sylle, dont il essaye de faire remonter l'autorité par une suite ininterrompue de témoignages ou plutôt par d'ingénieuses présomptions, jusqu'à Platon lui-même. Au contraire, autant il est dogmatique sur l'authenticité des dialogues, au- tant il est sceptique sur leur chronologie. Ici, comme les témoignages manquent, les Alle- mands au contraire sont aussi affirmatifs qu'ils étaient sceptiques tout à l'heure. M. Grote triomphe, et montre une grande loyauté critique dans la discussion de tous ces systèmes fragiles et qui se détruisent les uns les autres. Quant au fond de sa pensée sur le plato- nisme, et de même sur la philosophie en géné- ral, nous la résumerons en quelques mots. Il croit que, dans toute philosophie, et dans celle de Platon en particulier, il pense que la rnc- A 2 G ROT — ODS — G ROT thode est supérieure aux résultats. 11 n'attache pas beaucoup d'importance aux doctrines philo- sophiques, mais il en attache une grande à la mé- thode philosophique, c'est-à-dire à la dialectique, qui n'est autre que l'art de discuter. Discuter ses propres opinions ou celles d'autrui, se rendre compte de ce qu'on pense, n'être dupe d'aucun préjugé, voir en toutes choses le pour et le contre, tirer de son propre esprit par la réflexion, de l'es- prit des autres par l'enseignement et l'interroga- tion, ce qui y est sourdement, obscurément, voilà la méthode socratique, platonii ienne, philosophi- que par excellence : c'est la liberté d'examen. Par là, la philosophie est sans prix, mais elle ne va pas plus loin : c'est une méthode, c'est un instrument, c'est un stimulant d'activité ; ce n'est pas une doctrine. Cependant parmi les di- verses philosophies, il y en a une pour laquelle M. Grote ne dissimule pas ses préférences : c'est la philosophie de l'expérience, et en morale la doctrine de l'utilité. Mais au-dessus de ses pro- pres opinions, il place la méthode philosophique elle-même ou la libre discussion. Pour tout dire, en un mot, il n'admet pas qu'il y ait une vérité absolue ; mais chacun se fait sa vérité à ses ris- ques et périls par le déploiement libre de sa propre activité ; et c'est ce déploiement même qui est important ; car la pensée est bonne par elle-même indépendamment de son contenu. — Grote se proposait d'appliquer la même méthode d'analyse aux écrits d'Aristote ; mais il n'a pu achever ce travail. Son ouvrage, publié après sa mort (Arisloteles, London, in-8. 1872), ne con- tient qu'un certain nombre d'écrits. Nous de- vons encore signaler ses Minod Works, publiés récemment (1873) par M. A. Bain, et qui, outre des essais de critique historique, contient quel- ques morceaux de philosophie, entre autres, un examen du livre de Mill sur la philosophie d'Ha- milton, et quelques fragments inédits (Papers of philosophy), dont le dernier est un examen du livre de M. Taine sur l'intelligence. Enfin, pour ne rien oublier, citons un ouvrage qui vient de paraître en Angleterre, et qui a été ré- digé par Grote. sur les papiers de Bentham, sous ce titre: Influence de la religion naturelle sur le bonheur temporel du genre humain. P. J. GROTIUS (Hugo de Groot). Le nom et les ou- vrages d'Hugo Grotius ne se rapportent qu'indi- rectement à la philosophie. Son livre sur la Vé- rité de la religion chrétienne appartient plutôt à la critique historique et théologique qu'à la philosophie proprement dite. Le célèbre traité du Droit de la paix et de la guerre, qui a fait si longtemps autorité dans les relations diplo- matiques, est avant tout un ouvrage de droit in- ternational, où les cas les plus généraux de cette science sont résolus d'après certains principes empruntés, les uns au droit romain, les autres à la seule raison, c'est-à-dire au droit naturel; d'au- tres enfin à l'autorité de l'histoire. Mais, à l'é- poque où il écrivait, la renaissance comptait déjà plus d'un siècle, et la philosophie, renouvelée sous la forme antique, tendait à se faire jour dans les travaux de l'esprit. Né au sein du protestan- tisme, Grotius retenait quelque chose de la li- berté qui avait donné naissance à la réforme, et qui, quoique timide encore, jetait dans la science un reflet de l'indépendance qui lui ét;iit commune avec le renouvel leincnt des études lit- téraires. C'est sous cette double impression de son génie et de son Biècle, que Grotius tenta de rattacher ses travaux à il- OS philoso- phiques, et donna du droit naturel la définition suivante [du Droit de la guerre et de la paix, liv. I, ch. i, § 10): «Le droit naturel est une rè- gle qui nous est suggérée par la droite raison, d'après laquelle nous jugeons nécessairement qu'une action est injuste ou morale, selon sa conformité ou sa non-conformité avec la nature raisonnable, et qu'ainsi Dieu, qui est l'auteur de la nature, défend l'une et commande l'autre. » Cette définition, trop peu circonscrite, puis- qu'elle renferme à la fois l'idée du droit et celle de la morale, est avec raison abandonnée au- jourd'hui. Mais si nous nous reportons à l'époque où elle fut introduite dans l'étude du droit, on reconnaîtra qu'elle marqua un progrès dans cette science. Grotius vécut de la fin du xvie siècle au milieu du xvne. Lorsqu'il naquit, le duc de Guise balançait en France l'autorité de Henri III; il avait un peu plus de vingt ans lorsqu'il fut mêlé, dans sa patrie, aux disputes des gomaris- tes et des arminiens, et manqua périr comme le grand pensionnaire. Ces temps, où la violence était partout maîtresse, ne pouvaient être favo- rables au droit. D'ailleurs, depuis plusieurs siè- cles, l'idée s'en était obscurcie ou tout à fait perdue en Europe. Aux notions, encore vagues peut-être que l'antiquité avait transmises à l'ère chrétienne, et que plusieurs Pères avaient re- cueillies pour les mettre en harmonie avec la loi nouvelle, avait enfin succédé un droit fondé sur quelques passages de la Bible. Il s'était peu à peu résolu dans la volonté absolue des souve- rains pontifes; la puissance royale avait sur plusieurs points réagi contre cet arbitraire, plu- tôt poussée par l'instinct de sa conservation que guidée par l'idée bien définie d'un droit quel- conque. Lorsqu'à des peuples ballottés entre l'au- torité pontificale et la puissance despotique des princes, on invoqua le principe absolu d'une règle qui nous est suggérée par la droite rai- son, ce principe dut éclairer, comme d'une lu- mière nouvelle, des esprits préparés d'ailleurs à l'accepter par la culture renaissante des lettres et de la philosophie. On comprend donc que l'esprit philosophique de notre époque ait attribué à Grotius une part remarquable dans les progrès que les temps modernes ont vu faire à la science du droit na- turel. Mais on peut se demander jusqu'à quel point le principe qu'il a émis lui appartient en propre, et s'il ne le doit pas aux siècles immé- diatement antérieurs, ou à l'antiquité dont les trésors littéraires venaient de se rouvrir. Il ne serait pas exact de croire que la philoso- phie du moyen âge ait méconnu ce qu'il y a d'absolu dans le droit et dans la morale, et qu'elle se soit humblement conformée aux pré- tentions despotiques des pouvoirs contempo- rains. C'est la gloire de la philosophie d'élever nécessairement l'esprit de l'homme jusqu'à l'ab- solu, aussitôt que sa lumière commence à le guider. C'est là son terme inévitable; elle y ar- rive, ou elle n'est pas. Aussi plus d'un grand esprit du moyen âge réagit-il par des idées gé- néreuses contre les prétentions intéressées et ca- pricieuses de l'autorité, et rappela les doctrines indépendantes et vraiment chrétiennes des pre- miers siècles de L'Église. Mais il faut reconnaître que plusieurs circonstances contribuèrent à em- pêcher les réformés du xvi" siècle de puiser à cette source. La scolastique était devenue suspecte à l'enthousiasme renaissant des admirateurs de l'antiquité, et d'un autre côté, quels que fussent les principes de la philosophie théologique des . ils n'avaient jamais exercé d'influence sur les actes de l'autorité religieuse; on était même tenté de les croire, dans certains cas, complices de ses écarts. Si donc la doctrine d'une raison universelle et absolue, appliquée au droit naturel, n'appartient pas en propre à Grotius, s'il n'a fait que la renouveler, c'tsf GROT 650 G L'EN ?urtout chez les anciens que nous devons la trouver. Et en effet, il est facile de s'en assurer. Le fragment des livres de la République de Cicé- ron, conservé par Lactance, nous offre la pensée de Grotius sous une expression beaucoup plus précise. Est quiclzm vera lex. dit le jurisconsulte romain, recla ratio, naturœ congruens, diffusa in omnes, conslans, sempiterna quœ vocet ad officium jubendo, vetando a fraude delerreat. Ainsi que l'auteur du Droit de la guerre et de la paix, c'est Dieu queCicéron considère comme donnant par sa volonté la légitimité à cette loi. Erit communis quasi magisler et imperator fleus ille, legis hujus inventor , disceptator, lalor, etc. 11 est facile, pour peu qu'on soit versé dans l'histoire de la philosophie, de reconnaître, dans ces paroles, la partie la plus élevée de la tradition stoïcienne, celle par laquelle cette école se rattache aux doctrines de Platon. Grotius a donc le mérite d'avoir rappelé dans un temps favorable, et avec une indépendance d'esprit qui lui fait honneur, des principes trop longtemps oubliés; on ne saurait lui attribuer la gloire de les avoir découverts. Mais ces principes qu'il remit en lumière avec tant d'opportunité et de bonheur, ne les a-t-il pas quelquefois per- dus de vue? Toutes ses conséquences en sortent- elles rigoureusement? quelques-unes n'en sont- elles pas la destruction? Ce serait trop demander au génie de Grolius, que d'exiger du même écri- vain d'avoir réformé les principes, sans avoir faibli dans quelques-unes des conséquences. Cette insuffisance lui est commune avec tous les hom- mes qui ont porté la réforme dans quelque partie de la science. On doit reconnaître, cependant, que la rectitude des principes l'a souvent heu- reusement guidé dans les nombreuses applica- tions qu'il a été appelé à en faire dans son traité du Droit de la guerre et de la paix, en conve- nant toutefois qu'il ne s'est pas toujours soigneu- sement gardé de quelque faveur pour le despo- tisme. Il obéissait en cela aux préjugés contem- porains que l'on ne secoue jamais tout entiers. La réforme d'ailleurs avait eu besoin de l'appui de plusieurs princes temporels, et, si quelques- uns d'entre eux avaient accepté avec plaisir la force qu'ils y puisaient contre les prétentions de Rome, ils ne paraissaient pas y trouver un motif suffisant de renoncer à leur despotisme, et n'en- tendaient pas qu'on l'attaquât. De là la néces- sité où se trouva plus d'un écrivain protestant, de ne pas désapprouver des mesures et des faits que le véritable esprit de la réforme ne pouvait cependant manquer de condamner. Quels que fussent les liens qui pesaient sur le génie de Grotius et retenaient sa plume, il cher- cha sincèrement les solutions les plus équita- bles, et, s'il n'y parvint pas toujours, son siècle en est plus coupable que lui. La pureté de ses intentions et l'élévation de son esprit lui donnè- rent le droit de s'adresser, en finissant son traité, aux princes chrétiens dans les termes suivants : « Je prie donc Dieu, qui seul en a le pouvoir. qu'il lui plaise de graver ces maximes dans le cœur de ceux à qui sont confiées les affaires de la chrétienté; qu'il lui plaise d'éclairer leurs esprits des lumières du droit divin et du droit humain, et de leur inspirer sans cesse cette pen- sée : qu'ils sont les ministres de Dieu, établis pour gouverner les hommes, les plus chères de ses créatures. » Né à Delft, en Hollande, le 10 avril 1583, Grotius se distingua de bonne heure par sa science et son génie. Mêlé aux infortunes de Barneweldt, il fut condamné à une prison perpé- tuelle de laquelle il parvint à s'échapper, et de- meura onze ans dans les Pays-Bas catholiques, vivant d'une pension que lui faisait le roi Louis XIII. Il rentra dans son pays vers l'année 1630, d'où, malgré la protection du prince d'O- range, il fut obligé de s'exiler de nouveau. Il se retira à Hambourg, qu'il ne tarda pas à quitter, sur l'invitation de la reine Christine, qui l'éleva dans ses États, à la dignité de conseiller ; elle l'envoya bientôt auprès de Louis XIII, où il resta encore près de onze ans. A la suite de cette am- bassade, ayant revu Christine à Stockholm, et obtenu la permission de se retirer dans sa patrie, il s'embarqua pour revenir en Hollande; mais le vaisseau qui le portait échoua sur les côtes de Poméranie. Grotius continua sa route par terre, quoique infirme; et la fatigue ayant aug- menté son mal, il mourut le 28 août 1645, à Rostock, où la maladie l'avait forcé de s'arrêter. Il était âgé de soixante-deux ans. Beaucoup de ses ouvrages ont rapport à la po- lémique religieuse de son temps; aucun ne peut être rangé dans la philosophie proprement dite. Nous avons remarqué l'unique point où cette science est intervenue dans ses ouvrages ; l'ap- plication qu'il en a faite est assez importante pour marquer sa place dans l'histoire de la phi- losophie du droit. Le traité de Jure belli et pacis a été publié à Paris, en 1626, in-4, et traduit en français par Barbey rac, Amsterdam, 1724, 2 vol. in-4. Une nouvelle traduction française du même traité a été publiée par Pradier-Fodère, le Droit de la guerre et de ta paix, 3 vol. in-8, Paris, 1865- 1866. — On peut consulter : Gaspard Branl, Vie de Grolius, en hollandais, Amsterdam, 1727; — Burigny, Vie de Grolius, Paris, 1750. H. B. GUENARD (Antoine), né en 1726 à Daublani en Lorraine, entra en 1754 dans la compagnie de Jésus, et devint aussitôt préfet du collège de Pont-à-Mousson. En 1755 l'Académie française avait mis au concours cette question : « En quoi consiste l'esprit philosophique, conformément aux paroles de saint Paul, non plus sapere quam oportet sapere?» Guénard composa sur ce sujet un discours, qui fut couronné, et jugé supérieur à tous ceux qui jusqu'alors avaient obtenu cette distinction. Il a été publié la même année, et souvent réimprimé, notamment à Paris en 1843. Laharpe en fait un grand éloge, et s'étonne « qu'un homme qui écrivait si bien soit resté depuis dans une entière inaction, ou du moins dans un silence absolu, et qu'il se soit refusé à son talent ou au public. » En effet, Gué- nard ne paraît avoir rien écrit hormis ce discours et un abrégé de la doctrine du P. Berruyer. Il avait, disent les historiens de son ordre, pré- paré pendant trente ans une réfutation de V Encyclopédie; mais au milieu des dangers qu'il courut pendant la Révolution, il en brûla le manuscrit. Il mourut en 1806. Les mérites qui ont valu à son Mémoire l'admiration des con- temporains ont un peu vieilli. L'éloquence de ce morceau nous paraît un peu emphatique, et on y voudrait moins de rhétorique et plus de science. Mais il faut louer les sentiments généreux qui y sont exprimés, le respect pour la philosophie et pour la liberté dépenser, et l'enthousiasme pour la doctrine de Descartes, d'abord si mal accueil- lie par les jésuites. On a souvent cité les pages où Guénard représente « le génie puissant et hardi qui vint dire aux autres hommes que pour être philosophe, il ne suffit pas de cioire, mais qu'il fallait penser. » Il est un peu embarrassé quand il rappelle « les cris et la fureur de l'ignorance », quand il représente Descartes persécuté « comme novateur et impie » ; mais il s'en tire en attribuant cette animosité « aux philosophes irrités contre le GL'IL 660 — GUIL père de ia philosophie pensante. » Il abandonne résolument à l'examen tout ce dont la raison peut discuter, réservant seulement à la foi « les mys- tères et les objets impénétrables. » La philosophie doit s'attacher aux vérités « qui se laissent toucher et manier et qui répondent de toutes les autres ; » mais il est un moment où rencontrant les abîmes de l'infini, elle doit « se voiler les yeux comme le peuple et remettre l'homme avec confiance entre les mains de la foi. » E. C. GUÉRINOIS (Jacques-Casimir), né à Laval en 1540, entra, à peine âgé de onze ans, dans le couvent des jacobins de cette ville. A seize ans, il fit profession dans la maison delà rue Saint- Jacques, à Paris. Il professa la théologie à Bor- deaux, et mourut dans cette ville, le 24 septem- bre 1703. Guérinois a écrit un long traité contre la philosophie cartésienne, qui fut publié, l'an- née de sa mort, sous ce titre : Clupeus philoso- phice Thomislicœ, contra veteres et novos ejus impugnatores, 4 vol. in-8, Bordeaux, 1703. Le premier volume concerne la logique; le second, la première partie de la physique; le troisième, les autres parties de la physique; le quatrième, la métaphysique et l'éthique. Ce théologien est un de ceux qui incriminèrent avec le plus de véhémence la doctrine de Descartes, et qui ap- pelèrent sur la tête de ses disciples les foudres de l'excommunication. On trouve quelques ren- seignements biographiques sur Jacques-Casimir Guérinois, dans Ëchard, Scriptores Ordinis Prœ- dicatorum, t. II. p. 762. B. H. GUILLAUME de CiîAMPEAUx, voyez le Si-p- P1É.UEXT GUILLAUME de Conches, né à Conçues, pe- tite ville de Normandie, vers la fin du xie siècle, professa à Paris la grammaire et la philosophie. On ignore l'époque précise de sa mort, qui eut lieu, suivant les uns, en 1150, et suivant d'au- tres un peu plus tard. Guillaume, dont les his- toriens de la philosophie mentionnent à peine le nom, ne méritait pas l'oubli où il est tombé. Jean de Salisbury, qui suivit trois ans ses leçons, le cite avec éloge, à côté de Bernard de Chartres et d'Abailard, comme un des maîtres les plus accrédités du xir3 siècle. Il possédait toute l'éru- dition qu'on pouvait avoir de son temps, et il a même commenté la partie du Timêe de Platon traduite par Chalcidius. On lui doit aussi un Com- mentaire sur la Consolation de lo philosophie, de Boèce. Ses ouvrages originaux consistent dans une suite de grands traites qui paraissent être le résumé de son enseignement, et qu'on trouve souvent cités chez les écrivains postérieurs. En voici les titres : Magna de naturis philo- sophia, imprimée vers 1474, en 2 vol. in-fu, sans date et sans nom d'imprimeur ni de lieu; — Philosophia minor, publiée dans les oeuvres du vénérable Bède, sous le titre de 7t£pi ScSagecov, site quatuor libri de Elemenlis philosophia, et attribuée, d'une autre part, à Honoré d'Autun, sous celui de Philosophia mundi; mais il n'est pas douteux que l'ouvrage ne soit de Guillaume, sous le nom duquel des auteurs contempo- rains en citent de longs fragments; — Prag- malicon philosophiœ. composé pour le duc de Normandie, Geolfroy le Bel, et imprimé à Stras- bourg en 1566, in-8; — Secunda et Tcrlia Phi- losophia, restées manuscrites, hormis de courts fragments donnés par M. Cousin à la suite des ouvrages inédits d'Abailard. Tous ces traités sont de véritables encyclopédies plus ou moins abrégées, qui contiennent les éléments des scien- ces enseignées au xir* siècle, la théologie, l'as- tronomie, et même la physique et l'anthropolo- gie; mais ce qu'ils ont de remarquable, c'est surtout l'amour que l'auteur y montre pour la philosophie; c'est l'intérêt qu'il porte à ses pro- grès, et la hardiesse avec laquelle il défend sa cause contre les défiances du pouvoir ecclésiasti- que. « Ils ne savent rien sur les forces de ia nature, s'écrie-t-il {Philosophia minor, lib. I, c. xxiii), et ils désirent voir leur ignorance régner sur tous les esprits : voilà pourquoi ils proscri- vent nos recherches, et nous ordonnent de croire, comme le premier venu, sans jamais nous deman- der : pourquoi? » — « Est-il venu à leur connais- sance, continue-t-il. que quelqu'un fait des recher- ches, ils s"écrient : C'est un hérétique. Pauvres hommes! qui tirent plus de gloire d'uncapuchon, qu'ils n'ont de (onfiance en leur sagesse. Mais ayez soin, je vous prie, de ne pas vous laisser prendre à ces dehors trompeurs. C'est le cas, ou jamais, d'appliquer ces paroles du satirique latin : Fronti n ulla fides: nuis enim non vicus abundat Tristibus obscenis? » 11 paraît que Guillaume de Conçues professait. à l'égard de la Trinité et de l'âme du monde, des sentiments très-voisins de ceux d'Abailard. Guillaume, abbé de Saint-Thierry, les dénonça dans une lettre à saint Bernard ; mais notre au- teur se rétracta, et l'affaire n'eut pas de suite. Ses autres opinions manquent d'originalité, et méritent peu d'être connues. Le commentaire de Guillaume sur le Timêe a été retrouvé par M. Cousin, qui l'attribuait à Honoré d'Autun, Ouvrages inédits d'Abailard, p. 646, in-4, Paris, 1836. Cette erreur a été relevée par M. Jourdain. Dissertation sur l'état de la philosophie natu- relle au xir- siècle, p. 101 et suiv., et p. 105, in-8, Paris, 1838. Le même auteur dans ses Notices et Extraits des manuscrits, t. XX, a donné l'ana- lyse du Commentaire de Guillaume de Concb.es sur la Consolation de la philosophie. C. J. GUILLAUME de Paris, surnomme ainsi parce qu'il fut évêque de Paris, est aussi connu sous le nom de Guillaume d'Auvergne, du lieu de sa naissance (Aurillac). En 1228, il monta sur le siège épiscopal de Paris, qu'il occupa jusqu'à sa mort, arrivée en 1248 ou 1249. Pendant les vingt années de son épiscopat eurent lieu plusieurs événements auxquels Guillaume ne put rester étranger : telles furent l'interruption des cours de l'Université, l'introduction des franciscains et des dominicains dans l'enseignement, et surtout la propagation de la philosophie d'Aristote. Déjà plusieurs branches de cette philosophie avaient été frappées d'anathème, et en 1240 on voit Guil- laume de Paris blâmer et condamner quelques distinctions subtiles touchant la Trinité et la nature des anges. Prévenu, sans doute, par les condamnations qui, en 1210, en 1215 et en 1230, frappèrent la métaphysique et la physique d'A- ristote, Guillaume de Paris se montra sévère envers celui-ci, et même envers la philosophie en général. Il l'étudia cependant avec ardeur et donna une attention particulière aux écrivains arabes; on lui doit à cet égard des renseigne- ments utiles; mais il ne faut pas oublier cepen- dant que dès le milieu du xir3 siècle, les écrits d'Avicenne, de Gazàli et de Farabi étaient déjà connus. Guillaume avait des connaissances éten- dues, sans pourtant s'élever par là au-dessus de la plupart de ses contemporains, dont plusieurs le surpassent sous le rapport des doctrines. La tendance platonicienne qui se montre dans ses écrits est due aux Arabes; mais ce qui le dis- tingue, c'est une réserve poussée souvent jus- qu'à l'exagération, et qui resuite de l'idée qu'il se faisait de la philosophie. « Est enim philoso- phia, dit-il {de Universo, p. 1), velut lucerna modici et tenebrosi luminis in tenebris multis atquc densissimis et nocte optata lucens. » Cette GUIL — G6i conception excessivement timide de la philoso- phie, qu'il se plaît à affaiblir au profit de la théologie, ne l'empêche pas cependant de faire preuve de lumière et de raison dans plusieurs endroits de ses écrits, dont le plus remarquable est le de Universo. C'est un traité dans le genre de ceux auxquels on donna plus tard le nom de Somme. En effet, dans le de Universo, Guil- laume de Paris se propose de traiter toutes les questions relatives à la philosophie; il nous l'ap- prend lui-même en commençant. Il ne faut donc pas regarder cet écrit comme un traité de l'uni- vers, ainsi que cela est arrivé quelquefois. D'a- près le but qu'il se propose, Guillaume aborde les questions les plus élevées de !a philosophie, en commençant par Dieu, au sujet duquel il combat beaucoup trop longuement l'erreur des manichéens. Entraîné quelquefois sur les pas des Arabes, il va plus loin qu'il ne voudrait; c'est ainsi que, lorsqu'il entre dans le camp de la cosmologie, il est sur le point de tomber dans une sorte de panthéisme, qu'il s'efforce de dé- mentir ailleurs, en démontrant la création et en opposant l'une à l'autre les idées de durée et d'é- ternité. Ce qui est plus digne de remarque, c'est le soin et l'ardeur qu'il met à défendre la li- berté de l'homme. Le de Universo renferme un traité complet sur la Providence, dans lequel Guillaume de Paris fait les plus louables efforts pour réfuter le fatalisme, sous quelque forme qu'il se présente. 11 se croit même obligé de prou- ver fort au long que l'influence des astres sur l'homme ne va pas jusqu'à le priver de sa liberté. 11 arrive par là à une conclusion qu'il cherche à confirmer encore dans son traité de l'Ame, en dé- montrant, autant qu'il est en lui, la simplicité et l'immortalité de l'âme. Quoique les raisons qu'il emploie pour arriver à son but ne soient pas toujours les meilleures, cependant c'est lorsque Guillaume traite ces différentes questions qu'il est le plus digne d'attention ; sur le reste, il ne s'élève pas au-dessus du commun des penseurs de son temps, si ce n'est par l'érudition. Un des premiers dans le moyen âge, il aborda la théorie de la connaissance, et fit mention de ces inter- médiaires qui, dans la suite, occupèrent une si grande place dans la scolastique. Par les ques- tions qu'il a effleurées, par ses tendances à étu- dier les Arabes, autant que par l'époque où il écrivit, Guillaume de Paris est un de ceux qui forment la transition entre les scolastiques qui, dans la troisième époque, se livraient unique- ment aux travaux d'érudition, et ces hQmmes à la fois plus instruits et plus hardis qui se distin- guèrent par leur savoir et leurs doctrines. S'il diffère des premiers par une tendance plus phi- losophique, il se sépare encore plus des seconds par son extrême timidité. Son style, qu'on a trouvé supérieur à celui de ses contemporains, ne vaut guère mieux ; mais ce qu'on ne peut lui contester, c'est une connaissance assez étendue des philosophes arabes et juifs, qu'il cite souvent. Il y a un nom qu'on rencontre avec étonnement dans le de Universo (p. 1) : c'est celui de saint Bonaventure, qui ne devait guère avoir que vingt- sept ans quand mourut Guillaume de Paris. Guillaume de Paris a laissé un grand nombre d'écrits, dont quelques-uns ont été imprimés, et dont voici la liste : Censura detestabilium er- rorum (voy. la Bibliothèque de Paris, édition de Lyon, t. XXV, p. 329) ; — Tractalus de sancla Trinilate et attributis divinis ; — de Anima ; — de Pœnitentia ; — de Collatione beneficiorum ec- clesiasticorum (imprimé plusieurs fois); — Liber de rhetorica divina; — Liber de flde et legibus; — de Universo, pars 1» et 2da. Tous ces ouvrages ont été réunis en 2 volumes. in-f°, Orléans, 1674. G URL Il existe, en outre, plusieurs ouvrages inédits : Epistolœ ad diversos ; — Tractatus de Dœmo- nibus; — de Claustro animœ; — de Dono scienliœ; — de Profcssione novitiorum ; — de Bono et Malo ; — de Primo principio ; — Com- menlarii in Psalterium; — In Proverbia Salo- monis; — In Ecclesiaslen; — In Cantica can- ticorum et in Evangelium Matthœi. Selon Oudin, le commentaire sur saint Matthieu serait celui qu'on trouve imprimé à la suite des œuvres de saint Anselme de Cantorbéry. Nous croyons pouvoir ajouter au nombre des écrits de Guil- laume de Paris, un traité qu'il cite lui-même dans le de Universo (p. 1) et qui a pour titre : Tractatus de merilis et retributionibus ani- marum noslrarum. On lui a attribué des ser- mons et un dialogue sur les sept sacrements ; mais les sermons sont de Guillaume Perault, de Lyon, et le dialogue est de Guillaume de Beau- fet, a'Aurillac, et qui a été aussi évêque de Paris, de 1304 à 1320, ce qui fait qu'on l'a quel- quefois confondu avec le premier Guillaume de Paris. Consultez Javary, Guilielmi Alverni epis- copi parisiensis psyclwlogica doctrina in eo libro quem de anima inscripsit exprompta, Paris, 1851, in-8. X. R% GUILLAUME de Moërbeka, ainsi appelé du village de Flandre où il naquit au commen- cement du xme siècle, entra jeune encore dans l'ordre de Saint-Dominique. Sa profonde con- naissance de la langue arabe et de la langue grecque engagea ses supérieurs à le comprendre au nombre des missionnaires que l'ordre envoyait chaque année en Orient. En 1281, il devint ar- chevêque de Corinthe. On ignore l'époque de sa mort, qui paraît avoir suivi de près son élé- vation à l'episcopat. A l'exception d'un Traité de Géomancie, demeuré manuscrit, Guillaume de Moërbeka n'a laissé aucun ouvrage original; cependant il n'en a pas moins contribué au pro- grès des idées et de la phi.osophie de son siècle, par les nombreuses traductions dont il est l'au- teur. Les historiens s'accordent, en effet, à lui attribuer une version latine de tous les ouvrages d'Aristote, entreprise à l'invitation de saint Tho- mas; et quand bien même on contesterait l'en- tière exactitude de cette allégation, il resterait démontré, par le témoignage des manuscrits, que Guillaume a traduit la Politique, la Rhé- torique, et le Commentaire de Simplicius sur les livres du Ciel. Il a aussi fait passer dans la langue latine plusieurs opuscules de Galien et d'Hippocratc, et, ce qui intéresse davantage la philosophie, plusieurs ouvrages de Proclus dont nous ne possédons pas le texte original. Cette dernière traduction fait partie des œuvres du philosophe grec publiées par M. Cousin. Quétif et Echard ont consacré à Guillaume un article étendu de leur grand ouvrage sur les écrivains de l'ordre de Saint-Dominique, Scriptores Or- dinis Prœdicatorum recensiti, in-f°, Paris, 1719, t. I, p. 388 et suiv. Consultez aussi Jourdain, Re- cherches sur Vâge et V origine des traductions d'Aristote, nouv. édit., Paris, 1842, p. 67 et suiv.; Schneider, dans la Préface de son édition de 1 Histoire des animaux d'Aristote, 4 vol. in-8, Leipzig, 1811, p. 126 et suiv., et surtout un article de V. Le Clerc, Hist. littèr. de la France, t. XXI. C. J. GURLITT (.Tean-Godefroi), philosophe, phi- lologue et théologien distingué, naquit à Halle en 1754, et mourut à Hambourg en 1827, après avoir passé toute sa vie dans l'enseignement, soit comme professeur, soit comme directeur de divers établissements publics. Il a laissé plu- sieurs écrits, parmi lesquels on distingue une Esquisse de la philosophie (in-8, Magdebjurg, GYMN — G62 (iY.MX 1188), et une Histoire de la philosophie (in-8. Leipzig, 1786). La clarté, le bon sens, une par- faite indépendance dans les idées, jointe à beau- coup d'élévation et à des connaissances très- solides, tels sont les principaux mérites de ces deux ouvrages, dont le dernier est le plus es- timé. Tennemann le compte parmi ceux qui ont le plus contribué à introduire dans l'histoire de la philosophie l'esprit critique et la méthode. En théologie, Gurlitt se montra un champion ar- dent du rationalisme. GYMNOSOPHISTES (sages qui vivent tout nus ou à peu près nus). C'est sous ce nom que les Grecs d'abord, et les Romains, à leur imi- tation, désignèrent les brahmanes. Dans les Tus- culflnes (liv. V, ch. xxvh), Cicéron, traitant de la douleur et de la fermeté inébranlable que cer- tains hommes ont mise à la supporter, dit : « Dans l'Inde, ceux qui passent pour sages res- tent nus toute leur vie, et reçoivent sans douleur la neige et l'atteinte des frimas; et, quand ils veulent lutter contre le feu, ils se laissent brûler sans pousser un soupir. » De son côté, Arrien, qui travaillait sur les mémoires authentiques des lieutenants d'Alexandre, Ptolémée et Aris- tobule, raconte (Expédition d'Alexandre, liv. VII, ch. i) qu'en arrivant à Taxila sur l'Indus', le con- quérant rencontra des philosophes en assez grand nombre, lesquels vivaient tout nus; et qu'il pro- posa vainement à Dandamis, d'autres disent Mandanis, leur chef, de le suivre. Alexandre, grand admirateur de ces sages, de leurs mœurs austères et de leur vertu, n'obtint cette con- descendance que de Calanus, un des moins cé- lèbres parmi ces gymnosophistes. Calanus sui- vit l'armée macédonienne durant quelque temps, faisant estimer son courage et son caractère de tous ceux qui le connurent, et particulièrement du roi. Il était alors âgé de près de soixante-dix ans. Atteint de souffrances, que l'âge amène trop souvent avec lui, et ne voulant pas les supporter plus longtemps, il résolut de se brûler, et de hâter l'instant de sa délivrance par cet effroyable suicide. Il indiqua le jour où il comptait con- sommer ce sacrifice; et, dans une plaine près de Pasargade, en présence de toute l'armée, au milieu d'une pompe magnifique préparée par les , soins du roi, il se laissa brûler sans pousser un gémissement, sans exprimer un regret. Alexandre ne crut pas devoir assister jusqu'à la fin à cet horrible spectacle. Soit affection, soit peut-être aussi dédain pour cette frénésie, il ne voulut pas voir mourir dans un affreux tourment un homme qu'il aimait. Plutarque confirme tout ceci dans la Vie d'A- lexandre, et il ajoute qu'un Indien qui suivit César renouvela dans Athènes le spectacle jadis donné par Calanus, et que le lieu où il se brûla reçut depuis lors le nom de Sépulture de l'Indien. Strahon, dms son livre XVe, emprunte aussi, avec sa gravité habituelle, des détails tout à fait pareils aux Mémoires d'Aristobule, de Néarque, de Mégasthène. 11 dépeint, d'après eux, les brahmanes avec une fidélité et une exactitude vraiment irréprochables, et il donne même sur leurs doctrines des aperçus qui, bien que très- généraux, sont parfaitement justes. La sagacité et la curiosité des Grecs ne s'y étaient donc point trompées; et, si leurs relations directes avec l'Inde avaient duré plus longtemps, on peut croire, d'après ce qu'ils nous ont transmis sur les gymnosophistes, qu'ils auraient devancé de quinze ou vingt siècles presque toutes les découvertes de la science modcrrtfc. Ce témoignage de l'antiquité sur les gynino- Bopbistes, bien qu'on l'ait puis d'une fois révoqué en d.jute à cause de la sik^ularilé même des faits, est cependant incontestable. Nous n'avoir plus à le suspecter d'exagération, nous qui con- naissons les mœurs des Indous. Elles sont au- jourd'hui à peu près ce qu'elles étaient au temps d'Alexandre, et elles nous offrent encore trop souvent les exemples d'un fanatisme aussi extra- vagant que celui de Calanus. Il y a encore dans l'Inde bien des brahmanes qui vivent nus, et qui se soumettent pieusement pendant de longues années à des tortures atroces. Tous les voya- geurs l'attestent d'une manière unanime; et la civilisation européenne n'a rien pu jusqu'ici con- tre ces coutumes insensées. Elles subsistent et subsisteront longtemps encore, selon toute appa- rence. Les causes qui les ont provoquées, le climat et les croyances, ne sont guère aujourd'hui moins puissantes qu'elles ne l'étaient jadis, et il suffit de lire les récits parfaitement authen- tiques des voyageurs, et même les documents officiels, pour être convaincu que ces causes exerceront pendant bien des siècles encore leur funeste influence. Il faut se rappeler que, longtemps avant l'expédition d'Alexandre, la renommée des sages indiens était fort grande dans la Grèce. Une tra- dition, plus ou moins suspecte, rapportait que c'était auprès d'eux que Pythagore et Démocrite étaient allés puiser leur science et leurs dog- mes. Anaxagore, Pyrrhon même, voyagèrent, dit-on, dans ces lointains pays par amour pour la philosophie, comme y voyagea plus tard Apol- lonius de Tyane, le héros de Philostrate. Quand on parlait de l'Orient et de la sagesse de ses antiques doctrines, c'était à la Perse quelquefois, mais surtout à l'Inde, que s'adressaient ces louanges un peu emphatiques, qui semblaient emprunter beaucoup à l'éloignement même des lieux. Ces louanges étaient généralement ré- pétées dans les premiers siècles de l'ère chré- tienne et par les philosophes païens et par les Pères de l'Église. A Alexandrie, qui avait avec les Indes des communications plus fréquentes, et qui en recevait des informations plus pré- cises, la gloire des sages indiens était acceptée par des partis qui, sur presque tout le reste, étaient en irrémédiable désaccord. Porphyre, rénovateur de la doctrine pythagoricienne, exal- tait la tempérance des brahmanes, et, un siècle à peine après Porphyre, saint Ambroise, arche- vêque de Milan, écrivait, dit-on, sur leurs mœurs un ouvrage où elles n'étaient pas moins admirées. Que ce livre d'un saint chrétien soit apo- cryphe, que ces traditions sur les premiers et les plus illustres philosophes de la Grèce, voyageant dans l'Inde, soient inexactes, ces faits n'en at- testent pas moins toute l'admiration que l'an- tiquité avait vouée à la sagesse indienne, et que rehaussaient encore dans l'upinion du vulgaire ces prodiges de constance et de sauvage énergie dont toute l'armée macédonienne avait été jadis témoin. Le moyen âge ne sut rien sur l'Inde et sur les gymnosophistes au delà de ce qu'en avaient su les anciens. Les croisades n'apportèrent point de renseignements nouveaux; et lorsque, aux xvic et xvn° siècles, l'érudition, dans son activité infa- tigable., essaya de scruter ces antiques secrets, elle dut s'en tenir aux témoignages unanimes mais bien incomplets des Grecs et des Latins. On peut voir par tous les historiens de la philo- sophie, et par Brucker entre autres, minutieux et savant comme il l'est, combien ces rensei- gnements étaient insuffisants et vagues. C'est d'après eux seuls cependant qu'il a essayé de tracer la vie et la doctrine des sages de l'Inde. Telle était encore la pénurie de nos connais- GYMN — 663 HAB[ sa-.ces sur ce sujet jusqu'à la fin du xvme siècle, c'est-à-dire jusqu'à la conquête de l'Inde par les Anglais, et l'établissement d'une nation euro- péenne dans ces contrées. Voltaire et les philo- sophes dont il était le chef et l'inspirateur avaient bien compris, sur les données seules des an- ciens, et d'après quelques informations directes, qui des lors pénétrèrent de temps à autre en Europe, toute l'importance de la philosophie indienne. Ils avaient recherché avec un immense empressement les monuments originaux. Des extraits, des traductions leur avaient été trans- mis, mais trop peu exacts encore, et surtout en petit nombre. Il était bien impossible de rien tirer de complet de ces fragments, trop souvent défi- gurés par l'ignorance et la passion; mais dès lors on pouvait prévoir les découvertes qui ne tardèrent pas à être faites, et qui vinrent éclairer d'un jour tout nouveau les traditions antiques, et les justifier bien au delà de ce qu'on pouvait attendre. Une fois que la langue sacrée des brahmanes fut connue, que l'étude du sanscrit put devenir régulière et facile, des savants, des hommes d'État, de simples marchands même recueillirent de toutes parts les ouvrages re- ligieux, philosophiques, littéraires, scientifi- ques, etc.. qu'avait produits depuis des siècles l'esprit indien. Cette moisson dépassa bientôt toutes les espérances, et il n'est pas d'année aujourd'hui même qui ne l'accroisse et ne la com- plète. Des manuscrits parfaitement authentiques des Védas, des Oupanishada, des Pouranas, et de tous les systèmes de philosophie, sans par- ler des pièces de théâtre, des poésies de toutes sortes, et même des ouvrages de science, sont aujourd'hui possédés, et par les sociétés scien- tifiques qui se sont fondées dans l'Inde et en Europe, et par les dépôts publics de toutes les nations ê Jairées, à Londres, à Paris, à Berlin, etc. La presse a déjà publié quelques-uns de ces monuments, et les labeurs persévérants des philologues nous les feront tous successivement connaître. De 1824 à 1829, Colebrooke a pu, dans une série de mémoires qui lui feront un nom à jamais illustre, analyser les grands systèmes qui jadis ont divisé la philosophie indienne. Il n'a fait qu'y indiquer les traits principaux, et il reste encore beaucoup à faire après lui pour bien connaître les détails. Mais cette précieuse esquisse a suffi pour révéler aux philosophes et aux érudits les trésors les plus inattendus et les plus rares. C'est en s'appuyant uniquement sur ces informations que M. Cousin a pu démontrer, dans son cours de 1829, que la philosophie in- dienne s'était développée précisément comme toutes les philosophies, d'après les lois mêmes que Dieu impose à l'esprit humain; et que, si elle était aussi riche que nulle autre, elle n'était pas moins régulière. Depuis Colebrooke, il n'a été fait aucun travail vraiment considérable sur la philosophie indienne, et l'érudition a devant elle des labeurs très-longs avant d'avoir rempli lo cadre que la main de l'illustre indianiste a tracé. Mais, on peut aujourd'hui l'affirmer sans la moindre hésitation, la tradition ne s'est point trompée en attribuant aux gymnosophistes, aux brahmanes indiens, la plus vaste, si ce n'est la plus pure sagesse. L'antiquité, sans bien con- naître ce dont elle parlait, n'a pourtant rien exagéré; et la philosophie grecque, fière comme elle l'était à bon droit de ses chefs-d'œuvre, n'aurait pas été peu étonnée, sans doute, d'ap- prendre que la science indienne, originale comme elle, l'a souvent égalée, parfois dépassée en profondeur et en fécondité. Le doute à cet égard n'est plus désormais permis, et les progrès mêmes de nos connaissances ne peuvent que justifier notre admiration en accroissant nos lumières. Nous savons aujourd'hui de science parfaitement certaine que cette philosophie, qu'il nous est donné d'étudier dans ses moin- dres détails, était connue et pratiquée avec toute sa grandeur et même tous ses excès sur les bords de l'Indus et du Gange il y a vingt-deux siècles au moins. Ces sages, qui vivaient tout nus sous un magnifique et doux climat, ou qui se vê- tissaient à peine, qui fuyaient à l'aspect de l'armée conquérante des Macédoniens, et qu'A- lexandre, au rapport de Plutarque, devait faire prendre à la course par ses soldats; ces hommes pleins de courage, qui bravaient les plus af- freuses tortures; ces instituteurs vénérables que jadis les sages de la Grèce étaient allés con- sulter, et que le royal disciple d'Aristote pouvait entretenir avec profit, comme essayèrent de le faire plus tard des philosophes et de savants voyageurs, en un mot les gymnosophistes, tant célébrés par les Grecs, ne sont autres que les brahmanes, se soumettant encore de nos jours à ces austérités qui épouvantèrent les plus valeu- reux soldats du monde ancien, livrés tout entiers à la méditation et à l'ascétisme, auteurs, pen- dant une période indéfinie de siècles, de systèmes religieux et philosophiques qui sont désormais un des principaux titres de l'esprit humain, et qu'il nous est permis de connaître avec tout autant d'exactitude que nous pouvons connaître Socrate, Platon et Aristote. Ainsi, les travaux de la philologie 'contem- poraine ont donné une valeur considérable aux témoignages de l'antiquité sur les gymnoso- phistes, et il est interdit à l'histoire de la philo- sophie de les passer désormais sous silence, si elle ne veut se mutiler elle-même. Ces brahmanes que vit Alexandre, et dont l'un le suivit certai- nement jusqu'en Perse, faisaient partie de cette grande société théocratique qui a laissé tant de monuments de son génie, et qui avait dès lors les croyances et les mœurs qu'elle a conservées jusqu'à nous. Pour bien connaître cet obscur sujet des gym- nosophistes tels que se les représentait l'anti- quité qui les nomma, il faudrait rapprocher avec soin les divers passages de Cicéron, de Strabon, d'Arrien, de Plutarque, puisant aux documents laissés par les compagnons d'Alexandre, même les récits fabuleux de Philostrate et d'Apulée, les opinions de Porphyre, les renseignements plus sérieux qui sont réunis dans les ouvrages faussement attribués à Palladius et à saint Am- broise, enfin quelques détails épars dans d'assez nombreux écrivains. C'est la tâche qu'a essayée Jo. Schmidius dans une dissertation souvent citée par Brucker. Dans l'antiquité, le témoi- gnage de Strabon est de beaucoup le plus sé- rieux et le plus complet. M. Lassen, professeur de sanscrit à Bonn, a fait paraître, sous le titre de Gymnosophisla, un recueil de philosophie indienne dont le premier cahier, le seul publié jusqu'à présent, contient la Sankhya karika, ou résumé en vers mémo- ratifs du système sankhya. Pour apprécier un peu mieux 6; qu'était la philosophie des gymnosophistes, ou peut voir plus loin l'article Indiens (Philosophie des). 1 B. S.-H. HABITUDE. Une manière d'être qui n'a été d'abord qu'un accident dans notre existence vient-elle à se prolonger ou à se répéter souvent, nous sentons alors se développer en nous une disposition particulière, c'est-à-dire tout à la fois un penchant et une aptitude à la produire ou à ÎIAIÏI — 664 — HABI la supporter, selon qu'elle est active ou passive. Ce penchant, quand on ne cherche pas à le com- battre, peut devenir, avec le temps, aussi irré- sistible et aussi impérieux que les besoins pri- mitifs de notre nature; et l'aptitude qui s'y lie, s 'accroissant dans la même proportion, finit par substituer la rapidité et la sûreté de l'instinct aux plus pénibles efforts de la volonté ou de la réflexion. Le principe général, ou plutôt la force qui amène dans notre constitution ce double ré- sultat, se nomme l'habitude. Les habitudes sont les effets déterminés qu'elle produit en nous, ou les modificaitons diverses qu'elle l'ait subir à chacune de nos facultés. Rien de plus obscur et de plus mystérieux que cette force, précisément parce qu'elle tend à supprimer la réflexion pour se mettre à sa place; parce qu'elle s'empare de nous souvent avant que la réflexion ait eu le temps de naître, et réussit, sinon à détruire, du moins à affaiblir singulièrement la conscience elle-même. Mais en même temps rien de plus intéressant à ob- server. Elle est le principal ressort de la puis- sance que nous exerçons sur nous-mêmes et sur nos semblables, et sur une grande partie de la nature. Quoiqu'elle diminue l'empire de la li- berté, elle ne peut rien cependant qu'avec son concours, et chacun de ses résultats peut être regardé, à bon droit, comme notre œuvre. Elle modifie profondément les dispositions et les fa- cultés que nous apportons en naissant. Elle est l'auxiliaire le plus puissant et de l'industrie, et des arts, et de la parole, et de la tradition, et de l'éducation, et même de la moralité humaine : car aucune vertu ne résisterait, s'il fallait recom- mencer chaque jour les mêmes sacrifices et les mêmes luttes, sans se trouver le lendemain plus fort que la veille. Enfin, mise en action par notre volonté, son empire s'étend aussi sur les animaux, dont elle fait nos esclaves, sur la nature vivante en général, et sur les principes mêmes, ou du moins sur les organes de la vie. Qui n'a observé la différence qui existe entre deux animaux de même espèce, dont l'un vit à l'état sauvage, c'est-à-dire à l'état de nature, et l'autre à l'état de domesticité? Ce qu'il y a de plus remarqua- ble, c'est que les mœurs et la constitution qui ont été contractées dans cette dernière condition se transmettent d'une génération à une autre, sans que la main de l'homme ait besoin d'intervenir une seconde fois. C'est un fait non moins connu qu'un désordre survenu dans les fonctions de la vie, lorsqu'il se prolonge suffisamment et se renferme dans une certaine mesure, tend, pour ainsi dire, à se perpétuer, résiste à tous les as- sauts de l'art, et suit un cours non moins régu- lier que les phénomènes ordinaires de l'organis- me. Notre sang se précipite et vient s'accumuler périodiquement vers le point où, à plusieurs reprises, et à des intervalles égaux, nous lui avons livré passage. Notre corps se familiarise peu à peu avec les poisons, avec les remèdes les plus énergiques, et finit par devenir tout à fait insensible à leur action. On n'observe rien de pareil dans la matière inorganique. On aura beau, comme le remarque Aristote {Elliic, L'ud., lib. II, c. n), lancer une pierre dans l'espace, on ne lui donnera pas le moindre penchant à se mouvoir d'elle-même. Nous ajouterons que la constitution des animaux serait tout aussi inva- riable si l'homme n'intervenait pas, soil directe- ment, soit indirectement, pour la modifier selon ses besoins, et la plier à Bon usage. Mais nous ne voulons pas empiéter sur le domaine du na- turaliste en montrant quelle peut être l'action de l'habitude sur les fonctions de l'organisme et les lois de la nature animale ■ nous nous contente rons d'observer les effets qu'elle produit chez. l'homme ; car c'est là qu'est le centre et lé siège de sa puissance; et par ces effets, c'est-à-dire par l'influence qu'elle exerce sur chacune de nos facultés, nous essayerons de nous faire une idée de son principe, ou de découvrir au moins le but et la condition générale de son existence. Un des premiers effets de l'habitude, et des plus universellement reconnus, c'est de dimi- nuer la sensibilité physique. La sensation la plus forte, si elle se prolonge au delà d'un certain terme, ou se reproduit à des intervalles trop rapprochés, s'affaiblit graduellement, et finit même par disparaître. Une foule d'impressions dont nous n'avons plus cons^ien :e ont commencé par être pour nous une source de plaisir ou de douleur. L'air, la lumière, les mêmes degrés de chaleur et de froid auxquels nous sommes in- sensibles aujourd'hui, nous ont affectés très-vi- vement pendant les premiers jours qui ont suivi notre naissance. Les climats les plus rudes, les privations les plus dures s'adoucissent avec le temps, et les jouissances trop répétées s'éva- nouissent peu à peu, emportant avec elles la faculté même de les sentir. Mais toutes nos sen- sations ne subissent pas la même loi. Les unes, purement passives, comme celles de l'odorat et du goût, ou du enaud et du froid, n'apportent aucune jouissance à l'âme ni aucune lumière à l'esprit, et ne s'associent en aucune manière à l'action de la pensée : ce sont celles-là qui s'af- faiblissent et se dégradent par l'habitude. « Mon sachet de fleurs, dit Montaigne, sert d'abord à mon nez; mais, après que je m'en suis servi huit jours, il ne sert plus qu'au nez des assis- tants. » Les autres demandent le concours de la volonté et de l'intelligence, sont les agents de la perception, et servent en quelque sorte de véhi- cule à nos sentiments ou à nos idées. Telles sont les sensations de l'ouïe, de la vue et du tact proprement dit, c'est-à-dire du toucher actif. Cells-ci, au contraire, l'habitude les rend plus vives, plus délicates et plus distinctes. Par l'exer- cice et l'éducation l'œil devient plus clairvoyant, l'oreille plus juste et plus sensible. Des nuances, des accords, des contrastes qui échappent à la foule ou qui la laissent indifférente, émeuvent profondément le peintre et le musicien. On sait à quel degré de finesse et, qu'on nous permette cette expression, de perspicacité, arrive chez les aveugles le sens du toucher. C'est que, pour suppléer à un organe aussi riche et aussi impor- tant que la vue, le tact devient plus actif, c'est- à-dire se rapproche davantage de l'âme, en appe- lant à son aide la volonté et l'intelligence. Le goût lui-même, quand il ne se borne pas à un rôle purement passif ou animal, mais qu'il s'ap- plique à démêler et à juger les saveurs, qu'il accepte, par conséquent, le concours de la vo- lonté et de l'attention ; le goût, disons-nous, est susceptible d'acquérir par l'habitude une rare délicatesse. C'est ainsi qu'il a donné son nom à la faculté par laquelle nous discernons le beau du laid. C'est pour la même raison qu'un spiri- tuel écrivain a pu dire : « L'animal se repaît, l'homme mange, l'homme d'esprit seul sait manger. » En même temps qu'elle nous enlève à l'action du inonde extérieur par l'affaiblissement graduel de nos impressions ou de la sensibilité physique, l'habitude nous pousse au développement de notre propre activité : de celle qui reste enfermée dans la conscience, comme de celle qui se ma- nifeste au dehors par le mouvement. Elle nous y porte d'abord par le désir, véritable intermé- diaire entre l'action qui vient de nous et l'im- i.ress'"n qui vient du dehors : car dans la même HABI — 665 HABI proportion où la sensation diminue, le désir aug- mente, devient plus constant et plus énergique, jusqu'à ce qu'il se transforme en un besoin im- périeux et insatiable. C'est en vertu de la même loi que les privations, la fatigue et souvent la douleur, non-seulement s'adoucissent par la pa- tience, mais finissent par nous offrir un certain attrait. Ainsi ce calme parfait, cette liberté de Tàme que quelques philosophes nous promettent au sein de la volupté, et qu'ils nous engagent à poursuivre comme le but de l'existence, est une vaine chimère. Si nous n'employons pas nos for- ces à dompter nos sens, il faut que nous les consacrions à les servir, ou plutôt à les irriter par des désirs impuissants, dont l'objet ne cesse de reculer devant nous. Le pouvoir de l'habitude ne se fait pas moins sentir dans l'action elle-même, et surtout dans le mouvement dont elle est suivie, que dans le désir qui la précède et la sollicite. On sait que plus un mouvement se répète ou se prolonge, plus il acquiert de promptitude, de facilité et de Frécision ; par conséquent, moins nous sentons effort ou l'impulsion intérieure qui le produit, moins nous apprécions le motif et les combinai- sons qui le dirigent. C'est ainsi que les doigts du musicien, qui volent sur le clavier, que les articulations de la main suivant presque la rapi- dité de la pensée, nous semblent obéir à un pur mécanisme. Cependant, en admettant même la supposition, très-erronee selon nous, que la vo- lonté ne conserve pas l'empire des mouvements de cette espèce, n'en demeure-t-elle pas toujours le véritable principe ; n'est-ce pas elle qui leur a donné la première impulsion, et le change- ment qu'on remarque dans les effets n'a-t-il pas dû exister d'abord dans la cause? L'influence de l'habitude sur la volonté peut d'ailleurs être observée directement par la conscience, et n'est pas moins réelle en l'absence de tout effet exté- rieur. On s'accoutume à vouloir, à se comman- der et à commander aux autres, a vouloir le bien ou à vouloir le mal. La réflexion, la méditation, les effets les plus cachés de l'âme, les vertus qui nous ont coûté les plus durs sacrifices devien- nent des habitudes; et même ce n'est qu'à ce titre qu'on les appelle des vertus : car des actes isolés, qui n'émanent pas d'une disposition con- stante et, pour ainsi dire, inaliénable, ne consti- tuent pas l'homme de bien. Le résultat de l'ha- bitude, par rapport à la volonté, c'est de combler en quelque sorte la distance qui sépare la faculté de l'action, c'est de supprimer l'effort, le doute, le combat, et de substituer, au motif que nous avons choisi d'abord en hésitant, un penchant fixe, affranchi de tout contrôle, mais qui ne peut jamais se confondre avec la volonté elle-même. C'est ainsi que l'habitude mérite son nom ; qu'elle est véritablement la possession, le triomphe (habitudo de habere, posséder; en grec ë?t; de iyivi qui a le même sens), tandis que la déno- mination première suppose encore la lutte et le travail. Avec la volonté, où, comme nous pouvons le voir dès à présent, elle a son principal siège, l'habitude descend' aussi dans l'intelligence et dans chacune des facultés dont elle se compose ou des opérations qui en résultent. Ainsi nous avons déjà remarqué quel est le pouvoir de l'exercice, c'est-à-dire de l'habitude, sur nos sens, considérés comme instruments de perception, particulièrement ceux qui ont le plus d'affinité avec les autres facultés de l'intelligence. Nous ajouterons à ce fait une observation très-judi- cieuse de Maine de Biran {Influence de l'habi- tude sur la faculté de penser , ch. n) : c'est que la faculté perceptive augmente chez l'homme en raison de l'affaiblissement de la sensation pro- duite par l'habitude; c'est que les enfants ne commencent à avoir des perceptions distinctes que quand ils se sont aguerris contre les im- pressions du dehors. En effet, quand notre œil est frappé de couleurs trop vives, il ne distingue pas la forme des corps, et il ne les distinguerait jamais si toutes les couleurs, sans exception, l'affectaient de la même manière. Le tact serait également un sens très-imparfait si la peau con- servait toujours le même degré de sensibilité qu'elle a chez les nouveau-nés. Mais cette condi- tion négative, c'est-à-dire l'affaiblissement de la sensibilité, ne suffit pas au développement de la perception; il faut encore le concours et l'exer- cice prolongé de la volonté. C'est elle qui donne à notre œil et à notre main cette facilité, cette précision de mouvements d'où dépend en grande partie la perfection de ces deux organes. Au moyen de l'attention changée en habitude, elle nous apprend à discerner, dans une masse con- fuse de sons ou de couleurs, les nuances les plus fugitives et les plus délicates. Enfin, réunis- sant dans un seul acte de l'esprit, qu'on appelle l'association des idées, les perceptions les plus diverses et les résultats les plus compliqués de l'expérience, elle nous met en état de juger, par l'ouïe et par la vue, des qualités qui ne s'adres- sent qu'au toucher, ou ne peuvent être appré- ciées que par le mouvement, de la grandeur, de la forme, de la distance des objets, et par une seule partie ou une seule qualité d'un corps, nous donne la faculté de découvrir toutes les autres. La même observation s'applique à la mémoire et à l'imagination, où l'association des idées joue un si grand rôle. Les événements que nous ne connaissons que par le récit d'autrui, les pa- roles que nous avons seulement entendues, même à plusieurs reprises, nous laissent un sou- venir moins durable et moins exact que les évé- nements auxquels nous avons pris part, que les paroles que nous avons répétées nous-mêmes, soit avec la voix, soit avec la plume. De là vient que pour retenir de mémoire un discours ou un morceau de poésie, il ne suffit pas de le lire des yeux, quoiqu'il y ait déjà plus d'activité dans la vue que dans l'ouie; mais il faut le réciter jus- qu'à ce qu'une nouvelle habitude ait pris pos- session de notre volonté et de nos mouvements. Il ne faut donc pas s'étonner que la mémoire, surtout celle des mots, ressemble tant à un mécanisme, qu'elle s'affaiblisse par le repos, se fortifie par l'exercice, et soit souvent d'autant plus développée que la réflexion et le jugement le sont moins. Quant à l'imagination, il semble d'abord que l'habitude lui soit funeste, et qu'elle vive surtout par la nouveauté, par la surprise ou l'attrait de l'inconnu. Mais il faut distinguer l'intérêt qui s'attache aux œuvres d'imagination et le sentiment, qui les provoque, de l'imagina- tion elle-même. Soit qu'elle se borne simplement à rappeler les images des choses absentes, ou, si l'on peut s'exprimer ainsi, à peindre dans notre esprit sous leurs traits et leurs couleurs les plus vraies les mêmes objets dont la mémoire ne nous offre que les noms ; soit qu'elle tire de son pro- pre fonds des êtres tout nouveaux qui n'ont pas encore existé dans la nature, l'imagination em- prunte à l'habitude la plus grande partie de sa puissance. Voyez cette mère, cette amante qui pleure ce qu'elle avait de plus cher : en vain les traits qu'elle trouvait tant de charme à contem- pler sont-ils depuis longtemps effacés par la mort, elle les conserve tout vivants dans son âme, elle ne les a jamais vus plus distinctement avec ses yeux qu'elle ne les voit maintenant avec son es- IIAIJI — 666 — HAI',1 prit. Cette image adorée est comme le pôle vers lequel tournent toutes ses facultés et toute son existence; plus elle s'y attache, plus elle lui donne de pouvoir sur elle et de ressemblance avec la réalité. A la douleur substituez une autre passion, et vous observerez les mêmes résultats. La passion suppose la persistance, c'est-à-dire l'habitude, non-seulement dans le désir, mais dans l'image des jouissances qui l'excitent ou des biens qui sont la source de ces jouissances. Gé- néralement, c'est l'image qui précède le désir, qui le provoque, qui lui donne de l'énergie et de la durée par sa propre persistance, et le change enfin en passion. C'est ainsi qu'on peut dire, en retournant la fameuse maxime de la Roche- foucauld, que le cœur et même les sens sont la dupe de l'esprit. Le poëte et l'artiste ne vivent-ils pas aussi avec les créations de leur génie? Ne faut- il pas qu'ils aient entretenu avec elles une longue familiarité, qu'ils les aient fait entrer en partage de leurs passions, de leurs sentiments, de toute leur âme, avant de les laisser échapper de leur plume, de leur palette ou de leur ciseau, assez fortes pour vivre dans la mémoire des autres ? L'imagination, d'ailleurs, quand elle se montre sous cette dernière forme, est susceptible d'édu- cation, et peut contracter de bonnes ou de mau- vaises habitudes. Abandonnée à elle-même, elle sera capricieuse, inégale. Pliée de bonne heure au joug de la règle, elle saura se gouverner, se contenir et diriger ses forces vers un but mar- qué d'avance. L'autre espèce d'imagination, celle qui, au lieu de créer, se borne à conserver ; celle qui est au service de la passion ou de la douleur, est certainement plus rebelle à la direction de la volonté ; mais il ne faut pas croire que la vo- lonté, que l'activité de la pensée n'y tiennent aucune place. « C'est peut-être, dit Maine de Biran {Influence de l'habitude, etc., ch. iv), c'est peut-être toujours la même image qui poursuit le jeune homme amoureux ; mais de combien d'accessoires variables son imagination mobile se plaît à la nuancer ! L'ambitieux contemple dans un poste élevé, le conquérant voit dans la gloire, l'avare dans son or, la représentation d'une multitude de biens, d'avantages, de jouis- sances, qui se diversifient à l'infini : car le monde imaginaire est sans bornes.... Ainsi, enchaînée d'un côté par l'habitude, libre de l'autre dans ses excursions, l'imagination trouve dans ses mobi- les appropriés tout ce qui peut flatter à la fois deux penchants généraux, dont le contraste fait harmonie dans le monde moral : l'un, principe de mouvement, qui donne à l'être actif le besoin perpétuel de changer ; l'autre, force d'inertie, qui retient l'être faible et borné dans le cercle étroit de nos habitudes. » Lorsque, à force d'exer- cer notre activité dans ce monde idéal, nous sommes arrivés, comme dans certains mouve- ments du corps, à ne la plus sentir, c'est-à-dire à ne plus apercevoir en elle aucun effort, alors l'image se change en vision, et le sentiment qui l'accompagne, les idées qui se groupent autour d'elle deviennent une inspiration surnaturelle, une révélation. Voilà pourquoi, chez un peuple ardent et primitif, peu exercé à réfléchir sur ses impressions intérieures et préoccupé d'une seule idée, celle d'un Dieu tout-puissant et jaloux, dont l'homme n'est qu'un humble instrument, l'imagination, la poésie se traduira tout entière en hymnes, en oracles, en visions. Est-il besoin de démontrer l'inlluence de l'ha- bitude sur le jugement et sur le raisonnement? Nous avons déjà remarqué que le jugement souffre ordinairement d'un grand développement de la mémoire. Pourquoi cela, Binon que l'acti- vité excessive de la dernière de ces deux facul- tés a tenu la première dans une sorte d'inertie ot de repos? Elles sont donc l'une et l'autre sus- ceptibles de se modifier par l'exercice el par la culture. En effet, il y a des jugements faux qu'on parvient à redresser, des jugements malades qu'on réussit à guérir, et d'autres, naturellement sains et forts, qu'on peut obscurcir par le pré- jugé ou étouffer par la servitude. Le jugement, dans son acception la plus générale et la plus vulgaire, c'est la faculté de voir tels qu'ils sont, dans leurs véritables rapports, avec leurs qualités réelles, les hommes et les choses placés à la portée de notre observation. Or, de même que la vue du corps, cette vue de l'esprit s'affaiblit dans l'inaction, et acquiert, au contraire, de la pénétration et de la force par une éducation bien dirigée. 11 y a aussi tel ou tel acte de cette faculté naturelle, tel ou tel jugement déterminé qui s'identifie avec nous par la puissance de l'habitude, et qui résiste même à l'évidence, ou nous domine encore à notre insu quand nous croyons depuis longtemps en avoir purgé notre esprit. Tel est le caractère de tous les préjugés. On les détruit en théorie ; mais on les conserve dans la pratique. Ne nous plaignons pas trop cependant de cette persistance que l'habitude donne à nos opinions. Si elle consacre bien des erreurs, elle contribue aussi à l'empire de la vérité, et laisse à notre esprit la liberté néces- saire pour agrandir sans cesse le domaine de ses connaissances. Car, que deviendrions-nous si, à chaque instant, dans l'ordre moral comme dans l'ordre scientifique, tout ce que nous avons besoin de croire devait être remis en question, et si les convictions les plus nécessaires à un peuple en particulier, à l'humanité en général, ne pouvaient pas se transmettre comme la vie d'une génération à une autre? Quant au raison- nement, l'action de l'habitude y est plus sensi- ble encore. On sait combien cette opération est lente et difficile chez ceux qui ne la pratiquent pas souvent, ou qui se laissent dominer par leur sensibilité et leur imagination, Ceux, au con- traire, qui en font un exercice fréquent et pro- longé, en ont à peine la conscience, tant elle leur est facile et familière. C'est ainsi qu'une longue suite de déductions, à cause de la rapi- dité avec laquelle elle se produit dans un esprit exercé et bien constitué, ne laisse souvent aucun souvenir, et la conséquence qu'elle amène selon toutes les lois de la logique paraît être une inspi- ration extraordinaire, une intuition du génie. Aussi, sïl ne fallait pas s'assurer des principes avant d'en tirer les conséquences; si toute vérité pouvait se démontrer par le raisonnement, il n'y aurait plus de difficultés ni d'incertitude pour l'esprit humain : toute science ressemblerait au calcul, qui peut devenir par l'habitude une sorte de mécanisme intellectuel. Nous n'avons pas à nous occuper de la raison qui, dans le sens le plus élevé du mot, n'est pas une faculté personnelle ou isolée, capable de ra- lentir ou d'accélérer ses opérations ; elle est le fond immobile et invariable, non-seulement de l'intelligence humaine, mais de toute intelli- gence. Nous verrons tout à l'heure ce que de- vient la conscience sous l'influence de la force que nous cherchons à définir. Mais, comme la conscience accompagne indistinctement l'exer- cice de toutes nos facultés, il est bon que nous connaissions d'abord les elfels de l'habitude sur le sentiment. Le sentiment n'est ni purement passif comme la sensation, ou l'impresaion que nous recevons du monde physique, ni purement cl i comme li volonté. Ce sonl des causes indépendantes et distinctes de nous qui le font naître, qui nous HABI — e&7 — HABI •éveillent de la torpeur des sens à une vie plus harmonieuse et plus élevée ; mais il ne peut se •développer que si notre âme consent à l'accueil- lir et s'y associe librement. Ainsi, pour que la sympathie se change en amitié? l'inclination en amour, la compassion en chanté, les émotions excitées en nous par la grandeur et la beauté de la nature en une piété durable, il faut, pour ainsi dire, que notre âme se place au-devant de ces douces influences, afin d'en être pénétrée ; ou bien elle ira plus loin encore, elle se don- nera résolument et tout entière ; elle se dévouera à ce qu'elle aura jugé plus grand, plus beau ou meilleur qu'elle-même. Si nos sentiments dé- pendent en grande partie de notre volonté, on •conçoit qu'ils aient sur nous d'autant plus d'em- pire que notre âme s'y est livrée plus souvent ou plus longtemps, et, par conséquent, qu'ils subis- sent comme nos autres facultés l'action de l'ha- bitude. En effet, nous voyons que le sentiment moral finit par s'éteindre chez ceux qui vivent au milieu du vice et du crime. Quelle force n'a- t-il pas, au contraire, dans une âme où il s'asso- cie à tous les actes de la volonté et à tous les ju- gements de l'intelligence? Pour être ému par les chefs-d'œuvre de l'art ou les beautés de la nature, il ne suffit pas de les voir, il faut être encore exercé à les sentir ; et plus les jouissan- ces de cet ordre ont été fréquentes, plus il est difficile de s'en passer. D'où vient cette force qui nous attache, même en l'absence de toute beauté naturelle et de tout lien d'intérêt ou de cœur, aux lieux où nous avons passé une grande partie de notre existence ? C'est que, si l'on peut s'exprimer ainsi, nous y avons encadré nos pen- sées, nos actions, nos désirs aussi bien que nos mouvements et occupations les plus vulgaires. Ils forment le lit que s'est tracé l'activité de nos facultés et où notre vie tout entière est ac- coutumée à suivre son cours. Les oisifs, les es- prits et les cœurs vides ne peuvent demeurer nulle part. On connaît aussi le pouvoir de l'ha- hitude sur les affections tendres; et l'habitude elle-même, ici, s'explique par l'activité. Plus on donne, plus on apporte d'abnégation et de dé- vouement dans ce divin commerce des âmes qu'on appelle la charité, l'amitié, l'amour, plus il est difficile de s'en détacher, et plus nous souffrons quand il vient à se rompre de lui- même. Ainsi, les parents sont plus malheureux de la mort des enfants que les enfants de celle de leurs parents, parce que tous les sacrifices sont du côté de ces derniers. De plusieurs en- fants également dignes de son affection, c'est ce- lui qui lui a donné toujours et lui donne encore les plus cruels soucis qu'une mère aimera avec le plus de tendresse. L'habitude est cependant regardée comme fatale à l'amour proprement dit. C'est qu'on ne remarque pas qu'il y a des éléments très-divers dans ce sentiment, ou plu- tôt que, sous le nom qui lui est consacré, on confond plusieurs affections d'une nature diffé- rente. 11 y a un amour qui n'est qu'une fièvre des sens, un autre qui vient de l'imagination, et un troisième dont la source est dans les profon- deurs de l'âme, qui repose sur le plus absolu dé- vouement. L'amour des sens subit la même loi que les autres affections de cet ordre: la posses- sion le fait mourir. Celui dont l'imagination a fait tous les frais et qui ne s'adresse qu'à une idole parée de nos mains, s'évanouit devant la réalite. Celui qui a pour base, au contraire, un échange actif d'idées, de sentiments, de sacrifi- ces, au sein d'une destinée commune et avec des devoirs communs à remplir, celui-là ne fait que grandir c. se fortifier avec le temps. Ainsi l'habitude n'est ni un principe purement mécanique, c'est-à-dire un principe de raouve- ments indépendants de notre volonté, comme l'ont supposé quelques philosophes, entre autres Hartley, Berkeley et le docteur Reid; ni un sim- ple effet de l'association des idées, comme l'en- seignent Dugald Stewart et Hume. Comment ne serait-elle qu'un principe de mouvement, lors- qu'elle agit, non-seulement sur nos organes, mais sur notre esprit, et qu'elle atteint indis- tinctement toutes les facultés de notre esprit? Comment ne serait-elle qu'un effet de l'associa- tion des idées, quand son empire s'exerce à la fois et sur l'intelligence et sur la sensation, sur le sentiment et sur la volonté? Aucune associa- tion ne peut expliquer, par exemple, l'affaiblis- sement de la sensibilité physique sous l'influence d'une excitation fréquente et prolongée, ou bien les modifications qu'on peut introduire par une action répétée dans les fonctions de l'organisme. D'ailleurs, au lieu de regarder l'association des idées comme la cause, il serait beaucoup plus juste de n'y voir qu'un résultat de l'habitude. Nos idées n'ont aucune existence ni aucune ac- tion distincte de celle de l'âme ; il est impos- sible de leur attribuer une vertu, une force par laquelle elles s'attirent réciproquement et s'attachent les unes aux autres, comme l'aimant au fer; mais elles sont réunies par un effet de notre activité, auquel l'habitude donne de la du- rée et de la persistance. Il existe encore sur la question qui nous occupe en ce moment une troisième opinion plus hardie et plus ambitieuse, mais aussi peu fondée que les deux précédentes: c'est celle qui regarde l'âme humaine, notre moi, non comme un principe distinct ou tout au moins indestructible, mais comme un certain état, un certain degré d'expansion d'un principe infini et impersonnel, d'où nous sortons par l'é- panouissement successif de nos facultés et où nous rentrons par le mouvement contraire, c'est- à-dire par le retour de notre être à l'unité, par la destruction de toutes les différences que nous y apercevons aujourd'hui. Toute notre existence est ainsi représentée par un cercle qui com- mence par le désir, bientôt transformé en vo- lonté, en intelligence, et finit par l'habitude. Qu'est-ce, en effet, que l'habitude d'après l'idée que nous en donne ce système? Un état dans lequel la conscience et la liberté s'évanouissent de plus en plus, qui tend à nous ramener vers la spontanéité de la nature, où l'être et la pen- sée, l'action et le désir, la volonté et le mouve- ment se trouvent, non pas réunis, mais confon- dus. Il y a ici un principe métaphysique que nous négligerons entièrement, parce qu'il n'a qu'un rapport très-indirect avec le sujet de cet article, et offre par lui-même assez d'importance, nous voulons dire assez d'erreur et de danger, pour mériter d'être apprécié séparément. C'est celui qui fait naître la volonté, et, en général, toute activité volontaire d'une simple transfor- mation du désir, en nous montrant dans le dé- sir lui-même le premier germe de l'âme. Nous nous contenterons d'examiner s'il est vrai que l'habitude nous replonge dans les ténèbres et dans la servitude de l'instinct, de ce qu'on nomme l'état de nature. Remarquons d'abord qu'on a singulièrement exagéré, même au point de vue du mouvement, la ressemblance qui peut exister entre l'instinct et l'habitude. Rien de plus faux que cette pro- position de Reid : « L'habitude diffère de l'in- stinct, non dans sa nature, mais dans son ori- gine. » Il y a des degrés dans l'habitude; elle. a plus ou moins d'empire sur nous, selon qu'elle dure depuis plus ou moins longtemps. L'instinct n'admet point une semblable progression : il est HABI — 663 — HABI dès le premier moment tout ce qu'il doit, tout ce qu'il peut être. On peut certainement résister à une habitude, si ancienne et si exigeante qu'on la suppose; et dès qu'on peut lui résister, on Jieut la perdre, puisqu'il suffit pour cela de pro- onger la résistance. L'animal, qui n'a que ses instincts pour guide, ne résiste jamais ; et l'homme même, en leur opposant toutes les for- ces de la volonté et de la raison, ne peut réussir à les étouffer en lui. Ainsi, les effets sur lesquels on a le plus insisté, les effets même mécaniques de l'habitude sont toujours en notre pouvoir; ce qui a une fois appartenu à la liberté demeure sa propriété inaliénable. Il en faut dire autant de la conscience, puisqu'elle entre dans l'essence de la liberté. Partout où il y a un degré quel- conque de liberté, on rencontre nécessairement la conscience. Mais trop souvent cette faculté est confondue avec la mémoire: et, parce qu'il y a des mouvements si faciles et si prompts, qu'ils ne laissent aucun souvenir après eux, nous pré- tendons qu'ils se sont produits à notre insu. Si l'on songe à présent que l'habitude établit son empire, non-seulement dans les mouvements du corps, mais dans le désir, dans la perception, dans l'imagination, dans le sentiment, dans la réflexion elle-même, c'est-à-dire dans l'acte le plus personnel de notre esprit, celui où la liberté et la conscience se montrent à leur plus haut degré, on verra combien il est impossible de la regarder comme une sorte de retour à l'instinct, comme un mouvement rétrograde vers l'invaria- ble et aveugle spontanéité de la nature. L'habi- tude est, au contraire, la condition de tout dé- veloppement, de tout progrès chez les hommes. Elle les soustrait d'abord en grande partie à l'action fatale de la nature extérieure; endurcit leurs corps à la jouissance comme à la' douleur, et par là même affranchit leur esprit, donne à leurs mouvements cette merveilleuse adresse qui se déploie dans l'industrie et dans les arts, augmente l'énergie de leur volonté, la durée et la force de leurs sentiments, la rapidité de tou- tes les fonctions de leur intelligence; et, leur assurant, en même temps qu'elie les pousse en avant, les résultats qu'ils ont déjà obtenus, les conquêtes qu'ils ont déjà faites du côté du vrai ou de celui du bien, elle ouvre devant eux une carrière de perfectionnements indéfinis. Ce n'est pas encore tout : les progrès d'une génération, elle les transporte, comme nous l'avons déjà re- marqué, à la génération suivante; car elle est la base de toute éducation intellectuelle et morale. Elle donne de la durée et de la vie aux traditions d'une nation et à celles de l'humanité entière. Il est vrai qu'elle peut servir aussi à nous cor- rompre, à nous attacher au vice et à l'erreur ; mais ce sont là les inconvénients mêmes de la liberté, dont l'habitude n'est que l'auxiliaire et l'instrument. En effet, nous ne cessons pas d'ê- tre libres parce que l'effort a disparu de nos mouvements, parce que notre volonté est plus résolue, notre pensée plus rapide et plus sure ; parce que, au lieu de leur obéir, nous avons en quelque borte transformé dans notre être une partie des phénomènes et des lois de la nature : c'est par là, au contraire, que nous sommes plus près de la divine perfection. «Il n'y a que de mauvaises habitudes, a dit avec raison un illus- tre philosophe de l'Allemagne, qui fassent per- dre à l'homme une partie de sa liberté; mais l'habitude du bien, de tout ce que la morale ap- prouve, est la liberté même. » (Hegel, Encyclo- pédie des sciences philosojihiijucs, § 410.) L'habitude répand un grand jour sur la simpli- cité de notre nature particulière et celle de 1 es- sriic absolue des choses. Elle nous montre com- ment le désir, la pensée et l'action, c'est-à-dire l'amour, l'intelligence et la force, sans que l'un de ces attributs puisse être regardé comme l'ori- gine des deux autres, se confondent en un seul moment et en un seul principe. Or, ce qui est dans le principe ou dans la cause ne doit-il pas se manifester aussi sous une autre forme dans les effets, c'est-à-dire dans la nature? Il n'est donc pas étonnant que l'on trouve chez des êtres dé- pourvus de raison des désirs, des penchants irré- sistibles, qui n'ont qu'à naître pour se traduire en action, et qui, se montrant d'accord avec les plans les mieux ordonnés, avec les lois les plus invariables de l'intelligence, peuvent être regar- dés comme des idées vivantes et sensibles. Tous ces caractères se réunissent dans l'instinct; et on peut les reconnaître jusque dans les forces de l'organisation et de la vie. Il est aussi impos- sible, quoiqu'on l'ait tenté bien des fois; surtout dans le dernier siècle, de résoudre l'instinct dans l'habitude, que l'habitude dans l'instinct : c'est la même cause, une cause supérieure à nous qui les produit l'une et l'autre. Mais l'instinct, inva- riable, dépourvu de conscience, est précisément le contraire de la liberté. 11 la précède chez l'homme et semble, quand elle arrive, se retirer devant elle, comme devant un pouvoir supé- rieur. 11 retient l'animal dans un cercle inflexi- ble, l'empêchant également de se perfectionner et de se corrompre, en l'absence de toute inter- vention humaine. L'habitude, au contraire, vient à la suite de la liberté, s'introduit dans la li- berté même, dont elle est, comme nous l'avons déjà dit, le plus puissant auxiliaire. Voilà pour- quoi elle n'agit directement, et à proprement parler, que sur l'homme. L'instinct c'est la na- ture, ou, pour appeler les choses par leur nom, la force créatrice continuant son œuvre dans l'être qu'elle a produit, le conduisant seule à son développement et à sa fin. L'habitude c'est cette même force venant au secours de la liberté hu- maine, nous créant, pour ainsi dire, à notre propre image, nous récompensant par le bien, nous punissant par le mal que nous avons voulu, nous portant vers le but que nous lui avons indique. A ce titre elle n'est pas éloi- gnée de l'idée que les théologiens, mais les théologiens les plus sensés, nous donnent de la grâce. Peu d'auteurs ont traité de l'habitude d'une manière approfondie. Nous citerons parmi eux : Reid, Essais sur les facultés actives, essai III. ch. m, dans ses Œuvres complètes, traduction de M. Jouffroy, t. VI, p. 29 j — Dugald Stewart, Philosophie de Vesprit humain, trad. de M. L. Peisse, t. I, ch. n; — Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, §§ 409 et 410. Ce ne sont que deux ou trois pages, mais très-originales et très-substantielles. On a publié aussi sur le même sujet quelques écrits spéciaux. Le plus remarquable de tous est celui de Maine de Bi- ran, couronné par l'Académie des sciences mo- rales et politiques : Influence de l'habitude sur la faculté de penser, in-8, Pans, an XI, dans le premier volume des Œuvres philosophiques de M. dcBiran, publiées par M. Cousin, Paris, 1841; — de l'Habitude, thèse soutenue devant la Faculté des lettres dé Paris, par M. Félix Ravaisson, in-8, Paris, 1838;— Article Habitude, par M. Vi- rey, dans le Dictionnaire des sciences médicales. Les écrits suivants sont aussi des thèses publiées par des médecins : Hahn, de Consucludine, in-4, Leyde, 1701 ; — Wetzel, de Consuetudi>ic circa renltn no7i naluralium usu, in-4, Bâle, 1730; — Rhetius, deMorbis habilualibus, in-4, Halle, 1700; — Jung, de Consuciudinis efficacia ge- nerali in actious vitalibus, in-4, ib., 1705;^- HALL — 669 HALL Jungnickel, de Con&uetudine altéra natura, in-4, Wittenberg, 1787. HAINE. C'est le contraire de l'amour, ou le plus haut degré d'aversion que puisse exciter en nous une personne ou une chose. C'est un sentiment susceptible, comme l'amour, de se changer en passion, et qui nous porte à désirer ou à provoquer nous-mêmes, soit le tourment, soit la ruine de l'objet qui l'inspire. Les choses qui sont capables de faire naître la haine n'ap- partiennent pas à l'ordre physique, mais à l'or- dre moral. Ce qui n'affecte que nos sens ou notre imagination nous plaît, ou nous déplaît, nous est agréable ou désagréable, excite à différents degrés nos désirs ou notre répugnance, mais n'est jamais un objet de haine ni d'amour. Nous haïssons le vice, le crime, la bassesse, l'orgueil, i'oppression, si toutefois' notre âme et notre intelligence sont restées saines. Dans le cas contraire, quand le mal est devenu comme la condition de notre, existence, nous prenons en haine tout ce que nous devrions aimer. C'est ainsi que le vaniteux, avide de louanges, hait la franchise; le tyran, la liberté; l'intempérant, ce qui met un frein à ses passions. Le plus souvent la haine s'attache aux personnes et à leurs qua- lités comme à leurs défauts, selon les dispo- sitions morales, selon les intérêts ou les passions de celui qui l'éprouve. Elle n'est jamais plus terrible ni plus opiniâtre que lorsqu'elle prend sa source dans l'orgueil froissé; celle qui se couvre du masque de la religion et fait alliance avec le fanatisme n'a pas d'autre origine. Quant aux choses, rien de plus légitime que Ces haines vigoureuses Que doit donner le vice aux âmes vertueuses. Mais il n'est pas permis de haïr les personnes, même quand elles font le mal. Mettons-les dans l'impuissance de nuire; faisons-les rentrer en elles-mêmes par l'expiation, et instruisons les autres par leur exemple; mais qu'elles ne soient pas exclues de la pitié et de l'amour que mérite toute créature humaine. On peut consulter Des- cartes, les Passions de Vàme; — Malebranche, Recherches de la Vérité, livre V; — Spinoza, Ethique, 3e partie. HALLUCINATION. L'hallucination est un phénomène qui n'intéresse pas moins le philo- sophe que le médecin et ne relève pas moins de la psychologie que de la physiologie; car, quel- que définition qu'on en donne, et de quelque façon qu'on l'explique, on s'accorde généralement à reconnaître qu'il faut, pour qu'il se produise, les concours des organes et de la pensée. Les définitions de l'hallucination proposées par les auteurs les plus compétents en cette matière sont nombreuses et diverses. Sans prétendre ajouter à la liste une définition de plus et ré- soudre toutes les questions difficiles que le sujet soulève, nous essayerons de faire comprendre les phénomènes qui ont reçu le nom d'hallucina- tions par l'analyse comparée des faits les plus simples, les plus ordinaires et les mieux connus. On peut distinguer quatre états différents de notre esprit relativement aux objets extérieurs et sensibles. 1° Dans la veille et dans la santé, lorsque tous nos sens sont ouverts, les objets extérieurs, agissant sur les extrémités périphé- riques des nerfs de la sensibilité, provoquent dans l'esprit des sensations que nous rapportons à ces objets extérieurs comme à leurs causes. Dans ce premier cas il y a donc une sensation, un objet extérieur et une juste attribution de cette sensation à cet objet réel. 2° Lorsque nos organes sont engourdis ou troublés par le som- meil ou par la fièvre, si quelque objet vient à tomber près de nous, il arrive souvent que nous' entendons un grand bruit que nous prenons pour le fracas du tonnerre. Dans ce cas, comme dans le premier, il y a une sensation, il y a aussi un objet extérieur qui l'a provoquée, mais il y a erreur de notre jugement, sur la nature ou les qualités de cet objet réel. 3° Si, bien portants et bien éveillés, nous pressons un peu fortement le globe de l'œil, ou si nous nous heurtons la tête dans l'obscurité, il se produit souvent un phénomène que les physiologistes appellent phos- phène. c'est-à dire nous éprouvons une sensation de lumière. Ou si, après avoir regardé quelque temps le soleil, nous tournons nos regards vers un lieu obscur, nous voyons durant plusieurs secondes l'image d'un disque lumineux; sans croire pour cela à l'existence réelle d'une lu- mière extérieure ou à la présence du soleil dans cette obscurité. Dans ce cas comme dans les précédents il y a toujours sensation, mais il n'y a pas d'objet extérieur qui la produise et l'es- prit ne rapporte cette sensation à aucuu objet extérieur. 4° Dans le sommeil, les yeux fermés et au milieu des ténèbres ne sont excités par aucun objet visible, mais la vie organique est d'autant plus intense à l'intérieur, et si surtout la fièvre accélère le cours du sang et bat avec force les parois de ses vaisseaux, des mou- vements ou des modifications se produisent dans le cerveau, identiques ou semblables à celles que provoqueraient ou qu'ont provoquées maintes fois des objets réels agissant sur l'extrémité des nerfs sensibles; en conséquence, l'esprit voit des images, éprouve des sensations parfois tellement vives qu'il en attribue la production à des objets réels agissant au dehors sur l'extrémité des nerfs. Dans ce dernier cas, il y a sensation, mais point d'objet extérieur, et cependant il y a attri- bution erronée de cette sensation à un objet qui n'existe pas. L'hallucination n'a évidemment rien à voir avec le premier de ces états; mais elle pourrait bien ressembler à quelqu'un des trois autres ou même à tous trois à la fois. En effet, il est des médecins philosophes qui comprennent, sous le nom général d'hallucination, des états psycho- logiques, physiologiques ou pathologiques, cor- respondant à ces trois derniers exemples. Selon ceux-là. il y aurait hallucination lorsque l'esprit, éprouvant une sensation semblable à celle que produirait un objet extérieur, ou bien la rap- porte à un objet qui n'existe pas absolument au dehors ou bien l'attribue à un objet autre que celui qui l'a produite, ou enfin voit cette image sans objet réel avec autant de netteté que si ses yeux étaient affectés en effet par un objet vi- sible, mais ne se laisse point abuser par cette sensation mensongère. L'erreur ne serait pas alors un élémentessentiel de l'hallucination. Selon d'autres, il n'y a pas au contraire dTiallucJ- nation sans erreur : une sensation sans objet extérieur, la vue d'un fantôme n'est pas une hallucination, tant que l'esprit juge que ce n'est qu'un fantôme. L'hallucination ne comprend plus alors que des faits analogues au second et au quatrième de nos exemples. D'autres enfin éta- blissent une distinction entre l'hallucination, qui n'existe que lorsqu'aucun objet extérieur n'a provoqué la sensation trompeuse et l'erreur du jugement, et ïillusion qui a lieu, lorsque l'es- prit ne se trompe en quelque sorte qu'à demi, non sur la réalité, mais seulement sur la nature de l'objet qui a provoqué la sensation. Il en est même qui ne consentent pas à donner le nom d'hallucinations aux sensations abusives rap- portées à un objet qui n'existe point au dehors, lorsqu'elles se produisent dans le sommeil et HALL 670 — 1IAMA veulent qu'il y ait maladie pour qu'il y ait hal- lucination. Quelque définition que l'on adopte, il est au moins un phénomène que tous s'accordent à appeler du nom d'hallucination ; c'est la sensation sans objet extérieur qu'un homme éveillé et malade rapporte à un objet qui n'existe point. Le dissentiment recommence entre les meilleurs auteurs, lorsqu'il s'agit de savoir comment l'hal- lucination se produit. Les uns prétendent que l'hallucination a toujours pour point de départ une modification organique soit du cerveau, soit des organes propres à chaque sens, et voient en elle une action du physique sur le moral. D'au- tres, au contraire, croient qu'elle résulte de l'ac- tion du moral sur le physique et que l'halluciné n'entend, par exemple, des paroles résonner à son oreille, que parce qu'il conçoit avec une vivacité extraordinaire les idées exprimées par ces mots; c'est la force de sa conception qui produit la sensation dont il devient la dupe. Il en est enfin qui acceptent concurremment l'une et l'autre explication et distinguent deux sortes d'hallucinations, les unes, qu'ils appellent quel- quefois sensorielles, où un mouvement organique impose à l'esprit une sensation mensongère, les autres, qu'ils nomment psychiques ou psijcho- sensorielles, où c'est l'esprit qui provoque le phé- nomène organique. Les opinions sont encore partagées sur cette question : l'hallucination peut-elle coexister avec la raison, ou est-elle folle par elle-même"? Il ne s'agit pas de savoir si un homme qui a des hal- lucinations doit être considéré absolument comme un fou; car il est constant que des hal- lucinations peuvent ne pas empêcher un homme de se conduire raisonnablement de tous points, et personne surtout ne regardera comme un fou celui qui, une fois et sans récidive, est dupe d'une hallucination. Mais on demande si l'hal- lucination elle-même est folle, si l'halluciné, au moment où il est halluciné et autant de fois qu'il peut l'être, est semblable à un fou, est fou réellement d'une folie passagère. Le plus grand nombre admettent en effet la folie de l'hallu- cination, même quand elle se produit une seule fois chez l'homme le plus sensé. Quant à la nature de la modification organique. morbide ou anormale et à la façon dont elle se produit, ce sont des questions qui intéressent sans doute la psychologie, mais qu'elle n'a pas à résoudre. Il lui appartient au contraire d'expli- quer, s'il est possible, comment l'esprit peut être dupe de ces sensations abusives. Lorsque tous nos sens sont ouverts dans la veille et dans la santé, nous rapportons tout naturellement les sensations que nous éprouvons à des objets exté- rieurs que nous jugeons tels que nous les voyons. Il n'y a le plus souvent ni erreur, ni cause d'er- reur. Cependant, même alors, nous sommes dupes quelquefois de l'apparence et décidons que l'ob- jet de nos sensations est tel que nous le voyons, lorsqu'on réalité il est différent. C'est ce qu'on appelle les illusions des sens; mais rien n'est plus aisé que de les corriger en contrôlant un sens par un autre ou par le même sens mieux informé. Lorsqu'un choc à la tête nous a fait voir une lumière éclatante, nous ne la jugeons pas extérieure, parce que nous connaissons la cause qui a ébranlé le cerveau; mais si nous dormons et n'avons pas conscience de dormir, il est naturel, nécessaire, logique même que nous croyions à la réalité extérieure des objets que nos sensations représentent en l'absence de tout con- trôle. De même, si la fièvre fouette le Bang dans le cerveau, 1rs sensations mensongères qui en résultent ont une telle intensité qu'elles peuvent l'emporter sur celles que provoquent les objets réels ; et nous accordons confiance aux images dont la vivacité est le garant, trompeur sans doute, mais habituel de leur véracité. Nous nous trompons alors en vertu de la même loi qui nous guide ordinairement dans la foi que nous ajoutons au témoignage de nos sens. S'agit-il d'hallucinations ou d'illusions qui ont leur point de départ dans l'esprit lui-même et non dans les organes, le phénomène est également com- préhensible. Lorsque nous pensons fortement un objet, nous l'imaginons, mais pas avec assez de vivacité pour ne pas savoir que cette image intérieure n'est qu'un reflet de notre pensée. Cependant, si nos sens sont fermés comme dans le sommeil, si la fièvre ou quelque maladie cérébrale rend le cerveau plus prompt à repro- duire à sa manière les pensées de l'esprit, alors l'image acquiert une telle vivacité que le ma- lade la prend pour une sensation provoquée par un objet extérieur et dénature les objets qu'il voit réellement pour les accommoder à l'idée qui l'absorbe; ainsi le fou qui se croit roi entend des flatteries qu'aucune bouche ne prononce et prend sa chaise pour un trône et ses serviteurs pour des courtisans. L'hallucination peut se produire dans chacun des cinq sens externes séparément, dans plu- sieurs, ou même dans tous à la fois, avec d'au- tant plus de facilité que les hallucinations d'un sens provoquent celles d'un autre. L'halluciné qui voit Dieu lui apparaître est tout prêt à l'en- tendre parler. Les hallucinations les plus fré- quentes sont celles de l'ouïe, puis celles de la vue. Plusieurs raisons peuvent rendre compte jusqu'à un certain point de la plus grande fré- quence des hallucinations de l'ouïe relativement à celles de la vue. D'abord les sensations vraies de l'ouïe ont généralement peu d'intensité; au contraire, les fausses sensations de l'ouïe peu- vent acquérir une intensité qui dépasse même celles des sensations véritables. Il en est au- trement de celles de la vue. Une image vue en songe ou dans le délire ne peut avoir de couleurs plus brillantes que la lumière elle même; mais si le sang bat violemment près du tympan, tout le monde sait quel énorme bruit en résulte. Et puis nos pensées se traduisent plus aisément et plus rapidement en paroles qu'en images. Tout le monde parle intérieurement sa pensée, il est donc compréhensible que ces paroles intérieures retentissent facilement comme une voix véritable qui frapperait l'oreille dans le délire du rêveur, du fébricitant ou du fou. Il y a même des hallucinations ou tout au moins des illusions qui affectent non pas les sens externes et leurs organes spéciaux, mais le sens et la partie du système nerveux qui nous font ressentir l'état de nos viscères. Celles-là sont d'autant plus fréquentes et plus faciles à comprendre, que la sensation de la douleur est plus puissante sur l'esprit que l'image ou le bruit, et que dans les profondeurs intestines du corps le contrôle est au moins difficile. On pourra consulter sur le sujet de cet article la plupart des ouvrages indiqués à l'article Folie et le traité spécial de M. Brierre de Boismont : des Hallucinations, Paris, 1852, in-8. A. L. hamann (Jeai Georges) était un de ces es- prits que leur humeur et leur imagination ren- dent impropres à la vie active en même temps qu'aux grands travaux intellectuels; qui, en s exagérant les exigences de la société, ne savent pas s y faire une place digne de leurs talents, et qu'une fausse indépendance expose à tous les il la \ ie solitaire. Né à Kcenigs- ■ n 1730, il élud.a d'abord 1 1 théologie, qu'il HAMA — 671 HAMA quitta bientôt pour le droit, auquel il ne de- meura pas plus fidèle. Après avoir essayé quel- que temps du métier de précepteur, il se fit commis négociant. Envoyé à Londres par la mai- son à laquelle il s'était attaché, il se jeta tête baissée dans les plaisirs et les excès de tout genre. Tombé dans la plus grande détresse, la lecture de la Bible, jointe aux remords, le releva, et produisit en lui une entière régénération morale et religieuse (1758). Renonçant alors au commerce, il retourna dans la maison pater- nelle, et reprit ses études. De 1763 à 1782, il occupa, dans l'administration des douanes de sa ville natale, un très-modeste emploi, qui lui donnait à peine de quoi vivre avec sa nombreuse famille. Admis à la retraite, il se vit réduit à uq état voisin de l'indigence, d'où le tira, en 1784, un noble jeune homme de Munster, M. François Buchholz, grand admirateur de ses écrits. Ses derniers jours furent doux et honorés; il mourut en 1788. La carrière littéraire de Hamann fut longtemps tout aussi obscure que sa vie. Quelques esprits d'élite seulement, Kant, Herder, Goethe, Jean- Paul, Jacobi, l'apprécièrent, quelques-uns même au delà de sa valeur. Goethe le comparaît, il y a cinquante ans, à Vico, longtemps méconnu comme lui. Herder, qui fut un des premiers à lui rendre justice, en parlant du petit écrit, publié par Hamann en 1762, sous le titre de Croisades d'un philologue, dit. de lui : « Le phi- lologue a beaucoup lu, et il a lu longuement et avec goût, mulla et multum; mais les parfums de la table éthérée des anciens, mêlés à des va- peurs gauloises et à des émanations de l'humour britannique, ont formé autour de lui un nuage qui l'enveloppe toujours, soit qu'il châtie comme Junon, lorsqu'elle épie son époux adultère, soit qu'il prophétise comme la Pythonisse, lorsque du haut du trépied elle révèle en gémissant les inspirations d'Apollon. » Herder, en jugeant ainsi Hamann, imite le style et la manière de celui-ci. Hamann est en général obscur et plein d'enthou- siasme comme les prophètes. Goethe (dans sa Vie. liv. III) compare les écrits de Hamann aux livres Sibyllins, que l'on ne consultait que quand on avait besoin d'oracles. « On ne peut les ouvrir, dit-il, sans y trouver chaque fois quel- que chose de nouveau, parce que chaque page nous frappe diversement et nous intéresse de plusieurs manières. » Hamann est un de ces esprits que l'on peut ignorer entièrement, sans rien perdre d'essen- tiel du mouvement philosophique et littéraire auquel ils se sont trouvés mêlés, mais qu'on ne saurait fréquenter et étudier sans en retirer un grand profit, et sans prendre un vif intérêt à leur commerce. Ses écrits, très-nombreux, sont de peu d'é- tendue, la plupart de véritables rapsodies dans le sens antique, feuilles volantes comme celles delà sibylle de dîmes; brochures d'occasion, pleines d'allusions aux choses et aux hommes du moment, et, à cause de cela, très-souvent obs- cures et indéchiffrables. 11 avouait, sur la fin de sa vie, que beaucoup de passages de ses œuvres étaient, avec le temps, devenus inintelligibles pour lui-même. La plupart de ses écrits ont des titres singuliers, tels que Mémoires de Socrate, les Nuées, Croisades du philologue, Essais à la mosaïque (en français), Apologie de la lettre H, Lettre perdue d'un sauvage du Nord, Essai d'une sibylle sur le mariage. Lettres hiérophan- tiques, Golgotha et Scheblimini, etc. Ils se rap- portent à presque toutes les grandes questions de littérature, de théologie, de philosophie, agitées à cette époque, et reproduisent fréquem- ment les mêmes idées sous d'autres formes. Ils sont pleins d'expressions originales, outrées, d'images singulières, tour à tour sublimes et grotesques, de tournures bizarres, quelquefois triviales et de mauvais goût. Son originalité, comme penseur, est plus dans la forme que dans le fond; son style est un mélange de celui de Rabelais, de celui de Swift et de la Bible. L'iro- nie et le sérieux se disputent constamment la place dans ses écrits, et la première l'emporte presque toujours. Jean-Paul compare le style de Hamann à un torrent qu'une tempête refoule vers sa source, et dit -qu'il fut tout à la fois un enfant et un héros. Hamann est plutôt un curieux sujet d'étude psychologique que d'histoire, et un phénomène littéraire plutôt qu'un philosophe remarquable. Comme penseur, le Mage du Nord, ainsi qu'il se plaisait à s'appeler lui-même, moitié par ironie et moitié sérieusement, faisait de l'oppo- sition contre l'esprit de son siècle, comme Rous- seau, contre la philosophie spéculative en gé- néral, comme Jacobi, et, vers la fin, contre la philosophie de Kant en particulier. Sa pensée philosophique est, pour l'essentiel, semblable à celle de Rousseau, de Herder, de Jacobi, avec la foi historique et une grande orthodoxie de plus. Vue de près cependant, son orthodoxie était plus apparente que réelle : c'était une sorte de gnos- ticisme, d'interprétation allégorique, souvent très-arbitraire. Une foi littérale n'était à ses yeux, surtout dans les derniers temps de sa vie, qu'un honteux lamaïsme, comme il le disait en con- fidence à Jacobi [Œuvres de Jacobi, liv. III, p. 504), en se servant d'une expression de mépris qui brave l'honnêteté. Tantôt il reconnaît, toute la dignité de la rai- son et lui attribue une autorité souveraine, comme étant l'expression de la sagesse divine; tantôt, et plus ordinairement, la confondant avec la simple faculté de raisonner d'après l'expé- rience, il lui oppose la conscience, la foi, la ré- vélation. « Il faut, dit-il quelque part, plus que de la physique pour interpréter la nature : la nature est un mot hébreu, composé seulement de consonnes auxquelles la raison doit ajouter les voyelles. » Ailleurs [Œuvres, t. VI, p. 16) il demande : « Qu'est-ce que la raison, avec sa pré- tendue certitude et son universalité? Qu'est-elle autre chose qu'un être de raison, une vaine idole, que la superstition de la déraison décore d'attributs divins? » Dans les Nuées, il dit : « La raison est sainte, juste et bonne ; mais elle ne peut nous donner que le sentiment de notre ignorance. » Cette ignorance est celle de Socrate. Dans le petit écrit intitulé Mémoires socratiques, Ha- mann commente ainsi les paroles de ce philo- sophe, confessant son ignorance : « Les mots, dit-il, comme les chiffres, tiennent leur valeur de la place où ils se trouvent; et leur prix, comme celui des monnaies, varie selon les temps et les lieux. » Le mot de Socrate : « Je ne sais rien, » adressé à Criton, avait un tout autre sens que lorsqu'il s'adressait aux sophistes, qui prétendaient tout savoir, et qui étaient les sa- vants de l'époque. « L'ignorance de Socrate, continue-t-il, était du sentiment. » Or, entre le sentiment et un théorème; il y a une plus grande différence qu'entre un animal plein de vie et un squelette. Cette ignorance, c'est de la foi. Notre propre existence, l'existence de toutes choses-, est l'objet de la foi et non de la démonstration. Ce qu'on croit n'a nul besoin d'être démontré, et réciproquement, il y a telle proposition à la- quelle on ne croit pas même après l'avoir prouvée. La loi n'étant pas le produit de la raison, n'a IIAMA — 672 — HA MI rien à eianï-re de ses attaques. On croit comme on voit, par cela seul qu'on croit. L'ignorance de Socrate était parfaitement calculée sur l'état de sa nation et de son temps; il voulait ramener ses concitoyens du labyrinthe de la prétendue science des sophistes à une vérité cachée à une sagesse secrète, au culte du Dieu inconnu. C'est la mission aussi que s'imposa Hamann. Il se compare au lis de la vallée, qui exhale dans l'obscurité le parfum de la vraie connais- sance. La vraie philosophie, selon lui, a pour objet de nous faire comprendre le sens véritable de la révélation. Il admet, il est vrai, une triple révélation : Dieu s'est révélé dans la nature, dans l'homme et dans la Bible. Le livre de la création renferme des exemples d"idécs générales que Dieu a voulu faire connaître à la créature par la créature; les livres saints contiennent des articles secrets que Dieu a voulu révéler à l'homme par des hommes. La nature et l'histoire sont les deux grands commentaires de la parole divine; les opinions des philosophes sont des leçons diverses de la nature, et les doctrines des théologiens des variantes de l'Écriture ; mais l'auteur est toujours le meilleur interprète de ses paroles. La parole divine peut seule nous donner l'intelligence de la nature et de l'histoire. Il faut presque autant de sagacité et de divi- nation pour comprendre le passé, que pour lire dans l'avenir. Le passé ne peut s'expliquer que par le présent, et le présent ne peut se com- prendre que par la prévision des destinées fu- tures. Il compare la raison à l'aveugle devin de Thèbes prophétisant d'après les signes que lui l'ait connaître sa fille, et borne toute sa puissance à l'interprétation de la nature et de l'histoire au moyen de la parole de Dieu manifestée dans les révélations ; mais cette conviction ne l'empêche pas de donner pleine carrière à sa philosophie, ou, pour mieux dire, à son imagination spécula- tive, et son enthousiasme l'entraîne volontiers dans les erreurs du panthéisme. Il abonde en passages comme ceux-ci : « Le dogme de l'in- carnation est le symbole de l'unité de la nature humaine et de la nature divine.... Toutest divin, et tout ce qui est divin est en même temps hu- main.... Si l'on considère Dieu comme la cause de tous les effets sur la terre et dans le ciel, chaque cheveu sur notre tête est aussi divin que le béhémoth de la Bible. Tout est divin, et dès lors la question de l'origine du mal n'est plus qu'une dispute de mots, une vaine discussion scolastique.... (Œuvres, t. IV, p. 23.) Tout est plein de Dieu ; la voix du cœur, la conscience, c'est l'esprit de Dieu.... Le chrétien seul qui vit en Dieu, est un homme vivant, un homme éveillé ; l'homme naturel est plongé dans le sommeil. Plus cette idée de l'analogie de l'homme avec Dieu est présente à l'esprit, plus nous sommes capables de voir sa bonté dans la créa- ture.... Dieu est le seul véritable objet de nos désirs et de nos idées; tout le reste n'est que phénomène, comme disent les philosophes, sans trop savoir ce qu'ils disent. » Il considérait cependant Dieu comme un être personnel, essen- tiellement individuel, et croyait à la providence la plus spéciale avec une foi vive et sincère. Le principe de sa philosophie était le principe de l'identité ou de la coïncidence des extrêmes opposes, qu'il confessait avoir pris au philosophe martyr, Jordan Bruno, le principe de l'unité idéale de toutes les oppositions réelles. « Ha- mann, dit Jacobi, réunit presque tous les extrê- mes; ii a toujours poursuivi la solution de toutes les contradiction'; par la foi. » Le principe de la coïncidence de Bruno, dit-il lui-même, vaut mieux que toute la critique de Kant, à laquelle il reproche de séparer violemment ce que la na- ture a réuni, et de ne produire que des abstrac- tions vaines. Pourquoi opposer l'entendement à la sensibilité, la raison à l'expérience, qui ont même racine, et tendent à une même lin? l.o principe de la connaissance est, selon lui, identi- que avec la raison d'être. L'idéalisme et le réa- lisme ne sont que deux faces d'un même sys- tème, ainsi que la nature humaine se compose d'un corps et d'une âme. 11 y a de même, dans le sens élevé, identité entre la foi et la raison, entre la raison et l'Écriture, entre la religion et la philosophie, en tant que la pensée divine se manifeste par l'une et par l'autre. Il y a du vrai dans les objections de Hamann contre la philosophie de son temps, et en parti- culier contre l'idéalisme critique; mais ces mêmes objections ont été bien mieux présentées par Jacobi, et les doctrines positives qu'il oppose au rationalisme sont exposées avec trop peu de précision et trop peu motivées pour être discu- tées sérieusement. C'est ce qui explique pour- quoi, malgré sa célébrité posthume et l'origina- lité de son esprit, la plupart des historiens de la philosophie allemande ne font pas même men- tion de lui, ou ne le nomment qu'à la suite de Herder et de Jacobi. On ferait cependant un livre très-curieux, en réunissant dans un volume ce que renferment de plus intéressant ses nom- breux écrits, et surtout sa correspondance. Les œuvres de Hamann ont été recueillies et pu- bliées chez Rennier, de 1821 à 1843, à Berlin, en 8 vol. in 12. ' J. W. HAMILTON (William), philosophe écossais, né à Glasgow en 1788, descendait en ligne di- recte de la famille historique du même nom. Son aïeul et sonpèreétaientdes médecins estimés, et le dernier avait une chaire à l'Université. Après ses premières études, il fut envoyé au collège de Balliol à Oxford, grâce à une de ces fondations si nombreuses en Angleterre, et dont Adam Smith avait profité avant lui. Après y avoir obtenu de grands succès, et y avoir prisses grades, il revint en Ecosse et se fixa à Edimbourg. Son goût le portait vers la philosophie; mais comme il ne pouvait vivre des satisfactions qu'elle lui procu- rait, et qu'elle ne lui en promettait guère d'au- tres, en un pays où elle était à peine enseignée dans un très-petit nombre de chaires, il entra au barreau. Il y resta obscur pendant sept ans, de 1813 à 1820, et ne cessa durant ces longues an- nées d'étudier les maîtres de sa science favorite : il les choisit un peu partout, s'appliqua particu- lièrement à Aristote, parmi les anciens, à Reid et à Kant parmi les modernes, non sans faire de fréquentes excursions chez les scolastiques, qu'il apprit de bonne heure à ne pas dédaigner. C'est alors que la chaire de philosophie morale devint vacante par la mort de Th. Brown. Il espéra un moment remplacer le successeur de Dugald Stewart; mais ce fut un poète, Wilson, qui l'em- porta. En revanche, l'année suivante il obtint, à la même université, la chaire de droit civil et d'histoire, grâce au suffrage de ses confrères du barreau, à qui appartenait la nomination. Les de- voirs de cette fonction n'avaient rien de pénible, et lui permirent de continuer ses travaux. 11 commençait alors à se l'aire connaître, non par des ouvrages de longue haleine, pour lesquels il eut toujours une répugnance invincible, mais par une série d'articles qui parurent dans la Revue d'Edimbourg, de 1829 à 1839, et dont quelques-uns, malgré l'indifférence de ses com- patriotes, le désignèrent à l'attention des philo- sophes allemands et français. Aussi, lorsque en 1836 la chaire de logique et de métaphysique H AMI — 673 HAMI devint vacante, il se présenta à l'élection avec des témoignages imposants. Cousin déclarait ([ne personne en Europe ne connaissait aussi bien Aristote, et Brandis que la philosophie euro- péenne était intéressée à sa nomination. Malgré ette assistance, il faillit encore échouer, et à peine nommé, il dut lutter contre le mauvais vouloir des administrateurs qui prétendaient lui l'aire enseigner à la fois les deux sciences qu'il devait, professer, et lui imposer un cours ou la métaphysique et la logique fussent combinées : il obtint pourtant de consacrer une année à cha- cune d'elles, et rédigea pour cet objet les leçons de métaphysique et de logique qui ont été re- trouvées manuscrites dans ses papiers, et publiées par ses élèves. Ce travail fut écrit une fois pour toutes, et Hamilton ne se faisait pas scrupule de se répéter dans chacun de ses cours ; sauf quel- ques exceptions, ses auditeurs étaient plus dis- posés à apprécier une sorte de prédication, moi- tié religieuse, moitié morale, que des recherches sur les questions les plus abstraites de la psycho- logie et de la logique. Hamilton eut ainsi des loisirs pour préparer son édition des œuvres de Reid, qui parut enfin en 1847 avec des notes et des dissertations qui sont des morceaux de pre- mier ordre. Mais par un caprice inexplicable, il refusa d'achever son travail, et l'interrompit au milieu d'une théorie de l'association des idées. Il fut encore plus avare de sa prose pour l'édition de Dugald Stewart, qui, commencée en 1854, s'a- cheva avec peine après sa mort, et sans qu'il contribuât beau coup à la rendre intéressante. Mal- gré ce parti pris de ne rien achever, et cette horreur des gros livres, il avait justement mérité une place très-honorable dans l'école écossaise, dont il fut le dernier représentant, lorsqu'il mou- rut à Edimbourg en 18o6. Si vie paisible et glo- rieuse fut attristée par les défauts d'un caractère timide et ombrageux, et en même temps avide de louanges. La moindre critique le froissait cruellement; il y répondait avec amertume, dé- fendait ses opinions avec passion, et surtout se montrait jaloux de revendiquer ses découvertes. La polémique qu'il soutint avec de Morgan, sur des questions ou la logique et. les mathématiques sont engagées, ne brille pas par la courtoisie ; il y est sans pitié pour l'erreur ou l'ignorance, c'est-à-dire pour toute assertion contraire à ses idées. Toutefois, il a toujours gardé dans sa dis- cussion de la philosophie de Cousin, le ton d'un adversaire plein de déférence et d'admiration. Voici la liste de ses ouvrages : Discussions sur la philosophie, Edimbourg et Londres, 1866, troisième édition. Plusieurs morceaux de ce re- cueil ont été traduits en 1840, par M. L. Peisse, sous le titre de Fragments de philosophie, et enrichis d'une excellente préface. Leçons de mé- taphysique, ibid., 1861, publiées après sa mort, par ses élèves MM. Mansel et Veitch. 11 ne fau- drait pas, sur la foi du titre, chercher dans cet ouvrage des principes de métaphysique ; la doc- trine d'Hamilton ne comporte guère ce genre de spéculation : en tout cas il ne l'a pas abordé, pas plus que la morale ou l'esthétique, et ces deux volumes traitent de la psychologie. Leçons de logique, publiées par les mêmes éditeurs, et comprenant un cours complet de cette science. Ces deux traités n'ont pas été traduits en fran- çais. 11 faut y joindre les éditions déjà signalées de Reid et de Dugald Stewart; les dissertations de la première sont, avec quelques arti les des DiscussioJis, les morceaux les plus achevés qu'ait produits Hamilton. En somme on peut regretter, avec un critique, qu'il ait trop lu, et pas assez écrit. De [dus sa philosophie manque d'unité : on cherche en vain le lien systématique qui en unit DICT. PHILOS. les fragments : la critique y tient plus de place que la théorie ; l'histoire y déborde en longues citations et en listes interminables de témoins souvent très-inconnus. Deux points cependant dominent : la théorie de la connaissance, et la logique; nous nous y arrêterons dans cette brève analyse. Pour savoir quel est l'objet de la connais- sance, ses conditions et sa portée, il faut d'abord comprendre ce que l'on doit entendre par la conscience. A en croire certains philosophes, et surtout les Écossais, la conscience est une faculté distincte des autres et qui se borne à percevoir les opérations de l'âme. C'est une erreur que n'ont pas commise Aristote, ni Descartes, ni Locke. Connaître et savoir que l'on connaît, voilà deux propositions qui logiquement sont distinctes, mais qui réellement sont identiques. Une opération mentale n'est ce qu'elle est que par rapport à son objet : c'est par là qu'elle est distincte d'une autre; c'est par là qu'elle est dé- terminée, spécifiée dans sa nature, et marquée dans son individualité. Si l'objet disparaît, elle s'évanouit; comment donc pourrait-on la perce- voir, sans percevoir du même coup cet objet; comment le rapport serait-il conçu, sans les deux termes ? Il faut donc admettre que « tout acte intellectuel est une modification de la con- science, et que la conscience est le terme géné- ral qui désigne l'ensemble de nos forces intellec- tuelles. » Elle atteint par delà l'acte de l'esprit la chose même qui en est le terme : une seule et même intuition réunit le moi et le non-moi. Quand nous percevons le monde extérieur, nous en avons conscience; quand nous imaginons une chimère, comme un hippogriphe, elle est tout à la fois l'objet de l'acte et l'acte lui-même: « SI vous me refusez la conscience de l'hippogri- phe vous me refusez la conscience de l'acte qui l'imagine ; j'ai conscience de zéro, je n'ai pas du tout conscience. » Ainsi la conscience n'est pas une faculté, mais la forme essentielle de tous les actes de l'âme ; elle n'est pas bornée aux opéra- tions de notre activité, mais elle en embrasse les objets; bref, elle est l'intelligence tout en- tière avec ses deux affirmations inséparables, que l'on peut isoler en les tirant du jugement où elles sont confondues, mais qui ne vont jamais l'une sans l'autre, celles du moi et du non-moi. Il n'y a ni plus ni moins dans la connaissance : « J'ai conscience de deux existences par une même et indivisible intuition. » Sans doute nous avons d'autres facultés intellectuelles : la liste en est même assez longue : les unes sont con- servatrices comme la mémoire, reproductrices comme la suggestion et la réminiscence, repré- sentatives comme l'imagination, élaborât rices comme la comparaison, l'analyse et la synthèse, le jugement, le raisonnement, et enfin régula- trices comme la raison ou le sens commun : mais tout ce travail d'esprit s'exerce sur les seules données immédiates que nous trouvons dès l'a- bord en opposition mutuelle, et en relation, celle du sujet et celle de l'objet. Cette simple analyse, à la supposer exacte, nous découvre donc les deux seules choses que nous puissions connaître directement, l'âme et la matière ; les conditions mêmes de tout acte intellectuel, à savoir : l'op- position, la relation, la différence, puisque les deux termes ne sont entendus que l'un par l'au- tre ; et enfin le principe même de toute certi- tude, puisqu'au-dessus de cette intuition primi- tive il n'y en a pas d'autre qui puisse servir de contrôle. Toute la philosophie d'Hamilton n'est, ce semble, que le développement de cette pre- mière observation. Son point de départ est le même que celui de Fichte : mais là où l'un n'a- 43 HAM1 674 — HAMl Îierçoit que le sujet, l'autre discerne l'objet; 'un ne peut atteindre la nature que car une déduction; l'autre la trouve «imprimée dans l'esprit des hommes avec une conviction égale à celle de l'existence de leur esprit. » Mais il y a un mot qu'on s'inquiète de ne pas trouver dans cette analyse, et qui ne peut être banni si sommairement de la philosophie : c'est celui d'infini, d'absolu, de Dieu. Hamilton va-t-il trouver quelque moyen de l'introduire dans sa philosophie ? Découvrira-t-il l'absolu en nous- mêmes, ou dans la nature? Non. Il n'y a rien de plus dans la conscience que ces deux réalités, toutes deux finies et relatives; il n'y a rien de plus dans la philosophie « que l'observation des phénomènes et la généralisation qui en infère des lois ». Kant a déjà essayé de la délivrer de cette obsession de « la chose en soi » ; mais il n'a pas achevé son œuvre; s'il interdit à la raison la puissance d'atteindre l'absolu dans sa réalité ob- jective, il lui laisse encore celle de le penser; ou plutôt il le transporte, sous le nom de caté- gories de l'entendement,' et d'idées de la raison, dans l'intelligence humaine : « il a tué le corps de l'absolu, mais il n'en a pas exorcisé le fan- tôme. » Non-seulement, pour notre esprit, l'ab- solu n'a pas de réalité objective, mais encore «il n'est pas même susceptible d'une affirmation subjective ». C'est une collection dénégations, unies entre elles par ce seul lien qu'elles sont également incompréhensibles, et représentées par un seul mot. Il importe d'écouter avec at- tention Hamilton sur ce point si grave de sa doctrine. Le propre de la pensée, on l'a vu^ c'est de tout saisir sous la condition de la différence, et de la relation : la connaissance n'est elle-même qu'un rapport entre deux termes, et tout objet connu est par là même distingué d'un autre, et en même temps distingué du sujet qui le connaît. Résumons ce fait en cette formule : la pensée conditionne tous ses objets. C'est dire qu'il n'y a pour elle que des choses finies et re- latives. Mais, comme elle ne perçoit rien que sous forme d'une opposition, et que toujours en face d'un terme connu, il y a pour elle son con- traire, elle peut opposer au fini et au relatif, seuls objets de connaissance, l'infini et l'absolu, c'est-à-dire à ce qu'elle connaît quelque chose d'inconnu, au concevable l'inconcevable. De là ces deux mots, que les philosophes ont répétés dans leurs plus hautes spéculations : l'infini et l'ab- solu. Si on les compare, on trouve qu'ils sont contradictoires, et si on les considère chacun en particulier, qu'ils ne désignent rien de com- usible. En effet, par absolu on devrait en- tendre ce qui est parfait, achevé, complet, et par suite «ce qui et un hasard; c'est le hasard qui a fait cela, » di- sons-nous indifféremment, en parlant d'une même chose. Le lien qui existe dans notre pensée entre la cause et l'effet suffit pour expliquer cette confusion, dont le langage offre plus d'un exemple. Mais dans l'un et l'autre cas, l'idée que nous voulons exprimer est une idée purement négative. En admettant le hasard, nous excluons à la fois la liberté et la nécessité, c'est-à-dire l'ordre, la durée, de quelque source qu'ils dé- rivent; soit qu'ils viennent de l'intelligence ou d'une force aveugle, mais toujours semblable, toujours identique à elle-même, qui produit, en se développant, tous les phénomènes de l'u- nivers. Aussitôt, en effet, qu'un événement n'est plus isolé, qu'il se rattache à une série d'autres événements du même ordre, qu'il est soumis à une loi constante et générale, et, par conséquent, qu'il peut être prévu d'avance, il cesse d'appar- tenir au hasard. Ainsi, même quand on voudrait enlever à Dieu le gouvernement de la nature, on ne dirait pas que c'est par hasard que les arbres fleurissent au printemps, portent des fruits en automne et se dépouillent de leur feuil- lage en hiver. Il existe donc entre le hasard et la nécessité une différence énorme ; et si l'on ajoute à ces deux idées celle de la Providence, c'est-à-dire celle de l'intelligence et de la liberté dans la sphère la plus étendue où elles puissent s'exercer, on aura tous les points de vue sous lesquels notre esprit peut concevoir la succes- sion des événements dans le monde. D'abord ils nous paraissent comme juxtaposés l'un à l'autre, ou associés par des rencontres imprévues sous l'influence d'une cause à la fois passagère et aveugle : c'est ce que nous appelons le hasard. Ensuite ils nous semblent être le résultat, le développement régulier et invariable d'une force toujours semblable à elle-même, d'une cause identique et permanente, mais qui n'a pas la conscience de ce qu'elle est ni de ce qu'elle fait : c'est la nécessité. Enfin le spectacle de l'ordre, la permanence et la généralité des lois de la nature nous conduisent à l'idée de l'intel- ligence, à celle de la liberté. La notion de cause fait également le fond de ces trois manières de concevoir les faits : seulement elle est plus ou moins complète, selon qu'elle approche plus ou moins de l'aperception de conscience, où se trouvent réunies en un seul principe l'intel- ligence, la liberté et la faculté d'agir. On a compris sous un même nom, celui de fatalité, toute cause et toute action d'où la liberté et l'intelligence sont absentes. Mais il est facile de voir qu'il y a deux espèces de fatalité, et, par conséquent, de fatalisme : celui d'Epicure, et celui des stoïciens. Le premier, en expliquant l'univers et tout ce qu'il renferme par le choc accidentel des atomes, ne s'élève pas au-dessus de l'idée du hasard. Le second vont que tout soit réglé par un ordre immuable, par une raison sans conscience et inséparable de la naturj ; il se fonde sur la nécessite. HAUS — 683 — HEGE Maintenant la question est de savoir si l'idée du hasard, telle que nous venons de la [définir, c'est-à-dire telle qu'elle existe dans le langage et dans l'histoire de la philosophie, correspond à quelque chose de réel. Autant vaudrait deman- der s'il y a des faits, nous ne dirons pas sans cause, car jamais cette idée ne nous abandonne, mais sans raison et sans loi; s'il y a des causes, et, par conséquent, des êtres, sans identité et sans permanence, sans aucune qualité ni aucun attribut déterminé, ou, ce qui revient au même, sans durée. Posé dans ces termes, le problème est bientôt résolu: car l'idée de loi, et par suite l'idée d'ordre ou de raison, n'est pas moins es- sentielle à notre esprit que l'idée de cause, dont elle est inséparable. La cause ne se distingue des effets que parce qu'elle est identique, parce qu'elle est permanente, parce qu'elle est une dans sa nature, tandis que les effets sont multi- ples, fugitifs et divers. Or, cette unité de nature dans une cause, c'est la loi qui préside à son activité, c'est l'ordre qui en règle tous les ré- sultats. Il n'y a donc point et il ne peut pas y avoir de hasard dans le monde. Le hasard, comme on l'a remarqué depuis longtemps, n'est qu'un mot sous lequel nous cachons notre igno- rance relativement à la nature des choses. Yoilà pourquoi le sens de ce mot, comme nous l'avons l'ait voir plus haut, est purement négatif. Si nous connaissions exactement les propriétés des ob- jets avec lesquels nous sommes en relation; si nous pouvions nous rendre compte des motifs qui agissent sur nos semblables et sur les êtres libres en général, tous les événements que nous qualifions de fortuits dans l'état présent de no- tre intelligence, pourraient être prévus ou du moins expliqués ; l'idée et le nom du hasard disparaîtraient aussitôt. On conçoit d'après cela que les progrès de la science diminuent d'au- tant l'empire du hasard, comme dans le cours ordinaire de la vie la prudence et la réflexion diminuent les chances de la mauvaise fortune. Même dans les faits que la science ne peut pas atteindre, il y a des retours qui peuvent être prévus d'une manière presque infaillible. La statistique et le calcul des probabilités ont donné et donneront encore des lois aux choses qui nous paraissent les moins susceptibles d'en recevoir. On peut consulter sur le Hasard la Physique d'Aristote, et l'Essai sur les fondements de nos connaissances de M. A. Cournot, Paris, 1851, 2 vol. in-8. HAUSCH (Michael Gottlieb), philosophe alle- mand, né en 1683, à Muggenhahl, près de Dantzick. Il étudia, comme on le faisait de son temps, toutes les sciences à la fois, fut reçu en 1709 docteur en théologie, et enseigna quelque temps à l'université de Leipzig, où il avait fait ses études. 11 devint un assez grand personnage, puisqu'il s'intitule en tête de l'un de ses livres, chevalier de l'Ordre royal de Prusse, conseiller intime du roi, chambellan, ministre plénipoten- tiaire à la cour de l'empereur, etc., etc. Sa vie, du reste peu connue, présente trois circonstan- ces intéressantes. D'abord il eut la bonne for- tune d'afheter les manuscrits inédits de Kepler, et essaya de les publier, mais s'arrêta après le premier volume qui parut en 1718. Ensuite il eut avec le célèbre Wolf une querelle assez vive à propos de logique, et s'attira une semonce, monitum, de la part de cet orgueilleux person- nage. Enfin, et c'est là son titre principal, il fut l'ami et le correspondant de Leibniz, qui lui écrivit plusieurs lettres sur divers sujets de phi- losophie, et il s'attacha à propager sa doctrine. On sait que Leibniz n'a jamais écrit un seul li- vre où ses idées fussent ordonnées en un sys- tème régulier, et qu'il est même difficile de re- construire dans son ensemble cette grande phi- losophie, dont les différentes parties ont été dis- séminées. Hausch entreprit de réunir ces frag- ments épars, et pour en rendre l'unité visible, il les disposa, à l'imitation de Spinoza, à la ma- nière géométrique. Tel est le but de son principal ouvrage: Leibnilii principia philosophiœ, more geometrico demonstrata..., Francfort et Leip- zig, 1728. Il y a là, comme dans l'éthique, des définitions, des axiomes et des démonstrations. Les définitions y sont bien nombreuses, et l'on n'en compte pas moins de 275 ; les axiomes au contraire sont réduits à deux, le principe de contradiction, et celui de la raison suffisante, et le tout est terminé par cent quarante-quatre théorèmes. « Il n'y a rien de moi dans ces dé- monstrations, dit l'auteur, tout est de Leibniz. » Il n'est pas sûr pourtant que la doctrine un peu flottante du maître s'accommode de ces formes rigoureuses; il y a des idées qu'on ne peut poser en théorèmes sans les dénaturer. Mais cet essai n'en est pas moins remarquable, et on peut en conseiller la lecture à ceux qui connaissent déjà Leibniz. Le volume contient de plus des théo- rèmes sur l'être infini et une méditation sur l'union du corps et de l'âme. Outre ce traité, Hausch a publié: Dialriba de enthusiasmo Pla- tonico cum epistola Leibnizii, Leipzig, 1716 ; et encore : Trias meditationum logicarum. Vienne, 1734. C'est un traité de syllogisme en trois parties, où l'on traite successivement de l'usage des modes utiles, de leur réduction, et de la conversion de tous les raisonnements en syllogismes réguliers. C'est à propos de cet ou- vrage que Wolf accusa Hausch de plagiat et d'i- gnorance. E. C. HEGEL (Gaorges-Guillaume-Frédéric) , le fon- dateur de la dernière grande école de philoso- phie en Allemagne, naquit à Stuttgart le 27 août 1770. Après avoir fait de bonnes études au gym- nase de cette ville, il alla étudier la théologie à l'université de Tubingue. Entré au séminaire protestant, il s'y lia d'amitié avec le jeune Schelling, dont il fut le disciple d'abord, puis le continuateur et l'émule. Après avoir été précep- teur pendant quelques années, il s'établit à Iéna, auprès de M. de Schelling, et y enseigna, jus- qu'en 1807, comme privatim docens et comme professeur extraordinaire. Après les mauvais jours de 1806, et après avoir quelque temps ré- digé un journal politique à Bamberg, Hegel ac- cepta la direction du gymnase de Nuremberg, et se maria dans cette ville avec une jeune pa- tricienne, qui lui donna deux fils. En 1816, il fut appelé à l'université de Heide.lberg, et, en 1818, il alla occuper à Berlin la chaire illustrée par Fichte. Désormais, sa vie s'écoula paisible et glorieuse, sans autres incidents que quelques excursions de vacances et la publication de ses ouvrages. 11 visita les Pays-Bas en 1822, Vienne en 1824, Weimar et Paris en 1827. A Weimar, il fut reçu avec distinction par Goethe, et, à Pa- ris, M. Cousin put lui rendre l'hospitalité qu'il avait reçue de lui à Berlin. Il était encore plein de force, lorsqu'il fut atteint du choléra. Il mou- rut le 14 novembre 1831. De l'aveu même de ses admirateurs, Hegel manquait, dans sa chaire ainsi que dans la con- versation, de cette facilité et de cette chaleur d'élocution qui peuvent quelquefois se trouver au service de la médiocrité, mais qui ajoutent à l'ascendant du génie. Son succès, cependant, comme professeur, fut immense. On peut diviser la carrière philosophique de Hegel en trois périodes. La première comprend son séjour à Iéna, et vajusquala publication de LIEGE — 684 — IIEGE la Phénoménologie de l'esprit, par laquelle, en 1807, il se sépara formellement de M. de Schel- ling. La seconde est marquée par la Logique et la première édition de V encyclopédie, et com- prend les années de 1807 à 1818. Dans cette se- conde période, Hegel jeta les fondements de son système, et en donna une esquisse complète. Dans la troisième, enfin, il le développa dans ses leçons publiques et dans de nouveaux ou- vrages. Il y a peu de variations dans la pensée philo- sophique de Hegel : elle se produisit lentement et avec effort, s'affermissant et s'enrichissant plutôt avec le temps que se modifiant dans ses développements successifs. Aux premiers temps appartiennent, outre une thèse latine sur les Orbites des planètes, quatre dissertations qui forment le premier volume des Œuvres complètes. La première est intitulée : Différence du sys- tème de Fichte et de celui de Schclling. Dans cet écrit, Hegel expose, pour la première fois, sa théorie sur l'histoire de la philosophie. Tous les systèmes, selon lui, sont des solutions vraies, quoique historiques. L'absolu, ainsi que la rai- son qui en est l'image, étant éternellement un et identique, toute raison individuelle, qui s'est reconnue elle-même, produit une philosophie vraie. Le caractère propre d'une doctrine est dans sa forme, forme passagère, tandis que l'es- sence de la raison demeure toujours la même. La seconde de ces dissertations, dans l'ordre chronologique, a pour titre : de la Foi et du Savoir. C'est une critique des systèmes de Kant, de Fichte, de Jacobi, considérés du point de vue de M. de Schelling, et présentés tous ensemble comme autant de formes diverses d'une philoso- phie toute subjective, portant uniquement sur la nature du sujet pensant, et ne saisissant les cho- ses que relativement au sujet. Hegel les regarde comme ayant épuisé toutes les formes possibles de cette philosophie de réflexion subjective, et préparé l'avènement de l'Idéalisme absolu el ob- jectif de M. de Schelling, dans lequel le sujet renonce entièrement à lui-même, et se perd dans la pensée spéculative, dans l'intuition de l'éter- nelle unité. Le troisième traité est intitulé : Du rapjporl de la philosophie de la nature à la philosophie en général. Reinhold avait reproché à la philoso- phie de M, de Schelling d'exclure la religion et la morale. Hegel soutient, au contraire, que cette doctrine peut seule fonder véritablement la re- ligion et la moralité, et il renvoie le reproche d'ir- réligion aux philosophics de réflexion subjec- tive, qui, dit-il, placent l'absolu hors du moi, et, par conséquent, n'ont point Dieu. La philoso- phie de Schelling n'est pas, selon lui, une sim- ple théorie de la nature, mais une philosophie complète, la philosophie absolue. Elle est, du reste, d'accord avec le christianisme, dont tous les mystères expriment symboliquement l'iden- tité de Dieu et de l'univers, et qui a pour but de donner à l'homme, par la foi, le sentiment de son unité avec l'infini, avec l'être divin. Cette foi, la philosophie de Schelling la convertit en savoir, et celle-ci est ainsi l'évangile définitif et absolu. C'est par des arguments semblables que Hegel établit crue cette même philosophie est très-favorable a la vraie moralité. Celle-ci con- siste à n'être déterminée que par la seule raison, c'est-à-dire à délivrer l'âme de tout ce qui lui est étranger. Or, une philosophie puisée tout entière dans la raison pure et les idées, est fon- dée sur le même principe que la morale et tend au même but. (Cette dissertation, qui parut d'a- bord dans le Journal critique de la philosophie, qu'ils publièrent en commun, a été récemment revendiquée par M. de Schelling comme son < u- vrage. Cela prouve combien, à cette époque, lei deux philosophes étaient d'accord.) C'est encore à déterminer la notion de la mo- ralité absolue que Hegel s'applique dans la qua- trième dissertation : Des diverses manières de traiter le droit naturel comme science. C'est un prélude très-curieux à la Plùlvsophie du droit, qu'il publia plus tard. La Phénoménologie de l'esprit, qui fut ter- minée au bruit du canon d'Iéna, bien que plus tard il en ait reproduit les principaux traits dans la troisième partie du système, peut servir d'in- truduction à la philosophie de Hegel. 11 l'a lui- même appelée son voyage de découvertes. On se tromperait si l'on s'attendait à trouver dans ce livre quelque chose de semblable à la psycholo- gie ou à l'ancienne pneumatologie. Ce n'est pas, non plus, une sorte de critique de la raison ou une théorie de la connaissance dans le sens or- dinaire. «L'esprit, dit Hegel dans la préface, qui en se développant apprend à se savoir comme tel, est la science même; la science est sa vie, la réalité qu'il se construit de sa propre sub- stance. Or, cette genèse de la science en général est le sujet de la Phénoménologie. Le savoir im- médiat, la conscience sensualiste, n'est pas en- core esprit ni savoir réel. Pour y arriver, l'esprit a une route longue et difficile à parcourir. « C'est cette route que décrit l'ouvrage dont il s'a- git. Tandis que M. de Schelling posait tout d'abord et comme d'inspiration l'identité de l'esprit avec la substance absolue, et que, selon lui, cette iden- tité résultait de l'idée même qu'on doit se faire de la science, Hegel veut montrer comment, par quel développement, à travers quelles métamorphoses, l'esprit arrive à se donner la conscience de lui- même. La Phénoménologie est donc une démon- stration historique du principe suprême de la philosophie de M. de Schelling, l'histoire et la reproduction par la pensée individuelle des ma- nifestations par lesquelles l'esprit est parvenu à se reconnaître, à comprendre qu'il est lui-même l'absolu. Il ne s'agit pas seulement de préparer l'individu à la science de l'absolu, mais de con- sidérer l'esprit en général, ce que Hegel appelle l'individu universel, l'esprit du monde, dans son travail progressif, afin de comprendre sa forme définitive. Pour l'individu, l'étude philo- sophique est l'effort qu'il l'ait pour s'approprier tout ce que l'esprit universel a successivement produit ; et par ce même travail de la pensée in- dividuelle, l'esprit général acquiert la conscience de lui-même. En d'autres termes, il s'agit, d.ins la phénoménologie, de reproduire individuelle- ment, à l'aide de la dialectique spéculative, tous les mouvements successifs et nécessaires sur lesquels l'esprit universel, qui est la substance, le substralum des esprits particuliers, est arrivé à se savoir comme substance unique et absolue dans le système de Schelling et de Hegel. Au lieu de toutes ces vaines discussions qui ont pour objet la nature et les limites de la connaissance, il faut montrer, dit notre philoso- phe, comment la conscience naturelle devient conscience véritable, par quelle série nécessaire de manifestations l'âme devient esprit. Par là même se produit le savoir absolu, qui n'est au- tre chose que la conscience de l'identité de l'idée et de l'être. La l'Iiénomènologie de l'esprit se partage en- tre les six titres suivants : la Conscience, la Con- science de soi, la Raison, l'Esprit, la Religion, le Savoir. Ces termes représentent les divers de- grés de développement intellectuel, les diverses époques de la genèse de la science: chacune est HEGE — 685 — HEGE subdivisée selon les faits particuliers qui se pro- duisent à chaque époque. La psychologie ordinaire est tout, autre chose : elle est, selon Hegel, le résultat de l'observation de la conscience de soi dans ses rapports^ avec la réalité extérieure. Elle est à la phénoménologie ce que la description d'une plante, dans un moment donné, est à l'histoire de son complet développement. Ainsi la phénoménologie conduit l'esprit jus- qu'au moment où s'évanouit pour lui l'opposition de l'être et du savoir, et où il reconnaît son identité avec la substance absolue. A partir de là, l'esprit se développe comme pensée pure, comme savoir absolu. Le mouvement de l'esprit dans la première sphère , dans l'élément de l'existence immédiate ou de l'expérience, est l'objet de la phénoménologie ; son mouvement dans la seconde sphère est l'objet de la logique ou de la philosophie spéculative. La Logique de Hegel, qui parut de 1812 à 1816, est une nouvelle philosophie première, qui se met à la place de l'ancienne métaphysique et de la logique traditionnelle. Partant de la supposi- tion de l'identité de la pensée et de l'être, elle considère le mouvement de la pensée en lui- même, dialectique immanente, qui part du con- cept vide en soi de l'être pur ou du néant logique pour aboutir à Vidée concrète absolue, dont le développement produit l'univers. La préface de cette Logique peut donner une idée de l'immense différence qui sépare cette nouvelle manière de philosopher de l'ancienne. « La métaphysique, dit Hegel, ce qu'on appelait ainsi avant Kant, a disparu du rang des sciences. Qui oserait parler encore de ce qu'on nommait autrefois ontologie, psychologie, cosmologie, théologie rationnelles? Qui s'intéresse encore a des recherches sur l'immatérialité de l'âme, sur les causes finales, etc.... La logique, sans partager le sort misérable de sa sœur, est restée ce que la tradition l'a faite. L'esprit nouveau, qui anime la science et la vie, ne s'est pas encore donné la peine de se transformer extérieurement ; mais lorsqu'il s'est métamorphosé substantiellement, c'est en vain que l'on voudrait conserver les formes du passe et résister à un nouvel avène- ment. Il est temps de transformer la science logique, qui constitue la vraie métaphysique, la philosophie spéculative pure. » La Logique forme, en abrégé, la première partie de {Encyclopédie des sciences philosophi- ques, qui parut en 1817. Hegel donna, en 1830, une troisième édition de ce dernier ouvrage, qui est le résumé substantiel et systématique de sa pensée. Les Principes de la philosophie du droit (1821) sont le développement de cette partie de V En- cyclopédie qui est intitulée l'Esprit objectif, et qui forme une des subdivisions de la Philosophie de l'esprit. C'est dans la préface de la Philosophie du droit que se rencontre, pour la première fois, cette formule, d'abord si mal interprétée de la philosophie hégélienne : « Ce qui est rationnel est réel, et, réciproquement, ce qui est réel est rationnel;» formule qui n'est qu'une autre ver- sion du principe de l'unité, et qui ne peut se soutenir qu'aux dépens de la réalité de toutes les existences finies et individuelles. « Ce traité, dit Hegel, ne doit être autre chose, dans sa partie politique, qu'un essai de comprendre l'État comme rationnel en soi. Il ne s'agit pas de le construire a priori, ni de lui enseigner ce qu'il doit être, mais de le faire comprendre comme monde social. Donnsr l'intelligence de ce qui est, tel est le problème de toute philosophie; car ce qui est, est la raison réalisée. » Tels sont les seuls ouvrages publiés par Hegel lui-même; les autres volumes de l'édition de ses Œuvres complètes renferment, outre quelques discours, quelques critiques et la correspondance, ses leçons publiques sur la Philosophie de l'his- toire, sur l'Esthétique, la Philosophie de la re- ligion, et l'Histoire de la philosophie. Ces leçons sont le développement et l'application de son système. Il n'est guère possible de donner, en un petit nombre de pages, une idée complète de ce systè- me : nous allons l'essayer cependant, en suivant pas à pas l'exposé que Hegel en a fait dans l'Encyclopédie; mais, auparavant, il faut carac- tériser suffisamment la méthode qu'il a suivie, et nous placer au point de vue de sa philosophie. Cette philosophie est essentiellement un systè- me, dans un sens plus rigoureux et plus complet encore que celle de Spinoza. La méthode et le savoir qu'elle produit sont identiques, et coïnci- dent si parfaitement, qu'ils se supposent et se produisent réciproquement. Hegel relève de Fichte pour la méthode, de Spinoza et de M. de Schelling pour le fond de la doctrine. Pour avoir la clef de son système, il suffit de voir ce que, selon Hegel, ces deux phi- losophes ont laissé à désirer, et de se rappeler quelle idée Fichte se faisait de la science. Aux yeux de Hegel, il n'a manqué à Spinoza que de concevoir la substance absolue comme sujet, comme esprit, et de considérer l'esprit de l'homme comme identique avec elle, au lieu de le présenter comme une simple modification de la substance divine, sans liberté et sans une existence qui lui soit propre. Quant à la philo- sophie de M. de Schelling, elle est vraie au fond, et définitive quant à son contenu ; mais elle n'est pas suffisamment justifiée, et n'est pas présentée sous une forme vraiment scientifique : elle manque de méthode, et cependant en philosophie la mé- thode est l'essentiel, puisque c'est par elle seule- ment que le contenu est compris. De son côté, M. de Schelling a reproché à Hegel d'avoir, par sa manière de l'établir, dénaturé sa doctrine. Dans la philosophie de Hegel, la méthode est le système même, puisqu'elle est l'imitation, la re- production par la pensée du mouvement par lequel se produit incessamment l'ordre universel. C'est l'effort le plus puissant de la pensée mo- derne de s'élever à l'omniscience, à la science universelle et absolue; elle suppose l'esprit de l'homme égal à l'esprit divin et l'identifie avec lui. Il n'y a qu'une méthode en toute science, dit Hegel ; la méthode est l'idée se développant, et cette idée est une. L'idée est le commencement; elle est en même temps la chose, la substance, comme le germe d'où sort l'arbre. Il y a nécessairement en Dieu, dit Spinoza (Ethic, liv. II, prop. 3-4), l'idée de son essence, aussi bien que de tout ce qui découle nécessaire- ment de cette essence ; cette idée est une comme la substance divine elle-même. Telle est l'idée absolue concrète de Hegel ; mais au lieu de dire que cette idée est en Dieu, c'est chez lui cette idée qui renferme Dieu. C'est l'idée des idées, la notion éternelle de M. de Schelling, qui n'est pas dans la raison, mais qui est virtuellement la raison même. Cette idée est à la fois le tout- un des éléates, le voù; d'Anaxagore, le Àôyo; des néo-platoniciens, l'être tout réel desscolastiques, la substance unique de Spinoza, l'absolu de Fichte et de Schelling. Son essence est la pensée, le mouvement par la pensée; c'est par la pensée qu'elle fait évolution; la pensée est à la fois la substance et le principe générateur de l'univers physique et moral; et la dialectique du philo- PIEGE — 686 IIKC.E sophe n'est autre chose que la reproduction libre de la dialectique divine qui produit tout. Dans l'idée tout est un, et en dehors de l'idée tout n'est que sa manifestation. Les existences diverses, dans le système universel, ne sont qu'autant de moments de ce développement qui, à la différence de la végétation, ne produit pas le germe d'un individu nouveau, mais n'a d'autre but que de donner à l'idée la conscience d'elle- même. Admirons d'abord la hardiesse de cette entre- prise, de poser tout ce qui existe dans le ciel et sur la terre comme le développement d'une idée, dont le mouvement constitue le monde phénoménal et le monde intelligible; puis de supposer que cette idée, qui est le monde en soi ou virtuellement, est présente dans l'homme, et que par la réflexion, par une sorte d'intuition intellectuelle méthodique, par une dialectique créatrice, l'esprit humain peut repenser, recréer par la pensée le mouvement qui constitue l'uni- vers : le monde visible et le monde moral, la nature et l'histoire, les sciences et les arts; religions, lois, mœurs et institutions tout sera expliqué par le mouvement de la pensée, image fidèle du mou- vement éternel et immanent de l'idée absolue. Yico a dit : « Nous démontrons les vérités géométriques, parce que nous les faisons. » C'est ainsi que Hegel, après M. de Schelling. prétend démontrer toutes choses en les construisant. Mais, pour qu'une pareille philosophie soit possible, il faut admettre que l'entendement humain est conforme à cet entendement archétype que Kant oppose à l'intelligence de l'homme. 11 ne s'agit pas seulement de revendiquer pour la raison une certaine autorité, ou même une autorité entière quant aux questions dont elle peut connaître, prétention légitime et nécessaire, ou d'admettre a priori et avec une juste confiance l'harmonie des lois de la conscience raisonnable et des lois de la nature : il faut égaler la raison en puis- sance et en étendue à l'intelligence divine, et supposer ainsi que l'action créatrice peut être reproduite par la pensée. Selon Aristote, Dieu étant la cause et le prin- cipe de tout, lui seul possède la science suprême des causes, la science de l'essence des choses ; mais il est digne de l'homme d'aspirer à cette science divine : l'idéalisme absolu n'y aspire pas, il la possède. Rien n'est que par la pensée, avait dit Men- delssohn, d'après Leibniz ; la réalité suppose la possibilité, la pensée qui la conçoit. Nul être fini ne peut épuiser par la pensée toute la réalité de ce qui existe, et moins encore comprendre la possibilité et la réalité des choses. Il faut donc qu'il y ait une intelligence infinie qui conçoive parfaitement toute possibilité comme possible, et toute réalité comme réelle, et cette intelligence infinie c'est Dieu. M. de Schelling et Hegel attri- buent à l'homme lui-même cette intelligence. La méthode de Hegel est identique avec le système qu'elle produit; elle est donnée en même temps que le principe fondamental de l'idéalisme absolu : elle se maintient ou tombe avec lui. Le principe de l'identité admis, il y a nécessairement unité du développement logique et du dévelop- pement ontologique. Ce sera une synthèse pro- gressive et continue, qui représente l'évolution éternelle do l'idée concrète absolue. Cette mé- thode est le mouvement même par lequel tout se produit; le double sens du mot latin expli- calio en peut indiquer la nature : les choses sont expliquées et comprises par 1 . » manière dont elles se développent du fond de l'idée par le mouvement de la pensée. Expliquer, dans le langage de Hegel, c'est montrer quelle place une chose occupe dans le développement général. Comprendre, c'est con- naître l'origine ou la forme antérieure d'une chose; prouver, c'est réduire les données em- piriques à leur expression générale, et c'est ainsi, dit Hegel, que Kepler a démontré les' lois du mouvement absolu. L'origine ou la source d'une chose, ce n'est pas le principe d'où elle émane, c'est la forme immédiate sous laquelle elle appa- raît d'abord. Les éléments divers et les existences diverses ne sont que des moments du mouvement universel de l'idée une, des formes transitoires, qui n'ont rien do fixe, rien de permanent. Tout est fluide, si l'on peut dire ainsi, dans les idées et les choses; les deux séries sont absolument continues : une continuité absolue en est la loi suprême. Dans ce mouvement continu, mais articulé, ce qui précède est la raison, la substance, le genre de ce qui suit, et ce qui suit est la vérité, la réalité, l'espèce de ce qui précède. C'est une spécification continuelle qui, dans son dernier résultat, retourne à l'état général, à l'identité absolue d'où elle est partie. Cela admis, le mode de procéder en résulte nécessairement. Tout étant dans l'idée absolue concrète, elle ne peut sortir de cet état que par une contradiction intime, qui devient la cause d'une division, d'une dircmplion. De là le besoin de la conciliation et du retour à l'unité; puis diremption nouvelle et nouvelle conciliation, et ainsi indéfiniment, jusqu'au dernier terme de l'évolution. La dialectique spéculative ou imma- nente procède par un mouvement qui s'accomplit en trois temps. Il y a d'abord la thèse ou la position, l'idée en soi, en puissance, à l'état d'involution ; puis Vantithèse, la négation, l'idée pour soi, l'idée réalisée, à l'état d'évolution; enfin la synthèse, la négation de la négation avec un résultat positif, l'idée en soi et pour soi, revenue à elle. Tel est le rhythme constant de cette nouvelle dialectique : de là cette tripartition qui domine dans le système en général et dans tous ses dé- tails, et dont le type est dans le dogme de la Trinité. A ces trois moments de la dialectique cor- respondent ce qu'on appelle en logique la notion, le jugement, la conclusion, pris spéculativement. Hegel abuse de l'étymologie des mots qui dé- signent en allemand ces diverses opérations de l'entendement. La notion, concept, compréhen- sion (Begriff, de begreifen, comprendre), est la virtualité, la nature primitive, la substance de la chose. Le jugement, en allemand Urtheil, départ, partage, division, est, selon lui, la di- remption, l'action par laquelle la notion s'ouvre et se manifeste. La conclusion enfin est l'opéra- tion par laquelle se fait la conciliation, le retour : conclure, c'est fermer, c'est réunir. Ensemble, les trois mouvements constituent le syllogisme réel, le raisonnement spéculatif. Il importe encore de remarquer que Hegel donne de même un autre sens aux mots concret et abstrait. L'idée à l'état concret, c'est pour lui l'idée en soi, comme virtualité infinie, à l'état d'involution, et les choses sont abstraites lors- qu'ellessont considérées à part de l'idée. Vabstrar- lion, ce n'est pas une qualité considérée séparé- ment du sujet, mais une chose considérée sépa- rément de sa substance, de sa notion. Le mouvement de la pensée, pris en lui-même, produit Vidée absolue, l'idée concrète, la notion ou la substance universelle. Son évolution par l.i pensée constitue la nature ou l'univers maté- riel, et son retour à elle-même, avec une pleine conscience de soi, constitue Ycsprit. De là la HEGE - 687 — HEGE division du système en trois grandes parties, la logique, la philosophie de la nature, la philo- sophie de l'esprit. Par un premier travail, la pensée constitue l'idée absolue comme telle, en s'élevant de la dernière abstraction jusqu'à l'idée concrète, qui, comme l'œuf de Brahma, renferme en puissance toutes les existences : ce travail est l'objet de la logique, la science de l'idée pure, de l'idée en soi. Par un second travail, continué du premier, l'idée concrète, semblable à l'œuf qui se brise, fait évolution, et, en sortant, pour ainsi dire, d'elle-même, devient nature, univers : de là la philosophie de la nature ou la science de l'idée se manifestant, se réalisant dans le monde, et devenant comme un autre pour elle. Les plato- niciens appelaient la matière Vautre, mais dans un sens différent; car, selon Hegel, cet autre, c'est encore l'idée, mais sous une autre forme. Enfin, par un troisième et dernier travail, l'idée revient à elle avec une pleine conscience de ce qu'elle est en soi, et se reconnaît comme esprit : ce retour est l'objet de la philosophie de l'esprit, la science de l'idée revenue à elle- même. Le tout est la genèse de Dieu dans l'esprit de l'homme, et a pour fin dernière de donner à l'esprit humain la conscience qu'il est lui-même l'absolu. L'idée divine est la substance de l'uni- vers physique et moral; le mouvement de la pensée en est le principe générateur, et l'esprit en est le résultat. C'est sous ces trois chefs que, dans l'Encyclo- pédie; sont classées, avec la prétention d'une parfaite continuité de développement, toutes les sciences philosophiques. Dans l'introduction, Hegel traite de la défini- tion de la philosophie et de ses rapports avec son histoire. La vraie définition de la philosophie est le ré- sultat même de la science, et ne peut se justifier que par la fin. On peut cependant, tout d'abord et d'une manière générale, la définir : la contem- plation réfléchie des choses. La philosophie re- pense les produits de la pensée naturelle et spon- tanée : c'est la conscience de la conscience, la pensée de la pensée. Le contenu vrai de la con- science ne se montre complètement, et sous son véritable jour, qu'autant qu'il est converti en pensées, en notions ; mais, pour être ainsi trans- formé, ce contenu ne s'en accorde pas moins avec l'expérience, et n'en est pas moins l'ex- pression de la réalité, pourvu que l'on distingue la vraie réalité de ce qui n'a qu'une existence phénoménale et contingente. La réalité est la raison objective, la raison réalisée. La raison subjective d'ailleurs éprouve le be- soin de donner au savoir la forme de la néces- sité, nécessité qui ne se rencontre pas dans la science dite expérimentale. La pensée réfléchie, en tant qu'elle cherche à satisfaire à ce besoin de la raison, est pensée spéculative, philosophi- que. La pensée philosophique se développe et s'é- lève par degrés, et VHistoire de la philosophie présente ce développement sous la forme d'une succession accidentelle et d'une diversité de principes et de systèmes ; mais le même esprit y domine, il n'y a là qu'une seule et même philo- sophie. Ce développement que nous offre l'his- toire se retrouve dans la philosophie même, mais délivré de toute contingence historique. __ La science de l'idée est essentiellement sys- tème, puisque le vrai, en tant que concret, ne peut se développer qu'en soi et avec unité, c'est- à-dire comme totalité. Un contenu philosophique n'a de valeur que comme partie ou moment ds l'ensemble. Le point de départ de la philosophie est la pensée elle-même. Elle commence par la logique ou la science de l'idée dans le pur élément de la pensée. Les observations qui servent d'introduction à la logique sont importantes : là se trouve le vrai principe de l'idéalisme de Hegel, et là aussi est l'erreur fondamentale de son système. La pensée, dit-il, dans l'acception ordinaire, est, quant au sujet pensant, considérée comme une faculté de l'esprit coordonnée à d'autres facultés : son produit est le général, l'abstrait. Considérée comme active quant aux objets, comme réflexion, le général qu'elle produit renferme l'essence, la vérité des choses. Ainsi, même selon la manière de voir ordinaire, les idées sont les essences des objets. Et comme la réflexion modifie les données sensibles, il s'ensuit que ce n'est que par une modification que la vraie nature des choses arrive à la conscience. Or, la pensée étant mon action à moi. il s'ensuit de plus que cette vraie nature est la libre production de mon es- prit comme sujet pensant. Nous ne relèverons pas tout ce qu'il y a dans ces propositions d'arbitraire et de forcé. De ce que ce n'est que par la pensée que nous pouvons connaître les objets, il ne s'ensuit pas que leur réalité dépende de la pensée et que les idées en soient l'essence. S'il est vrai que les données soient modifiées par la réflexion, de quel droit inférer de là que cette modification nous fasse connaître la vraie nature des choses ? Enfin de ce que la vraie nature des objets, en supposant qu'il en soit ainsi, ne nous est connue que par la pensée, peut-on en conclure que cette vraie nature soit une production de notre esprit? Tout l'idéalisme de Hegel repose sur cette base ruineuse. Les pensées, poursuit-il, peuvent donc être appelées objectives, de même aussi que les formes de la logique ordinaire. La lo- gique se confond ainsi avec la métaphysique, la science des choses réduites en pensées, et ces pensées objectives, qui sont la vérité des choses, sont l'objet de la philosophie. Une analyse de la Logique est impossible ici ; nous nous bornerons à en indiquer la marche et à faire quelques observations. La logique est, selon Hegel, le système de la raison pure, de la vérité en soi, la science de Dieu considéré dans son éternelle essence et indépendamment de sa réalisation physique et morale. Elle est divisée en trois parties : la science de l'être, la science de l'essence et la science de Vidée. La pensée, par son seul mouvement, s'é- lève de l'être pur jusqu'à l'idée absolue con- crète. Cette synthèse créatrice, partie du néant, arrive d'abord, au moyen du concept de devenir, à l'être déterminé, à l'existence. Dans la seconde partie, l'auteur traite de l'essence comme base de l'existence, puis du phénomène et de la réa- lité. Dans la troisième partie enfin, le mouve- ment logique aboutit à l'idée absolue par trois degrés marqués chacun par trois moments. La notion subjective d'abord, et devenue successi- vement notion, jugement et conclusion, devient ensuite objet,' mécanisme, chimie, théologie; enfin l'idée concrète est achevée par la Yie et la connaissance. Ainsi, selon Hegel, la pensée n'est pas un sim- ple instrument s'exerçant sur un objet donné; la pensée pure est créatrice comme la pensée divine. Les notions ne sont pas les images logi- ques des choses, formes fixes et distinctes ; mais l'essence des choses, des formes transitoires n'ex- HEGE 688 — HEGE primant que des moments dans le développe- ment logique de Dieu. Toute cette doctrine est fondée sur une étrange illusion. Pour arriver à l'être pur, au néant lo- gique, il a fallu faire abstraction de toute réa- lite et de toutes ses déterminations; et ensuite, pour expliquer la réalité et les catégories, il a fallu restituer progressivement la réalité à l'idée de l'être et rétablir les catégories préexistantes. Ainsi, dès le début, pour s'élever au-dessus de l'être pur et du néant, Hegel les concilie et les unit par le devenir, d'où résulte l'existence. Partant de la supposition que les idées sont l'essence des choses, il en conclut que la notion la plus générale est l'essence de tout; ainsi Yétre pur. si pauvre et si vide qu'il soit, le néant recèle dans son sein toute la plénitude de l'être concret, qui en résulte par le seul mouve- ment de la pensée : c'est, là une création vérita- blement ex nihilo. L'idée absolue concrète, l'u- nivers, l'esprit, Dieu même, naissent de la seule action de la pensée pure sur l'être pur, c'est-à- dire du vide sur le vide, du néant sur le néant. Mais en y regardant de près, le miracle dispa- raît. La pensée introduit dans le néant ses caté- gories, et, par une restitution mal déguisée, rend à l'être ce que l'abstraction en a ôté. L'idée de l'être grossit en s'avançant, crescit eundo, non par le seul mouvement de la pensée, mais par les éléments nouveaux qui y sont continuel- lement ajoutés. Cependant Vidée absolue ne peut pas rester à cet état concret d'involution. Elle éprouve le besoin de se réaliser, de se manifester ; elle produit l'univers, qui est Vidée logique appa- raissant au dehors. La nature est l'idée sous la forme de l'extériorité : c'est un reflet de l'idée plutôt que son expression exacte. En effet, dans l'idée, la nature est divine ; mais, telle qu'elle est, elle ne répond pas absolument à l'idée; elle est, dit Hegel, contradiction i?iconciliée. Elle doit être considérée comme un système de de- grés dont l'un procède nécessairement de l'autre, de telle sorte que chaque nouvelle forme est la vérité prochaine de celle d'où elle résulte ; c'est un organisme vivant, graduellement progressif, dont la consommation sera l'esprit. Cette gradation ne doit pas être considérée comme inhérente à la nature. Les métamorphoses n'ont lieu que dans l'idée qui est l'essence de la nature. Dans la nature même les existences paraissent dis- tinctes, individuelles, indifférentes les unes aux autres. La continuité n'est que dans l'idée. Le monde est une fleur qui procède éternelle- ment d'un genre unique, l'idée absolue concrète. C'est un tout organique et vivant; mais dans ses productions règne néanmoins, selon Hegel, une sorte de désordre et de hasard. C'est là une contradiction évidente, amenée par les besoins du système. Hegel divinise la nature en tant que dans ses formes générales elle semble se con- former aux déterminations logiques de l'idée; il la méprise en tant que dans ses détails et sa variété elle se refuse à se laisser emprisonner dans ses catégories. Au lieu de reconnaître l'in- suffisance de la philosophie à cet égard, il ac -use en propres termes la nature elle-même d'im- puissance, de l'impuissance de demeurer fidèle aux déterminations logiques et d'y conformer exactement ses produits. La Philosophie de la nature est divisée en trois parties : la Mécanique, la Physique, l'Or- ganique. Chaque partie est subdivisée en trois sections. Sous le premier titre, le philosophe traite du temps et de l'espace, de la matière et du mou- vement, de la mécanique absolue; sous le se- cond, de la physique de V individualité générale (des corps physiques libres, des éléments, du jeu des éléments); de la physique de Vindivi- dualitè particulière (la pesanteur spécifique, la cohésion, le son, la chaleur); de la physique de V individualité totale (la forme, le corps indi- viduel, le travail chimique). Enfin, sous le titre de l'Organique, il traite de la géologie, de la nature végétale, de l'organisme animal (la fi- gure, l'assimilation, la génération). 11 est bien entendu cjue cette philosophie de la nature, qui est en général semblable à celle de M. de Schelling, a pour base la science physique actuelle. Mais Hegel n'en admet que ce qui s'accorde avec son système logique. 11 a la pré- tention de traduire en idées les généralités em- piriques, et de montrer comment celles-ci pro- cèdent avec nécessité de la virtualité de l'idée. L'espace nous manque pour relever ici tout ce qu'il y a dans cette partie de la philosophie de Hegel d'ingénieux et de profond, mais aussi d'arbitraire et de singulier, et pour dire com- bien les faits sont les uns dénaturés, les autres omis ou ignorés. Mais nous devons citer comme un exemple du dédain superbe avec lequel Hegel traite les phénomènes quand ils sont rebelles à sa dialectique, et des aberrations où l'esprit de système peut entraîner le génie, la manière dont il s'exprime sur le ciel étoile, que Kant admirait à l'égal de la loi morale qui est en nous. « Le monde étoile, dit Hegel (dans l'addi- tion au § 268 de V Encyclopédie), n'a pas pour la raison le même intérêt que pour le sentiment : c'est un infini négatif, le théâtre d'une diremp- tion abstraite, où le hasard exerce sur les rap- ports une influence essentielle. Le système so- laire seul est rationnel. L'action par laquelle se remplit l'espace éclate en une multitude infinie de corps. C'est une sorte d'exanthème de lumière, qui n'est pas plus admirable pour le philosophe qu'une éruption de peau ou un vil essaim de mouches. » Si, d'un côté, Hegel ne voit dans la nature qu'un reflet, une manifestation inadéquate de l'idée; d'un autre côté, il fait résulter l'esprit du développement de la vie naturelle. De cette ma- nière l'idéalisme logique, pour lequel la nature n'est que l'idée manifestée, tombe dans l'ex- trême opposé, c'est-à-dire dans le réalisme ab- solu, ou le naturalisme, selon lequel la nature est le principe de l'esprit. L'esprit apparaît comme le dernier résultat, comme la vérité de la nature. La Philosophie de l'esprit est encore divisée en trois parties. La première, intitulée l'Esprit subjectif, est subdivisée en Anthropologie, Phé- noménologie et Psychologie. La seconde, qui a pour titre VEsprit objectif, est divisée en trois sections : le Droit, la Moralité, les Mœurs. La troisième partie enfin, VEsprit absolu, achève l'œuvre en faisant arriver l'esprit à la fin de son développement par l'Art, la Religion ma- nifeste ou révélée, et la Philosophie. Dans ce cadre, nous retrouvons les plus hau- tes questions dont s'est toujours occupée la spé- culation; mais ces questions ne sont pas ici l'objet d'autant de sciences distinctes, quoique fondées sur des principes communs. Ainsi que la vie tout entière n'a d'autre fin que de don- ner à l'esprit la conscience absolue de lui-même, les diverses sciences philosophiques ne sont ici qu'autant de degrés pour arriver à la science définitive de l'esprit absolu. L'esprit subjectif et fini est le dernier produit de la vie physique, qui arrive à son plus haut de développement dans l'homme. Il d ord dmc ou esprit naturel, et comme tel, HEGE — 689 — HEGE il se forme son corps plutôt qu'il n'en résulte : ce premier travail est décrit dans YAnthro- pologie. Puis il se donne la conscience de son être, et tend à s'élever au-dessus de la nature : tel est l'objet de la Phénoménologie dans un sens restreint. Enfin il se détermine lui-même, devient sujet pour lui, et, ainsi considéré en lui- même, il est l'objet de la Psychologie. La rai- son, qui est l'unité de la conscience immédiate et de la conscience réfléchie, constitue l'esprit proprement dit, et produit la certitude que les déterminations de la conscience de soi sont aussi celles de l'essence des choses. Là com- mence la psychologie, qui considère d'abord l'esprit comme intelligence, puis comme vo- lonté, enfin comme esprit libre. La liberté est l'unité de l'esprit théorique et de l'esprit pra- tique, libre intelligence. Par là l'esprit devient objectif, et son action comme tel tend à réaliser sa liberté en se créant un monde moral. Ici se placent la Philosophie du droit, la. Morale, la Politique, la Philosophie de l'histoire. On pressent ce que sera tout cela dans un système où il n'y a rien de fixe, rien de substantiellement différent. Une philosophie qui ne voit dans les choses humaines, comme dans la nature, qu'un développement néces- saire, et qui n'admet pas une véritable indivi- dualité; qui, par conséquent, ne connaît ni la vraie liberté ni la vraie personnalité, ne peut fonder ni le droit ni la morale. « Les bonnes institutions sociales, a dit Rousseau, sont celles qui savent le mieux dénaturer l'homme, lui ôter sou existence absolue pour lui en donner une relative, et transporter le moi dans l'unité com- mune, en sorte que chaque particulier ne soit plus sensible que dans le tout. » Cette pensée a encore été exagérée par Hegel. Selon lui l'État est la substance générale, dont les individus ne sont que des accidents, des modes. L'individu se doit tout entier à la société, puisqu'il n'est rien sans elle. Ainsi Hegel fait de l'État le but de la société, et non un simple moyen. Toutefois sa politique est très-libérale dans les appli- cations qu'il en fait. Dans la Philosophie de l'histoire de Hegel éclate le même amour de la liberté avec le même mépris des individus et des générations parti- culières. La philosophie, dit-il, accepte les faits historiques, et n'y apporte que la pensée que la raison règne partout en souveraine. L'histoire est le développement de l'esprit universel dans le temps, la raison divine se manifestant dans le gouvernement général du monde, la marche nécessaire et rationnelle de l'esprit réalisant sa puissance; et, comme l'essence de l'esprit est la liberté, l'histoire est le récit des vicissitudes à travers lesquelles il se donne la conscience actuelle de la liberté, qui est son essence. La loi du développement humain est la perfectibilité, le progrès. Mais ce progrès ne peut s'accomplir que par un travail plein de combats, parce que, à chaque époque, la conscience et la volonté ne s'intéressant qu'à leur existence présente, qu'elles prennent pour définitive, résistent au progrès : il y a ainsi lutte de l'esprit avec lui-même. Trois degrés marquent ce travail historique. Le premier est l'état primitif, où l'esprit est plongé dans une sorte de sommeil et d'ignorance de son être, la vie orientale, le règne de la foi, de l'obéissance, du despotisme. Dans la seconde période, l'esprit, s'arrachant à cet état d'engour- dissement, entre dans la région de la liberté : la vie hellénique et romaine, avec son aristo- cratie, sa démocratie et son esclavage. Dans la troisième période seulement, l'esprit a pleine conscience de soi et s'élève jusqu'à la liberté DICT. PIIII.OS. générale : c'est la vie des nations de race ger- manique, qui durent au christianisme le sen- timent que l'homme est libre comme tel, âge de la réconciliation, de la vérité, de la liberté. Mais pour faire prévaloir ce principe dans la société civile, il a fallu de longs et pénibles efforts dont la succession constitue toute l'histoire mo- derne. La renaissance fut l'aurore d'un joui- nouveau, dont la réformation fut le soleil levant et la révolution française le brûlant midi : ses principesse répandirent partout avec les armes de Napoléon. Pour en assurer le triomphe, il ne reste plus qu'à concilier partout la religion avec le droit, par la conviction qu'il n'y a pas de conscience religieuse qui puisse légitimement s'opposer à la conscience civile. L'esprit réfléchi de l'histoire universelle, en dépouillant toutes les formes de nationalité et son caractère historique, prend le caractère d'universalité concrète, et arrive ainsi à se savoir comme vérité éternelle, comme la réalité ab- solue, pour laquelle la nature et l'histoire ne sont que des formes des manifestations. Ce savoir s'élève et s'achève par trois degrés, l'art, la religion et la philosophie, qui. ensemble, forment la région religieuse en gênerai. L'art est l'effort par lequel l'esprit cherche à réaliser l'idée dans une forme extérieure, l'idéal qui est l'unité de la forme et de l'idée. Parmi les formes naturelles, le corps humain est l.t plus parfaite, parce qu'elle est l'expression im- médiate de l'esprit. Du reste, le beau de l'ait est aussi supérieur aux beautés de la nature, que l'esprit lui-même est supérieur au monde physique. L'art s'élève par trois degrés, la forme symbolique, ou l'art oriental, la forme classique. ou l'art grec, et la forme romantique ou l'art moderne chrétien. Dans la première, l'idée est plutôt indiquée qu'exprimée véritablement. Dans la seconde, l'idée est réalisée d'une manière plus adéquate; mais cette forme est encore imparfaite en ce qu'elle ne manifeste l'esprit que matériellement, comme esprit naturel. Dans la forme roman- tique, enfin, l'idée trouve sa véritable expres- sion : elle spiritualise la nature, et ainsi est consommée la production de l'idéal. L'archi- tecture est l'expression propre de la forme sym- bolique ; la sculpture, celle de la forme clas- sique; et les arts romantiques par excellence sont la peinture, la musique, la poésie. Du reste, le progrès d'un type à l'autre se retrouve dans l'histoire de chaque art en particulier, et dans le système des arts romantiques ; il y a de plus progrès de l'un à l'autre et d'un genre à l'autre genre. Dans les leçons sur l'esthétique, toute l'histoire de l'art est distribuée d'après ce système, qu'on ne peut admettre sans dénaturer ou négliger souvent les faits, et sans méconnaître tout à la fois la vraie nature de l'esprit et le génie de la nature. Par ce procédé d'ailleurs oi« arrive à la négation de l'art même. En effet, le progrès à travers les trois types fondamentaux n'a pas pour but de faire parvenir l'art à la per- fection; mais d'en préparer le passage à la religion. L'art romantique aboutit à l'indifférence de la forme, puisque l'esprit n'a sa vérité que dans la pensée pure, dans la conscience philo- sophique. L'intermédiaire entre l'art et la phi- losophie définitive est la religion manifeste, qui est en même temps la perfection et la néga- tion de l'art. Dans ses Leçons sur la philosophie religieuse, Hegel parle de la religion en termes magni- fiques. « C'est la région où toutes les énigmes de la vie et toutes les contradictions de la pen- sée trouvent leur solution, où s'apaisent toutes 44 h Khi; — 690 — HEGE douleurs du sentiment; la région de l'éter- nelle vérité, de la paix éternelle. Là coule le fleuve de Léthé où l'Ame boit l'oubli de tous les maux; là toutes les obscurités du temps s'é- vanouissent devant les clartés de l'infini. Dans la conscience de Dieu, l'esprit est délivré de toute forme finie; elle est conscience absolument libre, conscience de la vérité absolue. Dans la philosophie religieuse, on considère l'idée lo- gique dans ses manifestations comme esprit. Dieu, qui est le résultat de la logique et de la philosophie de la nature, est ici immédiatement et comme tel l'objet de la pensée. » La philosophie religieuse est divisée en trois parties. La première a pour objet l'idée de la religion, dont le développement constitue les religions diverses, les religions déterminées, qui sont l'objet de la seconde. La troisième par- tie considère l'idée religieuse revenue à elle, la religion absolue et véritable. Dans les religions déterminées, il s'établit un rapport du sujet à l'esprit comme Dieu. Puis, par le progrès ce rapport s'efface : l'homme sait que Dieu est en lui. qu'il est uni à lui, un avec lui. Hegel considère toutes les formes de la re- ligion, depuis le fétichisme jusqu'au christia- nisme, comme autant de moments nécessaires du développement de la conscience religieuse. Elle se détermine : 1° comme religion de la nature; 2° comme religion de Vinaividualitê spirituelle. La religion de la nature parcourt trois phases : elle est d'abord religion de magie (fétichisme, chamanisme, religion des Mongols, des Chinois, lamaïsme, bouddhisme) ; puis reli- gion de Yimagination (religion des Indous, brah- maïsnie) ; enfin religion de la lumière (par- sisme), et religion du symbole (religion des Égyptiens). La religion spirituelle devient suc- cessivement religion du sublime (judaïsme), religion de la beauté (religion des Grecs), et religion de l'entendement (celle des Romains). Celle-ci forme le passage à la religion absolue. Dans cette nouvelle région, l'esprit est pour lui ce qu'il est en soi ; il n'est plus l'objet de lui-même sous une forme déterminée. Ce savoir que l'esprit a de soi est la religion parfaite, la religion manifeste. En religion, comme en tout, l'esprit a parcouru les diverses phases de son développement jusqu'à devenir la négation de la forme antérieure, de toutes les formes finies : il est maintenant idéalité pure. La conscience reli- gieuse se perd ainsi dans la conscience philo- sophique, qui en est à la fois la négation et le couronnement. L'objet de la philosophie est le même que celui de la religion : c'est la vérité éternelle, Dieu, rien que Dieu et Y complication de Dieu; mais pour la première, ce contenu est présent sous la forme de la pensée spéculative. La phi- losophie, dans ce sens absolu, est l'unité de l'art et de la religion. Ce résultat vient à la suite du même mouvement par lequel la religion déterminée devient religion absolue. Par là l'es- prit est devenu pour lui ce qu'il est virtuel- lement ; il s'est reconnu lui-même pour l'absolu et s'est ainsi identifié avec Dieu. L'absolu est l'esprit : telle est la plus haute définition de Dieu. Trouver et comprendre cette définition, telle est la fin dernière de tout développement et de toute philosophie. La conscience philosophique, qui est le der- nier résultat du mouvement de l'idée, est l'idée avant conscience d'elle-même, la vérité con- sciente. L'idée sait maintenant ce qu'elle est en soi; elle est revenue à elle avec la certitude qu'elle est bien réellement l'universalité con- crète. L'esprit, qui avait paru être un résultat, est maintenant reconnu pour l'ab.solumcr.t p ra- mier, qui se produit continuellement de lui- même et par lui-même. 11 est bien constant, à présent, que c'est bien en effet l'idée qui se meut et se manifeste dans la nature <:t dans l'histoire; que ce mouvement se fait par I sée qui est son essence; que par la pensée elle se montre esprit absolu, se produit et se pos- sède éternellement comme tel. C'est à cette fin que tend l'esprit à t' toute l'histoire de la philosophie, et c'est dans ce sens que Hegel a traité cette histoire dans les leçons si remarquables qu'il lui a consacrées. La philosophie n'est pas, non plus que les choses ne sont; elle devient comme cmles-ci deviennent. Les mouvements philosophiques dans l'histoire correspondent aux mouvements nécessaires de la dialectique spéculative. C'est pour cela que Hegel, dans l'histoire de la philosophie, s'ap- plique à montrer les moments du développement de la conscience philosophique, ainsi que dans le système il montre partout la coïncidence des déterminations logiques de l'idée avec les mou- vements historiques. Ici encore on peut reprocher avec justice à Hegel de n'avoir réussi à classer ainsi les faits qu'en faisant violence aux uns et en négligeant les autres. En exposant le plan de ce vaste système, nous avons indiqué les pétitions de principe et les défauts que nous avons cru y remarquer. Nous terminons par quelques observations générales. L'œuvre philosophique de Hegel offre un grand intérêt et beaucoup d'instruction. Elle laissera une trace profonde dans l'histoire. Venu après Kant, Fichte et Schelling, Hegel a saisi avec une jouissance incontestable le problème philosophique dans toute son étendue et toute sa profondeur, et s'il n'a pas réussi à le résoudre, c'est parce que, conçu ainsi, il est au-dessus de l'intelligence humaine. C'est un effort gigan- tesque de s'élever jusqu'à la source de toute vé- rité, d'interpréter la pensée créatrice et de l'imiter par la dialectique. Si la chute était iné- vitable, cette chute est encore glorieuse. En- suite, dans les détails, que d'aperçus vrais, que d'heureuses rencontres, que de précieux débris sauvés d'un insigne naufrage ! Toutes les sciences philosophiques retireront àjamais de cette œuvre d'utiles enseignements. Dans la philosophie de l'histoire surtout, dans la philosophie des reli- gions et des arts, dans l'histoire de la philo- sophie, Hegel a répandu sur les faits et les doctrines, sur la marche générale de l'esprit humain, une lumière toute nouvelle. Quant à la forme, on peut lui reprocher d'a- voir trop souvent détourné les mots de leur véri- table acception et abusé de leur étymologie; de s'être livré à des excentricités qui, plus d'une fois, aboutissent au trivial et au bizarre ; mais, à cet 'égard encore, les ouvrages de Hegel offrent de grandes beautés. Il dispose librement de tous les trésors de sa langue. Il est souvent original et humoriste comme Shakespeare et Jean-Paul, moins la sensibilité, dont il paraît presque aussi dénué que Hobbes. Il ne recule devant aucune des conséquences désolantes de sa doctrine. Tan- dis que le lecteur le suit avec anxiété à travers tant d'illusions détruites vers la fin de tout dé- veloppement, lui, Hegel, demeure insensible comme le destin, et s'avance avec une fermeté qui n'a rien d'humain, qu'on admire, mais qu'on ne saurait aimer. La philosophie de Hegel sem- ble être la plus haute glorification de l'homme : elle l'égale à Dieu, le fait la conscience de Dieu; elle l'appelle le fils premier-né de Dieu ; mais, au fond, elle a peu de sympathie pour l'huma- nité, et se soucie peu de ses intérêts ies plus HEGE — 691 — HEGE chers. Elle lui ôte l'espérance d'une véritable immortalité, et la liberté qu'elle semble lui pro- mettre ici-bas. comme le prix de toutes les souf- frances des générations passées, elle la sacrifie à l'État. L'histoire universelle n'a d'autre fin que le développement progressif de la conscience de Dieu aux dépens de l'humanité. Dans cette ma- nifestation de l'absolu, tout est nécessaire, le mal comme le bien. Le salut des hommes, selon Hegel, consiste à ce qu'ils arrivent à la conscience de leur unité avec Dieu, et que Dieu cesse d'être pour eux un objet distinct. Pour participer à ce salut, il faut dépouiller le vieil Adam, renoncer à notre individualité par la conscience de notre identité avec l'absolu. A ce compte, les philoso- phes panthéistes sont seuls sauvés, et Dieu lui- même n'existe qu'en eux et que par eux. Hegel appelle superstition toute croyance en un Dieu objectif et en un monde opposé au monde actuel : il n'y a, selon lui, d'autre règne des esprits que celui que forment entre eux les penseurs dans lesquels l'esprit universel s'est manifesté. Cependant, le monde réel lui-même s'évanouit, et tout se réduit à un monde pure- ment logique. La philosophie de Hegel n'est pas un pan- théisme réel; mais un panthéisme logique: tout ce qui est n'est que la manifestation de Dieu par le mouvement de la pensée. Dans ce système, Dieu est tout et rien: rien, en ce qu'il n'a con- science do lui-même que dans l'esprit humain; tout, en ce qu'il est la substance générale de toutes les consciences et de toutes les existences. Il n'y a de substance que l'idée, de réalité que le développement, de réalité absolue que l'es- prit, qui en est la fin. En considérant de près ce prétendu idéalisme objectif, on ne tarde pas à se convaincre que ce n'est encore que l'ancien idéalisme sous une au- tre forme, impuissant à expliquer la vraie réa- lité. Il ne reconnaît pour réel que ce qui est éternel, le mouvement logique de l'idée, qui in- cessament produit et reproduit le monde: c'est un éternel devenir. L'existence y est le plus pauvre des attributs. Exister, selon Hegel, c'est apparaître un instant, puis périr, retourner à son principe, à sa substance. Les esprits indivi- duels et finis ne sont que des formes pas de l'esprit universel, qui, à son tour, n'est qu'une généralité, la somme logique des esprits finis, et qui lui-même, comme Dieu, n'est pas réelle- ment, mais devient sans cesse. Ainsi, tien ne subsiste, si ce n'est le mouvement éternel de la pensée, qui produit tout et tout dévore, qui passe éternellement du néant à l'être, et de l'être au néant. Il est vrai que c'est cela même qui constitue perpétuellement le monde. Les exis- tences ne périssent que pour renaître ; les dif- férences ne s'effacent que pour reparaître aussi- tôt. Chaque moment du développement existe quelque part et dans un même instant ; le monde est une plante qui sort éternellement du même germe, et qui porte à la fois des boutons, des fleurs et des fruits. Mais, à quelle fin toute cette végétation ? L'idée, en se développant, produit la nature; et la nature, en produisant l'àme hu- maine, produit l'esprit; et l'esprit devient Dieu. On ne sort ainsi de l'idéalisme que pour tomber dans le naturalisme. Encore, si ce naturalisme savait rendre compte de l'univers sans faire vio- lence aux faits, sans mutiler les uns et sans né- gliger les autres! L'abondance de la vie physique et morale ne se laisse pas ainsi emprisonner dans un système fixe et préconçu de catégories. Il y a sans doute partout développement, travail progressif dans la nature ainsi que dans la vie morale , il y a I partout des germes divins qui se développent d'après des lois déterminées ; et c'est la tâche de la pensée réfléchie de suivre ce développement, de saisir par la pensée les lois de cette dialec- tique vivante et divine; mais ce -travail de ré- flexion, de reconstruction, tout en se faisant d'après les lois de notre entendement, ne peut réussir qu'à l'aide de l'expérience. Il' n'est pas donné à l'intelligence humaine de refaire par elle-même la création; mais elle peut chercher à en comprendre la marche et la sagesse, en ac- cordant toute confiance aux lois de la raison, qui aussi est émanée de Dieu. Les faits naturels, ceux de l'âme comme ceux de la nature exté- rieure, sont le produit d'un développement dé- terminé par la virtualité du germe d'où il pro- cède ; mais au-dessus des faits est la région des principes éternels et souverains qui ont leur source dans la raison, et qui sont l'objet de la philosophie générale; et comme, à cause de ia commune origine de la raison et de la nature, c'est d'après ces principes que s'opère le déve- loppement universel, c'est aussi d'après ces prin- cipes qu'il doit être conçu et jugé. Le tort de Schelling et de Hegel est d'avoir exagéré ce principe de l'harmonie des lois de la raison et de celles de la nature ; ils ont un tort plus grand : c'est de n'avoir pas admis, à côté des faits qui résultent d'un développement né- cessaire, d'autres faits qui ont leur source dans la liberté; ou de n'avoir vu dans cette liberté qu'un produit de la nécessité, au lieu d'y voir une causalité tout aussi primitive que la causa- lité nécessaire, bien que, dans l'homme, elle ne puisse s'exercer que dans de certaines limites- et à de certaines conditions. Hegel, non-seulement fonda une puissante et nombreuse école, il exerça de plus une grande influence sur l'esprit de sa nation. Ses disci- ples forment trois groupes bien distincts, et que l'on a désignés par les noms de coté droit, de côté gauche, et de centre. Le parti du centre s'en tient aux paroles du maître, appli- quant sa méthode aux diverses parties de la science, et se préoccupant peu des conséquen- ces pratiques du système; le côté droit, se fai- sant illusion sur ces conséquences, cherche à concilier la doctrine avec le christianisme ; le parti du côté gauche, où l'on remarque de plus une gauche extrême, accepte franchement ces conséquences, et rejette hautement la personna- lité de Dieu et l'immortalité individuelle de l'àme, tandis qu'en politique il professe les doc- trines socialistes et communistes. Dans les der- niers temps de son existence, l'école tendait à s'amoindrir et à se diviser de plus en plus. La réapparition de M. de Schelling, dans,' le monde philosophique, à Berlin même, a été pour elle une nouvelle cause de dissolution. L'idéalisme absolu, porté au plus haut degré par Hegel, a eu pour dernier résultat sa propre négation. Les œuvres complètes de Hegel ont été pu- bliées à Berlin, 1832-1845, 17 vol. in-8. Plusieurs de ses écrits ont été traduits en français : Cours d'esthétique, d'abord analYsé par C. Bernard, Paris, 1840, 3 vol. in-8 ; puis traduit en entier par le même, 1851, 5 vol. in-8; — la Logique, par Véra, Paris, 1859, 2 vol. in-8; — la Philo- sophie de la nature, 3 vol. in-8, Paris, 1863- 1865; — la Philosophie de Vcsprit, 1 vol. in-8, Paris, 1867; — la Logique subjective, trad. li- brement par Slomen et Wallon, Paris, 1854, in-8. La vie de Hegel a été écrite par un de ses disciples les plus distingués, M. Rosencranz (Hegel's Lcben, Berlin, 1844, in-8). On peut consulter sur Hegel : Ch. de Rémusat. HEIN — 692 11ELV Rapport sur le concours pour l'examen criti- que de la philosophie allemande, 1847 (dans les Mémoires de l'Académie des sciences morales et politiques) ; — J. Willm, Histoire de la philo- sophie allemande, Paris, 1846, 4 vol. in-8; — Barchou de Penhoën, Histoire de la philosophie allemande, Paris, 1836, 2 vol. in-8; — OU, He- gel et la philosophie allemande, Paris, 1844, in-8 ; — Véra, Introduction à la philosophie de Hegel, Paris, 1864, in-8 ; — du même, \Plalo- nis, Aristotelis et Ilegelii de medio termina doc- trina, Paris, 1845, in-8; — Prévost, Hegel, ex- position de sa doctrine, 1845, in-8 ; — P. Janet, Essai sur la dialectique dans Platon et dans Hegel, Paris, 1860, in-8; — Ch. Bartholmess, les Doctrines religieuses ae Hegel (dans les Mé- moires de l'Académie des scietices morales et politiques, t. XXXV, XXXVI, XXXVII et XXXVIII). J. W. HÉGÉSIAS. fondateur de la secte des hégésia- ques, et disciple de Pérabite, qui lui-même ap- partenait à l'école cyrénaïque, florissait à Alexan- drie au commencement du m" siècle avant 1ère chrétienne. Ses principes étaient à peu près les mêmes que ceux de son maître et d'Aristippe de Cyrène, mais il en a tiré des conséquences toutes différentes, et a le mérite d'avoir montré le premier à quels tristes résultats l'on arrive avec la morale dite du plaisir. Considérant le plaisir et la volupté (^Sovyi iv xiyfjmi), et le plus haut degré de la volupté, c'est-à-dire le bon- heur, comme l'unique fin de nos actions, il se demandait quels moyens nous avons d'atteindre à cet état, et il arrivait à cette conclusion, que le bonheur est une chose imaginaire, qui se dé- robe à tous nos efforts (xoûvatov xoûàv\j7tpaxTÔv). En effet, les maux l'emportent sur les biens, et les biens eux-mêmes, les rares jouissances que nous éprouvons, n'ont rien de réel, puisque l'ha- bitude et la société ont le pouvoir de nous les ôter. De là cette maxime désolante que l'anti- quité nous a conservée sous son nom : « La vie ne semble un bien qu'à l'insensé; le sage n'é- prouve pour elle qu'indifférence, et la mort lui paraît tout aussi désirable. » Dans cette con- damnation de tous les biens se trouvent compris les vertus, les sentiments, les jouissances du cœur aussi bien que les avantages du corps et de la fortune. Le sage ne doit faire aucun cas ni de la reconnaissance, ni de l'amitié, ni de la bienfaisance, ni de l'estime des autres, ni de sa propre liberté. Hégésias avait l'habitude de peindre la vie avec de si sombres couleurs, que plusieurs de ceux qui l'avaient entendu se don- nèrent la mort. De là lui est venu le surnom de Pisilhanate ([lei<7i8àvaTo:), c'est-à-dire qui con- seille de mourir. Il a aussi écrit un livre où un homme décidé à se laisser mourir de faim ('A7;o- xipTîpoç, c'est le titre même de cet ouvrage, aujourd'hui perdu pour nous), essaye de justi- fier sa résolution en exposant tous les maux qui nous affligent. C'est à cause de la funeste in- llucnce que ce philosophe exerçait sur ses disci- ples, que le roi Ptolémée, à Ge que raconte Cicé- ron, fit fermer son école. On peut consulter, sur Hégésias, Diogène Laërce, liv. II, Vie d'Aris- tippe, ch. lxxxvi et suiv. ; — Valère Maxime, liv. I, ch. ix ; — Cicéron, Tusculanes, liv. I, ch. xxxiv, et une dissertation moderne de Ram- bach, qui a pour titre Progressio de Hegcsia IleiitOavâTO), in-4, Quedlimb., 1771. On la trouve aussi dans sa Sylloge dissertai ion um ad rem litlerariam pertinenlium, in-8, Hambourg, 1790. X. HEINECCIUS, ou plus exactement HEI- NECKE (.lean-Théophile, en allemand Gottliku), naquit en 1681, a Eisenberg, dans le duché d'Al- tenbourg. fut successivement professeur de phi- losophie a Halle, professeur de droit à Franeker et à Francfort-sur-l'Oder, revint en cette même aualité à Halle, où il joignit à l'enseignement u droit celui de la philosophie, et mourut dans cette dernière ville le 31 août 1741. Heinecke s'est fait une immense réputation en Allemagne comme jurisconsulte et comme érudit; mais son nom appartient aussi à l'histoire de la philoso- phie. 11 a essayé, en marchant sur les traces de ïhomasius et de Cumberland (voy. ces deux noms), de concilier cette science avec la science du droit, d'introduire dans celle-ci la méthode et l'esprit de généralisation de celle-là. C'est sous l'influence de ces idées qu'il a écrit ses Éléments du droit naturel et du droit des gens {Elemenla juris naturœ et gentium), in-8, Halle, 1738; son Introduction à l'ouvrage de (Jrutius [Prœlectiones academicœ in H. Grotii de jure belli aepacis libros), in-8, Berlin, 1744 ; et son Introduction au traité de Puffendorf, sur les devoirs de l'homme et du citoyen {Prœ- lectiones academicœ in Sam. PufJ'endorf de of- ficio hominis et civis), in-8, ib., 1742; Vienne, 1757. Il a publié aussi un traité de philosophie proprement dite, précédé d'une histoire abrégée de cette science, Elemenla philosophiœ ratio- nalis et moralis quibus prœmissa est hisloria philosophica, in-8, Francfort, 1728. L'Histoire de la philoso/ihie a été imprimée séparément, in-8, Berlin, 1743. On a publié à Genève une édition complète des œuvres de Heinecke, Opéra ad universam jurisprudentiam, philosophiam et litleras humaniores pertinentia, 8 vol. in-4, 1744-1748; 9 vol. in-8, 1777. HELMONT, voy. Van-Helmont. HELVÉTIUS (Claude-Adrien), né à Paris en janvier 1715, y mourut le 26 décembre 1771. Son père était le premier médecin de la reine ; et cette protection suprême obtint au jeune Hel- vétius, à l'âge de vingt-trois ans, une place de fermier général, qu'il ne quitta qu'en juillet 1751. Son vif amour de la gloire le porta à re- chercher les succès littéraires. Pendant que de nombreux traits de bienfaisance honoraient l'emploi de sa fortune, sa maison, à Paris, de- vint rapidement le centre de cette société bril- lante qui remplissait alors les salons qu'on appelait philosophiques. Il écrivit plusieurs ou- vrages, entre autres le livre de l'Esprit, le Traité de l'homme, et un poëme sur le Bon- heur. Le plus célèbre, et le seul qui lui ait fait une véritable réputation, c'est le livre de l'Es- prit, qui obtint à son apparition (1758) un suc- cès éclatant. On sait que ce fut à l'occasion de ce succès que Mme du Deffand dit ce mot colè- bre : «C'est un homme qui a dit le secret de tout le monde. » Le livre d'Helvétius fut con- damné, et l'auteur quitta la France pour quel- ques années. Après avoir voyagé en Angleterre et en Allemagne, être allé à Berlin, où il visita Frédéric II, Helvétius rentra dans sa patrie, où il retrouva tous ses amis, mais non toute sa gloire. Dans son absence, son ouvrage avait es- suyé de nombreuses et redoutables critiques. Ainsi Voltaire louait bien la clarté du style et l'élégance du livre de l'Esprit devant les étran- gers célèbres qui allaient le visiter aux Délices : mais il trouvait le titre équivoque, l'ouvrage sans méthode, rempli de choses communes ou superficielles, et ce qu'il renfermait de neuf, faux ou problématique. D'un autre côté, J. J. Rousseau, dans VÉmile, attaquait sans ménage- ment et poursuivait de sa généreuse indigna- tion tous les principes du livre de l'Esprit. D'Alembert et Diderot, dans leurs conversations, ne lui épargnaient pas les jugements sévères, l! HEIA — 693 HELV est vrai que ces deux écrivains pouvaient re- trouver dans l'ouvrage d'Helvétius beaucoup de leurs propres pensées ; mais la manière dont Helvétius les présentait ne leur donnait pas un relief bien éclatant. Quoi qu'il en soit, cette espèce de retour de l'opinion fut très-sensible à l'auteur du livre de l Esprit. Il s'émut profon- dément des critiques dont il avait été l'objet ; et ce fut en partie pour y répondre, en partie pour y faire droit et les désarmer, qu'il reprit, dans le livre de l'Homme, les mêmes théories qu'il avait déjà développées dans le livre deV Es- prit. Il rejeta les unes, modifia les autres, et, en définitive, essaya de mieux établir ses prin- cipes. Mais déjà d'autres influences avaient pé- nétré dans cette société brillante qu'animaient les discussions du parti philosophique ; le livre de V Homme n'obtint aucun succès. Peu à peu Helvétius, toujours en quête des moyens d'arri- ver à la gloire, abandonna la philosophie pour la poésie, qui l'occupa seule sur la fin de sa vie. La part d'influence qu'obtint Helvétius dans le mouvement philosophique du siècle dernier étant due exclusivement au livre de VEsprit, il n'y a lieu à s'occuper ici que de cet ouvrage. Il se divise en quatre discours, dans lesquels sont exposés en détail, et d'une manière propre à l'auteur, les principes, d'ailleurs fort connus, de la morale de l'intérêt. Il commence par affirmer que l'homme est un animal purement sensible, dont toute l'exis- tence se compose de sensations. Il se donne d'au- tant moins de peine pour établir cette énorme hypothèse, qu'au dernier siècle elle avait pres- que la valeur d'un axiome. Entre l'homme et les autres animaux, la différence n'existe donc que du plus au moins, c'est-à-dire seulement dans le degré de sensibilité. Cette différence lui paraît due exclusivement à celle des organes qui est tout à l'avantage de l'homme. La sensibilité, excitée au point de devenir le moteur des actions humaines, se produit sous différents modes qu'on appelle les passions. Celles-ci ne sont que le développement dans toute sa plénitude de la sensibilité physique. Les facultés actives, ou la volonté, n'appartiennent donc point à un principe distinct de la sensi- bilité: elles ne sont que cette faculté même en- visagée comme la source unique de nos actions. Le mot de liberté, tel que l'entend le sens com- mun, est un mot vide de sens. Si les passions sont le principe unique de nos actes et de notre puissance, le plaisir ou la dou- leur en sont les effets inévitables, c'est-à-dire la fin et le but de toute existence humaine. Re- chercher le plaisir, fuir la douleur, telle est donc la seule loi qui soit conforme à notre na- ture. Après avoir établi ces principes, Helvétius s'efforce de les confirmer par l'expérience. Il soutient que, chez les nations comme chez l'in- dividu, le plaisir, l'intérêt est le but suprême et universel des actions humaines, soit que nous cédions aux mouvements irrésistibles de l'in- stinct et de la passion, ou que nous nous lais- sions guider par la réflexion et le calcul. C'est d'après les avantages et les désavantages, ou le bien et le mal qui en doivent résulter pour nous, que nous dirigeons notre propre conduite et que nous apprécions celle des autres. Par conséquent, ce qu'on appelle vice ou vertu n'est qu'une autre manière de désigner les qualités agréables ou désagréables, utiles ou nuisibles des choses. En dehors de cette signification, les mots vertu ou vice ne correspondent à aucun fait réel, à aucune qualité des objets, des actes, ni de l'agent. l'our démontrer cette dernière assertion, Hel- vétius se borne à l'analyse des actions humaine» : mais, prenant en détail les actes les plus désin- téresses, les passions même les plus généreuses et les plus bienveillantes, il essaye de les expli- quer par des motifs personnels et intéressés. Si un homme fait du bien à ses semblables, s'il se dévoue pour son père, son fils ou sa patrie, c'est, suivant Helvétius, parce qu'il trouve à faire cette action, à s'imposer un sacrifice, un plaisir supérieur à toutes les souffrances qui en déri- vent ; c'est parce que ces héroïques détermina- tions emportent avec elles une sensation de plai- sir que nous estimons mille fois plus que la douleur qui les accompagne. De sorte que ce dévouement apparent, ce prétendu sacrifice qui constitue aux yeux de l'humanité la beauté de l'amour filial, la sublimité de l'amour de la patrie, devient, dans l'analyse d'Helvétius, un véritable calcul, par lequel nous mettons un certain plaisir au-dessus de toute peine, et qui nous porte à obéir à une passion particulière, plus puissante, plus dominatrice que les autres. Si le sacrifice que nous faisons, tout en nous procurant une sensation agréable, est en même temps utile aux autres, alors il reçoit le nom de vertu. La perfection consiste donc à faire con- corder le plus complètement possible notre plai- sir personnel avec l'intérêt des autres. On comprend ainsi comment l'homme, être essentiellement égoïste dans le système d'Helvé- tius, est néanmoins susceptible de bienfaisance, de justice, de patriotisme. Tous ces mots dési- gnent une manière d'accorder notre intérêt avec celui des autres, de leur rendre utile notre pro- pre bonheur. Mais, alors, qu'est-ce qui peut donner nais- sance à l'injustice ? Ce n'est pas une opposition quelconque entre la vertu et l'intérêt, entre le juste et l'utile Une pareille opposition n'existe pas. Et pourtant l'injustice est patente dans le monde; elle frappe et offusque tous les regards! L'injustice vient de ce que les hommes n'aper- çoivent pas toujours en quoi leur intérêt per- sonnel s'accorde avec l'intérêt général. Faute de lumières suffisantes, ils mettent leur conduite en opposition avec l'intérêt général, et entrent en lutte avec la société. La moralité de l'individu est proportionnée à son instruction et à l'étendue de son intelligence. « L'homme vertueux, dit Helvétius (Disc. III, ch. xvi), n'est donc pas celui qui sacrifie ses plaisirs, ses habitudes et ses plus fortes passions à l'intérêt public, puisqu'un tel homme est impossible; mais celui dont la plus forte passion est tellement conforme à l'intérêt général, qu'il est presque toujours nécessité à la vertu. » Telle est, en substance, la psychologie morale d'Helvétius. Restait à indiquer les moyens d'ap- pliquer ces principes à la direction de la vie hu- maine. La destinée de l'homme étant telle que le prétend Helvétius, comment l'accomplir? C'est le dernier problème qu'il se pose, et ce problème il le résolut d'une manière qui lui est tout à fait propre. Puisque les passions, comme nous l'avons dit tout à l'heure, sont le principe et le mobile de toutes nos actions, la source unique du bonheur dont nous sommes capables, il faut bien se gar- der de leur opposer un frein. Les satisfaire est. au contraire, notre première loi. Il faut, quand elles ne sont pas assez fortes, les exciter, les faire naître, les exalter de toute manière. Sans elles, rien de beau, rien de bon, rien de grand parmi les hommes. Mais pour diriger habilement les passions, et empêcher que l'une d'elles, par une prédomi- nance excessive, ne nuise au développement d > 11 EL Y 69i — HEME autres, il faut une règle, la seule que recon- 98e et comprenne Helvétius. 11 veut que les passions soient gouvernées et développées simul- tanément par l'éducation. En effet, tous les hommes ont reçu de la na- ture la même constitution physique; par consé- quent, ils se ressemblent, ils sont primitivement égaux par leurs facultés intellectuelles et mo- rales, car toutes ces facultés, selon Helvétius, ont leur origine dans la sensation, qui elle-même dépend des organes. Mais nos sensations sont plus ou moins variées, plus ou moins nombreuses, suivant le milieu clans lequel nous vivons, suivant le temps, le lieu, le pays, la famille où le sort nous a fait naître, et où se passent les pren années de notre existence. Or, toutes ces circon- stances réunies, auxquelles il faut ajouter le gouvernement qui nous régit, les maîtres qui ont formé notre enfance, les amis qui nous entou- rent, les lectures dont nous avons été nourris, les occupations que le hasard ou notre propre choix nous a imposées, constituent, dans la plus large acception du mot, ce qu'on appelle l'éducation. Donc, l'éducation seule nous explique la diver- sité et l'inégalité qu'on observe dans l'espèce hu- maine. Les hommes ne sont rien que ce que l'é- ducation les a faits, et si on leur enseignait les moyens d'accorder leur intérêt personnel avec l'intérêt de tous, on leur montrerait le chemin du bonheur, et on ferait disparaître les injustices et les crimes qui affligent la société. Helvétius va plus loin encore. Puisque tous les hommes sont capables d'apprendre à lire et à écrire, « ils pourraient tous également, dit-il, s'élever à ces grandes idées dont la découverte les placerait au rang des hommes illustres. » Il reconnaît aux lé- gislateurs le pouvoir d'allumer dans les cœurs foute espèce de passions, et de façonner à leur gré l'esprit, les mœurs et le caractère des peu- ples soumis à leur empire. En résumé, le sensualisme le plus grossier en psychologie, l'égoïsme et le fatalisme en morale, l'assimilation de l'homme à la bête, l'intérêt et le plaisir mis à la place du devoir, la liberté confondue avec la passion, telle est toute la phi- losophie d'Helvétius. Ce sont les principes de Hobbes et d'Épicure mis à la portée des salons et des beaux esprits du xvme siècle. La forme anecdotique et frivole dont ils sont revêtus ici les met au-dessous de la critique. La seule idée qui appartienne en propre à l'auteur du livre de l'Esprit, et qui mérite de nous arrêter un instant, c'est l'hypothèse de l'égalité naturelle des intel- ligences et de la toute-puissance de l'éducation. Cette idée, qu'on a essayé plus tard de trans- porter dans la pratique, excite d'abord l'étonne- ment ; mais quand on l'examine de plus près, on n'y trouve plus qu'un paradoxe insoutenable. Quel est l'homme, en effet, chargé d'instruire l'enfance ou la jeunesse, qui ne remarque tout d'abord, entre les esprits qui lui sont confiés, des différences considérables? Et qu'on ne dise pas que ces différences viennent de la famille, ni du gouvernement, ni des autres circonstances extérieures : car le père de famille qui a plu- sieurs enfants, qui leur donne à tous la même éducation, les voit cependant se distinguer les uns des autres par des vocations diverses et des facultés inégales. D'un autre côté, nous voyons constamment des esprits très-médiocres rester tels malgré les se- cours de l'éducation la plus complète et la mieux dirigée; et, au contraire, des intelligences pré- devancer ces secours, comme Pascal qui devuu: Euclide. Les intelligences énergiques bri- sent les obstacles que leur opposent les circon- stances extérieures, et parviennent, dans des si- tuations difficiles, à remplacer l'éducation que. la société leur refuse, par celle qu'elles se don- nent. 11 est donc absolument faux que le degré d'in- telligence qu'on observe chez un homme soit en rapport avec la culture qu'il a reçue, et ne soit qu'une conséquence ou un résultat de l'éduca- tion. C'est que toutes les intelligences ne sont égales, quoiqu'elles obéissent aux mêmes lois et s'appuient sur les mêmes principes. L'unité de la raison n'exclut pas l'inégalité des esprits. Helvétius appelle à son aide une foule d'anec- dotes pour montrer que le génie n'est qu'un mot, et que les plus admirables découvertes sont le fruit du hasard. En acceptas! même tous les faits qu'il raconte, on peut lui répondre que les mêmes occasions sont souvent offertes au vulgaire et à l'homme de génie; mais que le vulgaire ne voit rien là où l'homme supérieur rencontre le germe dune découverte éclatante. L'éducation, malgré sa puissance incontesta- ble, ne fait donc pas tout chez l'homme. Son influence a des limites, et il ne suffît pas d'in- struire les hommes pour en faire des citoyens utiles ou des hommes de génie. L'intelligence n'est pas une table rase, une pure capacité, vide de tout principe, et partant, le bien et le mal qui se font dans la société ne sauraient s'expli- quer exclusivement par l'éducation. Il n'est pas moins absurde de prétendre qu'il soit au pouvoir des législateurs d'allumer à leur gré dans les cœurs toutes sortes de passions, et que les diverses formes de gouvernement exercent sur les caractères des nations une action toute- puissante. La législation, la forme du gouverne- ment ont une influence analogue à celle de l'édu- cation. Elles sont une sorte d'éducation générale et extérieure, mais par cela même moins péné- trante et moins efficace que l'éducation indivi- duelle. C'est à ses défauts mêmes, c'est-à-dire à cette fausse clarté, qui consiste à supprimer, avec les difficultés de la science, tout ce qui en fait la dignité et l'intérêt, que le livre de l'Esprit dut la meilleure partie de son succès. Publié au milieu du dernier siècle, au sein d'une société spirituelle, mais peu grave et peu laborieuse, il fit croire qu'il avait mis à la portée de tous les problèmes les plus compliqués de la philosophie, et dut éblouir cette foule qui aime à se persuader qu'elle sait sans avoir appris. On a souvent réimprimé les œuvres d'Helvétius. Les éditions les plus complètes sont celles de Servière et de P. Didot. publiées l'une et l'autre à Paris, en 1795. La première se compose de 5 vol. in-8; la deuxième de 14 vol. in-18. Voy. un Mémoire de M. Damiron sur Helvétius dans le tome IX du compte rendu des séances de l'Académie des sciences morales et politiques. Fr. R. HEMERT (Paul Van), théologien hollandais, né à Amsterdam en 1756, mort en 1825, se si- gnala de bonne heure par une grande liberté d'opinions. Elle lui valut une sorte de persécution, à la suite de laquelle il renonça à la prédication, et se mit à étudier les théologiens et les philo- sophes allemands. C'était le temps où les ouvrages de Kant commençaient à soulever d'ardents débats entre ses adversaires et ses partisans. Van Hemert fut séduit par cette philosophie critique, qui ré- ] ondait aux exigences de sa raison. Il entreprit de la faire connaître à ses compatriotes dans un ouvrage considérable, publié en langue hollan- daise, Éléments de la ph de Kant, Amsterdam, 1795. Ces doctrines inquiétèrent beaucoup d'esprits dans un pays où la philoso- phie était surtout cultivée par des théologiens HEMS 695 — HEMS et toujours en vue de la théologie; elles furent vivement attaquées. Hemert les détendit d'ahord •dans son Magasin de critique, Amsterdam, 1798; et bientôt après soutint pour le même objet une lutte prolongée contre l'érudit Wyttenbach. On peut consulter sur ces débats ses Epislolœ ad Van Wyltenbachium, Amsterdam, 1809, et les œuvres de Wyttenbach : Bibliolheca critica, Leyde, 1777-1808, t. «III ; Philomatici, Amster- dam, 1809-1817, liv. I et II. HEMSTERHUYS (François), le plus éminent et à peu près le seul connu des écrivains hol- landais qui, au xvme siècle, se sont occupés de philosophie morale, naquit a Groningue en 1720, et mourut à la Haye au mois de juin 1790. Il appartenait à une famille distinguée par son savoir : son père, Tibère Hemsterhuys, célèbre érudit auquel on doit des éditions de Julius Pollux, de Lucien, etc., avait contribué à re- lever l'université de Leyde, illustrée depuis par Ruhnkenius, Valckenaër et Wyttenbach. On con- çoit aisément que cette école, qui remit en honneur Platon et ses doctrines, dut exercer une salutaire influence sur les études de François Hemsterhuys, et sur la direction de ses idées. En effet, sa vie entière fut vouée au culte de la philosophie, et, malgré les fonctions publiques qu'il remplit longtemps comme premier commis de la secrétairerie du conseil d'État des Provinces- Unies, il sut toujours se réserver de studieux loisirs. Si nous cherchons à le classer comme philo- sophe, c'est à l'école sentimentale qu'il appartient par ses doctrines, par sa direction morale, et par les sujets qu'il a traités. Il a toutes lés qualités comme les défauts de cette école. Avec un certain vague dans l'expression qui ne laisse pas aux idées toute la netteté désirable, il a une origi- nalité, sinon très-frappante, du moins attrayante par de nobles instincts, par une certaine grâce candide, et surtout par un sens moral très-dé- licat. Il y joint d'ailleurs une grande liberté d'esprit et une absence de préjugés rare en tout temps. Il est plus psychologue que métaphysicien, et plus moraliste que psychologue : lui-même il se rattachait volontiers à l'école socratique, ad- mirant par-dessus tout le bon sens de Socrate, et y mêlant parfois quelque chose du souffle poétique qui animait Platon. La théorie du beau dans les arts, et les questions de philosophie morale sont celles qu'il traite avec prédilection. Pour la publication de ses idées, il a choisi la langue française, et, à part quelques légères étrangetés, il n'écrit pas sans un certain charme ; mais ce qu'un lecteur français regrette dans ses ouvrages, c'est surtout l'absence de précision. Il commença fort tard à publier ses écrits, qu'il fit imprimer en petit nombre, et pour ses amis seulement. En 1769 parut son premier ouvrage, une Lettre sur la sculpture. Il avait alors qua- rante-neuf ans. Selon lui, l'objet le plus beau est celui qui nous donne le plus grand nombre d'idées à la fois. L'âme veut avoir un grand nombre d'idées dans le plus court espace de temps possible : de là les ornements dans les arts du dessin, de là les accords en musique ; le beau dans les arts est toujours un tout dont les parties sont si artistement combinées que l'âme peut en faire sans peine la liaison. C'est ainsi que l'auteur explique la loi de l'unité comme condition du beau. L'homme dont le goût est exercé opère rapidement cette liaison des parties, que l'esprit moins cultivé fait lentement et avec peine. En 1770, Hemsterhuys publia la Lettre sur les désirs, qui est une suite de la précédente. D'après lui, tout tend naturellement a l'unité; c'est une force étrangère qui a décomposé l'unité totale en individus, et cette force est Dieu. Le but de l'â/ne, lorsqu'elle désire, est l'union la plus intime et la plus parfaite de son essence avec celle de l'objet désiré. Le dégoût naît de l'impossibilité de l'union parfaite. La Lettre sur V homme et ses rapports. 1772, développe une idée favorite de l'auteur : « Ce qui constitue le degré de perfection dans les in- telligences, c'est la quantité plus ou moins grande d'idées coexistantes que ces intelligences pourront offrir et soumettre à leur faculté intuitive. » Ces idées sont en raison de nos rapports avec le monde. A la face visible de l'univers, à sa face tangible, sonore, à sa face morale, répondent dans l'homme des organes et des facultés par lesquels il est mis en rapport avec ces faces diverses de l'univers. L'organe tourné vers la face morale est ce qu'on appelle cœur, sentiment, conscience : peut-être y a-t-il des animaux pourvus d'un organe que nous n'avons pas, et qui est tourné vers une face de l'univers inconnue pour nous. Le plus grand bonheur auquel l'homme puisse aspirer réside dans l'accroissement de la perfec- tion ou de la sensibilité de l'organe moral, ce qui le fera mieux jouir de lui-même et le rap- prochera de Dieu. La plus grande sagesse à laquelle il puisse prétendre, consiste à mettre toutes ses actions et toutes ses pensées en accord avec son organe moral, sans se mettre en peine des institutions humaines ou de l'opinion d'autrui. De l'éloge de M. Fagel, secrétaire du gouver- nement hollandais, nous ne citerons que cette pensée : « Les grandes âmes sont des germes qui poussent dans l'éternité. » Sophyle, ou de la Philosophie, 1778, dialogue entre un matérialiste et un spiritualiste, contient une triple démonstration de la différence de l'âme et du corps. Le système des facultés de l'âme, tel que Hemsterhuys le concevait, se trouve dans deux dialogues intitulés, l'un, Aristée, ou de la Di- vinité, 1779; l'autre, Simon, ou des Facultés de l'âme, 1787. 11 reconnaît quatre facultés distinc- tes : 1° Y imagination, réceptacle de toutes nos perceptions, réservoir de toutes les idées qui nous viennent du dehors, ou que l'intellect com- pose ; 2° l'intellect, faculté supérieure à l'imagi- nation, qui compare les idées, en dispose, les met en ordre et les gouverne; 3° la velléité, ou la faculté de vouloir et d'agir : elle tient à l'essence de l'âme elle-même, elle constitue son activité, et la manifeste par des actes particu- liers; 4° enfin, le principe moral, tantôt sensible et passif, tantôt actif : comme passive, cette faculté est affectée de tous les sentiments, tels que l'amour, la haine, la pitié, la colère, etc.; comme active, elle travaille sur ces sentiments, de même que l'intellect travaille sur les idées; elle juge si les actes volontaires sont conformes à la justice; et, en tant que conscience, elle répugne à l'injuste. Les hommes doués de l'ima- gination, de l'intellect et de la velléité, man- quaient de lien mutuel avant d'avoir la faculté morale; ils vivaient isolés ou en état de guerre : l'amour devint le lien qui les unit, en les habi- tuant à sentir dans les autres, àjouir et à souffrir de leurs plaisirs ou de leurs souffrances. Le degré d'énergie et d'intensité auquel s'élèvent chacune de ces facultés, leur équilibre, ou la prépondé- rance que l'une prend sur les autres, décident de la valeur des hommes, et font la diversité de leurs caractères. — Sans doute, il serait aisé de faire ressortir ce qu'il y a de peu rigoureux dans cette classification, et surtout dans ce rôle tour à tour actif et passif donné au principe moral. Mais, nous l'avons déjà indiqué, ce vague et ce HENN — 696 — HENR défaut de précision sont un des traits qui ca- ractérisent l'école sentimentale. C'est aussi un des reproches les plus fondés qu'on a pu arti- culer contre les doctrines d'un des principaux représentants de cette école, Jacobi, dont les ouvrages offrent plus d'une analogie avec ceux de Hemsterhuys; et ces deux philosophes éprou- vaient d'ailleurs l'un pour l'autre une vive sym- pathie. Deux autres opuscules, publiés en 1787, Alexis, ou de l'Age d'or, et Lettre de Diodes à Diotime sur l'athéisme, complètent les écrits de Hemster- nuys. C'est dans le premier qu'il a dit : « L'homme est comme le poisson tiré de l'eau, qui s'agite, se démène; il ne jouira complètement de son existence que lorsqu'il sera replongé dans les eaux d'où il est sorti, et où seulement il aura toute la plénitude de ses facultés. » Sans pénétrer jamais à une grande profondeur, Hemsterhuys a un sentiment assez vif du monde moral. En lisant ses ouvrages, on sent comme L'émanation d'une belle âme. Tous ses opuscules ont été réunis en 2 vol. in-8, par Jansen, Paris, 1792 et 1809. Une autre édition qui renferme en outre quel- ques lettres a été publiée par L. S. P. Meyboom, Leuwarde, 1850, 6 vol. in-8. — Consultez E. Gruc- ker, Fr. Hemsterhuys, sa vie et ses œuvres, Paris, 1866, in-8. A...D. HENNINGS (Juste-Christi), né en 1731 à Geb- ïitaedt, dans le duché de Weimar, et mort en 1813, professeur à Iéna, est un philosophe éclectique. Son histoire des âmes des hommes et des animaux n'est proprement qu'une exposition historique des propositions et opinions spéculatives, ou une sorte de recueil des preuves diverses données par les philosophes en faveur de la simplicité et de l'immortalité de l'âme. Il dit néanmoins, dans la préface de son livre, que tout ce que nous savons de science certaine sur l'âme pourrait tenir dans un très-petit nombre de feuilles d'im- pression. La psychologie, dit-il, est le terrain par excellence des hypothèses. Et cependant il a voulu fortifier la preuve de l'immatérialité de l'âme. Cet ouvrage n'est qu'une compilation pé- dintesque. Ce qu'il y a de mieux, c'est une foule de notices littéraires très-intéressantes. Dans un autre de ses écrits, Hennings admet, avec Bonnet, que les êtres forment entre eux une série indé- finie, et affirme, en conséquence, que les âmes des bêtes ont une espèce de raison, celle qui convient au degré qu'elles occupent dans l'échelle de la création. Cet auteur a laissé de nombreux ouvrages, dont voici les principaux ; les autres ne sont yuère que des discours de circonstance : Logique pratique, in-8, Iéna, 1764; — Morale et politique d'accord avec la sagesse et la prudence, in-8, ib., 1766; — Compendium melaphysicum, in-8, ib., 1768; — Histoire pragmatique des âmes des hommes et des animaux, in-8, Halle, 1774; — Manuel critico- historique de la philosophie Lhcorclique, in-8, Leipzig, 1764; — Aphorismes an- thropologiques et p?icumalologiques, in-8, Iéna, 1777 ; — Des pressentiments et des visio7is, in-8, Leipzig, 1777 ; — De la prévision des animaux, expliquée par des exemples, etc., in-8, ib., 17813 (cet ouvrage est comme la seconde partie du précédent); — Préjuges surannés combattus, en cinq dissertations, in-8, Riga, 1778 (ces préjugés sont : l'étiquette, la moralité des actions, les sépultures, les monstres, les tribunaux ou cours d'honneur); — L'unité de Dieu, examinée sous différents points de vue, et prouvée même par des témoignages de païens, in-8, Altenb., 1779; — Des esprits et de ceux qui les voient, in-8, Leipzig, 1780; — Visions, principalement celles de notre siècle et de nos jours, mises en lumiè- re, etc., in-8, Altenb., 1781 ;— Des rêves et de* somnambules, in-8, Weimar, 1784; — Morale de la raison, in-8, Altenb., 1782; — Bibliothèque philosophique, 6 vol. in-8, Leipzig, 1774. Hen- nings a aussi donné la quatrième édition du Lexique philosophique de Walch, 2 vol. in-8, ib., 1775. J. T. HENRI de Gand, dont le nom de famille était Goethals et qui fut surnommé le Docteur solennel. naquit, selon l'opinion générale, en 1217, dans la seigneurie de Mude, près de Gand. d'où il fut appelé aussi Henri de Mude. Il étudia d'abord à G.md, puis à Cologne, où il se rendit pour suivre les leçons d'Albert le Grand. De retour à Gand avec le grade de docteur, il fut le premier qui y enseigna publiquement la philosophie et la théologie. Mais ses talents l'appelaient sur un plus grand théâtre : aussi le voit-on à Paris, en 1247, enseignant à l'Université, après y avoir conquis de nouveau les honneurs du doctorat. On remarque qu'il fut un des premiers à pro- fesser dans le collège fondé par Robert de Sorbon. Henri de Gand ne paraît pas avoir joué un rôle très-actif dans les longues et orageuses querelles de l'Université et des ordres mendiants ; mais il n'en fut pas de même des débats qui s'élevèrent entre ces ordres et les prêtres séculiers. Le Docteur solennel prit hautement la défense de ces derniers, et son intervention fut pour beau- coup dans les décisions qui mirent un frein aux envahissements des franciscains, et des domini- cains surtout. Cette opposition, qui fait honneur au bon sens et aux talents de Henri de Gand, lui serait plus honorable encore, s'il était vrai, comme tout porte à le croire, que lui-même fût membre de l'ordre des servîtes. Il mourut archidiacre de Tournay, en 1293. Placé entre saint Thomas qui le précède et Duns-Scot qui le suit presque immédiatement, Henri de Gand, malgré son mérite réel, dut quelque peu souffrir d'un si dangereux voisinage . car son platonisme, beaucoup plus apparent que réel, n'avait rien d'assez ferme pour lutter avec succès contre l'étendue d'esprit du premier et la puissante originalité du second. Une indica- tion sommaire de ses doctrines fera connaître à la fois ses qualités et ses défauts. Ses premiers écrits furent les Quodlibeta et la Somme. Dans ces deux ouvrages, et notamment dans la Somme, il commence par se poser la question de la certitude. Or, Henri de Gand ne rejette pas absolument les sens comme moyen de connaître, mais à la condition qu'on ne leur demandera que les simples apparences, les signes des réalités ; quant à la réalité elle-même, a ce qui fait véritablement l'objet de la science, c'est à la raison seule qu'il faut la demander ; c'est par elle que l'homme peut s'élever jusqu'à la source de toute vérité, c'est-à-dire à Dieu. Cette raison toutefois paraît n'avoir rien d'humain dans la pensée de Henri de Gand, car il déclare (Soynme, art. III, quest. 3) que la connaissance pure de la vérité n'est pas naturelle à l'homme dans son et it terrestre, et qu'un rayon divin doit descendre dans notre intelligence pour que nous puissions atteindre à cette connaissance suprême. Ici l'inspiration du platonisme est ma- nifeste, et on la voit plus évidente encore dans ces lignes où Henri affirme que l'homme ne peut apercevoir de vérité que « dans la pure lumière des idées, qui est l'essence divine », et que •< l'essence, la raison d'être de chaque chose est une idée de Dieu ». (Somme, art. XXIV, quest. 6; Quodl.,\\U, quest. 13.) A la théorie de la certitude se lie naturellement celle de la connaissance, et à celle-ci l'inévitable question des universaux. HENK — 697 — HENR Le but que se propose Henri de Gand, en trai- tant de l'origine de nos connaissances, est de concilier Arislote et Platon : aussi proclame-t-il d'abord comme absolument nécessaire l'inter- vention des sens au début de l'intelligence et; par conséquent, l'action d'un objet particulier ; et même, à cette occasion, il s'élève avec cha- leur contre la réminiscence de Platon. Mais il se rapproche bien vite de ce philosophe en admet- tant une connaissance naturelle des principes : dès lors la connaissance ne dérive pas des sens, qui ne sont que des instruments ; c'est pourquoi encore Henri avait coutume de dire que « le vrai docteur est plutôt l'agent intérieur que le maître avec sa parole extérieure ». Jusqu'ici, du moins, il n'est que réaliste platonicien, surtout quand il ajoute qu'il n'y a pas de science du concret et de l'individuel, mais seulement du général, et qu'en ce sens, l'universel est le véritable objet de la connaissance. C'est quand il s'agit de pro- noncer sur la nature de cet universel, qu'on voit Henri flotter, quelquefois se contredire, et tom- ber dans un réalisme exagéré. Il reconnaît d'a- bord aux universaux une existence réelle et substantielle dans l'esprit ; et cette réalité ré- sulte d'un travail de la pensée qui, par l'abstrac- tion, débarrasse, en quelque sorte, l'universel de ce qu'il a de concret pour le mettre à nu. 11 ne suit pas de là que son universel ne soit plus qu'une abstraction : « Il faut savoir, dit-il (Somme, art. XI, quest. 14), que la raison universelle con- siste bien moins dans la manière d'affirmer le même de plusieurs, que dans la nature et la propriété du prédicat, qui doit être d'une nature et d'une essence quelconque ; car l'universel ren- ferme en soi deux choses : l'objet qui est essence et nature, et le prédicable qui se dit de plu- sieurs. » Cette double nature de l'abstraction et de la réalité, il la réunit dans un terme inter- médiaire, et, faisant de celui-ci une entité, un être réel, il tombe dès lors dans le réalisme de saint Anselme. C'est ainsi qu'il affirme (Quodl., IV, quest. 6) que la force du nombre dix ou d'un nombre quelconque est quelque chose de réel hors de l'intelligence. De là vient l'accusation lancée contre lui par Tennemann, d'avoir assigné aux idées une existence réelle antérieure et su- périeure, à l'intelligence. Ce reproche est trop sévère, surtout par rapport à l'intelligence divine. En effet, Henri repousse en son nom et même au nom de Platon l'existence de ces universaux qui ne se trouveraient ni dans le particulier ni dans l'intelligence, soit divine, soit humaine. Il en résulte que si, d'un côté, Henri est 'dans le vrai, de l'autre il est en contradiction avec lui- même, puisqu'il attribue la réalité à une abstrac- tion telle qu'un nombre, par exemple. Mais pour entendre complètement sa théorie de la connais- sance, il est nécessaire de savoir ce qu'il pense sur l'union du corps et de l'àme, ou mieux, comment il comprenait l'homme. Pour Platon, l'homme est une âme qui a un corps ; en d'au- tres termes, c'est une force intelligente qui est douée de l'instrument nécessaire pour agir. Henri de Gand repousse cette belle définition : selon lui, le corps fait partie de la substance de l'àme; l'àme n'est pas moins faite pour le corps, que le corps pour l'àme; enfin il va jusqu'à dire [Quodl., VII, quest. 13) que l'àme, jointe au corps, est plus parfaite que lorsqu'elle est déga- gée du corps. Certes, Henri de Gand est ici bien loin de Platon, et on peut voir maintenant pour- quoi, le comprenant si mal ou le quittant si mal à propos, il s'égare quelquefois dans sa théorie des idées, et pourquoi enfin il établit : 1" la né- cessité de l'image pour la connaissance ; 2° l'im- possibilité pour l'homme de concevoir les choses purement immatérielles, à moins d'une illumi- nation particulière de Dieu. Nous remarquerons toutefois au sujet de l'âme, qu'il a bien mieux qu'Albert le Grand fait ressortir l'unité de ce principe, en montrant que l'activité et la passi- vité, dans ^entendement, ne sont que deux mo- des du même être. Il ramène l'imagination à cette même unité, en sorte que ces trois formes de l'intelligence sont entre elles comme la lu- mière, la couleur et la vue. Ce défaut de suite dans les idées conduit Henri de Gand à une nouvelle contradiction. Examinant si l'existence de Dieu peut être l'objet de la science [Quodl., IV, quest. 9), il commence par affirmer que l'être infini est essentiellement incompréhensible, et qu'il n'y a aucune proportion entre un être infini et une intelligence bornée et finie. Ailleurs (Somme, art. XXIV, quest. 1), il affirme, au con- traire, qu'il est incontestable que la nature et l'essence de Dieu peuvent être connues par l'homme dans son état présent sur la terre. A part cette contradiction, on ne peut qu'applaudir a ce qu'il dit touchant l'existence de Dieu. Invo- quant le sentiment bien plus que le raisonne- ment, il se fonde avec raison sur une sorte d'idée innée (prœcognilio), en d'autres termes, sur le sentiment de l'infini qui nous élève jusqu'à Dieu. Dans son langage et dans sa pensée, il se rap- proche de saint Anselme, et surtout en parlant de l'unité et de l'éternité de Dieu. « L'unité étant la vraie réalité, dit-il (Somme, art. XXX, quest. 1), l'éternité est la vraie vie de cette unité ; car étant absolue et ne pouvant, dès lors, subir aucun changement, elle jouit de la vraie vie, de la vie éternelle. » Si maintenant on se demande quelle fut la philosophie de Henri de Gand, on hésitera peut- être avant de répondre. On le donne comme un platonicien, et il est incontestable qu'il cherche souvent à marcher sur les traces de Platon; mais il faut ajouter qu'il ne connaissait ce philosophe que par saint Augustin, et nous avons vu qu'il le quitte souvent, soit par timidité, soit faute de le bien comprendre. Ainsi, ce qui manque à Henri de Gand, c'est un caractère bien décidé. Un système est quelquefois une erreur ; mais aussi l'hésitation et l'incertitude conduisent rare- ment à la vérité. Ce qui le recommande, c'est d'abord un fond de bon sens courageux qui lui fit proclamer hautement les droits de la raison ; en outre, sur plusieurs questions particulières, il fit preuve de. sagacité et de savoir. Quant à l'influence qu'il exerça, il faut reconnaître que son école, si jamais il fit école, s'éclipsa entière- ment devant Duns-Scot et son réalisme. Henri de Gand a laissé un grand nombre d'é- crits dont plusieurs ont été imprimés; d'autres sont restés manuscrits. Les premiers sont : Quodlibela thcologica , 2 vol. in-f°, 1518; — Summa quœstionum ordi- nariarum theologiœ, in-f", ib.. 1520 ; — Liber sive Catalogus de scriploribus ecclesiaslicis , in-8, Cologne, 1540. Les écrits non imprimés sont : Liber de Pœni- tentia ; — de Castitate virginum et viduarum ; — Sermoncs et Homeliœ ; — Sermo de purifica- tione Virginis Dciparœ; — Quodlibclum de mercimoniis et negociationibus ; — Quodlibeta ordine alphabetico digesta;— Comment, in VIII libros Phys. Arist. (vel in quatuor ultimos libros) . On lui attribue encore : Comment, in IV libros Sentenliarum ; — Comment, in XIV libros Mc- taphys. Arist. ; — de Laudibus gloriosœ Virginis Deiparœ. Rien ne prouve que ces trois ouvrages soient de lui ; mais M. Huet pense avec raison que c'est à tort qu'on lui a attribué les suivants : HERA 698 — IIKHA Vila S. Eleutherii, Tornacensis episcopi ; — Elevatio corporis ejusdcm; — de Antiquitalc urbis Tornacensis ; — traduction française du livre de Rcgimine regum et principum. On peut consulter le travail de M. Huet intitulé Recher- ches historiques et critiques sur la vie, les ou- vrages et la doctrine de Henri de Gand, in-8, Paris, 1838. X. K. HENRI de Hesse et HENRI de Oyta étaient deux philosophes du xive siècle, Allemands tous deux, qui enseignaient dans l'Université de Vienne les principes du nominalisme. Le dernier est mort en 1397. X. HÉRAGLIDE de Pont, ainsi nommé parce qu'il naquit à Héraclée, dans le royaume de Pont, florissait vers l'an 338 avant l'ère chrétienne. D'une famille riche et considérée, il quitta pays par amour pour la philosophie et la science, et se rendit à Athènes, alors le centre de la civi- lisation grecque. Il s'attacha d'abord à Speu- sippe ; mais, ayant entendu Platon, il ne voulut plus avoir d'autre maître ; et Platon, s'il faut en croire Suidas, lui confia la direction de son école pendant son second voyage en Italie. Selon Diogène Laërce, Héraclide aurait quitté les doctrines de l'Académie pour celles du Lycée, et aurait enseigné, le reste de sa vie, la philo- sophie péripatéticienne. La noblesse de son ca- ractère ne paraît pas avoir été plus grande que la constance de son esprit. Il aimait, à ce que raconte Diogène Laërce, le faste, la pompe exté- rieure. Il employait la supercherie et la ruse dans le dessein de se faire passer pour un être surnaturel, pour un demi-dieu, et obtenir après sa mort; de ses ignorants concitoyens, les hon- neurs héroïques. 11 a beaucoup écrit sur toutes sortes de sujets, à la manière des philosophes péripatéticiens ; mais de ses nombreux ouvrages il n'est rien arrivé jusqu'à nous que les frag- ments de son Traité des constitutions des divers États, qui était, à ce que l'on croit, un abrégé du grand ouvrage d'Aristote sur cette matière. Ces extraits, plusieurs fois imprimés à la suite des Histoires diverses d'Élien et dans d'autres collections, ont été publiés séparément avec une traduction latine, une traduction allemande et des notes par Ge'org. Dav. Kœler, in-8, Halle. 1804. Coray en a donné une autre édition supé- rieure à la précédente, dans le prodrome ou le premier volume de la Bibliothèque grecque, in-8, Paris, 1805. On a aussi, sous le nom d'Hé- raclide, un traité des Allégories d'Homère (im- primé parmi les Opuscules de Th. Gale, et sépa- rément, en 1 vol. in-8, Goëtt., 1782, avec une traduction latine et des notes de Nie. Schow) ; mais il est très-douteux que ce soit d'Héraclide de Pont. C'est plutôt un résumé de ce que les stoïciens enseignaient sur cette matière. On peut consulter sur ce philosophe l'opuscule suivant : Disscrtatio de Héraclide Pontico, auclore Eug. Deswert, in-8, Bruxelles, 1830. Diogène Laërce (liv. IV, ch. cxvi) nous apprend qu'il a existé un autre philosophe du nom d'Hé- raclide; mais celui-là était sceptique et passe pour avoir été le maître d'/Enésidèmc. X. HERACLITE. L'époque de la naissance de ce philosophe ne peut être déterminée qu'approxi- mativement. Diogène Laërce (liv. IX, Vie d'He- raclite) dit qu'il florissait vers la lxix° olym- piade, c'est-à-dire environ 504 ans avant J. C, d'où l'on peut conjecturer qu'il était né vers 544. A la ii de son père, qui était un des premiers citoyens d'Ëphèse, Heraclite renonça à la supi i magistrature en laveur de son frère, afin de se livrer exclusivement à la philosophie. A l'époque où apparut Heraclite, les travaux des philosophes ioniens s'étaient exclusivement concentrés sur l'explication des phénomènes du monde matériel. Thaïes, Anaximandre, Phérécyde, Anaximèno avaient été astronomes et physiciens. Heraclite ne renonça point aux travaux de ses devanciers ; mais il les porta plus loin, en les faisant sor- tir du cercle de la philosophie naturelle pour les étendre à la philosophie morale. Nous avons, sur ce point, tout à la fois le témoignage de Dio- gène Laërce et celui de Scxtus Empiricus : car, d'une part, an rapport de Diogène Laërce (liv. IX, Vie d'Heraclite), le livre d'Heraclite « était divisé en trois parties, et traitait de l'univers, de la politique, de la théologie »; d'autre part, Sextus Empiricus [Adv. Malhem., lib. Vil) dit positive- ment « qu'on s'est plusieurs fois demandé si He- raclite n'appartenait pas à la philosophie morale tout aussi bien qu'à la philosophie naturelle ». Il est donc constaté qu'avec Heraclite, et à dater de lui, la philosophie ionienne cessa d'être ex- clusivement la science de la nature, pour deve- nir en même temps la science de l'ordre moral : caractère important à signaler, et qui l'ait d'He- raclite, conjointement avec deux autres ioniens ses successeurs, Anaxagore et Archélaùs, un précurseur de Socratc. En ce qui concerne la science morale, nous rencontrons d'abord, dans Plutarque, dans Clé- ment d'Alexandrie, dans Diogène Laërce, un cer- tain nombre d'apophthegmes attribués à Hera- clite. Mais, ce qui est surtout important pour le point qui nous occupe, nous trouvons dans Sex- tus Empiricus (ubi supra) une théorie d'Heraclite, touchant le critérium de la vérité et la valeur de nos moyens de connaître. « Heraclite, dit Sextus, nous regarde comme pourvus de deux instru- ments pour tendre à la possession du vrai, à savoir les sens et la raison. A l'exemple de Parmenide et d'Empédocle, il juge le témoignage des sens indigne de foi, et il pose la raison comme critérium unique. Il répudie le témoignage des sens en ces termes : « Pour les esprits barbares les yeux et les oreilles sont de mauvais té- moins. » Quand il voit dans la raison le seul juge de la vérité, il n'entend point parler de la raison individuelle, mais de la raison universelle et di- vine.... D'où il suit que ce qui paraît vrai au jugement de tous, c'est la raison universelle et divine, tandis que les conceptions de la raison individuelle n'apportent en elle rien de certain. Et, après avoir montré que c'est moyennant une certaine communion avec la raison divine que nous faisons et savons toutes choses, Heraclite ajoute : « C'est pourquoi il faut se confier à la raison générale. Toutes les fois que nous nous mettons en communion avec elle, nous sommes dans le vrai ; nous sommes dans le faux, au contraire, toutes les fois que nous nous aban- donnons à notre sens individuel. » Voici maintenant à quoi se ramène la physique d'Heraclite. Le l'eu est l'élément générateur, et c'est de ses transformations, soit qu'il se raréfie, soit qu'il se condense, que naissent toutes cho- ses. Le feu, en se condensant, devient vapeur ; celte vapeur, en prenant de la consistance, se fait eau; l'eau, par l'effet d'une nouvelle con- densation, devient terre. C'est là ce qu'Heraclite appelle le mouvement de haut en bas. Inverse- ment, la terre, en se raréfiant, se change en eau, de laquelle vient à peu près tout le reste, par le moyen d'une évaporation (àvaûuuiaaic) qui s'o- père à sa surface; et c'est ici le mouvement de bas en haut. Ajoutons que le feu n'est pas seule- ment principe vivificateur, ilesl encore agent des- tructeur. L'univers a été produit par le feu, et c'est par le feu qu'il doit se dissoudre et s'a- néantir. Quant à la cause première des changements HERA — 699 — IIEUB qu'a subis et que doit subir encore l'univers, He- raclite n'en détermine aucune autre que le des- tin, TtâvTa YÉvEcôat xaô' eiixap^Évïiv. En vertu des lois du destin, toutes choses sont sujettes à une incessante mobilité, à un perpétuel écoulement, poT). La nature entière ressemble à un fleuve qui s'écoule sans cesse. L'origine de tous ces changements, c'est l'action de deux principes op- posés l'un à l'autre : la guerre ou la discorde, qui produit la génération, et la paix ou la con- corde, qui produit l'embrasement universel. Cette dernière proposition offre, au premier coup d'œil, quelque chose de bizarre et de paradoxal. On a peine à comprendre que la discorde puisse être principe de génération et la concorde prin- cipe de destruction. Mais cette contradiction n'est qu'apparente. Elle s'explique par l'ensemble du système cosmogonique d'Heraclite. Car d'abord, pour constituer la variété de l'univers, il a fallu que le feu, élément primordial et générateur, subît plusieurs transformations distinctes les unes des autres, et devînt, par une série de mo- difications successives, vapeur, eau, terre. Or, ces transformations n'ont pu s'opérer que sous l'action d'un principe d'altération, et c'est ce qu'Heraclite, dans son langage métaphorique, appelle la guerre, la discorde, tcû).e[j.oç, épiç. Pour que cette variété cesse d'être, et pour que tout revienne à l'état primitif, qui est l'état d'ignition, è/oivpwriç, il faut bien que ce qui est multiple se convertisse à l'unité, ce qui est divers à la ressemblance, ce qui est distinct à l'identité; il faut, en un mot, que tout re- tourne à l'unité de l'état originel; et ce retour ne peut s'opérer que sous l'action d'un principe d'assimilation, d'affinité, la paix, la concorde, Etpr.'.T, , ô(io).oYia. A l'exemple de Thaïes et des autres ioniens, Heraclite s'occupa de météorologie et d'astrono- mie. Il regarde le soleil et les astres comme des flammes résultant d'évaporations concentrées dans certaines concavités de la voûte céleste, qui leur servent de récipients. Les flammes qui for- ment le soleil sont, plus que toutes les autres, pu- res et vives ; celles des autres astres plus éloi- gnés de la terre ont moins de pureté et de chaleur. La grandeur réelle du soleil est telle qu'elle nous apparaît : erreur qui devait être un jour com- battue par Anaxagore. Les éclipses de soleil et de lune viennent de ce que les bassins, renfer- mant les flammes qui forment ces astres, tour- nent leur partie concave vers le côté qui nous est opposé. Les phases mensuelles de la lune proviennent de ce que le bassin qui là forme possède un mouvement graduel de rotation sur lui-même. Les jours et les nuits , les mois, les saisons, les années, les vents et autres phéno- mènes de ce genre ont leurs causes dans les différences de ces évaporations. L'évaporation pure, venant à s'enflammer dans le cercle du soleil, produit le jour. L'évaporation contraire lui succède et amène la nuit. La chaleur, excitée par la lumière des évaporations pures, produit l'été. Au contraire, l'évaporation obscure amène le froid et l'hiver. Heraclite explique d'une ma- nière analogue plusieurs autres phénomènes as- tronomiques et météorologiques. Le traité d'Heraclite nzçi û(j£w:, avait été écrit en prose ionienne, contrairement à l'usage généralement adopté avant lui, de la versifi- cation. Ce fut Cratès qui, plus tard, publia ce traité déposé par son auteur dans le temple d'Ar- témis à Éphèsc. Ce traité, écrit en un style fort obscur, qui valut à Heraclite le surnom de Ixotïivoj, donna lieu à un grand nombre de commentaires. Il ne nous en reste aujourd'hui que quelques courts fragments. On a conservé aussi d'Heraclite quelques lettres, dont l'une est adressée à Darius, iils d'Hystaspe, qui avait voulu attirer Heraclite à la cour de Persépolis. Diogène donne avec cette lettre celle de Darius à Heraclite. On peut consulter : Diogène Laërce, liv. IX, Vie d'Heraclite; — Henri Estienne, le recueil intitulé Poesis philosophica , où l'on trouve les fragments du traité Tispi 4>û<7ew:, et les lettres attribuées àHéraclite; — Mullachius, Fragmenta philosophorum Grcecorum ; — Joh. Boniti Dis- serlatio de Heraclito Ephesio, in-4, Scheeneberg, 1695; — Gottfr. Olearii Diatribe de principio reriem naturalium ex mente Herazliti, in-4, Leipzig, 1697; — Ejusdem Diatribe de rerum naturalium genesi ex mente Heraeliti, in-4, ib., 1702; — Jo. Upmark, Dissertatio de Hera- clite-, Ephesiorum philosophe-, in-8, Upsal, 1710 ; — Joh. Math. Gesneri Disputalio de animabus Heraeliti et Hippocralis, Comm. Soc. Gott., 1. 1 ; — Chr. Gottlieb Heyne, Progr. de animabus siccis ex Heraclileo placito optime ad sapien- tiam et virtutem instructis, in-f", Goëtt., 1781 ; et dans ses Opusc. acad., t. III; — Fr. Schleier- macher, Heraclite d'Éphèse, surnommé VObscur, d'après les débris de son ouvrage et les témoi- gnages des anciens (ail.), dans le 3e cahier du tome I du Musœum der Alterlumwissenschaften, in-8. Berlin, 1808; — Ritter, Histoire de la phi- losophie ionienne (ail.), in-8, ib., 1821, p. 60; — C. Mallet, Histoire de la philosophie ionienne, in-8, Paris, 1842, p. 116-166. X. HERBART (Jean-Frédéric) est le chef d'une école de philosophie dont le siège principal est à Leipzig. Né à Oldenbourg en 1776, après avoir étudié la philosophie à Iéna, du temps de Fichte, et après avoir vécu quelques années en Suisse comme précepteur, il fut successivement pro- fesseur à Kcenigsberg et à Goëttingue, où il mourut en 1841. Les principaux ouvrages de Herbart sont, outre sa Pédagogique générale, qui parut en 1806, la Philosophie pratique générale, 1808; la Psychologie fondée sur V expérience, la méta- physique et les mathématiques, 2 vol. in-8, 1824; la Métaphysique générale avec les élé- ments de la philosophie de la nature, 2 vol. in-8, 1828; Examen analytique du droit na- turel et de la morale, 1836; Recherches psycho- logiques, 2 livraisons, 1839 et 1840. Il s'expliqua sur ses rapports avec la philo- sophie idéaliste dans un peut écrit qui parut en 1814 sous le titre de Mon opposition à la philosophie du jour, et exposa ses doctrines d'une manière plus populaire dans une Intro- duction à la philosophie (3° édit., 1834), et dans un Manuel de la psychologie (2e édit., 1834). Si peut-être la philosophie de Herbart n'a pas, dans le grand mouvement de la pensée qui date de la critique, toute l'importance que lui attribuent ses disciples, elle est loin cependant de mériter le dédain avec lequel la traitent les organes de l'école de Hegel, qui n'y voient qu'un épisode sans intérêt, qu'une continuation insi- gnifiante de la philosophie de Kant. Il y a entre les deux systèmes plus de différences que d'ana- logies, et c'est moins par ses doctrines que par ses habitudes philosophiques que Herbart se rapproche du penseur de Kcenigsberg. Ainsi que Kant, il regarde l'expérience comme la pre- mière, si ce n'est l'unique source de la connais- sance, et borne l'étendue du savoir réel aux données de l'expérience, rectifiées et interprétées par le raisonnement. A l'exemple de Kant, il renonce à toute cosmologie, à toute théologie rationnelles, et regarde la morale comme indé- pendante de toute spéculation théorique. Mais HERB 700 — HERB tandis que Kant regarde la critique de la raison connue la base nécessaire de toute philosophie, Herbart rejette cette critique comme impossible, et veut, avec Descartes, que la spéculation com- mence par le doute et par l'examen, non des facultés, mais des notions données. Herbart re- jette la pluralité des facultés qui, selon Kant, concourent à la connaissance et à l'action, et reproche à celui-ci d'avoir fondé sa philosophie sur une psychologie vieillie et tout empirique. 11 le désapprouve pour avoir borné aux phéno- mènes le principe de causalité, et rejette sa théorie de l'idéalité du temps et de l'espace, ainsi que toute sa doctrine des catégories de l'entendement et des idées de la raison comme constituant en quelque sorte l'organisme de l'es- prit humain. Il répudie tout l'idéalisme transcen- dante de Kant, et, si sur certains points il est d'accord avec lui, il se fonde presque toujours sur d'autres raisons. Bien que Herbart relève historiquement de Kant et de Fichte, son système s'est développé avec une grande indépendance, et forme oppo- sition avec toutes les doctrines idéalistes de la philosophie dominante, opposition légitime et nécessaire, plus savante que celle de Jacobi, qu'elle continue dans un autre sens. L'ancien dogmatisme avait été vaincu par la critique, et le réalisme vulgaire était devenu la proie facile de la philosophie sceptique et idéa- liste. Mais l'idéalisme, en s'exagérant lui-même, doit nécessairement ramener la spéculation à un réalisme bien entendu. Ce retour au réalisme, sur les débris de l'idéalisme, est la pensée déter- minante de la philosophie de Herbart, c'est une protestation énergique et savante contre les prétentions outrées des écoles nouvelles. « Les successeurs de Kant, dit Herbart, imaginèrent une connaissance prétendue absolue, grâce à laquelle l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme devaient être à jamais assurées, mais qui les a plus que jamais livrées au doute. » Il eut l'ambition de revenir sur l'œuvre de Kant et de la continuer dans un autre esprit : c'est pour cela que, tout en rejetant la critique comme ayant manqué son but, il se nomme lui-même un kantien de 1829. Dans son opposition à la philosophie dominante, Herbart s'en sépare d'abord par' sa méthode et par l'idée qu'il se faisait de la science. Tandis que, selon Schelling et Hegel, la vérité philo- sophique se transforme sans cesse et se produit sous des formes diverses, selon la diversité des points de vue et des principes, tendant conti- nuellement à un développement plus complet et à une forme plus parfaite; selon Herbart, au contraire, la part de vérité qui est une fois éta- blie est immuable au fond et dans la forme comme le dogme de Bossuet; comme les mathé- matiques, le savoir philosophique est suscep- tible d'un accroissement indéfini ; mais le pro- grès ne saurait modifier ce qui a été légitimement reconnu pour vrai. Pour toute question, il n'y a qu'une solution, et cette solution, une fois trou- vée et établie, demeure acquise à toujours. Herbart doit beaucoup à Kant, à Leibniz, à Locke, aux anciens ; mais, loin de rattacher sa philosophie à celle de ses prédécesseurs et de s'en faire formellement le continuateur, il s'ap- plique à bien saisir et à poser nettement les ques- tions fondamentales, à en poursuivre avec indé- pendance la solution, sans reconnaître d'autre point de départ que les notions données naturel- lement et ramenées à leur origine. Par cette même raison, renonçant à la prétention de dé- duire toute science d'un principe unique. Her- bart admet une pluralité de principes coordonnés entre eux, et laisse à chaque science, à chaque question même, son propre fondement et sa pro- pre sphère, en la traitant à part et selon sa nature; ce qui n'empêchera pas, lorsqu'il aura été fait droit aux diverses questions, de réunir les résultats obtenus dans un tout organique. C'est ainsi qu'un édifice s'appuie sur plusieurs pierres fondamentales posées d'après un même plan sur un sol commun. La base sur laquelle, selon Herbart, repose le système philosophique, c'est l'expérience développée et rectifiée par la pensée, et il tire son unité de l'unité naturelle de la raison. La philosophie, d'après Herbart, n'a pas un objet déterminé et exclusif. Les sciences d'obser- vation recueillent ce qui est donné dans l'expé- rience externe et interne, et la philosophie en détermine la valeur par la réflexion : elle est Vélaboration des notions. Le premier devoir de la réflexion est de ren- dre les notions claires et distinctes : ce travail est l'objet de la logique. Mais il y a des notions qui, à mesure qu'elles sont élaborées, se mon- trent de plus en plus pleines de contradictions : de là, pour la pensée réfléchie, le devoir de les rectifier, de les modifier par l'addition d'élé- ments qu'elle fournit elle-même en obéissant à sa propre loi : telle est la fonction de la méta- physique, qui, dans ses principales applications, devient psychologie, philosophie de la nature. et théologie, et dont les branches diverses for- ment ensemble la philosophie théorique. 11 est enfin une dernière classe d'idées qui ont le caractère particulier d'être d'une évidence immédiate et accompagnées dans la conscience d'un jugement d'approbation ou de désappro- bation. Ces notions sont l'objet de Y esthétique, qui, dans le système de Herbart, comprend la morale et constitue la philosophie pratique. Dans son application aux faits, l'esthétique donne naissance à des théories d'art qui enseignent ce qu'il faut faire pour produire ce qui plaît. Parmi ces théories, il en est'une dont les pré- ceptes s'imposent comme nécessaires et obli- gatoires, c'est la morale. Pour ce qui est de savoir comment le jugement esthétique déter- mine la volonté et produit la conscience morale et le goût, cette question est du domaine de la psychologie, qui elle-même dépend de la méta- physique. La philosophie, tant théorique que pratique, ne peut s'occuper que de notions données ou résultant logiquement des données de l'expé- rience. Toute autre notion est factice et gra- tuite. Les notions ou les jugements qui servent de point de départ au travail philosophique, sont des principes qui doivent avoir le double carac- tère d'être primitifs et de renfermer d'autres propositions. Celles-ci en sont déduites selon les règles de la méthode fournie par la logique. Dans le système de Herbart, la psychologie expérimentale ne peut servir de base ni même d'introduction à la philosophie : ainsi que tout produit de l'expérience, elle a besoin elle-même d'être modifiée par la métaphysique. Le com- mencement de toute philosophie est le doute qui porte sur l'autorité de l'expérience ou du sens commun. Pour s'engager sans danger dans le mouvement de la pensée née de ce doute, il faut se placer sur le sol inébranlable des idées morales, évidentes par elles-mêmes. Pour établir un système, il faut ignorer le cloute ou l'avoir vaincu. On professe l'empirisme dans le premier cas, le rationalisme dans le se- cond. L'empirisme s'en rapporte aveuglément à l'expérience; mais, en supposant à la nature et à l'âme autant de forces et de facultés parti- HERB — 701 — HERB culières qu'il a observé de classes de phéno- mènes, il se persuade faussement qu'il doit la connaissance de ces forces à l'observation qui ce- pendant ne saurait la produire : il est rationaliste à son insu. Le véritable rationalisme, au con- traire, sans mépriser l'expérience, l'apprécie à sa juste valeur. Les doutes soulevés contre la certitude des données empiriques font de plus connaître les vrais problèmes de la philosophie : là sont les véritables commencements de la spéculation, et il est à regretter, dit Herbart. que Kant ne soit pas retourné jusque-là. Les doutes qui portent sur la réalité de la connaissance sensible, sont confirmés par la métaphysique, qui établit sans peine que la vraie nature des choses ne tombe pas sous les sens. Ceux, au contraire, qui tou- chent aux formes de l'expérience s'évanouissent à l'examen : ces formes sont toutes sauvées, parce qu'elles sont toutes également compro- mises, et qu'elles s'imposent d'une manière si déterminée qu'il ne dépend pas de la pensée d'y rien changer. Mais en même temps les notions qui les représentent sont si pleines de contra- dictions, qu'on ne peut les accepter telles qu'elles sont données ; et comme il est également im- possible de les rejeter, il faut les modifier par la pensée : tel est le problème général de la métaphysique. La métaphysique générale de Herbart est surtout importante comme oeuvre de critique. La première partie est presque toute historique. L'auteur y apprécie de son point de vue les systèmes de Leibniz, de Spinoza, de Kant, qu'il compare entre eux et avec les doctrines plus récentes de Fichte, de Fries, de M. de Schelling, et il pose ensuite les problèmes de la méta- physique, tels que, selon lui, ils résultent de l'histoire de la science et de sa vraie nature. D'après la classification de ces problèmes, il divise la science métaphysique en quatre par- ties : la théorie de la méthode, l'ontologie, qui traite de l'être, de l'inhérence et_ du chan- gement; la sgncchologie, ou la théorie de la continuité, qui traite de la matière, de l'espace et du temps; enfin, l'idolologie. qui recherche la nature du moi et l'origine des idées. C'est sous ce dernier titre que Herbart place sa réfu- tation de l'idéalisme. La question générale est de savoir comment on peut concevoir, sans contradiction, l'inhérence, le changement, la matière, le moi. Pour cela, il faut une méthode, sûre d'elle-même; et qui, indépendante de l'ontologie, vienne se joindre à la logique ordinaire. Le doute naît de l'expé- rience même. Pour le vaincre, il faut trouver quelque chose qui soit certain a priori, et dont la certitude soit comme un flambeau qui de sa lumière éclaire et dissipe ce qui est douteux. Ainsi se place à la tête de toute métaphysique, mais sous une autre forme et pour une autre fin, la question de Kant : Comment est possible une synthèse a priori? Elle sera résolue si l'on trouve un savoir qui, certain en soi, puisse ser- vir à fonder la certitude d'autre chose. Après cette question générale, la théorie de la mé- thode a trois devoirs à remplir : le premier est de déterminer la manière de saisir, dans toute leur intégrité, les données de l'expérience, et de faire sortir de ces données mêmes l'impul- sion qui doit diriger la pensée, pour qu'elle puisse atteindre la réalité par son mouvement progressif et nécessaire ; le second devoir de la méthode est de décrire le mouvement de la pen- sée tel qu'il résulte de cette impulsion, et d'en marquer les limites, ou de répondre à cette question : Quelle est, en général, la liaison des principes et de leurs conséquences? le troisième devoir, enfin, est de tracer la voie par laquelle il est possible de retourner aux données d'où l'on est parti, et d'expliquer ainsi les phénomènes par la réalité qui les produ.t. Ainsi, la méta- physique décrit un cercle qui, partant de la sur- face de ce qui est donné, et de là pénétrant au fond des choses, atteint la réalité, et qui, ensuite, revient à ce qui est donné et l'explique. La métaphysique générale insiste d'abord sur l'ignorance ou nous laissent les sens quant à la nature réelle des choses^ sur l'impossibilité logique de les concevoir a la fois comme des unités réelles et comme occupant une place dans le temps et dans l'espace, comme des grandeurs finies composées d'une infinité de parties, comme des réalites qui, par leur infinie divisibilité, vont se perdre dans l'infiniment petit. Elle fait re- marquer ensuite l'absurdité de la notion du changement, et les contradictions qu'implique la notion du moi, qui se présente également tout à la fois comme un et comme multiple, et qui, considéré de près, est une perception sans objet perçu : contradictions qui prouvent que la notion du moi, loin de pouvoir servir de base à la philosophie, a besoin elle-même d'être rec- tifiée par la pensée. Pour donner un exemple de la manière de procéder de Herbart, nous reproduisons ce qu'il appelle le triiemme du mouvement. Le change- ment ne peut s'expliquer que de trois manières. Ou il a lieu par une cause externe, ou par une cause interne, ou bien il est sans cause, c'est- à-dire absolu (le système d'Heraclite et de Hegel). Or, les trois systèmes, celui d'une causalité indéfinie, celui de la liberté et celui du mouve- ment absolu, présentent des difficultés également insolubles, et sont logiquement impossibles. Donc il n'y a pas de changement réel. Pour en expliquer l'apparence, il faut nécessairement admettre une autre espèce de causalité externe que celle qui est supposée dans le triiemme : cette autre causa- lité ressortira avec évidence de la vraie doctrine de l'être, qui rectifie les notions de matière, de divisibilité, de substance, et qui servira ainsi de base à la psychologie et à la philosophie de la nature. La flagrante absurdité de la divisibilité infinie de la matière, jointe à celle de la notion du changement, conduit nécessairement à l'idée des cires simples ou des monades, qu'il faut concevoir d'une qualité simple, sans principe d'opposition interne, différentes les unes des autres, et indépendantes des conditions de temps et d'espace. Ces êtres simples sont primitivement doués de forces qui leur sont propres, et agissent les uns sur les autres, selon leur nature diverse. Quand ils sont en présence dans l'espace intel- ligible, ceux qui sont de même nature se re- poussent, tandis que ceux qui sont contraires entre eux s'attirent et tendent à s'unir sans se confondre. Troublés dans leur existence par l'action de leurs opposés, les êtres simples, en y résistant, font effort pour se maintenir ce qu'ils sont : de là cette théorie des perturbations et des efforts de conservation de soi qui constitue le système ontologique de Herbart, et qui s'ap- plique également à la philosophie de la nature et à la psychologie. Du jeu de leur action réci- proque résultent tous les mouvements, toutes les apparences du monde phénoménal, ainsi que du jeu des perceptions simples dans la conscience naissent tous les mouvements de l'àme, tous les phénomènes internes. La philosophie de la nature, ainsi que la psychologie, a une partie synthétique et une partie analytique. D.ms la première sont posés HERB — 702 BERB les principes qui, dans la seconde, serviront à l'explication de l'expérience : de telle sorte que les faits servent de preuve à la spéculation, en même temps qu'ils sont expliqués par elle. En général, deux êtres, en se pénétrant, sont mis dans un état interne déterminé, à peu près comme sont modifiés l'un par l'autre deux élé- ments tels, par exemple, que l'oxygène et l'hy- drogène. Ils ne demeurent dans cet état ou en repos quêtant que l'attraction et la répulsion sont en équilibre. De l'action réciproque des éléments simples naissent les premières molé- cules. Pour s'accroître, celles-ci n'ont besoin que d'être entourées de monades de la première espèce, qui y pénétreront à leur tour, autant que le permettra l'équilibre de l'attraction et de la repulsion. Si, après cela, on jette par la pensée cette masse ainsi accrue au milieu d'é- léments de la seconde espèce, on concevra qu'elle doit s'agrandir encore. Telle est l'origine de la matière. Qu'on se figure maintenant les êtres simples comme très-nombreux et de qualités très-variées, de nature plus ou moins opposée, et l'on com- prendra que la densité et la cohésion des corps seront en raison du degré d'opposition qui exis- tera entre leurs parties constitutives. Ainsi, il naîtra dans l'espace des masses isolées très- denses et fort distantes les unes des autres, et leurs intervalles seront remplis par des matières plus subtiles. Il serait impossible, sans entrer dans trop de détails, de montrer comment Hcrbart explique, d'après les principes de sa métaphysique, les faits généraux de la nature. Nous devons nous borner à un exemple. Les faits généraux de la nature sont de deux classes, selon que, pour en rendre compte, il faut recourir ou non à une matière subtile. A la première classe appar- tiennent tous les effets qui paraissent produits à distance, ainsi que tous les phénomènes des corps fluides, de la chaleur, de la lumière, de l'électricité ; à la seconde, les phénomènes de la cohésion, de l'élasticité des solides, de la cristallisation. Voici comment s'explique i dernière. Lorsque deux êtres simples de même nature en ont pénétré un troisième d'une espèce différente, ils formeront évidemment ensemble une ligne droite, dont l'élément différent occu- pera le milieu : car les êtres pareils, loin de se pénétrer, se repoussent dans des directions op- posées. La jonction de trois éléments divers produit un triangle; quatre, pour se lier, ont besoin d'un espace matériel. Il y aura donc des corps agrégés par lignes, d'autres par couches superposées, d'autres, enfin, par petites masses. Rien de plus curieux que les explications que lionne delà chaleur, de la lumière, de l'électricité, de l'aimant, de la vie des corps iques. Herbart s'est toul spécialement occupé de psy- chologie, et c'est là surtout qu'il aspirait au rôle de réformateur, en y appliquant les mathéma- tiques. Toutes nos idées sont réunies dans une même conscience; il faut donc les rapporter à un être unique, qui est lame; être simple, puisqu'il est immortel, parce qu'il est simple : c'est une monade dont la qualité simple est de percevoir, la faculté représentative. Les perceptions, en se pénétra ni réciproquement, s'entre cfij [uentetse suspendenl quand elles sont opposées entre elles, et se réunissent en une seule et même forcé quand elles sont analogues. Les perceptions sus- pendues «m empêchées tendent à se rétablir inil'i rii'l mtes : de là ce qu'on appelle la l'acuité d'appétition, li volonté, qui, ainsi, n'est pas une faculté particulière, mais une conséquence d> la suspension des idées. Les idées étant considérées comme des foi qui se balancent, il s'ensuit que la partie mé- taphysique de la psychologie doit renfermer une statique et une mécanique de l'esprit. Dans ce système, les diverses facultés de l'âme ne sont que des chefs logiques sous lesquels on a classé les phénomènes ni ternes; les idées seules sont essentielles, et de leur action réciproque résultent les sentiments et les volitions. S'il y a si souvent antagonisme entre les sentiments et les désirs, ce n'est pas qu'il y ait dans L'âme deux principes opposés, l'un conseillant le bien, l'autre sollicitant au mal; c'est parce que les idées, au lieu de se présenter à l'esprit une à une ou uniformément liées entre elles, s'offrent, par masses diverses, et que chacune de ces masses porte avec elle ses désirs et ses sentiments propres. Une des différences les plus générales qui existent entre ces diverses masses d'idées, est crue les unes sont plus anciennes, les autres plus récentes, tant pour l'espèce tout entière que pour l'individu. En chaque génération nouvelle se retrouve plein de vie l'esprit du passé; et le progrès de l'intelligence et de la moralité a son principe dans l'incessante action des anciennes masses d'idées sur les nouvelles : la raison n'est que le produit d'une longue culture. Elle est ce qui distingue l'homme de la brute, l'homme civilisé de l'homme barbare ou sauvage, la ré- flexion, le discernement des motifs : elle est tour à tour pensée logique, faculté de l'absolu, raison pratique. Nous ne relèverons pas tout ce que cette psychologie laisse à désirer. Si, d'une part, elle est très-favorable au dogme de l'immortalité de l'âme, elle l'est, d'un autre côté, fort peu à la liberté morale. La raison y est réduite à n'être qu'un fait psychologique, et la liberté est acquise comme la raison. Un homme n'est raisonnable que par l'action des anciennes idées sur les nouvelles : il n'est libre qu'autant qu'il a du caractère, et il n'a du caractère qu'autant qu'il y a en lui des collections d'idées décidément prédominantes; ce qui dépend uniquement du hasard ou d'une sorte de mécanisme intellectuel. C'est cette théorie de la raison qui a fourni à Herbart son principe de pédagogique, l'éduca- tion, selon lui, se faisant par la transmission à la génération qui s'élève de toute l'expérience de l'humanité qui a vécu. Il oubliait que, si l'expérience peut être définie l'action des idées -unes sur les nouvelles, il n'y a de pro que par la réaction des idées nouvelles sur les anciennes. Selon Herbart, la vie des corps organiques a pour principe, nuire la nature des êtres simples qui les composent, les suspensions internes, pro- duites en eux par des mouvement Toutefois, il reconnaît que la nature organique est pleine de mystères : « A mesure qu'on avance dans son examen, dit-il, la vie devient de plus en plus incompréhensible. La végétation en soi n'a rien de merveilleux; mais la rose et ie chêne sont pleins de merveilles. On peut con- cevoir la formation des i illusoires et des polypes, comme celle de la moisissure el des lichens; niais à partir des insectes, le monde se manifeste comme création, et néanmoins l'insecte s'explique moins difficilement que le quadrupède. Tandis que l'activité du premier correspond exactement à ses besoins, le second n'est plus un simple iiisme vital, un automate animé. Quant à L'homme, 1 1 physiologie, impuissante à expliquer la vie morale, est obligée de le reconnaître pour HEH.R 703 — HERB le plus grand des prodiges et de s'humilier devant la religion qui seule peut rendre compte de tous ces faits merveilleux. » Herbart n'a pas traité spécialement de la re- ligion; elle apparaît partout : elle intervient toutes les fois que la science est en défaut. On doit savoir gré à ce philosophe d'avoir rétabli l'argument physico-theologique trop rabaissé par Kant. La foi en Dieu, fondée sur la contempla- tion de la nature, sur l'appréciation des causes finales, est, selon lui, bien près du savoir : elle est aussi certaine que la conviction où nous sommes, que les forces humaines qui nous en- tourent sont des hommes comme nous, unique- ment parce que nous leur voyons faire des ac- tions qui supposent des intentions et une volonté intelligente. Du reste, on ne peut se faire de l'être divin une notion précise; la religion est surtout sentiment, résignation, respect, recon- naissance : il doit nous suffire d'adorer en Dieu l'auteur de notre nature raisonnable, et de le concevoir comme un être sublime, immense, infini. «Pour ce qui est de la religion positive^ ajoute Herbart, elle a moins à craindre des hardiesses de la philosophie, que d'une soumis- sion aveugle au dogme reçu; ses plus grands ennemis sont l'ignorance, le fanatisme, l'hypo- crisie. » On a vu que Herbart comprend ou semble comprendre, sous le même point de vue, l'esthé- tique et la morale, d'après une manière de voir assez familière aux anciens. Les préceptes de la morale et de l'art sont fondés sur les idées mo- dèles du beau et du bon, dont personne ne saurait méconnaître l'autorité souveraine. Ces idées elles-mêmes sont fondées sur des rapports. Les idées morales ont pour principe des rapports de volonté ; elles sont au nombre de cinq : l'idée de liberté interne, ou l'accord de la volonté avec le jugement; l'idée de perfection, ou du complet développement de la raison; l'idée de bienveil- lance ou de charité; l'idée de droit et celle de justice ou d'équité. Tous ces principes sont égale- ment primitifs, également essentiels, et consti- tuent ensemble la vraie moralité, c'est-à-dire une activité raisonnable Les idées de perfection, d'amour, de droit et d'équité doivent se combiner et se pénétrer; ensemble elles fournissent la ma- tière du l'idée vide en soi de la liberté. La politique de Herbart est sage et libérale, un milieu entre l'aristocratie et la démocratie. Si l'on applique à l'État l'idée du droit, il doit être démocratique : car de cette idée se déduit directement le dogme de la souveraineté du peuple. Mais, si ensuite on lui applique les i de bienveillance et de perfection, la direction suprême devra appartenir aux plus habiles et aux meilleurs. Tout l'art de gouverner, dit notre philosophe, consiste, en réprimant avec fermeté les exigences violentes des passions du jour, à satisfaire les vœux naturels et légitimes, expres- sion des vrais besoins de la nature humaine, et à offrir à ces vœux et à ces besoins un moyen régulier et permanent de se manifester libre- ment. » L'idéalisme a rencontré dans Herbart un rude adversaire; et, parmi les oppositions qui se sont élevées en Allemagne contre la philosophie de Hegel et de M. Schelling, l'école qu'il a fondée est certainement la plus redoutable. Elle a, du reste, le caractère de partialité et d'exagération qui est d'ordinaire celui de toute opposition systématique. Elle est représentée avec honneur par KM.Roer, Strumpell, Drobisch, Hartenstein, qui s'appliquent à développer et à compléter les doctrines de leur maître. Ce dernier a publié trois volumes d'œuvres posthumes de Herbart, avec une biographie fort intéressante de co philosophe; Leipzig, chez Brockhaus, 1842-1843. Consultez J. Willm. Histoire de la philosophie allemande, Paris, 1847, 4 vol. in-8; — Barchou de Penhoën, Histoire de la philosophie alle- mande, Paris, 1836, 2 vol. in-8. J. W. HERBERT (Edouard). Lord Herbert de Cher- bury naquit en lô81 et mourut en 1648. Contem- porain de Hobbes, il combattit plusieurs fois ce philosophe, et toujours avec calme et dignité. L'école sensualiste, de son côté, ne cessa d'at- taquer Herbert. Gassendi lui donna cependant de nobles louanges : « Vous avez consolé l'Angle- terre, lui écrit-il, de la mort de Bacon. » Locke lui fit la guerre, à l'exemple de Hobbes et de Gassendi. Enfin, repoussé par l'école empirique, il fut plus vivement poursuivi par les théologiens orthodoxes, aux yeux desquels il était le prince des déistes, le chef des libres penseurs. Quoiqu'il eût déclaré le christianisme la plus belle des religions, et toujours respecté tout ce qui est respectable, il passa, en même temps que Hobbes et Spinoza, pour l'auteur du traité inconnu des 7>o<'s Imposteurs. Nul écrivain, à aucune époque, n'eut autant d'adversaires différents et également passionnés. C'est qu'Herbert plaida la même cause à la fois contre l'intolérance des physiciens et contre le fanatisme religieux. Contre le sensualisme, il soutint les idées innées, c'est-à-dire les connais- sances naturelles et universelles, primitivement déposées dans toute intelligence humaine ; contre l'orthodoxie exclusive, il défendit l'opinion que Dieu donne à tout cœur humain une science immédiate des choses divines; par son spiritua- lisme, il choqua les successeurs de Bacon; par sa foi rationnelle, il heurta les théologiens. Deux ouvrages sont restés comme monuments de cette double direction, qui dérive du même fond, savoir, la croyance à l'origine divine de la raison. L'un de ces ouvrages est intitulé de Veritate prrout distinguitur a revelatione, a verisimili, a possibili et a falso, l'autre de Religione Genti- lium errorumque apud eos causis. Ils sont réunis dans l'édition in-4 donnée à Londres en 1645. Lord Herbert aime la vérité sérieusement, et la cherche avec avidité. « Je me suis entouré, dit-il, de toutes les lumières, et naturelles, et surnaturelles; des auteurs tant sacrés que pro- fanes, j'ai médité et prié, j'ai interrogé bien des siècles en plus d'une langue; mais ne trouvant nulle part aucune notion complète de la vérité, j'ai laissé là les livres et les hommes : je suis revenu à ma propre pensée, à moi-même. » Aussi Herbert se propose-t-il surtout de distinguer la vérité, d'abord de la révélation, puis de la vrai- semblance, ensuite du possible, enfin du faux. Plusieurs réflexions préliminaires, puisées dms l'expérience la plus directe, ouvrent le traité de la Vérité : « Il est également impossible de tout savoir et de ne rien savoir : nous connaissons certaines choses, quœdam, quelque chose, ali- quid. » Voilà la réponse qu'Herbert fait au dog- matisme absolu et à l'absolu scepticisme; c'est dans un sage milieu, entre ces deux extrémités, qu'il place le vrai. «Nous savons par nous-mêmes et de prime abord que l'homme est doué de forces et de facultés, et qu'il est capable de les appliquer à la recherche de la vérité. Ce sont ces facultés qu'il faut examiner, sonder, dénom- brer, classer et étudier, soit dans leurs lois, soit dans leurs rapports avec les objets. Après cette étude, on doit chercher à discerner la réalité des apparences, à séparer le vrai du probable, le probable du possible, et le possible du faux. Durant cette pénible mais nécessaire occupation, on doit se garder des opinions contradictoires, \ivA\n 10k — HEIUi et surtout de la crédulité : ne nimium credas.» A la suite de cette introduction, qui rappelle certains passages du Discours de la Méthode, et qui parut avant ce discours, Herbert propose sept maximes qu'à son sens tous les amis de la vérité peuvent accepter : 1" Il y a de la vérité; 2° la vérité est contemporaine des choses, ou plutôt coéternelle; 3° elle se trouve partout; 4° elle est claire et évidente^ ou du moins revêtue d'une expression déterminée; 5° il est autant de vérités que les choses ont de diversités; 6" les diversités des choses se révèlent aux facultés innées à l'homme; 1' les différentes vérités ont de la vérité. Une fois ces propositions tenues pour accordées, Herbert conclut à la distinction de quatre sortes de vérités : 1° vérité de chose, c'est-à-dire con- formité de la chose avec elle-même; 2° vérité d'apparence, c'est-à-direconformitéde l'apparence avec la chose même; 3° vérité de conception, c'est-à-dire accord de nos facultés avec les objets; 4° vérité d'intelligence, c'est-à-dire accord néces- saire entre ces divers genres de conformités. Toute vérité consiste dans une conformité, dans un accord, et, par conséquent, dans un rapport. « Ainsi, ajoute Herbert, hormis la vérité de chose qui n'est pas conditionnelle, chaque vérité doit toujours s'envisager sous un triple aspect, comme objet, comme faculté; comme loi ou moyen de conformité. » On le voit dès les premières pages de son traité, Herbert prend son point de départ et d'appui dans la conscience personnelle, dans la psychologie. C'est un émule de Descartes. A ses yeux, l'âme n'est pas, ce qu'elle est pour Gassendi, une table rase ; c'est un livre fermé qui s'ouvre à l'occasion du monde extérieur. Les objets matériels sont les occasions, et non les causes de l'expérience et du savoir véritable. L'humaine science a un fondement plus solide, qu'Herbert nomme tantôt l'instinct naturel de ta raison, tantôt les notions communes, prin- cipes reçus partout avant toute démonstration et que toute démonstration présuppose. Herbert est donc essentiellement spiritualiste et rationa- liste. « Les plus importantes des vérités sont les vérités d'intelligence. Les sens sont inutiles à leur acquisition. Elles apparaissent dans tout homme sain et bien organisé, elles semblent venir du ciel, et destinées à décider de la nature des objets que présente le théâtre du monde. ■> Notitiœ communes, in omni ho mine sano et integro exislentes quibus tanquam cœlilus im- buta mens noslra, de objeclis hoc in thealro prodeuntibusdecemit. — Quœ, tanquam, par- tes scientiarum, ab ipsa universali supientia depromplœ, in foro interiore, ex dictamine nalurœ describuntur. Lord Herbert distingue autant de facultés de connaître que de différents ordres de vérités, savoir, l'instinct naturel, le sens interne, le sens externe et le raisonnement. Cette division est manifestement défectueuse; l'instinct naturel est sans cesse confondu avec le sens interne et même avec le raisonnement ; le sens externe n'est pas suffisamment discerné du sens interne. Quoi qu'il en soit, le philosophe anglais entend par instinct naturel la faculté de siisir les notions communes, koïvou Ëwotat, notions qui dirigent l'entendement dans la recherche causes et des lins des choses, et qui le con- duisent à la félicité éternelle. Le sens interne est double, tenant à la fois de l'àmc et du corps, de la raison et des humeurs : j1 nous fait con- naître ce qui se passe en nous-mêmes, ainsi que les organes qui lui servent, le mettent en rap- port avec les objets extérieurs, et nous appren- nent leur situation, leur forme, leur consti- tution. Quant au raisonnement, discursus, il consiste à saisir la convenance ou la discon- venance des perceptions, des images, des con- ceptions, leurs oppositions aussi bien que leurs harmonies : il nous guide dans la solution des questions si, comment, quand, où, pour- quoi, etc. Au moment de passer de l'examen de la vérité proprement dite, de la vérité philosophique, à l'examen de la révélation, Herbert résume les notions communes qui, selon lui, constituent les fondements de toute véritable religion. Il les réduit à cinq articles, profession de foi du théis- me moderne : 1° il existe un être suprême; 2" l'homme doit un culte à cet être; 3° la vertu est la partie principale de ce culte; 4° le repentir doit expier nos fautes; 5° il doit y avoir une vie future, où la vertu est récompensée et le vice puni. Voilà, dit Herbert, les croyances de l'Église vraiment universelle, solius calholicœ, solius p.ovoeîoou; Ecclesice. Pour ce qui concerne une révélation, il faut qu'elle remplisse les quatre conditions suivantes, sous peine de passer pour fausse ou illusoire : 1° elle doit être précédée de la prédication, de la foi, de tout ce qui excite la croyance à la Providence; 2° elle doit devenir évidente pour chacun, sans quoi elle est une tradition, une histoire, et non une révélation; 3° elle doit nous conduire au bien; 4° elle doit produire sur nos facultés l'effet d'une inspiration divine. Herbert distingue différentes espèces et divers degrés de probabilités : d'abord l'histoire, ou le témoignage qui varie en autorité, selon que le témoin a été plus ou moins rapproché du fait. Ensuite vient la vraisemblance des conceptions, qui augmente ou diminue à proportion de leur clarté. En général, est probable ce qui ne peut être ni admis, ni rejeté, ni entièrement ap- prouvé, ni tout' à fait contesté. Lorsque le vrai- semblable regarde l'avenir, il prend le nom de possible. Ainsi les prophéties, les visions, les pressentiments peuvent être possibles. Ainsi la notion de possible, combinée avec l'idée d'infini, est d'une grande utilité pour concevoir l'immor- talité de l'âme. Dans la dernière section du traité de la Vérité, l'auteur devait traiter du faux et de l'erreur. Il ne l'a pas fait, sans doute, parce qu'il croyait avoir assez développé l'opposé de l'erreur. D'ail- leurs, il tenait pour constant que le faux n'existe point par lui-même, et qu'il ne se soutient qu'à l'aide de la vérité, laquelle est la base, non-seu- lement de la vérité, mais de l'erreur : Non solum verilalis, sed ipsius ctiam errons basin esse verilalem. L'erreur est une vérité incomplète, obscurcie, un fragment mutilé du vrai. Telles sont, en résumé, les convictions de ce penseur calomnié. On peut y reprendre un fâ- cheux mélange de théologie et de philosophie; mais ce défaut est racheté par plusieurs qualités éminentes, telles que la modération, l'équité, la franchise, un ardent amour de la vérité et de la vertu, le respect de la saine piété et une vraie sagesse. Le déisme qu'on a tant reproché à Herbert n'est qu'une suite nécessaire du conflit où les diverses communions chrétiennes étaient alors engagées, de la luUe entre les jansénistes et les jésuites, entre les anglicans et les dissidents, entre les arminiens et les gomaristes, entre les luthériens et les piétistes. C'est à la polémique des sectes chrétiennes qu'il faut s'en prendre de ce retour à la religion naturelle. Malgré les violentes censures qu'Herbert essuya au xvu0 siè- HERD — 705 — HERD de, il a compté depuis un grand nombre de sec- tateurs. Disciple de Platon et d'Ëpictète, il de- vait former des disciples à son tour. Les plus distingués d'entre eux sont Jacobi, le rival de Kant, et J. J. Rousseau. La foi intellectuelle et les intuitions de première main du philosophe allemand ne diffèrent que de nom de Vinstinct naturel et des notions communes du philosophe anglais. La Profession defoidu Vicaire savoyard n'est qu'une éloquente traduction du catéchisme des Notions communes d'Herbert. Si cet auteur avait su écrire comme il savait méditer, s'il avait eu autant d'ordre et de précision dans le style que dans la pensée, il eût prévenu la plu- part des attaques dirigées, d'ailleurs, de tout temps contre les idées innées. La Vie d'Herbert, écrite par lui-même, n'a été publiée qu'en 1764 par les soins de Walpole. — De Rémusat, Herbert de Cherbury, 1 vol. in-18, Paris, 1874. C. Bs. HÉRBERTH (Bardon), bénédictin allemand, né en 1741, à Zirkenbach, professeur de philo- sophie à l'université de Fulde, et auteur de deux ouvrages philosophiques qui ont pour titre, l'un Elementa logicœ eclecticœ, in-8j Wurtzb., 1773; l'autre Elementa metaphysicce, in-8, Fulde. 1776. X. HERDER (.Tean-Gottfried) naquit le 25 août 1744, à Mohrungen, dans la Prusse orientale, fils d'un simple maître d'école, et mourut le 18 décembre 1803, premier prédicateur de la cour de Saxe-Weimar, et président du consis- toire général. Il avait mérité cette haute posi- tion par des talents peu communs, par de grands travaux et un noble caractère. Il fut surtout un grand littérateur, et cette qualité prédomine jusque dans ses ouvrages de théologie et de phi- losophie. Mais la muse qu'il invoquait partout, et qui ne cessa de l'inspirer, était Yhumanité. Comme littérateur et critique, il exerça sur la culture littéraire de sa nation une influence égale à celle de Lessing, et, comme écrivain, son nom, sans briller d'un éclat pareil, vivra d;ins l'estime de la postérité à côté de ceux de Schiller et de Goethe. Comme philosophe, Herder occupe une place moins élevée, et ne mérite de marquer au pre- mier rang que par ses travaux sur la philo- sophie de l'histoire. Sa manière de procéder en philosophie est plus oratoire que méthodique et gré:ise : il s'abandonne trop aux inspirations du moment, et a une trop grande confiance dans le savoir immédiat, pour suivre d'une pensée ferme et sévère une discussion métaphysique, et pour soumettre les données de l'observation à une critique patiente et laborieuse. Il intervint deux fois directement dans les mouvements philo- sophiques de son temps, d'abord dans la discus- sion qui s'éleva, après la mort de Lessing, au sujet du spinozisme, et ensuite comme adver- saire de la philosophie de Kant. Depuis assez longtemps la philosophie de Spi- noza était tombée dans l'oubli, ou, si l'on en parlait encore, on la confondait généralement avec l'athéisme; ainsi l'avaient décidé Bayle et Fénelon, Wolf et Condillac, et Voltaire lui-même avait dit : J'entends, avec Cardan, Spinoza qui murmure. Lorsque la nouvelle répandue par Jacobi que Lessing était mort .spinoziste et que la protes- tation de Mendelssohn contre ce qu'il regardait comme une calomnie appelèrent de nouveau, en Allemagne, l'attention sur cette philosophie plus décriée que connue, Herder prit part à cette discussion, et son ouvrage intitule Dieu, dia- logue sur le système de Spinoza, 1787, contribua DICT. PHILOS. à faire considérer cette doctrine sous un jour nouveau et moins défavorable. Selon Herder, il suffit d'adoucir le langage de Spinoza, de dégager ses idées de la fausse ter- minologie qui ne Tes exprime qu'imparfaitement, pour absoudre ce philosophe du reproche d'a- théisme, et même de celui de panthéisme. L'idée de Dieu est pour lui l'idée la plus élevée et la plus réelle, et Dieu, la source de toute vérité et de toute existence, la connaissance et l'amour de Dieu sont le principe de toute perfection et de toute félicité : voilà ce qu'il y a, selon Her- der, au fond de la pensée de Spinoza, et ce qu'on y trouve en la dépouillant de l'expression sou- vent impropre dont il l'a revêtue. A prendre le mot substance dans toute sa rigueur, rien en effet ne mérite ce nom, puisque rien dans le monde ne subsiste absolument par soi-même, si ce n'est l'être absolu et nécessaire, duquel tout relève et dépend; et, à bien dire, lés substances finies, tirant leur existence de la puissance divine, ne sont que des phénomènes substan- tialisés (phœnomena substantiata) de celle-ci. Spinoza a eu tort de les appeler des modifications de Dieu; c'est un terme impropre, ainsi que l'expression selon laquelle Dieu est la cause immanente de toutes choses. Au fond, Spinoza avait une idée juste des vrais rapports de Dieu au monde, et personne n'a distingué plus net-- tement que lui entre la nature naturée et la na- ture naturante. Herder cherche de même à jus- tifier la doctrine de la nécessité universelle et de l'inadmissibilité des causes finales. La néces- sité divine est pleine de sagesse et de bonté. Le. puissance que Spinoza attribue à Dieu n'est pas aveugle, puisqu'elle est infinie : étant toute réalité, elle comprend la pensée, mais une pen- sée innnie, absolue; la volonté, mais non une volonté qui délibère, qui choisit et rejette. C'est dans ce sens que Spinoza repousse les causes finales comme une fiction ; et s'il refuse à la substance absolue l'entendement et la volonté, c'est pour éviter tout anthropomorphisme. Ce n'est pas ici ou là qu'il faut chercher les traces de la sagesse divine; mais il faut a priori voir en chaque objet et à chaque point de la création Dieu tout entier, c'est-à-dire une vérité, une beauté et une harmonie qui sont inhérentes à toute chose. Il faut rechercher les lois physiques pures, sans se préoccuper de causes finales par- ticulières. De la même manière, Herder atténue la con- séquence qu'on a tirée des principes de Spinoza quant à l'individualité, que la doctrine de la substance unique semble détruire. Pour être des modes de la substance absolue, nous n'en som- mes pas -moins des existences individuelles. L'individualité consiste dans le sentiment de soi. Elle n'appartient pas au même degré à tous les êtres. La plus haute individualité est celle qui embrasse tout, et dont l'action se répand sur tout, la substance universelle, qui est l'éternel principe de toute individuation. Plus un être a de vie, de réalité, d'énergie pour se maintenir comme un tout et pour agir sur le tout, plus il est individu, plus il est lui-même. Herder va plus loin : il cherche même à jus- tifier le fatalisme de Spinoza, qui détruit toute différence réelle entre le bien et le mal, et toute responsabilité morale. Tout dans le monde étant soumis à une nécessité rationnelle, qui est l'ex- pression de la nature divine, tout est parfait, quoiqu'à des degrés divers, dans le monde physique et dans le monde moral. Tout venant de Dieu, tout est l'expression de sa puissance, qui est en même temps sagesse, bonté et beauté infinies. Tout est ce qu'il peut être à tel plaee, à tel moment et dans te MKItl) — 706— IIKRI) de telles relation*. La philosophie de la native, selon M. de Schelling. est déjà en principe dans ces propositions de Herder, en partie aussi re- nouvelées de Leibniz : « L'univers est un système de forces, et toutes les forces agissent orgmi- quement. Toute organisation est un ensemble de forces vives, qui servent une force principale d'après les règles éternelles de la sagesse et de la bonté. Ce qu'on appelle la mort n'est que transformation, selon cette loi de la nécessité divine qui veut que toute force se maintienne au milieu des formes changeantes qu'elle revêt et dépouille sans cesse. Point de repos dans la nature : toute force agit perpétuellement, et, à chaque action, elle s'étend et se développe ; et plus elle s'exerce, plus aussi elle agit sur les autres forces. 11 n'y a dans l'empire de Dieu point de mal réel; nous appelons mal ce qui est limite, négation, opposition ou transition. Toute exis- tence déterminée dans le temps et dans l'espace étant nécessairement limitée, il en résulte des oppositions ;. mais les opposés conspirent ensemble à leur propre salut, et par leur réunion chaque substance forme un tout plein de bonté et de sagesse. » Herder partage avec Jacobi le mépris de toute spéculation qui ne porte pas directement sur la réalité, et une confiance entière dans la raison éclairée par l'expérience; il part avec Spinoza de l'idée de l'être absolu, comme principe à la fois de toute existence et de toute vérité. Toute con- naissance humaine, antérieure à l'expérience et indépendante d'elle est une absurdité; mais sans l'idée de Dieu, c'est-à-dire sans une vérité indé- pendante et première, il n'y a pas de connais- sance réelle, point de démonstration. Dieu s'offre à nous comme une existence qui se manifeste plei- ne de force et de vie; seulement nous ne pouvons l'apercevoir que par la pensée. Herder s'engage là dans une contradiction évidente. L'existence d'un être quelconque, dit-il, ne peut être reconnue que par l'existence, par l'expérience, et non par un vain raisonnement ; mais sa démonstration de Dieu repose elle-même sur un syllogisme, et ce syllogisme se fonde, comme tout raisonne- ment, sur le principe de causalité et de la rai- son suffisante. Il dit lui-même : « Nous devons nos connaissances à l'observation, à la générali- sation, à l'induction : on peut se tromper dans ce travail; mais la règle selon laquelle nous percevons, jugeons et raisonnons, est une règle divine à laquelle nous obéissons, alors même que nous nous trompons. Or, toute loi nécessaire suppose une existence nécessaire qui en soit le principe. Ainsi la pensée, s'exerçant avec ordre et harmonie, est une démonstration de Dieu. » Cela est vrai; mais de quel droit Herderajoute-t-il que c'est là la seule manière de prouver l'exis- tence de Dieu? L'argument physico-théologi'jue ne repose -t-il pas sur le même fondement? Herder finit par déclarer que la philosophie de Spinoza a longtemps existé avant lui, et qu'elle lui survivra longtemps; car sa méthode a été celle de tous les grands esprits : elle re- pose sur ce principe, que notre entendement pour devenir la fidèle expression de la nature, doit partir d'un être qui soit la cause de toutes choses, et dont l'essence objective soit aussi la source de toutes nos idées. Cette manière de voir était entièrement oppo- sée à celle de Kant, qui n'admet qu'une n insaisissable, et n'arrive à la foi en Dieu que par la foi dans la nature morale de L'homme. Herder, qui avait fait autrefois un magnifique éloge de tant, son maître, écrivit vers la fin du siècle, eontre La Critique de la Raison pure, un ouvrage intitulé l'Entendement et l'expérience, la raison cl la langue, ou Médncrttuiue. Avait- il été blessé des observations que Kant avait faites sur ses Idées, ou bien L'abus que Les disci- ples du grand philosophe faisaient de sa termi- nologie et de ses formules avait-il excité sa bile facile à s'émouvoir? Toujours est-il que le ton général de ce livre n'est pas aussi respectueux qu'il devrait l'être ; et si l'auteur a plus d'une fois raison contre Kant, il est vrai aussi qu'il ne l'a pas toujours parfaitement compris. C'est ainsi que, donnant au mot critique un sens qu'il n'a pas dans Kant, Herder l'accuse d'avoir voulu critiquer la raison comme on fait un livre, une œuvre de l'art, entreprise absurde, puisque la critique serait l'ouvrage même. Il appelle les formes a priori, \esamphibolies, les antinomies la discipline et Varchi tectonique de la raison, de vains fantômes que dissipe le moindre souffle d'une critique inspirée par le bon sens. Il re- proche, avec quelque fondement, mais avec une grande exagération, à Kant, d'avoir réduit les sens et l'entendement à n'être que des formes vaines, et la raison qu'une lumière trompeuse sans règle et sans but. Il va jusqu'à dire que la philosophie critique est la honte de la nation, tendant à la fois à corrompre l'esprit et la lan- gue : la Mélacrilique devait être contre elle une protestation au nom du sens commun, de la raison et du langage. S'il a eu le mérite de sentir ce qui manque à cette philosophie, il est fâcheux que Herder n'ait pas eu celui de comprendre ce qu'elle a de fondé et de nécessaire. L'étude de l'histoire au- rait dû lui apprendre que la Critique de Kant avait été préparée de longue main, et qu'elle devait arriver en son temps sous une forme ou sous une autre; que, malgré son originalité, ce n'était pas une de ces conceptions arbitraires qui viennent quelquefois traverser le dévelop- pement régulier de l'esprit humain, et qui, après avoir brillé un instant, s'évanouissent à la lumière de la critique sans laisser aucune trace. Herder est dans le vrai, lorsqu'à l'idéalisme sceptique de Kant il oppose un réalisme ration- nel; mais sa critique dépasse presque toujours le but. Ce sont bien réellement des objets, dit-il, et non de simples phénomènes que nous offrent les sens -} les formes dont l'entendement revêt les données sensibles ne dépendent pas de l'âme; l'être est le fondement de toute connaissance, et l'être se manifeste par sa puissance : tout phénomène suppose une force qui se révèle.* Herder attribue à l'entendement la faculté de connaître tout ce qui est, et tel qu'il est. Les lois de l'esprit sont en harmonie avec celles de la nature extérieure, et il n'y a rien dans le monde qui ne soit fait pour être connu. Ainsi les lois de la nature sont bien les siennes, et l'ordre qui unit toutes choses est véritablement en elles, et ne procède pas de notre entende- ment. L'unique fonction de celui-ci est de recon- naître ce qui est. La chose en soi de Kant est un être de raison. Enlevez une à une les pellicules qui ferment la substance bulbeuse de l'oignon, et ce qui reste sera cette prétendue chose en soi. Il manque à ces assertions d'être présentées d'une manière moins absolue, avec plus de mé- thode et d'un ton moins péremptoire et moins emphatique. On sait que Kant réduit la raison théorique au simple rôle de nous fournir des idées qui puissent servir à donner à la connaissance la plus haute unité possible, et que, selon lui, l'idée de Dieu n'est que l'idéal rationnel de l'être le plus réel et le plus parfait, dont la présence dans l'esprit ne prouve pas l'existence objective. A cette doctrine, Herder oppose que la fonction HERD — 707 HERE de la raison est d'expliquer le relatif par l'ab- solu; qu'il est de son essence de reconnaître quelque chose qui soit la condition, le principe de tout; qu'ainsi l'idée d'un être souverain nous est donnée dans nous-mêmes et en tout : ou nous sommes tous des dieux, et chaque atome, la moindre production de la nature, est un être indépendant; ou bien tout ce qui existe relève d'une raison suprême : voilà ce que mon intelli- gence reconnaît, parce qu'elle est raison ; l'idée de Dieu est la raison éternelle elle-même. L'ouvrage le plus remarquable de Herderest ce- lui qui a pour titre Idées sur la philosophie de l'his- toire de l'humanité, en vingt livres (1784-1787). C'est là qu'ii a concentré tout ce qu'il a eu de meil- leures pensées et de plus nobles sentiments. La Science nouvelle de Vico est ici continuée dans un autre sens. Herder l'eût inventée si elle n'avait déjà existé. « Tout a sa philosophie, dit-il, dans la préface : pourquoi l'histoire n'aurait-elle pas la sienne? Celui qui a tout ordonné dans la nature, de telle sorte qu'une même sagesse, une même bonté, une même puissance régnent partout, de- puis le système de l'univers jusqu'au tissu de la toile de l'araignée, aurait-il abdiqué sa sagesse et sa bonté dans le gouvernement des destinées générales de l'humanité, et là seulement procé- derait-il sans plan, sans dessein? Ce plan existe, et c'est un devoir de chercher à le comprendre, quelque difficile qu'il soit de suivre les traces de la pensée divine. Quelle est la place que l'hu- manité occupe dans le système de la création, et quelle est sa destination finale? A cette ques- tion, l'auteur cherchera la réponse, non dans les abstractions de la métaphysique, mais dans l'ex- périence et les analogies de la nature : heureux s'il pouvait communiquer à un seul de ses lec- teurs la douce impression qu'a produite sur lui la sagesse éternelle du Créateur ! » Herder se faisait illusion quand il se persuadait qu'il était possible de résoudre ce problème par l'expé- rience seule ; pour réussir, il est obligé de re- courir à une loi supérieure à l'expérience, et à des idées que celle-ci ne fournit point. Voici quelles sont les principales propositions de son système, tel qu'il l'a exposé dans les Idées et dans quelques autres écrits (ceux qui, sous le titre de Pra Indien, précèdent les Idées dans l'édition complète des Œuvres). Le genre humain est un, et forme un tout organique. La création terrestre offre une série ascendante de formes et de puissances, et l'homme en occupe le degré le plus élevé : il est la plus haute expression de l'organisation sur la terre. La sensibilité et l'instinct des animaux sont, quant à leur inten- sité, en raison inverse de leur sphère d'action. Privé d'instinct, l'homme a la plus grande sphère d'activité : elle embrasse le monde. Il est orga- nisé pour la raison, le langage et la liberté; il est doué de plus nobles dispositions que les animaux, d'une sensibilité plus vive, et quoique d'une constitution plus délicate, il est organisé pour vivre plus longtemps et pour se répandre surtout le globe ; par le sentiment religieux, il aspire à l'infini et conçoit l'espérance d'une vie immortelle. Pour être parfait, il n'a qu'à devenir lui-même ; pour lui, le mot qui exprime sa nature, le mot humanité, est l'expression de la perfec- tion, parce qu'il est sur la terre l'image du Créateur. Toute puissance est attachée à un or- gane ; mais^ celui-ci n'est qu'un moyen, et non la force même. L'homme est une intelligence servie par des organes, antérieure à l'organisa- tion et persistant après l'avoir dépouillée. Tout ce qu'il y a dans sa nature de virtualité ne peut pas se réaliser sur la terre, qui n'est qu'un sé- jour de préparation. L'humanité ici-bas n'est qu'un bouton dont la fleur doit éclore ailleurs ; c'est ailleurs que s'en accomplira le complet dé- veloppement : l'état présent de l'homme est pro- bablement le lien qui unit deux mondes. Le dé- veloppement de l'humanité, ou le règne de la raison et de l'équité, est le but que poursuit la Providence dans le gouvernement du monde. La civilisation, en ce sens, est la fin de l'histoire, et, malgré ses détours^ le cours des révolutions est toujours en progrès, et tend incessamment vers son terme. Le christianisme est l'expression de la plus pure humanité, et son but est de réu- nir tous les peuples en un seul, et de les former à la fois pour ce monde-ci et pour l'autre. D'après ces idées, Herder juge le passé et dé- termine l'avenir de l'espèce humaine. Il carac- térise, le plus souvent avec un grand bonheur, les formes successives de la civilisation et les notions historiques ; il a fourni plusieurs traits à la philosophie de Hegel ; mais le tableau qu'il trace de la marche de l'humanité à travers les siècles n'a aucun rapport nécessaire avec son système, et le règne absolu et universel de la raison et de la justice qu'il nous montre en pers- pective dans l'avenir, pouvait être préparé par tout autre développement des destinées hu- maines. Herder s'occupe spécialement de l'avenir dans plusieurs écrits (ils sont classés dans ses Œuvres sous le nom de Postscenien), notamment dans celui qui est intitulé Regards dans l'avenir de l'humanité (1793-1797). On peut pressentir ce qui doit arriver, et cette prévision n'est que la juste appréciation du présent et du passé, et les vœux raisonnables de nobles esprits peuvent déter- miner l'avenir. Les hommes ont enfin trouvé le moyen d'améliorer leurs destinées ; ce moyen, c'est la raison armée de la force et de la puis- sance : c'est Prométhée délivré de ses fers. C'est une chose nuisible que de placer exclusivement le but de l'activité humaine au delà du tombeau. Longtemps encore tous les âges de l'humanité coexisteront sur la terre. Herder espérait, en 1794, que, dans l'année 1800, un nouveau Char- lemagne viendrait compléter l'ouvrage de l'em- pereur de l'an 800, et il prédisait la chute des États de l'Europe, en tant qu'ils étaient fondés sur la conquête guerrière et religieuse. Pour ce qui est de l'avenir des individus, que Herder n'entend pas sacrifier à l'espèce, comme le fait surtout l'école de Hegel, il espère avec confiance pour eux une immortalité véritable, au moyen d'une métempsycose inconnue ; il y a, de plus, une autre immortalité qui dépend de nous, et qui est purement humaine. La tradition transmet et conserve aux générations nouvelles la pensée et l'action de ceux qui ont vécu : tout ce que nous faisons de bien est impérissable, et l'homme de bien qui exerce sur ses semblables une action bienfaisante et durable, est doublement immor- tel. Il y a deux éditions des œuvres complètes do Herder : l'une qui parut à Tubingue, chez Cotta, en 45 vol. in-8, 180.V1820; l'autre formant 60voi. in-16, 1827-1830. Ses ouvrages les plus intéres- sants'ont été réunis en un volume gr. in-8, chez Cotta Tubingue, 1844. La femme de Herder a laisse sur la vie de son époux des mémoires pleins d'intérêt. Son Histoire de la poésie des Hébreux a été traduite par Mme de Carlowitz, Paris, 1845, in-12; et ses Idées sur la philosophie de l'humanité, par M. E. Quinet, Pans, 1827, 3 vol. in-8. Consultez J. Willm, Histoire de la philoso- phie allemande, Paris, 1847, 4 vol. in-8, et T. Joaffroy, Mélanges philosophiques. J. W. HERENNIUS, disciple d'Ammomus Saccas. BERM — 708 — IIKIIM On ne connaît de lui qu'un seul trait raconte par Porphyre, dans sa Vie de Plotin. Ammo- nius lui avait fait la faveur, ainsi qu'à Plotin et à Origène, de l'initier à la partie la plus secrète de sa doctrine. Tous trois se promirent mutuel- lement de ne jamais divulguer l'enseignement de leur maître. Herennius ayant manqué à sa parole, les deux autres se crurent dégagés de la leur. X. HÉRILLE de Carthage était disciple de Ze- non, le fondateur du stoïcisme, et florissait vers le milieu du me siècle avant l'ère chrétienne. Il se séparait sur plusieurs points de la doctrine •le son maître, ce qui le fit regarder comme le chef d'une secte nouvelle, appelée les hérilliens. On sait que Zenon n'assignait à la vie humaine qu'un but unique, d'après lequel il jugeait sans différence toutes nos actions. Hérille en recon- naissait deux : un but absolu, que personne ne poursuit que le sage, et un but relatif ou subor- donné (Û7toT£AÔ:), auquel s'arrêtent l'intelligence et l'activité du vulgaire. Le dernier terme des efforts du sage, c'est la science, ce qui veut dire, pour Hérille, une vie conforme à la raison. Mais le but du vulgaire, variant suivant les indi- vidus, puisque l'un recherche le plaisir, l'autre les honneurs, un troisième les richesses, n'est pas susceptible d'une définition. Diogène Laërce attribue à Hérille des écrits de peu d'étendue, mais pleins de force. Malheureusement, il n'en est rien arrivé jusqu'à nous. On peut consulter, sur Hérille, l'auteur que nous venons de citer, liv. VII, ch. xxxvn, clxv et clxvi ; Cicéron, Quœst. Acad., lib. II, c. xlii ; de Finibus, lib. II, c. xm ; lib. IV, c. xv ; lib. V, c. xxv; de Offtciis, lib. I, c. ii ; de Orat., lib. III, c.xvn; et une dissertation de Krug, Herilli de summo bono sententia explosa non explodenda, symbolarum ad his- loriam philosophiœ, in-4, Leipzig, 1822. HEEMACHUS de Mitylène, philosophe épi- curien qui florissait 270 ans avant l'ère chré- tienne. Il avait vécu dans la familiarité d'Ëpi- cure, qui le désigna dans son testament comme son successeur. C'est en cette qualité qu'il hérita de tous les biens de son maître. Il a beaucoup écrit, principalement des ouvrages polémiques dirigés contre Platon et contre Aristote. Ces ouvrages sont complètement perdus pour nous. Voy. Diogène Laërce, liv. X, ch. xv et suiv. X. HERMÉTIQUES (Philosophie et livres). Vol- taire écrit dans son Dictionnaire philosophique, au mot Hermès ou Ermès, ou Mercure Trismégiste ou Thaut, ou Taut, ou Tôt : « On néglige cet ancien livre de Mercure Trismc'giste, et on peut n'avoir pas tort. 11 a paru à des philosophes un sublime galimatias.... Toutefois, dans ce chaos théologique, que de choses propres à étonner et à soumettre l'esprit humain! Dieu dont la triple essence est sagesse, puissance et bonté; Dieu formant le monde par sa pensée, par son Verbe; Dieu créant des dieux subalternes; Dieu ordon- nant à ces dieux de diriger les orbes subalternes et de présider au monde; le soleil, fils de Dieu; l'homme, image de Dieu par la pensée; la lu- mière, principal ouvrage de Dieu, essence di- vine : toutes ces grandes et vives images éblouis- sent l'imagination subjuguée.... 11 reste à savoir si ce livre aussi célèbre que peu lu fut l'ou- vrage d'un Grec ou d'un Égyptien. » 11 reste aussi à savoir en quel temps il fut composé, et, par conséquent, si les belles doc- trines qu'il renferme, au milieu de rêveries dis- cordantes et d'obscures subtilités, font partie d'une théologie antérieure aux plus anciens phi- losophes grecs, ou si elles n'offrent qu'un mé- lange récent du néo-platonisme du judaïsme. avec quelques vagues traditions di chées sous le symbolisme égyptien. Ce problème, ou plutôt ces problèmes ne semblent pas susceptibles d'une solution précise et définitive; mais une critique impartiale en même temps que discrète peut espérer du moins d'y répandre quelque lu- mière. Le Thot ou Taut égyptien, l'Hermès grec, dont on retrouve les principaux traits dans le Mer- cure de l'Italie romaine, personnifie, dans la mythologie de notre Occident, le principe de l'intelligence et de l'industrie. C'est le dieu des arts, de la science, le grand initiateur des peu- ples aux mystères de la pensée divine. Les Grecs, toutefois, ne lui attribuent l'invention d'aucune philosophie, d'aucune religion par- ticulière. 11 n'en est pas de même en Egypte. Là, on rapportait au dieu Taut 36 525 livres de doc- trine sacrée, selon le témoignage de Manéthon, ou 20 000 seulement, d'après les témoignages de Séleucus et de Julius Firmicus. Jamblique, qui nous a conservé ces chiffres peu croyables, pré- tend connaître 1200 livres du même auteur sur le seul sujet des dieux. Tous ces écrivains prennent sans doute, par complaisance ou par ignorance, pour autant d'ouvrages hermétiques, les nombreux exemplaires que renfermaient les temples égyp- tiens, d'une sorte d'encyclopédie décrite en ces ter- mes par Clément d'Alexandrie, dans un passage de ses Stromales qui mérite de faire autorité : « Les Égyptiens ont aussi leur philosophie. On le voit tout d'abord par leurs cérémonies religieuses. Au premier rang marche le chantre avec un des symboles de la musique. On dit qu'il doit possé- der deux des livres d'Hermès, dont l'un contient des hymnes religieux, et l'autre un règlement pour la vie des rois. Après le chantre vient l'horoscope (observateur des astres) tenant en main une horloge et une palme, symboles de l'astronomie ; il doit savoir par cœur les livres astrologiques d'Hermès, qui sont au nombre de quatre, l'un sur l'ordre des planètes, l'autre sur les conjonctions et les phases du soleil et de la lune; le reste sur les levers des astres. Vient ensuite le scribe sacré, ayant des plumes sur la tête, un livre dans les mains, et une règle (sorte de palette), dans laquelle sont l'encre et le roseau qui sert à écrire. Il doit connaître ce qu'on appelle les livres hiéroglyphiques, la cos- mographie, la géographie, les positions du so- leil et de la lune, ce qui concerne les cinq pla- nètes, la chorographie de l'Egypte, la descrip- tion du Nil, l'ornement des "temples et des lieux consacrés, les mesures et autres choses utiles dans les lieux saints. Vient ensuite le sto- lisle (ou ornementiste), tenant en main la cou- dée de justice et le vase aux libations; il est chargé de tout ce qui concerne l'instruction reli- gieuse et le choix des victimes. Dix volumes ren- ferment l'exposé des sacrifices, des prémices, des hymnes, des prières, des pompes, des fêtes et autres sujets relatifs à l'adoration des dieux en Egypte. Enfin paraît le prophète, portant devant son sein Vhydrion (vase à eau lustrale), suivi de ceux qui portent les instruments pour la fabri- cation du pain. Le prophète, comme chef du culte, apprend par cœur les dix livres appelés hiératiques (ou sacerdotaux), traitant des lois, des dieux et de l'instruction des prêtres; car le prophète égyptien surveille aussi la distribution des revenus. Il y a en tout quarante-deux livres nécessaires à Hermès, dont trente-six, compre- nant toute la philosophie égyptienne, sont appris par ceux que je viens de nommer. Les six autres regardent les pastophores (porteurs de statuettes et petits temples des dieux', et concernent la médecine., la construction du corps humain, le5 HERM — 709 — HERM maïadies, les instruments, les remèdes, la mé- decine des yeux, celle des affections particu- lières aux femmes. » Malgré bien des obscurités, ce précieux témoignage, que confirment en ses parties essentielles une foule de monuments de l'ancienne Egypte, nous montre clairement toute la science traditionnelle et immuable des Égyp- tiens placée sous la consécration d'un nom di- vin, celui de Taut ou Hermès, personnage auquel il est sans doute impossible d'assigner^ dans l'histoire une date ou une généalogie précises. Maintenant, peut-on prendre pour des débris de l'encyclopédie hermétique, décrite par Clément d'Alexandrie, les oracles, les ouvrages d'astro- logie, de médecine, de chimie, d'histoire natu- relle et de philosophie qui, des le 11e siècle de notre ère, paraissent avoir circulé sous le nom d'Hermès? Galien, dès cette époque même, n'hé- site pas, pour ce qui le concerne, à se prononcer contre l'authenticité de la collection hermétique; et les savants modernes se sont depuis longtemps décidés dans le même sens, d'après des preuves qu'on peut dire sans réplique. Mais sur la partie philosophique du recueil, les controverses durent encore. Le Pœmandcr et les dix-huit ou vingt fragments grecs qui s'y rattachent, VAsclepius, dialogue qui ne nous est parvenu que dans une traduction latine, portant le nom du célèbre Apulée, sont encore aujourd'hui cités comme des monuments de la vieille sagesse égyptienne. En Allemagne, deux grands esprits, Goerres et Creu- zer • en France, le savant traducteur de la Sym- bolique, paraissent y reconnaître, avec plus ou moins de restrictions (et il y en a de nécessaires pour le simple bon sens), un exposé des doctrines secrètes des prêtres de Memphis et de Sais, de ces doctrines où Solon, Pythagore, Platon, tant d'autres après eux, seraient venus puiser quel- que chose au moins de leur philosophie. S'il en était ainsi, comment ne pas s'étonner que ni Platon, ni aucun philosophe dont il nous soit parvenu quelque page, jusqu'à Plutarque, ne cite les livres d'Hermès; que Plutarque qui s'y réfère au sujet du nom d'une divinité, les dési- gne {de Iside et Osiride, c. lxi) par cette expression peu rassurante : les prétendus livres d'Hermès (£v t.otç) ; qu'après Plu- tarque il y ait un long silence, jusqu'au moment où les apologistes et les Pères de l'Église s'ar- ment de ces textes pour nous montrer au delà du paganisme une vérité plus pure que lui, et comme dérivée des révélations primitives aux- quelles le christianisme rapporte toute son auto- rité"? Si l'on songe combien de livres apocryphes naquirent, dès l'époque ptolémaïque, de ce con- tact et de ce conflit de la religion juive avec la grecque ; combien surtout furent composés entre le 11e et le vr siècle de notre ère, pour ali- menter, en quelque sorte, une lutte où les pas- sions, même savantes, faisaient arme de tout témoignage favorable à leur cause; si l'on se rappelle les livres attribués aux anciens pytha- goriciens, aux premiers apôtres, à saint Denys i'Aréopagite (voy. ce mot), les oracles sibyllins, les poèmes prétendus orphiques, le titre d'un ouvrage attribué par Suidas au personnage fort suspect de Sanchoniaton, sur la Physiologie d'Hermès, du rapprochement de tels faits il sor- tira déjà, ce nous semble, une présomption bien grave contre l'auteur des ouvrages qui portent le nom d'Hermès. Un coup d'œil rapide jeté sur l'ensemble et sur quelques détails du recueil donnera plus de force encore à ces premiers doutes. Marsile Ficin a le premier réuni, d'après les manuscrits ou d'après les citations éparses dans les platoniciens et les auteurs chrétiens, ce qui restait de la philosophie hermétique. Il en donna une traduction latine en 1471. Le texte grec fut publié en 1554, par Turnèbe, et deux fois depuis, avec quelques additions, par Fr. Patrizzi, à la suite de son ouvrage jadis célèbre, qui a pour titre : Noya de universis philosophia. Dans cette dernière édition, fort incorrecte d'ailleurs, chaque chapitre est suivi des observations d'un censeur ecclésiastique, où sont signalées au lecteur chré- tien les propositions peu orthodoxes ou entiè- rement fausses. Cela seul nous montre à quel point de vue étaient considérées les doctrines du faux Hermès par les érudits de la Renaissance, c'est-à-dire au même point de vue que jadis par les docteurs de l'Église naissante. De même que Lac tance et saint Augustin invoquaient Hermès comme un très-savant théologien, presque comme un confesseur anticipé du Dieu unique que de- vait un jour proclamer le christianisme, ainsi et Patrizzi et Baronius semblent donner à son témoignage une autorité religieuse; et la cen- sure officielle de Rome, sauf quelques réserves, ne croit pas devoir interdire cette lecture aux âmes pieuses, comme si elle y trouvait, au con- traire, d'utiles secours, une préparation com- mode à l'enseignement évangélique. C'est qu'en effet la théologie du faux Hermès emprunte à Pythagore, à Platon, quelques-unes des formes les plus élevées de leur spiritualisme, à la Bible, des métaphores hardies qui expriment la toute- puissance de Dieu et la haute poésie de la créa- tion. Le polythéisme ne s'y montre que dominé, voilé par l'idée d'une intelligence unique et supé- rieure. Si ce n'est pas encore le dogme chrétien, c'est quelque chose qui s'en rapproche trop pour qu'on n'y aperçoive pas un travail de conciliation artificiel. Comment ne pas reconnaître la Genèse dans des phrases comme celles-ci : « L'esprit existait avant la nature humide qui est sortie des ténèbres. — Tout était confus et obscur avant que le Verbe vînt tout animer. Dieu fit l'homme à son image. L'obscurité régnait sur l'abîme, l'eau et l'esprit étaient puissance dans le chaos. » Dans le treizième fragment, ces grandes images sont mêlées à d'autres semblables du Timée de Platon. Ailleurs reparaissent presque sans chan- gement des paroles de l'apôtre saint Jean, ou même se reproduit toute une scène de l'Évangile. Taut est mis à la place de Jésus; il a des dis- ciples qui l'interrogent, et auxquels il révèle les mystères de la pensée divine. Quelquefois ce sont des élans d'enthousiasme : « Que la nature du monde entier écoute la voix de mon hymne : terre, entr'ouvre-toi ; entr'ouvrez-vous cataractes du ciel ; arbres, suspendez le bruit de vos feuil- les. Je vais chanter le maître de la création, 1& tout et l'unité. — Je vais célébrer celui qui a tout créé, celui qui a fixé la terre, suspendu le ciel, qui a voulu que de l'océan une eau doute se répandît sur la terre habitée ou sans habi- tants, pour la nourriture et l'usage de tous les hommes. — C'est l'œil de l'intelligence, qu'il reçoive les éloges que lui offrent mes puis- sances. » Enfin, ce sont des oracles dont l'expres- sion vague et générale devait tôt ou tard être justifiée par quelque événement. » 0 Egypte! Egypte ! de ta religion il ne restera que des fables, des fables incroyables pour la postérité ; il ne restera que des mots écrits sur la pierre et rappelant ses actions pieuses; l'Egypte aura pour habitant le Scythe ou l'Indien, ou quelque autre peuple étranger, quelque peuple barbare du voisi- nage. La Divinité, en effet, remontera au ciel ; abandonnés à eux-mêmes,les hommes mourront tous, et l'Egypte sera désertée à la fois et de Dieu et des hommes, etc. » Tout cela est mis en, scène d'une façon étrange. Voici, par exemple, le IIKKM — 710 — HERM début du Pœmandc)' : « Un jour que je méditais sur Jes êtres, et que nia pensée s'élevait aux plus hautes régions, mes sens corporels ayant été fortement possédés, comme il arrive aux hommes qui s'endorment d'un profond sommeil après un excès de nourriture ou de travail, j'ai cru voir un être de dimensions énormes, qui m'appelait par mon nom et me disait : Que veux-tu entendre et voir? Que veux-tu ap- prendre et connaître par l'esprit? — Je lui dis : Et toi, qui es-tu? — Je suis, répondit-il, Pœmander (on devrait écrire plutôt Pœmandrès en français), l'esprit de la vérité; je sais ce que tu veux, et je serai partout avec toi.... » Et l'en- seignement commence par une vision sublime, où l'auditeur du divin prophète est ravi dans le monde des idées et de la lumière. Il y voit l'obscurité se changer en eau, de cette eau s'é- chapper une fumée; de cette fumée sort un son inarticulé qui est comme la voix de la lumière; et de cette lumière que sort-il? le Verbe, le Verbe qui s'étend sur toute la nature! Pœmander demande alors à Taut s'il comprend ce qu'il a vu ; Taut répond seulement qu'il comprendra (yvu>r;o;iai). En effet, la vision a besoin d'un com- mentaire, qui ne se fait pas attendre, mais qui ne l'éclaircit pas beaucoup, du moins à nos yeux, bien qu'il s'y mêle et de fort belles idées et de fort belles images empruntées soit aux livres saints, soit au platonisme. Pœmander conclut par ces mots : « Et maintenant pourquoi tarder, puisque tu as reçu toute la science, à devenir le guide de ceux qui en sont dignes, afin que la race humaine soit, grâce à toi, sauvée par Dieu. » En disant ces mots, il se mêle aux puis- sances. Taut, après l'avoir remercié de sa révé- lation, adresse aux hommes une allocution très- édifiante sur la nécessité de songer aux choses du ciel, puis à Dieu une longue prière pleine d'élans mystiques. Le morceau suivant est inti- tulé Discours universel d'Hermès Trismégiste à Tôt ; un autre, où l'on démontre que le bien n'est qu'en Dieu, s'adresse à Asclepius; un autre, sur l'âme, à Ammon ; et ces divers personnages reparaissent dans le dialogue intitule Asclepius. Là, Hermès Trismégiste a pour auditeurs Am- mon, Asclepius, ses disciples, et Tôt, son fils, auquel il dit avoir déjà adressé par écrit, ainsi qu'à Ammon, plusieurs discours sur la physique et la morale (mulla physica ethicaque). Le dia- logue se passe entre Asclepius et Hermès, ou plutôt c'est un long discours du maître inter- rompu de temps à autre par de courtes questions du disciple, et rempli des mêmes spéculations de théologie quelquefois sublime, mais en même temps peu originale, plus souvent obscure et amphigourique. 11 se termine, comme le Pœ- mander, par une prière à Dieu pour le remer- cier de s'être ainsi manifesté à ses indignes créa- tures, et pour lui demander de les maintenir toujours dans ces sentiments de haute piété. Puis tous les interlocuteurs vont prendre, à la manière des pythagoriciens, un repas d'où sera exclue la chair des animaux {puram et sine ani- malibus cœnam). Qu'est-ce que cette famille moitié grecque moitié égyptienne de prophètes et de mystagogues? Hermès nous parle, au cha- pitre xxxvn du même dialogue, de son grand-père, dont il portait le nom. Ce premier Hermès est- il celui qui, sous un nom plus abstrait, s'adresse à Trismégiste dans le dixième des fragments grecs (l'Esprit à Hermès)1? Comment prendre au sérieux une généalogie où, selon l'usage grec et romain, comme le dit naïvement un vieil interprète, deux noms alterneraient du père au fils? Qu'est-ce encore que ce grand père d' Ascle- pius, qui nous est donné comme l'inventeur de la médecine? On peut, Bans doute, admettre des savants modernes que l'Egypte ait reconnu plusieurs Hermès, incarnations successives et diversement puissantes du même principe divin, et qu'elle leur ait attribué certaines révélations sur l'origine du monde, sur la nature des choses, sur la nature de l'homme envers son Créateur; on peut admettre qu'une partie de cet ensei- gnement ait passé en Grèce, soit par une tra- dition confuse, soit par quelque traduction des monuments symboliques du culte d'Hermès; que Pythagore et Platon s'en soient inspirés quelquefois dans leurs études, et que certaines opinions, aujourd'hui tenues^ pour pythagori- ciennes et platoniciennes, remontent réellement à cette origine; mais, d'une part, il paraîtra toujours impossible que les fragments de philo- sophie hermétique que nous lisons aujourd'hui aient été traduits sur des originaux écrits en lan- gue égyptienne : l'empreinte du style y est profon- dément grecque, et même d'une date fort récente. Ce n'est pas la langue de Platon, ni celle d'Aristote, ni celle de Plutarque ; c'est celle de l'école de Por- phyre et d'Ammonius dans toute sa richesse et dans toute sa subtilité, avec des métaphores évi- demment empruntées aux usages de la Grèce, par exemple, au vocabulaire de la musique, et çà et là des inadvertances plus significatives encore, comme la mention du sculpteur Phidias (p. 97, éd. Turnèbe), le récit d'une aventure arrivée au musicien Eunomius de Locres, aux jeux Py- thiques, récit fort gracieux d'ailleurs, mais qui trahit bien clairement le faussaire. Ajoutez cer- taines manières de parler qui conviennent mal au personnage d'un prophète, comme cette phrase de Y Asclepius : « Ce qu'on dit être exté- rieur au monde, si toutefois il y a quelque chose d'extérieur au monde, ce que je ne crois pas, etc. ; » des titres mystérieux, comme la clef, le cratère ou la monade [Dialogues d'Hermès avec son fils Toi) ; une obscurité souvent avouée, cal- culée même comme dans le fragment d'hymne que nous citions tout à l'heure : tous ces indices montrent des écrits sortis de ces ateliers de théurgie enthousiaste et de grossière falsification, qui se multiplièrent surtout durant la lutte du paganisme contre les doctrines chrétiennes. Dans ce chaos de paroles et d'idées, où le raisonnement revient sans cesse sur lui-même, n'avance que pour reculer ensuite ; où tous les systèmes se heurtent, où toutes les doctrines peuvent trouver des arguments, personne ne s'étonnera qu'il se rencontre quelques opinions conformes au sens des vieux symboles égyptiens; mais personne n'y saurait chercher une expression authentique de cette religion si originale. L'entraînement des passions religieuses et l'inexpérience de la cri- tique ont seules pu, sur ce point, accréditer les préjugés ou prolonger les méprises. C'est ce qui a été démontré depuis deux siècles par Casau- bon, dans sa belle polémique contre Baronius; depuis cette époque, les historiens de la phi- losophie n'ont guère fait que reproduire les mêmes conclusions, jusqu'à Baumgarten-Crusius^ qui, dans un opuscule spécialement consacré a ce sujet (in-4, Iena, 1837), les a encore appuyée» par des preuves nouvelles. Il est aujourd'hui à souhaiter qu'un philologue exercé publie une bonne édition critique de tous ces textes d'Her- mès le philosophe, en les accompagnant d'un commentaire ou seraient indiqués avec soin tous les emprunts faits par l'auteur à la Bible, aux platoniciens, à l'Évangile. Si nous ne nous trom- pons, la part faite au plagiaire, celle de l'écri- vain original resterait bien petite, indigne en tout cas du Taut égyptien; mais un tel livre au- rait toujours son importance comme témoi- HERM — 711 — HERV gnage de l'état des esprits dans les siècles où il a pu naître et obtenir tant d'autorité. — Consulter sur ce sujet Fabricius, Bibliothèque grecque, t. I, p. 46-89, édit. de Harles; la Sym- oolique, de Creuzer, liv. III, avec les éclaircis- sements de M. Guigniaut, surtout les notes 6 et 11; la dissertation de M. Guignaut : de 'Ep- p.o0 seu Mercurii mythologia, in-8, Paris, 1833. On pourra lire encore avec fruit la dissertation de Fourmont, où Ion montre qu'il n'y a jamais eu qu'un Mercure {Mémoires de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, t. I); Zoëga, de Origine et usu obeliscorum, in-f°, Rome, 1797, p. 503 et suiv., où sont réunis tous les textes relatifs aux livres de Thaut; enfin, sur les ouvra- ges d'alchimie hermétique, V Histoire de la phi- losophie hermétique, par l'abbé Lenglet du Fres- noy, 3 vol. in-12, Paris, 1742, t. I. Il existe en français deux traductions incomplètes des frag- ments grecs d'Hermès, l'une par du Préau (in-8, Paris, 1549, 1557), l'autre par de Foyx de Can- dalle (in-8, Bordeaux, 1574). M. L. Ménard en a donné une très-complète à laquelle l'Académie des inscriptions et belles-lettres a décerné un prix, sous ce titre : Hermès Trismégiste, Paris, 1866, in-8. E. E. HÉRMIAS. Il a existé deux philosophes de ce nom : l'un chrétien, qui florissait vers le IIe siècle de l'ère chrétienne, et l'autre païen, du ve siècle de la même ère. Le seul titre qui a fait compter Hermias le chrétien parmi les philosophes, c'est un ouvrage qu'il a écrit, dans le style de La satire, contre la philosophie, et qui ne mérite pas l'honneur qu'on lui a fait de le réimprimer cinq OU six fois. Ataaupuo; twv ëija> çiXoaôçwv, Irrisio philosophorum genlilium, en grec, avec une version latine de J.J. Fugger, in-8, Bâle, 1553; in-f", Zurich, 1560; in-fJ, Paris, 1624; à la fin du Tatien de Th. Gale, in-8, Oxford, 1700, et la plupart des éditions des Œuvres de saint Justin le martyr. — Hermias le païen était un philosophe de l'école néo-platonicienne, disciple de Syrianus; époux d'Aédésie, et père d'Ammonius. Il a laisse un nom moins célèbre que sa femme et son fils, et sa mémoire était plus remarquable que son génie. X. HERMINUS, philosophe stoïcien, et commen- tateur de quelques-uns des écrits d'Aristote. 11 florissait vers le milieu du ue siècle de l'ère chrétienne, et a été un des maîtres d'Alexandre d'Aphrodise. Ses ouvrages ne sont pas arrivés jusqu'à nous ; mais Alexandre d'Aphrodise nous a conservé quelques-unes de ses opinions, du moins en ce qui touche la philosophie d'Aristote. X. HERMIPPE de Smyrne, philosophe péripa- téticien, qui florissait à Alexandrie pendant le me siècle avant l'ère chrétienne. 11 a écrit sur la grammaire, la mythologie, la géographie, l'astronomie, l'histoire, les anciens législateurs, et les anciens sages de la Grèce, plusieurs ou- vrages dont aucun n'est arrivé jusqu'à nous. Mais quelques fragments de ces divers écrits, et quelques renseignements sur la vie et les opinions de l'auteur, ont été réunis dans la dissertation suivante : Hermippi Smyrnœi, peripaletici. Fragmenta collecta, disposita et illustrata ao Ed. Adalberto Lozynski. in-8, Bonn, 1832. X. HERMOLAÛS BARBARUS OU plutôt ER- MOLAO BARBARO, plus souvent désigné, dans les ouvrages du xvr3 siècle, par son prénom que par son nom de famille, naquit à Venise le 21 mai 1454. Il était d'une noble maison, à la- quelle avaient appartenu Josaphat Barbaro, si célèbre voyageur, et François Barbaro, auteur du traité de Re uxoria. Tennemann compte à bon droit Ermolao Barbaro au nombre des érudits qui contribuèrent le plus efficacement à détourner les esprits des questions épuisées par la cont in- verse scolastique, et à faire comprendre dans les écoles la vraie doctrine du Stagirite. Il mourut à Rome, atteint de la peste, le 14 juin 1493, à l'âge de trente-neuf ans. Jeune encore, il s'était acquis déjà une grande renommée par ses travaux sur Pline, Dioscoride, Aristote et Thémiste. Nous désignerons ici ceux de ses ouvrages qui eurent pour objet et pour résultat de recommander et de faciliter l'étude des archives péripatéticiennes. On doit à Ermolao Barbaro : 1° Compendium elhnicorum librorum, in-8, Venise, 1544, et in-8, Paris, Roigny, 1546; 2° Compendium scientiœ naturalis in Aristotele, in-8, Venise, 1545; in-8. Paris, 1547, et in-4, 1535; in-8, Lausanne, 1379; in-8, Marpurg, 1397. H y a une édition de Bâle, in-12, dont la date nous est inconnue; 3" Verski librorum Arislotelis de arle discendi, in-f". Bâle. 1551; 4° Themistii paraphrasis in Arislotelis Posteriora Analtjtica latine versa, in-f°, Paris. 1511, 1528; in-4, Bâle, 1533, 1545; in-f", Ve^ nise, 1560. Le P. Niceron (Hommes illustres), David Clé- ment, dans sa Bibliothèque curieuse, et le Gior- nale de' letterati d1 Italia, peuvent être consultés sur la vie et les ouvrages d'Ermolao Barbaro. B. H. HERMOTIME de Clazomène. Aristote (Méta- ph., liv. I, ch. m) est le premier qui fasse mention de ce philosophe. Parlant d'Anaxagore, qui re- connaissait une intelligence comme principe mo- teur et ordonnateur de l'univers, il nous apprend, sans prendre ce fait sous sa garantie, que la même opinion parait avoir été exprimée aupara- vant par Hermotime de Clazomène (AUiav g' iyzi Ttpôxepov 'Ep(xÔTi(i.o; ô KXaÇou.sv.o; eirtsïv). Voilà tout ce que nous savons de ses opinions. Après Aristote, Pline l'Ancien (Hisl. nat., liv. VII, ch. liu) rapporte d'après une tradition "pu'Her- motime de Clazomène avait de son vivant la fa- culté d'abandonner son corps et de se transporter, pur esprit, dans les lieux les plus éloignés du monde. Reprenant ensuite son enveloppe ma- térielle, il racontait tout ce qu'il avait vu ou entendu pendant ces voyages extraordinaires. Mais un jour ses ennemis, profitant d'un de ces moments d'absence, livrèrent son corps aux flammes, et lui firent subir ainsi une mort anticipée. C'est probablement la vie contempla- tive d'Hermotime et, son détachement des choses extérieures qui ont donné lieu à cette fable. Tous les autres écrivains de l'antiquité qui parlent d'Hermotime de Clazomène , Plutarque (de Dœmo- nio Socratis), Sextus Empiricus (Adv. Mathem., lib. IX, c. vu), Alexandre d'Aphrodise (Comment, in ; Arislot. Metaph.), Simplicius (Comment, in Arislot. Phys.), etc., ne font que répéter Aristote et Pline avec des variantes de peu d'importance. Tous ces passages ont été réunis par Carus dans une dissertation intitulée des Traditions relatives à Hermotime de Clazomène. Essai critique, dans le recueil de Fùlleborn. 3e cahier (ail.). X. HÉRODOTE. Il a existé deux philosophes de ce nom : l'un était un philosophe sceptique, appelé Hérodote de Tarse, disciple de Ménodote, et maître de Sextus Empiricus; l'autre un phi- losophe épicurien, mentionné par Diogène Laërce (liv. IX), et auteur d'un ouvrage sur la jeunesse d'Ëpicure : rUpi 'ETt'.xoOpo-j ésr,o£ta<;. X. HERVJEUS NAT AXIS (Hervé Xoèï), philo- sophe scolastique, né en Bretagne dans la der- nière moitié du xnr' siècle, fut d'aiord moine, ensuite général de l'ordre des dominicains, et enfin recteur de l'université de Paris. Il mourut à Narbonne en 1323. L'ordre auquel il appartc- IIKYI) — 712 — HIER nait nous dit assez quelle était sa doctrine. Il professait, en théologie comme en philosophie, les opinions de saint Thomas, il employait à les défendre une dialectique plus subtile que pro- fonde, et à laquelle on reproche une très-grande obscurité. Ceux de ses écrits qui ont obtenu le plus de réputation sont ses mélanges [Quodlibeta] et son Commentaire sur le Maître des sentences. X. HESYCHIUS, surnommé l'Illustre, né àMilet, vivait dans le vie siècle de l'ère chrétienne. Il nous reste de lui un Abrégé des vies des philo- sophes par ordre alphabétique, qui est tiré en grande partie de Diogène Laërce. Cet ouvrage a été publié avec une traduction latine par Meur- sius, in-8, Leyde, 1613. X. HEYDENREICH (Charles-Henri), né le 19 fé- vrier 1764, à Stolpen, dans la Saxe électorale, se consacra successivement à la poésie, à la philo- logie et à la philosophie, à laquelle il demeura fidèle le reste de sa vie, sans rompre entièrement avec les goûts de sa jeunesse. Appelé, en 1789, à la chaire de philosophie de Leipzig, il l'ut obligé, en 1798, de résigner ses fonctions, et se retira, ruiné de santé, abreuvé de dégoûts et d'humilia- tions, près de Weissenfels, où il mourut trois ans après, à l'âge de trente-sept ans. Heydenreich s'était attaché d'abord à la doctrine de Spinoza; mais il l'abandonna bientôt pour celle de Kant, et se fit, parmi les nombreux disciples de ce grand homme, une place très-distinguée par la variété de ses connaissances, par la perspicacité de son esprit et souvent même l'originalité de ses vues : car, en acceptant les principes géné- raux du criticisme, il ne renonça pas à son in- dépendance. Il a le mérite d'avoir complété et, à certains égards, corrigé le système de Kant, surtout en ce qui concerne l'esthétique et la philosophie de la religion. Voici les titres de ses ouvrages : Essai d'une appréciation de la preuve de l'immortalité de l'âme, qui se fonde sur l'amour de la perfection, in-8, Leipzig, 17 85 ; — Animadversiones in Mosis Mendelii refula- tionem placitorum Spinozœ, in-4, ib., 1787; — la Nature et Dieu d'après Spinoza, in-8, ib., 1789 ; — Observationes de nexu sensus et phan- tasiœ, ratione habita ethices, rhetorices et poli- tices, in-4, ib., 1788; — Essai sur l'origine et la valeur des règles en matière de sentiment et d'imagination, in-8, ib., 1788; — Système de l'esthétique, in-8, ib., 1790; — Considérations sur la philosophie de la religion naturelle, 2 vol. in-8, ib., 1791; — Num ratio humana sua vi et sponle contingere possit notionem creationis ex nihilo, in-4, ib., 1790; — Principes de la théolo- gie morale, avec des applications à l'éloquence et à la poésie religieuse, in-8, ib.. 1792; — In- troduction encyclopédique à l'étude de la philo- sophie, etc., in 8, ib., 1793; — Idées originales sur les objets les plus intéressants de la philo- sophie, etc., 3 vol. in-8, ib., 1793-1795: — Intro- duction à la philosophie morale d après les principes de la raison pure, in-8, ib., 1794; — Système du droit naturel d'après les principes de la philosophie critique, in-8, ib., 1801; — Essai sur la sainteté de l'Etal et la moralité de la révolution, in 8, ib., 17'J'i; — Principes du droit naturel dans les rapports avec l'État, in-8, ib.. 1795; — Lettres sur l'athéisme, in-8, ib., 179b; — de la Misère de l'homme, in-8, ib., 1796; — Explication philosophique de la su- perstition, in-8, ib.. 1798; — l'Homme et la Femme, in-8, ib., 1798. Indépendamment des écrits que nous venons de citer, Heydenreich a publié plusieurs traductions accompagnées de notes instructives, entre autres celle daV Histoire critique des révolutions opérées dans la philo- sophie, par Cromaziano, c'est-à-dire Buona 2 vol. in-8, ib., 1791 ; celle de l'ouvrage d'AI sur le Goût, 2 vol. in-8, ib.. 1792; celle des Pensées de Pascal, in-8, ib.. 1793, etc. Il a égale- ment [iris part à une foule de recueils périodi- ques, et a publié lui-même, pendant deux ans. un Afoncmach philosophique, '1 vol. in-8, ib., 1795-179 i, et un Observateur de la vie domesti- que, 2 petits vol. in-8, ib., 1795-1796. Enfin, après sa mort, on a fait imprimer, sou a, des Considérations su r lu dignité de V homme, d'après les principes dr la philosophie morale et reli- gieuse de Kant, in-8, ib., 1802. On consultera avec fruit, sur ce fécond auteur, un écrit de Schcell : Heydenreich cara < • une homme et comme citoyen, in-8, ib.. 1802 (ail.). X. HIÉROCLES, philosophe néo-platonicien du milieu du iv-* siècle, a été confondu par plusieurs savants, notamment par Pearson. avec le fameux Hiérocles de Bithynie, auteur du factum anti- chrétien, en deux livres, le Philalèlhe, qui vivait sous Dioclétien et fut un des instigateurs des persécutions exercées en 303 contre les chrétiens. Cette erreur était facile à éviter. Les noms pro- pres que contiennent les œuvres mêmes d'Hiéro- clès, à l'époque où vécurent Énée de Gaza et Théosèbe, ses disciples, dont le dernier vit quelque temps au moins Damascius, font foi qu'aux vingt années, de 445 à 465, se rapporte le moment de la plus grande célébrité d'Hiéroclès. On n'a, du reste, que peu de détails sur sa vie. Il semble avoir reçu le jour en Egypte et peut-être à Alexandrie : cette grande ville fut du moins son séjour habituel. On pourrait présumer qu'il suivit, pendant un temps, les leçons du premier Olym- piodore, qui compta Proclus parmi ses auditeurs, vers 431 ; mais comme Olympiodore était plutôt péripatéticien que platonicien, c'est à d'autres sources, probablement à l'école d'Athènes et sous Plutarque ou Syrianus, qu'Hiéroclès alla s'initier à la pensée des successeurs de Plotin. Ce dont on ne peut douter, ce qui résulte du témoignage de Suidas, c'est que, devenu à son tour un des représentants du néo-platonisme, il rendit à l'école d'Alexandrie son caractère, et en fit le pendant de l'école d'Athènes. Son enseignement fut con- temporain, en partie au moins, de celui de Proclus, car on ne mentionne après lui, comme chefs de la section alexandrine des néo-platoni- ciens, qu'Ammonius (fils d'Hermias), Isidore et Asclépiodote : or tous trois avaient été disciples de Proclus; et Isidore, son second successeur, avait régi l'école d'Athènes avant celle d'Alexan- drie. L'enseigement d'Hiéroclès s'étendrait ainsi jusque vers 485. Mais, d'une part, il est possible qu'un successeur inconnu pour nous ait tenu la chaire entre lui et Ammonius; de l'autre, il est certain qu'il y eut une interruption dans son enseignement. « Dans un voyage qu'il fit à By- zance, nous dit un moderne, il encourut, par quelques mots indiscrets, la disgrâce des gou- verneurs de la ville. » Le passage grec ainsi travesti veut dire tout autre chose : oî •/.paxoûvTî; n'indique ni les gouverneurs de la ville, ni les gouvernants, mais l'opinion dominante, c'est-à- dire le christianisme; les mots reprochés au philosophe ne sont pas des personnalités, ce sont des opinions hostiles à l'Église; enfin le voyage d'Hiéroclès dans la capitale semble avoir eu lieu plutôt par ordre o^ue librement. C'était aux derniers temps de Theodose II ou même sous Pulchérie (450), quand le gouvernement frappait à coups redoubles pour achever la destruction de l'idolâtrie. Hiérocles. traduit devant des juges prévenus, fut cruellement battu de ver- ges, mais subit héroïquement ce supplice, et recueillant de son sang dans une main, le jeta HIER — 713 — HIER au visage du bourreau, en prononçant ces vers d'Homère : [maine, Tiens, bois, voici du vin, mange de la chair hu- Cyclo'pe! Toutefois on lui fit grâce de la vie, et il alla en exil attendre la fin de l'orage, qui fut, sans doute, celle du règne de l'intolérante Pulchérie. De retour dans Alexandrie, il y reprit ses leçons avec éclat, mais sans égaler son rival d'Athènes. Soit pruden:e d'à illeurs, soit conviction, ses opinions sur quelques points graves se rappro- chaient plus de la solution chrétienne que celles de Proclus. On ignore quand mourut Hiéroclès. Nous avons vu qu'Énée de Gaza et Théosèbe furent ses condisciples; et c'est peut-être ce dernier qui lui succéda : on s'expliquerait ainsi comment il transmit oralement, à Damascius, les remarques de son maître sur le Gorgias. Hiéroclès était surtout recommandable par son élocution facile, riche et majestueuse. Ses écrits ne démentent point cette opinion. Damascius lui refuse le génie du penseur, et ne lui accorde que la sagesse humaine. Le fait est qu'il est peu métaphysicien. Il expliquait volontiers Platon ; il commenta deux fois le Gorgias, et toujours en variant son exégèse. Mais, ni l'un ni l'autre commentaire ne sub- siste. On n'a sauvé de lui qu'un ouvrage complet, c'est son Commentaire sur les vers dorés, at- tribués à Pythagore. Photius nous a transmis dans sa Bibliothèque une analyse et quelques extraits de son traité en sept livres sur la Pro- vidence et le Destin. Enfin on trouve dans Stobée plusieurs fragments d'Hiéroclès, chacun avec un titre particulier ; mais l'on ne saurait dire si ces titres désignent autant d'ouvrages spéciaux ou sont ceux d'un même ouvrage, les Idées philo- sophiques : nous inclinons pour ce dernier avis avec Pearson, qui même divise cet écrit en deux livres, et répartit les fragments entre chacun d'eux, réservant au second Y Économique et le Mariage, et assignant au premier les préceptes relatifs aux devoirs envers les dieux, envers la patrie, envers les parents, etc. En général, la morale d'Hiéroclès est admirable : la pureté, la sérénité des principes, chez lui, s'unissent à un bon sens pratique exquis : témoin, entre autres, ses belles pages sur le mariage et sur les obli- gations des époux. Le Commentaire sur les vers dorés présente les mêmes qualités accompagnées de plus d'exaltation, et aussi de quelques hors- d'œuvre. Hiéroclès y expose sa théologie, sui- vant laquelle il existe trois classes de dieux ou d'êtres participant de la divinité : les dieux cé- lestes, dont l'intelligence est invariablement fixée sur le Dieu suprême; les dieux éthérés, classe intermédiaire, qui regardent tantôt en haut, tan- tôt autour et au-dessous d'eux, et qui, parfois, nommés héros ou démons, ont diverses régions du monde sous leur direction; et enfin les dieux terrestres, dont les âmes humaines font ou un jour feront partie, et qui détournent plus sou- vent leur regard du ciel qu'ils ne s'y dirigent. Cette classification est bien dans l'esprit du néo- platonisme ; mais l'on n'y reconnaît ni cette richesse de subdivision, caractère de la théo- logie de Syrianus et de Proclus, ni ces déno- minations essentielles en usage dans l'école d'A- thènes : c'est encore la simplicité de la théo- logie de Porphyre ; et en cela, certainement, Hiéroclès est moins loin que ses rivaux des an- tiques idées pythagoriciennes. Il ne leur est pas complètement fidèle pourtant, et, cédant à l'esprit du temps, il prêta au chef de l'école italique des idées postérieures d'au moins cinq ou six siècles. A plus forte raison, ne soupçonne-t-il pas qu'il puisse y avoir un doute sur l'authenticité des Vers dorés, sur leur auteur, sur leur âge. Au total, le Traité de la Providence et du Destin, s'il subsistait en son entier, serait sans doute le plus beau titre philosophique d'Hiéroclès. 11 cherche lui-même des solutions, il discute, il réfute, il essaye de concilier. Dans son premier livre, il établit sa propre opinion sur les questions qu'il se pose, et, dans le troisième, il répond aux objections qu'il prévoit. Les cinq autres sont destinés à démontrer que ses idées, au fond, s'accordent avec celles de Platon, avec les oracles et les lois sacerdotales, avec Orphée, Homère et les prédécesseurs du disciple de Socrate, enfin avec les leçons de tous les chefs de l'école après lui. Cette portion de son travail, quoique entachée de quelques erreurs, devait avoir de l'importance pour l'histoire de la philosophie, car il conduisait l'exposition des opinions jusqu'à ce Plutarque qui fut le maître de Syrianus. Quant à la doc- trine même, il appelle providence l'empire pa- ternel que Dieu exerce sur toute la création, tant visible qu'invisible, et destin la justice distributive qui accompagne l'exercice de cet empire. En d'autres termes, le gouvernement équitable à l'aide duquel le Créateur et père des êtres maintient l'ensemble de l'univers, c'est la providence; et la loi particulière, l'arrêt (vôjxoç) qu'il rend pour chaque individu, c'est la destinée (slaapfAÉvr,) de celui-ci. L'homme est pourvu du libre arbitre; mais, d'une part, ses décisions sont suivies d'une action spéciale de Dieu sur ses affections (sur les motifs qui sollicitent sa volonté), et cette action qui rend plus ou moins facile le bon usage du libre arbitre, est déjà un commencement de récompense ou de peine ; de l'autre, Dieu, dès l'origine, a déterminé le com- mencement et la fin de l'existence. Hiéroclès ne voit aucune contradiction entre ces dernières propositions et ce qu'il a dit du libre arbitre : grâce à cette explication, dit-il, il est égale- ment vrai que l'homme fait et que l'homme subit sa destinée; et il s'élève contre les théories qui font consister le destin dans la. nécessité, la force ou la nature propre des individualités. Il pose aussi ce principe, que la matière, quand Dieu l'a créée, n'existait point à part, et qu'il a suffi au Créateur, pour accomplir son œuvre, d'un acte de sa volonté. C'est à tort qu'on a vu là la création ex nihilo. Il est vrai seulement qu'Hié- roclès s'élève contre le dogme de l'éternité in- dépendante attribuée à la matière par Platon lui- même, au moins dans le Timée, et il reste éloi- gné du christianisme, en déclarant que la création n'a pu avoir de commencement. Les âmes, selon lui, ont les unes trois mille, les autres dix mille ans d'existence. Ainsi que Porphyre, il n'admet la métempsycose que d'homme à homme. Enfin, bien que le gouvernement de Dieu s'étende à toutes les sphères, il regarde la première seule comme directement régie par lui; la deuxième l'est par la première, la troisième par la seconde, et conséquemment les âmes humaines sont sous l'empire immédiat des héros ou bons démons. La meilleure édition d'Hiéroclès est celle de Needham, in-8, Cambridge, 1709, avec traduction latine de Courtier et Girardi, des prolégomènes de Pearson, des notes de Ficin, de Casaubon, de l'éditeur, et la vie d'Hiéroclès par ce dernier. On en a réimprimé le Commentaire sur les Vers dorés, in-8, Londres, 1742. Des éditions partielles avaient été données à partir de 1874 : la première parut à Padoue. Enfin il existe d'Hiéroclès des traductions italienne (in-4. Venise, 1604, par Dardi Bembo), anglaise (in-8, Glasgow, 1756), française (2 vol. in-12, Paris, 1706, par Dacier). V. P. HIÉRONYME de Rhodes, philosophe péripa- HILD — 714 — im»p téticien du m* siècle avaiit l'ère chrétienne, con- temporain de Lycon, alors cbef de la même école, et a'Arcésilas, le fondateur de la nouvelle Aca- démie. Il avait beaucoup écrit, et ses ouvrages étaient très-estimés dans l'antiquité; mais ils sont complètement perdus pour nous. Nous sa- vons seulement qu'il faisait consister le souve- rain bien dans l'absence de la douleur, et que le plaisir, à ses yeux, n'était rien de réel ni de désirable en soi. Voy. Diogène Laërce, liv. IV, ch. xli et xlii ; liv. V, ch. lxviii , et Cicéron, de Finibus, lib. V, c. v ; lib. II, ,c. m; et Acad. Quœsf., lib. II, c. xlii. X. HILDEBERT, pliilosophe scolastique, était né à Lavardin en 1057. Comme il a composé une épitaphe en l'honneur de Bérenger de Tours, on a conjecturé qu'il avait eu pour maître le célèbre archidiacre ; mais cette opinion n'est rien moins qu'avérée. D'autres ont avancé, sans plus de fondement, qu'il avait été moine de Cluny, et disciple de saint Hugues, abbé de ce monastère. Ce qui paraît mieux établi, c'est qu'étant encore très-jeune, il fut placé à la tête de l'école cathé- drale du Mans, qu'il la dirigea pendant plusieurs années, et qu'il succéda en 1097 à l'évêque Hoël. Les commencements de son épiscopat furent troublés par la guerre qui s'éleva alors entre le comte du Mans et Guillaume le Roux, roi d'An- gleterre. Effrayé de la gravité des circonstances, il partit pour Rome, afin de résigner sa dignité ; mais les instances du souverain pontife Pascal II le firent changer de résolution. A peine de retour en France, Hildebert eut à combattre les pré- dications de l'hérésiarque Henri, sectateur de Pierre de Bruys; et, si l'on en croit les histo- riens, il employa contre lui d'autres armes que la persuasion. En 1125, il fut élevé à l'archevê- ché de Tours, et mourut en 1136, laissant une réputation de science et de vertu qui a valu à sa mémoire le surnom de vénérable. Hildebert est un des écrivains de son époque qui ont le mieux connu et le plus goûté les an- ciens. Il a laissé des poésies où respire le plus vif enthousiasme pour Rome et la Grèce, et qui sont pleines des souvenirs de la littérature et même, chose étrange chez un pontife chrétien, de la mythologie classique. Dans ses œuvres théologiques, il aime à citer Virgile, Sénèque, Cicéron, Horace; Aristote, Platon, et il avait cer- tainement étudié tous ceux de leurs ouvrages qui étaient alors connus. Ce commerce assidu avec l'antiquité annonce chez Hildebert une largeur de vues que ses ou- vrages ne démentent pas. Moins original et moins profond que saint Anselme, il se distin- gue par l'étendue, la justesse et l'érudition. Selon lui, la foi est la certitude volontaire des choses absentes, supérieure à l'opinon, inférieure à la science. La raison a le pouvoir d'établir, par ses seules forces, l'existence de Dieu : car l'âme, qui ne peut l'ignorer entièrement, doit savoir qu'elle n'a pas toujours existé; or, si elle a commencé, elle n'a pu se donner l'être, et il faut qu'elle l'ait reçu d'une cause qui ne peut elle-même avoir eu de commencement. Non-seulement la raison peut démontrer l'existence de la cause première, elle a la faculté de prouver encore que cette cause est une, puisque s'il existait deux causes impar- faites, elles seraient insuffisantes, et que si elles étaient parfaites toutes deux-, une d'elles serait de trop. D'autres attributs de Dieu, suivant Hil- debert, la justice, la bonté, la sagesse, l'immen- sité, peuvent être connus par la raison avant de l'être par la foi, de suite qu'il existe une science de ces attributs en dehors de la révélation. Cette opinion si grave et si libre du pieux cvè- que se trouve exposée dans son Traité théolo- giout, un des plus amiens monuments di théologie scolastique. Il a porté le même esprit et la même liberté dans un opuscule intitulé Philosophie morale : de l'utile et de l'honn qui, de son aveu même, a été composé à l'imita- tion des anciens. Il y ramène la morale à trois questions principales : 1° ce que c'est que l'hon- nête ; 2" ce que c'est que l'utile ; 3° comment l'utile s'accorde avec l'honnête. L'honnête est ce qui nous attire par sa vertu propre; il a qua- tre formes qui sont les quatre vertus : prudence, justice, courage, tempérance. L'utile est ce qui est recherché en vue de ses avantages ; il com- prend les biens de l'esprit, ceux du corps, et ceux de la fortune. Ce sont bien là, selon la promesse de l'auteur, la méthode, les divisions, et jusqu'à la terminologie de Cicéron et de Sénèque. Il n'y a de neuf que l'entreprise de réhabiliter, sous le règne du christianisme, la morale des philoso- phes païens ; mais cette entreprise, qui nous pa- raît puérile, n'était pas entièrement vaine au commencement du xri" siècle, car elle coïncidait avec le réveil de la raison et de la philosophie. Les œuvres d'Hildebert ont été publiées p.ir Beaugendre, in-f", Paris, 1708. Voy. Histoire littéraire de la France, par des religieux béné- dictins, t. XI, p. 2.00 et suiv., et Histoire litté- raire de la France '.avant le xii" siècle , par M. Ampère, t. III, p, 437 et suiv. C. J. HILLEBRAND (Joseph), philosophe allemand, né en 1788, à Grossduengen dans le Hanovre. Il fit ses premières études au Gymnase catholique d'Hildesheim, les continua à Gottingue, devint professeur au a Josephinum » d'Hildesheim; mais il s'en retira bientôt, et renonça au catholicisme pour embrasser la religion réformée. Il connut Hegel à Heidelberg, où lui-même enseignait en qualité de professeur extraordinaire, et quand le grand philosophe quitta sa chaire poux celle de Berlin, en 1818, il le remplaça pendant quel- que temps; il quitta ensuite cette université pour celle de Giessen. Il entra un moment dans la vie politique en 1848 et présida la seconde Chambre du grand-duché de Hesse; mais quand elle fut dissoute en 1850, il rentra dans la vie privée et mourut en 1862 à Bedelheim, près de Mayence. Il a laissé un grand nombre d'ouvra- ges"; le plus connu en Allemagne est une His- toire de la littérature nationale depuis le com- mencement du xvm* siècle. Ceux qui concernent la philosophie sont : l'Anthropologie comme science, Mayence, 1822-1823; — 7 'raité de philo- sophie théorique et de propédentique, ibid., 1826; — Prolégomènes de philosophie univer- selle, ibid., 1830 ; — l'Organisme de l'idée phi- losophique, Dresde et Leipzig, 1842, qui complète son livre le plus intéressant; la Philosophie de l'esprit, Heidelberg. 1835. Les doctrines d'Hil- lebrand n'ont rien de particulièrement original : elles se mêlent au mouvement de la philosophie hégélienne , et s'en distinguent seulement par une sorte d'éclectisme. Hillebrand se souvient de sa première éducation ; il n'a pas oublié la philoso- phie de Wolf, et souvent il corrige Hegel par Leibniz. HINDOUS, voy. Indiens. HIPPARCHIE. femme philosophe, de la secte des cyniques, épouse de Cratès. Elle naquit à Maronée, ville de Thrace, d'une famille riche et considérée, et florissait sous le règne d'Alexandre le Grand. Ni les efforts de ses parents ni les re- présentations de Cratès lui-même, étalant devant elle ses infirmités et sa misère, ne purent l'em- pêehcr de choisir ce philosophe pour son époux. Revêtue comme lui d'un sale manteau, une be- sace sur l'épaule et un bâton à la main, elle embrassa le genre de vie qui distinguait lés dis- HIPP — 715 — HIPP ciples d'Antisthène, et ne garda plus rien de son sexe. En souvenir de son dévouement, les cyni- ques instituèrent une fête que l'on célébrait au Pœcile, et qui reçut le nom de Cynogamie. On attribue à Hipparchie plusieurs ouvrages, dont aucun n'est arrivé jusqu'à nous. Consultez Dio- gène Laërce, liv. VI, ch. lxxxv-xcxviii. Voyez Cratès. HIPPASE de Métaponte un des anciens py- thagoriciens, mais qui paraît s'être écarté un peu des principes généraux de son école. A l'exemple d'Heraclite, il regardait le feu comme le prin- cipe matériel de l'univers, comme la substance impérissable dont les choses sont formées et dans laquelle elles vont se résoudre tour à tour. De sorte qu'il y a alternativement une période de génération et une période de destruction. Au reste, rien de plus confus que les traditions qu'on a conservées de ce philosophe. On ne sait ni en quel temps précisément ni en quel lieu il a vécu. Le plus grand nombre le fait naître à Métaponte, d'autres à Crotone, et d'autres encore à Sybaris. D'après un auteur cité par Diogène Laërce, il n'aurait jamais rien écrit. D'après Diogène Laërce lui-même, il aurait publié, sous le nom de Py- thagore, un ouvrage maintenant complètement perdu, intitulé Aôyo; ptu. Pyrrh., lib. III; Adv. Mathem., lib. IX), il aurait reconnu deux principes, l'eau et le feu, ou la chaleur et l'hu- midité. Dans les deux cas, Alexandre d'Aphrodise (in Metaph. Arislot., p. 12) nous parait avoir raison de le compter parmi les philosophes pour qui rien n'existe que ce qui tombe sous nos sens. Aristote, en parlant de lui, ne s'exprime qu'avec un profond dédain et le range au nombre des penseurs les plus grossiers, iwv (poptixto-rspiov. On peut consulter sur Hippon, outre les auteurs que nous venons de citer, Jamblique, Vila Pylha- gorœ, c. xviii; — Censorinus, de Dienatali, e. \ ; — Simplicius, in Phys. Arislot., p. 6; — Eclogœ j'hys., p. 798, édit. Heeren; — Plutarque/ de Placitis philosoph., lib.V, c. vj — Adv. Stoicos, c. xxxi. X. HIRNHAYM (Jérôme). La vie de ce fougueux apôtre du scepticisme est peu connue. Tout ce qu'on en sait, c'est que né en Bohême, il fut reçu docteur en théologie à l'université de Pra- gue, puis nommé à l'abbaye de Notre-Dame-du- Mont-Sion, enfin élu vicaire général des Pré- montrés dans la province de Bohême, Moravie, Silésie et Autriche. C'est en 1079 qu'il mourut. L'ouvrage qui a sauvé son nom de l'oubli parut trois ans avant sa mort, c'est-à-dire en 1676. En lisant cet ouvrage, aujourd'hui de la dernière rareté, on apprend quelle fut l'éducation de Hirnhaym, et par quelle voie il arriva au genre de scepticisme qu'il considérait comme le plus solide appui de la foi catholique. Élevé dans les collèges de jésuites que Rodolphe II multiplia autour de la capitale de saint Nepomu- cène, au commencement du xvue siècle, Hirn- haym y adopta la maxime que les sens sont l'unique source de notre savoir : nihil enim est in intellectu, ait Aristotelcs, quin prius fuerit in sensu (p. 20). A cette maxime il joignit bientôt un principe bien différent, puisé dans le mysti- cisme qui dominait parmi ses compatriotes. 11 lut avec avidité, il fréquenta les disciples de Weigel et de Jacob Boehrn, Marcus Marci, Jean Engel, Jean Amos, et il se laissa conduire par eux vers les Van-Helmont et les Paracelse. Ce n'est pas tout encore. L'ordre religieux où il était entré s'était engagé à combattre le protes- tantisme et la science moderne, persuadé que le plus sûr moyen d'affermir l'autorité spirituelle, telle que le moyen âge la concevais consistait à ruiner, à renverser par un pyrrhonisme univer- sel le principe d'examen et les méthodes de libre investigation. Hirnhaym, épousant cette sorte de querelle, se pénétra des écrits de Cornélius Agrippa et de Sanchez, et renouvela avec plus de véhémence leurs doutes et leurs griefs contre la certitude des sciences humaines. Toutes les vi- cissitudes que la marche de ses études avait éprouvées se retrouvent dans son ardent et épais manifeste. 11 ne craint pas d'encourir le reproche de se démentir lui-même : « Ce qu'on appelle principe de contradiction, dit-il, n'est que pure chimère. » Dùt-il d'ailleurs se contredire mille fois, dût-il réfuter son sensualisme par son mys- ticisme, et détruire l'un et l'autre par un scep- ticisme radical, peu lui importe : le pyrrhonisme, de son propre aveu, n'est pour lui qu'un moyen. Le but véritable de sa polémique, c'est de boule- verser l'esprit humain de telle façon qu'il ne songe plus qu'à se précipiter, les yeux fermés, aux pieds du saint-siége. Là seulement est pour l'intelligence l'infaillibilité, et pour l'âme le repos sans trouble. De même qu'il n'y a point de salut hors de l'Église, il n'y a point d'évi- dence hors de l'enseignement sacré. La philoso- phie, la science humaine est erreur et vanité : la science divine, la théologie, voilà la vérité. La vraie philosophie, c'est le mépris des lumières trompeuses du monde, c'est l'amour de la folie de la croix. Dans l'intérêt de cette cause, Hirnhaym amassa un trésor de connaissances très-variées, tant pro- fanes que religieuses, et dépensa infinimen. HIRN — 717 HIST d'esprit et les ressources d'une sagacité peu commune. Au milieu des sorties les plus vio- lentes, malgré un fonds surprenant de fanatisme et de superstition, il déploya, en effet, beaucoup d'habileté. Quoique ses habitudes et ses goûts littéraires soient ceux du pédantisme, ceux des écoles posthumes du moyen âge, sa plume a souvent de l'élégance, et trahit une longue ia- miliarité avec ces écrivains païens, si hautement condamnés par l'auteur. A travers ses argumen- tations spécieuses et ses sophismes, on découvre des traces d'une instruction solide, comme au travers de ses déclamations ascétiques on aperçoit une piété sincère. Enfin, son livre constitue un mélange fort bizarre de doctrines et de procédés, et nous semble d'une analyse assez difficile. Le titre même est déjà curieux : De typho generis humant, seu scienliarum humanarum i aani ac ventoso tumore, diffïcultale, labilitate, falsitate, jactantia, prœiumptione, incommodis et periculis tractatusbrevis,inquo etiamverasa- pientia a falsa discernitur et simplicilas munda contempla extollitur. Idiotis in solatium, doctiâ incaulelamconscriplus (in-4, Prague, 1676). Par typhus, ou typhon (p. 3), Hirnhaym entend, non uae fièvre maligne, mais un ouragan, une trombe qui s'empare de l'esprit humain pour en arracher la vertu avec l'humilité. La science, telle est cette calamité, ce fléau, turbo : n'est-ce pas la science qui a privé Adam, par conséquent toute l'humanité, du privilège de la sainteté? « II me plaît, s'écrie Hirnhaym, de persécuter les vaines sciences dont ce sot monde se pavane insolem- ment ; cette sagesse fausse et boursouflée par laquelle tant de gens croient s'élever au-dessus des autres (p. 2-13). Mais à quoi bon fabriquer des armes? Il n'y a point d'ennemi à combattre, car l'ennemi, c'est la science, et où trouver de la science? Nulla datur (p. 20). La science n'a d'autre base que la perception sensible. Mais rien n'est moins stable, moins constant que le témoignage des sens ! Quant aux prétendus axiomes de la raison, où quelques-uns font con- sister la certitude , ils sont anéantis par les dogmes du christianisme. La création annule l'axiome que rien ne se fait de rien ; l'incarnation, l'axiome que Dieu est infini ; la transsubstantia- tion, l'axiome qu'il n'est point d'accident sans substance ; les guérisons opérées par miracle, l'axiome qu'on ne peut retourner de la privation à la possession : a privalione ad habitum non fît recessus. La raison ressemble don: à l'aveugle qui se mêle de discerner les couleurs (p. 36). « Ajoutez à cette faiblesse profonde de l'enten- dement l'obscurité inhérente à la nature des choses. Si Dieu ne nous instruit lui-même, ni les vérités surnaturelles, ni les vérités naturelles ne peuvent être connues de nous. C'est à lui qu'il faut aller, car il ne trompe point, il ne peut être trompé. Tout notre refuge est dans ces mots : Il l'a dit, Ipse dixit.... Aussi ne devrait-on accepter aucune proposition que conditionnelle- ment et en disant : Si cela est vrai, j'y adhère; si cela est faux, je le rejette (p. 39). La preuve qu'il y aurait lieu de borner la sagesse à ces mots, c'est que les opinions les plus contraires régnent dans toutes les sciences. La médecine, la théologie elle-même, regorgent de disputes; les mathématiques abondent en lacunes, la phy- sique est dans une complète ignorance sur les phénomènes de la nature (ch. v-ix). » Arrivé à l'article de la philosophie naturelle, Hirnhaym oublie qu'il a dessein d'être sceptique partout où le dogme de l'Église n'est pas en jeu. Il recommande avec chaleur, il expose en détail l'hypothèse de l'âme du monde, à l'aide de la- quelle Paracelse et Yan-Helmont avaient tenté d'expliquer le mystère de la création; il donne carrière au mysticisme dont les théosophes de la Silésie et de laLusace avaient nourri sa jeunesse 11 convient toutefois (p. 188) que cette merveil- leuse opinion ne résout pas toutes les difficultés et, après cet aveu, il rentre dans la ligne qu'ii s'est d'abord tracée. Il nous convie à jeter toute notre science dans la mer inépuisable de l'éter- nelle sagesse : Projiciamus omnem scienliam nostram in pelagus inexhaustum œternœ sa- pientiœ. L'éternelle sagesse, voilà le fil d'Ariane : la parole de Dieu, voilà le flambeau qui nous ai- dera à sortir du labyrinthe de ce monde (p. 195) ! Dans la dernière partie du livre, Hirnhaym montre, non plus l'impossibilité ou la vanité des sciences laïques, mais les périls auxquels elles exposent. Elles nuisent à la piété, elles nous enflent, elles nous ôtent la vigueur que les igno- rants et les simples apportent dans toutes les affaires importantes. Elles ne sont peut-être pas nuisibles en elles-mêmes, elles le sont assurément par l'usage que nous en faisons. Un seul genre d'études est salutaire et permis : ce sont les études qu'on cultive dans les couvents et sé- minaires.... Voilà où devait aboutir un écrit manifestement destiné aux religieux. Ceux-ci, au surplus, sont à leur tour invités à s'instruire,' plus par la pratique des préceptes divins que par la méditation des saintes Ecritures et par l'érudition biblique. De sorte que, si la philo- sophie naturelle de Hirnhaym est mystique au fond, sa philosophie morale est éminemment ascétique. Aux philosophes, il prêche après le doute la soumission à la grâce de Dieu; aux moines, les exercices réguliers de la dévotion et de la contemplation. «Le sanctuaire de la sagesse est dans les maisons de piété les plus retirées du monde (p. 366). » Ainsi, la philosophie du chanoine allemand est du même ordre que celle de Pascal, de Huet, de Poiret, de Glanvill, la philosophie de ne pas philosopher, comme l'évêque d'Avranches s'ex- primait, la philosophie qui prétend continuer Salomon et saint Paul, et soutient que la ré- vélation et la raison, deux ouvrages de la même divinité, sont dans une éternelle et irrémédiable opposition. Sceptique à l'égard de la raison, Hirnhaym est passionnément dogmatique à l'égard de la révélation : autant il nie d'un côté, autant de l'autre il affirme. Et néanmoins, tant l'abso- lutisme se châtie nécessairement de ses propres mains, les défenseurs orthodoxes de l'Église peuvent lui reprocher la mysticité de sa mo- rale comme les pyrrhoniens conséquents doi- vent lui reprocher ses hypothèses en physique. Son écrit n'eut d'influence réelle que dans les pays où son autorité ecclésiastique était reconnue ; mais dans ces pays il fut une des barrières que rencontra la grande philosophie du xvn* siècle, le cartésianisme. Hirnhaym n'a ni l'éloquence foudroyante de Pascal, ni l'érudition de Huet, ni la subtile imagination de Poiret, ni le ton mesuré et sobre de Glanvill; il a du moins le mérite d'une sincérité parfaite, mérite qui manque à plusieurs de ses devanciers et de ses succes- seurs. C. Bs. HISTOIRE (Philosophie de l'). La philosophie de l'histoire est, comme la nommait Vico, une science nouvelle, à peine ébauchée, qui ne compte encore qu'un très-petit nombre de monuments. L'objet qu'elle poursuit peut sans doute être dé- fini avec quelque précision, mais les systèmes proposés par les rares écrivains qui ont cultivé cette branche de la philosophie n'ont guère fait que poser le problème à résoudre, qu'en dé- montrer la difficulté par leur diversité et leur insuffisance et qu'indiquer quelques - uns de» IIOBB — 718 — HOBB éléments multiples qui doivent concourir à la solution. La philosophie étudie l'homme dans l'individu, elle analyse dans cet exemplaire de l'espèce les faits, les facultés humaines; elle cherche les lois qui gouvernent la production de ces faits et le développement de ces facultés; elle s'efforce de découvrir quelle est la destinée de l'homme. De son côté l'histoire étudie l'homme dans la per- pétuité de l'espèce; elle recueille la suite des faits qui constituent la vie politique, intellec- tuelle et morale d'une nation, d'un siècle ou même de l'humanité tout entière; elle cherche l'explication de chaque événement; dans les mœurs, dans les idées, dans les institutions ou dans les faits antérieurs, et puise dons le passé des leçons pour l'avenir. La philosophie de l'his- toire, comme le dit M. Jouffroy, néglige les changements eux-mêmes et ne voit que le fait général de la mobilité humaine dont ils sont la manifestation. Comme l'histoire, c'est dans la suite de l'espèce qu'elle étudie l'humanité ; comme la philosophie, elle cherche la cause et la loi de cette marche générale de l'humanité et essaye de connaître sa destinée. Cette croyance qu'au- dessus des causes particulières, passagères, ac- cidentelles, au-dessus des volontés libres des individus qui déterminent chaque événement et suffisent à expliquer chaque anneau de la chaîne, il y a une cause, une loi d'une importance supérieure qui dominent le tout, et la recherche de cette cause et de cette loi, voilà ce qui constitue essentiellement la philosophie de l'his- toire, quelque part d'ailleurs que l'on place cette cause, quelque formule que l'on donne à cette loi, qu'on la conçoive une ou multiple. Ainsi Bossuet trouve la raison de la suite des temps et des empires dans la Bible; cette cause, c'est Dieu lui-même ; cette loi, c'est le gouvernement du monde par la providence en vue d'une cer- taine fin; cette destinée, c'est l'établissement de l'Église. Vico cherche cette loi dans l'histoire elle-même, il la trouve dans la nature commune des nations et la formule dans le retour per- pétuel et périodique des mêmes révolutions. Herder place cette cause dans le monde extérieur, par exemple, dans le climat qui fait les idées, les mœurs et les institutions, et il compte autant de lois que de peuples, que de combinaisons spéciales d'influences extérieures. Chacun pro- pose donc une solution différente, mais c'est le même problème qu'ils résolvent différemment. Or c'est dans la question à résoudre, non pas dans la solution qu'on lui donne, que consiste la philosophie de l'histoire ; de même que la mé- taphysique consiste non dans le spiritualisme ou dans le matérialisme, dans le monothéisme, ou dans le dualisme, ou dans le panthéisme, à l'ex- clusion l'un de l'autre, mais dans la recherche de la nature de l'âme et de Dieu. On peut consulter : Th. Jouffroy, Réflexions sur la philosophie de Vhistoire dans ses Mélanges philosophiques. Yoy. aussi les articles Philosophie et Destinée dans ce Dictionn HOBBES (Thomas) naquit à M:ilmesbury, petit village du comté de With, en 1588, l'année où l'invincible armada préparée à si grands frais et pour des desseins si menaçants contre l'An- gleterre par Philippe II, fut dispersée par la tempête, e a l'impuissance. On dit nu' ime que ce fut par L'effet de la peur qu'éprouva la mère d'Hobbesà l'approche de c , u'elle le mit au monde avant le terme. Par suite de cette circonstance, il fut longtemps d'une santé assez faible, mais avec l'âge il se fortifia, et, grâce à sa tempérance et a la régularité de ses habitudes, il put prolonger sa vie jusqu'à quatre- vingt-onze ans. Il était fils d'un ministre, qui de bonne heure s'appliqua à cultiver, par l'étude des langues anciennes, son esprit naturellement doué d'une rare aptitude; à huit ans, il traduisit en vers latins la Médée d'Euripide. A peine âgé de quatorze ans, il fut envoyé à l'université d'Oxford : il y resta cinq ans, et y poursuivit avec succès le cours de ses études ; on n'y enseignait que la scolastiquc : il n'en fut pas pour cela un partisan plus dévoué de l'école. Ses dispositions à cet égard furent à peu près celles que Bacon montra ensortant de Cambridge, Descartes, de la Flèche, et Gassendi, du collège de Digne. A dix-neuf ans, il quitta l'Université, et entra comme précepteur dans la maison du comte de Devonshire, Guillaume de Cavendish, et resta toujours fort attaché à cette famille. Ces relations ne furent même pas étrangères à ses doctrines tant politiques que métaphysiques : car on lit dans l'épître dédicatoire placée en tête du Traité de la nature humaine, et adressée au comte de Newcastle, gouverneur du prince de Galles : « Ces principes, milord, sont ceux que je vous ai déjà exposés dans nos entretiens particuliers, et que, suivant vos désirs, j'ai placés ici selon un ordre méthodique. » Sa première publication fut une traduction de Thucydide, précédée d'une préface, dans laquelle il exprimait le dessein de donner à son pays, tout prêt à se jeter dans les agitations d'une révolution, une leçon indirecte de modération et de sagesse. Quatorze ans après, c'est-à-dire en 1642, il fit imprimer le de Cive, mais à un très-petit nombre d'exemplaires destinés seulement à ses amis. En 1650, il publia son Traité^ sur la nature humaine, et ce fut pendant son séjour en France, en 1651, qu'il donna son Léviathan, titre qui ne signifie pas, comme on l'a supposé, une bête terrible et monstrueuse, digne symbole de la société humaine, au sens du système de Hobbes ; mais seulement un ouvrage de Part, Opifieium artis, ou la Cité, qui, tout artificielle qu'elle est. est infiniment supérieure en masse et en vigueur à l'homme naturel. Le Léviathan déplut aux théologiens, parce qu'il leur parut nuisible à la religion et aux royalistes, auxquels il sembla favorable à l'usur- pation de Cromwell. Devenu à ce double titre suspect à son parti, Hobbes crut devoir quitter Paris (1653) qu'il habitait depuis 1640; il rentra en Angleterre, sans prendre aucune couleur po- litique ; il s'enferma et vécut dans la société des savants et particulièrement d'Harvcy, qui lui légua même à sa mort une petite somme d'argent. Dans ces nouveaux loisirs, il composa succes- sivement sa Logique (1655), le de Corpore} à peu près à la même époque, et le de Homme en 1658. Au retour de Charles II (1660) il chercha à rentrer en grâce auprès de son ancien élève, qu'il obtint; il reçut même de lui des témoi- gnages de faveur, fut admis à des entretiens particuliers; mais tout se borna à ces manifesta- tions, et il eut le bon sens de ne pas porter inutilement son ambition plus haut, et de se contenter des occupations de sa studieuse re- . Ce fut alors qu'il fit, comme on dirait aujourd'hui, une édin< e de ses œuvr< sous les titres de Logique, Philosophie première, Physique, Politique et Mathématiques : elle ■ ii Hollande (-' vol. in- 4, Amst., 1668). Vers ce temps, un partisan des doctrines m Hobbes, bachelier es arts de l'université de HOBB — 719 — HOBB Cambridge, entreprit de soutenir publiquement ces thèses : Que le droit est fondé sur la force; — Que la justice dépend de la loi positive; — Que l'écriture ne fait loi que par la volonté du magistrat; — Qu'il faut obéir à la loi de l'État, même quand elle est opposée à la loi divine : toutes propositions, en effet, conséquentes aux principes de Hobbes, mais qu'il n'aimait pas se voir attribuer de cette façon, parce qu'elles ne pouvaient que lui attirer de nouvelles inimitiés. Déjà, dans une circonstance antérieure, dans son débat avec l'évêque Bramhall sur la liberté, la nécessité et le hasard, il avait vu avec déplaisir son adversaire donner de la publicité au sujet de leur dispute et aux opinions qu'il avait été amené à émettre. Ce nouvel incident accrut son dégoût pour l'éclat de la ville, et il résolut (1674) de vivre désormais aux champs et de ne plus revenir à Londres. Tl passa dans cette solitude les cinq dernières annnées de sa vie, occupé d'études littéraires, physiques et historiques, et y composa aussi sa Biographie en vers latins. Il mourut en 1679. Ce qu'on voit, en général, dans Hobbes, c'est le moraliste et le publiciste; ce sera le métaphy- sicien que nous considérerons principalement. 11 commence par parler de la philosophie en général, et, pour la définir, il s'applique à en déterminer le caractère et l'objet, ou, ce qui est la même chose, à dire ce qu'elle est en elle- même, et quant aux choses dont elle traite. Or, en eiie-même, elle est une connaissance acquise, à l'aide du droit raisonnement, des effets par les causes et des causes par les effets, et se distingue à ce titre, non-seulement de la sensa- tion, qui n'est que la notion des faits, non-seule- ment de la mémoire, qui n'est que la sensation rappelée, mais aussi de l'expérience, qui n'est que la mémoire étendue, mvdtarum rerum me- moria, et même de la prudence, qui est plus que l'expérience, mais n'est pas encore la science. La philosophie est la science elle-même ou, mieux encore, la sagesse, qui est à la science ce que la prudence est à l'expérience : car, si beaucoup d'expérience fait la prudence, beaucoup de science fait la sagesse. Du reste, la philosophie est en nous comme le vin et le blé dans la nature; elle nous est en quelque sorte innée, comme aux vignes et aux épis les fruits qu'ils doivent por- ter (Log., p. 1, et préface de la Log.). La philosophie est dans chacun de nous, mais informe et confuse, tant qu'elle n'y a pas été développée et dégagée par la réflexion, comme le monde, dont au reste elle est l'image, est lui- même en pareil état avant d'être tiré du chaos. Pour la constituer, nous devons donc imiter le statuaire, ou plutôt le Créateur, donner une forme à nos pensées, et répandre notre raison sur cet abîme obscur d'idées vagues que nous avons en nous. Alors naîtra l'ordre, et avec l'ordre la science qui en est l'expression; et comme l'ordre a été dans la création, la lumière, la distinction du jour et de la nuit, l'espace, les astres, les choses sensibles, et l'homme, et après l'homme la loi qui doit le gouverner, l'ordre de contem- plation devra être la raison, la définition, l'es- pace, les corps célestes, les propriétés sensibles, la nature humaine, et enfin la cité. D'où la di- vision de la philosophie, premièrement en logi- que : c'est là, selon l'expression de Hobbes, qu'il allume le flambeau de la raison : Accendo lu- cem rationis ; secondement en philosophie pre- mière : il y définit, il y distingue, ainsi qu'il le dit lui-même, les idées des choses les plus com- munes, comme le temps, l'espace, la cause, etc.; troisièmement en géométrie, astronomie et phy- sique proprement dite; quatrièmement, enfin, en philosophie civile, en laquelle partie il traite de la nature humaine et de la cité. Quant à l'objet de la philosophie, c'est le corps, et ce n'est que le corps, soit naturel, soit artifi- ciel : Subjeclum philosophiez, sive maleria circa quam versa tur, est corpus omne cujus gene- ralio aligna concipi potest, etc. {Log., p. 5). Ce sont les termes mêmes de Hobbes, c'est son opi- nion ferme et nette; et les assertions en ce sens abondent dans ses ouvrages. Sont expressément exclus du champ de la philosophie, Dieu, sa nature et ses attributs, parce qu'il n'y a rien en Dieu qui se prête à la science, parce qu'il n'est pas, comme le corps, susceptible de composition, de décomposition et de génération (Log., p. 5). En effet, si Dieu était admis dans la philosophie, ce ne serait qu'à titre d'infini ; or, l'infini, dans le système de Hobbes, n'est que le fini indéterminé, n'est réellement que le fini; et le fini, le seul du moins dont il nous accorde la notion, c'est le corps ou l'éten- due : Dieu ne serait ainsi que l'étendue non mesurée, non définie ; il ne serait que la ma- tière à Tétat vague. Mais cette hypothèse Hobbes ne la fait pas ; cette conséquence il ne la tire pas ; il se con- tente d'affirmer que Dieu ne relève pas de la philosophie, parce qu'il est incompréhensible, et de laisser à la théologie le soin d'en disserter. Des esprits et des âmes il en affirme tout autant : car ce sont de vaines images, comme celles que nous voyons en songe, des apparences sans con- sistance et qui n'ont rien de réel, ou ce sont des substances; et les appeler incorporelles, est se contredire dans les termes : car il n'y a de sub- stance que le corps lui-même. Voilà donc ce que Hobbes retranche de l'objet de la philosophie; on voit, par conséquent, à quoi il le réduit : encore une fois, le corps et ses accidents, c'est là tout ce qui est à con- naître. Mais comme, avant de rien connaître, il faut avoir un moyen ou instrument de connaissance ; que cet instrument, selon Hobbes, est le rai- sonnement, un premier traité qui aura pour titre la Logique ou le Calcul, devra précéder ceux qui sont consacrés à la science elle-même. C'est qu'en effet si philosopher n'est que rai- sonner, raisonner n'est que compter, additionner et soustraire {Log., p. 2 ; de Homine, p. 20). Ainsi, par exemple, un corps s'offre à vous de loin et obscurément, ce n'est encore à vos yeux qu'un corps; mais il s'approche et se meut, c'est un corps animé; il s'approche encore et il parle, il donne signe de raison, c'est donc un corps animé et raisonnable. Corps animé, raison- nable, voilà les éléments à ajouter; ajoutez- les, vous avez homme : faites le contraire, re- tranchez successivement raisonnable et ani- mé, et il vous restera corps. Appliquez ce double procédé à toutes les différentes propriétés du corps, aux lignes, aux figures, aux mouvement-, aux degrés de rapidité et de puissance, etc.; appliquez-le également aux lois, aux devoirs, et en général à la cité, et, avec les géomètres et les physiciens, vous aurez la science du corps naturel; et, avec les moralistes et les politiques, celle du corps civil ou artificiel. Le procédé est bien simple; cependant suivez- le de la proposition qu'il constitue par l'addition de deux noms, dans le syllogisme qu'il compose par celle de deux propositions, dans la démon- stration qui, à son tour, résulte de plusieurs syllogismes, etvous verrez qu'il satisfait à toutes les conditions de la science, puisqu'il donne dans la proposition la définition ou le principe ; HOBB — 720 nom} dans le syllogisme, la conséquence, dans la dé- monstration, toute une suite de conséquences liées entre elles. Or, la science, à proprement parler, est la conséquence des conséquences. Quand donc on va en raisonnant de la propo- sition au syllogisme, du syllogisme à la démon- stration, on unit, on additionne ; quand on prend la marche contraire, on souscrit, on divise, on résout la somme en des éléments, la démonstra- tion en syllogisme, le syllogisme en proposi- tions, les propositions en noms (de Homme, p. 20). Le procédé, dans tout son jeu, n'est donc réellement qu'une sorte d'arithmétique appli- quée à la combinaison des mots et des idées, des idées par les mots. Pour bien employer cet instrument, il y a un art et des règles, dont la violation entraîne l'er- reur et l'absurdité. Le raisonnement n'est pas, de sa nature, un procédé défectueux, pas plus que l'arithmétique n'est en elle-même incertaine ; mais, tant qu'il n'est pas mis en œuvre avec la plus grande précision, il ne peut donner, même aux plus habiles, que de faux et vains résultats (de Homine, p. 24). Or, par où est-il surtout sujet à faillir et à se pervertir entre des mains qui ne s'en servent pas avec diligence et ri- gueur? C'est par les mots, qu'on ne définit pas, dont on néglige de fixer le sens et l'acception, et qui sont alors comme des chiffres dont on ignore la valeur. Raisonner alors, c'est compter sans savoir ce que l'on compte, c'est opérer sur des signes qui n'ont rien de déterminé. L'essentiel, lorsqu'on raisonne, est donc de bien définir les termes. D'exactes définitions sont les seuls principes dont on doive partir, et à l'aide desquels on puisse atteindre le but réel de la science, la connaissance par démon- stration. Mais on n'a ces définitions que par une sévère analyse soit des faits, soit des causes qui entrent comme éléments dans les faits ou dans les cau- ses dont on veut se rendre compte ; en d'autres termes, il y a des causes et des faits moins géné- raux que d'autres, et qui pour cela sont singu- liers : il y en a de plus généraux, et qui par là même sont universels ; tout ce qui est singulier est composé : tout ce qui est universel est simple ou, si l'on veut, moins composé, et ces deux choses sont l'un à l'autre comme le composé est au composant. Définir sera donc décomposer le singulier, le résoudre en universel, et exprimer le tout dans une proposition, dont l'attribut, comme le dit Hobbes, sera résolutif du sujet, subjecli resolutivum (Log., p. 45 et 46). Ainsi, dès que l'on connaîtra bien les éléments uni- versels d'un o! jet singulier, on pourra raisonner de cet objet, lui appliquer le calcul, et se livrer à la science. Outre cette théorie du raisonnement, ou plutôt au fond de cette théorie, se trouve aussi dans la logique de Hobbes ce qu'on a appelé avec raison son nominalisme. Hobbes, en effet, est nomina- liste dans toute la force du terme; il l'est comme Roscelin, et s'il n'a pas dit comme lui que les uni- versaux ne sont que des mots, vocis /laïus, il a dit (Log., p. 53) : Genus et universelle, nomi- num. non rerum, nomina sunl ; il a dit : Veri- tas in dicto non in re consistil. La vérité est dans les mots, non dans les choses. 11 va, en ce sens, aussi loin qu'on peut aller. Après ces idées sur la logique, Hobbes, selon le nlan qui a été indiqué plus haut, pusse à la phi- losophie proprement dite, et d'abord à ce qu'il appelle la philosophie naturelle, ou qui traite du corps naturel, par opposition à la philosophie civile, qui traite de la cite ou du corps artificiel. Dans la philosophie naturelle, il s'occupe d'a- bord, mais rapidement, de la philosophie pre- mière. Dans la philosophie première, il disserte du temps et de l'espace, du corps et de l'accident, de la cause et de l'effet, de la puissance et de l'acte, du même et du divers, de tous les objets, en un mot, qui sont plus particulièrement du ressort de la métaphysique; il en disserte con- séquemment à l'esprit de toute sa doctrine, c'est- à-dire en sensualiste. 11 explique l'espace à l'aide de cette supposi- tion : Si l'univers tout entier vernit à être dé- truit, que resterait-il dont il pût raisonner? Les idées ou les images, internes quant à l'âme, au- raient quelque chose d'externe quant aux choses qu'elles rappelleraient : en raisonner sous ce rapport, serait comme raisonner de ces choses elles-mêmes, et dans la science du sujet faire celle de l'objet. Eh bien, cette hypothèse n'est au fond que la réalité. Ce que nous étudions des corps, même lorsque nous les avons en notre présence, ce ne sont pas ces corps eux-mêmes, mais les images que nous en avons. Sur ce sujet, Hobbes tient à peu près le même langage que Malebranche (Philosophie première, p. 49) ; seulement ici les idées sont en nous au lieu d'être en Dieu, et au lieu d'être spirituelles, elles ont quelque chose de corporel. Donc, quand il arrive qu'en voyant un être dans son idée, nous l'y voyons non comme étant de telle ou telle manière, mais simplement comme étant, nous avons ce qu'on appelle l'es- pace. Hobbes le définit l'image d'une chose qui existe, en tant qu'elle existe, phanlasma rei exis- tentis, quatenus existentis (ubi supra, p. 50). Il en est de même à peu près du temps : il est l'image qu'un corps passant d'un lieu à un autre par une succession de mouvements laisse em- „ preinte dans l'intelligence; il est une image, phantasma, et l'image d'un mouvement, dans lequel nous remarquons de l'avant et de l'après (ubi supra, p. 51). Par conséquent, le diviser comme diviser l'es- pace, c'est avoir autant d'images de pures exis- tences extérieures ou de mouvements successifs qu'on y conçoit de parties. Même explication de l'addition d'un temps à un autre temps, d'un espace à un autre : le temps et l'espace se composent de la même ma- nière qu'ils se décomposent. Pour ce qui est de leurs limites, ils sont finis lorsque le nombre de leurs parties peut être fixé, et infinis quand il ne le peut pas. Au fond, ils ne sont pas infinis, mais seulement indéfinis. Ce n'est pas ici le premier ni le seul rappro- chement qu'il y ait à faire entre Hobbes et Locke ; mais il est assez important pour que, sans y insister beaucoup, on l'indique cependant. Sauf la teinte nominaliste, qui n'est pas aussi pro- noncée dans Locke que dans Hobbes, ils ont même doctrine, au fond, sur le temps et l'es- pace ; ils réduisent tous deux l'espace et l'éten- due, et le temps à la succession, ce qui est comme identifier le contenant avec le contenu, l'infini avec le fini ; ce qui est nier, par consé- quent, le conséquent, le contenant, l'infini, et, au lieu de la chose même, ne garder que ce qui en est pour l'esprit l'occasion de conception. De l'espace et du temps, Hobbes passe au corps et à l'accident. Ici, rien de particulier, sinon la définition de Vaccident, que Hobbes n'entend pas dans le sens adopté par d'autres philosophes, qui opposent, dans leur langage, l'accident à l'essence, comme le variable au constant, le par- ticulier au général; l'accident, selon lui, est essentiel à la subsi De la cause et de L'effet, de 1 1 puissance et de HOBB — 721 — HOBB l'acte, il ne fait guère que dire très-brièvement ce qui se dit d'ordinaire dans les traités de mé- taphysique; seulement il faut remarquer qu'il matérialise la cause; qu'il en fait, au lieu d'une force substantielle et une, et par là même spiri- tuelle, une collection d'accidents ou de propriétés appartenant au corps. Nous arrivons à ce qu'il appelle la philosophie civile, ou de l'homme, et nous allons exposer ce qu'il enseigne principalement dans le de Homme, le Leviathan, le de Cive, et le Traité de la nature humaine. La philosophie civile a pour objet l'homme considéré premièrement en lui-même et dans sa nature; secondement dans sa destination. Nous insisterons presque exclusivement sur l'un de ces points de vue, nous bornant, quant à l'au- tre, à quelques sommaires indications. « La nature de l'homme est, dit Hobbes {de Nal. hum., p. 196), la somme de ses facultés naturelles, telles que la nutrition, le mouve- ment, la génération, la sensibilité, la rai- son, etc. » Or, de ces facultés, les unes appartiennent au corps ; Hobbes en dit peu de chose, parce que son but n'exige pas qu'il en parle plus au long; il se borne sur ce sujet à quelques courtes explications anatomiques et physiologiques. Les autres sont celles de l'esprit, et ce sont celles-là dont il s'occupe spécialement. Il n'est pas besoin de faire remarquer que cette distinction ne porte pas sur la substance même et la source de nos facultés, mais sim- plement sur les caractères qui les nuancent à la surface. On a vu, en effet, plus haut, comment, dans son sentiment, l'objet de la philosophie se réduit au corps et à ses propriétés ; quand donc il divise les facultés qui ne sont que des propriétés, en physiques et morales, il fait une division de manières d'être et non d'êtres, et il ne met sous ces deux noms que deux ordres d'attributs d'une seule et même substance, laquelle est corpo- relle. En étudiant surtout les facultés dites de l'es- prit, Hobbes les partage en deux espèces dis- tinctes : celles qui sont des principes de concep- tion, et celles qui sont des principes d'affection [de Nat. hum., p. 218). Les premières, qui ont pour cause l'action des objets sur les organes, et par les organes sur le cerveau, avec réaction du cerveau, vers ces mêmes objets ; les secondes, cette même action, mais avec cette différence, qu'au lieu de se développer vers le dehors, elles se déploient par une action continuée et suivie de la tête jusqu'au cœur : celles-ci, qui ont pour effet une certaine impulsion imprimée au corps dans le sens et à la suite du plaisir ou de la douleur ; celles-là, une simple perception, une notion ou une idée (de Nat. hum., p. 218 et 197). Dans cette division nous ne voyons point de place pour la volonté ; mais ce n'est pas de la part d'Hobbes oubli et omission : c'est plutôt né- gation, ou, si l'on veut, explication de cette faculté par les affections, considérées comme les principes internes du mouvement volontaire. Au fond, tout se réduit pour lui à l'intelligence et à la sensibilité, et deux théories composent toute sa philosophie de l'homme, les théories de l'une et l'autre faculté. Sa théorie de l'intelligence, ramenée à ce qu'elle a de capital, peut se résumer en ces principaux points. il le plus général de l'intelligence est la conception ou la notion d'un objet extérieur, qualité ou accident d'un corps. Toute conception, à son origine, est sensation, ou impression sen- PICT PHILOS. sible. Toute sensation vient d'un mouvement, et reste sensation tant que le mouvement est pré- sent; mais, dès qu'il a cessé, elle devient l'ima- gination, laquelle n'est ainsi que la sensation affaiblie et comme effacée {de Homine, p. 5, et Phys., p. 196). La mémoire, à son tour, n'est qu'une espèce d'imagination; toutefois, avec cette différence, que, dans celle-ci, il n'entre pas la considération du passé, qui est, au contraire, essentielle et inhérente à celle-là. Dans l'imagi- nation, en effet, il n'y a que sensation affaiblie; dans la mémoire, il y a de plus conscience de l'affaiblissement : ce qui fait dire à Hobbes qu'elle peut être regardée comme un sixième sens. La mémoire développée devient l'expé- rience, et l'expérience, à son tour, quand elle est éclairée, un commencement de science, ou de la prudence, laquelle, élevée elle-même au caractère de philosophie, est la science ou la sagesse. La conséquence immédiate de cette doctrine, c'est le scepticisme par rapport à l'existence des objets extérieurs, ou l'égoïsme métaphysique : car rien ne nous autorise à affirmer que les sen- sations que nous éprouvons et les notions qui en dérivent correspondent à des objets réels. Cette conséquence, Hobbes la reconnaît explicitement en plus d'un endroit de ses ouvrages. Ainsi d'abord, dans ses objections aux méditations de Descartes (t. I, p. 460 des Œuvres complètes de Dcscarles), il dit « que les images ou fantômes que nous avons, étant éveillés, ne sont pas des preuves suffisantes que ces objets (les objets extérieurs) existent. C'est pourquoi si, ne nous aidant d'aucun autre raisonnement, nous sui- vons seulement le témoignage de nos sens, nous aurions juste sujet de douter si quelque chose existe ou non. » Dans le Traité de la nature humaine, p. 198, il s'exprime à ce sujet d'une manière encore plus claire. Après plusieurs pro- positions équivalentes à celles que nous venons de citer, il arrive à cette conclusion : « Tous les accidents ou qualités que nos sens nous montrent comme existant dans le monde n'y sont point réellement, mais ne doivent être regardés que comme des apparences; il n'y a réellement dans le monde que les mouvements par lesquels ces apparences sont produites. » Ainsi, sur la foi de la sensation, seul principe de science dans son système, Hobbes n'admet du monde extérieur que le mouvement par leque il agit sur nous. Et le mouvement lui-même, pourquoi l'admet-il? pourquoi ne serait-il pa aussi une simple circonstance, une simple modi- fication de l'image sensible? C'est en effet là lo- giquement où aboutit cette théorie, et, à ce terme, elle est jugée et appréciée. Telle est en somme la théorie de l'intelligence d'après Hobbes. Voyons quelle est celle de la sensibilité ou des affections. Dans cette théorie, il commence par s'occuper du principe même des affections. A quelques nuances ou développements près, l'explication qu'il en donne est la même dans ses différent; ouvrages. Dans le Traité de la nature humaine, l'idée n'en est présentée que d'une manière assez va- gue : mais il est exposé avec plus de précision dans le traité de Homine et la Physujuc En effet, dans la Physique (p. 201), il est considère comme une espèce de sensation, qui, à la diffé- rence de la sensation purement perceptive, iip va pas par réaction du dedans au dehors, du cerveau aux divers sens; mais, par une action continue, va du cerveau au cœur, siège du mou- vement vital; et là, modifiant ce mouvement, le favorisant ou le contrariant, produit, en con- HOBB 722 — 110H1J séquence, deux effets opposés: le plaisir et la peine; de sorte que ces phénomènes, contrai- rement aux images, qui, à cause de leur ten- dance, semblent exister à l'extérieur, paraissent, à cause de la leur, exister à l'intérieur. Riais ce mouvement en dedans n'est cependant pas sans rapport avec les objets extérieurs : car d'abord il en reçoit l'impulsion et l'excitation au moyen de l'organe sentant [Phys., p. 20) ; ensuite il les a pour buts dans les deux ten- dances opposées qu'il suit en se développant; ils sont les fins naturelles de ses inclinations ou de ses répugnances. Tel est le principe en lui-même : mouvement favorable ou contraire à l'action de la vie ; il détermine en nous le plaisir ou la peine. Mais il ne s'arrête pas là : à la suite du plaisir il pro- duit l'appétit, et, à la suite de la peine, la fuite ou l'aversion; et même, si l'on veut noter tous les degrés qu'il parcourt, on remarquera que ce n'est pas d'abord l'appétit ou l'aversion qui vien- nent immédiatement après le plaisir et la peine, mais l'amour et la haine, lesquels sont l'un et l'autre le plaisir et la peine rapportés à leur objet. Succède ensuite celte sollicitation qui entraîne vers l'objet aimé, ou détourne de l'ob- jet haï : sollicitation ou effort qui est le com- mencement interne d'un mouvement animal, et se nomme appétit ou désir, quand l'objet est agréable; aversion, au contraire, quand il est des igréable, A cette première explication du mouvement affectif, qui, malgré la pensée sensualiste dont elle procède, est cependant encore plus psycho- logique que physiologique, il en joint une se- conde qui est plus physiologique, et qui, quoique très-brièvement exposée, la .complète cependant, en montrant quels mouvements animaux accom- pagnent et annoncent les mouvements pas- sionnés. Le désir et l'aversion, dit-il [Phys., p. 202), sont suivis d'un mouvement d'impulsion et d'un mouvement de rétraction qui ont lieu dans les nerfs; ce double mouvement à son tour est suivi d'un renflement et d'un relâchement dans les muscles, turgescenlia et relaxatio, lequel enfin est suivi de contraction ou d'extension dans les membres de l'animal. Tout commence donc dans cette théorie par l'action de la sensation, qui du cerveau s'étend au cœur, y modifie la vie, et, par là même, y produit la douleur ou la joie; tout se continue par l'amour accompagné du désir, et par la naine, à laquelle se joint l'aversion, et tout finit par un mouvement de contraction ou d'exten- sion. Mais, au commencement comme à la fin, il y a quelque chose à reconnaître, qui doit rendre raison du premier développement, de la ten- dance et de la terminaison de ces divers mou- vements, qui en doit être la cause, la loi et le but. Or, ce quelque chose dont on ne peut juger que par les effets qu'on en éprouve, c'est ce qui unie ou empêche les fonctions de la vie, c'est l'agréable ou le désagréable, jucundum a ju- lOj dit Hobbes; c'est le bien cl le mal qui ne sont que l'agréable et le désagréable, « car [ue homme appelle bon ce qui lui plaît, et mauvais ce qui lui déplaît » (ae Nat. hum.. p. 210). Mais le bien et le mal, puisque telle est leur nature, n'ont rien que de relatif aux per- aes qu'ils affectent; le bien et le mal de l'une peuvent n'être pas ceux de l'autre ; le bien Ile-ci peut même être le mal de celle-là, et réciproquement; ils peuvent pour la mi personne varier d'un âge â l'autre, d'une cir- tanceà l'autre : ils n'ont rien d'absolu. Le bien lui-même, à son plus haut point, n'ajama ce caractère, et dans Dieu il n'est encore qu'uni bonté qui so mesure à celui qui la ressent. Il n'y a pas de règle commune, tirée de la nal des choses, touchant le bien et le mal ; il n'y a que celle que chacun se fait, et chacun se la lait en raison de son tempérament, de ses goût» et de ses impressions (de Nal. hum. , p. 2l'J). De là, une détermination plus précise et plus nette encore de la nature du bien et du mal. En effet, s'ils n'ont rapport qu'à la joie et à la dou- leur, et par la joie et la douleur aux fonctions de la vie; ces fonctions étant toutes physiques, ils sont eux-mêmes tout physiques; et, malgré la distinction plus apparente que réelle du bien et du mal du corps, du bien et du mal de l'es- prit, ils ne sont jamais que la matière agissant sur la matière, des causes et des objets ma- tériels de mouvements matériels. Aussi, le pre- mier des biens est-il la conservation, et le plus grand des maux, la mort, surtout avec tourment (de Homine, p. 64). Nous serions arrivés ici au terme de cette théorie, si elle n'avait pour appendice celle de la volonté et de la liberté, que Hobbes y rat- tache étroitement, disons mieux, qu'il y ramène. En effet, d'abord dans la Physique (p. 202); après avoir expliqué le désir et l'aversion, il ajoute : « Lorsqu'à l'égard d'une même chose, on éprouve- tour à tour le désir et l'aversion, cette alter- native, tant qu'elle dure, se nomme délibé- ration.... Quand, à la suite de la délibération, l'un des deux mouvements prévaut et l'emporte sur l'autre, il prend le nom de volonté; et quand, à la suite de la volonté, il y a pouvoir d'exé- cution, cela s'appelle liberté; de sorte que la liberté n'est pas l'indépendance, mais simplement l'absence d'obstacle à la volonté. » Dans le de Homine (p. 63), il s'exprime à peu près dans les mêmes termes. Dans un autre de ses ouvrages, le Leviathan, nous retrouvons encore les mêmes idées avec un peu plus de développement. A proprement parler, dit-il, la liberté n'est pour un être que l'absence d'empêchement, ce qui fait qu'elle se dit aussi bien d'un être non raisonnable que d'un raisonnable : car de l'un comme de l'autre on peut également affirmer qu'ils sont ou ne sont pas libres, selon qu'ils trouvent ou ne trouvent pas dans les corps extérieurs un obstacle à leur mouvement. La liberté n'est donc que la possibilité de se mouvoir dans l'espace; la possi- bilité, non la puissance, la facilité et non la faculté, une condition d'existence, une situation et non une force. C'est pourquoi elle n'appartient pus plus à l'homme lui-même qu'à un fleuve; ils en jouissent l'un et l'autre tant que rien ne les ar- rête dans le mouvement qui leur est imprimé. C'est pourquoi aussi elle s'allie bien et coexiste avec la nécessité : l'eau du fleuve coula librement, et cependant nécessairement. Les actes volon- taires de l'homme, qui sont libres, sont pareil- lement nécessaires, puisqu'ils ont des causes qui ont elles-mêmes des causes, lesquelles re- montent finalement à la cause des causes qui les prévoit, les détermine, les domine et les en- chaîne toutes : de telle sorte que nier la fatalité divine de nos libres volontés, c'est nier dans Dieu même la causalité, l'efficacité, la toute-science, et la tout '-puissance. Tel est l'homme en lui-même, dans le sys- tème de Hobbes : corps animé et intelligent, qui a la double faculté de la sensation et de l'affection. Qu'est-il dans ses rapports avec Dieu et la société '.' D'abord à l'égard de Dieu, comme il ne le conçoit ni ne le sent, il devrait n'avoir avec lui aucuns rapports spirituels, ni rapports de pensée, HOBB 723 HOBB ni rapports d'affection, ni rapports d'action; il devrait vivre vis-à-vis de lui dans l'ignorance et l'indifférence, et rester étranger à toute espèce de culte : car au fond ce serait un Dieu qui serait comme s'il n'était pas, tant il serait hors de la portée de ses diverses facultés. Mais, par une concession qu'il est difficile d'expliquer, et qui cependant semble sincère, Hobbes attribue à l'homme, pour s'élever à Dieu, à défaut de la science, l'inspiration et la foi, ou, selon l'expres- sion de saint Paul, l'évidence des choses invisi- bles; et, en conséquence, il lui propose certains dogmes et certains préceptes qui ont pour but de régler sa conscience et sa vie. C'est ainsi qu'il lui recommande de croire en Dieu comme en un être éternel et infini, souverainement bon, juste et fort, créateur et roi de l'univers, notre seigneur et notre père, et à tous ces titres, de l'aimer, de l'honorer et de le servir, comme il convient à sa majesté. Mais, qu'on ne le perde pas de vue, ce n'est pas au nom de la philosophie, c'est au nom de la religion qu'il lui donne cet enseignement ; aussi, est-ce une inconséquence dans Hobbes, lui si libre et, on peut le dire sans crainte, si téméraire penseur, que d'en avoir ainsi appelé de la raison à la foi, de la science à la tradition ; et il n'a fallu rien moins que la conscience profonde qu'il a dû sans doute avoir du vice de son système, pour qu'il lui donnât un supplément en si manifeste opposition avec l'ensemble et l'esprit des maximes qu'il pro- fesse. Les opinions de Hobbes sur les rapports de l'homme avec ses semblables, ou sur l'origine et les bases de la société sont trop connues, pour qu'il soit nécessaire de nous y arrêter longtemps. En principe, l'homme n'est pas créé et n'est pas né sociable} il n'est pas, comme on l'a pensé, un animal politique : il vient au monde, sinon seul, du moins sans lien certain, et s'il s'élève à la société, c'est par convention et accident, et nullement par nature. L'homme est, en effet, 1 de l'homme* il en est en même temps l'ennemi : il peut donc lui faire la guerre, et il la lui fait inévitablement; mais la guerre, qui lui semble d'abord un moyen de conservation, ne tarde pas à lui paraître un état de destruction: il y renonce pour la paix ; la paix, c'est la société. La société une fois formée, il s'agit de la main- tenir ; on ne la maintient qu'en y constituant un pouvoir qui la domine; ce pouvoir doit être absolu, sacré et inaliénable, concentré dans un seul, et tellement établi, que, quoi qu'il fasse, il soit toujours obéi et inviolable. Après avoir fait connaître successivement les éléments les plus essentiels de la doctrine de Hobbes, nous allons les reprendre dans le même ordre, pour les soumettre à quelques observa- tions critiques naturellement suggérées par cette analyse. Hobbes a défini la philosophie : la connaissance rationnelle des causes par les effets et des effets par les causes. Ce n'est donc pas à ses yeux une science particulière, telles que sont, par exemple, la géométrie ou la psychologie, ou même, d'une manière plus générale, les sciences physiques et morales : c'est la science elle-même à quoi Qu'elle s'applique; c'est la science universelle ans tout. -.s ses branches et toute son étendue; c est la science principe et lien de toutes les autres. Ainsi l'avaient entendue Platon et Aris- tote; ainsi l'ont également entendue Descartes et Leibniz : il n'y a donc rien à reprendre dans les paroles de Hobbes, pour l'avoir comprise et expliquée comme ces maîtres de la pensée. Mais tout en paraissant se proposer et embrasser le même objet, il l'a cependant doublement réduit et rétréci. Ainsi, premièrement, il n'a vu dans les choses que des causes et des effets. Or, d'après- cette manière de voir, quoiqu'il n'ait pas pré- cisément méconnu la substance, il l'a cependant un peu trop effacée. La préoccupation contraire a mené loin Spinoza; celle-ci pourrait avoir aussi ses inconvénients et ses périls. 11 ne faut pas plus sacrifier la substance à la cause, qu'il ne faut sacrifier la cause à la substance. Hobbes a peut-être trop incliné d'un côté de préférence à l'autre. 11 a abondé dans la cause, dont il a eu le tort d'altérer et de fausser la nature. Mais ce n'est pas là qu'est sa faute la plus considérable et la plus grave, elle est dans la manière dont il a arbitrairement, et au grand dommage de la vérité, retranché de l'objet de la philosophie tout ce qui n'est pas corps ou du corps, c'est-à-dire Dieu et l'âme; en sorte que si, au début, il a d'abord paru entrer dans la large voie des grands maîtres, il n'y marche un moment que pour en sortir aussitôt et se jeter dans la fausse route qu'il a suivie jusqu'au bout. La méthode, à ses yeux, n'est que le raison- nement ou le calcul. Mais n'est-elle, en effet, rien de plus? Outre le raisonnement et avant le raisonnement, n'y a-t-il pas l'expérience, et Hobbes l'a-t-il suffisamment reconnue et ap- préciée? On peut d'abord en douter, quand on le voit, lui le disciple et le collaborateur de Bacon, faire si peu d'état de Yinduclion. tant célébrée par son maître. Mais on en acquiert ensuite de plus en plus la conviction, quand on le voit affirmer que la vraie physique doit être mathématique, et que la science n'est que la connaissance par le raison- nement. C'est donc évidemment le raisonnement qu'il préfère comme méthode, et, quoique très- nettement sensualiste par le fond, il est rationa- liste par la forme. C'est un géomètre en philo- sophie; heureux si cette géométrie reposait, chez lui sur des bases plus solides et plus larges ! Nous ne reviendrons pas ici sur son nomina- lisme, que nous avons suffisamment caractérisé en l'exposant. Il suffira de dire que Hobbes, en ramenant, comme il le fait, la vérité aux mots et les mots à une convention, rend non-seule- ment toute science subjective et verbale, mais la rend même arbitraire : il n'y a plus de science que celle qu'il plait à l'homme de déposer dans des expressions, œuvres elles-mêmes de son libre arbitre. De sorte qu'il a dans son langage, la mesure de toutes choses, dans sa volonté à son tour la mesure de son langage, et qu'il est ainsi à lui-même son principe et sa règle de logique et de vérité. Cette couleur générale de la philosophie de Hobbes se marque sensiblement dans toutes ses théories, mais plus particulièrement encore dans sa Philosophie première, quand il essaye de définir le temps et l'espace. Que sont, en effet, pour lui le temps et l'espace? Des images et comme des impressions qui nous sont restées dans l'esprit, mais qui n'y sont restées que pai le moyen qui les y retient, que par les noies qui les y fixent, que par les mots qui les expri- ment : les voilà donc finalement réduits de la réalité objective à la réalité subjective, et dans cette réalité, elle-même à l'état de représenta- tions, de restes de sensations, qui seraient vains sans la parole, que la seule parole fait valoir. Sa théorie de la connaissance a une grande importance : car, comme il y est affirmé que la connaissance n'est, à l'origine, que la sensation ou la perception sensible, il s'ensuit que, même par le raisonnement, il n'y a de science que des choses si i^ibles, et qu'alors il faut ou nier les - morales, ou les ramener par l'analyse à HOBB — 724 — HOFF la nature des choses sensibles. Et ce double parti, Hobbes le prend tour à tour, selon qu'il convient le mieux au développement de son système. C'est ainsi qu'il retranche Dieu de la science; c'est ainsi qu'il y laisse l'âme, mais en la faisant chose corporelle. Du reste, il n'est pas besoin de montrer ce que cette théorie, considérée soit dans son principe, soit dans ses applications, a d'incomplet et de faux. La simplicité qui en l'ait le mérite, ne la sauve pas de la fausseté, et elle demeure convaincue de ne rendre qu'un compte imparfait des phénomènes de la connaissance, dont même elle néglige ou altère les plus essen- tiels et les plus profonds. Quant à la théorie des affections, elle est peut- être plus capitale encore, du moins quant aux conséquences qu'elle doit avoir en morale. Nous n'insisterons pas sur ce qu'elle présente d'hypothétique et de vague, lorsqu'elle assigne aux affections pour siège et centre le cœur, pour cause immédiate le mouvement qui vient de la tête au cœur, pour cause première et éloignée les corps avec lesquels nous sommes en relation. Ni tous les faits, ni les vrais faits, ne sont re- produits fidèlement dans une telle théorie, on peut le dire, plus mécanique que physiologique, et plus physiologique que psychologique. Mais ce qu'il y a de plus grave à noter, c'est que, comme on l'a remarqué, une telle explication ne suppose et ne peut supposer que des affections physiques, puisqu'elle les attribue toutes à une substance et à une cause purement physiques : ainsi, à moins de ne voir, par exemple (et c'est, il est vrai, ce que fait Hobbes), dans la pitié, dans la charité, dans l'indignation, dans l'admi- ration, etc., que des phénomènes organiques, produits en' nous par l'impression d'objets qui n'ont rien de moral, il faut bien reconnaître que les plus profondes, les plus nobles et les plus saintes passions de l'âme humaine sont mé- connues ou niées dans cette étroite analyse, et que l'homme, sous ce rapport, reste en lui-même un animal, que toute sa raison ne peut élever au-dessus de la plus grossière et de la plus humble sensibilité : car elle-même ne peut dé- passer le cercle de la nature, et l'entraîner à sa suite dans les hautes régions du bien, du beau et du divin. De plus, cette même théorie, en réduisant la volonté à une affection prédominante, laquelle n'est prédominante que par une suite nécessaire de l'action des objets, et la liberté à l'absence d'obstacle à la volonté, circonstance qui, comme on le voit, ne dépend que de la fatalité, cette Ihéorie porte une visible atteinte à la moralité humaine; et de la sorte, après avoir détruit le principe du devoir, elle en détruit également la faculté et le pouvoir. Certes, il ne saurait y avoir en morale une doctrine à la fois plus fà heuse et plus fausse. L'homme n'est pas religieux, selon Hobbes, légitimement et par le développement régulier de sa raison; il ne peut pas l'être par la science, laquelle ne connail pas de Dieu : il ne l'est que par inspiration, tradition, théologie, ce qui, au fond, n'est réellement l'être que par illusion ou déception : car il n'y a de vrai ope la science el ce qu'enseigne la science. Aussi Hobbes traite-t-il la religion plutôt comme un artifice et une com- binaison politiques, que connue la satisfaction naturelle d'un des plus sincères et des plus profonds 'ncsom de lame humaine, que comme un moyen d'éducation appliqué ;i la pr< dans cetti autre vie: il en méconnaît ainsi la vé prit. L'homme D'es' pas, non plus, un être vraiment social; d'abord il ne l'est pas primitivement, il est plutôt le contraire : ensuite, quand il le devient, ce n'est pas par devoir, par amour, par quelque douce et vive sympathie : c'est par calcul, par égoïsme, par cette seule considération que la paix vaut mieux que la guerre pour sa propre conservation. En sorte que la société n'est point pour lui la condition nécessaire et légitime de son perfectionnement général au sein de ses semblables, avec la justice pour règle el l'amour pour attrait : c'est simplement l'absence de la lutte et de la violence, quels que soient d'ailleurs les moyens par lesquels s'établit et se maintient cet état. Ainsi constituée, la société n'est qu'un fait qu'il accepte parce qu'il lui convient, qu'il respecte tant qu'il lui convient ; mais qui n'a rien en lui-même d'obligatoire et de saint, et qu'il est libre, quand il en a la force, de modifier et de changer, sauf ensuite à y revenir, si son intérêt l'y rappelle. Outre les ouvrages de Hobbes qui ont été mentionnés dans le cours de cet article, nous devons citer sa controverse avec l'évèque Bram- hall : Quœstiones de libertate, necessitale el casu, contra Bramhallum episcopum derriensem, in-4, Londres, 1656; — sa biographie écrite par lui-même en vers latins et en prose : Vila Thomœ Hobbes. in-4, ib., 1679, et dans le Vitœ Hobbianœ auctarium, in-8, ib., 1681, et in-4, 1682. — La plupart des ouvrages de Hobbes, à l'exception du traité de Cive, ont été réunis sous le titre de Moral and polilical Works, in-f", Londres, 1750. — Le de Cive, le de Corpor'e politico et le traité de Natiwa humana ont été traduits en français, le premier par Sorbière, le dernier par le baron d'Holbach, et réunis sous ce titre : Œuvres phi- losophiques et politiques de Th. Hobbes, 2 vol. in-8, Neufchâtel (Paris), 1787. On peut consulter sur Hobbes : Lambert Wel- thysen, De principiis juris cl decori, dissertalio epislolica, continens apologiam pro traclatu clarissimi Hobbesii de Cive. Amstelodami. 1851, in-12; — Cousin, Cours de philosophie de 1828. Premiers Essais; — Jourfroy, Cours de droit naturel, 12e leçon et suiv.; — Damiron, Essai sur l'histoire de la philosophie en France au xvne siècle, t. I. Pu. D. HŒPFNER (Louis-Jules-Frédéric), juriscon- sulte, philosophe, né àGiessenen 1743, professeur de droit à l'université delà même ville, puis jugea la cour d'appel de Hesse-Darmstadt, mort à Darm- stadt, en 1797. Indépendamment de plusieurs écrits concernant le droit positif, il a publié sur le droit naturel un ouvrage longtemps en vogue et plusieurs fois réimprimé, dont les principes sont empruntés à la philosophie morale de Wolf. Cet ouvrage, composé en allemand, a pour titre : Droit naturel des individus, des sociétés et de- peuples, in-8, Giessen, 1780 et 1796. Il est égale- ment l'auteur d'un petit écrit sur cette question de morale : Pourquoi les devoirs des hommes sont-ils tantôt parfaits et tantôt imparfaits'.' Quels sont ceux qui appartiennent à la pre- mière ou à ii seconde classe? in-4, ib.; 177°. X. HOFFBAUER (Jean-Christophe), né à Biele- feld, en 1766, mort à Halle, en 1827. après y avoir enseigné la philosophie depuis 17'.v(, était attaché à la doctrine de Kant, qu'il a développée et complétée à certains égards dans les écrits suivants : Analyse des jugements et des raison- nements. in-8, Halle, 1792; — Droit naturel. il de la notion île droit, in-8, ib., 1763; — Eléments de la logique, air- une esquisse delà psychologie expérimentale, in-8, ib., 1794 et 1810; — Recherches sur les objets l^s plus im- portants du droit nature1, in-8, ib., 1795 ; — HOLB — 725 — HOLB Histoire naturelle de Vâme, in-8, ib ., 1796; — Principes généraux du droit politique, in-8, ib., 171*7 ; — Éléments de philosophie morale et particulièrement de la science des mœurs, in-8; ib., 1798; — Recherches sur les objets les pins importants de la philosophie et de la théologie morale, in-8, ib., 1799; — des Périodes de Véau- calion. in-8, Leipzig, 1800 •. — Recherches sur les maladies de l'âme, etc., Halle, 3 parties in-8, 1802-1807;— la Psychologie dans ses princi- pales applications à la science du droit, in-8, ib., 1808; — de l'Analyse en philosophie, in-8, ib., 1810; — Essai sur l'application la plus sûre et la plus facile de l'analyse dans les sciences philosophiques; ouvrage couronné, avec des suppléments, in-8, Leipzig, 1810; — le Droit général ou naturel et la Morale considérés dans leurs rapports mutuels de dépendance et d'in- dépendance, in-8, Halle, 1816. Tous ces ouvrages ont été pubiiés en allemand. Les plus intéres- sants sont ceux qui concernent la logique et la psychologie. Hoffbauer, un des écrivains les plus féconds de l'école de Kant, a aussi contribué à la rédaction de plusieurs journaux de droit et de médecine. Enfin il a fourni plusieurs articles de philosophie dans Y Encyclopédie de Ersch et de Gruber. X. HOLBACH (Paul TniRY, baron d'), un des philosophes du xvme siècle qui travaillèrent avec le plus d'activité à démolir l'édifice religieux, naquit en 1723 à Heidelsheim, dans le Palatinat. On ne sait rien de son enfance, sinon qu'il vint de bonne heure à Paris, où il passa la plus grande partie de sa vie. Son père lui avait laissé une grande fortune, dont il fit le plus noble usage, protégeant les artistes et les hommes de lettres, et les aidant de ses conseils et de ses re- cherches comme de ses secours. Étroitement lié avec Diderot, d'Alembert, Grimm, Rousseau, Marmontel, l'abbé Raynal et tout le parti phi- losophique, son salon devint le quartier général des encyclopédistes. Le rôle important que les salons jouèrent au xvme siècle, cette domination qu'ils exercèrent sur l'opinion publique, s'expli- quent parfaitement à une époque où la fermen- tation des esprits tournés vers la critique des dogmes et des institutions religieuses, politiques et sociales, n'avait pour s'exhaler ni la presse libre ni la tribune. La maison du baron d'Hol- bach devint donc un de ces centres où les gens d'esprit, par leur réunion, sentaient leurs forces se multiplier, et s'exaltaient, s'encourageaient mutuellement à la destruction du vieil édifice, ou à la conquête des idées nouvelles. Tous les étrangers de distinction qui venaient à Paris se faisaient présenter chez lui. Il donnait deux dî- ners par semaine, et l'abbé Galiani lui écrivait de Naples, le 7 avril 1770 : « La philosophie, dont vous êtes le premier maître d'hôtel, mange- t-elle toujours de bon appétit?» Dans ce salon, qui était, pour ainsi dire, le café de l'Europe, on jugeait les ouvrages nouveaux ; toutes les opi- nions venaient s'y essayer avant de se produire devant le public. On peut voir dans les Confes- sions de Rousseau ce qu'il y dit du club holba- chique. L'abbé Morellet a écrit dans ses Mé- moires : « On y disait des choses à faire tomber cent fois le tonnerre sur la maison, s'il tombait pour cela. » Cependant le haron d'Holbach ne se hornait pas à être l'amphitryon de la philosophie. Avec ses goûts studieux et s6*n vaste savoir, animé d'un intérêt sincère pour le progrès des connais- sinces humaines, empressé de communiquer aux ut ce qu'il croyait pouvoir leur être utile, il jdua lui-même un rôle actif dans la croisade déclarée alors contre les vieux préjugés et, il faut le dire aussi, contre des doctrines res- pectables, sans lesquelles la nature humaine mutilée se dégrade, et la société, détournée de son but le plus noble, se réduit à un mécanisme sans autre fin que de satisfaire de grossiers ap- pétits. La liste chronologique des nombreux ouvrages du baron d'Holbach nous donne de précieuses in- dications sur la marche que suivit son esprit, et sur le cours que ses idées reçurent du milieu au sein duquel il vivait. A l'exception d'une lettre sur l'Opéra, et d'une traductiondesP/aiS(Vsdcr«'ma- gination d'Akenside, ses douze premières publica- tions de l'année 1752 à l'année 1766 ne sont que des ouvrages scientifiques, traduits de l'allemand, tels que l'Art de la verrerie, de Ncri, Merrct et Kunckel; la Minéralogie, àeWattevius; Introduc- tion à la Minéralogie, de Henckel ; Chimie mé- tallurgique, de Gellert; Essai d'une histoire des couches de la terre, de Lehmann; l'Art des mines, du même ; Œuvres métallurgiques de Christian Orschall ; Recueil des Mémoires les plus intéressants de chimie et d'histoire yxalu- relle contenus dans les actes de l'Académie d'Upsal et dans les Mémoires de l'Académie de Stockholm ; Traité du soufre, de Stahl. C'est donc avec justice que ses contemporains ont mentionné les services qu'il a rendus à l'histoire naturelle et aux sciences physiques. On siit d'ailleurs qu'il fit pour V Encyclopédie un grand nombre d'articles sur la chimie, la pharmacie, la physiologie, la médecine. Mais ce qui est digne de remarque, ce sont les conséquences de ces premières études, et le tour nouveau qu'elles donnèrent à ses pensées. En étudiant l'histoire naturelle des couches de la terre, il crut apercevoir une contradiction frap- pante entre les notions géologiques réputées les plus certaines, et quelques traditions consignées dans les livres sacrés. Ce siècle incrédule avait réservé toute sa foi pour les sciences physiques et mathématiques ; et dès que les idées surnatu- relles paraissaient être en opposition avec les données de la nature, on pouvait pressentir pour conclusion inévitable l'abandon où la négation des premières. C'est ainsi que d'Holbach et ses amis en vinrent, non-seulement à mettre en question les traditions bibliques, à attaquer cer- tains dogmes du christianisme, et à combattre toutes les religions positives, mais à vouloir démontrer l'inutilité du dogme de l'immortalité de l'âme et de l'existence de Dieu, pour l'éta- blissement de la morale. Le premier écrit que d'Holbach composa dans ce sens fut le Christianisme dévoilé, ou Examen des principes et des effets de la religion chré- tienne, publié en 1767. On le mit sous le nom de Boulanger, comme pour faire pendant à YAn- Tiquité dévoilée. Ce livre, que les philosophes eux-mêmes désignèrent comme le plus hardi et le plus terrible qui eût jamais paru dans aucun lieu du monde, a pour préface une lettre où l'auteur examine si la religion est réellement nécessaire ou seulement utile au maintien et à la police des empires, et s'il convient de la res- pecter sous ce point de vue. Après avoir donné à ce problème une solution négative, il entreprend de prouver par son ouvrage l'absurdité et l'in- cohérence du dogme chrétien et de la mytholo- gie qui en résulte, ainsi que la mauvaise in- fluence qu'il a exercée sur les esprits et sur les âmes. Dans la seconde partie, il examine la morale chrétienne, et il prétend prouver que, dans ses prin:ipes généraux, elle n'a aucun avantage sur toutes les morales du monde, parce que la justice et la bonté sont recommandées dans tous les catéchismes de l'univers, et que HOLB — 726 — HOLL chez aucun peuple, quelque barbare qu'il fût, on n'a jamais enseigné qu'il fallût être injuste et méchant. Quant à ce que la morale chrétienne a de particulier, l'auteur prétend démontrer qu'elle ne peut convenir qu'à des enthousiastes peu aptes à remplir les devoirs de la société, pour lesquels les hommes sont dans ce monde. Il entreprend de prouver, dans la troisième par- tie, que la religion chrétienne a eu les effets politiques les plus sinistres et les plus funestes, et que le genre humain lui doit tous les mal- heurs dont il a été accablé depuis quinze à dix- huit siècles. Pendant plus de dix ans, une suite d'ouvrages non moins hostiles aux principes religieux_se succédèrent sans relâche. La même année 1767 vit paraître l'Esprit du cierge, ou le Christia- nisme primitif vengé des entreprises et des excès de nos prêtres modernes; de V Imposture sacerdotale, ou Recueil de pièces sur le clergé. L'année suivante, il fit imprimer sept écrits du même genre, parmi lesquels nous citerons seu- lement ceux qui partagèrent, avec le Système de la nature et le Christianisme dévoilé, l'honneur d'être condamnés, par arrêt du Parlement, du 18 août 1770, à être brûlé par la main du bour- reau, savoir : la Contagion sacrée; ou Histoire naturelle de la superstition; Théologie porta- tive, ou Dictionnaire abrégé de la religion chrétienne. Nous croyons superflu d'énumérer tous ces pamphlets contre le christianisme et contre le théisme, dont le nombre ne s'élève pas à moins de vingt-cinq ou vingt-six. C'est en 1770 que parut le fameux Système de la nature, auquel surtout est resté attaché le nom du baron d'Holbach, bien qu'on y eût inscrit d'abord celui de Mirabaud, secrétaire perpétuel de l'Académie française. Ce manuel de l'a- théisme, écrit d'une manière lourde, prolixe et pédantesque, et même avec une sorte de fana- tisme intolérant, n'excita pas seulement les poursuites du clergé et du Parlement, il ré- volta aussi le bon goût de Voltaire, qui, dans son impatience, écrivait sur les pages de son exemplaire des notes, ou plutôt des sarcasmes contre les mauvais principes, et surtout contre le mauvais style du livre. 11 en rédigea même une réfutation, qui forme aujourd'hui une des sections de l'article Dieu du Dictionnaire philo- sophique. Le Bon sens, ou Idées naturelles opposées aux idées surnaturelles, publié en 1772, et souvent réimprimé sous le nom du curé Meslier, est le Système de la nature, dépouillé de son appa- reil abstrait et métaphysique. C'est l'athéisme mis à la portée de la populace ; c'est le caté- chisme de cette doctrine, écrit d'un style simple, et parsemé d'apologues pour l'édification des jeunes apprentis athées. Même parmi les pen- seurs qui alors se piquaient peu d'orthodoxie, bon nombre ne se dissimulaient pas l'extrême danger de répandre de pareils ouvrages, et ils en regardaient la multiplication comme un symptôme effrayant. . on Principes naturels de la morale et de la politique, qui fut condamné par arrêt du Parlement, du 16 lévrier 1776, est de l'année 1773. La première partie renferme les principes naturels de la morale; la seconde les principes naturels de la politique: la trois traite de l'influence du gouvernement sur les mœurs, ou des causes et des remèdes de la cor- ruption. Le but de cet ouvrage est r une le et une politique indépendantes de toul système religieux, et de fonder sur cette politi- que le droit public des nations et la pros] des empires, il semble que l'auteur, après avoir renversé les antiques barrières opposées jus- qu'alors aux vices et aux passions de l'humanité, sente le besoin d'en élever de nouvelles; mais ses déclamations vertueuses ont assez peu d'effi- cacité, et il est trop aisé d'en reconnaître l'im- puissance. Grimm dit à propos de ce livre : « Les capucinades sur la vertu, et il y en a beaucoup dans le Système social, ne sont pas plus efficaces que les capucinades sur la péni- tence et la macération. Incessamment nous au- rons des capucins athées, comme des capucins chrétiens, et les capucins athées choisiront l'au- teur du Système social pour leur père gardien. » Par un bonheur providentiel, les funestes effets que pouvaient produire de pareils livres sont neutralisés par l'ennui qui s'en exhale. Il faut s'armer d'un véritable courage pour en poursui- vre la lecture jusqu'au bout. Quelques pages que la verve de Diderot va semées par-ci par-là. ne suffisent pas pour corriger la monotonie d'un style à la fois diffus, prétentieux et déclama- toire. Presque toutes ces publications sortaient de la fabrique de Michel Rey, d'Amsterdam. Les per- sonnes mêmes qui fréquentaient la maison du baron d'Holbach ignoraient qu'il en fût l'auteur. 11 confiait ses manuscrits à Naigeon, qui les fai- sait passer par une voie sûre à Michel Rey : celui-ci les renvoyait en France imprimés, et souvent d'Holbach en entendait parler à sa table avant d'avoir pu s'en procurer un exemplaire. C'est ce qui arriva pour le Système de la nature. Les torts de son esprit, les erreurs dangereu- ses qu'il a propagées avec une fâcheuse persé- vérance, ne nous rendront pas injustes pour ses qualités personnelles. Parce qu'il eut le mal- heur de ne pas croire en Dieu, et de prétendre fonder la morale sur l'athéisme, faut-il mécon- naître sa bienfaisance, à laquelle les plus illus- tres de ses contemporains ont rendu hommage ? C'est de lui que Mme Geoffrin disait avec cette originalité de bon sens qui caractérisait souvent ses jugements : «Je n'ai jamais vu un homme plus simplement simple. » C'est son caractère que Rousseau, dans sa Nouvelle Héloïse, a voulu représenter sous le personnage de Wolmar; c'est de lui que Julie écrit à Saint-Preux : « 11 fait le bien sans espoir de récompense; il est plus vertueux, plus désintéressé que nous. » Le baron d'Holbach mourut à Paris, le 21 jan- vier 1789, dans sa soixante-septième année. Con- sultez un Mémoire de M. Damiron, sur d'Hol- bach, dans le tome IX du compte rendu des Séances de l'Académie des sciences morales et politii/ues. A...D. HOLCOT (Robert), philosophe et théologien anglais d'une grande réputation au xive siècle. Il appartient à l'ordre des Augustins, dont il était le général, et défendit avec beaucoup d'éclat la cause du nominalisme. Il est mort en 1349. X. HOLLMANN (Samuel-Chrétien), né en 1696, professeur de philosophie à Wittemberg, puis à Goëttingue, et mort dans cette dernière ville, en 17Î tira par être un des adversaires de Woll, devint plus tard son défenseur, et finit par l'éclectisme, tel qu'on le comprenait alors en Allemagne. Ses ouvrages, dénués d'origi- nalité, mais d'un style précis et clair, obtinrent beaucoup de succès dans les universités alle- mandes, l/i voici les titres : Commcntatio j>hi- losophica de harmonie inter animam et co preestabilila, in ï. Wittemberg, 172V (cet écrit est dii le système de l'harmonie pré- ét iblie) ; — i ommentatio philosophica de mira- nt H* et genuinis eorumdem criteriis, in-4, Francfort et Leipzig, 1727; — Institution^ pht" HOME 727 HOME losophicœ, 2 vol. in-8, Wittembcrg, 1727 ; — Dissertatto de vera philosophiez ratione, in-4, ib., 1728; — Paulo uberior in omnem philoso- phiam introductio, 3 vol. in-8, t. I, Wittem- berg, 1734; t. II et 111, Goëtlingue, 1734-1740; — Jnstitutiones Pneumatologiœ et Theologiœ naluralis, in-8, ib., 1740; — Philosophia prima , vulgo melaphysica dicitur, in-8, ib., 1747 ; — Discours sur Dieu et la sainte Écriture, in-8, Francfort-sur-lc-Mein, 1783 (ail.). X. HOME (Henri), lord Kames, naquit en 1696 à Kames, dans le comté de Berwick, en Ecosse, remplit successivement plusieurs fonctions ju- diciaires, s'occupa à la fois de jurisprudence, d'agriculture, de littérature, de philosophie, et mourut à Edimbourg, le 27 décembre 1782, laissant la réputation d'un homme de bien et d'un grand écrivain. Dans un ouvrage qui a pour titre Essais sur les principes de morale et de religion naturelle (Essays on the principles of moralihj and natural religion, in-8, Edim- bourg. 1751), Home s'efforce de soutenir la doc- trine du sens moral enseignée pour la première fois par Hutcheson, et de nier à peu près la liberté humaine. Un autre de ses écrits, beau- coup, plus célèbre et plus goûté que le premier, les Éléments de critique (Eléments of criticism, 3 vol. in-8, Londres, 1762, et Edimbourg, 1765) ont pour but de faire connaître les principes sur lesquels reposent nos jugements en matière de goût. Ce qu'il y a de plus louable dans ce livre, c'est l'idée générale dont il est le dévelop- pement, et qui n'était pas encore très-répandue alors; c'est la pensée d'introduire l'observation psychologique dans les œuvres de l'imagination et les sentiments qu'elles excitent en nous. Mais, dominé par un empirisme étroit, l'auteur con- fond sous un même nom et dans une même idée l'utile et le beau. Ainsi, une maison très-irré- gulièrement construite doit être, selon lui, ré- putée pour belle, dès qu'elle est commode, et le défaut de symétrie qu'on peut remarquer dans la l'urine d'un arbre ne lui ôte rien de sa beauté, si l'on sait qu'il porte de bons fruits. La manière dont il définit le sublime est un peu moins grossière, bien qu'elle laisse encore beau- coup à désirer, et nous montre chez lui l'ab- ■ de toute profondeur dans les idées. Le sen- timent du sublime, pour lui, c'est l'émotion produite en nous par quelque chose de grand, que notre esprit ne peut saisir qu'avec un cer- tain effort. Quant au rapport qui existe entre ce sentiment et celui du beau, il ne cherche pas à le comprendre, et ne semble pas même se douter qu'il existe. Précurseur du romantisme, il rejette dans la poésie dramatique la fameuse règle des trois unités, ne respectant que l'unité d'action. — Les deux ouvrages que nous ve- nons de citer ne sont pas les seuls que Home ait consacrés à la philosophie. Il faut y join- dre ses Principes de l'équité (the Principles ofequily), in-f , Londres, 1760; son Introduction fl dépenser, in-12, ib., 1761, simple recueil de maximes à l'imitation de celles de la Roche- foucauld; ses Esquisses de V histoire de l'homme, 2 vol. in-4, ib., 1774; et enfin la dernière pro- duction de sa plume : Quelques idées sur l'édu- cation, concernant principalement la culture du cœur, in-8, ib., 1781. Nous n'avons point à nous occuper ici de ses écrits de jurisprudence. — Lord Wooddhouse a publié, en 1807, 2 vol. in-4 de Mémoires sur la vie et les écrits de If. IL, ,,n- de Kames. X. HOMÉOMÉRIES, Vûy. AXAXAGORE. HOMERIQUE (PHILOSOPHIE). Aristote affirme sa Poétique que la poésie est Quelque chose de plus philosophique que l'histoire: elle résume en effet, dans la généralité des caractères qu'elle décrit, les passions et les mœurs de tout un peuple ou d'une époque entière; et Homère nous semble le plus profond historien des temps héroïques de la Grôce; lorsqu'il personnifie avec une admirable vérité la prudence de la vieil- lesse dans Nestor, les vertus conjugales dans Andromaque et Pénélope, le courage guerrier dans Hector et dans Achille, la douleur pater- nelle dans Priam. Mais la belle pensée d'Aris- tote paraît avoir passé inaperçue au milieu des écoles grecques, et la philosophie d'Homère, après Aristote comme avant lui, a fait le sujet des interprétations les plus diverses, souvent les plus extravagantes. Longtemps les poëmes homériques furent ac- ceptés en Grèce comme une tradition fidèle des vieux âges. A part quelques allégories évidentes, comme la personnification des Prières et de la Discorde, tous les héros du poëte, tous les dieux de sa mythologie, passaient dans l'imagination populaire pour des êtres bien réels. Le paga- nisme était alors dans toute sa force; la religion tenait à l'histoire; l'une et l'autre se prêtaient réciproquement crédit et autorité : l'histoire, c'était la mythologie. Cela dura jusqu'à Pisis- trate, et peut-être au delà. Mais alors la philo- sophie se détache des enveloppes de la mytho- logie ; la raison s'éveille et demande compte aux croyances populaires des fables dangereuses qu'elles accréditent et des mauvais exemples qu'elles offrent pour la pratique de la vie; et, comme en pareil cas l'attaque ne pouvait s'a- dresser au peuple lui-même, elle est dirigée contre les poëtes qui s'étaient faits les inter- prètes de ses superstitions, et qui les avaient con- sacrées dans leurs chants. Pythagore, selon Hié- ronyme, un de ses historiens (Diogène Laërce, liv. VIII, ch. xxi), étant descendu aux enfers, y avait vu l'àme d'Hésiode enchaînée à une co- lonne d'airain et gémissante; celle d'Homère suspendue à un arbre et entourée de serpents, en punition des impiétés qu'il avait proférées contre les dieux, leur prêtant des passions, leur attribuant des vices et des crimes qui déshono- reraient l'humanité. Xénophane de Colophon avait écrit contre la théologie de ces deux poëtes des vers qu'il récitait lui-même (Diogène Laërce, liv. IX, ch. xvm), et dont Sextus Empiricus nous a conservé un curieux fragment. Heraclite n'était pas moins sévère : il déclarait Homère et Hé- siode dignes d'être honteusement chassés des fêtes publiques, où les rhapsodes chantaient leurs poëmes. A toutes ces accusations, que Platon a repro- duites avec éloquence, mais avec les réserves d'une admiration que le génie ne pouvait refu- ser au génie, il fallait répondre, en ménageant les deux intérêts contradictoires de la poésie et de la morale. On chercha sous les vers d'Ho- mère un sens différent du sens vulgaire, un sous-sens (Orcôvota), comme dit le grec avec une précision que nous ne pouvons exprimer en français que par un barbarisme. C'est ce qui, plus tard, s'appela Vallégorie, mot inconnu aux premiers philosophes apologistes d'Homère. Théa- gène de Rhegium, qui passe pour avoir le pre- mier écrit sur ce sujet, puis le célèbre Anaxa- gore, au milieu du ve siècle avant notre ère, puis Stésimbrote de Thasos, et Métrodore de Lainpsa- que (ce dernier, élève d'Anaxagore, ne doit pas être confondu avec l'épicurien du même nom), expliquèrent les fictions étranges dont l'Iliade et l'Odyssée sont remplies, en supposant que le poë'.e s'en servait comme d'un voile pour cacher soit les mystères de la physique, soit 'es vérités de la morale. Ainsi le combat des HOME — 728 — HOME dieux, au vingtième chant de Ylliade, était ramené à une lutte des éléments contre les élé- ments, ou des vices contre les vertus. Apollon, disait Théagène, s'oppose à Neptune comme le feu à l'eau ; Minerve à Mars, comme la sagesse à U folie; Junon à Diane, comme l'atmosphère terrestre à la lune ; Mercure à Latone, comme la raison à l'oubli. Métrodore, selon le témoi- gnage deTatien, soutenait en général que Junon, Minerve et Jupiter ne sont pas ce que s'imaginent ceux qui leur élèvent des temples; que ce sont des substances physiques, des agrégats d'éléments, et qu'Achille, Hector, tous les Grecs et tous les barbares du parti d'Hélène et de Paris sont des créations poétiques du même genre. Aga- memnon, entre autres (c'est le seul trait parti- culier qui nous reste de ce système peu regret- table), Agamemnon était, pour Métrodore, une image allégorique de l'air. Certains interprètes recouraient à l'astronomie, étendant à tous les personnages de la mythologie le rapport incon- testable qu'offrent quelques personnages my- thiques, Apollon, par exemple, avec des corps de notre monde planétaire. Non content de per- sonnifier dans Jupiter l'intelligence ordonna- trice du monde, Anaxagore voyait dans les flèches d'Apollon les rayons du soleil. Une fois engagé dans cette voie d'analogies périlleuses, on ne s'arrêtait pas. Les inventions les plus innocentes d'Homère étaient défigurées par les plus froides interprétations. Dans la description de la toile de Pénélope, on voulait qu'Homère eût tracé les règles de la dialectique : la chaîne représentait les prémisses ; la trame, la con- clusion; et la raison avait pour symbole la lu- mière dont Pénélope éclairait son ouvrage. Zenon, Chrysippe et les stoïciens donnèrent sur- tout dans ces bizarres excès, qui furent, à l'hon- neur du bon sens, combattus par d'autres cri- tiques, surtout chez les alexandrins. Parmi ces derniers, Ëratosthène soutenait, conformément a un principe de la Poétique d'Aristote, que le poète veut avant tout amuser et non instruire. Aristarque protestait aussi contre toute expli- cation allégorique. A leur école se rattachent sans doute ceux qui, d'après un scoliaste d'Ho- mère, avouent tout simplement que l'auteur de Ylliade, sans effort et sans calcul, prête à ses dieux les défauts et les passions des héros ses contemporains. Cela ne corrigeait pas complè- tement l'invraisemblance des fables homériques, comme auraient voulu le faire les Anaxagore et les Stésimbrote. C'était du moins quelque chose de replacer à leur date et d'excuser par la dis- tance ces mœurs peu dignes d'imitation. Toutefois il restait encore un pas à faire pour réconcilier sa mythologie avec la raison ; il fallait distinguer dans le poète, à côté des traits grossiers de la civilisation héroïque, les germes d'une moralité plus pure, et comme un pressen- timent de toutes les nobles pensées qui plus tard ont fait la gloire du génie grec; il fallait signaler certainespeinturesd'une pureté exquise: les adieux d'Andromaque et d'Hector, l'arrivée d'Ulysse chez les Phéaciens; ici, la vertu dans tout son éclat ; là, cette naïveté charmante qui en est comme le germe et la promesse. Ces des- criptions de batailles, qui plus tard inspiraient a muse belliqueuse d'Eschyle, étaient d'utiles eçons de patriotisme. Enfin, de toute la poésie d'Homère il ressort je ne sais quel enseignement de courage, d'humanité ou tout au moins de com- passion, de haute dignité morale. On est étonné de trouver chez les anciens si peu de traces d'une apologie aussi naturelle et aussi simple. Les rhéteurs, parmi lesquels nous ne pouvons plus citer aujourd'hui que Dion Chrysostome et Ma- xime de Tyr, en ont donné les premiers exem- ples ; Horace en offre l'esquisse élégante dans son épîlre à Lollius ; Plutarquc y revient sou- vent dans son traité Sur la lecture des poëb et un docteur chrétien, saint Basile, semble en avoir consacré la vérité dans une page de son discours à des jeunes gens sur la lecture des livres païens, où il signale avec un charme éloquent de conviction la beauté morale du tableau d'Ulysse paraissant devant Nausicaa. Malgré les Aristarque et les saint Basile, la subtilité de l'esprit grec ne put renoncer à ses chères allégories et à ses prétendues découvertes sur la philosophie d'Homère. On ne sait plus aujourd'hui comment cette philosophie était interprétée dans les ouvrages spéciaux de Favo- rinus, d'Œnomaùs, de Longin, sur ce sujet, et dans celui de Proclus Sur les dieux chez Homère; mais il nous reste de nombreux fragments du traité de Porphyre Tlepl xîjç cOu.Yipo\i çùoao^îaç, entre autres une explication de la fable du Styx; une autre de l'antre des nymphes dans YOdyssée, où nous voyons que cet aventureux écrivain ap- pliquait sans réserve la méthode allégorique. On possède encore, sous le nom d'un certain Hé- raclide ou Heraclite, un petit livre d'Allégories homériques, et c'est dans le même sens qu'a été composée la Courte explication des erreurs d'U- lysse; morceau anonyme que nous voyons rap- porte tour à tour, sans preuve convaincante, à Porphyre ou à Nicéphore Grégoras. Du reste, ce dernier ouvrage, à en juger par une expression qui se trouve au chapitre vm (édition de 1745, par J. Columbus), peut bien appartenir à un auteur chrétien. Les chrétiens, comme les païens, aiment à trouver des allégories dans les vieux poètes. Eustathe recourt sans cesse à l'allégorie physique ou morale dans son volumineux commentaire sur Ylliade et YOdyssée, et nous avons de Ber- nard de Chartres toute une interprétation allé- gorique de Y Enéide. Des anciens, ce fâcheux abus de l'exégèse s'est répandu chez les modernes, et il nous a valu bien des paradoxes, bien des livres d'une érudi- tion puérile ou absurde, dont l'analyse aurait ici peu d'utilité. On en trouvera l'indication à peu près complète à l'article Homère, dans la Biblio- thèque grecque de Fabricius. Quant à la psychologie homérique, c'est une curiosité plus sérieuse, dont se sont plus récem- ment avisés quelques philologues, M. Halbkart en 1796, et, après lui, M. Hamel (Paris, 1832). Réduite à ses seules proportions légitimes, ce n'est qu'une recherche du sens qu'Homère at- tachait aux mots désignant, dans la langue des siècles héroïques, les divers étals de l'âme et ses diverses fonctions. Elle ne prétend pas plus faire d'Homère un psychologue, qu'on n'a voulu en faire un minéralogiste ou un médecin, quand on a rassemblé en des écrits spéciaux les no- tions que ses poèmes nous offrent sur la miné- ralogie ou la médecine. Chercher dans Homère l'origine de toutes les sciences et de tous les arts a été une des rêveries favorites des bas âges de la littérature grecque ; et nous lisons encore, sous le nom évidemment supposé de Plutarque, un livre où cette prétention est poussée jus- qu'aux plus ridicules conséquences, ou, par exem- ple, on fait remonter jusqu'à notre poète le sys- tème de Pythagore, parce que des mots qui, dans la langue homérique, désignent le bien et le mal. rappellent par leur étymologie Yunité et la ayade pythagoricienne. Voici quelques li- gnes de la conclusion de ce livre : « Comment n'attribuerions-nous pas toutes les connaissao ces à Homère, lorsque ceux qui sont venus après lui ont cru trouver dan9 ses poèmes des choses HONG) 729 — HUAR même auxquelles il n'a pas pensé. Quelques-uns ont été jusqu'à employer ses vers pour la divi- nation, et n'y ont pas eu moins de confiance qu'aux oracles d'Apollon. D'autres, en transpo- sant ses vers et en les cousant, pour ainsi dire, les uns aux autres, les ont adaptés à des sujets absolument différents. » De telles pages méri- teraient à peine une mention, si certaines erreurs ne devaient pas être comptées dans une histoire de l'esprit humain. Sur la Morale d'Homère, voy. l'ouvrage récent de M. Louis Ménard, la Morale avant les philo- sophes (Paris, 1860). E. E. homme, voy. Ame, Facultés. Destinée hu- maine. HONNÊTE. Les Latins et les Grecs ont sou- vent disserté sur l'honnête, honestum, houeslas, tô xa).6v. Distinguer l'honnête de l'utile, déter- miner le rapport de l'un et de l'autre, prouver que tout ce qui est honnête est utile, que tout ce qui est vraiment utile est honnête : tel est précisément l'objet des traités des Devoirs de Panétius et de Cicéron. Les moralistes anciens entendaient généralement par le Bien ou le sou- verain Bien, le bonheur, ce dont la possession rend parfaitement heureux, et le plaçaient, les uns dans le plaisir, d'autres dans la vertu, d'au- tres dans la réunion de toutes les choses aux- quelles on donne le nom de bien. C'est ainsi que Cicéron entend et définit le Bien dans le traité de Finibus bonorum et malorum où il résume les principaux systèmes de morale de l'anti- quité. On comprend alors que les anciens aient fréquemment désigné sous un autre nom, Yhon- nète, le principe de tous nos devoirs. Les mo- dernes définissent autrement le Bien; pour eux, le souverain Bien, le véritable objet de la morale n'est pas le souverain bonheur, le bien que l'homme peut désirer de préfère.', mais le bien absolu, le bien qu'il faut accomplir et qui est la règle de toutes nos actions. 11 en résulte que la notion moderne du bien absorbe l'antique notion de l'honnête; l'honnête, en effet, n'est pas autre chose, même pour les an- ciens, que le bien, source de tous nos devoirs. Il suffit donc de renvoyer le lecteur pour l'antiquité à la morale stoïcienne, particulièrement à Panétius et à Cicéron, pour les temps modernes aux arti- cles Bien et Devoir, aux uns et aux autres pour la doctrine et la bibliographie. A. L. HONORÉ ou HONORIUS. thé ologien et philo- sophe du commencement du XIIe siècle. On ignore la date et le lieu de sa naissance. Sur la foi d'un manuscrit qui porte cette mention Àugusto- dunensis, on a répété qu'il était prêtre de l'église d'Autun. et il est ordinairement désigné sous le nom d'Honoré d'Autun ; mais d'autres ont soutenu, non sans vraisemblance, qu'il était né en Allema- gne; il est au moins certain qu'il y a résidé, comme le prouvent plusieurs passages de ses œuvres. Il ilorissait dans les premières années du xn« siè- cle, et a dû mourir vers 1130. Ses ouvrages sont nombreux et la plupart ont été imprimés dans les trois bibliothèques des Pères, celles de Paris, de Lyon et de Cologne. Bernard Pez en a repro- duit aussi quelques-uns dans son Thésaurus anecdolorum. La plupart traitent de matières purement théologiques, et l'on doit les négliger ici. bien qu'ils aient eu assez d'autorité pour que quelques-uns fussent attribués à saint Au- gustin et d'autres à saint Anselme ou à Abailard. Le peu de philosophie que l'on découvre dans ses écrits permet à peine de le ranger avec sûreté dans l'une des écoles qui, dès lors, divisent la scolastique. On inclinerait pourtant à le mettre parmi les réalistes : dans son traité de Imagine mundi, il expose que Dieu, en créant le monde, commence par concevoir en son intelligence 1er. idées de toutes choses qui constituent le modèle de la création, « le monde archétype » , puis la matière universelle, puis encore les espèces et les formes et enfin les individus. Dans un autre traité, Scala cœli major, l'esprit mystique se reconnaît au langage et aux idées : c'est comme un prélude à Vltinerarium de saint Bonaven- ture. L'àme s'élève à Dieu par douze degrés, qui sont comme les moments successifs de la Visio spirilualis ; au dernier, elle est hors des sens et perçoit spirituellement jusqu'à l'image des cho- ses matérielles. Son spiritualisme excessif le porte même à avancer des propositions dont l'orthodoxie ne s'accommoderait pas. Les enfers et le ciel ne sont pas pour lui des réalités exté- rieures et n'ont pis leur place dans l'espace, non sunt corporalia loca; car tout lieu a les trois dimensions, et l'âme qui n'en a aucune ne peut être enfermée dans un lieu (Thésaurus Anecdo- torum, t. II, p. 169). Il y a du reste une échelle plus petite pour s'élever au ciel : c'est l'amour et la charité. Le mysticisme chez Honoré semble indécis entre les deux directions où il s'engagera plus tard, la spéculation et la pratique ; toute- fois, il semble pencher vers la spéculation. Son opuscule de Animœ exilio et patria (ibid. , p. 228) est une allégorie ingénieuse et subtile, tout à l'honneur de la science. L'exil de l'âme c'est l'ignorance, et la science c'est sa patrie. Pour entrer dans cette terre promise, il faut passer par dix villes, qui sont les dix arts libéraux et les livres qui en traitent. Au premier rang on rencontre : la dialectique, où on est reçu par cinq ports, les cinq universaux; qui a une citadelle, la substance, et neuf tours détachées, les neul accidents; puis viennent la grammaire, la rhé- torique, l'arithmétique, la musique, la géomé- trie, l'astronomie, la physique, la mécanique et l'économique. Enfin, dans deux opuscules, Vlne- vitabihs (imprimé dans les bibliothèques des Pères, et à part à Anvers en 1620 et 1624) et le de Libero arbitrio (Thésaurus anecdolorum, t. II), il maintient la liberté de l'homme et es- saye de la concilier d'une part avec l'influence de la grâce, et de l'autre avec celle des causes physiques qui pour lui se résument dans des in- fluences planétaires. On peut consulter sur Ho- noré : Bernard Pez, Thésaurus anecdolorum, t. II, introduction; — Histoire littéraire de la France, t. XII, p. 165; — Biographie générale, article Honoré, par M. Hauréau. E. C. HUARTE (Juan), médecin et philosophe espa- gnol du xvie siècle, né vers 1520 à Saint-Jean- Pied-de-Port, dans la Navarre française. 11 s'est rendu célèbre dans toute l'Europe par son Exa- men des esprits propres aux sciences (Examen de ingénias para las ciencias, in-8, Pampelune, 1578, et plusieurs fois réimprimé depuis; la dernière fois à Amsterdam, in-12, 1662). On ad- mirait dans cet ouvrage une grande indépen- dance d'esprit, des vues hardies, quelquefois profondes, jointes à un rare talent d'observation. L'auteur pose en principe que chaque science exige un esprit particulier ou des facultés d'un certain ordre. Il montre à quels signes ces fa- cultés peuvent se reconnaître, et divise les sciences elles-mêmes en plusieurs catégories : celles qui dépendent de la mémoire, celles qui naissent de l'entendement, et celles qui ont pour unique base l'imagination. C'est, comme on voit, la classification de Bacon; et il n'est pas impos- sible que le philosophe anglais l'ait empruntée du médecin espagnol, dont l'ouvrage fut traduit dans toutes les langues. Mais les paradoxes les plus étranges se mêlent à ses ohservations, et le Lut avoué du livre est de soutenir un système HUET — 730 HUET de génération qui ne supporte pas un instant l'examen. C'est là aussi qu'on trouve une pré- tendue lettre du proconsul Catulus au sénat ro- main, où le portrait de Jésus-Christ est tracé dans les moindres détails. Ainsi que nous venons de le dire, l'Examen des esprits a été traduit dans presque toutes les langues européennes. Il en a paru plusieurs traductions françaises, l'une par Gabriel Chappuis, dont la première édition fut imprimée à Lyon, in-16, 1580; une autre par Vion-Dalibray, publiée à Paris, in-8, 1645 ; et une troisième par Savinien d'Alquié, publiée à Amsterdam, en 1672. — Lessing n'a pas dédaigné de traduire cet ouvrage en allemand, in-8, Zerbst, 1752, et Wittemberg, 1785. X. HUET (Pierre-Daniel), évêque d'Avranches, membre de l'Académie française, précepteur du Dauphin, fils de Louis XIV, naquit à Caen le 8 février 1630, et mourut à Paris le 26 février 1721, dans la maison des jésuites, après une carrière laborieuse et honorée. Il est peut-être l'expression la plus savante de cette école moitié philosophique, moitié théologique, qui prétend ramener l'homme à la foi par les sentiers du doute, et qui obscurcit l'éclat des lumières na- turelles, afin que l'âme, privée de leur secours et brûlant de quitter ses ténèbres, se décide à accepter le flambeau de la révélation. Cette école, qui se croit très-ancienne, ne remonte cependant pas au delà du xvie siècle. Bien que l'ardeur de la lutte contre la philosophie païenne ait entraîné certains Pères de l'Église à repousser toute es- pèce de philosophie, et même à nier par mo- ments l'autorité de la raison, aucune n'avait élevé le pyrrhonisme au rang d'une méthode destinée à conquérir les cœurs. Un procédé aussi périlleux s'éloigne encore davantage de l'allure tranquille et réservée des docteurs scolastiques qui ne l'ont pas connu, qui n'en sentaient pas le besoin, et qui l'auraient certainement repoussé. C'est à l'époque de la réforme que le développe- ment de l'esprit philosophique devenant chaque jour plus menaçant pour l'Église, les apologistes du dogme catholique conçurent l'espoir de ré- primer les écarts indociles de la raison par le tableau de ses misères et de son impuissance. Gentian Hervet, adressant au cardinal de Lor- raine la traduction des ouvrages de Sextus Empi- ricus, prend soin de signaler les avantages du pyrrhonisme, qui, en sapant les systèmes hu- mains par la base, et dévoilant la fragilité des sciences, corrige la présomption et dispose à l'humilité, mère de la foi. Mille phrases sembla- bles, éparses chez les théologiens de cet âge, mettent en lumière la nouvelle direction impri- mée à la polémique religieuse par l'empire des circonstances. Au xvne siècle, Pascal se laissa aller à cette pente, avec quelle tristesse de gé- nie et quelle amertune éloquente, on ne l'i- gnore pas ; mais, incomparable comme écrivain, il est inférieur par l'érudition et la méthode à l'évêque d'Avranches, qui reste parmi nous le véritable cher du scepticisme théologique, avant M. de Lamennais. Le premier ouvrage de Huet qui laisse percer le projet d'appuyer La foi n li doute phi- losophique, c'est, qui te croirai I ? la Démonstra- tion éyangélique. Au début de cette apologie du christianisme entreprise par la raison, et afin de ramener la raison, le docte prélat, par une contradiction singulière, triomphe de la stérilité des efforts de la raison, pour s'établir dans la Bl pai ible possession du vrai. La science humaine, a lei roire, esl obscun 1 1 mensong la foi, fruil de la grâce, peul seule calmer I tation de l'espril el éclairer son ignorance, l afin de rehau er le pria de i e bienfail surnatu- rel que Dieu nous a pourvus de facultés si dé- biles : car, moins misérables, nous aurions été plus présomptueux et moins soumis à sa parole. Aussi ne doit-on pas redouter pour le christia- nisme l'effet de ces systèmes qui enseignent que nous ne pouvons rien connaître de certain à l'aide de la raison; en affranchissant l'âme de ses préjugés, ils préparent et assurent l'empire de la foi. Ces maximes et d'autres |à peine effleurées dans la Démonstration évangéïique, commen- cent à être développées dans les Questions d'Aul- nay} ainsi nommées de l'abbaye où elles furent écrites. Le but de l'ouvrage est 'la conciliation de la foi et de la raison à laquelle on ne saurait nier que l'auteur n'attribue une certaine portée: car il convient qu'elle a sa clarté propre, émanée du père des lumières, qu'elle se connaît elle- même, et qu'elle est en état de savoir qu'il existe une vérité et des moyens de la découvrir; il avoue même qu'elle précède la foi, de même que la nature précède la grâce. Mais à peine a-t-il fait ces légitimes concessions, il les retire presque aussitôt, paraissant regretter sa juste condescendance envers l'esprit de l'homme. Selon lui, cette vérité que la raison appelle et qu'elle entrevoit, elle ne parvient pas à la con- naître; elle ne recueille pour prix de ses efforts que des doutes et des erreurs, qui témoignent de son impuissance et du besoin pour nous de chercher un meilleur guide. Et ce guide, c'est la foi, qui seule peut conduire l'âme par des voies sûres et infaillibles à la possession du vrai. Cela posé, par un nouveau retour et une inconséquence fa- milière aux écrivains de son école, Huet ne con- sacre pas moins de deux livres à prouver que les anciens philosophes, à l'aide de cette même rai- son qu'il vient de convaincre, ont pressenti la plupart des dogmes sublimes dont la civilisation moderne est redevable au christianisme. Un autre ouvrage où se trahit la disposition de Huet à déprimer l'entendement humain, c'est la Critique de la philosophie cartésienne. Huet s'était laissé gagner, dans sa jeunesse, à la beauté simple et sévère de cette noble philoso- phie, qui a l'ait faire un si grand pas à la dé- monstration des vérités morales ; et voilà que, sur la fin de ses jours, il se montre l'adversaire impitoyable de ces doctrines qu'il avait naguère admirées, il l'avoue, au delà de toute expres- sion ; il les poursuit avec acharnement; il vou- drait en effacer le souvenir, comme s'il ne pouvait pardonner à Descartes ni son dévouement à la science, ni sa foi profonde dans la vérité de son propre système. Selon Huet, la méthode carté- sienne n'est qu'une inconséquence : car, une fois qu'on s'est engagé dans la voie du doute, on n'a pas le droit d'en sortir. La notion de l'existence personnelle n'est pas la première qui se présente a l'esprit ; elle suppose cette majeure : ce qui pense existe, et elle tire son origine du raison- nement, non de la perception. L'évidence est une marque incertaine de la vérité, puisque nous nous trompons chaque jour en croyant marcher à sa lumière. L'àme est immatérielle assuré- ment; mais Descartes a compromis cette grande vérité par la manière dont il l'établit ; il est faux qu'elle suive de la définition même de l'esprit, opposée à la définition de la matière ; taux que l'âme soit mieux connue que le corps et avant le corps; faux que la natui insiste seulement dans la pensée ; faux que le sentiment n'appartienne pas aux organes; faux que certaines idées ne dérivent pas des sens, t a raison n'a au- i une notion positive et directe de l'infini ; elle le conçoit comme négation du fini, el cette concep- tion qui ne le représente pas, que chacun se H CET 731 — HUET Cime par voie d'analyse et d'abstraction, qui i ste toujours très-confuse, ne peut fournir au- démonstration solide de l'existence divine. Nous omettons d'autres objections, tantôt sérieu- 51 -. tantôt frivoles, contre plusieurs points de la physique de Descartes. La conclusion de Huet, c'est que la doctrine cartésienne est un tissu de contradictions, qu'elle s'appuie sur des chimères, qu'elle ignore les effets et les causes véritables, qu'elle offense la religion en égalant l'autorité de l'évidence à celle de la foi, et qu'elle aurait troublé le monde par son arrogance, ses para- doxes et ses empiétements, si la sagesbe des ma- gistrats ne l'avait contenue et réprimée. A peine cette critique amère est-elle adoucie par de rares hommages que le censeur rigide de la philosophie nouvelle ne peut s'empêcher de ren- dre au génie vigoureux et pénétrant de son fon- dateur. Cependant, malgré les semences de scepticisme éparses dans les ouvrages que nous venons de parcourir, peut-être la place que Huet doit oc- cuper dans la philosophie moderne serait-elle restée un problème, s'il n'avait pas écrit le Traité de la faiblesse de l'esprit humain, publié après sa mort par l'abbé d'Olivet. Ici la pensée de l'illustre évêque devient parfaitement claire : c'est le pyrrhonisme absolu, enseigné d'une ma- nière ouverte et mis sans détour au service de la foi. Le Traité de la faiblesse de V esprit humain se compose de trois livres. Le premier a pour objet d'établir que la vérité ne peut être connue de l'entendement par le secours de la raison avec une pleine et entière certitude. Huet en donne treize motifs, pour la plupart tirés de Sextus Empirions : par exemple, les illusions de nos facultés, les changements qui s'opèrent con- tinuellement dans les objets, la contradiction de nos jugements, l'analogie du sommeil et de la veille. Malgré son aversion pour le cartésianisme, il se garde d'omettre parmi ses preuves l'igno- rance où nous sommes, suivant Descartes, si Dieu n'a pas voulu que nous nous trompions toujours. Plus loin, il montre avec habileté que c'est une pétition de principe de vouloir prouver par la raison que la raison est certaine : « car, dit-il, les arguments que l'on propose pour cela comme certains, sont produits par la raison; or, c'est cela même qui est une question, savoir si la raison peut produire quelque chose de certain et de véritable. » Un chapitre curieux de ce premier livre est celui où Pévêque d'Avranches veut montrer « que la loi de douter a été-établie par d'excellents philosophes ». Veut-on savoir qui sont, suivant lui, ces philosophes? A peu près tous ceux de l'antiquité, entre autres les Pytha- gore, les Parménide, les Platon, les Aristote, les Porphyre, c'est-à-dire les chefs du dogmatisme le plus audacieux que la raison ait jamais produit. Au second livre . Huet recherche quelle est la plus sûre et la plus légitime manière de philo- sopher; car « son intention n'est pas, dit-il (ch. iv), d'eteinare toute la lumière de l'esprit; il ne croit casque notre entendement soit dans un perpétuel égarement; nous ne sommes point devenus des troncs d'arbres, attachés à la terre, couverts d'une épaisse ignorance de toutes choses, dé- pourvus de conseil et de règle pour conduire notre vie.... Encore que nous ne marchions pas à la lumière du soleil et en plein midi, nous marchons au moins à la lumière réfléchie de la lune ». La lumière réfléchie que cette métaphore nous promet est celle de la probabilité, que la sagesse consiste à suivre, puisque l'homme ne peut parvenir à la certitude. L'àme n'a pas de notions innées, comme Platon, Proclus, et Des- cartes le supposent à tort ; toutes ses idées tirent leur origine de la sensation; elle doit donc s'en tenir à ce qui paraît, et se guider par la vrai- semblance. Voici les avantages que l'homme re- tirera de cette conduite : il évitera l'erreur, l'opiniâtreté et l'arrogance, et il se rendra ainsi digne de recevoir le don de la foi que Dieu veut bien accorder à ceux qui ne se confient pas aux forces de la nature et qui ne présument pas de la pénétration de leur esprit. Or, la foi supplée au défaut de la raison, et rend très-certaines des choses qui pour la raison ne l'étaient pas. « Par exemple, dit Huet (ch. n), ma raison ne pouvant me faire connaître avec une entière évidence et une parfaite certitude s'il y a des corps, quelle est l'origine du monde, et plusieurs autres choses pareilles, après que j'ai reçu la foi, tous ces doutes s'évanouissent comme les spectres au lever du soleil. » Ainsi l'empirisme et la probabilité, le doute conduisant à la foi et la foi tenant lieu de la raison, même dans la connaissance des choses sensibles et dans les usages de la vie, voilà en deux mots toute la doctrine philosophique de Huet. Cette étrange théorie achève de se dessiner dans un troisième livre où sont exposées avec une franchise qui honore l'auteur, puis réfutées les objections principales contre le pyrrhonisme, par exemple qu'il est impraticable, qu'il ren- ferme une contradiction, qu'il outrage la Pro- vidence, etc.»Amené peu à peu à mieux définir son sentiment à l'égard de la raison, Huet veut bien reconnaître qu'elle est pourvue de notions premières, quelle qu'en soit l'origine, humaine- ment certaines ; mais il conteste que ces notions aient une portée absolue en dehors de la foi. « Tant que l'entendement humain, dit-il (ch. xv), s'appuyant sur la raison, se fonde sur les premiers principes, à peine peut-il se soutenir ; mais sitôt que la foi vient à son secours, il demeure ferme et inébranlable. » Et plus bas: « Lorsque la raison s'applique aux premiers principes, quoiqu'elle y trouve une souveraine certitude humaine, il leur manque néanmoins quelque chose pour être certains d'une parfaite certitude, et ce défaut est suppléé par la foi. » Il ne s'agit ici que des axiomes; mais Huet ne tarde pas à étendre ces maximes à toute espèce de connaissance. « Ces autres propositions, dit-il [ubi supra), me de- viennent certaines par la foi : l'homme est com- posé d'un corps et d'une âme; l'homme sent et vit; je suis et je vis, puisque je crois et que je sais que je crois. Ces propositions, que je trouvais certaines par la raison d une certitude humaine, lorsque la foi survient, deviennent certaines d'une certitude divine, et toutes ces ténèbres qui occupaient mon esprit se dissipent. Véritablement c'est un grand avantage que nous tirons de la foi et de la théologie, que notre entendement chan- celant soit confirme, et qu'il soit amené à une pleine, à une claire et à une certaine connais- sance de la vérité. » Après avoir esquissé les principaux traits du système de Huet, il resterait à en discuter le principe et les conséquences, à voir si la plus sûre manière de philosopher est de renoncer à l'usage de la raison, et si le doute philosophique peut engendrer la foi religieuse; mais au milieu de cet examen, qui a été entrepris tant de fois, mieux vaut faire connaître comment le pyrrho- nisme de l'évêque d'Avranches a été jugé par ses contemporains. Arnauld écrivait en 1692 : « Je ne sais ce qu'on peut trouver de bon dans le livre de M. Huet cop'-e M. Descartes, si ce n'est le latin : car je HUET — 732 HUGU n'ai jamais vu de si chétif livre, pour ce qui est de la justesse d'esprit et de la solidité du raison- nement. C'est renverser la religion que d'outrer ,i> pyrrhonisme autant qu'il fait : car la foi est fondée sur la révélation dont nous devons être assurés par la connaissance de certains faits. S'il n'y a donc point de faits humains qui ne soient incertains, il n'y a rien sur quoi la foi puisse être appuyée. » Voilà le jugement que portait Arnauld de la Critique de la philosophie cartésienne, où le pyrrhonisme perce de toutes parts, mais toutefois n'est pas encore érigé en méthode. Veut-on main- tenant savoir quel accueil reçut le Traité de la faiblesse de l'esprit humain, non pas auprès des philosophes qui voyaient les bases de leur science ébranlées, mais parmi le clergé et jusque dans le sein de la Compagnie de Jésus, si ri- goureuse à l'égard du cartésianisme, si pleine de défiance à l'égard de la raison ? Non-seulement il ne se trouva personne qui osât en prendre la défense; mais le scandale de voir un évêque enseigner le scepticisme et prétendre assurer la foi par cette tactique misérable, alla si loin que les jésuites, amis de Huet, se virent réduits à contester l'authenticité de son livre. Au mois de juin 1725, parut dans les Mémoires de Trévoux un article destiné à établir « que le titre et beaucoup plus le dessein de l'ouvrage juraient avec le nom et le caractère de l'auteur à qui on osait l'attribuer, et que c'était quelque pyrrho- nien outré qui avait voulu mettre en crédit une doctrine surannée à l'aide d'un nom si respectable aux savants et aux gens de bien». Après avoir rendu justice « au pieux évêque d'Avranches », les Mémoires de Trévoux tonnent contre « l'au- teur ténébreux qui s'est transformé ainsi en ange de lumière pour mieux répandre partout ses ténèbres pyrrhoniennes. Heureusement pour les sciences soit humaines, soit divines, cet auteur ne passe pas les bornes du grammairien sophiste, et ne saurait imposer aux plus forts esprits, et beaucoup moins aux esprits populaires les plus faibles. Tout son ouvrage n'est qu'un réchauffé d'Empiricus et de quelques anciens rhéteurs qui n'ont donné d'autres preuves de philosophie et de raisonnement, que la hardiesse à contredire les philosophes qu'ils n'entendent pas. Encore eussent-ils pu se donner quelque relief de phi- losophie et de solidité d'esprit, s'ils se fussent bornés à contredire les philosophes qui ne laissent pas de prêter un peu à la contradiction- mais, par bonheur pour les philosophes, on a vu le prin- cipe qui faisait agir ces contradicteurs éternels, lorsqu'on les a vus saper également toutes les sciences, la géométrie comme l'almanach; nier qu'il fût jour en plein midi, que deux et deux fissent quatre; combattre toute évidence^ et re- noncer à toute religion, à tout principe, a toute société, à tout sens commun.... » Spectacle re- marquable, sinon unique, dans les annales de la philosophie moderne? Un journaliste de Tré- voux, c'est-à-dire un jésuite parlant au nom de la Compagnie, se porte le défenseur de l'au- torité de la raison contre le ^pyrrhonisme pro- fessé par un des princes de l'Eglise de France. Ce qui suit n'est pas moins remarquable. «On veut croire, continuent les Mémoires de Trévoux, que l'auteur a une intention saine; mais son intention ne corrige en aucune sorte le vice du système qu'il propose. Les pyrrhoniens étaient peut-être malintentionnés; mais ils raisonnaient conséquemment, en sapant ouvertement les prin- cipes de la religion après avoir sapé ceux de la raison. En effet, l'auteur a bonne grâce, a pris nous avoir rendu suspects nos yeux, nos oreilles, notre cerveau, notre cœur, notre esprit, notre pensée; après nous avoir dit qu'il est impossible d'atteindre aux vérités les plus communes; après avoir traité l'histoire, la morale, la géométrie de frivoles illusions; après nous avoir mis en défiance contre Dieu, qu'il nous permet de re- garder comme occupé à nous tromper- il a bonne grâce de venir nous prêcher la foi, la religion et les mystères! Un esprit faible ou même un esprit fort que son premier livre aurait séduit, serait bien en état d'être ramené par le second?... La foi, dit-il, supplée au défaut de la raison. C'est un sophisme : car si la foi supplée au défaut de la raison, c'est, comme le dit saint Thomas, à l'égard des choses divines à quoi la raison ne peut atteindre; mais la foi fait-elle que nous concevions mieux qu'il soit jour en plein midi; qu'un triangle ait trois angles; qu'il y ait des corps et un univers? Un ignorant en devient-il plus éclairé dans les sciences humaines pour connaître qu'il y a une Trinité en un seul Dieu?» Que pourrions-nous ajouter à ces lignes? Elles n'établissent pas seulement que le Traité de la faiblesse de V esprit humain a été répudié dès son apparition pour tous les écrivains catholiques de quelque poids; elles prouvent aussi avec une irrésistible évidence que l'idée même de ce livre fameux, le projet d'élever l'édifice des croyances religieuses sur la base chancelante du scepti- cisme, est une prétention chimérique, désavouée par le sens commun qu'elle outrage, périlleuse par la foi qui ressent l'atteinte de tous les coups portés à la raison et à la philosophie. Soutenir, demande Huet quelque part, que le doute est le chemin de la foi, n'est-ce pas avancer que pour croire, il est bon de ne pas croire? On doit regretter qu'après avoir posé le problème si nettement, le pieux et docte prélat ne l'ait pas mieux résolu. Voici les titres des principaux ouvrages de Huet : de Interpretatione libri duo, in-4, Pa- ris, 1661; — Origenis Commentaria in sacram Scripturam , 2 vol. in-f°, Rouen, 1668; — de l'Origine des romans, in-12, Paris, 1670; — Discours prononcé à l'Académie française, in-4, ib., 1674; — Animadversiones in Manilium et Scaligeri notas, in-4, ib., 1679; — Demonslratio evangelica , in-f°, ib., 1679; — Censura philo- sophiœ cartcsianœ,'m-\2, ib., 1689;— Quœstiones Alnetanœ de concordia rationis et fidei in-4, ib., 1690: — Nouveaux mémoires pour servir à l'histoire du cartésianisme, in-12, ib., 1692; — Dissertations sur diverses matières de religion et de philosophie, in-12, ib., 1712; — Histoire du commerce et de la navigation des anciens, in-12, ib., 1716; — Commentarius derebusad eum pertinentibus, in-12, Amst., 1718; — Huetiana, in-12, Paris, 1722. La plupart de ces ouvrages ont eu plusieurs éditions. Il faut y joindre le Traité de la faiblesse de l'esprit humain, publié par l'abbé d'Olivet avec un éloge historique de. l'auteur, in-12, Paris, 1722; Amst., 1741. Hu.'t avait pris soin de faire une traduction latine de son livre, qui a été imprimée à Amsterdam, in-12, 1738. Bruckcr parle longuement de Huet au tome IV de son grand ouvrage. Voy. aussi Eggcr, de Viribtts mentis humants contra Huetium, in-8, Berne, 1735, enfin Huet, évêque d'Avranches, ou le Sccj>licisme théolo- gique, par Ch. Bartholmess, Paris, 1850, in-8. C. J. HUGUES d'Amiens ou de Rouen, ainsi surnom- nu parce qu'il desrendait des comtes d'Amiens, et fut archevêque de Rouen, naquit vers la fin du xic siècle, ii mourut le 11 novembre 116ï. 11 fit ses études à Lion, dans l'école des célèbres frères \n elme et Raoul. 11 embrassa la vie religieuse à Cluny, et fut successivement prieur de Saint- Martial de Limoges, prieurde Saint-Pancracc-de- HUGU — 733 — HUGU Le.ivcs en Angleterre, abbé de Redding, et ar- chevêque de Rouen en 1130. Il ne fut point étranger aux événements politiques et religieux de son temps, et resta toujours fidèle au saint- siége contre les prétentions de la couronne d'Angleterre. On a de lui sept livres de dialogues sur divers sujets théologiques, publiés par Dom Martenne dans ses anecdotes : trois livres sur l'Église et ses ministres, imprimés à la suite des Œuvres de Gilbert de Nogent, par D. Dacheri; quelques autres écrits ou lettres qu'il faut chercher dans divers recueils, et qui, pour la plupart, n'ont lien de commun avec la philosophie. Les ques- tions dont l'examen se trouve dans ces ouvrages sont celles qui se rapportent à Dieu, au HBre arbitre, à la vie future. Elles sont exclusivement traitées au point de vue théologique, appuyées de citations de l'Écriture, et ne présentent que des solutions sans originalité et sans intérêt, mais toutes admises à cette époque. H. B. HUGUES de Saint-Victor. On n'est pas d'ac- cord sur la contrée qui vit naître ce célèbre moine du xne siècle. Les uns le font Flamand, les autres Saxon, d'autres enfin Lorrain. Cette dernière opinion paraît la plus probable. A un âge fort tendre encore, il fit de rapides progrès dans ses études chez les chanoines d'Hamersle- ben, en Saxe. Il se voua de bonne heure à la vie monastique dans le couvent de Saint-Victor de Marseille, qu'il quitta pour l'abbaye de Saint- Victor de Paris. II y enseigna avec succès la théologie, donnant, par la solidité de ses leçons, l'idée de la juste mesure de hardiesse et de prudence qui doit présider à un enseignement si important. Sa vie se passa dans une position fort modeste; il ne s'éleva jamais à aucune des dignités de son ordre, et ne se distingua que par son travail et par son savoir. Il mourut le 11 février 1141, à l'âge de quarante-quatre ans. Contemporain d'Abailard, et placé tout près du théâtre de ses succès, il ne fut point son rival. Il l'égalait cependant en savoir; mais son ju- gement droit et son esprit mesuré firent qu'il enseigna avec moins d'éclat sans doute, mais avec plus de sécurité. Il semble d'ailleurs avoir été plutôt son partisan que son adversaire; un passage de son Traité des Sacrements (liv. I, 3e partie, ch. xxvi) ne permet guère de le justifier d'avoir, dans le mystère de la Trinité, renouvelé, comme Abailard, l'opinion des sabel- liens. Ce n'est pas, du reste, le seul exemple qu'il ait donné de l'indépendance de son esprit. 11 soutient, contre des docteurs qu'il accuse de n'avoir pas une idée juste de la portée de l'in- telligence humaine, que la même foi avait été, il est vrai, celle de tous les âges et de tous les fidèles, mais que tous les âges et tous les fidèles n'en avaient pas une connaissance aussi parfaite. Jn his camdem fîdem, non eamdem fldei cogni- tionem invenimus. Dans l'analyse de la notion de Dieu, il dit ■que l'homme a été créé à son image ; que c'est par cette image, qui repose dans l'esprit humain, que nous pouvons connaître Dieu, et non-seu- lement savoir qu'il est, mais encore pénétrer jusqu'à ses perfections fondamentales, la puis- sance, la sagesse, la bonté, et tirer la notion de eause de l'idée que nous nous faisons de lui. Il est vrai que, dans un autre endroit, il affirme ■que Dieu ne peut, quant à son essence, être pensé par l'homme, pas même par analogie, attendu, ajoute-t-il, qu'il est au-dessus de tout ce que nous connaissons, au-dessus des corps et des esprits, et que l'homme ne peut penser que des choses relatives {ubi supra, liv. 1, 10e partie, ch. nj. L ame, son essence, ses conditions, ses facultés, ont lourni à ce philosophe de nombreuses ob- servations et des réflexions ingénieuses et pro- fondes, dont l'étude n'est point à dédaigner. Ce n'est pas là, sans doute, la psychologie telle que nous l'entendons aujourd'hui. Ces travaux sur l'àme sont mêlés de données empruntées à une physique et à une physiologie telles que le temps permettait de les concevoir. Du reste, l'origine de ce genre de considérations se trouve claire- ment dans les trois livres de l'Ame d'Aristote. On sait que ce philosophe ne s'est pas borné à considérer l'âme dans ses fonctions intellectuelles ; mais qu'il en a poursuh l la présence jusque dans la sensibilité et ses organes, et qu'il en a étendu l'idée jusqu'aux animaux et même jusqu'aux plantes. On ne sera donc pas étonné que, fidèle aux enseignements de ce maître légué par l'an- tiquité au moyen âge, Hugues de Saint-Victor ait exposé sur l'âme la série de considérations dont nous allons esquisser l'analyse. L'àme est, à ses yeux, placée dans le monde entre les corps et Dieu; en sorte toutefois que Dieu est en elle, et le monde hors d'elle. Avant la chute, car nous ne pouvons séparer le point de vue de l'auteur de la tradition chrétienne, qui en est un élément nécessaire, l'âme voyait par un œil triple, ou plutôt par trois yeux : l'œil de la chair, celui de l'in- telligence, celui de la contemplation, par lesquels elle percevait le monde et ce qui est en lui, elle-même et ce qui est en elle, Dieu et ce qui est en Dieu. Le péché éteignit l'œil de la con- templation, obscurcit celui de l'intelligence, et ne laissa intact que l'œil de la chair. L'œil de la contemplation éteint rend nécessaire la foi, la foi qui est la croyance aux choses invisibles ou incompréhensibles, à toutes celles qui ne sauraient être l'objet de l'expérience, à Dieu avant tout. La connaissance de la vie future elle-même n'est plus dans l'homme qu'à l'état de pressentiment. Une fois admis que la chute est la cause de l'état actuel de l'âme, tout ce que dit Hugues de Saint-Victor de cet état actuel appartient entiè- rement à la réflexion philosophique. Si le mys- ticisme y affranchit quelquefois l'auteur des entraves de l'observation, ce n'est plus par l'in- tervention des données traditionnelles de la religion, c'est par suite de ses dispositions per- sonnelles à un mysticisme philosophique dont d'autres avaient déjà donné l'exemple. Le système psychologique de Hugues de Saint- Victor n'est pas fondé complètement sur la dis- tinction absolue, telle que la conçut plus tard le cartésianisme, de l'àme et du corps. S'il admet d'une manière formelle cette distinction, ce n'est qu'après avoir, en quelque sorte, épuisé tous les rapports de ces deux substances, ce n'est qu'a- près avoir conduit l'àme, à travers l'organisme, depuis les hauteurs de la pensée jusqu'aux li- mites des sens. Il a bien soin toutefois de ne pas distinguer plusieurs âmes, comme l'ont fait d'au- tres au moyen âge, et, s'il trouve quelque em- barras à résoudre tant de fonctions diverses dans l'unité ontologique de la substance imma- térielle, du moins s'est-il soustrait à l'absurdité d'une pareille division. Ame et esprit sont, à ses yeux, des mots qui expriment un seul et même être, âme en tant qu'il anime le corps, esprit en tant que con- tenant dans son essence propre la connaissance rationnelle par laquelle il s'élève à Dieu. Ce n'est pas, comme plusieurs l'ont cru au moyen âge, et en particulier ceux qui cultivèrent la philosophie hermétique , qu'il y ait une âme sensible ou animale, et une àme raisonnable ou HUGU — 734 — HUME esprit; c'est que l'âme, une et toujours la même. vit en soi par la raison et la pensée, et commu- nique au corps la sensibilité, en vivifiant les sens; ce sont deux attributs, deux fonctions d'une même force. Il regarde ces deux propriétés de l'âme comme si étroitement unies, comme se confondant si intimement dans la même unité, qu'il va jusqu'à soutenir que sans la raison le corps lui-même ne saurait vivre. Il donne de l'âme une définition qui montre que, tout en cherchant à expliquer sa liaison avec le corps, il distingue les deux substances. « L'âme, selon lui [de Anima, lib. II), est une substance qui communique la vie; elle est plus subtile encore que le feu et l'air; elle est dis- posée de manière à s'unir au corps, mais elle n'est pas corporelle; bien plus, elle est abso- lument esprit, en tant que douée de raison ; dans l'homme elle est une avec l'esprit, encore que ces expressions aient un sens différent. » La simplicité de l'âme ne permet pas d'ad- mettre que la diversité de ses fonctions résulte de ses diverses parties; elle résulte de ses di- verses propriétés ou facultés. Hugues admet trois facultés générales dans l'âme : elle désire, elle s'irrite, elle connaît. Ainsi la concupiscibilité, l'irritabilité, la raison forment dans son unité une sorte de trinité, conception dans laquelle nous voyons se reproduire l'idée sabellienne. Du reste, l'action de l'âme est graduée comme ses facultés mêmes. Elle communique avec les corps par les sens, en réfléchit la figure par l'i- magination, les examine par la réflexion, éclaire leur nature par la raison, en confie le souvenir à la mémoire. La faculté la plus élevée de l'âme conçoit cet ensemble de perceptions, et le sou- met soit à la méditation, soit à la contem- plation. Cette analyse, que sans doute une psychologie sévère n'admettrait pas sans restriction, conduit Hugues de Saint-Victor à des subtilités dans lesquelles nous ne le suivrons pas. Lorsque, cherchant le terme moyen qui lie entre eux le corps et l'esprit, Hugues reconnaît ce médium dans l'imagination, sans doute il ne résout pas ce difficile problème; mais il arrête l'attention du psychologue sur des faits qui participent des deux natures, et qui. s'ils ne sont pas ce lien lui-même, sont certainement les effets de cette union, et, en cette qualité, résument le fait observable sous lequel se ma- nifeste la loi à découvrir. Le soin que met Hugues de Saint-Victor à déterminer les points extrêmes par lesquels l'âme s'unit à Dieu et au corps, l'intelligence à la sensibilité physique; celui ave:, lequel il marque les divers échelons intermédiaires, la sensibilité morale, l'imagi- nation; l'opération analogue qu'il tente pour faire voir de quelle manière le corps s'évertue à s'élever jusqu'à l'àme et à s'unir à elle, sont autant d'efforts vers l'analyse complète des faits de la nature humaine. Cette manière de voir est plus judicieuse que la séparation absolue des phénomènes de l'esprit et de ceux du corps, qui a conduit quelques philosophes modernes à nier la possibilité de concevoir un lien quelconque • litre les deux substances. Avec les vues de Hu- de Saint-Victor, on n'a besoin, pour expli- quer l'influence de la volonté sur le corps, ni de l action divine, ni de l'harmonie lie, ni d'autres systèmes, qui, peut-être en apparence plus scientifiques, n'en son! entis ence. En arrêtant dans l'imagination le développement le plus élevé de l'intell .. nimaux, Hugues de Saint-Victor s'esl tré ob ei vateur plus exael que les auteurs des systèmes exclusifs qui ont élevé l'animal jus- qu'aux facultés de l'homme, ou l'ont abaissé presque au-dessous du végétal. Si, à la suite de ces considérations, Hugues de Saint-Victor regarde le feu et l'air comme des forces déliées dont l'âme se sert pour gouverner le corps, cette physiologie, empruntée à la phy- sique des anciens, est d'ailleurs naturelle à l'es- prit, humain, qui, dans l'impuissance d'atteindre la substance spirituelle en elle-même, se la figure sous l'image des corps les plus subtils. L'analyse que Hugues de Saint-Victor a donnée des affections de l'âme est peu heureuse, et mé- thodique seulement en apparence. On trome dans cette nomenclature la peur, le désir, la justice, et d'autres encore qu'une psychologie bien entendue doit résoudre dans des éléments plus simples. Nous croyons donc inutile de nous arrêter sur ce point. Le moyen âge a eu, comme notre siècle, sa phrénologie. Moins développée que la nôtre, elle pourrait cependant n'avoir pas été étran- gère à la naissance de cette prétendue science parmi nous. Hugues de Saint-Victor, ainsi que beaucoup d'autres philosophes de cette époque, partageait le cerveau en trois parties ou cham- bres. Dans la partie antérieure ils plaçaient la sensibilité ; dans la partie postérieure, l'origine de tous nos mouvements; dans celle du milieu, l'activité intelligente. Ce n'est pas là, sans doute, la division adoptée par les phrénologues con- temporains; mais c'est une division du cerveau adaptée à diverses classes de facultés, et, par conséquent, elle constate, à cette époque, la connaissance du principe sur lequel se fonde le système de Gall. Tels sont les traits principaux de la philo- sophie de Hugues de Saint-Victor, l'un des hom- mes les plus savants de son siècle. Ses écrits se distinguent par une simplicité qui ne cherche ni l'éclat ni la subtilité. Il embrasse d'un esprit clair et précis tout l'ensemble du savoir humain à cette époque; mais, loin de tirer gloire et pro- fit de cet avantage, il le subordonne au besoin de faire reposer sur de solides preuves la vérité de la religion. Dans cette tâche difficile il se montra aussi respectueux pour l'autorité de l'Église, que plein de confiance dans l'origine et la portée de la raison. Le recueil général des œuvres de Hugues de Saint-Victor a été mis jusqu'à six fois sous presse. Les deux premières éditions sont de Pa- ris, 1518 et 1526; la meilleure est celle de Ve- nise, 1588] la dernière et la plus négligée, celle de Rouen, 1648. Il y a beaucoup d'éditions parti- culières de ses traités séparés. V Histoire litté- raire de la France (t. XIII, p. 50 et suiv.) en a donné la liste, ainsi que celle de ses ouvrages non imprimes et des écrits qu'on lui a faussement attribués. Consultez Weis, Hugonis de sancto Vietore meihodus mystica, Parisiis, 1839. in-8. H. B. HUMANITÉ, voy. Destinée humaine. HUME ( David), un des esprits les plus nets et les plus indépendants du xvin0 siècle, naquit en 1711, un an après Reid, un an avant Rousseau, dans une ancienne et noble famille d'Edimbourg. « De bonne heure, dit-il lui-même, il se sentit aé p ir un goût pour la littérature qui a été sa passion dominante e1 la grande source de ses plaisirs. •> Destiné par ses parents à la jurisprudence, mais bientôt dégoûté de cette étude, il Be jeta dans la philosophie et il l'histoire. Attiré en France par l'esprit qui y régnait, ma 9 trop pauvre pour \ \ e â Paris, il passa, aux environs de Reims el de la Flèche trois années studieuses el fécondes, de 1734 à 1737. C'esl « sous ce beau climat », qu'excité par HUME — 735 HUME les écrits de Locke et de Berkeley, et animé par l'amour de la gloire, il composa son Traité de la nature humaine (2 vol. in-8, Londres, 1738). « Mais jamais début littéraire ne fut plus mal- heureux ; l'ouvrage mourut en naissant, sans même obtenir l'honneur d'irriter les dévots. » Ce mot de Hume est plus piquant que vrai : le Traité de la nature humaine essuya quelques critiques violentes. Toutefois, l'auteur continua de vivre dans la solitude, et y écrivit la pre- mière partie de ses Essais de morale et de poli- tique, livre qui partagea le sort du précédent. Quatre ans plus tard, Hume sollicita la chaire de philosophie morale à l'université d'Edim- bourg; protégé par la noblesse, mais repoussé par le clergé, il fut sacrifié à James Beattie. Au lieu de la robe de professeur, il prit l'uniforme d'officier, pour accompagner le général Saint- Clair en ambassade à Vienne et à Turin : deux années s'écoulèrent au milieu de ces fonctions diplomatiques. Son retour en Angleterre fut marqué par la publication des Essais sur Ven- tendement humain. Cette production passa d'a- bord inaperçue, comme l'ouvrage dont elle est une élégante refonte, c'est-à-dire comme le Traité de la nature humaine. Telle est néanmoins la force du tempérament et du caractère, que ces revers ne firent que peu ou point d'impression sur Hume. Retiré chez son frère dans un château d'Ecosse, il fit réimprimer ses Essais de morale avec un égal défaut de succès, et paraître coup sur coup ses Discours politiques, et ses Recher- ches sur les principes de morale. C'est de la pu- blication de ce dernier écrit que date un chan- gement dans la destinée de cet esprit opiniâtre. Après avoir été traité pendant quarante ans avec une indifférence extrême, il parvint à jouir, durant vingt autres années, d'une réputation de plus en plus brillante. C'est son adversaire infatigable, le savant critique de Voltaire, le docteur War- burton, qui appela principalement sur Hume l'at- tention du public. Dix autres antagonistes, pour la plupart laïques, lui rendirent le même ser- vice : de ce nombre étaient Reid, Beattie, Os- wald, Hurd, Tytler, Price, Adam, Douglas. La véritable origine de sa haute renommée n'est toutefois que dans son Histoire des révolutions d'Angleterre. Il venait d'être élu bibliothécaire d.tns sa ville natale, quand lui vint l'idée de cette vaste et patriotique entreprise. A peine le pre- mier volume eut-il paru, que lord Bute, ministre d'État, lui offrit une pension. Pendant qu'il pré- parait le second volume, et qu'il corrigeait les épreuves d'une Histoire naturelle de la religion, il reçut de lord Hertfort l'invitation de le suivre à Paris, comme secrétaire de légation. L'accueil enivrant qu'on lui fit dans « ce café de l'Eu- rope » est chose fort connue. Ce qu'il y a de curieux, c'est qu'il fut plus fêté par les dames de la cour que par les encyclopédistes. Ceux-ci, dit-on, trouvaient que Hume « avait dépouillé quelques anneaux, mais non toute la chaîne des superstitions ». Après avoir été chargé d'affaires jusqu'à l'arrivée du duc de Richmond, il quitta Paris pour être nommé sous-secrétaire d'État, emploi dont il se démit en 1769. C'est vers cette époque qu'eut lieu sa querelle avec Jean-Jac- que, tristes récriminations entre deux caractères qui auraient dû éviter de se rencontrer. En sor- tant de la carrière politique, Hume eut l'inten- tion de se fixer à Paris; mais le souvenir d'E- dimbourg nuisit à ce projet. Dans cette moderne Athènes vivaient, non-seulement les antagonistes (le Hume, mais s'es meilleurs amis, Adam Smith, Ferguson, Blair, Black, Home, ce sont eux qu'il préféra aux beaux esprits de la France. Il ne lui fut pas permis cependant de jouir longtemps du bonheur de vivre au milieu d'eux. Hume expira presque subitement en 1776, avec la grave et douce simplicité d'un sage, laissant inachevée une suite de pensées qui avaient pour objet la religion, Y immortalité et le suicide. Hume est un sceptique. Les écrits où il ex- pose ses doctrines sont nombreux; nous nous bornerons à l'analyse de deux principaux, du Traité de la nature humaine, et des Essais sur l 'entendement humain : deux ouvrages qui se ressemblent singulièrement par le fond des pensées et par l'esprit général, mais qui, sous le rapport de l'expression et de la méthode, diffèrent infiniment l'un de l'autre. Le style de celui-ci est aussi facile, clair et agréable que le langage de celui-là est obscur et embarrassé. La manière didactique et scolastique que l'au- teur a adoptée dans le premier est tout l'op- posé des libres allures du second. 11 semble ce- pendant nécessaire d'étudier le Traité, quand on veut _ arriver à une parfaite intelligence des Essais. Le Traité jette une lumière plus philo- sophique sur les problèmes discutés, parfois réso- lus dans les Essais; il a une profondeur, une hardiesse, une sévérité qui se cachent adroite- ment, ou qui peut-être manquent dans les Essais. On s'est étonné du bruit que l'un et l'autre livre firent un peu plus tard, de 1760 à 1800. Ils ne contiennent, disait-on, rien de neuf, rien d'ori- ginal; ils abaissent même, ils dégradent les doc- trines des sceptiques d'autrefois : ils revêtent le pyrrhonisme d'une forme vulgaire et usuelle, en lui ôtant les caractères dont la spéculation aimait à l'envelopper!... Sans doute, on y cher- cherait vainement l'essor métaphysique de cer- tains sceptiques antérieurs, mais Hume y dégage habilement, dans un langage populaire, des con- victions à la mode, une série de conclusions qui en découlent naturellement. Il avait du moins le mérite d'être franc et bon logicien, et de pous- ser sans effort l'empirisme, le sensualisme aux extrémités du doute absolu. Voilà les motifs de l'accueil que reçurent ces deux publications ; voilà ce qui explique ces paroles de Joseph de Maistre : « Hume était le plus dangereux et le plus coupable de ces écrivains funestes, celui qui a employé le plus de talent, avec le plus de sang-froid, pour faire le plus de mal. » Ces volumes, aux yeux des contemporains, renfer- maient l'histoire du genre humain, le dernier mot de la philosophie et la~ leçon suprême de l'expérience. Les œuvres de Reid et de ses disciples, le Journal de Maty, le livre de Leland sur les déistes anglais, sont des monuments de leur in- fluence. L'Allemagne les lut avec autant d'avi- dité que l'Ecosse ; tandis que ses poètes se for- maient par le culte de Shakespeare, ses philoso- phes s'adonnaient à une étude passionnée de Hume. La première traduction française des Essais fut faite à Berlin, par un des critiques les plus spirituels de l'auteur anglais, Merian, et accompagnée de notes qui appartiennent à une main moins délicate, à Formey, secrétaire de l'Académie de Prusse. La première version alle- mande est due à un autre académicien de Berlin, plume élégante et savante à la fois, à Sulzer, qui l'enrichit de remarques précieuses, puisées dans la connaissance du cœur. Quoique, selon Formey, l'Angleterre soit un terroir fécond en semblables fruits, les Essais prospérèrent aussi sur le sol germanique», favorises en même temps par Kant et par Ernest Schulzc, adversaire de Kant. Plus tard, Jacobi publia de nouveau en allemand le Traité, et Tennemann les Essais. Les observations de Jacobi sont intéressantes, et la dissertation dont le célèbre Reinhold fit pré- HT. M H — 736 — HUME céder la traduction que donna Tenneniann, forme une de ses plus solides productions. Un l'ait qui n'atteste pas moins l'importance des travaux de Hume, c'est le grand nombre d'écrits que pro- voqua la plus téméraire de ses négations, la négation du principe de causalité. L'Angleterre et l'Allemagne abondent en livres nés de cette vive discussion. Outre les pages de Reid, Beattie et Oswald, il faut mentionner celles de Dugald Stewart, Thomas Brovn, Robert Scott. Kant s'a- voua ébranlé ou, comme il s'exprimait, « ré- veillé du sommeil dogmatique ». Jacobi, son gracieux rival, répondit par un dialogue intitulé David Hume. Tetens, Feder, Abel, Ulrich, psy- chologues scrupuleux, dialecticiens exercés, s'u- nirent à Reimarus, à Mendelssohn, pour défen- dre les croyances natives de l'humanité. Chacun pouvait prendre part, ce semble, à une querelle dont l'objet intéressait tout le monde. Rien n'est plus simple en apparence, ni plus conséquent que le système de Hume, disons mieux, que la manière dont Hume continue et achève le système de Locke. « La science ne mé- rite confiance qu'à deux conditions : il faut que tous les éléments portent le cachet de la néces- sité et de l'universalité. Or, nos idées étant l'effet d'impressions variables ou de pures habitudes, ne présentent rien d'universel, rien de nécessaire : il n'y a donc nulle véritable science. » Tel est le raisonnement dont les divers ouvrages de Hume ne sont que le commentaire. Locke avait laissé subsister les notions de cause et de substance, bien qu'il eût ébranlé tout ce qui les fonde et les soutient; il avait dé- claré relatifs et individuels les rapports que les objets ont entre eux, il les avait réduits à des associations d'idées. La substance et la cause n'étaient autre chose pour lui que des col- lections d'impressions, auxquelles l'esprit prête un sujet, un point de départ et d'appui. A Locke succéda Berkeley, selon lequel nous ne perce- vons que nos idées: selon lequel nos idées, au lieu d'être causes les unes des autres, ne font que se succéder. Marchant sur les traces de Ber- keley et de Locke, Hume ne pouvait pas ne pas rejeter les principes de substance et de cause, c'est-à-dire qu'il devait effacer la différence qui sépare l'accident de la substance, l'effet de la cause, détruire d' un coup la croyance raison- née au monde extérieur et la foi au monde intérieur ; n'admettre d'autre existence que celle des phénomènes qui se succèdent en nous, ni d'autre loi que l'habitude ou la fréquente ré- pétition de phénomènes analogues. Comme Locke et Berkeley, Hume débute par la ques- tion de l'origine de nos idées. Deux sortes de représentations, quoique toutes nos connaissan- ces n'aient qu'une source, savoir l'expérience. Ces deux sortes de représentations sont les im- pressions et les pensées. Les impressions se dis- tinguent des pensées, parce qu'elles sont plus vives et plus fortes. Les pensées supposent les impressions, matière première de toute réflexion. Penser, c'est renouveler et combiner les impres- sions. Ainsi, pour s'assurer si une pensée est vide de sens ou réelle, on n'a qu'à examiner si elle dérive d'une impression déterminée. De la sorte Hume réduit l'expérience à l'observation sensible, et la métaphysique, comme la psycho- logie, à la physiologie et à la physique. Ce ré- sultat était inévitable pour qui. considérait le moi comme un faisceau d'impressions [a bundle of parc/, lions), et regardait de prime abord comme inévitable la maxime de l'école sensua- liste : H n'y a rien dans l'entendement {Traité, liv. I, p. 270 et suiv. ; Essais, liv. IV, V et VIL) Sans discuter ici, d'une manière approfondie, celte argumentation célèbre, faisons quelques observations. Hume confond la notion expérimentale de cause avec le principe de causalité. Il accorde qu'une cer- taine force soumet les organes à l'esprit ; il nie ensuite la réalité de ce pouvoir, sous prétexte qu'on ignore comment il s'exerce. Il parle de liaison nécessaire; il a donc l'idée de nécessité : or, peut-on l'avoir s'il n'y a point de causes? Il attribue l'origine de l'idée de cause à l'habi- tude, à un fait d'expérience : en ce cas l'expé- rience, l'habitude est cause de l'idée même de cause. Il fixe le sens des mots de force et de pouvoir : cela se peut-il, si rien en nous, ou hors de nous, ne nous domine et ne nous déter- mine? Il prétend borner la succession des phé- nomènes à la condition de temps : cette condi- tion ne suffit pas, et Hume lui-même y mêle continuellement celle d'action, celle d'influence et de dépendance. Hume admet des raisons et des conditions pour les phénomènes que l'expé- rience fait passer devant nous : que sont ces conditions, ces raisons, si ce ne sont des causes de changement? La source de ces erreurs a déjà été indiquée. Un système où toutes les repré- sentations ne sont que des copies du monde ex- térieur, où le moi est purement passif, doit fina- lement mettre en doute jusqu'à la réalité du monde extérieur. Si le moi n'est pas doué de spontanéité, de volonté, s'il ne se reconnaît pas une cause, il ne reconnaîtra nulle cause au de- hors, ni au-dessus de lui. Tout lui paraîtra acci- dent, phénomène, hasard. Si les notions de substance et de cause (dans le Traité, Hume anéantit la substantialité du moi avant de nier la causalité) sont des actions produites par l'habitude, quelle valeur peut-on accorder aux autres liaisons d'idées, et si toute connaissance se réduit à une association, aux autres connaissances? La ressemblance des idées ne garantit pas celle des objets, et la contiguïté de temps et de lieu n'est pas un gage assuré de l'existence réelle des choses dans l'espace et dans la durée. C'est, en effet, à ce résultat que Hume aboutit, après avoir rangé toutes les asso- ciations d'idées en trois classes : ressemblance, contiguïté de temps et de lieu, et causalité. Dins le Traité, il avait admis une quatrième classe, contraste ou contrariété, qu'il supprime dans les Essais, parce que, dit-il, le contraste est une ressemblance.... « Mais, si à nos liaisons d'idées ne correspond rien d'extérieur, nulle réalité, il n'y a point de science. Si l'esprit n'est pas autorisé à induire, à déduire, à rien affir- mer sur la nature des choses, notre savoir n'est que croyance et probabilité (belief, probabi- lity).... « Nouvelle inconséquence. Hume ramène furtivement le principe de causalité sous le titre de croyance, de foi fondée sur la perception immédiate, et sur l'habitude. Cette foi entraîne, dit-il, « un involontaire sentiment d'assurance. » Pourquoi involontaire? Y aurait-il une force su- périeure à notre volonté, à notre nature, à nos habitudes mêmes?... Hume se contredit encore d ivantage, quand il admet (Essais, V) une « sorte d'harmonie préétablie entre le cours de la na- ture et la succession de nos idées ». Qui l'aurait établie? D'où savez-vous qu'elle existe? Se ré- vèle-t-elle d'elle-même, ou n'est-elle qu'une sup- position de l'esprit. A ces questions Hume re- pond : « Elle est l'ouvrage de l'habitude, de ce principe si admirable et si nécessaire pour con- DICT. PHILOS. server notre espèce, aussi bien que pour régler notre conduite. » Cette croyance résulte, selon Hume, de preu- ves tirées de l'expérience et de probabilités ; elle est même le partage des animaux. Elle n'est pas définie de la même manière dans les deux écrits. Dans le Traité et dans les Essais, Hume rejette également l'existence substantielle de l'âme, du mot' ; la raison lui paraît un instinct supérieur, perfectionné par l'éducation. Dans le Traité, il laisse subsister encore la réalité du monde extérieur, qu'il laisse s'évanouir dans les Essais, avec le principe de causalité. Dans le Traité, il cherche à se séparer de Berkeley, en maintenant la réalité de l'univers; mais, n'osant l'affirmer positivement, il s'efforce de trouver un terme moyen, c'est-à-dire qu'il imagine une disposition inhérente à l'homme, en vertu de la- quelle il croit les objets réels, alors même qu'ils ont cessé de l'affecter. Cette disposition, Hume la dérive de l'imaginition gouvernée par l'ha- bitude, par le penchant qui nous porte à pren- dre des représentations semblables pour des re- présentations identiques. C'est ce penchant qui est cause à la fois de la croyance à l'existence substantielle du moi et à la réalité permanente de l'univers. C'est ce penchant qui est le rival de l'habitude, et son rival victorieux. Le pen- chant est une croyance instinctive et irrésisti- ble, ce que l'habitude n'est pas. Voilà comment Hume, après mille détours, revient aux convic- tions universelles du genre humain. Après avoir mis en question l'existence de l'àme et celle du monde extérieur, il n'est pas étonnant que Hume refuse à la raison le pouvoir de rien affirmer sur l'existence et les attributs de Dieu. Il attaque dans les Essais l'argument tiré de l'ordre du monde, qui serait nul, sans doute, si l'idée de cause était une chi- mère. Dans ses Dialogues sur la religion natu- relle et son Histoire de la religion, espèce d'a- natomie du sentiment religieux, il tâche de dé- truire ainsi la preuve qui se fonde sur les causes finales. Après avoir nié les causes efficientes, il ne restait plus qu'à nier les causes finales, vier- ges belles, mais stériles, selon Bacon. Hume nie les unes et les autres, et persiste à parler de rapports et d'affinités naturelles, de desseins et d'harmonies. On sait que Kant n eut pas le cou- rage de suivre Hume jusqu'au bout, mais qu'a- près avoir méprisé, comme Hume, l'argument fondé sur l'ordre du monde, auquel il donne le nom d'argument cosmologique. il s'efforça de sauver celui des causes finales. Après avoir dé- claré le principe de causalité purement logique et subjectif, Kant reconnaît des causes volontai- res et libres dans la sphère morale et pratique. Hume ne se contredit pas moins quand il traite de philosophie pratique. De même qu'il avait accordé, pour les vérités spéculatives, une ex- ception en faveur de la croyance, il en admet une en faveur du sentiment et du goût moral « La morale, dit-il, n'est pas l'objet de l'enten- dement, mais du sentiment; le bien est sent, comme le beau: le bien est le beau moral ; il y a un sens, un instinct moral. » C'est Hutchesoa qui a fourni à Hume le principe de sa morale, comme Locke lui avait fourni le principe de sa métaphysique. En résumé, Hume est tombé dans la contradiction ordinaire au pyrrhonisme : « la. science et la vie sont diamétralement opposées l'une à l'autre ; l'habitude est démentie par l'instinct.... » Dans un de ses derniers écrits, les Dialogues sur la religion nalu?*elle, Hume avoue que le procès intenté par les sceptiques au vieux dogmatisme n'est qu'un jeu ou une querelle de mots. L'exemple de Hume donne à 47 HUTC 738 HUTG cette parole un grand poids. Tout son osprit n'a pas réussi à justifier le yers fameux : La nature, crois-moi, n'est rien que l'habitude. Berkeley s'était proposé de détruire le scepti- cisme et l'athéisme, en révoquant en doute l'existence du monde extérieur. Hume a voulu extirper le sentiment religieux en attaquant un des principes les plus nécessaires et les plus universels de la raison. Ni l'un ni l'autre n'ont réussi, parce que le scepticisme est repoussé par tous les instincts et toutes les facultés de l'homme. Il perd également toutes les causes qu'il veut défendre. De là, deux conclusions : l'une, c'est quelle principe de causalité est inattaquable, fondé à la fois dans la nature des choses e.t dans celle de l'homme ; l'autre, c'est que le sensualisme, conduisant à la négation des causes, et par suite au scepticisme absolu, est un système erroné dans son principe. C'est là ce que Hume a mis en lumière avec une bonne foi, une persévérance, une vivacité et une souplesse d'esprit, un talent d'analyse et d'observation qui lui assureront toujours une place éminente dans l'histoire de la philosophie. Les œuvres philosophiques de D. Hume ont été réunies à Edimbourg, 1826, en 4 vol. in-8. Il en a été publié une traduction française à Londres en 1788, 7 vol. in-12. Nous avons encore un volume de Mémoires, Londres. 1777, in-12, traduit en français la même année et dans le même format. Enfin on a publié sa correspon- dance à Edimbourg en 1847. C. Bs. HUTCHESON (François). Ce philosophe, qui par son enseignement à l'université de Glascow, et en même temps par les travaux qu'il publia, eut la gloire d'être le fondateur de l'école écos- saise, appartenait par son origine, à l'Irlande. Il naquit dans la partie septentrionale de ce pays, le 8 août 1694, et y eut pour père John Hutche- son, ministre d'une congrégation dissidente. Après des études achevées à Glascow, dans cette université qui devait un jour le compter parmi ses plus illustres membres, il ouvrit une école à Dublin, et ce ne fut qu'en 1729, c'est-à-dire à l'âge de trente-cinq ans qu'il fut appelé à Glas- cow pour y occuper la chaire de philosophie mo- rale. Il conserva cette position jusqu'à sa mort, en 1747. Les écrits de Hutcheson sont au nombre de six, dont quelques-uns d'une étendue assez con- sidérable. Trois sont composés en latin : 1° Logi- cœ compendium ; 2° Synopsis metaphysicœ ; 3° Philosophiœ moralis i7isti(utio compendia- ria. Les trois autres ouvrages de Hutcheson sont écrits en anglais. L'un est intitulé Recherche sur le type de nos idées du beau et du bien {In- rjuiry inlo the original of our ideas of &• and virtue, in-8). Cet ouvrage, publié en 172ô, et dédié à lord Carteret, lord-lieutenant d'Ir- lande, fut traduit en français, sur la quatrième édition anglaise, par Eidous (2 vol. in-12, Amst., 1749). Un autre ouvrage, publié en 1728, c'est- à-dire encore pendant le séjour de Hutcheson en Irlande, est an traité de psychologie morale sous ce titre: Kssai sur la nature et In direc- tion des passions et des affections, avec des clairci88ement8 sur le sens moral [Essay on the nature and conduct of passions and affec- tions, with illu trations on the moral sensé, in-8). Enfin, un dernier écrit de Hutcheson, et le plus consid Bntre tous ses ouvrages, fut langue en 1770, à Lyon : c'est l'ouvrage intitulé Système de philosophie mo- moral philosophy, '1 vol. in-4, 1155), publié tout à la fois à Glascow et à Lon- dres, après la mort de l'auteur et d'après ses manuscrits, par son fils, Francis Hutcheson. Ce dernier écrit est très-considérable. Il est divisé en trois livres, dont le premier traite de la con- stitution de la nature humaine; le second, de la félicité humaine; le troisième de la société ci- vile. Cet ouvrage est précédé d'une courte dédi- cace au révérend lord Bishop d'Elphim, ainsi que d'une notice sur la vie, les écrits et le carac- tère de l'auteur, par le révérend William Leech- mann. Ces différents écrits contiennent une logique, une ontologie, une théodicée, une morale, une psychologie. La logique est comprise dans le traité latin qui a pour titre Logicœ compendium, et n'est autre chose qu'un résumé des questions et des solutions de la vieille logique des écoles, assez semblable à la Logique de Port-Royal. Il en est à peu près de même de l'ontologie de Hutcheson, qui constitue l'une des parties du traité latin intitulé Metaphysicœ synopsis. Ici encore, c'est l'abrégé des questions et des solu- tions qu'on rencontre partout dans les traités de métaphysique de cette époque. Mais les au- tres parties de la philosophie de Hutcheson mé- ritent un examen spécial, soit par leur dévelop- pement, soit par leur originalité. La psychologie de Hutcheson est éparse dans ses différents écrits, mais il n'en traite pas moins tous les principaux problèmes qui touchent l'âme humaine. Et d'abord la théorie d'Hutcheson sur les fa- cultés de l'âme est la même que celle de Locke. A l'exemple du philosophe anglais, Hutcheson {Syst. dephil. mor., liv. I, ch. i, sect. 5) admet deux facultés générales, l'entendement et la vo- lonté. L'entendement se compose de plusieurs facultés élémentaires, qui sont la perception ex- térieure ou sensation, la conscience, le juge- ment, le raisonnement. La volonté, à son tour, comprend le désir, l'aversion, le plaisir, la peine. Cette analyse n'est ni exacte, ni complète. Ainsi, parmi les facultés qui se rattachent à l'entende- ment, nous ne rencontrons ni la mémoire, ni l'association des idées, ni l'abstraction, ni la gé- néralisation, qui pourtant sont des fonctions de l'intelligence tout aussi réelles que la percep- tion extérieure, la conscience, le jugement, le raisonnement. D'autre part, le désir, l'aversion, le plaisir, la peine ne peuvent être considérés comme des formes de la volonté. La théorie de Hutcheson est de plus inconsé- quente; en effet, dans un traité spécial sur le type de nos idées du beau et du bien {Inquiry inlo the original of our ideas of beauty and virtue). il rapporte nos idées du beau et du bien à certains pouvoirs qui n'ont pas trouvé place dans sa théorie officielle des facultés de l'âme, le sens interne et le se?is moral. « Je désigne par le nom de sens interne la faculté que nous avons d'apercevoir la beauté qui résulte de la régularité, de l'ordre, de l'harmonie, et par le nom de sens moral cette détermination à ap- prouver les affections, les actions ou les carac- tères des êtres raisonnables qu'on nomme ver- tueux. » {Recherche sur les idées du beau et du bien, préf. de la 4" édit.) On a beaucoup repro- ché à Hutcheson ces dénominations de sens in- terne et de sens moral. Assurément, plusieurs passages de ses écrits où ces termes sont em- ployés pourraient avoir plus de clarté et de pré- cision ; mais quand on envisage l'ensemble, il devient évident qu'ils servent à designer de vé- ritables fonctions de l'entendement, et qu'ils n'ont pas chez lui d'autre valeur que, chez les Latins, les expressions de sensus pulchri} sensus recti. sensus Itoncsti. HUTG — 739 — IIUTG Ce sens moral et ce sens interne sont d'ail- leurs distingués très-explicitement par Hutche- son d'avec les sens corporels. Et d'abord, en ce qui concerne le sens moral : « Que cette concep- tion du bien et du mal moral, dit-il {Recherche sur les idées du beau et au bien, 2e partie, sect. 1), diffère essentiellement de celle du bien matériel, c'est ce dont chacun peut se convain- cre en réfléchissant aux différentes manières dont il est affecté par la présence de ces objets.» 11 en est de même de cette autre faculté que Hutcheson appelle sens interne : « On croit assez communément, dit-il {ubi supra, Ve partie, sec- tion 1), que les animaux sont doués des mêmes perceptions que nous, quant aux sens extérieurs; on soutient même qu'il y en a chez qui elles sont plus vives ; mais il en est peu et même point qui possèdent cette faculté de connaître que nous appelons sens interne, ou, si elle existe en quelques-uns, elle y est certainement bien inférieure à ce qu'on remarque dans l'homme. Une autre raison encore pourrait nous engager à appeler sens interne le pouvoir dont nous jouissons d'acquérir l'idée du beau, c'est que, dans certaines choses auxquelles nos sens exter- nes prennent très-peu de part, nous découvrons une sorte de beauté très-analogue, à plus d'un égard, à celle que nous observons dans les ob- jets sensibles, et accompagnée d'un plaisir sem- blable. Telle, par exemple^ la beauté conçue dans les théorèmes ou vérités universeSes, dans les causes générales, ou dans quelques puissants principes d'action. » En ce qui concerne les caractères de ces fa- cultés par lesquelles nous concevons le beau et le bien, Hutcheson en signale d'abord un capi- tal, à savoir, le caractère instinctif. L'auteur de la nature, dit-il (ubi supra, préface de la 4e édit.), nous a portés à la vertu par des moyens beaucoup plus simples que ceux qu'il nous a plu d'imaginer, je veux dire par un in- stinct presque aussi puissant que celui qui nous porte à veiller à la conservation de notre être.... Les occasions de percevoir par les sens exté- rieurs s'offrent à nous dès l'instant de notre naissance, et de là vient peut-être que nous re- gardons ces sortes de perceptions comme natu- relles, tandis que nous nous figurons tout le contraire sur les idées supérieures qui sont en nous du beau et du bien. Ce n'est vraisembla- blement qu'au bout de quelque temps que les enfants commencent à réfléchir, ou, du moins, nous font connaître qu'ils réfléchissent' sur les proportions, les rapports, les affections, les ca- ractères, et qu'ils jugent des actions qui les ma- nifestent. D'où vient que nous nous persuadons à tort que le sens interne qu'ils ont du beau et le sens moral qu'ils ont du bien viennent uni- quement de l'instruction et de l'éducation qui leur a été donnée. Le sens interne et le sens moral ont encore le caractère d'universalité. «Voyez, dit-il [Recher- ches sur les idées du beau et du bien. lre partie, sect. 6), si jamais quelqu'un a été dépourvu de ce sens. On n'a jamais vu d'homme choisir, de propos délibéré, un trapèze ou quelque courbe irregulière pour en faire le plan de sa maison, ou négliger le parallélisme et l'égalité dans la construction des murailles opposées entre elles, à moins d'y être obligé par des motifs de conve- nance. De même, on ne s'est jamais servi de trapèzes ou de courbes irrégulières pour les por- tes et les fenêtres, bien que ces figures eussent pu être également employées au même usage, et eussent souvent épargné aux ouvriers du temps, du travail et de la dépense. Qui jamais s'est plu dans l'inégalité des fenêtres d'un même étage, ou dans celle des jambes, des bras, des yeux ou des joues d'une maîtresse? » Sur la question de l'origine des idées, Hut- cheson suit encore la philosophie de Locke. Dès le début du livre qu'il a intitulé Système de philosophie morale, nous le voyons distin- guer les idées en deux classes, les unes émanant de la sensation, les autres de la réflexion. « Ces deux pouvoirs, dit-il {ubi supra, liv. I, ch. i, sect. 4), la sensation et la conscience, introdui- sent dans l'esprit tous les matériaux de connais- sance. Toutes nos idées, ou notions premières et directes, dérivent de l'une ou l'autre de ces deux sources. » On peut dire de Hutcheson comme de Locke, que, s'il eût commencé par approfondir les caractères fondamentaux des idées, il eût reconnu, à côté des notions contin- gentes qui sont toutes réductibles à la sensation ou à la réflexion, certains principes universels qui, en vertu de leur caractère de nécessité, ne peuvent avoir une origine purement expérimen- tale. La morale de Hutcheson est comprise dans les mêmes traités que sa psychologie, à laquelle elle se trouve presque constamment mêlée. De même que; sur la question de l'origine des idées, il avait reproduit le système de Locke, de même, sur la question du fondement de nos devoirs, il paraît avoir imité Richard Cumberland, en ad- mettant pour règle de nos actions la bienveil- lance. Voici comment il s'exprime à cet égard : « Toute action que nous concevons comme mo- ralement bonne ou mauvaise est toujours sup- posée produite par quelque affection envers les êtres sensitifs. Si la tempérance ne nous rendait plus propres au service du genre humain, elle ne saurait être un bien morai. Le courage pro- prement dit n'est qu'une vertu d'insensé quand il ne sert pas à défendre l'innocent. La prudence ne passerait jamais pour vertu si elle ne favo- risait que notre intérêt; et quant à la justice, si elle ne tendait au bonheur de l'homme, elie serait une qualité beaucoup plus convenable à la balance, son attribut ordinaire, qu'à un être raisonnable. » Ce passage, dans lequel vient se résumer toute la morale de Hutcheson, soulève plus d'une difficulté. On pourrait d'abord de- mander au philosophe écossais quelle bienveil- lance pour nos semblables il entre dans la tempérance, dans la prudence, et même dans l'activité. Cet élément y est tellement étranger, que ces vertus ont reçu le nom de vertus indi- viduelles. En ce qui concerne les vertus sociales, la bienveillance peut s'y mêler assurément, mais à titre d'élément accessoire, et non de principe fondamental. La bienveillance, en effet, est sus- ceptible de plus ou de moins; elle s'éteint et se ranime ; son caractère est celui d'une incessante variation. Or, dira-t-on que ce soit là le caractère de nos devoirs sociaux? Dira-t-on que ces devoirs commencent avec la bienveillance, et qu'ils finis- sent où elle expire? Ajoutons qu'en fait la bienveil- lance ne se joint pas constamment, même à titre d'élément secondaire, à l'accomplissement des devoirs sociaux. L'expérience n'atteste-t-elle pas, en effet, qu'il nous arrive quelquefois d'accomplir nos devoirs de justice même envers ceux qui ne nous inspirent qu'éloignement et antipathie? La thèse de Hutcheson ne saurait donc se soutenir. Nous la trouverions tout aussi défectueuse si, après l'avoir envisagée au point de vue des devoirs individuels et des devoirs sociaux, nous la suivions sur le terrain des devoirs religieux. Pour que la théorie de Hutcheson soit complète de tout point, il faut que la bienveillance préside à nos devoirs envers Dieu, comme elle préside à nos devoirs envers nos semblables ot envers HUTC — 740 HLTC nous-mêmes. Mais qu'est-ce que la bienveillance de l'homme envers Dieu? La bienveillance se conçoit d'égal à égal, ou de supérieur à inférieur ; elle ne saurait se concevoir de l'homme à Dieu. Il est vrai qu'ici Hutcheson remplace le terme de bienveillance par celui d'amour. Mais l'amour ne saurait pas plus être la base de nos vertus religieuses, que la bienveillance celle des vertus individuelles ou des vertus sociales. De part et d'autre, le principe des devoirs est, non dans la sensibilité, mais dans la raison. Au reste, l'erreur de Hutcheson en ce qui touche les devoirs re- ligieux paraît avoir été la même que celle de Fenelon. L'archevêque de Cambrai aussi donnait l'amour pour base aux devoirs religieux, lorsque, dans ses' Lettres sur la métaphysique et la re- ligion, il écrivait : « Je ne raisonne point, je ne demande rien à l'homme, je l'abandonne à son amour; qu'il aime de tout son cœur ce qui est infiniment aimable, et qu'il fasse ce qu'il lui plaira. Ce qu'il lui plaira ne pourra être que la plus pure religion. Voilà le culte parfait. Nec colitur nisi amando. » La morale individuelle et la morale religieuse n'occupent l'une et l'autre qu'assez peu de place dans la philosophie de Hutcheson. Il n'en est pas de même de la morale sociale. Nous la trouvons surtout traitée avec beaucoup de développement au livre II et au livre III de son traité intitulé Système de philosophie morale. On y rencontre une série de chapitres sur les notions générales qui concernent les droits et les lois, sur la né- cessité de la vie sociale, sur les contrats qui lient les membres de la société civile, sur le mariage, sur les motifs qui président à 1 établis- sement des gouvernements. Ici, le traité de Hutcheson prend un caractère plus politique encore que social, quand nous voyons ce phi- losophe aborder la question des droits de gou- vernants, celle des différentes formes de gouver- nement, celle des avantages et des inconvénients attachés à ces diverses formes. Après avoir par- tagé les différents modes de gouvernement en deux catégories, d'une part les modes mixtes, qui peuvent être assez variés, d'autre part les modes simples, qui sont la monarchie, l'aristocratie, la démocratie, Hutcheson estime qu'une forme mixte, qui se constituerait de la réunion de ces trois modes simples, neutraliserait les incon- vénients de chacun d'eux et maintiendrait leurs avantages. On reconnaît dans cette conclusion l'optimisme du citoyen anglais, invinciblement pénétré de l'excellence de la constitution de son pays. 11 est pourtant dans la politique de Hutche- son quelques passages qui se rapprochent moins de l'esprit de la constitution anglaise que de celui du Contrat social, témoin cet endroit du traité intitulé Philosophiœ moralis institulio com- pendiaria} où il est dit (liv. III, ch. vu) que « ceux qui sont investis du commandement su- prême n'ont pas d'autre pouvoir et d'autre droit que ceux qui leur ont été conférés par des décrets primitifs du peuple » ; et cet autre encore (liv. III, ch. v), dans lequel, combattant la théorie du droit divin, Hutcheson établit que «Dieu ne rend pas un oracle pour créer les rois ou les autres ma- gistrats, pour régler le mode et les limites du pouvoir ». La théodicéc de Hutcheson se rencontre plus I rliculièrcment dans quelques parties de son traité intitulé Mclaphysic7s (1182), le roi Yousouf l'appela de nouveau à Maroc et le nomma son médecin; mais, quelque temps après, il lui conféra la dignité de kâdhi de la ville de Cordoue (voy. Gonde, ubi supra, c. xi.vn, p. 493). Ibn-Roschd jouissait d'une égale faveur auprès du roi Yaa- koub, surnommé Almançour, qui succéda à son père Yousouf en .:>Ni) (1184). Pn l Ibn- Roschd, déjà avani et consacra ses loisirs à ses grands travaux phi- losophiques. Lorsque le roi Almançour vint à Cordoue, en 1195, pour se mettre en campagne contre Alphonse, roi de Castille et de Léon, il fit venir Ibn-Roschd auprès de lui et le combla d'honneurs. Cependant les dernières année di notre philosophe Furent troublées par quelques nuages; sa position élevée lui avait suscité des jalousies. Ses ennemis surent, le rendre BUSpecI ; il fut accusé, ainsi que plusieurs autres Bavants d'Espagne, de prôner la philosophie et les scien- ces de l'antiquité au détriment de la religion musulmane. Ibn-Roschd, dépouillé de ses di- gnités, fut relégué par Almançour dans la ville d'Elisana (Lucena) près de Cordoue, et il lui fut défendu d'en sortir. La ville de Lucena avait été, sous les dynasties précédentes, abandonnée aux juifs; cette circonstance a donné lieu aux récits absurdes de Léon Africain, qui prétend qu'Ibn- Roschd fut relégué chez les juifs de Cordoue et qu'il chercha un refuge chez son disciple Mai- monide. Ces détails, ainsi que les autres fables débitées par Léon, ont été répétés par Brucker et par une foule d'autres écrivains, sans qu'on se soit aperçu de ce qu'il y a de fabuleux et d'impossible dans les récits de Léon Africain, qui a fait d'énormes anachronismes. A l'époque où Ibn-Roschd tomba en disgrâce, le judaïsme était proscrit, dans le Maghreb, depuis près d'un demi-siècle ; personne alors n'osait s'avouer juif dans l'empire des Almohades; Maimonide avait déjà passe trente ans en Egypte, et il est plus que probable qu'il n'avait jamais été le disciple d'Ibn-Roschd (voy. Notice sur Joseph ben Ie- houdah, disciple de Maimonide, par S. Munk, dans le Journal asiatique de juillet 1842, p. 31, 32,39 et suiv.). Pour expliquer la conduite d'Al- mançour à l'égard d'Ibn-Roschd, Ibn-Abi-Océibia cite deux motifs personnels allégués par le kâdhi Abou-Merwân-al-Bâdji : d'abord Ibn-Roschd au- rait manqué d'égards envers le roi Almançour, et lui aurait parlé sur un ton trop familier en lui disant toujours : « Écoute, mon frère. » En- suite Almançour aurait appris qu'Ibn-Roschd, dans son Commentaire sur le traité des Ani- maux, après avoir parlé de la girafe, avait ajouté : « J'ai vu la girafe chez le roi des Ber- bers, » c'est-à-dire à la cour de Maroc, expres- sion qu'Almançour aurait trouvée injurieuse pour la dynastie des Almohades. Cependant le fana- tisme des Almohades suffit seul pour expliquer la conduite d'Almançour; Ibn-Abi-Océibia rap- porte lui-même, dans la vie d'Abou-Bccr Ibn- Zohar, qu'Almançour ordonna de sévir contre ceux qui seraient convaincus d'étudier la philo- sophie grecque, et qu'il fit confisquer et livrer aux flammes tous les livres de logique et de phi- losophie qu'on put trouver chez les libraires et chez les particuliers. Quoi qu'il en soit, Ibn- Roschd, sur l'intercession de quelques grands personnages de Séville, rentra en grâce auprès d'Almançour ; il retourna encore une fois à la cour de Maroc, et il mourut dans cette ville au commencement de l'an 595 (novembre 1198) à un âge très-avancé. Ibn-Ros.hd était sans contredit l'un des hom- mes les plus savants dans le monde musulman et l'un des plus profonds commentateurs des œuvres d'Aristote. Il possédait toutes les sciences alors accessibles aux Arabes, et il était un de leurs écrivains les plus fertiles. Comme méde- cin il se fit connaître par plusieurs traités fort estimés et notamment par son livre Colliget ou mieux Colliyyat (Généralités), traité de théra- peutique générale, qui a été publié en latin. 11 révéla tissances astronomiques dans un abrégé de VAlmageste, qui existe encore en hébreu dans plusieurs manuscrits de la Biblio- l In que nationale, et où il suit rigoureusement le système de Ptolémée, dont plus tard, dans son Commentaire sur lu Métaphysique, il attaqua les hypothèses relatives aux excentriques et aux les, partageant les opinions de son ami Tofaïl, qui rejeta ces hypothèses comme invrai- semblables el contraires a la nature, sans cepen- dant leur en substituer d'autres plus plausibles. Mus ce qui surtout a illustre le nom d'ibn- IBN 7 47 IBN Boschd ce sont ses commentaires sur les ou- vrages d'Aristote et différentes dissertations qui s'y rattachent. C'est par une grave erreur que plusieurs écri- vains renommés, et entre autres de Rossi (Dizz. Slor. degli autori arabi) et Jourdain (dans la liiographie universelle), ont fait d'Ibn-Roschd le premier traducteur arabe d'Aristote. On sait qu'il existait dès le Xe siècle plusieurs traduc- tions arabes des ouvrages d'Aristote (voy. Ara- bes) ; d'ailleurs Ibn-Roschd ne savait ni le grec ni le syriaque, et il n'a pu ni faire une nouvelle traduction comme le prétend Buhle (Ainstot. Opéra, t, I, p. 323), ni môme corriger celles qui existaient déjà, et dont çà et là, dans ses com- mentaires, il accuse l'obscurité et l'imperfec- tion. Ibn-Roschd nous a laissé des commentaires plus ou moins développés sur la plupart des ouvrages d'Aristote ; il en est même quelques- uns qu'il a commentés deux ou trois fois : on distingue de grands commentaires, des com- mentaires moyens et des paraphrases ou ana- lyses. Nous croyons pouvoir affirmer qu'Ibn- Roschd écrivit les commentaires appelés moyens avant les grands : car çà et là, dans les com- mentaires moyens, il promet d'en écrire plus tard d'autres plus développés, comme nous l'avons fait observer plus haut au sujet de la Métaphysique. Dans ses commentaires moins développés, Ibn-Roschd commence chaque pa- ragraphe par quelques mots du texte d'Aristote précédés du mot Kâl (dixit), et il résume le reste du paragraphe en y ajoutant les dévelop- pements et les explications nécessaires, en sorte qu'il est souvent difficile, sans avoir le texte sous les yeux, de distinguer ce qui appartient à Aristote de ce qui a été ajouté par le com- mentateur. Dans les grands commentaires, Ibn- Roschd cite d'abord in extenso chaque paragraphe du texte et le fait suivre d'une explication dé- veloppée de chaque phrase. Dans les paraphrases >;u analyses, généralement composées avant les commentaires moyens ou en même temps, Ibn- Roschd donne les résultats des divers traités d'Aristote, éliminant les discussions qu'ils ren- ferment et les opinions des anciens qui y sont citées, mais y joignant souvent ses propres ré- flexions et les opinions des autres philosophes arabes. Il avait pour but de faciliter par là l'élude de la philosophie péripatéticienne à eeux qui ne pouvaient ou ne voulaient pas aborder les sources. Ce sont, à proprement dire, des traités particuliers dans lesquels Ibn-Roschd pirle en son propre nom. prenant pour guides les divers traités d'Aristote, comme l'avait fait avant lui Ibn-Sina, et comme l'a fait après lui Albert le Grand. Dans ces traités, Ibn-Roschd abandonne quelquefois l'ordre suivi dans les textes qui nous sont parvenus d'Aristote, pour adopter une méthode plus sévère et plus ration- nelle. Ainsi, par exemple, dans YEpitome de la Métaphysique, après avoir développé l'idée de cette science, il recueille dans les différents livres de la Métaphysique d'Aristote et dans les autres traités tout ce qui a rapport à ce sujet; il place en tête les définitions des termes em- ployés dans cette science (le livre V de la Mé- taphysique d'Aristote), et traite ensuite succes- sivement de l'être en général, des catégories, de l'opposition de l'un et du multiple, des prin- cipes et de la relation des êtres avec le premier principe ou l'être absolu, des attributs de cet être, des intelligences des sphères et du premier moteur, etc. Ces sujets sont traités dans quatre livres; un cinquième livre, qui ne nous est pas parvenu, traitait des différentes parties de la science philosophique, et renfermait aussi la ré- futation des erreurs que plusieurs philosophes de l'antiquité avaient commises à cet égard. Les ouvrages d'Aristote sur lesquels nous pos- sédons les trois espèces de commentaires sont : les Derniers Analytiques, la Physique, le traité du Ciel, le traité de l'Ame et la Métaphysique. Nous en avons de deux espèces, c'est-à-dire des commentaires moyens et des paraphrases, sur les traités qui composent YOrganon (à l'exception des Derniers Analytiques qui ont trois commen- taires), y compris la Rhétorique et la Poétique, et ayant en tête Ylsagoge de Porphyre; sur le traite de la Génération et de la Destruction, et sur la Météorologie. Sur Y Ethique à Nicomaque nous ne connaissons qu'un commentaire moyen, et le philosophe juif Joseph-ben-Schem-Tob, de Ségovie, qui, en 1455, composa un commentaire très-prolixe sur Y Éthique, nous dit, dans sa pré- face, qu'Ibn-Roschd n'avait pas écrit de grand commentaire sur ce traité. En outre, nous avons des commentaires que nous devons placer dans la catégorie des paraphrases ou analyses sur les petits traités appelés Parva naturalia, et qui en arabe sont compris sous le titre commun du Sens et du Sensible, et sur les livres XI et XIX du traité des Animaux, c'est-à-dire sur les quatre livres du traité des Parties des animaux, et sur les cinq livres du traité de la Génération des animaux. Il n'existe aucun commentaire d'Ibn- Roschd sur les dix livres de l'Histoire des ani- maux, ni sur la Politique d'Aristote. Ibn-Roschd nous dit dans le post-scriptum de son commen- taire sur Y Éthique, écrit dans les derniers mois de l'an 572 (1177), que la traduction arabe de la Politique existait en Orient, mais qu'elle n'était pas parvenue en Espagne. Nous devons ici combattre une erreur assez répandue qui concerne la Métaphysique. Selon Jourdain {Recherches, etc., 2e édit., p. 177), les Arabes pensaient que la première partie du livre I de la Métaphysique (qui dans la version arabe est le second) était l'œuvre de Théophraste, et d'après cette idée ils ne l'ont pas traduite. Nous ne connaissons pas la version arabe de la Méta- physique, mais nous possédons encore la version hébraïque exactement calquée sur l'arabe. Les premiers mots du livre II de la version hébraïque correspondent dans le texte grec à ceux-ci : 'Au.çoT£pa>v jiÉvtoi Ta-JTa; a>; ÈvvXr,ç s'ioei tiôé^xtov (liv. I, ch. v, édit. de Brandis, p. 19). On voit que la version arabe commençait au milieu d'une phrase, et par conséquent le motif de la sup- pression des chapitres qui précèdent ne saurait être celui qu'indique Jourdain; il est évident que la version arabe avait été faite sur un ma- nuscrit grec ou syriaque incomplet. Jourdain fait entendre plus loin [ubi supra, p. 178) que les XIe, XIIIe et XIVe livres manquaient entière- ment dans la version arabe, et un auteur plus moderne (Essai sur la Métaphysique d'Aris- tote, t. I, p. 81) affirme que les traductions dont se servit Averroès ne comprenaient pas ces trois livres. Cette opinion erronée est basée sur les versions latines accompagnées du grand commentaire d'Ibn-Roschd ; les livres XI, XIII et XIV y manquent en effet, parce qu'il n'existe pas de grand commentaire d'Ibn-Roschd sur ces trois livres; mais ils se trouvent longuement expliqués dans le commentaire moyen que nous possédons encore en hébreu, et Ibn-Abi-Ûcéibu, à l'article Aristote, dit expressément, dans deux endroits, que la Métaphysique se compose de treize livres (ne comptant pas le premier, qui était incomplet). Outre ses Commentaires sur Aristote, Ibn- Roschd a composé un assez grand nombre de IBN — 748 — IBN traités philosophiques plus ou moins importants, énumérés par Ibn-Abi Océibia, qui en grande partie existent encore, et dont quelques-uns ont été publiés en latin. Nous en indiquerons ici les principaux : 1" Tehâfot al-Tehdfot [la Des- truction de la destruction) ou Réfutation de la Destruction des philosophes, par Gazâli (voy. ce nom). La version hébraïque de cet ouvrage existe dans plusieurs bibliothèques, et une version la- tine barbare, faite sur l'hébreu par Calo Calo- nymos, a été publiée plusieurs fois à Venise, 1497, 1527, in-f", et dans le dernier volume des deux éditions latines des œuvres d'Aristote avec les commentaires d'Averroès. 2° Questions ou Dissertations sur divers passages des livres de VOrganon, publiées en latin, sous le titre de Quœsila in libros Logicœ Arislolelis, dans les mêmes éditions latines d'Aristote (t. I, 3e par- tie). Quelques-unes de ces dissertations existent encore en hébreu; l'une d'elles, qui se rapporte à quelques points obscurs des Premiers Analy- tiques, est datée du mois de rébia n, 591 (mars 1195), d'où il résulte qu'Ibn-Ros:hd écrivit ces dissertations dans les dernières années de sa vie, et au moment même où il subissait, à cause de ses écrits philosophiques, la disgrâce du roi Al- mançour. 3U Dissertations physiques, ou petits traités sur diverses questions se rattachant à la Physique d'Aristote. Ces opuscules roulent sur les définitions de la matière première, du mou- vement et du temps, sur la substance des sphères célestes , etc. Ils existent en hébreu avec un commentaire de Moïse de Narbonne, et quelques- uns ont été réunis sous le titre commun de Sermo de subslantia orbis, dans le dernier volume des deux éditions latines d'Aristote ; l'un d'eux est daté de Maroc, 574 (1178). 4° Deux dissertations sur la nature de l'intellect actif et passif, et sur la conjonction de l'intellect avec l'âme humaine. Ces deux dissertations se trouvent également dans le dernier volume des œuvres d'Aristote : l'une est intitulée de Animœ beatitudine, l'autre Ejjislola de connexione inlellectus abstracli cum homine. 5* Une autre dissertation sur la question de savoir s'il est ou non possible que l'intellect qui est en nous comprenne les formes séparées ou abstraites, question qu'Aristote avait promis de traiter, mais qu'il n'a abordée nulle part. Ce fut donc dans le but de suppléer au silence d'Aristote qu'Ibn-Roschd composa cette dissertation. Elle est restée inédite ; mais nous en possédons encore la version hébraïque intitulée Traité de l'intellect matériel ou de la Possibilité de la conjonction; et deux philosophes juifs, Moïse de Narbonne et Joseph-ben-Schem-Tob, l'ont accompagnée de leurs commentaires. Nous en parlerons encore plus loin. 6° Réfutation de la division des êtres, établie par Ibn-Sina (voy. ce nom). 7" Traité sur l'accord de la relii/ion avec la philosophie : ce traité, traduit en hébreu, existe à la Bibliothèque nationale (ancien fonds hébr., n- :{4;,). % • Un autre traité Sur le vrai sens des dogmes religieux : il existe encore en arabe à la bibliothèque de l'Escurial (voy. Casiri, t. I, n° 629, p. 185), sous le titre de Voies de démons- trations pour les dogmes religieux, et la Biblio- thèque nationale en possède la version hébraïque (Manusi.T. du fonds de l'Oratoire, n° 111). Nous reviendrons encore sur ces deux traités. Outre ces deux ouvrages, Ibn Abi-Océibia en énuinère encore quelques autres qui sont perdus : tels sont l' Analyse de la Métaphysique de Nicolas, c esi à-dii •»■. très-probablement de la Philosophie première de Nicolas de Damas, qui, par consé- quent, aurait existé chez les Arabes; un exposé comparatif de VOrganon d'Aristote et de la Lo- gique d'AI-F.uâbi; de» recherches sur diverses- questions agitées dans la Métaphysique d'ibn- Sina, et quelques autres écrits de moindre im- portance. Si nous possédons encore la plus grande partie des ouvrages d'Ibn-Roschd, c'est aux juifs seuls que nous en sommes redevables. L'acharnement avec lequel les Almohades persécutèrent la phi- losophie et les philosophes n'a pas permis que les copies arabes des écrits d'Ibn Roschd se multipliassent, et elles ont été de tout temps extrêmement rares. Scaliger pensait au xvie siècle qu'il serait difficile de trouver dans toute l'Eu- rope un seul ouvrage arabe d'Ibn-Roschd (voy. Brucker, Hist. crit. de la phil., t. III, p. 104). Dans la riche collection de manuscrits arabes que possède la Bibliothèque nationale on ne trouve pas un seul des ouvrages d'Ibn-Roschd, et nous savons qu'il n'en existe que quelques petits traités parmi les manuscrits, arabes de l'Escurial. Mais les ouvrages du philosophe de Cordoue, proscrits par le fanatisme des musulmans, furent accueillis avec le plus grand empressement par les savants rabbins de l'Espagne chrétienne et de la Provence; on en fit des traductions hé- braïques, qui se sont conservées dans plusieurs bibliothèques, et notamment dans celle de Paris, qui possède presque tous les ouvrages d'Ibn- Roschd en hébreu, et même les copies, en ca- ractères hébraïques, de quelques-uns des origi- naux arabes, savoir : YEpitome de VOrganon, les commentaires moyens du traité de la Géné- ration et de la Destruction, de la Météorologie, et du traité de VAme, et la paraphrase des Parva naturalia. Les versions latines imprimées sont également dues en grande partie à des savants juifs; celles d'Abraham de Balmis sont assez bien écrites; et si les autres sont quelquefois peu intelligibles et même barbares, nous avons, poul- ies contrôler et les rectifier, les versions hé- braïques, qui sont de la plus scrupuleuse exacti- tude. Pour celui qui sait l'arabe, elles peuvent remplacer les originaux dont elles sont le calque fidèle. Nous devons maintenant donner quelques dé- tails sur ce qu'on a appelé la doctrine ou le système philosophique d'Ibn-Roschd. Lui-même ne prétendit nullement à l'honneur de fonder un système; il ne voulut être que simple commen- tateur d'Aristote, pour lequel il professait un véritable culte, et aux doctrines duquel, disait-il, on n'a pu rien ajouter qui fût digne d'attention. Nous rappellerons le passage que nous avons cité de la préface d'Ibn-Roschd à son grand commentaire sur la Physique (voy. le tome I de ce recueil, p. 172); il nous serait facile d'y joindre plusieurs autres citations analogues, mais nous nous bornerons ici à une seule : vers la fin du XVe livre de la paraphrase des traités des Animaux (liv. I du traité de la Génération des animaux), il s'exprime en ces termes : « Nous adressons des louanges sans fin à celui qui a distingué i et homme (Aristote) par la per- fection et qui l'a placé seul au plus haut degré de la supériorité humaine, auquel aucun homme, dans aucun siècle, n'a pu arriver ; c'est à lui que Dieu a fait allusion, en disant (dans le Koran) : « Cette supériorité, Dieu l'accorde à qui il veut.» Il est évident qu'avec une foi aussi exclusive et aussi absolue dans le génie du philosophe grec, Ihn-Roschd n'a pu avoir la prétention de pré- senter un système nouveau, ou même de modifier en quoi que ce soit la doctrine de son maître. Cependant, comme les autres philosophes arabes, [bn-Roschd a vu les doctrines d'Aristote parle prisme îles commentateurs néo-platoniciens, et, par là, il a porté des modifications notables dans le. .système pei ip.i leLicien. Il y a en outre IBN — 749 — IBN la doctrine d'Aristote, une foule de points obscurs sur lesquels les anciens commentateurs ne sont pas d'accord, ou qu'ils n'ont pas essayé d'expli- quer; et en prétendant démêler la véritable opinion dAristote, Ibn-Roschd est arrivé quelque- fois, sans le vouloir, à établir des doctrines qui lui appartiennent en propre, qui portent un cachet particulier et qui peuvent prétendre à une certaine originalité. Il faut user d'une grande circonspection, en cherchant à démêler dans les commentaires d'Ibn-Roschd les doctrines particulières de ce philosophe. Souvent il n'a fait que reproduire les opinions des autres commentateurs, et même celles qu'il n'admettait pas lui-même et qu'il se proposait de réfuter ultérieurement, sans qu'il ait jugé convenable de nous en avertir immé- diatement. Nous invoquons à cet égard son pro- pre témoignage, que nous trouvons à la fin de son commentaire moyen sur la Physique (dont les trois premiers livres seulement ont été pu- bliés en latin) : « Ce que nous avons écrit sur ces sujets, dit-il, nous ne l'avons fait que pour en donner l'interprétation dans le sens des péripaté- ticiens, afin d'en faciliter l'intelligence à ceux qui désirent connaître ces choses, et notre but a été le même que celui d'Abou-Hâmed dans son livre Makâcid (voy. Gazali) : car lorsqu'on n'ap- profondit pas les opinions des hommes dans leur origine, on ne saurait reconnaître les erreurs qui leur sont attribuées et les distinguer de ce qui est vrai. » Nous pourrions ajouter d'autres citations qui prouveraient qu'Ibn-Roschd a quelquefois changé d'avis, et que dans ses commentaires il retraite çà et là les opinions qu'il avait émises dans les paraphrases. Le caractère général de la doctrine d'Ibn- Roschd est le même que celui que nous remar- quons chez les autres philosophes arabes. C'est la doctrine d'Aristote modifiée par l'influence de certaines théories néo-platoniciennes. En intro- duisant dans la doctrine péripatéticienne l'hypo- thèse des intelligences des sphères, placées en- tre le premier moteur et le monde, et en ad- mettant une émanation universelle par laquelle le mouvement se communique de proche en proche à toutes les parties de l'univers jusqu'au mondesublunaire, les philosophes arabes croyaient sans doute faire disparaître le dualisme de la doctrine d'Aristote et combler l'abîme qui sépare l'énergie pure, ou Dieu, de la matière première. Ibn-Roschd admet ces hypothèses dans toute leur étendue : le ciel est considéré par lui comme un être animé et organique, qui ne naît ni ne périt, et dont la matière même est supérieure à celle des choses sublunaires; il communique à celles-ci le mouvement qui lui vient de la cause première et du désir qui l'attire lui-même vers le premier moteur. La matière, qui est éter- nelle, est caractérisée par Ibn-Roschd avec plus de précision qu'elle ne l'a été par Aristote : elle est non-seulement la faculté de tout devenir par la forme qui vient du dehors ; mais la forme elle-même est virtuellement dans la ma- tière : car si elle était produite seulement par la cause première, ce serait là une création de rien, qu'Ibn-Roschd n'admet pas plus qu'Aris- tote. Le lien qui rattache l'homme au ciel et à Dieu le fait participer, jusqu'à un certain point, à la science supérieure, principe de l'ordre uni- versel ; c'est par la science seule, et non par une vide contemplation, que nous pouvons arriver à saisir l'être, et, sous ce rapport, Ibn-Roschd est encore plus absolu que son maître Ibn-Bàdja ; les œuvres n'ont pas pour lui la même valeur que leur attribuait son maître, et les idées mo- rales ne jouent dans la doctrine d'Ibn-Roschd qu'un rôle fort secondaire Si la doctrine d'Ibn-Ros:hd, sous tous ces rap- ports, est plus ou moins conforme à celle des autres péripatéticiens arabes, sa théorie de l'in- tellect a un caractère distinct que nous devons faire ressortir plus particulièrement, tant à cause du cachet assez original que porte cette théorie, qu'à cause de la sensation qu'elle fit au xiii6 siècle parmi les théologiens chrétiens. En expliquant dans la doctrine d'Aristote la théorie des deux intellects, l'un actif, l'autre passif, il établit, après avoir discuté les opinions des au- tres commentateurs, une théorie particulière qu'il soutient être en réalité celle d'Aristote. Nous laisserons parler Ibn-Roschd lui-même en citant quelques passages de son commentaire moyen sur le traité de l'Ame, qui est resté iné- dit, mais dont nous possédons encore l'original arabe. « Il faut donc, disons-nous, que cette faculté qui reçoit l'impression des choses intelligibles soit en- tièrement impassible (ànxôrj;), c'est-à-dire qu'elle ne reçoive pas le changement qui arrive aux au- tres facultés passives a cause de leur mélange avec le sujet (ûrcoxetixevov) dans lequel elles se trouvent. Il faut qu'elle n'ait d'autre passivité que la perception seule, et qu'elle soit en puis- sance comme la chose qu'elle perçoit, mais non pas la chose même. On peut se figurer cette fa- culté par voie de comparaison : c'est la faculté qui est aux choses intelligibles comme le sens aux choses sensibles, avec cette différence que la faculté qui reçoit l'impression des choses sensibles est mêlée en quelque sorte au sujet dans lequel elle se trouve ; l'autre, au contraire, doit être absolument libre de tout mélange avec une forme matérielle quelconque. En effet, puis- que cette faculté qu'on appelle l'intellect maté- riel entend toutes les choses, c'est-à-dire perçoit les formes de toutes les choses, il faut qu'elle ne soit mêlée à aucune forme, c'est-à-dire qu'elle ne soit point mêlée au sujet dans lequel elle se trouve, comme les autres facultés matérielles : car, si elle était mêlée à une forme quelconque il en résulterait de deux choses l'une : ou bien la forme du sujet auquel cette faculté serait mê- lée deviendrait un obsta.leaux formes que cette même faculté doit percevoir, ou bien elle chan- gerait les formes perçues. Et s'il en était ainsi, les formes des choses n'existeraient plus dans l'intellect telles qu'elles sont; mais elles seraient changées en d'autres formes qui ne seraient plus les formes des choses. Or, comme il est dans la nature de l'intellect de percevoir les formes des^ choses de manière que leur nature reste sauve, il faut nécessairement que ce soit une faculté qui n'est mêlée à aucune forme.... Puis donc qu'il en est ainsi de l'intellect, sa nature ne peut être que celle d'une simple disposition : je veux dire que l'intellect en puissance est une simple disposition et non pas quelque chose dans quoi se trouverait la disposition. A la vérité cette disposition se trouve dans un sujet ; mais, comme elle ne se mêle pas à lui, son sujet n'est pas lui-même intellect en puissance. C'est l'op- posé dans les autres facultés (appelées) maté- rielles : je veux dire que leur sujet est une sub- stance, soit composée de forme et de matière, soit simple, ce qui serait la matière première. Tel est le sens de l'intellect passif dans la doc- trine d'Aristote, selon l'interprétation d'Alexan- dre (d'Aphrodise). » Après avoir exposé l'opi- nion des autres commentateurs qui voient dans l'intellect passif une substance portant en elle une disposition, il continue ainsi : «Et lorsqu'on tient compte des éléments douteux que renfer- IBN — 750 IBN ment ces opinions, il devient manifeste que l'intellect est, sous un rapport, une disposition dépouillée des formes matérielles, comme le dit Alexandre, et. sous un autre rapport, une sub- stance séparée revêtue de cette disposition; je veux dire que cette disposition qui se trouve dans l'homme est une chose qui s'attache à la substance séparée, parce que celle-ci est jointe à l'homme ; mais que la disposition n'est ni une chose inhérente à la nature de la substance sé- parée, comme l'ont pensé les commentateurs, ni une pure disposition, comme l'a pensé Alexan- dre. Ce qui prouve d'ailleurs que ce n'est pas une pure disposition, c'est que l'intellect maté- riel peut concevoir cette disposition vide de for- mes ; il faudrait donc qu'il pût percevoir le néant, puisqu'il peut se percevoir lui-même vide de formes. Par conséquent, la chose qui perçoit cette disposition et les formes qui lui survien- nent, doit être nécessairement quelque chose en dehors de la disposition. 11 est donc clair que l'intellect matériel est une chose composée de la disposition qui existe en nous, et d'un intellect qui se joint à cette disposition et qui, en tant qu'il y est joint, est un intellect prédisposé (en puissance), et non pas un intellect en action ; mais qui est intellect en action, en tant qu'il n'est plus joint à la disposition. Cet intellect est lui-même l'intellect actif, dont l'essence sera en- core expliquée plus loin. C'est que, en tant qu'il est joint à cette disposition, il faut qu'il soit in- tellect en puissance, ne pouvant pas se percevoir lui-même, mais pouvant percevoir ce qui n'est pas lui, c'est-à-dire les choses matérielles ; mais en tant qu'il n'est pas joint à la disposition, il faut qu'il soit intellect en action, se percevant lui-même et ne percevant pas ce qui est (au dehors), c'est-à-dire les choses matérielles. Nous expliquerons cela clairement plus loin, après avoir montré qu'il y a dans notre âme deux es- pèces d'action, l'une celle de faire les (formes) intelligibles, l'autre celle de les recevoir : en tant qu'il (l'intellect) fait les formes intelligi- bles, on l'appelle actif, et en tant qu'il les reçoit, on l'appelle passif; mais ce n'est qu'une seule et même chose. Par ce que nous venons de dire, vous connaîtrez les deux opinions sur l'intellect matériel, savoir celle d'Alexandre et celle des autres (commentateurs); et vous reconnaîtrez aussi que l'opinion véritable, celle d'Aristote, est la reunion des deux opinions, ainsi que nous l'avons exposé : car, par notre hypothèse, nous évitons de faire d'une chose qui est une sub- stance séparée une espèce de disposition (comme l'ont fait les commentateurs); puisque nous sup- posons que la disposition s'y trouve, non pas par la nature (de la substance), mais parce qu'elle (la substance) est jointe à une autre substance où ladite disposition se trouve essentiellement, et qui est L'homme. En posant ensuite qu'il y a une chose que cette disposition touche dune manière accidentelle, nous évitons de faire de l'intellect en puissance une simple disposition (comme l'a fait Alexandre). » L'intellect qui se joint à la disposition qui est en nous, pour former l'intellect en action ou l'intellect actif individuel, appelé aussi l'intellect acquis, est lui m l'intellect actif universel, dans lequel les philo bes ont vu es cé- lestes, cl qu'ils ont placé dans La sphère de La lune, la plus rapprochée de notre globe, et qui est [i t en rapport Vh nature. C'est à tort qu'on .1 considéré cette doc- trine , iculii re i Ibn Rosohd : elle 1 - ment admise par les philosophes arabes les plus anciens. Pour mieux faire con- naître les doctrines d'Ibn-Roschd à l'égard des di- vers intellects et de l'union finale de l'intellect hu- main avec l'intellect universel^ nous devons nous appuyer surtout sur un traite inédit dont nous avons déjà parlé plus haut (p. 748, col. 1, 5°), en énumérant les traités particuliers d'Ibn-Roschd. Dans cet écrit Ibn-Roschd se propose de recher- cher s'il est ou non possible que l'intellect qui est en nous, c'est-à-dire l'intellect matériel ou passif devenu intellect en action ou intellect ac- quis, comprenne les formes ou substances sépa- rées, ou en d'autres termes s'il lui est possible dans cette vie de s'identifier avec l'intellect actif universel. Cette question, dit Ibn-Roschd, Aris- tote avait promis, dans son traité de l'Ame, de la traiter plus tard ; mais elle ne reparaît nulle part dans les écrits qui nous restent d'Aristote. Le passage auquel Ibn-Roschd fait allusion se trouve au livre III, ch. vnre du traité de l'Ame, où Aristote traite de la faculté d'abstraire que possède l'intellect ; il est conçu en ces termes (traduction de M. B. Saint-Hilaire, p. 319, 320) : « En résumé, l'intelligence en acte est les choses quand elle les pense. Nous verrons plus tard s'il est ou non possible que, sans être elle-même séparée de l'étendue, elle pense quelque chose qui en soit séparé. » Nous n'avons pas à nous occuper ici de ce qu'Aristote lui-même a entendu par ta xE/copia- uiva ; il est certain que les commentateurs ara- bes, ainsi que les scolastiques, entendaient par là les esprits supérieurs, soit les anges, ou, ce qui pour les philosophes était la même chose, les intelligences des sphères et particulièrement celle qui préside à l'orbite de la lune, et qui est l'intellect actif. «Substantiae enim separatae, dit saint Thomas d'Aquin, dicuntur angeli et daemo- nes, in quorum societatem deputantur animœ hominum separatee bonorum vel malorum, etc. » {Quœstiones disputâtes de Anima, art. 17, édit. de Lyon, f° 164, verso.) Albert le Grand, en par- lant des substances séparées, s'exprime ainsi : « Et ideo quae (substantia) nec dividitur divi- sione corporis, nec movetur motu corporis, nec operatur instrumentis corporis, illa separata est, non per locum, sed a corporalis materiae quan- tumeumque simplicis obligatione. Hœc autem omnia competunt substantiis cœlorum, etc. » (Parva naturalia, de Motibus animalium. lib. I, tr. I, c. iv.) Saint Thomas, en traitant la même question qu'Ibn-Roschd (qu'il a résolue dans le sens contraire), la rattache expressément, comme Ibn-Roschd, au passage du traité de l'Ame que nous avons cité: « Hanc quœstionem Aristoteles promisit se determinaturum in tertio de Anima, licet non inveniatur determinata ab ipso in libris ejus, qui ad nos pervenerunt. » (Ubi supra, art. 1(3, f° 163, verso.) Nous résumerons maintenant, autant que le permettent les limites de cet article, le traite qui nous montrera à son point culminant ce qu'on peut appeler le système d'Ibn-Roschd. Notre philosophe commence par rappeler la division des facultés de l'âme et leurs rap] mutuels. Après avoir démontré, par divers argu- ments, qu'il doit exister un lien entre l'intellect séparé et l'intellect humain, connue entre la forme et le sujet, il soutient qu'il faut que Boil l'intellect acquis qui perçoive l'intellect ac- tif universel: car Ni c était celui-ci qui perçut cl humain et indivi- duel, il y aurait en lui, par cette perception, un accident nouveau. Or; une substance éternelle, comme L'intellect actif universel, ne peut être sujette à des accidents nouveaux ; il faut donc que ce soil L'intellect humain qui perçoive l'in- tellect universel, c'est-à-dire il faut que l'intel- IBN 751 — IBN lect humain puisse s'élever à l'intellect univer- sel et s'identifier, en quelque sorte, avec lui, tout en restant un être périssable. C'est que l'é- lément périssable (l'intellect acquis) s'efface alors : car au moment où l'intellect acquis est attiré par l'intellect actif universel, il faut que celui-ci agisse sur l'homme d'une autre manière que la première fois, lors de la réunion des deux intellects, et lorsque l'intellect acquis monte, il s'efface et se perd entièrement, et il ne reste, pour ainsi dire, que la table rase de l'intellect passif, lequel, n'étant déterminé par aucune formé, peut percevoir toutes les formes. Il naît alors en lui une seconde disposition, pour lui faire percevoir l'intellect actif universel. Si l'on demande à Ibn-Roschd : Pourquoi tous ces détours? Pourquoi la première disposition que vous appelez l'intellect passif ou matériel ne se joint-elle pas de prime abord à l'intellect universel? il répondra : L'intellect actif exerce deux actions diverses sur l'intellect matériel : l'une a lieu tant que l'intellect matériel n'a pas perfectionné son être, tant qu'il n'a pas passé à l'entéléchie en recevant les formes intelligibles ; l'autre consiste à attirer vers lui l'intellect en action ou l'intellect acquis. Or, si cette seconde action pouvait s'exercer de prime abord, l'in- tellect acquis n'existerait point, et cependant il est une condition nécessaire de notre existence intellectuelle. Il naît donc par la première ac- tion de l'intellect actif; mais il s'efface lorsque nous devons arriver à la connaissance de l'in- tellect actif universel : car la forme plus forte fait disparaître la forme plus faible. C'est ainsi que la sensibilité est une condition essen- tielle de l'existence de l'imagination. Cependant, lorsque celle-ci jrend le dessus, la sensation disparaît : car l'imagination ne produit son effet que lorsque les sens se sont en quelque sorte ef- facés, par exemple dans les visions. Du reste, la seconde des deux actions dont nous venons de parler résulte de la nature des deux intellects : de même que le feu, lorsqu'il est approché d'un objet combustible, brûle cet objet et le transforme, de même l'intellect actif universel agit sur l'intellect matériel, lorsque déjà, par sa première action, il en a fait Yin- tellecl acquis. Ou bien alors l'intellect actif agit directement, pour attirer vers lui l'intellect acquis, ou bien il le fait par un intermédiaire qu'on appelle l'intellect émané. Nous ne nous arrêterons pas à cette dernière hypothèse, qu'Ibn- Roschd propose sans la juger nécessaire; en effei, d'autres philosophes arabes, par exemple Ibn- Bàdja, identifient complètement l'intellect acquis avec ce qu'on a appelé l'intellect émané. L'in- tellect matériel, ajoute Ibn-Roschd, ressemble donc beaucoup aux âmes des corps célestes, en ce qu'il n'a aucune forme déterminée : car l'ame et la vie de ces corps ne sont autre chose que le désir du mouvement qu'ils reçoivent de leur forme ou intelligence respective ; mais il y a cette différence entre les corps célestes et l'homme, que chez les premiers l'impulsion est éternelle, tandis que chez l'homme elle est péris- sable. La faculté d'arriver à ce dernier degré de per- fection, c'est-à-dire de s'identifier complètement avec l'intellect actif universel, n'est pas la même chez tous les hommes ; elle dépend de trois choses : savoir, de la force primitive de l'intellect matériel (qui, à son tour, dépendra de la force de l'imagination), de la perfection de_ l'intellect acquis, qui demande des efforts spéculatifs, et de l'infusion plus ou moins prompte de la forme destinée à transformer l'intellect acquis. Par cette dernière condition, Ibn-Roschd paraît entendre une espèce de se- cours surnaturel, qui vient de la grâce divine/ et qu'Ibn-Bàdja, comme on l'a vu, fait éga- lement intervenir dans la conjonction. En somme, on n'arrive à cette perfection que par l'étude et la spéculation, et en renonçant à tous les désirs qui se rattachent aux facultés inférieures de l'âme, et notamment à la sen- sation. Il faut avant tout perfectionner l'intellect spéculatif; ceux-là sont dans une grande er- reur, qui, comme les souris, s'imaginent qu'on peut y arriver sans étude, par une méditation stérile et par une vide contemplation. Ce bonheur de la plus haute intelligence mé- taphysique n'arrive à l'homme que dans cette vie, par l'étude et les œuvres à la fois; celui à qui il n'est pas donné d'y arriver dans cette vie, retourne après sa mort au néant ou bien à des tourments éternels : car, ajoute Ibn-Roschd, la destruction de l'âme est une chose très-dure. 11 y en a qui ont fait de l'intellect matériel ou passif une substance individuelle, qui ne naît ni ne périt; ceux-là peuvent admettre à plus forte raison la possibilité de la conjonction des deux intellects, car ce qui est éternel peut com- prendre l'éternel. Ibn-Roschd n'achève pas sa pensée ; il est évident que n'ayant pas fait de l'intellect matériel une substance individuelle, mais une simple disposition qui naît et périt avec l'homme, il n'y a, dans son opinion, rien d'éternel que l'intellect universel. L'homme, par la conjonction, ne gagne rien individuellement qui aille au delà des limites de cette existence terrestre, et la permanence de l'âme indivi- duelle est une chimère. Les notions générales qui émanent de l'intellect universel sont impé- rissables dans l'humanité tout entière; mais il ne reste rien de l'intelligence individuelle qui les reçoit. On sait quelle sensation fit cette doctrine d'Ibn-Roschd parmi les théologiens chrétiens du xiue siècle. Albert le Grand crut devoir réfuter le philosophe arabe dans un écrit particulier intitulé Libellus contra eos qui dicunl quod post separationem ex omnibus animalibus non remanet nisi intellectus unus et anima una (Alberti opéra, t. V, p. 218 et suiv., édit. de Jammy). Saint Thomas d'Aquin en fit autant. Les disputes entre les averroïstes et les ortho- doxes continuèrent jusqu'au xvi8 siècle, et le pape Léon X se vit obligé de lancer une bulle contre les partisans du philosophe arabe (voy. Brucker, Hist. crit. de la phil.} t. IV, p. 62 et suiv., éd. de Leipzig). Malgré ses opinions philosophiques si peu d'accord avec les croyances religieuses, Ibn- Roschd tenait à passer pour bon musulman. Se- lon lui les vérités philosophiques sont le but le plus élevé que l'homme puisse atteindre; mais il n'y a que peu d'hommes qui puissent y par- venir par la spéculation, et les révélations pro- phétiques étaient nécessaires pour répandre parmi les hommes les vérités éternelles égale- ment proclamées par la religion et par la philo- sophie. Nous devons tous, dans notre jeunesse, nous laisser guider par la religion et suivre stric- tement ses préceptes; et si plus tard nous arri- vons à comprendre les hautes vérités de la re- ligion par la voie de la spéculation, nous ne devons pas dédaigner les doctrines et les pré- ceptes dans lesquels nous avons été élevés. Il se prononce en ce sens dans plusieurs endroits de ses écrits, et notamment à la fin de sa réfutation de la Destruction de Gazàli. On a vu plus haut qu'Ibn-Roschd composa deux traités particuliers dans lesquels il chercha à démontrer que la re- ligion et la philosophie enseignaient les mêmes IBN — 752 — IBN vérités (ce sont le 7e et le 8e des traités que nous avons énumérés). Dans l'un il établit, par plu- sieurs versets du Koran, que la religion elle- même commande la recherche de la vérité par le moyen de la science, que la religion enseigne ses hautes vérités d'une manière populaire acces- sible à tous les hommes, mais que le philosophe seul est capable de saisir le vrai sens des doc- trines religieuses par le moyen de l'interpré- tation, tandis que. le vulgaire s'arrête au sens littéral ; dans l'autre il développe lui-même le vrai sens des dogmes religieux, après avoir montré d'abord que les sectes qui se partageaient alors le monde musulman, savoir les ascharites, les motazales, les batenites (allégoristes) et les haschawites (qui ne reconnaissaient que le sens littéral et professaient un grossier anthropomor- phisme), suivaient toutes des opinions également erronées et étaient loin d'avoir saisi le véritable sens de la doctrine du Koran. Il distingue les vrais principes qui se trouvent réellement dans la doctrine religieuse d'avec ceux qui lui ont été imposés au moyen de fausses interprétations ; et, proposant une interprétation nouvelle d'accord avec la philosophie, il aborde successivement les principaux dogmes de la religion musulmane : Dieu, son unité, ses attributs, le Dieu révélé ou le Créateur, la mission des prophètes, le destin ou le décret divin, etc. Les limites dans les- quelles nous devons nous renfermer ici, et que peut-être déjà nous avons dépassées, ne nous permettent pas d'analyser cet intéressant écrit; mais, pour donner un seul exemple de la manière dont Ibn-Roschd interprète les dogmes religieux, nous résumerons brièvement ce qu'il dit sur la doctrine du décret divin ou de la prédestination, qui a engendré le fatalisme si fameux des mu- sulmans. C'est là, dit-il, la plus difficile des questions religieuses. Dans le Koran on trouve des passages qui paraissent dire clairement que tout est prédestiné; et d'autres qui attribuent à l'homme une participation dans ses œuvres. De même, la philosophie paraît s'opposer d'un côté à ce que nous regardions l'homme comme l'au- teur absolu de ses œuvres : car elles seraient alors en quelque sorte une création indépen- dante de la cause première ou de Dieu, ce que la philosophie ne saurait admettre; de l'autre côté, si nous admettions que l'homme est poussé à tout ce qu'il fait par certaines lois immuables, par une fatalité contre laquelle il ne peut rien, tous les travaux de l'homme, tous ses efforts pour produire le bien seraient chose inutile. Mais la vérité, dit Ibn-Roschd, est dans le juste milieu entre les deux o; inions extrêmes ; nos actions dépendent en partie de notre libre arbitre et en partie de certaines causes qui sont hors de nous. Nous sommes libres de vouloir agir de telle manière ou de telle autre; mais notre volonté sera toujours déterminée par quelque cause ■ ctérieure. Si, par exemple, nous voyons quel- que chose qui nous plaise, nous y serons attirés malgré nous, de même que nous fuirons néces- sairement ce qui nous déplaît. Notre volonté sera donc toujours liée par les causes extérieures; ces causes existent par un certain ordre des choses qui reste toujours le même, et qui est fondé sur les lois générales de la nature. Dieu seul en connaît d'avance l'enchaînement néces- saire, qui pour nous est un mystère] le rapport de notre volonté aux causes extérieures est bien déterminé par les lois naturelles, et c'est là ce que. dans la doctrine religieuse, on a appelé aU jtaahâ wai kadr (le décret et la prédestination). Dans les doctrines d'Ibn-Roscl.d la phili arabe est arrivée à son apogée. 11 eût été difiieile d'aller plus loin dans les conséquences du sys- tème péripatéticien et de l'interpréter dans ses moindres détails avec plus de subtilité que ne l'a fait Ibn-Roschd. Après lui nous ne trouvons plus chez les Arabes aucun philosophe vérita- blement digne de ce nom; mais ses doctrines retentirent longtemps dans les écoles juives et chrétiennes, et elles trouvèrent dans les unes comme dans les autres des admirateurs dignes de les commenter et de les propager, mais aussi de savants adversaires capables de les combattre jusqu'à ce que la renaissance des lettres fit tomber dans l'oubli les œuvres du célèbre com- mentateur, qui cependant encore aujourd'hui peuvent être consultées avec fruit par ceux qui font une étude spéciale de la philosophie d'Aris- tote. Consultez Averrocs et frAverroïsme, par E. Renan, Paris, 1852, in-8. S. M. IBN-SINA (Abou-Ali al-Hoséin Ibn-Abdallah)r honoré des épithètes d'al-schéikh al-réis, et que nous appelons communément Avicenne, le plus célèbre de tous les médecins arabes, et qui s'est acquis aussi une grande réputation comme phi- losophe, était Persan d'origine, de la province de Mawaralnahar (Transoxiane). Son père, natif de Balkh, s'était établi à Bokhara, sous le règne de Nouh ben-Mançour, de la dynastie des Sama- nides, et avait été nommé gouverneur de Khaf- méithan, l'une des principales villes de la pro- vince de Bokhara. 11 se maria avec une femme d'Afschena, bourg près de Kharméithan, et ce fut là que naquit Ibn-Sina, au mois de safar de l'an 370 (août 980). Au bout de quelques années son père retourna à Bokhara, où le jeune Ibn- Sina fut élevé avec le plus grand soin. 11 dit lui-même, dans une courte notice sur sa vie, qu'à l'âge de dix ans il savait parfaitemerit le Koran et une bonne partie des sciences pro- fanes, notamment les principes du droit musul- man et la grammaire, et que sa précocité fut généralement admirée. Son père accueillit dans sa maison un certain Abou-Abdallah Nalili, qui se donnait pour philosophe. Il fut chargé de l'éducation d'Ibn-Sina; mais celui-ci surpassa bientôt son maître. Ibn-Sina aborda seul les hautes sciences, et étudia successivement les mathématiques, la physique, la logique et la métaphysique. Il s'appliqua ensuite, avec un grand zèle, à la médecine, sous la direction d'un médecin chrétien, nommé Isa ben-Yahya. A peine âgé de seize à dix-sept ans, il avait acquis une si grande réputation comme médecin, que le prince Nouh ben-Mançour, qui résidait a Bo- khara et qui était alors atteint d'une grave maladie, le fit appeler auprès de lui. Ibn-Sina parvint à guérir le prin;e qui le combla de fa- veurs. L'immense bibliothèque du palais fut ouverte à Ibn-Sina, qui trouva ainsi l'occasion de satisfaire à toute son ardeur pour les scien- ces, et de se perfectionner dans toutes les bran- ches des connaissances humaines. Quelque temps après, un incendie ayant dévoré tous les trésors de cette bibliothèque, on accusa Ibn Sina d'y avoir fait mettre le feu. afin de posséder seul les connaissantes qu'il y avait puisées. Le prince Nouti mourut quelque temps après, au mois de rvdjcb de l'an 387 (juillet-août 997), et la dynastie de» Samanidcs marcha rapidement vers sa chute. Ibn-Sina était âgé de vingt-deux ans, lorsqu'il perdit son père, que dans les derniers temps il avait assiste dans les affaires publiques, tout en s'occupant de plusieurs ouvrages importants qu'il composa à la demande de divers grands personn iges. Après la mort de s m père. Ibn-Sina quitta Bokhara et habit i n at Djor- ilj.'m et plusieurs autres villes de Kharezmie et de Khorasanj et ensuite Ualiislan, près delà mer Caspienne, où il fut atteint d'une grave maladie. IBN 753 — LBN Revenu à Djordjân, il fit la connaissance d'un grand personnage nommé Abou-Moliammed S:hi- ràzi qui lui donna une maison où il ouvrit des cours publics. Ce fut là qu'lbn-Sina commença son célèbre Canon de médecine, qui, plus que tous ses autres ouvrages, a contribué à immor- taliser son nom et à le rendre populaire même en Europe, où, pendant plusieurs siècles, les ouvrages d'Ibn-Sina furent en quelque sorte con- sidérés comme la base des études médicales. Les troubles qui agitèrent alors ces contrées l'obli- gèrent encore de changer souvent de résidence. A Hamadan le prince Schcms-Eddaula le nomma son vizir ; mais les troupes, mécontentes d'Ibn- Sini, s'emparèrent de sa personne et deman- dèrent même sa mort, et il fallut toute l'autorité du prince pour l'arracher à !a fureur des soldats. Après s'être tenu caché pendant quelque temps, jl fut rappelé à la cour de Schems-Eddaula pour donner ses soins au prince, qui souffrait souvent des intestins. Ibn-Sina composa alors plusieurs parties de son grand ouvrage de philosophie, intitulé Al-Schefâ. Chaque soir un nombreux auditoire assistait à ses leçons de philosophie et de médecine, et après les leçons, Ibn-Sina, qui aimait les plaisirs et la bonne chère, faisait venir des musiciens et passait, dit-on, avec ses disciples une partie de la nuit dans les orgies. Après la mort de Schems-Eddaula, ayant déplu à son fils et successeur, il correspondit secrè- tement avec Alà-Eddaula, prince d'Ispahan et ennemi du prince de Hamadan. 11 fut découvert et subit les rigueurs de son maître, qui le fit enfermer dans une forteresse. Au bout de quel- ques années, il parvint à se rendre à Ispahan. Son nouveau maître Alâ-Edd mia se faisait sou- vent accompagner par lui dans ses expéditions, et ces fatigues contribuèrent à user ses forces et à miner sa santé déjà gravement compromise par une vie laborieuse et agitée, et par des excès de tout genre, auxquels sa constitution robuste ne put résister à la longue. Atteint d'une ma- ladie des intestins, Ibn-Sina augmenta son mal en prenant les remèdes les plus violents. Ayant accompagné son maître dans une expédition contre Hamadan, sa maladie prit le caractère le plus grave. Ibn-Sina, voyant approcher sa fin, montra un profond repentir, il fit distribuer de riches aumônes, et, se livrant à des actes de dévotion, il se prépara à mourir en bon musul- man. Il expira à Hamadan au mois de ramadhan de l'an 428 (juillet 1037), âgé d'environ cin- quante-sept ans. La Vie d Ibn-Sina, écrite par son disciple Djordjàni (Sorsanus), a été traduite en latin et imprimée en tête de plusieurs éditions latines des œuvres d'Ibn-Sina. Ibn-Sina fut un des génies les plus extraordi- naires et un des écrivains les plus féconds. Au milieu de ses fonctions publiques, de ses fré- quents voyages et d'une vie troublée par les orages politiques et agitée par les passions, il trouva le temps de composer plusieurs ouvrages gigantesques^ dont un seul aurait suffi pour lui assurer une aes premières places parmi les écri- vains de l'Orient. Il ne resta étranger à aucune des sciences cultivées de son temps, et plus de cent ouvrages plus ou moins développés témoi- gnent de ses vastes connaissances et de son ac- tivité prodigieuse. Ses écrits, en grande partie, se sont conservés jusqu'à nos jours, et plusieurs de ses grands ouvrages, notamment son Canon et divers traités de philosophie, ont été traduits en latin et ont eu de nombreuses éditions. Les ouvrages qui nous intéressent ici particulière- ment sont les livres Al-Schefâ {la Gucrison) et Al-Nadjah (la Délivrance). Le premier était une vaste encyclopédie des sciences philosophi- DICT. PHILOS. ques, en dix-huit volumes; il existe encore pres- que en entier dans divers manuscrits de la Bi- bliothèque boldéienne, à Oxford (voy. le Cata- logue de Nicoll et Pus'ey, p. 581 et 582). Le se- cond ouvrage, divisé en trois parties, est un abrégé du premier; Ibn-Sina fil cet abrégé pour satisfaire au désir de quelques amis. L'original arabe du Nadjah a été imprimé à la suite du Canon (Rome, 1593, in-f°) ; il renferme la Lo- gique, la Physique et la Métaphysique; mais on n'y trouve pas les Sciences mathématiques qui, selon l'introduction, devaient prendre place entre la Physique et la Métaphysique. On a aussi des éditions latines de divers ouvrages philosophiques d'Ibn-Sina; ce sont généralement des parties de l'un ou de l'autre des deux ouvra- ges dont nous venons de parler. Nous nous con- tentons de nommer ici le recueil publié à Ve- nise en 1495, in-f", sous le titre suivant : Avi- cennœ peripatetici philosophi, ac medicorum facile primi, opéra in lucem redacla ac nuper, quantum ars niti potu.it, per canonicos emen- dala. Ce volume renferme les traités suivants : 1° Logica ; 2° Sufficientia (cette partie traite de la physique et parait être extraite du livre Al- Schefâ. dont le nom a été inexactement rendu par Sufficientia); 3° de Cœlo et Mundo; 4° de Anima ; 5° de Animalibus ; 6° de Intelligentiis ; 7U Alpharabius de Intelligentiis; 8" Philoso- phia prima. La Logique cl' Avicenne, traduite en français par Vattier, a été publiée à Paris, 1658, in-8. Une Logique en vers, par Ibn-Sina, a été publiée par M. Schmoelders, dans ses Do- cumenta philosophiœ Arabum. in-8, Bonn, 1836. En général, la philosophie d'Ibn-Sina est es- sentiellement péripatéticienne, quoiqu'elle ait, comme celle des autres philosophes arabes, quel- ques éléments étrangers à la doctrine d'Aristote. Tofaïl, dans son Haï Ebn-Yokdhân (édit. Po- cok, p. 18), fait remarquer qu'lbn-Sina déclare lui-même, au commencement de son Al-Schefâ, que la vérité, selon son opinion, n'est pas dans les doctrines qu'il expose dans ce livre, où il ne fait que reproduire la philosophie des péripaté- ticiens, et que celui qui veut connaître la vraie doctrine doit lire son livre de la Philosophie orientale. Mais ce dernier ouvrage d'Ibn-Sina (qui, comme on le verra ci-après, enseignait probablement le panthéisme oriental) ne nous est pas parvenu, et nous ne pouvons que nous en tenir à ses écrits péripatéticiens, et laire res- sortir quelques points dans lesquels Ibn-Sina se montre plus ou moins indépendant. Il avoue, du reste, qu'il a beaucoup puisé dans les oeuvres d'Al-Farabi, notamment pour ce qui concerne la logique. On remarque généralement dans les écrits d'Ibn-Sina une méthode sévère : il cherche à coordonner les différentes branches des sciences philosophiques dans une suite très-rigoureuse, i i à montrer leur enchaînement nécessaire. Dans son Al-Schefâ, Ibn-Sina divise les sciences en trois parties: 1° la science supérieure, ou la con- naissance des choses qui ne sont pas attachées à la matière : c'est la philosophie première, ou la métaphysique; 2° la science inférieure, ou la connaissance des choses qui sont dans la ma- tière : c'est la physique et tout ce qui en dé- pend; elle s'occupe de toutes les choses qui ont une matière visible et de tous leurs accidents; 3° la science moyenne, dont les différentes bran- ches sont en rapport tantôt avec la métaphysi- que, tantôt avec la physique : ce sont les sciences mathématiques. L'arithmétique, par exemple, est la science des choses qui ne sont pas par leur nature même dans la matière, mais auxquelles il arrive d y être ; l'intelligence les abstrait vé- 48 IBN 754 — IBN ntablement de la matière, et par la elles sont en relation avec la métaphysique. La géométrie s'occupe de choses qu'on peut se figurer sans matière ; nous comprenons cependant qu'elles ne peuvent exister que dans la matière, quoi- qu'elles ne soient pas elles-mêmes matière visi- ble. La musique, la mécanique, l'optique s'oc- cupent de choses qui sont dans la matière, mais qui sont plus élevées les unes que les autres, selon qu'elles sont plus ou moins éloignées de la physique. Quelquefois les diverses sciences se trouvent mêlées ensemble, comme, par exem- ple, dans l'astronomie, qui est une science ma- thématique, mais dont le sujet forme la partie la plus élevée de la science physique. On recon- naît dans ces divisions le fidèle disciple d'Aris- tote ; mais on trouvera qu'ici, comme ailleurs, Ibn-Sina expose avec beaucoup de clarté et de précision ce qui, dans les écrits de son maître, n'est exprimé que d'une manière vague et in- décise. Ainsi Aristote distingue trois espèces de philosophie spéculative, les mathématiques, la physique et la théologie, faisant des sciences ma- thématiques une partie essentielle de la philoso- phie (voy. Métaphysique, liv. VI. ch. i; liv. XI, ch. iv ; de l'Ame, liv. I, ch. i) ; il distingue éga- lement dans les sciences mathématiques quel- ques-unes qui ont pour objet en quelque sorte ce qui n'est pas mû, et ce qui est séparé de la matière (Métaphysique, liv. VI, ch. i), et il en signale quelques autres (l'optique, l'harmonie et l'astronomie), comme se rapportant plus particu- lièrement à la physique (Physique, liv. II, ch. u) ; mais nulle part il ne propose une classi- fication aussi méthodique et aussi nette que celle d'Ibn-Sina. Dans sa théorie de l'être, Ibn-Sina, en admet- tant la distinction du possible et du nécessaire, a ajouté des développements qui lui appartien- nent en propre, et auxquels nous devons nous arrêter un moment. Il divise l'être en trois par- ties: 1° ce qui est possible seulement, et dans cette catégorie entrent toutes les choses sublu- naires qui naissent et périssent ; 2° ce qui est possible par lui-même et nécessaire par une cause extérieure, ou bien tout ce qui, à l'excep- tion de la cause première, n'est pas sujet à la naissance et à la destruction, comme les sphères et les intelligences, qui, selon Ibn-Sina, ne sont par elles-mêmes que des êtres possibles, mais qui reçoivent de leur rapport avec la première cause la qualité d'êtres nécessaires; 3" ce qui est nécessaire par lui-même, c'est-à-dire la pre- mière cause ou Dieu (voy. Al-Nadjah, Méta- physique, liv. II). Ibn-Roschd a attaqué cette classification dans plusieurs endroits de ses ou- vrages, et dans un écrit particulier dont nous possédons encore la version hébraïque (Manusc. u de la bibliothèque nationale, ancien fonds, a' 356, fol. 2b, verso). 11 objecte que ce qui est essaire par une cause extérieure ne saurait être par lui-même dans la catégorie du possible, à moins qu'on ne suppose que la cause puisse cesser, ce qui dans le cas donné est impossible: car 1 . cause, nécessaire par elle-n. ne saurait jamais cesser. « Ibn-Sina, dit-il ail- leurs, a adopté jusqu'à un certain point l'opi- nion des i. avec tout ce qui est, se trouve dans ! i du possible, u pourrait être autrement qu'il n e t en effet ; et il a été le premier à se des distinctions du possible fi du né» essaire ponr établi) l'existence d'un être incorporel, avoir monti < i e (rue le rai d'Ibn Sin i a de vicieux, Ibn-Roschd ajoute: «Nous; vu 1. 1 oup de p irl i ni d'Ibn- Sina, à cause de celte difficulté, interpréter l'opinion d'Ibn-Sina (pour lui donner an aatra sens). Selon eux, Ibn-Sina n'admettait pas l'exis- tence d'une substance séparée ; cela, disent-ils, résulte de la manière dont il s'exprime, dans plusieurs endroits, sur l'être nécessaire, et c'est là aussi ce qui fait la base de sa Philosophie orientale, qu'il a appelée ainsi, parce qu'elle est empruntée aux Orientaux, qui identifient Dieu avec les sphères célestes ; ce qui est conforme à sa propre opinion. » (Voy. Destr. Destructionis. à la fin de la disput. X.) Ce panthéisme oriental n'a pas laissé de traces dans les écrits péripaté- ticiens d'Ibn-Sina, qui seuls nous occupent ici. Bien qu'Ibn-Sina, comme on vient de le voir, paraisse faire des concessions aux motécaliemîn, il n'hésite pas à admettre avec les philosophes l'éternité du monde; elle se distingue de l'éter- nité de Dieu en ce qu'elle a une cause efficiente (qui cependant ne tombe pas dans le temps), tandis que Dieu est éternel par lui-même. Ibn-Sina admet, avec les autres philosophes, que la première cause étant l'unité absolue, ne peut avoir pour effet immédiat que l'unité. Comment alors faire émaner le multiple, ou le monde, de Dieu qui est unique? Pour résoudre cette difficulté, Ibn-Sina suppose que ce n'est pas de Dieu qu'émane immédiatement le mou- vement des sphères (car on sait que, dans le système des péripatéticiens, l'action de la pre- mière cause sur le monde consiste dans le mou- vement, qui donne la forme à la matière). De Dieu émane la première sphère environnante, qui seule communique le mouvement ; ce pre- mier moteur agit sur la deuxième sphère ; quoi- que émané de l'être unique, il est composé en ce que son intelligence a pour objet à la fois la première cause et lui-même. Mais, objecte Ibn- Roschd, c'est là une erreur, selon les principes des péripatéticiens : car l'intelligent et l'intelli- gible sont identiques dans l'intelligence hu- maine, et, à plus forte raison, dans les intelli- gences séparées (voy. Destr. Destructionis, dis- put. III, dans le tome IX des Œuvres a" Aristote, de l'édition de Venise, in-8, 1562, f" 51, verso). Ibn-Sina admet encore avec les autres philo- sophes que la connaissance de Dieu s'étend sur les choses universelles, et non sur les choses particulières et accidentelles (voy. le tome I de ce recueil, p. 113); mais il attribue aux âmes des sphères la connaissance des choses partielles, et c'est par leur intermédiaire que la providence divine s'étend sur toutes les choses sublunaires. Cette connaissance des choses accidentelles et individuelles ne pouvant pas plus être attribuée aux intelligences des sphères qu'à l'intelligence divine, Ibn-Sina suppose que les âmes des sphè- res ont la faculté de l'imagination, dont les ob- jets se multiplient à l'infini. Cette hypothèse est toute particulière à Ibn-Sina, comme nous le dit Ibn-Roschd, qui la rejette (ubi supra, dis- put. XVI, f • 122, verso, 123, verso). Ces exemples suffiront pour montrer qu'Ibn- Sina cherchait, par ses hypothèses, à rapprocher la cause première du inonde sublunaire en éta- blissant des chaînons intermédiaires, par lesquels l'action de. l'énerg e pure se communique à tou- tes les parties de la matière. La théorie d été traitée par Ibn-Sina avec un soin tout particulier. 11 est inutile de Mue qu'il reproduit exactement les distinctions faites par Ai enti s facu l'âme humaine et sa théorie des intelle ta actif . mais, comme à l'ordii aire, il ajoute auj idi es d'Aristot* et ments qui ont qu il à 1 union de l'intellect actil ne humaine, Ibn Sina ne ch IBN — 755 IDÉA eu pénétrer le mystère. Comme les autres philo- sophes arabes, il trouve dans cette union le but le plus élevé que l'âme humaine doive chercher à atteindre; pour y arriver, il lui recommande bien aussi les efforts spéculatifs, mais il parait -idérer comme plus essentiel encore de aub- ier la matière et de purifier l'âme, afin d'en un vase pur, capable de recevoir l'infusion de l'intellect actif. «Quant à l'âme rationnelle, dit-il (Métaphysique, liv. IX, ch. vu), sa vérita- ble perfection consiste à devenir un monde in- tellectuel, dans lequel doit se retracer la forme île tout ce qui est, l'ordre rationnel qu'on aper- çoit dans tout, (le bien qui pénètre tout: je veux dire d'abord l'e premier principe de l'univers, ensuite les hautes substances spirituelles, les es- prits liés aux corps, les corps supérieurs avec leurs mouvements et leurs facultés, et ainsi de suite, jusqu'à ce que tu te retraces tout ce qui est, et que tu deviennes un monde intellectuel, semblable au monde intellectuel tout entier, voyant celai qui est la beauté parfaite, le bien pariait, la gloire parfaite, t'unissant à lui et de- venant sa substance.... Mais, étant dans ce monde et dans ces corps, submergés dans les mauvais désirs, nous ne sommes pas capables de sentir cette haute jouissance ; c'est pourquoi nous ne la cherchons pas et nous ne nous y sentons pas portés, à moins que nous ne nous soyons débar- rassés du lien des désirs et des passions, de ma- nière à comprendre quelque chose de ce plaisir : car alors nous pouvons nous en faire dans notre âme une faible idée, pourvu que les doutes soient dissipés, et que nous soyons éclairés sur les questions relatives à l'âme.... Il semble que l'homme ne peut se délivrer de ce monde et de ses liens que lorsqu'il s'attache fortement à cet autre monde, et que son désir l'entraîne vers ce qui est là, et l'empêche de regarder ce qui est derrière lui. Cette véritable félicité ne peut s'obtenir qu'en perfectionnant la partie pratique de l'âme (c'est-à-dire la vie morale). » Ailleurs il dit : « Il y a des hommes d'une nature très- pure, dont l'âme est fortifiée par sa grande pu- reté et par son ferme attachement aux principes du monde intellectuel, et ces hommes reçoivent dans toutes choses le secours de l'intellect (ac- tif). D'autres n'ont même besoin d'aucune étude pour s'attacher à l'intellect actif: on dirait qu'ils savent tout par eux-mêmes. C'est là ce qu'on pourrait appeler l'intellect saint; il est très- élevé, et les hommes ne peuvent pas tous y participer. » Ibn-Sina veut parler ici de l'inspi- ration prophétique qu'il admet positivement, reconnaissant qu'il y a entre l'âme humaine et la première intelligence un lien naturel, sans que l'homme ait toujours besoin de recevoir par l'étude i'intellect acquis (Aphorîsmi de Anima, § 28). On voit que le principe moral et le principe religieux occupent une grande place dans la philosophie d'Ibn-Sina, et qu'il est encore bien loin, du moins dans son langage, des doctrines irréligieuses professées plus tard par Ibn-Roschd. On a vu dans l'article précédent jusqu'où Ibn-Roschd se laissa entraîner dans sa théorie de l'intellect; Ibn-Sina proclame encore haute- ment la permanence individuelle de l'âme hu- maine, dans laquelle il reconnaît une substance qui, même séparée du corps, conserve son indi- vidualité. Nous pourrions citer dans chaque branche des sciences philosophiques quelques développe- ments, quelques aperçus neufs, dont Ibn-Sina a enrichi la philosophie péripatéticienne; mais l'ensemble de la doctrine péripatéticienne n'a subi, dans les œuvres d'Ibn-Sina, aucune modi- fication notable. En somme, Ibn-Sina a repro- duit, dans un ordre très-systématique et avec un enchaînement parfait, toutes les parties de la philosophie d'Aristote avec les amplifications des commentateurs néo-platoniciens; et il peut être considéré comme le plus grand représentant du péripatétisme au moyen âge. Quoiqu'il ait fait de nombreuses concessions aux idées reli- gieuses de sa nation, il n'a pu trouver grâce pour l'ensemble de ses doctrines, qui, en effet, ne sauraient s'accorder avec lesprincipes de l'isla- misme, et c'est surtout contre lui que Gazàli a dirigé sa Destruction des philosophes. S. M. IBN-TOFAIL, voy. TOFAÏL. IDÉAL. Quand l'imagination s'exerce sur les- éléments que lui ont fournis l'expérience et la nature, elle le fait de deux manières: ou elle conserve exactement les rapports qui unissent entre eux ces éléments, et les dégage seulement de ce qu'ils ont d'individuel et de défectueux, pour les élever à la dignité d'un type général, modèle accompli de perfection ; ou bien, sans tenir compte de leurs rapports véritables, elle combine de toute façon les éléments de la na- ture, et en forme un tout, auquel rien de réel ne peut répondre : dans le premier cas elle con- çoit un idéal; dans le second elle ne produit qu'une fiction. On trouvera l'exemple d'une fic- tion dans la Chimère de la fable ; l'Apollon du Belvédère est un idéal. Faisons ressortir davantage les différences qui séparent ces deux produits de l'imagination. Chaque objet se compose d'éléments qui ont en- tre eux certains rapports naturels et essentiels ; et la perfection d'un être est d'autant plus grande que ses éléments sont plus rigoureuse- ment unis par ces rapports. Lorsqu'une étude profonde de la nature nous a appris quels sont ces rapports, l'idéal consiste à ordonner nos créations, ou plutôt nos combinaisons, de ma- nière à n'y faire entrer que les éléments essen- tiels à l'être que nous nous figurons, et à les y faire entrer dans les rapports les plus naturels, les plus essentiels et les plus capables de nous représenter ce type de vérité et de perfection que la raison nous fait concevoir en toutes cho- ses. La fiction, au contraire, s'affranchit de la loi qui ne recherche que des éléments homo- gènes, et ne les unit que d'après leurs vrais rapports : elle emprunte toujours, il est vrai, les matériaux de ses combinaisons à la réalité, parce qu'elle ne peut faire autrement; mais elle les emprunte à toute espèce d'êtres ; elle les as- semble et les unit par les rapports les plus ca- pricieux et les moins naturels, et en forme ainsi un tout, dont les diverses parties peuvent bien être reconnues comme appartenant à des objets perçus par l'expérience, mais qui, lui-même, ne correspond à aucun être, à aucune existence possible. La fiction ne se préoccupe point de la nature réelle des choses; aussi, plus les choses seront ce qu'elles doivent être, conformes à leurs lois et à toutes leurs lois, plus elles s'éloi- gneront de la fiction. L'idéal ne se fait pas en dehors et sans souci de la nature; il aspire, au contraire, à être tellement conforme à la na- ture et à la vérité, que plus les choses seront ce qu'elles doivent être, plus elles se rapproche- ront de lui. Assurément l'objet de l'idéal n'existe pas plus que celui de la fiction : le modèle de l'Apollon du Belvédère n'existe pas plus que ce- lui du Sphinx. Mais il y a cette différence, que plus un homme sera homme, plus il se rappro- chera de l'Apollon et différera du Sphinx et du Centaure; plus un homme sera fort, plus il se rapprochera de l'Hercule du palais Farnèsc et s'éloignera de Briarée. Et, de ce qu'un modèle IDÊA — 756 IDEA identiquement semblable ne répond réellement ni à l'idéal ni à la fiction, il ne faut pas en con- clure que celui-ci est, comme celle-là, un pro- duit chimérique et mensonger. Loin de là: par l'idéal, l'intelligence atteint, non-seulement la nature telle qu'elle est, mais telle qu'elle devrait être dans toute sa perfection. Ce qui réfléchit et représente le mieux la vérité, est ce qu'il y a de plus vrai ; l'idéal aspire donc à être ce qu'il y a de plus vrai : car il aspire à représenter la vérité à son plus haut point de développement, et à être un type auquel la nature répondra d'autant plus qu'elle sera plus parfaite. L'idéal est donc la vérité; la fiction est l'erreur et le mensonge. Cette différence entre les produits de l'imagination indique une différence corres- pondante dins l'emploi de l'un ou de l'autre de ces produits. L'imagination s'exerce sur tout; et sur tout aussi se fait sentir l'emploi de la fiction ou de l'idéal. En religion et en morale, la fiction peut bien régner pour un temps; mais on re- connaît bientôt qu'elle n'est que mensonge, et on la rejette à l'instant même. Heureux encore sont les esprits assez justes et assez forts pour ne pas confondre et rejeter avec elle les vérités les plus grandes et les plus saintes; avec Ixion et Tantale la croyance à la justice divine! Cette malheureuse confusion n'arrive que trop souvent : aussi dans une religion la fiction est un germe de mortp l'idéal est seul une condition de vie. Les Furies et les Parques ont passé ; l'idéal de l'homme moral fourni par le christianisme existera toujours, et toujours avec plus de vérité. Chacun sait plus ou moins quelle influence heu- reuse ou malheureuse l'imagination exerce sur la vie et sur le bonheur; mais tout le monde ne distingue peut-être pas à quoi tient le bien ou le mal de cette influence. Quand une étude sévère de la vie et une connaissance exacte des choses nous ont révélé ce qu'est chacun de nous dans la nature et dans la société, quels sont les rapports qui nous unissent à l'une et à l'autre, quels sont les conditions et les éléments de la vie et du bonheur, l'imagination peut combiner ces éléments dans leurs rapports essentiels et nous montrer l'idéal d'une vie heureuse et pos- sible, puisque nous savons à quelles conditions nous pouvons la réaliser. L'imagination inspire alors l'ardeur et l'enthousiasme qui portent aux grandes entreprises et en assurent le succès. Il en est tout autrement quand nous ramassons au hasard ce que l'on pourrait appeler les éléments de la vie et du bonheur, et que nous nous en formons un type fictif, sans tenir compte des rapports réels que ces éléments ont entre eux. Nos rêves désordonnés et romanesques nous montrent un monde chimérique , auquel nous sacrifions des devoirs et des biens très-réels. Alors la vie que nous nous proposons, le bonheur après lequel nous courons est une conception tout aussi impossible à réaliser que la Chimère des temps anciens. Le résultat des efforts que nous y consacrons est toujours le découragement, souvent le désespoir : en tout cas c'est la fiction du bonheur. Il en est de même pour l'art et la poésie, qui ne se soutiennent et ne vivent que par l'idéal. La natu.j peut seule nous véritablement et fournir les éléments du beau. Si duis la poésie une brillante fiction nous in- téresse quelquefois, ce n'est que par 1rs rapports qu'elle présente encore avec la nature, parce qu'elle est une représentation exacte, ique voilée, de la vérité, une allégorie plutôt qu'une il ii m. l'ins la poésie a rail 3c progrès, plus elle a rejeté les fil-lions : avec la fiction la ' ei l'art restent stalionnaires ou périssent : l'idéal seul leur donne la vie et la durée. C'est donc uniquement à la modification et à la combinaison des idées suivant les vrais rap- ports des objets, que doit aspirer l'imagination. C'est le vrai qu'elle doit chercher, lorsque, en religion et en morale, elle nous offre l'idéal du bien et du bonheur pour lequel l'homme est créé , et le tableau des actes par lesquels il peut y atteindre. C'est le vrai qu'elle doit chercher jusque dans les brillantes créations de l'art et de la poésie. J. D.-J. IDÉALISME. On appelle ainsi les doctrines philosophiques qui considèrent l'idée, soit comme principe de la connaissance, soit comme principe de la connaissance et de l'être tout à la fois. L'idéalisme occupe la place la plus large et la plus éminente dans l'histoire de la philosophie et de la raison humaine. On le trouve au berceau de la science, et on le voit reparaître sous des formes diverses avec plus ou moins d'éclat et de profondeur à toutes les époques et chez tous les peuples où l'intelligence s'est élevée jusqu'à la philosophie. C'est aux écoles idéalistes qu'ap- partiennent les plus grands esprits et les plus grandes productions de l'intelligence humaine; ce sont aussi les doctrines idéalistes qui ont exercé l'action la plus puissante et la plus sa- lutaire sur le monde, en l'élevant par les idées au-dessus des formes périssables et fugitives de l'existence, en rappelant, en quelque sorte, l'âme aux sources mêmes de la vie, et en communi- quant à ses facultés, à la pensée, à l'imagination. à la volonté, une énergie nouvelle. Mais c'est en Grèce que l'idéalisme a, pour la première fois, revêtu une forme sévère et scienti- fique. Préparé par les travaux de l'école pytha- goricienne, et surtout par la dialectique des eléates, il donna naissance, entre les mains de Socrate et de Platon, à l'un des systèmes les plus profonds et les plus complets qui aient jamais paru. Depuis cette époque les doctrines idéalistes ont toujours tenu un rang élevé dans l'histoire de la philosophie, et n'ont pas cessé d'exercer, soit pendant le moyen âge, soit depuis la Renaissance, une action bien marquée sur la science et la vie pratique. On peut cependant affirmer que pendant ce temps l'idéalisme est demeuré stalionnaire, et que l'on s'est borné à commenter, à imiter ou reproduire la doctrine de Platon, tantôt en l'affaiblissant et en l'altérant, tantôt en y mêlant des éléments étrangers. Ce n'est que dans ces derniers temps que l'idéalisme est entré en Allemagne dans une direction nou- velle j et s'il n'a pas, comme il le prétend, con- stitue définitivement la science, il a du moins agrandi le champ des recherches philosophiques, il a ouvert à la pensée des vues neuves et fé- condes, et il a embrassé d'un regard plus large et plus profond la science, sa valeur, son action sur le monde, et ses rapports avec la marche générale de l'humanité. Cette rapide esquisse de l'idéalisme montre déjà qu'il est fonde sur un besoin réel, sur une loi naturelle de l'intelligence, et qu'à ce titre, il a sa part de légitime influence dans les progrès de la science et les destinées de la vie humaine. Mais il y a plus : c'est que sans l'idéalisme il n'y a pas de véritable science, et par conséquent. toute doctrine qui lui est opposée aboutit, sous formes et par des voies diverses, à la né- gation de la connaissance. Quelle est en effet la condition essentielle de la science? C'est d'être fondée sur des lois immuables, sur des prin nécessaires et absolus. Que l'on supprime les principes, il ne restera que le phén imene, c'est- a dire un élément contingent, relatif, qui, ne se suffisant pas à lui-même, ne saurait fournir une base ferme et invariable à la connaissance. Or, IDEA 757 — IDEA ou l'on ne reconnaîtra comme vrais et comme réels que les phénomènes et les objets de l'expé- rience, et en ce cas les principes ne seront que des unités abstraites, des formes logiques vides de toute réalité; ou bien l'on cherchera dans ces principes le fondement de l'être et de la connaissance, et en ce cas toute doclrine; si on la considère dans ses résultats les plus élevés, pourra se ramener à l'idéalisme : car, de quelque façon que l'on se représente les principes, qu'on se les représente comme être, ou comme sub- stance, ou comme cause, ou comme bien absolu, ils ne peuvent être pensés ni connus qu'à l'aide d'une idée. Que l'on supprime l'idée, et non- seulement les réalités métaphysiques deviendront inaccessibles à l'intelligence, mais l'expérience elle-même échappera à la détermination exacte de la pensée, et n'offrira que des représentations vagues, indéfinies, sans liaison et sans valeur. Il suit de là que l'idée n'est pas seulement le principe, mais aussi la limite de la connaissance, et que nous connaissons d'autant mieux les choses, ainsi que leurs rapports, que nous en avons une idée claire et adéquate. Supposons que le prin- cipe absolu du monde soit conçu comme cause : en ce cas, ce sera, d'une part, cette idée qui nous en révélera l'existence; et, de l'autre, la plus haute connaissance de ce principe, ce sera dans l'exacte et intime connaissance de cette idée qu'il faudra la chercher. Il est des philosophes qui rejettent la connais- sance par les idées. Suivant eux, admettre les idées, c'est multiplier inutilement les êtres, c'est introduire dans l'intelligence des intermédiaires qui dérobent à la pensée l'objet même qu'elle veut connaître. C'est par une intuition directe, par un acte simple de la pensée, que nous attei- gnons tous les êtres, le contingent comme le nécessaire, le relatif comme l'absolu, le fini comme l'infini. Si l'idée est à la fois la condition et la limite de la connaissance, il faut, pour bien définir la valeur et la portée de l'idéalisme, rechercher ce que c'est que l'idée, quelle est sa nature intime et son essence. L'idée n'est-elle qu'une condition, une forme absolue de la pensée, de telle sorte cependant qu'il y ait une certaine connexion entre la pensée et son objet, et partant, entre l'idée et l'être? ou bien n'est-elle qu'une simple forme logique et subjective, qui ne dépasse point les limites de la pensée, et n'atteint ni l'être ni la réalité des choses? du bien enfin, l'idée 6e confond-elle avec l'être, constitue telle l'essence même des choses? Ce sont là les trois manières dont on peut concevoir l'idée, et qui ont donné naissance aux trois grands systèmes qui épuisent toutes les formes de l'idéalisme : l'idéalisme tempéré de Platon, Yidéalisme subjectif de Kant, et 1H- dcalisme absolu de Hegel. Toutes les autres théo- ries idéalistes, telles que celles de Berkeley et de Malebranche, peuvent aisément se ramener à l'une de celles-là. Si l'on^ adopte la dernière théorie, on rendra toute métaphysique impossible, ou bien, pour échapper à cette conséquence, on ramènera la métaphysique à la logique, on confondra l'être avec la forme de la pensée, l'essence avec l'idée. C'est là ce qui est arrivé dans ces derniers temps; c'est cette transformation qu'a subie l'idée en passant par des degrés intermédiaires, parles théories de Fichte et de Schelling, depuis Kant jusqu'à Hegel. Kant comprit que la connaissance métaphysi- que, c'est-à-dire la connaissance de l'essence et de la raison dernière des choses, n'est possible que par les idées, et que le problème des idées était le problème fondamental de la science. Les philosophes du jcvin" siècle avaient, pour ainsi dire, mutilé ce problème : ils ne l'avaient examiné qu'au point de vue purement psychologique, en le ramenant à la question de l'origine des idées. Aucun d'eux n'avait recherché ce que signifient les idées, quelle est leur valeur ontologique et objective , soit qu'on les considère en elles- mêmes, ou dans leur rapport avec les choses. Or. c'est le point décisif de la question; et la solution psychologique, relative à l'origine de la connaissance, n'en est que le préliminaire. Kant, après avoir établi l'existence de certaines notions, de certaines lois primitives de la pensée, se demanda si à ces notions, à ces lois corres- pondent des objets et des êtres réels. Ses re- cherches sur ce point le conduisirent à ce ré- sultat, que ces notions n'ont qu'un usage logique, qu'elles règlent la pensée, qu'elles lui fournissent le moyen de classer les phénomènes, de les lier entre eux; et de les ramener à une certaine unité, mais qu'en dehors d'elles il n'y a pas de réalité qui leur corresponde. Kant divise, il est vrai, ces notions en deux classes. 11 y en a, suivant lui, qui s'appliquent aux phénomènes, et qu'il appelle catégories; il en est d'autres qui ont un objet transcendant et métaphysique, et pour lesquelles il réserve le nom d'idée; mais, au fond, les catégories comme les idées ne sont que des formes logiques et subjectives, et, à cet égard, il n'y a aucune différence entre elles. Y a-t-il une cause absolue? Y a-l-il entre les phé- nomènes un rapport de cause et d'effet? Quant à la première question, Kant nie l'existence d'une cause absolue, parce que l'idée de cause dépasse les limites de l'expérience, et que, con- sidérée en elle-même, elle ne contient que la possibilité de l'existence. Il n'y a donc d'autre réalité que l'idée. Quant à la seconde, Kant reconnaît que c'est une nécessité pour la pensée de percevoir les phénomènes suivant la loi de causalité; mais il prétend en même temps que l'on ne peut transporter cette loi aux choses. Du reste, en refusant une valeur objective à l'idée de cause absolue, Kant s'interdit la pos- sibilité d'établir l'existence réelle des causes relatives. Car, si dans une série de termes que l'on suppose être liés par un rapport de cause et d'effet, et qui aboutissent à une cause der- nière, on supprime cette cause, on supprimera par cela même tout rapport de causalité entre les termes subordonnés; et, si l'on fait de cette cause une entité logique, il n'y aura non plus qu'un rapport logique entre ces mêmes termes. On peut dire que la philosophie allemande, dans les évolutions successives qu'elle a accom- plies, n'a fait que développer les germes de la doctrine kantienne, et en tirer les conséquences avec plus de rigueur et de hardiesse. D'une part, des lois abstraites et subjectives de l'en- tendement, certaines formes vides de la pensée, et, d'autre part, l'expérience qui fournit à ces lois et à ces formes une matière et une réalité, voilà les éléments avec lesquels Kant construit son système. Or, ce sont ces mêmes éléments différemment combinés^ obtenus à l'aide d'une nouvelle méthode; et élevés, pour ainsi dire, à une plus haute puissance, que l'on retrouve dans le système de Hegel. Chez Kant l'idée n'est qu'une forme subjective de la pensée; chez He- gel, non-seulement elle représente l'objet, mais elle le façonne et le produit. Kant, tout en po- sant pour limite de la connaissance l'idée et le phénomène, n'avait pas nié l'existence de l'être caché sous l'idée : il avait seulement prétendu qu'il échappe à la connaissance. Hegel supprime l'être, et l'identifie avec l'idée. Le principe, l'es- IDEA — 758 — IDEA sence du bien, du beau, de l'être, etc., sont pour lui les idées mêmes à l'aide desquelles on les pense. Enfin, chez Kant, la pensée et son objet, l'idée et le phénomène, le monde de formes logiques, et le monde extérieur et matériel sem- blent comme placés l'un à côté de l'autre sans se toucher, ni avoir une communication réelle entre eux. Il y a, il est vrai, suivant Kant, des lois, des formes que l'entendement impose aux choses; mais les choses sont-elles comme nous les pensons, sont-elles conformes à nos repré- sentations internes? Voilà ce que l'on ne saurait affirmer. Il faudra plutôt dire que comme les objets, pour être connus, doivent passer à tra- vers les formes subjectives de l'entendement, nous ne les connaissons pas tels qu'ils sont, mais tels que nous les pensons et qu'ils nous appa- raissent. Il n'y a, par conséquent, entre l'être de la pensée et l'être de son objet, si l'on peut ainsi parler, aucun rapport réel, mais un rap- port purement subjectif et apparent. Pour Hegel, au contraire, bien qu'il y ait différence et oppo- sition entre l'idée et l'objet, celui-ci est parfai- tement conforme à l'idée, et nous ne pensons pas les apparences, mais la réalité même des choses. Ce résultat avait été préparé par les systèmes de Fichte et de Schelling. De fait, bien qu'elle eût abouti à des conclusions négatives, la philo- sophie de Kant appelait une solution ontolo- gique : car; malgré la part exagérée qu'on y fait à l'expérience, la pensée ne laisse pas d'y conserver une grande prépondérance, et cela par l'importance même qu'on y accorde à l'expé- rience. De fait, si l'objet, dans ses manifestations phénoménales, prend, pour tomber sous l'intui- tion, la forme de la pensée, celle-ci n'est pas un principe vide et passif, mais elle agit sur l'ob- jet, le transforme et se l'approprie. C'est là la conséquence tirée par Fichte. Kant avait reconnu la spontanéité de l'entendement; entre les mains de Fichte cette spontanéité devint une puissance créatrice. Le moi se pose, et, par cet a:te simple et primitif, il produit l'objet en même temps qu'il se le représente. D'après Kant, la diversité de la matière de l'intuition doit être donnée par l'expérience avant que la synthèse de l'enten- dement ait lieu. Pour Fi hte. l'acte de la syn- thèse et la matière de l'intuition se produisent simultanément. Ici, les catégories ne sont plus de simples règles ou formes de l'entendement; celui-ci n'est plus une faculté morte et passive, qui ne produit rien par elle-même, et qui ne lait qu'unir et coordonner la matière qui lui est fournie par l'intuition; mais il crée et pense son objet, il est actif et passif, un et multiple tnut à la fois. Moi je suis moi (A = A, identité absolue), et dans cette position spontanée et pri- mitive du moi, se trouve non-seulement la néces- sité de I i forme et de la connaissance, mais aussi le contenu, l'être du moi. « Le moi est comme il se pose, et se pose comme il est. » Mais, par cela même qu'il se pose, il pose en même temps une limite, la réalité, l'objet ( — A n'est pas = A), car il ne peut pas se poser infiniment. Enfin, il revient sur lui-même en vertu de sa propre activité, et il produit ainsi la réflexion, la con ici< d !( et la pensée, d'où l'autre principe, « le moi se pose comme il se pense, et se pense rumine il se pose. » Quelque remarquable que fût ce système par iriginalité, par L'énergie et la force de tête qu'il suppose chez Bon auteur, par l'en nemenl a ons et la rigueur de la mi thode, il ne pouvait servir que de transition i u i j ie plus large ci plus élevi effet, la pensée y est comme étouffée dans Le moi, et fait d'impuissants efforts pour en sortir. Quel 'est le lien qui unit les différents moi? Comment tirer une loi objective et universelle de leur activité solitaire? La raison et l'universel sont supprimés dans ce système, et il ne reste plus qu'une série de monades isolées, dont cha- cune se construit séparément son monde et sa conscience. C'est là ce qui amena l'idéalisme objectif de Scheiling. Aux deux termes de Fichte, au moi et au non-moi, au sujet et à l'objet, Schelling en ajouta un troisième, l'absolu. La forme de l'absolu, c'est l'identité absolue A = A, qui exprime à la fois l'identité de la pensée et de l'existence. Chez Fichte, cette formule repré- sentait l'état du moi pur, du moi antérieur à sa position absolue; ici elle représente l'état de l'absolu qui demeure identique à lui-même au milieu des deux termes opposés, et qui est Vi- dentité de Videntitè et de la non-identité. La proposition A = A ne veut pas dire que A est sujet ou prédicat, mais seulement que l'identité est l'un et l'autre, ou plutôt qu'elle est entiè- rement indépendante de A comme sujet, et de A comme prédicat. L'absolu sort de son identité en vertu de son activité infinie pour donner un objet à cette activité, ou plutôt pour en rendre possible l'exer- cice. Il se développe sur deux lignes parallèles, qui forment deux mondes en apparence opposés, l'être et le connaître, le réel et l'idéal, et, dans la science, la philosophie de la nature et la phi- losophie de l'esprit. La nature apparaît comme la lutte des contraires, de l'âme et du corps, du mouvement et du repos, de la vie et de la mort (thèse et antithèse) ; mais entre ces deux pôles opposés se trouve un point intermédiaire, un point d'indifférence absolue, où les contraires viennent se neutraliser et se confondre (syn- thèse). C'est ainsi que l'absolu, parcourant dans chacune de ses évolutions ces trois moments, thèse, antithèse et synthèse, sort de lui-même pour revenir toujours sur lui-même, victorieux de toute opposition. 11 construit ainsi sa con- science, et, avec sa conscience, la réalité, en s'élevant de puissance en puissance jusqu'à sa plus haute existence, qui est la connaissance de lui-même, ou la philosophie de l'absolu. Il n'y a pas d'intuition positive extérieure de l'absolu : toute définition n'en donnerait qu'une signifi- cation négative ; et, si on veut le saisir par une notion, on ne peut le faire qu'en l'objectivant ou en le subjectivant. Mais la forme de l'absolu ne peut être que l'unité : il ne peut donc être saisi que par une intuition intellectuelle. Tels sont les traits caractéristiques de la phi- losophie de Schelling. Cette philosophie, tout en essayant de concilier la connaissance et l'être, la spéculation et l'expérience, fait une plus large part à la nature qu'à la pensée. En effet, l'absolu étant comme poussé par son propre mou- vement à s'objectiver, semble plutôt vivre dans la nature qu'en lui-même, être plutôt le résultat le plus élevé que le principe de l'expérience. Cette tendance de la philosophie de Schelling s'est manifestée plus fortement dans son école, dont les travaux ont \ rincipalement porté sur la physique. En outre, ces évolutions successives de l'absolu sont plutôt l'œuvre d'un procédé inique et extérieur, que le développement libre el intérieur de la pensée. Aussi cette phi- losophie, tout eu prétendant pénétrer dans l'es- sence de l'absolu, n'en sait elle que la forme. et, à cet égard, elle diffère peu du formalisme de tant. En disant que l< ie, L'élec- tricité, l'attraction, La répulsion, etc., sont les prédicats de L'absolu, on ne nous fait point con* IDEA 759 IDEA nattn leur nature intime; ce que Ton nous fait connaître, c'est l'expérience, la manifestation de notions, mais non les notions elles-mêmes et la raison de l'expérience. Ainsi l'ensemble de ces évolutions forme un organisme dont on voit bien l'arrangement extérieur, mais dont on ignore la raison et la structure interne. Ensuite, qu'est-ce que l'absolu de Si'helling? Est-il dans le sujet, ou hors du sujet? S'il est hors du sujet, il demeure comme un objet transcendant que nous ne pouvons ni concevoir, ni saisir par une intuition intellectuelle. D'ailleurs l'intuition in- tellectuelle suffit pour donner la connaissance de l'absolu. Elle n'est qu'un état purement sub- jectif et accidentel; elle constitue une expérience relative, et non une vue claire, un résultat né- cessaire et objectif de la raison. Si, au contraire, l'absolu n'est pas séparé du sujet, il faut qu'il soit compris et démontré. Telle est la critique que Hegel dirigea contre la doctrine de Schelling, et qui le conduisit à son système. La forme objective et nécessaire de la science est, suivant Hegel, la démonstration pure, la démonstration qui n'emprunte rien à l'expé- rience , et qui se fonde sur les éléments pri- mitifs et essentiels de la pensée, c'est-à-dire les idées. L'idée est l'essence; pénétrer par la ré- flexion dans l'intimité de l'idée, c'est pénétrer dans l'essence même des choses; et suivre le mouvement et la filiation interne des idées, c'est aussi montrer et, pour ainsi dire, faire toucher au doigt la raison de l'existence et des rapports des choses. C'est là ce qui constitue la vraie méthode démonstrative, qui n'est pas ici un moyen, une forme subjective et extérieure à l'objet de la connaissance, mais qui exprime à la fois la forme de l'être et de la pensée. Ainsi l'idée et la forme essentielle de l'idée, voilà les deux éléments avec lesquels Hegel construit son système. L'idée constitue la matière de la con- naissance, et la forme, la méthode ou l'ordre nécessaire des choses. En partant de ce point de vue, on arrivait naturellement à ces deux con- séquences : 1° que l'absolu, c'est Vidée en soi, ou la notion, comme l'appelle Hegel, et que les choses, être et connaissance, ne sont que des formes diverses, des manières d'être, des mo- ments de l'idée; 2° que la vraie méthode est la dialectique. De fait, la science doit expliquer l'unité et la différence, les rapports des choses et leur opposition. La seule méthode vraiment scientifique est donc celle qui montre comment s'opère ce passage de l'unité à la différence, de l'identité à la contradiction, en parcourant suc- cessivement, et comme poussée par un mouve- ment interne et nécessaire, tous les degrés de l'être et de la connaissance. C'est là la dialec- tique. Mais ce n'est pas une dialectique pure- ment négative ; c'est une dialectique à la fois négative et affirmative qui sépare et unit, qui pose les contradictions et les concilie, et qui s'élève ainsi par degrés à une affirmation der- nière et absolue, qui enveloppe et légitime tou- tes les autres. Dans la sphère des idées pures, la première contradiction est celle de Y être et du non-être. Hegel part de la notion pure de l'être, et s'at- tache à démontrer : 1° que l'être appelle néces- sairement le néant, que ces deux notions sont inséparables, et que la pensée ne pense l'une qu'envoyant apparaître simultanément l'autre; 2° que du rapprochement et, pour ainsi dire, du choc de ces deux idées en jaillit une troisième, le devenir. L'idée engendre et traverse, toujours suivant la même loi et le même rhythme. se posant, s'opposant et se conciliant, d'abord la logique, puis la nature et enfin l'esprit, où s'o- père la conciliation de l'idée logique et de la nature. Ainsi l'idée logique, la nature et l'esprit, voilà la triade de la doctrine hégélienne. Au-dessus de ces trois termes s'élève vidée en soi, dont ils n'expriment que les manifestations, les formes diverses, et qui les enveloppe dans son unité. L'idée se pose d'abord comme idée abstraite et logique, puis elle se sépare, en quelque sorte, d'elle-même pour se donner un objet dans la nature; enfin elle entre, dans l'esprit, en possession de son existence absolue. L'esprit pense à la fois l'idée et la nature ; sa vie c'est le devenir, et le devenir dans l'activité infinie de la pensée. L'esprit va d'un contraire à l'autre, et par là il fait pénétrer l'idée dans la nature, moule, en quelque sorte, la nature à la façon de l'idée, et les concilie toutes deux dans ce mou- vement incessant et éternel de fusion et dans l'unité de sa pensée. C'est ainsi que l'idée, qui était tombée dans la nature, se réhabilite et .se rétablit dans son état primitif de pure idée. Mais l'idée telle qu'elle se manifeste dans le règne de l'esprit n'est plus l'idée logique, l'idée à l'état de simple virtualité; c'est l'idée réalisée qui, après avoir pénétré dans la nature, et l'avoir, pour ainsi dire, formée à son image, se con- temple dans ses œuvres et se reconnaît comme force infinie, comme cause absolue de l'être et de la vérité. Telle est l'évolution qu'a accomplie l'idéalisme depuis Kant jusqu'à Hegel. Pour le premier, l'idée n'est qu'une entité logique, une simple possibilité; pour le second, elle est la plus haute réalité : et_ l'être et la connaissance, la nature et la pensée, tout s'explique par elle, tout a en elle sa raison et son fondement. Nous sommes loin de contester à ces doctrines le mérite de l'originalité et de la profondeur ; mais nous croyons qu'en ce qui concerne la va- leur et la nature des idées, elles ne sauraient être admises. La doctrine de Kant se réduit à ceci. Il y a dans l'esprit des lois et des formes invariables qui sont la condition nécessaire de toute pensée. De ces formes les unes s'appliquent au monde phénoménal et sensible : ce sont les catégories; les autres ont un objet transcendant et purement intelligible : ce sont les idées. Pour les premières, nous ne pouvons affirmer si en dehors de nous et dans leur existence propre les choses sont telles que nous les pensons; tout ce que nous pouvons dire, c'est que nous perce- vons des phénomènes se succédant dans un cer- tain ordre, se manifestant d'après certaines lois. Pour les secondes, comme elles dépassent les limites de l'expérience, elles ne sont que des formes logiques qui règlent l'intelligence, ou elles n'expriment tout au plus que des possibi- lités. ^ Mais d'abord cette division des lois de la pen- sée en idées et en catégories nous paraît tout à fait arbitraire. Toute loi, toute notion primitive de l'intelligence est une idée, bien que ces no- tions s'appliquent à des objets différents. Autre- ment, il faudrait dire que le bien, le beau, l'in- fini, etc., ne sont pas des idées au même titre, parce qu'elles n'expriment pas le même objet. Ainsi, de ce que les notions que Kant désigne sous le titre de catégories s'appliquent au monde phénoménal, il ne suit pas qu'elles soient autre chose que des idées. On nous dira que ce qui distingue ces notions, c'est qu'elles trouvent leur justification dans l'expérience, tandis qu'il n'y a rien dans l'expé- rience qui ressemble aux idées. M tis toute notion primitive de la pensée est IDEA — 760 — IDE.V nécessaire et absolue, et à cet égard il n'y a pas d'équation possible entre le phénomène et la loi, et, par conséquent, celle-ci n'est jamais justifiée par le phénomène. Que si l'on dit qu'au moins ici la loi trouve en dehors d'elle quelque chose qui lui ressemble, bien qu'imparfaitement, tandis que pour l'idée de l'être parfait, par exemple, il n'y a rien qui lui corresponde, nous répondrons qu'il y a, à cet égard, une parité complète entre la loi et l'idée : car le phénomène se comporte vis-à-vis de la loi de causalité, comme le monde vis-à-vis de l'idée de cause absolue, comme le fini vis-à-vis de l'idée d'infini ; et l'on peut dire que, de même que le phénomène n'exprime que d'une manière imparfaite la loi, ainsi le monde u'est qu'une image imparfaite de l'idée de cause absolue. Il suit de là : 1° ce que nous voulions établir, à savoir, que toute notion ou loi primi- tive de la pensée est une idée ; 2° que, puisque nous pensons toutes choses à l'aide des idées, il faut admettre, ou que ies idées portent avec elles leur justification et leur certitude, et qu'elles représentent une réalité, qu'elles s'appliquent d'ailleurs aux objets de l'expérience, ou aux objets métaphysiques; ou bien, si on leur refuse toute valeur objective, on niera du même coup U possibilité de toute connaissance, de la con- naissance phénoménale comme de la connais- s ince métaphysique. En effet, toute affirmation relative repose sur une affirmation absolue, la- quelle ne peut être obtenue qu'à l'aide d'une idée. Il n'y aura pas, par exemple, de science du bien, du beau relatif, si les idées du beau et du lien absolus n'expriment pas des existences réelles. Ce qui fait, suivant nous, que Kant s'est trompé sur la nature des idées, c'est qu'il les a séparées par les procédés d'abstraction et d'analyse de l'être et du sujet qui les pense, et qu'il a ensuite examiné ce qu'elles contiennent. 11 est évident que dans cet état d'isolement elles n'apparais- sent que comme des formes logiques et de sim- ples possibilités : car l'idée n'est pas l'être, et, par conséquent, séparée de l'être elle n'est qu'une abstraction. Mais, pour pénétrer dans la nature intime de l'idée, il faut se la représenter dans son état concret et dans sa connexité avec l'être : car d'abord il faut que quelque chose soit, ne fut-ce que celui qui pense l'idée : en d'autres mots, il faut qu'il y ait de l'être. Voilà donc qu'à l'idée de l'être correspond une réalité. Prenons encore l'idée de cause absolue. Kant commence par isoler cette idée de l'être, et comme dans cet état elle n'est qu'une possi- bilité, il en conclut que la cause absolue n'est pas. Mais, si quelque chose qui n'était pas est ac- tuellement, il faut qu'elle ait une cause, à moins qu'on ne dise qu'elle vient du néant, que d'ail- leurs cette cause soit dans le monde ou séparée du monde, ce qu'il ne s'agit pas de déterminer ici. Ainsi, si quelque chose existe, la cause abso- lue existe, et la réalité des choses finies ne peut s'expliquer que par la réalité d'une cause in- finie. Au surplus, la doctrine de Kant a contre elle le bon sens aussi bien que la raison. Comment peut-on supposer, en effet, que l'intelligence soit dans une perpétuelle illusion? que ces idées qui exercent une action réelle et profonde sur la vie humaine, qui éclairent la pensée, gouver- nent la volonté, qui agitent et transforment le monde ne soient, pour ainsi dire, que des simu- lacres \idcs de réalité, et derrière lesquels il n'y aurait que le néant? 'l'uni a une lin, tout a une raison dans le monde, et l'on ne voi quelle serait la fin de ics idi es si elles ne nous mettaient en communication avec des êtres. Kant leur assigne une fin logique et subjective. Elles ont, suivant lui, pour objet de classer les phénomènes dans la pensée, de mettre l'unité et l'harmonie dans la connaissance, sans que l'on en puisse conclure la réalité objective de l'unité et de l'harmonie de la nature. Mais l'intelligence humaine n'est pas une existence isolée dans le monde; elle fait partie de l'ensemble des choses, et elle est, par conséquent, en connexion intime avec elles. D'où il suit que ses lois sont en har- monie avec les choses, et que celles-ci sont terlcs que nous les pensons. Mais si les idées représentent des réalités, sont-elles la réalité même, comme le prétend Hegel, constituent-elles l'être, l'essence des choses? Nous ne le croyons pas. En effet, si l'idée est l'être, il faut qu'elle explique l'être et la pensée de l'être, et cela pour la matière comme pour l'esprit. Mais d'abord, si la matière est une idée, l'unité de substance est inévitable, et la matière et l'esprit ne seront que deux manières d'être, deux attributs de l'idée absolue. S'il en est ainsi, la matière sera composée d'éléments intelligibles, ce sera une idée ou un composé d'idées; mais, en ce cas, il sera difficile d'ex- pliquer ses propriétés essentielles, l'impénétra- bilité, la résistance et le mouvement : car il faudrait en chercher la raison dans les idées mêmes d'impénétrabilité et de mouvement. On nous dira que toutes les essences sont sim- ples et purement intelligibles, l'essence de la matière aussi bien que l'essence de l'esprit. Nous en convenons ; mais il s'agit précisément de savoir si cette essence est l'idée ; si l'idée même du mouvement, par exemple, est l'être, la force, la cause qui produit le mouvement. Voilà ce qui nous paraît impossible. En effet, il y a d'un côté l'idée, et de l'autre le phénomène, qui a son être et son principe dans l'idée ; et d'une manière générale, il y a l'idée, et puis la manifestation de l'idée ou la nature. On deman- dera d'abord si l'idée possède la plénitude de l'être à l'état de pure idée, ou d'idée logique. Si elle la possède, elle se suffit à elle-même, et l'on ne conçoit pas pourquoi elle sort de son existence absolue, et se manifeste dans la vie phénoménale. Mais elle ne la possède pas, sui- vant Hegel, et voilà pourquoi de son existence logique elle passe dans la nature. En posant la nature, l'idée se limite, se nie elle-même, et par là elle se donne un objet déterminé, et elle s'éveille à l'activité de la vie, si l'on peut ainsi parler. Ni la logique ni la nature ne constituent l'état définitif de l'idée : car elle s'ignore dans la vie logique, et elle ne se connaît que comme idée finie et limitée dans la nature. Ce ne sont là, par conséquent, que deux degrés, deux for- mes inférieures de l'existence, que l'idée fran- chit pour entrer en possession de son existence absolue. C'est l'esprit qui achève la conscien e de l'idée, et s'élève par des évolutions successi- ves, par l'ait, par la religion, l'état, jusqu'à sa plus haute manifestation, qui est la connaissance et la vie philosophique. Telle est, en substance, l'opinion de Hegel. D'abord, en admettant que l'idée engendre la nature, il reste à savoir si elle peut engendrer l'esprit. En effetj ou l'esprit qui pense l'idée est elle-même une idée, ou une forme de l'idée, ou bien c'est un principe, une essence autre que l'idée. Dans ce dernier i as, l'idée n'est pas l'ab- solu, et il y a un principe supérieur qu'elle ne peut expliquer, liais l'esprit, c'est toujours l'idée pour Hegel, c'est l'idée qui, après s'être opposée à elle-même dans la nature, rentre dans son ne unité. S'il en est ainsi, l'esprit ne saurait IDÉA — 761 — IDÉA accomplir la fonction que lui assigne Hegel. En effet la pensée et la conscience; qu'il s'agisse de la conscience absolue ou de la conscience rela- tive supposent un acte individuel qui, pour ainsi dire, se rende présent et s'approprie son objet : cet acte ne peut s'accomplir qu'à la con- dition de l'unité et de l'individualité du sujet. C'est là ce que l'idée ne saurait expliquer, car l'idée est une existence générale. Hegel prétend expliquer l'existence individuelle par une déduc- tion logique. Mais, en supposant que le général contienne logiquement le particulier, l'existence réelle et actuelle de l'individu n'est pas expli- quée : car la déduction logique ne peut donner que l'idée de l'individu, et non pas les individus eux-mêmes. C'est là aussi ce qui arrive dans l'ensemble du système : car c'est par le même procédé que Hegel passe de l'idée logique à la nature, et de la nature à l'esprit. Lors même qu'on admettrait ce passage, ce que l'on pourrait faire sortir de l'idée logique ce serait une nature idéale, une organisation idéale, une matière en soi, et non pas telle matière, tel être organisé. Il en est de même pour l'esprit. Ce que peut produire l'idée, c'est un esprit abstrait, un esprit idéal, et, comme l'appelle Hegel, l'esprit du monde. Et ici l'on peut voir le vice fondamental de ce système. Parti d'une abstraction, il aboutit éga- lement à une abstraction ; parti d'une forme logique, de l'idée pure détachée de l'être, il aboutit à un sujet logique, à une existence indé- terminée, l'esprit du monde. D'ailleurs l'absolu de Hegel n'est pas, mais devient; ce n'est pas un être parfait, mais une virtualité qui se fait et se développe, et entre successivement en possession de l'être et de la vérité : et c'est là une nécessité qui tient aux données fondamentales de son système. En effet, après avoir, pour ainsi dire, fait déchoir l'idée dans la nature, il fallait la réhabiliter en annu- lant l'opposition, et pour cela il fallait trouver un terme qui participât des deux contraires, et qui pût les envelopper dans une unité supé- rieure. Or. de même que dans la sphère de la logique, c est le devenir qui opère la concilia- tion de Vêtre et du néant, ainsi, dans l'ensemble du système, c'est l'esprit qui fait l'unité de l'idée logique et de la nature. La vie de l'esprit, c'est le devenir de la pensée, c'est la pensée réfléchie, qui passe de l'idée à la nature et qui, par là, opère leur fusion et leur unité. C'est ce travail, cette action incessante de l'esprit qui fait le mouvement et la vie éternelle du monde. Rien n'est, par conséquent, ni l'absolu ni le relatif, ni l'idée ni le phénomène; mais tout se fait, tout devient, tout passe d'un état de simple possibilité à l'acte. On dira que tout ne devient pas, que l'idée est immuable et éternelle. Mais, si l'être de l'idée ne devient pas, il faut au moins ad- mettre que sa connaissance devient, puisqu'elle s'ignore au début, à l'état d'idée logique, et qu'elle ne se connaît que par le devenir de l'es- prit. Telles sont les graves objections que soulève l'idéalisme hégélien, indépendamment des diffi- cultés qu'il rencontre, lorsqu'on se place au point de vue de la conscience et de la vie morale. Sans doute Hegel a porté un regard profond sur la science et ses conditions : il a compris que, si la connaissance absolue est possible, c'est dans les idées qu'il faut la chercher, et que, en ce cas, la vraie méthode est la démonstration par les idées; il a embrassé, d'une vue large et ferme, l'ensemble des connaissances humaines, il a jeté de vives clartés sur quelques-unes de ses parties ; et nous croyons que sa doctrine, par sa valeur propre et par la forte et nouvelle impulsion qu'elle a donnée à la philosophie, marquera parmi les plus grands monuments de l'esprit humain. Mais nous croyons aussi que Hegel a exagéré la valeur de l'idée en la confondant avec l'être et l'absolu, et en considérant la démonstration comme l'instrument unique de la science. Il est bien vrai que la forme parfaite de la. connais- sance est celle qui représente la marche et le développement même de l'être, et qui va du gé- néral au particulier, des causes aux effets, de l'infini au fini. Mais la méthode démonstrative, telle que l'entend Hegel, et qui consiste à mon- trer la raison intime du rapport de ces deux termes, et comment l'un d'eux passe et, pour ainsi dire, se continue dans l'autre, excède la puissance de l'esprit humain; et la raison en est que le fonds même de l'être, l'essence absolue des choses nous échappe. Et en effet, si nous saisissions l'essence absolue de l'infini et du fini, de quelque point de vue qu'on l'envisage, soit comme cause et effet, ou comme substance et phénomène, nous comprendrions comment l'in- fini engendre le fini, ou comment il exerce son action sur le monde, et, en général, comment les substances communiquent entre elles. Ainsi donc nous n'admettons pas la théorie de Kant qui fait des idées des formes subjectives et sans aucun rapport avec l'être, ni la théorie hégélienne qui les identifie avec l'être; mais nous croyons que les idées sont des formes ab- solues de la pensée qui, tout en se distinguant de l'être, ont une connexion intime et nécessaire avec lui. C'est dans cette limite que l'on peut dire que l'ordre et le développement des idées reproduisent l'ordre et le développement des choses. C'est là la doctrine de Platon, doctrine qui s'est perpétuée en passant par des formes diverses dans les systèmes de Descartes, de Leibniz et de Malebranche. En effet, l'idée n'est, pour Platon, ni l'être ni une simple pensée, mais une forme de l'être et de la pensée tout à la fois, de telle sorte que l'être et la pensée coïn- cident, et, pour ainsi dire, se touchent dans l'idée, et l'être ne devient intelligible et la pensée ne pense l'être que par elle. Platon ap- pelle souvent , il est vrai , l'être et l'essence idée; mais il conçoit au-dessus de l'idée un principe supérieur qui l'engendre, qui en est comme la substance, et dont l'idée n'est qu'une détermination et un attribut. Ce principe, il l'appelle le bien ; et tantôt il s'efforce de le dé- crire et de le rendre sensible par une image, en le comparant au soleil qui est la cause de l'être et de la vision dans la nature; tantôt il désespère de le saisir dans sa parfaite unité, ou, après l'avoir saisi, de pouvoir le communiquer aux autres. Voici, du reste, la doctrine qui nous paraît le mieux concilier, sur ce point, les besoins de la raison et de la vie morale. Il y a l'être absolu, et puis la pensée de l'être absolu : l'être absolu est déterminé ainsi que sa pensée, car l'indétermination est un manque, un défaut, et elle est contradictoire à l'absolu. Ce qui détermine la pensée absolue, c'est une forme immuable et éternelle, l'idée, laquelle doit nécessairement correspondre à son être même : car l'être est d'abord, et puis il se penst tel qu'il est, la pensée sans l'être manquant de raison comme d'objet. Ainsi il y a l'être absolu et ses manières d'être, attributs ou détermina- tions, et les idées à l'aide desquelles il pense, soit son être, soit ses déterminations; il y a le bien, le vrai, l'unité, l'âme et toutes les essences, ainsi que les idées qui leur correspondent, et tout cela trouve sa raison, et comme sa substance IDEA — 762 — IDEE dans l'êtra absolu, de même que les facultés et leur activité ont leur racine dans la substance de l'àme. Il suit de là que l'absolu n'est pas une idée. En effet, il faut à l'idée, ainsi que nous l'avons fait remarquer, un sujet qui la pense et qui, pour ainsi dire, lui donne la conscience d'elle- même. Détachée du sujet, l'idée n'est qu'une possibilité, une abstraction vide et sans réalité. C'est le sujet qui communique l'être à l'idée, et qui, par sa pensée et par son activité, la fait passer de la possibilité à l'acte. Or. à l'existence absolue des idées il faut un sujet également absolu. L'intelligence humaine ne saisit qu'im- parfaitement les idées; elle ne les connaît que successivement, elle les ignore ou les oublie, et elle ne saurait en embrasser d'une seule vue l'ensemble et les rapports. Il y a donc une in- telligence qui pense les idées d'une manière parfaite et absolue : autrement d'où viendraient- elles lorsqu'elles font leur apparition dans l'in- telligence humaine? On dira qu'elles s'y trouvent à l'état d'enveloppement, bien qu'elles ne soient pas présentes à la pensée. Mais tout en accordant cette préexistence virtuelle des idées, il faudra toujours admettre qu'il y a une intelligence qui les connaît et les pense actuellement, ou qui lésa pensées antérieurement à l'intelligence humaine : car, soit qu'on les considère comme des formes de la connaissance, ou comme des principes de l'être, si elles n'ont pas une existence absolue antérieure à l'acte de la pensée, il faudra faire venir la connaissance d'un principe qui s'ignore, ou l'être d'une pure possibilité. Il suit de là que l'absolu n'est pas dans le monde, et que tout en agissant sur le monde, il vit d'une vie propre, libre et individuelle. Ainsi il y a l'être absolu et les idées à l'aide desquelles il se pense lui-même, ou les choses dont il est la cause. L'être absolu ou l'essence des choses se confondent en ce sens que l'essence des choses finies a sa raison dernière dans l'être absolu. Pour connaître l'essence même des choses, il faudrait donc pénétrer dans les profondeurs de la nature divine, dans l'essence même de Dieu. Or, c'est là ce qui n'est pas donné à l'in- telligence humaine, du moins dans les conditions actuelles de son existence. Chercher d'un autre côté à atteindre à l'absolu par un autre moyen que par les idées, ce serait ouvrir la voie aux égarements du mysticisme et de l'extase, ou livrer la science aux intuitions obscures, va- riables et accidentelles du sentiment. Sans doute le sentiment a sa part dans l'acquisition de la connaissance ; il la précède, il la prépare , il sollicite ot soutient l'action de la pensée et de la réflexion. Mais il faut une règle et un contrôle au sentiment, et cette règle et ce contrôle, c'est précisément l'idée, c'est-à-dire la raison. Sont-ils conformes à l'idée, les sentiments sont vrais; sont-ih en désaccord avec elle, ils ne constituent, en ce cas, qu'un état anormal et accidentel. S'il en est ainsi, et si l'idée est la forme in- telligible de l'être, il suit qu'en pensant l'idée, on s élève jusqu'à l'être même et que, par con- séquent, l'idée ou la raison est la limite où viennent se rencontrer l'être et la pensée, et le moyen terme où s'opère le contact et comme la fusion de l'absolu et du relatif, de l'infini et du fini. Dieu se manifeste au monde par les idées, et c'est par les idées que le monde s'élève jusqu'à lui. Sans doute la nature est aussi une manifesta- tion de Dieu ; mais la nature visible et extérieure, la nature considérée en elle-même et séparée de \ idée trouble de la pensée, l'arrête dans la sphère «le la contingence et du phénomène, et nous voile Dieu, plutôt qu'elle ne nous le révèle. Pour re- trouver Dieu dans la nature il faut pénétrer jusqu'au fond même de son être, remonter à ses causes et à ses lois, c'est-à-dire sortir de la nature elle-même et s'élever jusqu'à l'idée. La vie de la nature ne constitue qu'un état transi- toire pour l'intelligence ; c'est un milieu où elle doit s'exercer et se fortifier, mais qu'elle doit franchir, et dont elle doit briser l'enveloppe pour atteindre à l'absolu et à l'éternel. D'ailleurs, la nature, de quelque manière qu'on l'envisage, n'est qu'une manifestation imparfaite de Dieu. A travers l'uniformité de la vie de la nature et de l'immobilité de ses lois, nous entrevoyons dif- ficilement l'action de Dieu sur le monde. C'est dans la vie morale, dans la vie de l'esprit que cette action devient claire et manifeste. C'est le propre de l'esprit de se concentrer en lui-même, de s'isoler de la nature et de vivre dans la ré- gion des idées. L'esprit pense le bien, le beau, le vrai, l'unité en soi, et toutes les idées, et par là il entretient une communication intime et continue avec Dieu; et l'on peut dire, à cet égard, que les œuvres et les progrès de l'esprit ne sont que des manifestations de Dieu dans le monde. De là l'importance et la dignité de la science. La science à tous ses degrés aspire à l'idéal. Le mathématicien applique et réalise l'idée de nombre et d'unité; le physicien lui-même, en recherchant les lois de la nature, n'aspire qu'à saisir ce qu'il y a en elle d'immuable et d'absolu, c'est-à-dire l'idée. Mais c'est la philosophie qui est la science de l'idéal par excellence. L'idéal des mathématiques et de la physique est un idéal imparfait et limité; et puis, tout en se servant des idées, elles en ignorent la valeur, l'origine et les rapports. Qu'est-ce que l'unité? d'où vient-elle? quels sont ses rapports avec les idées du bien, du beau, etc. ? Voilà ce qu'elles ne sauraient aire. L'art aspire, comme la philosophie, à dégager l'idéal dans la nature ou dans l'esprit; son objet est aussi général, du moins en ce sens que l'on ne peut exactement définir ses limites. Mais la condition et la fin suprême de Part, c'est la beauté et la tradition de la beauté par la forme. C'est là ce qui fait à la fois sa puissance et son imperfection. L'artiste, en revêtant d'une belle forme l'idée, charme l'intelligence et l'invite à la réflexion, et par là il la détache de la vie de la nature et la prépare à la vie de l'esprit. Les vives jouissances qui sont attachées à la contem- plation d'une œuvre d'art n'ont d'autre source ni d'autre but. C'est l'idée qui émeut et touche l'esprit ; c'est aussi l'idée que l'esprit pressent et cherche à travers le signe et l'enveloppe sensibles. Mais l'art, par cela même qu'il est soumis à la nécessité de la forme, n'est pas l'expression claire et adéquate du vrai. Ce qu'il y a d'éternel et d'invariable dans la nature et dans l'esprit se voile ou disparaît sous les fictions de l'art, et l'enveloppe dont il l'entoure. D'ailleurs l'inspira- tion et l'enthousiasme troublent chez l'artiste l'harmonie des facultés, et l'exercice calme et réfléchi de la raison. Enfin l'art ne saurait réaliser l'idée de la science et de son unité, fondée sur une vue simple et nette des principes et l'en- chaînement sévère des connaissances. C'est à la philosophie de poursuivre cet idéal; et dût-elle no jamais le réaliser, toujours est-il qu'elle sa- tisfit par là à un des besoins les plus élevés et les plus profonds de l'intelligence humaine. Con- sultez !•]. Vacherot, la Métaphysique et la science, 2° édit., Paris, 1803, 3 vol. in-12. Voy. Platon, MaI.KHKANCHE, BEHKELEY, K.\NT. FlCIITE, SCIIEL- i.im;, Hegel. a. y. IDÉE (du grec eïôoç, image). La philosophie IDEE — 763 IDEE n'entreprend jamais une tâche plus ingrate que loisqu'elle cherche à définir les faits élémen- taires de l'esprit humain. Un fait élémentaire ne saurait être analysé; car ce n'est qu'à cette con- dition "qu'il est élémentaire. Il n'est donc pas susceptible d'être défini : car une définition est une espèce d'analyse qui décompose la pensée, afin de la faire mieux comprendre. L'idée est un acte simple; c'est même le plus simple de tous les actes de l'intelligence. Es- sayerons-nous de donner une définition régulière de l'idée? Non, puisque sa nature s'y oppose; nous nous bornerons à constater son existence en tant que fait psychologique. Que chacun rentre au dedans de soi-même; qu'il détourne la vue de ses penchants, de ses plaisirs, de ses peines; qu'il oublie, avec ses sentiments, les déterminations de sa volonté : quand, par la puissance de l'abstraction, il aura écarté ces deux natures de faits, il se trouvera en présence d'une classe nouvelle de phénomènes qui se distinguent des premiers, comme le blanc se distingue du rouge, comme un son grave se distingue d'un son aigu. Ces phénomènes sont, pour ainsi parler, l'image des choses tracée au fond de notre âme par les choses elles-mêmes : ils les réfléchissent; ils les représentent; ils nous mettent en communication avec la réalité qui s'offre à nos regards. Les philosophes et le vul- gaire les appellent idées. L'idée est donc ce fait de l'intelligence par lequel les choses se rendent présentes à notre esprit. Quelle est l'origine de uos idées? Quels prin- cipes ont concouru à les former ? Cette question, si humble en apparence, touche aux points les plus élevés de la métaphysique et de la morale. Aussi a-t-elle attiré l'attention de tous les philosophes, et les solutions qu'ils en ont données caractérisent leurs systèmes. Avant de la traiter, signalons un vice de mé- thode où la plupart des écoles sont tombées. La voie la plus régulière pour s'élever à la connaissance des causes est la connaissance des effets. Non-seulement celle-ci présente moins d'obscurité, mais elle prépare l'autre, elle l'éclairé, elle l'assure. Il semblerait donc que l'étude de nos idées, considérées dans leur état actuel, aurait dû précéder constamment la recherche de leur origine. Mais l'imagination et la curiosité ne s'accommodent pas des sages lenteurs que la raison conseille. C'est un point historique in- contestable, que le plus grand nombre des phi- losophes ne se sont point attachés à analyser les caractères de la connaissance humaine avant d'aborder le problème obscur de sa formation. Ce problème est le premier qu'ils aient traité, et peut-être le seul qu'ils aient aperçu. Qu'est- il résulté de là? C'est que toutes les solutions qu'ils ont essayées sont partielles, insuffisantes ou hypothétiques. Voulons-nous éviter cet écueil, nous devons procéder selon les règles de la méthode, aller du connu à l'inconnu, de l'actuel au primitif, com- mencer, en un mot. par décrire et classer nos idées, et partir de là pour rechercher comment nous les avons acquises. Les idées présentent des aspects différents, selon la minière dont on les envisage. Envisagées au point de vue de leurs objets, elles varient à l'infini, comme les choses qu'elles expriment. Entreprendre de les classer de ce point de vue consisterait à parcourir les grandes divisions que la main du Créateur a établies en- tre les êtres : travail immense, qui est moins du ressort de ia psychologie que de la haute méta- physique, et que nous n'avons ni la volonté ni le devoir d'entreprendre ici. Envisagées sous le point de vue de leurs qua- lités ou de la forme, les idées sont vraies ou fausses, claires ou obscures, distinctes ou con- fuses, simples ou composées, abstraites ou con- crètes, individuelles ou collectives, particulières ou générales. Ces variétés de la connaissance humaine ont pu fournir à d'habiles écrivains l'occasion de recherches ingénieuses et vraies; mais leur importance est évidemment très-se- condaire, et elles ne présentent aucune base so- lide pour la classification des produits de l'intel- ligence. La seule division de nos idées qui n'ait rien d'arbitraire, qui soit à la fois complète et pré- cise, est celle qui se tire de leurs caractères de contingence et de nécessité. Un objet matériel, un livre est devant moi. Le toucher me fait connaître son poids et ses di- mensions; la vue me révèle sa couleur et les lettres dont ses pages sont couvertes; je ne doute pas qu'il n'existe; mais, en même temps, je conçois qu'il pourrait ne pas exister ou être tout autre. Il a commencé le jour où la main d'un ouvrier a réuni ses feuilles éparses ; cent fois depuis, il a pu être déchiré ou brûlé : s'il l'était, ma raison ne s'étonnerait pas. L'idée de ce livre a donc pour objet une chose qui peut ne pas être, une chose qui est contingente; elle est une idée contingente. Mais, tandis que je vois ce livre et que je le touche, je conçois qu'il est situé dans l'espace, et qu'un certain laps de temps s'est écoulé de- puis que l'auteur l'a compose. Or, en est-il du temps et de l'espace comme il en est de ce li- vre? Puis-je admettre qu'il n'existe pas? Que chacun s'interroge, et il verra clairement que non. Ce livre anéanti, le lieu où il était subsiste, la durée qui le renfermait poursuit son cours. Que dis-je? c'est en vain que, par la pensée, nous anéantirions tous les livres, tous les corps, tous les événements; le vide qui suivrait cette ruine immense ne serait point pour la raison ia destruction de l'espace et du temps. En un mot, les idées de temps et d'espace ont pour objet une chose qui ne peut pas ne pas être, une chose qui est nécessaire : ce sont des idées nécessaires. L'existence des notions nécessaires au sein de l'entendement humain n'est donc pas moins cer- taine que celle des notions contingentes. Deux caractères secondaires de nos connais- sances, la particularité et l'universalité, décou- lent de leur contingence et de leur nécessité. Tout objet contingent est fini. Son existence, qui a eu un commencement, est de toutes parts circonscrite par d'autres objets auxquels il sert lui-même de limites. Or, l'idée qui le repré- sente participe à ses bornes. Elle n'est pas vraie en tous temps, en tous lieux, pour tous les es- prits. Elle est déterminée, individuelle, particu- lière, expressions synonymes. Mais ce qui ne peut ne pas être, ce qui est né cessaire, est partout et toujours; autrement il ne serait pas nécessaire. La causalité est une conception nécessaire ; aussi l'étendons-nous à tous les phénomènes, affirmant sans la plus lé- gère hésitation que, quels qu'ils soient, ils ont tous une cause. La justice est une conception nécessaire; aussi est-elle obligatoire pour tous les hommes, qui sont tous également tenus de pratiquer le bien, malgré les différences qu'éta- blissent entre eux l'âge, le tempérament, la po- sition sociale. Une idée contingente et particulière s'appelle une idée relative. Une idée nécessaire et uni- verselle s'appelle une idée absolue. Au milieu de la variété infinie des conceptions de l'intelli- gence, il n'en existe pas, il n'en peut pas exister IDÉE — 764 — IDEE une seule qui ne soit absolue ou relative. Cette division, fondée sur la nature même des choses, présente donc tous les caractères d'une classifi- cation légitime. Elle nous servira de point de départ dans la recherche des sources de la con- naissance où nous allons entrer. Parlons d'abord de l'origine des idées rela- tives. Parmi les idées relatives, les unes ont pour objet la matière, les autres, l'âme. Les idées qui ont pour objet la matière déri- vent d'une source très-familière à tous les hommes, la sensation. Que faut-il pour que nous ayons l'idée d'un corps? Que ce corps ait modi- fié notre sensibilité par l'intermédiaire des or- ganes. Avant que l'impulsion ait eu lieu, nous ne pouvons pas connaître; mais dès que l'âme a été affectée, l'objet est perçu immédiatement. Sa forme, son poids, sa température, le degré de cohésion de ses parties, sa position, sa dis- tance nous sont révélées par le toucher, ses au- tres qualités par la vue, l'ouïe, le goût, l'odorat. Comme nos sens ne s'exercent pas isolément, mais agissent tous à la fois, la mémoire, aidée de l'induction, établit une liaison, et par là un échange entre nos perceptions. La grandeur et la couleur nous font connaître la distance ou la dureté, qui ne sont pas l'objet propre de la vue. Chaque propriété des corps que nous voyons de- vient un signe qui, fidèlement interprété, nous découvre celles que nous ne voyons pas. Ainsi s'acquiert sans effort la connaissance de la na- ture sensible que le génie de l'homme cherche dans la suite à étendre par l'action combinée de la méditation et du calcul. La connaissance de l'âme a une origine non moins évidente. Tous les faits de la vie inté- rieure, comme le plaisir, la pensée, la délibé- ration, la volonté, sont accompagnés d'un senti- ment indéfinissable, tantôt vif, tantôt obscur, qui nous en donne la notion infaillible. Ce sen- timent, qui est la conscience, ne s'arrête pas aux opérations et aux états de l'âme ; il atteint directement l'âme elle-même. Tout ce que nous savons de nous-mêmes, c'est la conscience qui nous l'a appris. Elle est le pouvoir de se connaî- tre, comme la sensation est le pouvoir de con- naître les objets matériels. Toutes les idées rela- tives procèdent de ces deux sources. Mais en est-il ainsi des idées universelles et nécessaires? Viennent-elles également de l'ob- servation, soit que l'observation les ait directe- ment produites, soit qu'elles résultent de l'ac- tion des facultés de l'esprit opérant sur les don- nées expérimentales ? Tel est le nœud du débat mémorable qui a partagé l'antiquité, le moyen âge et la philosophie moderne. La question a été résolue en faveur de l'expé- rience par une école célèbre qui a reçu du ca- ractère et de l'exagération même de ses doctri- nes le nom d'école empirique, c'est-à-dire qui s'appuie exclusivement sur l'observation. Ce n'est pas ici le lieu de retracer les desti- nées de l'empirisme, auquel nous avons déjà consacré un article spécial: nous nous occupons seulement du principe même sur lequel il re- pose. A quelle condition pouvons-nous considérer l'expérience comme la source unique de toutes nos idées, et de celles qui sont particulières et contingentes, et de celles qui sont universelles et nécessaires? A une seule condition, savoir, que l'expérience expliquera l'universalité et la nécessite de celles-ci, comme elle explique la contingence et l'universalité de celles-là; autre- ment nous tomberions dans une contradiction intolérable eu attribuant à une cause des effets qui manifestement la dépasseraient. Or, il est plus évident que le jour, que l'expérience ne remplit pas cette condition. D'abord elle n'est pas universelle; elle ne s'é- tend, ni ne peut s étendre à la généralité des cas possibles. Par les sens et la conscience, nous ne sortons ni du lieu où nous sommes, ni du moment actuel. Nous voyons ce qui se passe ici, là, à telle heure, et rien au delà. Vainement nous appelons à notre aide la mémoire et le té- moignage ; ce témoignage et nos souvenirs sont bornés comme nos perceptions. Vainement nous élaborons les données de l'observation ; ces données ne peuvent rendre ce qu'elles ne con- tiennent pas, des jugements universels. Est-ce l'observation qui nous a appris que tous les phénomènes de l'univers sans exception ont une cause et se produisent dans le temps ? Certes non, puisque nous n'avons observé qu'un nom- bre de phénomènes très-limité. Mais les notions expérimentales sont encore moins, s'il se peut, nécessaires qu'universelles. Que nous montre l'observation? Ce qui est, non ce qui doit être. Je veux que nos sens, aidés de la mémoire et de l'induction, aient le pouvoir de nous découvrir tout ce qui s'est passé ou se passera dans l'univers, et que nul phénomène n'échappe à nos laborieuses investigations; en- core ne saurions-nous point par cette voie que les faits ont dû se passer de telle manière, et qu'ils ne pouvaient se passer autrement. Il n'y a pas une expérience au monde capable de nous faire connaître que nul corps ne saurait exister en dehors de l'espace, et que nécessairement l'espace renferme tous les corps. La nécessité ne se voit pas, ne se touche pas, ne se sent pas; et si, pour la concevoir, l'esprit n'avait que la per- ception et la conscience, il ne la soupçonnerait jamais. Telle est donc l'invincible extrémité à laquelle l'école empirique se trouve réduite. Comme la portée immuable et infinie des notions absolues contraste de la manière la plus frappante avec les connaissances bornées, imparfaites, relatives que l'observation nous fournit; ces idées, telles qu'elles existent dans l'esprit, ne sauraient dé- couler de l'observation, et pour rentrer dans les conditions de l'hypothèse, il faut les arranger au gré de l'hypothèse, c'est-à-dire en altérer les caractères ou même en nier intrépidement la légitimité. L'école empirique, on le sait, n'a jamais re- culé devant cette alternative. Afin de maintenir son principe, elle dénature volontiers celles de nos idées qui ne peuvent s'accorder avec son principe. Qu'est-ce, par exemple, pour Locke et pour Condillac, que la causalité? C'est la succes- sion. Qu'est-ce que la substance? Une collection de qualités. Qu'est-ce que l'infini? La négation du fini. Parmi les conceptions absolues de l'in- telligence, il n'en est pas une que l'école empi- rique n'ait méconnue, altérée, faussée, pour l'a- dapter à sa théorie sur l'origine de la connais- sance. Mais une fois engagé sur cette pente dan- gereuse, la nature des choses et la logique ne permettent pas qu'on s'y arrête. Les conceptions absolues sont la lumière de la pensée et la règle de tous nos jugements. L'idée du vrai sert de principe à la certitude, celle du bien à la mora- ité, celle de cause et de substance à la haute métaphysique; l'idée du beau est la condition de l'art. Une analyse fidèle de ces idées prouve qu'elles sont universelles et invariables, conso- lide par là le savoir de l'homme et justifie ses plus chères espérances. Mais pour peu que vous les ayez dénaturées, cette atteinte, même légère, aura les plus funestes conséquences et dans la I IDEE — 765 — IDEE spéculation et dans la pratique. Nous ne vou- drions pas insister sur un point mille fois prouvé et désormais acquis: cependant ne nous sera-t-il pas permis de le rappeler? David Hume; si har- diment et profondément sceptique, Helvétius qui ramène la vertu à l'intérêt, La Mettrie et d'Hol- bach, apôtres ardents du matérialisme et de l'a- théisme, tant d'écrivains qui ont consacré leurs veilles à désespérer les plus saintes croyances du genre humain, sont les héritiers directs et légitimes de Locke et de Condillac. Ces philoso- phes, malgré la sagesse apparente de la méthode qu'ils ont recommandée, ont répandu la semence qui, cultivée par leurs successeurs, a produit de si déplorables fruits; de même que chez les an- ciens une psychologie semblable en beaucoup de points à celle du traité des Sensations et de l'Essai sur V entendement inspirait à Épicure sa morale décriée et ses étranges théories sur l'âme et sur Dieu. En un mot, tout système qui place le fonde- ment de la connaissance humaine dans l'expé- rience, est faux en lui-même, dangereux par ses conséquences. Le problème devait recevoir et il a reçu plusieurs autres solutions. Caracté- risons rapidement les principales. Au-dessus des choses particulières, soumises à la génération et à la mort, et qui emportées par un perpétuel mouvement tendent vers l'être et n'y arrivent pas, Platon posait les idées in- créées, immuables et universelles. Les idées ap- paraissent dans le monde où elles répandent la proportion et la vie ; mais leur centre est en Dieu. C'est là, au sein même de l'intelligence infinie, que la pensée a contemplé le beau, le bien et le vrai suprêmes, avant ce jour où l'âme, en punition d'une faute, a été rejetée loin de Dieu et attachée à un corps mortel. Au milieu des misères de la condition présente, elle conserve le souvenir des merveilles qu'elle a vues, et dont elle aperçoit dans la nature sensible l'image à demi effacée. Ce vague souvenir est le fondement de la connaissance que nous avons de l'absolu ; sa- voir n'est que se rappeler, toute science n'est que réminiscence. Ces théories si brillantes qu'elles tenaient de la fiction, n'étaient pas capables de convaincre le génie sobre et positif d'Aristote. Aussi, mal- gré la part de vérité qu'elles renfermaient, il les considéra comme de purs rêves, et employa la moitié de sa vie à les combattre. Cependant sa vive polémique contre Platon n'est pas un motif qui suffise pour le ranger parmi les par- tisans exclusifs de l'observation. Selon lui, les sens nous révèlent ce qui est ici, là, maintenant, de telle ou telle manière ; mais l'universel, ce qui s'étend à tous les objets ne peut pas abso- lument être senti. Ailleurs il semble admettre des vérités primitives qui, portant leur certi- tude avec elles-mêmes, entraînent immédia- tement notre foi. Quelle est la nature du procédé qui nous donne ces vérités? Aristote ne le dit en nul endroit, et cette partie de sa doctrine est pleine d'indécision. I^escartes admet des idées qui nous viennent du dohors et qu'il déclare adventices, comme l'idée du soleil, de la chaleur, du son, etc.; il en admet d'autres que nous formons et inventons nous-mêmes, et qu'il appelle factices, comme celle d'une sirène et d'un hippogriffe. Mais d'où nous vient l'idée de Dieu; laquelle n'est pas une fiction de notre esprit, puisque nous ne pou- vons pas y ajouter ni y retrancher à notre gré, et qui ne dérive pas davantage des sens, puis- qu'elle est infinie? Descartes croit que nous en apportons le germe en venant au monde, qu'elle procède avec beaucoup d'autres de la faculté naturelle que nous avons de penser, en un mot qu'elle est innée. Cette opinion particulière de Descartes prit bientôt entre les mains de ses disciples les pro- portions d'un système régulier qui occupe une très-large place dans la philosophie moderne. Cependant elle ne satisfaisait pas Malebranche, qui, ne la jugeant pas assez simple, tenta d'y substituer une nouvelle hypothèse, voisine sous beaucoup de rapports du platonisme. Selon Ma- lebranche, nous ne connaissons pas les choses en elles-mêmes, ni par des idées créées avec nous; mais nous les voyons à la lumière de l'in- telligence divine et dans ses idées, en vertu des rapports nécessaires de l'homme avec son Créa- teur. Leibniz, qui opposa une réfutation si victo- rieuse au grand ouvrage de Locke, a lui-même fait connaître sa propre théorie par la réserve célèbre qu'il a faite au principe de l'empirisme. Rien dans l'entendement, dit-il, qui n'ait été dans le sens, excepté l'entendement lui-même. nisi ipse intellectus : or, l'entendement renferme l'être, la substance, l'un, le même, et plusieurs autres notions que les sens ne peuvent donner. Ces notions, pour Leibniz comme pour Des- cartes, sont des semences que nous apportons en naissant, des traits lumineux cachés au dedans de nous, et que la rencontre des objets extérieurs fait paraître. Le procédé qui les dégage n'est pas une faculté nue, consistant dans la seule possibilité de les acquérir; c'est une disposition, une aptitude, une préformation qui détermine notre âme et qui fait que certaines vérités peu- vent en être tirées, « tout comme il y a de la différence entre les figures qu'on donne à la pierre ou au marbre indifféremment, et entre celles que les veines marquent déjà, ou sont disposées à marquer si l'ouvrier en profite. » Vers la fin du dernier siècle, Thomas Reid et Kant agitaient de nouveau la question de l'ori- gine des idées, et malgré la différence de leur point de départ et de leur méthode, ils arrivaient à des conclusions qui ne sont pas sans analogie entre elles. Parti de l'analyse de la perception extérieure, Reid reconnut que des idées et des croyances qui ne venaient pas de l'observation, se mêlaient aux notions dérivées de cette source. Cherchant ensuite quelle pouvait être la nature de ces croyances, il les regarda comme des lois consti- tutives de l'esprit humain qui, certaines con- ditions une fois remplies, ne peut s'empêcher de porter certains jugements, de même que tout corps doit tomber s'il n'est soutenu. Or, pour le philosophe allemand, les notions universelles et nécessaires sont de simples formes de la pensée, qu'il partage en trois classes : les farines de la sensibilité, les catégories de l'entendement, et les idées de la raison. La connaissance humaine est le produit de l'application régulière de ces lois aux vagues données, aux matériaux confus et épars qui viennent de l'expérience. Tous les systèmes que nous venons de par- courir et d'autres théories ingénieuses ou pro- fondes, mais moins célèbres ou plus modernes, qui ne sauraient trouver place dans ce tableau, se touchent par un point capital, c'est que l'en- tendement de l'homme renferme des idées qui ne tirent pas leur origine de l'observation. Mais ce point une fois établi, la question n'est pas résolue. Si l'on sait d'où les idées nécessaires ne viennent pas, on ne sait pas d'où elles viennent, et il reste à le découvrir. Or, c'est ici que se montre la diversité des opinions. P.irmi ces hypothèses rivales, la doctrine de Reid et surtout de Kant doit être reietée, parce IDEE — 766 — IDEE qu'elle contient un germe de scepticisme. Si les idées nécessaires, comme le veulent ces philo- sophes, sont seulement les lois, les formes de l'esprit et comme une règle de croyance qui fait partie de sa constitution, elles ont une valeur purement relative; elles sont exposées à changer comme l'esprit même, et la vérité d'aujourdhui peut devenir demain une erreur manifeste. La doctrine des idées innées, qui ne met pas en péril la certitude absolue de la connaissance, paraît mieux fondée sous ce rapport; mais, prise en soi, elle renferme des lacunes qui ne peuvent être comblées que par de sages emprunts faits à Malebranche, et même à Platon et aux alexan- drins. L'intelligence possède un grand nombre de notions nécessaires. Elle a les idées du temps et de l'espace illimités; elle conçoit la substance et la causalité absolues, les règles immuables des proportions, la beauté sans mélange, le bien suprême. ^ Ces vérités ne sauraient être distinctes, iso- lées, comme si elles étaient des êtres parti- culiers; il faut qu'elles aient un centre com- mun, qui ne peut être que l'infini, c'est-à-dire Dieu conçu comme immense et éternel, comme cause première, sagesse parfaite, justice infail- lible et souveraine. « Ces vérités, dit Bossuet (Conn. de Dieu, etc., en. iv), subsistent devant tous les siècles, et devant qu'il y ait eu un entendement humain; et quand tout ce qui se fait par les règles des proportions, c'est-à-dire tout ce que je vois dans la nature serait détruit, excepté moi, ces règles se conserveraient dans ma pensée ; et je verrais clairement qu'elles seraient toujours bonnes et toujours véritables, quand moi-même je serais détruit, et quand il n'y aurait personne qui fût capable de les comprendre. « Si je cherche maintenant où et en quel sujet elles subsistent éternelles et immuables comme elles sont, je suis obligé d'avouer un être où la vérité est éternellement subsistante et où elle esttoujours entendue; et cet être doit être la vé- rité même et doit être toute vérité; et c'est de lui que la vérité dérive dans tout ce qui est et ce qui s"entend hors de lui. « C'est donc en lui, d'une certaine manière qui m'est incompréhensible, c'est en lui, dis-je, que je vois ces vérités éternelles; et les voir, c'est me tourner à celui qui est immuablement toute vérité et recevoir ses lumières. « Cet objet éternel, c'est Dieu, éternellement subsistant,^ éternellement véritable, éternelle- ment la vérité même. » A ce point de vue, le problème de l'origine des idées s'éclaircit en se simplifiant. Puisque toute notion absolue a son terme en Dieu, puisqu'elle est une forme de l'idée de Dieu, la question se ramène à savoir comment nous connaissons Dieu. Or, cette connaissance est la suite naturelle et immédiate du rapport qui unit la pensée de l'homme à celui par qui tout existe et se conserve. Dieu, dont la main a créé l'uni- vers et qui ne cesse d'y entretenir l'ordre et la vie, se révèle à l'àme humaine par son action maginauon uizarre a'Epi éternel repos, nous pourrions l'ignorer; mais dès le début de la vie il est près de nous, il est en nous; il nous environne de l'éclat de sa lumière, il aoilfl ressentons l'irrésistible impression de sa puissance. Voilà pourquoi tous les hommes le connaissent, non par la réflexion h par une re- cherche lente et pénible, mais directement; spontanément, par une heureuse et universelle nécessité. Cette communication de l'esprit humain et de la vérité infinie se nomme la raison. • Les sens, la conscience et la raison, telle est en dernière analyse la triple source de nos idées. Par les sens, nous connaissons les choses maté- rielles qui nous environnent; par la conscience, nous nous connaissons nous-mêmes , par la rai- son, nous connaissons Dieu, principe et centre des vérités absolues. Ces trois facultés, opposées de caractère et de direction, s'accompagnent dans tout le cours de la vie intellectuelle. Dès que la conscience et la perception entrent en exercice, la raison s'éveille, et sous le fini conçoit l'infini, sous le particulier l'universel, au delà des misères de la créature, la perfection du Créateur. Dans la première pen- sée de l'homme est contenu le germe de toutes ses conceptions à venir, le monde, l'àme et Dieu. Après avoir saisi la vérité sans la chercher, en vertu des seules lois de l'intelligence, l'esprit re- vient sur la notion obscure qu'il en avait d'a- bord acquise, et qu'il transforme au moyen de l'activité volontaire. Par l'attention qui analyse les objets, par la comparaison qui les rapproche, par le raisonnement qui en découvre les pro- priétés les plus cachées, par la puissance du lan- gage qui fixe la pensée, nous donnons à nos idées de la clarté, de la précision, de l'étendue. Par- ticulières et concrètes à leur origine, elles de- viennent abstraites, collectives, générales; elles engendrent des idées nouvelles qui, à leur tour, en produisent d'autres. Ainsi se développe la con- naissance humaine; ainsi naissent et marchent les sciences par les forces combinées du génie et de la volonté. La théorie que nous venons d'esquisser à grands traits est le système qui a prévalu dans la phi- losophie française à la suite de longues contro- verses, dans lesquelles toutes les écoles ont été représentées et les doctrines les plus opposées ont pu se produire. Cette théorie est sans contre- dit plus rigoureuse et plus sage qu'aucune de celles qui ont vu le jour au dix-septième et au dix-huitième siècle. Elie ne met en péril aucun des grands intérêts, aucune des saintes croyances de l'âme humaine : car elle place en Dieu même le fondement de toute vérité et de toute connais- sance. Elle ne méconnaît pas le rôle de l'expé- rience dans la formation de nos idées : car elle avoue que, si les idées nécessaires ont une autre origine que les sens et la conscience, toutefois ce sont les sens et la conscience qui donnent l'é- veil à la raison et en déterminent l'exercice. Enfin, elle ne nie pas l'utile intervention du pou- voir volontaire et du langage, puisqu'elle la con- sidère comme la source des idées claires, dis- tinctes, abstraites, générales. Elle concilie par là toutes les doctrines dans ce qu'elles ont de con- ciliable ; elle ne repousse que leurs exagérations. Le système qu'elle rappelle le mieux est celui de Leibniz; mais elle définit avec plus de pré- cision les caractères opposés de la connaissance rationnelle et des notions empiriques. Assuré- ment celte théorie ne dissipe pas toutes les om- bres: mais les imperfections qu'elle offre sont de ces défauts inhérents à la nature humaine que ni les efforts, ni les progrès du génie philoso- phique no parviendront à effacer entièrement. La liste des ouvrages à consulter sur le sujet de cet article serait trop longue et toujours incom- plète. Nous renvoyons le lecteur aux articles Sens, Conscience, Raison, à ceux consacrés spé- oenl aui philosophes qui ont traité de l'o- rigine des idées, et aui indications bibliogra phiques qui les terminent. X. IDEN 767 — IDEN IDENTITÉ (de idem, le même). Quand nous considérons une chose, dans un moment donné et dans un certain état, comme un tout indivi- sible ou qui n'a pas encore été divisé, nous di- sons qu'elle est une. Quand il nous arrive de la considérer ainsi dans plusieurs moments ou dans plusieurs états différents, nous ne disons plus qu'elle est une, mais qu'elle est la même, qu'elle a conservé son idenlilé. L'identité n'est donc pas autre chose que l'unité avec la persistance ou la continuité , l'unité aperçue dans la pluralité même, dans la multiplicité et la succession, dans la diversité et le changement. Or, c'est là pré- cisément ce qui distingue la substance des phé- nomènes. L'identité est donc le caractère le plus essentiel de la substance, c'est-à-dire de l'être proprement dit : car il n'y a que ce qui dure et ce qui est un qui soit véritablement ; le reste est une apparence plus ou moins semblable à la réa- lité, une image de plus en plus brisée et éphé- mère. Puisque l'identité s'offre à nous comme la con- dition indispensable de l'être en général, elle entre nécessairement dans la conception de tous les êtres. Elle est l'unique fondement de la dis- tinction que nous établissons, n'importe dans quelle sphère de nos connaissances, entre le sujet et les accidents, entre ce qui est et ce qui n'est plus ou n'est pas encore. Le changement même ne peut se concevoir sans elle : car les choses ne changent que par rapport à ce qui de- meure. Mais elle peut être absolue ou relative; elle peut former un tout plus ou moins continu et plus ou moins un, c'est-à-dire approcher plus ou moins de l'unité parfaite, également indivi- sible dans le temps et dans l'espace'; et ces dif- férences constituent autant de degrés dans l'être ou dans la nature des choses. Il y a l'identité qui est propre aux corps non organisés, à la matière proprement dite; il y a celle qui distingue les êtres vivants; et enfin celle de l'âme humaine ou des êtres intelligents. L'identité de la matière consiste uniquement dans la persistance des parties ou des molécules dont elle se compose, c'est-à-dire dans la conti- nuité sans unité, et, par conséquent, sans ordre ; dans l'inertie et dans la masse. L'unité lui man- que complètement : car elle n'existe pas plus dans les parties que dans l'ensemble. Chaque partie de matière, si petite qu'on la suppose, de- vient à son tour un corps, et ne peut être con- çue, soit que la division s'arrête par le fait ou ne s'arrête pas, que comme une chose divisible. Ainsi ce qui persiste dans la matière, ce qui fait son identité, nous échappe et ne cesse de recu- ler devant nous comme une ombre. Elle est donc moins une substance qu'un phénomène, moins un être qu'une simple forme servant à distin- guer les différents ordres de phénomènes qui peuplent le temps et l'espace. C'est ce qu'ont toujours cru, malgré les murmures des sens et l'étonnement d'une foule grossière, les plus il- lustres interprètes de la philosophie et de la re- ligion. Chez les êtres vivants, au contraire, la masse inerte, c'est-à-dire la matière proprement dite, ne cesse de se renouveler par la nutrition, par la respiration, par la sécrétion. Ce qui persiste et qui dure, c'est l'ordre et le mouvement : l'ordre, c'est-à-dire l'organisation, la forme savante et souvent d'une admirable beauté dans laquelle se combinent les éléments fugitifs de la matière; le mouvement, c'est-à-dire la vie, les fonctions remplies par les divers organes, et entre les- quelles on aperçoit, comme dans les organes eux-mêmes, la plus parfaite harmonie. C'est donc la persistance de l'organisation et de la vie, c'est-à-dire la continuité dans l'ordre et dans le mouvement, et peu à peu dans le sentiment de ce mouvement, qui seule fait l'identité des ani- maux et des plantes. Que ce mouvement soit in- terrompu, l'animal et la plante cessent d'exister, quoique la matière dont leurs organes se compo- sent soit restée la même. Cette vérité est telle- ment évidente, que le sensualisme lui-même, par l'organe de son chef le plus illustre, a été obligé de l'accepter. « Un chêne, dit Locke (Essai sur l'entendement humain, liv. II, ch. xxvn, §3), qui, d'une petite plante, devient un grand arbre, et qu'on vient d'émonder, est toujours le même chêne; et un poulain devenu cheval, tantôt gras et tantôt maigre, est, durant tout ce temps-là, le même cheval, quoique dans ces deux cas il y ait un manifeste changement de parties. » De là il conclut avec beaucoup de sens que l'identité d'un être vivant ne consiste pas, comme celle d'un corps brut, dans la somme de ses parties, mais dans son organisation et dans sa vie même. L'organisation et la vie, comme nous venons de l'observer, supposent l'ordre et le mouve- ment ; nous parlons d'un mouvement qui se dé- veloppe et se continue de lui-même, sans avoir besoin d'être renouvelé par une impulsion exté- rieure : l'ordre et le mouvement entendu dans ce sens nous offrent certainement quelque chose de plus réel et de plus sûr, de plus arrêté dans la nature et de plus accessible à la raison que cette divisibilité indéfinie de la matière non or- ganisée; mais ils ne constituent pas encore une unité, et, par conséquent, une identité complète, c'est-à-dire un être vraiment digne de ce nom ; une cause et non plus seulement un effet; une force qui tire de son propre sein les phénomènes par lesquels elle se manifeste ; une intelligence qui conçoit ou qui produit elle-même l'ordre qu'on aperçoit dans son existence. Il y a donc une identité, ou, ce qui est la même chose, une existence plus réelle que celle des êtres vivants et organisés ; c'est l'identité, c'est l'existence de l'àme humaine. En effet, l'unité que nous aper- cevons en nous au moyen de la conscience ne consiste pas dans une combinaison plus ou moins harmonieuse de nos facultés et nos diverses ma- nières d'être ; mais dans le principe même par lequel ces facultés sont mises en jeu, dans le sujet qui éprouve et dans la cause qui produit en grande partie ces différents modes de notre existence. Ici, pour la première fois, dans le dé- veloppement de nos idées, se montre la diffé- rence de l'être et de ses attributs, de la sub- stance et des phénomènes. Ici, pour la première fois, se découvrent à nous les véritables carac- tères de l'unité : car nous avons conscience de nous-mêmes, non comme d'une collection ou d'un arrangement de parties, mais comme d'une personne très-nettement distincte de ce qu'elle fait et de ce qu'elle éprouve, comme d'une unité substantielle et absolument indivisible. Aussi ne concevons-nous aucune autre unité que par ana- logie avec celle-ci. Il en est de même de la per- sistance de cette unité en nous, ou de notre iden- tité. L'idée de notre identité ne se présente à notre esprit qu'à l'occasion de nos souvenirs, ou quand nous nous apercevons que nous avons duré ; mais elle ne consiste pas dans le souvenir lui- même, ni dans la suite des phénomènes qu'il représente, ni, comme Locke le suppose, dans la continuité de la conscience. La conscience et la mémoire supposent un sujet qui se sait et se souvient, comme la sensibilité un être qui sent, et l'action un être qui agit. Elles ne sont que les signes, ou, si l'on veut, les preuves de notre nature simple et identique; elles ont beau s'af- faiblir ou s'éclipser momentanément, nous n'en 1DEN — 768 — IDÉO croyons pas moins rester une seule el même per- sonne. Que l'ivresse ou le sommeil s'empare de nous, personne ne nous persuadera, au sortir de cet état, que nous commençons seulement d'exis- ter, et qu'il n'y a aucun lien entre notre vie pré- sente et notre vie passée. C'est pourtant ce paradoxe que Locke a soutenu (Essa i sur i 'entendement humain, li v. II, ch. xxvn, § 3) en faisant consister, comme nous l'avons dit, l'identité personnelle dans la conscience, et en admettant une différence entre la substance de l'homme et sa personne. La première, si nous en croyons le philosophe anglais, ne serait qu'un animal d'une certaine forme, toujours le même depuis la conception jusqu'à la mort; la seconde, interrompue par le sommeil, l'oubli, la léthargie, ne cesserait de mourir pour renaître. Ainsi plu- sieurs personnes pourraient se succéder dans la même substance, et réciproquement, plusieurs substances pourraient participer successivement de la même \ ersonne. comme plusieurs parties de matière participent de la même vie et se re- nouvellent sans cesse dans le même animal. Cette doctrine n'est pas seulement contraire à l'évi- dence immédiate de la conscience, elle renverse aussi tous les fondements de la morale en dé- pouillant l'homme de sa responsabilité. « Il est évident, dit M. Cousin dans une des solides le- çons qu'il a consacrées au système de Locke (Cours de 1829, leçon 18e), il est évident que si la mé- moire et la conscience ne mesurent pas seule- ment l'existence à nos yeux, mais la constituent, celui qui a oublié qu'il a fait une chose, ne l'a pas faite réellement; celui qui a mal mesuré par la mémoire le temps de son existence, a moins existé réellement. Alors plus d'imputation morale, plus d'action juridique. Un homme ne se souvient plus d'avoir l'ait telle ou telle chose; donc il ne peut être mis en jugement pour l'avoir faite : car il a cessé d'être le même. Le meurtrier ne peut plus porter la peine de son crime si, par un bienfait du hasard, il en a perdu le souvenir. » L'erreur de Locke ne vient pas seulement de ce qu'il a méconnu la raison, sans laquelle rien de durable, ni la durée elle-même, ne peuvent se concevoir; mais de ce qu'il n'a vu dans la con- science qu'un phénomène purement passif, sus- ceptible d'être transporté d'une substance à une autre. La conscience a pour condition l'attention, c'est-à-dire un fait de volonté, un retour actif de l'esprit sur lui-même. Or, qu'est-ce que la vo- lonté? Ce pouvoir que nous avons d'agir, de ré- sister, de nous mouvoir, de suspendre nos pro- pres actions, sinon une cause qui existe indé- pendamment de ses effets, une force permanente, indivisible dans le temps comme dans l'espace, et, par conséquent, identique? Les différents de- grés de développement dont cette force est sus- ceptible (et la conscience en est un), les alter- natives de victoire et de défaite par lesquelles elle passe dans sa lutte avec les forces extérieu- res, n'altèrent point l'unité de sa substance et ne portent aucune atteinte à son identité. C'est par notre propre identité que nous pouvons juger de celle des autres êtres : car si nous ne >i 'ineu- rions pas la même personne, il n'existerait pour nous aucun terme de comparaison entre le pré- sent et le passé. 11 résulte immédiatement de ces observations qu'il n'y a d'identité réelle que dans l'âme, el en rai dans un être capable de penser el de vouloir, dins un être spirituel. Hors giner, dans le sens élevé et vrai du mot, c'est réaliser l'idéal, faire descendre la vérité intel- ligible dans les formes de la nature sensible, représenter l'invisible par le visible, l'infini par le fini. Toute œuvre véritable d'imagination est un symbole; ce n'est ni la vivacité des impres- sions, ni l'éclat des images, ni même la beauté des proportions qui fait l'œuvre d'art. L'art a besoin sans doute d'un vif sentiment de la réalité et d'une connaissance technique de la nature; mais il faut, en outre, que les images du poète, les couleurs du peintre, les formes du statuaire soient expressives. La poésie, la peinture, la sta- tuaire, l'art dans tous ses genres est un langage. Et quel langage ! L'art a le privilège de n'expri- mer que les choses d'en haut; le monde sensible ne rentre dans son domaine que comme un simple moyen d'expression. Il faut étendre à l'art en général ce qui a été dit de la poésie : c'est vraiment la langue des dieux. Dans le Faust de Goethe, le drame est d'un grand intérêt: l'his- toire de Marguerite est une des plus touchantes que la réalité puisse offrir à l'observation du poète. Mais ce qui fait l'incomparabie poésie de cette œuvre, c'est que tous ces détails de ia vie réelle, l'amour de la jeune fille pour Faust, sa naïve simplicité, son crime, sa fin tragique, n'en- trent dans la composition du poète que pour en faire mieux ressortir la pensée métaphysique. Faust séduisant Marguerite par les conseils et le secours de Méphistophélès, c'est l'inteiiigence humaine, qui, dans son immense orgueil et son insatiable curiosité, aspire à tout comprendre, et finit par retomber, sceptique et désespérée, au-dessous de la simple réalite dont elle a perdu le sentiment. Les œuvres les plus remarquables de lord Byron, Don Juan, Manfred, reproduisent également, sous les vives couleurs d'une ima- gination ardente, une page immortelle des an- nales du cœur humain. Voilà de véritables œu- vres d'imagination : la réalité dramatique n'y est qu'un transparent symbole de l'idéal; dans un récit plein d'intérêt et de passion, le poète a su renfermer l'histoire éternelle de l'huma- nité. Tel est le vrai caractère d'une œuvre d'art. Il faut, pour mériter ce nom, qu'elle comprenne l'idéal et le réel ; il faut surtout qu'elle les comprenne dans le juste rapport, dans la vraie mesure qui fait la beauté. En effet, entre les deux mondes il existe une correspondance natu- relle, qui fait que telle forme de la réalité repré- sente telle vérité du monde idéal. L'artiste ne crée point cette correspondance ; par l'imagi- nation il la découvre dans la nature, et la repro- duit ensuite par des combinaisons qui lui sont propres. L'objet de l'imagination est complexe; ce n'est ni le sensible, ni l'intelligible pur; c'est le rapport qui les unit. Il est des esprits qui ne s'élèvent guère au delà des impressions delà vie Me; il en est d'autres qui ne se plaisent que dans la région des idées ; il en est enfin dont les conceptions métaphysiques se traduisent natu- rellement en images : ceux-là seuls sont doués d'imagination. Ce n'est point à dire que cette BIAG — 773 IMAG faculté soit le privilège de quelques hommes : toute nature humaine, étant esprit et matière tout à la fois, possède essentiellement l'imagi- nation; l'animal et l'enfant n'ont que des sen- est propre humain est artiste; tout style d'homme, qu'il soit d'un poète, d'un métaphysicien, ou même d'un savant, est plus ou moins une œuvre d'art. Il est bien peu d'esprits assez grossiers pour n'avoir que des sensations et des appétits à exprimer; il est bien peu d'intelligences assez abstraites pour n'avoir que des pensées pures à formuler. L'imagination, ayant pour but de représenter l'idéal par le réel, est la faculté esthétique par excellence : son objet propre est le beau, comme l'objet de la raison est le vraij le domaine du beau est à part, entre le monde intelligible et le monde sensible. Toute beauté physique ou mo- rale est un symbole; c'est le vrai, produit, réa- lisé, représenté sous une forme individuelle em- pruntée à la nature ou à l'humanité. Platon a. défini admirablement ie beau la splendeur du vrai. Il n'y a pas de beauté sans forme; le monde intelligible est le monde de la vérité, non de la beauté; la beauté ne brille que dans la réalité, et par la réalité. On a souvent distingué, à l'exemple de Platon, une beauté idéale et une beauté réelle : c'est une erreur, ou plutôt un abus de mots. L'idéal est le principe, la source, i'essence, si l'on veut, de toute beauté; mais tant qu'il n'a pas revêtu une forme, il n'apparaît point comme la beauté proprement dite; la beauté, comme le dit Plotin, est bien l'idée et l'essence, mais l'idée dans son épanouissement, l'essence dans sa fleur. Le beau n'est pas simple comme le vrai ; il implique deux termes et un rapport : où manque l'idéal, il n'y a qu'une forme sans expression; où manque le réel, il n'y a qu'une essence invisible et insaisissable. Quant au rapport, ce n'est pas un élément delà beauté, c'est la beauté même. Toute forme du monde physique, toute individualité du monde moral a son idée. Pourquoi est-elle belle, laide ou indif- férente? C'est ce que l'instinct du beau ne dé- couvre pas toujours, mais ce qui n'échappe ja- mais à l'intelligence. Le vrai ne suppose ni raison ni explication, parce qu'il est simple; mais l'esprit peut toujours remonter à la raison du beau : telle forme exprime la force, telle autre la grâce. Ce n'est pas seulement la beauté dite d'expression qui est ainsi symbolique; la beauté mathématique elle-même est expressive; tel en- semble de lignes est beau ou laid, selon qu'il révèle la netteté ou la confusion, l'harmonie ou le désordre, la mesure ou l'excès. Chaque règne, chaque monde a sa beauté : la mécanique a sa beauté simple, uniforme, un peuraide; la nature vivante a la sienne, plus riche, plus variée; en- fin la beauté morale est la beauté suprême; ainsi que le dit Plotin, elle fait pâlir toutes les autres, et brille comme la plus éclatante étoile du ciel. La beauté a donc ses degrés comme l'être, et s'élève parallèlement, plus noble, plus parfaite, à mesure que l'être gagne en dignité et en perfection : c'est le progrès des idées qu'elle représente qui évidemment mesure le progrès des formes diverses de la beauté dans le monde réel. Veut-on la démonstration psycho- logique du caractère de la beauté? Qu'on réflé- chisse aux inégalités du goût chez les hommes, et aux progrès que nos facultés esthétiques doi- vent à la culture de l'esprit. Pour saisir le beau, il ne suffit point de sentir, il faut comprendre : le beau échappe à l'animal réduit à la sensi- bilité; l'homme ignorant ou l'esprit borné re- garde en vain, il ne voit point la beauté là où elle brillera de son plus vif éclat aux yeux du poète ou du philosophe. Si tel est le caractère du beau, c'est à l'ima- gination seule qu'il appartient de le percevoir : la même relation qui subsiste entre les trois objets, le vrai, le beau, le réel, se retrouve entre les trois facultés de l'esprit humain, la raison, l'imagination, la sensibilité. De même que le beau est le point intermédiaire où se rencontrent et se touchent le réel et l'idéal, de même l'ima- gination est la faculté mixte où s'allient et se fondent ensemble la sensibilité, la raison et l'i- magination. C'est par erreur qu'on attribue géné- ralement à la raison l'intuition du beau. Il ne faut pas faire de la raison une faculté vague qui embrasse à peu près tous les objets de la con- naissance dans son domaine ; une saine psycho- logie doit restreindre les attributions d'une faculté dans les limites fixées par la nature elle- même. La raison est une faculté essentiellement logique, de même que l'imagination est une faculté essentiellement esthétique. La première a pour objet propre le vrai, l'idéal, les idées, pour parler le langage de Platon; elle habite les pures régions de l'intelligible, et ne descend pas dans le monde des formes et des images. Ce n'est pas à dire qu'elle reste absolument étran- gère à l'intuition du beau. L'imagination qui contemple le beau, ne le contemple qu'à la lu- mière de la raison : sans la raison, l'esprit n'au- rait pas le sens de l'idéal; il ne pourrait voir dans la forme, dans l'image sensible un symbole. Qu'on n'oublie jamais que la beauté consiste dans un rapport : si l'on supprime l'idéal ou le réel, la beauté s'évanouit ; si, d'un autre côté, on supprime la raison ou la sensibilité, l'imagi- nation devient impossible. Mais il ne faut pas confondre l'imagination avec ses conditions es- sentielles, pas plus qu'il ne convient de con- fondre le beau avec ses éléments. Il y a donc égale erreur à ramener l'esthétique à la raison pure, ou à la faire rentrer dans la sensibilité. L'analyse de l'imagination, déjà complexe par elle-même, se complique singulièrement dès qu'on la considère, non plus dans son objet, mais dans ses produits. Alors interviennent une foule de facultés, comme conditions ou comme auxiliaires de l'imagination : l'œuvre du poète suppose tout ensemble la sensibilité qui éprouve les impressions et perçoit les images, la mémoire imaginative qui les recueille et les conserve, l'abstraction qui les généralise, le goût qui les épure, la raison qui conçoit la pensée supérieure, idéal et type de l'œuvre entière, l'imagination proprement dite qui traduit la conception mé- taphysique en images et convertit la réalité sensible en symbole, et enfin l'effort de l'esprit lui-même, la volonté qui combine les divers éléments de l'œuvre, et en fait un tout harmo- nieux, une vraie composition. La prédominance de telle ou teiie de ces diverses facultés explique les variétés de l'imagination. Il y a des imagina- tions qui se distinguent par un vif sentiment et une représentation fidèle de la réalité, à tel point que le sens de l'idéal s'y laisse à peine apercevoir. La correction du dessin, la précision des formes, le fini des détails, l'éclat et la ri- chesse du coloris, sont des mérites qu'elles s'at- tachent à réunir dans leurs œuvres. Telle est l'imagination flamande dans ses tableaux : elle exprime avec une rare énergie les riches couleurs de la vie et les grâces de la nature; mais toute cette éblouissante beauté n'a rien de divin. Telle est encore l'imagination espagnole dans sa poésie et dans sa peinture ■ ce n'est plus la vie extérieure IMAG 774 IMAG qu'elle représente, ce sont les passions de l'âme; elle est donc plus profonde et moins matérielle 3ue l'imagination flamande, mais le sentiment e l'idéal lui manque également: elle excelle à exprimer les brûlantes extases de ses moines ou les effroyables tortures des victimes de l'in- quisition; elle échoue complètement dans la représentation des figures divines • elle ne connaît que la poésie du cœur ; son idéal d'amour divin est l'ineffable passion de sainte Thérèse : des vierges de Murillo à celles de Raphaël il y a toute la distance de la terre au ciel. Il est, au contraire, des imaginations dans lesquelles le sentiment exalté de l'idéal efface les impressions de la réalité : dans leurs œuvres, la métaphy- sique étouffe la passion; une lumière sublime, mais vague, y absorbe la vie et la couleur • point de formes arrêtées, point de contours définis. Telle est l'imagination allemande dans ses poé- sies : sa pensée ressemble souvent à un songe, songe divin, il est vrai ; elle aime les ombres et les mystères, et réduit la réalité à un fantôme insaisissable. Enfin, il est des imaginations qui saisissent le rapport de l'idéal et du réel dans cette parfaite mesure et cette ravissante har- monie qui font la vraie beauté; les formes, dans leurs œuvres, ne sont que les symboles des types éternels; la vie y paraît un reflet de la lumière divine, tant elle est pure et claire dans son expression : c'est là ce qui fait la supériorité de la statuaire antique et de la peinture italienne, la beauté incomparable des statues de Phidias et des figures de Raphaël. Les dieux du pre- mier expriment avec une perfection inimitable le calme de la vraie force; les vierges du second ne sont point impassibles, mais leur passion, ou plutôt leur émotion, n'altère en rien la divine sérénité de leur figure. Ces grands artistes avaient compris que le trouble et l'agitation sont étrangers aux natures célestes. Voilà trois genres bien distincts d'imagination : dans chaque genre, on peut reconnaître bien des variétés. La juste mesure dans le rapport de l'i- déal et du réel est le caractère commun à tout art parfait, à la statuaire grecque et à la peinture italienne : c'est le signe, ou plutôt le principe même de la beauté. Mais le monde de l'idéal est vaste ; l'imagination qui le parcourt peut s'attacher à des types bien différents : ainsi l'idéal de Ra- phaël n'est plus l'idéal de Phidias; le spiritua- lisme chrétien et le naturalisme païen devaient inspirer diversement ces deux grands artistes. C'est toujours une beauté divine qui resplendit dans leurs œuvres; mais cette beauté appartient à des cieux différents. De même le domaine de la réalité n'est ni moins vaste ni moins varié ; l'imagination se diversifie selon les objets qu'elle s'applique à représenter : telle imagination aime les sons, telle autre les formes, telle autre les couleurs. Ce serait une grossière erreur de croire que cette faculté est exclusivement vouée à la représentation des choses visibles : l'imagination est la faculté esthétique par excellence; elle est proçre à la musique, aussi bien qu'à la peinture ou a la poésie. Quel poëte, quel peintre a plus d'imagination que Mozart, Rossini ou Beethoven? Enfin, dans le monde des images, l'imagination a ses préférences et ses aptitudes particulières : tel artiste excelle à décrire les scènes de la na- ture, tel autre à représenter les formes du corps humain, tel autre à peindre les traits du visage. Indépendamment des impressions de la réahté ou des conceptions do l'idéal, l'imagination varie encore selon le degré d'énergie volontaire que possède l'artiste : telle imagination vive, bril- lante, manque de puissance et de profondeur dans ses œuvres; ses créations sont plutôt des associations faciles et gracieuses d'images que de véritables compositions. La poésie d'Horace, si remarquable d'ailleurs par d'autres mérites, offre généralement ce caractère; au contraire, la poésie de Virgile porte partout l'empreinte d'une profonde réflexion. L'imagination est une des facultés qui se mo- difient le plus dans le cours de leur dévelop- pement ; rien ne serait plus intéressant que d'en suivre l'histoire et d'en caractériser les époques successives dans l'individu et dans l'humanité ; mais les proportions de cet article ne permettent pas une telle excursion. L'homme débute dans la vie par la sensation ; ses premières pensées sont des impressions, et ses premiers désirs des appétits; son imagination n'est encore que la mémoire imaginative : simple miroir du monde sensible, elle ne réfléchit pas encore le moindre rayon de cette lumière qu'on nomme l'idéal ; l'enfant n'a point d'imagination dans le sens élevé du mot. Puis, quand l'intelligence (voyç) proprement dite s'éveille et mêle ses premières conceptions aux impressions sensibles, l'imagi- nation commence à entrevoir confusément l'idéal à travers les images de la réalité : c'est là son pre- mier moment. Alors elle confond dans un tout con- cret l'idéal et le réel, l'invisible et le visible, l'in- fini et le fini. Comme à cet état d'enveloppement, l'imagination n'a pas encore le sentiment clair et distinct de l'idéal, le sens du beau lui manque éga- lement; elle ne choisit point ses formes, elle les adopte telles qu'elle les trouve dans la réalité, et les reproduit dans ses œuvres sans les avoir épurées. N'ayant pu réfléchir encore ni sur la nature de l'idéal, ni sur les moyens de le représenter di- gnement, elle produit des œuvres pleines de naïveté, de fraîcheur et d'éclat, mais souvent étranges, comme la nature elle-même. Voyez l'imagination des premiers peuples de l'Orient : elle atteint le sublime, mais rarement le beau. L'Inde et l'Egypte retrouvent partout l'infini dans la vie universelle, et le représentent sous les formes les moins nobles de la réalité. D'une autre part, n'ayant point encore conscience de la pro- fonde distinction des deux mondes, l'imagination prend son œuvre au sérieux, et y voit, non pas un pur symbole, mais la vérité elle-même : elle transforme une œuvre d'art en une croyance religieuse. C'est une faculté essentiellement su- perstitieuse : abandonnée à elle-même, son premier mouvement, son instinct irrésistible est de croire à la réalité de ses représentations^ et d'adorer en aveugle les idoles qu'elle a créées. C'est par ce côté qu'elle est une source inépui- sable d'erreurs. Malebranche nous a montré comment l'imagination, dans divers états de l'àme; tels que le sommeil, le rêve, le délire, substitue ses hallucinations aux véritables per- ceptions des sens. Il est très-vrai que souvent l'âme croit percevoir là où elle ne fait qu'ima- giner ; mais ce genre d'erreur est plutôt l'effet de la mémoire imaginative que de l'imagina- tion. L'imagination proprement dite nous trompe surtout en ce qu'elle réalise sous des formes finies et visibles l'invisible et l'infini ; c'est elle qui incarne et personnifie l'essence inexprimable et incompréhensible de la Divinité, qui prête au monde idéal les couleurs de la réalite, qui trans- forme le ciel en Olympe, et la vie future en Elysée ; c'est elle enfin qui conçoit et repré- sente Dieu, tantôt à l'image de la nature, tan- tôt à l'image de l'homme. Enfin, lorsque ce chaos des facultés primitive- ment confondues vient à se débrouiller, et que chacune tend à se distinguer et à se renfermer dans ses fonctions, l'imagination brise peu à peu son enveloppe et se sépare à la lois des impres- DUT — 775 IMIT sions sensibles qui l'offusquaient et de l'intel- ligence qu'elle corrompait. Elle prend conscience d'elle-même, et se reconnaît pour ce qu'elle est, c'est-à-dire pour une faculté purement esthé- tique; elle comprend qu'elle a pour objet le beau, et non le vrai, et que ses représentations s'adressent à l'admiration et au goût, nullement à la foi; elle quitte le domaine de la religion et de la philosophie qu'elle avait envahi, et rentre définitivement dans la poésie et les arts. C'est alors seulement que l'imagination se voue à sa vraie destinée et travaille librement à son œuvre, c'est-à-dire à la représentation du beau. Le beau sous toutes ses formes, le beau dans tous ses objets, tel est le but unique qu'elle se propose, laissant à d'autres facultés de l'esprit le culte du vrai et du saint. Est-ce à dire toutefois que l'imagination, ainsi indépendante, devienne étrangère à toute philosophie et à toute religion? Un pareil divorce répugne à la nature des choses. Tout se tient dans l'âme humaine, comme dans le monde. De même que le vrai et le divin ont leur représentation vivante et concrète dans le beau ; de même la science et la morale retrouvent et saluent avec enthousiasme leurs idées dans les éclatants symboles de l'art. La haute moralité des œuvres de l'imagination a pour principe l'éternelle et profonde affinité du beau et du vrai. On peut consulter sur l'imagination : Aristote, de l'Ame, ch. rx ; — Plotin, Ennéade IV, liv. III, ch. xxx, xxxi, édit. Creutzer; — Descartes, des Passions de l'âme; — Malebranche, Recherche de la vérité; < — le P. André, Essai sur le beau; — Voltaire, Encyclopédie, art. Imagination; — Kant, Esthétique transcendante; — Dugald Ste- wart, Éléments de la philos, de V esprit humain, ch. vin ; — Hegel, Cours d'esthétique, \" partie; — Jouffroy, Cours d'esthétique. E. V. IMITATION. Nous avons traité ailleurs (voy. Arts) de l'imitation dans ses rapports avec les arts et les œuvres de l'imagination; ici il s'agit de la considérer d'un point de vue plus général et plus philosophique, c'est-à-dire comme un penchant habituel et souvent irrésistible qui nous porte à reproduire les mouvements, les actions, les œuvres dont nos yeux ont été longtemps ou vivement frappés. L'homme est un être sociable et perfectible. A ce double titre il lui est impos- sible de vivre dans la contemplation et la satis- faction de lui-même, ne se réglant que sur lui, ne rapportant qu'à lui et aux fins qu'il se propose sa manière d'être et d'agir. Comme être sociable, il éprouve le besoin de se mettre, en quelque sorte, à l'unisson de ses semblables, au moins de ceux avec qui il passe une partie de son existence, et de s'accorder avec eux, non-seule- ment dans les sentiments, dans les idées, dans les mœurs, mais dans les actions les plus indif- férentes et les détails les plus frivoles de la vie. Comme être perfectible, il est poussé par un mouvement secret à égaler ce qui est au-dessus de lui, à rivaliser avec des facultés et des forces qui lui semblent supérieures aux siennes, sans en être séparées par une distance infranchissable. C'est cette double direction de notre nature qui se manifeste par le penchant, ou, si l'on veut, par l'instinct de l'imitation. Sans doute il y a une imitation libre, réfléchie, conseillée par la raison et exécutée avec plus ou moins d'effort, dont le but est de nous approprier ce que nous avons trouvé chez les autres d'utile et de bon ; mais il y a aussi une imitation spontanée, instinc- tive, à laquelle nous nous prêtons sans le savoir et sans le vouloir, et qui choisit ses modèles tantôt dans la nature, tantôt chez les hommes. Cette disposition existe à un très-haut degré chez les enfants qui, avant même que leurs or- ganes^ puissent obéir à leur volonté, cherchent déjà à imiter et les gestes et le son de voix dont leurs yeux et leurs oreilles sont frappés le plus souvent. C'est par elles qu'ils sont appelés d'a- bord à l'essai de leurs forces et à l'exercice de leurs facultés naissantes. Elle fait la plus grande partie de l'esprit et de la grâce que nous admi- rons en eux : car, par une illusion naturelle, nous leur prêtons les sentiments et les idées dont ils ne connaissent encore que les signes. Elle leur est surtout nécessaire dans l'apprentissage de la parole : car il ne suffit pas que par la na- ture de leur organisation ils puissent parler, il faut aussi qu'ils le veuillent; et comment le voudraient-ils lorsqu'ils n'ont encore aucune pensée à exprimer, et que la langue dont on leur apprend à se servir offre souvent des arti- culations si rudes et si difficiles? Il faut donc qu'ils y soient poussés par un instinct particu- lier. Remarquons en passant que la parole elle- même, dans sa constitution première, repose es- sentiellement sur l'imitation. En effet, que l'on analyse une langue véritablement originale et morte de bonne heure, avant qu'elle ait pu su- bir l'influence d'une pensée trop abstraite et trop raffinée, l'hébreu, par exemple, on verra qu'elle est formée presque entièrement de deux sortes de signes : des onomatopées et des images. Les premières nous rappellent les objets, soit les éléments, soit les êtres animés, par les sons qui les caractérisent ; les autres nous les représen- tent par une véritable peinture, par une mimi- que parlée, si l'on nous permet cette expression. Ainsi les passions, les principaux actes de la vo- lonté et de l'intelligence sont désignés, non par des termes abstraits et de pure convention, mais au moyen des gestes par lesquels ils se tra- duisent au dehors. L'opiniâtreté, c'est la nuque dure, dura cervix, qui ne veut pas plier ; l'or- gueil, c'est la tête qui se dresse ; la vanité, la gorge qui se tend ; la colère, le souffle des na- rines ; se préparer à l'action, c'est mettre sa ceinture ; protéger quelqu'un, le couvrir de sa main, etc. Avec l'usage de la parole l'imitation fait passer aussi chez les enfants notre manière de penser, de sentir, et jusqu'aux mouvements les plus secrets de notre esprit et de notre cœur. Elle est le principe, ou du moins la condition première de l'éducation. C'est par elle que l'œu- vre de l'éducation commence, et par l'habitude qu'elle s'achève. On conçoit très-bien que nous soyons d'autant plus portés à régler notre conduite sur celle des autres, que nous trouvons en nous-mêmes moins de lumière et de force, que notre raison et notre caractère sont moins développés. Mais il ne faut pas croire que l'instinct de l'imitation nous quitte avec l'enfance; il nous tient sous son pouvoir à tous les âges de la vie, et il n'y a peut-être pas un seul homme qui soit parvenu à s'y soustraire entièrement. La plupart, en tout ce qui ne tou- che pas immédiatement à leurs passions et à leurs intérêts, se soumettent sans examen aux usages, aux opinions, aux coutumes établis, « al- lant à la file, pour nous servir des expressions de Charron, comme les moutons qui courent après ceux qui vont devant. » 11 faut faire comme tout le monde, telle est la maxime qu'ils ont sans cesse à la bouche et qui résume à peu près toute leur sagesse. Heureusement il n'existe au- cun principe dans la nature humaine qui ne puisse servir à combattre ses propies excès. Si les coutumes les plus enracinées et les préjugés les plus aveugles ne s'établissent que par imita- tion, le même moyen est appelé à les détruire. L'exemple du changement une fois donné, mais IMMA — 776 LMME avec autorité, avec persévérance et par des hommes dont la position attire les regards, le reste du troupeau, pour continuer la comparai- son de l'auteur de la Sagesse, ne tardera pas à s'ébranler. Combien de brusques retours dans l'opinion publique, ou dans les lettres, dans les arts, dans les croyances elles-mêmes, que nous prenons pour des révolutions sérieuses, et qui ne sont qu'un résultat de l'imitation et de la mode! Rien ne peut mettre obstacle à cette influence, pas même les haines qui existent d'une classe ou d'une nation à une autre ; et ses effets sont d'au- tant plus rapides, c'est-à-dire les changements plus fréquents, que les hommes se mêlent da- vantage ou sont plus exposés aux regards les uns des autres. On a vu aussi le crime, surtout le suicide, se changer quelquefois en contagion, lorsqu'une publicité imprudente l'a mis trop en vue ; mais, en général, l'instinct de l'imitation est. comme nous l'avons déjà observé, un des fondements les plus nécessaires de la sociabilité humaine. Elle efface les différences qui séparent les peuples et les individus. Elle adoucit et peu à peu détruit les causes de mépris et de haines réci- proques. Elle met en action cette loi de l'équili- bre dont le monde moral n'a pas moins besoin que le monde physique. L'homme n'est pas seulement porté à l'imita- tion de ses semblables; il imite aussi la nature: il cherche d'abord à l'égaler, et ensuite à la sur- passer dans quelques-uns de ses effets les plus accessibles à son intelligence. On le voit, dès l'âge le plus tendre, reproduire les formes qui ont frappé ses yeux, ou les sons qui ont frappé son oreille. Devenu plus entreprenant avec les années, et poussé aussi par le besoin, il s'ef- force de s'approprier l'action même de la nature dans quelques-unes de ses œuvres. Ainsi il aper- çoit des animaux qui nagent : c'est assez pour lui donner l'idée de la navigation, ou pour l'en- courager, tout au moins, à se confier au même élément. Il voit d'autres animaux qui s'élèvent et qui voyagent dans l'air ; aussitôt il songe au moyen de les suivre, jusqu'à ce que la science ait réalisé les rêves de son imagination. Ainsi naissent l'industrie et les arts. Sans doute l'imi- tation n'est pas le but ou la fin dernière de l'art, mais elle en est le commencement et, pour ainsi dire, le germe. D'abord, on imite unique- ment pour imiter, pour égaler la nature; puis, découvrant sous ses formes fugitives le divin modèle dont elle n'est que la copie, les idées dont elle n'est que le symbole, on ose, sans per- dre ses traces, concevoir le dessein de la sur- passer et aspirer ouvertement au rôle de créa- teur. A côté du penchant de l'imitation, du désir de ressembler aux autres, il y a dans l'homme un principe tout opposé, l'amour de l'originalité et de l'indépendance, le désir de rester soi- même. Ce dernier sentiment fait la valeur et la force de l'individu ; sur le premier repose l'har- monie de la société. L'un et l'autre ils font l'homme tel qu'il est, libre et sociable tout à la fois, donnant et recevant tour à tour, et avan- çant lentement vers le terme de sa destinée, kruidé par la nature et l'expérience de ses sem- blables. On peut consulter : Aristote, Poétiquet eh. iv ; — Buffon, Histoire naturelle; — Burke, Essai sur le beau cl le sublime; — Alun Smith, Théorie des BentimenU moraux; — Du- gald Stewart, Éléments de lu philosophie de l'esprit humai», du Langage, ch. n, sections 1. •2, :s, 4. IMMANENT (île manerc. demeurer, et in. dc- 'I n ), ce qui ne sort pas df'un certain sujet ou de certaines limites Ce mot, entendu d'abord dans un sens psychologique, ne s'appliquait guère qu'aux actions humaines. Par une action immanente, on entendait celle qui n'a pas d'ef- fet au dehors, dont le terme est dans l'être même qui l'a produite; et par une action transi- toire, au contraire, celle qui sort des limites de la conscience et se manifeste par des résul- tats extérieurs. C'est à peu près dans le même sens que les théologiens ont dit que Dieu a en- gendré le Fils et le Saint-Esprit par une action immanente, et qu'il a créé le monde par une ac- tion transitoire. Plus tard le même terme a été pris dans une acception métaphysique, s'appli- quant. non ] lus aux effets, mais aux causes; non plus à l'homme, mais à Dieu. « Dieu, dit Spinoza {Éthique, liv. I, prop. 18), est la cause immanente et non transitoire de toutes choses : » Dcus est omnium rerum causa immanens, non vero transiens ; ce qui signifie que tout ce qui est est en Dieu ; qu'il n'y a pas de distinction substantielle entre Dieu et le monde. Cette nou- velle acception, dont Spinoza, autant que nous pouvons l'affirmer, a donné le premier l'exem- ple, est restée chez la plupart des métaphysi- ciens modernes. Dieu a continué d'être pour eux le principe immanent des êtres. Enfin, Kant, substituant aux précédentes significations un sens purement logique, distingue deux maniè- res d'employer les notions de l'entendement pur : on en fait un usage immanent et, selon lui, un usage légitime, lorsqu'on s'en sert pour coordonner entre elles les diverses données de l'expérience, lorsqu'on les rapporte exclusive- ment aux phénomènes que nous percevons par la conscience ou par la science. On en fait, au contraire, un usage transcendant et illégitime, lorsqu'on essaye de s'élever avec elles au-dessus de l'expérience, au-dessus de tous les phénomè- nes, dans le vain espoir d'atteindre à la connais- sance de l'être en soi. IMMATÉRIALITÉ, VOy. AME, SPIRITUALISME. IMMENSITÉ. Ce qui est immense, c'est litté- ralement ce qui échappe à toute mesure. Mais une chose échappe à toute mesure ou simple- ment parce qu'elle est trop grande pour que no- tre faible esprit puisse la soumettre au calcul, ou absolument parce que son étendue n'a pas de bornes. Ainsi parle-t-on de l'immensité des cieux, soit qu'on veuille seulement en exprimer l'étonnante grandeur, soit qu'on veuille faire entendre l'espace sans bornes qui nous entoure. Le premier emploi de ce mot est le plus fré- quent et le plus vulgaire; le second est seul vraiment philosophique. Mais il est une signification plus spéciale en- core avec laquelle est pris souvent le mot im- mensité. Tous les philosophes qui reconnaissent l'existence d'un Dieu unique lui attribuent l'im- mensité; mais tous ne conçoivent pas l'immen- sité divine de la même manière. Pour les uns, l'immensité divine n'est guère autre chose que l'espace sans bornes dont ils font un attribut de Dieu, de même que l'éternité est pour eux la du- rée sans commencement ni fin. Telle est à peu près la doctrine de Newton et de Clarke. Pour les autres, l'immensité divine est tout autre chose que l'espace sans bornes, de même que l'éternité est tout autre que la durée sans fin. De même que l'éternité de Dieu est pour eux, non pas l'existence dans tous les temps, mais en dehors et au-dessus des temps, immuable, indi- visible; ainsi l'immensité est, non pas l'exis- tence, la présence de Dieu dans tous les lieux. m. lis une manière d'être telle que, sans qu'il suit répandu dans l'espace, sans qu'il puisse rc- .'i aucune forme, il est cependant partout présent par sa puissance, agit sur tous les points IMMG — 777 — immo de l'espace sans être substantiellement dans au- cun per extensionem polcntiœ,non per expan- sionem substantiœ. Telle est la doctrine^ de saint Thomas, de Leibniz, de Bossuet, de Féne- lon. Voyez pour plus de détails et pour les ouvra- ges à consulter, l'article Éternité et ceux qui le complètent. IMMORTALITÉ. Le dogme de l'immortalité de 1 'âme est aussi ancien que celui de l'exis- tence de Dieu. Toutes les fois qu'on aperçoit l'un on est sûr de rencontrer l'autre. Partout où s'élève un temple et un autel, symboles de l'é- ternité, on peut être sûr que la cendre des morts repose dans leur ombre. Quelques esprits isolés ont pu séparer ces deux croyances ou les rejeter ensemble ; mais la foi du genre humain " les a toujours réunies. Elles constituent le fond commun et, si l'on peut parler ainsi, la sub- stance invariable de toutes les religions. C'est qu'en effet la raison ne permet pas de les diviser et ne saurait, sans se mutiler elle-même, les accepter l'une sans l'autre. Si ce monde n'est pas l'œuvre d'une cause intelligente qui a fait toutes choses avec poids et mesure, et marqué à chaque être une destination proportionnée aux facultés dont il dispose, il est évident que nous n'avons rien à attendre après la mort; que les contradictions, les iniquités et les souffrances dont cette vie est remplie, sont un mal sans but et sans réparation ; et réciproquement, si nous n'apercevons en nous aucun principe qui puisse survivre à l'extinction des sens, aucune idée, au- cun sentiment, aucun besoin qui dépasse notre existence physique, ou même les conditions de l'ordre social, comment notre intelligence s'élè- verait-elle à la conception de l'infini, à la con- naissance de Dieu? Si, par un instinct plus puissant que tous les raisonnements, le genre humain a toujours cru au dogme de l'immortalité, il est vrai aussi que, faute de s'en rendre compte par le raisonnement et la réflexion, il l'a toujours mêlé à des images plus ou moins grossières, à des espérances et à des craintes plus ou moins serviles, se représen- tant avec peine un être purement spirituel et transportant dans une autre vie, pour les mé- chants toutes les douleurs, pour les bons toutes les jouissances de notre condition présente. De là, les formes diverses et si bizarres quelquefois que cette croyance a revêtues chez les différents peuples, selon les degrés de civilisation qui les caractérisent ou le spectacle que la nature et leurs propres habitudes offrent le plus souvent à leurs yeux. De là aussi les doutes qu'elle a fait naître aussitôt que la réflexion et l'esprit d'exa- men eurent pris quelque développement. Ces doutes une fois éveillés dans les esprits (et il faut tôt ou tard qu'ils s'éveillent), c'est à la phi- losophie qu'il appartient de les dissiper, en sub- stituant aux confuses lueurs de l'imagination et du sentiment une connaissance approfondie de l'âme, de ses facultés, de ses devoirs, de ses droits et de ses rapports avec le principe dont elle tient l'existence. Sans doute la philosophie n'a pas^ toujours rempli cette tâche, obligée qu'elle était de se constituer elle-même, avec l'aide du temps, et de se développer par la con- tradiction ; mais elle seule peut la remplir ; elle seule, pénétrant par la conscience et par le rai- sonnement dans le fond le plus reculé de notre être, peut nous apprendre sans figure et sans détour ce que c'est qu'un esprit, ce que c'est que .a vie de 1 esprit, et dans quelle mesure ou par quels liens elle dépend du corps. Ce qu'il nous est impossible de savoir de nous-mêmes par le témoignage direct et l'usage réfléchi de nos pro- pres facultés, nulle puissance au monde n'est en état de nous l'apprendre. Au reste, ce n'est pas une vaine prétention que nous énonçons là, mais un fait historique. C'est un philosophe païen, c'est Platon, qui a enseigné pour la première fois dans toute sa pureté et dans toute sa gran- deur, nous voulons dire dans un sens vraiment spiritualiste, le dogme de l'immortalité de l'âme. Que l'on compare sur ce sujet le Phcdon. malgré la part qu'il fait encore à l'imagination et aux sens, avec toutes les religions de l'antiquité sans aucune exception, et l'on verra de quel côté se trouvent les idées les plus élevées, la foi la plus persuasive et les espérances les plus di- gnes de la nature humaine. On compte ordinairement plusieurs preuves de l'immortalité de l'âme, comme on compte plusieurs preuves de l'existence de Dieu; mais, en réalité, il n'y en a qu'une, et ce que l'on prend pour des arguments distincts, ce sont des faits qui se suivent et des idées qui s'enchaînent étroitement; ce sont des laces diverses et des éléments inséparables d'une seule et même dé- monstration. En effet, toutes les raisons allé- guées jusqu'aujourd'hui, et qu'on puisse allé- guer en faveur du dogme que nous discutons en ce moment, se réduisent à quatre : 1° celle qui est tirée du caractère métaphysique de l'âme, c'est-à-dire de son unité et de son identité ; 2° celle qui est tirée de son caractère moral, nous voulons parler de ses devoirs, de ses droits et de la sanction qu'ils supposent au-dessus des châtiments et des récompenses de l'ordre social; 3" celle qui résulte de l'ensemble de ses facul- tés, de tous les besoins réunis de sa nature, et de l'impuissance où est cette vie de les satis- faire ; enfin la quatrième est puisée dans la justice et dans la bonté divines. Eh bien, au- cune de ces raisons ne peut se passer des trois autres ; mais, en revanche, nous le disons avec une entière conviction, elles forment, quand on les a réunies, une démonstration tellement ri- goureuse et complète, qu'il devient aussi impos- sible de douter de l'autre vie que de la vie pré- sente. C'est en les considérant de ce point de vue, ou dans leur enchaînement et leur dépen- dance purement logique, que nous allons es- sayer de les exposer ; nous ferons ensuite con- naître l'ordre selon lequel elles se sont produi- tes dans l'histoire, et l'on s'expliquera alors les contradictions qu'elles ont essuyées et les gros- sières fictions qui se sont mêlées, chez les peu- ples et les plus anciens philosophes, à la croyance si élevée d'une âme inaccessible à la mort. Pour que l'âme puisse survivre au corps, il faut d'abord qu'elle en soit distincte. La distinction de l'âme et du corps a été suffisamment établie ailleurs (voy. Ame). Nous rappellerons seulement ici les différences les plus essentielles qui exis- tent entre ces deux principes. Le corps n'est qu'un tout collectif et, par conséquent, divisible. Il se compose d'une multitude d'organes, et cha- cun de ces organes d'un nombre indéfini de par- ties physiquement distinctes les unes des autres. L'âme, c'est-à-dire la force à laquelle nous attri- buons la volonté, la sensibilité et l'intelligence, est absolument une : car il n'y a en nous qu'un seul être, qu'une seule personne qui veut, qui sent et qui pense; et d'un autre côté chacune de ces opérations est totalement incompréhensible sans l'unité. Le corps, ou plutôt l'organisme, n'est jamais dans un instant ce qu'il est dans un autre ; les éléments hétérogènes dont il se com- pose ne cessent de se renouveler comme les eaux d'un fleuve, et même la forme sous laquelle ils se rassemblent se modifie, se dégrade et se brise entièrement avec les années. L'âme, quels que IMMO 778 — IMMO soient les changements arrivés dans son exis- tence, soit qu'elle ait la conscience du présent ou le souvenir du passé, ou la prévision de l'avenir, se trouve toujours la même ; et cette persistance de son être au milieu des modifica- tions dont il est susceptible, lui donne l'idée même du temps et de la durée. Or, qu'est-ce que nous appelons la mort, ou qu'est-ce que nous en savons par notre expérience? Nous of- fre-t-elle un autre spectacle que la simple disso- lution de nos organes et la cessation de cette substitution d'éléments par laquelle ils se con- servent et se développent dans l'état de vie? L'âme ne peut donc pas mourir comme meurt le corps, et, par conséquent, rien au monde ne peut nous autoriser à affirmer qu'ils finissent en- semble. Mais, dira-t-on, il y a une autre espèce de mort que la mort par dissolution. Dieu, comme on l'a objecté depuis longtemps, pourrait, par un acte de sa volonté, anéantir ce qui ne peut se dissoudre ; ou, comme Kant en fait la remarque dans sa Critique de la Raison pure, il est possible que l'âme, malgré .les attributs qui la rendent invisible, périsse de langueur et par une extinction graduelle [de ses forces. Sans examiner ici la valeur de ces deux hypothèses, sans rechercher à quel point elles s'accordent avec l'expérience, qui nous montre partout des principes qui résistent à la dissolution et à la mort, nous observerons que ni l'un ni l'autre ne portent atteinte au résultat que nous venons d'établir. Il ne s'agit pas de savoir si l'âme, par la seule vertu de son unité et de son identité, est absolument impérissable, quoique cette pro- position, entendue dans un sens général, ne nous paraisse pas impossible à soutenir ; mais s'il y a en elle des causes naturelles de destruction par lesquelles elle doit périr en même temps que le corps. Eh bien, tout au contraire, étant d'une nature opposée à celle du corps, elle a ce qu'il faut pour lui survivre. Quoi de plus sensé et de plus élevé à la fois que ces paroles de So- crate dans le Phédon : « Notre âme est semblable à ce qui est divin, immortel, intelligible, simple, indissoluble, toujours le même et toujours sem- blable à lui ; et notre corps ressemble parfaite- ment à ce qui est humain, mortel, sensible, composé, dissoluble, toujours changeant et jamais semblable à lui-même. Cela étant, ne convient-il pas au corps d'être bientôt dissous et à l'âme de demeurer longtemps indissoluble ou quelque autre chose de peu différent? » Nous venons de piouver que ce que nous savons de la mort ne s'applique qu'à l'organisme et ne touche pas l'âme, ou du moins ne l'atteint pas dans le fond de son existence, dans le principe invariable qui la constitue; mais cela ne suffit pas à la démonstration du dogme que nous vou- lons établir : il faut aussi une raison pour que l'âme continue d'exister après la dissolution du corps et conserve les facultés qui font à peu près tout le prix de son existence, savoir, la raison et la liberté. Cnr alors même que sa na- ture identique et indivisible devrait, comme nous le croyons, lui assurer une durée sans fin, ce ne serait pas encore pour nous un grand sujet d'espérance, ni pour la providence divine une justification. Un être, dont les seuls attributs sont l'unité et cette identité vague qui n'est que la continuité de l'existence, ce n'est pas moi, ce n'est pas ma personne, ni aucune autre personne humaine; c'est une abstraction, c'est la substance de l'être en général ; et l'immortalitéqui lui con- vient, la seule à laquelle le panthéisme puisse ajouter foi, est sans relation avec la vie présente, sans responsabilité et sans conscience. Il reste donc encore à disputer à la mort et au néant, non pas le principe spirituel en général, mai» cette âme particulière qui pense, qui aime, qui agit et qui respire en nous; en un mot, la per- sonne humaine. Or, la personne humaine a dans son caractère moral une raison d'être, une desti- nation à remplir, indépendamment du corps et après que le corps a terminé sa carrière. En effet, la fin suprême de nos actions, la règle que le sentiment aussi bien que la raison nous im- pose, et que l'on ne saurait nier sans faire vio- lence à toute notre nature, ce n'est pas la con- servation de la vie, c'est-à-dire l'intérêt du corps, mais la justice, le devoir, le bien en soi. L'idée de la justice et la règle du devoir ne souffrent point de limite ni de condition. Si la fortune nous a placés dans une telle alternative que notre vie ne 'puisse être sauvée qu'à leurs dé- pens, c'est-à-dire au prix d'une indignité, soit envers les autres, soit envers nous-mêmes, il ne faut pas que nous hésitions à en faire le sacri- fice ; et ce que nous disons de la vie s'applique, à plus forte raison, au bonheur. Mais, si la loi morale est absolue et n'admet, comme nous l'avons dit tout à l'heure, aucune sorte de restriction, il est impossible de la renfermer dans les bornes de notre existence actuelle. Comment ne serait-elle faite qu'à l'usage de cette vie à laquelle elle im- pose toujours de si rudes épreuves, et dont elle demande souvent le sacrifice? D'ailleurs la loi morale comprend nécessairement l'idée de jus- tice. Or, n'est-ce pas le renversement de la justice et de la raison, que l'on souffre, sans espoir de réparation, en remplissant ses devoirs, qu'on n'ait point de châtiment à redouter, qu'on puisse trouver même le repos et le bonheur en les foulant aux pieds? C'est l'idée de justice con- sidérée de ce point de vue, ou la rémunération du bien et du mal, qu'on est convenu d'appeler la sanction de la loi morale. Mais il est facile de voir que cette idée se confond avec celle de la loi elle-même. Si l'on admet celle-ci, il est de toute impossibilité de rejeter celle-là. L'ordre moral sans la justice, la justice sans l'harmonie du bonheur et du mérite, est une incompréhensible chimère. Maintenant est-il vrai, comme on a osé quel- quefois l'affirmer, que cette harmonie existe ici-bas? Est-il vrai que dès ce monde la vertu trouve en elle-même sa récompense, et que le vice ou le crime ont un châtiment toujours prêt dans les lois de la société et de la nature? Pour s'arrêter à une telle opinion, il faut n'avoir ja- mais souffert ni pensé, ni aimé; il faut être dans une ignorance profonde et des choses, et des hommes, et de soi-même. La nature a-t-elle des récompenses pour celui qui donne sa vie à la patrie, son repos et ses veilles à la science, son être tout entier à un pieux dévouement dont il ne peut attendre aucun retour? A-t-elle des châ- timents pour l'hypocrisie, la bassesse, l'égoïsme, la lâcheté ; et en général, pour tous les vices qui ne flétrissent que l'âme sans atteindre le corps? Même quand ses lois paraissent d'accord avec celles de la morale, ce n'est pas le désordre qu'elle frappe, mais la faiblesse; la force est toujours sûre de son indulgence, et bien souvent de l'impunité. La société n'est quelquefois pas plus juste ni plus clairvoyante que la nature. Nous ne parlons pas des époques de barbarie et de bouleversement, où le droit du plus fort est la seule règle; mais, dans tous les temps, elle n'encourage que ce qui lui est utile, elle ne ré- prime que ce qui lui est nuisible, dans la mesure de son intelligence et de son pouvoir, nécessai- rement bornes l'un et l'autre. Tout le reste : les dévouements les plus touchants, quand ils ne sont pas directement pour elle; les iniquités et les IMMO 779 IMMO infamies qui ne troublent pas son repos, ou n'en- travent pas sa marche, n'excitent que son indif- férence. Est-ce donc en nous-mêmes que nous trouverons cette sanction réelle, cette justice complète et infaillible que nous avons de- mandée vainement à la nature et à nos sem- blables? Oui, sans doute, la conscience a ses tourments et ses joies; mais ils ne tiennent les uns et les autres qu'une place très-limitée dans notre existence. Les premiers s'affaiblissent et disparaissent par l'habitude , de sorte que plus on s'enfonce dans le mal, moins on en est puni. Il y a des âmes délicates qui souffrent beaucoup plus d'un scrupule, d'une faute involontaire, que des cœurs endurcis de toute une vie de désor- dres et de crimes. Quant à la satisfaction que la conscience nous donne, elle est le signe et non la récompense du bien. Elle n'empêche ni les angoisses de la lutte, ni la douleur du sacrifice, et n'a rien à nous offrir en retour des dommages et des injures que nous souffrons de la part des autres. Cette vie, placée sous l'empire de la loi du devoir, n'est donc et ne pouvait être qu'une épreuve. Le même principe, d'après lequel nous sommes obligés de la conduire, nous ordonne d'en attendre une autre, où les contradictions apparentes d'ici-bas trouveront leur solution. Le résultat que nous venons d'obtenir est d'une tout autre nature que le précédent, bien qu'il le continue et le suppose. Il ne s'agit plus ici de la simple possibilité d'une existence immaté- rielle, résistant à la dissolution des organes; nous avons en nous une raison positive de sur- vivre à notre corps; nous sommes les sujets d'une législation qui s'étend au delà des bornes de la vie. Il n'est pas question, non plus, d'une im- mortalité sans conscience et sans volonté, telle qu'on peut la concevoir dans un principe pure- ment métaphysique; c'est sous la protection de la loi morale que nous devons échapper à la mort, par conséquent avec notre responsabilité tout entière, avec la parfaite connaissance de nous-mêmes et le souvenir de ce que nous avons été, avec tout ce qui nous permet de rester la même personne. Cependant nous ne sommes pas encore arrivés à la fin de notre tâche. Nous avons montré qu'il faut croire à une autre vie; nous n'avons rien fait pour le dogme de l'immortalité. En effet, puisque notre croyance se fonde sur l'idée d'une rémunération future, nous ne de- vons pas l'étendre plus loin qu'il n'est nécessaire pour donner satisfaction à cette idée, c'est-à-dire à cette condition de la justice. Or nous sommes des êtres finis ; les châtiments et les récompen- ses qui nous sont réservés, doivent donc être finis comme nous, ils doivent être bornés comme notre intelligence et nos forces. Ces châtiments et ces récompenses une fois épuisés, l'œuvre de la justice n'est-elle pas accomplie, et ne nous trouvons-nous pas de nouveau en face du néant ? Ici se présentent des considérations d'un autre ordre, celles qui sont tirées de la nature et de la direction générale de nos facultés. L'homme est un être fini sans doute, mais toutes les forces de son âme, toutes ies lois de son organisation et tous les principes de son intelligence le poussent sans relâche à la re- cherche de l'infini. Il n'est pas question ici de ces vagues aspirations auxquelles on s'abandonne dans le désœuvrement et la mollesse, ou qui, chez quelques esprits incapables de se fixer, de prendre leur part des obligations de la vie, ne sont qu'un signe de faiblesse et de maladie. Nous parlons d'une loi constante et universelle de notre existence. L'homme, en effet, quand on a ôté de lui ce qu'il a de commun avec la brute, est un être qui pense, qui aime et qui traduit en action cette double disposition de sa nature par une puissance entièrement à lui, par sa libre volonté. Or, quel est le but de la pensée ou de l'intelli- gence ? C'est la vérité. Eh bien, il ne faut pas beaucoup d'efforts pour se convaincre que, de ce côté,^ l'âme humaine ne sera jamais satisfaite. La vérité, ce n'est pas telle ou telle connaissance, ni tel ou tel ordre d'idées où nous consumons notre vie, sur les traces de plusieurs généra- tions, sans pouvoir l'embrasser tout entier. Elle est tout, dans le sens le plus absolu du mot : elle est l'infini. Aussi, quand nous comparons notre ignorance à notre savoir, et les faibles lueurs que nous avons pu recueillir aux immen- ses ténèbres qui nous enveloppent de toutes parts, notre premier sentiment est celui du doute et du désespoir ; mais bientôt une force plus puissante nous pousse en avant, et, sur la foi irrésistible de notre immortelle destinée, nous précipite dans cet abîme sans fond. Sommes-nous donc plus faciles à contenter du côté de l'amour ? Nous aimons le beau et le bien, deux aspects différents d'une seule et même chose, l'idéal, la perfection. Quelle est donc la créature qui nous offre ce caractère, et qui suffise, quand même elle réunirait tous les rvanlagcs de la nature humaine, à remplir notre imagination et notre cœur? Nous éprouvons aussi le besoin d'aimer tout ce qui nous ressemble, tout ce qui partage nos épreuves, nos destinées, nos biens et nos maux, en un mot, les êtres de notre espèce : nous désignera-t-on une condition de la vie, une or- ganisation de la société, où ce sentiment ne soit pas froissé à chaque instant par les intérêts et les passions contraires? Enfin, si l'on veut bien réfléchir à la nature et aux conditions de la liberté, on verra que le but qu'elle poursuit n'est pas moins reculé que celui de l'intelligence et de l'amour. La condition de la liberté n'est pas autre chose que cette sévère et universelle loi du devoir dont nous avons déjà parlé. En l'absence du devoir, il ne reste pour nous diriger que l'instinct et la passion, puissances aveugles et fatales l'une et l'autre : car l'intérêt ne doit pas compter pour un mobile distinct de nos ac- tions; il n'est, pour ainsi dire, que la prévision d'une passion à venir, ou la passion devenue prévoyante. Le caractère, et par conséquent la destination de la liberté, est donc, en nous élevant au-dessus de ces basses régions, de traduire en œuvres les conceptions les plus pures de notre intelligence et les sentiments les plus généreux de notre cœur, de poursuivre sans relâche la conquête du vrai et la réalisation du beau et du bien. Il est évident qu'aucune vie limitée ne peut suffire à une pareille tâche. A cette consi- dération, uniquement fondée sur la raison, on peut joindre un fait d'expérience : c'est que, lorsqu'une éducation, des habitudes ou des cir- constances funestes n'ont pas entièrement flétri notre âme, nous avons un besoin d'activité et de mouvement, un désir d'étendre et, s'il est per- mis de parler de la sorte; d'exprimer notre être, qu'aucune occupation présente ne peut assouvir. De là ces projets sans nombre qui remplissent notre vie beaucoup plus, beaucoup mieux que nos œuvres, et au milieu desquels la mort vient nous surprendre. Ainsi, dans quelque sphère qu'elle soit placée, et de quelque point de vue qu'on la considère, notre âme porte toujours avec elle sa raison d'être; ses droits à l'exis- tence n'ont rien à craindre de la prescription \ car il est impossible de douter que sa fin géné- rale ne soit la même que celle de chacune de ses facultés; et celle-ci ne peut se concevoir qu'avec une durée immortelle. Il s'agit ici, qu'on ne l'oublie pas, de la personne IMMO 780 — LAI MO humaine, de l'âme humaine, et non de l'humanité, à laquelle on a voulu transporter, par une substi- tution injuste, tous les droits et toutes les espé- rances de l'individu. Par conséquent, nous n'avons pas même à nous demander si, avec une meilleure organisation de la société, avec des lois plus sages, une éducation plus conforme à notre na- ture et un avenir sans bornes, nous ne pourrions pas atteindre dans ce monde la fin générale de notre existence. Que m'importent vos théories et vos rêves, s'il n'y a aucune place pour moi, ou si le règne messianique que vous annoncez ne doit pas rétrograder vers les générations éteintes qui l'ont fondé au prix de leur repos, de leur bonheur et de leur sang? C'est moi qui ai souffert, c'est moi qui ai été opprimé, c'est moi qui ai soif de justice, de vérité, d'idéales grandeurs; c'est moi qui dois recueillir le fruit de ma résignation et de mon courage; c'est en moi que les plus nobles besoins du cœur humain doivent trouver leur satisfaction. D'ailleurs l'humanité a fait une assez longue expérience de la vie pour ne plus laisser aucun appui à ces chimères. Quelques progrès que nous puissions faire, nous ne chan- gerons pas les lois de la nature et les conditions mêmes de notre existence ici-bas. Tant que notre espèce subsistera sur la terre, elle ne pourra pas échapper à la maladie, au besoin, à la faiblesse de l'enfance, aux infirmités de la vieillesse, aux angoisses et aux déchirements de la mort; on n'arrachera pas de son cœur l'égoïsme et les passions toujours prêts à se révolter contre le sentiment de la justice ; on n'empêchera pas les uns d'être orgueilleux et vains, les autres d'être rampants et vils; on ne fera pas cesser la lutte des intérêts, ou, si l'on veut, des caractères et des opinions opposés ; la science aura beau mul- tiplier ses découvertes, le doute et l'ignorance auront toujours la plus grande part dans notre esprit. Enfin, toutes ces facultés qui aspirent à l'im- mortalité et ne peuvent se satisfaire, ni se com- prendre sans elle, ont leur principe et leur raison d'être en Dieu. Dieu n'est pas seulement la cause et le sage ordonnateur des phénomènes de la nature; il est aussi l'auteur des facultés qui me font connaître à moi-même, et m'élèvent jusqu'à lui; il est le père, la providence et le juge de l'âme humaine. Cette liberté absolue, cette con- naissance infinie, cette justice infaillible que je poursuis vainement, elles existent en lui : car il serait impossible autrement qu'il m'en eût donné l'idée. C'est en lui aussi qu'est la source de cet amour insatiable, un des tourments et des plus nobles privilèges de notre espèce. Mais comment l'être infiniment bon, infiniment juste, infiniment sage, nous aurait-il laissé voir le vide et les im- perfections de cette vie, si nous ne devions pas en trouver une autre? Nous aurait-il demandé des sacrifices qu'il doit laisser sans récompenses? nous aurait-il donné des forces qui doivent rester sans usage, et nous mettre à la torture dans ce lieu où elles ne peuvent se déployer? aurait-il allumé dans nos cœurs l'amour de l'infini et l'espérance de l'immortalité, pour nous laisser, après quelques jours pleins d'angoisses et de mi- sères, retomber tout entiers dans le néant? Quoi! dans l'ordre physique il n'y a pas une si humide créature qui ne soit organisée en vue de sa fin, et cette loi serait méconnue dans l'ordre moral ! Les instincts et les facultés qui nous appar- tiennent en propre ne seraient pas seulement inutiles, mais contraires ;iu cours paisible de notre existence! Cela ne peut se justifier ni se com- prendre, et il faut, pour admettre une telle sup- position, avoii obuKiuc sa raison uu profit du désespoir. Le dogme de l'immortalité de l'âme, quand on le considère dans son expression la plus com- plète et la plus élevée, nous apparaît dans l'his- toire de la philosophie comme une laborieuse conquête de la raison sur l'imagination et sur les sens. Ce n'est pas encore tout : comme les autres vérités de l'ordre moral et métaphysique, comme la croyance en Dieu, la distinction de l'âme et du corps, les idées de droit et de devoir, il n'a pu, nous ne dirons pas s'établir, mais so développer et se démontrer que par la contra- diction. C'est ainsi que les raisons sur lesquelles il est fondé, aperçues une à une et combattues successivement, quelquefois défendues par l'esprit de système à l'exclusion l'une de l'autre, ont été rarement appréciées dans toute leur force, c'est-à-dire dans l'unité où elle prend sa source. D'abord, comme nous l'avons déjà remarqué, le dogme de l'immortalité de l'âme, entièrement confondu avec le dogme religieux, dans un vague sentiment de l'éternité et de l'infini, était livré aux interprétations plus ou moins grossières de l'imagination. Une foi instinctive, telle qu'on la rencontre encore à toutes les époques de l'histoire, faisait regarder la mort comme le com- mencement d'une autre existence. Mais en même temps l'intelligence n'étant pas encore assez exercée pour démêler les deux forces et les deux ordres de phénomènes qui se réunissent dans notre nature, l'âme n'était pas autre chose que la vie, et l'immortalité qu'une résurrection. De là la croyance à la métempsycose, ou, ce qui revient au même, à une autre vie exactement semblable à la vie présente, mais où l'on voit d'un côté toutes les jouissances, et de l'autre toutes les douleurs. A cette conception, moitié poétique et moitié religieuse, a succédé l'idée métaphysique. L'unité et la simplicité de l'âme, l'essence immuable de la raison, qui la fait ressembler à une connaissance antérieure à l'ex- périence, à une sorte de souvenir rapporté d'un autre monde : tels sont les principaux arguments développés dans le Phêdon. Il n'y a rien la encore qui démontre logiquement la persistance de la personne humaine. Aussi Aristote, en cela plus conséquent que son maître, a-t-il substitué à l'immortalité de l'âme celle de l'intelligence ou de la raison universelle. C'est aussi la raison métaphysique, c'est-à-dire l'unité de la substance pensante, que Descartes a fait valoir, bien que sa méthode eût pu mieux le servir; et cette preuve incomplète n'a pas tardé à porter ses fruits dans le système de Spinoza. Kant s'est attaché d'une manière non moins exclusive à la raison morale, ou, pour parler son langage, à la raison pratique, à la nécessité d'une autre vie, pour réaliser l'harmonie impossible ici-bas de la vertu et du bonheur. Mais comment cette autre vie pourra- t-elle se concevoir, s'il nous est impossible, comme il le prétend, de faire le moindre fond sur l'unité et la simplicité de l'âme? Toujours Kant a-t-il rendu ce service à la question que nous traitons ieij que la personne humaine, l'être responsable et libre a pris la place de la pensée, de la raison, et même de la substance univer- selle. Les observations psychologiques les plus récentes, les analyses approfondies qui ont été faites de la r.iison, delà volonté, de la conscience, de l'imagination, ont donné beaucoup de force a l'argument tiré de la nature générale de nos facultés. Même ces tentatives audacieuses qui n'aspirent à rien moins qu'à refaire tout entier l'empire de la création, ne sont point perdues pour le dogme de l'immortalité; elles nous montrcnl combien notre esprit, comme notre cœur, se trouve à l'étroit dans ce monde, et Ml poursuivi par le besoin de l'infini Au reste, IMPR — 781 — INDI n'oublions pas que les vérités de cette nature ont besoin d'être comprises avec l'àme aussi Lien qu'avec l'intelligence. Quelque certitude qu'un parvienne à leur donner, il y restera tou- jours une place pour l'inconnu, pour le mystère et pour la foi. Mais la foi (voy. ce mot) que nous invoquons ici n'est pas contraire à la raison; elle est la raison même quand elle élève ses regards vers l'infini et se trouve trop bornée pour le comprendre. Si nous pouvions comprendre l'infini, nous serions évidemment la même chose que lui. Si l'immortalité n'avait pas de secrets pour nous, elle n'existerait pas dans l'avenir, mais dans le présent; nous n'aurions ni à la conquérir, ni à la démontrer : elle serait en notre possession, comme la vie, et à la place de la vie dont nous jouissons aujourd'hui. On peut consulter : Platon, Phédon ; — Men- delssohn, Phcdon, Dialogues sur l'immortalité de l'âme ; — Jouffroy, Mélanges philosophiques, Nouveaux Mélanges et Cours de droit naturel; — J. Reynaud, Terre et ciel; — Th. H. Martin, la Vie future selon la foi et suivant la raison, Paris, 1858, in-18. IMPÉRATIF CATÉGORIQUE. C'est le nom sous lequel Kant se plaît à désigner la loi mo- rale. 11 veut exprimer par là le caractère obliga- toire et absolu du principe de nos devoirs. Il veut nous apprendre par un seul mot que la morale n'est pas l'intérêt bien entendu, qu'elle ne se fonde pas sur l'expérience et sur les rappons que nous apercevons entre nos actions et leurs résultats; mais qu'elle nous prescrit a priori ce que nous devons faire ou ne pas faire, et, par conséquent, qu'elle nous suppose libres de lui obéir ou de lui désobéir. Voy. Kant, Critique de la raison pratique. IMPRESSION (de premere et de in, presser sur). C'est à proprement parler la marque, la trace matérielle de l'action d'un corps sur un autre : notre pied s'imprime sur le sable ; le cachet s'imprime sur la cire. Mais comme c'est à la suite d'une action semblable des objets extérieurs sur nos organes que nous commençons à sentir, on a appliqué le même mot, par une métaphore naturelle, à la sensation elle-même. La sensation ressemble, en effet, à la trace que les objets auraient laissée, non plus dans une partie déterminée de notre corps, mais dans notre âme. La métaphore ne s'est pas arrêtée là, et l'on a fini par désigner, sous le nom d'im- pression, des phénomènes d'un ordre plus élevé, c'est-à-dire tous nos sentiments, de quelque na- ture qu'ils puissent être. C'est ainsi que l'on parle des impressions de son esprit et de son cœur, d'impressions morales, d'impressions re- ligieuses. Cette manière de parler convient par- faitement au rôle entièrement passif que nous jouons dans la sensibilité, et il faut bien se garder de la retrancher du langage ordinaire. Mais le philosophe doit distinguer attentivement l'action matérielle des objets sur nos sens, ou plutôt sur nos nerfs, du phénomène psychologique dont elle est suivie, et qui nous la fait considérer comme un bien ou comme un mal. La première seulement doit conserver le nom d'impression, la seconde est la sensation. L'impression ne peut être connue dans toutes ses conditions et dans tous ses détails que par une étude approfondie du corps et des agents extérieurs avec lesquels il est en relation. La sensation tombe immédiate- ment sous la conscience. Nous la connaissons tout entière par cela seul que nous l'éprouvons même dans l'ignorance la plus complète des lois de l'organisme. A plus forte raison faut-il distin- guer l'impression du sentiment. Nous n'exami- nerons pas ici l'opinion des philosophes qui ont conçu nosidées elles-mêmes comme une impres- sion matérielle, comme une image empreinte dans notre cerveau. Cette grossière erreur est suffisamment réfutée dans tout le cours de ce re- cueil. Voy. particulièrement Idée, Intelligence, Sens. INDÉFINI (non defxnitum), ce qui n'a pas de limites déterminées ou accessibles à notre intel- ligence; le contraire, non pas du fini, mais du défini, de ce dont la limite et la forme sont parfaitement fixées dans notre esprit. De là la différence qui existe entre l'indéfini et l'infini. Le premier de ces termes n'a qu'une signification relative et l'autre une signification absolue : l'infini, c'est non- seulement ce dont nous ne pouvons pas marquer le terme ou la fin, mais ce qui n'en souffre pas et a précisément pour caractère de n'en pas souffrir; l'indéfini, au con- traire, c'est ce dont la limite n'est pas fixée, soit relativement à nous, soit dans la nature même des choses ; ce que l'on peut étendre ou res- treindre, multiplier ou diviser par la pensée, sans y trouver jamais aucun obstacle. Mais, à quelque moment que cette opération s'arrête, le résultat qu'elle aura produit sera toujours quelque chose de fini. Or tel est le caractère des nombres. « Tout nombre, dit Leibniz (Discours de la con- formité de la foi et de la raison, § 70), tout nombre est fini et assignable; toute ligne l'est de même, et les infinis ou infiniment petits n'y signifient que des grandeurs qu'on peut prendre aussi grandes ou aussi petites que l'on voudra, pour montrer qu'une erreur est moindre que celle qu'on a assignée, c'est-à-dire qu'il n'y a aucune erreur; ou bien on entend par l'infiniment petit, l'état de l'évanouissement ou du commen- cement d'une grandeur, conçue à l'imitation des grandeurs déjà formées. » Mais personne n'a insisté plus que Descartes et n'a répandu une plus vive clarté sur la différence qui existe entre ces deux idées. Voici ce qu'il dit à ce sujet dans ses Principes de la philosophie (Ve partie, ch. xxvi et xxvn) : « En voyant des choses dans lesquelles, selon certains sens, nous ne remarquons point de limites, nous n'assurerons pas pour cela qu'elles soient infinies; mais nous les estimerons seulement indéfinies. Ainsi, parce que nous ne saurions imaginer une étendue si grande que nous ne concevions en même temps qu'il y en peut avoir une plus grande, nous dirons que l'étendue des choses possibles est indéfinie; et parce qu'on ne saurait diviser un corps en des parties si petites que chacune de ces parties ne puisse être divisée en d'autres plus petites, nous penserons que la quantité peut être divisée en des parties dont le nombre est in- défini ; et parce que nous ne saurions imaginer tant d'étoiles que Dieu n'en puisse créer davan- tage, nous supposerons que leur nombre est indéfini, et ainsi du reste. o Et nous appellerons les choses indéfinies plutôt qu'infinies, afin de réserver à Dieu seul le nom d'infini, tant à cause que nous ne re- marquons point de bornes en ses perfections, comme aussi à cause que nous sommes très- assurés qu'il n'y en peut avoir. » Voy. Infini. INDIENS (Philosophie des). C'est à Colebrooke que nous devons à peu près tout ce que nous savons de la philosophie indienne. Les travaux antérieurs, bien qu'ils nous eussent déjà donné quelques renseignements précieux, étaient in- complets; et les travaux qui ont suivi n'ont guère fait que reproduire ou développer les siens. Colebrooke avait résidé de longues années dans l'Jnde, où il avait rendu à la civilisation et à la science des services nombreux et importants : il avait été en communication avec les plus savants INDI — 782 — INDI pandits, et, fort versé lui-même dans la con- naissance du sanscrit, il a pu lire personnelle- ment ou se faire lire la plupart des monuments de la philosophie indienne. C'est là une bonne fortune que Colebrooke a été le seul jusqu'à présent à avoir, et il est probable qu'il s'écoulera bien du temps encore avant qu'il ait de rival. Il a déposé le résultat de ses [recherches dans cinq mémoires qui ont été communiqués à la Société asiatique de Londres de 1823 à 1827, et qu'elle a pu- bliés dans le 1er et le 2e volume de son recueil. Plus tard, en 1837, ces mémoires ont été reproduits dans les Mélanges, en deux volumes, qui con- tiennent le résumé des travaux philologiques et philosophiques de Colebrooke. C'est à cette source, qui est presque la seule, et qui certainement est la plus abondante et la plus pure, que seront puisées la plus grande partie des analyses qui suivront. On a fait avec raison quelques reproches assez graves à Colebrooke : évidemment il ne connaît pas assez la philosophie en général ; s'il eût mieux possédé lui-même les problèmes que discute la science, il aurait mieux compris les solutions que les Indiens ont essayé d'en donner. Les rapprochements qu'il fait quelquefois entre les systèmes de la philosophie sanscrite et les premiers systèmes grecs, attestent des études très-insuffisantes et très-peu exactes. D'un autre côté, le style de Colebrooke est fort loin d'être clair : le mode d'exposition qu'il adopte est souvent confus; et, sans être aussi savant que lui, on peut affirmer qu'il a réuni des choses qui devraient être séparées, et que sa classification des systèmes offre des incohérences manifestes. Il est probable que cette classification lui a été fournie par les pandits eux-mêmes ; mais l'histoire de la philosophie, au point où elle en est au- jourd'hui, ne peut l'admettre, et les principes certains sur lesquels se fonde la science sont en contradiction complète avec ceux que Colebrooke a cru pouvoir appliquer. Quelque justes que soient ces critiques, il faut faire la plus haute estime des mémoires de l'illustre indianiste; et pour apprécier tout ce qu'ils valent, il faut nous demander ce qu'on savait avant eux, et à quoi nos connaissances se réduiraient encore s'ils n'existaient pas. On peut voir dans Brucker ce que l'érudition du xvme siècle possédait sur la philosophie in- dienne. Les Grecs avaient pénétré avec Alexandre jusqu'à Plndus : ils avaient recueilli des notions fort curieuses sur les peuples qu'ils y avaient trouvés et combattus ; mais le séjour des Grecs avait été trop court pour qu'ils pussent étudier et comprendre pleinement des mœurs et des idées si nouvelles pour eux. Les mémoires des lieutenants d'Alexandre avaient dû nécessaire- ment être à peu près tout militaires; cependant cet esprit si sagace et si intelligent des Grecs avait essayé d'aller au delà des besoins et des opérations de la guerre, et si nous en jugeons par les indications que nous ont conservées Ar- rien, et surtout Slrabon et Plutarque, les généraux d'Alexandre avaient démêlé dans leurs rapides observations les principaux traits du génie indien. Ce qu'ils nous ont transmis sur les gymnosophistes est parfaitement juste, quoique tres-succinct; et les découvertes modernes nous permettent de con- firmer s;ms restriction ces témoignages. Depuis Alexandre, aucun événement n'ayant mis le monde indien en contact avec le monde grec et^ romain, on en fut réduit durant plus de vingt siècles à ce que l'expédition macédonienne avait appris; quelques traditions vagues et des récits plus OU moins véridiques vinrent de loin en loin compléter et le plus souvent obscurcir ce qu'on savait. Voilà tout ce que Drucker a pu réunir de documents sur la philosophie de l'Inde . c'était fort peu de chose; mais les principales richesses lui manquaient, et l'on pouvait même élever des doutes assez plausibles sur l'authenticité de celles qu'il avait rassemblées. A côté de l'érudition philosophique, la litté- rature du xvme siècle s'était beaucoup occupée, particulièrement en France, de tout ce qui re- gardait les doctrines et les croyances de l'Inde. Voltaire surtout, avec cette perspicacité qui le distinguait, semble avoir deviné toutes les décou- vertes que l'on était sur le point de faire. Ce n'était point tout à fait l'amour désintéressé de la science qui le poussait : les besoins et les pas- sions de la grande polémique qu'il avait engagée l'excitaient avant tout; mais il sut provoquer et obtenir des missionnaires et des voyageurs des renseignements que nul avant lui n'avait pos- sédés. Il parla plus hardiment que personne de la haute importance des védas, des doctrines de profonde philosophie qui en étaient sorties, et il rendit ce sujet presque populaire. Tous les esprits éclairés et indépendants dont Voltaire était le chef suivirent cet exemple^ qui hâta cer- tainement les efforts et les découvertes du xix" siècle. Après Brucker, les historiens de la philosophie n'en surent pas en général plus que lui. Tie- demann passa la philosophie indienne sous si- lence, bien que cette philosophie toute spécu- lative présentât éminemment les caractères qui devaient la recommander à son examen. Ten- nemann n'en a dit que quelques mots, et dans son Manuel même, rédigé à une époque où il était déjà permis d'en dire fort long, il jugea la philosophie indienne avec un dédain et une lé- gèreté peu dignes de lui. Enfin, de nos jours, M. Ritter, s'appuyant sur Colebrooke, a fan entrer les systèmes indiens dans le cadre ré- gulier de la science et de l'histoire. Il leur a donné pour la première fois l'attention qu'ils méritent; mais, par suite des théories qui toutes ne sont peut-être pas fort justes, M. Ritter a con- testé l'antiquité de la philosophie de l'Inde, et il n'a cru devoir en rapporter le développement qu'au Ier siècle à peu près de l'ère chrétienne. On reviendra plus loin sur cette grave question qu'il n'est point encore possible de résoudre d'une manière décisive. Ainsi l'histoire de la philosophie ne sait que ce que Colebrooke lui a révélé : et c'est d'après Colebrooke que M. Cousin, dans son cours de 1829, a classé et jugé les systèmes indiens. C'est aussi ce qu'a fait en grande partie M. Windisch- mann dans son Histoire de la philosophie. Mais quelques orientalistes avant Colebrooke avaient tenté ce qu'il exécuta plus tard. William Jones, l'illustre fondateur de la Société asia- tique de Calcutta, avait émis en ceci, comme dans tout le reste, des vues très-justes, quoique toutes générales; et l'impulsion de ce puissant esprit n'avait pas été inféconde. Dès 1785, Wil- kins avait traduit en anglais la Bhagavadguitâi épisode du poëme épique le Mahabharata, qui contient en vers l'exposé d'un système de mys- ticisme. En 1808, Frédéric Schlégel, l'un des rares érudits qui possédaient alors la langue sanscrite, publiait sur la langue et la sagesse des Indiens un livre assez célèbre, dont le titre promettait beaucoup plus que l'ouvrage ne te- nait. La seconde partie en était consacréo tout entière 1 la philosophie; mais l'auteur, qui ne connaiss.iit pas même encore les noms des grands systèmes indiens, ne faisait que discuter sur la métempsycose, sur le culte de la nature, sur le dualisme et sur le panthéisme, quelques-unes des questions qu'avait assez vainement agitées INDI 783 — IX DI le siècle précédent. En 1812, Taylor traduisait un petit drame allégorique intitulé le Lever de la lune de l'intelligence, où l'on trouvait des indications philosophiques très-curieuses et très- peu connues. Enfin, en 1818, M. Ward tenta ce que Cole- brooke 'accomplit cinq ou six ans après lui. M. Ward avait aussi vécu fort longtemps dans l'Inde, et son ouvrage en 2 volumes in-4, inti- tulé Aperçu de Vhistoire de la littérature et de la mythologie indienne, a été imprimé à Séram- pore, Colebrooke a parlé en termes assez mé- prisants et fort injustes de son prédécesseur. M. Ward ne sait pas le sanscrit, et il est certain que sans cette connaissance on est peu recevable à prétendre faire des travaux originaux; mais M. Ward avait vécu avec les pandits, et il avait essayé de tirer d'eux tout ce qui pouvait inté- resser un Européen. Pour la philosophie en par- ticulier, il a réuni les matériaux les plus éten- dus et les plus neufs; dans 250 pages à peu près, il a classé et analysé tous les systèmes, qui se produisirent alors pour la première fois avec leurs noms et leur physionomie propres. Il a fait, autant qu'on peut le faire, la biographie des principaux philosophes d'après les traditions in- diennes : il a expliqué les théories les plus importantes, et il a donné des traductions nom- breuses et certainement fort utiles. Le grand tort de M. Ward. c'est de n'être pas remonté assez haut. Le plus souvent ce n'est pas aux monuments primitifs qu'il s'adresse : il descend aux commentaires, aux paraphrases, aux inter- prétations qui en ont été faites dansles temps pos- térieurs, et qui ne sont pas toujours assez exactes. Un autre tort de M. Ward; c'est de n'avoir pas toujours indiqué assez positivement les sources où il puise. Mais, nous ne craignons pas de le dire, avant Colebrooke, rien n'était comparable au travail de M. Ward; même après Colebrooke, ce travail conserve des mérites que ceux de son successeur n'effaceront pas : et pour n'en citer qu'un exemple, ce qu'on a de plus étendu sur le sânkhya de Patandjali, c'est certainement à M. Ward qu'on le doit. Il est juste d'ajouter encore que si M. Ward ne sait pas plus de phi- losophie que Colebrooke, il a sans contredit les- prit plus net, et que ses idées sont en général mieux ordonnées. Colebrooke n'en reste pas moins l'auteur le plus complet sur ces matières; et c'est un hom- mage qu'il convient avant tout de lui rendre, quand on veut traiter de la philosophie in- dienne ; il nous l'a fait mieux connaître que qui que ce soit. Avant lui, la philosophie indienne n'existait pas pour nous; après lui, elle doit prendre place dans l'histoire à côté de la philo- sophie grecque, non pas seulement par le voisi- nage des temps et par la ressemblance frappante de certaines doctrines, mais encore par le nom- bre et l'étendue des monuments, par la gran- deur et l'originalité des théories. Après Cole- brooke il reste sans doute beaucoup à faire ; mais c'est lui qui a rendu possibles les travaux qui devront peu à peu compléter ceux que nous lui devons. On ne doit ici que présenter un aperçu très- sommaire de la philosophie indienne; mais ce résumé, quelque concis qu'il sera, suffira pour- tant à en démontrer toute l'importance et toute l'étendue. Tous les auteurs s'accordent à reconnaître six principales doctrines ou systèmes, en sanscrit darsanani, mot à mot théories. Ce sont celles de Kapila, de Patandjali, de Gotama, de Kanada, de Djaïmini et de Vyâsa ; et elles s'appellent sân- khya, yoga, nyâya, veiséshikâ, mîmânsâ, vé- dânta. Il ne faut pas que la nouveauté de ces noms si étrangers à toutes nos habitudes nous étonne et nous déconcerte. Ce sont là des noms glorieux dans l'Inde, qui le deviendront certai- nement aussi dans l'histoire de la science, et auxquels il nous faut dès aujourd'hui donner droit d'hospitalité. De ces systèmes les quatre premiers sont pu- rement philosophiques, c'est-à-dire qu'ils n'em- pruntent rien à la révélation ni aux livres sacrés : et c'est là peut-être ce qui a fait que Colebrooke les a placés en première ligne : les deux autres ne sont guère que des développements, des principes théologiques contenus dans les védas. Chez toutes les nations, à toutes les époques, les rapports de la philosophie à la religion et à l'orthodoxie méritent la plus sérieuse attention; dans l'Inde ils en exigent peut-être plus encore que partout ailleurs : la théocratie y a été plus puissante et plus ombrageuse que dans aucune autre contrée. La philosophie n'en a pas moins fait sa route dans l'Inde, comme dans la Grèce, où la pensée n'a jamais connu des entraves d'au- cun genre : et sur les bords du Gange tout aussi bien que dans Athènes, l'esprit humain livré aux facultés naturelles que Dieu lui a données a su revendiquer sou indépendance et exercer ses droits. Colebrooke a donc cru pouvoir partager les systèmes indiens en deux classes : les uns hété- rodoxes, les autres orthodoxes. Cette division est certainement fondée, et sur la nature des doc- trines, et de plus, sans doute, sur les traditions indiennes elles-mêmes. Mais nous croyons que l'expression d'hétérodoxe n'est pas très-bien choi- sie; il faudrait la réserver pour ces systèmes qui comme ceux des bouddhistes et de toutes les sectes qui se rattachent au bouddhisme, ont poussé la liberté jusqu'à l'hérésie et à la lutte. Quant aux doctrines qui ont admis une autre autorité que celle des védas, on pourrait sim- plement les appeler indépendantes, sans leur infliger cette sorte de blâme qui atteint tou- jours ce qui s'éloigne plus ou moins d'une ortho- doxie admise et reconnue. En philosophie, s'il y avait une orthodoxie, ce serait celle de la rai- son; et il serait étrange que les systèmes qui se soumettent à cette autorité légitime fussent pré- cisément accusés de dissidence et de révolte. Colebrooke débute comme M. Ward par l'a- nalyse du sânkhya. Le mot de sânkhya signifie, au sens propre, numération, et d'une manière plus générale, raisonnement. Le sânkhya est donc un système de philosophie qui prétend mener l'homme à la béatitude éternelle avec la certitude d'un calcul mathématique, et l'y mener uniquement par la science. Il répudie tout autre moyen de libération, et il exclut les moyens ordinaires, soit temporels, soit spirituels, il est impossible de professer avec plus de netteté l'indépendance philosophique; et ce caractère essentiel est celui qui distingue le sânkhya de tous les autres systèmes, et qui sert de lien commun aux diverses écoles entre lesquelles celui-là s'est partagé. Ces écoles sont au nombre de trois : celle de Kapila. la plus ancienne de toutes, celle de Patandjali, qu'on appelle aussi la doctrine du yoga, et enfin une troisième nommée paouranikâ, c'est-à-dire qui se rattache aux Pouranas et aux traditions mythologiques qu'ils renferment. Le fondateur du sânkhya proprement dit est Kapila, personnage fabuleux que l'on fait tantôt fils de Brahma, et tantôt incarnation de Vich- nou. On le compte parmi les sept grands richis, ou saints qui figurent dans les plus anciennes légendes de l'Inde. Il reste sous son nom un INDI — 784 — INDI recueil d'aphorismes au nombre de 499, qui con- tiennent la vraie doctrine du sânkhya. Ils ont été imprimés à Sérampore en 1821, in-8, sous le titre de Sânkhya Pravatchana, ou Intro- duction au Sânkhya, avec le commentaire de Vidjnâna Atchârya, appelé aussi Vidjnâna Bhik- chou ou le Mendiant. Ces aphorismes sont par- tagés en six lectures d'inégale longueur,^ dont les trois premières sont consacrées à la théorie; la quatrième, à des éclaircissements tirés de la fable et de l'histoire; la cinquième, à la polé- mique ; et la sixième, au résumé des doctrines les plus importantes. Le Sânkhya Pravatchana paraît être lui-même un développement d'apho- rismes plus courts et plus anciens, nommés Tatva Samâsa, et qu'on attribue aussi à Kapila. Ce qui prouve bien que le Sânkhya Pravat- chana ne lui appartient pas, c'est qu'on y cite des autorités moins anciennes que lui, et entre autres celle de Pantchasikha, qui passe pour l'un des disciples de Kapila lui-même. Jusqu'à ce qu'on ait retrouvé le Tatva Samâsa, le Pravat- chana n'en reste pas moins la source la plus importante du sânkhya. Il faut y joindre la Sân- khya Karikâ, ou vers remémoralifs de la doc- trine sânkhya, qui en soixante-douze distiques résument tout le système et les idées principales. La Karikâ, composée par Isvara-Khrichna, est beaucoup plus récente que le Pravatchana, et elle ne remonte guère au delà du ixe siècle de notre ère. Elle a été plusieurs fois publiée, d'abord par M. Lassen, qui a joint au texte san- scrit une traduction latine (in-4, Bonn, 1832); puis par M. Wilson, qui en a donné une traduc- tion anglaise faite par Colebrooke, et qui, outre le texte, a publié aussi un commentaire de Gaou- dapada, grammairien célèbre du xne siècle; enfin M. Pauthier a l'ait de la Karikâ une tra- duction française dans sa traduction des mé- moires de Colebrooke, et M. "Windischmann, une traduction allemande. Le sânkhya distingue trois sources de connais- sance : la perception, l'induction et le témoi- gnage. La connaissance peut s'appliquer à vingt- cinq principes qui forment l'ensemble de la science, et qui l'épuisent : ces vingt-cinq prin- cipes sont la nature d'abord, puis l'intelligence, ensuite les cinq particules subtiles, qui sont l'es- sence des cinq éléments : la terre, l'eau, l'air, le feu, l'éther; les onze organes de la sensibilité; le sens intime ou la conscience; et enfin les cinq cléments eux-mêmes. A ces vingt-quatre prin- cipes joignez l'âme individuelle que le sânkhya place au dernier rang, comme il place la nature au premier, et vous aurez toutes les divisions auxquelles la science s'applique, et qu'elle com- prend. 11 n'est pas question de Dieu dans ce sys- tème, comme on voit; et c'est là ce qui le fait appe- ler le sânkhya athée. Il ne parait pas toutefois que Kapila ni sessectateurs professent ouvertement l'a- théisme; et c'est plutôt un oubliqu'une négation. C'est la nature qui est déifiée; et parmi les qua- torze classes d'étrcs que distingue Kapila, il y en a huit, qui sont supérieures à l'homme. 11 est donc peu vraisemblable que Kapila ait prétendu nier l'existence d'une intel ipcrieure à l'intelligence humaine: mais, n'allant point au delà & naturelles, il u'a point tâché, à ce qu'il Bemble, de B'élever jusqu'à la notion d'une lune unique et toute-puissante. là ce qui sépare profondément le sânkhya de Kapila, tel qu'il est exposé dans le Pravat- chana el dans le Karikâ. du sânkhya de Par , i . Patandjali admet les vingt quatre prin- Kipii.i; mais le vingt-cinquièmi Lui, Dieu au lieu de l'âme Individuelle. I a li : ahic en elle même, et sur- tout par les conséquences que Patandjali paraît en avoir tirées. Cette croyance à Dieu a été pour lui la source d'un mysticisme que Colebrooke n'hésite pas à caractériser par le mot de fanati- que. Les principales doctrines en ont été dépo- sées dans un livre intitulé Yoga Sâstra ou Yoga Soûtra (la Règle ou les Aphorismes du yoga). Le yoga (jugum, jungere, latin) est l'u- nion à Dieu; et Patandjali, ou du moins l'ou- vrage qui porte son nom, a tracé toutes les pha- ses de cette union avec une précision et une ex- travagance qu'aucun mystique n'a surpassées. Le Yoga Sâstra est divisé en quatre chapitres ou lectures, où l'on traite successivement de la contemplation, des moyens de s'y élever, des pouvoirs surnaturels qu'elle confère ici-bas, et enfin de l'extase. Les Yoga Soûtras n'ont pas en- core été publiés, non plus qu'aucun des nom- breux commentaires dont ils ont été l'objet. L'analyse la plus longue qui en ait été essayée est celle que renferme l'ouvrage de M. Ward. M. Ward a traduit un commentaire fait sur les axiomes de Patandjali par Bhodja-Déva, roi de Dhâra. Ce commentaire, ou pour mieux dire ce résumé, est fort clair : reste à savoir s'il est exact ; car les commentateurs et les abréviateurs indiens ne se piquent pas toujours de l'être. Mais, quoi qu'il en soit, ce résumé est le plus complet que nous connaissions sur la doctrine de Patandjali, dont Colebrooke n'a dit que quel- ques mots. Il n'a fait également que nommer la troisième école du sânkhya qui se rattache aux Pouranas; et, en l'absence de tout monument, il nous est impossible d'aller plus loin que Colebrooke. Le nyâya de Gotama, le troisième des systè- mes indiens, nous est à peu près complètement connu. Les soûtras ou axiomes qui le composent ont été publiés à Calcutta en 1828 (in-8) avec un commentaire de Visvanatha Bhattâcharya. Ils sont partagés en cinq lectures divisées chacune en deux sections ou journées. Colebrooke, après M. Ward, a donné une analyse de la première lecture, et l'auteur du présent article en a pu- blié une traduction avec un long commentaire dans les Mémoires de l'Académie des sciences morales et politiques (t. III). Cette première lecture renferme ce qu'on a appelé la logique de Gotama; mais, pour parler plus exactement, c'est un ensemble de règles destinées à conduire et à simplifier la discussion. Ces règles sont fort ingénieuses, quoique peu profondes. Il faut ajouter que ce sont les seules qui régnent ac- tuellement et depuis plus de vingt siècles dans toutes les écoles de l'Inde. Le nyâya (ce mot veut dire raisonnement, conduite" du raisonne- ment) a fait dans le monde indien la même for- tune à peu près que YOrganon d'Aristote a faite dans le monde occidental. Comme lui, il a donné naissance à une multitude presque innombrable de commentaires de tous genres. Il a dominé et servi toutes les croyances, toutes les sectes, à toutes les époques, sans jamais inspirer d'ombrage à aucune ; utile à toutes sans jamais les inquié- ter, absolument comme YOrganon a été succes- sivement étudié par les païens et par les chré- tiens, par les mahométans, par les Grecs et les Latins, par les protestants et les catholiques. C'est un privilège de la logique qui se conçoit et qui s'explique sans peine, et qui tient à la nature môme de ses études. Mais l'examen le plus superficiel suffit pour montrer que le nyâya est à une prodigieuse distance de vOrgOr non, auquel, disait-on, il avait servi de mou il ne lui ressemble en rien, et il ne contient pas h théorie du syllogisme, comme Colebrooke cru pouvoir .'avancer. Le nyâya n'en • INDI — 785 INDI pas moins important par l'influence considéra- ble qu'il a exercée sur le génie indien. Mais l'œuvre d'Aristote est parfaitement originale, et la philosophie grecque peut la revendiquer tout entière comme l'un de ses plus beaux titres de gloire. Ici, plus que partout ailleurs peut-être, la Grèce n'a rien dû qu'à elle seule. Après cette théorie des règles de la discussion, les quatre dernières lectures du nyâya sont données en grande partie à la polémique contre les écoles rivales; et les difficultés d'un pareil sujet ont empêché jusqu'à présent aucun orientaliste de s'en occuper. M. Windischmann en a fait l'ana- lyse. Quant à Gotama lui-même, c'est un personnage aussi fabuleux que Kapila : mais il n'en doit pas moins être considère, dans l'histoire de la Science, comme un de ces génies logiques qui apparaissent de loin en loin; et il partage avec Aristote la gloire bien rare d'avoir fondé un système pour comprendre et diriger le raison- nement humain. Le nyâya joint d'ailleurs à la logique des théories qui ne sont pas spéciale- ment propres à cette science, et qui touchent à toutes les grandes questions de la philosophie. Colebrooke a mêlé à l'exposition du nyâya de Gotama celle du système veiséshikà fondé par Kanada. On ne voit aucun motif pour justifier cette confusion, qui ne semble pas même s'ap- puyer sur des autorités indiennes. Les soûtras ou axiomes de Kanada n'ont pas encore été publiés. Ils se composent de dix lec- tures partagées chacune en deux journées. Pour les connaître, il faut joindre à i'analyse assez étendue de Colebrooke, l'extrait que M. Ward a donné du Veiséshikà Soûlra Poushkara, à l'é- gard duquel il convient sans doute de faire les mêmes réserves que nous avons faites plus haut à l'égard du commentaire sur le yoga de Pa- tandjali. Le caractère dominant du veiséshikà, c'est une théorie de physique atomistique qui a peut-être motivé son nom : car visâsha, en san- scrit, signifie la distinction, la différence. Ka- nada se fonde pour exposer sa doctrine sur un passage des védas, dont il ne semble pas d'ail- leurs suivre les dogmes sur des points plus gra- ves, et il réduit l'ensemble des choses à six grandes classes ou catégories qu'il étudie suc- cessivement, et à l'aide desquelles il veut expli- quer le monde, comme on a prétendu parfois, bien que sans raison, qu' Aristote avait voulu tout expliquer à l'aide des siennes. Ces catégo- ries sont : la substance, la qualité, l'action, le commun, le propre et la relation. Parmi les substances, au nombre de neuf, Kanada place à la suite de la terre, de l'eau, du feu, etc., le temps, le lieu ; et après le temps et le lieu, l'àme qu'il fait immatérielle, de même qu'il fait les atomes éternels. Les qualités, au nombre de vingt-quatre, sont perceptibles à la sensation ou simplement intelligibles. L'action ou mouvement est de cinq espèces. Aux six catégories ou clas- ses de Kanada, quelques-uns de ses disciples en ajoutent une septième, qui est la négation, ou l'absence de toutes les autres. Voilà donc déjà dans la philosophie indienne quatre systèmes qui. sous une forme ou sous une autre, tendent plus ou moins directement à un même but, l'explication de l'univers. C'est le caractère commun du sànkhya de Kapila et du veiséshikà de Kanada. Patandjali, bien qu'il se soit précipité dans le mysticisme, admet toute la cosmologie de Kapila, et il ne lait qu'y ajouter Dieu. Le nyâya lui-même, sous apparence de dialectique, traite les mêmes questions. De plus, s systèmes, à côté des explications onto- logiques qu'ils essayent, ont une doctrine psy- DICT. PHILOS. chologique, qui sans doute n'est pas toujours très-exacte, mais qui atteste du moins que l'élé- ment humain et purement intellectuel de la science ne leur a pas plus échappé que l'élé- ment matériel. Cette psychologie est en général très-subtile, très-raffinée; elle est évidemment le résultat de l'observation la plus attentive, si ce n'est la plus vraie ; et c'est là bien certaine- ment une des parties les plus curieuses, mais malheureusement les plus obscures, de la philo- sophie indienne. Les philosophes que i,ous ve- nons de citer n'ont pas vu, comme plus tard l'ont fait les Grecs, et surtout les platoniciens, le rôle essentiel que la psychologie devait jouer dans la science ; ils n'ont pas vu quelle en était la base et le ferme fondement. Il a fallu une longue série de siècles et d'efforts pour que l'esprit humain arrivât à ce profond et irrécu- sable résultat; mais les philosophes indiens n'ont pas méconnu tout à fait, comme on aurait pu le croire, l'importance de la psychologie; et leurs recherches, tout imparfaites qu'elles sont, prou- vent que déjà ils sont dans la véritable voie, où plus tard Platon et Descartes ont marché d'un pas assuré. A la suite de ces quatre premiers systèmes, qui sont indépendants de toute autorité reli- gieuse, en viennent deux autres qui sont, au contraire, profondément soumis aux védas et à la révélation : c'est la mîmânsâ, qui se divise en première mîmânsâ et dernière mîmânsâ. Le but de l'une et de l'autre est « de déterminer le sens de la révélation ». Seulement, comme l'écriture peut tantôt concerner l'homme et ses devoirs, et tantôt Dieu seul que l'homme s'efforce de connaître, la mîmânsâ se partage, selon qu'elle enseigne à l'homme la loi que lui prescrit l'É- criture sainte, et alors elle s'appelle la mîmânsâ des œuvres (Karma mîmânsâ) ; et selon qu'elle apprend à l'homme ce qu'est Dieu lui-même, et elle s'appelle la mîmânsâ divine ou théologique (Brahma mîmânsâ). Sous cette dernière forme, la mîmânsâ est plus spécialement désignée par le nom de védânta (fin des védas); et elle consti- tue alors un système à part, tout spéculatif et distinct du système pratique. Il faut donc réser- ver le nom de mîmânsâ à la première mîmânsâ. et celui de védânta à la seconde. La mîmânsâ est attribuée à Djaïmini, person- nage dont on ne sait guère rien de plus que de Kapila, de Kanada et des autres fondateurs de sysièmes. Sa doctrine est renfermée dans des aphorismes, au nombre de deux mille six cent cinquante-deux, divisés en douze lectures d'iné- gale longueur, où sont traités neuf cent quinze questions ou cas de conscience, en sanscrit adhi- karanas. Le but de Djaïmini, c'est d'étudier le devoir sous toutes ses faces, tel que l'Écriture l'impose à l'homme. Il ne veut qu'interpréter les védas et les éclaircir; il les prend pour règle unique, et s'efforce de ne jamais s'en écarter. La première des douze lectures est consacrée à établir d'abord l'autorité du devoir et la divinité des védas, d'où ce devoir découle ; la seconc'e traite des différences et des variétés du devoir-, la troisième, de ses parties; la quatrième, de l'ordre dans lequel les devoirs doivent être ac- complis, selon qu'ils sont plus ou moins graves; la sixième, des conditions qui doivent toujours en accompagner l'accomplissement. Après ces six premières lectures données directement a l'étude du devoir, les six autres s'appliquent a des questions moins importantes sans doute, mais qui cependant sont nécessaires pour com- pléter les précédentes. A côté des devoirs pres- crits formellement par le véda, n'y a-t-il pas d'autres devoirs que ceux-là impliquent, et qui 50 INDI — 786 — INDI sont également obligatoires? N'y a-t-il pas. se- lon les circonstances, quelques changements à faire subir à la rigueur du précepte ? N'y a-t-il pas des exceptions autorisées, parce qu'elles sont nécessaires? Indépendamment du résultat spé- cial que tout acte pieux pris en lui-même porte toujours avec lui, quel est le résultat de plu- sieurs actes pieux réunis les uns aux autres ? Enfin, sans parler des effets essentiels qu'en- traîne l'accomplissement du devoir, n'a-t-il pas aussi des effets accidentels qu'il est bon de re- connaître et d'étudier? Telles sont les questions qui remplissent la seconde partie de la mî- mânsâ, et qui, avec la première, en font un code de morale orthodoxe, et surtout une sorte de casuistique. La mîmânsà est donc infiniment curieuse sous le rapport des mœurs et des pra- tiques indiennes: elle l'est peut-être moins sous le rapport de la philosophie. Il faut avouer pour- tant que ces discussions purement religieuses ne sont pas les seules que présente la mîmânsà, et que l'exposition même suivie par Djaïmini lui a fait souvent un besoin d'adopter certaines règles de logique et de justifier la méthode qu'il ombrasse. Il traite donc, bien qu'indirectement, des questions de logique et même de psycholo- gie, qui sont résolues dans le sens de la plus pure orthodoxie. C'est là la partie vraiment phi- losophique de la mîmânsà, et cette partie est encore assez considérable pour mériter la plus sérieuse attention. Il n'a rien été publié encore de la mîmânsà et l'obscurité des soûtras de Djaïmini paraît avoir jusqu'à présent rebuté les orientalistes. M. Ward a donné la traduction abrégée de deux ou trois commentaires qui ne sont pas sans importance. Le védânta, ou dernière mîmânsà, est un peu plus connu. Les soûtras qui le composent ont été publiés en 1818, à Calcutta, in-4, sous le ti- tre de Brahma Soûtras, avec le commentaire de Sankarâtcharya, auteur qui, suivant Colebrooke et M. Wilson, vivait vers le ixe siècle de notre ère. Le védânta lui-même est attribué à Vyàsa, le compilateur des védas; et, bien que cette opi- nion soit tout à fait insoutenable, on peut affir- mer que le védânta remonte à une assez haute antiquité. Un point très-considérable, c'est que le vedànta cite la plupart des autres systèmes de philosophie pour les réfuter ; et qu'il attaque successivement le sânkya de Patandjali, celui de Kapila surtout, le système atomistique de Kanada, et les bouddhistes et les autres sectes schismatiques. Colebrooke a donc pu déclarer que le védânta était le plus récent des darsanani dont se compose la philosophie indienne, et cette polémique même, qui remonte tout au moins aux premiers siècles de notre ère, est faite pour exciter le plus légitime intérêt. Védânta signifie la fin et le but duvéda. C'est donc une exposition et une défense régulière des doctrines védiques qu'essaye le système vé- dantin; et comme l'existence et la nature de Dieu est la plus haute et la plus vaste question que ces doctrines aient éclaircie, c'est à celle-là seule que sont consacrées les Brahma Soûtras, comme leur nom même l'indique. Ces aphoris- mes, au nombre de cinq cent cinquante-cinq, s nit divisés en quatre lectures subdivisées à leur tour en quatre chapitres chacune. La première lecture traite à peu près exclusivement de Dieu, considéré comme créateur et conservateur du de, comme objet d'adoration, et enfin comme objet de connaissance. Une partie de cette lec- rombat les systèmes qui, comme celui de K pila, mettent la nature à la place de Dieu ; OU ' m, comme celui de Kanada, donnent aux ato une puissance qui n'appartient qu'à Brahma. La seconde lecture poursuit et développe cette réfutation contre les diverses écoles autres que la première mîmânsà ; et cette discussion amène un résultat fort grave qu'on pouvait attendre et prévoir : c'est une tentative de concilier et d'ex- pliquer les contradictions que renferme l'Écri- ture sainte. Il est probable que ces contradictions avaient été signalées et exagérées par les écoles dissidentes ; et l'auteur du védânta est poussé sur ce terrain périlleux par les adversaires mêmes qu'il veut convaincre. C'est une nécessité qu'ont subie toutes les théologies sans exception. Tou- tes, après avoir été acceptées sans contrôle, ont dû, quand l'heure de la discussion est venue, examiner de plus près les hases de l'orthodoxie, et rétablir de leur mieux les étais souvent fort mal joints sur lesquels elles reposaient. La théo- logie brahmanique n'a pas plus échappé que les autres à cette condition commune, et la polémi- que du védânta en est une preuve irrécusable. Mais ce n'est qu'assez tard que les théologies en viennent à cette extrémité dangereuse; et le védânta, n'eût-il contre lui que ce seul caractère, devrait nous paraître, relativement du moins, beaucoup plus récent que quelques autres sys- tèmes. La troisième lecture du védânta donne des moyens tirés de l'Écriture sainte, pour acquérir la science, et par suite la libération. A cette occa- sion, le védânta expose une sorte de psychologie qui traite spécialement des états de l'âme re- vêtue d'un corps, et qui étudie successivement la veille, le sommeil avec les rêves, l'évanouisse- ment et la mort. Les deux derniers chapitres de la troisième lecture, qui sont très-développés, s'occupent des exercices de dévotion, et plus particulièrement de la méditation par laquelle l'âme s'élève jusqu'à Dieu. Enfin, la quatrième lecture, après avoir achevé la discussion com- mencée dans la troisième, indique les effets de la méditation. Elle s'efforce de montrer que c'est la méditation seule qui peut mener l'âme à la connaissance de Dieu, et que c'est la véritable route par laquelle l'âme arrive directement à Brahma et s'absorbe éternellement en lui. Une partie des doctrines du védânta ont été résumées dans des vers remémoratifs par San- kara. M. Windischmann fils en a publie le texte avec une traduction latine et des notes (in-8, Bonn, 1833). Colebrooke a cru retrouver le syllogisme par- fait d'Anstote dans le védânta, tout comme il l'avait trouvé dans le nyâya; mais certainement le syllogisme n'y est pas davantage. Il ne suffit pas, en effet, qu'un raisonnement ait trois parties ou trois membres comme les Adhikaranas, que cite Colebrooke ; il faut que ces parties soient d'une certaine nature; il faut qu'elles aient entre elles certains rapports qui ne sont pas du tout arbitraires, qu'Aristote a parfaitement connus, et que les Indiens n'ont jamais soupçonnés. L'exem- ple qu'on allègue en est une preuve frappante; et il fallait que Colebrooke n'eût jamais étudié les règles du syllogisme pour avancer une asser- tion aussi inexacte et aussi peu soutenable. Il est bon d'insister sur cette erreur, puisqu'elle s'est propagée depuis William Jones, qui avait prétendu sur la foi d'une tradition incertaine qu'Aristote avait reçu des gymnosophistes sa lo- gique toute faite, jusqu'à Colebrooke, qui a cru retrouver l.i partie principale de cette logique dans des ouvrages brahmaniques. sont les systèmes essentiels qui forment L'ensemble de la philosophie sanscrite. L'analyse 3 'on vienl d'en voir, toute sèche qu'elle la plus complète évidence l'intérôl immense qui dm' s'y attacher, et cet intérêt ne INDI - 787 — INDI fera que s'accroître à mesure même que nous pénétrerons dans le détail exact et approfondi de la pensée indienne. Dès aujourd'hui il doit être parfaitement sûr pour nous que la haute réputa- tion de sagesse dont les gymnosophistes jouis- saient dans l'antiquité n'a rien d'exagéré. Les anciens, sans doute, étaient bien loin de [savoir ce que nous savons à présent; l'expédition d'A- lexandre n'avait point produit ces grands résul- tats scientifiques qu'a produits la conquête an- glaise ; mais pourtant les anciens, réduits à de- viner les choses au lieu de les connaître, les avaient comprises en somme, ainsi que nous pouvons nous-mêmes les comprendre, avec moins d'étendue, mais avec tout autant de justesse. Après les systèmes indépendants et orthodoxes, Colebrooke a traité des systèmes et des sectes hérétiques. Cetle partie de ses mémoires est la moins satisfaisante. Les théories de ces sectes n'ont pas été directement étudiées dans les ou- vrages où elles sont déposées ; elles ne sont guère connues que par des réfutations de leurs adversaires, et l'on comprend tout ce qu'un pa- reil témoignage doit avoir de suspect. Il suffira donc de dire que Colebrooke expose avec plus ou moins de développement et de certitude les sys- tèmes des sectateurs de Djina, qui, comme les gymnosophistes vus jadis par Alexandre, vont encore aujourd'hui tout nus, ce qui leur a valu dans l'Inde le nom de digambaras, c'est-à-dire gens qui n'ont que l'espace pour vêtement. Puis viennent les systèmes des tchârvakâs, qui pro- fessent un grossier matérialisme, et qui, confon- dant l'àme et le corps, ne reconnaissent qu'une seule source à la science, la sensation : les systèmes des pantcharatras, ou sectateurs de Vichnou, et ceux des mahésvaras, ou pasoupatas, sectateurs de Siva. Enfin Colebrooke s'est occupé du bouddhisme, et l'on peut trouver que le grand indianiste n'a pas fait ici tout ce qu'on devait attendre de lui. Sans doute le bouddhisme n'était pas connu quand Colebrooke publiait ses mémoires, comme il peut l'être aujourd'hui après les excellents ouvrages de MM. Abei Rémusat et Eugène Bur- nouf ; mais Colebrooke aurait pu réunir sur cette doctrine beaucoup plus de renseignements qu'il ne l'a fait. Toutefois, n'insistons pas sur cette lacune dans les efforts d'un homme à qui la science doit tant, et cette lacune d'ailleurs peut être aujourd'hui très-aisément comblée. Doit-on comprendre le bouddhisme, c'est-à-dire une religion qui compte plus de 300 millions d'adhérents, parmi les systèmes de philoso- phie ? Et doit-on l'étudier au même titre qu'on étudie le sànkhya et le nyàya? Colebrooke a répondu affirmativement à cette question par l'essai même qu'il a tenté, et l'on croit pouvoir affirmer que Colebrooke a raison. Bouddha ne s'est donné que pour un philosophe; il n'a jamais prétendu parler au nom de la Divinité ; et c'est par des préceptes de morale et des théories de métaphysique qu'il a fait la grande réforme à laquelle son nom est attaché. 11 a été d'abord le docile élève des brahmanes ; et c'est en se sépa- rant d'eux sur des questions de psychologie et de métaphysique, qu'il a fondé sa "propre doc- trine. Si plus tard cette doctrine, d'abord fort simple et fort claire, a été modifiée par la su- perstition, si elle est devenue une religion, et l'une des plus bizarres et des plus extravagantes, le fondateur n'y est pour rien. 11 n'a fait per- sonnellement qu'un système de philosophie, comme tous les autres sages dont les noms vien- nent de passer devant nous. Comme eux, il a ndu donner à l'homme les moyens d'assurer i>'m salut éternel, et il n'a pas voulu aller au delà. Ses théories étaient si Lien appropriées au temps qui les recevait, aux peuples, aux mœurs qu'elles devaient convaincre et purifier qu'elles ont pris un immense empire, et que la loi mo- rale prêchée au nom d'un homme a eu autant de sectateurs que les lois prêchées ailleurs au nom de Dieu lui-même. Mais ceci n'importe en rien. Bouddha est donc certainement un philo- sophe, et l'histoire de la philosophie peut reven- diquer l'examen de son système, sans empiéter en quoi que ce soit sur le domaine des religions ou de la théologie. La seule et considérable difficulté, c'est de savoir quelle est la source précise où nous pou- vons puiser sa doctrine. Bouddha n'a rien écrit lui-même, il s'est contenté de prêcher durant près de cinquante ans. Sa parole a été recueillie d'abord par ses disciples, et déposée par eux dans quelques ouvrages qui ont ensuite donné naissance à une telle multitude de livres de toute espèce, qu'il est à peu près impossible de se reconnaître dans cette effroyable abondance de documents. Us sont en sanscrit, en pâli, en chinois, en mongol, en thibétain et dans bien d'autres langues encore, qui les ont reproduits avec une fécondité à peu près incalculable, et une prolixité dont rien dans l'histoire des reli- gions ne peut nous donner la moindre idée. Mais si cet amas confus de richesses est fait pour nous accabler, il a aussi cet inappréciable avantage, que tous ces livres se contrôlent les uns les autres, puisqu'ils ne sont tous que des traduc- tions plus ou moins fidèles d'un certain nombre d'originaux. Le problème se réduisait donc à ceci : retrouver les écrits qui contiennent primi- tivement la doctrine de Bouddha, Je récit de sa vie et la tradition de sa parole. Eh bien, ce pro- blème est aujourd'hui résolu, et les originaux sont trouvés : ils sont en sanscrit, et un résident anglais à la cour' de Népal, M. Brian Houghton Hodgson, a su se les procurer par de longues et pénibles recherches. Ces livres sont conservés dans les monastères bouddhiques du Népal, et M. Hodgson a pu en obtenir des copies, dont l'une appartient à la Société asiatique de Paris. C'est sur ces documents authentiques qu'un mem- bre illustre de l'Institut, M. Eugène Burnouf, a pu composer son Introduction à l'histoire du bouddhisme indien, ouvrage qui marque une ère nouvelle dans ces graves études. C'est donc au sanscrit qu'il faut s'adresser pour avoir la con- naissance du bouddhisme, comme c'est le san- scrit aussi qui nous donne tous les autres systè- mes de philosophie indienne. Si l'on en croit les témoignages les plus formels de la grande col- lection thibétaine de livres bouddhiques appelés Kah'Gyour, les originaux sanscrits auraient été rédigés à trois reprises différentes, d'abord aus- sitôt après la mort de Bouddha ou Sakya-Mouni, par une assemblée ou concile de cinq cents reli- gieux, qui confia ce travail sacré aux trois disci- ples les plus illustres du maître, Kasyapa, Ananda et Oupali. Une seconde rédaction aurait été faite, ou, pour mieux dire, de nouveaux ouvrages ca- noniques auraient été ajoutés aux premiers, cent dix ans après la mort de Sakya-Mouni, dans un second concile tenu à Patalipoutra, sous le règne d'Asoka. Enfin un troisième concile auraitété tenu un peu plus de quatre cents ans après la mort du Bouddha pour arrêter définitivement la liste des livres réputés orthodoxes, et réunir les sectes diverses, qui étaient alors au nombre de dix- huit. Ce sont ces ouvrages sanctionnés par les conciles et qui sont la base du bouddhisme, que M. Hodgson a su découvrir : ce sont ces ouvrages qu'a lus et analysés M. Burnouf. 11 faut ajouter que tous ces faits capitaux, non pas seulement INDI 788 INDI pour le bouddhisme et la philosophie, mais pour l'histoire de l'Inde et celle de l'humanité, sont confirmés de la manière la plus irrécusable par les témoignages sans nombre des auteurs chi- nois, dont la curiosité et l'exactitude chronologi- ques sont en quelque sorte proverbiales. M. Abel de Rémusat a traduit sous le titre de Foe, Koue, Ki, un ouvrage chinois qui renferme le récit d'un voyage fait, de l'an 399 à 414 de notre ère, de la Chine dans l'Inde, et qui représente l'état du bouddhisme dans ces contrées à cette époque reculée. D'autres témoignages tout aussi auj thentiques attestent que le bouddhisme a été introduit pour la première fois en Chine par un religieux bouddhiste suivi de dix-huit autres en l'an 217 avant Jésus-Christ. Le bouddhisme aura donc sur tous les autres systèmes de philosophie indienne ce double avan- tage, qu'on pourra lui assigner une existence historique, et qu'on connaîtra la vie du person- nage qui l'a fondé. Il reste sans doute encore bien des nuages, et, par exemple, la chronologie chinoise place la naissance de Sakya-Mouni à l'an 1027 avant notre ère, tandis que les tradi- tions singhalaises la mettent cinq cents ans plus tard à peu près, c'est-à-dire à l'an 547 avant Jésus-Christ. C'est là sans doute une dissidence de haute importance, et nos orientalistes sau- ront certainement l'éclaircir : mais aujourd'hui l'on peut affirmer sans la moindre hésitation que le bouddhisme remonte au moins à cinq siècles avant l'ère chrétienne; ce grand résultat ne peut être apprécié complètement que par ceux qui savent tout ce qui manque à l'Inde en fait d'his- toire et de chronologie. Ce n'est pas ici le lieu de parler des consé- quences sociales et politiques qu'a entraînées le bouddhisme : elles sont immenses, et, sans que le Bouddha ait directement prêché la destruction des castes et l'égalité des hommes, il a boule- versé la société indienne, ou, pour mieux dire, il a fondé un ordre social tout nouveau chez les peuples qui ont adopté ses doctrines. Philosophi- quement, ces doctrines sont fort simples, et rien n'est plus facile à comprendre. Dans l'Inde, toute la religion, toutes les écoles de phiiosophie, sans aucune exception, croyaient à la métempsycose, c'est-à-dire à des renaissances successives aux- quelles l'homme est condamné, et qui, sous des formes diverses, le soumettent fatalement aux épreuves que tout être subit en cette vie. C'est là le fait capital qui domine toutes les doctrines, qu'elles soient religieuses ou philosophiques. De là ces promesses de libération que toutes ont faites aux hommes, soit au nom des védas, soit au nom de la science. Par la science ou la piété, l'homme pouvait, selon elles, arriver à se sous- traire à cette loi redoutable, et la béatitude consistait à s'absorber dans le sein de Brahma, c'est-à-dire en Dieu. Mais il ne paraît pas que cette libération promise par la religion et la philosophie fût suffisante pour satisfaire l'esprit indien, ou plutôt pour le rassurer. Comme Brahma ou Dieu est trop souvent confondu avec le monde dans les croyances indiennes, Brahma subissait lui-même, en partie du moins, le perpétuel chan- gement auquel ce monde est soumis. Être ab- sorbé dans Brahma, ce n'était donc pas avoir cchappé aux dangers et aux misères de la trans- migration. Le seul moyen d'y échapper, c'était l'anéantissement. Voilà ce que le Bouddha vint apprendre au inonde indien, et voilà la doctrine, toute désolante qu'elle peut être, toute contra- dictoire qu'elle est aux instincts les plus mani- festes de la nature humaine, qui sous le nom de bouddhisme règne aujourd'hui encore sur une portion considérable du genre humain. Mais comment i'homme peul«il arriver à l'anéantisse- ment, au nirvana? Bouddha répond : par la science, c'est-à-dire par la connaissance illimitée des lois physiques et morales du monde tel qu'il est, ou bien encore par la pratique des six per- fections transcendantes, l'aumône, la vertu, la science, l'énergie, la patience et la charité. Le nom même de Bouddha ne veut pas dire autre chose que savant; et tout homme peut devenir bouddha, quelles que soient sa caste et sa nais- sance, par les moyens mêmes qui ont mené Sakya-Mouni au nirvana. Voilà en quelques mots la doctrine du Boud- dha, et cette doctrine est appuyée d'abord par les exemples de vertu et de sainteté que Sakya- Mouni a donnés durant sa vie entière, puis par des principes de la plus subtile et parfois de la plus profonde métaphysique. On a remarque avec raison que cette théorie se rapprochait beaucoup de celle du sânkhya athée de Kapila. et comme cette dernière n'a jamais été accusée par ses adversaires même les plus prononcés d'avoir rien emprunté au bouddhisme, il nous est permis de croire qu'elle l'a précédée, et qu'ainsi Kapila est antérieur à Sakya-Mouni, comme l'attestent d'ailleurs toutes les traditions indiennes. Il n'est pas nécessaire d'en dire ici davantage sur le bouddhisme. Joint aux autres systèmes, il achève et complète la philosophie indienne, dans laquelle on doit le comprendre sans aucun doute. La philosophie sanscrite s'offrira donc à nous avec cette abondance de théories et d'ou- vrages de toutes sortes que révèlent les recher- ches et les énumérations de Ward et de Cole- brooke. Elle occupera certainement notre siècle et ceux qui le suivront autant que la philosophie grecque a pu occuper le xvi°, et elle apportera des éléments nouveaux et considérables à l'his- toire et à la science. Ses monuments à peu près innombrables seront publiés, traduits, commen- tés, et ce ne sera pas l'un des moindres services que la philologie orientale pourra nous rendre, après nous en avoir déjà tant rendu. C'est une tâche dès aujourd'hui glorieusement commen- cée : il ne faut plus que le temps, qui ne man- que jamais aux efforts des hommes; et si nous ne sommes pas destinés nous-mêmes à voir cette tâche accomplie, nous pouvons prévoir une épo- que où certainement elle le sera. Il est déjà, en ce qui concerne le dévelop- pement général de la philosophie indienne, quel- ques points des plus graves que la science a discutes, et que nous pouvons indiquer suc- cinctement. Ces points sont la classification des systèmes, leur époque, leur l'orme et leur va- leur. M. Cousin a tenté, dans son cours de 1829, de classer les systèmes indiens; et il a mis dans cette délicate recherche toute la réserve qu'elle exige. La classification des systèmes indiens peut être de deux sortes, ou chronologique, ou purement théorique. Chronologiquement, la ques- tion est à peu près insoluble, si l'on veut exiger ici une précision et une exactitude entières. D'a- bord il parait bien que les diverses écoles ont remanie à plusieurs reprises leurs théories et les monuments qui les conservent. Il en est résulté que la plupart des systèmes se citent les uns les autres pour se combattre, et qu'ainsi ils se supposent mutuellement : M. Cousin a parfai- tement montré tout ce que ce fait jetait d'obs- curité et de confusion sur l'ordre et la succes- sion vraie de ces systèmes. 11 a cru donc devoir abandonner les témoignages directs qui sont Insuffisants et équivoques, et ne devoir s'adresser qu'à la théorie, c'est-à-dire aux lois mêmes de INDI — 789 INDI l'esprit humain, attestées par l'ordre selon le- quel se sont développés dans d'autres contrées, a d'autres époques^ des systèmes de philosophie analogues aux systèmes sanscrits. M. Cousin n'a pas prétendu attribuer à cette mesure plus de rigueur qu'elle n'en a; il n'a pas dit qu'elle fût irréprochable; il a dit seulement avec toute raison qu'elle était actuellement la seule. C'est en la suivant qu'il a classé les systèmes dans Tordre suivant : la mîmânsâ, le védànta, le nya- ya, le veiséshikâ, et au dernier rang le sànkhya comme le plus indépendant de tous, soit le sàn- khya de Kapila, soit celui de Patandjali. Nous croyons que les faits rapportés plus haut doivent faire admettre un changement dans cet ordre : le védânta paraît très-certainement le dernier des systèmes, d'abord parce qu'il cite tous les autres", y compris le bouddhisme, et ensuite parce que, tout en se tenant à l'orthodoxie la. plus scrupuleuse, il ajoute évidemment aux vé- das des développements qui n'ont pu être que le résultat d'une longue polémique. Le védànta n'est pas une simple explication des védas comme la mîmânsà paraît l'être : c'en est la défense et la justification. Sauf cette seule exception, rien n'empêche d'admettre l'ordre proposé par M. Cou- sin, et qui, provisoirement du moins, doit nous suffire. Mais ce n'est là qu'un ordre purement spé- culatif; et nos habitudes demandent quelque chose de plus positif et de plus précis. C'est un besoin pour nous de connaître la chronologie dans ces grands mouvements de la pensée, tout aussi bien que dans les révolutions politiques. Biais l'Inde malheureusement n'a pas de chrono- logie, et nous devons nous en tenir à ce que nous ont appris les peuples voisins, et spécialement les Chinois. La date assignée plus haut au boud- dhisme doit nous servir ici de point de repère. Incontestablement le bouddhisme remonte au moins à cinq siècles avant l'ère chrétienne; et comme une révolution religieuse de cet ordre ne se produit pas tout à coup, et qu'il faut, avant d'éclater, qu'elle ait été dès longtemps préparée par des discussions et des examens de toute sorte, on peut croire que la plupart des systèmes de philosophie, si l'on excepte le védànta, sont antérieurs au bouddhisme, surtout si l'on songe que rien, dans les monuments non plus que dans les traditions, ne combat cette hypothèse. Il faut ajouter que les témoignages incontestables des lieutenants d'Alexandre, conservés par les histo- riens grecs, nous montrent les mœurs et les croyances indiennes à cette époque telles que nous les retrouvons dans les monuments de la philosophie : rien n'empêche de croire que ces gymnosophistes tant admirés de l'antiquité ne lussent, dès le temps de l'expédition macédo- nienne, déjà en possession de la plupart des idées et des théories que ces monuments ren- ferment. Ce sont là, il faut l'avouer, des indications en- core bien vagues; mais il ne faudrait pas cepen- dant les mépriser. Le bouddhisme, ainsi qu'on l'a indiqué plus haut, suppose, selon toute apparence, l'antériorité du sànkhya athée. D'autre part, nous retrouvons, dans les passages de Strabon, tout succincts qu'ils sont, les doctrines générales des darsanani. Nous croyons que ces deux faits peu- vent suffire, si ce n'est pour déterminer préci- sément la chronologie des systèmes sanscrits, du moins pour affirmer ce point d'une capitale importance, que l'Inde ne doit rien à la Grèce, à laquelle elle est antérieure, et que les systèmes indiens, quand nous les étudions, ne doivent point nous apparaître comme une contre-épreuve apâlie des systèmes grecs. Ce doute a été sou- vent émis : on l'émettra souvent encore, tout insoutenable qu'il est. C'est là une de ces opi- nions qui, tout incertaines qu'elles sont, ont très-facilement cours : et parce qu'en général on connaît la Grèce beaucoup mieux qu'on ne con- naît l'Inde, on est porté à croire, quand on ren- contre des rapports de ressemblance, que la Grèce a été l'original, et que l'Inde n'est que la copie. Ajoutez ces obscures traditions qui retrou- vaient dans l'Inde le syllogisme d'Aristote, et vous comprendrez comment quelques esprits peu justes sont arrivés à ne voir aucune originalité dans la philosophie indienne, ni surtout aucune antiquité. 11 suffit de parcourir, même superfi- ciellement, les théories principales des systèmes sanscrits, pour voir qu'elles sont parfaitement originales, et ne ressemblent à aucune autre. En outre, il a été prouvé que le syllogisme n'y était pas. Mais on peut aller plus loin, et il ne serait pas impossible de montrer que la Grèce a fait à l'Inde les emprunts les plus consi- dérables. 11 n'y a pas d'esprit sérieux qui ne doive être frappé des trois remarques suivantes : la langue grecque vient tout entière du sanscrit; le po- lythéisme grec, malgré des différences évidentes, est une reproduction de la mythologie indienne, qui se trouve déjà dans les védas; la métem- psycose, telle que semble l'avoir admise Pytha- gore, telle qu'elle est dans Platon, est la croyance fondamentale de l'Inde à toutes les époques, dans toutes les religions, dans toutes les philo- sophies. C'est une chose immense dans la vie d'un peuple, que la langue qu'il parle. Avec sa lan- gue, s'il l'a reçue du dehors, lui ont été néces- sairement transmises une foule de notions de tout ordre, et en grande partie les éléments de la culture intellectuelle et de la civilisation. Les Grecs ont cru que leur langue était autochthone, et, jusque dans ces derniers temps, on a pu le croire comme eux. La philologie est une science bien récente, et que, pour ainsi dire, nous avons vue naître; mais elle a déjà obtenu sur certains points des résultats incontestables : et l'un de ceux-là, c'est d'avoir reconnu que le grec dans ses racines, dans la plupart de ses formes, décli- naisons, conjugaisons, etc., est un dérivé du sanscrit. C'est là un fait qui peut être vérifié par quiconque voudra s'en donner la peine; et l'on peut affirmer, sans le plus léger doute, que la langue grecque a tiré son origine de la haute Asie. 11 n'importe guère, pour la question qui nous occupe ici, que l'histoire soit tout à fait impuissante à expliquer un fait aussi grave et aussi imprévu : ce fait est certain, et il faut l'admettre, en attendant qu'on puisse l'expli- quer. Il en est absolument de même de la mytho- logie. Il ne faudrait pas pousser ici les rappro- chements plus loin qu'il ne convient; et les différences entre la mythologie grecque et la mythologie indienne sont dans le détail certai- nement aussi grandes que celles des deux lan- gues. Mais au fond la conception est tout à tait identique. De part et d'autre les forces diverses de la nature sont divinisées : une hiérarchie plus ou moins régulière est de part et d'autre établie entre les dieux qui sont tous pareils. Les attributions sont parfois aussi tout a fait les mêmes, comme les caractères essentiels des di- vers personnages. Il est impossible d'admettre que ces ressemblances sont fortuites, et qu elles ne viennent que de l'identité même de l'esprit humain. Évidemment les deux systèmes se tien- nent par les rapports les plus intimes et les plus profonds. Ils sont liés par une unité qui est INDI 90 INDI aussi éclatante que celle des deux langues, si elle n'est pas plus explicable au point de vue de l'histoire. Enfin une autre analogie frappante, c'est celle que présentent certaines doctrines philosophi- ques; et cette analogie n'est pas due au hasard plus que les deux autres. La libération est le but de la religion et de la philosophie dans l'Inde; il faut soustraire l'homme à la condition misérable de la renaissance. Platon a-t-il donné un autre but à la philosophie? A quelle fin doit- elle tendre, selon lui? à délivrer l'homme des liens qui lui sont imposés dans les existences successives qu'il doit subir. La philosophie, si l'homme la pratique convenablement, abrégera pour lui le temps de ces épreuves, et elle finira même par l'en exempter. Les mots de libération, de délivrance ne sont pas plus étrangers au pla- tonisme qu'à la philosophie sanscrite. Ce serait mal comprendre Platon, que d'attribuer peu d'importance à ces théories, et de les prendre pour de simples jeux de cet aimable et puissant génie. Platon y revient trop souvent, il y insiste trop sérieusement, pour qu'on puisse les traiter légèrement. Sans doute ces doctrines, bien qu'elles eussent déjà des antécédents dans le sys- tème pythagoricien, ne tiennent pas dans Platon la place suprême qu'elles occupent dans la phi- losophie sanscrite; mais le point de vue est ab- solument le même ; et quand on songe que la langue dans laquelle écrit Platon vient de l'Inde, que les dieux populaires de son pays en viennent également, on peut croire que des croyances phi- losophiques lui sont venues aussi de cette source, bien que certainement il ne la soupçonnât pas. Le rapprochement du platonisme et de quelques théories indiennes n'est pas du tout arbitraire, comme les rapprochements qu'ont parfois tentés Ward, Colebrooke et quelques autres. L'identité de pensée est manifeste sur un principe essen- tiel; et ici encore s'en référer au hasard, ce serait fermer les yeux à la lumière. Nous pouvons donc conclure que l'Inde n'a rien emprunté à la Grèce, et que la Grèce, au contraire, doit beaucoup à l'Inde, qui lui est antérieure de plusieurs siècles. Nous pouvons conclure, malgré Ritter, que la philosophie san- scrite s'est développée longtemps avant l'ère chrétienne, et nous n'exagérons rien en disant que les principaux systèmes étaient fondés six siècles au moins avant Jésus-Christ, c'est-à-dire à l'avènement du bouddhisme. La philosophie in- dienne est donc parfaitement originale. Une autre preuve qu'il ne faudrait pas né- gliger, c'est la forme sous laquelle les systèmes indiens se sont produits. Tous sans exception ont la même; et cette forme, que la Grèce n'a jamais connue, est unique dans l'histoire de l'es- prit humain. Ce sont des aphorisraes, en san- scrit soûtras, tous d'une concision qui exige l'explication d'un commentaire, et qui à eux seuls ne soûl, guère intelligibles qu'aux disciples qui en ont la clef. Le mot de soûtra, en sanscrit, ne veut dire que fil, trame, enchaînement. C'est donc, en quelque sorte, le fil seul de la pensée, la trame la plus grossière de la pensée que donnent les soutras. Quanta la pensée développée avec tous ses détails, c'est à renseignement oral d'abord, et plus tard au commentaire, qu'on doit la demander. Tous les darsanani orthodoxes ou hérétiques, indépendants des védas, ou sou- mis à l'autorité religieuse, ont eu recours à la forme des soûtras; il n'y a que le bouddhisme, du moins dans les livres que nous coiiii.ii.-Mins jusqu'à présent, qui ait cru pouvoir secouer cette tradition générale; mais si de la concision la plus extrême le bouddhisme est tombé, par une réaction nécessaire, dans la plus extrême pro- lixité, il a du moins conservé le nom de soulra à ses principaux monuments; et au milieu des légendes les plus diffuses, c'est encore dans des sentences brèves et parfaitement nettes que se résument les points essen>.els de sa doctrine. Les soûtras sont donc la forme propre de la philosophie sanscrite. La médecine en Grèce a pris une fois avec Hippocrate ce mode d'expo- sition qu'elle s'est hâtée de quitter. Dans l'Inde, au contraire, il a été général, et il a toujours duré, comme le seul par lequel la science pût se faire comprendre. Ceci est un trait de pro- fonde originalité. Si l'Inde avait reçu de la Grèce, par exemple, sa philosophie, si elle avait une fois connu le style si vrai et si naturel que la Grèce a donné à la science, l'eût-elle jamais quitté pour en choisir un autre si différent et, à tout prendre, si inférieur? Cette forme axio- matique est si bien celle qui convient au génie indien, qu'il y est sans cesse revenu. Après l'âge des commentaires qui ont développé les soûtras pour les éclaircir, et qui ne se sont pas fait faute assez souvent d'être aussi diffus que les soûtras étaient précis, est venu l'âge des kàrikâs, c'est-à-dire des vers remémoratifs, qui en cin- quante ou soixante distiques renfermaient tout un système, que des milliers de commentaires avaient à peine suffi pour expliquer. Telles sont les kârikâs du sankhya et du védànta, publiées par Colebrooke, M. Wilson et M. Windischmann. C'est encore au même besoin que répondent ces résumés. En philosophie, le génie indien a voulu être aussi concis qu'il l'est peu dans sa poésie, et l'on doit ajouter dans tous ses autres déve- loppements. Maintenant, quelle peut être pour nous la va- leur des systèmes sanscrits? Cette valeur est double: historiquement, il est à peine néces- saire de le dire, elle est considérable. Voilà comme une révélation de tout un monde philo- sophique entièrement inconnu, et qui est l'an- cêtre du monde grec. Désormais l'histoire de la philosophie, sous peine d'être incomplète, doit remonter jusque-là; il faut étudier l'Inde avant d'en venir à la Grèce : le berceau de l'esprit humain est dans l'Asie. Théoriquement, la va- leur de la philosophie indienne est sans doute moins grande ; mais il ne faut pas croire pourtant que, sous le rapport de la doctrine, ces études ne puissent pas nous être très-profitables. Au fond, qu'est-ce que cette libération poursuivie avec une si vive et si générale ardeur par toutes les écoles, par toutes les sectes? Ce n'est pas autre chose qu'une solution du grand mystère de l'union de l'âme et du corps. Cette question-là, bien com- prise, résout tous les problèmes; bien déve- loppée par la science, elle embrasse toutes les autres questions. Les Indiens l'ont posée, l'ont résolue tout autrement que nous. C'est un grand témoignage que le leur, quand on songe au nombre et à l'importance des monuments intel- lectuels de toute sorte qu'ils ont produits. Leur- solution, tout étrangère qu'elle est aux habi- tudes de notre esprit, aux croyances et aux opi- nions du monde occidental, appelle un sérieux examen, et certainement cet examen lui sera donné. Il est digne d'esprits impartiaux et vrai- ment amis de la vérité de recueillir toutes les voix sur ce grand et éternel problème de la destinée humaine. La voix qui nous vient de l'Inde n'est ni la moins puissante, ni la moins belle, et notre siècle fera bien de l'écouter. Ce qu'il en a entendu déjà doit lui donner curiosité et courage. La pensée indienne nous est sans doute bien peu accessible encore; mais les moyens par lesquels on peut la pénétrer et la INDI 791 — INDI conquérir sont désormais connus, et ces moyens «ont infaillibles, s'ils sont d'un difficile emploi. En un mot, rien dans l'histoire de la philo- sophie n'est aujourd'hui plus neuf ni plus im- portant que l'étude des systèmes indiens. Pour la bibliographie, il faut lire les prin- cipaux ouvrages mentionnés dans ce travail, et avant tous les autres les Essais de Colebrooke, 2 vol. in-8, Londres, 1837. Il faut lire aussi l'ou- vrage de M. Ward, Aperçu de Vhisloire, de la littérature et de la mythologie des Indiens, 2 vol. in-4, Sérampore, 1818; la 4e partie de l'Histoire de la philosophie, par M. Windisch- mann ; la Sânkhya Kârikâ, publiée en sanscrit et en anglais par M. Wilson, in-4, Oxford, 1837 ; la même, par M. Lassen, sanscrit et latin, Bonn, 1832; la Kârikâ de Sankara, pour le védânta. publié par M. Wmdischmann ; ib., 1833; enfin le Mémoire de M. Barthélémy Saint-Hi- laire sur le nxjâyâ, avec une traduction des soûtras de la première lecture, dans les Mé- moires de V Académie des sciences morales et potitiques, t. III. Consultez également VHistoire générale de la philosophie, par M. V. Cousin, Paris, 18G3, in-8; et VHistoire de la philosophie de RUter, t, I, p. 53, et t. IV, p. 283, traduc- tion française. Voy. les articles Gotama, Kanada, Kapila., Nyaya, etc. B. S. -H. INDIVIDU, INDIVIDUALITÉ (du verbe la- tin dividere et du signe négatif). On entend par individu, non ce qui est absolument indivisible, mais ce qui ne peut être divisé sans perdre son nom et ses qualités distinctives ; une chose que l'en ne saurait partager en plusieurs autres de la même nature que le tout. Ainsi, dans un ani- mal, dans une plante, on distingue sans peine plusieurs parties ; toutes ces parties peuvent être séparées les unes des autres, mais alors l'animal ou la plante seront complètement détruits, et les parties elles-mêmes ne tarderont pas à se dis- soudre. Il en est tout autrement d'une pierre ou d'un morceau de métal : car chacune des molé- cules dont ces deux corps se composent est exac- tement de la même nature et peut avoir la même durée que le tout. Ce que nous disons de la plante et de l'animal s'applique à plus forte rai- son à l'homme, chez qui l'on trouve, indépen- damment de l'organisation et de la vie, la sen- sibilité et l'intelligence. Le partage d'un être sensible et intelligent en plusieurs autres êtres de même nature se conçoit encore bien moins 3ue celui d'un corps organisé et vivant. Ce n'est onc qu'à ces trois degrés supérieurs de l'exis- tence, l'organisme, la vie et la pensée, qu'on rencontre des individus: la nature brute n'offre que des échantillons. Mais chacun de ces trois caractères, tout indi- visible qu'il est dans un certain être, est cepen- dant commun à plusieurs êtres, et même à plu- sieurs espèces, à plusieurs genres à la fois. Il nous faut donc quelque chose de plus, par quoi nous puissions distinguer les uns des autres les indivi- dus semblables, c'est-à-dire de la même espèce. En d'autres termes, l'organisme., la vie et la pensée nous représentent à merveille les conditions gé- nérales de l'individualité, ou les limites hors des- quelles nulle existence individuelle n'est possible; mais il nous reste encore à chercher ce que c'est que l'individualité elle-même, ce qui fait qu'un animal ou une plante d'une certaine espèce se dis- tingue de tous_ les animaux, de toutes les plan- tes de la même espèce ; ce qui fait qu'un homme, un être pensant placé sous l'empire des lois générales de l'intelligence, se distingue in- térieurement de tous les êtres du même ordre. G est ce problème qui a tant occupé les philoso- phes du moyen âge, principalement Duns-Scot, sous le nom barbare de principe d'individuation (principium individuationis), ou le titre encore plus étrange de hœccéité [hœcceitas. et quelque- fois ecceilas, c'est-à-dire la qualité d'être telle chose, hœc, celle que l'on montre au doigt, eccc, et non pas une autre). 11 n'y a de véritable individualité, comme il n'y a de véritable identité en ce monde que chez l'homme, ou plutôt dans l'âme humain?. Elle consiste dans la conscience que nous avons d'être une personne, c'est-à-dire une force intel- ligente et responsable : car il résulte nécessai- rement de ce double caractère, que rien ne peut se substituer à nous, ne peut se confondre avec nous. De plus, ce caractère est l'objet d'une aperception immédiate et infaillible, la même qui me donne mon existence, et sans laquelle on ne conçoit pas la pensée. Notre individualité est donc en même temps la substance et le fond de notre être ; elle ne dépend d'aucune circon- stance extérieure. Il n'en est pas ainsi des êtres, c'est-à-dire des corps organisés, qui ne possèdent que la vie sans l'intelligence et sans la liberté. D'abord l'organisation et la vie ne sont que des phéno- mènes, et des phénomènes multiples et compo- sés. Leur individualité dépend, non pas du corps dans lequel elles nous apparaissent, puisque ce corps se renouvelle sans cesse, mais du point qu'elles occupent dans l'espace et de l'instant où elles ont commencé dans la durée, deux circon- stances purement extérieures. Ces deux circon- stances, comme Locke l'a parfaitement démon- tré, constituent le véritable principe de l'indivi- duation pour les choses physiques. Mais la raison et l'observation nous apprennent en même temps qu'il peut y en avoir beaucoup d'autres. Les conditions générales de la vie et de l'organisme dans un certain genre, dans une certaine espèce, peuvent être et sont en effet réalisées sous des formes, dans des natures et des combinaisons extrêmement diverses. C'est en s'attachant ex- clusivement à ces dernières différences, sans te- nir aucun compte des premières, que Leibniz est arrivé à son fameux principe des indiscernables (principium indiscernibilium) . Ce principe, c'est qu'il ne peut pas exister dans la nature deux êtres exactement semblables, c'est-à-dire ayant mêmes qualités et même quantité: car les qualités d'un être n'étant pas autre chose que son essence, cette parfaite similitude dont nous venons de parler ne serait pas autre chose que l'identité. Mais Kant objecte avec raison que deux objets ont beau être parfaitement sembla- bles, s'ils n'existent ni dans le même lieu ni dans le même instant, il est impossible de les confondre. La différence des lieux et des temps, autrement appelée la différence numérique, suf- fit donc à la distinction ou à l'individualité des choses, et sans elle toutes les autres ne sont rien. Qu'est-ce que c'est, en effet, que cette di- versité d'essence, c'est-à-dire de quantité et de qualité qu'exprime la proposition de Leibniz? Pas autre chose qu'une abstraction : car certai- nement tous ces objets si variés dont il plaît à mon imagination de peupler l'univers, ne sont que des idées tant que chacun d'eux n'occupe pas un lieu et un temps déterminé. Or, il n'y a point de raisonnement a priori, il n'y a que la seule perception qui puisse m'assurer dece fait. En d'autres termes, c'est par la diversité de nos perceptions que nous sommes en état de juger de la diversité des objets, comme c'est par l'u- nité de conscience que nous nous assurons de l'unité et de l'identité de notre moi. Otez la con- science et la perception, en un mot, 6tez l'expé- rience, et il n'y a plus aucun moyen de consta- INDU — 792 INDU ler l'existence des individus; vous n'aurez à ieur place que des idées générales, c'est-à-dire des abstractions. D'un autre côté, ôtez la raison ou quelques-unes de ses idées les plus essentiel- les, par exemple les idées d'unité, d'identité, de finalité, sans lesquelles on ne peut concevoir ni l'organisme, ni la vie, ni la pensée; aussitôt vous rendez impossible l'existence des individus; vous vous mettez hors d'état de les concevoir, et ne laissez subsister à leur placeque des phé- nomènes et des collections de phénomènes. Le premier de ces deux excès est le caractère de l'idéalisme: le second celui du sensualisme. L'un et l'autre nous jettent également hors de la réalité. INDUCTION. Lorsque, entre deux ou plu- sieurs faits, de quelque nature qu'ils puissent être, nous avons observé une telle relation que l'un est toujours précédé, ou suivi, ou accompa- gné de l'autre, dans une certaine mesure et d'une certaine manière, nous transportons cette même relation du lieu, du temps où nous l'avons aperçue à tous les lieux et à tous les temps, des êtres ou des objets, nécessairement en petit nom- bre, sur lesquels s'est exercée notre expérience, à tous les êtres et à tous les ohjets semblables. Ainsi nous avons remarqué plusieurs fois, hier, aujourd'hui, l'année passée, et chaque fois dans des circonstances différentes, que, sous tel degré de froid, l'eau se condense et se change en glace ; que, sous tel degré de chaleur, elle se dilate et se transforme en vapeur : nous croyons alors avec une entière confiance qu'il en a été et qu'il en sera ainsi toujours ; qu'il en a été, qu'il en sera ainsi partout. Mais nous ne sommes pas obligés de nous en tenir là : à l'eau nous pou- vons substituer d'autres liquides, par exemple du lait, du mercure, de l'huile ; et voyant tou- jours les mêmes phénomènes se produire sous des températures quelque peu différentes, nous affirmons d'une manière générale que le froid produit la congélation des liquides, et que la chaleur les fait entrer en ébullition. C'est cet acte de notre intelligence par lequel nous faisons pas- ser (ducerein, ÎT.'z\u>yrl en grec) à tous les points de l'espace et de la durée, et à une série indéfi- nie d'existences semblables ce que nous avons observé dans tel lieu, dans tel moment, et dans un nombre restreint d'individus, qui est désigné par les philosophes sous le nom d'induction. Hœc, dit Cicéron (Topic, c. x), ex pluribus per- venicns quo vult, appellatur induclio, qaœ grccce zr.a.yuiyi; nominalur. C'est donc à juste litre qu'on se représente généralement l'induction comme la contre-partie du syllogisme, et qu'on l'a définie une manière de raisonner qui consiste à tirer de plusieurs cas particuliers une conclusion générale. Son carac- tère le plus essentiel, en effet, est d'élever notre esprit de la connaissance des phénomènes à celle des lois ou des principes qui les contiennent virtuellement; tandis que le syllogisme ou le raisonnement déductif nous fait descendre, au contraire, des principes et des lois aux diverses applications dont ils sont susceptibles. Or, dans cette marche ascendante ou cette généralisation successive de l'induction, on peut distinguer trois degrés très-nettement séparés l'un de l'au- tre, et d'où nous tirerons facilement tout à l'heure toutes les règles qui gouvernent ce genre de raisonnement: 1° le phénomène qu'un certain objet ou un certain être nous a présenté plusieurs fuis, en des moments et en des lieux déterminés, nous l'admettons pour toute la durée de cet être el pour tous le points de l'ei pace où il peut être transporté*, & la condition qu'on ne changera rien aux circonstances dans lesquelles le phéno- mène s'est toujours produit : c'est par ce moyen que nous reconnaissons dans les choses des at- tributs essentiels et des propriétés invariables; 2" ce que nous avons observé dans quelques êlres d'une parfaite ressemblance, du moins aussi parfaite que la nature le comporte, nous l'affirmons sans distinction de temps ni de lieux de tous les êtres semblables aux premiers, et que notre esprit se représente par un même type : c'est ainsi que nous reconnaissons non- seulement des propriétés invariables, mais des propriétés générales, c'est-à-dire communes à tous les individus d'une même espèce; 3" enfin ce que nous avons observé dans plusieurs espè- ces, c'est-à-dire dans des êtres semblables par certaines qualités, et différents par beaucoup d'autres, nous l'attribuons à tous ceux qui pos- sèdent les premières de ces qualités, ne tenant compte des autres que pour marquer les degrés et les proportions dont le phénomène en ques- tion est susceptible: c'est ainsi que nous arri- vons à découvrir, avec les rapports des espèces aux genres, des lois, des propriétés, des forces de plus en plus générales, et que l'univers se montre à nos yeux dans son unité et sa sublime harmonie. Il suffit de définir l'induction pour faire com- prendre aussitôt quelle place elle occupe, quel rôle indispensable elle joue, non-seulement dans la science ou dans l'ordre de la spéculation, mais dans la vie pratique, dans le cours ordi- naire de l'existence humaine. Supprimez l'induction dans l'ordre scientifi- que, vous faites disparaître d'abord, avec leurs ramifications innombrables, les s:iences physi- ques et naturelles. Il est bien évident, en effet, que toutes les sciences de cette espèce et les dif- férents arts qui en dépendent ne reposent que sur des classifications et des lois. Or, ces deux sor- tes de résultats sont dus également à l'induc- tion. C'est par leurs propriétés que les objets de la nature se partagent en différentes classes, en différents genres et en différentes espèces; et que ces genres et ces espèces se distinguent les uns des autres. Mais l'idée de propriété ne se forme pas en nous d'une autre manière que l'i- dée de loi. Comment savons-nous, par exemple, que la chaleur a la propriété de fondre la cire? Parce que chaque fois que nous avons pla:é un morceau de cire en présence du feu nous l'avons vu entrer en fusion. Un observateur exact ne s'arrête pas là: il ne lui suffit pas de s'être con- vaincu que la chaleur fait fondre la cire; il faut qu'il sarhe à quel degré de chaleur ce phéno- mène a lieu. C'est ainsi qu'il constatera en même temps la propriété et la loi qui la régit. La seule différence entre Galilée découvrant la loi de la chute des corps, et l'enfant ou le paysan qui se borne à leur attribuer la pesanteur, c'est que les expériences de l'un sont plus précises et plus nettes que celles de l'autre; mais tous deux font usage du même procédé; ce qu'ils ont reconnu vrai dans certains lieux, dans certains temps, dans certains objets, ils le transportent à tous les lieux, à tous les temps et à tous les objets sem- blables. Les choses ne se passent pas autrement dans le monde moral, c'est-à-dire dans l'étude de l'àmc humaine, et dans toutes les sciences qui s'y rattachent de près ou de loin. La même suite d'opérations qui nous fait trouver les propriétés et les lois de la matière, nous découvre aussi les facultés et la plupart des lois de l'esprit, nous montre quels sont les mobiles et les liassions du cœur humain, commenl ils se développent ou dans l'individu ou dans la société, et par quel art on les conticni dans les limites de leur des- tin ition. Avec les sciences naturelles, si l'on INDU — 793 INDU ôtait à l'esprit humain l'usage de l'induction, disparaîtraient donc aussi toutes les sciences morales. La métaphysique elle-même ne peut pas s'en passer: car la métaphysique ne se sé- pare pas de la psychologie- et les principes ab- solus de la raison, s'ils ne se rapportent pas à un être intelligent, libre, possédant dans toute leur extension ou dans leur essence infinie les mêmes facultés que nous possédons sous un mode relatif et fini, ne sont que des abstractions vides de sens (voy. Dieu, Infini, Création, etc.). 11 ne resterait donc que les mathématiques, qui réellement sont indépendantes du procédé induc- ti f - mais quel intérêt pouvons-nous y attacher en l'absence des autres sciences, c'est-à-dire quand elles ne peuvent plus s'appliquer à rien de réel, quand elles ne servent plus à déterminer les lois et les formes de la nature? Supprimez l'induction dans le cours ordinaire de la vie, et il n'y aura plus ni sagesse, ni pré- voyance, ni règles d'industrie, ni plans de con- duite : car nous ne serons par sûrs que les mêmes moyens pourront atteindre deux fois de suite les mêmes fins; nous ne serons pas sûrs de con- server d'un instant à l'autre les mêmes facultés et les mêmes besoins, ou de retrouver hors de nous la même nature. Ainsi que M. Royer- Collard le remarque avec beaucoup de sens (Fragments publies par M. Jouffroy dans la traduction des Œuvres complètes de Reid, t. IV, p. 281 et suiv.), c'est l'induction qui nous per- suade de la permanence du monde extérieur, dont la perception et le principe de causalité ne constatent que l'existence actuelle; c'est l'induc- tion qui nous met en rapport avec la nature, qui lui donne la vie et en quelque sorte la pa- role, en nous faisant regarder chaque événement comme un indice infaillible et du passé et de l'avenir; c'est l'induction qui nous met en com- merce avec nos semblables , en donnant une valeur constante aux signes, soit naturels, soit artificiels, de la pensée et du sentiment. Or, ces trois résultats sont également nécessaires pour donner de la suite et pour donner un but à nos actions. Puisque telle est la place que tient l'induction dans l'ensemble de notre existence, il est clair qu'elle est aussi ancienne que la nature humaine, et personne ne peut sans folie s'attribuer l'hon- neur de l'avoir inventée. Mais il est vrai que ses règles ne sont connues avec précision et appli- quées avec ensemble à l'observation de la nature, que depuis la naissance de la philosophie ou plutôt de l'esprit moderne. La raison en est facile à concevoir : c'est que l'induction suppose la plus entière indépendance et du côté de l'imagi- nation et du côté de l'autorité. Elle n'est pas, comme le syllogisme, un instrument docile qu'on applique à tout ce qu'on veut, à l'hypothèse comme à la vérité, à des principes d'emprunt comme à ses propres convictions; de plus elle n'a aucune forme déterminée qu'on puisse sub- stituer à sa place, et avec laquelle il soit pos- sible de donner le change ; elle n'admet pas d'intermédiaire entre l'esprit et les choses; elle met notre intelligence directement aux prises avec la nature. Aussi son avènement dans le champ de la science a-t-il été signalé par les plusbrillantes découvertes. Le Novum Organum a été la conséquence et. si l'on peut parler ainsi, la consécration légale de cette révolution, dont Copernic. Kepler et surtout Galilée furent les véritables auteurs. C'est bien assez pour la gloire de Bacon d'avoir été à la fois et l'avocat et le législateur de la puissance nouvelle, dans un temps où elle n'était encore reconnue que par quelques hommes de génie. Toutefois, il ne faut rien exagérer. L'induction, si complètement négligée pendant le cours du moyen âge, n'a pas été étrangère aux philosophes de l'antiquité. Aristote la définit avec beaucoup de justesse dans plusieurs passages de ses Analytiques (Prem. Anahjt., liv. II, ch. xxm; Dsrn. Analyt., liv. I, en. xvin, et liv. II, ch. xix); il fait mieux que la définir, il en montre les résultats dans son His- toire des animaux; et longtemps avant lui le père de la médecine et de la philosophie naturelle, Hippocrate, l'avait mise en pratique avec un éclatant succès. Elle est l'âme de la philosophie de Socrate et de Platon. Nous savons à présent en quoi consiste et à quoi sert l'induction; nous avons vu comment elle se lie à toutes les opérations de l'âme hu- maine, et à quel point elle a contribué à l'éman- cipation générale des sciences ; mais cela ne suffit pas : il faut que nous puissions dire sur quel principe elle repose, et à quels titres ou sous quelles conditions ses résultats doivent être ac- ceptés pour légitimes. Aristote, tout en nous montrant l'induction tantôt comme une espèce de syllogisme, tantôt comme une opération opposée au syllogisme, ne cherche nulle part à en déterminer^ le principe. Cette question ne s'est pas présentée davantage à l'esprit de Bacon, quoique l'induction ait été le seul objet de ses recherches philosophiques. C'est un génie d'une tout autre portée, c'est Newton, si nos souvenirs ne nous trompent pas? qui, dans ses Regulœ philosophandi, a exprime pour la première fois, sous une forme précise, le principe fondamental de tout raisonnement inductif : « Des effets généraux du même genre ont, dit-il, les mêmes causes.» Ejfectuum genc- ralium ejusdem generis eœdem sunt causœ. En d'autres termes, les mêmes causes produisent des effets semblables. Le principe inductif, d'après cette proposition, ne serait donc qu'une applica- tion du principe de causalité : il consisterait à croire qu'entre l'effet et la cause il y a une re- lation telle que l'identité de celle-ci se manifeste par la constance et par l'unité de celui-là. C'est un fait remarquable que Hume, en attaquant le principe de causalité, ait été obligé de ruiner du même coup le principe d'induction. Selon le célèbre auteur des Essais philosophiques et du Traité de la nature humaine, toute induction se fonde sur l'habitude, c'est-à-dire sur une disposition personnelle qui n'a rien de commun avec la vérité, ni avec la nature des choses. « Après avoir observé, dit-il {Essais philosophi- ques, essai V), la liaison constante de deux choses, de la chaleur, par exemple, avec la flamme, ou de la solidité avec la pesanteur, nous ne sommes déterminés que par habitude à conclure de l'existence de l'une de ces choses l'existence de l'autre; autrement, ajoute Hume, il est impos- sible de nous expliquer pourquoi nous conclurons de mille cas ce que nous ne saurions conclure d'un cas unique, quoique le même à tous égards. » Reid, et avec lui toute l'école écossaise, re- connaît, m sonirah-e, da^ le principe d'induc- tion, un fait irréductible de l'esprit humain, une croyance primitive et absolument originale qu on peut énoncer en ces termes : « Dans l'ordre de la nature, ce qui arrivera ressemblera probable- ment à ce qui est arrivé dans des circonstances semblables. » Cette croyance, dans le langage philosophique, se traduit par cette proposition : « La nature est gouvernée par des ois invaria- bles » (Essais sur les facultés intellectuelles de Vhomme, essai VI, ch. v. ) M. Boyer-Collard, en adoptant la proposition de Reid, a cru néces- saire de la partager en deux, comme si elle renfermait deux principes distincts. « Le prin- INDU — 794 — INDU cipe d'induction, dit-il (Fragments publiés par M. Jouffroy, ubi supra), repose sur deux juge- ments. L'univers est gouverné par des lois stables : voilà le premier ; l'univers est gouverné par des lois générales : voilà le second. Il suit du premier que, connues en un seul point de la durée, les lois de la nature le sont dans tous: il suit du second que, connues dans un seul cas, elles le sont dans tous les cas parfaitement semblables. » Longtemps avant Reid et avant M. Royer-Collard, les auteurs de la Logique de Port-Royal (4e partie, ch. xvi) ont donné exacte- ment la même base au jugement que l'on doit jaire des accidents futurs, c'est-à-dire au juge- ment inductif. Enfin, d'autres, on peut le dire, plus aristotéliciens qu'Aristote, ont voulu confon- dre entièrement l'induction avec le syllogisme : mais ils considérèrent le syllogisme sous deux points de vue, celui de l'extension et celui de la compréhension. Quand je dis que Pierre doit mourir, parce que Pierre est un homme, et que tous les hommes sont mortels, je me place au point de vue de l'extension : car je ne considère dans ce cas que le nombre des êtres auxquels s'applique une certaine idée. Si je m'occupe, au contraire, des attributs, des qualités, ou, pour employer le terme consacré, de l'essence que cette idée représente, je me place au point de vue de la compréhension, et je suis forcé alors de reconnaître que l'essence ou la nature de l'individu comprend nécessairement celle de l'espèce, et que la nature de l'espèce comprend les qualités distinctives du genre. Or, tel est précisément, d'après l'opinion que nous exposons, le principe de l'induction. L'expérience n'y ajoute rien; elle nous apprend seulement à démêler dans chaque être les qualités essentielles et invariables des modifications fugitives qui les accompagnent. Nous venons de résumer à peu près toutes les solutions qu'on a données du pro- blème qui nous occupe en ce moment. Il faut écarter d'abord celle de Hume, qui n'a pas d'autre but que d'ôter à l'induction tout fondement dans la nature des choses, c'est-à-dire de nier toute vérité inductive, et qui, dans l'instant même où elle la nie, est obligée d'en supposer l'existence. A quelle condition, en effet, deux choses se trouveront-elles liées dans notre esprit de telle sorte qu'en aperce- vant l'une nous en conclurons spontanément l'existence de l'autre? A la condition que cette liaison sera parfaitement réelle, que l'expérience ne la démentira pas, et qu'elle nous représentera fidèlement l'ordre de la nature. Supposons que tout soit livré au hasard, soit en nous, soit hors de nous, la même combinaison se produira rare- ment deux fois de suite, et l'habitude dont parle Hume ne pourra jamais s'établir. Or, puisque l'habitude suppose nécessairement la vérité in- ductive; puisqu'elle la suppose, non-seulement dans notre esprit, mais dans la nature, elle est incapable de l'expliquer et encore moins de la détruire. L'expérience n'est pas moins coni' à la doctrine de Hume que la logique. L'entant qui s'est brûlé une seule fois craint le feu; et, en général, nous sommes d'autant plus portés a abuser de l'induction ou à généraliser des laits particuliers, que nous avons moins vécu et moins observé. Nous écartons également l'opinion qui confond l'induction avec le syllogisme. Sans dont peut, en un sens général, donner à l'induction la forme Byllogistique : car l'induction suppose un princi] si sur lequel se fond' existence même; et l'usage qu'on fait d'un pareil Îirincipe dans différents cas déterminés, tient de a nature du sj llogisme. Mais i s o'ei I qui constitue le raisonnement inductif, ou ce procédé par lequel nous concluons du particulier au général, c'est-à-dire du moins au plus, et de la partie au tout. Il est très-vrai que les ca- ractères distinctifs du genre sont compris parmi les attributs de l'espèce, et que ceux-ci se trouvent au nombre des propriétés essentielles de l'in- dividu; mais d'où le savons-nous? Qu'est-ce qui a pu nous persuader qu'il y a des genres, qu'il y a des espèces , qu'il y a dans la nature des propriétés ou des causes d'où résultent toujours les mêmes effets, et qui établissent entre les êtres des ressemblances ou des différences in- variables? C'est uniquement l'induction qui nous a appris tout cela, comme Aristote lui-même (Dern. Analyt., liv. I, ch. xix), peu suspect de prédilection pour ce genre de raisonnement, en a déjà fait la remarque. Donc le syllogisme, sous quelque point de vue qu'on le considère, ne peut nous rendre compte ni du principe ni du procédé de l'induction. Ainsi il ne nous reste plus que le principe de Newton et celui de l'école écossaise : car il est évident que les deux propositions de M. Royer- Collard n'ajoutent rien à celle de Reid. De plus, la division de M. Royer-Collard est inadmissible : toute loi de la nature est nécessairement stable et générale; qu'on lui ôte l'un ou l'autre de ces deux caractères, et elle se confondra nécessaire- ment avec les simples phénomènes. Pour la même raison, Reid aurait dû se contenter de dire : la nature est gouvernée par des lois. Or cette proposition comprend nécessairement celle de Newton : car le caractère d'une loi, ou le signe par lequel se révèle son existence, c'est de faire qu'une même cause, étant placée dans les mêmes circonstances, produise toujours les mêmes effets. Mais pourquoi en est-il ainsi? pourquoi d'une même cause ou de causes sem- blables ne devons-nous attendre que des effets semblables? A cette question il n'y a rien à ré- pondre, sinon que l'idée de cause et l'idée de loi sont inséparables dans notre esprit et, par conséquent, aussi nécessaires l'une que l'autre; que nous ne concevons pas plus une cause qui agit sans loi, qu'un phénomène qui commence sans cause. Au mot de loi on est bien libre sans doute de substituer une autre expression. On peut dire avec Leibniz : rien n'existe, rien ne se fait sans raison; ou bien : tout effet a sa raison d'être dans la cause qui le produit ; mais raison, dans ce sens, ne dit pas plus que loi, et signifie seulement une manière d'agir générale et cons- tante, préconçue par l'intelligence avant de se traduire en résultats extérieurs. L'induction re- pose donc véritablement sur un jugement primitif de la raison humaine; sur un principe non moins universel et non moins nécessaire que celui de causalité, à savoir que toute cause agit suivant une loi, et qu'il y a des lois pour tous les phé- nomènes. L'expression la plus complète de ce principe, c'est qu'il n'y a pas de hasard dans la nature, c'est que tout est subordonné à un plan, à une règle, c'est-à-dire à une loi universelle, d'où découlent les lois particulières dont l'existence nous est attestée par l'expérience. En effet, de mriiic qu'il y a au-dessus de toutes les causes relatives et linies une cause absolue et infinie, de même sommes nous obligés de reconnaître dans les lois multiples et contingentes de ce monde des applications diverses d'une loi unique, invariable, qui est la raison même. Aussi, plus on avance dans la connaissance de la nature, plus on lui trouve un caractère rationnel, plus l'expé- rience s'appuie sur le raisonnement et le calcul. Voilà, si nous ne sommi toui legenra humain les jouets d'une illusion, le principe INDU — 795 — IN FI d'induction hors de doute. Mais peut-on en dire autant des résultats de l'induction, c'est-à-dire des lois que l'on constate à l'aide de l'expérience? On a remarqué que ces lois étant contingentes de leur nature, e< ne nous paraissant pas toujours très-bien liées entre elles, ne peuvent pas avoir le mente degré de certitude que les conclusions d'un raisonnement syllogistique. De plus, il n'existe pas pour l'induction une forme précise, comme pour le raisonnement proprement dit; il est impossible de dire combien il faut de faits et d'expériences pour la rendre légitime; par conséquent, nous ne sommes jamais sûrs d'en avoir recueilli un assez grand nombre, et tout ce qu'on peut espérer ici, c'est un degré plus ou moins élevé de vraisemblance. La pre- mière objection est tout à fait inadmissible en principe : car, s'il ne fallait tenir pour certain que ce qui est nécessaire, universel, mathématique- ment démontré, nous serions en droit de douter de notre propre existence, et par suite de la raison elle-même, dont la lumière ne peut arriver jusqu'à nous, qu'en traversant, pour ainsi dire, la conscience. La seconde objection, malgré une certaine apparence de logique dont le scepticisme a tiré parti, ne résiste pas aux faits. Par exemple, il m'est impossible d'être persuadé plus que je ne le suis des lois de la pesanteur; et, si j'admets que ces lois peuvent changer, c'est à la condition que les corps changeront avec elles. Qu'on arrête chez un animal la respiration ou la circulation du sang, il n'est pas seulement probable, il est absolument certain que cet animal cessera de vivre. Si je ne suis pas entièrement sûr des résultats de l'induction, il m'est impossible de donner plus de confiance à la perception elle- même, et de regarder comme hors de doute l'existence des corps : car les corps ne sont rien pour nous sans leurs propriétés, et l'idée de propriété, comme nous en avons déjà fait la remarque, c'est l'induction qui nous la donne de concert avec le principe de causalité. Sans doute il y a des faits qu'on a trop vite érigés en lois, et des lois vraiment dignes de ce nom auxquelles on a donné trop d'extension; mais alors l'induction s'est arrêtée à moitié chemin, et c'est l'hypothèse qui a fait le reste. Il est vrai aussi qu'on ne peut pas déterminer d'avance le nombre des expériences sur lesquelles doit se fonder toute induction légitime : ce nombre varie suivant la nature des faits qu'on observe et suivant les qualités de l'observateur; mais il y a un moment où il est suffisant, et où nous possédons véritablement la certitude. Il faut prendre garde, en insistant trop sur cette dif- ficulté, d'imiter ces sophistes de l'antiquité qui ne voulaient pas que quelques grains de blé augmentés sans cesse d'un nouveau grain pussent finir par faire un monceau. Les conditions ou les règles de l'induction peuvent se ramener à trois : l°Rien n'étant isolé dans la nature, il faut multiplier les observa- tions et varier les expériences, jusqu'à ce qu'on ait démêlé l'accessoire de l'essentiel, les purs accidents des attributs constitutifs, et qu'on ait découvert, parmi les mille circonstances dont un phénomène est accompagné, celle qui détermine réellement son existence, c'est-à-dire qui en est la condition ou la cause proprement dite. 2° Ce n'est pas assez de constater les conditions ou les propriétés qui déterminent l'existence d'un phé- nomène ; il faut rechercher aussi, par les mêmes procédés, quelles sont les propriétés qui l'ex- cluent ou qui lui sont indifférentes. C'est ainsi qu'après s'être élevé du même au semblable, c'est-à-dire de l'individu à l'espèce, on pourra passer du semblable au différent, c'est-à-dire de l'espèce au genre. 3° Il faut rechercher si les propriétés qu'on a reconnues dans un individu, dans une espèce ou dans un genre, ne s'y pro- duisent pas dans des proportions différentes, suivant des circonstances différentes, et si ces proportions elles-mêmes ne peuvent pas être ramenées à une règle uniforme. C'est à cette condition seulement que l'induction pourra at- teindre à la connaissance des lois, et que ces lois, dans certains cas, pourront recevoir la sanc- tion du raisonnement et du calcul. A ces trois règles correspondent les trois es- pèces de tableaux recommandés par Bacon : les tableaux de présence [labulœ prœsentiœ) qui constatent tous les cas où l'on observe une cer- taine propriété ou un certain phénomène; les tableaux d'absence (labulœ absentiœ) qui consta- tent tous les cas où ce même phénomène n'a pas été rencontré; et les tableaux comparatifs {la- bulœ compara lionis) qui nous donnent les pro- portions dans lesquelles il se manifeste. C'est dans ces règles que se résume le Novum Organum, c'est-à-dire toute la logique de l'in- duction ; et, s'il est plus difficile de les observer que celles du syllogisme, elles ne conduisent pas à des résultats moins féconds ni moins certains ; autrement, encore une fois, il faudrait renoncer au passé et à l'avenir, dans la vie comme dans la science. Consultez, outre les ouvrages indiqués dar.s cet article : Cournot, Essai sur les fondement-; de nos connaissances, en. iv; — Ch. deRémusat, Bacon, sa vie, so7i temps et sa philosophie; — Stuart Mill, Logique inductive et déductive, tra- duite en français par L. Peisse. INFINI. On entend par infini non pas^ ce qui est actuellement sans bornes déterminées, comme certaines quantités mathématiques, mais ce qui ne peut pas absolument en recevoir, à quelque titre et sous quelque rapport que ce soit. Tel est le caractère le plus simple et le plus essentiel de l'infini, celui qui lui a donne son nom, et qui renferme implicitement tous les autres. Mais concevons-nous réellement quelque chose de pareil, ou n'est-ce pas un mot, une sim- ple négation, une extension arbitraire du fini que nous prenons pour une idée, pour un prin- cipe positif de notre intelligence ? Et si cette idée ou ce principe existe, comment le mettre d'accord avec les autres conditions de notre in- telligence, surtout avec la conscience de notre personnalité? L'idée de l'infini peut-elle pénétrer dans l'esprit humain sans l'envahir tout entier ? Enfin que savons-nous de l'infini considéré^ en lui-même avec nos facultés finies et bornées? Est-il donné à notre raison de s'identifier avec lui, et de l'embrasser tout entier comme plu- sieurs philosophes l'ont prétendu; ou, comme d'autres l'ont supposé, infini est-il synonyme d'incompréhensible et d'inconnu? Telles sont les diverses questions qui sortent naturellement du sujet que nous allons traiter; et plus ce sujet est obscur et ardu, plus il exige de circonspec- tion et de méthode; plus il faut être attentif à s'élever graduellement du facile au difficile et du connu à l'inconnu. Or, ce que nous connais- sons le mieux, c'est ce qui se passe en nous- mêmes, à la lueur de notre conscience. Ce qui nous est le plus facile, c'est de savoir si nous concevons, oui ou non, quelque chose d'illimile, d'infini, d'absolument incompatible avec 1 idee de mesure, de condition et de fin. C'est donc par là que nous commencerons; nous chercherons ensuite, en suivant toujours la même marche, la solution des deux autres problèmes, dans les limites eu il est permis, où il est raisonnable d'y prétendre INFI 796 INFI Il n'est pas une seule de nos connaissances, de nos idées, et, en général, des opérations de notre esprit, de quelque nature qu'elles puissent être, qui ne suppose l'existence, et ne se lie d'une manière nécessaire à la conception de l'infini. Commençons par celle qui en paraît être la plus éloignée, c'est-à-dire par la perception des sens. N'est-il pas vrai que tout objet, que tout phéno- mène sensible ou physique a pour caractère es- sentiel d'occuper un lieu ou d'exister dans l'es- pace? Sans espace pas d'étendue, sans étendue pas de divisibilité, partant pas de corps ni de nature extérieure. Mais qu'est-ce que l'espace pour nous, sinon l'infini considéré sous un aspect particulier, c'est-à-dire comme la condition de toute existence matérielle, et, par conséquent, de toute perception ? A quelque parti qu'on s'ar- rête sur la nature même de l'espace ; qu'on le regarde, avec Clarke, comme un attribut de Dieu, ou, avec Leibniz, comme l'ordre des coexisten- ces, toujours faut-il tomber d'accord sur ces deux points : 1° que sans lui le monde extérieur ne saurait exister; 2° qu'il est impossible de lui assigner des bornes : car ne pouvant être tracées que dans son propre sein, puisqu'elles devraient exister quelque part, elles se détruiraient par là même. Or, ces deux caractères suffisent pour nous faire concevoir l'espace comme quelque chose de réel à la fois et d'infini. Si nous passons de la perception du monde extérieur à la connaissance que nous avons de nous-mêmes et de nos propres manières d'être, nous obtenons sous un autre nom un résultat tout à l'ait semblable. En effet, la connaissance de nous-mêmes est à la fois l'oeuvre de la con- science et de la mémoire. Si cette dernière fa- culté n'est pas réunie à la première, notre exis- tence est sans unité et sans durée , nous ne sommes plus un être ni une personne, mais un simple phénomène à chaque instant interrompu, un amas confus d'éléments hétérogènes où il est impossible à l'âme de se reconnaître. Ainsi les deux facultés n'en forment véritablement qu'une seule ; la mémoire n'est que la continuation et le complément indispensable delà conscience. Mais la mémoire suppose la durée; la durée suppose le temps. Or, le temps est; par rapport aux exis- tences particulières aperçues par la conscience, et aux événements que la mémoire nous rappelle, ce que l'espace est par rapport aux corps. Chacun de ces événements se passe, chacune de ces exis- tences a une durée déterminée dans le temps; mais le temps lui-même ne passe pas; il est sans commencement et n'aura pas de fin, car c'est en lui et relativement à lui que tout finit et tout commence. Il n'est donc pas autre chose que l'infini considéré comme la condition de la durée, de la succession, de l'identité, par consé- quent, de la conscience et de la mémoire. A ce titre, il nous est impossible de ne pas l'admettre au nombre de nos idées les plus réelles et les plus positives : car ce n'est pas un pur néant ou une négation arbitraire que l'on peut concevoir ainsi comme une condition absolue de la pensée et de l'existence. C'est par le temps et l'espace que les choses, que les existences en général smit possibles : car toutes celles que la perception et la conscience nous fonl connaître, c'est-a-dire les esprits et les corps, ont nécessairement pour caractère ou l'étendue multiple qui suppose l'espace, ou l'i- dentité indivisible qui Buppose la durée i temps. Indépendamment de l'identité et di tendue, il y a le double rapport de la juxta- position et de la succession qui se fonde sur les mêmes principes. Mais pour changer lo po i'i réalité, il faut une nouvelle condition; il faut un pouvoir capable de provoquer ce change- ment; il faut une force qui soit à la fois le type le plus accompli et la source de toute existence; en un mot, il faut une cause. Le principe de causalité ou le rapport de cause à effet suppose donc avant lui les notions d'espace et de temps : car ce que nous appelons un effet, c'est ce qui a commencé d'être, ce qui a des limites sous le point de vue de !a durée et, par conséquent, de l'étendue, ce qui est fini, en un mot. Un objet fini peut être la cause prochaine, la cause rela- tive et subordonnée d'un autre objet de même nature ; mais cela n'empêche pas qu'en lui-même, et à parler rigoureusement, il ne soit qu'un effet. Donc, la véritable cause, la seule vraiment digne de ce nom, c'est celle qui n'a pas de limites, qui ne peut pas en avoir, ou dont l'action se l'ait sentir partout et toujours ' c'est l'infini. Il est impossible de penser à la cause infinie sans la concevoir en même temps comme l'infinie substance, c'est-à-dire comme le fond qui sub- siste sous tous les changements, en quelque lieu, en quelque temps qu'ils arrivent; comme l'être qui se manifeste sous tous les phénomènes, et la source inépuisable de tous les êtres particu- liers : car la cause ne saurait agir où elle n'est pas; et si, comme nous venons de le dire, son action est sans bornes dans le temps et dans l'espace, il en est de même de son existence ; elle est donc la substance éternelle et infinie, ou, comme on l'appelle souvent, l'être des êtres. Au fond la cause et la substance sont une seule et même chose : car on ne conçoit pas plus un être dépourvu de toute force, de toute efficacité, de tout moyen d'agir et de manifester son existence, qu'on ne conçoit une cause qui n'est pas. Être sans agir et agir sans être sont deux idées également contradictoires. Cependant il faut remarquer que l'idée de cause et, par conséquent, de cause infinie, se présente plus particulièrement à notre esprit quand nous agis- sons, c'est-à-dire quand notre volonté se dirige vers le dehors ; et l'idée de substance ou d'être quand nous pensons, ou lorsque notre activité se replie sur nous-mêmes dans le fait de la réflexion et les opérations qui en dépendent. En effet, quoique le principe de causalité soit un principe universel, il n'y a cependant que l'exercice de notre propre volonté qui puisse nous faire com- prendre ce que c'est qu'agir, ou être cause ; mais cette volonté bornée et impuissante ne tarde pas à nous apparaître dans son insuffisance, c'est-à- dire comme un simple effet ; et, convaincus que rien ne peut exister dans l'effet qui ne soit d'une manière essentielle et sous sa forme la plus ac- complie dans la cause, nous arrivons nécessaire- ment à la liberté infinie, considérée comme la condition et la cause productrice de la liberté humaine. De même, le principe de la substance, qui s'applique sans exception à toutes les qua- lités et à tous les phénomènes, à tous les modes et à toutes les formes de l'existence, ne se mon- tre distinctement à notre esprit que dans cet acte particulier de la réflexion qu'on appelle le ju- gement. C'est le jugement et, nous le répétons, le jugement réfléchi, qui nous met en état de discerner le sujet de ses attributs, c'est-à-dire l'être de ses qualités, la substance Je ses phéno- mènes, et nous force en même temps à reconnaî- tre le lien nécessaire, le rapport universel qui unit entre eux ces deux termes. 11 y a plus, sans le jugemenl il ne peut y avoir en nous aucune idée précise de l'être : car ce qui est véritable- ment, selon nous, notre esprit ne se contente pas de le concevoir, il est obligé de l'affirmerj et affirmer n'est ce pas la même chose que juger? Otez donc le jugement, il n'y a plus aucune dif- INF! — 797 INFI férence pour nous entre le domaine cle la réalité et celui de l'imagination, entre ce qui pourrait être et ce qui est. Mais, comme nous venons de le dire le jugement est un acte plus ou moins réfléchi de notre intelligence; juger c'est pen- ser- et. à la rigueur, on pourrait ramener la pensée tout entière à cette seule opération ; il y a donc un rapport naturel, une coïncidence né- cessaire entre l'être et la pensée. C'est ce que nous appelons la vérité, Or, puisqu'il y a un être infini, il y a aussi une vérité infinie; et, s'il y a une vérité infinie, il y a une intelligence infinie pour la comprendre. D'oii nous viendrait sans cela notre propre intelligence qui, incomplète et défaillante comme elle l'est, ne saurait tenir son existence d'elle-même? Comment admettre et comment nous expliquer cette coïncidence de notre pensée avec la nature des êtres, si elle n'avait pas son fondement dans le principe de tout ce qui est, ou si l'être infini n'était pas en même temps l'infinie intelligence? Arrivé à ce résultat, il faut bien se garder d'oublier par quel chemin on y a été conduit. Ce qui nous découvre en nous l'existence de la pensée et de ses rapports avec les choses, ce n'est pas seulement un fait de conscience, c'est un fait de réflexion, c'est-à- dire la conscience unie à l'activité. L'intelligence infinie dans laquelle nous sommes forces de chercher l'origine et l'explication de la nôtre, ne peut donc pas être une pensée abstraite, sans conscience et sans efficace, comme celle que Spinoza, par exemple, et ses modernes succes- seurs ont donnée à Dieu; elle est l'esprit infini, l'esprit vivant et tout-puissant qui se possède et se sait en même temps qu'il anime, qu'il éclaire, qu'il remplit de lui toute la création. Ainsi, chacune des facultés et des opérations que nous venons de passer en revue, la percep- tion des sens, la conscience, le souvenir, la vo- lonté, la réflexion, suppose nécessairement dans notre esprit, sous une forme ou sous une autre, la croyance à l'infini. Mais ce ne sont pas là tous les éléments de la nature humaine : il y faut ajouter le sentiment et l'imagination ; le senti- ment, qu'il faut se garder de confondre avec les sens; et l'imagination, qui, par son but, ses résultats et les lois auxquelles elle est soumise, diffère essentiellement des autres facultés de l'intelligence. Le sentiment à sa plus haute ex- pression, c'est l'amour ; et le but, l'aliment, comme le principe de l'amour, c'est la perfec- tion, c'est-à-dire le bien sans aucun mélange de mal. Ce but, comme il est facile de s'en con- vaincre, est, tout à fait le même que celui de la liberté, et se confond en un sens avec le devoir; mais, comme objet de l'amour ou du sentiment, l'idée du bien, de la perfection, vient s'offrir à nous d'une manière plus soudaine et plus irré- sistible que comme la règle et la condition de toute action libre. Or, n'est-il pas évident que tout ce qui est fini est imparfait ; que tout ce qui est fini est sujet au mal, et que le mal, s'il n'est tout entier, comme on l'a dit, dans les limites mêmes qui circonscrivent les facultés de chaque créature, n'a du moins pas d'autre origine? Le bien sans mélange, tel que le con- çoit notre esprit lorsqu'il s'enquiert de la fin dernière de ses actes, tel que le demande notre âme dans ses plus constantes et ses plus vives aspirations, n'est donc pas autre chose que l'in- fini. Ce que nous disons du sentiment s'applique d'une manière non moins évidente à l'imagina- tion. L'objet propre de l'imagination c'est le beau, comme l'objet propre de la réflexion c'est le vrai, et celui de la liberté et de l'amour le bien. Maintenant, soit qu'on cherche, sur les traces de Platon, à confondre le beau avec le bien ; soit que, à l'exemple de saint Augustin, il nous paraisse être la même chose que l'unité et l'harmonie; soit qu'avec des philosophes plus modernes nous y voyions l'accord de l'idée et de l'expression, de l'esprit et de la matière, ou les plus hautes conceptions de la raison revêtues d'une forme sensible, il est également nécessaire de lui donner pour principe l'infini. 11 n'y a que l'infini, comme nous venons de le démontrer, qui soit à l'abri de l'imperfection et du mal. Il n'y a que l'infini où la contradiction, la disproportion, la multi- plicité ne puisse trouver aucune place, et qui soit véritablement le modèle et la source de toute harmonie et de toute unité. Enfin l'infini n'est-il pas également ce que la raison peut concevoir et ce que les formes de l'imagination peuvent exprimer de plus élevé? Comme prin- cipe de l'intelligence, n'est-il pas la source de toutes les idées? comme cause universelle, n'est- il pas l'auteur de tous les rapports qui existent entre les idées et les choses, entre la raison et les sens, entre l'esprit et la matière? Nous voilà certains que notre esprit conçoit l'infini, puisque sans lui il nous est impossible de concevoir autre chose ni même de nous faire une idée de nos propres facultés. Nous voilà cer- tains que l'infini, loin d'être une abstraction, comme l'école sensualiste a cherché à le faire croire, est au contraire le fondement, le principe et le type de toute réalité : il nous offre, sous les noms du temps et de l'espace, la condition de la durée et de la succession, de l'identité et de la diversité, c'est-à-dire de toutes les formes possi- bles de l'existence ; il est la cause absolument libre et indépendante, l'être nécessaire^ et im- muable, l'intelligence ou la pensée, la vérité, le bien et le beau sans restriction ni mélange. Il est tout cela à la fois, au même titre et au même degré, c'est-à-dire absolument, sous peine de ne pas être : car l'hypothèse de plusieurs infinis se détruit elle-même ; plusieurs êtres qui ne sont pas dans la relation dune cause à ses effets, se limitent les uns les autres, ou ne sauraient tenir la même place dans l'ordre général des existen- ces, que si chacun d'eux était seul ; par consé- quent, à tous les autres attributs que nous avons donnés, à l'infini, il faut ajouter l'unité. Mais ces attributs, ces caractères ou différents aspects de l'infini, comme on voudra les appeler, ne sont pas autre chose que les éléments mêmes ou les notions fondamentales de notre raison : donc, la raison est, à proprement parler, la faculté de l'infini ; ou. ce qui revient au même, l'infini ne répond pas a une idée déterminée de notre esprit, à une conception unique et parfaitement dis- tincte de toute autre; il est l'objet de la raison tout entière, considérée dans sa plus haute unité ou dans la synthèse rigoureuse de tous ses prin- cipes. Supposez qu'on réussisse à supprimer les notions de substance, de cause, de temps, d'es- pace, du vrai, du beau, de l'unité ; vous donnez raison à ceux qui regardent l'infini ou comme un mot vide de sens, ou comme un acte arbi- traire de la pensée, c'est-à-dire comme la multi- plication du fini par lui-même. Supprimez main- tenant l'infini, il est évident que vous ferez dis- paraître du même coup la raison. On ne peut donc imaginer rien de plus vain et de plus con- tradictoire que de demander la connaissance de l'infini, c'est-à-dire la connaissance de Dieu, a une autre faculté que la raison. Mais ici se présente naturellement laseconde question que nous avons entrepris de résoudre : Comment concilier cette faculté de l'infini avec notre existence individuelle et linie? La con- science et la raison, comme nous venons de le démontrer, sont deux facultés inséparables et IN FI IN FI qui se pénètrent mutuellement. On ne pense pas sans savoir que l'on pense; on ne pense pas, non plus, sans avoir un objet,' ou, ce qui revient au même, sans supposer un rapport nécessaire entre l'être et la pensée , et par conséquent sans admettre quelque chose qui existe absolument, qui est abso- lument vrai. Or, s'il est vrai que l'infini et le moi nous sont donnés en même temps et au fond par les mêmes facultés ; si l'infini tombe sous la raison de la même manière que le moi sous la conscience, de quel droit les regardons-nous comme deux existences distinctes? En effet, le moi n'est pas seulement l'objet, il est aussi le sujet de la con- science; il est sujet et objet tout à la fois, il se pense et s'aperçoit lui-même dans le fait du sens intime : donc, l'infini devrait être considéré de la même manière comme le sujet et l'objet de la raison. Mais le sujet de la raison est le même que le sujet de la conscience : donc, le moi et l'infini ne seraient que deux aspects di- vers de la même existence, deux modes diffé- rents de la même pensée ; la pensée se dévelop- pant dans des mesures diverses, ayant à différents degrés la conscience d'elle-même, suffirait à l'explication de tout ce qui est. Une autre objec- tion vient se joindre à celle-ci : l'infini, avons- nous dit, c'est ce qui ne souffre aucune limite, sous quelque point de vue et à quelque titre que ce soit. Or deux existences véritablement dis- tinctes ne sont-elles pas par cela seul limitées l'une par l'autre? Si donc le fini est autre chose qu'un mode ou une simple limitation de l'infini, l'infini n'existe pas. Telles sont les difficultés que soulèvent la conception et l'existence simultanée de ces deux choses. Ces difficultés ne sont pas de notre invention : on les trouve dès le berceau de la métaphysique; elles ont servi toutes deux d'arguments au panthéisme ; mais la première a plus particulièrement donné lieu au panthéisme idéaliste, qui a sa plus haute expression dans l'école allemande; la seconde au panthéisme réaliste, dont Spinoza est le véritable chef. Nous allons essayer de les résoudre l'une après l'au- tre, sans nous occuper ici des systèmes qu'elles ont fait naître. S'il y avait une aperception de l'infini, comme il y a une aperception du moi; ou si l'infini tombait sous notre raison comme nous-mêmes et nos propres manières d'être nous tombons sous la conscience, c'est-à-dire sans restriction et sans réserve, avec une évidence et une clarté égale dans l'un et l'autre cas, il serait vrai de dire que l'infini est tout entier dans la raison et ne peut être que là; qu'il est tout à la fois le sujet et l'objet de la raison, ou plutôt la raison même sans aucun autre attribut ; la raison ayant conscience de soi, l'idée dans son plus complet développement. Mais les choses se passent-elles de la sorte? Prenons un exemple: la raison me donne l'idée d'une cause absolue, infinie, qui n'a pas commencé et qui ne peut pas finir ; d'un autre côté, je m'aperçois moi-même comme une cause relative et finie, comme la cause de mes propres actions. Que l'on m'interroge sur l'exis- tence de ces deiu cuises, je répondrai que je suis aussi certain de la première que de la se- conde : car elles offrent toutes deux le plus haut degré possible de certitude. Hais que l'on me demande ce que je sais de leur nature, la re- in,use sera bien différente. La môme aperception de conscience qui m'apprend .pie je suis une e. me fait connaître en quoi consiste celte dite, me montre comment elle s'en m'en découvre enfin toutes les propriétés a tou- tes les conditions, .le chercherais en vain âme faire une idée adéquate de la cause infin i chercherais en vain 9 comprendre, circonscrit comme je suis dans des limites infranchissables comment sa puissance ineffable a multiplié les êtres sans se diviser elle-même, comment elle les a produits, comment elle prolonge leur exis- tence et, en général, quels rapports elle conserve avec eux. Tout ce que je sais, c'est qu'elle ne peut pas être moindre que ses effets. Or, si parmi ces effets ou parmi les caractères qui les distinguent les uns des autres, parmi les attri- buts des êtres finis, on rencontre la liberté et l'intelligence, c'est qu'elle est elle-même un principe libre et intelligent. Qu'est-ce donc que nous apprend ici la raison ? Elle nous apprend que tout ce qui a commencé, que tout ce qui est limité et fini tire son existence, soit mediate- ment, soit d'une manière immédiate, d'un prin- cipe sans commencement, sans limite et sans fin ; elle nous révèle, sous un rapport déter- miné, celui de cause à effet, ou sous l'attribut de la force, quelque chose qu'aucun rapport, ni aucun attribut, ni aucune forme ne peut conte- nir, une nature qui déborde toutes les facultés de notre intelligence, et que par cela seul nous sommes forcés de distinguer de la nôtre : car ce qui est au-dessus de nous n'est pas nous; ce que notre pensée est obligée de croire sans pouvoir l'embrasser ni le comprendre, ne saurait être cette pensée elle-même. On arrive à un résultat tout à fait semblable pour chacun des autres principes de la raison. Ainsi je ne me représente pas plus clairement, je ne perçois et ne com- prends pas mieux l'infini sous l'idée de sub- stance que sous celle de cause; je crois seule- ment, d'une foi inséparable de l'idée elle-même, et nécessaire, universelle comme elle, qu'au- dessus de toutes les existences que nous connais- sons et que notre imagination peut nous repré- senter il y en a une qu'aucune science ni au- cune faculté humaine ne saurait atteindre. Ce que j'aperçois de plus positif et de plus clair sous les notions de temps et d'espace, c'est qu'au- cune existence finie ni aucun mode général de l'existence, soit la simultanéité, soit la succes- sion, soit l'étendue, soit la durée, ne peuvent être conçus sans l'infini ; c'est que l'infini est non-seulement la cause déterminante, le prin- cipe actif de ce qui est, mais la condition de ce qui est possible. En effet, pour que notre esprit puisse concevoir l'œuvre de la création, il ne suffit pas que nous ayons l'idée d'une cause su- prême et absolument nécessaire, il faut encore qu'en regardant du côté des choses, elles nous apparaissent comme possibles en elles-mêmes et susceptibles de se coordonner les unes avec les autres, quels qu'en soient la nature et le nombre. Or, le temps n'est pas autre chose que la possibilité infinie, inépuisable des successions, l'espace la possibilité infinie, inépuisable des coexistences. Ce sont là deux nouveaux aspects de l'infini que l'on chercherait vainement à faire sortir des idées de cause et de substance; mais sans eux les idées de cause et de substance demeureraient incomplètes dans notre esprit, puisque nous ne concevrions pas dans quelle étendue elles peuvent se manifester. C'est en tant qu'il possède en lui le pouvoir de réaliser ces deux possibles^ et que ce pouvoir a sa source dans une perfection actuelle, non successive, comme l'ont imaginé la plupart des apologistes du panthéisme, que Dieu nous apparaît sous le double attribut de l'immensité et de l'éternité. Il faut donc se garder de confondre, à l'exe •l Clarke, l'immensité avec l'espace et l'éternité avec le temps. Le temps et l'espace ne s'appli quent qu'à la création, c'est à dire à ce qui est multiple el sur ernité et l'immensité expriment la perfection actuelle, l'unité indivi IN FI — 799 IN FI sible et l'indépendance absolue du créateur ; ils m'apprennent qu'il n'a pas besoin de la nature, mais que la nature a besoin de lui. Enfin, quand cette même existence qui n'admet ni limite, ni succession, ni partage; vient s'offrir à moi comme le but où aspirent, sans pouvoir y at- teindre, mon intelligence, ma volonté et mon imagination, j'ai alors les idées du vrai, du bien et du beau ; et ces idées, comme les précéden- tes, me forcent à étendre le domaine de la réa- lité au delà des bornes de ma conscience, c'est-à- dire de ma pensée. I! y a ainsi deux éléments à distinguer dans la raison: les points de vue divers ou les formes invariables sous lesquelles le principe des choses vient s'offrir à notre esprit, c'est-à-dire les idées; et la croyance naturelle, inébranlable que ces idées, soit qu'on les considère isolément., soit qu'on les embrasse dans leur ensemble, n'é- puisent pas la réalité et ne sauraient la contenir ni l'exprimer tout entière. Sans les premières il est évident que l'infini nous serait complète- ment étranger et inaccessible : car on ne connaît et l'on ne croit que ce que l'on conçoit, ou ce qui tombe sous une forme et dans une mesure quelconque sous notre intelligence. Sans la se- conde, l'infini, et avec lui toute existence, se ré- duirait aux proportions de notre pensée, ou plu- tôt serait notre pensée même : car nos idées n'auraient plus d'objet distinct de leur propre essence ; on se trouverait alors dans la nécessité de choisir entre l'idéalisme sceptique de Kant ou l'idéalisme absolu de Hegel. Mais on deman- dera si cette croyance ou cette foi naturelle, comme on voudra l'appeler, n'est pas, comme le sentiment, un fait variable et personnel. Com- ment cela pourrait-il être, si elle ne s'applique qu'à des idées universelles et nécessaires, ou si hors de ces idées elle ne peut pas même trouver çlace dans l'âme humaine? Or, puisque ces deux éléments, s'il est permis de les appeler ainsi, la foi et les idées, la foi dans l'infini, et les formes sous lesquelles l'infini se manifeste, sont abso- lument inséparables et ne se distinguent, aux yeux de la réflexion, que comms deux faces di- verses d'une seule faculté; la raison, en faisant briller en nous la lumière, nous force à cher- cher au-dessus de nous le foyer dont elle émane, et nous met en communication immédiate avec un objet supérieur à elle-même. C'est le cas de dire avec l'Apôtre (Évang. S. Jean, ch. i, v. 4) : Et lux in tenebris luc.et, et tenebrœ eam non comprehenderunt. La raison n'est donc pas le dernier terme des choses: la raison n'est pas Dieu ; mais elle est la parole de Dieu, sa pa- role vivante et directe, le lien inévitable par lequel il reste uni à l'âme humaine, sans l'ab- sorber en lui ni se confondre avec elle. Mais col i même n'est-il pas impossible, ou n'y a-t-il pas une contradiction manifeste à regarder le fini comme une existence distincte de l'infini, c'est-à-dire comme une limite que celui-ci ne peut franchir ? Après tout ce que nous avons dit sur le caractère général et sur chacun des prin- cipes de la raison, cette difficulté, malgré l'ap- parence de rigueur qu'elle présente, n'a pas le moindre fondement. En effet, pour enlever aux choses finies toute existence propre, toute valeur et toute puissance distinctes, il faut qu'on les considère ou comme de simples délimitations, en termes plus clairs, comme des portions dé- terminées, ou comme des modes de l'infini. Dans le premier cas l'infini nous représente une quan- tité, c'est-à-dire la somme ou la totalité de l'exis- tence ; dans le second, il se confond tout entier 'ion de substance, sans laisser la moin- dre prise à un autre principe. Quelles que soient les images dont il aime à se servir ; qu'il nous parle d'émanation, d'irradiation, d'écoulement, de procès dialectique, le panthéisme n'a que le choix entre ces deux hypothèses, s'il n'aime mieux les réunir. Eh bien, elles sont insoutenables l'une et l'autre. D'abord quantité et infini sont deux termes qui s'excluent absolument. Une quantité peut augmenter ou diminuer indéfiniment ; elle n'est jamais infinie. Si petite ou si grande qu'on la suppose, elle n'est pas la plus petite ou la plus grande qui soit possible ; elle n'offre donc jamais rien ni d'immuable ni d'absolu. L'infini, au contraire, n'augmente ni ne diminue; on n'y peut rien ajouter, on n'en peut rien retrancher; et, comme nous l'avons remarqué plus haut à propos de la différence de l'éternité et du temps, de l'immensité et de l'espace, il n'admet ni suc- cession ni mesure; il est à la fois et indivisible- ment tout ce qu'il est, ou il n'est pas. Aussi rien de plus chimérique et de plus vain que ces théo- gonies métaphysiques où l'on nous montre un dieu qui n'est jamais, mais qui devient tou- jours, et que l'on peut à peine arrêter au pas- sage à travers ses évolutions sans fin. 11 n'est pas plus vrai que ce que nous savons de l'infini se renferme tout entier dans la notion d'être ou de substance, et que la nature et l'humanité, les âmes et les corps, ne soient que les accidents fugitifs d'une substance unique, ou des qualités diverses d'un seul être. La notion de substance, comme nous l'avons démontré, ne peut pas se séparer de la notion de cause. Nous ne conce- vons pas comme principe des choses un être ab- strait, qui n'est rien, qui ne fait rien, qui ne peut ni penser, ni vouloir, ni agir. Or, la relation vivante d'une cause et de ses effets, d'une force intelligente et des résultats produits par elle, nous offre une autre idée que le rapport abstrait de l'être à ses qualités, ou d'un tout à ses par- ties. La cause est une chose, l'effet une autre ; et plus il y a de force, de vertu, de valeur dans l'effet, plus il y en a dans la cause : par consé- quent, plus il y a de liberté dans l'homme et de puissance effective dans la nature, plus claire- ment nous apparaît en Dieu la majesté de l'in- fini. Veut-on aller plus loin et savoir comment la relation même de cause à effet est possible, ou comment la cause infinie a produit tout ce que nous voyons? On poursuivra alors une vaine chimère, car nous ne pouvons pas nous élever au-dessus de la raison et au-dessus de l'expé- rience. La raison et l'expérience, en nous mon- trant ce qui est, nous font comprendre en même temps ce qui est possible. Or, l'une nous révèle l'existence de rinfhii, non-seulement comme substance, mais comme cause, et par cela même comme cause intelligente et libre; l'autre nous découvre notre propre existence comme être fini et libre à la fois, comme être distinct, et non comme attribut d'un être universel. Si l'ex- périence ne nous montrait en nous le sentiment, la perception, la volonté, la mémoire et hors de nous la génération, la vie, l'attraction, suppose- rions-nous que ces choses fussent possibles? L'existence d'un être fini comme œuvre d'une cause infinie n'est pas plus difficile à concevoir. Il est donc également faux de dire que nous connaissons l'infini comme nous nous connaissons nous-mêmes, comme nous connaissons la nature ou notre propre intelligence, et qu'il est absolu- ment incompréhensible pour nous. Nous savons qu'il existe, et que rien n'existerait ni ne pourrait être conçu sans lui; nous savons qu'il a pour attributs l'unité, l'éternité, la toute-puissance, la pensée, la liberté, la perfection, et qu'il ne serait pas du tout s'il n'était pas tout cela à la fois, éternellement, sans division et sans intervalle; INFI 800 — INST mais enfermés dans les limites de notre nature, qui s'étendent nécessairement à notre raison, nous ne pouvons pas nous substituer à lui, ou nous transformer en lui, pour sonder l'abîme de sa conscience, goûter sa béatitude, voir ce qui est présent à sa pensée, contempler à leur source les splendeurs qui illuminent notre âme et le monde extérieur. Nous nous arrêtons ici : car tout ce que nous pourrions dire sur ce sujet ne vaudrait pas la page éloquente que nous allons mettre sous les yeux de nos lecteurs. « Oui, Dieu est vraiment infini, et par là en effet l'incompréhensibilité lui appartient ; mais il faut bien entendre dans quel sens et dans quelle mesure. Disons d'abord que Dieu n'est point absolument incompréhensible, par cette raison manifeste qu'étant la cause de cet univers il y passe et s'y réfléchit, comme la cause dans l'effet : par là nous le connaissons. «Les cieux «racontent sa gloire, » et «depuis la création. « ses vertus invisibles sont rendues visibles dans « ses ouvrages; » sa puissance dans les milliers de mondes semés dans les déserts animés de l'espace ; son intelligence dans leurs lois harmonieuses: enfin ce qu'il y a en lui de plus auguste, dans les sentiments de vertu, de sainteté et d'amour que contient le cœur de l'homme. Et il faut bien que Dieu ne nous soit point incompréhensible, puisque toutes les nations s'entretiennent de Dieu depuis le premier jour de la vie actuelle de l'humanité. Dieu donc, comme cause de l'univers, s'y révèle pour nous; mais Dieu n'est pas seulement la cause de l'univers, il en est la cause parfaite et infinie, possédant en soi, non pas une perfection relative qui n'est qu'un degré d'imperfection, mais une perfection absolue, une infinitude qui n'est pas seulement le fini multi- plié par lui-même en des proportions que l'esprit humain peut toujours accroître, mais une infi- nitude vraie, c'est-à-dire l'absolue négation de toutes bornes dans toutes les puissances de son être. Dès lors, il répugne qu'un effet indéfini exprime adéquatement une cause infinie; û ré- pugne donc que nous puissions connaître absolu- ment Dieu par le monde et par l'homme, car Dieu n'y est pas tout entier. Songez-y : pour comprendre absolument l'infini, il faut le com- prendre infiniment, et cela nous est interdit ; Dieu, tout en se manifestant, retient quelque chose en soi que nulle chose finie ne peut ab- solument manifester ni. par conséquent, nous permettre de comprendre absolument. 11 reste donc en Dieu, malgré l'univers et l'homme, quelque chose d'inconnu, d'impénétrable, d'in- compréhensible. Par delà ces incommensurables espaces de l'univers, et sous toutes les profon- deurs de l'âme humaine, Dieu nous échappe dans cette inlinilude inépuisable d'où sa puis- sance infinie peut tirer sans fin de nouveaux mondes, du nouveaux êtres, de nouvelles ma- nifestations qui ne l'épuiseraient pas plus que toutes les autres. Dieu nous est par là incompré- hensible; mais cette incompréhensibilité même, nous en avons une idée nette et précise, car nous avons l'idée la plus précise de l'inlinitude. Et cette idée n'est pas en nous un raffinement mé- pie; c'est une conception simple et pri- mitive, qui nous éclaire dis notre entrée en ce monde, lumineuse et obscure tout en expliquant tout et n'étant expliquée par rien, parce qu'elle noua porte d'abord an faite el à la limite de toute explication. Quelque chose d'inex- à la pensée, voilà où tend 1 1 elle môme; l'être infini, voilà le pri saire de tous les êtres relatifs et finis. La n'explique pas l'Inexplicable, elle le conçoit. Elle 1 •" i eul c imprcndrc d'une manière absolue l'in- finitude; mais elle la comprend en quelque degré dans ses manifestations indéfinies qui la découvrent et qui la voilent; et de plus, comme on l'a dit, elle la comprend en tant qu'incom- préhensible. C'est donc une égale erreur de dé- clarer Dieu absolument compréhensible. II est l'un et l'autre, invisible et présent, répandu et retiré en lui-même, dans le monde et hors du monde, si familier et si intime à ses créatures qu'on le voit en ouvrant les yeux, qu'on le sent en sentant battre son cœur, et en même temps inaccessible dans son impénétrable majesté, mêlé à tout et séparé de tout, se manifestant dans la vie universelle et y trahissant à peine une ombre éphémère de son essence éternelle, se commu- niquant sans cesse et demeurant incommuni- cable, à la fois le Dieu vivant et le Dieu caché, Deus vivus et Deus absconditus. » (Cousin, His- toire de la Philosophie morale au xvme siècle. Ecole écossaise.) INFLUX PHYSIQUE {Influxus physicus). On admettait généralement dans les écoles du moyen âge que l'âme exerce sur le corps une action naturelle effective et directe et non une influence seulement indirecte et idéale, comme le prétendirent plus tard Malebranche et Leibniz. C'est à cette simple opinion que l'on donne quelquefois la dénomination pompeuse de Sys- tème de l'Influx physique. Voy. Euler, XIV" Lettre à une princesse d'Al- lemagne. X. INSTINCT. Si l'on s'en rapporte à l'étymo- logie de ce mot ( 5Ev, dedans, truÇeiv, piquer), l'instinct est une excitation intérieure qui dé- termine l'animal ou l'homme à certains actes, sans participation de l'intelligence ou de la vo- lonté. Telle est en effet l'idée qu'on se fait gé- néralement de l'instinct, car on l'oppose dans le langage ordinaire à l'intelligence et à l'habitude et on le distingue aussi des forces de la nature qui agissent sur la matière brute ou organisée. Mais c'est précisément une question d'un grave intérêt et vivement controversée, que de savoir si tel est bien l'instinct, si le langage populaire n'a pas tort .d'en faire une force distincte de toutes les puissances précédemment nommées. L'histoire de la philosophie offre justement trois doctrines différentes, toutes trois soutenues par des autorités considérables, qui confondent l'instinct, l'une avec un pur mécanisme, une autre avec l'intelligence ou la raison, une dernière avec l'habitude. A ces trois doctrines s'ajoute et s'oppose l'opinion vulgiire qui a donne à l'instinct son nom et qui compte aussi dans la science de nombreux et illustres défenseurs. La première doctrine est celle de Descaries et des cartésiens, c'est la conséquence nécessaire de l'hypothèse des animaux -machines. Si les bêtes n'ont point d'âme, l'instinct ne peut être ni l'intelligence, ni l'habitude, ni aucune autre puissance résidant dans une âme ou agissant sur une âme. Un des motifs les plus puissants qui conduisit Des artes à l'hypothèse de l'au- tomatisme des bêtes fut une très-judicieuse ap- préciation de certains caractères de leurs actes instinctifs. 11 y remarquait une industrie telle- ment merveilleuse, sûre, délicate et prime-sau- tière, qu'il en concluait justement que l'intel- ligence ne saurait agir avec tant de précision, et, gratuitement cette fois, qu'une machine seule pouvait fonctionner avec cette régularité et cette raison apparente; surtout quand il rapprochait dans les mêmes animaux ces actes si Lien me- rles tout différents, attestant un i i omplet île raison. Les idées de BufTon sur PinslincI diffèrent naturellement assez peu de di D ! tes, puisque son hypothèse des IINST — 801 - INST ébranlements organiques n'est guère différente de celle des esprits animaux. Naturellement aussi cette théorie de l'instinct ne vaut exactement que ce que vaut l'automatisme lui-même dont elle est la conséquence. Une seconde doctrine confond l'instinct avec l'intelligence, sinon même avec la raison; c'est celle que soutiennent jusque dans ses excès Rorarius (auteur d'un traité intitulé : Quod animalia brûla sœpe ratione utantur melius homine), le sceptique Montaigne; en se moquant sans doute, et avec plus de modération Réaumur et G. Leroy. Esse apibus divinœ particulam aurœ, dit le poëte ancien en admiration devant les travaux des abeilles. Cette doctrine, quand elle ne se réfute pas d'elle-même par son exagé- ration, n'établit aucune différence d'origine entre les actions que produisent en foule les derniers des animaux, les insectes, dent la perfection même faisait croire à Descartes qu'elles ne pouvaient être accomplies que par des machines, et ces actes plus imparfaits, moins précis, plus généraux dont presque seuls sont capables les animaux supérieurs. Réaumur attribue par exem- ple la prévoyance aux abeilles et G. Leroy la réflexion aux bêtes en général. La troisième doctrine qui confond l'instinct avec l'habitude est celle de LocKe et surtout de Condillac; modifiée, corrigée, fortifiée, elle compte aujûurd*hui encore de nombreux défen- seurs. L'opinion de Condillac se résume nettement dans ces mots : « L'instinct n'est que l'habitude privée de réflexion. » La réflexion, dit-il, préside à la naissance des habitudes, mais, à mesure qu'elles se fortifient, elle s'en retire peu à peu et finit par disparaître complètement. C'est le contre-pied du vieil adage : Consuetudo est altéra natura. Ici l'instinct qui passe généralement pour naturel, en un mot, la nature, dérive de l'habitude. A cette doctrine on oppose que les insectes, qui n'ont pas connu leurs parents et qui naissent le plus souvent sous une autre forme et avec d'autres besoins qu'eux, exécutent leurs travaux dès le premier jour avec la même per- fection et n'ont pu en acquérir l'habitude ni par leur propre expérience, ni par imitation. Mais Pascal demandait déjà si ce qu'on appelle nature ne serait pas une primitive et antique accoutu- mance contractée dans le long cours des siècles. Bon chien chasse de race, dit encore un proverbe. Les partisans de cette doctrine répondent en effet que l'instinct est bien le résultat d'une habitude acquise, non pas par chaque individu, mais par toute la suite des générations d'une même e-pèce. Si on leur objecte qu'à ce compte chaque gé- nération devrait augmenter le patrimoine et transmettre par héritage des habitudes plus parfaites, ce que contredit l'invariabilité des mœurs des animaux depuis Aristote et Pline, ils répondent que ce perfectionnement ne s'ac- complit qu'avec une extrême lenteur, et que s'il est des espèces réellement stationnaires, c'est qu'elles ont dû atteindre les limites du progrès dont elles sont capables. En définitive c'est encore l'intelligence qui dans cette théorie est le principe de l'instinct, puisqu'elle est celui de l'habitude. La doctrine qui définit l'instinct selon le sens étymologique, en le distinguant à la fois et de l'intelligence et de l'habitude, est représentée glorieusement dans la science par Frédéric Cu- vier et M. Flourens. Comparant l'intelligence et l'instinct, ils donnent pour caractères distinefifs de l'une et de l'autre que, dans l'instinct, tout est aveugle, nécessaire, invariable, particulici • que tout, dans l'intelligence, est électif, condi- tionnel, modifiable, général. Le castor bâtit sa DICT. PUILOS. cabane par instinct, poussé par une force irré- sistible et constante, agissant toujours de la même manière, et alors même qu'il est placé dans des conditions où elle lui est inutile; et cette industrie admirable, il ne la peut déployer que pour bâtir. Ce n'est pas à dire que cette doctrine refuse aux bêtes l'intelligence; elle la leur accorde au contraire dans des proportions qui varient selon les espèces, mais comme une faculté qui s'ajoute à l'instinct sans se confondre avec lui. Si c'est à l'instinct par exemple qu'elle rapporte, avec l'architecture du castor, l'acte du chien qui enfouit dans la terre les restes de son repas, c'est à l'intelligence qu'elle attribue les actions variables, individuelles et pour ainsi dire personnelles de ce même chien, du singe ou de l'éléphant. M. Flourens établit même comme une loi dont Fr. Cuvier avait posé les principaux faits, que l'instinct et l'intelligence sont, dans les animaux, en raison inverse l'un de l'autre, que les animaux qui ont les instincts les plus développés sont précisément les moins intelli- gents, par exemple, les abeilles, les araignées ou les castors, que les plus intelligents ont au contraire les instincts les moins prononcés, sans excepter de cette loi l'homme lui-même, chez qui l'intelligence atteint le degré suprême, la raison, et qui n'a que de vagues et rares instincts. Comparant l'habitude et l'instinct, Fr. Cuvier reconnaît que, dans les actes d'habitude comme dans les actions instinctives, il existe une telle dépendance entre les besoins et les organes, que l'acte suit immédiatement le besoin, sans l'in- tervention de l'intelligence pour commander ou combiner les mouvements. Mais, tandis que cette dépendance provient, dans l'habitude, de la re- traite d'abord insensible, puis définitive, de l'in- telligence qui a commencé par intervenir, elle est naturelle et primitive dans l'instinct. Quand on confond l'instinct avec l'intelligence ou avec l'habitude, il n'y a pas lieu de se de- mander quels sont les instincts chez l'homme. Mais c'est une question toute naturelle quand on fait de l'instinct une puissance spéciale. C'est encore une question de savoir si les instincts ne se rapportent qu'aux actes qui ont pour fin la conservation de la vie et la propagation de l'espèce, ou si l'homme a des instincts dans l'ordre moral. La solution de la première question dépend nécessairement de celle qu'on donne à la seconde. Il est des philosophes qui prétendent que l'instinct n'a rapport qu'à la vie organique et réduisent à un très-petit nombre les instincts ' de l'homme. On cite par exemple l'instinct de la succion, de la déglutition, de la conservation. Si courte que l'on fasse cette liste, elle est toujours assez mal déterminée. 11 en est qui introduisent l'instinct dans la sensibilité morale et même dans l'intelligence, entre autres Th. Reid et M. A. Garnier. Ainsi le premier reconnaît un instinct de la croyance et la second trouve dans un instinct particulier le principe de tous les actes moraux que l'homme accomplit plus tard avec réflexion. Selon cette manière de voir, les instincts de l'homme sont innombrables, et le mot instinctif devient synonyme de spontané. Partout où la réflexion n'intervient pas, à moins qu'il ne s'agisse d'un fait d'habitude, l'acte devrait être rapporté à l'instinct; et, comme la réflexion ne commence rien, comme un acte a toujours été spontané avant d'être accompli avec réflexion, il s'ensuit qu'il y aurait un instinct à l'origine de toutes les manifestations de l'activité de l'âme. On pourra consulter : Descartes, Discours de la Méthode, ô" partie; — Buffon, Discours sur la nature des animaux; — Montaigne, Apologie de liaimond de Sebonde ; — Réaumur, Mémoires r»i Ils TE — 802 — IN TE pour servir à Vhisloire des insectes; — G. Leroy, Lettres philosophiques sur l'intelligence et la per- fectibilité des animaux, Paris, 1802 ; — Condiilac, Traité des animaux ; — Reimarus, Observations physiques et morales sur l'instinct des animaux, traduites en français par Rensanne de la Tache, Pa- ns,1870, 2 vol. in-12 ; — Th. Reid, ///■-' Essai sur les facultés actives del homme; — J. J. Virey, Histoire des mœurs et de l'instinct des animaux, Paris, 1822, 2 vol. in-8; — article Instinct dans le Dic- tionnaire des Sciences médicales; — Fr. Cuvier, article Instinct dans le Dictionnaire des Sciences naturelles; — Ad. Garnier, Traité des facultés de rame, Paris, 1865, 3 vol. in-18; — Fr. Cuvier, Histoire naturelle des mammifères, Paris, 1818- 1837, 70 livr. in-f°; — De l'instinct des animaux (article du Dictionnaire des Sciences naturelles. 1822); — Examen de quelques observations de M. Dugald Sleivart, et autres opuscules insérés dans les Mémoires au Muséum; — Flourens. de l'Instinct cl del intelligence des animaux, Paris, 1845, in-18; — Joly, V Instinct, ses rapports avec la vie et l'intelligence, 2° édition, in-8. Paris, 1874. A. L. INTELLIGENCE. L'intelligence est une des facultés principales de l'âme humaine; c'est celle par laquelle l'homme connaît les choses. Ce que c'est que connaître et ce que c'est qu'intel- ligence, personne ne l'ignore, puisque tout le monde connaît et pense en effet. Il ne faut donc pas demander une définition de ces termes ; aucune définition ne saurait suppléer l'expérience que chacun fait en soi de la pensée, et la plus savante nous éclairerait moins que le plus petit des exemples. Les faits se montrent; ils ne se définissent pas. Or, les faits par lesquels se manifeste l'intel- ligence, réunis par un commun caractère qui permet de les réduire en un genre, de les ap- peler du même nom et de les attribuer à une faculté unique, sont cependant de diverses sortes. Nous trouvons en nous plusieurs espèces de pensées; et autant il y en a, autant il faut re- connaître de façons diverses d'opérer pour l'es- prit, ou, en d'autres termes, de facultés intel- lectuelles. Séparées dans nos classifications, ces facultés concourent presque toujours dans le tra- vail de l'esprit. D'une autre part, quoique mêlées dans la simultanéité de la vie et par une conti- nuelle réciprocité de services, nos facultés in- tellectuelles ne se confondent pas cependant. Bien qu'elles ne soient que les manifestations variées d'une faculté unique et simple au fond, la diversité réelle de leurs objets, de leurs opé- rations et de leurs produits, permet qu'on les dé- crive chacune à part, et la clarté l'exige. Il ne s'agit ici que d'en donner la liste et le signale- ment, en marquant leurs rapports de dépendance et de succe i' m. L'homme est placé au milieu d'un monde au- quel sa condition présente le lie par d'inévitables orts. Entouré de corps de toutes parts, et at- taché Lui-même à un corps dont il partage ou res- sent tous les étal ., il subit à chaque instant. parle sien, les atteintes des autres, el il rend aux autres corps, par l'intermédiaire du sien, l'action qu'il en reçoit. C'est dans ce commerce jjvec la nature, auquel il ne p< u i lire, qu'il trouve les plus ordinaii de ses travaux et doses luii qui l'envi- ronne, il la connaît par cette me la perception extérieure, ou les sens. Dana son acception vulgaire, le term - de ne à la l'ois cinq orgac l'appareil nerveux qui i : 9 chacun d'eux, «t la capacité qui esl r di- verses sortes de el de COUD à propos de l'action des objets du dehors sur ces organes. Dans son acception philosophique, le mot sens désigne exclusivement cette dernière capacité. Quant à la structure de l'organe, quant à l'impression qui se fait sur lui et est portée par les nerfs jusqu'au cerveau, cela est entiè- rement du ressort de la physiologie. Les sen- sations et les notions qui résultent en nous de l'action des objets matériels sont elles-mêmes, abstraction faite de la distinction des organes, très-diverses : elles n'ont de commun que l'unité de la conscience en laquelle elles se réunissent, en sorte que, à ne les considérer qu'en eux- mêmes, on pourrait regarder les cinq sens par lesquels nous les obtenons comme cinq facultés distinctes. Mais la concomitance habituelle des données de chaque sens avec celles des autres nous apprend et nous oblige à rapporter aux mêmes objets les qualités que, directement ou indirectement, elles nous manifestent; et cette unité, en quelque sorte objective, nous autorise à son tour à confondre les cinq sens sous le titre commun de perception extérieure. Par les sens, je n'ai l'expérience que de ce qui leur est actuellement soumis et immédia- tement présent; la perception ne s'étend pas au delà de l'instant dans lequel elle s'opère. Or, connaître seulement ainsi, ce serait presque ne connaître pas. Que ferais-je, en effet, de mes connaissances, si elles s'évanouissaient sans re- tour à mesure que je les acquiers? Autant vau- drait ne les pas acquérir. Les choses que j'aurais perçues le plus souvent me seraient toujours nouvelles; il me faudrait recommencer sans cesse, et sans avancer jamais, l'acquisition de mes idées les plus anciennes. Outre la puissance d'acquérir, l'homme a le pouvoir de garder et de ressaisir, dans l'occasion, les connaissances déjà obtenues; et cette puissance de reproduire, en l'absence des objets, les résultats de l'expé- rience sous la forme du souvenir, c'est la mé- moire. Nous la signalons ici par son caractère le plus extérieur et par son nom le plus connu. Mais une étude attentive de la mémoire fait dé- couvrir qu'elle n'est qu'une variété d'un fait plus général qui, dans la langue psychologique, porte un nom particulier : ce fait est la con- ception. Pour me rappeler en effet un objet que j'ai connu, il frut deux choses : d'une part , que l'idée de cet objet se retrace à ma pensée; d'autre part, que je reconnaisse cette idée, que j'aperçoive qu'elle n'est pas nou- velle. J.e souvenir suppose invariablement la conception ou représentation mentale de l'objet qu'on se rappelle; mais la conception n'engendre pas toujours le souvenir. Par exemple, je con- çois tous les mots que j'écris, à mesure que le mouvement de ma pensée me les suggère, et je sais bien que je ne les invente pas; mais je ne m'arrête pas à les reconnaître expressément; je n'en rattache l'idée à aucune époque précise de ma vie passée; je les conçois et c'est tout ; et quand les mots me viennent ainsi, je ne dis pas que je m'en souviens. Quelquefois c'est une phrase entière qui me revienl à la pensée; je l'ai lue quelque part; mais, ne La reconnaissant pas, je l'écris comme si elle était de moi : cela s'appelle alors une réminiscence. Mais quel- quefois aussi c'est réellement que j'assemble ilans un ordre nouveau les idées el les mots que je conçois, et l'on nomme cela plus ordinai- rement imaginer : c'est ainsi qui s un hippogriffe, que j'imagine une sirène, que je me figure un palais plus magnifique que tous ceux qui existent, ou .i'.,i l'air, en effet, de créi r; au vrai je ne qu embler des conceptions : le tout est nou- INTE — 803 — INTE ▼eau • les éléments ne le sont pas. On trouverait, dans'les conceptions géométriques, un autre exemple tout aussi réel et plus sérieux, de ce genre de créations, que le langage attribue à l'imagination. Il y a donc de pures et simples conceptions : il y en a que l'esprit reconnaît, ce sont des souvenirs; et d'autres qu'il ne reconnaît pas, bien qu'elles reproduisent des perceptions anciennes, ce sont des réminiscences; il y en a qu'il sait nouvelles, qu'il imagine et crée en quelque sorte. Au fond de tous ces actes de l'es- prit, diversement nommés, est toujours la con- ception, qui reproduit l'expérience ; elle est accompagnée, selon les cas, de telle ou telle circonstance, et la mémoire, la réminiscence, l'imagination n'en sont chacune qu'un cas par- ticulier. Avec l'expérience et la mémoire, je connais le présent et une certaine partie du passé. Mais cela ne me suffit pas encore. J'ignore tout à fait l'avenir, et, par conséquent, l'expérience est toujours à retaire. Je sais que le feu brûle au- jourd'hui, parce que j'en approche les doigts; je sais qu'il brûlait hier; mais je ne puis dire s'il brûlera demain. Ainsi de tout. Dans cette igno- rance de ce que je dois attendre, de ce que je puis craindre ou espérer des objets, comment me conduire? Ma connaissance est trop bornée dans le temps, et elle l'est trop aussi dans l'es- pace : car je ne sais rien, non plus, ni des pro- Eriétés, ni même de l'existence de cette innom- rable multitude d'objets que n'a pas atteints mon expérience. A cette insuffisance supplée Vinduction, qui me rend capable de conclure du passé l'avenir, du peu d'objets que je connais, les propriétés de presque tous ceux que je ne connais pas ; et, comme c'est par une sorte de transport de ce que je vois à ce qui m'échappe que j'étends ainsi le cercle de l'expérience, on appelle cela inférer ou induire. Qu'il y ait, du reste, dans l'esprit des notions qui dépassent l'expérience et qui la débordent en quelque sorte de toutes parts, c'est ce qu'un seul exemple établira suffisamment. J'ai éprouvé plusieurs fois qu'un corps porté à une certaine hauteur tombe vers la terre, s'il cesse d'être soutenu. J'en ai conclu que la terre attire les corps, et qu'elle a cette puissance, non pas seulement dans le temps que j'en observe les effets, mais en tout temps ; qu'elle l'a exercée de la même façon, depuis qu'il y a des corps ; qu'elle conti- nuera de l'exercer encore, tant qu'il y aura de la matière, non pas seulement dans les lieux que mon expérience embrasse, mais en tous lieux et sur tous les peints, depuis un pôle jusqu'à l'autre. Avec un peu d'instruction, j'étends même au delà de cette terre le pouvoir attractif de la matière. Je pense que le soleil l'exerce sur notre globe, comme celui-ci sur la lune, et que tous les corps célestes s'attirent mutuellement en vertu de la même propriété qui fait tomber une pierre. Je vais enfin jusqu'au possible, et je me figure que si de la matière était nouvel- lement créée quelque part, elle posséderait la même puissance d'universelle attraction. Ajoutez que je transporte à toute la matière, en tout temps et en tous lieux, avec la propriété décou- verte en quelques corps, la règle, s'il y en a une, selon laquelle cette propriété agit. Je suppose, en d'autres termes, que la vertu attractive des corps, partout et toujours, comme ici et main- tenant, augmente avec la masse et diminue avec • û distance. C'est de la même manière que je crois généralement à la persistance dans les choses des propriétés que j'y ai découvertes, à la présence dans tous les objets semblables des qualités que j'ai constatées en quelques-uns, à la reproduction des mêmes symptômes caracté- ristiques dans les phénomènes par lesquels ces qualités et ces propriétés se manifestent, et, par exemple, à la malléabilité du 1er, à la présence des mêmes formes solides sous les apparences visibles qui se ressemblent, à la périodicité du flux et du reflux alternatifs de la mer. Par les sens, je connais le monde, et des corps, ce qu'ils sont actuellement dans le présent; par la mémoire, j'atteins le passé, et par l'induction l'avenir et ce qui n'est pas l'objet direct d'une expérience actuelle. Mais ce monde, qui est. pourrait ne pas être; ce qui est arrivé et aurait pu ne pas se produire; ce que je conjecture comme prochain n'arrivera peut-être jamais, En d'autres termes, ces êtres que je perçois, ces phénomènes dont je me souviens ou que je prévois, moi-même qui prévois, me souviens et perçois, rien de tout cela n'a en soi la raison de son existence passée, présente ou future. Tout cela est, comme on dit, contingent. Mon esprit, qui est capable de comprendre cette insuffisance des choses bornées à s'expliquer par elles-mêmes, a la puissance aussi de trouver, en dehors et au- dessus d'elles, leur raison d'être, qui n'est cer- tainement pas en elles; il comprend que toutes ensemble doivent être rattachées à un principe suprême, qui est Dieu; il lui est donné de con- cevoir, a propos de ce qui est simplement, ce qui doit être; à propos du contingent, le néces- saire; du fini, l'infini; de l'imparfait, le parfait. En effet, le contingent, c'est, en d'autres termes, ce qui n'a pas en soi la raison de son existence ; c'est ce qui n'est pas en soi. Or, ce qui n'a pas en soi la raison de son existence, doit l'avoir en autre chose; ce qui n'est pas par soi, ne peut être que par autrui. Et maintenant, il faut que cet autre ait en soi la raison de son être, sans quoi, ne s'expliquant pas par lui-même, il ne suffirait pas à expliquer le reste, et l'esprit demeurerait aussi peu avancé qu'auparavant : la difficulté serait déplacée ; elle ne serait pas levée. Cet autre est donc nécessaire, absolu, existant par soi. Le concevant comme néces- saire, je le conçois aussi comme parfait et in fini : il existe sans bornes, puisqu'il existe sans conditions, puisqu'il ne peut pas ne pas être ; il est parfait, puisque rien ne lui manque. Voilà ce que comprend l'esprit humain ; voilà, non pas la preuve de l'existence d'un être infini, mais le récit de ce qui se passe dans nos intelligences, l'histoire du procédé tout à fait simple, suivant lequel, de lui-même et sous l'empire de ses lois, l'entendement s'élève à propos du fini à l'infini ; de cela seul qu'il connaît le contingent, et le connaît comme tel, il conçoit du même coup son contraire, je veux dire l'absolu. L'un ne va pas sans l'autre dans l'entendement ; et clairement ou confusément, tout homme, cultivé ou non, possède au fond de sa conscience une idée du nécessaire. Cette faculté de concevoir l'absolu, on l'appelle en philosophie entendement pur , intellection pure, raison; faculté supé- rieure, sans laquelle l'homme, réduit à constater sans comprendre, et à tout voir sans connaître jamais la raison de rien, n'aurait rien de plus, du côté de l'intelligence, que l'animal. A ces facultés, qui sont Jes sources de toutes nos idées, il faut joindre un certain nombre de procédés d'un emploi universel et très-fréquent, par lesquels l'esprit, sans ajouter de nouvelles connaissances à celles qu'il possède déjà, trans- forme celles-ci pour en faire usage, les divisant, les unissant, les associant et les combinant de mille manières. Ainsi, nous pouvons dans une idée complexe, n'envisager qu'un de ses éléments à l'exclusion de tous les autres, et cela s'ap- INTE IN TE pelle abstraire. Plusreurs idées ayant été suc- cessivement dégagées par l'abstraction, s'il y a entre elles quelque analogie, elles se rapprochent dans l'intelligence. L'esprit néglige les différen- ces, ne tient compte que des ressemblances, et, les réunissant, en forme comme un total et une somme, qui est alors une conception abstraite générale. Les éléments en étaient dans la réalité épars et désunis; l'esprit leur donne l'unité, et cette unité artificielle, le mot qui l'exprime la conserve. Puis l'entendement, qui contient à la fois plusieurs conceptions générales, _ peut re- marquer encore qu'elles enferment également plusieurs représentations particulières, et se dis- tinguent par d'autres, ou qu'elles s'appliquent en commun à un certain nombre d'objets individuels. Il les assemble de nouveau, consacre et main- tient par un mot le total artificiellement formé, et cette somme de conceptions générales, réu- nies par un nom, c'est l'idée d'un genre, d'une espèce, d'une classe, d'un ordre, d'une famille : il classe. L'esprit a d'ailleurs une pente naturelle à généraliser ainsi, c'est-à-dire à ne considérer les choses que par leurs côtés communs, et à en concevoir, pour ainsi dire, plusieurs en une. Nous n'avons pas plus besoin de vouloir pour généraliser que pour abstraire. Une fois en pos- session 'des idées générales de toute sorte, dans lesquelles il a comme transformé la matière de l'expérience, l'esprit est sans cesse occupé à les rapprocher les unes des autres, et à y ramener les objets divers et changeants de ses percep- tions. Tout ce qui lui est donné, il le détermine, soit en l'enfermant sous un genre, et en lui at- tribuant par là tous les caractères constitutifs de ce genre ; soit en l'excluant d'un genre, ce qui revient à' le placer dans la sphère indéfinie de tous les autres genres. Cette opération s'appelle juger, quand le rapport des deux idées est aperçu immédiatement. Mais il se peut que ce rapport ne soit pas frappant, et que l'esprit ait besoin, pour s'en assurer, de recourir à l'expérience d'un terme moyen; alors il raisonne, ce qui est encore découvrir le rapport de deux idées, mais médiatement et par l'entremise d'une troisième. Il n'y a donc, entre le jugement et le raisonne- ment, que la différence d'une opération simple à une opération plus complexe. L'abstraction, la généralisation , le jugement, le raisonnement sont, si l'on veut, des facultés de l'intelligence; mais il faut bien entendre que ces facultés ne le sont pas au même titre que les précédentes, et qu'elles n'expriment guère que des opérations secondaires, qui s'appliquent à des matériaux amassés d'avance, et ne font que les mettre en œuvre, sans ajouter au fond de notre connais- sance rien d'original et de nouveau. Enfin, il faut placer au-dessus de toute cette diversité de notions et de facultés la conscience qui est dans toutes, et n'est précisément aucune d'elles, qui est la condition universelle de l'in- telligence, la forme fondamentale de tous les modes de notre activité pensante, et un mode spécial de celle activité. L'âme perçoit, se sou- vient, prévoit, juge, raisonne. En même t< qu'elle fait tout cela, elle sait qu'elle le fait ; en iiiêiiic temps qu'elle accomplit tous ces actes, elle a conscience d'elle-même, qui les exécute. Mais cette conscience est-elle distincte et rable des opérations qu'il le ne? Celles- ci srr.nent-elles sans celle-là, ou celle-là sans celles-ci? Non assurément. Vidée sans la con- science, que serait-ce? Une idée que nous au- rions, sans savoir que nous l'avons, une pi pue nous ne penserions pas, c'est-à-dire quelque chose d'absurde et d'impossible, et non pas seu- lement un phénomène incomplet, mais un pur rien. Connaître sans connaître que l'on connaît, c'est rigoureusement ne connaître pas; l'abstrac- tion de la conscience, dans l'acte intellectuel, équivaut à la destruction même de cet acte. Ainsi, ces deux propositions : Je pense et Je sais que je pense, sont au fond identiques, puis- que, si je l'ignorais, je ne penserais pas. D'un autre côté, peut-on avoir conscience sans penser? C'est demander si l'on peut avoir conscience de rien. L'àme ne se sent que modifiée ou agissante, et si la vie intérieure s'arrêtait, la conscience serait abolie. Elle n'est donc pas une faculté spéciale, distinguée des autres en nature, ayant son domaine propre et ses objets à elle. Son do- maine est égal en étendue à celui de toutes les facultés intellectuelles prises ensemble ; ses objets sont les objets de toutes et de chacune. L'expé- rience a le présent, la mémoire a le passé, et l'induction l'avenir ; les sens connaissent la ma- tière, et la raison va à Dieu ; la conscience a tout cela, embrasse tous ces objets, connaît tout ce qui est connaissable. Elle est la pensée même, saisissant tantôt l'être borné, tantôt l'être in- fini : ici les qualités et les phénomènes, là les causes et les lois. Tout acte de l'intelligence est une modification de la conscience, et la con- science est le terme général qui désigne l'en- semble de nos forces intellectuelles. Telle est à peu près, autant qu'une si rapide esquisse peut la représenter, notre constitution pensante. Mais chacune de ces facultés, comme on l'a dit au commencement, est nécessaire à l'exercice de toutes les autres. La conscience est unie à toutes. La perception, de son côté, ou l'ex- périence des corps? est le point de départ obligé de tout acte ultérieur d'intelligence. Sans elle, point de souvenir, puisque le souvenir n'est que l'expérience reproduite; pas d'induction, puisque l'induction n'est que l'expérience étendue ; pas d'abstraction, ni de généralisation, car il faut avoir des idées complexes pour les diviser et en- suite les réunir ; enfin, pas de raison, car si la per- ception du contingent n'est que l'occasion de la conception du nécessaire, elle en est au moins l'occasion indispensable. La mémoire, à son tour, n'est-elle pas l'auxiliaire de tous les actes de l'esprit? Il n'y a pas même, à proprement parler, d'ex] érience sans la mémoire, il n'y en a pas. du moins, des phénomènes qui se produisent dans la durée, Or, tout ce qui est du ressort de la conscience est dans la durée, et toute espèce d'idée est du ressort de la conscience. Qu'est-ce que percevoir le mouvement d'un corps? C'est connaître ce corps, d'abord en un point de l'é- tendue, puis en un autre, et ainsi successivement dans chacun des points intermédiaires, jusqu'au point d'arrivée. Mais, lorsque je connais le corps au point d'arrivée, je ne saurais point qu'il s'est mû à moins que je n'ajoute mentalement à la perception actuelle le souvenir du même corps dans tous les points successifs de son parcours. Je ne connaîtrais même de l'étendue que la par- tie toujours très-bornée que mes organes peuvent embrasser à la fois, si je ne pouvais, la parcou- rant de la main et des yeux, joindre à chaque perception nouvelle que j'acquiers ainsi la con- i de toutes les étendues partielles précé- es. Nécessaire à l'expérience, la mémoire l'est plus encore aux opérations dis- cursives de l'esprit, à l'induction qui suppose plusieurs expériences successives, au jugement et au raisonnement qui assemblent des idées ieurementet séparément acquises. Lamême ive, faite sur l'induction, démontrerait la même solidarité d'action : c'est en effet par l'in- duction que nous rapportons aux mêmes oh et que nous apprenons à grouper ensemble les IN TU — 805 IN TU Qualités diverses de la matière saisies par chacun e nos sens; pour se souvenir, il faut induire encore, car le souvenir consiste précisément à inférer de la conception de l'objet absent, quand elle est reconnue par l'esprit, l'existence passée de cet objet. L'induction, supposée par la mé- moire, suppose à son tour, avec l'expérience et la mémoire, la généralisation : car elle suppose la ressemblance ou l'analogie, et c'est la ressem- blance qui fait les genres; en sorte que toute induction s'appuie sur une généralisation anté- rieure, expresse ou seulement implicite. La rai- son éclaire et domine tout ce travail de l'esprit; à tout ce que nous voyons de borné, de contin- gent, d'imparfait, elle donne un fondement et un appui, une raison d'être suprême et dernière dans queique chose d'infini, d'absolu, de parfait. Les notions qu'elle suggère à nos esprits, di- verses par leur contenu, mais réunies par le caractère de nécessité qui leur est commun, se dégagent aussitôt des données expérimentales qui les ont introduites, et elles deviennent, une fuis établies dans l'esprit, quelque chose d'inhé- rent, et comme un milieu indispensable à tra- vers lequel nous apercevons toutes choses. Enfin, le jugement et le raisonnement relient ensemble et coordonnent pour notre usage tous les élé- ments confusément entassés de ce vaste amas de notions et d'idées de toute espèce que les autres facultés ont apportées à l'esprit, réduisant les données particulières de l'expérience et des con- ceptions générales, subordonnant aux lois induc- tives chaque cas singulier, rapprochant, pour les expliquer les unes par les autres, les choses perçues des conceptions de la raison, comparant chaque idée à toutes, et toutes à chacune. De tout ce travail, qui s'accomplit en nous, tantôt spontanément, tantôt sous la direction de la vo- lonté, résulte cette prodigieuse multitude de connaissances diverses, qui fait d'une intelligence développée, même la moins cultivée et la plus humble, un monde d'une variété et d'une éten- due presque infinies. Chaque faculté y apporte sa part, chacune a son rôle propre et sa fin spé- ciale; mais elles se supposent aussi mutuelle- ment, et toutes concourent à l'acquisition de la moindre de nos idées. Les ouvrages que l'on pourrait consulter sont innombrables. Ceux qui traitent plus spéciale- ment ce sujet général sont : les Essais sur les facultés intellectuelles de Vhomme, de Th. Reid ; — les Eléments de la philosophie de l'esprit humain, de Dugald Stewart; — le Traité des facultés de l'âme, de M. A. Garnier, et tous les traités delogique et de psychologie. Am. J. INTÉRÊT (Morale de l'), voy. Bien, Devoir, Morale. INTUITION (du latin inlueri, regarder), con- naissance soudaine, spontanée et indubitable, comme celle que la vue nous donne de la lu- mière et des formes sensibles. Cette expression, comme beaucoup d'autres, est un emprunt que la philosophie a fait à la théologie; elle signifie pour les théologiens une connaissance de Dieu surnaturelle, c'est-à-dire supérieure à celle que nous obtenons par les procédés ordinaires de l'intelligence, et accordée seulement par un effet de la. grâce, soit aux élus après la mort, soit à des âmes privilégiées dans quelques rares instants de la vie présente. En passant dans la langue philosophique, elle a pris un autre sens; mais quoique toujours le môme au fond, ce sens se modifie suivant la différence des systèmes. Ainsi dans l'école de Kant le mot intuition [An- ichauung) est à peu près synonyme de percep- tion externe, avec; cette seule différence qu'il «'applique à la fois aux objets perçus, aux corps particuliers qui se révèlent actuellement à nos sens, et aux conditions absolues sous lesquelles ce phénomène a lieu. De là deux espèces d'in- tuitions : les intuitions pures, répondant aux notions de temps et d'espace, et les intuitions empiriques, répondant aux représentations sen- sibles que nous donne la perception elle-même. D'après cette opinion, la notion générale d'un corps, toute dépendante qu'elle est de l'expé- rience des sens, n'est plus une intuition, c'est- à-dire une image pour l'esprit, mais un concept ou une notion (Begriff). Toute connaissance qui s'appuie sur des intuitions est une connaissance intuitive; celle, au contraire, qui s'appuie sur des notions, c'est-à-dire qui résulte de la com- paraison de plusieurs termes, ou qui est formée par le passage d'une idée à une autre, s'appelle une connaissance discursive. Ces deux sortes de connaissances se distinguent par deux caractères entièrement opposés : l'une est simultanée et l'autre successive; la première atteint les objets, la seconde nous donne leurs rapports ou leurs lois. Mais, comme il n'y a pas d'autre intuition que celle des sens, les seuls objets que nous connaissions sont les phénomènes sensibles. Kant et ses disciples nient expressément l'existence d'une intuition intellectuelle. Un des philosophes qui, après Kant, ont ré- pandu le plus d'éclat en Allemagne et dans l'histoire générale de la philosophie contempo- raine, M. de Schelling, a fait précisément, de l'intuition intellectuelle la base de tout son système, devenu célèbre sous le nom de philo- sophie de la nature. Or, pour M. de Schelling, l'intuition intellectuelle ne ressemble à rien de ce que la conscience peut observer en nous : elle ne se rapporte pas à tel ou à tel objet ;elle ne représente ni un état ni une faculté déter- minée de notre esprit; à peine si l'on peut dire qu'elle appartient à l'homme; c'est un acte transcendant, indéfinissable, au moyen duquel l'intelligence saisit l'absolu dans son identité, c'est-à-dire tel qu'il est en lui-même, au-dessus de toute distinction et de toute différence, com- prenant en lui, réunissant dans sa nature ab- solument simple toutes les oppositions et tous les contraires, comme l'esprit et la matière, l'idéal et le réel, la liberté et la fatalité, enfin l'identité elle-même et la non-identité. Dans le langage de la philosophie écossaise et de celle qui règne en France, on appelle intuitifs toute croyance et tout jugement qui se présentent spontanément à notre esprit, avec une évidence irrésistible, sans le concours du raisonnement ni de la réflexion. De là vient qu'on distingue trois sortes d'évidence : celle qui est propre à l'intui- tion, celle qui vient de l'induction, et celle qui est produite par le raisonnement déductif. Entendu dans ce sens, le mot intuition ne désigne en aucune manière une faculté distincte ou une source particulière de connaissance; mais il s'applique également aux sens, à la conscience, à la mémoire, à la raison, et marque seulement un état naturel ou primitif qui précède les efforts de la réflexion. En effet, avant que l'analyse ait pu se rendre compte des divers éléments et des différentes conditions de la perception; avant que j'aie songé à mettre en question leur légiti- mité; avant que le raisonnement et l'induction en aient tiré aucune conséquence, je crois fer- mement que les corps existent, au moins ceux qui ont produit sur moi une certaine impression; et je crois qu'ils existent absolument tels que mes sens me les montrent. La même observation s'applique à la connaissance que nous_ avons de nous-mêmes par l'exercice simultané de la conscience et de la mémoire Je crois d'une INTU — 806 IONI manière aussi immédiate et aussi irrésistible au sujet de la perception qu'à son objet, à ma propre existence qu'à celle du monde extérieur : ces deux résultats me sont donnés dans un seul instant, et, si l'on peut parler ainsi, dans un seul acte de foi, qui lui-même est inséparable de la sensation. Je ne conçois pas plus celle-ci sans un sujet qui l'éprouve, que sans un objet qui la provoque. Que la sensation se renouvelle je la reconnais à l'instant, et je me reconnais aussi moi-même comme le sujet qui l'a éprouvée autrefois et qui l'éprouve de nouveau en ce moment; je relie alors mon existence présente à mon existence passée, et je m'aperçois comme un être identique. Que la réflexion philosophique, par suite de la marche inévitable qui lui est tracée, vienne ensuite mettre en question notre identité personnelle, la distinction de la substance et des phénomènes, la distinction du sujet et de l'objet, ou la légitimité de nos connaissances en général, ces discussions ne feront pas disparaître les convictions naturelles qu'elles supposent et qui sont chez l'homme les conditions de la vie aussi bien que de la pensée. Enfin les choses ne se passent pas autrement pour les principes de la raison. Avant de concevoir ces principes en eux-mêmes et dans leur plus haute unité, comme, autant d'attributs ou de points de vue différents de l'infini, ou bien avant de les soumettre aux procédés réfléchis de l'abstraction et de la syn- thèse, je les admets spontanément avec les faits, comme des conditions absolues sans lesquelles ni les faits ni l'acte de l'esprit qui me les fait connaître ne sauraient se produire. Ainsi quand je vois un corps, je le suppose nécessairement dans l'espace, et j'admets, par conséquent, que l'espace existe; quand je me rappelle un événe- ment ou une suite d'événements déjà éloignés de moi, je suppose nécessairement qu'ils se sont passés dans le temps, et je crois au temps comme à ces événements eux-mêmes; quand j'aperçois une qualité, je l'attribue à une substance, par la croyance très-arrêtée, quoique non réfléchie, qu'elle ne saurait exister sans cela; quand mon intelligence ou mes yeux sont frappés d'un phé- nomène nouveau, d'un phénomène qui com- mence, je lui cherche immédiatement une cause, bien convaincu que sans cause, il n'existerait pas. J'apprendrai plus tard que ces principes ont été attaqués et qu'ils ont été défendus; mais je l'apprendrai avec étonnement : car, au premier aspect, l'attaque me paraît impossible et la dé- fense superflue. Il existe donc véritablement des connaissances intuitives, si l'on entend par là des croyances ou des jugements antérieurs à toute réffexion, et que la réflexion suppose, bien loin de les produire. L'intuition ainsi comprise ne se ren- ferme pas, comme le soutient Kant, dans le domaine de l'expérience sensible; mais elle em- brasse aussi les objets de la raison et de la conscience. Affirmer le contraire, c'est se dé- clarer sceptique; c'est faire de tout ce qui ne tombe pis immédiatement sous les sens une pure abstraction où une loi de la pensée. Veut- on considérer l'intuition comme un fait d'un ordre plus élevé, c'est-à-dire comme une vue immédiate et complète de l'absolu; alors elle ■ plus qu'une chimère. Nous ne cannai ['absolu que par les idées de notre raison, et il faut que chacune de ces idées, pour atteindre dégagée des phénomènes à l'oc- 118 la concevons d'abord; il fuit ensuite que nous les réunissions t entre elles, si nous voulons connaiire l'infini, non pas tel qu'il est dans son unité ineffable, mais sous les aspects qu'il présente à notre in- telligence bornée. La nature même des corps ne se révèle à nous que d'une manière médiate et indirecte, c'est-à-dire par les sensations qu'ils nous font éprouver. Nous ne connaissons direc- tement que notre moi, c'est-à-dire l'âme en tant qu'elle est libre e* qu'elle a conscience d'elle- même; mais, comme nous l'avons remarqué ailleurs (voy. Ame), notre principe spirituel ou le fond de notre être n'est pas contenu tout entier dans les limites de la conscience. Voy. Kant, Schelung, Infini, Raison. IONIENNE (Philosophie). L'école ionienne naquit, ainsi que son nom l'indique, au sein des colonies grecques qui occupaient la côte occi- dentale de l'Asie Mineure. Éphèse, Clazomène, Lampsaque, Milet surtout, furent le théâtre de son apparition et de ses développements. Toute- fois la philosophie ionienne finit par franchir l'Hellesjjont, pour venir s'établir à Athènes, à qui il était réservé de devenir la métropole de la science grecque. Ce fut Anaxagore qui, le premier, transporta le siège de la philosophie ionienne de Clazomène à Athènes. Banni de cette dernière ville après un séjour de trente années, Anaxagore retourna en Asie Mineure, à Lamp- saque. Mais, quelques années plus tard, la phi- losophie ionienne venait définitivement s'établir à Athènes avec un philosophe qui avait suivi les leçons d'Anaxagore à Lampsaqne, Archélaûs, qui devint à son tour le maître de Socrate. « Archélaûs, dit Eusèbe [Préparation èvang., liv. X, ch. xiv), succéda dans la ville de Lampsaque à son maître Anaxagore; et ensuite étant venu à Athènes, il y continua son enseignement, et réunit autour de lui un très-grand nombre de disciples athéniens, parmi lesquels Socrate. » Désormais c'est à Athènes qu'il est réservé d'être le centre de tout mouvement philosophique. C'est à Athènes que doivent naître l'Académie, le Lycée, le stoïcisme, l'épicurisme, en un mot. toutes les grandes écoles, si l'on en excepte celles dont Euclide et Am- monius furent les fondateurs. C'est donc à Athènes que vint finir, dans la personne d'Archélaûs, la philosophie ionienne née à Milet avec Thaïes. Or, dans l'intervalle de temps (150 ans environ) qui sépare Thaïes d'Ar- chélaûs, on voit se succéder comme représentants de l'esprit ionien, Anaximandre de Milet, Phé- récyde de Syros, Anaximène de Milet, Heraclite d'Ëphèse, Diogène d'Apollonie, Hermotime et Anaxagore, tous deux de Clazomène. Nous don- nons place dans cette liste à Phérécyde, bien qu'il passe généralement pour le maître de Py- thagore ; car non-seulement il est ionien par son origine, mais dans sa doctrine comme dans celle de Thaïes, d'Anaximandre, d'Anaximène, d'He- raclite, de Diogène, d'Archélaûs, la question du principe des choses est la question fondamentale. Tout ce que nous savons aujourd'hui de ces phi- losophes repose principalement sur la tradition. Nous n'avons conservé de leurs ouvrages que les titres et quelques lambeaux épars dans Diogène .lus de Mitylène et dans Simpli- cius. Cependant de ces faibles documents, sou- mis aux procédés de la critique, on est parvenu à tirer un ensemble d'opinions assez bien liées et pleines d'intérêt pour l'histoire de l'esprit hu- ma in. C'est la substance de ces opinions que nous allons essayer de reproduire ici, en faisant con- naître en même temps l'ordre dans lequel elles ont pris naissance. l.i philosophie ionienne fut tout à la fois, mais dans des proportions inégales, une philoso- phie naturelle el une philosophie morale. S"ii^ le dernier de ces deuj points de vue, il faut signaler d'abord un grand nombre de pré- cepti i attribués à Thaïes, et le dogme IONI — 807 — IONI de l'immortalité des âmes introduit pour la pre- mière ibis dans la philosophie par Phérécyde. Un des successeurs de Thaïes et de Phérécyde, He- raclite d'Éphèse, dirigea aussi quelques recher- ches sur certains points de philosophie morale, puisque, au rapport de Diogène, les écrits de ce philosophe ne roulaient pas seulement sur l'uni- vers, mais encore, sur la politique et la théologie. Sextus Empiricus [Adv. Mathem., lib. VII) range Heraclite parmi les philosophes qui ne s'occu- paient pas uniquement de philosophie naturelle. «On s'est plusieurs fois demandé, dit-il, si Hera- clite n'appartient pas tout à la fois à la philoso- phie naturelle et à la philosophie morale.» Nous rencontrons d'ailleurs chez le même Sextus (ubi supra) un passage très-développé, dans lequel se trouve exposée l'opinion d'Heraclite touchant la différence qui, pour notre intelligence, sépare l'état de veille d'avec l'état de sommeil, et tou- chant la distinction qui est à reconnaître entre notre sens individuel, unique source de l'erreur, et la raison générale, dépositaire de toute vé- rité. Postérieurement à Heraclite, Anaxagore et Archélaùs s'occupèrent encore de philosophie mo- rale, l'un en posant, pour la première fois, la distinction entre l'esprit et la matière, et en re- connaissant au-dessus de l'ensemble des choses une intelligence ordonnatrice (voûç) ; l'autre, en discourant maintes fois avec ses disciples sur les lois, le beau et le bien; et en transmettant ainsi à Socrate les premiers germes de la science mo- rale, que le maître de Platon devait dévelop- per.' La philosophie naturelle occupa la place la plus considérable dans les travaux des ioniens. Tous furent physiciens et astronomes. Thaïes passe pour le premier qui ait calculé les éclipses ; et, au rapport d'Hérodote, il avait prédit celle qui vint eflrayer et séparer les armées des Mèdes et des Lydiens. Heraclite, à son tour, entreprit d'expliquer les éclipses de soleil et de lune, les successions des jours et des nuits, des mois, des saisons, des années, et autres phénomènes soit astronomiques, soit météorologiques. Dans l'in- tervalle qui sépare Thaïes d'Heraclite Anaximan- dre et Anaximène avaient construit des cadrans solaires et dressé des cartes géographiques. En- fin, Anaxagore avait tenté d'expliquer la Voie lactée, les comètes, le vent, le tonnerr^ les éclairs, les aérolithes. Mais la question fondamentale agitée par les philosophes ioniens fut celle de l'origine des choses. Au point de vue des solutions qu'ils don- nèrent à ce problème, ils peuvent être partagés en deux catégories, suivant qu'ils reconnurent un nombre indéterminé ou un nombre déterminé de principes élémentaires. Dans la première viennent prendre place Anaximandre et Anaxa- gore, par adoption, le premier, de l'infini (xô ricnsipov), le second, des homéoméries, indéfinies quant au nombre (àneipa -nlffioç) ; dans la se- conde, Thaïes, Phérécyde, Anaximène, Hera- clite, Diogène d'Apollonie, Archélaùs, qui s'ac- cordent à reconnaître un nombre déterminé d'éléments. Parmi ces derniers, les uns admi- rent concurremment plusieurs éléments des choses; les autres n'en reconnurent qu'un seul. Ainsi Archélaùs, au rapport de Diogène Laërce (liv. Il), admettait deux principes des choses, à savoir le feu et l'eau, sous la dénomination de chaud et de froid; tandis que Thaïes, Phéré- cyde, Anaximène et Diogène d'Apollonie n'ad- mettent qu'un seul principe élémentaire. Toute- fois, cet élément primordial n'est pas le même pour chacun de ceux-ci. Pour Phérécyde, c'est la terre ; pour Thaïes, l'eau ; pour Anaximène et Diogène, l'air ; pour Heraclite, le feu. Mainte- nant, ceux d'entre les ioniens qui reconnurent; plusieurs principes, soit déterminés, soit indé- terminés par leur nombre, durent admettre en même temps, pour expliquer la constitution ac- tuelle de l'univers, l'action mécanique de ces principes les uns sur les autres. Ceux, au con- traire, qui admirent l'unité de principe expli- quèrent la formation des choses par un mouve- ment dynamique, c'est-à-dire par le développe- ment et les transformations successives de ce principe élémentaire, considéré comme une force vivante et active. Ces travaux de l'école ionienne dans la sphère de la philosophie naturelle ouvrirent la voie à toutes les écoles qui, plus tard, entreprirent l'explication du monde physique, et servirent ainsi tout à la fois de modèle et de point de dé- part à Leucippe et à Démocrite, à Empédocle, à Aristote, à Straton, enfin à Épicure. Il y a plus: la plupart des écoles qui constituèrent en Grèce la première période philosophique, et qui rem- plirent l'intervalle de temps qui s'écoula de Tha- ïes à Socrate (de 600 à 430 av. J. C), furent, en quelque sorte, autant de rameaux de la philoso- phie ionienne. Pythagore était né à Samos, et avait été disciple de Phérécyde. Xénophane, le fondateur de l'école d'Élée, avait vu le jour à Colophon. Abdère, patrie de Leucippe et de Dé- mocrite, et siège de l'école qu'ils fondèrent, était une colonie venue de Phocée. Démocrite, d'ailleurs, ne fut-il pas un disciple d'Anaxagore? Donc l'école ionienne, indépendamment des doc- trines qui lui furent propres, fut de plus la com- mune racine de tous ces systèmes philosophiques que virent naître et se développer les deux siè- cles qui séparent Thaïes de Socrate. Dans le cours de son développement, l'école ionienne fut contemporaine de l'école pythago- ricienne, de l'école éléatique, de l'école abderi- tair, e, de la philosophie d'Empédocle. Leucippe et Démocrite se posèrent à peu près les mêmes questions que les philosophes ioniens. Empédo- cle combina en une sorte de syncrétisme les di- verses solutions que les philosophes ioniens avaient apportées au problème de l'origine des choses : on sait, en effet, qu'Empédoeïe admit pour principes élémentaires le feu, l'eau, la terre et l'air, réunissant ainsi les opinions d'He- raclite, de Thaïes, de Phérécyde, d'Anaximène et de Diogène. Les écoles pythagoricienne et éléatique lui furent hostiles, en ce sens qu'elles représentèrent, dans cette première période de la philosophie grecque, l'esprit idéaliste, tandis que l'école ionienne était surtout la personnifi- cation de l'esprit sensualiste. C'est à cette lutte que fait allusion Platon, lorsque, dans son dia- logue du Sophiste, il parle des philosophes «qui ont l'air de se livrer un combat de géants dans leurs controverses touchant l'être. Les uns, ajoute- t-ilj rabaissent jusqu'à la terre toutes les choses du ciel et du monde invisible, et n'embrassent de leurs mains grossières que les pierres et les arbres. Comme tous les objets de cette nature tombent sous leurs sens, ils affirment que cela seul existe qui se laisse approcher et toucher : aussi ils identifient l'être avec le corps : et si quelque autre philosophe vient à leur dire que l'être est immatériel, ils lui témoignent un sou- verain mépris, et ne veulent plus rien entendre. Aussi leurs adversaires prennentjils le parti de se réfugier dans un monde supérieur et invi- sible; et ils les combattent en établissant que ce sont les espèces (sîSyj) intelligibles et incor- porelles qui constituent le véritable être. Quant aux corps et à la prétendue réalité qu'admettent les premiers, ils les broient en parties si subtiles par leurs raisonnements qu'au lieu de leur 1SID — 808 ISID laisser l'être, ils ne lui octroient que le devenir. Les deux partis, Théétète, se livrent sur ce point d'interminables combats. » Ces deux partis, que Platon ne nomme pas, nous paraissent être, sur le second point, le pythagorisme; et, sur le pre- mier, l'ionisme. Toutefois, en attribuant à cette philosophie le rôle de représentant de l'esprit sensualiste durant la première période de la phi- losophie grecque, il faut savoir tenir compte de toutes les exceptions et de toutes les réserves qui doivent être admises. Or, parmi les succes- seurs de Thaïes, il en est qui résolvent en un sens plus éléatique que véritablement ionien le problème de la légitimité de nos connaissances sensibles, en disant que le témoignage des sens ne peut en aucune façon nous conduire à la cer- titude, et en posant la raison comme le critérium unique du vrai. Cette doctrine est celle d'He- raclite, au rapport de Sextus (Adv. Malhem., lib. VII), et également celle d"Anaxagore, d'après le témoignage du même Sextus, et d'après celui de Cicéron (Acad.. liv. II, ch. ni). Consultez sur l'école ionienne en général, outre les principaux historiens de la philo- sophie : Tiedemann, Premiers philosophes de la Grèce, in-8, Leipzig, 1780 (ail.) ; — Fr. Bou- terweck.'de Primis philosophorum grœcorum décret is physicis, Comment. Soc. Gotting., t. II, ann. 1811 ; — Henri Rittcr, Histoire de la philo- sophie ionienne, in-8, Berlin, 1821 (ail.); — C. Mallet, Histoire de la philosophie ionienne, in-8, Paris, 1842; — Rzewuski, de Ionica philo- sophia, in-4, Paris, 1824. — Voyez, pour com- pliment de bibliographie, les articles consacrés aux principaux philosophes ioniens. C. M. IRWING (Charles-François d'), né à Berlin en 1728, et mort dans la même ville en 1801, après avoir rempli diverses fonctions ecclésiastiques et universitaires, a laissé sur plusieurs sujets de morale et de psychologie des ouvrages assez estimés. En voici les titres : Recherches et expé- riences sur les hommes. 2 vol. in-8, Berlin, 1772 et 1777. Deux autres volumes ont été publiés en 1779 et en 178ô : Pensées sur les diverses théories de la méthode reçue en philosophie, in-8, H)., 1773; Essai sur* Vorihilosophorum. Ce n'est pas à dire que l'Italie n'ait pas donné à la scolastique autant de célèbres docteurs qu'en produisirent les autres parties de la chré- tienté : non ! Elle est la patrie de Thomas d'A- quin et de Bonaventure, deux personnages aussi grands dans l'histoire de la philosophie que dans celle de la religion. Mais il est notoire que la plupart de ses lumières allaient instruire les peuples étrangers, dès qu'elles s'étaient levées. Le dialecticien Lanfranc, Anselme le métaphy- sicien furent l'un après l'autre primats de Can- torbéry, Pierre Lombard fut évêque de Paris, Jean Italus enseigna à Constantinople, et Gérard de Crémone charma par son érudition les Arabes de Tolède. Ce n'est pas à dire non plus que ces différentes phases, parcourues par l'esprit philosophique dans cette presqu'île en hantée, n'aient pas entre elles certaines analogies. Ces ressemblances sont même telles qu'on s'est plu quelquefois à consi- dérer les quatre époques dont nous venons de parler, comme autant de transformations d'un seul_ et même système, comme autant de va- riétés d'une grande et constante opinion. Le génie de Pytlngore eût plané en ce cas, sans interruption, durant plus de deux mille ans, sur tous ces esprits si divers, et inspiré à la fois l'idéaliste et le matérialiste, le panthéiste et le déiste. Il faut admettre sans doute une perpé- tuité de tradition ; mais il ne faut pas prétendre en montrer le fil partout, ni soutenir que ce fil a été toujours respecté, ou même soigneusement entretenu par les invasions des barbares et par les irruptions d'idées nouvelles. S'il est vrai que la pensée a besoin du langage, non-seulement pour se communiquer, mais pour se former, la philosophie, à proprement parler, italienne n'est pas antérieure à l'idiome italien. Ce sont les maîtres de Dante et de Pétrarque, Brunetto Latini et Guido Cavalcanti, l'éternel honneur de Florence, qu'il faut envisager comme les précepteurs des philosophes d'Italie. Dante et Pétrarque eux-mêmes furent les plus brillants, les plus énergiques précurseurs de ces mêmes philosophes. Us n'exposent pas seulement, en vers mélodieux, les conceptions de cet Aris- tote qui était devenu l'instituteur des plus sa- vants docteurs de l'Église, .... Il maestro di color che sanno; ou de ce divin Platon dans lequel plusieurs Pères révérés avaient salué un disciple de Moïse, un devancier et un messager du Christ; mais ils impriment à leurs expositions un cachet d'origi- nalité, qui s'explique autant par l'imagination et la sensibilité propres à leur nation, que par leur génie individuel. En les lisant, on voit que les habitants de la péninsule ont appris, non-seu- lement à parler une langue admirable, mais à penser dans cette langue, et à vivre selon les mœurs qui semblent s'y réfléchir. Les ouvrages de ces deux héros de la parole ont donc servi à préparer le terrain aux semences que le siècle suivant apporta de Constantinople. Ils ont éveillé le désir de rêver et de méditer dans l'idiome maternel ; et le courage de préférer à l'étude des abstractions, au jargon de l'école, la vive admi- ration des œuvres de Dieu, le culte de tout ce qu'il y a de beau et de relevé dans la création et parmi les hommes. C'est la poésie, c'est l'en- thousiasme de l'art, et non la critique, ni la con- troverse, qui disposa les Italiens à la philo- sophie. Le moment est parfaitement connu où ces étin- celles se changèrent en flammes, où l'Italie fit un gigantesque effort pour s'approprier la cul- ture littéraire et scientifique des anciens, mer- veilleusement secondée par un instrument ignoré des anciens, l'imprimerie. Les malheurs et les faiblesses du Bas-Empire aidèrent, plus que tout le reste, à cette révolution qu'on est convenu d'appeler la renaissance. C'est vers le temps où vivait Jean de^Ravenne, c'est en 1360. que Boc- cace obtient a Florence pour Léonce Pilati la première chaire de littérature grecque en Oc- cident. En 1395 le sénat de Venise en érige une seconde, en faveur de Manuel Chrysoloras. En 1438 le Byzantin Gémiste Pléthon, envoyé avec l'empereur Jean Paléologue au concile de Flo- rence, y fait mieux connaître et aimer davan- tage les dogmes de Platon, et se forme un dis- ciple dans ce Bessarion qui depuis fut élevé à la dignité de cardinal. Voici enfin, en 1453, les derniers restes de la civilisation hellénique, les Argyropule, les Chalcondyle, les Lascaris, chas- sés de Byzance par les Ottomans, et forcés d'im- plorer l'hospitalité italienne. A la faveur de ce concours de personnages éminents et de mémorables événements, il se développa dans les classes élevées entre les divers foyers d'études, une émulation qui avait eu peu d'exemples. Libéralement secouru par de nombreux souverains, infatigablement entretenu par des talents aussi variés que nombreux, ce mouvement devint une ère intellectuelle du pre- mier ordre. La philologie, l'érudition, c'est-à- dire la connaissance et l'imitation des modèles légués par le monde ancien, tel fut le point de départ. Une recherche indépendante de la nature et des fins des choses, de ce qui esta la fois ancien et nouveau, de tout temps et de tout lieu, voilà quel fut le résultat, et parfois le but. L'es- prit humain est fait de telle sorte, qu'il ne peut s'adonner longtemps à l'étude dos mots et des formes, sans être conduit à l'examen des pen- sées, à la comparaison des systèmes; et s'il déLute par la grammaire, il finit par la mêla- 1TAL ilO — 1TAL physique, la religion et la politique. Laurent Valla et Nizolius, en attaquant, l'un avec res- pect, l'autre avec rudesse, l'enseignement tra- ditionnel, élevèrent leurs contemporains aux plus hardies investigations sur l'homme, l'univers et la Divinité. A force de débattre les maximes de l'autorité scientifique, on en vint à discuter les titres de tous les genres d'autorités ; une fois en chemin, l'analyse voulut achever sa course, à la condition toutefois de s'arrêter de- vant l'évidence et le bon droit. Un caractère spécial distingue cet élan qui entraîna l'Italie pendant les xve et xvie siècles. On ne se livre pas seulement à des combinaisons isolées, à des efforts individuels ; on s'associe, on se concerte, on s'encourage mutuellement, pour hâter le progrès. A l'ombre des vieilles universités, et quelquefois pour leur ruine, on fonde une multitude d'académies libres. A leur tête se place celle de Florence, créée par les Médicis et Marsile Ficin. C'est là qu'on restau- rait le platonisme avec une érudition pleine d'enthousiasme. On y mêlait, il est vrai, les con- ceptions mystiques des derniers disciples de Platon, des alexandrins et des kabbalistes : on philosophait avec plus d'imagination que de cir- conspection. Toutefois, on donna aux travaux intellectuels une noble direction vers les plus pures beautés de la morale, on propagea le goût des hautes méditations ; on affermit ou l'on rétablit le règne du spiritualisme. Un exemple si brillant l'ut suivi par toute l'I- talie. On ne fit pas toujours profession des doc- trines de l'Académie; mais on chercha partout à avoir une ou plusieurs académies. Les institu- tions qui appartiennent au xvic siècle, et qui méritent d'être signalées après celle de Florence, parce qu'elles ont exercé une visible influence sur la^ marche de l'esprit italien, ce sont les aca- démies des Secrets, de Cosenze et du Lynx. L'a- cadémie des Secrets, œuvre de J. B. Porta de Naples, a servi, comme celle de' Lincei à Rome, la cause des sciences physiques. L'académie de Cosenze, organisée par Bernardin Telesio, a en- richi, outre la physique et la physiologie, la psychologie et la morale ; et, quoiqu'elle n'ait pas réussi à secouer le joug de l'hypothèse, elle a su recommander en termes élégants la re- cherche patiente de la réalité. En même temps que ces jeunes établissements s'efforcent de répandre des idées nouvelles avec une nouvelle activité, les universités tachent, pour ainsi dire, de rajeunir; et de là, une heu- reuse rivalité et une infinité de maîtres dis- tingués. La branche d'enseignement favorisée pendant le moyen âge devient l'objet de soins redoublés et encore plus intelligents. Le chef- d'œuvre d'Arislotc, VOrganon, est étudié dans le texte original, et dans les plus légères va- riantes * I « • ce texte; ce qui provoque, djns les universités mêmes, une lutte salutaire entre deux sortes de péripatéticiens, à savoir, ceux qui persistent à marcher dans l'ornière sécu- laire, < i à maintenir une tradition dégradée et surannée, et ' eui qui, en poss< ssion dei authentiques du i. mem le pur el pri- mitif pénp itéti me l'inli ■ m de la vérité niêiiic. Qu'on ajoute a cas combats des qui dui'.. i lexan ■ ment l'effel qu< i inte agitation dut produire sur la philosophie italienne. Les qui Be firent particulièrement rem irquer sont N api es, Bologne et Padoue. A Nulles, la UrtOUt utile au dmil ; a Bo i" m avail toujours été culti i éi lai, "ii Savonarole avait enseigné la mél Lphy- sique et écrit contre l'astrologie, la philosophie concourut à l'accroissement des sciences natu- relles, aussi bien qu'à l'avancement de la juris- prudence. Padoue fut plus riche que toute autre université en interprètes d'Aristote, capables de faire apprécier leur maître d'une manière digne de lui, c'est-à-dire philosophiquement. Cavalli et Leonico Tomeo, P. Pomponace, Achillini et Aug. Nifo, Passero et Zabarella, Cremonini et Fr. Piccolomini, sont des noms alors respectés dans toute l'Europe. La preuve que ces com- mentateurs, au lieu de se borner à commenter Aristote, tentèrent de penser par eux-mêmes, tout en gardant le manteau de péripatéticien, c'est qu'ils furent sans cesse, tant qu'ils vécurent, décries comme épicuriens, comme athées. Plus d'une fois, en effet, ils transportèrent leurs pro- pres opinions dans ces pages du Stagirite où. durant une longue suite de siècles, chaque parti prenait ses armes, comme dans un arsenal. En dehors des académies et des universités, quantité d'écrivains s'empressèrent, avec autant de zèle qu'en montraient ces doctes compagnies, de stimuler l'esprit philosophique de la nation. Les plus profonds peut-être sont ceux qui fai- saient gloire de suivre Platon et Pythagore; c'était là du moins la prétention de Cardan, Pa- trizzi, Jordano Bruno. Césalpin, Vanini, et jus- qu'à un certain point Campanella, reconnais- saient Aristote pour leur chef. Les uns et les autres préparèrent l'école de Galilée, où les ob- servations les plus positives semblent supposer ou entraîner un vaste système de métaphysique. Cependant les écarts qu'on peut reprocher à plusieurs de ces philosophes, écarts inséparables peut-être de l'ambition désintéressée de tout connaître, ne tardèrent pas à exciter la défiance du clergé. Autant l'Église avait été indulgente envers les contemporains du cardinal Cusa, au- tant elle fut sévère pour les contemporains de Bellarmin. Un des partisans de Cusa, J. Bruno, expia sur le bûcher les hardiesses de sa théolo- gie, et Galilée fut contraint de désavouer ses découvertes. Depuis cette époque de réaction, la raison se trouva intimidée, paralysée, et elle le demeura pendant près de deux cents ans. La philosophie qui domine le xvne siècle, celle qui porte le nom de Descartes, n'a eu que peu d'accès en Italie, bien qu'elle eût reconnu Acon- zio pour un de ses devanciers, quant à la grave question de la méthode. Thomas Cornelio, le dernier membre renommé de l'Académie de Co- senze, vanta inutilement le philosophe français, comme un émule peut-être supérieur de Galilée. Charles Majillo était fondé à dire aux Napoli- tains : Si je n'ai pas été martyr du cartésia- nisme, j'en ai été le confesseur. Il devait sortir de Naples même un jurisconsulte, un historien, décidé à couihattre le peu de cartésianisme qui s'était glissé en Italie. J. B. Vico jugeait l'indé- pendam e spéculative incompatible avec le bon- heur social, et demandait qu'on tirât la lumière de l'entendement et la règle des mœurs unique- ment des langues, du droit, des religions, des traditions, en un mot, de l'histoire, de cette his- toire que les cartésiens déclarèrent une baga- telle et une superfluité. Vico eut raison quand il insista sur la nécessité d'approfondir les choses du passé; il eut tort de vouloir réduire à cette tâche le rôle de la philosophie. Il aurait dû plaire à ses compatriotes pur cet idéalisme sym- bolique, qui constitue le fond un peu confus de sa théorie, el qu'on retrouve dans 1rs doctrines d'un magistral spirituel, Gravina. L'idéalisme n'a jamais entièrement quitté l'Italie. Pendant que Vico faisait à Uescartes une guerre de phi- lologue et de juriste, Mnlebranche rencontrait ITAL — 811 — ITAL un intrépide sectateur dans Fardella. Ce profes- seur de Padoue n'hésita point à mettre en doute ia réalité du monde matériel, à défier ses adver- saires de démontrer l'existence des corps. Amsi que Malebranche, Fardella recourut à la révéla- tion, pour garantir la certitude des sens et la vérité physique; ce qui était en même temps garantir sa sûreté personnelle, mise en danger par les calomnies d'ennemis puissants. Au xvme siècle, l'esprit italien manifesta pour- tant une disposition opposée. C'était l'âge d'or de la philosophie expérimentale et pratique. Les auteurs français répandaient mille projets géné- reux ou chimériques, pour améliorer le sort des individus et des États, pour rendre le bien-être plus assuré et plus général, pour délivrer de leurs préjugés les grands et les petits. Les no- tions de tolérance et de philanthropie devaient être bien accueillies et vivement retentir en Ita- lie, au moment où Lambertini et Ganganelli les personnifiaient sur le saint-siége. Dans la patrie de Serra, ce créateur infortuné de l'économie politique, on vit Filangieri et Mario Pagano in- troduire la discussion et l'humanité dans l'édi- fice de la législation. Dans la patrie de Serpi, on vit Beccaria et Verri réformer le système de la pénalité, en contestant la légitimité de la peine de mort, en condamnant la torture, et en soute- nant avec éloquence l'inviolabilité de la vie et la dignité de la personne humaine. Grippa, Galiani, Algarotti, Felici montrèrent à l'Europe combien le peuple qui a produit Machiavel est capable d'explorer la nature de l'homme, de décomposer le mécanisme et de régler le jeu de l'activité publique. Le droit de la nature et des gens a peut-être autant d'obligations à l'Italie que les sciences physiques et mathématiques. La morale proprement dite que le Florentin Vettori avait avancée au xvie siècle, en interprétant avec sa- gacité Y Éthique et la Politique d'Aristote, fut cultivée au xvme siècle, tantôt avec grâce et fi- nesse, tantôt avec une solide érudition, par Mu- ratori et par Stellini. Muratori avait bien mérité déjà de la philosophie, en vengeant Descartes et la raison humaine des censures et des mépris du sceptique Huet. Il n'est pas douteux que la route suivie par ces esprits supérieurs ne conduisît quelquefois au sensualisme et au matérialisme, comme chez Romagnosi, ou chez les PP. Compagnoni et Soave; mais ces excès furent promptement com- battus par quelques écrivains, habiles à unir les sages résultats du xvne siècle avec tout ce que le XVIIIe s'était proposé de louable. Tel fut l'é- clectique Genovesi, penseur invulnérable aux sarcasmes dont le P. Buenafede, connu sous le nom de Cromaziano, tenta de couvrir les philo- sophes, ses contemporains. L'éclectisme est devenu, sous plusieurs formes, avec la prépondérance de tel ou tel principe, la méthode chérie du xixe siècle. On peut dire qu'il respire aussi dans les productions de l'Italie ac- tuelle. Sans faire mention de travaux qui, comme ceux de Baldinotti, tiennent un rang distingué dans les annales des sciences philosophiques, on doit convenir que Rosmini et Gioberti, c'est-à- dire les métaphysiciens qui se livrent avec le plus de confiance au vol de l'ontologie, sont loin de dédaigner les observations plus humbles et plus précises de l'historien et du psycholo- gue. Les moyens d'étude employés par Galluppi et Mamiani, par Tedeschi et Mancini, et par d'autres soutiens du spiritualisme, procédés qui consistent à passer de la science de l'âme à celle de l'univers et de la Divinité, et par lesquels l'induction se combine avec une méditation li- bre et conséquente à la fois; ces moyens sem- blent destinés à un succès durable. Il est peu d'écoles italiennes où la philosophie ne se relève avec un énergique essor, pour entreprendre d'heureux exercices. Ce qui nous remplit d'une douce espérance, c'est qu'elle quitte les voies ex- clusives, et qu'elle semble vouloir démentir ceux qui, comme Languet ou Naudé, lui reprochè- rent autrefois d'être excessive en tout, nimia. D'une part, elle se familiarise avec les systè- mes qui ont occupé l'Europe pendant les trois derniers siècles, et les juge avec une équitable fermeté, témoin la critique à laquelle Ermene- gildo Pino, Galluppi, Mamiani, ont soumis les doctrines de Condillac; de Reid et de Kant. D'autre part, elle recueille pieusement ses anti- quités nationales, elle célèbre les auteurs de la renaissance, elle renoue la chaîne précieuse des traditions intellectuelles. Ses ancêtres lui prodi- guent les préceptes et les exemples, et, comme les étrangers, ils lui servent d'aiguillon et de pierre de touche. Peut-être, dans cette direction excellente, aura-t-elle à fuir plusieurs sortes de dangers: ainsi, l'on voit les uns prétendre s'arrê- ter à Dante, comme à l'unique source des lettres et des lumières italiennes; les autres, ramenés par l'étude du xme siècle, non-seulement au mi- lieu des luttes dialectiques de l'école, mais aux beaux jours des Pères de l'Église, voudraient prendre pour guides, tantôt saint Thomas, tantôt Ambroise, saint Augustin, Lactance même ; d'au- tres encore, après avoir franchi la période qu'il- lustrèrent Sénèque et Cicéron. s'imaginent des- cendre en droite ligne des philosophes d'Élée et de Crotone. La vérité est, sans contredit, que chaque mouvement de mœurs et d'opinions sur- venu, soit dans l'antiquité, soit dans les temps modernes, a laissé quelque trace lumineuse sur cette terre féconde. Mais cette succession de sys- tèmes et de sociétés doit elle-même, mieux que toute autre chose, apprendre aux philosophes italiens que le retour au passé n'est que le com- mencement du progrès. Si l'on jette maintenant un coup d'œil sur l'ensemble de la philosophie italienne, on est frappé des caractères suivants. Elle présente, dans la série de ses développe- ments, un fidèle tableau de l'histoire de la na- tion. Elle offre une vérité historique telle qu'il est impossible de méconnaître les traits de fa- mille qui rapprochent les penseurs du xixe siè- cle, comme ceux du xvr ou du xme, de Lucrèce, de Philolaûs, de Parménide. Le prin.ipal de ces traits, c'est une manière poétique de considérer la nature des choses, c'est l'habitude de conce- voir les idées métaphysiques sous des figures grandes et vives. Il n'y a guère de philosophe italien qui ne brille par une imagination hardie, sinon fertile. Cette disposition semble tellement propre au génie national qu'il n'est pas rare de rencontrer des métaphysiciens qui allient la sa- gacité, la subtilité à l'exubérance d'une fantaisie téméraire. Il suffit, pour s'en convaincre, de comparer entre eux, soit les membres de l'Aca- démie florentine, soit les Napolitains Telesio, Bruno, Campanella, Vanini. De cette tournure particulière d'esprit dérive le penchant d'unir à la culture des sciences celle des lettres, et à l'étude de la pensée celle de l'expression. En Italie, les philosophes ne négli- gent ni ne dédaignent, comme on fait ailleurs, l'art de parler et d'écrire. Ils pèchent souvent contre la pureté du goût, contre la tempérance en l'ait de langage; mais ils ne sont jamais in- différents pour l'éloquence et le style. L'amour du beau les domine quelquefois à un tel point, qu'ils n'hésitent pas à lui sacrifier le respect du vrai. Une cause, par exemple, de l'influence ITAL 112 — ITAL exercée par l'Académie de Cosenze fut le talent littéraire des académiciens. J. B. Porta, Sarpi, Galilée auraient été inscrits dans les fastes de l'art oratoire, alors même que le génie scientifi- que leur eu . manqué; et les poètes de l'Italie, en retour, s'adonnent volontiers aux méditations philosophiques. A l'amour de la poésie et au goût des lettres, les philosophes italiens joignent une foi inébran- lable à la réalité, soit du monde extérieur, soit des idées du vrai, du juste et du beau. Ils ont enseigné tour à tour le sensualisme, le spiritua- lisme, et jusqu'au mysticisme; mais le scepti- cisme, jamais. Il ne se peut, en effet, que des intelligences si ardemment éprises des merveil- les de la création qu'elles inclinent à diviniser le soleil, mettent en problème l'existence de cette création; ni que, remplies d'enthousiasme pour les prodiges de l'art humain, elles doutent de l'existence d'un esprit et d'une âme, c'est-à- dire des véritables origines de cet art. Le carac- tère italien est en quelque sorte ennemi du pyr- rhonisme. Mais, par le même motif, il adopte volontiers le système qui est diamétralement opposé au pyrrhonisme, le système qui est dogmatique par excellence, le panthéisme. Cette façon de voir devient facilement l'opinion favorite de ceux qui recherchent la grandeur et la magnificence, plu- tôt que la rigueur et la sobriété. Elle est l'écueil de quiconque s'applique à réduire tout ce qui existe, tout ce qui se conçoit, à une absolue et immuable unité, et s'ingénie pour représenter chaque être individuel comme un fragment de l'être infini. L'Italien, naturellement porté à ani- mer ce qui est inerte, à personnifier ce qui n'a ni conscience ni raison, doit difficilement résis- ter à un genre de philosophie qui vivifie et spi- ritualise toutes choses, au risque de priver l'âme humaine des attributs réels de la vie spirituelle, le sentiment du moi et la liberté morale. La doc- trine de l'âme du monde ne joua nulle part un rôle aussi important qu'en Italie, d'abord parmi les sectateurs de Pythagore, puis, à l'époque du réveil de la philosophie, depuis Zorzi et Pompo- nace jusqu'à Telesio et Bruno. C"est peut-être cette ardente affection pour la nature qui tourne les Italiens vers les études physiques, vers ce qu'on appelle, depuis le xvic siècle, la philosophie naturelle. Et on doit faire remarquer ici une particularité fort hono- rable pour cette nation : c'est qu'en dépit de toute leur verve, ses philosophes sont capables d'une rare patience et d'une habileté extraordi- naire^ dès qu'il s'agit d'observer avec les sens et d'expérimenter. Aucun naturaliste étranger ne surpasse par ces dons inestimables Léonard de Vinci, Galilée. Viviani, Toricelli, les Cassini. L'imagination qui fait obstacle chez d'autres à la connaissance du monde matériel, a conduit ces maîtres de l'expérience aux découvertes les mieux avérées et aux plus utiles inventions. L'instinct de l'infini les guide à travers l'empire du fini, et leur signale au fond de cet empire des lois et des '.-anses infinies. L'exactitude et 1 i per- sévérance de leurs investigations les empêchent de conclure précipitamment où il faut attendre pour constater ce qui est certain et invariable. Sous ce rapport, les philosophes italiens n'unis- sent fréquemment des qualités qui semblent ail- leurs inconciliables. Dans le champ de la philosophie morale, ils ont été moii s heureux. Non qu'ils manquent des facultés qu'exige cette sorte de travaux : ils ont de la finesse l la nature tout entière, les astres qui ni l'immensité, comme les règnes connus de l'homme. Elle considère Dieu plus souvent comme créateur et régulateur de l'univers, que comme législateur et juge de la conscience. Ce sonl ses attributs physiques, son inlinilude en espace cl en durée, plutôt que ses perfections JAGO — 813 — JAGO morales qui frappent et émeuvent les philoso- phes italiens. , ,., Quant à l'àme, ils 1 ont étudiée avec soin et succès • mais ils ont analysé la pensée plus que la sensibilité, et la volonté moins encore que la sensibilité. Ils ont laissé de belles études sur les diverses fonctions de l'intelligence, sur le juge- ment et le raisonnement, sur l'attention, la ré- flexion, et principalement sur cette intuition supérieure et immédiate de l'entendement qui est l'inspiration. Ils ont entrepris des recherches profondes sur le don d'aimer et d'admirer, source du dévouement pratique aussi bien que des beaux-arts. Le problème de l'unité et de l'identité du 7noi, celui de son activité propre et spontanée, de sa spiritualité, ont été plus souvent agités par eux que la question de l'immortalité ; et. celle-ci a été résolue du point de vue de_ la métaphysi- que, c'est-à-dire comme simplicité de substance, plutôt qu'au point de vue de la morale, c'est-à- dire comme perpétuité de la conscience person- nelle, du souvenir et de la responsabilité. En ce qui concerne l'idée du monde, elle a été conçue ordinairement sous une forme vive et originale. Ce que la nature, soumise à des lois fatales, a de sublime et d'invariable a été mis dans une étroite relation avec la grandeur et l'immuabilité de Dieu, avec l'infini. Ce rap- prochement a été si intime quelquefois, que la cause de l'univers a failli être confondue, identi- fiée avec son effet, avec l'univers même ; ou bien, que les mondes n'ont semblé qu'un vêtement périssable, un voile transparent de leur principe éternel. Oublions ces écarts, ne considérons que la tendance habituelle, et avouons que la philo- sophie italienne n'a cessé de voir dans la créa- tion une vivante et éclatante manifestation d'un être souverainement sage et puissant. C'est sous l'empire de cette persuasion consolante qu'elle a observé et classé les phénomènes, pesé et com- paré les forces ; et des lois de la matière et du mouvement, elle a induit avec assurance les des- seins et les fins du géomètre céleste, de l'invisi- ble physicien. Jamais elle ne s'est lassée de s'en- quérir des données constantes, des rigoureuses démonstrations, et de tout ce qui fonde l'harmo- nie et l'ordre dans le domaine d'une science. Voy. les articles Galluppi, Rosmini, Gioberti et l'ou- vrage de M. Louis Ferri : Essai sur l 'histoire de la philosophie en Italie au xixe siècle, 2 vol. in-8, Paris, 1869. C. Bs. ITALIQUE (Ecole). C'est le nom que l'on donne, à l'école pythagoricienne, parce qu'elle avait son siège à Crotone, dans cette partie de l'Italie qu'on nomme la Grande Grèce. Voy. Py- thagore, Pythagorisme. JACOB (Louis-Henri de), né à Wettin en 1759, mort à Laucbstaedt en 1827, après avoir ensei- gné successivement la philosophie et l'écono- mie politique, d'abord à Halle, ensuite à Char- kow, en Russie, puis de nouveau à Halle, a beaucoup contribué, par son enseignement et par ses écrits, à la propagation du kantisme, et a développé d'une manière originale quelques- unes des parties les plus importantes de ce vaste système, entre autres la philosophie de la reli- gion. Il a aussi laissé des travaux fort estimés en Allemagne sur le droit naturel et plusieurs branches de l'économie politique. Voici les titres de ses principaux ouvrages, tous publiés en alle- mand : Examen des matinées de Mendelssohn et de toute preuve spéculative de l'existence de Dieu, in-8, Leipzig, 1786; — Prolégomènes de la philosojihic pratique, in-8, Halle, 1787; — Es- quisse de la logique et éléments critiques d'une métaphysique générale, in-8, ib., 1788, réim- primé en 1"91, 1793 et 1800;— du Sentiment moral, in-8, ib., 1788 ; — Démonstration de l'immortalité de l'âme par le sentiment du de- voir, in-8, Zullich, 1790, traduit en latin par l'auteur en 1794; — Traité de la nature hu- maine, de Hume, traduit en allemand avec des observations critiques, 3 vol. in-8, Halle, 1790- 1791; — Preuve morale de l'existence de Dieu, in-8, Liebau, 1791 et 1798 ; — Esquisse d'une théorie de Vàme fondée sur l'expérience, in-8, Halle, 1791 et 1793; — Anti-Machiavel, ou des Limites de l'obéissance civile, in-8, ib., 1794 et 1796 ; — Théorie philosophique des mœurs, in-8, ib., 1794; — Théorie philosophique du droit, ou Droit naturel, in-8, ib., 1795; — Mélange de disser- tations philosophiques sur dessujets de téléologie, de politique, de religionet de morale, in-8, ib.. — 1798 ; — la Religion universelle, in-8, ib., 1797 ; — Principes de la sagesse et de la vie humaine, in-8, ib., 1800; — Plan d'une encyclopédie de toutes les sciences et de tous les arts, in-8, ib., 1800; — Rapports du physique et du moral de l'homme, de Cabanis, avec un traité sur les limites de la physiologie et de l'anthropologie, in-8, ib., 1794; —Principes de la législation et des institutions de la police, in-8, Halle et Leip- zig, 1809; — Esquisse de la grammaire géné- rale, in-8, Riga, 1814; — Esquisse de la psy- chologie empirique, in-8, ib., 1814 ; — Introduc- tion à l'étude des sciences politiques, in-8, Halle, 1819; — Annales de la philosophie de l'esprit philosophique, journal publié à Halle, avec la collaboration de plusieurs savants, de 1795 à 1797. Enfin nous citerons encore ici l'ouvrage suivant, publié en français par un Russe du nom de Michel de Polotika, où l'on trouve réunies les principales opinions de ce philosophe : Essais philosophiques sur l'homme, ses principaux rapports et sa destinée, fondés sur l'expérience et la raison, suivis d'observations sur le beau, publiés d'après les manuscrits confiés par l'au- teur, in-8, Halle, 1818. X. JACOBI (Frédéric-Henri), un des principaux adversaires de l'idéalisme, naquit, le 25 janvier 1743, à Dusseldorf, fils d'un négociant riche et considéré. Ainsi que tous les autres chefs de la philosophie allemande, il était protestant. Des- tiné au commerce, le jeune Jacobi se sentit de bonne heure le besoin de la réflexion; et tour- menté de doutes philosophiques en même temps que porté aux méditations religieuses. Il raconte comment, étant enfant, il se prit à s'inquiéter des choses de l'autre monde et à éprouver à ce sujet des sensations singulières. A l'âge de huit à neuf ans, l'idée de l'éternité le saisit un jour avec une telle force que, jetant un grand cri, il tomba sans connaissance. Revenu à lui, cette idée lui revint à l'esprit et le frappa de terreur. Bien qu'il ne pût penser au néant sans horreur, la perspective d'une durée infinie le remplissait d'épouvante. Peu à peu il apprit à dompter cette sorte d'apparition intellectuelle, et de dix-sept a vingt-trois ans, elle ne lui revint pas. Au sortir de l'adolescence, elle lui apparut de nouveau plus vive que jamais ; mais cette fois il osa. la regarder en face. « Depuis cette époque, dit-il en 1787, cette vision est encore venue souvent me surprendre, et j'ai lieu de croire qu'il dépen- drait de moi de l'évoquer à mon gre et de me tuer en m'v livrant, plusieurs fois de suite. » f Pour réprimer les indiscrétions de sa pensée, qui alarmaient sa conscience, Jacobi salniia, leune encore, à une société de pietistes : cest ainsi que, plus tard, devenu homme, pour échap- per aux incertitudes et aux témérités de la spé- culation, il se réfugia au sein de la philosophie de la foi et du sentiment. Son père lui ayant permis d'achever son ap- JAGO 114 — JAGO prentissage commercial à Genève, il profita de son séjour dans cette cité savante pour se livrer à des études diverses. Il s'y lia surtout avec le philosophe physicien Lesage, dont les conseils exercèrent sur lui une grande influence. Dans les premiers temps de sa jeunesse, il avait une peine extrême à concevoir les pures abstrac- tions; il ne comprenait que ce qui était intuitif, ce qui pouvait se ramener à des faits ou à son origine. On en concluait qu'il manquait d'intel- ligence; il en fit confidence à Lesage, qui le consola en lui disant que ce qu'il n'avait pas compris était vide de sens ou erroné. Du reste, à Genève, Jacobi se familiarisa avec la langue et la littérature française, et se prit surtout d'une grande admiration pour les écrits de J. J. Rous- seau. Tout l'avenir philosophique de Jacobi est indiqué, présagé, pour ainsi dire, dans ces traits de son enfance et de sa jeunesse. A vingt ans, de retour de Genève, nous le voyons placé à la tête de la maison de commerce de son père, et marié à une femme d'un rare mérite, Betty de Clermont. Ayant été nommé, par l'Électeur palatin, conseiller des finances pour les duchés de Berg et de Juilliers, il put renoncer au commerce et donner plus de temps à ses études littéraires et philosophiques. Il se lia avec ce que la litté- rature allemande avait alors de plus illustre, avec Wieland, Goethe, Lessing, et ne tarda pas à prendre lui-même, parmi les écrivains de sa nation, un rang honorable. Bientôt sa maison de Pempelfort, près de Dusseldorf, devenue le lieu de rendez-vous des esprits les plus distingués, fut, après Weiniar et en dehors des villes univer- sitaires, le point de réunion le plus remarquable de l'Allemagne littéraire. Le bonheur dont il jouissait, réunissant tous les plaisirs de l'opulence, des lettres et des arts, d'une société choisie et de la vie de famille, fut cruellement troublé en 1781 par la mort de son fils et celle de sa femme. Quelque temps après il perdit une partie de sa fortune. En 1794, à l'approche des Français, il dut faire ses adieux à son cher Pempelfort et se réfugia auprès d'un de ses amis du Holstein. Il passa dix années dans le nord de l'Allemagne, suivant toujours avec un vif intérêt les mouvements politiques et lit- téraires de son temps. Il ne sortit qu'une fois de cette retraite, en 1801, pour aller voir ses en- fants restés sur les bords du Rhin, et pour faire un voyage à Paris. Il comptait terminer ses jours dans le Holstein, lorsqu'en 1804 il fut appelé à Munich comme membre de l'Académie des scien- ces qui allait être établie dans cette ville. En 1807, il fut nommé président de cette même Académie. A l'âge de soix%nte-dix ans, il dut ré- signer ces fonctions en conservant son titre et ton traitement. Il consacra ses dernières an- nées à la révision de ses œuvres, qui l'avaient placé au premier rang parmi les écrivains et les philosophes de l'Allemagne, et mourut le 10 mars 1810. Si l'on excepte son roman Woldemar, Jacobi n'a composé aucun écrit de longue haleine, ou qui ait la forme sévère du traité. Cette forme n'allait ni à la nature de son génie, ni à celle dosa pensée. Une philosophie qui s'inspire uni- i : it du .sentiment et s'adresse aux convic- urelles, qui a pour souroe l'enthou- Lccommode peu des lenteurs métl ques et de l'appareil savant qu'exigent les ou- vrages entrepris en vue de la science. Homme du monde, philosophe passionné, Jacobi songe i t se préoccupe peu de si . 'le ses exigences : il s'adresse dïr< i!ll'n' :i La i ne s'occup Lions philosophiques que dans leurs rapporta avec les intérêts de l'humanité. Là était sa force; mais là aussi était la source de ses défauts. Sa pensée ne s'exprime que sous la forme du roman, du dialogue, de la familiarité épistolaire, ou de la gravité prétentieuse de l'aphorisme. Sa manière est en général poétique, passionnée, pleine d'é- carts, mais éloquente, énergique, variée. Avec le temps ses défauts s'amoindrirent, tandis que ses qualités lui demeurèrent. Jacobi ne se mit à écrire que fort tard. Il se contenta d'abord de faire des traductions et des analyses dans le Mercure publié par Wieland. Goethe, qui, en général, exerça sur lui une grande influence, le pressa d'essayer son talent à des compositions originales. Ses premiers ouvrages, qui le placèrent tout aussitôt parmi les bons écrivains de son pays, furent deux romans phi- losophiques, Woldemar et la Correspondance d'Allwill, dont le premier seul fut terminé. Woldemar parut de 1779 à 1781, et fut refondu en 1794. C'est sous cette forme qu'il a été traduit en français parVanderbourg (Woldemar ou la Peinture de l'humanité, 2 vol. in-8, Paris, 1796). La Correspondance d'Allwill fut publiée en 1781. Dans ces deux ouvrages Jacobi est surtout moraliste et peintre du cœur humain. Le style en est plein d'animation, vivement coloré, et souvent plus poétique qu'il ne convient à la ma- tière. Il pèche par un excès de chaleur, par une emphase, qui souvent nuit à la clarté et à la justesse de la pensée, et qui, comme le lui re- procha Wieland, a quelque chose de gigantes- que peu en proportion avec les idées et les choses. Mme de Staël a parfaitement apprécié le livre de Woldemar comme roman et comme morale (de V Allemagne, 3e partie, ch. xvii.) Une entrevue qu'il eut avec Lessing quel- que temps avant la mort de cet écrivain, et dans laquelle Jacobi se convainquit que l'auteur de Nathan le Sage était spinoziste, donna lieu, en 1785, à la publication de ses Lettres à Men- delssohn sur la philosophie de Spinoza, et à une polémique qui ne demeura pas sans in- fluence sur la marche de la spéculation en Alle- magne. Jacobi, dans ces lettres, donne un précis du spinozisme, qu'il regarde comme le système spéculatif le plus conséquent, et il en conclut que la philosophie démonstrative conduit né- cessairement au fatalisme et au panthéisme, identique, à ses yeux, avec l'athéisme. Aux let- tres sont joints des suppléments dont quelques- uns offrent de l'intérêt, notamment le premier qui présente un extrait de l'écrit de Bruno, délia Causa, del Principio et Uno, et le sep- tième, où Jacobi retrace à sa manière l'his- toire de la philosophie spéculative. A cette première période de la vie littéraire de Jacobi, qui va jusqu'en 1786, appartient en- core, outre sa correspondance avec Hamann, un petit écrit intitulé Un mot de Leasing, où il ex- pose les principes généraux de sa politique toute libérale, ennemie de toute violence. Il avait rompu avec Wieland, à l'occasion d'un article sur le droit divin, que celui-ci avait inséré dans le Mercure, et qui était conçu dans les idées absolutistes de Linguet. Les principaux ouvrages de la seconde époque de la vie philosophique de Jacobi, époque de polémique contre la philosophie de Kant et de Fichte nombre de trois. Le premier est un dialogue intitulé David Hume, ou l'Idéalisme ri /.• Réalisme, 1787 j le second une Lettre à Fichte, 17'J'.); et le troisième une diatribe contre Kant, sous ce litre: De l'entreprise au crtticisme Jr rendre lu raison raisonnable, ou de mettre ii raison d'accord avec l'entendement (die Ver- nunft zu Verstunde su bringen, 1801). JACO — 815 — JACO L'ouvrage principal de la vieillesse de Jacobi est celui qui a pour titre des Choses divines, et cui est principalement dirigé contre la philo- sophie panthéiste de M. de Schelling. Il parut en 1811, et donna lieu, de la part de celui-ci^ à une réplique aussi vive que l'attaque avait été passionnée. Parmi les prélaces qu'il mit en tête des divers volumes de l'édition complète de ses œuvres, deux surtout sont remarquables et peu- vent être considérées comme son testament phi- losophique : c'est d'abord celle qui précède le Dialogue sur l'idéalisme et le réalisme et qu'il donne" lui-même pour une introduction à ses écrits philosophiques; c'est ensuite celle qui est placée devant ses Lettres sur Spinoza, qui ré- sume sa pensée et qui renferme le dernier mot de sa philosophie. Une des parties les plus intéressantes des œuvres de Jacobi est sa correspondance, qui, comme l'a ditGœthe, représente et récapitule tout un siècle. Parmi ses correspondants se rencontrent les hommes les plus considérables de l'Allemagne littéraire et philosophique, "Wieland, Claudius, Hamann, Lessing, Gœthe, Schiller, Jean-Paul, Lavater, Lichtenberg, Fichte, Reinhold, Herder, Jacobs, Jean de Muller, etc., et des étrangers célèbres tels que Lesage de Genève, Necker, Hemsterhuis, Laharpe. Dans les dernières lettres on trouve les noms de Royer-Collard, de M. Cou- sin, de M. Bautain. Longtemps avant que sept collèges électoraux eussent choisi le premier comme député, en 1817, Jacobi écrivit : « Si l'humanité, la raison et la justice gagnent le dessus, nous le devrons surtout à la France, à cette majorité de la nation que, faute d'un terme plus convenable, j'appellerai la majorité Royer- Collard. Une monarchie absolue, pour devenir légitime, suppose, selon Platon, un souverain qui soit, non-seulement aussi évidemment su- périeur à ses sujets que le pasteur l'est à son troupeau, mais supérieur d'une manière toute divine. » La philosophie de Jacobi est en général un réalisme rationnel, faisant de la conscience ac- tuelle la mesure de toute vérité et de toute réalité. Elle est réaliste en ce qu'elle reconnaît la vérité objective de la sensation et du sen- timent, et elle est rationaliste en ce sens qu'elle suppose l'esprit de l'homme dépositaire d'un savoir immédiat, qu'il ne s'agit que de com- prendre et d'analyser. C'est la philosophie de la conscience, du sentiment, de la foi rationnelle. Ainsi que, selon lui, la moralité n'a d'autre règle que le sentiment de l'homme de bien; ainsi la mesure de toute vérité est le jugement naïf de l'homme raisonnable. Si tous les hommes de bien ne sont pas d'accord sur les principes de la morale, et si tous les hommes judicieux ne le sont pas davantage quant aux principes de tout savoir, la faute en est à la spéculation, au rai- sonnement, à la réflexion artificielle, qui, au lieu d'accepter simplement les croyances na- turelles, prétend s'élever au-dessus d'elles, et aspire à une science chimérique. L'existence d'un Dieu vivant et personnel, la valeur absolue de la vertu, l'origine divine de l'âme humaine, la réalité objective du sentiment externe et interne, la vérité souveraine de tout ce qui est donné dans la conscience : voilà ce qu'il ne cessa d'affirmer et de défendre envers et contre tous. De là son opposition d'abord à la philosophie qui dominait vers 1775, puis à la critique de Kant, à l'idéalisme de Fichte, au panthéisme de Schelling, à toute philosophie savante et spécu- lative. Ses convictions, que la critique trouva presque toutes faites, s'étaient formées par op- position au scepticisme de Hume et à l'idéalisme de Berkeley, tout aussi bien qu'au matérialisme, tel surtout qu'il s'était exprimé dans les écrits d'Helvétius, et au naturalisme de Berlin, dont la Bibliothèque allemande était l'organe. Cette opposition, toute pratique et toute religieuse dans son origine, se transforma par l'étude de YÉthique de Spinoza, qu'il regardait comme le système logiquement le plus parfait, en une prévention systématique contre toute spéculation fondée sur l'abstraction et le raisonnement. Sa grande erreur à cet égard, c'était de ne pas comprendre que sa spéculation était tout aussi bien critique et n'invoquait pas moins le raison- nement que toute autre philosophie, bien qu'elle suivît une autre méthode et qu'elle fût animée d'un autre esprit. VAgathon de Wieland avait dit : » Je vois le soleil, donc il existe ; je me sens moi-même, donc je suis ; je sens l'esprit suprême, donc il est; j'ai besoin de croire à l'existence d'une intelligence souveraine, donc elle existe.» Jacobi déclare qu'il admet tout cela, à l'exception de la dernière proposition; selon lui, Agathon aurait dû dire : je pense l'esprit suprême, donc il existe. « De cette manière, ajoute-t-il, il aurait pu déduire une véritable preuve de l'existence de Dieu. Il faut admettre une cause première de tout mouvement, laquelle soit autre chose que le mouvement. Je ne sais rien de la nature de cet être infini, si ce n'est qu'il est intelligent, puisqu'il a produit des intelligences; mais je dois reconnaître son existence à moins de re- noncer à tout principe de connaissance, à toutes les lois de la pensée. » On voit par cet exemple que si Jacobi admet ce qui est donné dans le sentiment, il ne laisse pas que de raisonner : seulement ses raisonnements sont fondés sui- des règles de méthode qu'il admet sans examen, parce qu'il les considère comme l'expression de notre nature intelligente, qui, selon lui, est d'une autorité infaillible. Jacobi se faisait donc illusion quand il se per- suadait qu'il était l'adversaire de toute spécula- tion méthodique, et que toute spéculation de ce genre devait conduire nécessairement au fata- lisme, à l'idéalisme, à l'athéisme. Dans le fait, il opposait une philosophie à une autre, une morale généreuse à la morale égoïste, un dog- matisme imperturbable au scepticisme, une foi inébranlable dans la vérité objective du sentiment humain et de notre raison à tous les doutes et à toutes les critiques dont cette vérité était l'objet, un réalisme rationnel à toute espèce d'idéalisme. Il considérait celui-ci comme le produit d'une réflexion artificielle, tandis que le réalisme était, selon lui, l'ouvrage immédiat de notre intel- ligence : aucun raisonnement ne peut ni le pro- duire ni le détruire. Jacobi donna le nom de foi à cette confiance dans le produit naturel et spontané de la raison ou de notre nature intelligente. Mais toute loi suppose un doute, une critique qui lui est op- posée et qu'elle a vaincue. Cette foi philosophique n'est plus la confiance primitive du sens commun, laquelle est antérieure à toute réflexion libre et méthodique; c'est cette confiance justifiée, pro- tégée contre le doute, et par conséquent ^aï- sonnée : elle est le fruit de la réflexion et du raisonnement tout autant que celle qui conduit à l'idéalisme. La matière de cette philosophie, il est vrai, n'est pas le produit d'un raisonnement artificiel, puisqu'elle est donnée immédiatement dans le sentiment, et que le sens commun s'y confie naturellement; mais en tant que cette foi devient philosophique, elle est l'ouvrage de la réflexion. Insister avec force sur la légitimité de ces croyances naturelles, les défendre contre JAGO — 816 — JAGO toute critique qui les met en question, contre tout système factice qui tend à les modifier ou à se mettre à leur place ; telle était la mission que s'imposa Jacobi, la cause sacrée qu'il plaida avec un grand talent, mais non sans tomber, durant les premiers temps surtout, dans de grandes contradictions. Jacobi rejetait la spéculation en tant qu'elle tendiit à substituer une autre conscience à la conscience naturelle, la vérité étant, selon lui, immédiatement présente dans la raison, consi- dérée comme une faculté d'intuition intellec- tuelle, comme l'organe d'une révélation intime. Il se persuada, par exemple, que l'existence de Dieu se révélait directement à la conscience, ainsi que la clarté du jour frappe les yeux, ne tenant aucun compte du travail de la pensée, dont l'idée de Dieu est le résultat, et que la réflexion philosophique cherche à reproduire. Confondant la raison d'être avec la raison de connaître {ratio cognoscendi) , l'argumentation avec la déduction matérielle, il supposait qu'on ne pouvait déduire une existence que d'une autre existence; que, par conséquent, vouloir démontrer Dieu, qui a sa raison d'être en lui- même, ce serait reconnaître au-dessus de lui une autre substance. Il considérait ainsi, avec Spinoza et avec Hegel, la dialectique comme une prétention à reproduire, à imiter par la pensée le mouvement de la création ou le dé- veloppement progressif de la réalité primitive. Une telle dialectique, en effet, si elle part, avec Spinoza, de la substance divine, ne peut arriver au moi libre et personnel ; ou si elle part, avec Fichte, du moi absolument libre et indépendant, ne peut pas logiquement s'élever jusqu'à Dieu. Mais, heureusement, la philosophie n'est pas condamnée à se déclarer soit pour Fichte, soit pour Spinoza. Sans prétendre déduire Dieu matériellement, elle peut rechercher dans la conscience l'origine de cette idée souveraine, s'efforcer par la pensée d'en établir la réalité et de la concilier avec la liberté; et c'est ce que Jacobi n'a cessé de faire lui-même. « Depuis que je pense par moi-même; disait-il en 1803, j'ai toujours cherché la vérité de toutes mes facultés, non pour m'en parer comme de quelque chose que j'eusse découvert ou produit; j'aspirais à une vérité qui éclairât la nuit dont j'étais en- vironné, et qui m'apportât la lumière dont j'avais en moi la promesse et le pressentiment. C'est la religion qui fait l'homme ; elle a toujours été l'objet de ma philosophie. Je m'appuie sur un sentiment invincible, irrécusable, qui est le fon- dement de toute science et de toute religion. Ce sentiment m'apprend que j'ai un organe pour les choses intelligibles, spirituelles, et cet organe, je l'appelle raison. Ma philosophie demande qui est Dieu, et non ce qu'il est. La liberté de l'homme et la providence sont si peu incompatibles, que la conviction de Dieu est en raison de celle de la personnalité. Dieu me parait plus sublime comme créateur de personnes telles que Socrate ou Fé- nelon, que comme auteur du mécanisme céleste. Je crois à la Providence, parce que je crois à la raison et à la liberté. La science spéculative, au lieu de dissiper notre ignorance et nos erreurs, souvent y ajoute une confusion nouvelle. Elle s'égale à Dieu : elle prétend créer son objet et la vérité. Ouvrage de la réflexion, elle rejette tout savoir primitif. Les Arabes, en disant qu'Arislote avait été u qui puisait partout Bans pouvoir épuiser l'univers, oui parfait) caractérisé cette science de réflexion. C'est contre elle, et non contre la philosophie véritable, que sont dirigées mes objections. Ma philosophie part du sen'iment et de l'intuition. Il n'y a pas de voie spéculative pour s'élever à Dieu , et la spéculation peut servir uniquement à prouver qu'elle est vide sans les révélations du sentiment, et à les confirmer par là même, mais non à les fonder. A travers les ténèbres qui nous environ- nent, la raison armée de la foi entrevoit la vérité, ainsi que l'œil armé du télescope re- connaît dans les nébulosités de la voie lactée une armée innombrable d'étoiles. Cette foi est la lumière primitive de la raison, le principe du vrai rationalisme. Sans elle toute science est creuse et vide. La vraie science est celle de l'esprit, qui rend témoignage de lui-même et de Dieu.... L'objet de mes recherches a été constam- ment la vérité native, bien supérieure à la vé- rité scientifique. C'est elle que je n'ai cessé de défendre contre les systèmes changeants du siècle....» « Ainsi que la réalité sensible externe n'a pas besoin d'être prouvée, disait Jacobi en 1819, étant garantie par elle-même, ainsi la réalité qui se révèle dans ce sens is-time qui s'appelle la raison, est le mieux attestée par elle. L'homme a naturellement foi en ses sens et en sa raison, et il n'y a pas de certitude plus certaine que cette foi. » Fries, dans sa Nouvelle critique, appelle sentiments objectifs ou purs les jugements qui procèdent immédiatement de la raison. Jacobi admet cette dénomination, en ajoutant que l'entendement est l'instrument lo- gique de ces jugements, tandis que la raison en est l'organe révélateur, qui ne juge pas plus que ne jugent les sens. Si l'homme était borné aux sens et à l'intelligence des choses sensibles, il arriverait par la réflexion à ce résultat, que la nature seule est, et qu'en dehors d'elle il n'y a rien ; mais il est esprit, et l'esprit est sa véritable essence : c'est par lui que l'entendement devient entendement humain. Il est vrai que nous ne comprenons pas mieux l'univers comme ouvrage d'un créateur personnel et intelligent, que comme nature éternelle et indépendante ; mais nous savons que si la providence et la liberté ne sont pas primitives, elles ne sont rien; qu'elles ne peuvent pas venir à naître; que, si ces idées sont sans réalité, l'homme est trompé par sa conscience, qui les lui impose; que, si elles sont chimériques, l'homme tout entier est un men- songe, et le Dieu de Socrate, le Dieu des chré- tiens, le héros imaginaire d'un conte. » Demander si les intuitions de la raison ou du sentiment sont vraies, c'est, selon Jacobi, de- mander si l'esprit humain est un fantôme ou un mensonge. Toute philosophie véritable part de la foi et finit par la foi. La philosophie de Jacobi, dit un de ses disciples, est croyante comme l'humanité, comme la conscience; mais elle sait. ce qu'elle croit et pourquoi elle croit. Elle ne repousse pas le secours de la pensée, mais à la condition qu'elle se contente de n'être qu'un organe. Le savoir naturel et primitif, la pensée ne le produit pas: mais nous en prenons posses- sion par elle. Elle est le fondement de toute connaissance réelle, et c'est lui que Jacobi op; osa à la conscience démonstrative. C'est parce qu'ils prétendent démontrer ce qui est au-dessus de toute démonstration, savoir de quelle manière le sujet pens int connaît la réalité des choses qui ne sont pas lui, que tous les systèmes de rélh l sonl plus ou inouïs idéalistes ou sceptiques. les premiers temps, Jacobi avait pris le mot raison dans le sens ordinaire, comme fa- culté logique et discursive; plus tard, se fondant sur Pétymologie du mot allemand correspondant [Vernunfl, de vcnwhmcn, inlclliyere, sentir, per- cevoir, entendre), il en fit le synonyme de SODI intime, de sentiment, de c a comme l'organe de l'intuition des choses JACO 817 — JAUO intelligibles et supérieures; et il pria les lec- teurs de ses écrits, partout où il aurait parlé mal de la raison, d'y substituer le mot en- tendement (Versiand), qui, au fond, signifie la même chose; et qui n'est pas plus coupable. Plus tard il se reconcilie même avec l'entendement comîne faculté logique des notions et des ju- gements, comprenant que c'est par la pensée seulement que nous donnons la conscience ac- tuelle des intuitions de la raison ou du sen- timent, considéré comme conscience virtuelle ; mais il le borna au rôle secondaire d'un instru- ment et d'un serviteur, d'une part des sens externes, par lesquels se manifeste à l'esprit le monde matériel, et de l'autre de la raison ou du sens intime, qui est l'organe par lequel se révèle à la conscience le monde moral et spi- rituel. En résumé, la supposition fondamentale de Jacobi, son point de départ, c'est qu'il faut ac- corder une confiance entière à la conscience na- turelle de l'homme; qu'il y a une harmonie préétablie entre la nature intelligente de l'homme et la réalité des choses; que, par conséquent, ce qui est véritablement donné dans la con- science est par là même vrai et réel ; que la réalité, pour être connue, doit être donnée et que par la seule dialectique il est impossible de la connaître. Le contenu de la conscience ration- nelle est l'objet de la vraie philosophie, qui est Ja science des choses métaphysiques données dans l'intuition intime et révélées à l'enten- dement par la raison. La philosophie réfléchie ne peut rien ajouter à la philosophie naturelle; elie ne peut que la reproduire, et chercher non à la prouver, mais à en vérifier l'origine, en la ramenant aux intuitions qui ont fourni la ma- tière et qui en sont la source toujours jaillissante. La philosophie de Jacobi compte encore beau- coup de partisans, du moins quant à son prin- cipe; et, bien que dans l'origine elle lut opposée à celle de Kant, il s'est formé entre ses disciples et ceux de la philosophie critique une heureuse alliance : « Jacobi, dit un historien estimé de nos jours (M. Chalibœus), osa plaider contre la philosophie dominante la cause de la conscience naturelle; son grand mérite fut de comprendre la présence dans l'àme d'un trésor caché auquel à peine on avait encore touché ; et s'il ne lui fut pas donné de lever ce trésor, du moins il sut le garder et le défendre, et y appeler incessamment l'attention, de telle sorte qu'aujourd'hui encore la plus grande partie du public cultivé est de son parti sur ce point. Jacobi était entièrement d'accord avec Kant sur les fonctions de l'enten- dement, lui refusant, comme celui-ci, toute fa- culté de rien connaître par lui-même; mais il distinguait plus exactement dans les idées des choses sensibles ce qui appartient aux sens comme organes, et à l'entendement comme fa- culté logique. Il regardait comme un mystère impénétrable la manière dont la matière donnée par les sens devient sensation, l'entendement ne pouvant observer que son action sur les données sensibles et non ce qui se passe auparavant. Cependant toute sensation, toute perception est accompagnée dans la conscience de la certitude immédiate qu'elle est fournie par les sens et produite par la présence d'un objet. Jacobi po- sait en fait que toute la matière des représen- tations était introduite dans l'esprit par les sens; et, ce fait, il le regardait comme le fondement de tout travail logique ultérieur. Par là, ajoute M. Chalibœus, Jacobi introduisit le premier dans la philosophie le principe des faits. Pour sau- ver la certitude du monde extérieur, il faut persister à soutenir comme un fait l'existence DJCT. PHILOS. des sensations et des images, et se garder de vouloir les expliquer par notre organisation in- tellectuelle, puisqu'une pareille explication en fait des productions de l'esprit, et l'idéalisme alors devient invincible. De même les idées des choses purement intelligibles existent de fait en nous et nous sont révélées par la raison. De ce fait, Jacobi conclut à leur réalité. Toute dé- monstration suppose un premier principe, un premier fait, au delà duquel il n'est plus pos- sible de s'élever. Il y a des faits et des idées qui s'imposent immédiatement, et qui sont le fondement de toute science, et le plus grand mérite de Jacobi est d'avoir insisté sur ce point. Il montra qu'il y a dans l'esprit autre chose qu'un mécanisme logique, vide en soi ; qu'il y a au fond de l'àme un dépôt de vir- tualité infinie, et s'il n'a pas osé, avec le flam- beau de la critique, pénétrer plus avant dans ce sanctuaire, il y a du moins appelé l'attention des penseurs. Il nous a remis en possession de ce trésor ; mais la philosophie ne peut se con- tenter de cette tranquille possession ; il lui ap- partient d'en faire l'analyse et de s'enquérir même de sa légitimité. En effet, la philosophie ne peut qu'accepter ce qui est donné clans la conscience, et elle n'a sur son contenu d'autre droit que celui de le vé- rifier et de le développer par l'observation intel- lectuelle et la réflexion. Elle a pour objet de nous donner la conscience explicite et actuelle de ce qui est virtuellement et implicitement dans la conscience humaine. Là se borne son ministère, selon Jacobi. Mais la philosophie ne se résignera pas à ce rôle de simple observation et de récapitulation. La philosophie, comme analyse réfléchie de la conscience naturelle, est d'abord énumération et description des senti- ments essentiels de l'âme, des idées et des ju- gements qui en résultent naturellement. Mais, dans cette opération, la pensée devient néces- sairement critique. Cette critique s'exerce d'abord comme la critique historique, c«t ensuite d'une autre manière encore. Il y a des illusions d'op- tique : pourquoi n'y aurait-il pas des illusion de conscience, des visions internes fausses ot altérées? Jacobi distingue les sentiments purs et objectifs des sentiments subjectifs, produits individuels ou nés d'une expérience partielle Dès lors ne faut-il pas un critérium par lequel on puisse reconnaître ceux qui constituent le contenu vrai et légitime de la conscience rai- sonnable? D'ailleurs les sentiments ne peuvent s'offrir à la réflexion qu'à l'état d'idées, de ju- gements : il faut donc examiner jusqu'à quel point ces jugements et ces idées représentent exactement leurs objets. Ainsi la philosophie n'est déjà plus un simple inventaire du contenu de la raison, une simple prise de possession du trésor rationnel : c'est, de plus, un examen sé- vère de l'authenticité des faits de conscience, vérification qui suppose un critérium qu'il faut déterminer avant tout, et qui est d'autant plus difficile à trouver qu'il semble se supposer lui- même. Il y a plus, ainsi qu'il y a progrès dans la science physique, et que le système de Newton est plus parlait que celui du vulgaire ou même que celui d'Aristote ou de Descartes, la philo- sophie n'a-t-elle pas à corriger bien des méprises de la conscience, commune, à la rectifier, à la développer, à la compléter même? Enfin, en supposant que tout ce travail de vé- rification, de réduction, de rectification et de développement soit heureusement terminé, la tâche de la philosophie ne serait pas encore remplie, et l'amour de la vérité, de la science pour elle-même, qui est aussi un des plus nobles 52 JAGQ — 8 instincts de notre nature, ne serait pas satisfait. La philosophie a sur les faits de conscience, ainsi que sur les faits de la nature, un droit d'interprétation, et Jacobi a lui-même largement usé de ce droit. Cette interprétation est de deux sortes : elle est analytique lorsque, considérant les faits donnés comme des conséquences, elle s'applique à en rechercher les principes ; elle est synthétique lorsque, les considérant comme des principes, elle en recherche les conséquences. C'est ainsi, par exemple, que du sentiment reli- gieux on peut conclure à l'existence de Dieu et à l'origine divine de ce sentiment, et que de la loi morale, considérée comme un fait positif, Kant a conclu à l'immortalité de l'âme comme conséquence logique de ce fait. Ce n'est qu'à cette condition que la philo- sophie du sentiment ou de la foi rationnelle peut être acceptée. Admise purement et simplement, sans critique et sans le droit de rectifier et de développer la conscience naturelle, elle serait la mort de toute philosophie, de toute vie intel- lectuelle; acceptée sous cette réserve, elle four- nit à la science un fondement solide et une sûre garantie contre les aberrations de la dialectique. On peut consulter, sur la philosophie de Ja- cobi, les œuvres complètes de Jacobi formant six volumes qui parurent à Leipzig de 1812 à 1823, in-8; — Kuhn, Jacobi et la philosophie de son temps (ail.), in-8. Mayence, 1834; — J. Willm, Histoire de la philosophie allemande, Paris, 1847 et suiv., 4 vol. in-8; — Amédée Prévost, articles publiés dans la Revue du progrès social, février et juillet 1834. J. W. JACQUES (Amédée), philosophe français, né en 1813 à Paris, entra en 1832 à l'École normale, et en sortit avec le titre d'agrégé de philosophie. Après quelques années d'enseignement en pro- vince et à Versailles, il fut api elé au collège Louis-le-Grand et à l'École normale. Il avait obtenu le grade de docteur, et pris une part très-brillante au concours d'agrégation des fa- cultés fondé en 1843 par M. Cousin. La révolution de 1848 le trouva engagé dans des opinions libérales, qu'il n'abandonna pas, quand elles furent un péril. Il avait fondé dès 1847 une revue, la Liberté dépenser, qui eut une existence courte, mais brillante ; quelques-uns de ses ar- ticles, entre autres celui où il essayait de mon- trer les défauts du premier enseignement re- ligieux donné aux enfants, lui attirèrent les rigueurs du pouvoir; et après qu'il eut perdu sa chaire, un arrêté du conseil supérieur de l'in- struction publique le déclara incapable d'en- seigner en France. Quelque temps après, le coup d'État de décembre avait pour effet de supprimer la Revue, et de mettre le directeur en péril de subir sans jugement les peines les j lus ri reuses. Il se hâta de quitter la France, et, g à l'intervention de M. de Humboldt, il fût chargé d'aller à Montevideo, organiser pour le compte de la république de l'Uruguay un grand établis- sement d'instruction pub] répondil pas à son attente; néanmoins après des épreuves assez rudes il avait conquis une posi- tlOB avantageuse, quand il mourut à lin. Ayres en 1863. Sa carrière philosophique lut irop tôt arrêtée pour qu'il ait pu tenir toul ce que promettaient ses premiers issus. On lui, outre ses thèses de docteur : Manuel de phi- losophie. Paris, 1846, en collaboration MM. .1. Simon el Saissel. Jacques y bologie; Mémoire sw lèsent commun, im- primé dans les Mémoires de l'Académii ce morales et politiques, 1847, Savants étrangers, t. il. il l'.tut citer en outre plusieurs articles de ce Dictionnaire, et des préfaces re-r 8 — JAMB marquables aux œuvres de Fénelon, de Leibniz, de Clarke dont il se fit l'éditeur. JAMBLIQUE. Tous les auteurs anciens qui parlent de ce philosophe, un des représentants les plus illustres de l'école d'Alexandrie, sont muets sur la date de sa naissance et celle de sa mort. Nous savons seulement par Suidas qu'il reçut le jour à Chalcis, en Cœlésyrie, de pa- rents riches et considérés, et qu'il florissait sous le règne de Constantin. La plus grande partie de sa vie, comme l'indiquent les rares circonstances que nous en connaissons, a dû se passer à Alexandrie. On lui donne pour premier maître un certain Anatolius, par qui il fut présenté à Porphyre. Devenu, après la mort de celui-ci, l'oracle de l'école, il vit les disciples affluer autour de lui; et tel fut, malgré l'austérité de son langage et les formes arides de son en- seignement, l'ascendant qu'il exerça sur eux, qu'une fois attachés à lui, ils ne le quittaient plus, mangeant à sa table et le suivant par- tout. L'enthousiasme qu'il leur inspirait allait même jusqu'à la superstition, puisqu'on lui at- tribuait le don des miracles. Ainsi un jour, en faisant sa prière, il est ravi à dix coudées au- dessus du sol. Une autre fois, il se détourne de son chemin, prévoyant le passage d'un con- voi funèbre. Enfin, aux bains de Gadara, après qu'il a touché de sa main deux petites souicîî, on en voit sortir aussitôt deux enfants d'une admirable beauté, qui, l'entourant de leurs bras, semblent le reconnaître pour leur père (Eunap., Vita sophist. Jambl.). De quelque source que dérivent ces récits merveilleux, de l'imagination des disciples ou du charlatanisme du maître, ils n'en montrent pas moins quelle était alors la tendance de l'école néo-platoni- cienne à confondre le rôle du prêtre et du thau- maturge avec celui du philosophe. Mais en voilà assez sur la vie de Jamblique; voyons quelles étaient ses doctrines. Il ne nous est resté des nombreux ouvrages de Jamblique qu'une vie de Pythagore et une exhor- tation à la philosophie {de Vita Pythagorœ et Prolreptricœ orationes ad philosnphiam, lib. II, gr. et lat., in-4, Franecker, 1598, Amsterdam, 1707, et in-8, Leipzig, 1815). Quant au livre sur les mystères égyptiens (de Mysteriis JEgyp- tiorum liber, seu Respoiisio ad Porphyrii epis- tolam* ad Anebonem, gr. et lat. éd. Thom. Gale, in-l°, Oxford, 1678), malgré le témoignage de Proclus, il est plus sûr de l'attribuer à l'école de Jamblique qu'à ce philosophe lui-même. Malheureusement, aucun de ces ouvrages ne contient la partie imj ortante de sa doctrine, sa théologie. On est réduit à en chen lier les frag- ments épars dans le commentaire de Proclus sur le Timee. Dans les derniers temps de son ensei- gnement, Porphyre avait vu son premier dis- ciple, Jamblique, devenir son rival, et partager, au sein même de sa propre école, cette autorite que Porphyre devait bientôt lui abandonner tout entière. De bonne heure, en effet, Jamblique manifesta son opposition à la doctrine de son ma ilre sur un certain nombre de points impor- tants. Après Plotin, l'école néo-platonicienne s'é- tait engagée dans des discussions fort subtiles, sur des diffi uites que le maître avait négligées ■ H expliquées d'une manière obscure et incom- plète. Déjà Amelius. Porphyre, Théodore avaient interprété el développé chacun à sa manière la théologie de Plotin en ce qui concerne les deux derniers principes de la trunté, l'intelligence et le démiurge. Jamblique , suivant la voie de ses prédécesseurs, d subdivisait la tri i en faisait sortir une série de triaaes ; mais il différait Pot-i JAMB — 819 JAQU phyre dans l'interprétation des doctrines théo- logiques de Platon et de Plotin. Essayons de déterminer ces divergences. Jamblique reconnaît avec Amélius et Porphyre qu'il n'y a rien à dis- tinguer dans le premier principe. En effet, ce principe est simple, indivisible, immobile dans son unité. Tout ce qui est, est par l'Un; le pre- mier être lui-même en vient; les causes univer- selles lui doivent toute leur puissance d'action, en même temps que l'unité et l'harmonie de leurs mouvements. C'est encore l'Un qui fait que malgré la diversité de leurs formes, et malgré la variété des principes dont elles dépendent, les causes naturelles se confondent dans une intime union, et vont aboutir à une cause unique et suprême. Le second principe sert d'in- termédiaire aux deux autres, et de point d'union à la trinité entière. C'est la puissance féconde qui engendre les dieux, le principe de la vie divine, le producteur par excellence, la déesse Rhéa, selon la langue mythologique. Le troisième principe est le démiurge, proprement dit Ju- piter : c'est le principe qui opère le dévelop- pement des puissances intelligibles et accomplit l'œuvre de la création. Jusqu'ici Jamblique ne s'écarte en rien de la théologie de Plotin ; mais divers passages de Proclus semblent prouver qu'il n'est pas toujours resté fidèle à la distinction des trois principes de la trinité alexandrine, l'Un, l'Intelligence et l'Âme. Ainsi tantôt il comprend dans le démiurge tout le monde intelligible; tantôt il renferme le paradigme. Or, qu'est-ce que le paradigme, sinon le modèle intelligible, l'archétype des idées, l'intelligence pure identique avec l'intelli- gible pur, en un mot le second principe? N'y a- t-il pas là une véritable contradiction? Le pas- sage suivant de Proclus nous paraît lever la difficulté: « Jamblique considérait que la vertu démiurgique préexistait déjà dans le paradigme.» En effet, tout en distinguant les deux derniers principes de la trinité, l'intelligence et le dé- miurge, Jamblique a pu en considérer le rapport et l'union. Or, comme le démiurge procède de l'intelligence, il a pu dire, dons un sens diffé- rent et avec une égale vérité, tantôt que le dé- miurge comprend le paradigme, tantôt qu'il y est compris : c'est ainsi du moins que Proclus entend Jamblique. Quant à la doctrine des triades, Jamblique semble avoir poussé encore plus loin que Por- phyre et Théodore l'abus de l'abstraction. Dans le second principe, il distingue d'abord trois triades purement intelligibles, puis trois triades intellectuelles. Outre la grande triade démiurgi- que, Jamblique admet une série de démiurges in- férieurs compris sous le nom de v£en ôrjaiovpyoi, lesquels portent au loin l'action des premiers. Jamblique se distingue encore de Plotin et de Porphyre par un goût excessif et presque super- stitieux des formules numériques. 11 ramène aux nombres tous les principes de sa théologie : à la monade, l'Unité suprême, principe à la fois de toute unité et de toute diversité; à la dyade, l'intelligence, première manifestation, premier développement de l'Unité; à la triade, l'àme ou le démiurge, principe du retour à l'Unité par tous les êtres qui se portent en avant ; à la té- trade, le principe d'harmonie universelle, conte- nant en soi toutes les raisons des choses ; à l'og- doade, la cause du mouvement qui entraîne tous les êtres hors du principe suprême, et les disperse dans l'univers; à Tennéade, le principe de toute identité et de toute perfection; enfin à la décade l'ensemble de toutes les émanations du to *Ev. Ni Plotin, ni Porphyre, quelque es- time qu'ils aient eue pour les doctrines de Py- thagore, ne réduisaient à ce point leurs princi- pes en abstractions numériques. Porphyre avait, contrairement à la doctrine de Plotin, attribué à la matière la variété des êtres individuels. Jamblique réfute Porphyre, et explique cette variété en distinguant dans le monde intelligible des principes d'unité et d'i- dentité d'une part, et de l'autre des principe» de diversité. La psychologie de Jamblique, autant qu'on peut en juger par quelques fragments, témoigne d'un autre esprit que celle de Plotin et de Por- phyre. Il y règne un spiritualisme moins sévère et moins absolu. Jamblique y reproche à Plotin d'avoir fait de l'âme un principe impassible et toujours pensant, et par conséquent, de l'avoir identifiée avec l'intelligence elle-même. Dans cette hypothèse, dit Jamblique, qui faillirait en nous lorsque entraînés par le principe irrationnel nous nous précipitons dans les désordres de l'i- magination? Et d'un autre côté, si on admet que la volonté ait failli, comment l'âme elle-même resterait-elle infaillible? Ce même esprit se ré- vèle encore dans la critique d'une pensée de Porphyre, touchant l'interprétation de Platon. « Il n'existe ni dieux pasteurs, privés de l'intel- ligence humaine et se rattachant aux êtres vi- vants par une certaine sympathie, ni dieux chas- seurs qui enferment l'âme dans le corps comme dans une ménagerie : car l'âme n'est pas à ce point enchaînée au corps. Cette méthode (il s'a- git de l'opinion de Porphyre) n'est digne ni de la philosophie ni de la science : elle est pleine de superstitions barbares. » Jamblique apparaît ici sous un jour tout nouveau. Ce prêtre égyptien, si appliqué à l'exercice du culte, si adonné aux. pratiques de la théurgie, se montre, dans sa doctrine psychologique, plus modéré, plus plato- nicien que ses prédécesseurs. De même, sa mo- rale est d'un ascétisme plus tempéré. Il fait une part plus grande à la liberté et aux passions, dans la vie humaine. 11 répète fréquemment que l'homme est le véritable auteur de ses ac- tions, et qu'il est à lui-même son propre démon. Il reproduit le plus souvent les idées et les ten- dances morales de Platon. Sans doute le disciple de Plotin et de Porphyre, le philosophe alexan- drin se montre toujours. Jamblique répète avec ses maîtres que la fin de l'âme est la contem- plation des choses divines, et que la vertu n'est qu'un moyen d'y parvenir ; mais il n'en est pas moins vrai que, beaucoup plus superstitieux que Plotin et Porphyre dans sa théologie, il professe une morale plus pratique et plus humaine. Outre les auteurs qui ont été cités^ dans le cours de cet article et les histoires générales de l'école d'Alexandrie, on peut consulter sur Jam- blique: HebenstreiLD/sserta/j'o deJamblichiphi- losophi syri doctrina, christ ianœreligioni, quam imilari studet }noxia, in-4, Leipzig, 1704 ; — Mei- ners, Judicium de libro qui de mysteriis j£gyp- tiorum inscribitur, dans le quatrième volume des Mémoires de la Société scientifique de Goët- tingue; De gêner ali mathematum scientia, etc., in-4, Copenhague, 1790; In Nicomarhi Gerascni arilhmeticam introduclio, gr. et lat., in-4, Arnheim, 1668. Voy., pour complément de bi- bliographie, l'article Alexandrie. E. V. JAQUELOT (Isaac) , théologien protestant, né en 1647 à Vassy où il exerça le ministère jusqu'à la révocation de l'édit de Nantes. Il se réfugia alors à Heidclberg, puis à la Haye ou il devint pasteur de l'église française, cl prit part aux dis- cussions de théologie alors très-animées. Malgré une certaine modération, il s'attira des inimitiés, et quitta la Hollande pour aller s'établir à Berlin ; il y mourut en 1708. Parmi les ouvrages asse2 JAl'C 820 — JAVA nombreux qu'il a laissés, il en est plusieurs qui paraissent par leurs titres intéresser la philoso- phie. Ce sont surtout : 1° Dissertations sur l'exis- tence de Dieu, où l'on démontre celte vérité par Vliistoire universelle de la première antiquité du monde, etc., etc., la Haye, 1697 3 — 2° Con- formité de la foi avec la raison, etc., Amster- dam, 1705; — 3° Examen de la théologie de M. Bayle, etc., Amsterdam, 1706. Le premier de ces ouvrages, où Jaquelot soutenait la légitimité de l'argument ontologique de Descartes, encou- rut la critique de Bayle : et les deux derniers furent composés à la l'ois pour défendre les Dis- sertations, et pour attaquer le scepticisme de Bayle. Les deux adversaires d'abord assez mo- dérés échangèrent des répliques de plus en plus aigres. Jaquelot accuse et dénonce Bayle comme l'ennemi de la religion qu'il veut miner pour autoriser les libertins et les endurcir dans leurs débauches ; il lui reproche de renouveler d'une façon détournée les objections des païens contre le christianisme, de détruire à la fois la pres- cience divine et la liberté humaine, et de cher- cher à démontrer que Dieu est l'auteur du péché et la cause du mal. Bayle s'indigne et répond « qu'il est diffamé par une calomnie aussi mal fondée qu'atroce. » Si l'on en retranche cette polémique, les ouvrages de Jaquelot n"offrent rien d'intéressant : ils mêlent perpétuellement la théologie à la philosophie, et invoquent plus souvent l'Écriture sainte que la raison. L'auteur est avant tout soucieux d'établir par des preuves « l'inspiration des saintes lettres ■>, et le peu de philosophie qu'il mêle à ses réflexions est d'une extrême vulgarité. JAUCOURT (Louis), connu sous le titre de chevalier de Jaucourt, naquit à Paris en 1704, d'une des plus anciennes familles de Bourgogne. Élevé avec soin dans la maison paternelle, il étudia à seize ans la théologie à Genève, puis les sciences exactes et naturelles à Cambridge, enfin la médecine en Hollande. C'est à Leyde, sous les yeux de Boerhaave, qu'il se lia d'une étroite amitié avec Tronchin. Jaucourt ne vou- lut pas pratiquer la médecine; mais il en con- tinua l'étude toute sa vie, employant ses talents à soulager les souffrances de ses amis et surtout des pauvres. En 1736, il revint à Paris, il y passa près de trente ans dans une retraite stu- dieuse et au milieu d'un cercle choisi de gens de lettres et de femmes d'esprit. Mably. Condillac, Montesquieu, Hénault, Malesherbes, Mmes de Vassé, de Créquy, de Sainte-Foy, de Broglie, Mlle Ferrand, voilà les personnes dont le com- merce faisait diversion à ses veilles. Pendant son séjour dans les Provinces-Unies, il composa l'Histoire de la vie et des œuvres de Leibniz (Leyde, 1734), essai qui est une œuvre remarquable, et qu'on doit mettre au-dessus des meilleures notices de Fontenclle. Leibniz lui semblait le modèle du savant et du penseur, et des sa première jeunesse il avait cherché à l'i- miter. L'universalité de connaissances, et l'am- bition d'échapper à toutes les sortes de préjugés, étaient aussi l'objet de ses préoccupations. 11 paraissait ainsi désigné pour coopérer avec Di- derot et d'Alembert à la construction d'un des grands et des incomplets monuments du xvni* Siècle. Son nom est demeuré attaché à l'Encyclo- pédie. Jaucourt regrettait, à la vérité, le défaut d'or- dre et d'ensemble, qui a fait surnommer cet immense ouvrage la Babel des connaissances humaines. Il regrettait encore davantage que la passion inspirât ses collaborateurs plus que l'amour désintéressé du vrai et du bien ; mais il pensait que « le temps de la monarchie uni- verselle était heureusement passé pour .es phi- losophes aussi bien que pour les rois », et qu'il était sensé de laisser toutes les opinions s'expli- quer librement, et toutes les connaissances, en se simplifiant et en s'éclaircissant, se mettre à la portée du grand nombre. Il partageait avec Buffon et d'autres la rédaction des articles de physiolo- gie, de chimie, de botanique et de pathologie; mais il ne borna pas là son active coopération : ayant embrassé toutes les faces de la science humaine, il travailla avec succès à toutes les parties de Y Encyclopédie. Ses articles sur la médecine se distinguent, aussi bien que ses ar- ticles politiques et historiques, par un généreux spiritualisme, par des sentiments qui contrastent avec les doctrines de La Mettrie et d'Helvétius. Sa réputation d'honnête homme, d'homme pro- fondément vertueux, servait l'Encyclopédie presque autant que sa vaste et solide instruction et son goût extraordinaire du travail. Égale- ment aimé et estimé de Voltaire et de Bousseau, il fut admiré par Palissot, leur adversaire, et loué par Laharpe, devenu l'ennemi des philoso- phes. Son concours valait à Diderot l'adhésion d'un grand nombre de ces graves esprits qui appartenaient aux académies de Hollande, de Prusse et de Suisse. Jaucourt lui-même fait partie de ce groupe sensé qui s'attachait à sou- tenir et à continuer les traditions du spiritua- lisme, au milieu du débordement des doctrines contraires. Il fut un des appuis de la réaction que commença l'Esprit des lois. Toute sa vie il resta fidèle au culte qu'il avait de bonne heure voué à la Théodicée de Leibniz ; et il réussit à prouver qu'on pouvait être encyclopédiste, c'est-à-dire ami de la simplicité et de la po- pularité du savoir, sans être matérialiste ni athée. Jaucourt a laissé de nombreux ouvrages de médecine, qui attestent, aussi bien que ses Etudes sur les synonymes, les qualités qu'on lui reconnaît comme moraliste. Mais nulle part il n'a réuni ses vues philosophiques, encore éparses dans une foule de mémoires rédigés par lui pour la Société royale de Londres, pour les Aca- démies de Berlin, de Stockholm et de Bordeaux, dont il était membre. On peut lui faire le re- proche qu'il a lui-même adressé à Leibniz : « Il n'a opposé à l'injure des temps que des feuil- les volantes. » Toujours curieux, plus avide de s'instruire lui-même que d'instruire les autres, cherchant la célébrité moins que le repos et l'obscurité, Jaucourt a obtenu l'estime de ses contemporains et le suffrage de sa propre con- science. Le chevalier de Jaucourt mourut à Compiègne le 3 février 1779, âgé de soixante-seize ans. C. Bs. JAVARY (Louis-Auguste), né en 1820 à Paris, remporta en 1839 le prix d'honneur de philo- sophie dans le concours général des collèges de Paris et de Versailles, comme élève du collège Saint-Louis. Il fut admis à l'agrégation de philo- sophie en 1846, au doctorat es lettres en 1851, et fut successivement professeur au collège com- munal de Libourne, au collège royal d'Alençon, aux lycées de Poitiers, d'Orléans, de Lyon. 11 mourut dans cette dernière ville en 1852 après y avoir séjourné quelques mois. Il avait remporté le prix proposé par l'Académie des sciences mo- rales et politiques sur la Certitude, en 1846. On a de lui ses deux thèses et son mémoire cou- ronné : de l'Idée <-ti-i>irps; qu'il en est de même de la perception involontaire, de la mémoire et de Timagin ition, quand elles ne sont pas accompagnées de la volonté, et que si la connaissance des vérités .mes lait partie do l'âme, c'est que la volonté est indispensable à l'acquisition de cette d lissanco. JOUF M. Royer-Collard n'entra pas clans le débat sur les rapports du moi et de la volonté; il concentra tous ses efforts sur l'analyse de la connaissance, et à l'aide des philosophes écossais qu'il intro- duisit en France, il distingua parmi les éléments de notre pensée ceux qui appartiennent à l'ex- périence et ceux qui viennent d'une autre source. M. Cousin, dans son habile éclectisme, mit à profit les travaux de tous ses prédécesseurs; il emprunta à M. Laromiguière l'opposition de l'activité et de la passivité; il insista comme M. Royer-Collard sur la distinction de l'expé- rience "et de la raison; comme M. Maine de Biran, il plaça dans la volonté l'activité et l'existence du moi, et il rejeta la sensibilité dans le corps. Il se représenta le moi comme placé entre la sensibilité et la vérité universelle, et il le distingua de l'une et de l'autre par les caractères de la liberté et de la personnalité; d'une autre part, il opposa la sensibilité à la vérité absolue ou à la raison impersonnelle, la première offrant pour caractères le variable, le relatif, le contingent, et la seconde l'immuable, le nécessaire, l'absolu. C'est dans cet état que M. Jouffroy trouva la philosophie de l'esprit humain lorsqu'il parut à son tour sur la scène philosophique. Il profita des travaux de tous ses devanciers; il puisa plus abondamment aux sources écossaises, et marqua ses emprunts de la forte originalité de son esprit. Ce fut au collège Bourbon, à Paris, et à l'École normale qu'il produisit d'abord ses idées : nous allons en faire connaître les transformations successives. L'objet de la philosophie, dit M. Jouffroy au début de son enseignement, est la science de l'homme. Cette science doit embrasser la vie actuelle, la vie antérieure et la vie future; dans la vie actuelle, l'àme peut s'envisager sous trois aspects : 1° comme agissant; 2° comme éprouvant des actions ; 3° en elle-même, indépendamment des actions qu'elle accomplit ou qu'elle éprouve. La psychologie contient donc trois choses : l'étude de la. productivité du moi, l'étude de sa récep- tivité et l'étude du moi en lui-même. Tous les actes produits par le moi sont des actes intel- lectuels; ces actes peuvent être spontanés ou volontaires. Ainsi M. Jouffroy, à l'exemple de M. de Biran et de M. Cousin, plaça d'abord la sensibilité hors du moi; mais il laissa dans le moi l'intelligence spontanée ou involontaire; il jugea que la volonté seule ne peut produire une connaissance ; qu'il doit y avoir aussi dans l'âme une faculté intelligente , pouvant recevoir le secours de la volonté, mais pouvant aussi se passer d'elle : car notre volonté s'applique uni- quement à nos propres actes, et, par conséquent, à des actes que le moi a d'abord accomplis in- volontairement. Ce qui était le principal pour M. de Biran, devint pour M. Jouffroy l'accessoire. La volonté ] araît et disparaît dans l'intelligence; mais l'intelligence persiste, tantôt à l'état vo- lontaire, tantôt à l'état spontané : l'intelligence fut donc pour M. Jouffroy la nature de l'action de l'àme; la volonté fut le mode de cette action. M. Jouffroy établit comme M. Royer-Collard et M. Cousin deux facultés de connaître, l'observa- tion et la raison : l'observation donne les con- naissances relatives et contingentes ; la raison, les connaissances absolues et nécessaires. L'ob- servation s'applique au monde interne et au monde externe, et se divise en conscience, per- ception des sens extérieurs et mémoire. L'obser- vation est l'occasion du développement de la raison : telle est la productivité du moi; elle comprend tous les actes de l'intelligence, soit volontaires, soit involontaires. — 823 — JOUF Que peut-il rester pour la réceptivité de l'âme dans un système où l'auteur attribue au corps la sensibilité, et où l'intelligence, même dans son action involontaire, fait partie de la produc- tivité? M. Jouffroy n'entend pas le mot de ré- ceptivité au sens ordinaire. Pour lui, l'âme n'est réceptive que dans le cas où, soit les phéno- mènes de la sensibilité, soit les phénomènes de l'intelligence, la déterminent à vouloir. Bien que notre philosophe place la sensibilité dans le corps, il en décrit cependant les phénomènes, parce que la sensibilité partage avec l'intelligence le privilège de déterminer l'âme à l'action. L'ir- ritation est le premier phénomène qui se mani- feste dans le corps ; l'irritation est agréable ou désagréable : dans le premier cas, elle fait naître la joie et l'amour, qui sont des mouvements d'expansion; dans le second, la tristesse et l'aversion, qui sont des mouvements de concen- tration. L'amour donne naissance au désir positif, qui est un mouvement d'attraction, et la haine engendre le désir négatif, qui est un mouvement de répulsion : le désir est le dernier phénomène simple de la sensibilité; la crainte et l'espérance qui lui succèdent sont des phénomènes complexes. De tous les phénomènes sensibles, le désir est le seul qui agisse sur le moi, c'est-à-dire qui le détermine, parce que c'est le seul auquel il manque quelque chose. Tous les désirs aspirent au bonheur, par conséquent ils sont tous in- téressés et ont pour principe l'amour de soi. En regard des phénomènes sensibles, qu'il re- léguait tous dans le corps, le philosophe plaçait les phénomènes intellectuels. Ces derniers étaient les connaissances des vérités contingen- tes et relatives, et des vérités nécessaires et ab- solues. Les premières de ces connaissances ne peuvent porter l'âme à l'action que si elles ont excité dans le corps un désir, et, dans ce cas, ce n'est pas le phénomène intellectuel qui agit sur l'âme, c'est le phénomène sensible. Les objets des connaissances absolues sont le vrai, le beau et le bien moral. Le vrai et le beau peuvent être des objets de désir, et ils n'agissent sur l'âme que par le désir ; mais le bien moral est marqué d'un caractère d'obligation qui com- mande l'action. C'est l'intelligence qui découvre ce caractère, et qui, par cette découverte, déter- mine l'action de l'âme ; c'est donc, en ce cas, un phénomène intellectuel qui agit sur l'âme, et non plus un phénomène sensible. Ce phéno- mène intellectuel, M. Jouffroy l'appelait le motif d'action, par opposition au désir, qu'il nommait le mobile. L'influence de ces deux principes composait toute la sphère de la réceptivité du moi. Pour étudier le moi en lui-même, il fallait écarter tout ce qu'il y a dans le moi de varia- ble, c'est-à-dire les actes intellectuels soit vo- lontaires, soit involontaires. Il ne reste alors que l'intelligence et la volonté en puissance, la sim- plicité et l'identité. Le moi étant une force in- telligente, libre, simple et identique, peut-il être la même chose que la matière? Cette ques- tion psychologique se résout par la cosmologie. On ne peut distinguer, dans l'homme, l'âme d'avec le corps, qu'en distinguant, dans ce monde, la force d'avec la matière. Si la force est la même chose que la matière, chaque partie de la matière est une force libre: or, comment tou- tes ces forces libres se sont-elles entendues pour composer l'harmonie de ce monde? Si la force est en dehors de la matière, il est facile de con- cevoir que la première fasse concourir toutes les parties matérielles à l'exécution du plan qu'elle a conçu. La force est distincte de la matière; l'âme est donc distincte du corps. JOUF — 824 — JOUF Tel fut le système fortement lié par lequel M. Jouffroy débuta dans l'enseignement philoso- phique, à l'âge de vingt et un ans (Cours professé au collège Bourbon, à Paris, en 1817, 1818, 1819, 1820). Si la sensibilité fait partie du corps, comme le voulait M. de Biran, il ne reste plus dans l'âme que la volonté et l'intelligence. Mais la volonté n'apparaît jamais seule, tandis que l'intelligence se montre tantôt avec la volonté. tantôt sans elle. L'intelligence est donc la seule production permanente de l'âme, et la volonté n'est plus qu'un mode de cette productivité. Une force est nécessairement active et productive. Comment peut-elle pâtir? Ce n'est qu'en diri- §eant elle-même son action sous certaines in- uences. La sensibilité, qui appartient tout en- tière au corps, est l'une de ces influences, la vé- rité morale est l'autre. Ni la sensibilité, ni la vérité morale ne sont le moi ; le moi les connaît l'une et l'autre : la première par l'observation, la seconde par la raison. Le moi, en tant qu'il en prend connaissance, est productif ou actif ; il ne devient passif ou réceptif qu'au moment où il se détermine sous l'influence de la sensibilité ou de la vérité morale. Dans ce système, toutes les parties sont nettement séparées, et toutefois so- lidement unies les unes aux autres. On n'aper- çoit plus ici, comme dans la théorie de M. de Bi- lan, cette mémoire et cette imagination qui tantôt font partie du corps, et tantôt font partie de l'âme, selon que la volonté agit ou n'agit pas; cette âme qui ne connaît que par la volonté, et cette volonté qui devient ainsi une faculté in- tellectuelle. Il y avait néanmoins dans la théorie alors adoptée par M. Jouffroy des parties qui lui pa- raissaient douteuses. Cette doctrine lui plaisait surtout par sa netteté, et il disait déjà : « Ce n'est pas le doute qui me pèse, c'est la confu- sion. » Le point sur lequel portait, le principal doute de M. Jouffroy dans son premier ensei- gnement, c'était la sensibilité. 11 ne se tenait pas pour bien certain que la sensibilité fût hors du moi, et qu'on pût dire que l'âme ne jouissait pas et ne souffrait pas. mais qu'elle connaissait seulement la joie et la souffrance, qui étaient dans le corps. Il lui paraissait que la conscience nous atteste que la joie et la tristesse appartien- nent à l'âme, aussi bien que la connaissance, et que le mot je s'unit aux mots qui expriment la passion, aussi bien qu'aux mots qui expriment les actes intellectuels. En conséquence, à l'exem- ple de Descartes, de Locke, et des philosophes écossais, il replaça la sensibilité dans l'àme (Cours professé à la Faculté des lettres, en 18*28). 11 joignit à la sensibilité, qu'il regardait comme la capacité de jouir et de souffrir, des principes d'action, que les philosophes de l'Ecosse avaient analysés avec une sagacité merveilleuse, et aux- quels ils avaient donné le nom d'instincts, d'ap- pétits, de désirs et d'affections. M. Jouffroy ap- pela ces principes les penchants ou les tendances primitives de la nature humaine. Il avait d'a- bord fait naître du plaisir et de la peine tous les amours et toutes les aversions; à côté de ces amours et de ces aversions intéressées, il plaça donc d'autres amours primitifs qui nous portent à la recherche de leurs objets sans que nous Bâchions si ces objets nous causerait au plaisir ou de la peine. Telle est, par exemple, l'affection qui nous fait chercher la société des hommes avant que nous ayons pn découvrir .si nous en retirerons quelque utilité [Mélangea philoêo- chiquée. 2°édit., p. 279). Il découvrit aussi dans itmcts décrits par Reid une raculté que la philo ophie n'attribuait plus à l'âme, depuis Des- cartes : nous voulons parler de la faculté motrice par laquelle l'âme met le corps en mouvement, et que la philosophie ancienne avait considérée comme le caractère par lequel l'âme se distin- gue d'abord du corps. Ces innovations ne furent pas les seules que M. Jouffroy introduisit dans sa doctrine ; il dut encore à l'étude de la philo- sophie écossaise de placer au nombre de nos fa- cultés irréductibles la puissance qui nous fait produire les signes du langage naturel, et il lui donna le nom de faculté expressive. Enfin la volonté pouvant s'appliquer à la faculté motrice comme à l'intelligence, et même lutter contre les penchants primitifs ou en favoriser le déve- loppement, elle cessa d'être considérée par M. Jouffroy comme un mode de l'action intel- lectuelle, et il l'envisagea comme une faculté spéciale qui vient faciliter ou gêner l'exercice de nos autres facultés. Tel fut donc le tableau des facultés de l'âme dans le nouveau plan de M. Jouffroy : 1° les penchants primitifs au nom- bre de trois ; l'amour du pouvoir ou l'ambition, le désir de la connaissance ou la curiosité, l'a- mour de nos semblables ou la sympathie; 2° la sensibilité ou la capacité de jouir du développe- ment des tendances primitives et de souffrir de la gêne que leur apportent les obstacles exté- rieurs; 3" l'intelligence, comprenant d'une part les facultés d'observation, la conscience, la per- ception des sens extérieurs et la mémoire, fa- cultés qui donnent les connaissances contingen- tes, de l'autre part la raison, qui fournit les connaissances nécessaires ; 4° la faeulté expres- sive; 5° la faculté motrice ou locomotrice; 6° la volonté (Cours professé à la Faculté des lettres, en 1837). Le problème de la distinction de l'âme et du corps fut pour M. Jouffroy un problème de pré- dilection. Il y revint à plusieurs reprises, et il y répandit toujours de nouvelles lumières. 11 reprit d'abord cette question dans la préface de sa traduction des Esquisses de philosophie mo- rale de Dugald Stewart : « Les faits sensibles ne sont pas les seuls qui puissent s'observer. Je suis continuellement informé de ce qui se passe en moi, c'est-à-dire de mes pensées, de mes sen- timents et de mes volilions. Je sais que je suis un et identique. » La pensée, le sentiment, la volition, l'unité et l'identité échappent aux sens extérieurs, de même que les organes des sens échappent à la conscience. Dans le mouvement volontaire, nous avons conscience de notre dé- termination, et non de la contraction du mus- cle. La conscience est donc un moyen d'observa- tion, c'est-à-dire un moyen de découvrir des vé- rités de fait, comme les sens extérieurs. Dans l'exercice de l'observation externe, c'est par l'at- tention que le naturaliste l'emporte sur le paysan; dans l'exercice de la conscience, le phi- losophe n'a sur le vulgaire d'autre avantage que celui de l'attention; heureux si le philoso- phe, us;int toujours de ce privilège, ne laissait pas offusquer ses regards par des systèmes pré- conçus! Les phénomènes internes ont leurs lois comme les phénomènes externes; en voici quel- aues exemples : 1° nous ne prenons jamais une étermination sans un motif; 2" tout souvenir qui s'éveille en nous a été précédé d'un autre nir ou d'une perception ayant avec lui quelque rapport; 3° jamais notre attention ne s applique à un objet dont nous n'ayons pas eu précédemment quelque notion. Les physiologis- tes qui nient verbalement les faits de conscience 1rs affirment dans la pratique. Le principe qui les guide est celui-ci : tout phénomène suppose une cause, un but, une intention; ils ne croient pas connaître un organe, quand ils n'en connais- sent pas la destination. Or, l'idée do destination, JOUF — 825 — JOUF d'intention, de but et de cause, n'est pas saisie par les sens extérieurs, mais par la conscience. Ce que les physiologiste* appellent la vie de re- lation comprend la volonté, la sensation et l'i- dée phénomènes qui ne tombent sous l'appré- ciation ni de la vue, ni du toucher. Les phéno- mènes de conscience étant ainsi nettement sépa- rés des phénomènes d'observation externe, quel est le principe des premiers? 1° Je sais que je suis un et identique; je ne puis donc pas être la matière cérébrale qui est multiple; 2° toutes les expériences des physiologistes sur la liaison qui existe entre le cerveau et les phénomènes de conscience peuvent aussi bien s'expliquer dans la supposition que le cerveau n'est qu'un inter- médiaire entre le principe volontaire, intelligent et sensible, et les choses extérieures; 3° le mot organe, dont se servent les physiologistes, in- dique que l'appareil matériel est distinct de la force à laquelle il sert d'instrument. L'usage des instruments artificiels, tels que le télescope, le cornet acoustique, le levier, etc., nous aident à comprendre comment l'âme se sert du cerveau ; 4° les muscles et les nerfs ne sentent pas: pour- quoi le cerveau sentirait-il? 5" Aucune maladie du cerveau ne paralyse la volonté : comment oette persistance de la volonté s'expliquerait-elle dans l'hypothèse où le cerveau serait l'âme elle- même? La distinction de l'âme et du corps est encore le sujet d'un des derniers écrits de M. Jouffroy (Légitimité de la distinction de la psychologie et de la physiologie dans les Nouveaux Mélan- ges philosophiques). Tous les peuples, dit notre philosophe, ont toujours cru qu'il y a dans l'homme une dualité. Cette opinion n'a pas été détruite, mais confirmée par le progrès des sciences. Il y a dans l'homme deux choses, la matière et la vie. La vie est la cause du corps ou de l'agrégation des molécules ; les molécules vont et viennent sous l'empire de la vie. Ce qui constitue le corps, c'est la force qui lie les mo- lécules. Le principe de la vie est-il une force simple ou un ensemble de forces? Parmi les causes qui produisent les phénomènes de la vie, il en est que nous connaissons en elles-mêmes, et d'autres qui ne nous sont connues que par leurs résultats. Je sais que je suis la cause qui remue mon bras; par conséquent, la force mo- trice, en ce cas, est moi-même. Quant à la cause qui produit la digestion, je ne la connais pas. La force digestive est-elle la même que la force de gravitation? je n'en sais rien, je n'en puis rien dire. Avant la production du mouvement du bras, j'ai conscience d'une cause que j'appelle moi, et que je sais capable de produire ce mou- vement. Cette cause est moi ; il faut bien que je la connaisse, et c'est la seule dont j'aie la con- naissance. Si nous avons conscience de produire certains phénomènes de la vie, c'est que nous les produisons; si nous n'avons pas conscience d'en produire certains autres, c'est que nous ne les produisons pas. Le moi se sait cause de la pensée, de la voiition, etc., mais non de la cir- culation du sang, de la sécrétion de la bile, etc. Il y a donc deux sources distinctes des phéno- mènes de la vie. La dualité de la matière et de la vie n'est pas la seule que contienne l'homme. Il y a dans la vie elle-même une autre dunlité : d'une part, la vie dont j'ai conscience ou la vie psychologique ; de l'autre, la vie dont je n'ai pas conscience ou la vie physiologique. Le prin- cipe mystérieux duquel émanent les phénomè- nes dont je n'ai pas conscience a pour but la conservation du corps ; le principe des phéno- mènes dont j'ai conscience a donc une autre fin. La vie animale ou physiologique tend au bien du corps ; la vie intellectuelle et morale tend au bien du moi. Ces deux fins quelquefois se con- trarient. Tantôt la vie physiologique semble l'emporter sur la vie du moi, tantôt le moi at- tente à la vie physiologique. Le mot de suicide est un mot mal fait: car la vie du corps est la seule que le moi puisse détruire. Les deux prin- cipes qui constituent la vie sont distincts, mais non indépendants. L'intervention du moi est in- dispensable pour assurer la vie du corps : car si je ne veux pas prendre les aliments, la vie cor- porelle ne se soutiendra pas. D'une autre part, le corps est l'instrument de l'action de l'âme au dehors, l'organe de la plupart de nos facultés, l'intermédiaire par lequel nous arrivent toutes les perfections. C'est l'union des deux principes qui fonde ce qu'on appelle l'unité de l'homme. C'est à cause de la dépendance mutuelle des deux principes que la physiologie et la psycho- logie sont indispensables l'une à l'autre, et que souvent elles empiètent mutuellement sur leurs domaines. Mais la distinction des deux sciences est fondée sur la distinction des deux ordres de phénomènes et des deux genres de méthode par lesquelles l'esprit les connaît. Pour observer les phénomènes de conscience, le moi n'a besoin que de lui-même, et il ne détruit pas la vie qu'il observe. Pour observer les phénomènes de la vie physiologique, il faut employer le scalpel, troubler et quelquefois détruire la vie que l'on veut observer. En conclusion, la vie est double : il y en a une dont j'ai conscience, et une dont la connaissance directe m'est refusée. Je suis la vie qui a conscience d'elle-même. Si par sub- stance on entend ce qui est supposé par les mo- difications, on peut dire que le moi se sait sub- stance comme il se sait cause : car en même temps qu'il connaît ce qui change en lui, il con- naît ce qui n'y change pas. Si par substance on entend un substratum qui serait nécessaire à l'existence de la cause que nous sommes, il est permis de douter qu'une cause ou force suppose un pareil substratum. La force ou la cause est à la fois tout son être ; quiconque se connaît comme force ou cause se connaît comme sub- stance. Après avoir étudié le mode de l'existence ac- tuelle, M. Jouffroy en considérait le but ou la fin, c'est-à-dire qu'après avoir traité de la psy- chologie, il traitait de la morale et de la théo- dicée. La destinée de l'homme comprend sa des- tinée actuelle et sa destinée à venir. La desti- née d'un être dérive de sa nature. L'homme est une force libre ; mais nous avons vu dans l'étude de la réceptivité de l'âme, que le moi se détermine sous l'influence de deux principes d'action : c'est-à-dire du mobile intéressé ou du désir, et du motif intellectuel ou de la con- ception du bien moral. De ces deux principes d'action, le second seul est obligatoire. Le motif intéressé sollicite; le motif intellectuel com- mande. Quels sont les traits principaux de la conception morale? en d'autres termes, quelles sont les maximes dans lesquelles on peut ré- sumer tous les devoirs? M. Jouffroy adopta d'a- bord la théorie morale de Kant. L'homme étant une force libre, le devoir est de respecter notre propre liberté et la liberté d'autrui (Cours pro- fessé en 1818-1819). On lui objecta que la liberté entendue comme elle devait l'être, c'est-à-dire comme le pouvoir de vouloir, est, de fait, invio- lable ; que nous ne pouvons ni nous en dépouil- ler nous-mêmes, ni en dépouiller autrui; que le prisonnier dans les fers est tout aussi libre que le souverain le plus absolu ; qu'en conséquence le devoir de respecter notre liberté et celle d'au- trui est un devoir illusoire et impraticable. Ces JOUF 826 — JOUF raisons ou d'autres changèrent plus tard les vues de M. Jouffroy. Il se fonda toujours sur ce pnn< ipe, que la destinée d'un être dérive de sa nature. « Chaque être, dit-il, est par sa nature E rédestiné à une certaine fin; cette fin est son ien; la fin de l'homme est marquée par des tendances instinctives et primitives qui sont le besoin de connaître, d'agir et d'aimer. Ces ten- dances sont aveugles et désintéressées, puis- qu'elles nous poussent à l'action, avant que nous ayons pu savoir si cette action nous procurera du plaisir ou de la peine. Le premier dévelop- pement de l'activité humaine est instinctif et innocent. Lorsque nous avons appris que la satis- faction de nos tendances est agréable, et que le contraire est pénible, nous cédons alors à nos penchants, non plus par instinct, mais par cal- cul. La raison est intervenue ; elle a compris que toutes nos tendances vont au bien de l'individu, mais que ce bien ne peut être complet. Elle aperçoit qu'il faut sacrifier les vifs plaisirs du moment pour atteindre dans l'avenir des plai- sirs plus purs et plus durables; elle donne à nos actions le principe de l'intérêt bien entendu. Notre nature se passionne pour ce but posé par la raison, et l'amour de l'intérêt bien entendu s'ajoute aux passions primitives qui subsistent toujours. Ce nouvel état s'appelle l'égoïsme ou l'empire de soi, qui n'existait pas dans l'état instinctif. Mais ce n'est pas l'état dernier de la nature humaine. La raison comprend bientôt que, tous les êtres devant aller à leur fin, le bien individuel fait partie du bien universel, du bien absolu ou du bien en soi ; que si le bien de l'un fait obstacle au bien des autres, nous devons préférer la plus grande somme de bien possible. C'est ainsi qu'apparaît à notre raison l'idée du bien obligatoire. De l'idée de l'ordre universel, notre raison s'élève à l'idée de Dieu qui a créé cet ordre, et la soumission à l'ordre devient la soumission à Dieu. La morale et la religion sont les expressions différentes du même fait, c'est-à- dire de la soumission à l'ordre. Dans les arts eux-mêmes, la beauté et la laideur ne sont que l'expression de l'ordre et du désordre. Le beau est une face du bien, le vrai en est une autre : le beau, c'est l'ordre exprimé; le vrai, c'est l'ordre pensé; le bien, c'est l'ordre ac- compli. Le bien en soi n'apparaît donc que dans cet étal où la raison nous fait saisir l'ordre universel , et nous le présente comme obli- gatoire. Dans les deux premiers états, l'individu ne servait que lui-même, instinctivement d'a- bord, et ensuite avec connaissance de cause et avec égoïsme. Dans le troisième état, l'individu se met au service de l'ordre, et c'est alors qu'il peut s'élever jusqu'au dévouement. Alors seu- lement se manifestent les idées de mérite et de démérite, de satisfaction morale et de remords, de peines et de récompenses. » {Cours de droit naturel, t. 1). Notre devoir envers le corps est un devoir dérivé, car l'homme n'est p;is le corps. Nous ne sommes obligés qu'au develop- Siement de nos tendances, en respectant et en avorisant le développement des tendances d'au- trui; et le corps est seulement pow nous l'in- strument des tendances. La satisfaction di tendances trouve en ce mou uns d'ob- stacles : les personnes et les choses lorsque, dans l'exercice de mon activité, je rencontre une personne, comme celte personne a le i droit et le même devoir que moi, je dois arrêter mon action là où elle contrarierait l'action de cette personne. Si, au contraire, je rencontre une chose, je trouve qu'il n'y a pas d'égalité entre elle <' mot; elle n'a ni droits ni devoirs, elle ne se connaît pas, elle n'est pas libre. La na- ture est inférieure à l'homme. A-t-elle été créée pour elle-même, pour le Créateur ou pour nous? Elle n'est point son propre but, elle n'est pas davantage la fin du Créateur; elle n'a donc été créée que pour l'homme. Lorsque nous nous l'appliquons à notre usage, nous en remplissons la destinée (Cours professe à la Faculté des let- tres en 1830-1831). Nous avons dit que nos tendances ne sont pas satisfaites en cette vie. La destinée actuelle de l'homme n'est donc pas sa destinée totale ; cette vie est le nœud d'un drame, dont une autre vie est le dénoûment. Cette vie fait obstacle au dé- veloppement des facultés humâmes. Quelle est la raison de cet obstacle? Dieu ne pouvait-il pla- cer l'homme dans une condition qui eût permis la pleine satisfaction de nos tendances? Cette question est celle de la justice et de la provi- dence de Dieu. La théodicce était donc pour M. Jouffroy le complément de la morale. L'ob- stacle, disait-il, a pour but de donner naissance à la liberté de l'homme, et de créer sa person- nalité. Si l'homme ne rencontrait pas d'obstacle, il ne se gouvernerait pas, il se laisserait aller à ses penchants, la liberté n'existerait pas. C'est par la liberté que l'homme est véritablement homme. Avant l'apparition de la liberté, il n'y a dans l'homme qu'un mécanisme, ouvrage de Dieu. Ce qui le prouve, c'est que vous ne vous croyez pas responsable des actes que vous accom- plissez par l'impulsion de votre nature sans l'in- tervention de votre liberté. Le jour où l'être humain s'empare de lui-même, il devient une personne, de chose qu'il était. Cette création de la personne était impossible dans toute autre condition que cette vie. Si l'on veut compren- dre la distance immense qui sépare une per- sonne d'une chose, que l'on compare, sous le rapport de la dignité, la machine la plus com- pliquée et la plus vaste, avec l'enfant qui la fait marcher, qui l'arrête ou qui la brise. Sans la lutte contre l'obstacle, nous tomberions dans l'indolence du quiétisme; nous saurions à peine que nous sommes. D'ailleurs la souffrance man- quant, la jouissance manquerait aussi; nous res- terions dans l'apathie et l'indifférence. Le but de cette vie est donc de faire d'un être inintel- ligent et insensible un être sensible et intel- ligent, et surtout d'un être fatal un être libre, c'est-à-dire d'un être créé un être créateur. Ce nouveau créateur ressemble au premier, parce qu'il est la cause de ses actions; mais il en dif- fère comme l'imperfection diffère de la perfec- tion; il en diffère, parce qu'il ne peut con- quérir une entière indépendance : car l'homme ne peut détruire en lui l'être divin. C'est par là que se concilient la providence et la liberté. Les deux êtres à la fois différents et identiques qui sont dans l'homme, l'être fatal et l'être libre, l'être divin et l'être humain luttent en appa- rence l'un contre l'autre; mais leur but étant le même, l'harmonie doit à la fin s'établir. L'être fatal aspire à la satisfaction des tendances hu- maines; l'être libre veut aussi cette satisfaction; mais il comprend qu'elle ne peut être entière dès cette vie. La raison lui prescrit de rerpecter et de favoriser les tendances des autres hom- mes, et de préférer la plus grande s. moi: bien. Obéir librement à la voix de la raison, c'est se faire homme au plus haut depé. C vie a donc un double mente : celui de nous libres, et celui de mettre notre lii sous L'empire de la raison. C'est en vain que taines doctrines promettent dès cette vie le dé- veloppement harmonique de toutes les p.-issions. Nous serons toujours en lutte contre la nature et contre les tendances des autres bomuies. Ja- JOUF 827 JOUF [P»u sur cette terre, notre science ne sera complète, notre amour satisfait, notre pouvoir sans bornes. Cependant l'homme aspire à cette pleine possession : la vie terrestre doit donc être complétée par une vie céleste. La création de la personnalité humaine nous cause de la souf- france : si cette personne était créée pour périr, dans quel but aurions-nous souffert, pourquoi Dieu nous aurait-il donné l'idée et le désir de la pleine satisfaction de nos tendances, l'idée et le désir de l'infinité et de l'éternité? A quoi ser- virait enfin le mérite que nous développons dans la lutte, si ce mérite ne devait pas trouver sa récompense? Cette théorie sur la destinée de l'homme, M. Jouffroy aimait à la revêtir d'une forme populaire, et à la traduire dans le simple langage du catéchisme. Pourquoi l'homme a-t-il été créé? Pour connaître Dieu, l'aimer et le servir, et par ce moyen obtenir la vie éternelle. Connaître Dieu, disait M. Jouffroy, c'est con- naître l'ordre qu'il a établi dans ce monde ; l'ai- mer et le servir, c'est, autant que possible, nous conformer à ses desseins, c'est accomplir l'ordre universel suivant la mesure de nos forces. Mais nous ne sommes pas nés seulement pour la lutte et le sacrifice : ce sont des moyens et non des buts ; nous sommes nés pour accomplir Tor- dre, et jar ce moyen obtenir la vie éternelle (Cours professé à la Faculté des lettres, en 1830, 1831 et 1837). En résumé, pour M. Jouffroy, la philosophie est la science de l'homme; elle doit comprendre la connaissance de la vie actuelle, de la vie antérieure et de la vie future. C'est par les don- nées de la vie actuelle qu'on peut deviner les conditions des deux autres. M. Jouffroy n'a point porté ses recherches sur la vie antérieure : elle est dans le passé et soustraite à notre influence; il est plus important pour nous de connaître la vie future. La destinée d'un être se déduit de son organisation : l'homme est une force dis- tincte du corps : une force est toujours active; on ne peut trouver en elle de passivité que si l'on considère les influences sous lesquelles elle agit. L'homme a des tendances primitives qui sont le désir du pouvoir, le besoin de la con- naissance et l'amour de ses semblables ; il a des facultés que l'auteur appelle l'intelligence, la faculté motrice et la volonté ou le pouvoir de se déterminer librement. Si rien n'arrêtait son action, il suivrait machinalement la pente de ces tendances : mais il rencontre dans cette vie des obstacles; pour les rompre, il se ramasse, pour ainsi dire, il prend le gouvernement de lui-même, il devient libre et crée sa person- nalité. La raison lui montre qu'il ne peut obtenir une entière satisfaction sur cette terre; il doit respecter les tendances de ses semblables, pré- férer le plus grand bien à son bien propre ; il accomplit ainsi l'ordre universel ou le plan du Créateur; et s'il souffre dans celte vie, la lutte a pour but de créer en lui une personne immor- telle; il recueillera le fruit de ses efforts dans l'entière satisfaction de ses penchants, qui se conciliera avec la satisfaction entière des pen- chants de ses semblables. Voici les vues les plus originales de la philo- sophie de M. Jouffroy. 1° En psychologie il a établi la distinction de la vie psychologique et de la vie physiologique, au lieu de s'en tenir à la distinction ordinaire de l'âme et du corps. 11 a ainsi fortifié la séparation des deux âmes qu'a- vait entrevues l'antiquité : l'une présidant à la vie physiologique, et déjà distincte du corps; l'autre constituant la vie intellectuelle et morale, et étant l'homme véritable. M. Jouffroy a établi aussi, à sa manière, une distinction entre l'acti- vité et la passivité; il a fait comprendre que dans une force tout est actif, qu'elle ne peut pâ- tir qu'en agissant, et que si l'on veut y trouver quelque passivité, il faut chercher celle-ci dans les déterminations que prend l'âme selon telle ou telle influence : en sorte que pour M. Jouf- froy, contrairement aux théories ordinaires et notamment à celles de M. de Biran, la connais- sance même involontaire est un produit de l'ac- tivité, et la passivité n'apparaît que dans la dé- termination de la volonté précisément là où l'on place d'ordinaire l'activité. En effet, c'est seulement dans les déterminations de la volonté que l'âme subit des influences; dans l'acte invo- lontaire, elle n'obéit qu'à sa propre nature ; dans l'action volontaire, quoiqu'elle ne perde pas sa liberté, elle tient compte d'autre chose que d'elle-même, soit de l'utilité des objets que lui montre l'observation, soit de l'ordre universel que lui découvre la raison. Elle obéit librement, mais elle obéit. 2° En morale, M. Jouffroy n'a- dopte pas les maximes qu'avait établies l'anti- quité : Il ne faut pas être tempérant pour être tempérant, juste pour être juste, etc. La tempé- rance, la justice ne deviennent obligatoires et méritoires qu'alors que nous découvrons qu'elles accomplissent l'ordre universel , c'est-à-dire qu'elles servent nos propres tendances sans gê- ner ou même en fàVorisant les tendances d' au- trui. La seule maxime de la morale est donc le respect de l'ordre universel. 3° En théodicée, M. Jouffroy donne une nouvelle explication du mal. Le mal ou la souffrance vient de l'obstacle à nos penchants ; l'obstacle a pour but de créer la liberté ou la personnalité de l'homme. La dif- férence entre l'homme et l'animal, c'est que ce dernier naît et meurt animal, tandis que l'homme naît animal, et meurt personne libre. Cette per- sonne n'a pu être créée pour périr : elle aspire librement à la satisfaction de toutes ses ten- dances instinctives; elle l'obtiendra, et le philo- sophe, écartant le voile qu'on laisse d'ordinaire étendu sur la nature de l'autre vie, lui donne un caractère net et précis, en disant qu'elle sera la pleine possession du pouvoir, de la science et des objets de notre sympathie. Ce n'est pas ici le lieu de faire l'examen de cette doctrine : ce qu'on cherchera dans cet article, c'est la philosophie de M. Jouffroy, et non pas un jugement sur cette philosophie. Plusieurs points peuvent en être contestés; mais si l'on en considère l'ensemble, chacun en ad- mirera l'originalité, la force et la grandeur. L'histoire d'un philosophe est l'histoire de ses pensées. Nous trouverons donc peu d'événements à raconter dans la vie matérielle de M. Jouffroy. Il naquit en 1796 au hameau des Pontets, près de Mouthe, non loin de la source du Doubs. sur l'une des chaînes du Jura. Comme les monta- gnards, il conserva toujours l'amour le plus vif pour son pays natal. Même lorsqu'il eut perdu son père et sa mère, il s'empressait d'aller passer ses jours de liberté sur les hautes collines et dans les vertes vallées où s'était écoulée son enfance. Son père exploitait lui-même ses champs, et joignait aux produits du labourage les émolu- ments de la place de percepteur de sa commune et les profits d'un assez grand commerce de denrées du pays. M. Jouffroy, bien qu'il eût deux frères et deux sœurs, ne connut donc jamais le besoin, et il ne fut pas; comme la plupart des hommes nouveaux, élevé à la rude école de la misère. Il montra de bonne heure du goût pour l'étude : dès qu'il sut lire, il se plut à la lecture, et le premier livre qui lui tomba sous la main fut l'histoire romaine de Rollin; il ne pouvait se détacher de cet ouvrage, et quand le jour JOUF — 828 — JOUF tombait, à ce moment où il n'y a plus assez de clarté pour lire, mais pas assez d'obscurité pour allumer la lampe, surtout dans les mœurs économes de la campagne, l'enfant s'approchait du foyer et prolongeait sa lecture à la lueur de la flamme. Il cherchait à bien comprendre la description des batailles ; et, sortant dans la campagne, il figurait par des rangs de pierres les lignes des armées romaines et celles des armées ennemies. Le besoin de se rendre compte tourmentait déjà lejeune philosophe. Rapproche- ment singulier, l'histoire et la guerre ont occupé ses premiers et presque ses derniers moments. L'un de ses plus récents écrits est le récit de la bataille de Tripolitza : c'était un chapitre d'une histoire des révolutions de la Grèce moderne que préparait M. Jouffroy. Il a fait apprécier dans cet écrit sa connaissance des passions humaines, une intelligence que l'on n'eût point soupçonnée chez lui de la guerre et de la tactique, une rare habileté à mettre en relief les lieux et les ac- tions. Le jeune Théodore Jouffroy fut confié, vers l'âge de dix ans, à un de ses oncles qui était ecclésiastique, et qui occupait une chaire au collège de Pontarlier; il demeura sous cette tu- telle jusqu'à la classe de rhétorique, qu'il alla suivre au collège de Dijon. Il tenta à cette époque les voies diverses de la littérature. On était encore au temps de l'Empire, et le but le plus élevé de l'ambition littéraire, à cette époque, était une tragédie en cinq actes et en vers. Notre rhétoricien essaya aussi de faire sa tragédie, et il en reste quelques scènes dans ses papiers. Ce fut alors que M. Roger, de l'Académie française, inspecteur de l'Université, remarqua le jeune Jouffroy parmi les élèves du collège de Dijon, et obtint son admission à l'École normale, où le nouveau disciple entra au commencement de l'année 1814. L'école était alors divisée en deux classes, suivant la force des élèves : Théodore Jouffroy fut de la seconde division. Il n'était pas alors très-profondément versé dans la connais- sance de la langue latine et surtout de la langue grecque; mais il passait déjà pour écrire en français d'une manière excellente. Il était à cette époque d'une bonne santé, d'une humeur vive et douce, et ne montrait pas cette mélancolie que les souffrances physiques et les déceptions de la vie développèrent plus tard dans son cœur. Cependant il commençait à être agité du regret d'avoir perdu la foi de son enfance et du désir de la remplacer par une foi nouvelle. Laissons-le peindre lui-même cette événement, le moment d'angoisse le plus terrible peut-être de cette vie si tranquille : « Je n'oublierai jamais, dit-il, la soirée de décembre, où le voile qui me dérobait à moi-même ma propre incrédulité fut déchiré. J'entends encore mes pas dans cette chambre étroite et nue où, longtemps après l'heure du sommeil, j'avais coutume de me promener; je vois encore cette lune à demi voilée par les nuages, qui en éclairait par intervalles les froids carreaux. Les heures de la nuit s'écoulaient, et je ne m'en apercevais pas; je suivais avec anxiété ma pensée qui de couche en couche descendait vers le fond de ma conscience, et, dissipant l'une après l'autre toutes les illusions qui m'en avaient jusque-là dérobé la vue, m'en rendait de moment en moment les détours j lus visibles. En vain je m'attachais à ces croyances dernières, comme un naufragé aux débris de Bon navire; en vain épouvanté du vide inconnu dans lequel j'allais flotter, je me rejetais pour la dernière fois, avec elles, vers mon enfance, ma famille, mon pays, tout ce qui m'était cher et •acre; l'inflexible cou '«nt de ma pensée était I plus fort; parents, famille, souvenirs, croyances, il m'obligeait à tout laisser; l'examen se pour- suivait, plus obstiné et plus sévère, à mesure qu'il approchait du terme, et il ne s'arrêta que quand il l'eut atteint.... J'étais incrédule, mais je détestais l'incrédulité; ce fut là ce qui décida de la direction de ma vie. Ne pouvant supporter l'incertitude sur l'énigme de la destinée hu- maine ; n'ayant plus la lumière de la foi pour la résoudre, il ne me restait plus que les lumières de la raison pour y pourvoir. Je résolus donc de consacrer tout le temps qui serait nécessaire, et ma vie, s'il le fallait, à cette recherche; c'est par ce chemin que je me trouvais amené à la philosophie, qui me semble ne pouvoir être que cette recherche même. » (Nouveaux Mélanges philosophiques, p. 114.) Ce ne fut donc pas la philosophie qui écarta le jeune Jouffroy de la foi de son enfance ; ce fut la philosophie, au contraire, qui lui rendit cette profonde conviction religieuse dont son enseigne- ment fut empreint, surtout dans les dernières années de sa vie. Une conférence de philosophie venait d'être confiée dans le sein de l'École normale à M. Cousin. Théodore Jouffroy la suivit avec une extrême avidité et aussi avec un peu de désap- pointement, à cause du cercle étroit dans lequel le jeune maître était forcé de se renfermer. Eu 1817, M. Jouffroy fut nommé élève répétiteur pour la philosophie à l'École normale, et fit en même temps un cours au collège Rourbon. C'est alors qu'il produisit le système que nous avons fait connaître. A la fin de l'année 1820, l'enseignement de la philosophie dans les collèges devant recevoir des modifications qui déplaisaient à M. Jouffroy, il quitta la chaire du collège Rourbon et ne se réserva que l'enseignement de l'École normale. En 1822, l'École fut fermée par un de ces coups de la contre-révolution qui aboutirent au coup d'État de 1830 ; M. Jouffroy ouvrit alors dans sa maison des cours particuliers, où il développa toutes les sciences philosophiques, et auxquels assista l'élite de la jeunesse. A cette époque, il donna dans différentes publications périodiques, le Globe, le Courrier français, V Encyclopédie moderne, des morceaux qui prouvèrent que son esprit flexible savait se plier à tous les sujets. On remarqua surtout des articles sur la philo- sophie de l'histoire, sur la géographie du Chili, sur Alger et la côte de Rarbarie : c'était avant la conquête française; M. Jouffroy avait si bien étudié dans les livres la configuration de ce pays, la nature de son sol et son climat, les mœurs des races qui l'habitent, que les connais- sances acquises depuis sur les lieux, et par une longue pratique, n'ont fait que confirmer les jugements de l'écrivain. Dans une réunion d'amis, il donna lecture de l'introduction d'un roman où il peignait les contrebandiers de son pays, et où les scènes dramatiques, le dialogue vif et vrai rappelaient la manière du romancier de l'Ecosse. Il fit paraître dans le même temps, en 1826, la traduction des Esquisses de philosophie morale, de Dugald Stewart, avec une préface sur la dis- tinction des faits de conscience et des faits sen- sibles dont nous avons donné plus haut l'analyse, et qui restera comme un des monuments de la science psychologique et un des titres les plus glorieux de M. Jouffroy; il entreprit, de plus, • ludion des œuvres complètes de Thomas Rcid, long travail auquel il associa son élève M. Ad. Garnier, et dont le premier volume parut en Isjs. Pendant qu'il portait d'une main le drapeau de l'école philosophique, de l'autre il repoussait l'invasion des écoles rivales, et il JOUF — 829 — JOUF combattait principalement l'école de l'autorité et de la tradition, représentée par le baron d'Eckstein, dans un recueil intitulé le Catho- lique. Ce sont là les plus beaux jours de la vie philosophique de M. Jouffroy ; plus tard, il fut obligé de se partager entre la philosophie et la politique; mais, à cette époque, voué entière- ment au culte d'une science qu'il aimait et qu'il fécondait, d'une science qui. par la morale, pose les fondements de la politique, par la psycho- logie et la métaphysique affermit les bases de la religion, et qui, en conséquence, donnait les véri labiés règles de critique contre les mau- vaises tendances du gouvernement de ce temps. M. Jouffroy tenait l'un des premiers rangs dans ce qu'on peut appeler l'opposition philosophi- que, opposition moins remuante, moins prati- que, moins actuelle que l'opposition ordinaire, mais plus austère, plus profonde et plus redou- table. En 1828, sous un ministère réparateur qui aurait sauvé la dynastie si elle eût voulu être sauvée, M. Jouffroy fut rendu à l'École normale qui avait été rétablie sous le nom d'École pré- paratoire, et parut en même temps à la Faculté des lettres comme suppléant de M. Milon, pro- fesseur de l'histoire de la philosophie ancienne. M. Jouffroy s'intéressait plus à la philosophie qu'à son histoire; il choisit dans l'antiquité le dialogue de Platon qui a pour titre le Pre- mier Alcibiade, et qui montre l'utilité de la connaissance de soi-même. Ce dialogue lui servit de prétexte pour traiter des facultés de l'âme. Après la révolution de 1830, M. le duc de Broglie, alors ministre de l'instruction publique, le nomma professeur adjoint de la chaire d'histoire de la çhilosophie moderne, dont le principal titulaire était M. Royer-Collard , et ce fut alors que M. Jouffroy donna son cours de droit naturel, recueilli par la sténographie (3 vol. in-8, Paris, 1835-1842). Ce cours contient la dernière l'orme de la philosophie de M. Jouffroy, non-seulement sur la morale, mais sur la psychologie et la théodicée : tant sont étroits les liens qui unissent toutes les parties de la philosophie! Ce n'est pas sur cet ouvrage qu'il faut juger M. Jouffroy comme écrivain, mais sur les Mélanges qu'il a lui-même publies ou préparés pour l'impression. Parmi ces morceaux, nous signalerons particu- lièrement à l'attention du lecteur, dans le vo- lume des Mélanges, les fragments sur la philo- sophie de l'histoire, et, dans le volume des Nouveaux Mélanges, l'écrit sur l'organisation des sciences philosophiques. On y admirera la netteté de la pensée, la précision des termes, la chaleur et la vivacité des sentiments, la grâce et l'éclat de l'imagination. Aux mérites de l'écrivain M. Jouffroy joignait ceux de l'orateur; l'action oratoire du profes- seur doit avoir son caractère propre ; celle de M. Jouffroy était digne d'être offerte à tous pour modèle : point de déclamation, point d'emporte- ment ; jamais d'éclats de voix, de gestes ambi- tieux; point de froideur pourtant ni de monotonie, mais une parole accentuée, un timbre clair et ferme, un geste sobre, mais expressif, qui expli- quait la pensée; un œil toujours fixé sur l'audi- teur, prompt à en saisir les incertitudes et les doutes, afin que le maître revînt sur les passages difficiles ou obscurs; une passion contenue, mais vive, qui se faisait sentir dans l'accent de la voix et dans le feu du regard : tels étaient les caractères de l'éloquence de M. Jouffroy. Cette forme, qui fait valoir le mérite de la pensée, n'est cependant pas assez dramatique pour se passer de la solidité du fond : aussi M. Jouffroy frappait-il ses auditeurs par l'élévation et la grandeur des idées. On se souvient surtout do cette leçon où il énumérait toutes les causes qui attirent l'attention de l'homme sur le problème de sa destinée. L'homme est enfanté dans la douleur; du berceau à la tombe, il endure les misères du corps et les misères de l'âme; il aspire au pouvoir et il demeure faible; il a de l'orgueil et il est humilié ; il cherche le savoir et il ne peut percer son ignorance; il aime des créatures semblables à lui, et il les voit mourir, et il en est abandonné. Qui nous donnera l'ex- plication de ces souffrances? Il y a aussi des plaisirs sur cette terre; mais un plaisir trompeur et passager. Quand l'aspect de la jouissance ne nous échappe pas, c'est la jouissance qui nous échappe et qui s'émousse ; si vous variez les objets de votre amour, c'est l'amour lui-même que vous faites évanouir. Quelle est donc la fin de l'homme sur cette terre? Et cette terre, quelle petite partie l'homme en occupe-t-il? Regardez sa demeure du haut des Alpes et de l'Etna, il semble qu'une ville tiendrait dans votre main ; et qu'est-ce qu'une ville en comparaison d'un continent? qu'est-ce qu'un continent en compa- raison de la vaste étendue des mers? Qu'est-ce que le globe entier, en présence des millions de globes flottant dans l'espace, et dans un espace sans limites. Que «peut être le rôle de cette créature chétive dans cette étroite demeure? Les races humaines, comme en proie à un vertige, se sont levées de leur séjour originaire et se sont jetées les unes sur les autres : l'Asie a débordé sur l'Afrique et l'Europe; l'Europe, à son tour, a débordé sur l'Asie. Qu'est-il sorti de ces tempêtes? l'océan des peuples est-il enfin calmé? l'Amérique a-t-elle été agitée par ce bouillonnement ou va-t-elle s'y abandonner à son tour? Qui percera le mystère de ces ré- volutions? Notre globe lui-même a subi des métamorphoses; il fut un temps où la nature n'y avait produit que des végétaux informes et immenses, sous lesquels se déroulaient de gi- gantesques reptiles; cette création a été détruite comme indigne de la main qui l'avait formée ; elle a été remplacée par des quadrupèdes gros- sièrement organisés, et qui semblaient une se- conde ébauche d'un ouvrier inhabile. «La nature brisa encore cette création (et ici nous citons les propres paroles de M. Jouffroy), et, d'essai en essai, allant du plus imparfait au plus parfait, elle arriva à cette dernière création qui mit pour la première fois l'homme sur la terre. Ainsi l'homme semble n'être qu'un essai après beau- coup d'autres que le Créateur s'est donné le plaisir de faire et de briser. Ces immenses rep- tiles, ces informes animaux qui ont disparu de la face de la terre y ont vécu autrefois comme nous y vivons maintenant. Pourquoi le jour ne viendra-t-il pas aussi où notre race sera effacée, et où nos ossements déterrés ne sembleront aux espèces alors vivantes que des ébauches gros- sières d'une nature qui s'essaye. » (Mélanges philosophiques, du Problème de la destinée.) A ces paroles si graves prononcées sans em- phase, mais avec le saisissement d'un cœur effrayé du mystère et d'un esprit inquiet de la vérité, l'auditoire fut transporté d'un mouvement in- volontaire qui le fit, dit-on, se lever à demi. Le Collège de France devait envier un tel professeur à la Faculté des lettres; il l'appela, en effet, dans son sein à la mort de M. Thurot, qui était chargé de la chaire de littérature et de philosophie grecques. Ce cours fut changé pour M. Jouffroy en un cours de philosophie grec- que et latine. Ce fut vers le même temps que l'Académie des sciences morales et politiques, récemment rétablie , s'empressa d'ouvrir ses JOUF — 830 — JOLT portes à M. Jouffroy, qui fit partie d'abord de la section de morale. A propos de cette élection, le nouvel académicien recueillit et publia sous le nom de Mélanges philosophiques les princi- paux fragments de philosophie qu'il avait donnés dans les divers journaux (première édition, 1833 ; deuxième édition, 1838). Les pièces les plus re- marquables de ce recueil sont, indépendamment des articles sur la philosophie de l'histoire dont nous avons déjà parlé, un morceau plein d'une fine observation sur le sommeil, et une leçon sur le problème de la destinée humaine, dont nous avons tout à l'heure détaché une page. Fatigué de son double enseignement à la Fa- culté des lettres et au Collège de France, et des travaux de la chambre des députés, à laquelle M. Jouffroy appartenait depuis 1831, il fut obligé d'aller chercher le repus en Italie pendant l'hiver de 1835. Il s'y occupa de terminer sa traduction des œuvres de Reid. La préface qu'il mit en tête de cette traduction fut publiée en 1836; M. Jouffroy l'écrivit au milieu des souffrances physiques et sous le coup d'un violent dépit contre l'éditeur de ce livre, qui le forçait de l'achever par la menace d'un procès. Sa mauvaise humeur se déversa sur ses chers Écossais eux-mêmes : il leur reprocha premièrement de croire qu'ils avaient seuls pratiqué la vraie méthode d'ob- servation dans l'étude de l'esprit humain ; se- condement, de s'imaginer qu'ils ont seuls aperçu les liens de toutes les parties de la philosophie; troisièmement, d'avoir négligé les questions de métaphysique et d'ontologie. Mais sa colère ne tint pas jusqu'au bout, car dans la conclusion il reconnut qu'avant les' Écossais l'observation de l'esprit humain n'avait pas été très-persévérante; que Dugald Stewart avait, mieux qu'un autre, fait comprendre le lien qui rattache la logique, la morale et la religion naturelle à la connais- sance de l'esprit humain, et que ce même phi- losophe avait traité de la nature de Dieu et des autres questions de métaphysique d'une manière plus solide que l'école ontologique de l'Alle- magne. La seule accusation qu'il maintint contre les Écossais jusqu'à la fin, ce fut d'avoir cru que l'esprit de l'homme est en possession d'une certitude absolue, et de n'avoir pas fait au scepticisme une juste part dans la philosophie. Cette juste part, suivant M. Jouffroy, c'était de reconnaître que nous ne pourrons jamais savoir si nos facultés sont bien disposées pour la con- naissance de la vérité; si d'autres facultés ne nous feraient pas voir les choses autrement ; si enfin la vérité humaine ne diffère pas de la vérité divine. M. Jouffroy fut frappé de bonne heure de ce doute qu'il empruntait à Kant, et qu'il appelait le grand et irrémédiable scepti- cisme : grand parce que du haut de ce scepti- cisme il méprisait les prétendues erreurs des sens, et les prétendues contradictions de la raison, qui se corrigent d'elles-mêmes; irré- médiable parce qu'il nous faudrait une autre faculté pour juger nos facultés, puis une troisième pour juger cette autre, et ainsi à l'infini. Il disait d'abord que le moment où le doute sur la légiti- mité de notre raison aurait saisi tous les esprits était probablement celui que Dieu avait marqué pour la fin du monde, car l'homme De saurait plus alors ce qu'il aurait à faire sur cette terre. Mais, plus tard, il pensa que ce terrible doute ne serait pas guéri clans une autre vie, et que Dieu lui-même dans le ciel devait se faire la même obje tionsur sa propre raison. Cette der- nière réflexion aurait du conduire M. Jouffru\ a • lis-' i ; sur ee point comme sur : car pourquoi l'homme serait-il plus difficile que Dieu? et si Dieu n'a pour légitimer sa raison que sa raison elle-même, pourquoi ce critérium ne suffirait-il pas à l'humanité? En 1838, M. Jouffroy quitta le Collège de France pour la place de bibliothécaire de l'Uni- versité, laissée vacante par la mort de M. Liro- miguière, et il changea la chaire de l'histoire de la philosophie moderne contre la chaire de philosophie, qui avait appartenu au même phi- losophe, dont il recueillit ainsi la succession tout entière. Mais il n'occupa que bien peu de temps ce nouveau poste, qui était si bien appro- prié à ses goûts et à ses talents. Dès la hn de l'année, il fut obligé de se faire remplacer, et ce fut M. Ad. Garnier, son disciple et son futur successeur, qu'il chosit pour suppléant. Appelé en 1840 par M. Cousin, alors ministre, à faire partie du conseil royal de l'instruction publique, M. Jouffroy aurait pu rendre encore de longs et d'importants services à la philoso- phie. » Qui pouvait mieux que lui guider l'ensei- gnement philosophique à travers des écueils sans cesse renaissants^ l'éclairer à la fois et le défendre si jamais il avait besoin d'être dé- fendu? » (Paroles de M. Cousin sur la tombe de M. Jouffroy.) Mais il ne remplit pas longtemps cette tâche ditficile et glorieuse; deux ans après, « il renvoyait à son maître la mission que celui- ci lui avait confiée. » (Même discours.) Le talent oratoire de M. Jouffroy avait dû lui assigner une place parmi les députés de la France; il avait été, en effet, dès 1831, envoyé à la chambre des députés par l'arrondissement dans lequel il avait pris naissance, et qui était fier d'avoir pour représentant un enfant du pays déjà suivi d'une belle renommée. M. Jouffroy n'occupa pas à la chambre le rang qui appar- tenait à son mérite; il fut d'abord étonné de la multiplicité des questions et de la rapidité avec laquelle on les décidait. «La loi est votée, di- sait-il, avant que j'aie pu la comprendre. » Il ne savait pas encore que souvent l'on adopte ou rejette une loi, moins d'après le mérite de la mesure en elle-même, que d'après le parti au- quel on appartient, ce qui abrège le temps de l'étude. Il débuta par proposer à la chambre le changement de son règlement sur les pétitions: il voulait que la commission fût juge du mérite des demandes, et n'offrît à la chambre que celles qui méritaient de l'occuper : il pensait qu'on aurait par là plus de temps pour traiter des af- faires sérieuses. Mais les assemblées n'aiment pas que les nouveau-venus réforment leurs usa- ges, et la proposition fut rejetée. La prompti- tude des décisions ne fut pas pourtant ce qui embarrassa M. Jouffroy. Il lut bien plus arrêté par la faiblesse de sa poitrine. Nous dirons, en empruntant une ingénieuse expression de M.Vil- leinain. qu'il aurait pu se faire entendre à force de se faire écouter; mais c'eût été au prix d'ef- forts pénibles pour l'assemblée, plus pénibles en- core pour l'orateur: il monta donc rarement à la tribune. Il y parut cependant en deux occa- sions éclatantes pour lui: dans la première, il concourut à sauver le ministère par un excellent discours, où il montra qu'il n'y avait entre les ministres et l'opposition qu'une différence de nuance et point de dissentiment fondamental ; dans la seconde, c'était en 1840, chargé de rédi- ger l'adresse, il crut que le ministère nouveau devait se distinguer de celui qu'il remplaçait quelque différence profonde : il inarqua cette différée <■ . et il lut surpris de se voir abandonné de la majorité, et, par conséquent, du minis- l' re lui même. Cet échec exerça une funeste influence sur la santé de m. Jouffroy, déjà fortement ébruitée. mis le pressaient de retourner dans celte JOUF — 831 JOUF Ituiie, où il avait déjà trouvé son salut; il crut pouvoir résister au mal sans changer de climat; mais il ne fit plus que languir, et; vers la fin du mois de février de l'année 1842, après s'être vu lentement s'affaiblir, il s'éteignit. Il ne dé- mentit pas un seul instant le calme et la fer- meté de son âme ; il voulut, pendant les der- niers jours, se recueillir dans une solitude com- plète ; il n'admit auprès de lui que sa femme et ses enfants; il ordonna de fermer les volets de ses fenêtres; il se priva même de la société de la lumière et demeura seul avec sa pensée jus- qu'au moment de sa mort. Nous avons parlé des ouvrages publiés par M. Jouffroy lui-même. Depuis sa mort, M. Darni- ron, son ancien camarade d'école et son ami, a publié : 1° un volume de Nouveaux Mélanges philosophiques (Paris, 1842) ; 2° un Cours d'es- thétique (Paris, 1843). Les principes et les con- clusions du Cours d'esthétique sont empruntés par M. Jouffroy à Reid et Kant; mais il a semé dans ce livre une multitude, d'exemples et de détails pleins de grâce et de poésie ; malheureusement le cours n'est pas écrit de sa main, mais rédigé par un de ses auditeurs. Le! recueil des Nouveaux Mélanges présente d'abord un écrit sur l'organi- sation des sciences philosophiques, remarquable par les beautés du style, où M. Jouffroy a fait lui-même l'histoire de sa pensée. Les philosophes étrangers, accoutumés qu'ils sont à diviser la philosophie en philosophie de la nature et philo- sophie de l'esprit humain, ne comprendront pas la peine que M. Jouffroy s'est donnée dans cet écrit pour faire cadrer le mot général de philo- sophie avec des études spéciales comme celles qu'on lui fait exprimer en France aujourd'hui. M. Jouffroy se serait épargné bien des efforts s'il eût considéré que le changement d'acception du mot de philosophie est particulier à la France, et ne tient pas, comme il le croyait, à l'histoire générale de l'esprit humain. Les autres mor- ceaux importants de ce recueil sont: 1° un mé- moire sur la légitimité de la distinction de la psychologie et de la physiologie, dont nous avons donné plus haut l'analyse ; 2° un rapport sur le concours relatif aux écoles normales d'instruc- tion primaire, dans lequel l'auteur pose les rè- gles de l'éducation du peuple et donne les pré- ceptes qui peuvent s'adresser aux plus hautes comme aux plus humbles écoles ; 3° un chapitre sur les signes, où le philosophe développe et fortifie les pensées de Reid, touchant la faculté qui nous fait interpréter les signes naturels. Ce que nous avons dit de M. Jouffroy peut faire juger de son esprit; ceux qui l'ont connu n'ont pas moins estimé son cœur : il était fils pieux, époux et père trop inquiet peut-être de l'avenir de sa famille. Instruit à la bonne admi- nistration de ses épargnes par l'exemple de son père, il avait cependant toujours une bourse prête pour le besoin d'un ami. 'Plein de candeur et de franchise, il n'aimait pas à cacher ses sen- timents : ce qu'il pensait, il avait besoin de le dire. On l'accusa d'avoir quelquefois manqué de prudence dans ses écrits ou dans ses cours; mais ce qu'il disait, il croyait fermement que c'était la vérité, et il regardait la vérité comme bonne et sainte pour tout le monde : sentiment respec- table et bien supérieur à l'opinion dédaigneuse de ceux qui partagent l'espèce humaine en deux classes: l'une, classe d'élite dont ils font partie, destinée à se nourrir de ce qu'ils regardent comme la vérité ; l'autre, troupe vulgaire, com- prenant l'immense majorité des hommes, con- damnée à vivre de ce qu'ils appellent d'utiles erreurs. Il avait confiance dans le progrès de l'esprit humain, trop de confiance peut-être : car si on le poussait à quelque travail, il lui arri- vait souvent de dire que la philosophie St ferait toute seule, comme si la philosophie pouvait se faire sans les philosophes. Tandis que son illus- tre maître, M. Cousin, exhortait, enflammait tout ce qui pouvait l'approcher, et faisait com- poser ou traduire une bibliothèque entière de philosophie, M. Jouffroy arrêtait, calmait, don- nait le nom de faiseurs à ceux qui se hâtaient de produire. M. Cousin aurait voulu que tout le monde cultivât la philosophie; M. Jouffroy ne demandait qu'un petit nombre d'initiés, et vou- lait qu'ils fissent de la philosophie à leur heure, le matin, en se promenant sous l'ombrage. Le caractère de ces deux philosophes s'est refléchi dans leurs écrits et dans leurs discours : la ma- nière du premier est élevée et hardie ; celle du second est intéressante et circonspecte; il y a dans la parole de celui-là un souffle d'enthou- siasme, et dans le ton de celui-ci une teinte de mélancolie et de découragement. Il faut compa- rer les accents que ces deux maîtres de la jeu- nesse lui adressaient, la même année, dans une solennité semblable : « Si parmi vous, disait l'un, il est un jeune homme qui se soit élevé peu à peu au-dessus de ses condisciples, par la seule puissance du tra- vail, n'ayant d'autre appui que sa bonne con- science, d'autre fortune que les couronnes qu'il va recevoir ; que ce jeune homme ne perde point courage à l'entrée des voies diverses de la vie, hérissées de tant d'obstacles, assiégées par tant de rivaux ; qu'il se rassure et qu'il espère : je ne crains pas de lui répondre de l'avenir, à cette seule condition qu'il persévère dans l'ar- deur généreuse et dans les laborieuses habitu- des que nous venons honorer aujourd'hui.... Sa- chez-le bien : chacun de vous est le maître de sa destinée !... » (Discours prononcé à la distri- bution des prix du concours général en 1840.) « Abandonnez-vous, disait l'autre, aux ambi- tions de votre nature, et vous marcherez de dé- ception en déception, et vous vous ferez une vie, malheureuse pour vous, inutile aux autres. Qu'importe aux autres et à nous-mêmes, quand nous quittons ce monde, les plaisirs et les peines que nous y avons éprouvés ? Tout cela n'existe qu'au moment où il est senti ; la trace du vent dans les feuilles n'est pas plus fugitive. Nous n'emportons de cette vie que la perfection que nous avons donnée à notre âme; nous n'y lais- sons que le bien que nous y avons fait. Pardon- nez-moi, jeunes élèves, dans un jour si plein de joie pour vous, d'avoir arrêté votre pensée sur des idées si austères. C'est noire rôle à nous, à qui l'expérience a révélé la vraie vérité sur les choses de ce monde, de vous la dire. Le sommet de la vie vous en dérobe le déclin ; de ses deux pentes vous n'en connaissez qu'une, celle que vous montez : elle est riante, elle est belle, elle est parfumée comme le printemps. Il ne vous est pas donné, comme à nous, de contempler l'autre avec ses aspects mélancoliques, le pâle soleil qui l'éclairé et le rivage glace qui la ter- mine.... » (Discours prononce à la distribution des prix du collège Charlemagne en 1840.) Telles sont les sévères paroles que M. Jouf- froy faisait entendre, dans une fête de la jeu- nesse, au milieu des cris de joie, des fanfares et des couronnes. Sans doute ces avertissements funèbres pourraient enchaîner l'élan du jeune âge : en lui montrant la vie comme un lieu de passage; il faut lui laisser encore assez d'illu- sion et de force pour qu'elle fournisse glorieu- sement sa carrière ; mais celui quilaissait tom- ber de ses lèvres ces paroles désolées, se sentait depuis longtemps défaillir. Il faut lui pardonner JUGE — 832 JUGE ce redoublement de tristesse et d'amertume : c'était le touchant adieu d'un mourant. On peut consulter sur M. Jouffroy : VEssai sur l'histoire de la philosophie en France au dix-neuvième siècle de M. Damiron; plusieurs articles publiés dans la Revue des Deux-Mondes par MM. Janet et Caro ; enfin la satire de M. Taine dans les Philosophes français du dix-neuvième siècle. Ad. G. JUGEMENT. La définition la plus ancienne et la plus généralement reçue du jugement est la suivante : « Le jugement est une opération de l'esprit qui consiste à rapprocher deux idées pour en déterminer le rapport. •> On ajoute d'ordinaire que le rapport aperçu est, selon les cas, de convenance ou de disconvenance ; s'il est de convenance, on affirme l'une des deux idées de l'autre, et le jugement s'exprime par une proposition affirmative ; s'il est de disconve- nance, l'une des deux idées est niée de l'autre, et la proposition est négative. De là, la défini- tion de Port-Royal, qui revient à celle que nous avons donnée : « On appelle juger, l'action de notre esprit par laquelle, joignant ensemble di- verses idées, il affirme de l'une qu'elle est l'au- tre, ou nie de l'une qu'elle soit l'autre, comme lorsque ayant l'idée de la terre, et l'idée de rond, j'affirme de la terre qu'elle est ronde, ou je nie qu'elle soit ronde.» Ainsi défini, et réduit à cela seul, le jugement est une opération très-utile et très-fréquente de notre esprit. Un exemple en fera comprendre l'importance. J'imagine un botaniste se prome- nant dans la campagne; chaque fois qu'il ren- contre une plante sous ses pas, il la compare mentalement aux types génériques dans lesquels se distribuent et se coordonnent pour lui tous les végétaux de la terre; il la rapporte à l'un d'entre eux et l'exclut des autres. Et ce rappro- chement, qui n'est qu'un cas particulier du ju- gement, est loin d'être sans profit. La plante at- tribuée ainsi à son genre, on se trouve en mesure de la nommer: c'est une labv'e. ou une lëgumi- neuse, ou une crucifère. Avec le nom du genre, qui permet d'en transmettre l'idée par la parole à quiconque connaît la langue des botanistes, on attribue à la plante tous les caractères constitu- tifs de ce genre. Ce mot signifie, en effet, pour celui qui le prononce et pour ceux qui l'enten- dent, un certain assemblage de caractères et leur désigne d'un seul coup toutes les propriétés de la plante, sa structure intérieure, son mode de croissance, la disposition de ses organes, la nature de son fruit, ses vertus médicales ou vé- néneuses, ses usages. Il y a donc là autre chose qu'un étalage puéril de science ; il y a une instruction solide et précieuse. Ce que fait si bien et si utilement ce botaniste, tout homme le fait à chaque instant, sans s'en douter. 11 y a seulement cette différence, que l'esprit, dans le cours ordinaire de la vie, opère sur des idées générales plus communément ré- pandues, et aussi moins distinctes, déterminées avec moins de précision et de rigueur que celles de la science des botanistes. Ce sont ces idées générales de toutes sortes, dans lesquelles, par le travail de l'abstraction, nous avons comme transformé la matière de l'expérience : une fois en possession de ces idées, nous sommes sans cesse occupés à les rapprocher les unes des au- tres, et à y ramener les objets divers et chan- geante de nos perceptions. Une conception indi- viduelle ou générale, un être spirituel ou maté- riel, un phénomène de l'ordre intellectuel ou de l'ordre physique se présentent-ils à moi, je com- pare avec une rapidité que l'habitude explique et sans presque avoir conscience de celte opéra- tion, celte idée, cet être ou ce phénomène, avec la multitude infinie des conceptions générales qu'il éveille confusément dans mon esprit; des unes, je le trouve exclu et compris sous d'au- tres, s'accordant avec celles-ci et incompatible avec celles-là, absolument, ou sous de certaines conditions. Par là, je détermine l'idée, l'être ou le phénomène donné. En l'enfermant sous un genre, je lui attribue, en effet, tous les caractè- res constilutifs de ce genre ; en l'excluant d'un autre, je le détermine encore, quoique négati- vement, puisque je le place dans la sphère-indé- finie de tous les autres genres : ainsi, il se classe et prend rang dans ma pensée ; je puis le nom- mer, en déduire les qualités, conclure de sa na- ture, indiquée par la place qu'il occupe au mi- lieu des mille notions communes de mon esprit, ce que je dois en faire, en attendre ou en crain- dre. Or, cette opération continuelle en nous, qui consiste, étant donné un objet perçu ou conçu, une idée particulière ou générale, soit à l'enfer- mer dans la compréhension d'une autre concep- tion, soit à l'en exclure, cette opération est bien celle que nous avons définie en commençant, et qui s'appelle juger. Le jugement se compose donc essentiellement de deux termes, dont l'un est invariablement une conception générale, et dont l'autre peut être indifféremment ou un ob- jet d'expérience, ou une chose conçue, ou l'idée d'une espèce. Entre ces deux termes est insti- tuée une comparaison assez souvent volontaire, mais qui peut aussi s'établir spontanément en vertu d'une sorte d'affinité naturelle entre les idées qui ont une partie commune; l'aperception du rapport des deux termes est le jugement qui, exprimé, devient la proposition. Le jugement suppose, comme on le voit, l'ab- straction et la généralisation, puisqu'il consiste précisément à aller des individus ou des espèces aux genres, pour fixer la nature de ce qui est donné, en l'attachant à une notion commune. Celle-ci doit être claire, distincte, s'il se peut, en tout cas plus connue que celle qu'on y ré- duit ; elle permet d'en découvrir aussitôt ce que nous avons le plus d'intérêt à en savoir, et d'en transmettre l'idée par la parole. Juger, c'est donc faire usage des acquisitions antérieu- res de l'entendement. Sauf le travail intermit- tent de la formation des idées nouvelles, nous sommes sans cesse occupés à juger ; penser, dans l'habitude de la vie intellectuelle, n'est guère que cela : c'est essentiellement assembler des conceptions, les subordonner les unes aux autres, réduire par subsomption les individus à leur espèce déterminée à l'avance, les espèces à leur genre; ou, au contraire, développer les conceptions générales, en extrayant de la somme confuse des caractères qui y sont amassés, ceux qui se recommandent, selon les cas, à une con- sidération spéciale, descendre par division du genre aux espèces, ou des espèces aux indivi- dus. Nos discours se réduisent tous à une série de propositions qui expriment une suite de ju- gements. Il n'y aurait rien de plus à dire sur le juge- ment, si l'on s'était toujours contenté de lui laisser le rôle; déjà très-considérable, que nous venons de lui assigner, sans grossir sa part dans la formation de nos connaissances* mais, dans les théories les plus accréditées de l'an- cienne philosophie, cette opération de l'esprit a usurpé un rang et une importance qui ne lui appartiennent pas. Selon une doctrine d'origine antique, acceptée dans les écoles du moyen âge, passée de là dans la plupart des systèmes modernes, et universellement enseignée pendant ces derniers siècles, toutes les opérations intel- JUGE — 833 — JUGE lectuelles, si l'on fait abstraction de la diver- sité de leurs objets, se réduisent à trois princi- pales, concevoir, ju^er, raisonner. La concep- tion ou simple appréhension, c'est l'idée de l'ob- jet, l'idée, disons-nous, et rien qu'elle, sans affirmation ni expresse ni implicite de l'exis- tence de son objet. Aussi dit-on qu'il n'y a ni vérité, ni fausseté dans les idées. Je conçois une chimère : pourvu que je me borne à la conce- voir sans dire ni penser qu'elle existe, il n'y a pas là d"erreur. Toute erreur est dans le juge- ment. En effet, juger, c'est, selon la théorie, aper- cevoir le rapport de deux idées ou appréhensions : par exemple, le rapport de l'idée de la chimère à l'idée de la non-existence, ou de l'idée de la table que voici à celle de l'existence. Et le ju- gement, ainsi défini, est invariablement l'opé- ration par laquelle nous arrivons à connaître que les choses, soit matérielles, soit spirituelles, existent, que telle ou telle qualité appartient à tel ou tel sujet, qu'il y a tel ou tel rapport en- tre deux termes donnes. Invariablement encore, l'acte du jugement présuppose, selon cette doc- trine, la conception préalable et séparée des deux termes rapproches dans le jugement, que l'un de ces deux termes soit la notion d'exis- tence ou toute autre. Et il en va nécessairement ainsi, quoi que l'esprit fasse ou pense ; au début comme au terme de notre développement intel- lectuel, à toute époque et en toute occasion, l'entendement ne fait que concevoir et juger (le raisonnement achève l'œuvre), et il procède né- cessairement aussi dans cet ordre, concevant d'abord ou appréhendant simplement les objets, pour ensuite prononcer par le jugement sur leur existence ou leur non-existence, suivant que leur idée, après comparaison, est reconnue compatible ou incompatible avec celle d'être ; et de même sur leurs qualités et leurs rapports. Telle est la marche imposée par la théorie à notre développement intellectuel' mais telle n'est pas dans la véritable histoire de l'entendement humain, telle ne peut pas être sa façon d'aller. Assurément, quand l'esprit est mûr et rempli, et surtout dans ces intervalles où aucune perception nouvelle et intéressante ne l'attire et ne le fixe, il vit sur son fonds acquis, se nourrit de ses idées, et, sans y ajouter rien, s'instruit à cher- cher leurs rapports, ce qui est juger. Mais s'agit- il de l'acquisition première des connaissances, ou même de la perception soit de l'âme et de ses états successifs, dans le cours de la vie, soit des corps au milieu desquels nous vivons, soit enfin des rapports réels de ces objets réels entre eux, alors la théorie est en défaut. Alors nous ne ju- geons pas, si par juger il faut toujours entendre, conformément à la définition, comparer après avoir d'abord et séparément appréhendé. En effet, quand je touche un corps, du même coup que je le perçois, je sais qu'il est; je le connais comme existant, avec ses qualités actuelles, par un acte simple et parfaitement indivisible d'im- médiate intuition. Perception, affirmation de son existence, connaissance de ses qualités et de quelques-uns de ses rapports, tout cela est simultané ; tout cela n'est qu'un seul et même acte, qui s'accomplit dans un instant unique. Il en va de même quand je tourne mon atten- tion sur mon existence propre et mes états suc- cessifs : je me sens être et vivre tout le temps de la veille; je sais que je suis, et dans quel état je me trouve, immédiatement, sans réfléchir, sans aucun détour. Et j'aperçois de même encore les analogies des objets, la similitude des phé- nomènes : d'où j'induis de la même façon la règle qui les gouverne. Or, pour connaître l'existence des corps ou la DICT. PHILOS. mienne, ou celle des lois de la nature, la théo- rie m'assujettit à posséder d'avance, d'une part l'idée de corps, de moi ou des lois, de l'autre l'idée de l'existence, et à les comparer ensemble pour finalement conclure. Mais d'abord, quand bien même ces diverses idées me seraient en effet présentes, il me serait impossible d'obtenir de leur rapprochement ce qu'il faut et ce que l'on prétend expliquer ainsi, je veux dire la connaissance d'une chose existante, âme, corps, qualité du corps ou de l'âme, ou règle des phé- nomènes. En effet, les deux termes de la com- paraison doivent être supposés abstraits. Ce que je compare, dans la condition que me fait la théorie, ce n'est pas, d'un côté, le moi ou le corps actuel et existant, car je le cherche; ni de l'autre, l'existence réelle du corps ou du moi, car, encore une fois, c'est à la découvrir que je vise. Je l'ignore donc; elle est en question, et pour résoudre la question, il reste que j'appro- che l'idée générale et abstraite de moi ou de corps, la conception d'un corps possible ou d'un moi possible, de l'idée également abstraite et générale d'existence. Mais de la comparaison de deux termes abstraits il ne peut provenir qu'un rapport abstrait lui-même ; et je n'en tirerai jamais autre chose que l'idée de la non-incom- patibilité logique de l'idée de moi ou de corps avec l'idée d'existence. Est-ce là tout ce que je pense, quand je sens mon existence propre ou que j'aperçois celle de la matière ? Ne sais-je pas que cette matière que je touche est très- réelle, et que je suis, moi qui la connais? Ne sais-je pas l'un et l'autre depuis que je vis? Cette connaissance si naturelle, si ancienne, la théorie, loin de l'expliquer, la rend impossible. Est-ce au fait qu'il faut renoncer? est-ce à la théorie? qu'on choisisse. Mais d'ailleurs cette comparaison chimérique, je ne puis même la tenter, faute d'en avoir les termes, au début de l'intelligence; et, nous l'avons dit, les croyances qu'il s'agit d'expliquer ici sont en nous avec le commencement de la vie. Or, à l'origine, l'esprit n'a point d'idées abstraites ni générales. Il ne les acquiert que peu à peu, par un travail sinon très-tardif, au moins postérieur à l'acquisition des éléments primitifs sur lesquels - il opère. Et que sont ces éléments? quelle est ^ la matière dont nous tirons, par voie d'abstrac- y£ tions, l'idée d'existence? C'est précisément la connaissance de nous-mêmes et du monde, comme réellement existants. La théorie explique donc le concret par l'abstrait qui le suppose ; elle de- mande l'explication d'un fait primitif à de cer- taines données qui sont elles-mêmes ultérieure- ment tirées de ce fait. Cette critique contre l'ancienne théorie du jugement appartient à Reid, et M. Cousin l'a renouvelée, en la fortifiant, dans ses leçons sur la philosophie de Locke. Elle est décisive et sans réplique, et laisse à la philosophie moderne, qui l'a admise sans contestation, le choix entre ces deux partis : ou bien, en gardant la vieille dé- finition du jugement, lui retirer ses attributions usurpées, borner son rôle et son usage, le re- mettre à sa place, c'est-à-dire en faire, non plus la seconde des opérations fondamentales de l'esprit, mais une opération ultérieure, qui suppose un certain développement de l'intelli- gence, et dont les résultats se réduisent a ce que nous en avons marqué plus haut ; ou bien, si l'on veut conserver la dénomination de juge- ment à l'acte par lequel nous connaissons l'exis- tence les qualités et les rapports immédiats des choses, changer la définition ancienne; mettre le jugement, non pas au second, mais au pre- mier rang dans la liste de nos facultés intellec- 53 JUIF — 834 — JUIF nielles et avant même la conception, et distin- guer alors deux classes de jugements, les uns primitifs, concrets, immédiats, non comparatifs (ce sont ceux qui affirmeront l'existence) ; les autres ultérieurs, abstraits, comparatifs, médiats (ce sont ceux qui porteront sur des notions préalablement acquises). Dans le premier cas, le jugement se confondra tour à tour avec la perception extérieure, avec la conscience, avec la raison, avec l'induction et la mémoire : per- cevoir la matière, ce sera juger qu'on est ; affirmer Dieu, ce sera l'œuvre du jugement- raison. Se souvenir et inférer, ce seront encore deux variétés de l'acte du jugement, puisque c'est affirmer l'existence passée ou future de certains objets. Mais il faudra bien entendre que ces ju- gements ne sont nullement assujettis aux condi- tions posées par la définition et par la théorie anciennes, qu'ils sont contemporains du début de l'intelligence, et n'exigent rien d'intérieur. Ce qui précède est le résumé d'une théorie purement psychologique du jugement. La logi- que qui envisage les opérations intellectuelles relativement à la forme, distingue, sous ce rap- port, diverses espèces de jugements. Nous de- vons indiquer encore au moins les principes de cette division. Les idées constituent la matière ou le contenu du jugement; le rapport déter- miné qu'ils soutiennent mutuellement, ou l'es- pèce de liaison qui les unit en constitue la forme. Or, relativement à la forme, on peut considérer les jugements sous trois points de vue : 1° Par rapporta l'extension, selon le nombre des objets compris sous une idée donnée à la- quelle s'étend une autre idée : c'est le point de vue de la quantité. A cet égard, les jugements sont généraux, si le prédicat s'applique à toute l'étendue du sujet; ou particuliers, s'il s'appli- que seulement à une partie de sujet; ou enfin individuels, s'il ne s'applique qu'à un objet in- dividuel compris dans la sphère du sujet. 2° Par rapport à la compréhension, selon que plusieurs idées peuvent ou ne peuvent pas être unies : c'est le point de vue de la qualité. A cet égard, il y a des jugements affirmalifs, néga- tifs, et limitatifs ou indéterminés. 3° En ce qui regarde les rapports mutuels des idées unies : c'est le point de vue de la relation. A cet égard, on distingue des jugements où l'idée n'est considérée que comme subordonnée à une autre idée : par exemple, celle de l'es- pèce comme subordonnée à celle du genre, ju- gements catégoriques ; des jugements dans les- quels une assertion n'est avancée que sous cer- taines conditions, jugements hypothétiques ; des jugements dans lesquels un tout est présenté dans ses rapports à ses parties qui s'excluent réciproquement, jugements disjonclifs. Enfin, un quatrième point de vue, qui n'est plus purement formel, celui de la modalité, c'est-à-dire du rapport du jugement avec la fa- culté de connaître en général, donne le juge- ment problématique, si l'on présente une pro- position comme purement conçue ou concevable; assertoire, si on l'énonce simplement en ma- nière d'assertion; apodictique, si l'on indique en même temps qu'on peut énoncer les raisons de l'assertion. Tous les logiciens et presque tous les philoso- phes, les modernes surtout, ont traité du juge- nu ni, par exemple Aristote. les auteurs de [a Logiquedc Port-Royal, Condillac, Kanl.Th. Keid, Dugald StewartjV.Gousin.Yoy.au ition. Am. .1. juifs (Philosophie chez les). Connaître Dieu cl le faire connaître au monde, telle fut la mis- sion donnée au peuple juif; mais oe fut par les inspirations de la foi, par une révélation spontanée, que ce peuple fut conduit à la con- naissance de Dieu, et ce fut en s'adressant au cœur de l'homme, à son sentiment moral, à son imagination, que les sages et les prophètes des anciens Hébreux cherchaient à entretenir et à propager la croyance à Vétre unique, créateur de toutes choses. Les Hébreux ne cherchèrent pas à pénétrer dans le secret de l'Etre ; l'exis- tence de Dieu, la spiritualité de l'âme, la con- naissance du bien et du mal ne sont pas chez eux les résultats d'une série de syllogismes ; ils croyaient au Dieu créateur qui s'était révélé à leurs ancêtres, et dont l'existence leur semblait au-dessus du raisonnement des hommes, et leur morale découlait naturellement de la conviction, du sentiment intime d'un Dieu juste et bon. Il n'existe donc dans leurs livres saints aucune trace de ces spéculations métaphysiques que nous trou- vons chez les Indiens et chez les Grecs, et ils n'ont pas de philosophie dans le sens que nous attachons à ce mot. Le mosaïsme, dans sa partie théorique, ne nous présente pas une théologie savante, ni un système philosophique, mais une doctrine religieuse à laquelle on donnait pour fondement la révélation. Cependant plusieurs points de cette doctrine, quoique présentés sous une forme poétique, sont évidemment du domaine de la philosophie, et on y reconnaît les efforts de la pensée humaine cherchant à résoudre certains problèmes de l'Être absolu dans ses rapports avec l'homme. Ce qui devait surtout préoccuper les sages des Hébreux, c'était Inexistence du mal dans un monde émané de l'Être qui est le suprême bien : comment admettre l'existence réelle du mal sans imposer des limites à cet Être absolu, sans tomber dans le dualisme ? Le mal, répond la doctrine mosaïque, n'a pas d'existence reeHe; il n'existe pas dans la création qui, émanée de Dieu, ne saurait être le siège du mal ; à chaque période de la création Dieu vit que cela était bon. Le mal n'entre dans le monde qu'avec l'in- telligence, c'est-à-dire du moment où l'homme devenu un être intellectuel et moral, est destiné à lutter contre la matière, il s'établit alors une collision entre le principe intellectuel et le prin- cipe matériel, et c'est de cette collision que naît le mal : car l'homme, ayant le sentiment moral et étant libre dans ses mouvements, doit s'effor- cer de mettre d'accord ses actions avec le su- prême bien, et, s'il se laisse vaincre par la ma- tière, il devient l'ouvrier du mal. Cette doctrine du mal, déposée dans le troisième chapitre de la Genèse, est intimement liée à celle du libre arbitre, qui est une des doctrines fondamentales du mosaïsme ; l'homme jouit d'une liberté ab- solue dans l'usage de ses facultés : la vie et le bien, la mort et le mal sont dans ses mains (Deutéronome, ch. xxx, + 15 et 19). 11 est important de faire ressortir ici cette doctrine, à laquelle les Juifs ont toujours subor- donné les diverses doctrines philosophiques d'o- rigine étrangère qu'ils ont embrassées à diffé- rente- . le développement de cette doc- trine, dans ses rapports avec la providence divine et avec la volonté de Dieu, comme cause unique de la création, a été do tout temps considérée par les philosophes juifs comme un des sujets Lus importants de leurs méditations (Mai- monide, More nebouchim, 3° partie, ch. xvn, version latine de Buxtorf, p. 380). Les sages, chez les anciens Hébreux comme chez les Arabes, se bornaient à cultiver la poésie et celle sagesse pratique que les Orientaux aiment à présenter sous la forme de parabol verbes et d'énigmes. La religion des Hébreux no JUIF — 835 — JUIF laissait pas déplace aux spéculations philosophi- ques proprement dites. Dans les réunions des sa- ges, on abordait quelquefois des questions d'une haute portée philosophique; mais on traitait les questions au point de vue religieux et sous une forme poétique. Ainsi, par exemple , dans le Livre de Job, nous voyons une réunion de quel- ques sages qui essayent de résoudre les pro- blèmes de la Providence divine et de la destinée humaine. Après une longue discussion qui n'a- boutit à aucun résultat, Dieu apparaît lui-même dans un orage et accuse la témérité avec laquelle des hommes ont prétendu juger les voies se- crètes de la Providence. L'homme ne peut que contempler avec étonnement les œuvres de la création ; tout dans la nature est pour lui un profond mystère, et comment oserait-il juger les desseins impénétrables de la Providence divine et le gouvernement de l'univers ?m L'homme ne saurait connaître les voies de l'Être infini; il doit s'humilier devant le Tout-Puissant et se résigner à sa volonté : telle est la thèse finale du Livre de Job, qui évidemment a une ten- dance purement religieuse, et accorde trop peu de pouvoir à la raison humaine pour favoriser la spéculation philosophique. Le livre de YEc- clésiaste, qui aboutit à peu près au même résul- tat, offre des traces d'un scepticisme raisonné et suppose déjà certains efforts de la pensée dont l'auteur a reconnu l'impuissance ; il fait même allusion à une surabondance de livres (ch. xn, * 12), dans lesquels l'esprit humain avait essaye de résoudre des problèmes au-dessus de ses forces. Mais le livre de VEcclcsiaste, attribué à Sajomon, nous révèle, par le style et par les idées, une époque où les Hébreux avaient déjà subi l'influence d'une civilisation étrangère; ce livre est évidemment postérieur à la captivité de Babylone, et sous aucun rapport on ne sau- rait en tirer une conclusion sur l'état intellectuel des anciens Hébreux. L'exil de Babylone et les événements dont il fut suivi mirent les Juifs en contact avec les Chaldéens et les Perses, qui ne purent man- quer d'exercer une certaine influence sur la ci- vilisation et même sur les croyances religieuses des Juifs. L'influence des croyances déposées dans le Zend-Avesta se fait remarquer déjà dans quelques livres du yieux Testament, no- tamment dans ceux d'Êzéchiel, de Zacharie et de Daniel. Les vrais adorateurs de Jéhovah n'éprouvèrent point pour les croyances des Per- ses cette répugnance qu'ils manifestèrent pour celles des autres peuples païens. La religion du Zend-Avesla, quoiqu'elle n'enseigne pas un mo- nothéisme absolu, est aussi hostile à l'idolâtrie que celle des Juifs; la spiritualité de la religion des Perses fit que les Juifs furent moins réser- vés dans leurs rapports avec ce peuple, et que beaucoup de croyances perses devinrent peu à peu très-populaires parmi les Juifs. Mais le parsisme lui-même renferme trop peu d'éléments spéculatifs pour avoir pu à lui seul faire naître chez les Juifs la spéculation philo- sophique, et, en effet, le caractère dominant dans les écrits des Juifs sous les rois de Perse et dans les premiers temps de la domination macédonienne est essentiellement le même que celui que nous trouvons dans les écrits anté- rieurs à l'exil de Babylone. Ce furent leurs fré- quents rapports avec les Grecs et l'influence de la civilisation de ces derniers qui, peu à peu, firent naître chez les Juifs le goût des spécu- lations métaphysiques. Ce goût, notamment chez les Juifs d'Egypte, était entretenu par le besoin de relever leur religion aux yeux des Grecs, qui la traitèrent avec un profond dédain ; de perfec- tionner à cet effet l'interprétation de leurs sain- tes écritures et de présenter leurs croyances, leurs lois et leurs cérémonies religieuses sous un point de vue plus élevé, afin de leur concilier le respect du peuple parmi lequel ils vivaient. Déjà dans la version grecque du Penlaleuque, attribuée aux Septante, et qui remonte à 1 l'é- poque des premiers Ptolémée, on trouve de nom- breux indices de l'interprétation allégorique, et on y découvre des traces de cette philosophie gréco-orientale qui se développa depuis parmi les Juifs d'Alexandrie, et dont Philon est pour nous le principal représentant. Sous le règne de Ptolémée Philométor, cette philosophie était déjà très-développée, comme on peut le reconnaître dans les quelques fragments qui nous restent du philosophe juif Aristobule (voy. ce nom). Il en existe aussi des traces évidentes dans le Livre de la Sapience, qui est d'une époque incertaine, mais qui, sans aucun doute, a pour auteur un Juif d'Alexandrie. La doctrine fondamentale^ de cette philosophie peut se résumer ainsi : l'Être divin est d'une perfection tellement absolue, qu'il ne saurait être désigné par des attri- buts compréhensibles pour la pensée humaine ; il est l'être abstrait sans manifestation; le monde est. l'œuvre de certaines forces intermédiaires qui participent de l'essence divine, et par les- quelles seules Dieu se manifeste en répandant de tout côté des myriades de rayons. C'est par ce moyen qu'il est partout présent et agit par- tout sans être affecté par les objets émanés de lui. Dans les développements de cette doctrine, tels du moins que nous les trouvons dans les écrits de Philon, on reconnaît une philosophie éclectique, dont les éléments sont empruntés à la fois aux principaux systèmes des Grecs et à certaines théories orientales répandues, aussi chez les philosophes indiens, mais dont la filiation historique ne nous est pas encore suffisamment connue. Quoique cette philosophie soit essen- tiellement panthéiste, et qu'elle proclame hau- tement que Dieu est le seul principe agissant dans l'univers, et que chaque mouvement dans notre âme se fait par l'impulsion divine, elle reconnaît néanmoins d'une manière absolue la liberté humaine, et, au risque d'être incon- séquente, elle est entraînée par un intérêt mo- ral et religieux à rendre hommage au principe du libre arbitre qui est, comme nous l'avons dit, fondamental dans le judaïsme. Les Juifs d'Egypte surent donner à cette phi- losophie éclectique une physionomie particulière, et ils la cultivèrent avec tant de succès, que plus tard on les regarda quelquefois comme des penseurs entièrement originaux. On alla jusqu'à voir dans Pythagore, dans Platon et dans Aris- tote les disciples des Juifs. Les fables rapportées par divers auteurs juifs sur les relations qui au- raient existé entre plusieurs philosophes grec? et les sages des Juifs n'ont point pris leur source dans l'orgueil national de quelques rabbins ; elles remontent à une date très-ancienne et on'. été propagées par des écrivains païens et chré- tiens. Josèphe {Contre Apion, liv. I, ch. xxn) et Eusèbe (Prœparatio evanç;., lib. IX, c. ni) rapportent un passage de Cléarque, disciple d'Aristote, où il est dit que ce dernier avjit tait en Asie la connaissance d'un Juif, et que, s'étant entretenu avec lui sur des matières philoso- phiques, il avoua qu'il avait appris du Juif plus que celui-ci n'avait pu apprendre de lui. Selon Numenius d'Apamée, Platon n'était autre chose que Moïse parlant attique. ce qui prouve quel crédit avait obtenu le mode d'interprétation in- troduit parles Juifs d'Egypte. Les Juifs de Palestine ne durent pas, non plus, JUIF 836 — JUIF rester entièrement inaccessibles à la civilisation hellénique : d'abord, depuis la bataille d'Ipsus (301 av. J. C), la Palestine resta environ un siècle, sauf quelques courts intervalles, sous la domination des rois d'Egypte, et il dut exister de fréquents rapports entre les Juifs des deux pays. Ensuite, sous la domination des rois de Syrie, le goût de la civilisation et des mœurs grecques devint tellement dominant, que la re- ligion des Juifs courut les plus grands dangers, jusqu'au temps où la tyrannie d'Antiochus Épi- phanes devint la cause de l'énergique réaction opérée par les Machabées. Dans les écoles ou les sectes que nous rencontrons sous les princes machabéens dans leur complet développement, on ne saurait méconnaître l'influence de la dia- lectique grecque. Les Juifs de Palestine étaient alors divisés en deux sectes, celle des phari- siens et celle des saducéens. La première, ac- ceptant les croyances, les doctrines et les pra- tiques que le temps avait consacrées, cherchait à leur attribuer une origine antique et divine, en les disant transmises, depuis la plus haute antiquité, par une tradition orale, ou bien en faisant remonter à Moïse lui-même le système d'interprétation par lequel elle les rattachait aux textes sacrés. S'il est vrai que cette secte sanc- tionnait beaucoup de croyances et de pratiques puériles, empruntées en grande partie aux Chal- déens et aux Perses, son système d'interpré- tation avait l'avantage de donner la vie et le mouvement à la lettre morte, de favoriser le progrès et le développement du judaïsme, et de donner accès, chez les esprits éclairés, aux spé- culations théologiques et philosophiques. Les saducéens, au contraire, refusant d'admettre la tradition orale, rejetaient les doctrines qui n'é- taient pas formellement énoncées dans l'Écriture, et dépouillèrent par là le mosaïsme des germes de développement qui y étaient déposés. Ils allaient jusqu'à nier l'immortalité de l'âme, ainsi que toute intervention de la Providence divine dans les actions humaines, intervention qu'ils croyaient incompatible avec le principe du libre arbitre. Parmi les pharisiens il se for- ma une association d'hommes qu'on pourrait appeler des philosophes pratiques, qui, en adop- tant les croyances et les observances religieuses du pharisaïsme, cherchèrent à faire prévaloir les principes d'une morale austère, professés par cette secte, mais non toujours pratiqués. Les membres de cette association donnaient l'exemple des vertus en action; une vie laborieuse et la plus grande tempérance les recommandaient à l'estime même du vulgaire, qui ne pouvait les juger qu'à la surface. Ils portaient le nom d'es- séens ou esséniens, probablement du mot syria- que asaya (les médecins) : car il paraît qu'ils s'étaient formés sur le modèle d'une association juive d'Egypte, portant le nom de thérapeutes ou médecins des âmes, selon l'explication de Philon {de la Vie contemplative). Les théra- peutes vivaient dans la solitude et se livraient à l'abstinence et à la contemplation; les esséniens de Palestine, tout en appréciant, mieux que les thérapeutes, le côté pratique dans la religion comme dans la vie sociale, manifestaient comme ces derniers un penchant très-prononcé pour la vie ascétique et contemplative. Ils nous intéres- sent ici particulièrement, parce que nous les croyons les premiers dépositaires d'une doctrine moitié mystique, moitié philosophique, qui se stoppa parmi les Juifs de Palestine vers l'é- ie 'le la naissance du christianisme. Nous savons par Josèphe {Guerre des Juif*, liv. n, eh. nu) que les esséniens attachaient une grande imporl n e aui noms des miKcs, et qu'ils avaient des doctrines particulières dont ils faisaient mys- tère, et qui ne pouvaient être communiquées qu'aux membres reçus dans l'association après un certain temps d'épreuve. Selon Philon (dans l'écrit intitulé Quod omnis probus liber), les esséniens dédaignaient la partie logique de la philosophie, et n'étudiaient de la partie physique que ce qui traite de l'existence de Dieu et de l'origine de tout ce qui est. Ils avaient donc une doctrine dans laquelle, à côté de certaines spé- culations métaphysiques, l'angélologie jouait un rôle important. Il est probable qu'ils cultivaient la doctrine connue plus tard sous le nom de kabbale, doctrine puisée à des sources diverses et qui a inspiré les premiers fondateurs de la gnose (voy. Gnosticisme). Nous n'entrerons pas ici dans des détails sur la kabbale, sur son ori- gine et sur son histoire, ce sujet devant être traité dans un article particulier. L'influence exercée par les philosophes juifs d'Egypte et de Palestine sur le néo-platonisme d'un côté et sur la gnose de l'autre, place les Juifs au rang des peuples qui ont pris part au mouve- ment intellectuel tendant à opérer une fusion entre les idées de l'orient et celles de l'occident; et à ce titre ils méritent une place dans l'histoire de la philosophie. Mais, quoiqu'on ne puisse con- tester à la philosophie des Juifs d'Alexandrie, ni encore moins à la kabbale, une certaine origina- lité, les divers éléments de ces deux doctrines, et surtout leur tendance évidemment panthéiste, sont trop peu en harmonie avec le judaïsme pour qu'elles puissent être décorées du nom de philo sophie juive : une telle philosophie n'existe pas. et les Juifs ne peuvent revendiquer que le mérite d'avoir été l'un des chaînons intermédiaires par lesquels les idées spéculatives de l'Orient se sont transmises à l'Occident. Ce même rôle d'inter- médiaire, nous le leur verrons jouer encore une fois dans des circonstances différentes. Les premiers siècles de l'ère chrétienne nous montrent les Juifs dans une situation peu favo- rable au progrès intellectuel. D'abord ils étaient absorbés par la lutte politique qui aboutit à la terrible catastrophe de Jérusalem; et lorsque, après la malheureuse tentative de Barcochebas, les docteurs qui avaient pu échapper à la ven- geance des Romains se furent convaincus que Jérusalem ne pouvait plus être le centre du culte et le symbole autour duquel devaient se réunir les débris dispersés de la nation juive, leur pre- mier soin fut de fortifier les liens qui pussent réunir les Juifs de tous les pays comme société religieuse. Le système religieux des pharisiens, qui était celui de la grande majorité des Juifs, ne permit pas que l'on se contentât d'affermir l'autorité des livres sacrés; il fallut conserver une égale autorité aux interprétations et aux développements traditionnels, qui jusque-là n'a- vaient été propagés dans les écoles que par l'en- seignement oral, et dont il existait tout au plus quelques rédactions partielles qui ne pouvaient aspirer à l'honneur de la canonicité. Le premier quart du ui° siècle vit paraître une vaste com- pilation renfermant toutes les lois, coutumes et observances religieuses consacrées par les écoles pharisiennes, et même celles qui, après la des- truction du temple, ne trouvaient plus d'appli- i n elle. Trois siècles furent ensuite em- ployés à annoter, discuter et amplifier les diffé- rentes parties de celte compilation qui est connue sous le nom de Mischnah (AeuTEf>ans forme et sans nom dont nous avons parlé précédemment, ou ce mystérieux inconnu qui a existé avant les choses, on pourrait dire avant Dieu lui-même, mais l'infini distingué du fini, l'être considéré en lui-même dans la plus entière concentration de ses attributs et de ses fon es. Son nom, dans l'Écriture, signifie je suis, et le signe matériel qu'on lui a donné pour symbole, c'est le point ou le plus petit caractère de l'al- phabet hébreu, la lettre iod. Cette concentration absolue de l'être en lui-même Bous mettanl dans l'impossibilité de rien discerner en lui, et de lui donner un attribut, une qualité plutôt qu'une autre, on l'appelle aussi le non-âtre. C'est avec ce non-être, et nullement avec le néant propre- ment dit. que le monde a été l'ait; la Tête Blanche el V Ancien, dont il est si fréquemment question dans le Zohar (nous ne parlons plus ici de VAncien des anciens), sont la même Forme de l\ listence, ainsi nommée à ciu.se du rang qu'elle occupe dans l'ensemble des manifestations di- vines. Du sein de cette unité indivisible sortent pa- rallèlement deux autres séphiroths, dont l'une, représentée comme un principe actif ou masculin, reçoit le nom de sagesse; l'autre est un principe passif ou féminin, et s'appelle l'intelligence. Il s'agit ici de la raison éternelle ou du Verbe incréé et de la conscience qu'il a de lui-même, de la totalité des idées, sur le modèle desquelles le monde a été construit, ou, comme d'autres le croient, du sujet et de l'objet de la pensée se développant du sein de l'Être, où ils existent primitivement confondus. La sagesse est aussi nommée le Père, car elle a, dit-on, engendré toutes choses. L'intelligence, c'est la Mère, con- formément à ces paroles de l'Écriture : « Tu appelleras l'intelligence du nom de Mère. » De leur éternelle et mystérieuse union sort un fils qui, prenant à la fois, selon les expressions du Zohar, les traits de son père et de sa mère, leur rend témoignage à tous deux; ce fils, c'est la science, qu'il faut bien se garder de confondre avec la sagesse : la science ne possède pas une existence distincte et ne compte pas parmi les séphiroths; elle n'est qu'une image affaiblie où viennent se réfléchir les deux attributs pré- cédents. Ces trois principes : l'être absolument un, la raison éternelle ou le Verbe, et la conscience que la raison a d'elle-même, forment dans le Zohar une trinité indivisible. On les représente sous la forme de trois têtes confondues en une seule, et on les compare au cerveau qui, sans perdre son unité, se partage en trois parties, et, au moyen de trente-deux paires de nerfs, se répand dans tout le corps. Quelquefois les trois termes, ou, si l'on veut, les trois personnes de cette trinité, figurent trois époques différentes dans le développement général des êtres, con- sidéré comme identique au développement de la pensée; c'est, comme on peut se le rappeler, sur la même base qu'un des plus grands mé- taphysiciens de notre siècle a édifié son système. Nous n'accusons pas Hegel d'avoir cherché ses inspirations chez les docteurs juifs; nous voulons montrer seulement combien le champ de la mé- taphysique est borné, et à quel point l'esprit humain se ressemble. Lorsqu'on croit avoir at- teint le plus haut degré d'originalité, il se trouve le plus souvent qu'on a revêtu d'une forme nou- velle une erreur ou une vérité déjà oubliée depuis des siècles. Les sept séphiroths dont il nous reste encore à parler se développent de la même manière que les précédentes. Du sein de l'intelligence sortent parallèlement deux nouveaux principes, l'un actif et l'autre passif, l'un masculin et l'autre féminin : c'est la grâce et la justice, ou la gran- deur et la puissance, que l'on appelle les deux bras de Dieu ; avec le premier, il répand la vie; avec le second, il la retire ou la gouverne,, et la modère. Mais ces deux attributs ne pouvant se passer l'un de l'autre, la justice appelant la grâce, et la grâce ou la bonté ne se concevant pas sans règle et sans justice, on les a réunis dans un centre commun qui est la beauté. La beauté est donc le résumé, la plus haute expression de tous les attributs moraux, ou l'harmonie du bien; ces trois séphiroths forment, comme les précé- dentes, une trinité indivisible. Il en est de même (bs trois suivantes que l'on nomme le triomphe, la gloire et le fondement. Par le triomphe et la gloire, il faut entendre l'exten- sion ou la multiplication et la force, c'est-à-dire le principe de l'étendue et du nombre, et le principe du l'action; c'est la définition qu KABB — 853 - KABE donne le Zohar lui-même, en ajoutant que de ces deux principes dérivent toutes les forces de la nature; le fondement, c'est la réunion de toutes ces forces dans une seule, ou le principe géné- -iteur de l'univers : aussi lui a-t-on donné pour symbole l'organe de la génération. Quant à la dernière des séphiroths, elle exprime, non pas un attribut nouveau, mais l'harmonie qui existe entre les attributs précédents et leur domi- nation absolue sur le monde ; son nom c'est la royaut'-. Ces dix séphiroths forment ensemble l'homme idéal ou céleste, le premier Adam {Adam Kad- mon), le médiateur éternel entre Dieu et la création. Elles se divisent, comme on vient de le voir, en trois classes, dont chacune nous présente la Divinité sous un aspect différent, mais toujours sous la forme d'une trinité. Les trois premières sont purement intellectuelles ou métaphysiques : elles expriment l'identité ab- solue de l'existence et de la pensée; les trois suivantes ont un caractère moral : d'une part, elles nous montrent l'identité de la bonté et de la sagesse, c'est-à-dire du bien et du vrai; de l'autre, elles nous signalent le bien comme le principe et la source du beau; enfin, les trois dernières ont un caractère qu'on peut appeler physique; elles nous font concevoir l'infini tout a la fois comme la force motrice, le principe générateur et l'élément substantiel du monde. Ces trois ordres d'attributs ou ces trois trinités sont réunies à leur tour dans une trinité plus élevée : la couronne, c'est-à-dire l'être absolu ; la beauté, c'est-à-dire l'être idéal ; et la royauté, c'est-à-dire l'être se manifestant dans la nature. Voilà les trois personnes, ou, comme s'exprime le Zohar, les trois visages de cette trinité su- frême. Le premier, c'est le long visage ou ancien des jours, le second c'est le roi, et le troisième la reine ou la. matrone. Nous insistons sur ces noms et ces représentations symboliques, parce qu'ils sont nécessaires à l'intelligence des idées. Après avoir formé ses propres attributs, ou, pour parler plus exactement, après qu'il s'est engendré lui-même, Dieu procède de la même manière à la génération des autres êtres. En effet, malgré la distinction généralement admise par les kabb.distes entre le monde de l'émana- tion [olàm aciloul), composé des seules séphi- roths j le monde de la création [olàm beriah), forme par les âmes et les purs esprits; le monde de la formation (olàm iecirah), occupé par les corps célestes; et enfin ce monde purement ter- restre, appelé aussi le monde de l'action (olàm assiah), il n'en est pas moins vrai que, dans leur croyance, tout sort également du sein de Dieu, tout participe également de son être, mais à des degrés divers, selon la distance qui se trouve entre les effets et la cause. La matière est le dernier anneau de cette chaîne dont l'homme céleste , ou l'Adam Kadmon est le premier; elle marque la limite où disparaissent à nos yeux l'esprit, la vie et même l'existence : car, lorsqu'on veut la distinguer des forces qui la meuvent et des formes qu'elle emprunte à l'intelligence, elle s'échappe comme une ombre des mains qui cherchent à la saisir. Dans la plupart des systèmes de l'Orient, par exemple dans le gnosticisme, dans la philosophie d'Alexandrie, dans le mysticisme indien, la gé- nération des êtres est regardée comme une dé- chéance, le monde comme une œuvre maudite, la vie comme un supplice auquel nous sommes attachés sans raison et sans but par le génie des ténèbres. Il n'en est pas de même dans la kabbale : identifiant d'une manière absolue l'être et la pensée, la sagesse et la puissance; donnant à Dieu la conscience de lui-même, et la jouis- sance de tous ses attributs au moment où, sous le nom d'Adam Kadmon, il entreprend de se faire connaître dans les régions du temps et de l'espace, les auteurs du Zohar ont dû nécessai- rement regarder le monde comme l'expression de la suprême raison, confondue elle-même avec la suprême bonté et le beau idéal. Aussi la créa- tion -est-elle pour eux un acte d'amour, une bé- nédiction; ils considèrent comme un fait très-si- gnificatif que la lettre par laquelle Moïse a commencé le récit de la Genèse entre aussi la première dans le mot qui en hébreu signifie bé- nir. Rien, dans leur opinion, n'est absolument mauvais; rien n'est maudit pour toujours, pas même l'archange du mal. Il viendra un temps où Dieu lui rendra sa nature angélique et le nom qu'il portait autrefois dans le ciel. L'enfer aussi doit disparaître et se transformer en un lieu de délices : car, à la fin des temps, il n'y aura plus ni châtiments, ni épreuves, ni cou- pables; la vie sera une éternelle fête; un sab- bat sans fin. La démonologie du Zohar, ou ce que les kab- balistes entendent par les démons et les anges, n'est qu'une personnification tout à fait réfléchie des forces de la nature et des différents degrés de vie et d'intelligence qu'elle renferme dans son sein. Il ne faut pas croire, en effet, que les anges, qui jouent un si grand rôle dans leur système, soient pour eux ce qu'ils étaient dans la religion poétique du peuple ; ils les représen- tent, au contraire, comme des êtres hien infé- rieurs à l'homme^ comme des messagers aveu- gles de la volonté divine, comme des forces qui se meuvent toujours dans la même direction. « Dieu, disent-ils, anima d'un esprit particulier chaque partie du firmament ; aussitôt toutes les armées célestes furent formées et se trouvèrent devant lui. » Le chef de cette milice invisible, c'est l'ange Métatrône, ainsi appelé parce qu'il se trouve immédiatement au-dessous du trône de Dieu ou du monde Beriah, habité par les purs esprits. Sa tâche, c'est de maintenir l'unité, l'harmonie et le mouvement de toutes les sphè- res. Il a sous ses ordres des myriades de sujets qu'on a divisés en dix catégories, en l'honneur des dix séphiroths; ces anges subalternes sont aux diverses parties de la nature, ce qu'est leur chef à la nature tout entière : ainsi l'un préside aux mouvements de la terre, l'autre à celui de la lune, ou de quelque autre planète ; celui-ci s'appelle l'ange du feu (Nouriel), celui-là l'ange de la lumière (Ouriel), etc.; quant aux démons, ils représentent les limites, ou, pour nous servir du terme consacré dans la kabbale, les envelop- pes de l'existence, la décroissance successive de l'intelligence et de la vie. Ainsi que les anges, ils forment dix séphiroths, c'est-à-dire dix de- grés où les ténèbres et le mal vont s'épaississant de plus en plus, comme dans les cercles infer- naux du Dante. La partie la plus remarquable, peut-être, du système que nous exposons ici, c'est celle qui concerne l'àme humaine et l'homme tout entier. L'homme, selon la kabbale, est à la fois le ré- sumé et l'œuvre la plus accomplie de la créa- tion : par son âme, qui est le fond de son être, il est l'image de l'homme céleste, et participe, dans une mesure déterminée, à tous les attri- buts divins; par son corps il représente en petit l'univers et mérite le nom de microcosme : de là les rapports étranges, les mystiques correspon- dances que les auteurs du Zohar cherchent à établir entre les différentes parties de notre or- ganisation et celles du monde extérieur ; mais ce KABB — 854 — KANA qui doit surtout nous intéresser, c'est leur théo- rie psychologique et morale. Image de la trinité divine, l'homme spirituel est formé aussi par la réunion de trois princi- pes : 1° d'un esprit, auquel se rapportent nos fa- cultés les plus élevées, foyer de la vie intellec- tuelle et contemplative ; 2° d'une âme, siège de la volonté et du sentiment, du vice et de la vertu, en un mot de tous les attributs et de toutes les facultés qui constituent la vie morale ; 3° d'un esprit plus grossier, immédiatement en contact avec le corps, principe des instincts, des sensations, des fonctions qui appartiennent à la vie animale. Ces trois principes ont beaucoup d'analogie avec les trois parties que Platon et Pythagore ont reconnues dans l'àme humaine. Ils ne doivent pas être pris pour de simples fa- cultés qui dérivent simultanément d'une com- mune substance et ne peuvent pas s'exercer l'une sans l'autre : ils forment véritablement trois natures différentes, trois personnes, si l'on n'aime pas mieux dire trois âmes associées à une même destinée et unies avec des rangs iné- gaux dans une même conscience. Directement émané de Dieu sans la participation d'aucune puissance intermédiaire, l'esprit a son origine dans le Verbe, dans l'éternelle sagesse, appelée aussi l'Éden céleste ; l'âme proprement dite, dans la beauté, qui réunit en elle la miséricorde et la justice ; enfin le principe de la vie animale, dans les attributs inférieurs rassemblés sous le nom de royauté. Outre ces trois éléments, le Zohar en recon- naît encore un autre d'une nature tout à fait extraordinaire : c'est la forme extérieure de l'homme conçue comme une existence à part et antérieure à celle du corps, en un mot l'idée du corps, mais avec les traits individuels qui dis- tinguent chacun de nous : c'est cette même image que nous voyons si fréquemment men- tionnée dans le Zend-Avesta, sous le nom de Ferouer; enfin, sous le nom d'esprit vital, quel- ques-U!.s ont introduit dans la psychologie kab- balistique un cinquième principe, dont le siégé est dans le cœur, qui préside à la combinaison et à l'organisation des éléments matériels, et qui se distingue entièrement du principe de la vie animale, comme chez Aristote l'âme végétative ou nutritive se distingue de l'âme sensitive. Ce n'est pas seulement par leur psychologie, mais par leur système tout entier que les au- teurs du Zohar nous rappellent souvent la phi- losophie de Platon. En ramenant l'essence des choses à celle de la pensée, ils sont nécessaire- ment arrivés à la théorie des idées ; et la théo- rie des idées les a conduits à son tour au dogme de la préexistence et de la réminiscence. Voici ces deux opinions très-nettement exprimées en quelques unis : « De même que, avant la créa- tous les êtres étaient présents à la pensée divin formes qui leur sont propres, de même toutes les âmes humaines, avant de des- cendre dans ce monde, existaient devant Dieu dans le ciel sous la forme qu'elles ont conservée ici-bas, et tout ce qu'elles apprennent sur la terre, i déni avanl d'y arriver. » Malgré Le panthéisme idéaliste qui fait le fond de leur cosmogonie et de leur théologie, les au- teurs du Zohar admettenl la liberté humaine, mais comme un mystère inexplicable; et c'est pour concilier ce mystère avec la destinée iné- vitable des âmes, qu'ils adoptent, en l'ennoblis- sant, Le di [a métempsycose. Ils veulent laisser à l'homme, avant de le faire rentrer dans sa source divine, le temps de développer toutes les perfections dont il porte en lui le germe in- destructible; ils veulent qu'il puisse acquérir par une suite d'épreuves la conscience de lui- même et de son origine : s'il n'a pas obtenu ce résultat dans une première vie, il en commen- cera une autre, et après celle-ci une troisième en passant toujours dans une condition nouvelle où il dépend absolument de lui d'acquérir les vertus qui lui manquent. Le retour de 1 l'âme dans le sein de Dieu est en même temps le but et la fin de toutes ces épreuves ; mais ce résul- tat, plein de jouissances ineffables pour le Créa- teur aussi bien que pour la créature, peut com- mencer avant la mort : il suffit pour cela d'ai- mer Dieu d'un amour désintéressé, sans aucun mélange du sentiment servile de la crainte, et de chercher à le connaître à la lumière directe de l'intuition plutôt que par le raisonnement. Au moyen de l'intuition et de l'amour, l'àme se dépouille du sentiment de son existence et se confond, ou plutôt se transforme dans son prin- cipe, au ] oint de n'avoir plus d'autre pensée ni d'autre volonté que la pensée et la volonté de Dieu. On le voit par cette courte exposition, la kab- bale ne mérite ni l'enthousiasme qu'elle excita au xvie siècle, quand on l'entrevit pour la pre- mière fois, avec des yeux prévenus, sous le voile épais qui la couvrait encore, ni le dédain qu'elle a inspiré à la critique moderne. Elle nous rap- pelle parfaitement et le temps et le pays où elle a reçu le jour : comme la plupart des systèmes de l'Orient, et surtout ceux qui ont paru aux environs de la naissance du christianisme, elle mêle ensemble la philosophie et la théologie, et d'un autre côté la science de l'esprit et celle de la nature. Historiquement, elle intéresse à la fois toutes les sciences; il n'en est point qui n'ait ressenti son influence à un certain degré, et l'on peut signaler une suite de penseurs, comme Reuchlin, Paracelse, les deux Van-Hel- mont, Robert Fludd, Henri More, qui l'ont prise pour sujet ou pour base de toutes leurs recher- ches. Il n'entre pas dans notre dessein de citer ici les innombrables commentaires qui ont été écrits en hébreu sur le Zohar et le Sepher ieci- rah; voici seulement les ouvrages qui peuvent être utilement consultés sur la kabbale par la majorité des lecteurs de ce recueil : Pic de la Mirandole, Conclusiones cabalislicœ numéro xlvii, etc., t. I, p. 54 de ses Œuvres complètes, édit. deBâle; — Reuchlin, de Arle cabalislica, in-f°, Haguenau, 1517 ; de Verbo miriflco, in-f°, Bàle, 1494; — Guillaume Postelle, Abrahami patriarchœ liber iezirah, etc., in-16, Paris, 1552 ; — Pistorius, Artis cabalislicœ, hoc est re- conaitœ thcologioz et philosophiœ, scriplorcs, t. I (le seul qui ait paru), in-f", Bar-le-Duc, 1587; — Joseph Voysin, Disputatio cabalislica R. Israël, etc., in-4, Paris, 1635; — Athanase Kircher, Œdipus JEgyptiacus, in-f°, Rome, 1652-1654; — Knorr de Rosenroth, Kabbala de- nudata, etc., 2 vol. in-4, Solisbac, 1677. et Francfort, 16K't ; — Wachter, le Spinozismc dans le judaïsme, in-12, Amst., 1699 (ail.); le même, Elucidarius cabalisticus, in-8, Rome, 1706; — Kleuker, de la Nature cl de l'origine de la doctrine de l'émanation chez les Juifs, in-8°, Riga, 1786 (ail.); — Tholuek, de Ortu cabb in-4, Hambourg, 1837 ; — Freystadt, Kabbalis- mua et panlhetsmus, in-8. i ,% 1832; — Ad. Franck, la Kabbale, ou la Philosophie reli- gieuse des Hébreux, in s. Paris, 1843. kanada, fondateur d'un système de philoso- phie atomistique qui dans l'Inde porte le nom de veiséshikâ. On ne sait rien de positif sur les circonstances de sa vie, ni sur l'époque à la- quelle il vivait. Les [ndous font remonter son KANA — 855 — KANA origine, comme celle de tous leurs personnages illustres, jusqu'à Brahma. Il n'y a donc aucun renseignement historique sur Kanada. Il est per- mis seulement <** conjecturer que le système auquel est attaché son nom, est antérieur au bouddhisme, c'est-à-dire qu'il serait au moins contemporain des premiers systèmes grecs, de Thaïes et de Pythagore. On sait que, quand on traite aujourd'hui de l'Inde, il faut se résigner à ces approximations et à ces obscurités ; mais un temps viendra sans doute où les documents seront plus précis et plus satisfaisants. La philologie n'a encore publié que peu de chose de l'ouvrage attribué à Kanada. C'est un recueil d'aphorisines ou soûtras, composé de dix lectures divisées chacune en deux journées. C'est dans ces soûtras qu'il faut aller puiser la doctrine originale. On peut Péclaircir aussi par les com- mentaires nombreux dont elle a été l'objet à di- verses époques. Colebrooke en a fait usage dans ses Mémoires ; et c'est à l'analyse de Colebrooke que nous emprunterons le peu qu'il convient de dire ici du système de Kanada. Colebrooke a eu le tort de mêler l'exposition du système de Ka- nada à celle du système logique de Gotama. C'est une confusion que ne justifie pas l'exemple de quelques commentateurs, et qui ne fait qu'embarrasser un sujet déjà bien assez difficile par lui-même. Quoique la doctrine de Kanada soit tout à fait indépendante des védas, c'est cependant sur un précepte de l'Écriture sainte que se fonde Ka- nada pour exposer son système. Le véda, dans un passage que cite un commentateur, et qui appartient sans doute à une oupanishad plutôt qu'au véda lui-même, recommande comme mé- thode unique à suivre dans toute étude, d'abord d'énoncer le sujet qu'on veut traiter, puis de le définir, et enfin de l'étudier en justifiant par tous les arguments convenables la définition qu'on en a donnée. Kanada a donc énoncé d'a- bord les objets de preuve ou catégories, en sanscrit paaârthas, qui, selon lui, renferment la science entière. Ce sont la substance, la qua- lité, l'action, le commun, la différence, et l'ag- grégation ou relation intime. Quelques com- mentateurs ont ajouté un septième padârtha à ces six premiers : c'est la négation ou privation. Il n'est pas besoin de faire remarquer la res- semblance assez frappante que ces catégories ont avec celles d'Aristote. Après cette énonciation, Kanada définit tous ces termes l'un après l'autre, et il énumère tou- tes les espèces qui rentrent sous chacun d'eux. La substance est pour lui le siège des qualités et de l'action. Les substances sont au nombre de neuf: la terre, l'eau, la lumière, l'air, l'éther, le temps, l'espace, l'âme, et enfin le manas ou sens intime. Les cinq premières substances sont formées d'atomes éternels, qui, se réunissant deux à deux et en combinaisons diverses, ont formé tous les corps de l'univers. Kanada prend pour exemple de la plus petite partie de matière perceptible pour nous, l'atome que nous voyons voltiger dans un rayon de soleil ; mais ce n'est là qu'un simple exemple; et selon lui, les ato- mes qui composent les corps sont infiniment plus subtils et ténus que ceux que nous pouvons apercevoir ainsi. Après la substance, Kanada dé- finit la qualité, et il énumère toutes les quali- tés qui, dans son système, sont au nombre de vingt-quatre : couleur, saveur, odeur, tempéra- turc, nombre, quantité, etc. Les quinze premiè- res qualités sont matérielles et perceptibles à nos sens ; les huit suivantes sont purement in- telligibles et rationnelles : ce sont l'intelligence, le plaisir et la peine, le désir et l'aversion, la volition, le vice et la vertu. La vingt-quatrième et dernière qualité est ce que Kanada nomme d'un nom fort vague en sanscrit, sanskara, et que Colebrooke a rendu par un mot non moins vague, faculty. Peut-être le mot encore fort peu précis de puissance serait-il un peu plus conve- nable. A la qualité succède l'action, dont Kanada distingue cinq espèces, suivant la nature et le sens du mouvement que l'action produit. Le commun comprend trois degrés qui répondent au genre, à l'espèce et à l'individu. La différence (visésha). qui est la cinquième catégorie de Kanada, mériterait d'autant plus l'attention, que c'est d'elle que le système en- tier a pris son nom de veiséshikâ; mais ici l'a- nalyse de Colebrooke est tout à fait insuffisante, et jusqu'à présent il est impossible de la com- pléter. Nous en dirons autant de la dernière catégo- rie, celle de la relation, pour laquelle l'auteur anglais a usé du même laconisme. Tel est à peu près tout ce que l'on trouve dans Colebrooke sur la doctrine de Kanada. Ce sont là, comme on voit, des renseignements bien peu féconds. Ceux que donne M. Ward ne le sont guère moins, quoique plus développés. Selon lui, Kanada est contemporain de Gotama, ce qui n'est rien nous apprendre de précis : car l'époque où vivait Gotama nous est profondé- ment ignorée. M. Ward ajoute, ce qui est beau- coup plus important, que Kanada est cité dans le Rig-véda; mais jusqu'à ce qu'on ait indiqué l'hymne et le vers où se trouve cette citation, ce détail est presque inutile, car on ne sait s'il est bien exact. Le Rig-véda représente Kanada, as- sure-t-on, comme livré aux plus rudes mortifica- tions ; et son père était illustre pour la connais- sance approfondie qu'il avait des livres saints. Un disciple de Kanada, nommé Mougdala, joue aussi un rôle assez important dans les légendes religieuses et héroïques de l'Inde. Pour faire connaître le système de Kanada. M. Ward a pris la peine de donner une traduction d'un commen- taire intitulé Veiséshikâ Soûtra Poushkara. De quelle époque est ce commentaire? Quel en est l'auteur ? Reproduit-il fidèlement la doctrine originale? En quoi l'altère-t-il? Voilà ce que M. Ward n'a point dit, et ce commentaire, tel qu'il le donne, peut à bon droit paraître suspect. Le système atomistique s'y montre ardemment déiste; il engage une longue polémique pour prouver, au nom de Kanada, l'existence de l'es- prit et celle de Dieu parfaitement distinctes et séparées de la matière. D'un autre côté, il sou- tient que les atomes sont incréés. Cette dernière opinion semble en contradiction avec l'idée même de Dieu ; et M. Ward ne semble pas avoir remarqué cette discordance si grave. D'autre part, Colebrooke ne nomme pas ce commentaire parmi ceux dont il a fait usage ou dont il con- naît le nom. Ceci ne veut pas dire précisément que ce commentaire n'est pas authentique ; seu- lement il convient de s'en défier jusqu'à preuve nouvelle, et il ne serait pas prudent de s'en rap- porter à lui pour bien juger des idées de Ka- nada. Ainsi donc, les données qui nous ont été trans- mises sur le seul système atomistique de la phi- losophie indienne se réduisent à presque rien, et nous n'en saurons vraiment davantage que quand les soûtras originaux auront été pu- bliés et traduits. Le nom de Kanada ne doit point cependant être omis dans une histoire de la philosophie qui prétend à être complète, et voilà pourquoi nous avons dû le mentionner ici. Consultez l'Histoire générale de la philosophie KANT 856 — KANT par M. V. Cousin, Paris, 1863, in-8; et voyez l'article consacré à la philosophie des Indous. iV. D. Depuis que cet article a été écrit, le système Veiséshikà a été l'objet de plusieurs travaux, dont les plus importants sont ceux de M. Gough et de M. le Dr Roër, qui a traduit et commenté les Soûlras de Kanada, dans le Jour- nal de la Société asiatique allemande, t. XXI, p. 420, et t. XXII, p. 383. B. S.-H. KANT (Emmanuel) naquit à Kœnigsberg le 21 avril 1724. Sa vie, tout entière consacrée à la méditation et à l'enseignement, s'écoula tran- quille et pure au sein de cette ville. Elle fut celle d"un penseur et d'un sage. Aucun événe- ment remarquable ne troubla le calme de cette existence tout intellectuelle, et cette fois la per- sécution ne s'acharna point contre un grand philosophe. Mais si la vertu de Kant ne fut point soumise à de trop rudes épreuves, s'il ne paya ni de son sang, comme Socrate, ni de son repos, comme Descartes, les services qu'il ren- dit à l'esprit humain, il ne fut pas moins homme de bien qu'homme de génie. La bonté de son caractère le fait aimer autant que le fait admi- rer la grandeur de son esprit. On se plaît à voir en lui cette union si rare des qualités du coeur et de l'esprit. C'est là ce qui fait l'intérêt de la biogra- phie de Kant, si vide d'ailleurs d'événements. Et puis aussi, cette existence si simple et si ré- gulière forme avec la grandeur du rôle du phi- losophe un contraste qui surprend et qui charme. Nous ne pouvons ici ni raconter la vie ni pein- dre le caractère de Kant ; mais nous devons au moins en tracer une esquisse. Nous indiquerons en même temps ceux de ses écrits qui ont pré- cédé la Critique de la raison pure, c'est-à-dire i'avénenient de la philosophie kantienne. Quant aux autres, ils trouveront leur place dans l'ex- position ou à la suite de l'exposition que nous devons faire de cette doctrine. Kant aimait à se rappeler les bons exemples qu'il avait reçus de ses parents. Il disait avec émotion qu'il n'avait jamais rien vu ni entendu dans la maison paternelle de contraire à la mo- ralité la plus sévère. Son père, simple sellier, était un homme d'une probité rigide et d'une scrupuleuse véracité. Sa mère joignait à ces vertus une piété éclairée. Leurs exemples et leurs conseils développèrent de bonne heure d.ins l'âme de Kant l'amour du travail, l'horreur du mensonge, le sentiment du devoir et le sen- timent religieux. Malheureusement il n'en jouit pas longtemps : il n'avait que treize ans, lorsque sa mère mourut victime d'un noble dévouement, qu'il se plaisait plus tard à raconter. Soutenu dans ses études par un oncle maternel, maître cordonnier, il étudia d'abord au collège Frédéric, où il eut pour condisciple le philologue Run- khenius, et où il s'appliqua surtout à la litté- rature latine, et à l'âge de seize ans, en 1740, il entra à l'université, où il montra autant d'ar- deur que d'aptitude pour les études physiques, mathématiques et philosophiques. Six ans après, en 1740, il publia son premier écrit, Pensées sur la véritable estimation des forces vives, et Examen des preuves dont se sont servis sur cette question Leibniz et d'autres mécanistes, avec quelques ob- servations sur les forces des corps en général; il y montrait déjà un esprit critique et indépendant. Vers celte même époque, ayant eu le malheur de perdre son père, et ne voulanl pas rester plus longtemps à la charge de son oncle, il entra comme précepteur chez un pa iteur de campagne, puis dans d'autres familles des environs de 8.0 nigsberg, et, pendant neuf années, exerça ces humbles et pénibles fonctions. Mais ce temps no fut pas perdu pour lui. Il ne cessa de CUltivei son esprit par la méditation et l'étude, et d'ac- croître ce fonds de connaissances si variées qu'il devait montrer plus tard dans ses cours et dans ses ouvrages. De retour à Kœnigsberg, il songea à prendre le grade de maître es arts, et à ac- quérir le droit d'enseigner en qu ililé de privât- Docent. Il écrivit à ce sujet, en 1755, deux dis- sertations intitulées, la première : Médit ationum quarumdam de igné succincla delineatio, et la seconde : Principiorum primorum cognir lionis metaphysicœ nova clilucidatio. Cette même année, la première de son enseignement (Kant avait alors trente et un ans), il publia, sous le voile de l'anonyme, un remarquable ouvrage, intitulé : Histoire naturelle et théorie générale du ciel, ou Essai sur la constitution et Vorigine mécanique de l'univers, d'après les principes de Newton, et dédié à Frédéric II. Mais avant de parler de cet ouvrage, et pour compléter ces indications bibliographiques, il faut dire que l'année précédente, en 1754, Kant avait inséré dans un journal de Kœnigsberg deux articles sur des questions de cosmologie : 1° Examen de la question proposée par l'Aca- démie royale des sciences de Berlin, savoir : Si la terre dans sa rotation autour de soji axe, par laquelle elle produit la succession pério- dique du jour et de la nuit, a éprouvé quelque changement depuis son origine, quelle en a été la cause et comment on peut s'en assurer; 2' Examen physique de la question de savoir si la terre vieillit. Dans le premier de ces ar- ticles il annonçait, mais sous un titre différent, son Histoire naturelle du ciel. Dans cet ouvrage, qui n'atteste pas seulement une imagination su- blime, mais un génie merveilleusement né pour l'étude du système du monde, Kant avançait des idées remarquables par leur nouveauté et leur hardiesse, et dont quelques-unes furent depuis pleinement confirmées. Six ans après cette pu- blication, qui avait passé presque inaperçue, Lambert, dans ses Lettres cosmologiques sur la constitution de l'univers (Augsbourg, 1761, tra- duites en français par Mérian, en 1770), expo- sait sur le système du monde, la voie lactée, les nébuleuses, etc., des idées analogues à celles de Kant. Le modeste auteur de la Théorie du ciel se montra heureux de voir ses idées con- firmées par un aussi habile astronome, et, quel- ques années après, il entretint avec lui une correspondance philosophique (1765-1770). Plus tard, l'année même où Kant, ayant quitté l'as- tronomie pour la métaphysique, publia la Cri- tique de la raison pure, en 1781, Herschel con- firmait, par la découverte d'Uranus, une con- jecture que Kant avait avancée dans sa Théorie du ciel, en la fondant sur la loi de l'excentricité progressive des planètes. Aussi, quoique à cette époque il n'attachât plus une grande importance à ses premiers écrits, permit-il qu'on ajoutât à la traduction allemande de quelques traités as- tronomiques d'IIerschel un extrait de sa Théorie du ciel, heureux cette lois encore de voir ses idées confirmées par les découvertes d'un grand astronome. Les découvertes de Piazzi et d'Ol- bers vinrent encore les confirmer de son vivant. — L'année qui suivit la publication de la Théorie du. ciel, en 1756, Kant, pour se conformer à une ordonnance de Frédéric II, d'après laquelle un j>rival-Doccnl ne pouvait devenir professeur titulaire qu'après avoir soutenu trois fois des thèses publiques, écrivit une nouvelle disser- tation : Metaphysicœ eum qeomclria juncLx usas in philosophia naturah, cujus spécimen primum continet monadologiam physicam} ou- vrage qui, comme on le voit par ce titre, an- I nonce une suite, mais qui n'en a pas eu. Kant KANT — 857 — KANT pouvait espérer la première chaire vacante; mais ce ne fut que quinze ans plus tard, en 1770, qu'il obtint le titre de professeur : jl avait alors quarante-six ans. Pendant ces quinze an- nées, outre les cours qu'il fit constamment et avec la plus scrupuleuse exactitude sur les di- verses branches des connaissances humaines, les mathématiques, la physique, la logique, la métaphysique, la morale, l'anthropologie pra- tique et la géographie physique, il publia un assez grand nombre de petits écrits, où ne pa- raît pas encore le réformateur de la philoso- phie, mais qui révèlent déjà un esprit origi- nal et indépendant. Dans ses cours, quoiqu'il eût l'air de suivre certains guides, Wolf pour les mathématiques, Eberhard pour la physique, Bau- meister, puis Meier pour la logique, Baumgar- ten pour la métaphysique et la morale, il leur empruntait plutôt le texte que le fond de son enseignement. Indiquons maintenant, suivant l'ordre chronologique, les divers écrits qu'il pu- blia ou composa pendant cette période. 1756 : A la disseriation déjà citée il faut ajou- ter : Histoire et description naturelle des cir- constances les plus remarquables du trem- blement de terre qui, à la fin de l'année 1755, ébranla une partie du globe. — Observations sur les tremblements de terre qui ont eu lieu depuis peu. — Quelques observations pour ser- vir à l'explication de la théorie des vents. C'est un programme de leçons pour le semestre d'été de cette année. 1758 : Nouvelle théorie du mouvement et du repos, et des conséquences qui en dérivent dans les premiers principes de la physique. C'est encore un programme de leçons. — Sur Sive- denborg. C'est une réponse à une dame qui lui avait demandé son avis sur les visions de ce singulier personnage. Le futur adversaire de la thaumaturgie et du mysticisme montre ici une réserve curieuse. 1759 : Considérations sur l'optimisme. Pro- gramme de leçons. Il paraît que Kant retira autant qu'il put cet écrit de la circulation. 1760 : Pensées sur la mort prématurée de Funck. Lettre de consolation adressée à sa mère. 1762 : Fausse subtilité des quatre figures syl- logistiques. 1763 : Essai ayant pour but d'introduire dans la philosophie la notion des quantités négatives. — Recherches sur l'évidence des prin- cipes de la théologie naturelle et de la morale. Mémoire présenté à l'Académie de Berlin, mais qui n'obtint que l'accessit: le prix fut donné à Mendelssohn. — Seul fondement possible d'une démonstration de l'existence de Dieu. 11 ne s'agit pas ici de la preuve morale, la seule que Kant reconnaîtra plus tard, mais d'une preuve métaphysique qui sera enveloppée alors dans la ruine de toutes les preuves spéculatives. 1764 : Essai sur les maladies de l'esprit. — Observations sur les sentiments du beau et du sublime. Arrêtons-nous un instant sur ce petit écrit, l'un des plus curieux de cette première époque. Il n'y faut pas chercher le germe de la théorie qui sera exposée plus tard dans la Cri- tique du jugement (1790). et bien moins encore une théorie philosophique sur la question du beau et du sublime. Kant n'a point ici une si haute prétention : il veut seulement, comme il en avertit dès le début, présenter quelques ob- servations sur les sentiments du beau et du sublime. Il considère ces sentiments relative- ment à leurs objets, aux caractères des indi- vidus, aux sexes et aux rapports des sexes entre eux, enfin aux caractères des peuples. Ce pe- tit ouvrage n'est donc qu'un reern il d'obser- vations : on n'y pressent pas le profond et ab- strait auteur de la Critique de la raison pure; Kant n'est encore que le beau professeur de Kœnigsberg, comme on l'appelait dans sa ville natale. Mais il se montre ici aussi fin et spi- rituel observateur qu'ailleurs subtil et profond analyste. On admire la justesse et souvent la délicatesse de ses observations, un heureux et rare mélange de finesse et de bonhomie, enfin le tour ingénieux et vif qu'il donne à ses idées, et où paraît clairement l'influence de la litté- rature française. La plus remarquable partie de cet écrit est sans contredit celle où Kant traite du beau et du sublime dans leurs rapports avec les sexes : il y a là sur les qualités essentiel- lement propres aux femmes, sur le genre parti- culier d'éducation qui leur convient, sur le charme et les avantages de leur société, des observations pleines de sens et de délicatesse, des pages dignes de La Bruyère ou de J. J. Bous- seau. Kant reprend après celui-ci cette thèse, si admirablement développée dans la dernière partie de l'Emile, que la femme, ayant une des- tination particulière, a aussi des qualités qui lui sont propres, et qu'une intelligente éducation doit cultiver et développer, conformément au vœu de la nature. Nul, au xvnr3 siècle, n'a parlé des femmes avec plus de délicatesse et de respect. On serait tenté de croire que le cœur du philosophe n'est pas toujours resté indif- férent aux attraits dont il parle si bien. 1765 : Programme d'un cours sur la géo- graphie physique, suivi de courtes observations sur les vents d'ouest. — Avertissement de Kant sur l'organisation de ses leçons pendant le se- mestre d'hiver de 1765 à 1766. Kant expose ici ses idées sur l'enseignement, et donne sur son propre enseignement quelques détails curieux. 1766 : R'ves d'un visionnaire expliqués par les rêves de la métaphysique. Dans ce petit ou- vrage, dont Swedenborg est l'occasion, on voit poindre l'esprit qui produira la philosophie cri- tique. 1768 : Du premier principe de la différence des régions dans l'espace. 1770 : De mundi sensibilis atquc intelligibilis forma et principiis. C'est la dissertation que Kant présenta pour être admis enfin dans la Fa- culté comme professeur titulaire de logique et de métaphysique. Cette dissertation contient déjà quelques-unes des idées fondamentales de la critique. — C'est aussi à cette époque qu'il faut placer la correspondance philosophique de Kant avec Lambert. A l'époque où nous sommes arrivés, et où Kant prit enfin possession d'une chaire, il mé- ditait déjà une réforme philosophique; mais l'ouvrage qui l'exposait ne parut que onze ans après, en 1781. Kant touchait à la vieillesse c:i même temps qu'à la gloire. Il avait cinquante- sept ans quand il publia la Critique de la rai- son pure. Pendant tout cet intervalle, de 1770 à 1781, tout entier à la grande œuvre qu'il méditait, il ne publia qu'un seul écrit, et encore n'est-ce qu'un programme : Des différentes races d'hommes, 1775. Enfin l'année 1781 marque une nouvelle époque dans la vie de Kant et une nouvelle ère dans la philosophie : nous n'indi- querons pas ici les ouvrages qui se rattachent à cette époque si féconde et si glorieuse, puisqu'ils doivent trouver leur place plus loin; nous nous bornerons à dire que de 1781, d.ite de la Criti- que de la raison pure, jusqu'en 1798, époque où il prit congé du public (il avait alors soixante- quatorze ans), peu de temps après avoir renonce à ses cours, qu'il avait toujours faits avec la plus KÀNT 858 — KANT grande exactitude, Kant ne cessa de composer et de publier, soit de grands ouvrages destinés à continuer ou à compléter l'édifice de la nouvelle philosophie, soit des ouvrages moins considérables, ou de petits écrits ayant pour but de l'expliquer ou de la défendre, ou même por- tant sur des sujets étrangers à la philosophie critique. Ainsi, dans l'espace de dix-sept ans, malgré son âge avancé, il parvint à construire tout entier de ses mains un des systèmes les plus vastes et les plus fortement liés que puisse présenter l'histoire de la philosophie. Il avait voué la dernière partie de sa vie à cette grande œuvre, et il put l'accomplir paisiblement: une seule fois il fut inquiété, ce fut pour sa Critique de la religion, et il dut acheter au prix, non d'une rétractation du passé, mais d'une promesse pour l'avenir, le repos et la tranquillité dont il avait besoin. A part cet incident, rien ne troubla la vieillesse du grand philosophe : elle fut calme autant que laborieuse. Témoin de sa gloire et de l'influence que sa philosophie exer- çait sur les esprits, il en jouit, mais avec modé- ration: et s'il rencontra des adversaires, même de sévères et vives critiques, en général la séré- nité de son âme n'en fut point altérée. Il mou- rut peu d'années après celle où il avait en quel- que sorte pris sa retraite, le 24 février 1804, âgé de près de quatre-vingts ans. Nous allons nous occuper tout à l'heure du philosophe; disons d'abord quelques mots de l'homme. En lisant des ouvrages comme la Cri- tique de la raison pure, la Critique de la rai- son pratique et la Critique du jugement, on croirait que celui qui les a écrits devait être un penseur triste et solitaire, toujours renfermé avec lui-même dans son cabinet ou n'en sortant que pour paraître dans sa chaire. Il semble aussi que, pour accomplir de si grandes choses en un si court espace de temps, il ait fallu une vie entièrement retirée. Et pourtant Kant était un homme comme un autre, plus gai même et plus affable que bien d'autres, qui ne sont pas métaphysiciens : il aimait la société, non pas toute espèce de société, mais une société choisie d'amis, même de femmes; qu'il charmait par une conversation instructive sans pédanterie, gaie sans grossièreté, piquante sans méchanceté, et par toutes les qualités aimables de son heu- reux caractère. Mais il ne donnait au monde et à ses amis que les moments qu'il réservait pour le délassement de son esprit, et il avait l'art si précieux et si difficile de bien distribuer son temps. En général il était extrêmement régulier et méthodique dans sa manière de vivre et dans ses habitudes. Il l'était même jusqu'à la bizar- rerie, mais naturellement et sans aucune affec- tation. Personne n'eut jamais plus de simplicité et de candeur, et ne détesta davantage la fausse originalité et le charlatanisme. Il était doux; to- lérant, excepté pour l'intolérance; bienveillant, excepté pour les méchants, et, quoiqu'il eût sans doute conscience de son génie, il était sans orgueil comme sans envie. Sa douceur et sa bonté ne l'empêchaient pas d'ailleurs d'être ferme. Rien au monde n'eul pu ébranler sa fidé- lité à ses engagements, son attachement à ses amis, et en général son respect pour le devoir. 11 avait le mensonge en horreur, et la plus exacte véracité était pour lui u emiers devoirs de l'homme. A ces vertus Kan1 jo la bienfais ince. Malg I icrité de b i tune, il soulageait ceux de Bes parents qui étaient pauvres, el il donnait chaque année aux indi- gents nue somme presque égale à celle qu'il icrail à sa famille. En un mot, Kant était un huiuinc de cojur, et, ce qui est un grand éloge pour un philosophe, sa vie fut conforme à sa doctrine : la première fut, comme la seconde, profondément morale. Kant resta de longues années dans cet état d'esprit qu'il a appelé lui-même le sommeil dog- matique. Le scepticisme de Hume le réveilla, c'est-à-dire lui apprit à se défier de la portée de l'esprit humain et de la valeur des spéculations métaphysiques. Il se demanda ce qu'il y a de solide au fond dans ces spéculations toujours van- tées par les uns, toujours rabaissées par les au- tres au rang des chimères, et qui entassent systèmes sur systèmes sans parvenir jamais à satisfaire et à fixer définitivement même les es- prits les mieux disposés en leur faveur!; il se demanda si ces spéculations ambitieuses ne por- teraient point par hasard sur des objets placés en dehors des limites de la connaissance hu- maine. Mais il se demanda, d'un autre côté, si l'empirisme n'était pas insuffisant à expliquer cette connaissance, même la connaissance sen- sible, et si sur une telle base on pouvait fonder la morale et la religion qui conviennent à l'hu- manité. ',On ne reculait point d'ailleurs devant les conséquences de cette doctrine, on les avouait hautement, et l'âme profondément mo- rale et religieuse de Kant en devait être ré- voltée. Mais comment découvrir le vice de l'empi- risme et du scepticisme d'une part, du dogma- tisme rationnel de l'autre, et la voie que doit suivre la philosophie entre ces deux excès oppo- sés ? En remontant aux principes de la connais- sance humaine pour en découvrir et en discuter l'origine, la valeur et la portée. Il faut soumettre l'esprit humain tout entier à un examen sévère, afin de reconnaître exactement la nature de sa constitution et les limites dans lesquelles il doit se renfermer, comment se produit en lui la con- naissance, et quelle en est la valeur et l'étendue, ce qu'il a le droit d'affirmer ou de croire, et ce qu'il doit savoir ignorer. Par là on verra claire- ment, d'un côté, jusqu'à quel point le dogma- tisme est légitime et où il cesse de l'être, et, de l'autre, ce qu'il y a de vrai et ce qu'il y a de faux dans l'empirisme et le scepticisme. C'est pour avoir manqué à cette condition, que la pre- mière de ces deux doctrines a si ambitieusement exagéré la portée de l'esprit humain, et c'est aussi pour n'avoir pas scruté assez profondément la nature de la connaissance humaine, que la seconde l'a si grossièrement mutilée et restreinte. De là aussi ces querelles incessantes dont l'his- toire de la philosophie nous donne le spectacle, où les uns n'hésitent pas plus à nier ou à douter, que les autres à affirmer. Pour terminer ces que- relles, il faut rappeler les uns et les autres à l'étude de l'esprit humain, de sa nature et de ses lois, de ses bornes et de sa portée. Ainsi fera- t-on une juste part à l'expérience et à la raison, au doute et à l'affirmation ou à la croyance, et conciliera-t-on ces éléments, jusqu'alors en guerre, au sein d'une sage philosophie. C'est du moins ce que Kant veut entreprendre. L'idée de remonter aux principes de la connais- sance humaine, pour les soumettre à un examen critique, n'est pas sans doute une idée nouvelle. Sans parler de la philosophie ancienne, c'est par là (lue débute Descartes, c'est-à-dire la philoso- phie moderne. Qu'est-ce, en effet, que le doute un thodique do Descartes, sinon la résolution de ttre toutes ses connaissances à l'examen? et qu'est-ce que cet examen, sinon celui des prin- cipes ou des facultés d'où dérivent ces connais- sances, des fondements sur lesquels repose tout l'édifice?Par là. non-seulemenl Descartes a pro- clamé le principe de la liberté d'examen, et, en KANT 859 — KANT affranchissant la pensée, fondé la philosophie moderne, mais il lui a donné aussi ce caractère critique, qui, en se développant de plus en plus, (levait préparer et produire la philosophie kan- tienne. Locke, tout adversaire qu'il est du carté- sianisme, ne s'en rattache pas moins à ce grand mouvement philosophique dont Descartes est l'auteur. Le titre seul de son ouvrage, Essai con- cernant l 'entendement humain, en indique assez le caractère. A cet ouvrage, où Locke attaquait au nom de l'empirisme la théorie cartésienne des idées innées, Leibniz opposait au nom du cartésianisme et de sa propre philosophie ses Nouveaux essais sur V entendement humain. Plus tard, l'idéaliste Berkeley publia son Traité sur les principes de la connaissance humaine, et enfin le sceptique Hume, dans ses Recherches sur l'entendement humain, expose avec une re- marquable précision la nécessité de soumettre à une exacte critique les facultés de l'intelligence, afin d'en découvrir les lois et les principes, et d'en déterminer la valeur. Voilà bien déjà l'idée de Kant. Mais si Kant trouva cette idée dans Hume, qui lui-même ne l'avait pas inventée, il sut l'envi- sager sous un jour tout nouveau. C'est ici qu'éclate la profonde originalité de ce penseur, et c'est par là qu'il a fondé une philosophie tout à fait nou- velle, la philosophie critique. Nous avons déjà in- diqué d'une manière générale le double but de cette philosophie; il s'agit : 1° de déterminer la part de la raison dans la connaissance, et de montrer par ce moyen l'erreur de l'empirisme ; 2° de discuter la valeur et la portée de la con- naissance ainsi rendue à sa véritable origine, et de mettre un terme aux longues erreurs et à la lutte constante du scepticisme et du dogmatisme, en les renfermant tous les deux dans leurs bor- nes légitimes. Tel est en effet le double but de la critique de Kant, et cette critique, ainsi en- tendue, est la condition première de toute véri- table philosophie. En expliquant ces points fon- damentaux de la philosophie de Kant, nous en ferons comprendre toute l'originalité. I. Distinguant dans la connaissance deux sortes d'éléments, les uns empiriques, c'est-à-dire qui viennent des sens extérieurs ou du sens intime, les autres que l'esprit tire de lui-même, ou qui viennent de la raison, Kant entreprend de déga- ger les seconds des premiers, et, en les consi- dérant indépendamment de toute donnée empi- rique, d'en construire une science pure ou a priori, comme la logique ou les mathématiques. En même temps cette science pure de la raison devra embrasser tous les principes a priori qui dérivent de cette faculté, en marquant la place et en déterminant le rôle de chacun dans l'en- semble de la connaissance. Or il est vrai de dire que personne avant Kant n'avait eu l'idée de dégager entièrement dans la connaissance humaine les éléments purs ou rationnels des éléments empiriques, pour faire exactement la part de la raison dans la connais- sance, et que ceux-là même qui avaient le mieux distingué la raison des sens n'avaient pas songé à faire la science de la raison pure, ou de la raison considérée en elle-même et in- dépendamment de tout élément étranger. Aucun philosophe, par conséquent, n'avait songé encore à tracer un tableau complet et systématique des principes a priori de la connaissance, c'est-à- dire un tableau où tous fussent représentés et chacun à sa place ou suivant son rôle. Pour trouver dans l'histoire de la philosophie quelque chose d'analogue à cette partie de l'œu- vre de Kant, il faudrait remonter jusqu'à la logique d'Aristolc. Mais la logique d'Aristote ne s'occupe que des lois de la pensée en général, abstraction faite des objets auxquels elle peut s'appliquer, tandis que la science, que Kant en- treprend de fonder sous le nom de critique de la raison pure, cherche à dégager de tout élé- ment empirique et à considérer dans toute la pureté de leur origine les principes a priori qui se rapportent àla connaissance de certains objets déterminés, comme la nature ou la liberté. Kant devait comprendre la morale, comme en général toute la connaissance humaine, dans cette entreprise. 11 a parfaitement vu que si l'empirisme est insuffisant à expliquer la connais- sance en général, il perd la morale en voulant la fonder sur les données de l'expérience, et qu'on n'en peut chercher les principes ailleurs que dans la raison ; et ici encore il a entrepris de dégager absolument les principes a priori qui dérivent de la raison, des éléments empiri- ques auxquels ils peuvent être mêlés et avec lesquels on ne saurait les confondre ou les asso- cier sans en ruiner ou en compromettre l'auto- rité. C'est là une des parties les plus originales de la philosophie de Kant. Nous y reviendrons ; bornons-nous ici à remarquer que Kant, en com- battant l'empirisme sur le terrain de la morale, a entrepris le premier, du moins avec cette pré- cision, de faire de cette science une science en- tièrement pure ou indépendante de l'expérience. Faire exactement la part de la raison dans toutes les parties de la connaissance humaine, et par là rendre compte de la connaissance et en particulier de la morale, telle est donc la première tâche que se propose Kant dans sa cri- tique, et c'est pourquoi il lui a donné aussi le titre de critique de la raison pure. Cette critique suppose qu'il y a dans la connaissance des élé- ments qui ne viennent pas de l'expérience, puis- qu'elle n'est autre chose que l'examen de ces éléments ; par conséquent, elle doit commencer par en établir l'existence. Comment Kant prouve- t-il, contre Hume et l'empirisme, qu'il y a dans la connaissance des éléments qui ne viennent pas de l'expérience? et comment, cela prouvé, par- vient-il à découvrir et à dégager ces éléments ? En répondant à ces questions, nous ferions res- sortir davantage encore l'originalité de sa philo- sophie; mais, pour y répondre, il faudrait entrer dans des détails qui trouveront leur place plus loin. Qu'il nous suffise ici d'avoir exposé le but et le caractère de cette partie de la critique. II. Mais il ne suffit pas de rétablir contre l'em- pirisme les éléments purs ou a priori qui entrent dans la connaissance humaine ; il ne suffit pas d'en tracer un tableau systématique et complet ; il faut encore en examiner la valeur et la portée. C'est même là la grande question pour Kant, la question fondamentale de la critique. Kant ne se met à la recherche des principes a priori de la connaissance, il n'entreprend d'en déterminer la nature et les caractères, que pour en déter- miner ensuite la valeur et la portée. Or, par ce côté encore, la philosophie de Kant est profon- dément originale. Kant a conçu et traité ce pro- blème avec une précision sans exemple, et il en a donné lui-même une solution toute nouvelle. Tout à l'heure nous l'avons montré se tournant contre l'empirisme ; il faut le montrer mainte- nant s'attaquant tout à la fois à l'ancien dogma- tisme et à l'empirisme. Celui-ci nie ce qu'il de- vrait se borner à mettre en doute, ou ce qu'il devrait admettre comme l'objet d'une croyance fondée sur la raison, sinon comme un objet de connaissance ; celui-là prétend connaître ce qui dépasse les limites de l'esprit humain. D'où vient l'erreur du premier et l'illusion du second? De ce qu'ils n'ont pas commencé par soumettre à KANT — 860 KANT un sévère examen les principes sur lesquels re- pose la connaissance humaine; de ce que la cri- tique leur a manqué. Pour détruire cette erreur, source d'abus déplorables, et pour dissiper cette illusion, d'où sortent tant de beaux mais vains systèmes ; pour mettre fin d'un seul coup à la lutte incessante de cas deux doctrines, égale- ment dogmatiques, mais en sens divers, il faut donc remonter aux principes fonda mentaux de la connaissance, et les soumettre à un examen qui en fasse voir la valeur et la portée. Par là, comme nous l'avons déjà dit, on saura exacte- ment ce qu'il y a de vrai et de faux dans le dog- matisme, et ce qu'il y a de vrai et de faux dans l'empirisme et le scepticisme; et ces deux doctri- nes qui se combattaient, faute de bien connaître la nature, les conditions et les limites de l'esprit humain, se réconcilieront et se fondront au sein d'une philosophie qui, en déterminant exacte- ment la nature, les conditions et les limites de l'esprit humain, lui apprendra ce qu'il peut et ce qu'il ne peut pas : quid valeant humeri, quid ferre récusent. De quelque manière qu'on juge les résultats auxquels Kant est arrivé sur cette grande question, quand même on lui re- procherait d'avoir resserré le dogmatisme en des limites trop étroites, et d'avoir fait au scepti- cisme une trop large part, il aurait toujours la gloire d'avoir posé ce problème et d'en avoir déterminé les conditions avec une précision ad- mirable. Mais il est difficile de séparer dans l'œuvre critique de Kant le problème de la solu- tion qu'il en a donnée, et, sans entrer encore dans beaucoup de détails, il suffit d'en indiquer les résultats généraux pour en faire saisir aussi- tôt la nouveauté. Nous avons vu que Kant se sépare de Hume et de l'empirisme en admettant dans la connais- sance des éléments qui ne viennent pas des sens, mais que l'esprit tire de lui-même : en cela Kant se distingue au milieu de son siècle, dévoué à la philosophie de la sensation; mais en même temps il partage l'amour de son siècle pour l'ex- périence, et sa crainte de l'hypothèse et des spé- culations métaphysiques. Toute la métaphysique des siècles passés n'est plus à ses yeux qu'un dogmatisme vermoulu. Ce n'est pas qu'il admette qu'on puisse être indifférent au sujet des ques- tions qu'agite la métaphysique : il reconnaît qu'il n'y en a pas de plus hautes ni de plus intéres- santes. Mais il demande aussi ce que, sur ces questions, l'ancienne métaphysique a produit jusqu'ici de solide et de durable. N'est-ce pas que jusqu'ici elle a bâti dans le vide, et qu'elle a pris des hypothèses pour des réalités? L'hypo- thèse, tel est en effet recueil de L'ancienne méta- physique, ou du dogmatisme sans critique. L'ex- périence, telle est l'ancre que la critique propose d'abord à l'esprit humain pour le sauver de cet écueil. En effet, bien que Kant n'entende pas l'expérience à la manière de Hume et de Locke, tout en reconnaissant qu'elle-même serait im- possible sans les éléments purs ou a priori qu'y ajoute la raison, il limite la valeur de ces prin- cipes à cet usage, c'est-à-dire que, selon lui nous n'en pouvons affirmer autre chose, sinon qu'ils servent à rendre l'expérience possible, et en général il limite la connaissance humaine à l'expérience ainsi entendue. Tout ne qui dépasse les limites de L'expérience dépasse les limites de la connaissance; et, si nous pouvons concevoir quelque chose au delà, comme Dieu, nous ne pouvons le conn titre d'une manière déterminée, et nous ne sommes pas même fondés à en affir- mer l'existence. Heureusement Kant ne s'en tient pas à cette étroite doctrine. Elle a sur l'em- pirisme vulgaire L'avantage de rendre à la rai on les principes que celui-ci attribuait à la jcuIô expérience, et d'admettre au moins comme pos- sible ce qu'il niait et rejetait audacieusement. Mais cet avantage serait bien mince, s'il fallait s'y borner. Kant échappe par la morale, ou, selon son langage, par la critique de la raison prati- que, au scepticisme où l'a conduit la critique de la raison spéculative : car il distingue de la rai- son spéculative ou théorique la raison pratique ; et la faculté qu'il refuse à la première de pou- voir déterminer et affirmer quelque chose en dehors des limites de l'expérience, il l'accorde à la seconde. Mais d'où vient à la raison prati- que cette puissance que n'a pas la raison spécu- lative, et quelles en sont les limites? c'est ce qu'il faut ici indiquer en quelques mots. Les principes a priori qui servent à constituer la connaissance de la nature, ou, comme dit Kant, à rendre l'expérience possible, c'est-à-dire les principes de la raison spéculative ou théori- que, sont sans doute des principes nécessaires ; mais de quel droit affirmer que cette nécessité n'est pas purement relative à la constitution de notre esprit ? Comment prétendre que ce sont autre chose que des conditions imposées par cette constitution même à la possibilité de l'ex- périence? Que si. d'un autre côté, nous conce- vons quelque chose qui échappe à ces conditions, sur quel fondement en déterminer la nature et en affirmer la réalité, à moins que nous ne nous adressions à la morale, c'est-à-dire que nous ne passions de la raison spéculative à la raison pra- tique? Jusque-là il n'y aura pour nous que pures conceptions, possibles sans doute et peut-être même nécessaires à l'achèvement de la connais- sance spéculative, mais dont la réalité objective restera hypothétique. Mais interrogez la raison pratique, c'est-à-dire examinez les principes a priori qu'elle impose à la volonté : ces principes ne sont pas nécessaires seulement pour notre volonté, ils sont nécessaires absolument, car ils s'imposent également à la volonté de tout être raisonnable, quel qu'il soit; par conséquent, ils ont une valeur objective qu'il est impossible de mettre en doute. Voilà donc établie par la raison pratique une vérité objective, absolument indé- pendante de l'expérience, la vérité de la ioi morale. Maintenant, tout ce qui est nécessaire- ment lié à cette vérité, tout ce qui en est la con- dition ou la conséquence, devra être admis par cela même. Or, telles sont précisément la liberté do la volonté, la survivance de l'âme, la divine Providence. La première est la condition même de la loi morale; les deux autres en sont les conséquences. Ainsi la raison pratique, en posant la loi morale comme une vérité absolue, assure en même temps la réalité objective de ce dont la raison spéculative ne pouvait affirmer que la possibilité. La loi morale est donc, pour Kant, l'unique fondement sur lequel nous pouvons nous appuyer pour déterminer et affirmer quel- que chose en dehors de l'expérience; et, puis- que ce fondement est unique, toute détermina- tion et toute affirmation de ce genre n'a de valeur qu'autant qu'elle s'y appuie et trouve ses limites dans celte condition même. C'est ainsi que Kant oppose au scepticisme auquel l'a con- duit la critique de la raison spéculative un dog- matisme moral, qui a pour fondement l'iné- branlable autorité de la loi morale, et pour co- rollaires le fait désormais certain de la liberté. puisque ce fait est la condition même de la pra- tique de cette loi, et la croyance à L'uni -talité de L'âme et à la divine Providence, puisque autrement la destination morale de l'homme ne pourrai! être accomplie. Telle esl la solution à laquelle Kant arrive sur KANT 381 — KANT cette grande question dont il fait le principal objet de sa critique. On voit en quelles limites il renferme la connaissance humaine d'un côté, et quelle portée il lui accorde de l'autre; quelle part il l'ait au scepticisme né de l'empirisme, et quelle part au dogmatisme issu du rationa- lisme. Dans cette solution, Kant suit à la fois et réforme l'esprit de son siècle. Fidèle à cet esprit, il réduit d'abord la connaissance humaine à l'ex- périence, et condamne comme de vaines hypo- thèses toutes les spéculations tentées par l'an- cienne métaphysique pour saisir quelque chose au delà; mais, après s'être déjà séparé de cet esprit, en élargissant la base de l'expérience, c'est-à-dire en y rétablissant ies conditions a priori ou les éléments rationnels qu'on y avait méconnus, après s'en être séparé aussi en ad- mettant au moins comme possible ce que l'étroit empirisme du temps n'hésitait pas à regarder comme faux, il se sépare bien plus encore des doctrines régnantes, en attaquant la morale de l'empirisme, c'est-à-dire la morale du plaisir ou de l'intérêt, ou la morale plus pure, mais tout aussi insuffisante, du sentiment, en procla- mant, à la place de ces principes arbitraires et variables, le principe absolu et universel de la loi morale, du devoir, et, cette première vérité une fois établie, en y rattachant toutes celles qui en dépendent et qui deviennent ainsi elles- mêmes autant de vérités morales, la liberté, l'immortalité de l'âme et la divine Providence. Scepticisme métaphysique et dogmatisme mo- ral, voilà, en un mot, sur ce point, le double résultat de la critique de Kant. A l'ancien dog- matisme il oppose son scepticisme ; au scepticisme ou au dogmatisme négatif de son temps, son dogmatisme moral. 11 entreprend à la fois de détourner la philosophie des vaines spéculations où s'égarait le premier, en lui montrant les étroites limites de la connaissance humaine, et de sauver des attaques du second les titres de notre dignité et les vérités dont nous avons besoin pour concevoir et accomplir notre desti- nation. D'un côté, il rappelle l'homme au sen- timent de sa faiblesse intellectuelle; de l'autre, à la conscience de sa grandeur morale. Cette entreprise, tentée après le long règne de la philosophie dogmatique du xvir' siècle, et au milieu des égarements du scepticisme radical du xvine siècle, ne rappelle-t-elle pas, malgré toutes les différences qui les séparent, celle de Socrate? Socrate aussi s'attaquait à la fois, d'une part à l'ambitieux mais stérile dogmatisme des ancien- nes écoles, et, de l'autre, au scepticisme immoral des sophistes. Au premier il opposait une réserve ironiquement sceptique; mais il défendait éner- giquement contre le second la dignité humaine, la vertu, la justice et le droit, la Providence divine, l'espoir en une autre vie, et il les rap- pelait l'un et l'autre à la connaissance de soi- même : I\w9i ireauTÔv. La philosophie de Socrate était profondément humaine. On a dit qu'il avait fait descendre la philosophie du ciel sur la terre. On en pourrait dire autant de Kant. En général, le caractère pra- tique domine dans la philosophie du xvme siècle, comme dans celle du xvir3 le caractère spéculatif, et, tandis que celle-ci, tout en affranchissant l'esprit humain du joug de la scolastique, se préoccupait de Dieu au point d'oublier l'homme, celle-là se préoccupa de l'homme au point d'ou- blier Dieu. Comme la philosophie du xvme siècle, mais avec plus de profondeur et d'élévation, la philosophie de Kant est pratique, puisque la raison pratique, c'est-à-dire la morale, en est le prin- cipal fondement; comme elle, il revendique la personnalité humaine, mais il la place dans la liberté morale, et, la morale une fois établie sur !e fondement de la raison pratique, sur le devoir et la liberté, il ne craint pas de lui donner pour c mronnement la croyance et l'existence de Dieu, en sorte que l'adversaire de l'ancienne théodicée ou de l'ancienne métaphysique devient aussi celui de l'athéisme, et que l'ennemi de tout ce qui, de près ou de loin, rappelle le mysticisme, finit par un acte de foi religieuse fondé sur la raison pratique. III. On a vu que la critique kantienne consiste à remonter aux principes ou aux conditions a priori de la connaissance humaine. Or, tel doit être le point de départ et telle est la condition de la métaphysique tout entière. Qu'est-ce, en effet, que la métaphysique? Kant la définit quelque part un inventaire systématique de toutes les richesses intellectuelles qui proviennent de la raison pure. Mais quels sont les titres et quelle est l'étendue de ces richesses? voilà ce qu'il faut savoir avant tout. De là deux parties dans la mé- taphysique : la première, qui remonte jusqu'aux principes de la connaissance pour en déterminer l'origine, la valeur et la portée, c'est la critique. la seconde, qui constate et systématise toutes les connaissances a priori, qu'on peut élever sur le terrain préparé par la première, c'est la doctrine. La première est la condition nécessaire, ou, comme dit Kant, la propédeutique de la seconde: sans elle, il n'y a pour la métaphysique qu'as- sertions chimériques, ou, tout au moins, que gratuites hypothèses; mais, d'un autre côté, sans la seconde, la métaphysique n'a fait encore que poser et assurer ses fondements : l'édifice n'existe pas. La critique est le commencement de la métaphysique ;. mais elle n'en est que le com- mencement. C'est dans l'union de ces deux parties, la première comme préparation, la se- conde comme construction, que consiste la vé- ritable métaphysique. 11 faut le reconnaître, quoiqu'on eût souvent proclamé avant Kant la nécessité de commencer la philosophie par l'examen des principes mêmes de la connaissance, on n'avait jamais distingué et séparé si profondément cet examen des prin- cipes de celui des résultats, ou, pour employer les termes de Kant, la critique de la doctrine. C'est que cet examen même n'avait pas encore été élevé jusqu'à la hauteur d'un véritable système; c'est à Kant qu'appartient l'honneur de l'avoir ainsi et conçu et exécuté pour la pre- mière fois. Quoi qu'on puisse penser de la mé- thode particulière qu'il y a appliquée et des résultats auxquels il est arrivé, soit dans la partie critique, soit dans la partie doctrinale de sa philosophie, on ne peut nier l'immense service qu'il a rendu à l'esprit humain en ne proclamant pas seulement comme un précepte, à l'exemple de Socrate, ou comme une méthode trop vite oubliée, à l'exemple de Descartes, mais en érigeant en système la première de toutes les connais- sances et la condition de toutes les autres : la connaissance de la faculté de connaître, c'est- à-dire de l'origine, de la nature et de la valeur de ses principes. En même temps Kant proclame, comme Des- cartes, mais avec bien plus de force et de netteté, le principe sacré et inviolable de la liberté de penser. Il comprit parfaitement que joute restric- tion apportée à ce principe en altère la nature et la vertu; aussi réclamc-t-il pour la philosophie une absolue indépendante. « Notre siècle est le siècle de la critique, s'écrie-t-il quelque part avec une juste fierté; rien ne peut s'y soustraire, ni la religion avec sa sainteté, ni la législation avec sa majesté. » Ce droit de tout soumettre au libre examen de la raison, Kant ne manqua pas KANT — 862 — KANT de l'appliquer à la religion même, et il fut par là un des fondateurs de cette libre interprétation des livres et des dogmes sacrés à laquelle on a donné le nom de rationalisme. Rappelons aussi qu'il vit dans la révolution française l'avènement •et l'application de ce droit primitif et sacré de la raison humaine de tout soumettre à son tri- bunal, et de renouveler les institutions et les mœurs publiques conformément à ses lois : il en salua l'aurore avec reconnaissance. A plus forte raison, ne reconnaît-il pas de limites à la liberté de penser dans le cercle même de la spéculation philosophique : elle doit être absolue. La philo- sophie ne doit songer qu'à l'intérêt de la vérité, et l'on ne peut lui opposer d'autre autorité que celle de la raison. Toute doctrine qui se présente au nom de la vérité et de la raison, quelle qu'elle soit et si contraire qu'elle puisse paraître aux intérêts de la politique vulgaire et de la religion établie, doit pouvoir se produire au grand jour; c'est à la raison même, et non à la force armée, qu'il appartient d'en faire justice si elle est mauvaise, et, loin que les vrais intérêts de l'hu- manité puissent souffrir de cette liberté accordée à toutes les doctrines, l'humanité ne peut qu'y gagner : la vérité se fera jour et la vérité ne saurait être funeste. En réclamant et en appli- quant ainsi la liberté de penser, Kant a aussi le mérite de débarrasser la philosophie de toute cette hypocrisie dont elle use trop souvent et qui la dégrade sans la servir. Il répète souvent que la sincérité est le premier devoir du philosophe, et, disons-le à son honneur, jamais il n'a manqué à ce devoir. La critique, c'est-à-dire la première partie de la philosophie de Kant, considère la raison pure soit dans son rapport à la connaissance, soit dans son rapport à la volonté : de là la critique de la raison pure [spéculative) et la critique de la raison (pure) pratique; entre ces deux critiques, Kant a placé plus tard comme un lien et une transition la critique du jugement, et ces trois critiques constituent l'ensemble de son système critique. Maintenant, aux deux parties essentielles et distinctes de la critique, correspondent dans la doctrine deux parties également essentielles et distinctes : la métaphysique de la nature et la métaphysique des mœurs. Nous suivrons cet ordre et ces divisions, et nous compléterons l'idée que nous devons donner ici de la philo- sophie de Kant, par l'analyse rapide de ses prin- cipaux ouvrages. Critique. 1° Critique de la raison pure. — Kant commence par reconnaître que l'exercice de nos sens est la condition du développement de notre activité intellectuelle : car sans les sens elle ne serait provoquée par rien, et elle n'aurait point de matière à laquelle elle pût s'appliquer; mais il prétend en même temps que les sens ne suffisent pas à expliquer la connais- sance humaine tout entière, pas même cette partie de la connaissance qu'on appelle l'expé- rience. En effet, que donnent Les sei ticulier et le contingent. Si donc il y a connaissances universelles et nécessaires, elles ne peuvent venir des sens ou de 1 expérience. L'universalité et la le un doubl .i. i l'aide duquel ou ] Ta dis- tinguer les connaissances qui viennent de l'ex- nce, ou (|in i ont a posteriori, de celles qui n'en y ;ut des C( ans ■ m [uei de ce double caractère, il suffit pour .s'en convaincre de un coup d'o 'i : m- li ulièri ment •nées mathéi tatiques : il suffit m d'interroger le sens commun. Bien plus, que serait l'expérience même, réduite aux données des sens? Une collection de représentations par- tielles, isolées, sans lien et sans unité, quelque chose qui ne mériterait pas le nom de connais- sance. Il faut donc que dans cette connaissance même, qu'on appelle l'expérience, il y ait, outre les données fournies par les sens, certains élé- ments universels et nécessaires, qui, en s'appli- quant à ces données, les convertissent en une véritable connaissance^ et ces éléments ne peu- vent dériver de l'expérience, puisqu'il faut qu'ils existent pour que l'expérience soit possible. Ainsi deux sortes d'éléments dans la connaissance, même dans la connaissance sensible : les éléments empiriques, ou a posteriori : ce sont les données des sens, ou tout ce que l'esprit reçoit des objets avec lesquels il est en rapport par les sens; et les éléments rationnels, ou a priori : c'est tout ce que l'esprit tire de lui-même pour l'ajouter aux données sensibles. Les premiers constituent la matière, et les autres la forme de la con- naissance. Cette distinction établie, il s'agit de dégager les éléments purs ou a priori des éléments empiriques avec lesquels ils sont mêlés, afin de tracer ainsi un tableau des conditions a priori de la connaissance, et, par l'examen de ces con- ditions, de déterminer la valeur et l'étendue de la connaissance elle-même. Mais comment opérer ce dégagement? En éliminant successivement dans la connaissance ce qu'elle contient de par- ticulier et de variable : par là on obtiendra ce qu'elle a d'universel et de constant; on écartera ainsi la matière de la connaissance, le reste sera la forme. Telle est la méthode appliquée ici par Kant aux facultés qui concourent à la formation de la connaissance. Ces facultés sont d'abord la sen- sibilité et l'entendement. La sensibilité est la ca- pacité que nous avons de recevoir des intuitions ou des représentations des objets au moyen des affections ou des sensations qu'ils produisent en nous. Ces intuitions ou représentations sensibles, les seules dont nous soyons capables, constituent la matière de la connaissance; mais elles ne constituent pas à elles seules la connaissance tout entière, car elles sont par elles-mêmes isolées et sans lien : il faut une faculté qui les réunisse et les coordonne par une puissance qui lui soit propre ; et cette faculté, qui n'est plus simplement une réceptivité, mais une véritable spontanéité, c'est V entendement. La partie de la Critique de la raison pure, qui traite de la sensibilité, se nomme esthétique transcendantale, et celle qui traite de l'entendement, logiq ue transcendan talc. Dans la sensibilité, Kant comprend le sens intime aussi bien que les sens externes; et, faisant abstraction, d'une part, de tout ce que l'entendement peut y ajouter; de l'autre, de tout ce qu'il peut y avoir de particulier, de variable, ou d'empirique, c'est-à-dire de tout ce qui s'y rapporte à la sensation, pour ne s'occuper que de ce qu'il y a d'universel et de constant, c'est- à-dire de tout ce qui réside a priori dans la nature même de la sensibilité, il trouve ainsi deux concepts purs ou deux formes de la sen- sibilité, l'espace et Je temps: le premier qui est usivemenl la forme des sens extérieurs; le second qui est d'abord et immédiatement la forme du sens intime, ensuite et médiatement celle des sens extérieurs. En effet, d'un coté, nous ne pouvons nous représenter les objets extérieurs sans nous [i 1er dans l'espace; et, d'un nuire côté, nous nu pouvons nous représenter uos propres modifications sans nous les repré- senter dans le temps; et par suite, le temps est aussi nécessaire à la représentation des paéno* KANT — 863 — KANT mènes extérieurs, qui correspondent à ces mo- difications internes. Le temps et l'espace sont donc les formes pures de la sensibilité en général, dont les intuitions ou les représentations sont la matière. Celles-ci correspondent à Yobjel avec lequel nous sommes en rapport par le moyen des sens; celles-là viennent du sujet même, puis- qu'elles sont imposées a priori à toute représen- ta! ion des objets. De là Kant conclut que l'espace et le temps ne sont rien en soi, et que nous ne pouvons les considérer que comme les conditions subjectives de notre manière de nous représenter les choses. Comment, en effet, attribuer une valeur objec- tive à des formes que l'esprit tire de lui-même a priori ou antérieurement à la connaissance des objets mêmes? Supposez un esprit autre- ment constitué que le nôtre, que seront pour lui l'espace et le temps? Il suit de là encore qu'en nous représentant les choses comme existant •dans l'espace et dans le temps, c'est-à-dire, par exemple, d'une manière continue ou successive, nous ne pouvons nous flatter de les connaître telles qu'elles sont en soi : nous ne les connais- sons que sous certaines conditions que nous im- pose notre constitution sensible ou le mode de représentation qui nous est propre, et, par con- séquent, que comme elles nous apparaissent en vertu de ces conditions mêmes. Dans un esprit autrement constitué, ces conditions disparais- sant, cette manière de se représenter les choses disparaîtrait aussi ou changerait de nature. Les intuitions sensibles, avec leurs formes pu- res, ne sont pas encore la connaissance ; il faut, comme nous l'avons déjà dit, qu'une faculté les réunisse et les coordonne pour les convertir en connaissance, et cette faculté, c'est l'entende- ment. Mais l'entendement ne peut remplir sa fonction qu'au moyen de certaines lois a priori ou de certains concepts purs, auxquels il ramène la diversité des intuitions que lui fournit la sen- sibilité, de même que la sensibilité ne peut rem- plir la sienne que sous certaines conditions qui sont les formes mêmes de l'intuition. 11 s'agit de découvrir et de déterminer ces lois a priori, ou ces concepts purs sous lesquels l'entende- ment ramène, ou, comme dit Kant, subsume les intuitions de la sensibilité, pour les convertir en connaissance. Or, comme l'opération par laquelle a lieu ce résultat, n'est autre chose que le juge- ment, si l'on fait abstraction dans nos juge- ments de toute matière de la connaissance, pour n'en considérer que les formes générales et constantes, on obtiendra ainsi les concepts purs, ou, suivant une expression en partie renouvelée d'Aristote, les catégories de l'entendement. Le jugement a quatre formes dont chacune en comprend trois: 1° quantité : jugements géné- raux, particuliers, singuliers ; 2° qualité : ju- gements affirmalifs, négatifs, limitatifs ; 3° re- lation: jugements catégoriques, hypothétiques, disjonclifs ; 4° modalité : jugements problé- matiques, assertoriques, apodictiques. A ces diverses formes du jugement correspon- dent autant de catégories ou de concepts purs de l'entendement. En voici la liste : 1° quan- tité : unité, pluralité, totalité {universalité) ; 2° qualité: réalité, négation, limitation; 3° re- lation : inhérence et substance (subslantia et accidens), causalité et dépendance (cause et ef- fet), communauté (action réciproque) : 4" moda- lité : possible-impossibilité, existence non- existence, nc'cessiVe-contingence. Kant résout la question de la valeur objective des catégories, comme il a résolu celle de la valeur objective des formes de la sensibilité. Les catégories de l'entendement sont les conditions a priori de la connaissance des objets sensibles, de même que les formes de la sensibilité sont les conditions a priori de l'intuition de ces ob- jets. Elles dérivent de la nature même de l'en- tendement, comme le temps et l'espace de la nature même de la sensibilité. Elles ne se rè- glent donc pas sur la nature des choses qu'elles servent à nous faire connaître, et, par consé- quent, elles ne peuvent être considérées comme des lois objectives. Elles sont les lois de notre esprit ; lois nécessaires sans doute, mais relati ves à notre constitution et qui disparaîtraient avec elle. D'où il suit que nous ne connaissons pas les choses comme elles sont en elles-mêmes, ou, pour parler le langage de Kant, à l'état de noumènes, mais comme elles nous apparaissent sous certaines conditions subjectives déterminées par la nature de notre esprit, c'est-à-dire à l'état de phénomènes. La connaissance, telle qu'elle résulte du con- cours de la sensibilité et de l'entendement, n'a pas atteint son unité la plus haute. Elle est con- stituée, elle n'est pas achevée. Il faut donc ad- mettre une troisième faculté dont les principes portent la connaissance à sa plus haute unité, ou lui servent de principes régulateurs suprê- mes, et cette faculté supérieure, Kant la désigne particulièrement sous le nom de raison pure (quoique d'une manière générale il désigne aussi sous ce nom l'ensemble de tous les principes a priori de la connaissance spéculative et prati- que). La raison pure a pour caractère de dépas- ser les limites de la sensibilité et de l'entende- ment, c'est-à-dire de l'expérience, sinon en nous faisant connaître quelque chose en dehors de ces limiteSj du moins en nous fournissant des principes ou nous puissions rattacher l'ensemble de l'expérience même ou de la connaissance sensible. C'est pour cela aussi qu'il donne à ces principes le nom platonicien d'idées. De même que Kant a déduit les catégories de l'entende- ment des formes logiques du jugement, de même il entreprend ici de déduire les idées de la rai- son des formes logiques du raisonnement. Il ob- tient ainsi les trois idées du moi, du monde et de Dieu, qu'il donne pour fondement à autant de sciences transcendantales, dont il va d'ail- leurs ruiner les conclusions, la psychologie ra- tionnelle, la cosmologie rationnelle et la théolo- gie rationnelle. Et d'abord quelle est la valeur de ces idées? Elles servent de principes régulateurs à la con- naissance, en lui prescrivant une unité supé- rieure à celle que peut atteindre l'entendement. Mais étendent-elles en effet la connaissance au delà des limites de l'expérience, ou nous font- elles véritablement connaître quelque chose en dehors de ces limites? Non, répond Kant. Selon lui, en effet, il n'y a pas de véritable connais- sance sans intuition, et il n'y a pour nous d'au- tre intuition possible que l'intuition sensible. Les idées de la raison nous font bien concevoir quel- que chose de supérieur à l'expérience, mais elles n'en peuvent garantir ni les attributs ni la réa- lité; par conséquent, toute science qui, au lieu de considérer simplement ces idées comme des principes régulateurs, les érigé- en principes con- stitutifs de connaissances, dépasse les limites assignées à l'esprit humain, et n'aboutit qu'à des conceptions sans fondement. Partant de là, Kant examine successivement les assertions dog- matiques de la psychologie, de la cosmologie et de la théologie rationnelle, pour montrer qu'elles reposent sur une illusion naturelle à l'esprit hu- main, mais que doit dissiper la critique. C'est là l'objet de la troisième partie de la Critique de la raison pure, appelée du nom de Dia KANT — 864 — KANT qur Iranscendantale. La psychologie rationnelle conclut faussement que l'unité trans:endantale du sujet à son unité réelle et absolue: tout ce qu'elle enseigne sur la distinction de l'âme et du corps, sur la nature et la durée du principe pensant, conçu comme un principe distinct et séparable, n'est qu'une suite de paralogismes. Nous ne savons rien de la nature intérieure de l'àme et du corps; par conséquent, nous ne pou- vons affirmer qu'ils sont réellement distincts. — Dans la cosmologie, la raison, quand elle n'est pas éclairée par la critique, arrive, sur les pro- blèmes qu'elle soulève, à des solutions contra- dictoires, qu'elle démontre avec une égale force, et auxquelles Kant a donné le nom d'an/mo- mies de la raison pure. Ainsi elle établit égale- ment, 1° que le monde a des limites dans le temps et dans l'espace, — et qu'il n'en a pas ; 2' qu'il n'existe dans le monde que le simple ou le composé du simple et qu'il n'y existe rien de simple ; 3° qu'il faut admettre dans le monde une causalité libre, — ou que tout dans le monde arrive d'après les lois néces- saires de la nature ; 4° que, pour expliquer le monde, il faut admettre un être absolument né- cessaire qui en fasse partie ou qui en soit la cause, — et qu'il n'existe aucun être absolument nécessaire ni dans le monde, comme en faisant partie, ni hors du monde, comme sa cause. La critique prétend résoudre ces antinomies, en montrant qu'elles naissent toutes d'une illusion qui consiste à prendre les phénomènes pour des choses en soi. 11 suffit, pour les dissiper, de dis- siper cette illusion. En effet, pour les deux pre- mières, si le monde et les choses, en tant que nous nous les représentons dans l'espace et dans le temps, ne sont que des phénomènes, la thèse et l'antithèse, qui les considèrent comme des choses en soi, sont également fausses : on ne peut dire ni que le monde est fini dans l'espace et dans le temps, ni qu'il est infini; pareille- ment on ne peut dire ni que tout est simple ou composé du simple, ni qu'il n'y a rien de sim- ple : car parler du monde et des choses comme existant dans le temps et dans l'espace, c'est parler suivant notre manière de nous les repré- senter, et non suivant ce qu'elles sont en soi: ce qu'elles sont en soi, nous l'ignorons absolu- ment. Quant aux deux dernières antinomies, la contradiction que nous y trouvons entre la thèse et l'antithèse, quand nous considérons les phé- nomènes comme des choses en soi : par exem- ple, quand nous regardons la loi de la causalité comme une loi de la nature même des choses, cette contradiction s'évanouit dès que nous ne faisons plus cette confusion, et ainsi, en se pla- çant à deux points de vue différents, on peut concilier la thèse et l'antithèse. Par exemple, nous pouvons considérer à la fois nos actions comme nécessaires et comme libres : comme né- cessaires au point de vue phénoménal ; comme libres au point de vue d'un monde supérieur, d'un monde intelligible, où la raison détermine par elle-même la volonté, et par là constitue la liberté. Ainsi encore on peut dire à la fois et (jue tout est contingent dans le monde, et que tout y dérive d'un être nécessaire : dans la pre- mière assertion, on considère le monde au point de vue phénoménal; dans la seconde, on se place à un point de vue supérieur. Mais si ces . ssertions, en apparence contradictoires, peuvenl lort bien aller ensemble, il est impossible de démontrer la venir absolue de l'idée de la li- I .i rté et de celle de Dieu, au moins par la rai- .-> h théorique ou spéculative. Ces idées nous font c ncevoir un ordre de choses distinct de celui de la nature; mais elles ne peuvenl en garantir la réalité, car tout ce qui sort des limites de l'expérience est pour nous transcendant, c'est-à- dire inaccessible. — C'est à l'aide de ce principe que Kant prétend ruiner tous les arguments de la théologie rationnelle ou spéculative. Rame- nant toutes les preuves spéculatives de l'exis- tence de Dieu à trois, la preuve ontologique, qui conclut des attributs de l'être premier à son absolue existence; la preuve cosmologique, qui conclut de l'absolue nécessité de l'existence de quelque chose aux attributs de l'être premier; et enfin la preuve phgsico-thèologique, qui con- clut de l'ordre et de l'harmonie du monde à une cause intelligente, il s'effoive d'établir que les deux premières sont impuissantes à nous faire passer légitimement de l'idée à l'être, et que la troisième, si respectable et si convaincante qu'elle paraisse, outre qu'elle a le défaut des précédentes, est d'ailleurs insuffisante à jus- tifier l'idée d'un être tel que Dieu. La con- clusion comme le principe de toute cette criti- que des preuves de l'existence de Dieu, c'est que l'idée de Dieu est sans doute un idéal néces- saire à l'achèvement de la connaissance, mais que nous n'en pouvons affirmer la réalité objec- tive, parce que tout ce qui est placé en dehors des limites de l'expérience nous échappe abso- lument. Telle est la conclusion générale de la Critique de la raison pure. Ainsi, pour em- prunter à Kant une image charmante, celui qui abandonne le terrain solide de l'expérience pour s'aventurer dans le monde des idées, où il es- père trouver des connaissances plus hautes et plus pures, celui-là fait comme la colombe lé- gère qui, lorsqu'elle a traversé d'un libre vol l'air dont elle sent la résistance, s'imagine qu'elle volerait bien mieux encore dans le vide. Cependant Kant sent en lui un vif désir de poser quelque part un pied ferme hors des bornes de l'expérience. Il n'a point trouvé ce point d'appui dans la raison spéculative, il va le demander à la raison pratique, et retrouver là tout ce qu'il vient d'abandonner ici. 2" Critique de la liaison pratique. — La rai- son spéculative n'est pas toute la raison. A côté des éléments a priori qui servent à constituer ou à diriger la connaissance, il y en a qui ont pour caractère de fournir des lois à la volonté : ces lois et le nouvel ordre de connaissances qu'elles déterminent forment la sphère de la raiso7i pratique. La distinction de la raison spéculative et de la raison pratique, et le refuge que nous offre la seconde contre les doutes poi- gnants de la première. Kant les avait déjà signa- lés dans sa première critique; mais ce n'étaient là que des indications qui avaient besoin d'être expliquées et développées. Il restait à faire pour la raison pratique ce qui avait été fait pour la raison spéculative. Établir l'existence de cette faculté, ou, ce qui revient au même, l'existence et les caractères de ses principes, puis montrer comment ces principes impliquent ou appellent certaines vérités que la raison spéculative ne pouvait établir, la liberté, l'existence de Dieu et l'immortalité de l'àme, tel est, d'une manière générale, le double but de la Critique de la raison pratique, qui parut en 1788, c'est-à-dire sept ans après la Critique de la raisoti pure. La Critique de la raison pratique a pour but de constater l'existence de certains principes immédiatement imposés à la volonté par la rai- son, c'est-à-dire de principes qui se présentent à notre volonté comme les lois de toute volonté raisonnable, et auxquelles elle doit se con- firmer, indépendamment de tous les mobiles sensibles qui peuvent agir sur «lie; en un mot, de principes pratiques a priori. Constater IVxis- KANT — 865 — KANT tcnce de ces principes, c'est constater celle de la raison pure pratique. 11 faut bien les distin- guer des principes empiriques, ou qui se tirent de la nature même du sujet : ceux-ci ne peuvent jamais être considérés comme de véritables lois; ceux-là seuls ont ce caractère. De là cette for- mule adoptée par Kant comme la loi fonda- mentale de la raison pure pratique et comme le critérium infaillible de la moralité de nos actions : « Agis toujours de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse revêtir la forme d'un principe de législation universelle. » Les lois morales n'étant autre chose que les prin- cipes mêmes d'une volonté indépendante de toute condition sensible, elles ont en ce sens leur unique fondement dans l'autonomie de la volonté, c'est-à-dire que la volonté est gouvernée par ses propres lois. C'est parce que les lois morales sont, en général, les lois de toute vo- lonté raisonnable ou autonome, qu'elles sont des lois ou des principes obligatoires pour la mienne; là est donc le principe de l'obligation qu'elles m'imposent. Du haut de cette théorie, Kant examine les doctrines morales qui ont pris pour principe soit l'éducation (Montaigne), soit la constitution civile (Mandeville), soit la sen- sation physique (Épicure), soit le sens moral (Hutcheson). soit même la perfection (Wolf et les stoïciens), soit enfin la volonté de Dieu (Cru- sius et les théologiens), et il essaye de prouver que tous ces principes matériels, comme il les appelle, ne peuvent servir de fondement à la morale. La réfutation de la doctrine du plaisir ou de l'intérêt est particulièrement remar- quable; c'est, sans contredit, une des plus belles parties de ce bel ouvrage. Mais d'où vient que Kant attribue aux prin- cipes a priori de la raison pratique une valeur objective absolue qu'il refuse aux principes a priori de la. raison spéculative? On l'a souvent accusé ici de contradiction, et nous ne préten- dons pas que l'accusation ne soit pas fondée ; mais enfin comment un si grand esprit a-t-il pu tomber dans cette contradiction ? Voilà ce que nous devons chercher à expliquer, quoique Kant n'ait pas lui-même suffisamment éclairci ce point. On a vu sur quoi se fonde le scepti- cisme de Kant relativement aux principes a priori de la raison spéculative. Parmi ces prin- cipes, les uns servent à constituer l'expérience en s'appliquant aux données sensibles, les autres à porter la connaissance à sa plus haute unité, en la rattachant à des idées supérieures. Or. pour les premiers, comme ils sont les conditions a priori de l'expérience ou de la connaissance sensible ; comme l'esprit les tire a priori de sa propre nature pour les appliquer aux intuitions qu'il reçoit des objets ; comme, par conséquent, cette connaissance ne se règle pas sur les objets, mais sur l'esprit qui la constitue suivant ses propres lois, il suit qu'on ne peut attribuer à ces principes une valeur objective absolue et prétendre qu'ils nous font connaître les objets tels qu'ils sont en soi. Pour les seconds, comme tout en servant à diriger la connaissance des objets sensibles, ils tendent eux-mêmes à des objets supra-sensibles, c'est-à-dire à des objets placés en dehors des conditions de l'expérience, ils peuvent bien avoir, outre leur valeur de principes régulateurs de la connaissance hu- maine^ une valeur objective absolue; mais cette réalite objective reste pour nous hypothétique : car il n'y a de connaissance possible des objets qu'autant qu'ils sont donnés dans l'intuition, et il n'y a pour nous d'intuition possible que l'in- tuition sensible. Mais les lois morales ne sont ni dans le cas des premiers, ni dans celui des nid. PHILOS. seconds, car elles sont indépendantes de toute connaissance des objets. On n'en peut res- treindre la valeur à la connaissance des objets sensibles, car elles en sont tout à fait indépen- dantes; et, d'un autre côté, si elles s'appliquent à un ordre de choses supra-sensibles ou qui échappent à notre intuition, ce n'est pas cela qui en peut rendre la réalité hypothétique, car cet ordre de choses, elles le constituent elles- mêmes, et en assurent ainsi la réalité objec- tive. En même temps la loi morale assure la réa- lité objective de la liberté, que l'expérience et la raison spéculative ne pouvaient démontrer. Selon Kant, l'expérience du sens intime ne sau- rait nous attester en fait que nous sommes li- bres, et d'ailleurs la loi de la causalité, que la volonté applique à l'enchaînement des phéno- mènes internes comme à tous les phénomènes en général, ne laisse point de place pour la li- berté. Nous pouvons bien concevoir un ordre de choses différent du monde des phénomènes, où la liberté exercerait son empire, mais ce n'est là pour la raison spéculative qu'une supposition que rien ne justifie. Or cette supposition, la loi morale ou la raison pure pratique la change en certitude, car la loi morale sans la liberté de la volonté est un non-sens, et l'être qui se re- connaît soumis à cette loi se reconnaît par là même nécessairement libre. La liberté reste tou- jours pour nous un attribut en soi impénétrable; mais la réalité n'en est pas moins assurée, et c'est tout ce qu'il nous faut. La loi morale établie avec la liberté qui en est la condition, Kant en fait le principe de l'i- dée du bien moral, et condamne la méthode in- verse comme fausse et funeste. Tout en plaçant exclusivement dans la raison le fondement du devoir et du bien moral, il n'oublie pas entiè- rement, quoiqu'il l'ait trop oublié, que l'homme n'est pas seulement un être raisonnable, mais qu'il est aussi une créature sensible : il entre- prend de décrire l'effet intérieur que produit en nous le concept de la loi morale, et dans cet effet, auquel il donne le nom de sentiment mo- ral, il place le mobile subjectif de notre obéis- sance à cette loi, le seul mobile dont il recon- naisse la légitimité. 11 faut lire tout entier ce beau chapitre où Kant, envisageant la nature humaine dans ses rapports avec la loi morale, analyse avec profondeur le sentiment moral, ou le respect de la loi morale; parle éloquem- ment du devoir, qui lui inspire une magnifique apostrophe; peint admirablement la vertu, et nous montre dans la sainteté l'idéal que nous devons poursuivre incessamment, sans pouvoir l'atteindre jamais; enfin fait voir partout un vif sentiment de la dignité de notre nature, qui n'étouffe pas celui de notre imperfe:tion. Les lois morales commandent le désintéres- sement, et il n'y a de conduite vraiment morale, et digne du nom de vertu, que celle qui se fonde exclusivement sur la considération du devoir. La vertu exclut donc la considération du bonheur personnel, dont elle exige même quelquefois l'absolu sacrifice. Mais en même temps nous concevons nécessairement qu'elle rend digne de bonheur celui qui la pratique, et dans la mesure même où il la pratique, et que, par conséquent, dans un ordre de choses conforme à la raison, l'homme de bien doit par- ticiper au bonheur dans la mesure où il en est digne. C'est dans cette union, nécessaire aux yeux de la raison, du bien moral, comme con- dition, et du bonheur, comme conséquence, que Kant fait consister le souverain bien. Le premier élément du souverain bien, ceiui 55 KANT — 866 — KANT qui est la condition de l'autre, ce n'est 'pas la yertu seulement, mais la sainteté, qui est l'i- déal de la vertu. Or, la sainteté, ou cette per- fection morale absolue à laquelle la raison pra- tique nous ordonne de tendre, nous ne pouvons l'atteindre dans un temps fini, comme la durée de cette vie : elle suppose un progrès continu et indéfini, et, par conséquent, dans l'existence de la personne morale une durée également con- tinue et indéfinie. La croyance à l'immortalité de l'âme est donc une conséquence nécessaire de la loi qui nous ordonne de poursuivre la per- fection morale comme le but nécessaire de la raison pratique. Kant insiste sur l'importance morale de cette croyance : supprimez-la, et alors ou vous rabaisserez indignement la moralité pour l'accommoder à cette courte et misérable vie, ou, par une fausse exaltation, vous dépas- serez les limites de votre nature en la croyant capable dans cette vie de la perfection mo- rale. Le bien moral n'est, comme on l'a vu, qu'une partie du souverain bien; le souverain bien tout entier consiste dans l'harmonie de la moralité et du bonheur. Or, cette harmonie n'est possible que si l'on admet une cause du monde capable de l'établir et, par conséquent, douée d'intel- ligence et de volonté, c'est-à-dire Dieu. Donc il faut aussi nécessairement admettre l'existence de Dieu. Otez la croyance en Dieu, il faudra renoncer à l'espoir du souverain bien, que pour- tant la raison pratique nous présente comme le but nécessaire de notre activité et de notre exis- tence, ou il faudra admettre avec les stoïciens, en dépit, de la nature et du sens commun, que la vertu et le bonheur ne font qu'un, et que le souverain bien dépend de nous tout entier. Ainsi Dieu, qui n'était pour la raison théorique qu'un idéal , devient pour la raison pratique l'objet d'une croyance nécessaire et légitime; et, quoique la nature de cet être demeure à jamais inaccessible au point de vue théorique, nous pouvons la déterminer au point de vue pra- tique, puisque, en l'admettant comme condition du souverain bien, nous devons supposer en lui les attributs sans lesquels nous ne pourrions le concevoir ainsi, comme l'omniscience, l'omni- potence, etc. Parvenue à ce point, la raison pratique rat- tache à Dieu les lois morales elles-mêmes, qu'elle conçoit dès lors comme des commandements divins, et auxquelles elle donne ainsi un carac- tère religieux. C'est de cette manière que dans la philosophie de Kant la morale conduit à la religion, où elle trouve son couronnement néces- saire. Renverser cet ordre, ce serait les déna- turer l'une et l'autre : ce serait substituer à la morale rationnelle une morale d'esclave; et ôter à la religion son seul fondement légitime aux yeux de la raison. Dans la dernière partie de la Critique de la raison pratique, Kant esquisse la méthode >à suivre pour donner aux lois morales l'influence la plus efficace et la plus durable sur les àmes; et c'est sur le devoir, à l'exclusion du senti- ment, que, fidèle à ses principes, il fonde cette forte mais étroite méthode. La conclusion qui couronne tout l'ouvrage est une des pages les plus sublimes qu'ait insp la pensée philosophique. On peut la côte de ce que Platon et Pascal ont écrit de plus beau. Kant, nona montrant à la fois le ciel étoile au-dessus de nous et la loi morale au dedans de nous, nous représente notre nature éci par l'un, aul re. Hais une telle ne s'analyse pas; il faut la lire. 3° Critique du jugement, 1790. — Il semble qu'après la critique de la raison spéculative et celle de la raison pratique, l'œuvre critique entreprise par Kant soit achevée; mais ni l'une ni l'autre ne se rendent compte de nos jugements en matière de beau et de sublime. Or, si ces ju- gements ne sont pas entièrement empiriques et supposent quelque principe a priori, comme il faut bien l'admettre, puisqu'ils sont universels et nécessaires, ils doivent, avec le principe qui leur sert de règle, trouver place dans la cri- tique. En outre, les deux précédentes critiques ne rendent pas compte davantage des jugements par lesquels nous attribuons à la nature, dan? quelques-unes de ses œuvres, ou en général dans les relations des choses entre elles, un rap- port de conformité à des fins, ou, comme dit Kant, de finalité. Et pourtant ces jugements, bien mieux encore que les précédents, doivent s'appuyer sur quelque principe a priori que la critique doit déterminer. 11 y a donc la une double lacune à combler. Or, trouvant entre ces deux sortes de jugements, les jugements esthé- tiques et les jugements téléologiques, pour les appeler tout de suite par les noms qu'il leur donne, un certain caractère commun, qui, mal- gré leurs différences, les rattache à une même classe et les distingue également de ceux dont s'est occupée la critique de la raison spéculative, Kant les réunit en une seule et même critique, à laquelle il donne le nom général de critique du jugement, et qu'il divise en deux parties, correspondantes aux deux sortes de jugements que nous venons d'indiquer. Cette nouvelle cri- tique ne pouvait pas être d'ailleurs, pour un esprit aussi systématique que Kant, un appen- dice aux deux précédentes : aussi en fit-il un organe spécial du système critique, et, dans l'ensemble de ce système, marqua-t-il sa place entre la critique de la raison spéculative et la critique de la raison pratique, ou entre la phi- losophie théorique et la philosophie pratique, auxquelles elle sert d'intermédiaire. Il est aisé de comprendre comment le ju- gement, tel que Kant le considère dans cette nouvelle critique, peut être considéré comme un lien entre la raison théorique et la raison pra- tique. La raison théorique, que Kant réduit en définitive à l'entendement, unique source des principes constitutifs de la connaissance théo- rique, a pour domaine la nature, dont les prin- cipes de l'entendement sont les lois a priori. La raison pratique, de son côté, qui seule est digne du nom de raison, puisque seule elle peut fonder une connaissance supérieure, a pour do- maine la liberté, dont ses principes sont les lois et dont elle assure ainsi la realité objective. Entre la raison théorique ou l'entendement et la raison pratique, il y a donc la même diffé- rence qu'entre la nature et la liberté, et cette différence est radicale; or le jugement se place entre l'entendement et la raison, en nous four- nissant un principe qui déjà nous élève au-des- sus du concept de la nature, tel qu'il résulte de l'entendement, et nous rapproche du concept du monde intelligible ou de la liberté, qui est l'ob- jet p raison pratique, et il nous sert ainsi d'intermédiaire entre ces deux concepts ou • les deux parties de la philosophie qui y spondent. En effet, les |idées du beau et de sublime et celle d'une finalité de la nature, tout en nous retenant dans les limites du monde sensible, y introduisent quelque chose d'intel- »le, et par là peuvent être considérées comme une transition entre l'idée de la nature et celle de la liberté, ou entre la philosophie théorique et la philosophie pratique. Essayons maintenant de donner une idée gé- KANT 867 — KANT nérale des deux parties de la Critique du juge- ment. . Critique du jugement esthétique. — Elle em- brasse la question du beau, celle du sublime et celle des beaux-arts. Examinant d'abord les juge- ments que nous portons sur le beau ou les juge- ments du goût, Kant les envisage sous quatre points de vue différents, et il en donne autant de définitions du beau, qui, ensemble, en constituent une explication générale : 1° Le beau est l'objet d'une satisfaction libre de tout intérêt, c'est-à- dire qui nous laisse entièrement indifférents à l'existence même de la chose jugée belle. Kant regarde les jugements de goût comme des juge- ments esthétiques, non comme des jugements logiques ou de connaissance, et il distingue la satisfaction qu'ils apportent avec eux de celle de l'agréable et de celle du bon, de l'utile et du bon en soi; 2° Le beau est ce qui plaît univer- sellement sans concept. Cette définition résume toute la théorie de Kant sur le beau : pour juger une chose belle au point de vue du goût, je n'ai pas besoin de la rapporter et de la trouver con- forme à un concept déterminé; il faut, au con- traire, que je la contemple indépendamment de tout concept antérieur; et, si mon imagination et mon entendement, en s'exerçant ainsi libre- ment, rencontrent, la première une telle variété, et le second une telle unité, tous deux un tel ar- rangement, une telle disposition des parties et du tout, que cette contemplation établisse entre les deux facultés une heureuse et libre concordance, qui détermine en moi une satisfaction spéciale, alors j 'appelle beau l'obj et de cette contemplation. Le principe des jugements de goût n'est autre chose que cette libre concordance de l'imagina- tion et de l'entendement, avec la satisfaction qu'elle détermine; et comme cette satisfaction, indépendante de tout concept, est en même temps pure de toute sensation, elle doit être univer- selle. La troisième définition exprime sous une autre forme la théorie que nous venons de résu- mer : La beauté est la forme de la finalité d'un objet, en tant qu'elle y est perçue sans repré- sentation de fin. D'après Kant/ quand je juge une chose belle au point de vue du goût, je re- connais dans la disposition de ses parties une eerlaine convenance qu'on dirait faite tout exprès, mais que je considère indépendamment de toute idée de but ou de destination, puisque j'en juge uniquement par cette libre concordance de l'ima- gination et de l'entendement qu'elle établit en moi, en sorte que le beau a en effet la forme d'une finalité, sans reposer au fond sur une finalité réelle; 4" Enfin le beau est ce qui est reconnu sans concept comme l'objet d'une salis- faclion nécessaire. L'explication de cette der- nière définition rentre dans celle de la troi- sième : la satisfaction du beau doit être univer- selle, quoiqu'elle ne repose point sur ces con- cepts, et, par conséquent, elle est nécessaire. Kant a consacré une partie de son ouvrage à la justification de ces caractères d'universalité et de nécessité qu'il attribue aux jugements du goût, tout en les considérant comme des juge- ments esthétiques. 11 invoque en dernière analyse une sorte de sensus communis, qui représente les conditions subjectives, mais universelles, du goût. Il faut avouer, et cela tient à la nature même de^ sa théorie, que, malgré tous ses efforts, il a laissé beaucoup d'obscurité sur ce point. Cette théorie ne s'applique d'ailleurs qu'à une espèce de be au, à celle qui est l'objet des juge- ments de goût. Kant ne nie pus qu'il n'y ait des choses que nous jugeons belles parce que nous les trouvons conformes à tel ou tel concept dé- terminé; mais cette espèce de beauté, objet de jugements logiques et esthétiques à la fois, n'est pas autre chose que la perfection, et se distingue de celle que nous admettons par les jugements purement esthétiques. Celle-ci n'étant astreinte à aucune condition déterminée, Kant la désigne sous le nom de beauté vague ; la seconde, au contraire, étant subordonnée à des conditions particulières qui dérivent de la nature ou de la destination de l'objet où elle réside, il l'appelle adhérente. Le jugement du sublime a cela de commun avec le jugement du beau, que ce n'est ni un jugement de connaissance ni un jugement de sensation. Comme le jugement du beau, il a son origine dans la réflexion que nous faisons sur le libre jeu de nos facultés de connaître, s'exer- çant sur une représentation donnée, et dans la satisfaction qui s'y attache. C'est donc un juge- ment de réflexion ou un jugement esthétique dans le même sens que le jugement du beau. Mais ces deux sortes de jugements sont profon- dément distinctes : le jugement du beau suppose l'accord de l'imagination et de l'entendement librement mis en jeu par la contemplation d'une forme déterminée; le jugement du sublime suppose, au contraire, le désaccord de l'imagi- nation et de la raison, s'exerçant librement sur la contemplation d'un objet sans forme déter- minée ou limitée. Expliquons-nous. Il y a deux espèces de sublime : l'un qui naît du spectacle de la grandeur : c'est le sublime mathématique : l'autre, de celui de la puissance : c'est le su- blime dynamique. En présence du ciel étoile, par exemple, je me sens écrasé par l'immensité de ce spectacle, impuissant que je suis à l'em- brasser tout entier en un tout d'intuition ; mais, en même temps, cette impuissance même excite en moi le sentiment d'une faculté supérieure, de la raison, qui comprend en elle cette infinité même comme une unité, et devant laquelle tout est petit dans la nature : en sorte que, par ce côté, je me sens supérieur à la nature, considé- rée dans son immensité, et je dis alors que ce spectacle est sublime. Mais, à proprement parler, ce n'est pas la nature qui est sublime, c'est l'idée que ce spectacle éveille en moi par la violence qu'il fait à mon imagination. Le jugement du sublime mathématique résulte donc, comme on le voit, du désaccord de l'imagination et de la raison; mais, pour que ce jugement soit vérita- blement esthétique, il faut que ces facultés soient mises en jeu librement, c'est-à-dire indépen- damment de tout concept déterminé de l'objet sur lequel elles s'exercent; autrement le juge- ment prend un caractère intellectuel. On voit aussi comment, tandis que la satisfaction liée au jugement du beau est simple et sans mélange, la satisfaction liée au jugement du sublime est mixte : l'esprit s'y sent à la fois attiré et repoussé par l'objet; la première est calme, la seconde mêlée de trouble ou d'une certaine émotion ; celle-ci est riante et s'accommode aisément des jeux de l'imagination ; celle-là est sérieuse, et repousse tout ce qui n'est pas sérieux. Ce que nous venons de dire du sublime mathématique s'applique également au sublime dynamique ; seulement ici ce n'est plus l'immensité de la nature, mais sa puissance que nous considérons. A la vue de quelque spectacle où elle déchaîne sa puissance, nous sentons notre faiblesse et notre intériorité vis-à-vis d'elle, en tant qu'êtres physi- ques; mais, en même temps, le sentiment de cette faiblesse et de cette infériorité éveille en nous celui d'une faculté par laquelle nous nous ju- geons indépendants de la nature, et par consé- quent, supérieurs à elle. Ici encore ce n'est pas la nature qui est sublime, c'est cette faculté qui KANT KANT nous rend supérieurs à la nature, et dont celle-ci suscite en nous le sentiment en confondant notre imagination par le spectacle de sa puissance. Dans ce cas, comme dans l'autre, le jugement du sublime naît du désaccord de l'imagination et de la raison ; mais il faut ici ajouter cette condition, que le spectacle dont nous sommes témoins ne nous inspire aucune crainte sérieuse, car alors ou cette crainte ne permettrait pas au jugement du sublime de se produire, ou ce ju- gement changerait de caractère, et d'esthétique deviendrait moral. Sous cette réserve, le sublime dynamique est à la fois terrible et attrayant, ou le sentiment qui se produit en nous est, ici comme tout à l'heure, mêlé de trouble et de satisfaction. Cette théorie du sublime, comme celle du beau, ne s'applique qu'aux jugements véritable- ment esthétiques. Qu'il y ait une autre espèce de sublime ou de jugements sur le sublime, Kant ne le nie pas ; mais il veut qu'on distingue les jugements purement esthétiques d'avec ceux qui sont à la fois esthétiques et logiques, ou qui ont pour objet le sublime intellectuel ou moral. Cette distinction, d'ailleurs, n'empêche pas Kant d'unir étroitement le sentiment moral pro- prement dit et le sentiment du sublime. Ils ont la même origine, puisque tous deux expriment la conscience d'une faculté et d'une destina- tion supérieure ; seulement, dans un cas, cette conscience implique l'idée de l'obligation et du devoir ; dans l'autre, elle n'est, pour ainsi dire, qu'un jeu, mais un jeu sérieux, de l'esprit. Mais ce n'est pas seulement le sentiment ou le juge- ment du sublime que Kant unit au sentiment ou au jugement moral, c'est aussi le sentiment du beau et le jugement de goût. Après les avoir profondément distingués, il établit entre eux d'intimes rapports, et finit par considérer la beauté comme le symbole de la moralité. Ainsi tout dans la philosophie de Kant tend au même point et concourt au même but. Dans un ouvrage sur le beau et le sublime, Kant ne pouvait négliger la question des beaux- arts. 11 entreprend ici d'en déterminer la nature et les caractères essentiels; puis il analyse les facultés qui les constituent et le rôle qu'elles y jouent; et enfin il tente de les diviser et de les coordonner d'une manière systématique, mais sans prétendre proposer cette division comme une théorie définitive. Cette seconde partie de son travail n'est, comme il le dit lui-même, qu'un de ces essais qu'il est intéressant et utile de tenter; elle contient d'ailleurs une foule de re- marques ingénieuses. Quant à la première, quoi- que peu développée, elle est pleine d'originalité et souvent de profondeur. On ne lira pas sans admiration les idées de Kant sur la nature et le caractère des beaux-arts, sur la liberté qui en est la condition vitale, et sur le génie dont ils sont les œuvres. En général, la Critique du ju- gement esthétique est un des monuments les plus originaux et les plus importants de cette science moderne que l'Allemagne a créée sous le nom d'esthétique. Comme toutes les autres parties de la philosophie critique, elle a exercé une grande influence sur l'esprit allemand, et l'un des plus grands poètes de l'Allemagne, Schiller, en a té, exposé et mis en pratique les idées fon- damentales. Critique du jugement léléologique. — Les jugements de goût que nous portons sur les ob- jets de la nature supposent bien, comme on l'a vu, une certaine concordance entre ces objets et DOS facultés; mais, quoique les objets que nos jugements de goût déclarer t beaux semblent avoir été faits en réalité tout exprès pour nous plaire, nous n'avons pas besoin, pour former ces jugements, d'attribuer à la nature quelque chose comme un rapport de moyen à fin ou une véri- table finalité. En efTet, ces jugements ne sont pas logiques, mais esthétiques. Mais ne portons- nous pas aussi, sur la nature des jugements par lesquels nous lui attribuons un rapport de ce genre, une finalité objective? Ceux-ci ne sont plus esthétiques, mais logiques : Kant les appelle des jugements téléologiques. Or, quelle est l'o- rigine, l'usage et la valeur de ces jugements? Voilà des questions que doit résoudre la Critique du jugement léléologique. Kant veut qu'on dis- tingue deux espèces de finalité dans la nature : ou bien, considérant une production de la nature en elle-même, nous supposons que la nature a eu immédiatement pour but cette production ; ou bien nous la considérons comme un moyen relativement à d'autres choses que nous regar- dons comme des fins de la nature. Dans le pre- mier cas, la finalité que nous attribuons à la nature est intérieure; elle est relative dans le second. Cette seconde espèce de finalité est né- cessairement liée à la première : en effet, nous ne pouvons supposer que la nature se soit en quelque sorte proposé comme un but l'existence de certains êtres, de l'homme, par exemple, sans supposer en même temps qu'elle ait dis- posé les choses de telle sorte que ces êtres puis- sent exister et se développer conformément à leur destination. Dès que nous admettons une finalité intérieure, il faut donc admettre aussi une finalité relative; mais il faut montrer d'a- bord qu'il y a dans la nature des productions que nous ne pouvons concevoir sans lui attri- buer une finalité intérieure : ces productions, ce sont les êtres organisés. Kant essaye de mon- trer comment le concept d'une finalité intérieure de la nature est identique à celui de l'organisa- tion. Dans un être organisé, comme dans une œuvre de l'industrie humaine, dans une montre par exemple, chaque partie ne peut être conçue que dans son rapport avec le tout ; et, de plus, ce qui distingue des œuvres de l'industrie hu- maine les êtres organisés, c'est la propriété d'être à la fois, selon l'expression de Kant, causes et effets d'eux-mêmes. Un être organisé en produit d'autres de la même espèce ; il se développe et se conserve lui-même en s'assimilant les matières propres à le renouveler et à l'accroître ; ses par- tics agissent les unes sur les autres et se con- servent réciproquement; enfin il répare lui-même au besoin les désordres qui s'introduisent dans ses fonctions. Or, comment expliquer par des causes purement mécaniques un rapport qui lie les parties au tout comme à une idée qui déter- mine le caractère et la place de chacune, et cette propriété d'être à la fois cause et effet de soi-même, qui est le caractère des êtres organi- sés? Dans une chose produite par des causes purement mécaniques, ce rapport et cette pro- priété n'existent pas. Pour concevoir comme pos- sible la production des êtres organisés, il nous faut donc avoir recours à une causalité différente de la causalité mécanique ; et c'est pourquoi nous supposons dans la nature un mode de cau- salité analogue à celui que nous trouvons en nous-mêmes, et qui consiste à agir en vue de certaines fins. De là ce principe que, dans les êtres organisés, il n'y a pas d'organe qui n'existe pour une fin, ou que dans ces êtres la nature ne fait rien en vain. Ce principe est universel et nécessaire, c'est-à-dire que nous l'appliquons toujours et ne pouvons pas ne pas l'appliquera l'explication et à l'observation des êtres organi- sés ; aussi, en étudianl les piaules i [ [es animaux, cherchons-nous à déterminer la destination de KAXT — 869 — KAXT chacune des parlies de la plante ou de l'animal que nous étudions. « Et, dit Kant, on ne peut pas plus rejeter le principe téléologique que ce principe universel de la physique : « Rien n'ar- « rive par hasard;» car, de même qu'en l'ab- sence de ce dernier, il n'y aurait plus d'expé- rience possible en général ; de même, sans le premier, il n"y aurait plus de fil conducteur pour l'observation d'une espèce de choses de la nature que nous avons une fois conçues téléolo- giquement sous le concept des fins de la nature. » Mais quelle est la valeur de ce concept par lequel nous considérons les êtres organisés comme des fins de la nature, et de ce principe qui nous fait juger que rien dans ces êtres n'existe en vain ? Nous apprennent-ils quelque chose sur l'origine même de ces êtres, et ont-ils quelque valeur objec- tive? Kant ne leur accorde qu'une valeur sub- jective. Ce concept n'est qu'une manière néces- saire pour nous de concevoir, par analogie avec notre propre causalité, la production des êtres organisés, que nous ne pouvons expliquer par un pur mécanisme de la nature, et ce principe ne sert qu'à nous diriger dans la considération et l'étude des êtres organisés, c'est-à-dire n'est qu'un principe régulateur. Ensuite, une fois que nous avons introduit ce concept dans la nature pour concevoir la production des êtres organi- sés, nous retendons à tout l'ensemble de la na- ture : dès lors nous ne concevons plus seulement les êtres organisés comme des fins de la nature, mais tout l'ensemble de la nature nous paraît uu système de fins ou d'êtres liés entre eux sui- vant un rapport de moyens à fins. C'est ainsi que ce principe, que nous limitions aux êtres organisés : « Dans les êtres organisés, rien n'existe en vain, » devient un principe qui embrasse la nature tout entière : « Dans le monde en général, rien n'existe en vain, tout est bon à quelque chose. » En considérant sous ce point de vue les choses de la nature, on ouvre à l'esprit une source d'investigations intéressantes; mais c'est ici sur- tout qu'il faut bien se garder d'attribuer au principe de la finalité une valeur objective, et de le considérer autrement que comme un prin- cipe régulateur : car, s'il n'a pas d'autre valeur quand nous l'appliquons à la considération des êtres organisés, dont nous ne pouvons concevoir autrement la production, comment lui attribuer une valeur objective quand il s'agit d'êtres qui, par eux-mêmes, ne nous forcent pas d'y avoir recours? De ce que le principe de la finaiité ne doit être considéré dans tous les cas que comme un principe régulateur, il suit que ce principe, tout en nous venant en aide là où l'explication mé- canique nous fait défaut, ne doit pas nous em- pêcher de pousser cette explication aussi loin qu'il est possible. D'ailleurs, si la nature agit en effet en vue de certaines fins, elle suit, pour les atteindre, des lois qu'il faut déterminer indé- pendamment de cette considération, c'est-à-dire physiquement. Du haut de cette théorie, qui regarde le prin- cipe des causes finales comme un principe né- cessaire, mais lui refuse en même temps toute valeur objective, Kant examine et critique les divers systèmes qui ont prétendu résoudre dog- matiquement, soit dans un sens, soit dans un autre, la question des causes finales, le système d'Épicure qui attribue tout au hasard; celui de Spinoza, qui fait tout dériver d'une substance unique se développant fatalement : deux sys- tème qui, niant la réalité d'une finalité de la nature, n'en expliquent pas même le con- cept ; puis le système des stoïciens et celui du théisme, qui admettent une finalité et en cher- chent le principe, le premier, dans une âme du monde, d'où dérive la vie de la matière et l'har- monie qui y règne ; le second, dans une cause intelligente de la nature. Tous ces systèmes re- présentent, selon Kant, l'ensemble des hypothè- ses qu'on peut faire sur la finalité de la nature, considérée objectivement; mais, aucun ne pou- vant s'établir définitivement sur les ruines des autres, la place reste libre pour la critique, qui les déclare tous vains, et, tout en maintenant le principe des causes finales comme un principe nécessaire, ne lui accorde qu'une valeur subjec- tive. Poussant cette critique aussi avant que possi- ble, Kant essaye de montrer comment la distinc- tion de la finalité et du mécanisme de la nature est, comme celle du réel et du possible, du vou- loir et du devoir, du contingent et du nécessaire, une distinction relative, quoique nécessaire, à la constitution de l'esprit humain, et qui disparaît dès qu'on suppose un entendement autrement consti- tué, comme celui que nous attribuons à Dieu. Pour un tel entendement, le principe de la finalité et celui du mécanisme se confondraient en un seul et même principe, qui pour nous est inaccessi- ble. Nous ne pouvons suivre Kant dans ces pro- fondeurs; mais nous remarquerons que la criti- que kantienne, tout en restant fidèie à son point de départ, arrive ici à son dernier terme. Schel- ling s'est plu à reconnaître dans cette partie de la Critique du jugement le germe de sa philo- sophie de l'identité; mais s'il faut accorder qu'à certains égards les deux doctrines se rappro- chent, elles n'en restent pas moins profondément distinctes. Cette idée d'un principe unique, au sein duquel se confondent la finalité et le mécanisme, n'em- pêche pas d'ailleurs, ce principe étant inacces- sible, qu'il ne faille toujours distinguer ces deux principes dans l'explication des choses, et, si c'est notre droit et notre devoir de pousser aussi loin que possible l'explication mécanique de la nature, il faut toujours, en définitive, avoir recours au principe téléologique. Kant indique ici avec une admirable précision, sur le système et l'histoire des êtres organisés, des idées qui depuis ont fait fortune entre les mains des Gœthe et des Geoffroy Saint-Hilaire ; mais, tout en re- connaissant ce qu'il y a de légitime et de beau dans ces tentatives que fait la science pour ar- racher à la nature ses secrets, et pousser aussi avant que possible l'explication physique des choses, il maintient qu'il est nécessaire d'avoir recours en dernière analyse au principe téléolo- gique, pour y rattacher la production des êtres organisés. 11 examine ensuite les diverses hypothèsesde ceux qui, ne se bornant pas à une explication purement mécanique, ont cherché au delà de la nature, dans une cause intelligente du monde, le principe de la production des êtres organisés, et ont voulu déterminer le rapport de cette cause avec ces êtres; il rejette comme anti- philosophiques la théorie de Voccasionnalismc et celle de la préformation individuelle, et se prononce avec Blumenbach, à qui il rend ici un éclatant hommage, en faveur de celle de la pré- formation générique ou de Vépigénèse. Cette doctrine, reconnaissant dans les êtres organises une certaine puissance productrice, quant a Ix propagation du moins, abandonne à la nature tout ce qui suit le premier commencement, et n'invoque une explication surnaturelle que pour ce premier commencement, sur lequel échoue en effet toute explication physique. Le principe téléologique nous faisant concevoir le monde comme un vaste système de fins, nous KANT — 870 — KANT force à lui supposer une fin dernière, un but final; mais ce but final, la considération du monde physique ne peut le déterminer, car il doit être inconditionnel ou absolu. Kant le trouve dans cette idée du souverain bien, dont il a fait l'objet de la raison pratique; et cette idée le ramène à la preuve morale de l'existence de Dieu, qui en est le corollaire. Ainsi il conclut ce grand ouvrage comme il avait conclu les deux premières critiques, en condamnant la raison spéculative à l'impuissance, mais en lui opposant la raison pratique, et en demandant à celle-ci ce qu'il n'a pu trouver dans celle-là. De la critique nous passons à la doctrine. Mais tandis que celle-là se compose de trois parties, celle-ci n'en aura que deux : car puisque le principe du jugement ou le principe de la finalité n'a qu'une valeur critique, ne pouvant par lui- même fonder aucune connaissance et n'étant qu'un principe régulateur, il ne peut y avoir dans la doctrine de partie qui corresponde à la critique de cette faculté ou de ce principe. Les deux parties de la doctrine correspondent, l'une à la critique de la raison spéculative, l'autre à la critique de la raison pratique ; la première aura pour objet la nature, la seconde la liberté. Doctrine. 1° Métaphysique de la nature. — L'ouvrage qui contient cette première partie de la métaphysique, celle qui dans la doctrine cor- respond à la Critique de la raison pure (spécu- lative), est intitulé Éléments métaphysiques de la sciencede la nature (1786). Quoique la nature, dans le sens le plus général que lui donne Kant, embrasse à la fois la nature pensante et la nature étendue ou corporelle, il ne s'agit ici que de cette dernière. On peut bien, en effet, selon Kant, entreprendre une description naturelle des phénomènes de la première, ce qu'il appelle quelque part une physiologie du sens intime; mais, d'une part, l'expérience psychologique, ne pouvant rien nous apprendre de la nature même de l'âme, n'en peut fonder la science, et, d'autre part, on ne peut rien déterminer a priori sur quoi on puisse établir une véritable métaphysique de l'âme : il n'y a d'autre métaphysique ou d'autre science rationnelle de l'âme que la critique. Reste la nature corporelle ou la matière. Or, sans doute, nous ne savons, non plus, et ne pouvons savoir ce qu'elle est en soi, et toute métaphysique pos- sible de la nature ne saurait avoir en définitive une valeur objective absolue; mais enfin nous pouvons, par l'analyse complète du concept d'une matière en général, en déterminer a priori les éléments constitutifs, et par là fonder une mé- taphysique de la nature, ou de la science qui a pour objet la nature, c'est à-dire de la physique. Nous ne suivrons pas Kant dans cette analyse; mais il faut dire que, si les idées qu'il développe ici ne sont pas toutes entièrement nouvelles, du moins en leur donnant une forme rigoureuse et systématique, il les a élevées à la hauteur d"une véritable théorie métaphysique. A la notion de la solidité ou de l'impénétrabilité absolue dont la plupart des physiciens ont voulu faire l'idée d'une 3ualité primitive de la matière, Kant entreprend e substituer celle de force, d'une force attractive et d'une force répulsive, qui seules, selon lui, peuvent l'expliquer. Dès lors il n'est plus néces- saire d'admettre des intervalles vides dans la matière : on peut considérer l'espace co entièrement rempli, quoique à des degrés diffé- rents; et par là se trouve réfuté ce principe de la philosophie atomistique. à savoir qu'il est in sible de concevoir une différence spé la densid ire», si l'on n'adr espaces vi'li:. Ce n'esl pas d'ailleurs ou'il nier la possibilité du vide, soit dans le monde, soit hors du monde; mais il n'est pas nécessaire, non plus, d'en admettre l'existence, et il est impossible de la démontrer. A la vérité Kant soutient, d'un autre côté, que l'espace absolu est la condition dernière du mouvement, lequel est nécessairement relatif; mais l'espace absolu n'est pour lui qu'une idée, et, en aboutissant à cette idée, la pnilosophie de la nature aboutit à l'incompréhensible. Il importe donc de rappeler ici à la raison humaine les bornes dans lesquelles elle doit se renfermer. On voit que la méta- physique de Kant reste fidèle aux conclusions de la critique. Malgré cette réserve, cette partie delà métaphysique kantienne a, par son côté positif, exercé une très-grande influence sur le dévelop- pement de la philosophie et de la science alle- mandes, et on peut la considérer en particulier comme le fondement ou le point de départ de la Philosophie de la nature de Schelling. 2° Métaphysique des mœurs. — Cette seconde partie de la métaphysique correspond à la Cri- tique de la raison pratique, comme la précédente à la Critique de la raison spéculative; elle s'ap- plique à la liberté, comme l'autre à la nature. La Critique de la raison pratique a montré la volonté de l'homme soumise à la loi purement rationnelle du devoir, à Yimpératif catégorique, et de cette idée d'une loi pratique absolue elle a déduit d'autres idées auxquelles la première communique sa réalité, la liberté, l'immortalité de l'âme, l'existence de Dieu. 11 est donc établi que la volonté de l'homme est soumise au de- voir, mais il reste à faire la science des devoirs. Il reste à construire une science qui détermine et coordonne tous les devoirs de l'homme, qui en embrasse le système entier. Or, c'est là pré- cisément l'objet de la Métaphysique des mœurs t dont la Critique de la raison pratique a pose les fondements. Il ne faut pas oublier ici ce que Kant rappelle si souvent, que la métaphysique des mœurs doit dériver toutes ses règles de la raison seule, et qu'elle ne peut les puiser à une autre source ou même leur chercher des auxi- liaires dans les mobiles de la sensibilité, sans ruiner ou du moins sans compromettre la mo- ralité qu'elle est chargée d'enseigner. Qui dit métaphysique, dit une science purement ration- nelle. La métaphysique des mœurs surtout doit avoir ce caractère, autrement elle ne serait plus la science des devoirs, mais un recueil de con- seils, ou tout au moins une doctrine bâtarde et impuissante. La science des devoirs doit être double, car il y a deux espèces de devoirs bien distincts : les uns qui peuvent être l'objet d'une législation extérieure et positive, ce sont les devoirs de droit ; les autres qu'une telle législa- tion ne saurait atteindre, mais qui n'en dérivent pas moins de la législation immédiatement im- posée à la volonté par la raison, ce sont les devoirs de vertu. A ces deux grandes parties de la science des devoirs, Kant a consacré deui ouvrages distincts qui parurent successivement dans l'année 1797, le premier sous ce titre : Éléments métaphysiques de la doctrine du droit, et le second sous celui-ci : Éléments mélaphy- es de la doctrine de la vertu. Ensemble ils i tuent la Métaphysique des mœurs. Éléments métaphysiques de ht doctrine du droit. — Kant pose comme principe général du droit, que toute action qui ne contrarie pas l'accord de lalibertéde chacun avec celle de tous est conforme au droit. Réciproquement, toute a qui troublera cet accord sera i ontraire au droit. On voit qu'il fonde l'idée du droit sur celle de la liberté, qui en est en effet la condi- tion. De là cette loi : « Agis de telle sorte que le libre usage de ta volonté puisse subsister a\oc KANT — 871 — KANT la liberté de tous. » Comme la violation du droit est une violation de la liberté d'autrui, il suit que l'accomplissement des devoirs de droit peut nous être imposée par une contrainte exté- rieure et que la violation de ces devoirs peut être l'objet d'une répression. Il faut bien distin- guer d'ailleurs le droit naturel, qui repose uni- quement sur des principes a priori, et le droit positif, celui qu'impose h. volonté d un législa- teur. Celui-ci n'est que l'image imparfaite de celui-là, et c'est toujours au premier qu il en faut revenir pour décider du juste et de l'injuste. Il doit y avoir, au-dessus de la science des lois promulguées par les législateurs, une science du droit qui dérive de la raison même, et, dit Kant, « la science purement empirique du droit est comme la tête de la fable de Phèdre : c'est peut- être une belle tète, mais hélas sans cervelle. » Dans le droit naturel le seul dont la métaphy- sique des mœurs ait a s'occuper, il faut distin- guer le droit inné, ou le droit que tout homme possède naturellement, indépendamment de tout acte particulier, et le droit acquis, ou le droit qui se fonde sur des conventions ou des con- trats. Les droits innés peuvent se réduire à un seul qui comprend tous les autres : à savoir la liberté individuelle en tant qu'elle peut subsister avec la liberté générale. Il n'y a pas ici autre chose à faire qu'à le constater, en montrant qu il appartient également à tous les hommes, puis- qu'il dérive de la nature même de l'humanité. Mais il n'en est pas de même du droit acquis : ici une théorie du droit est nécessaire, et c'est précisément ce que Kant entreprend. Il rejette la division ordinaire du droitnaturel en droit natu- rel proprement dit et droit social; ce qu'il oppose au droitnaturel proprement dit, ce n'est pas le droit social, mais le droit civil. C'est qu'en effet ce qui est opposé à l'état de nature, ce n'est pas l'état social : car l'état social peut exister dans l'état de nature; mais l'état civil, c'est-à-dire l'état où le mien et le tien doivent être garantis par des lois publi- ques De là la distinction du droit privé et du droit public, qui sont les deux grandes divisions du droit naturel en général. La seconde partie de la théorie, exposée ici par Kant, celle qui traite du droit public, qu'il divise en droit poli- tique ou de cite, droit des gens et droit cosmo- politique, est particulièrement remarquable par la largeur et l'élévation des vues. La philosophie de Kant est profondément libérale dans ses ap- plications ; mais elle ne sépare pas la liberté de l'ordre et de la moralité. Aussi, nous avons déjà eu occasion de le dire, Kant a-t-il salue avec joie la révolution française, comme l'avènement | du règne de la liberté et du droit, et l'ouvrage dont nous nous occupons ici, contemporain de l'époque qui avait débuté par la déclaration des droits de l'homme, est-il tout rempli des idées et animé des sentiments qui ont fait cette grande révolution ; mais aussi en blâme-t-il énergique- ment les excès et condamne-t-il sévèrement l'acte de la Convention qui envoya Louis XVI a la mort. Les idées de Kant sur le droit des gens et sur le droit cosmopolitique ne sont pas moins libérales et élevées. Tout en reconnaissant le droit de guerre dans certaines circonstances, il a soin de le renfermer en d'étroites limites, et il pose comme l'idéal que doivent poursuivre tous les Etats l'idée d'une paix universelle et perpé- tuelle. • J 7 Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu. — Tout devoir auquel nous ne pouvons être contraints par une force extérieure, mais auquel néanmoins nous nous reconnaissons in- térieurement obligés, est un devoir de vertu. La partie de la métaphysique des mœurs qui traite de ces devoirs doit être, comme la précédente, entièrement pure ou a priori. Mais, tout en soutenant que les devoirs de vertu doivent nous être présentés uniquement au nom de la raison, Kant reconnaît que l'accomplissement de ces devoirs suppose aussi certaines conditions sub- jectives, qu'il faut travailler à cultiver et à dé- velopper, telles que le sentiment moral, la con- science morale, l'amour des hommes et le res- pect de soi-mnne. Mais ces conditions ne sont autre chose pour lui que l'effet intérieur néces- sairement produit par le concept même de la loi. La doctrine de la vertu se divise en deux parties, dont l'une comprend les devoirs mêmes qu'on désigne sous ce titre, et l'autre les règles de l'enseignement [didactique), et de l'exercice (ascétique) de la vertu. Dans toute cette théorie, on retrouve ce sen- timent profond du devoir et de la dignité mo- rale qui fait l'âme et le principe de la Philoso- phie kantienne tout entière. Kant ne fléchit point dans les applications, et si l'on peut re procher à sa doctrine morale d'être trop étroite, on ne saurait assez en admirer la pureté et la sévérité. Il ne serait pas juste, d'ailleurs, d'accuser Kant d'avoir laissé en dehors de sa morale le dévouement et la chante, car il compte positivement cette vertu parmi les de- voirs larges et imparfaits, qu'il distingue des devoirs parfaits ou étroits, tout en les rattachant au même principe et en les expliquant, par la même formule. Mais il n'en est pas moins vrai qu'il montre ici le vice et l'insuffisance de sa doctrine. Dans la seconde partie de la doctrine de la vertu, dans la Méthodologie morale, Kant recommande aux instituteurs de la jeunesse l'usage d'un catéchisme moral, qui serait pour la morale et la religion naturelles ce que sont les catéchismes ordinaires pour la religion posi- tive Il joint même l'exemple au précepte. Il est curieux de lire ce fragment où ce grand _ génie s'efforce de mettre à la portée des plus jeunes et des plus faibles esprits les grandes ventes mo- rales qu'ailleurs il a pris tant de soin de revê- tir des formes les plus sévères de la science. Dans les classifications qu'il fait de nos de- voirs, Kant n'en reconnaît que deux espèces : des devoirs envers soi-même et des devoirs envers autrui. Il retranche ainsi de la morale naturelle une classe de devoirs reconnue par la plupart des moralistes, à savoir nos devoirs religieux ou envers Dieu. Mais il faut se rappeler que nos de- voirs naturels prennent nécessairement un ca- ractère religieux lorsque, à la lumière de la rai- son pratique, ils nous apparaissent comme les 1 préceptes d'un législateur suprême, auteur et uo-e du monde moral. Ce point se trouve parti- culièrement développé dans un ouvrage impor- tant et célèbre, dont il nous reste encore a don- ner une idée pour compléter cette exposition de la philosophie kantienne : nous voulons parler de la Critique de la religion dans les limites dt la simple raison, publiée en 1791, peu d années après la Critique de la raison pratique. Critique de la religion dans les limites de la simple raison. — Donner un sens moral aux ré- cits aux dogmes et aux institutions du chrislia- nsme et faire ainsi de ces récits, de ces dog- mes e de ces institutions un vér.table enseigne- ment moral et un moyen de mo™ h»tioj ., quel nu'en soit d'ailleurs le sens historique et réel, voilà le problème et le but posés ici P" Kant. Par là on mettra les croyances positives d accord avec la raison, et l'on rendra la religion raison- nable Et, selon Kant, on ne peut invoquer d au- tre interprète que la raison pratique: car comme il n'y a d'autre religion naturelle possible que KANT — 872 — celle qui s'appuie sur la morale, l'interprétation morale est la seule interprétation raisonnable des institutions et des dogmes religieux. Kant oublie que les religions ne sont pas seulement des systèmes de morale, mais qu'ils sont aussi des systèmes de métaphysique. Quoi qu'il en soit, le rationalisme de Kant est un ratio- nalisme moral : pour lui la raison pratique est Tunique juge de la religion positive, comme elle est la source unique de la religion naturelle. Ce n'est pas que Kmt rejette comme faux ou impossible le fait d'une révélation surnaturelle; il ne croit même pas qu'on en puisse prouver l'absolue impossibilité; mais il ne croit pas, non plus, qu'il soit nécessaire de l'admettre, et, sans trop se prononcer sur cette question, il répugne au fond à attribuer au christianisme une origine surnaturelle. Mais, révélé ou non le christianisme ne peut échapper à la critique de la raison, et il ne peut être admis par elle qu'autant qu'il sera trouvé conforme à ses déci- sions. L'unique preuve de la vérité d'une religion est dans cette conformité; mais il faut remarquer que cette conformité ne prouve pas que cette religion a été révélée, elle prouve seulement qu'elle est raisonnable, la seule chose qui im- porte en définitive. La Critique de la religion se distingue par la forme des autres ouvrages de Kant : à en considérer l'ordonnance générale, on dirait plutôt un poëme qu'un livre de science. Elle met d'abord en présence le bon et le mau- vais principe, puis nous fait assister à la lutte de ces deux principes dans le cœur de l'homme nous montre ensuite la victoire remportée par le premier sur le second, ou le règne de Dieu sur la terre, et enfin nous expose le vrai culte qui doit s'élever sous l'empire du bon principe et qui est aussi éloigné du faux culte que la religion de la superstition. Ce n'est cependant pas une œuvre d'imagination que Kant a voulu composer, mais un livre sérieux de philosophie morale et religieuse. Partout, en effet, sous ce plan et ces formes poétiques se cache une haute philosophie, qui essave d'interpréter ou de trans- former à l'aide des idées morales les légendes les dogmes et les institutions du christianisme! Ici encore on peut reprocher à la doctrine de Kant de manquer d'étendue; mais il est beau de voir cette doctrine tout ramener aux idées mo- rales et tourner tout à leur profit. Que l'on songe aussi au ton léger dont il était de mode, au xvin" siècle, de parler du christianisme, à la critique superficielle et ironique qu'en faisaient la plupart des philosophes de ce siècle, et l'on appréciera mieux la valeur de cette œuvre, qui sait si bien allier la plus parfaite indépendance au respect des grandes traditions, et qui se tient à une égale distance d'une théologie aveugle et d'un dédain frivole. La métaphysique kantienne que nous venons de parcourir, et la critique qui en est la condi- tion, composent une science purement ration- nelle ou a priori, une science du même ordre que les sciences mathématiques, et qui, dans ce qu'elle donne, doit avoir comme celles-ci une certitude absolue, c'a été, en effet, la prétention de Kant de construire la métaphysique comme les mathématiques en dehors de l'expérience, et de lui donner par là un caractère absolu, liais il ne prétend point exclure de la philfltophie toute étude expérimentale. soit de I homme, soit de la nature; seulement il veut qu'on distingue bien et qu'on sépare dans la plu choses : d une part, la métaphysique el la criti- que sur laquelle elle s'appuie, lesquelles doivenl 1 "''• toul ■' rail a priori ; et, de l'autre, l'élude !" ' '""ni. île de la nature ou de l'homme, Lui- KANT même cultivait avec amour ce genre d'étude et y excellait. Dans les dernières années de sa vie après avoir achevé l'édifice de sa critique et dé sa métaphysique, il publia un traité d'Anthro- pologie, qui résume les leçons que, pendant de longues années, il avait faites sur ce sujet, et où l'on retrouve tout entier ce talent d'observation qu'avait déjà révélé dans la première époque de sa vie son petit écrit Sur les sentiments du beau et du sublime. Dans une note de la préface de ce traité, qui parut en 1798 sous ce titre : An- thropologie au point de vue pragmatique, Kant prend, en quelque sorte, congé du public, et il s excuse sur son âge avancé de ne pouvoir aussi publier lui-même un résumé des leçons qu'il avait faites pendant les mêmes années sur l'au- tre branche de la philosophie expérimentale, la géographie physique. Il confia au professeur Rink le soin de publier ces leçons, qui parurent a Kœnigsberg en 1802. Déjà une édition en avait ete publiée sans son aveu à Hambourg par Wol- mar, qui s'était procuré plusieurs cahiers d'étu- diants. Les leçons sur la géographie physique at- testent, comme l'Anthropologie, avec un rare talent d'observation, une admirable variété de connaissances et une immense lecture. Ce sont ces qualités qui rendaient l'enseignement de Kant si instructif à la fois et si intéressant. Qu'on y joigne ce mélange de finesse et de bonhomie qui était un des principaux traits de son esprit et de son caractère, en outre un amour de la clarté et un talent d'exposition qui manquent trop dans ses grands comme dans ses petits ouvrages, mais qu'il montrait dans ses cours écrits, enfin cette douce et sympathique chaleur que communiquaient à sa parole une grande élévation d'idées et des convic- tions profondes, et l'on aura une idée de ce que Kant devait être dans sa chaire. Tous ceux qui l'a- vaient entendu en parlaient avec admiration, et Herder, son élève et son adversaire, reprochait à l'écrivain de ne pas rappeler assez le professeur. Nous avons exposé la philosophie de Kant tout entière en parcourant les grands ouvrages qui en contiennent les diverses parties, et, pour ne pas interrompre cette exposition, nous avons écarte tous les ouvrages de moindre importance et tous les petits écrits destinés à préparer dé- fendre, expliquer ou appliquer à divers sujets les idées et les principes de la nouvelle philo- sophie ; mais nous allons maintenant indiquer ces ouvrages et ces écrits, en les rattachant à ceux que nous avons étudiés précédemment : on aura ainsi, dans cet article, un tableau complet de tous les travaux de Kant. Disons d'abord que. six années après la pre- mière édition de la Critique de la raison pure Kant en publia une seconde, contenant une nou- velle préface furt curieuse, une introduction plus développée et un grand nombre de graves changements qu'il importe d'étudier, si Ton veut connaître a lond le développement de sa pensée ■ c'est pourquoi nous indiquons ici cette nouvelle édition. Deux années après la publication de ce grand monument, qui, malgré son originalité et son importance, ne produisit pas d'abord une grande impression, Kant, sentant le besoin de rendre plus accessibles les idées qu'il voulait introduire dans la philosophie en les exposant sous des for- mas et en un langage plus .simple et plus clair, écrivit dans ce but un petit ouvrage intitulé / roUgomènes pour toute métaphysique future qui voudra être considérée comme une, science, liM, ou. comme il le dit lui-même, il reprend sous une l'orme analytique ce qu'il a dûprésen- Crilique sous une forme synthéti- que. Ce petit ouvrage se distingue en effet par KANT — 873 — KANT une très-grande clarté, et il peut servir à la fois d'introduction et de résumé à la Critique de la raison pure. A la Critique de la raison pure il faut encore rattacher les écrits suivants : Qu'est-ce que s'o- rienter da7is la pensée? 1786. Dans cet écrit, Kant a pour but de défendre la raison contre les attaques de Jacobi. — Même année : Quelques remarques sur l'examen fait par Jacob des ma- tinées de Mendelssohn. Ces remarques furent envoyées par Kant à l'auteur de cet examen, qui défendait la philosophie critique attaquée par Mendelssohn. — Sur une prétendue découverte d'après laquelle toute nouvelle critique serait rendue inutile par une plus ancienne, 1791. C'est une réponse à Eberhard, qui avait pré- tendu que la philosophie de Leibniz rendait inu- tile la nouvelle critique ; Kant y explique com- ment sa propre théorie diffère, selon lui, de celle des idées innées, défendue par Leibniz. — Même année : De la non-réussite de tous les essais phi- losophiques de ihéodicée. Dans cette dissertation publiée dans le Recueil mensuel de Berlin, Kant prétendait montrer l'insuffisance de tous les moyens qu'on emploie ordinairement pour justi- fier la sainteté, la bonté et la justice de Dieu, et, en général, l'impuissance de la raison spécula- tive à résoudre dans un sens ou dans un autre toutes les questions que poursuit la théodicée, rappelant que la raison pratique a seule le droit de décider quelque chose à l'égard de l'existence et des attributs de Dieu, dont elle est en nous l'unique organe. En reproduisant ici cette con- clusion, Kant en cherche la confirmation dans le Livre de Job : seul, le malheureux s'inclinant, sans les comprendre, devant les décrets de la volonté divine, trouve grâce devant Dieu par sa sincérité, tandis que les hommages hypocrites de ses amis sont rejetés. On voit là en même temps un exemple de cette interprétation morale des livres saints que développera la Critique de la religion. À cette même année appartient en- core une dissertation sur un sujet proposé par l'Académie de Berlin : Quels ont été les progrès de la métaphysique en Allemagne depuis Leib- niz et Wolf; mais cette dissertation ne fut pu- bliée que l'année même de la mort de Kant, en 1804, par Rink. — Du ton suffisant qui s'est élevé récemment en philosophie, 1794. Ce petit écrit est encore dirigé contre la philosophie de Jacobi, qui voulait substituer le sentiment à la raison et l'enthousiasme à la réflexion. — Même année : Annonce de la prochaine conclusion d'un traité de paix perpétuelle en philosophie, écrit à l'adresse de l'ami de Gœthe, Schlosser, qui avait attaqué violemment la philosophie cri- tique. Il faut rapprocher de la Critique de la raison pratique un petit ouvrage qui est à cette criti- que ce que sont à celle de la raison pure les Prolégomènes pour toute métaphysique future, c'est-à-dire une sorte d'introduction analytique: ce sont les Fondements de la métaphysique des mœurs, publiés en 1783, cinq ans avant la Cri- tique de la raison pratique. La méthode que Kant suit dans cet ouvrage et la clarté qu'il y a su répandre en rendent la lecture utile et inté- ressante. De la préface et de l'introduction de la Criti- que du jugement, il faut rapprocher un petit écrit intitulé de la Philosophie en général, qui avait été composé pour servir d'introduction à une exposition de la philosophie critique entre- prise par le professeur Sigismond Beck (1793- 1796). 11 a été publié par Starke dans son recueil des petits écrits de Kant et par les derniers édi- teurs des œuvres complètes de ce philosophe. Rosenkranz et Schubert. — A la seconde partie de la Critique du jugement, c'est-à-dire à la Critique du jugement léléologiquc, on peut rat- tacher une dissertation écrite deux années aupa- ravant, en 1788 : de l'Usage des principes iéléo- logiqucs en philosophie. Autour de la Métaphysique des mœurs vien- nent se grouper divers" petits écrits : une Cri- tique d'un ouvrage de Schulz, prédicateur à Gielsdorf, intitule : Instruction sur la morale de tous les hommes sans distinction de religion, 1784 ; — de l'Illégitimité de la contrefaçon lit- téraire, 1785; — du Principe du droit naturel proposé par Hufcland, 1786; — Sur celte locu- tion proverbiale : Cela peut être juste en théorie, mais ne vaut rien dans la pratique, 1792; — du Prétendu droit de mentir par humanité, 1797 ; — Sur la librairie, deux lettres à Nico- laï, 1798; — Projet philosophique d'un traité de paix perpétuelle, 1793. Cette idée d'une paix perpétuelle couronne, comme on l'a vu, la Doc- trine du droit de Kant ; le petit écrit que nous citons est à la fois sérieux et piquant. — Indi- quons ici un Traité de pédagogie, qui est un résumé des leçons faites par Kant sur ce sujet, et qui fut publié par Rink en 1803, sur l'invi- tation du professeur. Ce traité complète le sys- tème moral de Kant. A la Critique de la religion on peut joindre une dissertation insérée dans le Recueil mensuel de Berlin, en 1786, sous ce titre : Commen- cements probables de l'histoire des hommes. Dans cette dissertation, Kant suit le récit de la Genèse, mais en l'interprétant d'une manière philosophique, et en cherchant à en faire sortir une histoire probable des premiers temps de l'espèce humaine. — Nous avons dit que la pu- blication de la Critique de la religion avait suscité à Kant des difficultés. On trouvera des renseignements curieux à ce sujet dans la pré- face d'un petit ouvrage intitulé Lutte des fa- cultés, 1798. Kant y publia la lettre qu'il avait reçue du roi Frédéric-Guillaume II, mort à cette époque, et la réponse qu'il y avait faite; et, dégagé par la mort du roi de la parole qu'il avait donnée, il entreprit dans l'ouvrage même de traiter la question des rapports de la philo- sophie avec la théologie : il subordonne la se- conde à la première, et réclame pour celle-ci une absolue indépendance. Cet ouvrage n'est pas restreint d'ailleurs à cette question, et on peut le citer comme un des petits écrits les plus curieux et les plus importants de Kant. A côté des Leçons de géographie physique et du traité d'Anthropologie pratique, que nous avons cités, il faut placer plusieurs petits écrits sur diverses questions de physique, d'anthropo- logie et même de philosophie de l'histoire : car, quoique Kant n'ait écrit aucun grand ouvrage sur cette branche intéressante et nouvelle de la philosophie, un esprit aussi curieux et aussi ori- ginal n'y pouvait rester étranger. Indiquons ces divers écrits suivant l'ordre chronologique; nous compléterons par ces indications la liste des écrits de Kant : Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 1784. — Même année : Réponse à la question : Qu'est-ce que les lumières? — Sur les volcans de la lune, 1783. — Même année : Détermination du con- cept d'une race humaine (il faut raccrocher de cette dissertation le programme publié par Kant en 1775. sur les diverses races humaines ; c'est pour repondre à des objections soulevées par cette dissertation que fut écrite celle que nous avons citée plus haut : de l'Usage des principes léléologiques). — Même année : Critique de la première partie des idées de Herder sur la phi KANT — 874 KANT losophie de l'histoire de Ihumanité. — L'En- thousiasme et ses remèdes, 1790. Ce sont des remarques envoyées à Borowski au sujet du livre qu'il écrivait sur Cagliostro. — Vln- fluence de la lune sur le temps, 1794. — Même année : la Fin de toutes choses. — Lettre à Som- mering sur l'organe de lame, 1796. — Citons encore une fois le petit ouvrage intitulé Lutte des facultés, pour la dissertation écrite en ré- ponse au professeur Hufe.and, et introduite ici sous ce titre : De la puissance que possède Vâme de surmonter ses douleurs par sa seule volonté, et pour celle que Kant y a également insérée sur cette question : Si le genre humain est en progrès constant. Aux ouvrages que Kant laissa à ses disciples le soin de publier, il faut ajouter la Logique^ Subliée par Jaesche en 1800. C'est le résume es leçons que Kant faisait sur cette branche de la philosophie^ en prenant pour texte la logique de Meier. L'introduction est un remarquable morceau de philosophie générale. Enfin, en 1817, M. Pœlitz publia des Leçons de Kant sur la doctrine philosophique de la religion, d'après des notes prises au cours du professeur; en 1821 il publia, aussi d'après des notes, des Leçons sur la métaphysique. Après avoir exposé d'une manière générale l'esprit et le but de la philosophie de Kant, nous l'avons parcourue dans toutes ses parties. Il ne nous reste plus qu'à en essayer une critique sommaire. Déjà, en cherchant à donner une idée générale de la réforme et de la philosophie kantienne, nous en avons fait ressortir les côtés vrais et durables. C'est d'abord l'idée mère de la critique, c'est-à-dire ridée de remonter aux principes de la connaissance humaine, pour en déterminer l'origine, la valeur et la portée. On a vu quelle précision nouvelle, quelle forme systématique Kant a donnée à cette idée : il l'a élevée à la hauteur d'une véritable méthode, et par là, quelle que soit d'ailleurs la valeur des résultats auxquels il est arrivé, il a rendu à la philosophie un service immortel, car là est la condition première de toute philosophie, la seule voie sûre et légitime pour quiconque veut lui donner le caractère d'une science. C'est en même temps cette tentative de conciliation entre l'em- pirisme et le rationalisme, le scepticisme et le dogmatisme, qui est un des principaux carac- tères de la philosophie critique. Tel doit être le but de la philosophie. Si Kant ne l'a pas at- teint, du moins Fa-t-il admirablement conçu et posé. Mais la méthode critique de Kant est-elle vraie de tout point, et a-t-il réussi à concilier en effet les systèmes qui se partagent la philo- sophie, c'est-a-dire a-t-il fait justement la part de l'expérience et de la raison dans la connais- sance humaine, et en a-t-il exactement déter- miné les limites et la portée? On peut reprocher d'abord à la méthode et à la philosophie de Kant d'être, en général, plus abstraites que réelles, et ce défaut vient en partie de ce qu'elles sont plus logiques que psychologiques. Kant a entrepris de traiter la philosophie comme les mathématiques, tout à fait a priori, en dehors de toute expérience, même de la conscience. Or, cette méthode, qui convient à des siences sim- ples et abstraites comme les mathématiques, ne peut convenir également à une science com- plexe et concrète comme la philosophie : appli- nent à cette science, elle lui l'Iquc sorte, la réalité et la con- damne à l'abstra la philosophie a ses principes " priori que L'ex] érience m expliquer, et qu'il importe de distinguer et de séparer dans l'ensemble de la connaissance, et c'est encore l'honneur de Kant d'avoir nettement conçu et résolument entrepris cette tâche dif- ficile. Mais ces principes mêmes, si purs qu'ils soient, n'en tombent pas moins sous la con- science, et c'est à la lumière de la conscience qu'il les faut étudier : c'est elle qui nous en dé- couvre les sources, les caractères particuliers et les applications; on ne saurait rejeter ses infor- mations sans danger. En outre, il faut bien prendre garde de confondre avec les vrais prin- cipes de la raison des conceptions dues sim- plement au travail de l'abstraction, et même des attributs du sujet pensant, qui, comme tels, sont les conditions universelles et nécessaires de nos jugements, mais ne peuvent être considérés pour cela comme des principes rationnels. Or, Kant a commis cette double faute, dont l'aurait préservé une psychologie plus profonde. Cette insuffisance de la psychologie, qui est un des caractères de la philosophie kantienne, y expli- que plus d'un défaut et plus d'une erreur. Elle explique, comme on le verra tout à l'heure, une partie de son scepticisme. Elle explique déjà dans une certaine mesure son caractère abstrait et logique : car telle est la forme que revêtent dans la philosophie de Kant les principes de la connaissance, ceux de la morale et ceux du goût. De là aussi le caractère artificiel de ses analyses et de ses combinaisons. Kant est l'es- prit le plus analytique et le plus systématique qui ait jamais été depuis Aristote. Celui qui lit ses ouvrages ne peut songer sans étonnement quelle puissance d'esprit supposent ces analyses si déliées et ces combinaisons si savantes. On éprouve, en y pensant, quelque chose comme ce sentiment du sublime qu'il a lui-même si bien dt'erit. 11 faut dire aussi qu'en poussant plus loin que personne ce besoin d'analyse et de ri- gueur systématique qui est l'une des conditions de la philosophie, il a donné à cette science un grand exemple. Une science est, comme un corps organisé, un système dont toutes les par- ties doivent être unies entre elles, non par des rapports arbitraires, mais par des liens intimes et profonds : telle doit être la philosophie. Nul n'a compris et mis en lumière, comme Kant, cette importante vérité ; nul n'a essayé, comme lui, de la pratiquer. Malheureusement, cette ri- gueur qu'il cherche à introduire partout, dans ses analyses, dans ses combinaisons et dans toute la construction de son système, est souvent plus apparente que réelle : ses analyses sont souvent plus ingénieuses que solides, ses combinaisons et son système plus savants que vrais. En gé- néral, tout cela trahit un peu l'artifice, et même, en certains endroits, ce que l'on pourrait ap- peler un artifice après coup. Ainsi, par exemple, l.iCritique du jugement est plutôt, quoi qu'en dise Kant, une pièce de rapport dans le système, qu'un véritable organe. Ce n'est pas d'ailleurs que, malgré tout cet artifice, malgré cette exclu- sion de la psychologie qui en est la principale cause, la philosophie de Kant ne contienne d'ad- mirahles vues d'ensemble et des trésors d'obser- q psychologique; mais le moule dans le- quel il jetait ses pensées et son système, en com- primant la psychologie, devait leur imprimer un caractère artificiel. Ces remarques s'appliquent également aux di- vers ouvr mt, ou aux diverses parties de s. | h 1 isophie. Quel monument que la Cri- tique de i i re! S -as revenir sur : ce qu'il \ . 1 et de profond dans l'idée fondament philosophie critique, quelle puiss in e d'analyse el qucll Hais trop souvi lissance d'analyse n'a- boutit qu'à des abstractions, et cette force sys- KANT 875 KANT tématique, qu'à des combinaisons artificielles. Quelle profonde investigation de nos facultés de connaître ! Mais aussi, en beaucoup d'endroits, quelle étroite psychologie! Il en est de même de la Critique de la raison pratique, et en général de la morale de Kant. Qui jamais poussa aussi loin l'analyse des principes fondamentaux de la morale et des faits qui s'y rattachent, et quel système fut jamais aussi savamment construit ? Mais c'est ici surtout qu'éclate l'abus de l'ab- straction. Les principes fondamentaux de la mo- rale prennent entre les mains de Kant un carac- tère tellement abstrait, que la conscience y reconnaît à peine les règles de notre conduite et de nos jugements moraux. On a souvent com- paré la doctrine morale de Kant à celle des stoï- ciens; elle la rappelle, en effet, par quelques côtés, quoiqu'elle la surpasse : car s'il y a du stoïcisme dans la morale de Kant, c'est un stoï- cisme corrigé par le christianisme, et, en gé- néral, par une connaissance plus exacte et plus approfondie de notre nature morale. Mais com- bien encore est étroite cette doctrine! Quelle pureté et quelle sévérité! Quel sentiment de la dignité de notre nature! Mais que devient le dévouement dans la doctrine de l'impératif caté- gorique? Kant ne l'exclut pas sans doute; mais sa morale ne l'explique pas suffisamment et est incapable de le produire. D'ailleurs Kant n'en a-t-il pas tari la source, en refusant un rôle au sentiment dans les actions morales? De même encore, on trouverait difficilement une analyse plus délicate et plus subtile des idées et des sen- timents du beau et du sublime, et une théorie plus systématique. Mais Kant trop souvent pousse la délicatesse et la subtilité d'analyse jusqu'à la plus insaisissable abstraction. N'est-ce pas là encore le caractère des principes du goût dans sa doctrine? Cela n'empêche pas d'ailleurs que cette théorie ne nous fasse souvent pénétrer plus profondément qu'aucune autre dans l'intelligence des questions qu'elle soulève; mais ici, comme {•artout ailleurs et pour la même raison, la phi- osopbie de Kant a le défaut d'être tout abstraite, en grande partie artificielle, et souvent étroite. Les qualités et les défauts que nous venons de signaler dans la doctrine de Kant se réfléchissent dans le langage qu'il s'est fait pour la traduire. Voulant donner à la philosophie un caractère rigoureux et systématique, et trouvant insuf- fisant ou imparfait à cet égard le langage vul- gaire, même celui de l'école, il entreprit de se créer une langue à lui, dont il emprunta d'ail- leurs la plupart des éléments à la scolastique, mais en les réformant et en les renouvelant. Or, on ne peut nier que cette langue n'ait souvent le mérite de la précision et un caractère systé- matique; mais elle a souvent aussi le défaut de ressembler plutôt à une algèbre qu'au langage de la philosophie, et d'être arbitraire et arti- ficielle. Ajoutons qu'elle est extrêmement com- pliquée. En sorte que, si elle est commode à beaucoup d'égards, elle a aussi le tort d'embar- rasser et de fatiguer inutilement l'esprit. Il faut ici à la fois louer et blâmer Kant. Il a bien vu que. si la philosophie veut être une science, elle ne doit pas reculer devant les formes austères de la science; mais il a oublié que, prenant tous ses éléments dans le domaine du sens commun, elle ne doit pas trop s'écarter de la langue vul- gaire, et qu'il vaut mieux chercher à introduire dans celle-ci les qualités scientifiques, que de forger une langue tout à fait nouvelle. Nous ne parlons pas du style de Kant, qui, malgré d'in- contestables beautés de détail et des pages vrai- ment^ admirables, laisse en général beaucoup trop à désirer pour des lecteurs français. Mais le principal défaut de la philosophie cri- tique, c'est son caractère subjectif et la part exagérée qu'elle fait au scepticisme. Kant, en cherchant à déterminer la valeur et la portée de la reconnaissance, voulait faire en même temps la part du scepticisme et du dogmatisme : c'est là un grand et difficile problème, qui, s'il n'est pas nouveau dans la science, a du moins reçu de lui une forme singulièrement précise. Mais ce problème, ne l'a-t-il pas résolu dans un sens plutôt que dans un autre? Ce caractère de subjec- tivité, dont il marque une grande partie de la connaissance humaine, n'assure-t-il pas la pre- mière place au scepticisme? Sur quoi s'appuie-t-il d'abord pour refuser aux formes de la sensibilité et aux catégories de l 'entendement, par suite à - la connaissance qui s'y fonde, toute valeur objec- tive? Sur ce que ces principes sont les conditions a priori de la connaissance des objets : il lui a paru impossible de rapporter aux objets des lois de notre esprit, antérieures à la connaissance que nous avons de ces objets, puisqu'ils en sont les conditions. Or, cette conséquence est-elle néces- saire ? Sans doute l'esprit a ses lois sans lesquelles la connaissance des choses ne serait pas ou ne serait presque rien; mais de ce que ces lois sont les conditions a priori de la connaissance; de ce que l'esprit ne les dérive pas de l'expérience, mais de lui-même, s'ensuit-il nécessairement qu'elles n'aient aucune valeur objective, etqu'elles ne puissent être, en même temps que des lois de notre entendement, des lois de la nature même des choses? Soit, par exemple, la loi de la cau- salité : je ne la déduis pas de l'expérience, mais je l'impose a priori aux phénomènes; s'ensuit-il qu'elle ne soit qu'une loi de notre esprit et qu'elle ne puisse pas' être une loi des objets mêmes? Pourquoi ne serait-elle pas l'un et l'autre à la fois? Pourquoi, en général, n'y aurait-il pas har- monie entre notre intelligence et la nature des choses? Et, si nous étions réduits ici à des con- jectures, cette dernière supposition ne serait-elle pas beaucoup plus vraisemblable que la première? Il faut convenir que le problème des rapports de l'esprit et de la nature des choses est plein de difficultés, peut-être même de mystères; mais la solution qu'en donne Kant ne lève pas ces difficultés, ou plutôt elle y ajoute. L'hypothèse kantienne est, en outre, contredite par l'expé- rience même : car, s'il n'y a pas harmonie entre notre intelligence et la nature des choses, d'où vient que nous trouvons la seconde si conforme aux lois de la première? Kant répondra que nous n'avons pas le droit d'invoquer cette conformité, puisque, ne connaissant les choses qu'au moyen de nos propres lois, c'est nous qui les faisons ce que nous les trouvons. Mais accordons que la connaissance humaine ne serait pas ou ne serait presque rien sans les principes que l'esprit tire de son propre fonds; nous est-il permis pour cela de ne voir dans l'expérience même qu'une création de notre esprit; et, à côté de ces principes a priori, nécessaires sans doute pour l'éclairer et l'interpréter, n'a-t-elle pas aussi ses propres in- formations? C'est ainsi qu'elle nous montrera la nature partout conforme aux lois mêmes de notre esprit. D'ailleurs, que parlons-nous ici d'hypothè- ses? Nous ne sommes pas réduits en cette matière à des conjectures plus ou moins vraisemblables; la raison résout, la question directement et sans réplique. Pouvons-nous supposer, en effet, quo les principes de l'entendement, nous parlons de ceux qui sont de véritables lois de l'esprit, et non des catégories purement abstraites, n'ont qu'une valeur subjective? Kant admet qu*ils sont nécessaires; mais il prétend que cette nécessité est relative à la constitution de notre esprit. Or, KANT — 876 — KANT cela est contraire à la raison même qui les déclare absolus. Pouvons-nous supposer, par exemple, que le principe de causalité n'est qu'une loi de notre esprit? Non, car la raison nous dît que c'est une loi de la nature même des choses. Ou prouvez- nous donc que la raison ne nous dit pas cela, ou rejetez l'autorité même de la raison. Kant ne fait ni l'un ni l'autre. Il ne songe pas un instant à contester l'autorité de la raison : car, là où il croit que la raison nous impose ses principes comme des lois absolues, il leur maintient ce ca- ractère. Ce n'est pas , comme on l'a souvent répété à tort, parce que la raison humaine est subjective que Kant conteste la valeur absolue de ses principes : car, s'il en était ainsi, on ne voit pas comment il aurait pu, à moins d'une grossière contradiction, ne pas envelopper dans son scepticisme la raison pratique et les lois morales; mais il a cru que les principes, qu'il a désignés sous le nom de formes de la sensibilité et de catégories de V entendement , ne nous étaient pas imposés par la raison à titre de lois absolues, et c'est pourquoi il a pu en contester la valeur objective. C'est là qu'est son erreur : car ces principes, la raison les déclare absolus, par con- séquent, objectifs; et jamais Kant n'a pu établir le contraire. Nous n'avons parlé jusqu'ici que des formes de la sensibilité et des catégories de l'en- tendement; on a vu comment Kant distingue de ces principes, qu'il regarde comme constitutifs de l'expérience, les idées de la raison proprement dite, et comment il résout la question de la valeur objective de ces idées. Remarquons d'abord que, parmi ces idées, il en compte une que la con- science, bien interrogée, suffit à expliquer : celle du moi. C'est ainsi que déjà, parmi les catégories de l'entendement, il avait rangé certaines con- ditions du jugement, qui ne sont autre chose que les attributs mêmes du sujet qui juge, par exemple, l'unité du je pense. Cette unité est sans doute la condition de tout jugement; mais elle est aussi un fait de conscience. Il en est de même du moi : il nous est immédiatement révélé par la conscience. Voilà ce qu'une psychologie plus profonde aurait montré à Kant. et, en ren- dant à la conscience, c'est-à-dire à l'intuition im- médiate de nous-mêmes, une idée qu'il transporte à la raison, elle aurait préservé cette idée du scepticisme où il précipite en général les idées de la raison. Mais d'où vient ce scepticisme? De ce que ces idées se rapportent à des objets supra- sensibles, c'est-à-dire à des objets dont nous n'avons pas l'intuition : car il n'y a pour nous d'autre intuition possible que l'intuition des sens, y compris le sens intime. Elles sont des concep- tions nécessaires à l'achèvement de notre con- naissance; mais nous n'avons pas le droit de leur attribuer une valeur objective : car leurs objets sont tout à fait insaisissables pour nous, et, par conséquent, hypothétiques. Or, on peut bien ad- mettre avec Kant que nous n'avons et ne pou- vons avoir d'autre intuition que celles des sens extérieurs et du sens intime, sans refuser pour cela à l'esprit humain le droit d'attribuer une valeur objective à certaines idées dont il ne saisit pas les objets, comme à celle de Dieu, par exemple. On peut lui accorder que nous n'avons pas l'intuition de Dieu, c'est-à-dire que nous ne faisons que le coni une aper- ception directe et immédiate; mais il ne s'ensuit pas que m. us n'ayons pas le droit d'attribuer à cett< conception une valeur objei tive. La question est de savoir si, en nous fournissant ception. la raison nous l'impose connue quelque i d'absolu; or, tel est eu effel si n carat non-seulement nous avons besoin de l'idée de Dieu pour porter notre connaissance à Son plus haut degré de perfection; mais il serait absurde, c'est-à-dire contraire à la raison, de supposer que Dieu n'existe pas. Que nous faut-il de plus? La raison parle, et cela suffit. Le scepticisme de Kant à l'endroit des objets de la raison, au moins de son objet suprême, n'est donc pas mieux fondé et est tout aussi contraire à la raison que le caractère subjectif qu'il attribue aux principes de l'entendement. Enfin, si l'on rapproche la morale de Kant de sa métaphysique, et qu'on aille au fond des choses, on y trouve une contradiction manifeste. Cette contradiction n'est pas aussi grossière qu'on l'a souvent imaginé; nous avons montré comment elle s'explique dans la doctrine de Kant; mais, pour s'expliquer, elle n'en est pas moins réelle. Quelle différence y a-t-il au fond entre les ca- tégories de V entendement et les idées de la raison d'une part, et les lois de la raison pratique de l'autre? Pourquoi accorder à celles-ci la valeur objective et absolue qu'on refuse à celles-là? Kant reconnaît que les principes de l'entendement sont comme les lois morales, universels et néces- saires' mais, selon lui, la nécessité est relative dans le premier cas, elle est absolue dans le second. Pourquoi cela? Les principes de l'enten- dement sont les lois des phénomènes : est-ce là ce qui les rend relatifs? Mais les lois morales sont les lois de nos actions. Supprimez, dit Kant, le temps et la succession des phénomènes, que devient la loi de la causalité? Mais supprimez, dirons-nous à notre tour, les agents moraux, leurs rapports et leurs actions, toutes choses qui existent bien aussi dans le temps, que devient la loi morale, celle, par exemple, qui défend de mentir? Si l'être absolu est au-dessus de la loi de la causalité, il est aussi en un sens au-dessus de la loi qui défend le mensonge : cette loi en est-elle moins réelle ? Pourquoi la première ne l'est-elle pas? Kant a beau dissimuler la contra- diction, il ne peut y échapper. Si )es lois morales sont absolues, les principes de l'entendement le sont aussi ; si les principes de l'entendement sont relatifs, il faut en dire autant des lois morales. On a dit qu'on ne pouvait faire au scepticisme sa part; il est certain du moins que cela est bien dilficile, et la philosophie de Kant en est une preuve de plus. Ce n'est pas que sous ce rapport elle ne contienne plus d'un enseigne- ment : la sagesse commande la réserve et la modestie dans la spéculation, en même temps qu'une foi robuste (nous parlons de la foi philo- sophique), dans la pratique ou dans les vérités morales. Mais il ne faut pas, dans le premier cas, pousser la réserve jusqu'au scepticisme, car alors, dans le second, on n'arrive à la foi que par une inconséquence. D'ailleurs, qu'est-ce que cette réserve qui aboutit à l'idéalisme le plus hardi? Il est vrai que Kant s'en défend; mais ce n'est pas sans raison que sa doctrine a été appelée du nom d'idéalisme subjectif ou transccndanlal. Ne va-t-il pas jusqu'à prétendre que le monde tel qu'il nous apparaît en vertu des lois de notre esprit n'est qu'un phénomène, c'est-à-dire, pour traduire sa pensée, une illusion? Que nous ne connaissions pas la nature intime des choses, soit; mais comment prétendre que les choses ne sont pour nous qu'une fantasmagorie régulière, créée par notre esprit? Quoi qu'il en soit, sachons gré à Kant d'avoir scruté si profondement le pro- blème de l'origine, de la nature, de la valeur et de la portée de nos connaissances, et d'avoir su, malgré d'éclatantes erreurs, répandre tant de lumières sur ces hautes questions. La philosophie ne peut désormais passer outre sans tenir compte itique et sans en faire son profit Quelque p irl qu'elle doive lui faire dans 1a science, KANT — 877 — KAPÏ nous ne pensons pas qu'il y ait d'étude plus propre àforti.ier l'esprit et plus salutaire à tous égards. Kant ne manqua ni de disciples ni d'adversaires. Ceux-ci vinrent de toutes parts : les uns au nom de la théologie révélée; d'autres au nom de l'an- cienne métaphysique, particulièrement de l'école de Leibniz et de Wolf; d'autres au nom de la philosophie empirique et sceptique du siècle; d'autres enfin au nom du sentiment. Ses disciples aussi furent très-nombreux et se montrèrent dans tous les rangs et dans tous les camps. On analysa et on commenta ses écrits, on expliqua ses doc- trines, on les appliqua à toutes les branches des connaissances humaines. Des disciples moins fidè- les ou plus originaux entreprirent de les modifier, et, tout en s'appuyant sur Kant, de pousser la philosophie en des" voies nouvelles. On dit que, dans sa vieillesse, Kant se déclarait incapable de comprendre les objections qu'on adressait à sa doctrine, et les transformations qu'on voulait lui faire subir, et, pour expliquer ce fait, il n'est pas nécessaire de supposer que l'âge avait affaibli ses facultés intellectuelles. On trouvera dans le Manuel de Tennemann (trad. franc, de M. Cousin, t. II, p. 264 de la 2e édit.) une longue notice sur les adversaires^ les partisans et les continuateurs de la philosophie critique, avec l'indication de leurs ouvrages. 11 faut remarquer, en finissant, qu'à la philo- sophie critique qui prétendait modérer l'ambition de l'esprit humain en le renfermant dans ses vraies limites, succéda, en prétendant s'y ratta- cher étroitement, le dogmatisme le plus absolu et le plus intempérant qui fut jamais. Il arriva après Kant ce qui est arrivé après Socrate ; et ces deux exemples prouvent d'une manière écla- tante combien il est difficile d'arrêter l'essor de l'esprit humain, mais aussi combien il est né- cessaire de le régler et de marquer ses justes bornes. Il est impossible d'indiquer ici les travaux auxquels a donné lieu en France la philosophie de Kant ; ia liste en serait trop longue : on trou- vera dans l'avant-propos de la traduction fran- çaise de la Critique du jugement (t. I, p. iij-v) une note qui indique les premiers en date, et l'on pourra compléter ces indications à l'aide du Rapport de M. de Rémusat sur le concours ou- vert par l'Académie des sciences morales et po- litiques pour l'examen critique de la philoso- phie allemande (p. 5 et 6), et aussi à l'aide de l'ouvrage de M. Willm, qui a remporté le prix dans ce concours. Il nous suffira de signaler l'é- dition la plus complète des œuvres de Kant, les ouvrages français consacrés à sa biographie et à l'exposition détaillée de sa philosophie et les tra- ductions françaises de ses différents écrits. Œuvres complètes de Kant publiées par Rc- sencranz, Berlin, 1838 et années suivantes, 10 vol. in-8; — A. Saintes, Vie de Kant, 1844; — Ch. Villers, Philosophie de Kant, Metz, 1801, in-8; — V. Cousin. Philosophie de Kant; — Ch. de Rémusat, Essais de philosophie, Paris, 1836 et 1841, 2 vol. in-8 (voir les IVe et Ve Es- sais); — du même auteur, Rapport sur le con- cours pour l'examen critique de la philoso- phie allemande, 1847 (dans les Mémoires de l'Académie des sciences morales et pjolitiques); — J. Wellin, Histoire de la philosophie alle- mande. Paris, 1846 et suiv., 4 vol. in-8; — Barchou de Penhoén, Histoire de la philosophie allemande, Paris, 1836, 2 vol. in-8; — C. Bar- tholmess, Kant et Fichle dans le Compte rendu des séances de l'Académie des sciences morales et politiques, t. XXIX et XXX; — E. Siissct, le 'icisme, Œnésidème, Pascal, Kant, Paris, 1865, in 8; Observations sur le sentiment du beau et du sublime, trad. par H. Payer Imhoff, Paris, 1795, in-8, et 'par Weyland, 1823, in-8; — Principes métaphysiques de la, morale, trad. par J. Tissot, Paris, 1830, in-8; — Critique de la raison pure, par le même, 2e édit., Paris, 1864. 2 vol. in-8; — Principes métaphysiques du droit; Projet de paix perpétuelle; et ana- lyse de ces deux ouvrages par Mellin, par le même, Paris, 1837, in-8 ; — Logique, par le même, 1840, in-8; — Leçons de métaphysique, par le même, 1843, in-8"; — la Religion dans les limites de la raison, trad. par J. Trullard, Paris, 1841, in-8, par le docteur Lortet, sous le titre de Théorie de Kant sur la religion, etc., 1842, in-8; — Critique du jugement suivie des Observations sur le sentiment du beau, trad. par J. Barni, Paris, 1846, 2 vol. in-8; — Examen de la Critique du jugement, par le même, Paris, 1850; — Critique de la raison pratique, précé- dée des Fondements de la métaphysique des mœurs, par le même, Paris, 1848, in-8; — Exa- men de la Critique de la raison pratique, par le même, Paris, 1851: — Eléments métaphy- siques de la doctrine au droit (première partie de la Métaphysique des moeurs), suivis d'un essai philosophique sur la paix perpétuelle et d'autres petits écrits relatifs au droit naturel, avec une introduction analytique et critique, par le même, Paris, 1853; — Éléments métaphysi- ques de la doctrine de la vertu (seconde partie de la Métaphysique des mœurs) , suivis d'un traité de Pédagogie et d'autres petits écrits re- latifs au droit naturel, avec une introduction analytique et critique; par le même, Paris, 1855; — Critique de la raison pure, avec une intro- duction analytique et critique, par le même, Paris, 1869, 2 vol. in-8. J. B. KAPILA, auteur du système sânkhya, un des plus célèbres de la philosophie indienne. Kapila figure dans les légendes mythologiques où ses aventures sont racontées tout au long. Tantôt il est fils de Brahma, et un des sept grands rishis ou saints des Pouranas ; tantôt, il est représenté comme une incarnation de Vishnou ou d'Agni ; tantôt même on le donne comme un petit-fils de Manou. En d'autres termes, on ne sait rien de précis sur Kapila, ni sur l'époque à laquelle il vivait. Un des caractères distinctifs de sa doctrine, c'est une indépendance absolue. La révélation n'est point une autorité pour Kapila. L"Écriture sainte lui paraît incapable d'assurer à l'homme la libération et la béatitude éternelle; c'est à la science seule qu'il s'adresse, c'est-à-dire à la raison. 11 ne paraît pas que dans l'Inde cette in- dépendance ait jamais été, contre le système de Kapila et contre ses adhérents, un motif de per- sécution, tout ombrageuse que l'orthodoxie y pou- vait être. Il parait même que cette indépen- dance a été poussée aussi loin que possible ; et la doctrine de Kapila a été signalée par toutes les écoles qui l'ont combattue, comme une doc- trine athée. On a cru quelque temps qu'elle avait inspiré en grande partie les doctrines fondamen- tales du bouddhisme. C'est une assertion qu'a émise M. Eugène Burnouf ; et si elle est exacte, ce qui n'est pas certain, la date relative du sys- tème de Kapila serait par là même à peu près fixée : il remonterait à six siècles au moins avant l'ère chrétienne. 11 y a deux sources principales, quoique d'iné- gale importance, auxquelles on peut demander la connaissance détaillée de cette doctrine: ce sont d'abord les Axiomes ou Soûtras de Kapila, imprimés à Sérampore, in-8, 1821, avec le com- mentaire de Vidjntna Bikshou, en sanscrit; et li Sânkhya Karikd, ou vers remémoratifs du KAPI — 878 — KAPI sânkhya, en soixante-douze distiques, publiée plusieurs fois d'abord par M. Lassen, avec une traduction latine ; puis par M. Wilson, avec une traduction anglaise de Colebrooke, et un com- mentaire sanscrit traduit aussi en anglais. M.Pau- tbier l'a traduit en français dans sa traduction des Essais de Colebrooke. L'auteur de cet article l'a traduite enfin et commentée tout au long dans le VIIIe volume des Mémoires de V Académie des sciences morales et politiques. Il paraît, du reste, que l'ouvrage vraiment original n'est pas même la collection des soûtras réunis sous le nom de Kapila. Ce serait un re- cueil beaucoup plus ancien et beaucoup plus concis encore appelé Talvâ Samâsa. Mais Cole- brooke n'a jamais vu ce recueil, et il semble même douter de son existence, bien qu'il soit mentionné par les commentateurs. Il paraît pro- bable, du reste, que les soûtras qui ont été im- primes ne sont qu'un développement du Tatva Samâsa, et c'est à eux qu'il faut demander la véritable doctrine de Kapila. Jusqu'à présent ils n'ont pas été traduits. Quant à la Karikâ, elle est certainement beaucoup plus récente, et quoique Colebrooke la donne pour l'autorité principale du sânkbya, elle ne doit être*consultee qu'avec grande ré- serve. Il est évident d'abord qu'il est très-diffi- cile de renfermer tout un système de philoso- phie aussi vaste que le sânkhya en soixante- douze distiques ou cent quarante-quatre vers, et que cette concision même a du nécessairement nuire à la clarté. Ces précis peuvent être fort utiles dans l'école ; ils peuvent réveiller et fixer les souvenirs des élèves; ils peuvent être aussi fort intelligibles pour ceux qui ont longtemps étudié la doctrine dans toute son étendue ; mais pour ceux qui n'ont pas eu le même avantage, ces abrégés sont loin d'être suffisants, et ils demeurent toujours très-obscurs, surtout quand le système primitif l'est lui-même autant que le sont les Soûtras de Kapila. Il faut ajouter que la Karikâ étant très-moderne, relativement du moins, et n'étant pas certainement antérieure au vme siècle de l'ère chrétienne, elle répond dans l'histoire de l'esprit indien à une époque où les traditions antérieures déjà fort étudiées avaient été déjà aussi défigurées étrangement. Il serait difficile, tant que les soûtras ne seront par con- nus, de dire jusqu'à quel point la Karikâ s'en éloigne; maison a dès à présent de justes rai- sons d'affirmer qu'elle ne représente pas tou- jours très-fidèlement la doctrine originale ; il ne faut donc pas croire, parce qu'on connaîtrait la Karikâ, qu'on pût se dispenser de recourir aux soûtras. Ces soûtras se divisent en six lectures ou le- çons d'inégale longueur. Les trois premières sont données à l'exposition spéciale de la théo- rie. La quatrième Péclaircit par des comparai- sons tirées de la fable et de l'histoire, si tant est qu'il y ait de l'histoire dans l'Inde. La cinquième lecture, toute de controverse, est consacrée à ré- futer les objections des écoles rivales; enfin la sixième revient sur les questions les plus im- portantes pour les compléter par des dévei ments nouveaux. Quoi qu'il en puisse être des divergences plus ou moins graves des soûtras et de la Karikâ, les deux ouvrages s'accordent sur ce premier et es- sentiel principe, que la philosophie est le seul moyen qu'ait l'homme d'arriver à la béatitude. Les moyens que donne l'écriture révélée et tous les moyens visibles, quels qu'ils soient, sont im- puissants; seule est capable de sauver c'est là le principe même d'où est i le Bouddha pour laire dans l'Inde la grande réforme à laquelle s'est attaché son nom, c'est, en d'autres termes, le principe même sur lequel s'est appuyée la philosophie grecque et sur le- quel doit s'appuyer toute philosophie qui se com- prend elle-même et se rend compte de ce qu'elle Fait. Il n'est pas besoin d'insister sur l'impor- tance d'une pareille théorie, et de montrer tou- tes les recherches antérieures qu'elle suppose et toutes les conséquences qu'elle porte invincible- ment avec elle. Le sânkhya reconnaît trois espèces de certi- tude : ce sont d'abord la perception, puis l'induc- tion, et, en troisième lieu, le témoignage en- touré des garanties nécessaires. Les principes auxquels s'appliquent ces trois critériums de la connaissance humaine sont au nombre de vingt-cinq : 1° la nature racine et mère de tout le reste; 2° l'intelligence ou le grand principe ; 3" la conscience, en sanscrit ahankâra, mot à mot ce qui produit le moi; 4-8° les cinq particules subtiles, essences des cinq éléments; 9-19° les onze organes des sens et de l'action, qui sont aussi avec l'intelligence et la conscience les treize instruments de la connaissance; 20°-24° les cinq éléments maté- riels : l'éther, l'air, le feu; l'eau, la terre ; 25° et enfin, l'âme éternelle et immatérielle, qui n'est ni produite ni productive. C'est pour contempler la nature, et plus tard pour s'en délivrer, que l'âme s'unit d'abord à elle, comme le boiteux et l'aveugle se réunis- sent pour voir et pour marcher, l'un servant de guide et l'autre portant celui qui le conduit. De cette union de l'âme et de la nature sort la créa- tion, c'est-à-dire le développement de l'intelli- gence et des autres principes. La nature a trois qualités principales qui» correspondent à trois mondes différents, à trois dispositions différen- tes de l'âme : la bonté d'abord, qui répond au monde supérieur et à la vertu ; l'obscurité, qui répond au monde inférieur et au vice ; enfin la passion, qui appartient spécialement au monde intermédiaire, au monde de l'homme, où sont mêlés le bien et le mal, le vice et la vertu. L'âme, revêtue d'un corps et d'une personne qui constituent son individualité, doit s'appli- quer à connaître la nature, qui d'abord lui ré- siste, mais qui, comme une courtisane, après quelques difficultés, finit par se montrer toute nue aux regards de celui qui la sait contem- pler. Une fois cette connaissance acquise, l'âme n'a plus rien à faire en ce monde; elle y peut rester encore cependant, comme la roue du potier tourne encore longtemps après que l'impulsion qui l'a mise en mouvement a cessé d'agir sur elle; mais dès lors, elle a conquis toutes les con- ditions de sa délivrance et de sa béatitude ; quand le corps vient à se dissoudre, elle quitte cette vie, où elle n'a d'ailleurs jamais été qu'un simple spectateur, un témoin impassible ; et elle est éternellement affranchie de ces renaissances successives et de ces épreuves douloureuses aux- quelles sont encore soumises les âmes que la science n'a pas rachetées. Ces détails, quelque concis qu'ils soient, suffi- sent cependant pour montrer toute la grandeur du système conçu par Kapila. Le sânkhya est certainement, dans la philosophie indienne, ce- lui de tous les darçanas qui mérite le plus notre étude; il représente les idées les plus vastes, les plus profondes à la fois et les plus avancées ; le nyàya a'esl guère qu'un système de logique; la mîmansa n'est qu'une casuistique orthodoxe; le védànta, une polémique qui a pour but de dé- fendre la révélation j le yoga de Patandjali est un mysticisme exagéré et souvent extravagant; enfin le veiséshikâ de Kanada s'est surtout alla- KAYS — 879 — REND 5Îié à des questions de physique, traitées comme pouvait le faire l'imagination indienne qui ne s'est jamais enquise des faits et n'a, pour ainsi dire point connu l'observation exacte et atten- tive des phénomènes. Le sânkhya, au contraire, a embrassé et résolu à sa manière toutes les questions principales que la science philosophi- que peut agiter, et il les a posées et discutées avec une liberté entière. Outre les diverses publications citées dans cet article, il faut lire, pour comprendre la haute valeur du génie de Kapila, l'analyse qu'a con- sacrée au sânkhya; d'après Colebrooke, M. Cou- sin, dans son Histoire générale de la philoso- phie, Paris, 1863, in-8; le mémoire cité plus haut de l'auteur de cet article et la traduction des Soutràs commentés de Kapila par M. Bal- lantyne, Bibliotheca indica, Calcutta, 1862. Voy. aussi les articles Indiens (Philosophie des) et Sànkhya. B. S.-H. KARIKA. Ce mot désigne, dans la philoso- phie indienne, des vers mémoratifs qui renfer- ment, sous une forme très-concise, les théories principales des divers systèmes. D'ordinaire, la Karikâ s'entend du système sànkhya, parce que les vers mémoratifs de ce système ont été pu- bliés et traduits déjà plusieurs fois. Mais les au- tres écoles ont leurs Karikâs tout aussi bien que le sànkhya; et le Sanskara Sara qu'a publié et traduit M. Windischmann n'est pas autre chose qu'une Karikâ du védânta. On en peut dire au- tant d'un autre résumé du védânta qu'a traduit en anglais AI. Taylor, et qui est intitulé Atma- bodha. ou la Connaissance de l'esprit; AL Pau- thier l'a mis en français. On pourrait citer en- core plusieurs autres Karikâs. Cette forme assez singulière qu'a prise la science n'est pas spéciale au génie indien; notre moyen âge a mis plu- sieurs fois en vers la Logique d'Aristote, et ce même procédé a été appliqué souvent à d'autres théories ; seulement, ces abrégés rhythmiques n'ont pas acquis dans l'Occident la haute auto- rité que les Karikâs ont obtenue dans la philo- sophie indienne. Évidemment ce mode d'exposi- tion suppose de longues études antérieures et des analyses poussées très-loin. Après les com- mentaires prolixes qui ont développé les systè- mes et les ont bien fait comprendre, on a senti le besoin de résumer, et c'est à ce besoin que les Karikâs ont répondu; voilà pourquoi elles sont en général assez récentes. Voy. les articles In- diens (Philosophie des) et Sa.nk.hya. B. S. -H. KAYSERLINGK (Hermann de), critique et philosophe allemand, a publié de 1817 à 1839 un assez grand nombre d'ouvrages : comparaison entre le système de Fichte et celui d'Herbart, Kœnigsberg, 1817 . La Métaphysique, Heidelberg, 1818; — Projet d'une théorie complète de l'in- tuilion, Heidelberg, 1822; — Point de vue pour l'établissement scientifique de la connaissance humaine, ou Anthropologie, Berlin, 1827. Il a laissé l'histoire de sa vie : Mémoires d'un philo- sophe, Altona, 1839. Il avait commencé par être le disciple de Herbart; mais plus tard il aban- donna les idées de son maître et se rapprocha de la philosophie de Schelling. Tous ces ouvrages sont écrits en allemand. Un écrivain qui porte à peu près le même nom, Kayserling, a publié à Leipzig en 1863 : Moses Mendelssohn, sa vie et ses œuvres. KAYSSLER (Antoine-Auguste-Adalbert), pro- fesseur de philosophie à Halle, ensuite à Bres- lau, où il mourut en 1822, a laissé les ouvrages suivants, tous écrits en allemand et sous l'inspi- ration de la doctrine de AI. de Schelling : De la nature et de la destinée de l'esprit humain, in-8, Berlin, 1804; — Mémoires pour servir à l'histoire critique de la philosophie moderne, ou Idée de la philosophie de Schelling. in-8, Halle, 1804; — Introduction à l'étude de la phi- losophie, in-8. Breslau, 1812; — Principes de la philosophie théorique et pratique, à l'usage des cours publics, in-8, Breslau et Halle, 1812. X. KECKERMANN (Barthélémy), érudit et phi- losophe allemand, né à Dantzick en 1571. Il étu- dia à Wittemberg, à Leipzig et à Heidelberg, où il fut nommé professeur de langue hébraïque. Il avait une ardeur incroyable pour l'étude et ne négligea aucune des sciences qu'un philoso- phe de ce temps ne pouvait ignorer. Sa renom- mée décida le sénat de Dantzick à lui offrir une chaire au gymnase de cette ville. Après l'avoir refusée, il l'accepta en 1601, et y enseigna la philosophie. Ses travaux excessifs hâtèrent sa fin, il mourut en 1609, à l'âge de 38 ans. 11 avait pourtant composé un très-grand nombre d'ou- vrages, s'il faut en croire Alelchior Adam qui n'en compte pas moins de trente-quatre, sans parler de ceux qui étaient restés manuscrits. La plupart portent le nom de système, système po- litique, de mathématique, de morale, d'anato- mie, de théologie, de logique, et enfin système des systèmes. Ces ouvrages, dit Bayle, sont pleins de pillages, et ont été fflen pillés. Le principal mérite qu'on y peut découvrir c'est une connaissance assez approfondie de la logique, et même de son histoire. Il y en a deux qui mé- ritent une mention particulière. Dans les Prœ- cognita logicis, Heidelberg, 1599. il essaye en manière de préambule une esquisse de l'histoire de la logique depuis le commencement du monde. Dans le Systema Logicœ, Dantzick, 1600, il présente un résumé clair et méthodique des principales questions de la science, et prend pour modèles, dit-il, Aristote, Cicéron, Agricola, « et magnum illud artium lumen, Philippum Me- lanchthonem. » C'était le temps où le ramisme se répandait en Allemagne, et où les universités étaient troublées par des débats violents entre les adversaires et les partisans de cette doctrine Keckermann est loin d'être un partisan de Ra- mus; il se plaint même avec amertume dans ses Prœcognita des progrès de cette réforme, et es- time que les bons protestants doivent rester fi- dèles au péripatétisme, interprété par Alélanch- thon. Alais pourtant il admet quelques-unes des idées nouvelles, et son orthodoxie est suspecte. Cette logique éclectique, sorte de compromis en- tre le iramisme et le philippisme (système de Philippe Alélanchthon, et qu'on appela philippo- ramea), ne satisfit aucun des deux partis. Voy. Brucker, Histoire de la philosophie, t. IV; — Bayle, Dictionnaire historique, article Kecker- mann; — Alelchior Adamus, Vitœ Gcrmanorum philosophorum, Heidelberg, 1615, p. 499. KENDI ou ALKENDI (Abou-Yousouf Yakoub ben-Ishàk), surnommé par les Arabes le philoso- phe par excellence, était issu de l'illustre famille de Kcnda, et comptait parmi ses ancêtres des princes de plusieurs contrées de l'Arabie; aucun des auteurs arabes que nous sommes à même de consulter n'indique l'année de sa naissance ni celle de sa mort ; nous savons seulement qu'il florissait au ixe siècle; son père, Ishâk ben-al- Sabbâh, fut gouverneur de Coufa sous les khali- fes al-AIahdi, al-Hadi et Haroun al-Raschîd. Kendi, qui avait fait ses études à Bassora et à Bagdad, se rendit célèbre sous les khalifes al- Mamoun et al-Motasein (813 à 842) par un nom- bre prodigieux d'ouvrages sur la philosophie, les mathématiques, l'astronomie, la médecine, la politique, la musique, etc. Il possédait, dit-on, les sciences des Grecs,' des Perses et des Indiens, et il fut un de ceux qu'al-AIamoun chargea de la KEIL 880 — KÉPL traduction des œuvres d'Aristote et d'autres au- teurs grecs, ce qui fait supposer qu'il était versé dans le grec ou dans le syriaque. Cardan {de Subtililale, lib. XVI) le place parmi les douze génies de premier ordre qui, selon lui, avaient paru dans le monde jusqu'au xvie siècle. Des jaloux et des fanatiques suscitèrent des persécu- tions à Kendi : on raconte que le khalife al-Mo- tawackel fit confisquer sa bibliothèque, mais qu'elle lui fut rendue peu de temps avant la mort du khalife, ce qui prouve que Kendi vivait encore en 861. Al-Kifti et Ibn-Abi-Océibia lui attribuent environ deux cents ouvrages ; on peut en voir la nomenclature dans la Bibliolheca arabico-hispana de Casiri, t. I, p. 353 et sui- vantes. Il ne nous reste maintenant de Kendi que quelques traités de médecine et d'astrologie; ses traités philosophiques, ainsi que ses commen- taires sur Aristote, probablement les premiers qui aient été faits chez les Arabes, sont très-ra- rement cités par les philosophes arabes dont nous connaissons les ouvrages. On peut conclure de là que Kendi ne s'était point fait remarquer par des doctrines qui lui fussent particulières. Ibn-Djoldjol, médecin arabe espagnol qui vivait au Xe siècle et qui est postérieur à Farabi, dit, dans un passage cité par Ibn-Abi-Océibia, qu'au- cun philosophe musulman n'avait suivi les traces d'Aristote aussi exactement que Kendi. Dans la longue liste des ouvrages de notre philosophe, il y en a un qui nous paraît mériter ici une mention particulière, c'est celui où il tâchait de prouver « que l'on ne peut comprendre la philo- sophie sans la connaissance des mathématiques. » Dans un autre écrit traitant de l'unité de Dieu, il professait sans doute des opinions qui s'accor- daient peu avec l'orthodoxie musulmane, car Ab- dallatif, médecin arabe du xue siècle, qui se montre fort attaché aux croyances de l'isla- misme, dit avoir écrit un traite sur l'essence de Dieu et sur ses attributs essentiels, et il ajoute que son but, en traitant ce sujet, était de réfuterr les doctrines de Kendi (voy. la Relation de l'E- gyple, par Abdallatif, traduite par M. Sylvestre de S-icy, p. 463). Outre ses commentaires sur diverses parties de VOrganon d'Aristote, Kendi composa un grand nombre d'ouvrages philoso- phiques qui devaient répandre parmi les Arabes la connaissance de la philosophie péripatéticienne, mais que les travaux plus importants de Farabi firent tomber dans l'oubli. Nous y remarquons des traités sur le but que se proposait Aristote dans ses catégories, sur l'ordre des livres d'A- ristote, sur la nature de l'infini, sur la nature de l'intellect, sur l'âme, substance simple et im- périssable, etc. Il serait inutile de nous étendre davantage sur des écrits dont nous ne connais- sons que les titres qu'il n'est pas même possible de rendre toujours avec l'exactitude désirable. On peut consulter : Lackemachcr, de Alkendi arabum phitosophorum celeberrimo, in-4, Helm- st ni!. 1719 : — Brucker, Ilisl. cril. philos., etc., t. 111. p. 63-6'J. Voy. Akabls (Philosophie des). S. M. KEPLER (Jean). C'est par un double motif LStronome mérite une place dans Phistoire de la philosophie : il a introduit l'es- prit philosophique dans la sciance qu'il consi- i comme une partie de la pjmlosopnie même, l'astronomie; et il s'est livré fréquemment, sur la nature el la fin des choses, à des méditations (pu révèlent en lui un disciple de Pythagore et de La vie de Kepler, comme son siècle, est une suite de vicissitudes extraordinaires et de lui les douloureuses : il a été, non-seulement un philo- sophe pratique, mais un sage, l'un des apôt;es et des martyrs de la science moderne. Né en 1571 à Weil, dans le duché de Wurtem- berg, contrée alors féconde en grands hommes, fils d'un capitaine pauvre, mais d'une noblesse très-ancienne, qui avait servi sous le duc d'Albe, et péri dans une bataille contre les Turcs, Ke- pler fut élevé d'abord dans le vieux cloître de Maulbrunn, puis dans l'université de Tubingue. 11 ne devait étudier que la théologie, encore la science par excellence; mais le hasard, comme lui-même s'exprime, fatum quodpiam, le con- duisit au cours de mathématiques de ce Mœstlin qui, dans un voyage en Italie, avait gagné Ga- lilée aux idées de Copernic. Mœstlin lui enseigna à la fois les mathématiques et la nouvelle astro- nomie. Il est probable que Kepler puisa même dans ces leçons les germes de pythagorisme ré- pandus en Souabe par Reuchlin, et dès l'origine accueillis favorablement par les coperniciens. En 1594, il fut appelé à succéder au géomètre Stadius à Graetz, où il composa son premier ouvrage, intitulé Prodrome, ou Mystère cosmo- graphique. Dans cet écrit, il se proposa de prouver que le Créateur, en arrangeant l'u- nivers, avait pensé aux cinq corps réguliers inscriptibles dans la sphère, aux cinq planètes. La protection du duc de Wurtemberg, auquel le Prodrome était dédié, fut seule en état de pré- server l'auteur des foudres d'excommunication par lesquelles les théologiens de Tubingue cru- rent devoir lui répondre. Ses anciens maîtres furent réduits à déclarer que sa doctrine était incompatible avec l'Écriture sainte, et le chan- celier Hafenreffer, quoique bienveillant envers Kepler, la condamna en soutenant que « le bon Dieu n'avait pas suspendu le soleil au centre du monde, comme on met une lanterne au milieu d'une salle. » Tracassé et inquiété à Graetz, Kepler accepta, en 1600, l'invitation que Tycho- Brahé lui adressa au nom de Rodolphe II, et se rendit à Prague pour travailler au milieu de la cour impériale à la confection des Tables Rodol- phines. Mais une longue chaîne de nouvelles calamités l'attendait en Bohême. Tycho-Brahé le tourmenta pour lui faire abandonner « les vaines rêveries » de Copernic; les confesseurs de Ro- dolphe II le tourmentèrent, pour lui faire ab- jurer la foi luthérienne; Rodolphe II lui-même, pour lui faire échanger l'étude de l'astronomie contre celle de l'astrologie. Les malheurs de la guerre qui le priva de ses honoraires, rendirent sa femme folle et le forcèrent à chercher un asile au collège de Linz. Là, il fut persécuté par ses propres coreligionnaires, parce que sa tolé- rance se refusait à damner les calvinistes. Bien- tôt après il fut obligé d'aller défendre sa mère accusée de sorcellerie et condamnée à la torture. Wallenstein le cacha pendant plusieurs années dans sa retraite armée. Enfin, il se rendit piein d'espérance à la diète de Ratisbonne, pour y réclamer les arrérages de son traitement, lors- qu'à peine arrivé, il mourut le 15 novembre 1630, laissant sa famille dans le même dénûment d'où il avait uoblemi nt tiré celle de Tycho-Brahé. Telle fut l'existence de l'un des législateurs de l'astronomie, de l'un dis réformateurs de la science. Kepler avait, en effet, une activité aussi prodigieuse que son intelligen e était vaste. 11 a composé plus de quarante ouvrages} la plupart dans une belle latinité; il a porte son attention sur toutes les parties de l'univers et tous les- ta ils de l'esprit humain. La connaissance de l'homme est une à ses yeux; toutes nos facultés y concourent, l'observation et l'inspiration, la réflexion el l'enthousiasme, le calcul et la pri l'analyse et la synthèse. Le résultat de ces divers KEPL — 881 KÉPL moyens de connaître, c'est la vue totale de la nature la vue des œuvres de Dieu, de ses des- seins et de ses raisons, la contemplation de la volonté et de l'activité divines. Et ici se dessine le caractère fondamental de ce qu'on peut, avec Kép er même, appeler sa philosophie : elle est, ains que sa vie, profondément religieuse. Te ut sujet d'étude, selon Kepler, fait partie de la philosophie; chaque partie de la philosophie aboutit à l'intuition de la cause première, tou- jours présente à toutes les causes secondes, et seule « le pourquoi du pourquoi ». La dernière raison des pensées et des faits, c'est la volonté suprême et éternelle. Invoquer et étudier cette volonté, surtout s'y soumettre et l'appliquer en tout sens, enfin, prier, aimer, adorer Dieu, en lui-même et dans ses actes si variés, voilà la véritable manière de se préparer aux sévères travaux de la science. Toute opération de géo- métrie ou d'arithmétique doit commencer et finir par un intime et ardent élan vers la Di- vinité. Ainsi seulement l'âme s'illuminera de lueurs impérissables, et s'élèvera aux lois qui régissent toutes choses. La religion, suivant Kepler, ne diffère donc pas de la philosophie, ni la philosophie de la religion; et il faut se pénétrer de la profondeur que Kepler avait donnée à cette conviction, si l'on veut bien comprendre ses ouvrages. C'est la foi dans l'unité de la religion et de la philo- sophie qu'on doit regarder comme le mobile des recherches qui ont immortalisé son nom. Il se croyait, en effet, obligé par conscience et recon- naissance à montrer dans tous les domaines de la nature les perfections de Dieu, sa bonté, sa sagesse, sa puissance infinies. Il était tellement persuadé de ces perfections divines qu'il était sûr que Dieu ne lui refuserait pas de l'initier aux secrets de l'univers, que Dieu n'avait rien fait sans un but excellent, qu'il n'avait pas ar- rangé l'univers avec tant d'art pour en cacher les ressorts à l'être qu'il avait créé à son image. et que pouvant ce qu'il y a de plus difficile, il voulait aussi pour l'homme ce qu'il y a de meil- leur, le progrès dans la connaissance et dans la félicité. Ce caractère essentiellement religieux explique pourquoi Kepler tire de chaque découverte une conclusion pratique, et ne cesse de rattacher les phénomènes et l'autorité de la conscience aux phénomènes et à l'ordre du monde physique. Ainsi, la découverte des quatre lunes de Jupiter le conduit à croire que la terre, n'ayant qu'une lune, n'est pas le corps céleste le plus consi- dérable ; que l'univers n'a pas été créé posr la terre ; que l'homme, roi de la terre, n'est donc pas nécessairement l'être le plus noble ; qu'enfin le rang inférieur de notre globe doit nous aver- tir de notre propre infériorité, et nous disposer à la modestie et à la modération, à la circon- spection et à l'humilité. Ce même caractère fait comprendre pourquoi Kepler ne voit dans la marche du monde qu'un concert divin- dans la philosophie, description de cette marche, partition de ce concert, qu'une symphonie ou un hymne chanté à la gloire de Dieu, un ouvrage sans cesse occupé à louer et à bénir l'ouvrier. La philosophie n'est pas seu- lement, pour Kepler, l'étude de l'homme et de la nature humaine, c'est celle de la nature tout entière, celle même de l'auteur et du principe de la nature, de Dieu. La cosmographie, la cos- mothéorie, la cosmologie, termes alors équi- valents au mot de philosophie, deviennent ainsi une sorte de théologie. Lorsque, malgré cette grande et sérieuse piété, Kepler lut accusé d'hétérodoxie, d'hérésie et DICT PHILOS d'athéisme, il se borna à répondre qu'il philo- sophait très-purement, emendalissime. Ce qui caractérise le génie de Kepler, c'est un enthousiasme inépuisable pour les divers objets de ses recherches et pour la vérité en général, la hardiesse de ses suppositions et de ses expli- cations, sa patience et sa persévérance dans l'ob- servation et le calcul, sa bonne foi à reconnaître et à quitter ses moindres erreurs. Ses contem- porains étaient frappés de sa constance à re- prendre à diverses époques le même problème, a retourner ses hypothèses de mille manières, à essayer sans cesse toutes ses découvertes, à tou- jours revenir sur les résultats qui ne le satis- faisaient pas, à interroger obstinément et la nature extérieure et la raison. Ils ne furent pas assez frappés de l'inquiétude salutaire qui tour- mentait Kepler tant qu'il n'avait pas trouvé les causes et les lois des faits, ni du besoin qui le poussait à assigner des règles à tous les mou- vements, des causes à tous les effets, et des causes provisoires partout où les causes défi- nitives et réelles ne s'étaient pas encore révélées. Il ne lui suffisait pas, comme à Copernic et à Tycho-Brahé, de déterminer le lieu et le mou- vement des corps célestes, d'en tracer la carrière et d'en mesurer les pas ; le quoi et le comment ne le contentaient pas; il lui fallait connaître le pourquoi, c'est-à-dire la loi et la condition der- nière des phénomènes, l'ordre invariable et la rai- son transcendante des mouvements. Pressé du be- soin de ramener tous les cas particuliers,toutes les manifestations isolées et visibles à une formule universelle, à une expression identique, à une donnée suprême et invisible; convaincu que la variété et la multiplicité reposent nécessai- rement sur la simplicité et l'unité, Kepler s'ap- plique à saisir, à deviner partout les rapports secrets et permanents, les relations naturelles des individus avec l'espèce ou le genre, la liai- son des parties avec le tout, enfin l'ensemble des choses et l'âme de leurs ressorts. Cette ten- dance irrésistible à l'examen et à la libre inves- tigation, à l'organisation de la science et à l'u- nité systématique, cette soif de l'harmonie dans nos connaissances est le propre de l'esprit phi- losophique, et c'est en même temps ce qu'on rencontre au fond de chaque tentative de Ke- pler. Le désir de s'élever à une vue complète et une de l'univers, à un tableau où chaque corps; infi- niment petit ou infiniment grand, se présente comme un simple membre d'un immense orga- nisme, a dicté à Kepler un livre intitulé l'Har- monique du monde. Cet ouvrage, qui ne parut qu'en 1619, est du même genre que le Prodrome et de la même famille que les productions de plusieurs mystiques de ce temps-là, tels que Fludd, qui écrivaient aussi sur la musique du monde, appliquant à :a physique terrestre et céleste les idées pythagoriciennes sur les nom- bres et les intervalles musicaux. Voici les pro- positions fondamentales de cette Harmonique du monde. Toute la création constitue une symphonie merveilleuse, dans l'ordre des idéeset de l'es- prit, comme dans celui des êtres matériels. Tout se tient et s'enchaîne par des rapports mutuels et indissolubles; tout forme un ensemble har- monieux. En Dieu, même harmonie, une har- monie suprême : car Dieu nous a crées à son image, et nous a donné l'idée et le sentiment de l'harmonie. Tout ce qui existe est vivant et animé, parce que tout est suivi et lié; point d'astre qui ne soit un animal, qui n'ait une âme. L'âme des astres est cause de leurs mouvements, et de la sympathie qui unit les astres entre eux; 56 KÉPL — 882 KIES elle explique la régularité des phénomènes natu- rels. Tout ce qui caractérise un être animé se rencontre chez l'animal appelé la terre : les plantes et les arbres sont ses cheveux, les mé- taux sont ses veines, l'eau sa boisson et ses humeurs. La terre a une sorte d'imagination, une faculté de produire et de former. L'âme qui l'anime est comme une flamme souterraine, qui pénètre et soutient tout ce qui est à la sur- lace. Siégeant au centre de la terre, cette âme, non-seulement éprouve tous les changements que la terre subit, mais elle envoie à travers la terre des formes et des copies de tout genre ; et en même temps elle possède les bases et les éléments du repos et du mouvement de la terre. Le soleil, régulateur des mouvements plané- taires, centre réel de notre système planétaire, corps doué d'une vertu magnifique, d'une force attractive, ne répand pas seulement la lumière et la chaleur dans l'atmosphère qui l'entoure, il paraît aussi être le foyer de la raison pure et absolument simple, la source de l'universelle harmonie, le siège d'une intelligence parfaite. Aussi agit-il plus que les autres astres sur le genre humain, sur notre conception, notre nais- sance, notre tempérament, notre caractère, sur tout notre génie et toute notre destinée. Le soleil est le symbole le plus complet de la Divinité. La Divinité est, en effet, l'activité par excellence, la vie créatrice ; elle est la fécondité et la bonté même, la sympathie qui s'épanche et la bienveillance qui se prodigue à tout ce qui est. Elle ne s'enferme pas dans une oisive con- templation d'elle-même; elle se réfléchit, elle se reproduit dans la création. L'éternelle essence, l'harmonie idéale et primitive de Dieu se révèle de la sorte dans l'univers, et dispose naturel- lement l'âme humaine, appelée à la connaître, à s'accorder avec elle et à l'aimer ; elle la pousse à se manifester, à se développer à son exemple, c'est-à-dire comme harmonie et sympathie. L'âme humaine n'est qu'un rayon de la lumière divine, une image de l'Être éternel, et comme l'Être éternel, elle est active et libre. Connaître, c'est rapprocher les choses extérieures et sensibles de l'idée intérieure et spirituelle, c'est les inter- préter d'après cette idée, c'est les rattacher à l'ordre invisible que nous portons en nous. Cet ordre renferme, comme possibilité, comme idéal, tout ce qui, plus tard, se manifeste dans la réa- lité visible : cet ordre nous est inné, et lorsque nous rencontrons un objet nouveau hors de nous, nous nous rappelons qu'il était d'abord en nous. De même que les corolles et les pistils sont innés aux plantes, de même les idées et les harmonies sont innées aux hommes et ne font que se déve- lopper par l'expérience. Ce n'est pas la percep- tion sensible qui nous fait connaître la véritable mesure des choses. La géométrie a son origine en nous ; elle a été mise en nous par Dieu même : car elle est une pensée divine, antérieure à l'u- nivers, ayant servi de type et de modèle à la lion, et restant néanmoins dans sa pureté et dans le sein même de la Divinité. La perception sensible ne fait que nous donner une conscience distincte des idées, des vérités que le Créa- a déposées primitivement dans notre intel- ligence, et qui demeurent consubstantiellcs et coélernelles a l'intelligence suprême. C'est , que les pensées de ce genre subsistent en Dieu, c'est parce que ur en est un symbole, un symbole de l'unité et du tout, que Pythagore et Platon nous ont enseigné tint de choses sublimes sur la nature des choses et leur immortelle essence sous des ligures et des lignes. Nous nous plaisons a contempler *ous les rapports légitimes et régu- liers, tout ce qui est beau et exact, parce que tout cela exprime, comme nous-mêmes, quelque idée divine. Le spectacle de l'harmonie du monde extérieur nous porte à établir dans notre propre être de l'équilibre et de l'accord, et à mettre nos sentiments et nos actes à l'unisson de l'ordre universel. Voilà comment Kepler combine les mathéma- tiques avec la physique, la morale et la meta- physique, se rapprochant tantôt de Galilée, tantôt de Bruno. S'il diffère de Galilée à l'égard de plus d'un procédé de la méthode; s'il se montre plus enthousiaste et plus mystique, moins so- bre et moins froid que le philosophe de Flo- rence, il professe cependant un genre de dyna- misme et d'animisme singulièrement analogue au naturalisme, au panthéisme tant reprochés à Galilée. Nous ne pouvons comparer ici les sys- tèmes philosophiques des deux astronomes; nous rappelons seulement ces deux faits : Kepler et Galilée philosophaient autant qu'ils calculaient; l'émancipation de la science moderne est le ré- sultat de leurs hardis efforts, presque autant que le fruit des tentatives de Bacon et de Descartes. Outre les deux ouvrages cités dans cet article : Prodromus, sive Mysterium cosmographicum, 1597 ; — Harmonices mundi libri V, 1619 ; Ke- pler a encore composé les deux suivants : Astro- nomia nova, seu Physica cœlestis, 1609; et As- tronomia lunaris, 1634. C. Bs. KERN (Jean), né en 1756 à Geîsslingen, près d'Ulm, professeur de logique et de métaphysique au gymnase de cette ville, a laissé plusieurs ouvrages de philosophie, conçus pour la plupart dans l'esprit du kantisme; en voici les titres : L'Homme, sous forme de leçons in-8 , Nurem- berg, 1785 ; — Lettre sur la liberté de la pensée, de la conscience, de la parole et de la presse, in-8, Ulm, 1786 ; — Théorie de Dieu d'après les principes de la philosophie critique, in-8, ib., 1796; — Essais sur la faculté représentative, la sensibilité, l'entendement et la raison, in-8, ib., 1796; — Théorie de la liberté et de Vimmor- talitc de V âme humaine, d'après les principes de \la philosophie de Kant, in-8, ib., 1797 ; — Guide pour l'enseignement de la psychologie expérimentale, in-8, ib., 1797. Il est aussi l'au- teur d'un ouvrage de théologie, ou plutôt de po- lémique religieuse, intitulé Le catholicisme et le protestantisme considérés dans leurs rap- ports mutuels, in-8, Ulm, 1792. Tous ces écrits ont été publiés en allemand. — Un autre philo- sophe du même nom, Guillaume Kern, né à Lu- nebourg, quelques années plus tard, et profes- seur de philosophie à Goëttingue, a publié les ouvrages suivants, écrits sous l'influence des idées de M. Schelling : Programme de philo- sophie, in-8, Goëtt., 1802; — Gnoscologie (théorie de la connaissance), in-8, ib., 1803; — Théorie du droit général des peuples, in-8, ib., 1803 ; — Vera origo trium generum raliocinationum medialorum, in-8, ib., 1806; — Analyse du principe de la philosophie critique transcen- danlale, in-8, ib., 1806 ; — MéictmaIhémaHgue, in-4, ib., 1812; — Catharonoologic, ou Com- ment une science mathématique pure est pos- sible, in-8, ib., 1812; — Système de Met»- gnoslique, et théorie des méthodes qui s'y appliquent, avec une histoire abrégée de ces méthodes, depuis Socrate jusqu'à nos jours, in-8. ib., 1815. X. KIESEWETTER (Jean-Godfroid-Charlcs), né en 1766 et mort en 1819 à Berlin, où il i gnait depuis 17921a philosophie et la logique au jhirurgical, s'est fail un nom les défenseurs et les propagateurs de li Sophie de Kant. 11 s'est appliqué surto it KIND 883 — RING à la logique, qu'il a voulu compléter et expliquer d'après les principes de son maître. Voici la liste de ses ouvrages : Du premier principe de la philosophie morale, 2 vol. in-8, Leipzig et Halle, 1788-1790- — Esquisse d'une logique générale pure, d'après les principes de Haut, 2 vol. in-8, Berlin, 1791, 1796 et 1806; — Essai d'une exposilio>i claire des vérités les plus im- portantes de la nouvelle philosophie, in-8. ib., 1793 et 1798: une troisième édition du même ouvrage parut en 1803, augmentée d'une Expo- sition de la Critique du jugement,\i une qua- trième en 1824, avec une biographie de l'auteur par Flettner, et un aperçu général sur la littéra- ture de la philosophie de Kant; — Extraits des prolégomènes deKant, in-8, ib., 1796; — Logique à Vusage des écoles, in-8, ib., 1797, et Leipzig, 1814; — Examen de la mélac.ritique de Herder, 2 vol. in-8, Berlin, 1799-1800; — Exposition claire de la psijchologie expérimentale, in-8, Hambourg, 1806 ; il en a été publié une deuxième édition à Berlin en 1814 sous ce titre : Abrégé de la psychologie expérimentale. Il a publié aussi, de concert avec Fischer, une Nouvelle biblio- thèque philosophique, et, séparément, des récits de voyages, et divers écrits sur les mathémati- ques. X. KILWARDEBY (Robert), scolastique anglais^ florissait vers l'année 1260. Après avoir achevé ses études à l'université d'Oxford, il vint à Paris et y fut reçu maître es arts; mais bientôt il quitta le siècle et l'école pour se faire admettre chez Jes frères de l'ordre de Saint- Dominique. En 1272, nous le trouvons archevêque de Can- torbéry; en 1277. appelé à Rome par Nicolas III, il va prendre place dans le sacré collège comme cardinal évêque de Porto; enfin il meurt à Vi- terbe vers l'année 1280. Tous les ouvrages de Robert Kilwardeby sont demeurés manuscrits. Oudin lui attribue : Tractatus de or lu scientia- rum, manuscrit conservé, dit-il, à la bibliothè- que Bodléienne. Il y a un ouvrage d'Avicenne qui porte ce titre, mais le traité d'Avicenne et celui de Kilwardeby sont différents. Divers ma- nuscrits de l'ancienne Sorbonne, de Bruges et du collège Merton, à Oxford, nous ont conservé, sous le nom de Robert Kilwardeby, un ouvrage non moins considérable qui a pour titre : de Di- visione philosophiœ. Oudin met encore au compte de Kilwardeby divers commentaires, sur YOr- ganon, les Topiques et sur les Sentences de P. Lombard, dont les manuscrits appartenaient, de son temps, aux bibliothèques des universités de Cambridge et d'Oxford. La Bibliothèque na- tionale a quelques copies des mêmes commen- taires. Enfin, la bibliothèque publique de Cam- bridge possédait : Kilwardeby in magno : libri viginli quatuor pertinentes adlogicam et phi- losophiam. Quoique nous n'ayons pas eu l'occa- sion d'apprécier la valeur de ces divers écrits, nous n'avons pas cru devoir omettre, dans ce recueil, le nom d'un docteur à peu près inconnu qui peut avoir acquis, du moins par le nombre de ses ouvrages, des titres sérieux à l'estime des philosophes. B. H. KINDERVATER (Charles-Victor), né en 1758 à Neuenheiligen en Thuringe, mort à Eisenach en 1806, après avoir exercé successivement des fonctions ecclésiastiques et administratives, a laissé plusieurs ouvrages de philosophie, écrits pour la plupart sous l'influence du kantisme. Ces ouvrages ne se faisant remarquer par aucune originalité, nous nous contenterons d'en citer les titres : An homo qui animum neget esse im- morlalem animo possit esse tranquillo, in-4, Leipzig, 1785;ce même écrit a été publié en alle- mand en 1797; — Adumbratio quœstionis An Pyrrhonis doclrina omnis (ollalur virlus ? in-4, Leipzig, 1789; — Dialogues sceptiques sur les avantages qu'on peut retirer des maux et des contrariétés de celle vie, in-8, ib., 1788. Il a publié aussi plusieurs traductions allemandes accompagnées de notes et d'observations criti- ques : celle du Natura Deorum de Cicéron, ouvrage anglais intitulé Histoire des effets des différentes religions sur la moralité et le bon- heur du genre humain, in-8, ib.. 1793. X. KING (William) naquit à Antrim en 1650. En 1687 on le trouve pourvu de plusieurs em- plois importants dans l'Église protestante d'Ir- lande, et mêlé avec beaucoup d'ardeur aux dis- putes religieuses qui agitaient à cette époque le royaume uni. L'Église anglicane le comptait parmi ses plus habiles et plus savants défen- seurs. Ayant pris parti pour le prince d'Orange contre Jacques II, il eut beaucoup à souffrir pour la cause qu'il soutenait; il fut enfermé deux fois au château de Dublin, poursuivi dans les journaux, insulté dans les rues et jusqu'au pied des autels. Mais, après la bataille de Boyne et la fuite de Jacques II en France, ses revers se changèrent en prospérité : il fut d'abord nommé évêque de Londonderry, puis archevêque de Dublin, et enfin lord-juge d'Irlande. Il mourut en 1729. King fit sa fortune par ses écrits politiques et religieux; mais ce qui lui valut la célébrité et doit lui assurer une place dans l'histoire de la philosophie de son temps; c'est son livre sur l'Origine du mal [de Origine mali, in-4, Dublin, 1702; in-8, Londres; traduit en anglais par Edmond Law, 2 vol. in-8, Londres, 1732 et 1739)- Ce livre fut à peine publié qu'il en parut des extraits dans différents journaux, entre autres dans les Nouvelles de la république des lettres (mai et juin 1703). Bayle en fit la critique dans le tome second de sa Réponse aux question? d'un provincial ; et Leibniz, contre lequel il esV dirigé en grande partie, lui opposa ses Remar- ques (publiées par Desmaizeaux dans le Recueil de diverses pièces sur la philosophie, etc., 3 vol. in-12, Amst., 1720), où tout en se défendant lui- même et en attaquant quelquefois, il rend pleine justice au talent et à l'éloquence du prélat irlandais. L'ouvrage de King peut se résumer tout entier dans l'idée qu'il se fait de la liberté, et dans la manière dont il cherche à concilier cette idée avec le principe de l'optimisme. Dans son opi- nion il n'y a pas d'autre liberté que celle qu'on appelait dans l'école la liberté d'équilibre ou d'indifférence, c'est-à-dire le pouvoir d'agir sans motif, sans but, sans raison préexistante. Cha- cune des autres facultés dont nous avons con- naissance a un objet déterminé, auquel elle se lie d'une manière invariable, et dans la posses- sion duquel elle trouve sa perfection. La liberté, au contraire, a son objet et sa perfection en elle- même ; c'est son caractère le plus essentiel de se suffire entièrement ; et non-seulement elle se suffit, mais elle commande, en quelque sorte, à ii nature des choses : car c'est elle qui les rend bonnes ou mauvaises, selon qu'elle les choisit ou les rejette. Il dépend d'elle, pour la même raison, d'augmenter les jouissances et d'affaiblir les privations que nous éprouvons; par consé- quent, elle est à la fois la première source de l'activité, de la moralité et du bonheur. La liberté ainsi comprise appartient nécessai- rement à Dieu : car la volonté divine crée les qualités des choses, comme les choses elles- Lia — 884 KNUT mêmes; en d'autres termes, il n'y a rien de bon ni de mauvais en soi, qui ait pu déterminer a priori le choix du Créateur ; mais c'est ce choix lui-même qui a fait naître la différence du bien et du mal; penser autrement c'est, d'après King, refuser à Dieu la liberté. Toutefois cette indiffé- rence de la volonté divine n'existe que par rap- port à ses déterminations premières. Il n'en est plus de même de ses déterminations ultérieures. Ainsi Dieu, en principe, n'a suivi que son libre arbitre en créant l'homme ; mais une fois l'homme créé, il n'a rien voulu de contraire à la nature humaine ; il a été conséquent avec lui-même. Dieu a donc sous les yeux toute la suite des choses qui se lient avec son choix : il les veut toutes d'une seule et même volonté; et comme il est d'une bonté infinie, il veut le bien partout, dans l'ensemble comme dans les détails de son œuvre. Aussi, quelques parties de l'univers ne pourraient-elles être mieux, que d'autres ne fus- sent plus mal, et qu'il n'en résultât un système moins parfait. C'est ainsi que l'idée de l'opti- misme vient s'ajouter à celle de la liberté d'in- différence. L'homme est libre de cette même liberté que l'on vient de nous montrer comme un attribut essentiel de Dieu. Les motifs qui paraissent agir sur nous sont le résultat et non la cause de nos déterminations; loin de faire notre volonté, ils sont en quelque sorte faits par elles, et toute la force que nous leur attribuons est dans le choix même dont ils sont l'objet. Cette doctrine n'est pas nouvelle ; elle a été soutenue au moyen âge par Duns-Scot contre saint Thomas d'Aquin; elle a été reprise au xvne siècle par Descartes, qui faisait dépendre de la volonté divine les vérités les plus absolues de la raison; mais nulle part elle n'a été déve- loppée avec autant de force et d'étendue que dans le livre sur l'Origine du mal. Voy. les Remarques sur le livre de W. King, à la suite des Essais de Théodicée de Leibniz. KINKER (Jean), né en 1764 àNieuwen-Amstel, près d'Amsterdam, poète, philosophe, et un des meilleurs écrivains de la Hollande, mérite une mention par son excellent résumé de la philo- sophie de Kant : Essai d'une exposition suc- cincte de la Critique de la raison pure de Kant, traduit du hollandais par J. Le Fr. (Lefèvre), in-8, Amst., 1801. Après avoir rendu hommage au traducteur de cet écrit, voL'i en quels termes Destutt de Tracy s'exprime sur l'auteur : « Son ouvrage est fait avec une méthode qui montre bien tout l'enchaînement des idées ; et il ex- prime les opinions du philosophe dont il expose le système avec une précision et une netteté qui ne laissent place à aucune incertitude, et qui font voir avec assurance que là où il se rencon- tre quelque obscurité, elle est dans les idées elles-mêmes, et non dans la manière dont elles sont présentées. » [De la Métaphysique de Kant, ou Observations sur un ouvrage intitulé: Essai d'une exposition, etc., dans les Mémoires de l'Institut national, Sciences morales et politi- ques, t. IV.) Kinker a publié aussi des lettres sur le droit naturel (Uriveen over het nalurrechl). 11 applique au droit naturel les principes de Kant. X. KLEIN (Georges-Michel), né à Alitzheim en 1776, mort en 1820, professeur de philosophie à Wurtzbourg. fut un des disciples les plus distin- (lc M. de Schelling. Il laissa un assez grand nombre d'ouvrages destinés à expliquer, a dé- velopper et à populariser la doctrine de son iiiaître. En voici les titres: Mémoires pour servir a l'élude de la philosophie, comme science du grand Tout, avec une cxjiosilion complète e> claire de ses monuments principaux , in-8, Wurtzbourg, 1806; — la Théorie de l'entende- ment, in-8, Bamberg, 1810; le même ouvrage refondu sous le titre de Théorie de la contempla- tion de la pensée, in-8, Bamberg et Wurtzbourg. 1818; — Essai pour établir les bases de la mo- rale comme science, avec une courte introduction à l'élude de la philosophie eu général, in-8, Ru- dolstadt, 1811; — Exposition de la théorie phi- losophique de la religion cl de la morale, in-8, Bamberg, 1818 (c'est la suite de l'ouvrage pré- cédent) ; — Essai d'une définition précise de l'idée qu'on doit se faire d'une histoire de la philo- sophie, dans les Mémoires de Wurtzbourg, année 1802, p. 145 et suiv. Tous ces écrits sont rédigés en allemand. — Il a existé un autre Klein (Ernest- Ferdinand), né en 1743, mort en 1810, qui a essayé d'appliquer la philosophie à la législation et à Ja science du droit. C'est dans ce dessein qu'il a publié les deux écrits suivants : Lettre à Garve sur les devoirs qui emportent avec eux la con- trainte et les devoirs de conscience, et sur la différence essentielle de la bienveillance et de la justice, in-8, Berlin et Stettin, 1790 (ail.); — Liberté et propriété, en huit dialogues, où l'on examine les décisions de l'Assemblée nationale de France, in-8, ib., 1790 (ail.). — Enfin nous mentionnerons encore ici un théologien du même nom, Klein (Frédéric-Auguste), néàFriedrichstall, près de Ronnebourg, en 1793, mort en 1823, qui a tenté une conciliation de la foi avec la raison. Il a écrit dans ce but plusieurs ouvrages, mais plus particulièrement celui qui est intitulé Esquisse du religionisme, ou Essai d'un nouveau système de fusion entre le rationalisme et le superna- turalisme, in-8, Leipzig, 1819 (ail.). X. KXOTZSCH (Jean-Georges-Charles), né en 1763, mort en 1819, professeur de philosophie à Wit- temberg, a laissé quelques écrits consacrés à la morale et à l'histoire de cette science : De Nolione fidei moralis, in-4, Wittemb., 1793 ; le même écrit publié en allemand sous ce titre : Exposé succinct de la théorie de la foi morale, ib., 1794, dans le Journal de Schmid, t. III, 3e cahier; — Exposé de la vie et des opinions philosophiques de Sé- nèque, en tête d'une édition des œuvres de ce philosophe, 2 vol. in-8, Wittemb. et Zerbst, 1799- 1802 (ail.); — Essai d'une anthropologie morale, in-8, Wittemb., 1817. Rien de particulier ne se fait remarquer dans ces différents ouvrages, si ce n'est peut-être cette opinion, que nous n'avons de devoirs à remplir qu'envers les autres; qu'il n'y en a pas qui se rapportent à nous-mêmes. Cependant l'auteur n'a pas eu l'intention de supprimer réellement cette dernière espèce de devoirs, il prétend seulement les faire rentrer dans les premiers. Pour compléter la liste des écrits de Klotzsch, il faut y ajouter celui-ci qui ne touche qu'indirectement à la philosophie : de Lingua germanica rccenliorum philosophiam tractanai studiis haud parum culta, in-4, Wit- temb., 1789. X. KNUTZEN (Martin), philosophe, mathémati- cien et astronome, naquit à Kœnigsbergle 14 dé- cembre 1713, fut professeur au gymnase de la même ville et premier conservateur de la biblio- thèque du château; il mourut au commencement de 1751. Ses ouvrages de philosophie ont été écrits sous l'inspiration de Leibniz et de Wolf. En voici les litres : De Ailcrnilalc m undi im}>ossibili, in-4, Kœnigsberg, 1733 ;— Elcmcnta philosophiœ ra- lionaîis, melhodo mathematica demonstrata in-8. ib., 1747. Les deux écrits suivants ont été publiés en allemand : Preuve philosophique de lu vérité du christianisme démontre 802); — Politique d'après les prin- cipes de Platon, in-8, Leipzig, 1818; — Théorie, du droit d'après les principes de Platon, in-8, ib., 1819; — Discours d'un nomme franc sur les universités, in-8, Landshut. 1 820 ; — Lettres in- times sur le livre et le monde, 2 vol. in-8, Leipzig, 1 820-1823. Il a aussi publié quelques poésies, in-8, Magdebourg, 1801; et des sermons. X. KRAUSE (Charles-Christian-Frédéric), fils d'un pasteur protestant, naquit le 6 mai 1781 àEisen- berg, petite ville dans le duché d'Altembourg, et mourut le 28 septembre 1832. 11 termina ses études à l'université d'Iéna, où Reinhold exposait à ses élèves la Critique de la raison pure de Kant, dont il s'était fait le défenseur. Son goût pour la philosophie l'engagea à suivre les leçons de Fichte et de Schelling; mais leurs doctrines ne purent le satisfaire. Aussi, dès cette époque, jeta-t-il les fondements de la philosophie qui lui est propre, et dont le caractère distingue son système de tous les systèmes connus jusqu'ici. Il professa deux ans à Iéna, de 1802 à 1804- mais à l'instant où le gouvernement lui offrait le diplôme de professeur ordinaire; il renonça à l'enseignement, pour se livrer aux études de tout genre qu'il regardait comme nécessaires à l'achè- vement du plan complet de son système scien- tifique. Après avoir successivement habité Ru- dolstadt, Dresde et Berlin, après plusieurs voyage-- en Allemagne, en France et en Italie, entrepris dans le but d'étudier principalement les monu- ments des beaux-arts, il vint, toujours occupé de ses profondes méditations, s'établir en 1824 à Goëttingue. Ce fut là que, malgré l'opposition des professeurs ses collègues, et quelques tracas- series de la part du gouvernement, il eut le plus d'élèves, et d'élèves qui, aujourd'hui encore, tra- vaillent avec ardeur à propager et à développer ses idées. Il sentit cependant, dès 1831, le besoin de la retraite, et alla s'établir à Munich. La mort l'y surprit l'année suivante, à l'instant où il se préparait à publier l'ensemble de ses travaux. La marche de la philosophie en Allemagne depuis Kant présente un enchaînement et une rigueur que l'on ne retrouve à aucune autre époque de l'histoire de l'intelligence. Les systèmes qui ont développe ou corrigé l'œuvre de Kant se sont tous appuyés sur la même base, et sont nés du même mouvement d'esprit. Kant se rattache moins au Cogilo ergo sum de Descartes qu'au Nisi ipse inlelleclus de Leibniz; car nul avant lui n'a aussi profondément analyse l'entendement. On peut donc considérer l'avènement de la phi- losophie critique comme le moment où le mot humain s'est replié le plus librement sur lui- même; et s'il n'est pas toujours heureusement sorti de cette solitude pour entrer dans le monde des réalités, peut-être en peut-on faire un re- proche à Kant; mais on ne saurait s'en prendre a la philosophie nouvelle, dont cet esprit hardi et pénétrant ne faisait que constituer le point de départ. Après lui, Fichte, sentant que l'existence i du non-moi était anéantie par la Critique de la K1UU — 886 KRAU raison pure, voulut le rétablir; mais, fidèle au besoin d'unité, i! voulut le faire sortir du mot; il l'y rattacha du moins étroitement, et marqua ainsi la science d'un caractère subjectif que Schelling s'efforça de lui enlever en sortant du moi par l'intuition intellectuelle. Toutefois, le système de Videniité absolue, malgré son incon- testable grandeur, était loin de satisfaire à tous les besoins de l'intelligence. Il n'élevait pas Dieu au-dessus de l'homme et de l'univers, il l'unissait au contraire étroitement ou l'identifiait presque avec eux, et prouvait par là que l'analyse avait négligé les données les plus importantes du pro- blème. Hegel, tout en s'élevant immédiatement à Dieu comme Schelling, obéit sans réserve aux instincts logiques qui dominaient sa pensée; par là il réunit l'identité absolue de Schelling à V idéa- lisme subjectif de Fichte, dans le système de ïidéalismc absolu, marquant celte singulière conception d'un rare caractère de liaison et de conséquence. Krause a cherché dès l'abord à être plus com- plet. 11 s'élève immédiatement par l'observation psychologique à l'unité de la science considérée dans le sujet et dans l'objet. De cette manière, dès le point de départ, il ne laisse rien en dehors d'une analyse entière et rigoureuse : le sujet est l'intelligence, Dieu et la nature constituent l'objet qui lui correspond. Mais la nature se résout dans Dieu qui lui donne l'être, et la science elle-même a sa raison en lui et n'est possible que par lui ; l'objet de la science est donc à la fois le principe objectif et le principe de toute connaissance, c'est-à-dire le principe un, infini, absolu de tout ce qui est. Cependant, l'analyse psychologique du moi ne donne pas seulement l'unité de la science, elle donne encore la variété, variété qui doit se trouver également dans l'objet, c'est-à-dire dans l'être, objet de la connaissance. Cet être un et nécessaire est donc la raison de cette variété et la contient en elle-même; or cet être, objet de la connaissance, cause et source de la variété des êtres, est indémontrable : car toute démon- stration consiste à établir le rapport des êtres particuliers avec lui, et le rapport que l'on éta- blirait entre lui et lui-même serait un rapport d'identité qui, par conséquent, ne prouverait lien. Ce principe de la science n'est point une idée, car il exclurait tout ce qui n'est pas idée; il n'est pas un jugement, car il serait l'expres- sion d'un rapport; il n'est pas une conclusion, car une conclusion suppose des jugements anté- rieurs : ainsi, le système de la science est un dans son principe ou dans son objet, et se repro- duit avec toute son unité dans le sujet; son principe un et absolu est la raison de la variété des manifestations dans l'organisme universel des choses. La division du système de la science sort na- turellement et sans effort de cet ensernole. La science se présente avant tout dans le sujet; c'est là, à proprement parler, qu'elle est connaissance. Or.il est naturel que l'esprit fini, une fois que la réflexion commence à l'éclairei, cherche à se connaître lui-même dans toutes ses forces et dans toutes ses manifestations, avant de s'atta- cher à l'étude de son objeULa première partie du système de la science est donc la parité subjec- tive ou analytique du système de la science. Mais en face de ce sujet, comme nous l'avons vu, se place l'objet, ou, comme l'appelle Krause, le principe de la science, c'est-à-dire l'être con- sidéré dans son unité et dans sa variété. Cette seconde partie est appelée la partie objective ou synthétique du système de la science. Là, le principe se montre comme raison du monde, de la nature, de l'esprit, de l'humanité, du moi sujet de la science elle-même; ai | dans son objet, la science en science de l'humanité, de la nature, de l'i Dieu: les trois premières de ces divisions constituent le monde, l'univers ; nous concevons Dieu comme sa raison et sa cause, par i comme distinct du monde, comme être suprême exis- tant au-dessus de la nature, de l'esprit et de l'humanité. Ainsi Dieu, con- ni comme unité absolue, dégagé ensuite par l'analyse des éléments qui ne peuvent se confondre avec lui, domine avant tout, comme être suprême, la nature, l'esprit et l'humanité. On voit facilement que, dans cet ensemble du système de la science, viennent s'unir les con- ceptions antérieures, celles même que l'auteur se propose de combattre ou de compléter. Ainsi nous y rencontrons l'idéalisme de Kant et de Fichte; mais nous ne l'y trouvons pas seul : en correspondance avec lui se présente clans le prin- cipe de la science, dans l'être absolu, dans l'u- nivers, dans l'esprit, un réalisme que n'eussent pas repoussé Platon et ses disciples. Le monde n'est plus, comme dans Fichte. une création la- borieuse du moi, un rêve pénible du sujet ; c'est un être réel, auquel l'esprit et le cœur de l'homme peuvent se prendre avec sécurité. Il y a aussi dans cette philosophie quelque chose du système de l'identification absolue ; mais, outre que la réalité de l'objet admise dès le point de départ ne permet pas d'en faire sortir un vérita- ble idéalisme, l'être absolu plane au-dessus de cette identité, s'en distingue et absout la pensée de Krause du reproche de panthéisme justement adressé à la philosophie de Schelling. Le système de Krause est donc une synthèse dans laquelle, profondément modifiés, se coor- donnent les systèmes divers qui se sont produits depuis Kant. Essayons d'exposer brièvement et clairement cette conception philosophique. Partie analytique. — Des trois connaissances certaines que nous avons, celle du monde exté- rieur, celle de nous-mêmes, celle des autres esprits, une seule, la conscience de notre exis- tence propre, est immédiate, et réunit, par con- séquent, les conditions d'une certitude absolue ; elle est donc aussi la seule qui puisse servir de base au système de la science ; c'est le principe de Descartes, plus développé par Leibniz, plus profondément encore analysé par Kant, que Krause reproduit sous un aspect nouveau. Mais une différence importante distingue l'ana- lyse de Kant, et surtout celle de Fichte, de l'analyse de Krause : celui-ci ne regarde pas l'aperception du non-moi comme une condition de la détermination du moi; il pense que nous percevons le moi dans son unité et sa totalité, perception confuse, il est vrai, surtout quand la réflexion n'est pas encore intervenue, mais sans conscience du non-moi. C'est plus tard, et après avoir pris possession de lui-même, que le moi aborde le non-moi ; de cette manière, l'in- dépendance complète du moi est établie, et la détermination du non-moi, ne s'opérant plus dans le sein du moi lui-même, toute tendance idéaliste disparaît. Le moi est être, ce qui ne saurait se définir; il estj quant à son essence, unité, identité, to- talité, toutes expressions qui ont le même sens; totalité, c'est-à-dire non pas seulement un en- semble composé de parties, mais totalité supé- rieure aux parties; totalité en soi, et telle que l'être est d'une manière indivisible tout ce qui est, indépendamment de son développement successif dans le temps, et antérieurement à lui. KRAU 887 — KRAU De plus, le moi est esprit et corps. Dans cette union, l'esprit se sent libre et maître de lui; il sait toutefois en même temps qu'il n'est pas maître du corps, malgré les liens de leur mu- tuelle dépendance. Il choisit une idée, la laisse, en adopte une autre, s'arrête au milieu d'une réflexion commencée, etc. Tout annonce dans son action qu'il porte en lui-même la source du mouvement auquel il s'abandonne, qu'il suspend ou qu'il arrête; mais il ne travaille jamais sur la totalité de ses idées ou de ses sentiments : la présence d'une idée ou d'un sentiment exclut nécessairement la présence des autres. Le corps, au contraire, comme la nature aux lois de la- quelle il est soumis, et dont ii l'ait partie, déve- loppe à la l'ois sa totalité; la croissance d'un or- gane n'y procède pas la croissance d'un autre : tous naissent en même temps, tous arrivent à leur perfection par un mouvement uniforme et régulier. La loi de laquelle ils reçoivent leurs modifications successives est une loi fatale; ils ne l'ont point faite, ils en subissent l'action. Les caractères de l'esprit sont donc la spontanéité et la liberté, ceux de la nature la totalité et la nécessité. Le moi est à la fois sujet au changement et toujours le même. Son développement successif s'accomplit sous la loi du temps, forme générale et nécessaire de tout changement. Étant ainsi la raison pleine ri entière de ses modifications, il est éternel^ il est au-dessus du temps. Il est, dans son mode éternel, puissance et faculté; activité dans son mode temporel ; force dans la détermi- nation de cette activité. Les facultés du moi sont au nombre de trois : penser, sentir, vouloir. Ces facultés, qui ont entre elles des rapports nombreux et étroits, constituent un organisme varié et interne dans .e moi un et entier. — Passant ensuite à l'ana- lyse de la pensée qu'il définit Vaclivité de Ves- prit dirigée vers la connaissance, Krause y trouve, entre autres idées ou croyances, les trois idées fondamentales esprit, nature, humanité : cette dernière est considérée comme l'harmonie qui résume en soi le monde physique et le monde spirituel, au-dessus desquels s'élève Dieu, être infini et absolu, raison de l'esprit, de la nature et de l'humanité. Pour connaître le moi, il en faut déterminer les catégories ou essences universelles. La première, celle qui domine toutes les autres, est celle de l'être. Au-dessous d'elle se présentent, d'une part, l'unité qui renferme la séité (propriété d'être soi-même) et la totalité; ces deux catégo- ries se réunissent en une harmonie au-dessus de laquelle s'élève l'unité supérieure de l'essence, qui se distingue d'elles et les domine; de l'autre, la forme, qui se compose de la direction ou re- tour du moi sur lui-même, lui donnant le sen- timent desase'iVe, et la contenance dans laquelle il se saisit comme total ; de même que les deux catégories précédentes, celles-ci ont leur har- monie et sont subordonnées à une unité supé- rieure de la forme. La combinaison de ces diffé- rentes^ catégories donne l'existence, qui devient la catégorie de l'existence supérieure du moi, lorsque l'on considère 1° que le moi change et se détermine constamment dans le temps; 2° qu'il est la raison éternelle de ses déterminations et de ses modifications ; 3" qu'il se distingue de lui-même et de ces deux fonctions, comme être un et entier. Cette existence supérieure renferme à son tour en elle l'existence éternelle et l'exis- tence temporelle conçues dans leur opposition, modes d'existence qui sont tous deux encore réu- nis en harmonie, puisque le moi reconnaît qu'il «•éalise dans le temps son essence éternelle, et qu'il juge tout ce qui est temporel en lui. d'après l'idéal d'une éternelle existence. On voit par là qu'en empruntant à K/mt l'idée des catégories, Krause les a déterminées d'une autre manière, et qu'en s'appropriant la doctrine du devenir de Schelling, il l'a soumise à un examen plus pro- fond, à une analyse plus étendue. Krause ne renferme pas les catégories dans les bornes du moi; il les retrouve les mêmes, dans le non-moi, la nature, l'humanité, l'être suprême ; finies et contingentes dans le moi, la nature et l'humanité ; infinies et absolues dans Dieu. De cette manière se complète, par leur existence simultanée dans Je sujet et dans l'objet, le système des lois premières qui président au développement de la connaissance sensible ou rationnelle, et d'après lesquelles tous Jes êtres, quels qu'ils soient, doivent être conçus dans l'or- ganisme de la science. Après l'objet de la connaissance, et les lois sous lesquelles elle naît et se développe, Krause en recherche la source. Sous ce rapport, la con- naissance est sensible lorsqu'elle nous vient des sens, du sens interne ou de l'imagination; non sensible lorsqu'elle se rapporte à des objets ou à des propriétés qui surpassent la portée de nos sens, et que nous ne pouvons placer ni dans le temps ni dans l'espace. L'individuel est donc l'objet de la connaissance sensible, l'universel celui de la connaissance non sensible. Mais la connaissance sensible, à son tour, est extérieure lorsqu'elle nous vient par les sens; intérieure lorsqu'elle nous est donnée par l'imagination. La connaissance sensible extérieure est fondée sur l'harmonie des sens avec la nature, et leur liaison avec l'esprit, qui en font les intermé- diaires par lesquels les images du monde exté- rieur pénètrent jusqu'à l'intelligence. Elle sup- pose donc nécessairement l'activité de l'esprit, soit qu'il agisse sur les données des sens, soit qu'il opère sur les siennes propres. Il y a cepen- dant une opposition évidente entre le monde sensible extérieur et le monde sensible intérieur ou l'imagination: c'est que nous créons celui-ci, tandis que nous sommes obligés de percevoir l'au- tre tel qu'il se présente. Néanmoins l'imagination est elle-même aussi une desconditions nécessaires de cette perception : car les formes sous les- quelles la nature pénètre jusqu'à notre intelli- gence, telles que le temps, l'espace, le mouvement, ne nous sont données que par elle ; c'est par elle encoreque nouspénétrons jusque dans l'intérieur des autres êtres, que nous jugeons du caractère, de l'esprit, des pensées des hommes, nos sem- blables, dont nous ne percevons par les sens que la forme et les propriétés corporelles. Le caractère de la connaissance sensible est l'individuel, celui de la connaissance non sensi- ble est l'universel; celui-ci comprend le moi comme être déterminant les catégories, les idées générales abstraites, l'idée de la nature infinie, celle de l'être absolu. Elle est immanente en tant qu'elle reste dans le moi, transcendante entant qu'elle s'élève au-dessus de lui; mais son immanence et sa transcendance sont unies par les liens les plus étroits. Parmi les connaissances non sensibles, les unes tiennent plus que les autres à la connais- sance sensible : par exemple, les idées abstraites, généralisation des qualités des corps, et d'autres idées universelles, telles que les formes géomé- triques, dont l'existence suppose celle des^ êtres physiques. Mais fort au-dessus^ de ces idées, il y en a d'autres qui dominent à la fois l'éternel et le temporel, l'universel et le particulier. Dans cette classe sont l'essence, le beau, le juste, in nature, l'être absolu. Krause appelle la connais- KRAU KRAU sance de celles ci connaissance suressenlielle. Mais cette classification des divers degrés de la science n'est qu'un procédé de l'esprit : en réalité elle est une, infinie, absolue; elle ren- ferme dans son sein toutes les connaissances subordonnées les unes aux autres ; mais elle les domine dans son unité, c'est d'elle seule qu'elles reçoivent leur caractère de science et de certi- tude. Krause appelle connaissance organique la connaissance ainsi conçue dans sa totalité. La question qui se présente ensuite est celje- ci : comment parvenons- nous à accorder la réa- lité à nos pensées non sensibles? Comment sa- vons-nous qu'elles sont vraies? Krause la résout au moyen de l'idée de raison. Cette idée nous force de nous élever jusqu'à Dieu, raison der- nière et absolue de toutes les raisons particu- lières, raison, par conséquent, de toute connais- sance, sous quelque rapport qu'on la considère, et qui revêt ainsi d'un caractère de certitude les idées fondamentales, objet de notre activité intellectuelle. Telle est l'analyse que donne Krause de la fa- culté de penser et de connaître; il passe ensuite à celle de la faculté de sentir. Tandis que le moi, par la pensée, ne s'appli- que nécessairement qu'à une partie, qu'à un côté des objets qu'il aborde, il se met, par le sentiment, en rapport avec la totalité de l'être soumis à son action; il entre en union complète avec son essence, soit que le moi se sente lui- même, soit qu'il perçoive un autre objet que lui. Le caractère du sentiment est donc la totalité. Cette pénétration de l'objet sentant p .-.r l'objet senti est conforme ou contraire à notre propre essence ; s'il lui est conforme, il produit la sym- pathie et le plaisir ; s'il lui est contraire, l'anti- pathie et la douleur. Ces oppositions existent pour le corps comme pour l'esprit. Considères par rapport à leur source, les senti- ments se distinguent en sentiments sensibles, qui naissent de l'organisme du corps, et sont temporels et individuels, et en sentiments non sensibles, qui ont leur siège dans l'esprit, et se divisent en sentiments éternels, suressenliels et absolus. Les sentiments sensibles et les senti- ments non sensibles se combinent de plusieurs manières : quelquefois ils s'accordent, et leur ac- cord produit le plaisir et la joie; d'autres fois ils s'opposent l'un à l'autre, et donnent pour résul- tats ou la douleur physique accompagnée de joie morale, ou la peine morale accompagnée de plaisir physique. Là se manifeste clairement la dualité de notre nature. Considérés quant à leur objet, les sentiments sont immanents ou transcendants : immanents, ils ne dépassent pas l'action du moi sur lui- même; transcendants, ils ont pour objet Dieu, le monde spirituel, la nature, l'humanité. Le plus élevé de tous ces sentiments se rapporte à Dieu ; il contient en soi, d'une manière indistincte, tous les autres, sensibles, non sensibles et harmoni- ques. Tout l'organisme de la sensibilité se ratta- che donc immédiatement au sentiment religieux, comme tout l'organisme de la science à la con- naissance de Dieu. Quels que soient les rapports intimes et mu- tuels qui unissent le sentiment à la pensée, ces deux facultés r stent distinctes, et le sentiment ne saurait trouvci sa raison dans l'intelligence. Il doit donc la chercher ailleurs, et nous ne s ta- pions l'atteindre qu'en nous élevant jusqu'au sentiment de l'infini et de l'absolu, qui lui- même ne peut avoir sa raison que dans ['être in- fini cl absolu. La réalité de l'existence de Dieu et de ses rapports avec nous est donc la condi- liofi suprême et nécessaire de la réalité de tous les sentiments particuliers. L'analyse du senti- ment nous conduit donc, comme celle de la pensée, à la certitude de l'existence de Dieu. La volonté, selon Krause, est cette opération de l'esprit par laquelle le moi, comme être en- tier, détermine lui-même sa propre activité, c'est-à-dire réalise dans le temps son essence éternelle. La volonté domine l'intelligence et le sentiment, et imprime à leur activité une direc- tion déterminée. La liberté est la forme de la volonté, son objet est le bien, rien que le bien, c'est-à-dire la réalisation de son essence éter- nelle. La loi absolue du bien peut s'exprimer brièvement en ces termes: Veux et fais pure- ment et simplement le bien; ou: Sois librement cause temporelle du bien En vertu de cette loi, la volonté de faire le bien est une volonté libre, indépendante des incitations du plaisir et de la douleur, sur laquelle, par conséquent, l'idée de la récompense et celle du châtiment, du succès ou de l'insuccès, de la mortalité ou de l'immor- talité de l'esprit, ne doit exercer aucune in- fluence. La volonté a donc pour but extrême de réali- ser d'une manière absolue la loi absolue du bien. Or. dans ce désir incessant d'accomplir no- tre destinée, Dieu se révèle encore à l'intelli- gence comme raison absolue du sujet à la fois et de l'objet du désir. Nous sommes donc ainsi con- duits dans l'unité, la variété et l'harmonie de nos trois facultés fondamentales, intelligence, sensibilité, volonté, c'est-à-dire dans la pléni- tude de notre être, à la certitude de l'existence de Dieu. Partie synthétique. — Cette face du système de Krause se divise en quatre points principaux. Dans le premier, Krause examine ce que Dieu est dans ses rapports avec lui-même. 11 combine les attributs d'unité, de séité et de totalité, de manière à en tirer la définition suivante : Dieu est l'être infiniment absolu et absolument in- fini. Mais les deux attributs de la séité et de la totalité n'absorbent ni ne détruisent l'unité. Celle-ci les domine donc, et s'élève absolument au-dessus d'eux ; d'où il résulte Yharmonie de l'essence divine, qui réunit dans son unité la dualité de l'infini et de l'absolu. La personnalité divine est l'objet de la se- conde partie; elle naît surtout du rapport intime de Dieu avec ses attributs. Dieu, en effet, est seul pour soi et pour soi seul, d'une manière in- finie et absolue; sa personnalité n'est ni limitée ni conditionnelle ; mais comme, par cela même, sa conscience embrasse toute son essence, elle s'é- tend à tous les ordres de l'univers : car elle doit atteindre et contenir tout ce dont elle est la rai- son. Sa toute-présence est donc à la fois une présence de tous les êtres en lui, et sa présence par son essence d.ms tous les êtres. 11 est, dans l'ordre de la pensée, omniscience; il est amour infini dans l'ordre du sentiment. Après avoir établi ainsi la personnalité divine, Krause détermine plus en détail les modes d'existence de Dieu, désignés par l'éternité, la vie, l'existence surnaturelle. L'éternité n'est pas le temps infini, mais ce qui est au-dessus de toute variation ; elle est l'immuable. Dieu; en tant qu'éternel, est la puis- sance absolue, l'être pour lequel il n'existe ni présent, ni passé, ni futur. Krause définit la vie l'union du principe substantiel de l'éternité et du principe formel du changement et de la succes- sion. Dieu est donc plus que la vie, car il faut que son unité domine cette dualité de princ et y fasse régner l'harmonie : c'est par là qu'il est présent dans toute vie ; il en est ainsi la source la plus haute et le principe déterminant KHAU — 889 — KPAU De là son existence suressentielle, en vertu de laquelle sans cesse il dispose l'éternité à entrer dans la réalité de la vie. La liberté dans Dieu consiste à n'être lié par aucune condition, à posséder au contraire, au plus haut degré, la fa- culté de réaliser toute son essence ; il est donc infiniment et absolument libre. Cette seconde partie du système de Krause qui lemble encore analytique, malgré son titre, est Cependant synthétique en ce sens que l'auteur f>art de Dieu et en fait sortir, ou construit à 'aide de son essence ou de ses attributs, la na- ture, l'esprit, l'humanité. L'analyse est partie des objets sensibles observables pour s'élever jusqu'à Dieu ; la synthèse redescend de Dieu jus- qu'à la limite extrême de la création, jusqu'aux êtres matériels; de sorte que, dans cette dou- ble marche ascendante et descendante, les mê- mes données se reproduisent. Comment la création tout entière est-elle une image de Dieu ? comment reproduit-elle son es- sence? Le voici : les deux attributs fondamen- taux du premier ordre qui se trouvent en Dieu, l'infini et l'absolu, ont pour caractères, le pre- mier la totalité, le second la séité (spontanéité). En descendant l'échelle de la création, il se trouve que le caractère de la séité se manifeste dans l'esprit, celui de la totalité dans la nature. La nature, en effet, opère la croissance des êtres, non par parties, mais dans leur ensemble et dans leur unité; l'esprit, au contraire, s'attache à une face déterminée des objets, à une idée partielle ; il ne saurait développer à la fois, dans l'unité de la pensée absolue, toutes les pensées possibles ; mais le caractère de totalité de la na- ture n'est pas tellement exclusif qu'elle ne se montre, d'une manière, subordonnée, il est vrai, douée de spontanéité; et l'esprit n'est pas si ex- clusivement spontané qu'on ne le voie aspirer plus souvent à l'unité, à l'ensemble, à la totalité de la connaissance. Ceci est surtout visible dans l'art et dans la science : dans l'art se montre sur- tout la nature ; mais la spontanéité de l'esprit y in- tervient visiblement; dans la science, la concep- tion abstraite et intellectuelle domine, tandis que les éléments premiers sont fournis à l'observa- tion par la nature dont ils portent le caractère. Des liens étroits, qui ont ainsi leur raison dans Dieu lui-même, unissent donc l'un à l'au- tre l'esprit et la nature, quoiqu'ils aient cha- cun, mais à des degrés divers, la conscience de leur œuvre. Dieu vit également dans tous deux; la nature ne saurait s'élever au-dessus d'elle- même sans l'esprit; l'esprit ne saurait exister séparé de la nature. Leurs rapports mutuels sont variés à l'infini, et comme il y a divers degrés de combinaisons entre les éléments de chacun de ces deux êtres, il y a aussi nécessairement divers degrés de combinaisons dans leurs rap- ports mutuels. L'union de l'esprit et de la nature forme en Dieu un rire d'harmonie, dont l'humanité eut la manifestation la plus haute, la plus intime et la plus complète ; l'humanité est donc la synthèse la pluspari'aitcdctous les éléments de l'univeisjelle est une en Dieu et comme Dieu ; elle est véritable- ment faite à son image. Elle est infinie, soit dans le temps, soit clans l'espace, soit dans la multi- tude des combinaisons qui peuvent former la na- ture et l'esprit dont elle est l'harmonie intérieure. Dans ce vaste ensemble de l'humanité, se pré- sentent, réalisant son essence dans une union subordonnée, et comme dans un seul être, "homme, doué plus particulièrement de l'attri- but de spontanéité, la femme, de celui de to- lalilé, sans que l'attribut opposé manque tout à fait à l'an ou à l'autre. Krause demande ensuite à l'analyse quelle est la nature du rapport qui unit Dieu au monde; et il reconnaît que ce n'est pas un simple rap- port de causalité, dans lequel, une fois produit, l'effet se détache et resté indépendant dans sa cause; mais un rapport de raison, en vertu du- quel Dieu est la raison immanente et toujours active de l'existence de l'univers, auquel il no cesse pas d'être uni : le rapport de Dieu au monde n'est ni un rapport d'identité panthéistique, ni un rapport de dualisme; il n'y a entre le monde et Dieu ni identité ni séparation. Aux yeux de Krause, la création est à la fois éternelle et tem- porelle. Elle est éternelle en ce sens que l'es- prit, la nature et l'humanité n'étant que la forme des attributs éternels d'infini et d'absolu, Dieu veut éternellement en soi l'esprit, la nature et l'humanité; elle est temporelle en ce que l'es- prit, la nature et l'humanité, se développant dans leur manifestation sous la loi successive et divisée du temps et de l'espace, réclament l'ac- tion incessante de Dieu, même dans le domaine temporel. La théorie la plus remarquable de tout le sys- tème de Krause est celle de l'individualité. Il en trouve le principe par l'induction qui; de l'objet individuel physique et observable, s'élève par la notion de raison à l'individualité correspondante en Dieu, et dans laquelle son individualité phy- sique trouve sa raison nécessaire. Krause atteint encore par la métaphysique et a priori un prin- cipe éternel d'individualité, en faisant remar- quer que, dans l'unité divine elle-même, il y a des déterminations, et que les combinaisons de ces déterminations se multipliant à l'infini, créent, à l'origine de toutes choses des individualités qui participent aux attributs divins, et sont, par con- séquent, éternelles. Tels sont l'esprit, la nature et l'humanité, non-seulement dans leur sens gé- néral, mais encore dans chacun des individus qui les composent. Il est facile de voir que la croyance à l'immortalité de l'âme est la consé- quence de cette doctrine sur l'individualité, ou plutôt qu'elle est cette doctrine même, avec un degré nouveau d'extension. L'idée de la vie future entraîne celle de récom- pense et de châtiment ; celle de récompense et châtiment suppose que l'on s'est fait une notion exacte de la nature du mal. Krause pense qu'il n'y a pas de mal en soi, et que ce mot ne peut designer que des rapports inexacts ou faux éta- blis entre deux termes. Le mal n'est donc ni un principe absolu, comme dans le dualisme mani- chéen, ni une simple négation, comme dans le système panthéistique ; il est en réalité, mais à l'état relatif ; il est le résultat, mais le résultat réel, d'un rapport. Le mal a son origine dans l'individualité, dans la nature finie des êtres, qui ne se sulfisent pas à eux-mêmes, et qui peu- vent, en vertu de leur spontanéité et de leur li- berté, substituer aux rapports harmoniques des choses d'autres rapports qui ne le sont pas. L'homme, en taz« qu'être fini, porte donc en soi la possibilité du mal- mais en tant qu'exprimant l'infini et l'absolu, il trouve dans sa nature la force nécessaire pour lutter contre le mal avec succès. Tels sont les traits principaux de la doctrine de Krause. Nous n'en entreprendrons pas l'exa- men critique; nous nous bornerons à faire re- marquer que, parmi les philosophes allemands contemporains, aucun n'a tenu plus de compte des laits, et n'a été plus attentif à éprouver, par les données de l'observation, l'unité systé- matique de sa philosophie. Les ouvrages de Krause sont: Dissertai io de philosophiœ et malheseos 7iotione et earum in- KRUG — 890 KRUG lima conjunclione, léna. 1802; — Esquisse de la logique historique, léna, 1803 (ail.) : — Es- quisse du droit naturel, in., id. ; — Esquisse d'un système philosophique de mathématiques, ib., 1804 (ail.) ; — Introduction à la philosophie de la nature. Cet ouvrage a été publié encore sous cet autre titre : Plan du système de la phi- losophie, 1804 (ail.), et Goëtt., i828; — Système de la morale, Leipzig, 1810 (ail.). Cet ouvrage est inachevé ; bien qu'il n'en existe qu'un pre- mier volume, il donne, ainsi que le précédent, la plus juste idée du système de Krause. — Tableau primitif de l'humanité, Dresde, 1811 (ail.): — Journal de la vie de l'humanité, Dresde, 1811 (ail.) ; — Oralio de scientia humana, Berlin, 1814. M. Ahrens, professeur à l'université libre de Bruxelles, et l'un des élèves de Krause, a ex- posé plusieurs parties importantes de sa doctrine dans son Cours de psychologie, 2 vol. in-8, Pa- ris, 1838, et en a développé une application in- téressante dans son Cours de droit naturel, in-8, Bruxelles, 1844. Dans son remarquable Es- sai théorique et historique sur la génération des connaissances humaines dans ses rapports avec la morale, la politique et la religion, in-8, Bruxelles, 1844, M. Guill. Tiberghien a égale- ment exposé la doctrine de Krause, soit en elle- même, soit dans ses rapports avec les systèmes philosophiques qui l'ont précédée. Enfin l'on peut consulter l'Histoire de la philosophie alle- mande de M. Willm, Paris, 184b, 4 vol. in-8. H. B. KRONLAND (Marcus-Marci de), philosophe mystique du xvne siècle, contemporain de Mer- curius Van-Helmont (voy. ce nom), à qui il res- semble beaucoup par ses opinions, tout en res- tant fort loin de lui par l'érudition et par le talent. A l'exemple de Paracelse, des deux Van- Helmont, de Robert Fludd, il exerçait la méde- cine et appliquait à la guérison des maladies une science infaillible, selon lui, et qui, en met- tant à nu les premiers principes des choses, ne laisse rien en dehors de son pouvoir. Son sys- tème se réduit à fondre ensemble d'une manière superficielle et grossière les idées de Platon, les formes d'Aristote, et ce principe moitié spiri- tuel et moitié matériel que les théosophes mo- dernes ont emprunté à la kabbale (voy. ce mot) sous le nom de lumière. Les idées, telles qu'il les comprend, sont à la fois actives et intelli- gibles, et nous représentent les forces de la nature; ces forces accessibles à la pensée, et principal objet de la science, doivent prendre la place des qualités occultes de la scolastique : on les désigne sous le nom d'idées séminales (ideœ séminales), parce qu'elles sont véritable- ment le germe ou la semence des êtres. A l'aide de la lumière, elles engendrent toutes choses et leur donnent la forme; l'univers tout entier porte donc leur empreinte, et elles ont lié entre elles toutes ses parties de telle manière qu'elles exercent les unes sur les autres une mutuelle influence. C'est sur ce principe que se fondent les théories médicales de Kronland et sa foi dans l'astrologie. Il a laissé deux ouvrages qui ont pour titres : Idearum operatricium idea, sive Deleclio et hypolhesis illius occulta: vir- tutis, quœ semina fœcunda et ex iisdcm cor- pora organica proaucit, in-4. Prague, 1035; — Philosophiâ velus restituta, in qua demutatio- nibus quœ in universo sunt, de parlium uni- i constitutione, de statu twminis secundum naluram , et prœter naturam, ri de curalione morliiiiuin . etc., ib., lib. V, in-4. ib., 1(302. X. krug (wilhelm Traugott), philosophe popu- laire et écrivain des plus féconds, naquit en 1770 aux environs de Wittemberg et fut élevé au collège-pensionnat de Schulpforta. Après avoir étudié la philosophie et la théologie à l'université qui fut le berceau de la réformationallemande, il eut l'insigne honneur de succéder à Kant dans sa chaire, en 1805. 11 la quitta en 1809 pour aller enseigner la philosophie à Leipzig, où il mourut en 1841. Krug prit une part très-active aux grands évé- nements de son temps, et émit son vote sur toutes les questions politiques et sociales, philo- sophiques et religieuses de l'époque. Il fut un dbs chefs de la société patriotique fondée à Kœ- nigsberg, après la paix de Tilsitt, sous le nom de Tugendbund. En 1813, il fit, comme volon- taire, partie d'un corps de chasseurs à cheval, et se retira, en 1814, avec le titre de chef d'esca- dron à la suite, pour reprendre son enseigne- ment. Il fut enfin député de l'université de Leip- zig à la diète saxonne en 1833. Nous passons sous silence les travaux du pu- bliciste et du pamphlétaire, dans lesquels il montra autant de modération que de courage et de franchise, pour nous occuper uniquement de ceux du philosophe. Ses ouvrages de philosophie sont en très-grand nombre. On a de lui un corps de doctrine complet, où prédomine l'es- prit de la philosophie de Kant, fréquemment modifiée sous l'inspiration du bon sens, œuvre qui se distingue plus par une grande clarté que par la profondeur, par l'érudition que par l'ori- ginalité, et où l'on trouve aussi, comme dans la plupart de ses écrits, plus d'aperçus ingé- nieux, d'observations utiles, que d'idées et de vues propres à ouvrir au lecteur de nouveaux horizons. Le système est divisé en deux parties : l'une consacrée à la philosophie théorique, l'au- tre à la philosophie pratique. Le Système de la philosophie théorique (3 vol. in-8, Kœnigsberg, 1806-1810) comprend la logique et la méta- physique. Sa logique est un des traités les plus détaillés et les plus instructifs que l'on puisse consulter. Sa métaphysique est encore intitulée Théorie de la connaissance, titre qui indique clairement que l'auteur appartient par non lan- gage et par l'esprit général de sa doctrine à l'école de Kant. C'est, du reste, la partie du système qui manque le plus de profondeur et d'originalité. La seconde partie, le Système de la philosophie pratique (3 vol. in-8, Kœnigs- berg, 1817-1819), comprend la philosophie du droit, de la morale et de l'esthétique. Il a résumé son système, avec quelques modi- fications dans la disposition des matières, dans le Manuel de philosophie et de bibliographie philosophique (2 vol. in-8, Leipzig, 1820-1821), qui eut plusieurs éditions, et dont il peut être utile d'indiquer ici le plan. Il se compose de sept parties : 1° la Théorie fondamentale, sorte d'introduction à la philosophie, à laquelle l'au- teur avait déjà consacré un ouvrage spécial sur lequel nous reviendrons; 2° la Logique, divisée en logique pure et logique appliquée; 3° la Mé- taphysique ou la théorie de la connaissance, où l'on trouve, après l'analyse des facultés intel- lectuelles, les principes fondamentaux de la psy- chologie, de la cosmologie et de la théologie rationnelles, ainsi que de la philosophie delà nature ; 4° l'Esthétique, ou comme il l'appelle encore, la science du goût; 5" la Philosophie du droit: 6" la Philosophie morale; enfin, 7° la Philosophie Krug est un vrai disciple de Kant en théologie et en philosophie, car il attribue à la raison le droit de critique et d'interprétation, selon ses propres lumières, sur toute religion positive ou préteudue révélée; d'une autre part, il oppose au dogmatisme de toute couleur le criticisme, KRUCv — 89 î KRUG ime analyse de la conscience et de la faculté i ninaître, et il refuse de sortir du domaine légitime de la raison, et de s'élever dans les ré- gions transcendantes avec l'imagination spécu- i>. Mais il s'écarte de Kant et se rapproche de Jacobi, par une foi pleine et entière dans les lois et les produits légitimes de la conscience rai- sonnable, dans laquelle Yétre el Vidée sont pri- mitivement unis. C'est le philosophe du bon sens, du sens commun, de la conscience, bien que. tout en affectant des airs d'indépendance, il ait de la peine à cacher la livrée et les cou- leurs du maître à qui il s'était donné d'abord; au fond, il est ennemi de toute spéculation qui tend à s'élever au-dessus de l'expérience externe et interne, oubliant que la conscience elle-même, par ses secrets instincts et ses pressentiments d'un ordre de choses supérieur, nous contraint à dépasser ces bornes. Il s'explique ainsi sur sa manière de concevoir la philosophie : « La philosophie est la science de la légalité primitive de l'esprit humain pris dans sa totalité, ou de la forme primitive du moi pris dans son universalité, c'est-à-dire au point de vue objectif et au point de vue sub- jectif, au point de vue théorique et au point de vue pratique. » Partant de là, il cherche dans la conscience et dans ses faits immédiats une base solide pour son système, qu'il désigne par le nom de synthétisme transccndanlal, et qui doit concilier ensemble le réalisme et l'idéalisme. C'est par là que Krug a marqué dans le mou- vement philosophique de l'Allemagne, et qu'il réclame une place dans l'histoire de la philoso- phie depuis Kant. Or, qu'est-ce qu'il entend par ce synthétisme? sous ce nom nouveau y a-t-il réellement une découverte, et quelle en est l'im- portance? C'est ce que nous allons examiner. 11 n'y a, selon Krug, que trois systèmes pos- sibles quant à l'origine de la connaissance, sa- voir : le réalisme, qui prétend expliquer les idées par les choses; Y idéalisme, qui fait pro- céder toute réalité des idées; et le synthétisme, qui rejette les deux autres systèmes comme arbi- traires : c'est un milieu entre les deux extrêmes, un essai de les combiner ensemble et de les compléter l'un par l'autre. Selon lui, le réalisme et i'idéalisme, entre lesquels se partagent tous les systèmes dogmatiques, sont également le produit d'une spéculation transcendante, c'est- à-dire dépassant la conscience considérée comme la synthèse du savoir et de l'être, de l'idéal et du réel. Dans la conscience, la realité est pré- sente sous la forme d'idées, et il est impossible de remonter légitimement au delà de ce fait. Le synthétisme transcendanlal, dit-il, est ce sys- tème qui considère le savoir et l'être, l'idéal et la réalité, comme primitivement posés et réunis, et qui, par conséquent, ne prétend pas déduire l'un de l'autre, regardant une pareille expli- cation comme impossible. Cette unité est un fait primitif de la conscience, et la conscience tout entière repose là-dessus : comment dès lors expliquer ce fait? Toute déduction supposant la conscience de ce fait, vouloir aller au delà c'est chose impossible, absurde. Cette théorie est surtout exposée dans l'ou- vrage intitulé Philosophie fondamentale (3e édi- tion, in-8, Leipzig, 1827) ; et voici comment elle y est établie : La conscience est une synthèse du savoir et de l'être dans le moi, et la conscience n'est con- science déterminée, conscience réelle, actuelle, qu'autant que dans le moi un être déterminé est uni à un savoir déterminé; mais une pareille syntnèse, qui se renouvelle sans cesse, serait impossible sans une synthèse primitive de l'être et du savoir dans le moi, synthèse qui est au deià de toute observation, et qui constitue origi naircment la conscience, tout i icnce sup- posant nécessairement une distinction entre le sujet et l'objet. Antérieurement à toute con- science déterminée, il faut absolument que l'être et le savoir soient enlre eux dans un rapport tel qu'ils puissent se déterminer ri ient. Cette synthèse a priori, qui est antérieure à toute conscience déterminée, et par laquelle celle-ci devient seulement possible, est un fait primitif supérieur à toute réflexion, à toute explication : vouloir l'expliquer en remontant au delà, ce serait se perdre dans le vide ; il est absolu, et partant inexplicable. Si, après cela, acceptant ce fait comme pri- mitif et absolu, on réfléchit sur l'être et le sa- voir, unis ainsi dans la conscience, on trouve que l'être qui est l'objet du savoir est rapporté non- seulement au moi, mais encore à quelque chose qui n'est pas moii qui est hors du moi. On pose ainsi avec le moi un non-moi, et l'on attribue à l'un et à l'autre une égale réalité. Or, sur quoi est fondée cette conviction? eu d'autres termes, quel est le rapport de l'être au savoir, de la réalité aux idées? La question ramenée à ces termes, deux ré- ponses sont possibles : ou l'un des deux est posé par l'autre, comme un effet est produit par sa cause ; ou bien tous les deux sont primitivement posés et unis ensemble, et toute explication de l'un par l'autre est impossible. Si l'on admet que l'un doit être déduit de l'autre, le savoir de l'être ou l'être du savoir, deux solutions sont possibles. On peut essayer d'expliquer l'idéal par la réalité, les idées par les choses, et considérer ainsi l'être comme le premier, et le savoir comme en étant le produit; ou bien l'on peut concevoir le savoir comme le primitif, et en déduire l'être ou la réalité. Le premier système constitue le réalisme; le se- cond donne naissance à Yidéalisme. Mais tout est arbitraire dans l'un et l'autre système, et tous deux vont au delà du fait de la synthèse primitive. Si l'on se décide pour le réalisme, on admet une réalité en soi, indépen- dante de tout savoir, de toute idée, et l'on pré- tend néanmoins en faire naître l'idéal, ce qui est impossible. En reconnaissant une simple ma tière, sans aucune idée, sans aucune conscience, on se perd dans le matérialisme. Le réalisme absolu est matérialisme, et il laisse la question sans solution : car comment l'idéal pourrait-il naître de ce qui est en soi inerte, l'opposé de toute idée et de toute conscience? D'un autre côté, en admettant l'idéal comme le premier, on le dépouille de toute réalité, puisque la réalité doit seulement en être dé- duite. Or, l'idéal, sans rien de réel, n'est rien au fond, et l'idéalisme se réduirait ainsi au nihilisme, puisque, en faisant abstraction de toute réalité, on supprime à la fois l'objet et le sujet. L'idéalisme et le réalisme absolus sont donc également insuffisants pour expliquer le rapport de l'être au savoir, des choses aux idées; il ne reste, par conséquent, que le troisième système, selon lequel tous les deux soi: .urne primitivement unis dans la conscience, et il faut renoncer à vouloir déduire l'un de l'autre. Ce système est le synthétisme transcendanial, qui concilie ensemble l'idéalisme cl le réalisme, el qui reconnaît avec le sens commun l'existence réelle du moi, celle d'un non-moi, et une action réciproque de l'un sur l'autre; cette conviction naturelle, le synthétisme la proclame d'une cer- titude absolue et supérieure à toute démonstru- KRUG 892 — LABR tion, comme un fait primitif que toute conscience et toute réflexion supposent. On peut admettre ce résultat sans les raisons sur lesquelles il est fondé, et sans accorder que la question soit résolue, ni même que la solution proposée ait rien de bien nouveau. En effet, les deux doctrines auxquelles Krug oppose la sienne comme seule raisonnable, ne sont pas les seules possibles; elles sont d'ailleurs mal définies. Nous renvoyons pour les diverses acceptions de ces deux termes aux mots Idéalisme et Réalisme, et nous nous bornons à faire re- marquer ici que le premier de ces deux systèmes ne prétend faire naître les choses des idées qu'au point de vue de Dieu, et que, pour ce qui est de l'intelligence humaine, il revendique seule- ment pour les idées une existence indépendante des choses, tout en les concevant comme y étant conformes; et que le second ne fait pas néces- sairement dériver de la matière les idées et l'en- tendement lui-même; qu'il réclame seulement pour celies-ci une existence indépendante et une action sur l'esprit ; en d'autres termes, l'idéalisme ne tourne pas nécessairement au nihilisme, puis- qu'il suppose au moins l'intelligence, et le réa- lisme n'est pas absolument sensualisme, et encore moins matérialisme, puisque même en faisant naître toutes les idées d'une action venue du dehors, il est toujours obligé de reconnaître un sujet intelligent. Tous les systèmes, pour expli- quer la conscience, sont forcés d'admettre un sujet et un objet; ils ne diffèrent que quant à la part plus ou moins active, qu'ils attribuent à l'un et à l'autre. Le bon sens admet les deux facteurs comme concourant ensemble à produire l'intel- ligence, concevant l'un comme fournissant la matière, et l'autre comme l'artisan qui lui donne la forme. Le synthétisme de Krug n'est donc qu'un retour au sens commun, qui ne s'élève pas mêmejusqu'à l'harmonie admise par Jacobi entre les lois de l'entendement et celles de l'univers. Loin de faire faire un pas à la question, il la laisse entière et sans solution. Krug prétendait que le synthétisme pouvait encore s'appliquer à d'autres matières, à l'esthé- tique, par exemple, à la politique, à la philosophie de la nature; c'est partout une sorte de juste milieu, de conciliation entre le réalisme et l'idéa- lisme. Ainsi, quant à l'art, il rejette cette théorie selon laquelle, aux dépens ou au mépris de la nature, l'artiste obéirait uniquement aux inspira- tions de sa fantaisie, et ne prendrait pour guide que des conceptions purement idéales ou chimé- riques; et il rejette en même temps le réalisme esthétique qui voudrait borner l'art à la servile imitation de la nature : le synthétisme conseille à l'artiste, de s'inspirer à la fois de ses idées et des beautés de la nature. De la même manière, il importe en politique, en cherchant à réaliser l'état idéal, de consulter les faits et de se régler sur eux. Pa nui scs nombreux écrits, outre ceux que nous avons déjà cités, Krug indique lui-même comme les plus remarquables, ses Lettres sur la perfec- tibiîité de la religion révélée, 1795; — ['Essai d'une encyclopédie des sciences, 1796-1797, 2 vol.; — les Aphorismcs relatifs à la phdosojthie du droit, 1800; — la Philosophie du mariage, 1800; — Histoire de la philosophie ancienne, 2° édit., 1826 : ouvrage instructif, bien que sou- vent l'auteur n'ait pas assez approfondi les doc- trines qu'il juge; — l'État cl l Ecole, 1810, etc. I.e Dictionnaire philosophique qu'il a publié de 1827 à 1834 laisse fort à désirer; les matières n'y sont, en général, qu'effleurées, et il offre à la fois beaucoup 'le lacunes et de choses inutiles. Sur la fin de sa vie, Krug publia un choix de ses ou- vrages, parmi lesquels se trouvent trois volumes d'écrits philosophiques. 1839, dont quelques-uns nesont pas sans intérêt. En 1825, il fit paraître sous le nom d'Urceus, traduction en latin du mot Krug, une histoire de sa vie. On trouvera dans l'Histoire de la philosophie deTennemann l'indication complète des ouvrages de Krug, et l'on pourra consulter encore l'Histoire de la philosophie allemande de M. Willm, Paris, 1846, 4 vol. in 8. J. W. KÛNHARDT (Henri), recteur adjoint et pro- fesseur au gymnase de Lubeck, a publié sur divers points de l'histoire de la philosophie et de la philosophie elle-même des ouvrages estimables et utiles à consulter; en voici la liste à peu près complète : De Aristippi philosophia morali, quatenus Ma ex ipsius dictis secundum Dioge- nem Lacrtium potest derivari, in-4, Hclmstadt, 1795 ; — de Fide historicorum recte œstimanda in historia philoso] hiœ , in-4, ib., 1796; — Disci- plina morum aplis philosophorum sententiis illustrala, in-8, ib., 1799; — Socrale considéré comme homme et comme chef d'école, in-8, Lu- beck et Leipzig, 1802 : c'est la traduction des Memorabilia de Xénophon avec des notes expli- catives ; — des Points principaux de la inorale des stoïciens d'après le Manuel d'Epiclèle, dans le Nouveau Muséum de philosopliie et de litté- rature, publié par Bouterweck, t. I, 2S cahier, et t. II, 2e cahier; — de l'Idée de la mythologie et du sens philosophique des anciens mythes, ib., t. II, 1er cahier; — le Phédon de Platon expliqué et jugé surtout en ce qui concerne la doctrine de l'immortalité, in-8, Lubeck, 1817; — Principes de la métaphysique des mœurs d'après Kant, présentés dans un langage simple, et examiné dans leurs résultats les plus importants, in-8, Lubeck et Leipzig, 1 800 ; — Fragments sceptiques, ou Doutes sur la possibilité de la philosopliie comme science de l'absolu, in-8, Lubeck, 1804; — An ti-Stolber g, ou Essai pour défendre les droits delà raison, etc., in-8, Leipzig, 1808; — Esquisse d'une étymologie universelle ou philosophique, in-8. Lubeck, 1808; — Idées sur le caractère essen- tiel de l'humanité et les limites de la connaissance philosophique, in-8, Leipzig, 1813; — Leçons sur la religion et la morale, in-8, Lubeck, 1815; — Considérations sur les limites de la science théo- logique, in-8, Neustrelberg. 1820. Tous ces écrits, à l'exception des trois premiers, ont été rédigés en allemand. X. LA BRUYÈRE. Il y a deux manières d'étudier la nature humaine : l'une fondée sur la conscience et sur l'analyse; l'autre sur l'expérience et la pratique du monde; l'une solitaire, abstraite, systématique, qui cherche dans l'esprit lui-même et dans ses facultésinvariablesleprincipecommun de nos actions, de nos sentiments, de nos idées, et les lois générales de notre existence ; l'autre qui s'exerce sur la société et prend les faits, pour ainsi dire, au passage, sans s'inquiéter de leur origine ni de leur cause; qui juge les hommes par leurs actes plus que par leurs facultés, par leurs préjugés et leurs habitudes plus que par leurs instincts et leurs croyances naturelles, par ce qu'ils sont dans un temps, dans un lieu, dans certaines conditions, non par ce qu'ils devraient et pourraient être. La première appartient au philosophe, ou, si l'on adopte ce mot qui rend mieux notre pensée, au psychologue : la seconde au moraliste. Elles ont toutes deux leur bon et leur mauvais c<'>ié. Les recherches psychologiques nous aident à découvrir les conditions générales et Tes éléments constitutifs de notre être; mais elles nous laissent ignorer comment ces éléments se modifient, se corrompent ou se développent sous l'influence de la société. Les observation» LABR — 893 — LAI m du moraliste répandent un très-grand jour sur nos iapports avec nos semblables, ou sur les passions et les intérêts, les vices et les ridicules qui naissent de leur commerce; mais elles ne pénètrent pas dans le fond de notre nature, elles ne montrent pas ce que nous sommes en nous- mêmes. Celles-là nous font mieux connaître l'homme, et celles-ci les hommes. Une saine phi- losophie doit s'efforcer de les réunir et de les compléter les unes par les autres. C'est pour cette raison que nous avons admis dans ce recueil plusieurs noms que les historiens de la philo- sophie ont l'habitude de négliger, comme ceux de La Rochefoucauld, de Yauvenargues, de La Bruyère. Jean de La Bruyère naquit à Dourdan en 1639. 11 fut d'abord trésorier de France à Caen ; mais il venait à peine d'acheter cette charge, quand Bossuet le fit venir à Paris pour enseigner J'histuire au duc de Bourgogne. 11 passa auprès de ce prince le reste de sa vie en qualité d'homme de lettres et de gentilhomme, avec une pension de mille écus. Ses Caractères furent publiés en 1687, et neuf ans après, c'est-à-dire en 1696, on les voit déjà arrivés à la neuvième édition. On a attribué ce succès à la malignité, aux intentions satiriques qu'on a cru deviner chez l'auteur, et au plaisir de reconnaître les originaux dont on suppose qu'il a tracé les portraits ; nous le croyons suffisamment expliqué par le mérite même de l'ouvrage, par la finesse inimitable du style et la vérité des observations. La Bruyère fut reçu de l'Académie française le 15 juin 1693, et mourut à Versailles en 1696, âgé de cinquante-sept ans. Ce qu'il honore par-dessus tout dans son livre, c'est le nom de la philosophie, et les philosophes sont vraiment ingrats de ne pas lui accorder même un souvenir, a Bien loin de s'effrayer, dit- il, ou de rougir même du nom de philosophe, il n'y a personne au monde qui ne dût avoir une forte teinture de philosophie : elle convient à tout le monde; la pratique en est utile à tous les âges, à tous les sexes et à toutes les conditions; elle nous console du bonheur d'autrui, des in- dignes préférences, des mauvais succès, du déclin de nos forces ou de notre beauté, etc. » Il est convaincu qu'il fait une œuvre philosophique, comme il le dit dans ces lignes, évidemment écrites pour lui-même : « Le philosophe consume sa vie à observer les hommes, et il use ses esprits à en démêler les vices et le ridicule. S'il donne quelque tour à ses pensées, c'est moins par une vanité d'auteur que pour mettre une vérité qu'il a trouvée dans tout le jour nécessaire pour laire l'impression qui doit servir à son dessein.» Mais en s'efforçantde réunir toutes les qualités d'un philosophe, il refuse d'en porter le titre, ou, pour employer ses expressions, d'en prendre 1 enseigne: il veut instruire les hommes sans manquer d'égard pour leur faiblesse. C'est pour cela qu'il évite de donner une forme systéma- tique à ses pensées et d'écrire un ouvrage suivi qui ne serait pas lu. « Je renonce, dit-il, à tout ce qui a été, qui est et qui sera livre. Berylle tombe en syncope à la vue d'un chat, et moi à la vue d'un livre. » Nous croyons que La Bruyère se fait illusion ici : ce n'est point l'horreur instinctive des livres et des traités qui l'a em- pêché d'en composer un; ce n'est pas plus le désir de ménager la faiblesse de son siècle et des hommes en général ; c'est l'idée même qu'il se fait de la philosophie. Nous venons de voir, en effet, que la philosophie pour lui est moins une science qu'une sagesse pratique, fondée à la fois sur le bon sens, le sentiment et l'expérience de la vie. Tous ces moyens lui sont également bons; et comme il les emploie, tantôt l'un, tantôt l'autre, avec la même confiance, sans chercher à les subordonner à une faculté supérieure, il n'est pas rare que ses réflexions et ses maximes se contredisent et, pour être plus juste, se corrigent les unes les autres. C'est précisément ce qui distingue La Bruyère de La Rochefoucauld. Celui- ci est plus conséquent et plus systématique: celui-là plus exact; l'un ramène tout à un seul principe, qui est peut-être l'expression des hommes qu'il a connus, mais non pas de l'hu- manité; l'autre, sans porter au fond un meilleur jugement sur la société, adoucit par le sentiment, ou les aperçus d'une haute et saine raison, les résultats tristes ou sévères de l'expérience. Nous allons démontrer, par quelques exemples, la vé- rité de cette appréciation, en nous arrêtant natu- rellement aux sujets les plus propres à intéresser le philosophe, comme la raison, la sagesse, la société, la nature humaine, la religion, ou plutôt les croyances naturelles qui en sont la base. « Il ne faut pas vingt années accomplies pour voir changer les hommes d'opinion sur les choses les plus sérieuses, comme sur celles qui ont paru les plus sûres et les plus vraies. Je ne hasarderai pas d'avancer que le feu en soi et indépendam- ment de nos sensations n'a aucune chaleur, c'est- à-dire rien de semblable à ce que nous éprouvons en nous-mêmes à son approche, de peur que quelque jour il ne devienne aussi chaud qu'il a jamais été. J'assurerai aussi peu qu'une ligne droite tombant sur une autre ligne droite fait deux angles droits, ou égaux à deux droits, de peur que les hommes venant à y découvrir quelque chose de plus ou de moins, je ne sois raillé de ma proposition. » Telle est la manière presque sceptique dont La Bruyère parle de la raison; mais voici un autre passage où, au contraire, il la relève, et j roclame son universalité. « La pré- vention du pays jointe à l'orgueil de la nation nous fait oublier que la raison est de tous les climats, et que l'on pense juste partout où il y a des hommes. » Ici il se plaint que la raison n'a pas le temps de se montrer dans notre courte existence; car notre vie. selon lui, se partage en trois époques : dans 1 une. c'est l'instinct seul qui nous gouverne, et la raison ne paraît pas encore; dans l'autre, elle est obscurcie par les passions; dans la dernière, elle s'affaisse et s'éteint sous le poids des années. Ailleurs il ouvre à la pensée une carrière éblouissante et reconnaît la perfectibilité indéfinie de l'esprit humain. Le monde, si nous l'en croyons, ne fait que com- mencer; nous imaginons à peine ce qu'il nous reste encore à découvrir dans les arts, dans les sciences, dans la nature, dans l'histoire; c'est une légère expérience que celle de six ou sept mille ans. Les mêmes variations se font remarquer en lui lorsqu'il parle de la nature humaine en général et du degré de perfection dont elle est suscepti- ble. Plaçant en regard de l'homme tel qu'il est le sage tel que le comprend le stoLisme, il ne voit rien de plus chimérique et de plus vain que cette idée. Pendant que ce sage imaginaire, in- sensible à la douleur et à l'adversité, inébranla- ble à l'image de la mort, assiste avec indiffé- rence à la ruine de l'univers, « l'homme qui est en effet sort de son sens, crie, se désespère, étincelle des yeux et perd la respiration pour un chien perdu ou pour une porcelaine qui est en pièces. » Ce n'est pas seulement l'exagération qu'on blâme ici, c'est le principe même que l'on nie, ou la sagesse qu'on refuse à l'humanité : alors que signifie ce portrait dont l'original n'a jamais existé et n'existera jamais? «■ Le sage guérit de l'ambition par l'ambition même; il tend à de si grandes choses qu'il ne peut se LABR — 894 — LABR borner a ce qu'on appelle des trésors, des postes, la fortune et la faveur; il ne voit rien dans de si faibles avantages qui soit assez bon et assez solide pour remplir son cœur et pour mériter ses soins et ses désirs ; il a même besoin d'efforts pour ne les pas trop dédaigner; le seul bien capable de le tenter est cette sorte de gloire qui devrait naître de la vertu toute pure et toute simple; mais l'bomme ne l'accorde guère, et il s'en passe. » Le stoïcisme, qu'il appelle un jeu d'es- prit, n'est-il pas renfermé tout entier dans ces mots : « Il n'y a pour l'homme qu'un vrai mal- heur, qui est de se trouver en faute et d'avoir quelque chose à se reprocher. » Nous avons dit que La Bruyère n'avait pas au fond une meilleure opinion des hommes que La Rochefoucauld, et en effet rien de plus sombre que la peinture qu"il fait à plusieurs reprises de leurs vices et de leurs faiblesses. Il les repré- sente durs, injustes, ingrats, égoïstes, et, ce qu'il y a de pis, c'est qu'ils ne sont pas devenus tels par leur faute, c'est de la nature même qu'ils tiennent tous ces vices; leur en vouloir, c'est ne pouvoir supporter que la pierre tombe ou que le feu s'élève. S'ils paraissent se trans- former par intervalles, c'est dans leur extérieur, dans leurs habits, dans leur langage, non dans leurs sentiments et leurs penchants. « Ils chan- gent de goûts quelquefois ; ils gardent leurs mœurs toujours mauvaises, fermes et constants dans le mal ou dans l'indifférence pour le bien. » Le pouvoir qu'ils ont sur eux-mêmes semble se borner à doubler par l'habitude le nombre et la force de leurs passions. Mais, à défaut de principes arrêtés, les senti- ments naturels de la pitié et de la bienveillance viennent bientôt corriger ces tristes résultats de l'expérience. « Un esprit raisonnable peut haïr les hommes en général, où il y a si peu de vertu ; mais il excuse les particuliers, il les aime même par des motifs plus relevés, et il s'étudie à mé- riter le moins qu'il se peut une pareille indul- gence. » Les sentiments qu'il recommande ici, La Bruyère ne les a pas ignorés ; les réflexions qu'il fait sur la bienveillance, sur l'amitié, sur l'amour, sur la politesse, nous attestent chez lui une âme non moins tendre qu'élevée, et nous montrent l'homme rachetant par ses qualités les défauts de l'observateur et, il faut le dire aussi, les prétentions du bel esprit. C'est lui qui a écrit ces mots : « Le plaisir le plus délicat est de faire celui d'autrui. — Il vaut mieux s'exposer à l'in- gratitude que de manquer aux misérables. — 11 faut briguer la faveur de ceux à qui l'on veut du bien, plutôt que de ceux de qui l'on espère du bien. » Nous serions entraînés trop loin, ou plutôt il faudrait tout citer si nous voulions montrer avec quelle finesse il a observé les au- tres affections du cœur humain; nous ajouterons seulement que ce n'est pas assez, selon lui, d'aimer pour notre propre compte, il faut, en quelque sorte, faire des provisions a'amitié pour le compte de ceux que nous voulons servir. « C'est assez pour soi, dit-il, d'un fidèle ami ; c'est même beaucoup de l'avoir rencontré; on ne peut en avoir trop pour le service des autres. » Par suite de la même pensée, il distingue deux espèces de philosophie : l'une qui nous élève au- dessus de l'ambition; l'autre qui nous soumet à toutes ses exigences en faveur de nos amis. I dernière est celle qu'il estime la i Ce qui inspire surtout à La Bru adul- gence pour les hommes, c'est la misère de leur condition. 11 les trouve encore plus malheu que méchants : malheureux de vivre, ma reux de mourir, malheureux de ne sa. signer ni à la vie ni à la mort. Les réflexions que lui fournit ce grave sujet nous rappellent quelquefois, pour le fond comme pour la forme, les Pensées de Pascal : « Il n'y a pour l'homme que trois événements : naître, vivre et mourir; il ne se sent pas naître, il souffre à mourir, et il oublie de vivre. » D'ailleurs, quelle idée de- vons-nous nous faire de cette vie? Elle est un sommeil dont nous sortons par la mort : si elle est misérable, elle est pénible à supporter,!* si elle est heureuse, il est horrible de la perdre. « L'un, ajoute La Bruyère, revient à l'autre. » Mais elle est toujours misérable, comme l'ex- priment ces paroles si pleines de tristesse : « Il faut rire avant que d'être heureux, de peur de mourir sans avoir ri. » La mort, au lieu d'être une délivrance, ne fait qu'ajouter aux tourments de la vie, car elle se fait sentir à tous les mo- ments, et il est plus dur de l'appréhender que de la souffrir. Enfin entre la vie et la mort, en quelque sorte, est la vieillesse que l'on craint et que l'on n'est pas sûr d'atteindre : aussi le sen- timent qui semble être le plus profond chez l'auteur des Caractères est-il celui de la pitié; il l'éprouve jusqu'au sein de la joie et des plai- sirs : « Il y a une espèce de honte, dit-il, d'être heureux à la vue de certaines misères.... Il semble qu'aux âmes bien nées les fêtes, les spec- tacles, la symphonie rapprochent et font mieux sentir l'infortune de nos proches et de nos amis. » Il représente la pitié comme la seule faiblesse du sage : « Une grande âme est au-dessus de l'in- jure, de l'injustice, de la douleur, de la moque- rie, et elle serait invulnérable si elle ne souf- frait par la compassion. » Mais si les hommes sont si mauvais de leur nature, qu'il n'y a que la pitié qui puisse empê- cher de les haïr, et leurs misères qui soient plus grandes que leurs vices, que faut-il donc penser de l'auteur d'une telle oeuvre, et pourquoi, pour quelle fin l'a-t-il produite? Si La Bruyère avait été conséquent avec lui-même, il serait arrivé au moins jusqu'au scepticisme en matière de religion ; il aurait certainement douté de l'exis- tence de Dieu et de l'âme humaine. L'élévation naturelle de son âme et la droiture de son juge- ment ont heureusement remédié encore cette fois à l'inexactitude de ses observations. Il dé- fend contre les incrédules et les indifférents les deux dogmes que nous venons de désigner; il les défend par des raisons philosophiques et, ce qui n'est pas indifférent à remarquer, par des arguments cartésiens. Le dernier chapitre de son livre, intitulé Des esprits forts) est tout entier consacré à ce dessein. Les esprits forts, selon lui, sont les esprits faibles qui, bornés dans leurs idées et dans leurs désirs, ne savent point se détacher de la terre, et ont la vue trop courte pour comprendre la grandeur de l'univers et la dignité de notre âme. Comme ils risquent plus que ceux qui suivent le train commun et ce qu'il appelle les grandes règles, il voudrait qu'ils sussent davantage et que leurs arguments fussent absolument au- dessus de toute contradiction. 11 voudrait, en outre, avoir l'assurance que leurs passions n'en- trent pour rien clans leur incrédulité. Or, ni l'une ni l'autre de ces deux conditions ne sont jamais remplies, et cette impuissance de l'a- théisme en présence du sentiment religieux qu'un rencontre chez tous les hommes, est une première preuve de l'existence de Dieu. « L'im- possibilité où je suis de prouver que Dieu n'est pas. me découvre Bon existence. Je sens qu'il y a un Dieu, et je ne sens pas qui! n'y en ait point : cela nie suffit ; tout le ra t du monde m'est inutile : je conclus que Dieu existe j cette conclusion est dans ma nature; j'en ai LABR — 895 LAGH reçu les principes trop aisément dans mon en- fance, et je les ai conservés depuis trop naturel- lement dans un âge plus avancé, pour les soup- çonner de fausseté. » Toutefois il ne se borne point à cette seule preuve : au sentiment il ajoute la raison ; et quoiqu'il n'aime pas, comme il dit, une philoso- phie trop subtile et trop idéale, il admet pour- tant la métaphysique dans la mesure où elle est nécessaire à la morale, et où le bon sens peut la suivre. Le principe auquel il en appelle d'abord, c'est la nécessité de remonter à une première cause. Il démontre ensuite que cette cause ne peut être qu'un esprit, et il justifie cette con- clusion par le fait de notre propre pensée. « Je pense, dit-il; donc, Dieu existe : car ce qui pense en moi, je ne le dois point à moi-même.... Je ne le dois point à un être qui soit au-dessus de moi et qui soit matière, puisqu'il est impossible que la matière soit au-dessus de ce qui pense : je le dois donc à un être qui est au-dessus de moi et qui n'est point matière; et c'est Dieu. » Le même argument sert à prouver la spiritualité de l'âme : car, en même temps que j'ai conscience de ma pensée, j'ai la certitude qu'elle est incompatible avec les propriétés du corps. La nature spiri- tuelle de l'âme nous la montre indivisible, incor- ruptible, et sur ce double attribut se fonde son immortalité. D'ailleurs l'essence seule de la pen- sée, et les notions éternelles qu'elle renferme, suffisent pour nous garantir une existence sans terme. « Je ne conçois point qu'une âme que Dieu a voulu remplir de l'idée de son être infini et souverainement parfait, doive être anéantie. » C'est, comme on voit, un résumé presque com- plet [des Méditations métaphysiques auquel l'auteur ajoute une magnifique description de l'ordre matériel de l'univers. Mais à côté de l'influence de Descartes on rencontre quelquefois celle de Pascal, que nous avons déjà signalée plus haut. Ainsi, à l'imitation de l'auteur des Pensées, La Bruyère nous montre la vertu et la religion comme une sorte de gageure où il y a tout à gagner et rien à perdre. Il a même des réflexions qu'on tournerait facilement con- tre le but qu'il poursuit; celle-ci, par exemple: « On doute de Dieu dans une pleine santé, comme l'on doute que ce soit pécher que d'avoir un commerce avec une personne libre; quand on devient malade, on quitte sa concubine, et l'on croit en Dieu. » Mais ce sont là des saillies plutôt que des pensées. La Bruyère ne doute pas de la raison; et tout en lui donnant pour auxiliaire le sentiment, il en fait la base la plus solide de la morale et de la religion. C'est au nom de cette foi universelle de l'intelligence et du cœur, qu'il s'élève à chaque instant contre la dévotion étroite ou purement mécanique dont se contentent la plupart des hommes. « Un dévot, dit-il, est celui qui, st aussi où nous appelle le prophète royal David, quand il dit : « Goûtez, et voyez combien Je Seigneur est doux! Quiconque a une fois goûté Dieu, ne doutera jamais de son exis- tence. » Lacroze apportait un esprit philosophique dans ses nombreux et vastes travaux de philologie, dans ses Dictionnaires arménien, cophte, es- clavon, syriaque, etc.. dans ses études sur le chinois; mais cet esprit se manifeste particuliè- rement dans ses Entreliens sur divers sujets d'histoire, de littérature, de religion et de cri- tique, in-12, Cologne (Amst.), 1771 et 1733. L'ou- vrage qui contient sa polémique avec le P. Har- douin est intitulé : Vindiciœ velerum scriptorum contra llarduinum, Rotterdam, 1708. — Voy. Jordan, Histoire de la vie et des ouvrages de M. de Lacroze, in-8, Amst., 1741. C. Bs. LACTANCE est un de ces païens convertis au christianisme, qui mettaient au service de la religion nouvelle des lumières et des talents puisés à des sources profanes; mais l'hostilité dont il est animé envers la philosophie ne l'em- pêche pas d'en conserver l'esprit et l'indépen- dance, et, tout en lui faisant une guerre achar- née, il la sert encore par son érudition. Avant de se convertir au christianisme, Lac- tance avait longtemps exercé la profession de rhéteur, et, à ce titre, il avait acquis une érudi- tion assez étendue dans la littérature profane et dans la connaissance des systèmes de la philo- sophie antique. Les ouvrages qui nous restent de lui sont postérieurs à sa conversion et sont tous empreints de l'esprit nouveau; mais il y reste aussi des traces nombreuses de son ancienne profession. Nourri de l'antiquité, par un reste d'habitude, il cite les auteurs païens plus sou- vent que l'Évangile, Ovide particulièrement, pour lequel il semble avoir une sorte de prédi- lection, et fréquemment aussi les poèmes sibyl- lins, qu'il, regardait comme l'œuvre authen- tique des sibylles de Cumes et d'Erythrée. Sous quel aspect envisage-t-il les systèmes de la philosophie antique? Le christianisme, pen- dant les premiers siècles, s'est montré animé envers la philosophie de sentiments très-divers : d'abord il ne fit pas difficulté de s'approprier les vérités découvertes par la philosophie ; tout ce qu'il y avait de bon dans les philosophes, la religion le revendiqua comme emprunté aux li- vres saints. Mais, avec le temps, cette disposition changea ; cette espèce d'alliance se tourna en hostilité déclarée : surtout après que certaines sectes, les néo-platoniciens entre autres, se fu- rent déclarées les fauteurs de la vieille religion, et eurent entrepris de restaurer le vieux paga- nisme, les chrétiens ne virent plus dans la phi- losophie qu'une ennemie déclarée, et ils la pour- suivirent de leurs anathèmes. De ces deux dispositions, c'est la dernière qui prédomine chez Lactance; c'est surtout comme une mer d'erreurs et une source de corruption, c'est comme l'ennemie des vérités saintes qu'il envi- sage la philosophie. Si donc Lactance n'est pas, à proprement par- ler, un historien de la philosophie, on peut trou- ver dans ses ouvrages une espèce d'inventaire des torts et des erreurs de la philosophie anti- que, particulièrement en ce qui concerne la notion de Dieu et les vérités religieuses. Toute- fois, il ne faudrait pas le considérer comme un guide très-sûr; on risquerait fort de s'égarer en suivant ses traces avec trop de confiance. DICT. PHILOS. Lactance, né en Afrique au milieu du ni* siècle, étudia à Sicca, en Numidie, où il eut pour maître Arnobc.Vers l'an 290. il fut choisi par Dioclétien pour enseigner les lettres à ISicomédie ; il em- brassa le christianisme vers l'an 300, et se voua dès lors à la défense de sa nouvelle religion ; en 317 ou 318, l'empereur Constantin l'appela dans les Gaules, et lui confia l'éducation de son fils Crispus. On croit qu'il mourut à Trêves, vers 323, dans un âge avancé. Il nous reste de lui plusieurs ouvrages, tous écrits en latin : l'élé- gance de son style l'a fait surnommer par saint Jérôme le Cicéron chrétien, bien que certaines locutions barbares témoignent çà et là qu'il écri- vait à une époque de décadence. Son principal ouvrage, les, Institutions divines, a pour objet de combattre le polythéisme et la philosophie païenne pour élever le christianisme sur leurs ruines : il se compose de deux parties, l'une polémique, l'autre dogmatique ; la pre- mière est une apologie, la seconde une exposi- tion de la doctrine chrétienne. Saint Jérôme, tout en se déclarant l'admirateur de l'éloquence africaine de Lactance, le trouve moins habile à fonder la vérité qu'à combattre l'erreur ; il lui manque la connaissance approfondie du dogme; son christianisme passe pour être peu orthodoxe. Dans ce livre destiné à exposer les vérités de la religion chrétienne, les opinions hétérodoxes abondent : on a fait une liste de quatre-vingt- quatorze erreurs qui lui sont reprochées ; ses livres ne font pas autorité en matière de foi, et ils ont été mis au rang des apocryphes par le concile tenu à Rome en 475. Les Institutions divines se composent de sept livres : les trois premiers contiennent la réfuta- tion du paganisme; ils traitent successivement de la fausse religion, de l'origine de l'erreur et de la fausse sagesse des philosophes; les trois suivants exposent le dogme, la morale et le culte des chrétiens; enfin le septième livre, intitulé de lu Vie heureuse, traite de l'état de l'homme après cette vie et de l'état de l'univers après sa période actuelle d'existence. Le plan de Lactance n'est pas moins philosophique que chrétien ; son but est de montrer l'accord de la religion el de la philosophie. Dès le début (liv. I, ch. i), il pose ce principe : « Pas de religion sans sagesse, pis de sagesse sans religion. » C'est là sans doute un magnifique programme ; mais la réalisation en est difficile, et Lactance n'était ni assez méta- physicien ni assez théologien pour le remplir. Les idées les plus diverses se mêlent dans son esprit sans se concilier entre elles : cet assem- blage de philosophie et de théologie, de vérités chrétiennes et d'erreurs païennes, d'aspirations religieuses et de souvenirs profanes offre un objet curieux d'étude et caractérise une époque de tâtonnements, où les dogmes n'étaient pas encore fixés avec la précision rigoureuse que l'Église a exigée depuis. Plus d'un passage de Lactance sur l'existence de Dieu trahit le prosé- lyte inexpérimenté; par exemple (liv. I, ch. vu, et liv. II, ch. vm), il raisonne ainsi : « Tout ce qui est a commencé d'être : Dieu est, donc il a commencé d'être ; mais avant Dieu il n'existait rien d'où il ait pu naître ; donc Dieu s'est créé lui-même. » Ailleurs (liv. VII), parlant de la vie future, il dit que si l'on osait nier l'existence des âmes après la mort, le magicien nous en con- vaincrait bientôt en les faisant paraître. Souvent il confond le petit nombre de vérités physiques devinées par la philosophie antique avec les er- reurs mêlées à ces vérités : ainsi il cite les anti- podes comme un exemple de leurs absurdités; il emprunte lui-même plus d'une opinion à ces philosophes qu'il combat à outrance, el il n'est L7 LACT — 898 — LACY pas toujours heureux dans son choix. C'est ainsi qu'il approuve Épicure de comparer l'âme à une lumière qui n'est pas le sang, mais qui se nourrit de l'humeur du sang, comme la lumière ordi- naire s'alimente par l'huile (de Opificio Dei, ch. xvn). 11 suppose que. pendant la méditation, l'âme descend de la tété dans le cœur, s'y ren- ferme comme dans un sanctuaire, et que c'est là ce qui la rend alors inaccessible aux distractions extérieures (ubi supra, ch. xvi). Ses appréciations des systèmes des philosophes sont habituellement légères, passionnées, et par suite très-injustes; voici par quels arguments il prétend ruiner toute la philosophie : « La philosophie ne peut consis- ter que dans la science ou dans l'opinion ; mais la science n'est qu'en Dieu, elle ne peut appar- tenir à l'homme. Reste donc l'opinion ; or, l'opi- nion n"a pour objet que l'incertain, le certain n'appartient qu'à la science. » Si donc on ne peut rien savoir, comme Socrate l'a enseigné, et si, d'un autre côté, on ne peut s'en rapporter à l'o- pinion, comme le prétend Zenon, il n'y a plus de philosophie ; de là résulte que toutes les sectes se détruisent mutuellement, aucune ne reste debout : c'est qu'elles ont bien une épée, mais non pas un bouclier, c'est-à-dire qu'elles ont assez de forces pour la guerre offensive, mais non pour la guerre défensive. Pour lui, la philosophie païenne se confond avec le paganisme; il ne la combat si vivement que parce qu'il la regarde comme l'alliée né- cessaire du polythéisme. Cependant il a quel- quefois plus de mesure ; il lui arrive souvent de rencontrer une idée juste et de la développer avec netteté et avec force. Voici un passage que la raison de notre temps ne désavouerait pas: « Si quelqu'un recueillait les vérités éparses dans les diverses écoles philosophiques, en fai- sant un choix, les réunissait en un corps, sans doute il ne se trouverait pas en dissentiment avec nous. Mais celui-là seul peut exécuter avec succès une telle entreprise, qui est exercé à connaître le vrai, c'est-à-dire qui est instruit par Dieu même ; que si un homme y réussissait par hasard, il serait certainement un philosophe, et, quoiqu'il ne pût appuyer cette doctrine sur des témoignages divins, la vérité s'y manifeste- rait elle-même par sa propre lumière ; c'est pourquoi il n'y a pas d'erreur plus grande .que celle de ceux qui, après s'être attachés à une secte, condamnent toutes les autres, s'armant pour le combat sans savoir ce qu'ils doivent dé- fendre ou attaquer. C'est à cause de ces disputes qu'il n'a existé aucune philosophie qui embrassât entièrement le vrai, car chaque doctrine possé- dait seulement en elle quelque parcelle de la vérité. » {Inslit. div., liv. III, ch. vu.) D'autres fois, une noble pensée se produit chez lui sous une forme à la fois ferme et simple, par exemple : « Le cœur de l'homme est le plus solide et le plus indestructible de tous les tem- ples. » (Ubi supra, liv. I, ch. xx.) On sait que Bossuet l'avait lu avec soin, et il lui a emprunté plus d'une de ces idées vives, plus d'une de ces expressions éclatantes qui nous frappent dans ses ouvrages, et particulièrement dans ses ser- mons. Lactance a composé encore d'autres ouvrages : un traité de l'Œuvre de Dieu, un autre de la Colère de Dieu ; enfin on a découvert au xvir siècle un livre intitulé de la Mort des persécuteurs, Îui lui est aussi attribué. Le traité de l'Œuvre e Dieu paraît être son premier ouvrage : il est entièrement philosophique: c'est une attaque du stoïcisme contre les épicuriens; il a pour but de prouver la Providence divine par l'étude du corps et de l'âme de l'homme. L'auteur y réfute les objections d'Ëpicure et des matérialistes ti- rées de la faiblesse et de la fragilité de l'homme: il établit que l'homme ne peut connaître le bien qu'à la condition d'être sujet au mal. Sa réponse, qui pourrait être mieux développée, est blâmée à tort par Bayle; là, du moins, Lactance est dans le vrai. Le traité de la Colère de Dieu paraît être le dernier ouvrage de Lactance ; déjà, dans un pas- sage des Institutions divines, il s'était réservé d'aborder plus tard ce sujet qui semblait être assorti à son caractère et à la nature de son talent. Saint Jérôme dit en effet qu'il avait en lui tout ce qu'il fallait pour comprendre la colère. L'auteur veut prouver cette thèse, plus païenne que chrétienne, que la colère est un attribut essentiel de la divinité. Son point de départ est une aversion légitime pour le dieu impassible d'Épicure ; mais, à force de s'éloigner de l'opi- nion épicurienne, il tombe dans un autre excès : par horreur de l'indifférence, il se réfugie dans la colère. Lactance trouve mauvais qu'on nie que Dieu ait une figure : là on reconnaît cette tendance anthropomorphique, qui ne se prêtait à concevoir Dieu que sous un aspect humain, et qui s'efforçait de le rapprocher le plus possible de l'homme ; c'était une réaction exagérée contre le gnosticisme, qui, à force d'abstraction, arrivait à un dieu qui n'avait plus ni nom ni attributs. Enfin le traité de la Mort des persécuteurs, inspiré par une haine violente contre les enne- mis du christianisme, paraît avoir été rédigé sous l'impression encore récente des persécu- tions ; on y sent une veine d'amertume et d'â- preté peu en accord avec l'esprit de l'Évangile. L'auteur y maudit tous les empereurs qui ont persécuté le christianisme : il appelle Décius, qui avait de grandes qualités, un animal exécra- ble ; il s'applaudit de ce que ce prince, tué par les barbares, a été abandonné aux bêtes féroces et aux oiseaux de proie, comme ennemi de Dieu; il se réjouit de ce que Valérien, pris par les Persans et devenu esclave de Sapor, a été obligé de tendre le dos à son maître lorsqu'il montait à cheval: il se plaît à peindre l'effroyable maladie de Galère, barbare élevé à la pourpre impériale; cet ulcère sous lequel tout son corps finit par disparaître est représenté avec des couleurs hor- ribles et des sentiments d'exécration. Il termine par un chant de triomphe et de vengeance : « Ceux qui luttaient contre Dieu sont renversés; ceux qui avaient jeté bas le saint temple sont tombés d'une chute plus lourde ; les bourreaux des justes ont rendu leurs âmes coupables dans des tourments mérités ; cette rétribution a été tardive, il est vrai, mais terrible.... Où sont-ils ? Dieu les a détruits, il les a effacés de la terre ! » Dans tous ces passages, on reconnaît les traces subsistantes du paganisme; la morale chrétienne n'avait pas encore transformé le cœur d'où s'é- chappaient de telles imprécations. La meilleure édition des œuvres de Lactance est celle de Rome, 1654, 14 vol. in-8. Quelques-uns de ses ouvrages ont été traduits en français : les Institutions divines, par Famé, 1542; — la Mort des persécuteurs, par Maucroix, 1680, et par Basnage, 1687. On peut consulter deux dis- sertations de M. Leuillier : Devariis Lactantii Firmiani contra philosophiam aggressionibus, 1846, in-8; — Étude sur Lactance apologiste de la religion chrétienne, 1846, in-8. A...D LACYDES dk CyrÈNB. philosophe grec de 1 1 nouvelle Académie, le disciple, l'ami et le suc- cesseur d'Ain sil.is. C'est en l'an 241 avant Jésus- Christ qu'il prit possession de la place de son maître. 11 l'occupa pendant vingt-huit ans, c'est- LAMA — 899 LAMA à-dire jusqu'en 215, époque où il mourut, lais- sant à son tour l'héritage qu'il avait reçu à deux de ses disciples, Évandre et Télècle. Aucun de ses ouvrages, s'il est vrai qu'il ait écrit, n'est arrivé jusqu'à ncus, et l'antiquité ne nous ap- prend rien de particulier de ses opinions. 11 pa- raît être resté fidèle à celles d'Arcésilas, qu'il développait avec un certain talent. 11 comptait parmi ses admirateurs et ses amis le roi Attale Philométor, qui lui donna dans Athènes un ma- gnifique jardin. C'est dans ce lieu, appelé depuis lors le Lacydion, que se réunissait l'école. Voy. Diogène Luërce. liv. IV, ch. lix-lxi ; et Cicéron, Acad., liv. II, ch. vi. X. LAGALLA (Jules-César), né en 1376 à Padula, dans le royaume de Naples, eut, de son temps, une grande célébrité comme médecin et comme philosophe. Il fut d'abord pourvu d'un service de santé dans les galères du pape; mais, en 1697, ayant été nommé, par Clément VIII, professeur de philosophie au Collège romain, il changea de maître, laissa les livres d'Hippocrate et prit ceux d'Aristote pour les interpréter pendant trente- trois années devant la jeunesse romaine. Péripaté- ticien par ses doctrines, il était épicurien par ses mœurs, et l'on parla beaucoup des désordres de sa conduite. Hâtons-nous de dire qu'ayant abrégé sa vie par de condamnables excès, il mourut du moins en stoïcien, supportant avec un héroï- que courage les douleurs les plus aiguës, com- posant son épitaphe, et faisant lui-même con- struire sous ses yeux la tombe qui devait le recevoir. Il mourut le 15 mars de l'année 1624. On a de lui: 1° de Phœnomenis in orbe lunœ, novi telescopii usu a Galilœo nuperrime susci- latis physica disputatio, in-4, Venise, 1612; — 2° Tractatus de cometis, in-4, Rome, 1613; — 3° de Cœlo animato disputatio, in-4, Heidelberg, 1 622 ; — k°de Immortalilale animorum, ex Aris- tolelis sentent ia. libri très, in-4, Rome, 1621. Ce dernier ouvrage de Lagallaest celui qui nous inté- resse le plus. Il avait étudié la philosophie à l'école de Naples, sous Bernardin Longus, un des disciples de Simon Porcius, et l'on soutenait, dans cette école, avec Alexandre d'Aphrodisias, Pomponace et Zabarella, qu'Aristote n'avait, dans aucun de ses traités, fourni de preuves en faveur de l'immortalité de l'âme. La thèse contraire, moins bien fondée (voy. Aristote, Traité de l'âme, trad. par M. B. Saint-Hilaire, liv. II), avait été défendue, chez les anciens, par Themistius, Simplicius, Philopon, et, chez les modernes, par tous les adhérents de l'école thomiste. La- galla reprend cette thèse, et rédige un gros vo- lume pour démontrer l'orthodoxie d'Aristote. Si cette démonstration n'est pas irréfutable, elle est faite avec assez d'art, de savoir et de goût pour recommander le nom de Jules-César La- galla. Sa vie a été écrite par Léon Allatius, et pu- bliée par Gabr. Naudé, in-8, Paris, 1644. B. H. LAMARCK (Jean-Baptiste-Pierre-Antoine de Morret, chevalier de), né en 1744 à Bazantin ou Bargentin en Picardie, destiné contre son gré à l'état ecclésiastique, porta quelque temps le pe- tit collet d'abbé et l'abandonna, à la mort de son père, pour servir comme volontaire, malgré son apparence chétive, dans l'armée du maréchal de Broglie. Il fut bientôt fait officier sur le champ de bataille ; mais, à la suite d'un accident et déjà attiré d'ailleurs par l'étude de l'histoire naturelle, il quitta l'état militaire et dut travailler pour vivre dans la maison d'un banquier, ne consa- crant que ses loisirs à la botanique. C'est en 1778 qu'il se fit connaître par la publication de la Flore française. Jean-Jacques Rousseau avait mis la botanique à la mode et la Flore française fournissait aux gens du monde le moyen de clas- ser avec la plus grande facilité toute espèce de plantes par une méthode dichotomique qui par- tageait toutes les plantes en deux grandes divi- sions, et chacune de ces deux divisions en deux subdivisions, et toujours ainsi, de telle sorte que toute plante trouvait nécessairement dans l'une ou dans l'autre des deux divisions finales sa place et son nom. Cette méthode, bien évidem- ment artificielle, fut par cela même goûtée de Buffon, qui ne voyait alors dans toute classifica- tion qu'un moyen de mettre de l'ordre dans les idées et dans les choses et prisait médiocrement les travaux de Linné. Lamarck ne s'abusait pas lui-même sur la valeur absolue de sa méthode dichotomique et comprenait bien la nécessité d'une méthode plus rigoureuse et vraiment na- turelle, mais ce n'est pas à lui qu'il était réservé de la découvrir et de l'appliquer soit en botani- que, soit en zoologie. Quelle qu'elle fût, cette méthode eut auprès du public et partout un tel succès, que l'auteur de la Flore française, in- connu jusque-là, fut élu dès 1779 membre de l'Académie des sciences. En 1793, nommé pro- fesseur de zoologie au Muséum, il dut s'occuper de l'étude des classes inférieures des insectes et des vers, d'après la dénomination linnéenne, tandis que Geoffroy Saint-Hilaire avait en partage celle des animaux supérieurs. Tout en cultivant particulièrement la botani- que, Lamarck n'était pas demeuré étranger à d'autres sciences, par exemple aux sciences phy- siques. Aussi publia-t-il en 1794 des Recherches sur les causes des principaux faits physiques, renfermant les principes de cette philosophie de la nature qu'il devait développer dans d'autres écrits et résumer dans la Philosophie zoologique. Cette philosophie de la nature ne constitue pas certainement la gloire scientifique de Lamarck, mais certainement aussi elle a beaucoup contri- bué à la célébrité de son nom, surtout de nos jours. Elle est aussi étrange dans ses principes que téméraire dans ses conclusions. Dans ces Recherches, Lamarck ne craint pas d'opposer à la science d'un Lavoisier les produits de son imagination. Selon lui, la matière n'est pas ho- mogène ; il existe des principes simples, essen- tiellement différents entre eux et qui composent les divers corps par leur réunion en proportions diverses. Mais aucun composé n'est tel naturel- lement; l'état de composition est bien plutôt u:i état contre nature ; les principes simples y sont violentés et ne demandent qu'à recouvrer leur li- berté. La nature- tend à détruire toutes les com- binaisons, bien loin d'en former aucune ; il n'y a donc point d'affinités comme le prétendent les chimistes. Les composés sont produits par les êtres vivants. Toute la matière composée du globe est un résidu de la vie végétale et ani- male. Les végétaux forment des composés sim- ples, les animaux en forment de plus complexes. Les uns et les autres vivent en quelque sorte en dépit de la nature et toujours en lutte avec elle; c'est elle qui les fait mourir, car c'est elle qui décompose sans cesse ce qu'ils s'épuisent à com- poser. Quant à la vie elle-même, seule cause de tous ces composés, Lamarck voit les êtres vi- vants provenir d'individus semblables à eux, mais il ignore complètement en 1794 la cause physique qui a donné naissance aux premiers vi- vants. Il est plus savant en 1802 et nous fait con- naître cette cause dans ses Recherches sur l'or- ganisation des corps vivants. L'œuf, avant sa fécondation, ne renferme rien qui soit prêt à vivre ; c'est la vapeur séminale qui suscite la vie en lui et l'organise. Or, s'il existait dans la na- ture un fluide analogue à cette vapeur, il serait LAMA — 900 — LAMi: capable de produire les mêmes effets. C'est ce qui a lieu; ce fluide analogue à la vapeur sémi- nale, c'est la chaleur ou l'électricité, sous l'in- fluence desquelles peuvent se produire des gé- nérations spontanées. Ainsi se sont formés les vivants inférieurs. Si maintenant l'action de ce fluide organisateur se prolonge, les parties sur lesquelles il agit réagissent à leur tour sur la matière qui les compose; l'irritabilité apparaît, puis le sentiment; et du sentiment et du besoin de vivre naît l'organe nutritif. De même tous les autres organes naissent des efforts que fait le vivant pour nager, marcher, voler et du besoin qu'il en a : ce sont les habitudes et la manière de vivre qui font les organes. Il en résulte qu'a- vec un temps suffisant et des circonstances con- venables, c'en est assez pour que toutes les es- pèces se transforment les unes dans les autres; ou plutôt il n'y a pas d'espèces, toutes les bar- rières tombent entre les êtres, entre les fossiles et les vivants actuels, entre les quadrupèdes et les insectes, entre les animaux et l'homme. En 1802, dans son Hgdrcologie, Lamarck ap- pliqua ces principes à une théorie de la forma- tion et des révolutions du globe et à la météo- rologie. Il alla dans cette voie jusqu'à prophéti- ser durant douze années dans des Annuaires météorologiques la pluie ou le beau temps. En 1809, il résume toute sa doctrine dans sa Philo- sophie zoologique. Les meilleurs titres de Lamarck à la gloire du savant sont ses travaux sur la conchyliologie et sur les animaux sans vertèbres, dénomina- tion substituée par lui à l'ancienne et fausse dénomination d'animaux à sang blanc. Mais nous ne devons précisément pas nous en occuper ici. G. Cuvier juge, avec justice peut-être, mais avec sévérité, les idées philosophiques de La- marck. Ce ne sont, dit-il, que des conceptions fantastiques, « semblables à ces palais enchan- tés de nos vieux romans que l'on faisait évanouir en brisant le talisman dont dépendait leur exis- tence. » Au contraire, Geoffroy Saint-Hilaire les juge avec indulgence et peut-être avec non moins de justice. C'est que quelques-unes des idées de Lamarck, qu'il est facile de dégager du chaos de sa genèse, celles qui ont trait à la mu- tabilité des espèces, sont essentiellement con- traires à la doctrine de Cuvier qui a défendu la multiplicité des plans de la nature et la fixité des espèces; tandis qu'elles s'accommodent avec la doctrine de Geoffroy Saint-Hilaire qui soute- nait contre Cuvier l'unité de composition de tous les êtres. Cuvier a donc rangé parmi les rêve- ries les idées de Lamarck contraires aux siennes, tandis que Geoffroy Saint-Hilaire a accordé aux rêveries de Lamarck une valeur qu'elles n'ont pas, en faveur de quelques idées conformes à sa doctrine. Quelque solution que doive recevoir la question qui fait le principal objet de la discus- sion entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, cette question se trouve aussi au fond de la philoso- phie zoologique de Lamarck. Personne ne con- teste qu'il faut au moins débarrasser la solution qu'en donne Lamarck de beaucoup d'idées chi- mériques qui ne peuvent que la compromettre et pour lesquelles Cuvier n'a pas été trop sévère; mais, cela fait, on trouve dans sa philosophie zoologique sur la mutabilité et la transforma- tion des espèces des opinions, vraies ou fausses, dignes au moins d'être sérieusement examinées. Plusieurs savants de nos jours les ont reprodui- tes avec autant de force et autant de conviction. 11 n'est pas malaisé de reconnaître un succes- seur de Lamarck dans M. Ch. Darwin, l'auteur de L'ouvrage de l'Origine dea csjiùces. Lamarck est mort à Paris en 1829, à l'âge de 8.') ans, après avoir été frappé de cécité dar.s sa vieillesse comme le fut plus tard Geoll'roy Saint- Hilaire, son collègue et son ami. Les ouvrages de Lamarck qui intéressent par- ticulièrement la philosophie sont ceux dont il a été question dans cet article : Flore française, Paris, 1778, 3 vol. in-8; — Recherches sur les causes des principaux faits physiques, Paris, 1794, 2 vol. in-8; — Recherches sur l'organisa- tion des corps vivants, Paris, 1802, in-8: — Hy- drcologie, Paris, 1802, in-8; — Philosophie zoo- logique, Paris, 1809, 2 vol. in-8. On peut consulter V Éloge de Lamarck par G. Cuvier et le discours prononcé sur la tombe de Lamarck par Geoffroy Saint-Hilaire. A. L. LAMBERT (Jean-Henri), né en 1728 à Mul- house en Alsace, mort à Berlin en 1777, un des plus doctes personnages du xvme siècle, appar- tient par son origine à la France, par sa vie à l'Allemagne, par ses travaux à tous les domai- nes de l'activité intellectuelle. Mathématicien, physicien, érudit, penseur, savant universeL quoiqu'il ait succombé dans la force de l'âge, il mérite une place éminente dans l'histoire de chaque science. Ses contemporains, le voyant mener de front toutes les études, le comparaient volontiers à Leibniz. Aussi l'historien est-il obligé de le considérer sous plusieurs formes, et, ainsi que s'exprime Fontenelle, de le décom- poser en plusieurs savants. Nous n'avons à l'en- visager ici que comme philosophe. Petit-fils d'un Français réfugié et dépossédé pour cause de religion, à qui la petite républi- que de Mulhouse avait accordé le droit de bour- geoisie, fils d'un pauvre tailleur qui avait beau- coup de peine à pourvoir à la subsistance d'une famille nombreuse, Jean-Henri Lambert occupa sa première jeunesse à aider, de grand matin, sa mère dans les soins du ménage, et à travail- ler avec son père durant le reste du jour. Poussé vers l'étude par un instinct confus et irrésisti- ble, mais trop indigent pour suivre une école, il apprit par lui-même les rudiments des lettres, et fut son propre maître. Dès qu'il avait quel- que argent, il achetait une chandelle, et passait en grand secret les nuits entières à dévorer les livres qu'il trouvait à emprunter. Il fit des pro- grès si rapides, particulièrement en mathémati- ques, qu'il ne put cacher son génie plus long- temps. Trois personnes généreuses et instruites s'en aperçurent les premières et l'assistèrent de différentes façons, mais avec un zèle également honorable pour leur mémoire. Le pasteur de Mulhouse voulut être son précepteur, le chan- celier de la république, Reber, voulut être son trésorier, et un savant jurisconsulte de Bàle, Iselin, son conseiller et son patron littéraire. Ces protecteurs dévoués s'entendirent pour le recommander au comte de Salis, qui cher- chait un gouverneur pour ses petits-enfants. Lambert, âgé de vingt ans, se rendit au pays des Grisons, et passa une dizaine d'années au sein de cette famille illustre, qui dut bientôt donner un poète élégiaque à la nation allemande. Tout entier à ses devoirs et à l'étude, il forma des élèves distingués : il concourut à entretenir parmi les habitants de Coire l'esprit des sciences et le goût des lettres, et amassa pour lui-même d'immenses connaissances de tout genre. Un voyage qu'il fit avec MM. de Salis, en 1756, en Italie, en France, en Hollande et en Allemagne, le fit connaître fort avantageusement dans le , monde lettré. Très-favorablement accueilli à Munich, il prit la résolution de s'établir en Ba- vière et d'y publier un ouvrage de philosophie qui, par le titre, devait rappeler, et, par le con- LAMB — 901 — LAMB tenu, compléter el réformer les travaux d'Aris- totc et de Bacon : Nouvel Organon, ou Pensées sui' la manière de rechercher et de déterminer les caractères de la vérité, en les distinguant de Vcrreur el des apparences, Paris; 1764, 2 vol. in-8 (ail.). Ce coup d'essai, dès l'abord, fut jugé un chef- d'œuvre, et valut à Lambert une brillante répu- tation. L'électeur de Bavière, Maximilien-Jo- seph III, aimant les lettres et stimulé par l'exemple de Frédéric le Grand, songeait alors à relever l'Académie de Munich, fondée en 1720, sur le modèle de celle de Berlin, par l'électeur Charles-Albert. Il ne crut pas pouvoir mieux servir cette institution qu'en confiant à Lambert la rédaction des statuts et la direction des tra- vaux académiques. Pénétré des idées que Leib- niz s'était formées de ce genre d'établissements, Lambert s'acquitta de cette double tâche avec tant d'éclat, qu'il ne larda pas à susciter contre ses efforts heureux une jalousie haineuse et ha- bile à semer des dissentiments et des tracasseries intolérables. Les gens de collège, encore atta- chés au péripatétisme du moyen âge, s'unirent à une partie du clergé qui prétendait qu'une étude par les seules facultés de l'intelligence de la na- ture, telle que Lambert l'avait proposée, minait sourdement le christianisme et l'Église, en con- duisant au libertinage d'esprit, à Y esprit fort. Les uns et les autres se déchaînèrent contre l'usage de la langue allemande, substituée au latin, la déclarant une hérésie à la fois scienti- fique et religieuse. L'électeur soutint énergique- nient son Académie, et l'on sait que ses succes- seurs, Charles-Théodore et Maximilien-Joseph IV, marchèrent sur ses traces, le dernier surtout, en restaurant l'Académie pour la seconde fois, en 1807, avec le secours de Jacobi et de Schel- ling. Mais Lambert ne s'en dégoûta pas moins de cet incessant débordement de calomnies et d'in- trigues, et, bien qu'il eût été difficile de con- vaincre d'athéisme sa profonde et sincère piété, il préféra quitter la Bavière en 1764. Trois ans auparavant, il avait publié à Augsbourg, où il avait fixé sa résidence, ses Lettres cosmologi- ques sur l'organisation du monde (in-8, ail.), ouvrage qui ajouta aux connaissances générales sur la constitution de l'univers presque autant qu'à l'illustration de l'auteur. Depuis longtemps Lambert se sentait attiré vers Berlin, où il comptait des amis passionnés, entre autres Sulzer, alors l'âme de l'Académie de Prusse. A peine fut-il arrivé dans cette capi- tale, que les plus célèbres académiciens, de peur qu'il n'allât tenter fortune à Saint-Pétersbourg, auprès d'Euler, supplièrent Frédéric II de lui donner une place au milieu d'eux, à côté de La- grange et de Pott. L'impression que les manières trop simples et le ton singulier de Lambert pro- duisirent sur l'esprit du roi, fut un obstacle dif- ficile à surmonter. Enfin, ce second Pascal, comme disait avec ironie le protecteur de l'Aca- démie, fut admis dans la classe de physique. Pendant les douze années qui s'écoulèrent de- puis sa réception jusqu'à sa mort (1765-1777), il eut maintes occasions, de justifier ces paroles qu'il avait adressées à Frédéric pendant que ce- lui-ci hésitait à l'agréer: « Il y va de la gloire du roi ; s'il ne me nommait pas à l'Académie, ce serait une tache dans son histoire. » Frédéric, en effet, ne tarda pas à sentir et à récompenser le rare mérite de Lambert ; il eut, à son tour, de grandes difficultés à vaincre, lorsqu'il voulait lui faire accepter d'autres dignités et d'autres pensions, tant cet homme extraordinaire était naïf, candide, ingénu; tant il apportait de con- science à l'accomplissement de ses moindres de- voirs ! A l'Académie, il ne se bornait pas aux Ira- vaux de sa classe ; il fourni taux trois autres sections de nombreux et d'excellents mémoires, tous mar- qués au coin d'une puissante originalité et d'une profonde précision. 11 fit paraître aussi dans les éphémérides de Berlin, de Suisse, et dans plu- sieurs autres recueils en vogue, une quantité de pièces encore recherchées et dignes de leur re- nommée. 11 n'en trouva pas moins le loisir né- cessaire pour composer un ouvrage qu'on peut considérer comme une suite du Nouvel Orga- non, et qui porte le titre bizarre dArchiteclo- nique, ou Théorie de ce qu'il y a de simple el de primitif dans la connaissance philosophi- que el mathématique (2 vol. in-8, Biga, 1771, ail.). L'activité que Lambert déploya en Prusse fut telle, « que ces douze années, dit Formey, se sont véritablement écoulées comme un songe. •■ Quoiqu'il eût en général autant de sagacité que de pénétration et de jugement, Lambert se trompa dans une circonstance qui lui coûta la vie. II eut un rhume violent qu'il voulut traiter à sa manière; étant très-habile physicien, il se crut aussi bon médecin. Sa poitrine se remplit d'abcès, et il n'en continua pas moins le régime qu'il s'était prescrit. Il n'avait plus, selon son propre compte, qu'environ huit mille petits ab- cès à expectorer, et par conséquent il se portait beaucoup mieux qu'auparavant lorsqu'il mourut victime de sa confiance en lui-même, et n'ayant pas cinquante ans. Sa mort fut un deuil pour l'Académie tout entière. « Il faut des siècles à la nature pour former un génie tel que le sien, « disait son successeur, le mathématicien Schulze. Ses confrères, en effet, s'amusaient de ses bizar- reries, de ses distractions, de sa complète igno- rance des usages et des convenances sociales ; mais ils l'admiraient vivement et sollicitaient avec déférence son approbation et son affection. « Ce Lambert, que nous avons trop tôt perdu, di- sait dans l'occasion : Je suis un grand homme, aussi simplement que : Je suis Suisse. » Voilà ce qu'écrivait Castillon le père, et cependant il voulut qu'on gravât sur sa tombe : CASTILLON FUT AMI DE LAMBERT. Lagrange riait de lui entendre dire : «Je suis le troisième géomètre de mon temps; Eulcr et d'Alembert formant le premier, et Lagrange étant le second ; » mais Lagrange lui-même ne répugnait pas à le placer à côté de lui. Lambert avait tous les dons, excepté celui d'une diction élégante. Il savait parler et écrire plusieurs langues, en vers comme en prose ; mais il ne savait pas quitter le ton de la disser- tation. Ce qu'il rédigeait avait besoin d'être écrit. Ses confrères, dont la plupart étaient ses compatriotes, se chargeaient de ce soin avec au- tant de paisir que de succès. Mérian, de Bàle, traduisit et embellit les Lettres cosmologiques; Trembley, de Genève, abrégea et éclaircit YAr- chitectonique. Il est à regretter que Prévost, également Genevois, n'ait pas tenu parole, en refondant de même le Nouvel Organon. Mais ce qui atteste le mieux l'autorité dont jouissait en Europe celui qu'à Paris on appelait M. Lambert de Prusse, c'est le respect que Kanl lui témoigna. Nous ne citerons que deux phrases de leurs correspondances, après avoir rappelé que Kant était l'aîné de Lambert: « Je vous tiens, écrivait en 1770 le philosophe de Kœnigs- berg à celui de Berlin, pour le premier génie de l'Allemagne, pour l'homme le plus capable de réformer les matières qui font mon occupa- tion habituelle. » Et un autre jour: « Je vous promets de ne Das laisser subsister une seule LAMB — 902 LAMB phrase qui ne vous semblerait pas entièrement évidente et vraie. » Lambert ne connut pas la Critique de la raison pure, publiée quatre ans après sa mort; mais Kant lui avait envoyé la dissertation latine qui renferme les bases de ce monument et les germes de la révolution qu'il avait opérée : de Mundi sensibilis et intelligibi- lis forma. Lambert la lut, et, après s'être féli- cité de s'entendre avec l'auteur sur plusieurs points importants, il s'empressa de lui faire quel- ques objections essentielles, entre autres sur la pure idéalité, ou subjectivité, des notions d'es- pace et de temps. « Jusqu'à présent, dit Lambert, je n'ai pu parvenir à refuser toute réalité au temps et à l'espace, ni à les convertir en sim- ples apparences, en pures images. » Faudrait-il attribuera ce refus d'assentiment le jugement que Kant porta longtemps après, dans sa Logi- que (Introd.), sur les travaux dialectiques de Lambert? il les place, à la vérité, après ceux d'Aristote, de Leibniz et de Wolf; mais il ajoute: « Le Nouvel Organon ne contient que des dis- tinctions subtiles qui, comme toutes les subtili- tés, servent à aiguiser l'entendement, sans être jamais d'une utilité véritable. » Il est visible, toutefois, que Kant a eu de grandes obligations aux ouvrages de Lambert. Avant Kant, Lambert avait nettement énoncé le problème auquel le nom de Kant est demeuré attaché; il l'avait en- visagé, à plusieurs égards, d'une manière ana- logue, particulièrement en prenant la certitude et la précision mathématique pour terme de comparaison, pour mesure d'appréciation de l'évidence et de la connaissance philosophique. Lambert et Kant sont deux géomètres en logi- que, s'appliquant tous deux à donner aux élé- ments premiers de la science la simplicité abso- lue des axiomes mathématiques, l'irréductibilité et la pureté des données primitives des sciences exactes. Les éléments simples et primitifs de Lambert (terme emprunté à Locke) s'appellent, chez Kant, formes de la sensibilité, catégories de l'entendement. Lambert, il est vrai, ne cir- conscrit pas exclusivement, dans la raison, comme fait Kant, la source et le siège de ces éléments et de ces formes, mais il ne les place pas non plus, comme les sectateurs de Locke, uniquement dans les objets extérieurs ou dans les sens de l'homme. La doctrine de Lambert est une sorte de transition de Locke à Kant, de même que de Kant à Leibniz. Notons surtout que le langage philosophique de Kant, devenu la ter- minologie spéculative des écoles de l'Allemagne, est presque tout entier l'ouvrage de Lambert. Si l'on avait mieux connu les éciits de Lambert, on n'aurait ni tant loué ni si fort blâmé dans Kant ce qui appartenait à son devancier et à l'un de ses maîtres. 11 importe donc de faire connaître les deux monuments où Lambert expose sa logique et son ontologie. Nous le ferons avec quelques détails, après avoir caractérisé ses Lettres cosmologiques. Pénétré de l'esprit encyclopédique du siècle, Lambert se proposa de tracer dans ces Lettres un tableau philosophique de l'univers, comme dans le Nouvel Organon et Y Archilectonique il s'appliquait à présenter le tableau de l'esprit humain. Dans le premier de ces ouvrages il dé- crit les ressorts, les mouvements et les lois de la nature physique ; dans les deux autres il énu- mère et compare les facultés et les fonctions de la pensée, il analyse les principes sur lesquels se fondent nos connaissances, il recherche les signes qui manifestent la vérité ou qui servent à l'exprimer. Les Lettres cosmologiques devaient être une suite des Entretiens de Fontenclle sur la pluralité des mondes. L'auteur regrette de ne , pouvoir donner à sa plume le raêmi vivacité et d'agrément; il voudrait être, lui aussi, non-seulement vrai, mais spirituel et ingénieux. 11 se borne donc à dérouler, dans un langage simple et précis, mais dépourvu de grâce et d'éclat , l'immense système du monde, ou plutôt la chaîne sans fin des systèmes planétaires, ces milliers de groupes d'astres semblables au nôtre, réagissant tous les uns sur les autres, d'après les lois de la gravitation uni- verselle. Deux amis, dont l'un instruit l'autre, exposent ainsi sous la forme épistolaire les dé- couvertes et les principes de l'astronomie et de la physique moderne, insistant de préférence sur l'infinité de l'univers, sur « l'au-delà sans limites^ le continuel plus ultra ». En même temps, s'autonsant de l'exemple de Leibniz et de Mau- pertuis, Lambert s'attache à démontrer l'exis- tence et les perfections de la Divinité, que révè- lent l'évidence et la sagesse des desseins et des fins de la nature. L'astronomie, « la première des sciences en dignité et en durée, » lui semble le plus solide argument en faveur de l'existence de Dieu. Telle est la tendance religieuse et le but philosophique des Lettres cosmologiques ; et néanmoins, lorsque Mérian en eut donné un ex- trait sous le titre de Système du monde (1770), on vit beaucoup de personnes confondre ce livre avec le fameux Système de la nature : de sorte qu'une des productions les plus pieuses et les plus sensées se trouva identifiée par l'ignorance avec un des ouvrages les plus repoussants et les plus absurdes des temps modernes. L'esprit d'exactitude, d'ordre et de sagesse qui distingue ces Lettres, se retrouve dans les deux écrits consacrés à l'étude de l'esprit humain. Ces quatre volumes se divisent en quatre par- ties, que l'auteur se plaît à désigner par des termes de son invention. Le Nouvel Organon, ou Pensées sur la re- cherche et la désignation de la vérité, ainsi que sur la différence entre l'erreur et V apparence, se partage en Diaionologie, Aléthiologie, Sé- miotique, Phénoménologie. La Diaionologie ex- pose les règles de l'art de penser; Y aléthiologie traite de la vérité considérée dans ses éléments; la sémiotique trace les caractères extérieurs du vrai ; la phénoménologie, enfin, apprend à distinguer l'apparence d'avec la réalité. Ces quatre parties répondent à autant de questions que l'auteur se propose dans la préface : « La nature refuserait-elle à l'homme la force de marcher d'un pas ferme et sûr vers le temple de la vérité? ou la vérité elle-même se présente- rait-elle sous un aspect qui nous empêchât de la reconnaître, et pouirait-elle prendre le masque de l'erreur? Ou bien faut-il s'en prendre au lan- gage qui voile et déguise la vérité sous des expressions impropres ou équivoques ? Enfin y aurait-il des fantômes qui, fascinant les yeux de l'esprit, ne lui permettraient pas de reconnaître la vérité? » La diaionologie forme toute une théorie de l'entendement, du jugement et du raisonnement ; composée de neuf chapitres qui traitent successivement des conceptions et des définitions, des jugements, des raisonnements simples, des raisonnements composés, des preu- ves, des questions ou problèmes, de l'expérience, de la connaissance scientifique; elle s'attache particulièrement à mettre en relief les loiede la pensée. « Ces lois sont telles qu'elles nous con- duisent par le même chemin de vérité en vérité ou d'erreur en erreur.Elles font voir comment il faut marcher, et ne décident pas;;uroiulfautcom- mencer la marche : elles montrent seulement la forme, et supposent la matière comme condition.» L'aléthiotogie, destinée à présenter la vérité en LAMB — 903 — LAAIB elle-même, ses caractères et ses éléments, et à rechercher quelle matière elle nous offre pour étendre nos connaissances, se compose de quatre principaux chapitres : Le premier traite des notions simples, immédiates et indécomposa- bles : le second, des principes et des postulats qui fournissent les notions simples : en tête des principes se trouve la notion d'identité, et parmi les postulats on compte la conscience ou la pen- sée : le troisième a pour objet les notions com- posées ; le quatrième, la différence de la vérité et de l'erreur, différence qui s'établit à l'aide des principes de contradiction et de la raison suffisante. La scmiotique, ou science des caractères exté- rieurs du vrai, s'occupe de la connaissance sym- bolique en général, du langage en lui-même, et enfin du langage considère comme un système de signes. La phénoménologie (expression qui a reparu avec tant d'importance dans la philosophie de Hegel) s'attache à caractériser l'apparence et l'il- lusion, qu'elle envisage tour à tour comme organique ou pathologique, comme morale, comme logique ou probabilité. L'apparence y est distinguée en subjective, objective et relative. La probabilité et les calculs auxquels elle donne lieu y sont examinés avec détail. La certitude des quatre modes du syllogisme s'y trouve par- ticulièrement discutée. Le tout se termine par cette réflexion : « De tout ce qui précède, il ré- sulte que le monde des corps ne se montre à nous que comme une apparence. » L' A rchitec tonique, ou Théorie du simple et du primitif dans la connaissance philosophique et mathématique, présente l'ontologie (Grund-lehre) sous quatre aspects. Dans la première partie, elle pose les fondements d'une ontologie scien- tifique ; elle détermine les notions simples qui entrent comme parties intégrantes dans l'onto- logie, telles que solidité, existence, durée, éten- due, force, conscience, volonté, mobilité, unité, grandeur ; puis les notions empruntées à l'ap- parence sensible, comme lumière, couleur, son, chaleur, etc., et tous les éléments constitutifs du langage et de la connaissance. Enfin, elle passe en revue les premiers principes et les con- ditions fondamentales de l'ontologie, tels que l'unité et les nombres, objet de l'arithmétique ; l'étendue et l'espace mesurable, objet de la géo- métrie, etc. Dans la seconde partie, il est question du côté idéal de l'ontologie {das Idéale). Par là l'auteur entend tout ce qui regarde les notions de géné- ral et de particulier, de permanence et de chan- gement, d'être et de non-être, de quelque chose et de néant, de nécessité et de contingence, de vérité et de fausseté, d'antériorité et de posté- riorité, etc. Dans la troisième partie, il s'agit du côté réel de cette même science (das Reale), à savoir : de la force, des rapports, de l'ensemble, de la dé- termination, de la composition des choses et de leurs relations, des causes et des effets, des substances et des accidents, des signes et des objets signifiés. Dans la quatrième et dernière partie, on ren- contre une théorie générale des quantités, pré- sentée sous les chefs suivants : unité, dimensions, forme simple de la grandeur, mesure et mesurable, homogénéité, uniformité, limites, système nu- mérique, représentation des grandeurs par les figures, fini et infini. Ainsi, Y Architectonique considère les notions fondamentales successivement comme mots , comme idées, comme réalités, comme quantités mathématiques. Après cette analyse sommaire des deux écrits les plus importants de Lambert, il nous est pos- sible et permis de fixer exactement son point de vue véritable, ses rapports avec les deux philo- sophies qui régnaient alors en Allemagne, celles de Locke et de Wolf, son influence sur Kant et la philosophie nouvelle, en un mot, ce qu'il fut. ce qu'il voulut et ce qu'il accomplit. A l'époque où Lambert aborda l'étude de la philosophie, l'école de Wolf régnait en Allema- gne sans partage. Lambert essaya de lui donner pour contre-poids la doctrine de Locke. Wolf, dit-il, a donné à la philosophie une méthode exacte et utile, en y appliquant le procédé d'Euclide; cependant il n'a fait que rompre la glace. Locke avait été à la recherche des idées simples ; mais il manquait d'une méthode capa- ble de réduire ces idées en système. Wolf, négli- geant les découvertes de Locke qu'il connut, se contenta d'appliquer sa méthode à des notions composées. Son tort, c'est de n'avoir pas poussé l'analyse jusqu'aux idées simples; son mérite d'avoir tenté d'introduire en métaphysique l'évi- dence et la nécessité de la géométrie. » La phi- losophie, suivant Lambert, imitant les mathéma- ques, doit commencer par rechercher les données, data, puis poser le problème, quœsitum. Qu'elle sache d'abord ce qu'elle veut, ce qu'elle vou- drait connaître, et où elle pourrait le trouver : qu'elle développe, avant toutes choses, tout ce qui sert à déterminer les notions mathématiques, les dimensions. Les mathématiques serviront de pierre de touche à la métaphysique, lorsque celle-ci se mettra à constater l'exactitude et l'in- tégrité de ses idées et de ses éléments; elles ren- dront au métaphysicien le même service qu'au physicien appliqué à marquer les propriétés simples qu'il lui faut découvrir. Jusqu'à présent la métaphysique a été sujette, comme les habits, à la mode; tandis qu'elle devait jouir de l'im- mutabilité de la géométrie. Ses continuelles innovations, ses défaites, ses révolutions, l'ont insensiblement couverte de mépris. 11 est évident qu'elle ne sera jamais une science entièrement achevée ; cependant chaque âge peut lui procu- rer quelques matériaux durables, et le premier point qu'il s'agit de vider complètement, c'est de savoir si nous pouvons atteindre à la vérité, obtenir et conserver des connaissances. Que pouvous-nous savoir? Le Nouvel Organon est destiné à résoudre ce problème, en réunissant les moyens et les instruments dont l'homme doit faire usage, s'il veut reconnaître avec con- science la vérité pour vraie, l'exposer sûrement, et la distinguer constamment de l'erreur et de l'apparence. Les sciences que cet Organon ras- semble et décrit sont instrumentales; elles n'en sont pas moins indispensables et étroitement liées entre elles : en omettre une, c'est se priver de la faculté de s'assurer si l'on a découvert la vérité. Muni de cet assemblage d'instruments, appuyé sur son Organon, sur l'exacte connaissance de la pensée, Lambert essaye de tracer le plan d'une ontologie, d'un système de métaphysique, et c'est ce qui explique le terme à'archUeclonique, que Kant a été heureux de recevoir de ses mains. Quelles sont les bases de tout savoir transcen- dant? Ce sont les idées qu'on ne peut plus ana- lyser et qu'il faut, par conséquent, renoncer à définir; ce sont elles qui servent de sol et comme de « tuf » à l'édifice métaphysi {ae. Aussi Lam- bert appelle-t-il Varchitectonijue la doctrine fondamentale. Conformément à sa théorie sur l'origine des idées, Lambert piocède, dans la recherche des premiers principes des choses, par voie d'induction : il passe de la physique à la LAMB — 904 LAMIÎ métaphysique, des mathématiques à l'ontologie, des signes et des images aux choses et aux idées, de ce qu'il y a de plus extérieur et de plus mé- taphorique a ce qu'il y a de plus intime et de plus idéal ; voilà pourquoi son premier soin est de déterminer le sens et l'étymologie des ex- pressions concrètes comme des mots abstraits, et de marquer les termes de comparaison, au moyen desquels la signification d'abord purement phy- sique est arrivée à rendre un fait immatériel, une notion abstraite. Ce qui semble l'autoriser à cette marche, c'est que les mots, dit-il, qui dési- gnent les notions sont empruntés aux corps : c'est qu'une même loi parait dominer l'ordre matériel et l'ordre spirituel; c'est que la physi- que n'est au fond qu'une métaphysique de la nature, et la métaphysique qu'une physique de l'esprit humain. Nous avons indiqué les idées que Lambert dé- clare simples et primitives et, par conséquent, inhérentes, et comme innées, tant à l'esprit humain qu'à la nature des choses. Cette énumé- ration suffit pour en faire sentir le double dé- faut : Lambert ne distingue pas assez entre les attributs de la matière et ceux de l'esprit, et il assigne à la philosophie un but qu'il lui serait nuisible d'atteindre, la rigueur et la régularité des mathématiques. Mais, malgré ces vices capi- taux, il a eu le mérite incontestable et très-rare de ramener les notions générales à leurs origines les plus profondes, d'en sonder les racines les plus cachées, d'en suivre les ramifications les plus éloignées, d'en montrer à la fois les rela- tions avec les faits de conscience et avec les phé- nomènes extérieurs, et de produire ainsi une suite d'analyses infiniment précieuses, qui de- vinrent pour Kant une mine inépuisable d'ob- servations et de combinaisons utiles. C'est par la légitime prétention « de savoir ce qu'on peut savoir », de soumettre à l'examen l'instrument de tout examen, la pensée et la matière de toute connaissance, l'expérience; c'est par la préten- tion plus noble encore de découvrir les notions auxquelles l'analyse est forcée de s'arrêter, et qui deviennent ainsi la matière première, uni- verselle et nécessaire de la science véritable, c'est par là que Lambert est devenu le prédé- cesseur de Kant. Que l'on compare la Critique de la raison pure aux deux ouvrages de Lambert, et l'on se convaincra sans peine combien ceux-ci ont été mis à profit par Kant; qu'on examine, part exemple, ce que Kant appelle dialectique, et qu'on rapproche cette théorie originale des études où Lambert sépare ce qu'il y a de passa- ger, de négatif dans les formes de la matière et de l'intelligence, l'apparence et l'illusion! La plupart des paralogismes et des antinomies de la raison pure qui ont rendu le livre de Kant si célèbre ont étéd'avance signalés par Lambert; qu'on pèse seulement cette phrase curieuse de Lambert : « La question la plus importante pour la connaissance humaine, c'est, à mon avis, une théorie de ses causes formelles {Formal-ursa- chen). » (Archilect., liv. II.) Or, toute l'entre- prise de Kant peut se réduire à la solution de cette question : sauver, contre les attaques de Hume, les causes formelles, c'est-à-dire les élé- ments intellectuels de la connaissance humaine. Les formes et les catégories de la philosophie criti- que sont donc une simple transformation de idées simjilrs et primitives de Lambert : les unes et les autres sont causes formelles de la connais- sance. Partant des principes de Locke, c'est ainsi que Lambert aboutit en grande partie à la doc- trine de Leibniz : non seulement il cherche, connue Leibniz, un langage idéal et universel, un système de caractères généralement intelli- gibles; non-seulement il met Leibniz au-des- sus de Locke, en disant que l'un analyse les notions humaines, tandis que l'autre les ana- tomise {Archilect., liv. I); mais il veut com- poser ce langage de notions absolument indé- composables et indéfinissables, et discerner dans les notions humaines en général une pirtie nécessaire et invariable, c'est-à-dire les dispo- sitions fondamentales de l'intelligence; et une partie variable et contingente, c'est-à-dire les perceptions, ou plutôt les impressions sensibles. On pourrait croire que Lambert n'a fait autre chose que mettre à exécution un projet que Prémontval avait soumis, en 17.">4 et 1758. à l'Académie de Berlin, en lui proposant de « for- mer une liste raisonnée des mots qui ne peuvent absolument point être définis ». Selon Pré- montval, cette sorte d'Aljihabet des pensées humaines ne se composerait peut-être que de vingt-cinq ou trente mots, tels que (ire, exister, commencer, continuer, durer, durer encore, durer toujours, ne pas durer toujours, finir, ne point finir, ne finir jamais, avec leurs op- posés, leurs annexes, leurs synonymes. Cet Al- phabet, ce Syllabaire, ce Dictionnaire de la pensée ne serait pas plus susceptible d'expli- cation que les caractères ou termes simples ; il suffirait de les épicier. Il est possible que l'invi- tation de Prémontval, contenue en germe dans l'essai sur l'entendement humain, ait servi à encourager les méditations de Lambert, mais celui-ci saisit la question avec une profondeur et une vigueur qui étaient au-dessus des forces de Prémontval. Il ne lui suffit pas d'analyser la grammaire générale et de combiner un lexique d'ontologie, il veut savoir jusqu'où la raison et la science peuvent aller par elles seu- les a priori : « Une simple anatomie des idées, telle que Locke l'a conseillée et commencée, ne ferait rien à ce dessein : il faut voir où l'on pourra puiser, pour la composition des idées, certaines possibilités universelles, telles que le point mathématique. » (Xouvel Organon, liv. I.) Cette question, par où s'ouvre la Critique de la raison pure : « Les jugements synthétiques a priori sont-ils possibles? » nous montre que Lambert apporta dans celte grave discussion le sens et l'énergie dont Hume et Kant y ont fait preuve. On a donc eu raison de considérer Lambert comme le penseur le plus puissant et le plus ingénieux de l'époque qui s'étend de "Wolf à Kant. L'avènement de Kant nuisit singulière- ment à son influence et à sa réputation. Il eut peu de disciples : Plouquet de Tubingue, mort en 1790, en fut le plus distingué, du moins parmi ceux qui continuèrent les recherches de Lambert sur les diverses parties de la logique. Outre les ouvrages indiqués dans le cours de cet article, il existe encore de Lambert des Traités de logique et de philosophie, édités par J. Bernouilh,' Dessau, 1782, in-8 (ail.); — la cor- respondance avec Kant, dans le tome III des Œuvres diverses dCEmm. Kant, Kœnigsberg, 1797, 3 vol. in-8 (ail.); — enfin de nombreux mémoires de philosophie dont il a enrichi le volumineux recueil de l'Académie de Prusse. Nous n'en citerons que les deux suivants : Année 1763 : Sur quelques dimensions du monde intellectuel; et 177(1-1773 : lissai d'une laxéométrie, ou sur la mesure de t\jrdrc. Le premier de ces mémoires pourrait servir à donner une idée du procédé que l'auteur em- ploie pour expliquer les choses du monde phy- sique par celles du monde intellectuel, et réci- proquement, et les unes et les autres par ud LAME — 905 — LAME terlium comparalionis, un pont de communi- cation que lui présente l'analyse des mots suivie de celle des faits. Dans le second mémoire, qui a deux parties, il est question d'abord d'une comparaison entre l'ordre de ressemblance ou local, et l'ordre de liaison ou légal; ensuite il s'agit d'indiquer les diverses manières de mesurer ces deux genres d'ordre. G. Bs. LAMBERT d'Auxerre, qui vivait vers l'an- née 1260, nous est signalé par Laurent Pignon et par M. Daunou [Histoire littéraire, t. XIX, p. 416) comme auteur d'une Summa logicalis. Selon ce dernier, cette somme aurait eu quel- que renom, mais on n'aurait pas sur elle d'autre renseignement et aucun manuscrit n'en aurait été indiqué. C'est là une erreur. Le manuscrit de la Logique de Lambert existait encore vers le milieu du dernier siècle : il est porté au cata- logue de l'ancien fonds du roi sous le n° 7392 des manuscrits latins. Mais nous en avons l'ait vainement la demande : on n'a pu le retrouver. B. H. LAMENNAIS (Hugues-Félicité-Robert de) est tout à la fuis un publiciste, un théologien^ un philosophe et, peut-être par-dessus tout, un écri- vain de génie. 11 ne nous appartient pas de raconter sa vie si agitée, encore moins de porter un jugement sur sa mémoire tour à tour mau- dite et glorifiée avec passion. Mais pour expli- quer les évolutions de sa doctrine, il faut rap- peler les causes qui ont amené ce puissant es- prit, pourtant enclin à l'obstination, à ces chan- gements qui rendent la fin de sa vie si peu sem- blable à ses commencements. Né en 1782, à Saint-Malo. il fut pour ainsi dire son seul maître, et se donna à lui-même une éducation solide par des lectures acharnées et des méditations soli- taires. Il chercha longtemps sa voie ; et sa voca- tion religieuse, lente à se prononcer, fut l'effet d'une froide résolution et non pas d'un entraî- nement du cœur : « il avait longtemps lutté avant de croire. » Il avait 22 ans quand il fit sa première communion et il n'entra dans les or- dres que vers sa trentième année. Sa ferveur, pour avoir été différée, n'en fut que plus ardente, et ses convictions religieuses s'animèrent de l'exaltation naturelle à son caractère. En 1817, paraissait Je premier volume de l'Essai sur l'in- différence en matière de religion, véhémente apologie du catholicisme, où la critique de la pnilosophie s'emporte jusqu'à la colère. Les con- temporains ont gardé le souvenir de l'impres- sion soudaine causée par ce livre éloquent. Le parti ultramontain avait trouvé un chef plus jeune, plus résolu que de Maistre et Bonald : jamais la théocratie n'avait été affirmée avec autant de hardiesse, ni associée par des raisons plus spécieuses, non pas à des préjugés suran- nés, mais à la liberté et au progrès. Lamennais était devenu illustre en un jour, et autour de lui se ralliaient de jeunes écrivains enthousiastes de sa doctrine, Lacordaire, Montalembert, Gerbet, de Salinis. Le journal l' Avenir était fondé, après la révolution de Juillet, pour servir de tribune à ces nouveaux catholiques qui combattaient, suivant leur devise, « pour Dieu et la liberté, pour le pape et le peuple. » Cette démocratie nouvelle, animée par la parole du tribun reli- gieux, gagne à elle une partie du clergé, ré- volte l'autre par ses nouveautés, inquiète le pou- voir, et finit par être condamnée par le Souverain Pontife dans la célèbre encyclique du 15 août 1832, qui enveloppe dans une même réprobation la liberté de conscience et celle de la presse. La- mennais était revenu de Rome, où il avait vai- nement essayé de plaider sa cause, et celle de la papauté, le cœur brisé et la conscience ré- voltée jusqu'à l'indignation. Ce pouvoir, auquel il aurait voulu confier la mission de renouveler le monde, il le jugeait avec une implacable sévérité. En face de cette autorité, immobile et vieillie, et de la royauté qui lui paraissait aveu- glée par l'égoïsme, il ne vit plus debout qu'une seule puissance capable de faire triompher la justice, le peuple, dont il annonça en style apo- calyptique, dans les Paroles d'un croyant, le prochain avènement. Ses idées philosophiques subirent naturellement le contre-coup de cette révolution intérieure; et Y Esquisse d'une philo- sophie (1841-1846) ne ressemble guère à l'Essai sur l'indifférence. — Lamennais y reste encore chrétien ; mais quoiqu'il s'en flatte, son chris- tianisme n'est plus celui de ses premières années. La tristesse commençait à l'abattre : déçu dans son amour de la religion, il espérait pourtant encore dans la liberté, le second objet de son culte. La révolution de 1848 lui réservait une dernière déception : il l'avait saluée comme l'in- auguration d'une ère de justice et de bonheur; élu représentant, il avait proposé un projet de constitution et fondé un journal où il défendait les idées de la démocratie la plus radicale : son projet fut écarté, son journal fut supprimé, et un peu plus tard il assistait avec désespoir aux vio- lences du coup d'Etat. La mort seule pouvait cal- mer cette âme, froissée dans toutes ses affections ; et, « ne sentant plus en lui une idée qui pût le faire vivre », il s'éteignit tristement, affirmant par sa fin solitaire sa rupture avec l'Eglise. Des deux ouvrages philosophiques qu'il a laissés, le plus connu est l'Essai sur l'indifférence; le plus important est l'Esquisse d'une philosophie ; dans le premier, il n'y a guère qu'une théorie para- doxale de la certitude, au bénéfice de l'autorité religieuse; le second est un traité de métaphy- sique, où Dieu, l'homme et la nature sont expli- qués par les seules lumières de la raison. La doctrine essentielle de l'Essai, celle qui pendant quelque temps reçut le nom de Lamen- uaisianisme, c'est une théorie logique de la con- naissance. La critique de cette faculté, si on la considère dans l'individu, en prouve, suivant Lamennais, i'incapacité essentielle. Il n'y a pas un seul de ses pouvoirs qui ne soit précaire et menteur : les sens nous donnent du monde une image vaine, le sentiment nous laisse ignorer ce que nous sommes nous-mêmes, et la raison, qui dépend de l'expérience et se borne à raisonner, n'a que des prémisses fausses. L'homme réduit à ces ressources ne doit croire ni à Dieu, ni à l'univers, ni à lui-même. S'il veut exercer cette prétendue liberté d'examen, que la philo- sophie recommande, il ne peut arriver qu'au scepticisme absolu, « à ce dernier terme où finit l'être intelligent ». Mais la raison convaincue d'imbécillité, quand elle est personnelle, re- trouve toute sa puissance quand elle est collec- tive, quand elle n'est plus telle ou telle raison, mais la raison universelle du genre humain. La vérité que nous sommes impuissants à décou- vrir, a toujours été révélée à l'humanité, et forme une tradition sans interruption ; les peu- ples même les plus aveugles ont quelque lueur de cette primitive clarté, et le genre humain tout entier peut être invoqué comme le garant de la certitude. Le consentement universel est donc d'une manière abstraite la loi de la con- naissance ; mais dans la pratique il peut sembler difficile de consulter ce témoin. On doit se bor- ner à interroger l'Eglise catholique et à la croire : la tradition qu'elle conserve ne clillère pas au fond de celle que les préjugés et l'erreur ont obscurcie hors de son sein; mais elle y est LAME — 906 — LAME à un degré supérieur de clarté : elle est donc, en face de la raison particulière, chancelante et infirme, une sorte de raison universelle, et in- faillible. Le sophisme de cette audacieuse théorie est si apparent que Lamennais n'a pu se le dis- simuler à lui-même : il n'a pu croire raisonner juste, accorder légitimement à la raison collec- tive ce qu'il refuse à chaque unité de la col- lection ; rendre l'homme sourd à la vérité et capable cependant de l'entendre, impuissant à rien connaître, et assez sûr de ses facultés pour recevoir originairement la parole de Dieu, et apprécier les preuves de sa transmission. Au fond, cet esprit hardi ne devait pas tenir beau- coup à cette conception si souvent critiquée : c'est une sorte de concession qu'il fait. Quant à lui-même, il aimerait mieux poser comme un dogme l'autorité de l'Église et ne pas la discuter. Il veut moins nous convaincre que nous effrayer; il somme l'âme éperdue de choisir entre la foi, ou la folie, l'autorité ou le néant : « il faut, dit-il, désespérei de toutes les croyances de l'homme même les .plus invincibles et placer sa raison aux abois „ntre l'alternative ou de vivre de foi, ou d'expirer dans le vide. » Ceux qui ne trou- veront aucun moyen d'échapper aux termes de ce dilemme, se passeront de démonstration, et croiront par terreur. A ce système de logique, correspond un svstème de morale et de poli- tique. La volonté d'un homme, d'un sénat ou d'un peuple ne peut être érigée en pouvoir ab- solu, sans contredire l'existence d'une loi sou- veraine, contre laquelle tout ce qui se fait est nul de soi. Cette loi étant Dieu lui-même, tel qu'il s'est révélé, on n'y peut substituer aucune autorité à moins de nier Dieu : royalistes ou dé- mocrates sont également athées en politique. L'Église a le dépôt de cette loi, elle la con- serve, elle l'interprète; mais l'Église à son tour ne subsiste que par son chef, et réside en lui ; le Pane est donc la loi vivante, comme il est la vérité infaillible; une même autorité gouverne les esprits, commande aux volontés, et fonde à la fois la morale et la science, la politique et la logique. Telles sont les idées que l'on trouve en germe dans ÏEssai, et pleinement dévelop- pées dans le livre de la Religion considérée dans ses rapports avec V ordre politique et civil. La- mennais a alors une doctrine très-simple sur les rapports de l'Église et de l'État; il les supprime tous les deux, et ne laisse debout que le Pape. Quand, vingt-cinq ans après, Lamennais écrit les pages souvent admirables de V Esquisse d'une philosophie et conçoit le plan d'une œuvre grandiose, que ni lui ni aucun philosophe ne saurait achever, il parait compter pour l'en- treprendre sur la force de sa raison bien plus que sur la tradition des dogmes. Mais telle est l'inflexibilité d'un esprit qui n'a jamais cru se démentir, qu'il maintient en théorie la doctrine qu'il réfute en pratique. Il a encore les allu- res du prêtre plutôt que celles du philosophe : quand la scène s'ouvre, dès le premier mot qu'il prononce, on le voit en face de Dieu. Comment s'est-il élevé jusque-là ; avec quelle lumière a- t-il pénétré dans ce monde surnaturel, est-ce celle de la religion ou celle de la philosophie? Il ne paraît pas s'en préoccuper, et brusquant l'exposition, après quelques paroles de dédain pour cette méthode psychologique qui n'a ni ampleur ni fécondité, il nous découvre les mys- tères de la nature divine. Au fond de toutes nos pensées et dans toutes nos affirmations, se trouve l'idée de l'être, impliquée dans toutes les autres, non pas de tel ou tel être, mais de l'être sans li- mites, sans distintion, de l'infini. Elle est à la fols le fond de l'intelligence, qui ne peut la nier sans se contredire, et le fond de toute réalité. Dieu est le positif de toute existence, ou pour mieux dire, l'existence elle-même, dans son unité indivisible. Pourtant dans la simplicité de l'être, on discerne des éléments inséparables, il est vrai, mais cependant distincts : pour être. Dieu doit avoir en lui une énergie qui réalisé l'unité de sa substance, puis le pouvoir de don- ner à cette réalité une forme, de la déterminer, et enfin celui de rattacher cette forme à l'unité primitive, et de rentrer, pour ainsi dire, en soi- même ; en lui se trouvent donc à la fois la force, la forme, la vie, c'est-à-dire, en d'autres termes, la puissance, l'intelligence et l'amour. Ce sont là des vérités que les philosophes ont souvent re- connues; mais Lamennais leur donne un tour particulier en vue du christianisme. La puis- sance, l'intelligence et l'amour ne seraient dans l'homme que de simples attributs ;• mais à leur degré infini, à leur origine, et dans leur perfec- tion, ils ont entre eux plus de différences qu'il n'y en a entre les qualités d'une même sub- stance : ce sont, à vrai dire, des personnes dis- tinctes, celles mêmes de la Trinité chrétienne, le Père, antérieur logiquement à tout le reste, le Fils et le Saint-Esprit. Lamennais n'ignore sans doute pas qu'on lui opposera ce dilemme : ou ces trois personnes ont une même conscience, et alors pourquoi ne pas les appeler les attributs d'une même substance ; ou bien elles ont cha- cune leur conscience^ et alors le mot divin se di- vise, et il y a trois dieux • il pressent aussi qu'on lui contestera le droit d'appeler personne, un simple rapport, le lien qui rattache le Père au Fils, et ramène l'intelligence à l'unité. Malgré tout il tient au mot de personne; il l'emploie en gémissant, dit-il, mais il n'en trouve pas de meil- leur. Au moins aurait-il dû nous apprendre pour- quoi Dieu n'a et ne peut avoir que trois attri- buts ; sans aller jusqu'à dire comme Spinoza qu'il en a une infinité, il est permis de croire que ces trois mots épuisent notre connaissance, mais non pas la nature de l'infini ; et qu'il n'est pas nécessaire « que Dieu s'épanouisse sous la forme ternaire ». Dieu étant l'être en lui-même, il ne peut rien y avoir hors de lui : le monde n'en peut être sé- paré : « tout ce qu'il y a de positif dans les êtres, leur substance, leurs propriétés ne sont qu'un écoulement, une participation des propriétés et de la substance divine. » Et comme les trois per- sonnes concourent à la création, leur triple na- ture doit se retrouver à tous les degrés de l'uni- vers ; tout est fait de puissance, d'intelligence et d'amour. Ainsi Dieu et le monde sont consub- stantiels : il n'y a qu'une seule et même sub- stance infinie d'une part et finie de l'autre : le monde, c'est Dieu se limitant, aliénant pour ainsi dire, en la bornant, une partie de son être; mais on ne peut pas dire réciproquement que Dieu soit le monde considéré comme infini. Lamennais se défend énergiquement d'être pan- théiste, on peut l'en croire: après tout, le monde, selon lui, est divin par son origine; mais sa sub- stance, qui est celle de Dieu, a été, par l'acte même de la création, rendue distincte de celle que Dieu ne communique pas : le monde mani- feste Dieu, mais cette manifestation est tou- jours condamnée à rester imparfaite, et n'expri- mera jamais le divin modèle. C'est un Dieu à jamais déchu : car Dieu l'a créé par une sorte d'immolation de soi-même, qui n'a rien de dou- loureux, qui est un acte d'amour par lequel il se donne. Mais il ne peut se donner tout entier, éer un aiftre Dieu, qui ne pourrait être que lui-même : pour se donner, il doit donc en quel- que sorte se réserver. Voila pourquoi dans toute LAME 907 — LAME chose créée il y a à la fois l'infini et la limite, l'esprit et la matière qui de soi n'est rien, pure négation de l'être, borne inintelligible qui pour- tant sert à la connaissance. La nature de Dieu F eut donc expliquer celle de l'homme et celle de univers. Dieu toutefois est un, et l'univers va- rié : mais dans l'intelligence suprême il y a un principe de division et de pluralité : « première- ment une pensée unique qui est celle de Dieu lui-même: secondement des idées représentati- ves de tous les êtres particuliers ; troisièmement quelque chose qui détermine la distinction ac- tuelle des idées particulières. » Dieu est intelli- gence et amour autant que force, et il ne sem- ble pas que la matière ait rien qui ressemble à ces deux puissances ; mais elles s'y retrouvent pourtant quand on sait les y chercher: « l'exis- tence actuelle de tous les êtres implique l'union actuelle aussi de trois énergies diverses qui se supposent mutuellement, et rien n'est ni ne peul être que par la triplicité dans l'unité. Il y a des degrés dans la nature, et à mesure que la substance divine s'éloigne de sa source, on y retrouve plus difficilement les perfections qui la composent. L'extrême limite de cette décrois- sance, c'est la matière ; mais encore elle a trois propriétés fondamentales, qui sont, sous d'autres noms, l'expression des trois énergies élémentai- res. Elle est impénétrable, c'est-à-dire qu'elle occupe l'espace ; elle est figurée, car elle l'oc- cupe sous des conditions déterminées; elle est cohérente, puisque les parties en sont liées et forment des touts composés, sans lesquels il n'y a pas de figures. Or l'impénétrabilité dans la matière, c'est la force en Dieu ; la figure, c'est l'intelligence; et l'affinité, c'est l'amour. Les élé- ments mêmes qui constituent le monde repro- duisent cette triple essence, qui, manifestée à nos sens, est représentée sous la notion de trois fluides distincts : l'éther, masse sans limites, sub- stance de l'électricité, du magnétisme, du gal- vanisme, qui sont une seule et même chose, re- présentant l'unité de la force; la lumière, ana- logue à l'intelligence, et la chaleur, identique à l'amour. La philosophie de la nature retrouve partout cette triade, et il est inutile d'insister sur les analogies souvent forcées où Lamennais se complaît, ni d'insister sur une physique aventureuse qui rappelle celle d'Oken et de Stef- fons. Jusque dans le moindre atome matériel, il y a quelque pensée obscure, et un reflet plus ou moins incertain de l'amour. A mesure qu'on s'élève vers l'homme, les traces en deviennent de plus en plus visibles ; et l'essence divine se communique dans toute sa pureté à l'âme rai- sonnable et libre. Cette âme a d'un côté la vision de l'absolu, et de l'autre elle retrouve sous les choses particulières, objets des sens, le type intelligible dont elles sont les épreuves. « Con- naître ou concevoir c'est pénétrer au delà des phénomènes et les embrasser d'une même vue ; c'est donc le caractère de l'intelligence que la perception de l'infini ou la vision de l'être un, qui renferme en soi, avec les éléments exem- plaires des choses, leur loi, leur raison, leur cause substantielle. » Ainsi Lamennais relève, sans_ le vouloir, cette raison qu'il a abaissée: il la déifie en l'identifiant avec la raison divine; il lui rend le droit de connaître par elle-même la vérité : «elle ne relève que de ses propres lois; on peut l'atténuer, la détruire plus ou moins en soi, mais tandis qu'elle subsiste, et au degré où elle subsiste, sa dépendance est purement fictive; car c'est elle encore qui détermine, en vertu d'un libre jugement, sa soumission appa- rente. » 11 finit même par oublier la tradition et l'autorité ■ il donne pour critérium à l'esprit les phénomènes de la nature à la réalité des phé- nomènes les conceptions de l'esprit, et, se tenant à égale distance du matérialisme et du spiritua- lisme pur, il remplace un paradoxe par un cer- cle. La doctrine de l'optimisme couronne cette mé- taphysique. Leibniz professe que ce monde est le meilleur possible ; il sauve ainsi la bonté de Dieu au préjudice de sa liberté, puisqu'il l'as- treint à produire l'œuvre la plus parfaite; il rend par là même la création nécessaire, au moins dans son essence, qui ne pouvait être au- trement, ou bien arbitraire, si Dieu choisit entre plusieurs mondes possibles. Lamennais, qui pré- tend le corriger, n'évite pas cette grande diffi- culté : « la création, dit-il, est la manifestation progressive de tout ce qu'il y a en Dieu, et dans le même ordre qu'il est en Dieu ; et il est évi- dent, dès lors, que tout ce qui peut être, devant être, il n'y a pas même lieu à imaginer un choix. » En d'autres termes, Dieu ne choisit pas les êtres qui doivent exister, par cela même qu'il fait exister tout l'être possible, et il s'y dé- termine librement : son acte reste libre, mais l'effet ne peut être autrement qu'il n'est. 11 n'est pas à propos de contester ce point de doctrine : il vaut mieux savoir gré à cette grande âme, si cruellement éprouvée, de n'avoir pas calomnié la vie, ni désespéré du bonheur. L'œuvre de Dieu s'accomplit par une succession de mouve- ments qui sans cesse la portent à un plus haut degré de perfection : « L'être infini se manifeste par la création, et si celle-ci se développait d'une manière continue, en un temps infini, elle ma- nifesterait l'être infini ; mais un temps infini implique contradiction, et, par conséquent, la progression des choses vers un but à jamais in- atteignable est éternelle. » Cette analyse est loin d'avoir touché, même sommairement, à tous les points d'une doctrine qui embrasse l'universalité des choses : elle ne peut la suivre dans ses applications à l'industrie, à l'art et aux sciences, qui à elles seules forment une moitié de ce grand ouvrage. On peut con- sulter : Damiron, Essai sur l'histoire de la phi- losophie en France au xixe siècle, Paris, 1834, t. I; — J. Simon : Esquisse d'une philosophie {Bévue des Deux-Mondes, 18 février 1841) ; — E. Renan, M. de Lamennais (Revue des Deux- Mondes, 15 août 1857); — Ravaisson, la Philo- sophie en France au xixe siècle, Paris, 1868, p. 33; — Ad. Franck, Philosophie du droit ec- clésiastique, Paris, 1864, p. 135 à 169. Dans ce dernier ouvrage, on examine les systèmes suc- cessils de Lamennais sur les rapports de la reli- gion et de l'État. E. C. LAMETTRIE (Juiien-Offroy de) fut un des enfants perdus de la philosophie, un des tirail- leurs les plus aventureux de cette armée du xvme siècle, qui commença par mettre en ques- tion tous les principes métaphysiques, religieux, politiques, avant d'en venir à démolir la société elle-même. Il était né à Saint-Malo le 25 dé- cembre 1709. Son père, riche négociant, l'éleva avec soin. Après avoir fait ses humanités à Paris, il fit sa rhétorique à Caen, chez les jésuites; de là, il revint à Paris suivre le cours de logique de l'abbé Cordier, fameux janséniste, dont il adopta les opinions avec vivacité. Son père le destinait à l'état ecclésiastique; mais un penchant décidé l'entraîna vers /a médecine, et après avoir pris ses premierf grades à la Faculté de Reims, en 1728, il alla, cinq ans après, à Leyde étudier sous le célèbre Boerhaave, dont il tra- duisit même plusieurs ouvrages. A son retour à Paris, en 1742, le chirurgien Morand, son ami, lui procura la protection du LAME — 908 — LAMO duc de GVamont. colonel des gardes françaises, qui le choisit pour médecin de ce régiment. La- mettric le suivit à l'armée, et assista à la bataille de Dettingen, puis au siège de Fribourg, où il tomb.i malade. Ayant observé que pendant sa maladie, l'affaiblissement des facultés morales avait suivi celui des organes, il en conclut que la pensée n'était qu'un produit de l'organisation, et il publia ses idées dans V Histoire naturelle de l'âme (la Haye, 1745). L'orage que ce livre souleva lui fit perdre sa place de médecin des gardes. Cependant il avait obtenu un emploi dans les hôpitaux de l'armée; mais il ne tarda jus à tourner ses confrères en ridicule dans un autre livre, la Politique du médecin de Machiavel, ou le Chemin de la fortune ouvert aux médecins (Amst., 1746). Cet ouvrage fut condamné au feu par arrêt du Parlement du 9 juillet 1746. Lamet- trie quitta la France et se réfugia à Leyde. Il ne se montra pas plus sage dans ce nouveau séjour, où il fit paraître une nouvelle satire contre les médecins. Puis, ayant publié à Leyde, en 1748, V Homme-Machine, cet ouvrage, où il professait le plus grossier matérialisme, fut brûlé par arrêt des magistrats, et l'auteur fut chassé de Hollande. Frédéric II lui fit offrir, par Maupertuis, un asile en Prusse. En conséquence, il se rendit, en février 1748, à Berlin, où le roi lui accorda une pension avec le titre de lecteur, et une place à l'Académie. Il se mit sur un pied de familiarité à la cour de Frédéric, et Thiébaut, dans les Souvenirs de son séjour à Berlin, raconte que Lamettrie entrait dans le cabinet du roi comme chez un ami, et se couchait sans façon sur les canapés. Cependant il se lassa bientôt de cette vie, et pria Voltaire de négocier son retour à Paris. Celui-ci écrivait a Mme Denis, le 2 sep- tembre 1751 : « Lamettrie brûle de retourner en France. Cet homme si gai, et qui passe pour rire de tout, pleure quelquefois comme un en- fant d'être ici. » Un peu plus de deux mois après cette lettre, le 11 novembre 1751, Lamettrie mourait d'une indigestion dans la maison de lord Tyrconnel, envoyé d'Angleterre à Berlin. Il n'avait pas tout à fait achevé sa quarante-deuxième année. Vol- taire écrivait, le 14 novembre, à Mme Denis : « Les bienséances n'ont pas permis qu'on eût égard à son testament; son corps a été porté dans l'église catholique, où il est tout étonné d'être. » Malgré l'éloge de Lamettrie, que Frédéric composa et qu'il fit lire à l'Académie de Berlin par son secrétaire des commandements Darget, sa réputation n'a fait que perdre de jour en jour, et il n'est pas un seul de ses ouvrages qu'on puisse lire encore aujourd'hui. Outre ceux que nous avons déjà mentionnés, il avait publié une traduction du Traité de la vie heureuse de Sénèque. avec VAntir Sénèque, Potsdam, 1748; — V Homme-Plante, ib., 1748; — Réflexion sur Vorigine des animaux, Berlin, 1750; — l'Art de jouir, ib., 1751 ; — Vénus métaphysique, ou Essai sur Vorigine de l'âme liumaine, ib., 1751. De son temps même, les coryphées de la troupe philosophique, dans laquelle il était enrôlé, té- moignent fort peu d'estime pour ses écrits. D'Ar- yens, dans sa traduction d'Ocellus Lucanus, dit : « Tous ces ouvrages sont d'un homme dont la Jolie paraît à chaque pensée, et dont le style démontre l'ivresse de l'âme; c'est le vice qui s'explique par la voix de la démence : Lamet- trie était fou, au pied de la lettre. » Diderot, dans son lissai sur 1rs rlgnes de Claude eldt Néron, peint Lamettrie comme ua auteur sans jugement, - dont on reconnaît la frryolit^ d'es- prit dans ce qu'il dit, et la corruption du cœur dans ce qu'il n'ose dire; dont les sophisme» grossiers, mais dangereux par la gaieté dont il les assaisonne, décèlent un écrivain qui n'a pas les premières idées des vrais fondements de la morale; dont le chaos de raison et d'extrava- gance ne peut être regardé sans dégoût, et dont la tête est si troublée et les idées sont à tel point décousues, que, dans la même page, une assertion sensée est heurtée par une assertion folle, et une assertion folle par une assertion sensée.... Lamettrie, dissolu, impudent, bouffon, flatteur, était fait pour la vie des cours et la faveur des grands. Il est mort comme il devait mourir, victime de son intempérance et de sa folie; il s'est tué pir ignorance de l'état qu'il professait. » M. Damiron a consacré un Mémoire à Lamettrie dans le tome XVII du compte rendu de l'Académie des se. mor. et politiques. A...D. LA MOTHE LE VAYER se place, dans l'his- toire du scepticisme, entre Montaigne et Huef, entre Charron et Bayle, rattachant les douteurs du xv;ic siècle à ceux du xvie. Il naquit à Paris en 1588, d'une famille du Par- lement, et se destina d'abord à la carrière des affaires; mais après l'assassinat de Henri IV } devinant les troubles qui remplirent la minorité de Louis XIII, il se consacra tout entier à l'é- tude. En 1640, après avoir publié une disser- tation sur l'instruction du Dauphin, il fut reçu à l'Académie française, et choisi par Richelieu pour diriger les études de Louis XIV. Anne d'Autriche aima mieux d'abord qu'il devînt pré- cepteur de Monsieur ; mais lorsqu'elle vit le succès de ses leçons, elle le chargea d'achever l'éducation du roi. C'est dans cette position, plus tard embellie par la faveur de Mazarin, que La Mothe le Vayer composa la plupart de ses ou- vrages, ayant su, au milieu de la cour, malgré ses titres d'historiographe de France et de con- seiller d'État, se ménager une retraite austère et laborieuse. Après la mort de son fils unique, il se remaria à l'âge de soixante-seize ans, et vécut encore six années, jusqu'en 1672. Caractère modéré et élevé, auquel on a reproché des li- cences d'expression alors admises, et qu'on a injustement accusé d'athéisme; homme de beau- coup d'esprit, bien qu'à en croire Balzac il se plût à mettre en œuvre l'esprit des autres; en posses- sion de lectures immenses qui lui valurent dar.s son temps les titres de Plutarque et de Sénèque français; doué d'une mémoire étonnante, qui se révèle par un luxe de citations; professant un culte judicieux pour l'antiquité, montrant une connaissance familière des ternis modernes, dé- ployant en toute circonstance une manière d'é- crire facile, piquante, pleine d'intérêt et de gaieté, La Mothe le Vayer est digne de prendre place entre Montaigne et Bayle; moins original que le premier, mais aussi érudit que le second. Le catalogue de ses œuvres est considérable : quinze volumes in-8. Les sujets en sont très- variés; tous renferment cependant un pyrrho- nisme gracieux que l'auteur applique successi- vement à toutes les formes de l'activité et à tous les fruits de la science humaine. A l'exemple de Montaigne, il convertit en une féconde mine d'arguments ses vastes études de géographie et d'histoire, et surtout ces relations de voyages où les variétés de coutumes et d'opinions se mul- tiplient au gré des narrateurs. C'est dans cet esprit qu'il considère, dès 1636, la contrariété- d'humeur entre la natiori française et l'espa- gnole, cherchant à montrer, comme Pascal s'ex- primait plus tard, erreur en deçà des Pyrénées, au delà. La même pensée lui inspire en- suite l'ouvrage intitulé : En quoi la piété des Français diffère de celle des Espagnols. Avant LAMO — 909 — LAMO celte époque, dans sa première jeunesse, il avait annoncé les mêmes desseins, en écrivant sur celle commune façon de parler : N'avoir pas le sens commun; et il était arrivé dès lors à cette conclusion : « Aussitôt que quelqu'un s'écarte de noire sens, nous disons qu'il a perdu le sens commun. » Juste Lipse et J. Scaliger ayant avancé que, s'ils avaient des enfants, ils se gar- deraient bien de les faire étudier (thèse reprise par J. J. Rousseau), La Mothe le Vayer proposa des Doutes sceptiques, si l'étude des belles-let- tres est préférable à toute autre occupation. Quelque temps après, le P. Mersenne, son ami, traita de la musique dans des Discours harmoniques. La Mothe le Vayer profita aussitôt de cette occasion pour écrire sur « cette char- mante partie des mathématiques », et s'efforça d'imiter Sextus Empiricus, « en faisant voir qu'il n'y a rien de certain dans cette prétendue science », et qu'ici comme ailleurs « Yhabitude se rend maîtresse, et que la coutume peut tout ». Tel est, en effet, le procédé que La Mothe le Vayer met constamment en usage dans toutes ses productions. Dans les Trente et un problèmes sceptiques, par exemple, il développe trente et une propositions morales, « ébattements inno- cents d'un sceptique, propositions ordinaire- ment accompagnées d'interrogation et de deux branches, le non et le oui, et dont le dénoûment est absolument impossible ». Dans le livre inti- tulé simplement Discours, il s'attache à démon- trer que les doutes de la philosophie sceptique sont de grand usage dans les sciences, c'est-à- dire dans la logique, la physique et la morale. Dans son Histoire, il soutient que Polybe s'est trompé en pensant que « la vérité est de l'essence de l'histoire »; il s'ingénie pour établir que « le vrai des choses ne parvient pas toujours jusqu'à nousj que l'histoire n'est très-souvent que fable, et que les bonnes histoires sont de la nature de ces médicaments qui ne doivent être employés que longtemps depuis qu'ils sont préparés ». Dans tous ces ouvrages peu connus aujour- d'hui, mais très-répandus et fort goûtés au xvne siècle, où ils nourrissaient la dialectique de Bayle et l'esprit paradoxal du P. Hardouin, La Mothe le Vayer prétend enseigner « la scep- tique chrétienne ». En quoi consiste cette doc- trine? « Elle forme des doutes sur tout ce que les dogmatiques établissent de plus affirmati veinent dans toute l'étendue des sciences, et cela àôo- ÇacToi;, citra xdlam opinationem, à cause qu'elle doute même de ses doutes. » « Je n'em- pêche personne, ajoute l'auteur (t. V, 2e partie, p. 6, 33, 75, 126), d'être opiniâtre, si bon lui semble, mais qu'on me permette aussi_ de dou- ter avec une simplicité innocente. » D'où vient qu'il donne à cette neutralité philosophique l'é- pithète de chrétienne? C'est parce que « ce sys- tème a par préférence cela de commun avec l'Évangile qu'il condamne le savoir présomp- tueux des dogmatiques et toutes ces vaines sciences dont l'apôtre nous a fait tant de peur ». Sous ce rapport, La Mothe le Vayer emploie la même tactique dont Huet se servait. Si l'évêque d'Avranches compare le scepticisme à Samson « s'enveloppant sous la même ruine dont il écrasa tous ses spectateurs », le précepteur de Louis XIV compare, et bien des années aupa- ravant, les dix motifs de doute, recommandés par Sextus Empiricus, tantôt aux renards subiils qui portent l'incendie et la désolation dans les blés des Philistins (c'est-à-dire des dogmatiques et des pédants), tantôt « à la mâchoire d'âne avec laquelle le héros juif a défait ses enne- mis ». '.ume que Huet avait certainement étudié avec le plus de soin, quoiqu'il ne le cite jamais, c'est le livre qui est encore le principal fon- dement de la renommée de La Mothe le Vayer, nous voulons dire les Cinq dialogues faits à Vi- mitation des anciens par lloialius Tubcro (1671). On s'est demandé pour quel motif l'au- teur prit le pseudonyme de Tubcro. Cela vient peut-être de ce que le Romain auquel jEnési- dème dédia ses Huit livres sur les considéra- lions pyrrhoniennes s'appelait, suivant Photius, non Lucius Nero, mais Tubero. Ce Romain, dans l'ouvrage de La Mothe le Vayer, animé de l'es- prit de la conversation cicéronienne, est encore plus divertissant qu'instructif, et prend « la li- cence de faire venir quelquefois l'italien ou l'es- pagnol au secours du grec ou du latin ». Les Cinq dialogues, publiés dans la verte vieillesse de notre pyrrhonien, sont destinés à ses amis philosophes et non au grand public, parce qu'il les a composés « en philosophe an- cien et païen, in puris naturalibus ». En effet, Sénèque, Cicéron, Aristote même s'y trouvent cités à côté de Socrate, « notre premier père ». Pline a fourni l'épigraphe de l'ouvrage, et, chose très-significative! cette épigraphe est devenue la devise du scepticisme ultramontain et du li- vre de M. Lamennais sur V Indifférence en ma- tière de religion : Singula improvidam mor- lalitalem involvunt : solum ut inter ista certum sit, nihil esse cerli née miserius quicquam ho- mine aut superbius. Mais l'autorité qui domine à travers toute la publication, c'est Sextus Empi- ricus, c'est le code de ce « vénérable maître, livre inestimable, divin écrit qu'il faut lire avec pause et attention ». Les dix motifs de doute développés par le sceptique grec, lui font l'effet d'un autre décalogue. Sur les pas de Sextus, précédé de cette famille glorieuse qui a pour aïeux, dit-il, les sept sages, il s'attaque gaiement à ce Bellérophon de dogmatisme, à ces « so- phistes, pédants ergotistes, philosophes cathé- drans, asserteurs de dogmes et docteurs irréfra- gables qui ne doutent de rien, pointilleux et critiques, opinionissimi homines ». Il se donne, à la vérité, pour philosophe éclectique, pour a amateur de la secte élective qui faisait choix de ce qui lui plaisait dans toutes les autres, comme un agréable miel qu'elle composait dii suc d'une diversité de fleurs; mais il n'est, en réalité, qu'un libre et spirituel commentateur de Sextus'. 11 n'a d'autre intention que d'atteindre le but proposé au philosophe par Sextus même, le repos et la tranquillité d "âme dans l'indifférence. » C'est afin de procurer aux autres ce même bonheur, que La Mothe le Vayer composa ses Cinq dialogues. Dans le premier, il insiste sur la diversité et la contradiction des opinions, des coutumes et des mœurs des hommes. Dans le second, intitulé Banquet sceptique, il dépeint la différence des mets, des boissons, des usages aux repas, des idées relatives à l'amour et aux sexes. Dans le troisième, il prône la solitude, dont les charmes durables nous dédommagent des biens imaginaires du monde, des joies inu- tiles et bruyantes de la foule. Dans le quatrième, il prononce l'éloge des « rares et éminentes qua- lités des ânes de son temps », éloge qui rap- pelle des panégyriques analogues, composes par Apuh'e, Érasme, Machiavel, Giordano Bruno. Dans le cinquième dialogue, il s'étend sur la différence des religions. La conclusion des cinq parties est résumée dans ces vers espagnols : De las cosas mas seguras La mas segura es dudar. « Des choses les plus certaines la plus certaine est le doute. » LAMY — 910 LAMY La manière dont La Motl.e le Vayer, dans le cinquième dialogue, applique son pyrrhonisme au problème de l'origine et de la nature des religions, a fait demander s'il y avait enveloppé jusqu'au christianisme. Il est difficile de décider cette question, et il nous semble sage d'en croire les paroles mêmes de l'auteur. La Mothe le Vayer déclare à plusieurs reprises qu'il fait une excep- tion en faveur de la religion fondée sur l'an- cienne et la nouvelle alliance. Il va jusqu'à pré- tendre que sa sceptique sert admirablement la religion véritable, comme aussi, que la véritable philosophie, précisément parce qu'elle ne saurait rien affirmer, a besoin du secours de la grâce divine. Sans nous mêler de peser ces assertions et de rechercher si elles ont le mérite de la bonne foi, disons seulement que La Mothe le Vayer réussit si bien à convaincre de son ortho- doxie plusieurs de ses contemporains, qu'ils n'hésitèrent point à le croire un sceptique dé- guisé, un pyrrhonien au service de l'Église, un adroit eoopérateur des Huet, des Hirnhaym et des Glanvill. En comparant le ton et le langage de La Mothe le Vayer aux allures et aux tendances manifestes de ces derniers sceptiques, on aura peine à partage une opinion si évidemment insoutenable. Mais ce qui est plus facile à prou- ver, c'est que La Mothe le Vayer a le même prin- cipe de psychologie que les auteurs auxquels on a tenté de l'assimiler. Lui aussi envisage la sensation comme l'unique source de nos connais- sances, et voilà pourquoi il s'est renfermé aussi dans ce raisonnement : Puisque tout ce que nous savons nous vient des sens, et que les sens ne nous révèlent de toutes parts que différence et opposition, changement et contradiction, il n'est pas permis de croire qu'il existe rien de constant et de certain, qu'il existe pour l'homme une science réelle et nécessaire, une évidence in- faillible. Sorbière, disciple de La Mothe le Vayer, conclut de la doctrine de Gassendi au même genre de pyrrhonisme. La meilleure édition des oeuvres complètes de La Mothe le Vayer est celle de Dresde, 15 vol. in-8, 1766. Consultez L. Etienne, Essai sur La Mothe le Vayer, Paris, 1849, in-8. C. Bs. LAMY (dom François), né en 1636 au château de Monthyveau, en Beauce, fut d'abord capitaine de chevau-légers et grand duelliste. A la suite d'un duel où il fallit perdre la vie, il se convertit et entra dans la congrégation de Saint-Maur, où il enseigna avec éclat la philosophie. Élevé aux plus grandes dignités de son ordre, il s'en démit au bout de quelques années pour se retirer à l'abbaye de Saint-Denis. C'est là qu'il composa !a plupart de ses ouvrages et qu'il mourut en 1711. Dom Lamy est un fervent disciple de Descartes et de Malebranche. 11 défend leurs idées avec autant de talent que de vivacité contre les nom- breux adversaires qu'elles rencontrent dans l'É- glise et dans le monde. Le point de la doctrine de Malebranche qui lui paraît le plus important et auquel il consacre toutes les ressources de sa dialectique, c'est l'existence d'une raison univer- selle et divine. C'est la vision en Dieu de toutes les vérités absolues. Cette conviction, il la sou- tient contre Arnauld et y ramène Nicole que les objections d'Arnauld ont ébranlé. Il combat les Doutes de Fontenclle, sur les causes occasion- nelles, et la doctrine de Leibniz sur Y Harmonie préétablie. Il est aussi pour Malebranche contre Bossuet; mais dans la question du pur amour, il est pour Fénelon contre .Malebranche et sou- tient contre lui, à l'occasion du Traité de la nature et de la grâce, une ardente polémique, que sus supérieurs lui défendent de continuer. Ce dissentiment sur un point particulier, plus théologique que philosophique, n'empêche pas le P. Lamy de reproduire non-seulement les idées, mais le langage de Malebranche, dans son ouvrage le plus important : de la Connaissance de soi-mme (6 vol. in-12, Paris, 1604-1698; 2° édi- tion, in-8, Paris. 1700). C'est, à proprement parler, une imitation de la Recherche de la vérité. Ce qui en fait le principal mérite, c'est la partie consacrée à la morale. On y trouve une étude assez approfondie, parfois originale, du cœur humain et des obstacles qui nous empêchent de nous connaître. La métaphysique de F. Lamy est exposée surtout dans les Premiers éléments ou Entrée aux connaissances solides, en divers entretiens, proportionnée à la portée des com- mençants et suivie d'un Essai de logique (1 vol, in-12, Paris, 1706). C'est un résumé tout à la fois des opinions de Malebranche et de celles de Descartes. L'auteur suit Descartes partout où Ma- lebranche le suit et s'en écarte quand Malebran- che l'abandonne. Mais l'idée à laquelle il s'atta- che avec prédilection, c'est que Dieu est la seule cause efficiente, l'unique vraie cause de tout ce qui est réel. Il prétend même la démontrer géo- métriquement dans une de ses Lettres philoso- phiques (in-12, Trévoux et Paris, 1703). A l'exem- ple de Malebranche il définit l'union de l'âme et du corps : « Une exacte et nécessaire corres- pondance entre deux êtres dont l'efficacité des volontés divines est la seule cause effective. » Obligé, en vertu de ce principe, de regarder Dieu comme l'auteur des idées aussi bien que des mouvements, il se trouve conduit à la vision en Dieu. Mais il hésite à l'accepter pour les objets particuliers. Il ne croit pas que nous sa- chions d'un corps ce qui le distingue des autres et que nous connaissions notre esprit autrement que par des idées confuses. C'est par la seule idée d'étendue que nous concevons les corps en général et les formes dont ils sont susceptibles. A l'instigation de Bossuet et de Fénelon, le P. Lamy a publié une réfutation de Spinoza : le Nouvel athéisme renversé, ou Réfutation du système de Spinoza tirée pour la plupart de la connaissance de la nature de V homme (in-12, Paris, 1706). Il dit du Dieu de Spinoza : « Si cela s'appelle reconnaître un Dieu, je ne sais pas pour moi ce qui s'appelle n'en reconnaître point. » C'est, comme l'annonce le titre, à la psychologie que sont empruntés la plupart de ses arguments, et il en tire cette conclusion que la philosophie n'est pas moins utile à la morale et à la religion qu'aux « disciplines naturelles ». Comme Male- branche et tous les philosophes de l'école carté- sienne, il croit à l'accord de la raison et de la foi. Aux ouvrages que nous avons cités, il faut ajouter les suivants : L'Incrédule amené à la religion par la raison, in-12, Paris, 1710; — Lettres a un théologien à un de ses amis, etc., in-8, Paris, 1699; — les Leçons de la sagesse sur l'engagement au service de Dieu, in-12, Paris, 1703; — Les saints gémissements de l'âme sur son cloignement de Dieu, in-12, Paris, 1701; — De la connaissance et de l'amour de Dieu, in-12, Paris, 1712 ; — Lettres théologiques et mo- rales sur quelques sujets importants, in-12, Paris, 1708. On peut consulter sur le P. Lamy : Damiron, Histoire île la philosophie au xvn° siècle; — M. Bouillier, Histoire de la philosophie carté- sienne, 3e édition, t. XXII, ch. xix. On compte également, parmi les disciples de Descartes au tvin' siècle, le médecin Gabriel Lamy, auteur d'une Explication mécanique et physique des fonctions de l'âme sensitive, in-12, LAMY 911 LANF Paris, 1678. Ce livre est une réfutation de l'ani- misme de Claude Perrault. X. LAMY (Bernard), né au Mans en l'année 1640, fit ses premières études au collège de cette ville, dirigé par les PP. de l'Oratoire. Il alla plus tard à Paris, dans l'institut de leur ordre, étudia la philosophie à Saumur sous le P. Charles de La Fontenelle, puis la théologie sous les PP. André Martin et Jean Leporc, et fut enfin appelé à pro- fesser la philosophie dans la ville d'Angers. Il nous reste un grand nomhre d'ouvrages de Ber- nard Lamy, sur diverses questions qui intéres- sent la théologie proprement dite, l'Écriture sainte et l'histoire ecclésiastique; le P. Desmo- lets en a donné le catalogue, et nous n'avons pas à nous en occuper. Deux des manuscrits qu'il laissait en mourant paraissent avoir été perdus. L'un était une Histoire de la théologie scolasti- que, et la perte de ce manuscrit est vraiment regrettahle : car rien ne serait plus curieux à lire aujourd'hui que l'analyse des controverses orageuses du moyen âge, présentée par un des adversaires les plus véhéments de toute doctrine suspecte de péripatétisme. Mais si nous n'avons aucun traite de dialectique composé par le P. Lamy, pouvons-nous omettre de rappeler la part qu'il prit à la propagande cartésienne? Il ne faut pas que le souvenir de la reconnaissance manque à ces intrépides novateurs qui, malgré les censures de la Faculté de théologie de Lou- vain, de la Sorbonne, du parlement de Paris et de la congrégation de l'IndeXj osèrent élever la voix, en public, au sein de l'école, pour défen- dre la cause de la vérité contre le charlatanisme et la tyrannie du mensonge. Les oratoriens, de- meurés fidèles au cartésianisme, ont inscrit le nom de Bernard Lamy, dans leur martyrologe, près de celui de son ami Malebranche : nous raconterons en peu de mots quels furent ses ti- tres à ce rapprochement glorieux. Auditeur du P. Sulpice, au collège de la Flè- che, Descartes était sorti d'un établissement mal famé près des oratoriens : ceux-ci néanmoins se déclarèrent de son parti dès qu'ils virent ses ouvrages mal accueillis par les jésuites. Le Dis- cours de la Méthode et les Méditations furent bientôt entre les mains de tous leurs régents de philosophie. Quand la persécution commença; quand, pour avoir fait profession de cartésia- nisme, on fut compté, sans autre information, parmi les ennemis de l'Église et de l'État, ce système de terreur ébranla plus d'un zélé parti- san des doctrines nouvelles: Bernard Lamy fut un de ceux à qui fut accordé le don de persévé- rance. Le cours qu'il fit au collège d'Anjou, pen- dant l'année 1674, appela l'orage sur sa tête. Dé- noncé par le recteur de l'Université dans un placet véhément; condamné par le tribunal des thomis- tes angevins, il fait un procès à ses juges devant le parlement de Paris, et obtient gain de cause; mais, après de longs débats, le conseil d'État se prononce pour le recteur, la Sorbonne rend un arrêt con- forme à celui de l'Université d'Angers, et, forcés d'abandonner le P. Lamy. les supérieurs de l'Oratoire l'envoient en exil à Grenoble. Les dé- tails de cette affaire sont très-curieux ; on les trouve dans une brochure devenue fort rare, dont voici le titre : Journal, ou Relation fidèle de tout ce qui s'est passé dans l'Université d'An- gers au sujet de la philosophie de Des Carlhes, in-4, 1679. Les cahiers du P. Lamy ont été per- dus : la brochure que nous venons de citer nous fait du moins connaître les propositions de ce docteur censurées par les impitoyables ennemis des cartésiens. Nous y voyons qu'il était accusé d'avoir reproduit la définition de la substance donnée par Descartes ; d'avoir argumenté sur l'aphorisme Cogilo, ergo sum; d'avoir parlé peu convenablement des formes substantielles (quel grief, quel délit, au jugement des thomistes! ) ; d'avoir attribué l'origine du mouvement à la volonté de Dieu; et enfin d'avoir dit que l'ordre résulte d'une lo; nécessaire, dont Dieu seul peut être l'auteur: les thomistes osaient, sur ce point, soutenir que Dieu concourt, il est vrai, aux phé- nomènes de la vie dans les choses, mais que les choses possèdent en elles-mêmes, sinon par elles- mêmes, une puissance active, une énergie pro- pre, dont les effets peuvent être considérés comme indépendants de la cause première; et ils for- mulaient ainsi leur sentence sur la doctrine carté- sienne : Inepta est, quia ordinem tollit uni- versi et propriam operationem a rébus, ac de- struit judicium sensus. Pour ne rien omettre ici de ce qui peut intéresser les studieux investiga- teurs des archives cartésiennes, ajoutons que le P. Lamy s'était laissé conduire par l'argument célèbre des Méditations au point où saint Am- selme avait entraîne Guillaume de Champeaux : ainsi le réalisme du professeur de l'Oratoire n'est pas moins absolu que celui du second maître d'Abailard; il admet avec lui que les qualités sont ou peuvent être séparées des objets pour consti- tuer des entités universelles : Calori esse entita- tem superadditam quœ, remota substantia, di- vinitus subsistere possit. Nous n'apprécions pas ici la valeur de cette hypothèse ; il nous suffit de faire voir qu'au xvne ainsi qu'au xiie siè- cle, on tira les mêmes conséquences des mêmes prémisses. Quelle qu'ait été d'ailleurs la doc- trine du P. Lamy, son titre principal à l'es- time des philosophes est le courage qu'il montra durant ces débats et durant la disgrâce qui en fut la suite [: disons donc, sans taire la part de l'erreur et celle de la vérité dans la série des propositions qui lui sont attribuées, disons qu'il a souffert pour la liberté l Des nombreux ouvrages laissés par le P. Lamy, ceux qui peuvent être, à divers égards, considé- rés comme philosophiques, sont : L'Art de par- ler avec un Discours dans lequel on donne une idée de l'art de persuader, in-8, Paris, 1675. Nous connaissons huit éditions de cet ouvrage, outre trois traductions en allemand, en italien et en anglais : la dernière de ces éditions est de Paris, 1757, in-12 ; le P. Desmolets l'appelle un livre d'or; — Traitez de inéchanique, de l'équi- libre, des solides et des liqueurs, in-12, Paris, 1679 ; — Traité de la grandeur en général, qui comprend V arithmétique, l'algèbre et l'analyse, in-12, Paris, 1680; — Entretiens sur les sciences, in-12, Lyon, 1684. Ce traité est un excellent livre, qui eut le plus grand succès. J. J. Rousseau nous raconte qu'il « le lut et le relut cent fois » pendant son séjour aux Charmettes; — Éléments de géométrie, in-8, Paris, 1685. On peut consulter; sur la vie et les ouvrages du P. Lamy, la notice publiée en tête de son traité posthume, qui a pour titre de Tabemaculo fœderis : cette notice est du P. Desmolets, de l'Oratoire. Voy., en outre, Bibliothèque des au- teurs ecclésiastiques d'Ellies Dupin, t. XIX, p. 121 et suiv.; — Niceron, Hommes illustres, t. VI; — Othon Mencke, Acta eruditorum; — Hauréau, Histoire littéraire du Maine, t. VI, p. 216. B. H. LANFRANC, né à Pavie vers l'an 1005 d'une famille municipale, quitta cette ville à la mort de son père, préférant la culture des lettres aux honneurs dont il devait hériter, et à l'exercice du barreau, dans lequel il s'était déjà fait remar- quer par son éloquence et par son érudition. Etabli en France avec plusieurs disciples, il en- seigna quelque temps a Avranches; mais, ayant LAN G — 912 — LAN Ci i|Uii 6 ce séjour pour venir à Rouen, il s'arrêta au Bec, et lit profession de la vie monastique il us le couvent que venait d'y fonder l'abbé Hcrluin. 11 fut successivement prieur du Bec et abbé de Sainl-Étienne de Caen ; il fit fleurir le goût de l'étude dans ces deux monastères. Pen- dant qu'il exerçait les fonctions d'ahbé; il refusa L'archevêché de Rouen ; mais la confiance persé- vérante de Guillaume 1er le mit dans l'impossi- bilité de se soustraire plus tard à l'honneur d'oc- cuper le siège primatial de Cantorbéry ; il y mourut le 28 mai 1089, après avoir toujours dé- fendu en Angleterre les intérêts de l'Eglise de Rome, qui se confondirent longtemps avec ceux du conquérant. La réputation de savoir dont jouit Lanfranc parmi ses contemporains, l'établissement de l'é- cole du Bec dont il fut le fondateur, et qui de- vint la plus florissante qu'on eût vue depuis plusieurs siècles, le soin qu'il mit à former dans cette abbaye une bibliothèque où la philosophie avait sa place à côté des livres saints, sa liaison avec Bérenger, dont il combattit cependant les erreurs, sa liaison plus étroite et plus durable avec Anselme, son ami et son successeur, ne permettent pas de douter qu'il ne fût versé dans toutes les connaissances de son temps et qu'il ne participât au mouvement qu'il avait imprimé lui-même aux esprits; mais rien, dans ceux de ses écrits qui nous sont parvenus, moins encore dans ceux qu'on lui conteste avec raison, tels que les commentaires sur les épîtres de saint Paul, ne saurait nous faire connaître la part qu'if y prit. Le livre qu'il composa sur l'eucha- ristie contre Bérenger, les règles qu'il rédigea pour l'ordre, de Saint-Benoît, ses lettres et son Traité du secret de la confession n'ont rapport qu'à des sujets de controverse et de discipline étrangers à la philosophie. Là meilleure édition de ses oeuvres (in-f°, Paris, Billaine. 1648) est due aux soins du savant béné- dictin dôm Luc Cochéry. H. B. LANGAGE, VOy. SIGNES. LANGE (Jean-Joachim), né en 1670 à Gardele- gen, dans la Vieille-Marche, mort en 1744, pro- fesseur de théologie à Halle, s'est rendu triste- ment célèbre par les persécutions qu'il attira sur Wolf. C'était, selon les uns, un piétiste exalté et tout à fait sincère; selon les autres, un envieux hypocrite qui, sous prétexte de défendre la reli- gion et la morale outragées, ne songeait qu'à satisfaire une rancune personnelle. Les deux opinions sont également vraisemblables, car, bien avant sa querelle avec le célèbre disciple de Leibniz, Lange enseignait dans sa chaire de théologie le fanatisme le plus sombre et le plus hostile à la raison en général; d'un autre côté, il ne devait pas être animé d'une très-grande bienveillance pour Wolf, qui, devenu doyen de la Faculté de philosophie et mis en demeure de se choisir un adjoint, préféra un de ses disciples nommé Thummig au fils de son collègue. Ce (ju'il y a de certain, c'est que, par suite des ma- nu:ii\ res de Lange auprès de la cour de Frédéric- Guillaume 1er, Wolf, accusé de fatalisme, d'a- théisme cl d'immoralité, fut destitué de ses fonctions et obligé de quitter le territoire prus- sien dans l'espace de deux jours. Ce qui excita à ce point la colère du roi, qui ne se piquait point de décider des questions de métaphysique, c'est qu'on l'avait assuré que la doctrine de l'harmonie préétablie pouvait excuser les déserteurs de son armée. Lange ne s'est pas contenté d'ourdir con- tre Wolf des intrigues, il a aussi écrit contre lui, et c'est par ce motif que nous lui donnons une place dans ce recueil ; voici les titres de ses ou- vrages : Causa Dei et reli'jionis nuluralis ad- versus alhcismum cl, quoi eum gignil aut pro- movet, pscudo-pkilosophiam veterum cl reeen- tiorum e genuinis verœ philosophiez principii» melhodo demonstrativa asserla, in-8, Halle, 1723; — Modcsta disquisilio novi philosophiez systematis de Deo, mundo cl homine, et pr.tser- lim harmonia commercii inter animam et corpus prœslabilila, in-4, ib., 1723 (le but de cet écrit est de montrer que, dans la question des rapports de l'âme avec le corps, la doctrine de Leibniz ne diffère pas de celle de Spinoza) ; — Placidœ vindiciœ modeslœ disquisiiionis, in-4, ib., 1723; — la Fausse et dangereuse jjhiloso- phie dévoilée par une démonstration polie et complète, in-4, ib., 1724 (ail.) ; — Nova anatome, seu Idea anahjlica suslematis melaphysici Wol- fiani, in-4, Francfort et Leipzig, 1726. — Nous indiquerons ici la Collection complète des ou- vrages publiés dans le débat entre Wolf et Lange, in-8, Marbourg, 1737 (ail.). X. LANGESTEIN (Henri de), plus souvent nommé Henricus de Hassia, docteur en Sorbonne, pro- fessa la philosophie scolastique dans l'université de Paris vers l'année 1365, et laissa un grand nombre d'ouvrages dont on peut voir les titres chez Casimir Oudin (Commenlarius de scripto- ribus ecclesiœ antiguis, t. III, p. 1252). Le seul de ces ouvrages qu'il nous importait de connaî- tre, un commentaire sur les Sentences de Pierre Lombard, est demeuré manuscrit. Il faut consulter, sur Henri de Langestein : Trithemius, de Viris illustribus, la bibliothèque de Gesner, celle de Sixte de Sienne, Possevin, et surtout Casimir Oudin. X. LANGUET (Hubert) est un des plus hardis écrivains politiques du xvie siècle, un des publi- cistes courageux connus sous le titre de monar- chomachisles, c'est-à-dire adversaires du pouvoir absolu. Né en 1518 à Vîteaux en Bourgogne, il fit ses principales études en Allemagne et en Italie, à Wittemberg et à Padoue, les deux uuiversités qui rivalisaient alors le plus avec Paris. L'admi- ration que Milanchthon et Camérarius inspirè- rent au jeune docteur en droit le détermina à embrasser la réforme et à s'attacher, comme diplomate, aux chefs du protestantisme;ailemand. Il servit cette cause avec autant d'éclat que d'utilité, tour à tour comme négociateur et comme ministre d'État : il devint un des fonda- teurs du droit des gens et un des modèles de la diplomatie. C'est à grand'peine qu'il sut échap- per au massacre de la Saint-Barthélémy, auquel le caractère d'ambassadeur n'aurait pas sulfi à le soustraire. Il ne mourut que dix ans après, en 1581, à Anvers, au service de Guillaume d'O- range, qu'il avait défendu de sa plume acérée contre Philippe II. : Il serait difficile de décrire la vaste influence que Languel exerça sur ses contemporains par ses discours, ses lettres, ses mémoires, ses opi- nions, et surtout par ses voyages. Il jouissait justement de la réputation d'un homme très-sa- vant, aussi respectable qu'habile, non moins to- lérant que dévoué aux intérêts du parti dont il était l'organe. Dans la foule d'amis de tout âge et de tout rang qu'il comptait par toute l'Eu- rope, il répandait le goût de l'investigation libre elle besoin du progrès philosophique. Il se plaça à la tète des esprits supérieurs qui commen- çaient à méditer sur l'organisation des Etats, sur les relations naturelles et invariables des nations, sur les rapports des princes et des peu- ples, sur les sources et les marques de la souve- raineté, sur les fondements et les limites du con- trat social. I! s'efforça d'introduire l'esprit d'exa men et de réflexion dans ces matières délicates, LAO — 913 — LAO et le spectacle des règnes abominables de Phi- lippe II et Catherine de Médicis lui conseilla de recommander le culte des principes démocrati- ques. Sous le nom de Junius Brutus, il publia ces sentiments dans un ouvrage qui a eu un grand nombre d'éditions et a souvent été tra- duit: Vindiciœ contra tyrannos, sive de prin- eipis in populum, populique in principem lé- gitima potestale, in-8, 1579. François Estienne intitula la version française de cet écrit : de la Puissance légitime du prince sur le peuple, in-8, 1581. Le titre des Vindiciœ rappelle le livre non moins fameux d'Etienne La Boëtie, Contre un. Le contenu ne diffère guère des opinions de l'ami de Montaigne ni de celles de François Hot- man et Buchanan, les amis et les coreligionnai- res de Languet : on y voit discutées tour à tour et résolues affirmativement ces quatre ques- tions : 1° Les sujets sont-ils dispensés d'obéir aux princes qui leur commandent quelque chose con- tre la loi de Dieu ? 2° Est-il loisible de résister à un prince qui veut enfreindre la loi de Dieu ou qui ruine l'É- glise? 3" Peut-on résister à un prince qui opprime ou qui ruine l'État, et jusqu'où s'étend cette ré- sistance "? 4° Les princes voisins peuvent ou doivent-ils donner des secours aux sujets insurgés à cause de la vraie religion? Bien que la couleur générale de cet écrit soit plutôt religieuse que philosophique, et que, pour cela, il ait été attribué à Théodore de Bèze et à Duplessis-Mornay, il est cependant visible que l'auteur l'ait sans cesse appel à la raison et à la nature, qu'il considère aussi comme des lois de Dieu, comme la vraie religion et la bonne poli- tique. C'est sur les exigences de la raison et sur la nature de l'homme qu'il s'appuie pour réclamer la liberté individuelle et le respect de la pro- priété, l'inviolabilité de la conscience et de la pensée, et qu'il s'élève énergiquement contre tous les genres de persécution, montrant avec éloquence que Dieu n'a accordé à nul homme la permission d'opprimer un autre homme. Il dis- cute en philosophe plutôt qu'en sectaire, avec la gravité et la lucidité de Machiavel, ces questions de droit naturel et de philosophie politique dont il a été un des plus audacieux et plus fermes promoteurs. Languet ne fut pas utopiste comme Thomas Morus et Campanella, ni même comme Mariana, et voilà pourquoi il mérite d'être salué comme l'un des précurseurs et des créateurs de l'école libérale en philosophie politique. C. Bs. LAO-TSEU, philosophe chinois, contempo- rain des premiers philosophes grecs, Thaïes, Anaximandre et Pythagore, présente aussi, com- paré à eux, plus d'un trait de ressemblance. Se- lon Sse-ma-thsian, le premier des historiens chi- nois, qui îlorissait cent ans avant notre ère, et dont nous possédons les mémoires historiques intitulés Ssé-ki, Lao-tseu naquit dans le hameau de Khio-jin, dépendant du bourg nommé Laï, du canton de Kou, dans le royaume feudalaire de Thsou, à la limite de l'arrondissement actuel de Po, dms la province de Ngan-Hoéï. L'historien que nous venons de citer n'indique pas la d île précise de la naissance de notre philosophe; mais une tradition ancienne et qui paraît reposer sur des données certaines, le fait naître le qua- torzième jour du neuvième mois de l'année 604 avant notre ère, la troisième année du règne de Ting-wang des Tchéou. Le célèbre polygraphe chinois Ma-touan-lin, dans ses Recherches up- D1CT. PHILOS. profondics des anciens monuments littéraires, dit que Lao-tseu naquit vers la quarante-deuxième année du règne de Ping-wang des Tchéou, la- quelle correspond à la sept cent vingt-neuvième année avant Jésus-Christ. Une découverte ré- cente, celle de plusieurs parties perdues de l'Histoire du monde, composée par le célèbre historien persan Raschid-el-din, est venue con- firmer la tradition en question. On y lit que, sous le règne de Din-wang, le vingtième roi de ladynastiedes Tchéou, Taï-chank-laï-kioun (c'est- à-dire, en chinois, le vieux prince très-éîevé, épithètes honorifiques données à Lao-tseu par ses sectateurs) vint au monde. Raschid-el-din ajoute: « On dit que ce personnage est considéré comme un prophète (un homme éminemment saint) par ie peuple du Khataï (les Chinois), de même que Shakya-mouni (Bouddha). On dit qu'il fut conçu par la lumière, et on raconte que sa mère le porta non moins de quatre-vingts ans dans son sein. Sa naissance arriva trois cent quarante-sept ans après celle de Shakya-mouni. » On sait peu de chose de la vie de Lao-tseu. L'historien chinois que nous avons cité dit seu- lement que son nom de famille était Li (prunier), son petit nom Eùlh (oreille), son titre honorifi- que Pé-yâng (lumière ou clarté supérieure), et son nom posthume Tân (maître) : le nom de Lao- tseu (vieux philosophe) est celui qui lui est donné dans tous les livres d'histoire et de philo- sophie chinoise; qu'il fut historiographe et con- servateur de la bibliothèque de la maison des Tchéou. Il ajoute que Khoung-tseu (Confucius), s'étant rendu dans l'État de Tchéou, il voulut in- terroger Lao-tseu sur les rites ou la propriété, la convenance des choses. Notre philosophe lui au- rait répondu : « Les hommes dont vous me par- lez sont tous, ainsi que leurs os, tombés depuis longtemps en pourriture ; seulement, ce qui a pu se conserver d'eux, ce sont leurs paroles. Il résulte de là que, lorsque le sage trouve les cir- constances favorables, que le temps est venu pour lui, alors il en profite pour monter au char du pouvoir, et lorsqu'il ne trouve pas les circon- stances favorables, que le temps n'est pas venu pour lui, alors il poursuit son chemin en s'aban- donnant à sa destinée. J'ai entendu dire ceci : un riche marchand cache avec soin ses richesses pour paraître dénué de tout; le sage, qui est plein de vertus, aime aussi à paraître comme ua homme simple et dépourvu d'intelligence. Vous, commencez à vous dépouiller de cet esprit or- gueilleux qui vous anime, de ces désirs nom- breux qui vous poursuivent; cessez, cessez de vous occuper des desseins ambitieux que vous manifestez dans votre extérieur et dans vos dé- marches. Tout cela ne vous peut être utile en rien. Voilà tout ce que j'avais à vous dire. » Confucius, étant retourné près de ses disciples, leur dit: «Je sais que la faculté de l'oiseau est de voler ; ceile du poisson, de nager ; celle des quadrupèdes, de courir. Ceux qui courent peu- vent être pris avec des filets: ceux qui nagent, avec une ligne; ceux qui volent, à l'aide d'une flèche. Quant au dragon, je ne puis savoir s'il monte au ciel porté sur les vents et les nu J'ai vu aujourd'hui Lao-tseu; il ressemble au dragon ! » Cette entrevue des deux plus anciens et plus célèbres philosophes chinois, rapportée par Sse- ma-thsian, donne une idée juste de leur carac- tère ; mais il n'est guère possible qu'elle ait eu véritablement lieu, Lao-tseu étant né cinquante- quatre ans avant Confucius; et celui-ci ayant rendu visite à Lao-tseu à une époque où il avait déjà de nombreux disciples, cette circonstance porterait au moins à quatre-vingt-quatre ans 58 LAO — 914 LAO l'âge de Lao-tseu lors de l'entrevue en question, ce qui justifierait pleinement le caractère des avis paternels donnés à Confucius par le vieux philosophe. Lao-tseu, continue Sse-ma-thsian, s'étant livré à l'étude de la Raison suprême et de la Vertu ( Tâo le), il fit tous ses efforts pour vivre dans la solitude et rester inconnu du monde. 11 vécut longtemps sous la dynastie des Tchéou ; mais la voyant tomber en décadence et approcher de sa ruine, il s'éloigna. Arrivé à un passage (de la frontière occidentale du royaume des Tchéou), le gardien de ce passage nommé Yin-hi (le même que le philosophe surnommé Kouan-yin-tseu, ou le philosophe Yin, du passage) lui dit : « Puis- que vous voulez vous retirer dans la solitude, veuillez, je vous prie, prendre sur vous de com- poser un livre pour mon usage. » C'est d'après cette invitation que Lao-tseu composa un livre en deux parties, intitulé Tâo le, après la compo- sition duquel il s'éloigna. On ne sait pas où il fi- nit ses jours. » Un commentateur de l'historien Sse-ma-thsian ajoute que Lao-tseu, après avoir remis son livre au gardien du passage en ques- tion, qui était ministre des Tchéou, monta sur un bœuf noir et se dirigea à l'occident (de la Chine). C'est en effet monté sur un bœuf noir que l'on représente ordinairement notre vieux philosophe. Voilà tout ce que l'on sait de véritablement historique sur Lao-tseu. Ses sectateurs ont pu- blié en différents temps, sur son compte, plu- sieurs légendes fabuleuses dans lesquelles on le fait voyager à l'occident de la Chine jusque sur les bords de la mer Caspienne, dans le royaume de Ta-thsin, ou de la grande Chine, nom donné postérieurement aux possessions orientales de l'empire romain, dans la Bactriane, chez les Ases ou Parthes, et dans l'Inde. M. Abel Rému- sat, à qui un esprit supérieur, une connaissance étendue de l'ancien Orient, et une critique judi- cieuse ont fait rarement défaut, M. Abel Remu- sat, disons-nons, a ajouté foi à la tradition qui fait voyager Lao-tseu dans l'Asie occidentale ; il va même jusqu'à dire qu'il emprunta sa doctrine aux Hébreux. « Lao-tseu, dit-il (Notice sur Lao- tseu), donne à son être trine qui a formé l'uni- vers un nom hébreu à peine altéré, le nom même qui désigne dans nos livres saints ce- lui qui a été, qui est et qui sera, Jehowah (.1 H W). Ce dernier trait confirme tout ce qu'in- diquait déjà la tradition d'un voyage de Lao-tseu dans l'Occident, et ne laisse aucun doute sur L'origine de sa doctrine. Vraisemblablement il la tenait ou des juifs des dix tribus que la con- quête de Salmanazar venait de disperser dans toute l'Asie, ou des apôtres de quelque secte phénicienne, à laquelle appartenaient aussi les philosophes qui furent les maîtres et les précur- seurs de Pythagore et de Platon. En un mot, nous retrouvons dans les écrits de ce philosophe chinois les dogmes et les opinions qui faisaient, suivant toute apparence, la base de la foi orphi- que et de cette antique sagesse orientale, dans iaquelle les Grecs allaient s'instruire à l'école des Egyptiens, des Thraces et des Phéniciens. « Maintenant qu'il est certain que Lao-tseu a puisé aux mêmes sources que les maîtres de la philosophie ancienne, on voudrait savoir quels mit. été ses précepteurs immédiats et quelles contrées de l'Occident il a visitées. Nous savons mi témoignage digne de foi qu'il est venu dans la Bactriane; mais il n'est pas impossible qu'il ;iit poussé ses pas jusque flans la Judée ou même duis la Grèce. Un Chinois à Athènes offre une idée qui répugne à nos opinions, ou, pour mieux dire, à nos préjugés sur les rapports des nations anciennes. Je crois, toutefois, qu'on doit s'habituer à ces singularités, non qu'on puisse démontrer que notre philosophe chinois ait effec- tivement pénétré jusque dans la Grèce, mais parce que rien n'assure qu'il n'y en soit pas venu d'autres vers la même époque, et que les Grecs n'en aient pas confondu quelques-uns dans le nombre de ces Scythes et de ces Hyperboréens. qui se faisaient remarquer par i'elégance de leurs mœurs, leur douceur et leur politesse. » Sans admettre toutes les conséquences que M. Abel Rémusat a cru pouvoir tirer du fait tra- ditionnel et légendaire du voyage de Lao-tseu dans l'Asie occidentale, conséquences qui ne sont appuyées sur aucune preuve historique, nous pensons que ce voyage, limité dans la Bactriane et les contrées de l'Indus, n'a rien que de très- vraisemblable. En effet, la pensée fondamentale de l'ouvrage de Lao-tseu était indienne (il serait plus exact de dire indo-bactrienne), et il est aisé de reconnaître les traces de son origine. (Voy. le Mémoire sur l'origine et la propagation du Tâo en Chine, par M. G. Pauthier.) Or cette pen- sée fondamentale n'a point d'antécédent histo- rique en Chine. On ne peut à cet égard établir que trois hypothèses : ou celte pensée, celle doc- trine fondamentale de Lao-tseu a été le résultat de ses propres méditations, de son seul génie ; ou il Va puisée dans l'étude d'écrits antérieurs; ou enfin elle lui a été inspirée par les voyages qu'on lui attribue. Selon l'historien Sse-ma- thsian, qui écrivait environ quatre cents ans après la mort du philosophe, et sur les docu- ments les plus authentiques recueillis par lui dans toutes les archives officielles de son temps, Lao-tseu aurait composé son livre avant de quit- ter le royaume des Tchéou pour voyager dans l'Asie occidentale, comme on le suppose. Aucun fait historique ne contredit cette opinion; mais il en est plusieurs qui viennent à l'appui de notre seconde hypothèse. D'abord, les fonctions de bibliothécaire de la cour des Tchéou, que Lao-tseu remplit pendant de longues années, le mirent mieux que per- sonne à même de connaître toutes les produc- tions de l'esprit philosophique et religieux des temps qui l'avaient précédé, et même des pays de l'Asie occidentale avec lesquels la Chine, à cette époque reculée, avait déjà eu plus d'un rapport. M. Pauthier, dans sa Description de la Chine (t. I, p. 94), a fait connaître le voyage du roi Mou-wang dans l'Asie occidentale, mille ans avant notre ère, d'où il ramena en Chine des hommes d'art. Nous croyons pouvoir avancer, d'après des documents certains, que ce roi de la Chine, contemporain de Sésostris, roi d'Egypte, de Salomon, roi de Judée, de Djemchid, roi des Perses, qui fit achever les grands monuments de la ville de Persépolis, se rendit à Persépolis même, près de ce dernier prince, dont le frère, Tahmouras, au dire de quelques écrivains per- sans, épousa une fille du roi de la Chine. La route de la Chine en Perse était donc connue déjà mille ans avant notre ère; des relations suivies avaient eu lieu entre ces royaumes et les peuples intermédiaires. A l'époque de Lao-tseu, la renommée des vieux empires de l'Asie occi- dentale, celle des grands foyers de civilisation, comme Persépolis, Babylone, Ecbatane, Bactres, avaient dû pénétrer en Chine, d'où ces villes opulentes tiraient de riches étoffes de soie, ainsi que ces vases précieux appelés par les an- ciens vases murrhins, et qui étaient estimés au poids de l'or. A la même époque aussi, la renom- mée de Zoroastre, le législateur des Perses, celle de Shakya ou Bouddha, le réformateur célèbre du brahmanisme indien, avaient dû également LAO 915 — LARO pénétrer en Chine, et, ce fait une fois admis, on comprend que l'intendant de la bibliothèque royale des Tchéou ait pu consulter des docu- ments sur les doctrines qui florissaient alors dans ces pays lointains, et que la connaissance imparfaite de ces doctrines lui ait inspiré son ouvrage. On comprend aussi qu'à la vue de la décadence de la dynastie des Tchéou, inspiré d'ailleurs par le désir de visiter des contrées où régnaient ses doctrines de prédilection, le philosophe chinois ait quitté son pays après y avoir laissé comme ébauche de sa pensée le livre qui nous est par- venu, lequel n'est en effet qu'une ébauche dé- cousue et parfois très -obscure de sa propre doctrine. En agissant ainsi, Lao-tseu n'aurait fait que suivre l'impulsion qui amenait deux de ses contemporains, le Scythe Anacharsis dans Athènes, Pythagore en Egypte et dans l'Inde. De nombreuses traditions, qui paraissent dé- river de différentes sources, ne laissent guère de doute sur la réalité du voyage de Lao-tseu dans l'Asie occidentale. Selon l'historien Hoang-fou- mi, qui vivait dans le me siècle de notre ère, Lao-tseu voyagea en Occident et visita les sages qui demeuraient dans le pays appelé depuis Ta-thsin, possessions orientales de l'empire ro- main. Dans une histoire chinoise du peuple de Khotan (partie actuelle de la petite Boukbarie, où passait anciennement la grande route com- merciale entre la Perse et la Chine), il est dit qu'à cinq li (ou une demi-lieue) à l'ouest de la ville de Khotan ou Yuthian est un temple con- struit à l'endroit où l'on raconte que Lao-tseu, ayant converti les habitants à sa doctrine, devint lui-même Bouddha. Dans une notice historique sur l'Inde (traduite du chinois par M. Pauthier, in-8, Paris, 1840), il est dit : « Le contenu des livres de Bouddha (indien) s'accorde parfaite- ment avec le livre de Lao-tseu du royaume du milieu; or, Lao-tseu est considéré généralement comme étant sorti de la Chine à l'occident par le passage nommé Rouan, et comme ayant tra- versé le Si-yu ou les contrées occidentales (par rapport à la Chine), pour aller dans le Thian-tchu (ou l'Inde) instruire les barbares. » L'écrivain chinois n'a pas tiré la conséquence qui résulte des deux propositions qu'il a avan- cées : 1° que les doctrines contenues dans les li- vres de Bouddha sont à peu près identiques avec celles de Lao-tseu ; 2° que, d'après l'opinion gé- nérale, Lao-tseu serait allé prêcher sa doctrine dans l'Inde. Cette conséquence est que Bouddha aurait reçu sa doctrine de Lao-tseu lui-même, et que le bouddhisme n'est que la doctrine de Lao- tseu apportée par lui dans l'Inde et propagée par Bouddha, qui s'en serait constitué l'apôtre. Si l'on réunit les données précédentes à celles qui naissent de la coïncidence du voyage de Lao- tseu, ou plutôt de sa disparition de la Chine et de sa direction vers l'occident de l'Asie, à la même époque où les chronologies birmane et cinghalaise placent l'apparition de Gotama-Boud- dha, c'est-à-dire vers 564 ans avant notre ère, époque où Lao-tseu aurait eu quarante ans et Bouddha vingt; si l'on réunit toutes ces données à celles qui ressortent encore de plusieurs autres faits que l'on passe ici sous silence, on ne pourra s'empêcher de reconnaître que leur concours est bien propre à jeter un nouveau jour sur l'origine ae cet ,e doctrine bouddhique, qui s'est étendue depuis sur toutes les régions de l'Asie, et qui a eu une si grande influence sur la civilisation de ces contrées. Beste maintenant l'examen de notre première hypothèse: que la doctrine fondamentale de Lao- tseu a été le résultat de ses propres méditations, de son seul génie. Cela est possible, assurément; mais l'étude approfondie de cette doctrine fait voir assez clairement qu'elle n'est pas la fille lé- gitime de la civilisation chinoise, qu'elle ne s'y rattache par aucun lien, et que, par conséquent, elle n'y a pas sa raison d'être. _ Ce serait ici le cas de démontrer cette proposi- tion par l'examen approfondi de la doctrine de notre philosophe, mais ce point a été touché à l'article Chinois de ce recueil ; nous y ren- voyons donc, ainsi qu'aux ouvrages cités ici. On ne sait ni le lieu ni la date de la mort de Lao-tseu; on pense généralement qu'il mourut pendant son voyage occidental, sans rentrer en Chine. Cependant il y a dans la province du Chen-si actuel un tombeau érigé en son honneur; on lui a aussi érigé dans cette province et dans plusieurs autres des temples destinés à honorer sa personne et à transmettre aux générations fu- tures l'enseignement de ses doctrines. On lit dans la Grande Géographie impériale chinoise, à un article consacré à la mère de Lao- tseu (k. 139, fol. 14 v°) : « Autrefois Li-eùlh (nom de famille et petit nom de notre philosophe) était bibliothécaire-historiographe des Tchéou ; ayant vu cette dynastie sur son déclin, il se re- tira chez les barbares (de l'ouest de l'Asie, nom- més Joung) ; il a ici son tombeau. » Le fait n'est pas prouve par des écrits authentiques ; cepen- dant le philosophe Tchouang-tseu, qui publia le livre de Lao-tseu sous les Tchéou, dit : « Lao- tseu étant mort, les hommes de Thsin (petit royaume d'alors, situé dans le Chen-si actuel) as- sistèrent en pleurant à ses funérailles ; ils pous- sèrent trois cris, et s'en allèrent en disant que la distinction du vrai et du faux, de la vérité et de l'erreur, n'était pas morte avec lui. Les anciens, tout en accordant une certaine créance à la tra- dition, ont cependant conservé à ce sujet quel- ques doutes. » Sse-ma-thsian , l'historien chinois que nous avons déjà cité, recueillit aussi de son temps des renseignements sur un philosophe du nom de Lao-laï-tseu, natif également de Thsou ; et il émet le doute, si ce dernier n'était pas le même per- sonnage que Lao-tseu. Dans ce doute il rapporte ce qu'il a appris sur ce philosophe. Il avait com- posé un livre en quinze chapitres, dans lequel il parlait de l'usage et de la pratique du Tdo; il ajoute qu'il vivait, les uns disent cent soixante ans et plus, les autres deux cents ans et plus avant Khoung-tseu. Voici le portrait fait par un écrivain chinois du philosophe Lao-tseu : « Lao-tseu avait une taille haute de huit pieds huit pouces chinois (environ 6 pieds huit pouces du pied de roi), le teint jaune, les sourcils bien tracés, les oreilles longues, les yeux grands, le front large, les dents écartées et la bouche car- rée. » Bibliographie : Mémoire de Deguignes dans le tome XXXVIII des Mémoires de ï Académie des inscriptions et belles-lettres; — Mémoire sur la vie et la doctrine de Lao-tseu, par M. Abel Bé- musat ; — Mémoire sur l'origine et la propa- gation de la doctrine du Tdo en Chine, par M. G. Pauthier, 1831, in-8;— le Tâo-te-King, ou le Livide révéré de la Raison suprême et de la Vertu, traduit en français avec une version latine et le texte chinois en regard, etc., par le même, gr. in-8, Paris, 1838, lre livraison; — Es- quisse d'une histoire de la philosophie chinoise, par le même, in-8, Paris, 1844; — le Livre de la Voie et de la Vertu, traduit en français par M. Stan. Julien, in-8, Paris, 1842. G. P. la Rochefoucauld (François VI, duc de), prince de Marsillae, naquit en 1613. Il était d'un LARO — 916 — LARO caractère naturellement timide, irrésolu, et même mélancolique, comme il nous l'apprend lui- même, plus propre au rôle d'observateur qu'à celui d'homme de parti ; mais jeté dès son en- fance au milieu des intrigues, il y prit par en- traînement, plutôt que par goût, une part très- active. Éloigné de la cour par le cardinal de Ri- chelieu, il y revint après la mort de ce minis- tre, et joua un îôle considérable dans les trou- bles de la Fronde. Sa liaison avec la duchesse de Longuevilie, bien plus que ses convictions ou le désir de parvenir, lui fit embrasser le parti du Parlement, qu'il servit par sa bravoure aussi bien que par son influence. Il en donna des preuves au siège de Bordeaux, et reçut au combat de Saint-Antoine un coup de feu qui le priva pour un temps de la vue. Lorsque l'ordre et la paix furent rétablis en France, il entra dans la vie privée, désabusé à la fois de l'ambition et de l'a- mour, et estimant les mouvements où il avait passé sa jeunesse, « un mestier pour les sots et les malheureux, dont les honnestes gens et ceux qui se trouvent bien ne se doivent point mes- ler » (Mémoires de la régence d'Anne d'Autri- che). Ce fut alors qu'il écrivit les deux ouvrages qui l'ont rendu célèbre, mais entre lesquels ce- pendant il y a une immense différence. « Les Mémoires du duc de La Rochefoucauld, a dit Voltaire, sont lus, et l'on sait par cœur ses pen- sées. » Il n'y a plus même que la dernière moi- tié de ce jugement qu'on puisse tenir pour vraie aujourd'hui, malgré l'engouement de Bayle, qui comparait les Mémoires de la régence d'Anne d'Autriche aux Commentaires de César. Nous n'avons pas besoin d'ajouter que c'est l'auteur des Pensées, ou, comme on les appelle plus communément, des Maximes, qui doit exclu- sivement nous occuper ici. Revenu des intri- gues et des passions qui jusque-là avaient par- tagé son existence, La Rochefoucauld ne se con- tenta pas des plaisirs solitaires de la pensée ; il voulut y joindre ceux de la conversation. Sa maison devint le rendez-vous de ce qu'il y avait de plus illustre alors en France par le talent, la naissance ou la politesse : Boileau, Racine, Mo- lière faisaient partie de sa société. 11 fournit à La Fontaine le sujet d'une de ses fables (les La- pins) ; et c'est à lui encore que nous devons celle de P Homme et son image, destinée à célébrer le livre des Maximes. Il était lié intimement avec Mme de Sévigné, qui ne parle de lui qu'avec admiration ; et son amitié pour Mme de La- fayette n'est pas moins connue que son amour pour la duchessede Longuevilie. Malgré cesdouces relations, les dernières années de la vie de La Rochefoucauld ne furent point heureuses. La goutte vint s'emparer de son corps, et le chagrin de son âme. 11 perdit au passage du Rhin son petil-iils et le chevalier de Longuevilie qu'il comptait, avec quelque raison, parmi ses enfants. Il mourut le 17 mars 1680, entre les bras de Bos- suet. La vie de La Rochefoucauld, non pas son ca- ractère et ses sentiments, mus les événements auxquels il assista et lut d'abord mêlé avec beaucoup d'activité, nous expliquent en grande Lie ses réflexions. 11 n'avait vu li qu'à une des époques les plus misérables de notre histoire; il les avait vus dans les camps, à la cour, dans les ruelles, occupés de puériles intrigues et ne connaissant, en l'absence d'une direction élevée, que la vanité cl le plaisir) il croyait les voir tout entiers dans leurs actions du moment, au lieu de cherchera les connaître p ir leurs facultés ou les dispositions invariables 3e leur nature : comment pouvait-il les juger favorablement? Aussi J. J. Rousseau a-t-il bien raison d'appeler les Maximes un triste livre. Même en tenant compte du temps où il a vécu et du jour désavantageux sous lequel la nature humaine a dû s'offrir à lui, on ne trouvera pas dans La Rochefoucauld un observateur désinté- ressé, impartial comme dans La Bruyère (voy. ce nom); l'auteur des Maximes a un système pré- conçu, parfaitement arrêté dans son esprit, quel- que effort qu'il fasse pour le dissimuler et l'a- doucir dans la forme. Ce système n'est pas tout à fait aussi simple ni aussi étranger aux hypo- thèses philosophiques qu'on le pense généra- lement : il ne consiste pas uniquement à sou- tenir que toutes nos actions ont leur source dans l'amour-propre; mais l'amour-propre lui-même se trouve expliqué, divisé ; et à ce sentiment, qui n'est que le premier et non le seul ressort de la vie humaine, se trouve associée une autre influence, celle du hasard ou de la fortune. Voici, en résumé, la pensée générale et ce qu'on pourrait appeler la philosophie de La Rochefou- cauld. L'homme ne fait rien et n'éprouve rien qui ne se rapporte à lui-même, qui ne tende ouver- tement ou par des voies détournées à sa propre satisfaction. Voilà le trait le plus saillant de notre physionomie morale; voilà l'amour-propre que La Rochefoucauld définit (Premières pen- sées, n' 1) « l'amour de soi-même et de toutes les choses pour soi ». L'amour-propre, ou, pour l'appeler de son vrai nom, l'égoisme, n'est pas un sentiment particulier ou une passion dis- tincte du cœur humain; ii est le fond commun, le caractère invariable de toutes nos passions; et les passions, d'après l'auteur des Maximes, sont les seuls motifs de nos actions et de nos jugements. « Il y a, dit-il, dans le cœur hu- main une génération perpétuelle des passions, en sorte que la ruine de l'une est presque tou- jours l'établissement d'une autre. » Ainsi une passion dont nous croyons avoir triomphé, c?t celle qui s'éteint naturellement ou dont une autre a pris la place. La lutte que nous su] sons dans notre âme entre la passion et la rai- son, entre le désir et le devoir, est une pure chimère; il n'y a que des passions aux prises les unes avec les autres. Mais il y a diverses manières de concevoir les passions : quelle idée nous en donne La Rochefoucauld? L'après ses propres expressions (Premières pensées, n" 2), elles ne sont autre chose « que les divers degrés de la chaleur et de la froideur du sang », c'est- à-dire un simple résultat de notre tempéramer.:. ou, pour nous servir encore de ses propres ter- mes, des humeurs de notre corps. « Les hu- meurs du corps, à ce qu'il nous assure (Maximes, n° 297), ont un cours ordinaire et réglé qui meut et tourne imperceptiblement notre volonté : elles roulent ensemble et exercent successi- vement un empire secret en nous.... » Aussi est-il parfaitement d'accord avec lui-même, lorsqu'il dit dans un autre endroit (ubi supra, n" 44) : « La force et la faiblesse de l'esprit sont mal nommées, elles ne sont en effet que la bonne et la mauvaise disposition des organes du corps. » Ainsi l'égoïsme, que La Rocheloucauld croit apercevoir dans toutes les actions humai- nes, s'explique par ce principe, qu'il n'y a en nous d'autres règles ni d'autres motifs de déter- mination que nos passions, ou que l'homme est un être purement sensible. C'est dans ce prin- cipe, comme on sait, que se résume toute la philosophie sensualiste du xvm* siècle. Le sen- su ilisnic, à son tour, vient aboutir au matéria- lisme, pu sque les passions qui remplissent notre cœur, et dont le développement fait toute noire existence, ne sont pas autre chose que les di« LARO — 917 LARO vers effets de notre organisation. Mais là ne e pas Je système de La Rochefoucauld : au matérialisme il a voulu et a dû ajouter encore le fatalisme. En effet, nous ne dépendons pas seulement des lois de notre organisation, nous sommes aussi placés sous l'influence des circonstances extérieures; il ne suffit pas que la nature nous ait donné des passions ou des facultés d'un certain ordre, il faut un concours d'événements ou une occasion qui nous per- mette de les mettre en jeu. De là cette propo- sition qui résume tout le livre dos Maximes : .. La fortune et l'honneur gouvernent le monde » (Maxime 430). La même pensée revient plu- sieurs fois sous d'autres expressions : « La na- ture fait le mérite, la fortune le met en œuvre » (Maxime 153). « Quoique les hommes se flattent de leurs grandes actions, elles ne sont pas sou- vent les effets d'un grand dessein, mais les effets du hasard» (Maxime 57). « Nos qualités sont presque toutes à la merci des occasions » (Maxime 170). Il n'en est pas autrement des ju- gements que l'on porte sur nos actions, que de nos actions elles-mêmes : « Il semble que nos actions aient des étoiles heureuses ou malheu- reuses à qui elles doivent une grande partie de la louange et du blâme qu'on leur donne » (Maxime 58). « Notre sagesse n'est pas moins à la merci de la fortune que nos biens » ( Ma- xime 323). Ce sont ces principes qui, exposés d'une ma- nière systématique et accompagnés des déve- loppements qu'ils réclament, ont donné nais- sance, un siècle plus tard, au livre de l'Esprit. Comment deux intelligences si différentes, et que sépare encore la différence des conditions où elles étaient placées, ont-elles pu se rencon- trer à ce point? C'est que le moraliste, dans ses observations sur le cœur, a commis la même faute que le philosophe dans ses recherches sur l'esprit; parce que l'intelligence ne saurait se passer du ministère des sens, Helvétius et la plupart des philosophes du xviii0 siècle ont cru trouver dans la sensation l'origine de toutes nos connaissances ; parce que la volonté a souvent besoin du concours intéressé des passions, et que la nature ne permet pas à l'individu de s'a- bandonner lui-même, La Rochefoucauld a voulu expliquer toutes nos actions par l'amour-propre, c'est-à-dire par la vanité et l'intérêt. Ce sont là, en effet, d'après lui, avec le hasard qui les met en jeu, les seuls mobiles de notre existence; tous nos sentiments et toutes nos passions, aussi bien que nos actes, découlent de ces deux sour- ces; et ce que nous appelons des noms de vertu, de sagesse, de désintéressement, d'amour, n'est qu'une vaine apparence. Quelques citations et quelques exemples vont nous montrer jusqu'à quel point et avec quelle industrie l'auteur des Maximes a soutenu ce principe. Nous commençons par la première et la plus indispensable de toutes les vertus, la justice. Qu'est-ce que l'amour de la justice pour La Ro- chefoucauld? Uniquement la crainte de souffrir l'injustice (Maxime 78), ou, comme il le dit ail- leurs (Premières pensées, n° 22) avec plus de crudité, la crainte qu'on ne nous ôte ce qui nous appartient. Qu'est-ce que la bonté? De la paresse ou de l'impuissance* ou bien nous prêtons à usure sous prétexte de donner (Maximes 236 et 237) ; la vanité de donner nous plaît mieux que ce que nous donnons (Maxime 263). La probité se confond avec l'habileté, et il est fort dilfieile de les distinguer l'une de l'autre (Maxime 170). Voici comment il juge la chasteté et la valeur : a La vanité, la honte, et surtout le tempérament, font souvent la valeur des hommes et la vertu des femmes» (Maxime 220). « La sévérité dos femmes, dit-il ailleurs (Maxime 204), est un ajustement et un fard qu'elles ajoutent à leur beauté, » ou bien c'est par aversion qu'elles sont sévères, et, en somme, « il y a peu d'hon- nêtes femmes qui ne soient lasses de leur mé- tier » (Maxime 367). Il n'y a pas plus de héros et de sages que de femmes chastes par devoir : « A une grande vanité près, les héros sont faits comme les autres hommes» (Maxime 24). « La constance des sages n'est que l'art de renfermer leur agitation dans leur cœur.... La philosophie triomphe des maux ] assés el des maux à ve- nir; mais les maux présents triomphent d'elle » (Maxime 22). La clémence que nous admirons dans les princes est une politique pour gagner l'affection des peuples; elle se pratique par vanité, ou par paresse, ou par crainte, et presque toujours par les trois ensemble (Maximes 15 et 16). Si nous nous réconcilions avec nos ennemis, c'est par lassitude de la guerre ou la crainte de quelque mauvais événement (Maxime 82). Qu'on ne parle point de générosité ni de magnani- mité : la première « n'est qu'une ambition dé- guisée qui méprise de petits intérêts pour aller à de plus grands » (Maxime 246); la seconde « méprise tout pour avoir tout » (Maxime 248) ; « elle est le bon sens de l'orgueil et la voie la plus noble pour recevoir des louanges » (Maxime 285). Des vertus plus faciles et plus humbles ne sont point présentées sous un jour plus favo- rable : « La modération est la langueur et la paresse de l'âme, comme l'ambition en est l'ac- tivité et l'ardeur» (Maxime 293); ou bien « elle vient du calme que la bonne fortune donne à notre humeur » (Maxime 17). « La sincérité n'est qu'une fine dissimulation pour attirer la con- fiance des autres, ou l'ambition de rendre nos témoignages considérables et d'attirer à nos paroles un respect de religion » (Maximes 62 et 63). Il en est de même de la fidélité (Maxime 247). Ce n'est point par modestie qu'on se dérobe aux louanges, mais afin d'être loué deux fois (Maxime 149). « L'humilité n'est souvent qu'une feinte soumission dont on se sert pour sou- mettre les autres; c'est un artifice de l'orgueil qui s'abaisse pour s'élever » (Maxime 254). On a dit, pour excuser La Rochefoucauld, qu'il ne nie pas la vertu en elle-même, et que son but est seulement de dénoncer les contre- façons qui en existent chez la plupart des hom- mes. Il est juste, en effet, de reconnaître que ses maximes sont rarement absolues; il n'af- firme pas que les choses se passent toujours comme il les décrit : il se contente de montrer ce qu'elles sont le plus souvent et chez le plus grand nombre; mais cette réserve n'est qu'un artifice de langage, une simple politesse envers le lecteur, à qui il veut laisser la ressource de se compter parmi les exceptions. Quand, s'éle- vant au-dessus des observations de détail, il essaye d'embrasser dans leur ensemble les prin- cipes de la moralité humaine, alors il oublie ses réticences habituelles et sa pensée s'offre à nous dans sa triste nudité : où trouver, par exemple, des propositions plus explicites que celles-ci? « Toutes nos vertus ne sont qu'un art de paraître honnête » (Premières pensée*, n° 54). « Les vertus se perdent dans l'intérêt, comme les fleuves se perdent dans la mer » (Maxime 171). «La vertu n'irait pas si loin si ia vanité ne lui tenait compagnie » (Maxime 200). En un mot le vice et la vertu ne diffèrent l'un de l'autre que par le nom et l'apparence : « Les vices entrent dans la composition des vertus, comme les poisons entrent dans la composition des remèdes; la prudence les assemble et les LARO — 918 — LARO tempère, et elle s'en sert utilement contre les maux de .a vie » (Maxime 182). Ce qui est véritablement nuisible, et, à ce titre, justement condamné par les hommes, ce n'est pas le vice, mais le crime (Maxime 183). La Rochefoucauld ne se contente pas de déna- turer nos actes, il dénature aussi nos sentiments en les ramenant tous à Pégoïsme : il cherche donc à supprimer, non-seulement les effets, mais les conditions et les causes de la vertu. Ainsi, « l'amitié la plus désintéressée n'est qu'un com- merce où notre amour-propre se propose tou- jours quelque chose à gagner » {Premières pen- sées, n° 110; Maxime 83). «Nous ne pouvons rien aimer que par rapport à nous, et nous ne pouvons que suivre notre goût et notre plaisir quand nous préférons nos amis à nous-mêmes » (Maxime 81). L'amour est encore au-dessous de l'amitié. Dans les Premières pensées, La Roche- foucauld l'appelle une fièvre des sens; plus tard, il y reconnaît une passion plus complexe, mais non pas plus désintéressée : « Il n'y a pas de passion, dit-il, où l'amour de soi-même règne si puissamment que dans l'amour » (Maxime 267). « 11 en est du véritable amour comme de l'appa- rition des esprits ; tout le monde en parle, mais peu de gens l'ont vu » (Maxime 76). Il connaît bien, à ce qu'il nous assure dans son portrait fait par lui-même, tout ce qu'il y a de délicat et de fort dans les grands sentiments de l'amour, et s'il se décide à aimer, ce sera de cette façon ; mais jamais cette connaissance n'est descendue de son esprit dans son cœur. La reconnaissance est assimilée à la bonne foi des marchands : « elle entretient le commerce, et souvent nous ne payons pas parce qu'il est juste de nous ac- quitter, mais pour trouver plus facilement des gens qui nous prêtent »• (Maxime 223). La pitié n'est que le sentiment de nos propres maux dans les maux d'autrui : « Nous donnons du secours aux autres pour les engager à nous en donner en de semblables occasions, et ces servi- ces que nous leur rendons sont, à proprement parler, un bien que nous nous faisons à nous- mêmes par avance » (Maxime 264). Dans son portrait fait par lui-même, et qui est tantôt une réfutation, tantôt un commentaire des Maximes, La Rochefoucauld parle encore plus mal, s'il est possible, de la pitié : il y voit une passion « qui n'est bonne à rien au dedans d'une âme bien faite, qui ne sert qu'à affaiblir le cœur, et qu'on doit laisser au peuple, qui, n'exécutant jamais rien par raison, a besoin de passion pour le porter à faire les choses. » Il en est du repentir, de la confiance, de l'admiration, de l'amour de la science, comme des sentiments que nous ve- nons de passer en revue. « Notre repentir n'est pas tant un regret du mal que nous avons fait, qu'une crainte de celui qui nous en peut arriver » (Maxime 180). « L'envie d'être plaint ou d'être adnLré fait la plus grande partie de notre con- fiance » (Maxime 475). Ce n'est point l'admira- tion qui nous dicte des louanges : « On ne loue que pour être loué. » Puis on n'aime point à louer (Maximes 144 et 146), et l'on liait ceux dont le mérite s'impose à notre éloge (Maximes 294 et 296). Quant à l'amour de la science, il n'y a que l'intérêt ou l'orgueil, le désir d'apprendre ce qui nous peut être utile ou de savoir ce que les autres ignorent, qui nous porte à cultiver notre esprit. Enfin, il n'y a pas jusqu'à la douleur dont nous pénètre la mort de nos amis ou de nos proi hes qui ne soit expliquée comme un effel de 1 égoïsme : « Quelque prétexte que nous don- nions à nos afflictions, ce n'est souvent que l'in- térêt et la vanité qui les causent. » 11 y a plu- sieurs sortes d'hypocrisie dans nos chagrins : tantôt, sous prétexte de pleurer la perte d'une personne qui nous est chère, nous nous pleurons nous-mêmes en songeant a la diminution de notre bien, de notre plaisir, de notre considéra- tion ; tantôt nous aspirons à la gloire d'une belle et immortelle douleur. On pleure encore pou1" avoir la réputation d'être tendre, pour être plaint_ pour être pleuré ; « enfin on pleure pour éviter la honte de ne pleurer pas » (Maximes 232 et 233) C'est la même idée que noas rencontrons dan» cette autre maxime (n° 235) : « Nous nous conso- lons aisément des disgrâces de nos amis lors- qu'elles servent à signaler notre tendresse pour eux. » Et que reste-t-il dans le cœur humain ainsi amoindri et disséqué ? Il y reste encore, comme nous l'avons dit, la vanité et l'intérêt. Ces deux sentiments, dans l'opinion de La Rochefoucauld, forment toute notre âme, sont toute la substance de notre être moral ; mais le premier exerce plus d'empire et est plus également répandu chez tous les hommes. « Les passions les plus violentes nous laissent quelquefois du relâche, mais la vanité nous agite toujours » (Maxime .443). « L'orgueil est égal chez tous les hommes, et il n'y a de différence qu'aux moyens et à la ma- nière de le mettre au jour » (Maxime 35). « Notre orgueil s'augmente de ce que nous retranchons de nos autres défauts » (Maxime 450). Malgré cette différence, la vanité et l'intérêt, après avoir ab- sorbé, pour ainsi dire, tous les autres sentiments du cœur humain, viennent se résoudre à leur tour dans l'amour de soi-même. Quelquefois il arrive que La Rochefoucauld dépasse le but qu'il s'est proposé et qu'il poursuit avec tant d'adresse et de persévérance. Non content de représenter l'homme comme indiffé- rent au bien; c'est-à-dire comme égoïste, il le montre enclin au mal, c'est-à-dire pervers et méchant. C'est ce qu'il fait dans les maximes suivantes : « Les hommes ne sont pas seulement sujets à perdre le souvenir des bienfaits et des injures ; ils haïssent même ceux qui les ont obli- ges, et cessent de haïr ceux qui leur ont fait des outrages » (Maxime 14). « Le mal que nous faisons ne nous attire pas tant de persécution et de haine que nos bonnes qualités » (Maxime 29). « Il n'est pas si dangereux de faire du mal à la plupart des hommes, que de leur faire trop de bien » (Maxime 238). Nous citerons encore cette dernière réflexion, qui l'emporte en amertume sur toutes les autres, et que l'auteur lui-même semble avoir condamnée, puisqu'il ne l'a point admise au nombre de ses maximes : « Dans l'adversité de nos meilleurs amis, nous trouvons toujours quelque chose qui ne nous déplaît pas » (Premières pensées, n° 26). Mais ce ne sont là que de rares accès de cette mélancolie dont il s'accuse lui-même, et qui, d'après ce que nous savons de lui, lui gâtait son esprit. Il reste encore une conséquence à tirer de tout ce que nous avons dit. Si l'homme ne peut aimer et n'estimer que lui-même; si l'amour-propre, tel que nous l'avons vu définir, est notre unique sentiment, notre unique passion, l'unique source de notre vie ; si, de plus, l'objet de cet amour, c'est-à-dire notre être, n'est pas autre chose que l'assemblage de nos organes et de nos humeurs. il est évident qu'il n'y a pas pour nous de mal plus grand et plus horrible a envisager que la mon, et qu'il n'y a point de courage qui ne suc- be devant elle, qu'il n'y a point d'hypocrisie plus contraire à notre nature que de la mépri- ser. C'est aussi ce que pense La Rochefoucauld; et cette idée, après avoir été exprimée à plu- sieurs reprises clans son livre, en est le couron- nement cl la conclusion. 11 n'en est pas qu'il ait LARO — 919 — LARO développée plus longuement. « Le soleil ni la mort, dit-il, ne se peuvent regarder fixement » (Maxime 26). « Le mépris de la mort n'est que la crainte de l'envisager » (Maxime 21). « Aussi est-il douteux que ce mépris soit jamais sincère, ce n'est pas la raison qui nous l'inspire : car elle sert au contraire à nous montrer que la mort est le plus grand de tous les maux. » « Les plus habiles et les plus braves sont ceux qui prennent de plus honnêtes prétextes pour s'em- pêcher de la considérer ; mais tout homme qui la sait voir telle qu'elle est, trouve que c'est une chose épouvantable. » Ainsi, on le voit, dans ces pensées éparses en apparence et mêlées à dessein, il y a un vérita- ble système ; il y a un principe qui se déve- loppe dans toutes ses conséquences et ramène tout à lui. On peut dire que La Rochefoucauld est parmi les moralistes ce que Condillac est parmi les philosophes. De même que celui-ci fait sortir toutes nos idées et toutes nos facultés de la sensation, le premier fait sortir toutes nos actions et tous nos sentiments de l'amour de soi. Helvétius est, en quelque sorte, le point de jonction où ils viennent se réunir. Nous n'avons donc pas à faire ici la critique de ce système. Pour savoir ce que vaut la morale contenue dans le livre des Maximes, il faut remonter jusqu'aux prémisses, c'est-à-dire à la métaphy- sique qu'elle suppose. Ces prémisses, La Roche- foucauld n'a fait que les indiquer ; il les a ren- contrées, en quelque sorte, malgré lui, par suite de ses observations chagrines sur la société; il n'a pas osé ou n'a pas su les mettre en œuvre. D'ailleurs la réfutation de son système n'est-elle pas dans son caractère et dans sa vie? Cet homme qui refuse à ses semblables tout instinct généreux et désintéressé, dit en parlant de lui- même : « J'ai les sentiments vertueux, les incli- nations belles, et une si forte envie d'être tout à fait honnête homme, que mes amis ne me sauraient faire un plus grand plaisir que de m'a- vertir sincèrement de mes défauts. »Cet homme qui ne croit pas à l'amitié a trouvé deux amies comme Mme de Sévigné et Mme de Lafayette, et nous assure qu'il aimait ses amis au point de sacrifier sans hésiter ses intérêts aux leurs. Cet homme, enfin, qui nie surtout la résolution en présence de la mort, a supporté la sienne et les douleurs dont elle a été précédée avec une fer- meté et un courage qui arrache à Mme de Sévi- gné des larmes d'attendrissement et d'admira- tion. Les Maximes de La Rochefoucauld ont été publiées sous ce titre : Réflexions ou Sentences et maximes morales. Elles ont eu, du vivant de l'auteur, cinq éditions, dont la première, qui parut en 1665, ne contient que 317 maximes; la seconde, publiée en 1666, est réduite à 302 maxi- mes ; la dernière et la plus complète, qui est de 1678, en contient 504. Le même ouvrage a été publié avec des Remarques et des Commen- taires de toute espèce par La Roche, in-12, 1737 ; par Suard, 1778; par l'abbé Brottier, 1789; par M. de Fortia d'Urban, 1798 ; par M. Aimé-Martin. in-8, 1822. Voy. Prévost-Paradol, Études sur les moralistes français, Paris, 1865, in-12. LAROMIGUIÈRE naquit en 1756 à Lévignac, dans l'ancienne province de Rouergue, et passa dans le midi de la France toute la première par- tie de sa jeunesse. La révolution française, qui vint ouvrir les cloîtres et dissoudre les commu- nautés, l'arracha à la savante congrégation des doctrinaires, et l'amena à Paris, où il se lia avec Siéyès. Lorsque fut créé le tribunat, Laromi- guière, par l'influence de Siéyès, devint l'un des nouveaux magistrats chargés par la constitution de veiller aux intérêts de la démocratie. Mais, rebuté par les allures despotiques du premier consul, il renonça bientôt à ses fonctions, et se hâta de retourner aux paisibles études qui avaient fait le charme de sa jeunesse, et qui n'avaient cessé de lui être chères. Lorsque, plus tard, sous l'Empire, fut fondée l'Université, Laromiguière, qui avait été aux écoles normales un des plus savants et des plus brillants disciples de Garât, et qui déjà était membre de l'Académie des scien- ces morales et politiques, dans la section de l'analyse de l'entendement, fut nommé profes- seur de philosophie à la Faculté des lettres de Paris. Son enseignement y dura deux années, de 1811 à 1813. Il s'y fit ensuite suppléer, et ne remonta plus dans sa chaire. La Restauration, on le sait, supprima l'Académie des sciences mo- rales et politiques; et dès lors Laromiguière cessa d'appartenir à l'Institut. Mais lorsqu'en 1832, sous le ministère de M. Guizot, cette Aca- démie fut rétablie, Laromiguière vint y repren- dre sa place. C'est au milieu de cette Académie, entouré de la sympathie de ses confrères, parmi lesquels il comptait plusieurs élèves, qu'il at- tendit son dernier jour, arrivé trop tôt pour la science et pour l'amitié. « Sa vie avait traversé, innocente et paisible, les orageuses vicissitudes de notre époque; il s'éteignit au sein de la véné- ration publique, en possession d'une belle et pure renommée. » Tel est le témoignage qui lui fut rendu au bord de sa tombe (14 août 1837) par un de ses confrères de la Faculté et de l'Institut, éloquent organe de l'Université et de l'Académie des sciences morales. Laromiguière laissait, en mourant, quelques manuscrits que ses héritiers n'ont pas publiés, et quelques ouvrages imprimés, dont voici les titres : Leçons de philosophie; — Discours sur la langue du raisonnement, à Voccasion de la langue des calculs de Condillac; — Discourssur V identité dans le raisonnement; — Discours sur le raisonnement ; — Éléments de métaphysique. La sixième édition de ses Œuvres, publiée ea 1844 (2 vol. in-12), à laquelle il travaillait quand il mourut, et la septième publiée en 1858 (2 vol. in-8), contiennent les différents ouvrages que nous venons de mentionner, à l'exception toutefois des Éléments de métaphysi- que, publiés (in-8) en 1788 par Laromiguière à Toulouse, où il professait alors la philosophie au collège de l'Esquille, et qui, n'ayant pas été réimprimés, sont devenus un livre extrêmement rare. Voici, indiquées par leurs titres, les prin- cipales questions qui s'y trouvaient traitées : Que les sentiments ne sont pas dans les organes du corps, mais dans Vâme ; — Ce que c'est que le sentiment; — Comment nous rapportons aux corps les odeurs, les sons, les saveurs ; — Com- ment nous rapportons les couleurs hors de nous; — Comment, par le sentiment du tact, nous parvenons à la connaissance des objets extérieurs ; — Problème de Molineux ; — Réfu- tation du matérialisme. Presque toutes ces questions, on le voit, ont pour objet la manière dont s'obtiennent nos perceptions extérieures. Les trois opuscules intitulés Discours ont, au fond, un objet commun, et cet objet est la lan- gue du raisonnement. Trop souvent Laromi- guière, sur les traces de Condillac son maître, semble vouloir réduire le raisonnement à n'être qu'une opération purement grammaticale : erreur capitale chez le maître et chez le disciple; car, assurément, ce n'est pas avec des mots qu'on édifie, qu'on développe et qu'on perfectionne une science, mais avec des idées. Tout l'artifice ima- ginable du langage ne pourra jamais suppléer l'opération de la pensée. Raisonner, ce n'est pas, LAIIO 920 LARO comme l'a dit Condillac et comme Laromiguièrp. l'a répété, traverser une série d'expressions plus ou moins sjnonymes les unes des autres dans leur variété successive, en conservant l'unité d'idée. Une opération de ce genre serait stérile. Raisonner, c'est, ainsi que l'indique Pétymologie du mot, apercevoir entre des vérités premières, dont nous sommes déjà en possession, certains rapports qui révèlent à notre esprit des vérités ultérieures. Or, cette aperception, le langage peut l'exprimer et la traduire, quand elle est ob- tenue; mais c'est à la pensée seule qu'il appar- tient de l'obtenir. Toutefois il faut reconnaître, pour être juste, que Laromiguière n'est pas constamment tombé dans ces exagérations, et que plus d'une fois il a explicitement reconnu et confessé la priorité de l'idée sur le signe. Il y a notamment dans scn Discours sur la langue du raisonnement un passage où les services que le langage rend à la pensée sont fort judicieusement constatés, sans être appréciés au delà de leur valeur réelle : " Il est manifeste, dit Laromiguière, que la pen- sée précède la parole; mais il ne l'est pas moins que l'emploi de quelques signes devance l'art t'.a penser. La pensée, existant antérieurement à toute espèce de signe et indépendamment de tout langage, est réduite en art par le moyen du -: ge.... Autant donc il est sûr que les lan- guis ne sont pas la pensée, autant il est incon- ble qu'elles sont nécessaires pour la décom- poser, pour l'analyser, pour la développer, et, par conséquent, qu'elles sont des moyens de di- a, des méthodes d'analyse. » Dans ce pas- , on le voit, le rôle du langage est décrit avec autant de mesure que de justesse, et Laro- miguière, plus ami de la vérité que de l'autorité de son maître, abandonne Condillac dans les voies où celui-ci s'était égaré. Il nous reste à parler du principal ouvrage de Laromiguière, de celui qui, sous le titre de Le- çons de philosophie, comprend son enseigne- ment à la Faculté des lettres de Paris, pendant les années 1811 et 1812. Cet ouvrage, d'après le plan tracé par l'auteur lui-même en tête de cha- cun des deux volumes dont il se compose, se divise en deux parties, ayant pour objet les fa- cultés de l'âme, considérées, d'une part dans leur nature, d'autre part dans leurs effets. Quelle solution Laromiguière apporte-t-il à l'une et à lautre de ces deux importantes questions? En ce qui concerne la première, Laromiguière, à l'exemple de Condillac, admet une faculté pri- mordiale, génératrice de toutes les autres, avec cette différence toutefois, que, dans le système de Condillac, ce rôle est départi à la sensation, landis que Laromiguière l'attribue à l'attention. L'attention nous donne des idées précises et exactes; mais cela ne suffit pas; il faut des ana- logies, des liaisons, des rapports. Ces rapports, c'est la comparaison qui les découvre. Les rap- ports, à leur tour, peuvent être simples ou com- plexes. Simples, ils sont obtenus par un seul acte de comparaison. Complexes, ils ne peuvent être découverts que par le raisonnement. Atten- tion, comparaison, raisonnement, voilà, dit La- romiguière, toutes les facult. s qui ont été dé- parties à la plus intelligente des créatures; une de moins (et ce ne pouvait être que le raisonne- ment), nous cesserions d'être hommes; une de plu-., on ne saurait l'imaginer. La réunion de ces trois facultés, attention, comparaison, rai- sonnement, reçoit de Laromiguière le nom d'en- tendement. Ce n'est pas tout : il ne suffit pas à l'homme de connaître. L'homme veut être heureux; il le vent toujours. Or, quand la réalité vient contra- rier celte tendance instinctive; quand un be- soin nous tourmente; quand la privation de l'objet qui peut le satisfaire se fait vivement sentir, alors surtout l'âme agit avec énergie. L'attention se concentre sur l'idée de l'objel dont la possession peut nous rendre le calme; la comparaison de la privation avec le souvenir de la jouissance qu'il nous apporte en rend la pri- vation plus douloureuse encore; et le raisonne- ment cherche tous les moyens de nous l'assurer. Or, cette direction des facultés de l'entendement vers l'objet dont nous sentons le besoin, c'est le désir. Le désir, venant à se fixer sur un objet choisi entre plusieurs, prend le nom de préfé- rence. La préférence après délibération, c'est la liberté. La réunion du désir, de la pré de la liberté, reçoit de Laromiguière le nom de volonté. Enfin, l'entendement et la volonté sont réunis sous le nom de pensée. Tel est le système des facultés de l'âme pro- posé par Laromiguière dans ses Leçons de philo- sojjliie. L'attention y remplit le rôle que Condil- lac avait attribué à la sensation; et, il faut le reconnaître, si le titre de faculté génératrice pouvait revenir à quelque puissance de l'âme, l'attention, faculté active, le mériterait à meil- leur droit que la sensation, propriété purement passive. Mais n'était-ce point poser la question d'une manière vicieuse . que de s'enquérir de l'origine et de la génération des facultés de l'âme, et la question ainsi posée n'entraînait-elle pas nécessairement une réponse erronée? C'est qu'en effet les facultés de l'âme n'ont ni origine, ni génération; elles sont innées à elles-mêmes, et ce que Leibniz a dit de l'une d'entre elles doit s'appliquer à toutes. Nos facultés ne peuvent donc être des transformations les unes des au- tres, ni des modifications médiates ou immé- diates d'une faculté primordiale, pas plus de l'at- tention que de la sensation. Leur existence à toutes est contemporaine; leur développement seul est successif. On peut se demander encore si l'attention, la comparaison, le raisonnement épuisent toutes les facultés de l'intelligence. Pourquoi la géné- ralisation, qui nous donne les notions de classes et de lois; pourquoi l'induction, qui dans le passé et le présent nous dévoile l'avenir; pour- quoi la raison, qui nous révèle l'être nécessaire et les vérités nécessaires, n'ont-elles pas une place dans la théorie de Laromiguière ? Et d'au- tre part, pourquoi le désir, phénomène purement fatal, se trouve-t-il rangé parmi les facultés de la volonté? Ce sont là quelques-unes des princi- pales objections qui doivent être faites au système de Laromiguière. Dans la question de la génération des facultés de l'âme, Laromiguière s'était nettement séparé de Condillac en répudiant son point de départ, son élément primordial, son unité génératrice. Dans la question de l'origine des idées, il se sé- pare tout à la fois de Condillac et de Locke. Les deux origines admises par Locke, la sensation et la réflexion, lui semblent insuffisantes; à plus forte raison juge-t-il défectueuse la doctrine do Condillac. qui fait de toutes nos idées des déri- vations immédiates ou médiates, de la sensa- tion. Il convient, avec Locke, que de la réflexion procèdent les idées qui ont pour objet les états et les opérations de l'âme. Il reconnaît, avec Condillac, que de la sensation dérivent les idées qui ont pour objet le monde matériel; mais en même temps il nie, contrairement à l'un et à l'autre, que la sensation ou la réflexion puissent jamais, immédiatement ou médiatement, être l'origine des idées de rapport et des idées mo- rales. Il est donc ainsi amené à reconnaître LÂRO 921 L.VUN quatre origines d'idées, à savoir : le sentiment- sensation, le sentiment de l'action des facultés de l'âme, le sentiment de rapport, le sentiment moral. Le travail de l'une des trois facultés de l'entendement, ou de deux d'entre elles, ou; au besoin, de toutes trois concurremment, appliqué à chacune de ces origines, en fait sortir les idées sensibles, les idées des facultés de l'âme, les idées de rapport, les idées morales. Et qu'on ne pense pas qu'en imposant le nom commun de sentiment aux quatre manières de sentir, qui, moyen liant le travail des facultés de l'entende- ment, deviennent, dans son système, les quatre origines de toutes nos idées, Laromiguière soit resté attaché à la doctrine de Condillac. Qu'im- porte, en effet, la communauté de dénomination, si, en réalité, les quatre manières de sentir sont reconnues comme parfaitement distinctes? Or, cette distinction, Laromiguière la met en une parfaite lumière, quand il déclare (tome II, le- çon 3) qu'il n'y a ni fusion d'un sentiment dans un sentiment, ni transformation progressive du sentiment-sensation au sentiment de l'action des facultés de l'âme, de celui-ci au sentiment de rapport, du sentiment de rapport au sentiment moral. Il eût été préférable d'attacher à chacune des quatre manières de sentir une dénomination spéciale, et dz distinguer verbalement ce qu'on distinguait en réalité, d'autant plus que le désir de conserver les formules condillaciennes, mal- gré la différence essentielle des deux doctrines, a entraîné Laromiguière à employer certaines locutions bizarres qui jurent avec la simplicité de son langage, comme celles de sentiment-sen- sation et de sentiment de rapport. La sensation est fille de l'organisme corporel ; le sentiment, au contraire, appartient à l'élément moral de notre être. Pourquoi donc juxtaposer, et, pour ainsi dire, souder ensemble des mots qui dési- gnent des phénomènes si distincts l'un de l'autre ? Il en est de même de l'expression sentiment de rapport. On sent la douleur, le plaisir, l'amour, la haine, etc.; on ne sent pas des rapports, on les conçoit: et cette alliance de mots n'est pas plus acceptable que la première. Ajoutez à tout cela que Laromiguière, entraîné par l'exemple deLo^ke et de Condillac, a traité de l'origine des idées avant de traiter de leurs caractères, et abordé la question des facultés de l'âme anté- rieurement à la question des idées : ce qui con- stitue, de part et d'autre, un vice grave de mé- thode. N'est-ce pas, en effet, des caractères de nos idées que nous devons induire leur origine? Et les idées étant aux facultés intellectuelles dans le rapport de l'effet à la cause, n'est-ce point par la recherche préalable des produits qu'on doit scientifiquement déterminer le nom- bre et la nature des puissances productrices? Indépendamment de la théorie des facultés de l'âme et de celle des idées, qui constituent ce qu'il y a de fondamental djns chacune des deux parties de l'ouvrage de Laromiguière, plusieurs autres ques'ions s'y trouvent traitées, et occu- pent, pour ainsi dire, le second plan. Parmi ces questions, on rencontre celle de l'abstraction, celle de la généralisation, celle de la définition, enfin des considérations sur la méthode. Tout cela ne constitue pas assurément une unité bien rigoureuse ; mais il faut se rappeler que ce fut en partie sur la demande de ses auditeurs, et dans le désir de répondre tout à la fois à leurs questions et à leurs objections, que Laromi- guière fut amené à traiter quelques-uns de ces points. Les solutions qu'il apporte à ces diverses questions sont généralement vraies, et surtout exposées, suivant la manière habituelle de l'é- crivain, sous des formes claires et élégantes. Quoi de plus ingénieux que les pages qu'il a écrites sur l'abstraction et sur la définition? Moins heureux sur la question de la méthode, il a eu le tort de demeurer trop fidèle en cette occasion aux théories de son maître, en essayant, comme Condillac, de tout ramener à l'unité. Rien de plus légitime assurément qu'une telle simplification, si l'unité existe réellement. Mais si, par hasard, elle n'existe pas, comment y ra- mener, pour nous servir des expressions mêmes de Laromiguière, les idées les plus diverses? On sera donc réduit à la supposer? Mais alors le système qui résultera de l'application d'une telle méthode reproduira-t-il bien exactement la vé- rité? C'est là le vice dominant de la méthode que Laromiguière a empruntée à Condillac; et telle est le lien qui unit entre elles une méthode et une doctrine, qu'en partant de la supposition d'une unité fondamentale à laquelle tout le reste dût "nécessairement se ramener, il était impos- sible que Laromiguière n'aboutît pas à une so- lution défectueuse sur la question des facultés de l'âme. Ce n'est pas sous l'empire d'une telle préoccupation que les philosophes de l'Ecosse, Reid et Dugald Stewart, ont appliqué la méthode expérimentale à l'étude de l'esprit humai n. Il faut reconnaître que Laromiguière lui-même a fait un plus judicieux emploi de cette même mé- thode expérimentale, lorsque, rencontrant sur son passage la question de savoir si la logique doit précéder ou suivre la psychologie, il se prononce pour cette dernière solution, en mon- trant (tome II, leçon 13) qu'on ne peut former scientifiquement l'intelligence, si l'on ignore la manière dont elle se forme naturellement. C'est pour des raisons analogues qu'il réclame non pas la suppression, mais l'ajournement de l'on- tologie, en montrant (ubi supra) que des pro- blèmes tels que ceux de l'être, de la substance, des modes, des relations du possible, du néces- saire et du contingent, de la durée, de l'identité, de la cause et de l'effet, qui, chez certains mé- taphysiciens, par exemple Wolf, Hobbes et s'Gravesande, se trouvent traités et résolus a priori, ne peuvent recevoir de solution légitime que moyennant certaines données psychologiques préalablement recueillies. Telle est la philosophie de Laromiguière. Il s'était proposé pour but moins la ruine que la réforme du condillacisme. Mais le condillacisme était une de ces doctrines exclusives, absolues, qui ne tolèrent pas d'amendements, et pour les- quelles il n'est pas de milieu entre une domina- tion sans partage et une entière ruine. On peut consulter sur Laromiguière l'ouvrage intitulé Leçons de Philosophie, jugées par MM. Victor Cousin et Maine de Biran, in-8, Paris, 1829 (extrait des Fragments de philoso- phie contemporaine de M. Cousin et des Œu- vres philosophiques de M. de Biran) ; — VEs- sai sur V histoire de la philosophie en France au xixe siècle de M. Damiron; — les Philosophes français du xixe siècle de M. Taine, où une ex- trême indulgence pour Laromiguière envenime encore la diatribe dirigée contre ses successeurs; — un mémoire de M. C. Mallet inséré dans le Compte rendu des séances et travaux de r Aca- démie des sciences morales et politiques. C. M. LAUNOY (Jean de), né à Valogne en 1603, mort à Paris en 1678. célèbre théologien de la maison de Navarre, appartient à l'histoire de la philosophie par deux de ses nombreux opuscu- les : l'un a pour titre de Aucloritate negantis argumexti, et l'autre de Varia Aristotclis in Academia parisiensi fortuna. Ces deux traités se trouvent dans le recueil des œuvres de notre docteur, publiées en 1731 en 10 vol. in-f°. Voici LAVA — 922 — LAVA la date de quelques éditions séparées de l'inté- ressant travail qui a pour objet la destinée si singulière du péripatétisme dans l'université de Paris: in-8, Paris, 1653; in-4, la Haye, 1656; in-8, Paris 1662; in-8, Wittemberg, 1720. Celte dernière édition est la plus complète. B. H. LAVATER (Jean-Gaspard) est un des hommes qui exercèrent pendant le dernier quart du xvme siècle la plus énergique influence dans le nord et l'est de l'Europe. Sans être parvenu à la réputation d'un auteur classique, il a laissé en littérature, soit comme poète populaire, soit comme orateur de la chaire, des traces qui ne seront jamais entièrement effacées. En philoso- phie, il s'est assuré une place durable, tant comme soutien du mysticisme, que comme créateur, ou plutôt comme rénovateur de la physiognomonie. Il naquit à Zurich le 15 novembre 1741 et y mourut le 2 janvier 1801. Un tour d'imagination tendre à la fois et vif décela de bonne heure le fond de son génie, et présagea en quelque sorte sa destinée. Le goût de la poésie dirigea ses étu- des et ses lectures, beaucoup plus que le besoin de connaître les choses à fond et en réalité. Un penchant non moins manifeste pour la liberté et pour la patrie se développa aussi avec puissance chez le jeune Lavater; ses prédilections furent pour Bodmer, le pieux auteur de la Noachide, puis pour l'auteur de la Mcssiade, Klopstock, en- fin pour J. J. Rousseau. Un pamphlet qu'il com- posa, à dix-huit ans, contre un bailli accusé de vexations plus ou moins graves, le fit en quel- que sorte exiler de sa ville natale et partir pour la contrée qui attirait alors l'attention du monde. Berlin était à cette époque, c'est-à-dire en 1763, le siège des lumières et de la politesse en Alle- magne ; Lavater s'y lia intimement avec Sulzer, l'âme de l'Académie de Prusse ; avec un théolo- gien savant et libéral, Spalding ; avec le célèbre et aimable Mendelssohn ; et il y connut la plu- part des esprits les plus distingués de cette épo- que. Plusieurs années s'écoulèrent dans cet ar- dent foyer de philosophie et de savoir; elles ser- virent à préparer le théologien suisse, par le travail et la conversation, à sa double carrière de penseur et de prédicateur. La capitale de Frédéric le Grand passait pour la citadelle non-seulement des lumières, mais de l'incrédulité. C'est pendant qu'il y séjournait que Lavater conçut le dessein de lui déclarer une guerre mortelle. Aux lumières il résolut d'oppo- ser la lumière ; aux raisonnements de la philoso- phie à la mode, qu'il taxait d'athéisme, il voulut substituer une inspiration individuelle et chré- tienne à la fois, qu'on a appelée Villuminisme. «Ou athée ou chrétien; point de milieu! » telle était sa devise, lorsqu'il quitta Berlin et l'Alle- magne pour retourner à Zurich et y exercer les fonctions de pasteur. Avant cette époque, il s'était fait connaître par deux ouvrages, dont l'un, intitulé Chansons hel- vétiques (Schweizerlieder) , respire l'enthousiasme du patriote suisse et l'admiration des beautés alpestres ; dont l'autre, moitié philosophique, moitié édifiant et poétique, a de frappantes ana- logies avec la Palingénésie de Bonnet, dont nous aurons à parler plus lard. Ce second ouvrage, ce sont les Vues sur l'éternité, ou Considérations sur Vétut delà vie future. La simplicité, l'har- monie, la verve, la force caractérisent l'une et l'autre production; aussi le public accueillit-il avec faveur les écrits qui leur succédèrent bien- tôt, et dont nous nous bornons à rappeler les ti- tres, parce qu'ils n'ont pas de rapport direct avec la philosophie; ce sont trois grands poèmes en vera hexamètres, du genre didactique, épique ou historique: une Nouvelle Mcssiade, Joseph UV1 • rimathïe et le Cœur humain. Deux autres publications, Ponce Pilale et la Bibliothèque nouvelle (24 vol. in-12, 1790-1792), doivent nous arrêter plus longtemps. L'auteur y combat l'esprit général de son siècle et expose ses doctrines personnelles. Le xvnr siècle lui semble avoir été annoncé dans l'Évangile sous la figure du sceptique qui demandait à Jésus condamné : Qu'est-ce que la vérité? Les philoso- phes de Paris et de Berlin ne croyant pas plus que le proconsul romain à la vérité, Lavater se donna la mission de les convertir: il s'adressa dans cette vue à son ami Mendelssonn. La querelle entre Lavater et le judicieux dé- fenseur de la « nation juive » et du déisme est assez connue : on sait que Lavater envoya à Mendelssohn un exemplaire de la Palingénésie de Bonnet, livre souvent étrange, mais qui lui avait paru exprimer avec tant de bonheur la phi- losophie chrétienne, qu'il en jugea l'effet im- manquable sur l'esprit droit et conséquent de Mendelssohn. L'apparition de la Palingénésie coïncidait d'ailleurs avec la publication du célè- bre ouvrage de Mendelssohn, intitulé Phédon, ou de V Immortalité de l'âme. Cet ouvrage, écrit dans un langage pur et élevé, d'un ton doux et attachant, tout à fait éloigné de l'esprit de polé- mique et d'intolérance, était considéré comme la profession de foi du penseur israélite, et avait scandalisé l'orthodoxie chrétienne. Celle-ci en vint à soutenir qu'on ne pouvait croire à l'im- mortalité de l'âme sans admettre au préalable, par un acte de foi, l'indispensable secours d'une révélation surnaturelle. Mendelssohn semblait, au contraire, prouver par le Phédon que la reli- gion naturelle suffit; voilà pourquoi Lavater lui riposta par la Palingénésie. L'autorité de Bon- net était très-grande alors : ce naturaliste, plein de sagacité et de patience, s'était fait admirer en Europe par ses beaux travaux sur les insectes et les végétaux, et par sa Contemplation de la na- ture. 11 avait plu à ses contemporains par le soin avec lequel, partant de l'optimisme de Leibniz, il rapportait les phénomènes et l'organisation de la nature entière à l'homme et à l'utilité hu- maine, but de la création. Pénétré d'admiration pour ce pieux et savant compatriote, Lavater vit dans la Palingénésie un autre Evangile, où la science du physicien venait justifier le dogme le plus difficile du christianisme, la résurrection des corps ; aussi s'empressa-t-il de la traduire et de la commenter. Dans la préface, il invita avec solennité l'auteur du Phédon, sous peine de dé- loyauté, ou à la réfuter, ou à se faire chrétien. La partie éclairée de l'Allemagne se souleva à cet appel impérieux, et fit sentir vivement à La- vater combien une pareille injonction était peu charitable ; Lavater avoua promptement son tort, convint qu'il avait été intolérant, et retira sa sommation dans une lettre très-étendue qu'il fit imprimer : c'est alors que Mendelssohn ré- pondit (1770), en donnant à ces zélés missionnai- res le conseil de ne se servir désormais qu'en chaire de ce genre d'arguments. Il lui lut facile d'établir que le procédé de Bonnet se prèhit tout aussi bien à démontrer l'origine divine de l'islamisme et du brahmanisme. Ainsi se ter- i u 1 1 1 1 une affaire qui avait c iusé un grand éclat, qui altéra la santé de Mendelssohn, et qui fut le prélude des révélations indiscrètes par lesquelles Jacobi dut plus tard précipiter la mort du noble coreligionnaire de Spinoza. Le prosélytisme de Livater ne fut pas plus eux à regard de Gœthe, également sommé de devenir, de chrétien de nom, chrétien de fait et d'esprit. Mais ces démarches infructue LAVA — 923 LAVA signalèrent le nom de Lavater à la ligue qui commençait à se former contre les excès de ce qu'on appelait le parti des lumières. Lavater en fut pro- clamé le chef, et il le resta jusqu'à l'époque où un praticien de Berne, Kirchberger, s'unit à un Fran- çais, Saint-Martin, pour renouveler les doctrines de Jacob Bœhm, et pour les opposer à la fois à la philosophie mourante du xvme siècle et aux systèmes naissants de Kant et de ses succes- seurs. L'influence que, dans cette situation, Lavater exerça en Suisse et en Allemagne, où il se vit en partie secondé par des amis, tels que Ha- mann, Herder, Jung-Stilling, Jacobi, était due aux grâces de sa personne, à son caractère bien- veillant et caressant, à son éloquence inspirée et entraînante, autant au moins qu'à ses opinions et à sa manière d'envisager le monde, l'huma- nité et Dieu. Cette façon de penser peut se nom- mer une théosophie ; c'est sous cette forme qu'elle se déroule particulièrement dans ses Con- fessions et ses Mélanges. Les Confessions, ou Journal intime d'un ob- servateur de soi-même (1772-1773), ont plus d'a- nalogie avec les Confessions de saint Augustin qu'avec celles de J. J. Rousseau : c'est l'histoire de quelques semaines d'une vie simple, obscure, retirée, sans autres événements que les phéno- mènes d'une piété exaltée; c'est le tableau d'une sorte d'édification artificielle, la peinture d'un certain art de se recueillir et de s'émouvoir, d'une certaine méthode d'éveiller, par des moyens extérieurs, une extase surhumaine, et d'entrete- nir le désir croissant d'une perfection surnatu- relle. C'est là qu'on voit l'usage que la dévotion doit faire des croix, des crucifix, des têtes de mort et des frayeurs que tel spectacle lugubre est capable de causer à l'âme ; c'est là que Lava- ter décrit, avec une candeur plus naïve que tou- chante, de quelle manière il prie, comment il plie les genoux, comment il soupire et gémil, comment il se traîne au lit d'un ami mourant, auprès d'une bière ouverte ou fermée, sur les sé- pulcres, au milieu des cimetières et des ténèbres. Les Mélanges (1774) traitent entre autres des miracles et de la foi, du pouvoir de la prière, de l'Homme-Dieu, du Saint-Esprit. Ils définissent la véritable religion, le don, soit de faire des mira- cles, soit de croire aux miracles; ils identifient la religion au merveilleux : « Dieu, dit l'auteur (t. I, 2e partie), s'est révélé à certains hommes d'une manière immédiate, plus directe, plus in- time, plus visible qu'il ne le fait par ses œuvres ordinaires et dans le cours habituel de la nature. Cette révélation particulière, cette étroite com- munion entre le genre humain et la Divinité a été rétablie par le Nazaréen crucifié, Jésus-Christ. La foi, ou l'acceptation franche et simple du té- moignage divin, a une force extraordinaire à la- quelle nulle force ne peut être comparée. Le croyant peut demander à Dieu tout ce qu'il veut ; Dieu le lui accordera s'il le demande dans la ferme conviction qu'il l'obtiendra : les effets de la prière ne sont pas des suites naturelles, ac- complies seulement dans le cœur du croyant, ce sont des conséquences- positives, extérieures au croyant et relatives à Dieu même. » La prière, voilà à quoi Lavater réduit toute l'activité spiri- tuelle; la prière est une puissance irrésistible, propre à procurer toutes sortes de succès ; par la prière, l'homme s'empare de Dieu. Une seule condition y est mise, c'est que l'homme se soit assuré par l'expérience qu'une correspondance intime existe entre lui et l'Être suprême, et il ne peut en être assuré qu'après avoir senti qu'il jouit de Dieu au même degré que d'un homme ou d'un être visible. Lavater a donc besoin d'une divinité matériel- lement présente, d'un prœsens numen, et voilà pourquoi il voit Dieu uniquement enfermé dans la personne du Christ, et pense qu'un homme doit être chrétien pour pouvoir vivre et respirer. C'est là ce qu'on a. nommé sa Christomanie. Dieu et le monde se résolurent finalement pour Lava- ter dans le Christ, et le Christ se confondit avec Lavater; Lavater pensa d'autant plus à croire à cette absolue identification, qu'il était devenu le centre et l'idole de tous les mystiques de son temps, et la dupe des thaumaturges -et des ma- gnétiseurs, des jongleurs et des charlatans, du P. Gassner, de Cagliostro et de Mesmer. Aux yeux de ces nombreux adeptes, il était un pa- triarche, un apôtre, un saint, le dernier Père de l'Église ; bien mieux, un second Christ, le troi- sième Adam. « Que de femmes, s'écrie Gœthe, seraient heureuses de composer un sérail autour de lui ! » Cette célébrité inouïe fut singulièrement ac- crue par les Fragments physiognomoniques de Lavater. Cet ouvrage, publié en 1774, traduit en français dès 1781, est celui de ses écrits qui le fit particulièrement con-naître des étrangers. Il se compose de quatre Essais^ qui avaient été précèdes en 1772 de deux Dissertations préli- minaires « sur l'idée, le caractère scientifique et l'utilité de la physiognomonie ». Il forme quatre magnifiques volumes in-4% ornés de vignettes, de gravures, de portraits d'hommes et d'animaux de toute espèce, et en nombre considérable dus au crayon de l'habile artiste Chodowiecki. Les têtes du Christ et d'apôtres y tiennent naturelle- ment le premier rang; les animaux, depuis le lion jusqu'au crapaud, y parcourent une longue échelle. L'entreprise en elle-même n'était pas nou- velle : Aristote s'était déjà occupé d'études de ce genre, quoique le traité intitulé Physiogno- monica soit certainement apocryphe. D'autres anciens avaient aussi écrit sur ce sujet (voy. Scrip- tores physiognomonae veteres, Altenburgi, 1780). Lors du renouvellement des sciences, les Italiens et les Espagnols s'y étaient livrés avec une cer- taine prédilection, témoin les ouvrages du Napo- litain J. B. Porta et du Navarrais J. Huarte, tra- duits par un contemporain de Lavater, l'ingé- nieux et hardi Lessing. Ce n'était pas, non plus, un fait isolé : le docteur Zimmermann, un des admirateurs de Lavater, le bénédictin Pernetty, de l'Académie de Berlin, cherchaient dans le même temps à déchiffrer les physionomies pour deviner les âmes, ou, comme ils s'exprimaient, à cultiver l'art de connaître l'homme moral par la science de l'homme physique. Les Fragments physiogyiomoniques sont un recueil plein d'observations fines et justes sur le cœur humain, sur les mœurs et les carac- tères. Ils abondent en remarques, en rappro- chements, en comparaisons qui seront toujours utiles et intéressants pour le psychologue, le médecin, et, en général, pour quiconque est ap- pelé à connaître et à pratiquer les hommes. A en croire l'auteur, ils ne doivent offrir que de simples matériaux pour une science future; mais, en réalité, ils prétendent déjà, tels qu'ils sont, à l'autorité d'une science et même à l'infailli- bilité d'une religion révélée. La pensée fonda- mentale en est belle, sans doute, et féconde; la voici. Tout ce qui existe a un caractère bien dé- terminé : chaque individu est doué d'une origi- nalité naturelle et d'une valeur propre; cette valeur, cette originalité s'atteste et s'accuse par une expression visible qui y correspond, par des marques extérieures qui en sont la copie et le reflet. Il est donc permis à un œil exerce et dés- intéressé d'induire de la copie à la nature de LAVA — 924 — LAW l'original, et de juger par l'inspection des mar- ques extérieures, comme les traits du visage, quels sont les penchants, les instincts, les habi- tudes des êtres. L'âme d'une personne n'est autre chose qu'une physionomie intérieure; la phy- sionomie proprement dite, c'est l'âme mise au dehors; l'organisation du visage, pour qui sait l'analyser et l'interpréter, exprime la constitu- tion du génie et du caractère; les bases de cette interprétation, les éléments de cette analyse sont l'air général du visage, puis certains traits, tels que le front, les veux, le nez, la bouche et le menton; la face, en un mot, est le théâtre et l'instrument de cette prétendue science. De là des classifications et des conclusions sans fin, et trop souvent sans fondement sérieux; de là des assertions impérieuses, parfois ridi- cules, sur la portée inorale des différentes par- ties de la figure. Une complète réforme, une sorte de révolution devait en résulter dans la vie pratique, aussi bien que dans les méthodes et les svstèmes de la science. Il devait être aisé désormais de déterminer le degré d'intelligence et de moralité d'après le degré de l'angle fa i il : les partisans enthousiastes de Lavater n'hésitè- rent pas à proposer qu'en nommant aux emplois publics on interrogeât moins les services rendus et les facultés éprouvées des candidats que « la partie saillante qui est entre le front et les lè- vres, et qui est l'organe de la sagacité et de la prévision », c'est-à-dire le nez. Ce qu'il y a de superficiel, d'arbitraire et d'hy- pothétique dans cette étude frappa promptement les esprits sobres et clairvoyants. L'Allemagne et l'Europe ne s'en partagèrent pas moins en physionomistes et antipliysionomistes, en atten- dant que la phrénologie vînt diviser de même en deux camps et savants et ignorants. Nous devons nous contenter de rappeler que Lavater fut combattu avec le plus d'acharnement, et d'ordinaire avec l'arme du ridicule, à Goëttingue, par le caustique Lichtenberg, à Berlin, par le rude et agile Nicolaï. Lichtenberg insista parti- culièrement sur les dangers que cet art amène- rait s'il venait à être sérieusement cultivé et adopté généralement. « S'il devient ce que son père en attend, dit-il, on pendra les enfants bien avant l'époque où il leur sera possible de jouer quelque tour pendable. (La physiognomonie des queues, 1778.) » Il y eut même, dans le sein de l'Académie de Berlin, de vives et longues dis- cussions sur les sources et la valeur de la phy- siognomonie : don Pernetty en soutenait opiniâ- trement et spécieusement jusqu'aux moindres vertus et effets; Le Catt, lecteur et secrétaire de Frédéric II, lui refusait toute vérité et toute puissance; l'Académie se prononça, à peu de membres près, dans le sens de Le Catt, comme on peut le voir par un mémoire du secrétaire perpétuel, intitulé les Physionomies appréciées (1775). « Cette étude est infructueuse, dit en ter- minant Formey, et son fond indéchiffrable: l'é- tat actuel du visage d'un homme, vers le milieu de sa carrière, a été produit par le concours de tant de circonstances physiques, morales et ca- suelles, qu'il est de toute impossibilité de re- trouver la physionomie originale et de suivre la piste de ses modifications : si le cœur est une énigme, le visage est un logogriphe, ou bien il en est de celui-ci comme de ces terrains voisins des volcans, couverts de plusieurs couches de lave, avec une terre très-epaisse sur la surface de chacune. » On doit dire, en thèse générale, que Lavater et toute L'immense école des physionomistes ont mm l'un des traits essentiels de cette indi- vidualité dont ils prétendaient avoir mieux saisi les caractères et rétabli les droits. Qui dit indi- vidualité dit intinie vanité: par conséquent, il est et sera toujours impossible de s'élever à des règles absolues, puisées dans ce qui diffère tant d'individu à individu, et d'appliquer ensuite ces règles à la détermination exacte des sentiments et des pensées d'une personne. L'inspection fré- quente et l'assidue comparaison des visages peut autoriser la combinaison de certaines maximes; elle ne saurait, tant elle demeure chose vaj fonder un corps de doctrines. La figure hum n'est pas une figure mathématique, et, si elle participait de la lixi'é et de la rigueur abstraite de la géométrie, l'honfnie cesserait d'être une personne libre, et le monde moral aurait perdu sa beauté. L'expérience, d'ailleurs, que les phy- sionomistes invoquent comme leur source et ieur tribunal, les condamne, en prouvant que la face d'un homme peut se trouver en absolue contra- diction avec son âme. et le dehors jurer avec le dedans. On doit pourtant reconnaître que les Frag- ments de Lavater ont été l'occasion d'un grand nombre d'importantes et sérieuses recherches en physiologie et en psychologie; il faut ajouter que le but de l'auteur a été, comme son esprit et sa vie entière, noble et élevé; le titre du livre indique ce but dans les termes suivants : « Pour l'avancement de la connaissance et de l'amour des hommes. » Par ces mots nous tou- chons en effet à un trait qui domine chez La- vater. Malgré son inclination pour la thauma- turgie, malgré son zèle à opposer le mysticisme aux tendances du jour, à Nicolaï, à Karït. à tous ceux qui revendiquaient les droits de la raison, Lavater était entraîné, avec son siècle, vers les idées de tolérance, de justice, de philanthropie surtout; il s'attaquait aussi vivement que ses antagonistes prussiens au despotisme de l'École et à cette théologie officielle qui. sous prétexte d'orthodoxie, étouffait toute pensée d'indépen- dance et tout essai original. Personne ne recom- mandait avec plus de chaleur et ne pratiquait plus religieusement l'humanité, selon lui, la première et la plus belle vertu de l'homme. C'est en exerçant l'humanité, c'est en soulageant les blessés qui encombraient les rues de Zurich le lendemain de la célèbre bataille, en 1800, qu'il fut atteint d'une balle qui dut finir sa vie quelques mois après. Cette mort inattendue, où il déploya courage, générosité, calme et une continuelle présence et liberté d'esprit, ajouta beaucoup à sa réputation si grande déjà, et concourut à environner sa mémoire d'un doux et durable prestige. Les Essais phys'ognomo- 7iiijues et les deux Dissertations préliminaires ne forment que la moindre part de la compi- lation en 10 vol. in-4, Paris, 1805 et 1809, por- tant le titre de VArl de connaître les hommes par la physionomie, et qui contient, en outre, des fragments de tous les physionomistes anciens ou modernes ou contemporains, ou prétendus tels, et les opinions de M. Morcau de la Sarthe, le principal éditeur. C. Bs. LAW (Théodore-Louis, ou Jean-Théodore), conseiller de Courlande, qui vint s'établir, pen- dant les premières années du xvm' siècle, à Francfort-sur-l'Oder, où il vécut dans la retraite et dans l'élude de la philosophie. Il s'inspira des écrits de Spinoza, sans oser pourtant adopter franchement ses doctrines. Il a laissé deux ou- \ rages : Meditaliones philosophicœ de Deo3 mun- do cl homine, in-8, Francfort-sur-l'Oder, 1717; — Meditaliones, Thèses, dubia philosophiez theologica, in H,' Freystadt, 1719. Le premier de ces i uvrages, quoique publié sans nom d'au- teur, attira à Law. une véritable persécution. LEFÈ — 925 — LEFE Accusé non-seulemem de spinozisme, mais d'a- théisme, il fut obligé de quitter /asile qu'il s'était choisi. Au nombre de ses adversaires était Thomasius. qui le dénonça publiquement comme alliée dans un mémoire adressé à la Fa- culté de droit de l'université de Halle. X. LE CAT (Claude-Nicolas), né à Blérancourt en Picardie, en 1700, mort à Rouen en 1768, chi- rurgien en chef de l'Hôtel-Dieu de cette ville, a publié, outre divers ouvrages purement médi- caux, un Traité des sens, Rouen, Paris, 1742, in-8, et un Traité des sensations et des passions en < rai et des sens en particulier, Paris, 1767, 3 vol. in-8. Ce Traité des sens, bien qu'il ait paru environ vingt-cinq ans avant le Traité des sensations, n'est cependant qu'un fragment an- ticipé de celui-ci, et se compose d'un tirage à part des feuilles du second volume du Traité des sensations, sans pagination spéciale, car la première page porte le numéro 201. Ce qui conserve à ce Traité des sensations quelque intérêt historique, c'est que, au milieu du xvnie siècle, l'auteur est encore cartésien. Il explique la production des sensations et des passions par l'existence d'un fluide animal ou vital, substance sensitive et motrice, ou plutôt organe du sentiment et du mouvement, animé par l'âme immatérielle et immortelle. Ce fluide circulant des organes du sens au cerveau revêt à chaque sensation différents caractères comme le caméléon et transmet ainsi à l'àme chaque sensation particulière. X. LEE (Henry), philosophe du xvinc siècle, con- temporain et adversaire de Locke, auteur d'un ouvra.gû intitulé V Antiscepticisme ou Remar- ques sur chaque chapitre de L'Essai de M. Locke, in-fu, Londres, 1702. Cette critique ne manque pas de bon sens ; mais, sans vivacité dans le style et sans profondeur dans la pensée, elle n'a exercé aucune influence à l'époque où elle parut, et cette indifférence des contemporains a été imitée par la postérité. X. LEFÉVRE (Jacques), en latin Faber stapu- lensis, érudit et philosophe français, né vers 1455 à Ëtaples. Le commencement de sa vie est mal connu ; on sait seulement qu'il étudia à l'université de Paris ; il y prit ses grades au moment où l'enseignement du grec, introduit par les exilés de Constantinople. ouvrait une ère nouvelle aux lettres et à la philosophie. Il en apprit assez pour découvrir combien on con- naissait mal les ouvrages d'Aristote, et quelle était l'imperfection des textes les plus répandus dans les écoles. Son voyage en Italie, ses rela- tions avec les savants qui y restituaient la doc- trine péripatéticienne le confirmèrent dans cette idée; et à son retour en France, il entreprit de publier des traductions des prin.ipaux ouvrages d'Aristote, avec des introductions, des para- phrases et des explications le plus souvent en i.: de dialogues. Il contribua ainsi à discré- diter la s.olastique en opposant à ce faux Aris- tote qu'elle commentait les doctrines authen- tiques du chef du lycée. Il se fit aider dans cette ouvre par son disciple et son ami, Josse Clic- tou, né à Newport en Flandre, et reçu docteur en Sorbonne en 1505. Il put aussi profiter des conseils d'Henri Estienne, et de l'approbation de tous ceux qui travaillaient à renouveler les fon- dements de la critique et de l'érudition. Sa ré- putation égalait celle de Vives et d'Ërasme : on le comparait emphatiquement à Platon et à Pythagore, et Thomas Morus exprimait sans hyperbole l'admiration des contemporains en saluant en lui « le restaurateur de la dialec- tique et de la vraie philosophie ». Il mit le comble à sa gloire en s'appliquant à commenter et à traduire les livres saints; mais il y compro- mit son repos. C'était le temps où les adver- saires et les partisans de la réforme se livraient à de violentes discussions. Lefèvre aurait voulu rester neutre entre les deux parus, mais ii n'était pas assez aveuglément obstiné à suivre la tradition pour trouver grâce devant les dé- fenseurs de l'orthodoxie. Déjà suspect pour sa doctrine sur la grâce et la liberté, plus voisine de celle de Pelage que de celle de saint Au- gustin, il s'attira encore l'animadversion des dominicains en soutenant contre eux la cause de son ami Reuchlin, accusé et condamné en Sor- bonne. Il fut cité au Parlement pour être puni comme hérétique, et des propositions extraites de ses Commentaires sur les Évangiles lui au- raient attiré une sentence rigoureuse, s'il n'avait été protégé par Marguerite de Valois. Lefèvre fournit à ses ennemis de nouveaux griefs en entreprenant la traduction de la Bible en lan- gue vulgaire. Ils profitèrent de la captivité de François Ier pour lui intenter un nouveau procès. Il fut contraint de s'enfuir et ne rentra en France qu'au retour du roi, qui le nomma pré- cepteur d'un de ses fils. Mais les rigueurs allaient croissant contre tous ceux qui étaient suspects de favoriser la réforme, et Marguerite, inquiète pour son protégé, l'envoya à Nérac, où il mourut en 1537. Il avait, dit-on, plus de quatre-vingts ans. Ceux de ses ouvrages qui concernent la phi- losophie ne sont guère que des paraphrases. En laissant de côté une édition de Denys l'Aréo- pagite, de quelques opuscules de Raymond Lulle, et des œuvres de Nicolas de Cuse, on trouve de lui des travaux sur la plupart des grands ouvrages d'Aristote : Arislolelis )>hilo- sophiœ naturalis paraphrases, etc., Pans, 1501, avec un commentaire de Josse Clictou. La cin- quième édition est de 1528. Arislolelis opus melaphysicum, etc., Paris, 1515; — Meleoro- logica Arislolelis cum J. Fabri paraphrasi, Nuremberg, 1512; — Jacobi Fabri stapulensis.... in libros logicos Paraphrasis, Paris, 1525; — Introductio in Aristotelis libros de anim i, Bâle, 1538. Ces ouvrages et beaucoup d'autres du même genre ont perdu pour nous leur plus grand intérêt; mais il est juste de rappeler qu'ils ont renouvelé en France et en Allemagne les études de philosophie péripatéticienne. Leur succès fut tel qu'il y eut pendant longtemps une école de Fabrislcs, très-importante parmi celles qui se partageaient alors l'enseignement de la logique. C'était une sorte de parti intermédiaire, voisin de celui qu'on appelait alors les Tcrminisles, attaché aux traditions de l'école, mais décidé à renouveler la logique traditionnelle en y mê- lant la pure doctrine péripatéticienne. Dans sa paraphrase des livres de VOrganon, Lefèvre attaque les vaines subtilités de l'école, et les dé- clare sans excuse depuis que le texte d'Aristote a été corrigé et expurgé : « Il faut dédaigner, dit-il, ces complications d'origine étrangère qui nous font perdre des années entières en discus- sions pénibles et sans résultat.... On était excu- sable de s'y livrer, puisque jusqu'à présent les livres de logique étaient pleins d'erreurs et de fautes... Il serait impardonnable de retomber dans ces frivolités après avoir recouvré les vrais moyens de s'instruire. » L'école des Fabristes devint dominante dans les universités protes- tantes, et mêlée à celle de Mélanchthon, qui n'en diffère pas beaucoup, elle s'opposa aux innovations de Ramus. On peut consulter sur ce sujetlcsdeux ouvrages suivants : Introductiones artificialcs in logicam J. Fabri Stapulensis, per L. Clich- toveum {Josse Clictou) neoportunensem, Pa- LEIB — 926 — LEIB ris, 1505; — Ars supposilionum J. Fabri Slapulensis, acljcctis passim Caroli Bovilli Vi- romandui annotationibus, Paris, 1500. — La vie de J. Lefèvre a été écrite par M. Graf, Stras- bourg, 1842. E. C. LEGRAND (Antoine), né à Douai dans la pre- mière moitié du xvne siècle, mérite une mention dans l'histoire de la philosophie pour avoir in- troduit et défendu le cartésianisme en Angle- terre. C'était un religieux de l'ordre de Saint- François, professeur au collège anglais de Douai, d'où il fut envoyé en Angleterre pour y prêcher le catholicisme. Il y publia plusieurs ouvrages destinés à propager les doctrines de Descartes, et à les défendre contre les théologiens et les mystiques qui les tenaient pour dangereuses. Il eut à lutter contre l'évêque d'Oxford, Samuel Parker, qui dans un ouvrage intitulé Discussions sur Dieu et la divine Providence avait longue- ment développé ce mot si connu de Pascal, que si Descartes avait pu se passer de Dieu, pour donner le mouvement au monde, il n'aurait pas manqué de le faire. On ne sait pas au juste la date de sa mort : il vivait encore en 1695. Ses écrits paraissent avoir eu quelques succès, comme le prouvent les mentions qu'on en ren- contre chez des écrivains considérables comme Bayle et Arnauld et le soin qu'on a pris de les réunir en une seule édition à Londres en 1694, sous ce titre : Cours complet de philosophie sui- vant les principes du célèbre René Descartes. Il avait publié antérieurement deux ouvrages, où il abrégeait la doctrine de Lttcartes : I'hiloso- phia velus e mente Renati Descartes more scho- laslico digesta; etc., institutions philosophicœ secundum principia R. Cartesii, etc., Londres, 1675, 3e édition. Il faut y joindre une apologie pour René Descartes contre S. Parker, Londres, 1679 (Tennemann, 1672, et Nuremberg, 1681), des annotations au traité de physique de Rohaut et divers morceaux de polémique. Ces détails sont empruntés à l'histoire de la philosophie cartésienne de M. Francisque Bouil- lier, t. II, ch. xxi. On cite encore : le Sage stoï- que, la Haye, 1662, in-12; — Disserlatio de carenlia sensus et cognitionis in brutis, Nu- remb., 1679, in-8. E. C. LEIBNIZ (Godefroy-Guillaume), l'un des plus grands génies des temps modernes, et dont l'his- toire de la philosophie a inscrit le nom à côté des noms glorieux de Bacon, de Descartes, de Newton, naquit à Leipzig le 3 juillet 1646, quatorze ans après Locke et Spinoza. Son père, qui était professeur à l'université de cette ville, niourut quand son fils n'avait encore que six ans. En retraçant les souvenirs de sa jeunesse, ii raconte comment, peu satisfait de l'instruction qu'il recevait à l'école, il s'enfermait des journées entières dans la bibliothèque paternelle, lisant à l'aventure les livres qui lui tombaient sous la main, et ne s'arrêtant qu'aux passages qu'il com- prenait sans peine ou qui l'intéressaient le plus.. Le hasard, dit Leibniz lui-même, le servit bien dans ces lectures, en l'adressant d'abord aux anciens. Les livres des modernes qu'il lut ensuite ne lui paraissaient auprès d'eux que des discours sans grâce et sans force, en même temps que sans application à la vie réelle. Ces défauts, ajoute-t-il, frappèrent sa jeune raison au point que, de fort bonne heure, il s'imposa pour règle, dans ses compositions, de rechercher avant tout la clarté dans l'expression et l'usage dans les choses. 11 ne tarda pas cependant à faire con- naissant avec d'autres modernes : les œuvres de Kepler, de Galilée, de Bacon, de Descartes, lui prouvèrent que Platon, Aristote, Arohimède avaient trouvé dus successeurs. Ces lectures si variées, qui, à cet âge, eussent été un danger pour un esprit ordinaire, furent pour Leibniz la source première de ce vaste savoir et de cet esprit encyclopédique qui le distinguent et lui firent entrevoir dès lors l'unité et l'harmonie des sciences et des arts. Un pareil esprit ne pouvait se trouver satisfait de l'étude d'une seule branche de savoir. Admis à l'âge de quinze ans aux études supérieures, il se partagea entre le droit, la philosophie et les mathématiques, à Leipzig d'abord, puis à Iéna. Son premier dessein cependant avait été de se consacrer à la carrière de jurisconsulte dans sa patrie. Heureusement pour sa gloire et pour la philosophie, la Faculté de Leipzig, cédant on ne sait pas trop à quelle intrigue, refusa de l'ad- mettre à l'épreuve du doctorat, sous le prétexte qu'il etaitencoretropjeune.il fit alors, à vingt ans, ses adieux à sa ville natale, pour aller demander la palme académique à l'université d'Altorf près de Nuremberg, qui s'empressa de la lui accorder, et lui offrit une place dans son sein. Mais Leibniz avait d'autres projets désormais, et une autre carrière à fournir. A Nuremberg, où il séjourna quelque temps, et où il se fit par curiosité ad- mettre dans une société d'alchimistes, il rencontra le baron Boinebourg, ancien chancelier de l'élec- teur de Mayence; il s'attacha à cet homme d'État et le suivit à Francfort. Grâce à sa recommanda- tion, Leibniz fut admis au service de l'électeur comme conseiller de justice. 11 y demeura jusqu'en 1672, partageant son temps entre ses fonctions et de grandes études de droit, de politique, de philosophie et de physique générale. A cette époque appartient, la publication de deux de ses écrits relatifs à YEtude du droit et à la Réforme du corps de droit, et celle d'une nouvelle édition de l'ouvrage de Nizolius, de Veris principiis et vera ratione philosophandi, précédé d'une dis- sertation très-remarquable sur le Style philo- sophique. C'est alors aussi qu'il composa deux traités : l'un sur le Mouvement abstrait, adressé à l'Académie des sciences de Paris; l'autre sur le Mouvement concret, offert à la Société royale de Londres. En 1672, Leibniz se rendit à Paris avec une mission du baron de Boinebourg, et l'année sui- vante il alla visiter Londres. Il se livrait alors à une étude plus sérieuse des mathématiques, et telle était déjà dans ces deux foyers de la science la considération dont il jouissait, que la Société royale le nomma un de ses membres étrangers et que l'Académie des sciences lui offrit une place dans son sein, à condition qu'il embrasserait le catholicisme : il refusa et ne fut que plus tard associé à cette compagnie illustre. Il prolongea son séjour à Paris jusqu'en 1677, et après avoir encore une fois visité Londres et parcouru la Hollande, il vint se fixer à Hanovre, où il avait été appelé comme conservateur de la bibliothèque, par son nouveau protecteur le duc Jean-Frédéric de Brunswick-Lunebourg. Pour se faire une idée de la prodigieuse activité de Leibniz à cette époque de sa vie, qui était en même temps celle de la jeunesse de l'esprit scientifique moderne, âge tout à la fois plein de force et de présomption, de vastes et solides entreprises, et de projets chimériques, de réalité et d'illusions, il faut lire la lettre que, sous la date du 26 mars lu73, il écrivit de Paris au duc de Brunswick, et que M. Guhrauer a publiée pour la première fois en 1838 (voy. les Œuvres allemandes de Leibniz, t. I, p. 277 et suiv.). Rien de plus i mieux que cette sorte d'inventaire des idi ibniz à vingt-sept ans. Il croit aviin I s son Ars combinaloria une mé- thode infaillible pour résoudre les problèmes les LEIB — 927 LEIB plus difficiles, méthode qu'avaient vainement cherchée Raymond Lulle et le P. Athanase Kir- cher. Dans sa théorie du mouvement, il a trouvé le moyen d'expliquer tout mécanisme naturel et artificiel par une cause unique, la circulation de l'éther ou de la lumière autour du globe. Grâce à sa nouvelle méthode, il a inventé une machine à calculer, ainsi qu'une géométrie mé- canique. Il annonce avoir retrouvé le bateau sous-marin de Drébélius. 11 va exposer le droit naturel avec tant de clarté, que tout homme de sens pourra, en le prenant pour guide, répondre à toutes les questions de droit des gens et de droit public. Il est occupé d'un projet qui aura pour effet d'abréger et de rendre plus rationnel le Code de procédure. En théologie naturelle, il est en mesure de démontrer que tout mouvement suppose un principe intelligent; qu'il y a une harmonie universelle, ayant sa cause en Dieu; que l'âme est immatérielle, incorruptible, im- mortelle. En théologie révélée, il prouvera la possibilité rationnelle de tous les mystères, y compris celui de la présence réelle dans l'eucha- ristie. Déjà il a conçu le système des monades. « Je démontrerai, dit-il, que dans tout corps il y a un principe incorporel. » Il parle enfin d'un grand projet politique qui l'occupe, et qui, s'il est réalisé, garantira la paix et l'indépendance de l'Europe, tout en portant au comble la grandeur de la France, projet qui, après la pierre philoso- phale, lui paraît ce qui se peut offrir de plus précieux à un prince tel que Louis XIV. Si l'on trouvait quelque jactance dans ces ma- gnifiques promesses, il faudrait se rappeler que Leibniz était alors dans toute l'ardeur de la jeu- nesse et de la production, et que, à d'autres égards, il a depuis tenu plus qu'il ne promettait alors : déjà germait dans son esprit l'invention de l'analyse infinitésimale. 11 demeura dix années consécutives à Hanovre, occupé principalement de physique et de mathé- matiques. Il eut une grande part à la fondation des Acla eruditorum, imitation du Journal des Savants, et dont la première livraison parut à Leipzig en 1682. Chargé par le duc Ernest-Auguste d'écrire l'histoire de la maison de Brunswick, il entreprit un voyage de recherches en Allemagne et en Italie, qui dura de 1687 à 1690. A son retour il contribua, par les documents qu'il fournit, à faire élever le duc Ernest-Auguste à la dignité d'électeur de l'Empire, écrivit l'admirable esquisse sur les révolutions du globe, intitulée Protogœa, et fit paraître son grand Recueil diplomatique du droit des gens; ensuite, revenant à la méta- physique, il exposa dans les Actes de Leipzig sa doctrine sur la substance et la vraie nature des choses, et dans le Journal des Savants son système de V harmonie préétablie, en même temps qu'il entretenait avec Bossuet cette belle et utile correspondance qui avait pour objet d'amener la réunion des églises de la confession d'Augsbourg avec l'Eglise catholique. Après avoir donné à son pays un Journal des savants, il songea à y établir une Académie des sciences qui pût rivaliser avec celle .de Paris et de Londres. Il devint le véritable fondateur de l'Académie de Berlin, dont il fut le premier président (1700). En 1711, il eut à Torgau une entrevue avec Pierre le Grand, qui le consulta sur ses projets de civilisation, et qui lui accorda, avec un titre honorifique, une pension considé- ■able. La même année, l'empereur Charles VI lui donna des lettres de noblesse, et bientôt après, en récompense de la part qu'il avait prise au traité d'Utreeht, une nouvelle pension. A la mort du roi Frédéric Ier, voyant l'existence de l'Aca- démie de Berlin compromise par l'esprit peu littéraire de son successeur, il se rendit à Vienne pour y provoquer, de concert avec le prince Eugène, l'établissement d'une société savante; la peste qui éclata dans cette ville empêcha l'exécution de ce dessein. D'ailleurs l'avènement de l'électeur de Hanovre au trône d'Angleterre l'engagea à retourner auprès de sa cour. Outre quelques ouvrages historiques, la publication de sa Théodicce, de la Monadologie, des Nouveaux essais sur V entendement humain, et une corres- pondance avec Clarke sur les plus hautes ques- tions de métaphysique, l'occupèrent les dernières années de sa vie. 11 mourut à Hanovre le 14 no- vembre 1716. Le monument qui fut érigé sur son tombeau porta cette simple inscription : Ossa Leibn'itii. Ses biographes sont unanimes pour vanter l'urbanité et la dignité de ses' mœurs, la facilité de son commerce, son désintéressement et sa libéralité comme savant, son peu de souci de ses affaires personnelles, la liberté de son esprit exempt de tout pédantisme; il aimait la gloire et n'affectait point de cacher qu'il sentait sa valeur. Tout entier à la science et aux affaires, Leibniz ne fut jamais marié. Pour achever de donner une idée de sa vie, il faudrait rappeler l'action qu'il exerça sur les af- faires de son siècle, la grande part qu'il prit à tous les intérêts de la vie publique, religieuse, littéraire. Son action fut presque aussi univer- selle que sa science, et s'agrandit avec sa re- nommée et son âge. Les plus grands princes de son temps recherchaient ses conseils. Il entre- tenait une correspondance immense, et ses lettres s'adressaient à ce qu'il y avait de plus illustre dans l'État et dans l'Église, dans la philosophie; dans les lettres et les sciences. Cette activité pratique, en même temps que théorique, est surtout ce qui le distingue parmi les philo- sophes : ce fut là sa gloire et peut-être son défaut. Frappé de la stérilité des travaux de l'école, il s'était fait une loi de rechercher l'usage, l'application en toutes choses. Il était convaincu que la science pouvait devenir d'autant plus utile qu'elle était plus profonde; mais au lieu de poursuivre ses méditations théoriques sans se préoccuper de leurs résultats, au lieu de faire découler la pratique de la théorie, plus d'une fois il régla l'essor de celle-ci sur les besoins de celle-là. De là, sans doute, de grandes découvertes, mais aussi des hypothèses plus brillantes que solides, des projets chimériques et des concessions faites à l'usage, et qui eussent été peut-être refusées à la pure théorie. L'activité de Leibniz se répandit sur presque toutes les parties du savoir. Physique et politi- que, sciences morales et mathématiques, philo- sophie et théologie, tout l'occupait en même temps, sans que l'on puisse dire quelle science l'intéressait davantage ou pour laquelle il avait le plus d'aptitude. Il réunissait les qualités les plus opposées : l'esprit spéculatif et l'esprit pra- tique, l'imagination du poète et la réflexion du philosophe, la vue perçante de l'observateur et la plus haute puissance d'abstraction et de géné- ralisation, la patience de l'érudit et de l'anti- quaire, et la hardiesse de l'inventeur ou du réformateur. Son intelligence était servie par une mémoire prodigieuse, et sa mémoire n'était si fidèle, que parce que tout ce qu'il lui confiait, il le savait comme s'il l'avait produit lui-même. 11 faisait des extraits de tout ce qu'il lisait, et ce qu'il transcrivait ainsi se gravait à jamais dans son esprit. « Deux choses, dit-il, qui le plus souvent sont un danger, m'ont été d'une merveilleuse utilité : la première, c'est que j'ai presque tout appris moi-même; la seconde, que LEIB — 928 LEIB tout d'abord, et avant d'en avoir étudié la partie vulgaire, je recherchais en toute science quel- que chose de nouveau. Par là j'ai évité de char- ger mon esprit de choses inutiles, admises plutôt d'autorité que sur des raisons; et puis je n'avais de repos que je n'eusse pénétré jusqu'aux prin- cipes de la science, d'où ensuite je pusse tout trouver par moi-même. » Une telle marche ne pouvait être suivie avec succès que par un homme du génie de Leibniz, et dans un temps de rénovation et d'invention comme celui eu il vivait. Ii est impossible de caractériser ici, même brièvement, tous ses travaux dans les parties diverses du domaine intellectuel, toutes les méthodes nouvelles qu'il proposa, toutes les découvertes qu'il fit, toutes les inventions qu'il exécuta ou qu'il tenta, toutes les pensées qui jail- lirent incessamment de son génie, comme au- tant de fulgurations, et qui, faibles étincelles d'abord, selon l'expression de son dernier bio- graphe, devinrent sous le souffle public de bril- lantes flammes. Nous n'avons à nous occuper sérieusement que des travaux du philosophe ; mais nous de- vons, pour l'honneur de la philosophie, rappeler du moins ses autres titres à l'admiration du monde, en insistant davantage sur ceux de ses écrits qui ont un rapport plus direct aux sciences philosophiques. Nous avons de Leibniz une foule de petits écrits étincelants de lumière, sur presque tous les sujets, mais peu d'ouvrages étendus et com- plets soit'pour le fond, soit surtout quant à la forme. Il écrivait de préférence en latin et en français. Son style latin est en général peu élé- gant, mais clair, précis et toujours convenable. 11 tachait d'écrire, disait-il, comme se serait ex- primé un laboureur romain qui aurait pensé comme lui. Sa prose française n'est pas exemple d'incorrections ; mais on y retrouve cette grande et r.oLle simplicité qui distingue les écrivains du siècle de Louis XIV. Du reste, il ne méprisait pas la langue de son pays, et les deux volumes de ses Œuvres allemandes, publiées récemment par M. Guhrauer, prouvent qu'il n'a pas tenu à lui que cette langue ne se relevât plus tôt de sa décadence momentanée. Leibniz était un esprit essentiellement ency- clopédique. Jeune encore il traça le plan d'une encyclopédie complète. On trouve ses idées là- dessus dans le Discours touchant la mclltode de la certitude cl l'art d'inventer, d.ms le Projet d'érection d'uneAcad» m ie royale l Berlin, et dans plusieurs petits écrits relatifs à ce qu'il appelait la science générale. « Une encyclopédie, dil-il doit définir tous les termes, exposer les procédés lùndmientaux des arts, et offrir, avec le som- maire de l'histoire universelle, l'historique de chaque science. » 11 invile les Académies à faire tourner le savoir à la félicité publique, à provo- , tion de bons livres élémentaires pour les écoles, de recueils substantiels avec des répertoires, de journaux et d'annuaires de méde- cine, à faire des tableaux représentant les ccu- vres de l'art et de la nature. 11 voudrait qu'un j rince, ami des sciences, engageât une société de savants à dresser un inventaire exact et mé- thodique de toutes les vérités connues, éparses dans les livres, dans les cabinets des hommes studieux et dans les ateliers; à établir ensuite les vérités qui ne sont encore connues qu'im- parfaitement et à en rechercher de nouvelles. A -là il faut appliquer la méthode de la cer- titude; à celles-ci, l'art d'inventer. Sous le titre de Science générale, il poursuivait une philoso- phie des sciences qu , en déterminant leur nature et leurs rapports, offrirait le moyen de les con- firmer et de les accroître. Pour rappeler ce que Leibniz fut comme ma- thématicien, il suffit de rapporter ce jugement de Fiinlenelle : « Son nom est à la tète des plus sublimes problèmes qui aient été résulus de nos jours, et il est mêlé dans tout ce que la géomé- trie a fait de plus grand, de plus difficile et de plus important. » Tandis que les Anglais, par esprit national, réclamaient pour Newton seul l'honneur d'avoir inventé le calcul infinitési- mal, les savants français, plus justes et plus dés- intéressés, sont d'accord pour partager cet hon- neur entre les deux compétiteurs, ou plutôt pour le laisser à chacun tout entier. Parmi les nombreux écrits de Leibniz relatifs aux scien ces physiques, le plus curieux est celui qui, sous le titre de Protogœa, traite de la forme primitive du globe terrestre, et qui parut en 1693. Il s'y applique à démontrer l'accord de la science avec la cosmologie sacrée. Le fait vrai- ment primitif, selon lui, c'est la séparation de la lumière et des ténèbres, ou celle du principe actif et des principes passifs. Avant cette sépa- ration, le globe étant encore en combustion, l'élément humide était à l'état de vapeur. En- suite, à mesure que la terre se refroidit, par la séparation des principes passifs entre eux, la vapeur, en retombant sur le globe, entraine le sel répandu à la surface, ainsi que les parlies molles : de là les montagnes, les vallées et les mers. Les révolutions secondaires furent pro- duites par des inondations et des incendies par- tiels, des éruptions volcaniques, des tremblements de terre. C'est sur ces données que Leibniz vou- I lit fonder une science nouvelle sous le nom de géographie naturelle, et qui depuis s'est appelée géologie. Il explique, selon les lumières du temps, les divers phénomènes géologiques et minéralo- giques, surtout la formation des cristaux, qu'il appelle une géométrie de la nature inanimée. Ce qui est curieux, c'est qu'il croyait encore avoir besoin de prouver que les pétrifications n'étaient pas de simples jeux de la nature. La loi de con- tinuité, selon laquelle il considérait la nature, lui fit deviner l'existence des zoophytes ce. formant la transition entre les deux règnes or- ganiques. Ses travaux historiques eussent à eux seuls suffi pour le rendre célèbre. 11 contribua à por- ter la lumière dans les ténèbres du moyen âge, et fut un des pères delà philosophie comparée. Son projet d'une langue universelle ou de pas i- graphie ne fut, il est vrai, qu'une brillante chi- mère; mais il émit sur la linguistique des vues et des idées qui méritent encore d'être prises en considération. Sa Nouvelle méthode d'étudier et d'enseigner le droit, qu'il écrivit à vingt et un ans, renferme sur l'enseignement en général des vues toutes nouvelles. 11 n'ignorait pas les vrais principes de Yart didactique, qu'il subdi- vise en mnémonique, métiiodolngie et logique. II n'invoqua pas seulement la réforme de la méthode d'enseigner le droit, mais la réforme de la jurisprudence elle-même, qu'avait promise un article de la paix de Westphalie. Ses travaux de publk isle offrent un intérêt immense, et ce n'est qu'avec ell'ort que nous nous interdisons de les indiquer ici avec quelque détail. Qu'il nous suit permis, du moins, de rappeler la combinai- son qu'il imagina pour assurer à la fois l'indé- pendance de l'Europe, menacée par l'ambition de Louis XIV, et la grandeur de la France. Dans une pièce conservée à Hanovre, et qui a la forme d'une Lettre au roi Louis XIV, il raconte comment, très-jeune encore, il avait conçu le projet de marier ensemble la France el l'Egypte, LEIB — 929 LEIJ qu'il appelle la Hollande de l'Orient. C'est ce même projet qui est développé dans l'écrit inti- tulé Concillum cegyptiacum, pièce que Napoléon ne connut qu'en 1803, et non, comme on l'a dit, avant son expédition en Egypte. « La France, dit-il dans un mémoire écrit en allemand vers 1670, est destinée par la Providence à guider les armes chrétiennes dans le Levant, à conquérir l'Egypte, et à détruire les repaires de brigands de l'Afrique. » 11 cultivait avec prédilection l'idée d'une paix perpétuelle, au moyen d'une confédé- ration d'États reconnaissant pour chef temporel l'empereur, et pour chef spirituel le pape : idée, du reste, dont il comprenait parfaitement les difficultés. Dans une lettre écrite sur la tin de sa vie, il reconnaît que l'inscription paix per- pétuelle ne peut guère se mettre que sur la porte d'un cimetière. Les plus grands génies même ne sont jamais en toutes choses supérieurs à leur siècle, et Leibniz ne fait pas exception à cette loi générale. Dans une lettre à Bossuet, tout en convenant que la torture donne lieu aux plus grands abus, il ajoute qu'on aurait beaucoup de peine à s'en passer. Ailleurs il n'ose se prononcer qu'avec réserve contre l'astrologie. Il est possible, dit-il, que. les mouvements des astres soient les signes des choses du monde, ainsi que les lignes de la main sont l'expression de ce qui se passe dans le corps. Toutefois il excepte formellement, de l'influence sidérale l'activité morale et en partie aussi les choses naturelles. Ajoutons qu'il ap- prouva hautement le livre que, sous le titre de Caulio criminalis, le jésuite allemand Spee avait publié dès 1631 contre les procès de sor- cellerie. La philosophie de Leibniz domina en Allema- gne jusqu'aux approches de l'avènement de Kant, et même encore après, d'excellents esprits lui demeurèrent fidèles, tout en abandonnant quel- ques-unes de ses hypothèses. Ils n'admettaient pas, avec la critique superficielle de leur temps, qu'il suffisait pour le juger de tourner en ridi- cule son optimisme, son hypothèse de l'harmo- nie préétablie, et ses chimériques projets d'une confédération européenne et d'une langue uni- verselle. Aujourd'hui, une critique plus juste et plus profonde, appréciant les systèmes d'après leur esprit général et leurs principes essentiels, et non d'après les solutions qu'ils donnent de certaines questions particulières , doit recon- naître en Leibniz un des maîtres les plus illus- tres du genre humain, et un de ceux qui ont le plus contribué au progrès de la philosophie spi- ritualiste. Leibniz appartient à cette noble fa- mille de penseurs, qui compte parmi ses chefs Pythagore, Platon, Descartes, et qui, voyant dans l'esprit autre chose qu'un sujet passif de la sensation, une possibilité vide en soi, un produit de l'organisation physique, reconnaît à la raison une origine divine et une autorité supérieure à celle de l'expérience sensible, et subordonne les faits aux principes, les choses aux idées; il re- lève historiquement de Descartes, et 'fut l'adver- saire immédiat de Gassendi et de Locke. Nous allons rappeler brièvement ses vues principales sur la méthode, sa théorie des monades, son hypothèse de l'harmonie préétablie, sa théodi- cée, les principes de sa philosophie de la nature et de sa philosophie du'droit. Leibniz a exposé sa doctrine sur la logique et la méthode principalement dans ses Méditations sur la connaissance, la vérité et les idées (en latin;, dans le Discours touchant la méthode de la certitude et l'art d'inventer, et dans un écrit publié récemment par M. Erdaiann : de Scicnlia universali, sive de calculo philosophico. Dans TICT. PHILOS. une lettre à Gabriel Wagner, il reconnaît qu'il doit beaucoup à la logique ordinaire, bien qu'elle ne soit que l'ombre de ce qu'on en pourrait faire en l'enrichissant de sa double méthode de la certitude et de l'invention. Les principes de toute certitude, selon lui, sont le principe de contra- diction et celui de la raison suffisante. D'après le premier, est déclaré faux ce qui implique contradiction: et, d'après le second, il faut pou- voir rendre raison de toute vérité qui n'est pas immédiate ou identique, ou, en d'autres termes, l'idée de l'attribut doit toujours être renfermée implicitement dans celle du sujet. Ces deux principes évidemment ne constituent que la mé- thode de démonstration, de vérification, de cri- tique, méthode toute négative en ce qu'elle est plus propre à démontrer l'erreur qu'à étiblir de nouvelles vérités ; elle a besoin d'être complétée par l'art de l'invention, et spécialement pour la philosophie par une logique supérieure. Cette méthode philosophique, du reste, s'appuie sur la psychologie rationnelle, sur la théorie de la rai- son, de la vérité, de la nature des idées, et n'est pas, dans les écrits de Leibniz, suffisamment distincte de la méthode générale ; les préceptes de l'une et de l'autre sont constamment mêlés ensemble. Selon lui, il y a en général deux sources de connaissances, une expérience exacte et une démonstration solide ; et deux sortes de vérités, les unes contingentes ou de fait, les autres immédiates et nécessaires. H y a entre ces deux espèces de propositions la même diffé- rence qu'entre les nombres incommensurables et les nombres commensurables; la dernière raison des vérités contingentes est dans l'intelligence divine. La raison domine en toutes sortes de con- naissances, ainsi qu'elle règne en toutes choses; tout faux raisonnement est une erreur de calcul, un solécisme du langage rationnel ; il faut qu'à l'aide d'une langue bien faite tout raisonnement puisse se vérifier comme un calcul; en toute controverse alors il suffira de dire : Calculons. L'analyse est l'instrument de la recherche de la vérité; elle est le télescope et le microscope de l'intelligence; une analyse parfaite est la réduc- tion des notions à leurs plus simples éléments, aux premiers possibles, aux idées irrésolubles, ou, ce qui revient au même, aux attributs ab- solus de Dieu, causes premières des choses. Dieu, par sa pensée, a produit le monde : les choses sont donc identiques aux pensées divines, et l'analyse tend à remonter jusqu'à ces pensées. Pour Leibniz, la vérité logique équivalait à la vérité matérielle, la possibilité rationnelle à la réalité, tout ce qui est possible tendant nécessai- rement à l'existence. Une idée est donc vraie lorsqu'elle est possible, elle est fausse lorsqu'elle implique contradiction ; une idée est possible a priori lorsqu'il n'y a pas contradiction à la con- cevoir, elle l'est a posteriori lorsqu'elle existe actuellement. Il considérait ainsi, de prime abord, les derniers abstraits comme les élé- ments de toute vérité. « La vérité, la réalité ab- solue, dit Maine de Biran, n'est pour lui que dans les abstraits, et nullement dans les con- crets de ces représentations sensibles et claires, mais toujours confuses et indistinctes, et les der- niers abstraits, les derniers produits de l'analyse sont en même temps les dernières raisons de tout ce que nous concevons, les seuls vrais élé- ments de toutes nos idées. De là la foi de Leib- niz au raisonnement. » « Dès que la raison méta- physique de l'existence, ajoute Maine de Biran, se trouve identifiée avec la raison mathématique ou logique de démonstration, le syllogisme de- vient infaillible par sa seule forme. Le caractère de réalité absolue du principe le plus abstrait se 59 LEIB — 930 — LEIB transmettra à sa dernière conséquence. Ainsi les lois de la logique pure, les lois de l'entendement s'identifient avec les lois de la nature; le possi- ble est avant l'actuel, l'abstrait avant le concret, la notion universelle avant la représentation sin- gulière. » Leibniz était idéaliste dans le sens de la philo- sophie allemande de nos jours, en voyant dans la dialectique une interprétation de la pensée di- vine. Quum Deus calculât et cogitationem exer- cet, fit mundus, dit-il dans sa dissertation sur le style philosophique; et, selon lui, la raison est la faculté d'imiter ce calcul divin. Cependant, moins hardi que Schelling et Hegel, il n'admet une identité parfaite des idées et des choses qu'en Dieu, et accorde à l'homme la faculté seu- lement d'en approcher. La connaissance, selon lui, est ou claire ou obscure; une connaissance claire est à son tour ou distincte ou confuse, et une connaissance distincte est ou inadéquate ou adéquate; elle est, de plus, ou simplement sym- bolique ou intuitive : la connaissance parfaite est celle qui serait tout ensemble intuitive et adéquate ; mais il doute que les hommes puis- sent aller jusque-là. Leibniz est à la fois idéaliste^ ou, pour mieux dire, rationaliste et réaliste: il est rationaliste en ce qu'il attribue à la raison une autorité in- dépendante de l'expérience et un contenu qui ne lui est pas venu du dehors; il est réaliste en ce qu'il reconnaît aux lois et aux idées de l'intelli- gence une valeur objective, et qu'en même temps qu'il admet dans l'esprit la présence de concepts et de principes innés, dont le développement et l'application forment le système de la connais- sance, il pose au dehors des éléments de toute réalité, dont l'ensemble et le mouvement consti- tuent l'univers. La sensation à elle seule ne peut suffire à la pensée pour produire la connais- sance, et l'induction ne peut fournir les proposi- tions universelles qu'à l'aide d'un principe de la raison. S'il n'y a rien dans l'intelligence qui n'y soit entré par les sens, au moins l'esprit est inné à lui-même. Bien qu'il n'admette pas, dans le même sens que Malebranche, que nous voyions tout en Lieu, Dieu est selon lui la lumière de tous les hommes : il y a un esprit universel pré- sent en tous ; la vérité qui nous parle lorsque nous reconnaissons des propositions d'une cer- titude éternelle est la voix même de Dieu. Il est cependant si peu panthéiste, surtout dans le sens de Spinoza, que sa philosophie se distingue au- tant par son opposition au spinozisme qu'au sen- sualisme de Locke et à la doctrine atomistique de Gassendi ; son idéologie, ainsi que sa psycho- logie et sa théologie, tout son système, en un mot, dépend et découle de sa doctrine de la na- ture générale des êtres, de sa théorie de la na- ture des substances, connue sous le nom de 7no- nadologie. Leibniz imagina l'hypothèse des monades pour échapper d'une part au panthéisme de Spi- noza et à l'idéalisme de Malebranche, et de l'au- tre au sensualisme de Locke et à la philosophie atomistique. A tous ces systèmes, il opposa un réalisme spiritualiste : les monades ne sont ni de simples idées ou des nombres purs, ni des atomes corporels, mais des atomes spiritualiscs, un milieu entre l'idée et l'atome, participant des deux sans être ni l'un ni l'autre. Jeune encore, dans une dissertation de Prin- cipio individui, retrouvée par M. Guhrauer, se prononçant pour les nominalistes. il avait dé- claré qu'il n'y avait de réel que les substances individuelles et qu'elles existaient en soi, indé- pendamment de tout sujet pensant. 11 distinguait necs finies et créées de la sub- stance absolue et primitive: selon le panthéisme, les individualités ne sont que des modes ou des négations de la substance absolue; selon Leibniz, elles sont, bien que créées et dérivées, égale- ment positives. Il développa ses idées sur la mé- taphysique dans plusieurs écrits, de 16'J'i à 171'i. Dans celui qui est intitulé de Primœ philoso- phiœ emendatione et de nolione subslantiœ, après avoir fait tout à la fois l'éloge et la criti- que de Descaries, il insiste sur la nécessité de bien définir l'idée de substance, parce que de cette définition dépendent les vérités premières sur Dieu et les esprits, ainsi que sur la nature des corps. Selon lui, cette notion suppose celle de force, de force essentiellement active, faisant sans cesse effort pour entrer en action, a On peut sans doute, dit-il, expliquer mécaniquement, par le mouvement de l'éther, la pesanteur et l'é- lasticité ; mais la dernière raison de tout mouve- ment est la force primitivement communiquée à la création, force qui est partout, mais qui, par là même qu'elle est présente dans tous les corps, est diversement limitée et contenue; cette force, cette vertu d'action est inhérente à toute substance corporelle ou spirituelle. Les substan- ces créées ont reçu de la substance créatrice, non-seulement la faculté d'agir, mais encore celle d'exercer leur activité chacune à leur ma- nière. A cet écrit se rattache comme développement un article inséré dans le- Journal des savants, en 1695, sous le titre de Nouveau système de la nature et de la communication des substances, remarquable d'ailleurs par les détails que donne Leibniz sur la marche de son esprit, quant à ces matières. Il rapporte comment, après avoir pénétré fort avant dans le pays des' scolastiques, les mathématiciens modernes l'en firent sortir. Il fut d'abord charmé de la manière toute méca- nique dont ceux-ci expliquaient la nature; mais depuis, l'étude approfondie des principes mêmes de la mécanique lui fit comprendre que, pour ex- pliquer les lois physiques, il fallait employer l'idée de force. Il ne tarda pas à revenir du système du vide et des atomes : il comprit que la matière n'étant qu'une collection de parties indéfiniment divisibles et chose toute passive, ne suffisait pas à expliquer l'individualité et l'existence réelle des corps, et qu'il fallait ad- mettre en eux la présence d'unités véritables, quoique purement formelles; qu'il fallait, par conséquent, réhabiliter les entéléchies d'Aristote, les formes substantielles de la scolastique, en les concevant comme analogues aux âmes, comme des forces primitives, douées d'une acti- vité originale, comme des forces constitutives des substances, comme créées avec le monde et subsistant autant que celui-ci ; atomes de sub- stance, mais non de matière; unités réelles et absolues, derniers éléments de l'analyse, points métaphysiques pleins de vitalité, exacts à la fois comme le point mathématique, et réels comme le point physique. Ces unités substantielles qui constituent les corps sont, du reste, d'une nature intérieure à celle des esprits et de l'âme raison- nable: ceux-ci sont créés à l'image de Dieu, qui les gouverne comme un roi règne sur ses sujets, tandis qu'il dispose des autres substances comme un ingénieur dispose de ses machines; elles sont impérissables. Pour en expliquer la durée, indé- pendamment de toute idée de génération et de mort, Leibniz, s'aidant de la théorie des trans- formations de Swammerdam, Malpighi et au- tres, admet que la génération d'un animal n'est qu'un développement, que la mort n'est qu'un enveloppement' qu'il n'y a ni naissance nou- velle ni mort définitive, mais seulement iraus- LEIB — 931 — LEIB mission d'essence, métamorphose. Les âmes rai- sonnables suivent d'autres lois ; elles ne peuvent jamais perdre leur personnalité, leur qualité de citoyens du monde des esprits; tout tend à la perfection de l'univers en général et à celle des créatures raisonnables en particulier. L'espace n'est pas un elre réel absolu, mais quelque chose de relatif et d'idéal, ainsi que le temps: le pre- mier est l'ordre des choses considérées comme coexistantes, le second l'ordre des successions. Ces questions ainsi résolues, Leibniz se croyait rentré dans le port ; mais, quand il vint à médi- ter sur l'union de l'âme avec le corps, il se trouva, dit-il, comme rejeté en pleine mer. Com- ment expliquer la liaison des substances entre elles, surtout celle de l'esprit avec le corps ? Re- jetant avec les cartésiens toute influence d'une substance sur une autre, mais ne pouvant ad- mettre le système des causes occasionnelles ou de l'assistance divine invoquée par eux, et que Leibniz appelle un deus ex machina, il l'ut amené à concevoir l'idée d'une harmonie préé- tablie par la volonté du Créateur, d'un accord constitué par avance entre toutes les substances, et en particulier entre l'âme et le corps. Grâce à cette harmonie, les substances, tout en se dé- veloppant chacune pour soi, par une spontanéité parfaite et une entière indépendance, s'accordent néanmoins si exactement entre elles qu'elles semblent se déterminer réciproquement : ainsi deux horloges ne marchent parfaitement ensem- ble sans l'intervention incessante de l'horloger, qu'autant qu'elles auront été fabriquées et dis- posées avec tant d'art qu'elles ne peuvent pas ne pas s'accorder. Cette hypothèse, qui surprit d'a- bord Leibniz lui-même par sa hardiesse et son étrangeté, finit par le satisfaire entièrement, comme la seule rationnelle et comme assurant d'ailleurs la liberté et l'immortalité personnelle de l'âme, ainsi que l'existence de Dieu, en même temps qu'elle rend compte de l'harmonie uni- verselle. D'après cette doctrine, l'âme est entiè- rement libre de toute action étrangère, et son immortelle durée est garantie avec son indé- pendance et son impérissable individualité. « Tout esprit, dit Leibniz, est comme un monde à part, se suffisant à lui-même, embrassant l'in- fini, exprimant, l'univers, et il est aussi durable, aussi absolu que l'univers lui-même, qu'il repré- sente de son point de vue et par sa vertu pro- pre. Elle offre enfin une preuve nouvelle de l'existence de Dieu, ce parfait accord ne pouvant venir que d'une cause commune et intelligente. » Nous ne relèverons pas tout ce qu'il y a d'il- lusoire dans cette conviction de Leibniz, surtout en ce qui concerne l'union de l'âme avec le corps ; mais on doit s'étonner qu'il ait pu se per- suader qu'elle peut se conciliei avec la liberté; il croit avoir assuré celle-ci en la confondant avec la spontanéité et l'indépendance,- quant au dehors. « Il n'y a point de nécessité dans les choses individuelles, dit-il (de Liberlate), tout y est contingent ; mais rien, non plus, n'y est indifférent, puisque tout y est déterminé : la li- berté est la spontanéité intelligente. » Il man- que évidemment quelque chose à cette défini- tion, c'est le libre choix, l'absolue détermina- tion par soi-même. Le petit traité intitulé la Monadologie est daté de 1714 et adressé au prince Eugène : c'est un résumé de la Théodicée de Leibniz, de toute sa philosojihie sur Dieu, sur l'âme, sur l'univers; nous ne saurions mieux faire pour compléter ce qui précède que d'en présenter la substance. Les monades, éléments des choses, sont des substances simples, incorruptibles, nées avec la création, dillérentes de qualités, inaccessibles à toute influence du dehors; mais sujettes à des changements internes, qui ont pour principe Vappétition, et pour résultat la perception. Ce sont des atomes incorporels. Parmi les monades créées, il en est dans lesquelles la perception est plus distincte et accompagnée do conscience : ce sont les âmes proprement dites. Les âmes humaines se distinguent de celles des animaux par la connaissance des vérités nécessaires, qui constituent la raison ou l'esprit. De là aussi les actes de la réflexion, qui nous donnent la con- science du moi. Il y a deux sortes de vérités : les vérités nécessaires ou de raisonnement, dont le principe se trouve par l'analyse: et les vérités contingentes ou de l'ait, dont la der- nière raison ne peut se trouver qu'en dehors de . la série des contingences, dans une substance absolue et nécessaire, en Dieu, en qui les choses existent éminemment ou virtuellement. La sub- stance divine est d'une perfection infinie. Les créatures tiennent leurs perfections de Dieu; leurs imperfections ont leur source dans leur propre nature, nécessairement bornée. Dieu se démontre a priori par sa seule possibilité, et a posteriori par l'existence des êtres contin- gents. L'entendement divin est la région des vérités nécessaires et éternelles comme lui- même. Les vérités contingentes seules dépen- dent du libre arbitre de Dieu, qui se détermine sur le principe de la convenance ou le choix du meilleur : c'est pour cela que le monde ac- tuel est le meilleur possible. Les monades créées sont comme des fulgurations de la Divinité. Ses attributs essentiels sont la puissance, la connaissance, la volonté; à ces attributs cor- respondent dans les âmes le sujet, qui en est la base, la faculté de perception, et celle d'appé- tition. La créature est active en raison de sa perfection, passive en tant qu'elle est imparfaite. Les mouvements des monades sont réglés les uns sur les autres de manière à produire le meilleur des mondes possibles. En vertu de cette harmonie préétablie entre elles, chaque substance, par ses rapports, exprime toutes les autres ; elle est un miroir vivant de l'univers, chacune le réfléchissant à sa façon et de son point de vue : de là la plus grande variété en même temps que le plus grand ordre et la plus haute perfection possibles. Tout corps particulier se ressent de tout ce qui arrive dans le monde, de telle sorte que celui qui verrait tout, pourrait lire en chacun ce qui se fait et se fera partout. Mais une âme ne peut voir en elle-même que ce qui y est représenté distinctement. Elle se re- présente plus clairement le corps qui lui est affecté, et par là même l'univers que celui-ci exprime par ses rapports. Tout corps organique est une machine divine, qui est encore machine dans ses moindres parties, ce qui n'a pas lieu dans les ouvrages de l'homme, et fait la diffé- rence entre l'art divin et notre art. Il n'y a rien d'inculte, de stérile, de mort dans l'univers, et dans la moindre partie de la matière il y a un monde de créatures. Il y a métamorphose, mais point métempsycose dans les animaux ; il n'y a point d'âme sans corps : Dieu seul en est exempt. L'accord entre les mouvements du corps et ceux de l'âme est une conséquence de l'har- monie universelle. L'âme étant naturellement représentative de l'univers, il doit y avoir iden- tité parfaite entre le système des perceptions et celui des phénomènes. Les âmes raisonnables sont à la fois des miroirs vivants du monde et des images de la Divinité, et capables de s'é- lever à la connaissance du système universel. Elles forment la cité de Dieu, un monde moral dans le monde physique, dont Dieu est le ro- le in 932 LELB et le père; et comme le même Dieu est l'archi- tecte de l'univers et le monarque de la cité des esprits, il doit y avoir de l'harmonie entre le règne physique de la nature et le règne moral de la grâce. Cette harmonie nous garantit une juste rémunération de nos actions, et doit nous inspirer, avec une pieuse résignation, une foi vive en la divine Providence. Un des côtés les plus vrais et les plus inté- ressants de cette grande philosophie, c'est celui qui a pour objet l'interprétation de la nature, et il importe d'ajouter à ce que nous venons d'en indiquer quelques traits de plus. Nous les tirons du petit traité de Ipsa natura (1698) et dune lettre à Bossuet du 8 avril 1692. Dans le premier, il déclare qu'on ne peut concevoir les choses autrement que se développant organi- quement, selon leur essence et d'après une sorte de predélinéation; qu'il faut admettre en elles une force active innée. Le mécanisme des corps doit s'expliquer par un principe plus élevé qu'un principe matériel et la raison mathéma- tique; il faut le déduire d'une source méta- physique, pour ainsi dire, d'une force innée purement intelligible, qui émane elle-même de Dieu. « La souveraine sagesse, écrit-il à Bayle, agit en parfait géomètre; la véritable physique doit être puisée à la source des perfections di- vines; il faut faire découler la philosophie de la nature des attributs de Dieu, et tout expli- quer par les causes finales. » Leibniz admet dans les formes, si ce n'est dans les forces de la nature, la loi de continuité. « Il n'y a de repos parfait nulle part, ni solidité, ni fluidité absolues, écrit-il à Bossuet. Tout, sans doute, se fait mécaniquement sous la loi de conti- nuité ; mais les principes de cette mécanique infinie dépendent d'une cause immatérielle. La nature n'est pas, comme le dit Fontenelle, la boutique d'un simple ouvrier : il y a de l'infini partout, et toute cette variété infiniment infinie est animée par une sagesse architectonique plus qu'infinie. 11 y a partout de l'harmonie, de la géométrie, de la métaphysique, et, pour ainsi dire, de la morale. Toute la nature est pleine de miracles, de merveilles, de raison où l'es- prit se perd et ne comprend plus, bien qu'il sache que cela doit être ainsi. On admirait jadis la nature sans la comprendre; les cartésiens ont commencé à la croire si facile, qu'on est allé jusqu'au mépris. 11 faut l'admirer avec in- telligence et reconnaître que plus on l'étudié, plus on y découvre de merveilles, et que la grandeur et la beauté des raisons mêmes est ce qu'il y a pour nous de plus grand et de plus incompréhensible. » Un des ouvrages les plus importants de Leib- niz et un des fruits les plus mûrs de son esprit, ce sont les Nouveaux essais sur l'entendement humain (170LJ) : c'est une critique directe du grand ouvrage de Locke, sous la forme d'un dialogue entre Philalèthe et Théophile, dont le premier expose le système du philosophe an- glais, et le second celui de Leibniz, d'après le plan même de l'Essai sur l'odendemenl hu- main. Tout au commencement, Théophile expose et résume les principes généraux de la philo- sophie de Leibniz: il dit entre autres : « Ce système paraît allier Platon avec Démocrite, Aristotc avec Descartes, les scolastiques avec les modernes, la théologie et la morale avec la raison; il semble qu'il prend le meilleur de tous les côtés, et qu'après il va plus loin qu'on n'est allé encore. » Leibniz est plein d'< i ni Locke, et il s'applique moins à le réfuter mpléter en le rectifiant. A l'axiome du ualisme : Rien 7i'cst dans l'intelligence arti qui s'en était séparé à tort et qu'il vou- ait bien se prêter à ramener à son Église, qui était évidemment l'Église véritable. « Vos livres sont excellents, lui écrit Leibniz, pour achever ceux qui chancellent déjà; mais ils sont im- puissants contre ceux qui, à vos préjugés de belle prestance, opposent d'autres préjugés; » entendant par là des croyances vraies ou fausses auxquelles nous attache notre habitude de voir et de sentir, raisons de sentiment, qui consti- tuent notre foi intime et qui ne peuvent se transmettre. Ce que, du reste, Leibniz regardait comme le fond de la piété et de la sagesse; ce que, selon lui, l'éducation, la science et les arts doivent s'accorder à répandre parmi les hommes, c'est la conviction de la beauté de la vie future, la- quelle conviction pour lui est identique avec l'amour de Dieu et de l'harmonie des choses. Il veut que la piété soit gaie et sereine. « Lés Sy- barites, dit-il dans ses Pensées diverses (Médi- tations variées), décernaient des récompenses à ceux qui avaient inventé quelque nouveau genre de plaisir. Pour moi, j'estime que celui-là aura le mieux mérité de la république chrétienne qui trouvera le meilleur moyen d'allier la plus grande sérénité possible à la piété. » En général, Leibniz, malgré le sentiment qu'il avait de sa supériorité, était en toutes choses plein de modération et éloigné de tout esprit absolu et exclusif. 11 doutait que l'homme lut capable d'une connaissance parfaite. Il juge avec équité ses prédécesseurs et ses contemporains. Il fut un des premiers qui aient philosophique- ment apprécie l'histoire de la philosophie; il était éclectique dans le sens le plus élevé et le plus philosophique de cette expression. «La mé- rité, dit-il sur la lin de sa vie, est plus répandue qu'on ne pense, niais elle est très-souvent fardée ou enveloppée, affaiblie, mutilée, corrompue par des additions. En faisant remarquer ces traces de la vérité dans les anciens, dans les antérieurs. on tirerait le diamant de la mine, la lumière des ténèbres, et l'on arriverait ainsi à une philosophie durable {perennis quœdum philosophie/,). » Leibniz lui-même a été un des principaux ouvriers de cette philosophie perpétuelle. Ses hypothèses et les solutions fondées sur elles ont eu le sort de toutes les hypothèses sur des ques- tions évidemment insolubles; mais ses principes généraux sur l'autorité de la raison, sur la nature de l'esprit, sur la nature en général, sur l'har- monie universelle, sur le gouvernement du monde par la Providence, sur le rapport de Dieu avec les créatures, ses principes de droit et de morale, si l'on fait abstraction de la manière dont ils sont formulés, son rationalisme réaliste, sont acquis à la science philosophique, aux yeux d'une critique qui s'attache moins à la forme de la pensée qu'au fond. Après avoir vivement remué les esprits au moment de leur apparition dans le monde, ses ouvrages sont encore aujourd'hui une mine fé- conde d'instruction et d'édification philosophique. Il est impossible de donner ici une liste com- plète des éditions différentes des œuvres de Leibniz et des ouvrages qui ont pour objet l'exposition et la critique de sa doctrine. Nous indiquerons les principaux et les sources où l'on pourra puiser un complément de renseignements. Leibnilii opéra omnia, Ed. Dutens, Genève, 1768, 6 vol. in-4; — Œuvres philosophiques, la- tines et françaises, Raspe, Amsterdam, 1765, in-4; — Leibnilii opéra pi rilosophica, Erdmann, Berlin, 1840, grand in-8 à 2 col.; — Œuvres philosophi- ques, Am. Jacques, Paris, 1842, 2 vol. in-12; — Œuvres allemandes, Guhrauer, Berlin, 2 vol. in-8; — Correspondance de Leibniz et de Wolf, Gehart Halle, 1860, in-8 (ail.); — Correspondance de Leibniz. d'Arnauld et du landgrave de Hesse, Hanovre, 1846, in-8; — Correspondance de Leibniz et de Bemouilli, Lausanne, 1747, 2 vol. in-4; — Œuvres complètes publiées pour la première fois d'après les manuscrits par M. Foucher de Careil, Paris, 1860 etsuiv. (encours de publication, 6 vol. in-8 ont paru); — Œuvres philosophiques publiées par P. Janet, 1866, 2 vol. in-8. La vie de Leibniz a été écrite par Eckhardt, Fontenelle, Kœstner, Bailly, avec plus de détails par Jaucourt, Leyde, 1734, et par Guhrauer, Breslau, 1842, 2 vol. in-12 (ail.). Sa philosophie a été exposée par Ludovici , Condillac, Maine de Biran (voy. ces noms), par Feuerbach (Dars- tellung und kritik der Leibnizichen Philosophie 1837), par Erdmani {Leibniz, etc., Leipzig, 1842), par M. Damiron (Essai sur l'histoire de laphilo- sophie au xvn° siècle), par M. Bouillier (Histoire de la philosopliie cartésienne), par M. Nourisson (la Philosophie de Leibniz). Consultez encore l'Histoire et le Manuel de Tennemann. LEMME (en grec M){A|Jia, de l , prendre, recevoir; sumptio en latin). C'est le nom qu'on donne en philosophie et en mathématiques à une proposition préliminaire qui sans avoir un rapport direct avec une autre proposition qu'il s'agit de prouver, sert pourtant à en préparer la démons- tration. C'est ainsi que pour établir une proposi- tion de mécanique, on peut commencer par s'ap- puyer sur une proposition de géométrie qui ne paraît pas se lier d'une manière très-évidente à la première. LEMOINE (Jacques-Albert-Félix), né à Pans, le 8 avril 1824, mort le 8 septembre 1874, a rendu par ses écrits et par son enseignement les services LÉON — 934 LEI >X les pins distingues à la philosophie, et semblait destiné à lui en rendre encore beaucoup d'autres, quand une fin prématurée l'enleva brusquement à ses travaux et aux légitimes espérances de la science. Entré à l'École normale en 1844 après avoir fait ses études au lycée Charlemagne, et nommé agrégé de philosophie en 1847, il occupa successivement les chaires de philosophie du lycée (alors collège royal) de Nantes, de la Fa- culté des lettres de Nancy et de celle de Bordeaux, du lycée Bonaparte à Paris. De 1862 à 1872, l'École normale le compta au nombre de ses maîtres de conférence, et l'enseignement étant devenu un trop lourd fardeau pour sa santé délicate, il entra dans l'administration de l'instruc- tion publique comme inspecteur de l'Académie de Paris. M. Lemoine, sans perdre de vue l'unité et l'ensemble des études philosophiques, s'est con- sacré particulièrement aux rapports de la psycho- logie avec la physiologie ou à l'observation des phénomènes qui semblent relever à la fois de la puissance de l'âme et de celle de l'organisme. Dans cet ordre de recherches il a acquis une au- torité légitime et un nom justement honoré. Voici les titres de. ses ouvrages : Charles Bonnet, philosophe et naturaliste, in-8, Paris, 1850; — Quid sit rnateria apud Leibnitium, in-8, même lieu et même date (ce sont les deux thèses présentées par l'auteur à la Faculté des lettres de Paris pour obtenir le grade de docteur); — du Sommeil, ouvrage couronné par l'Académie des sciences morales et politiques, grand in-18, Paris, 1855; — l'Ameet le corps, in-8, Paris, 1862; — l'Aliéné devant la philosophie, la morale et la société, in-8, Paris, 1862; — le Vitalisme et V Animisme, de Stahl, in-8, Paris, 1864; — de la Physionomie et de la parole, in-18, Paris, 1865, et plusieurs mémoires publiés dans le Compte rendu des séances et travaux de V Académie des sciences morales et politiques. — M. Lemoine a pris aussi une part importante à la révision et à la rédaction de la 2e édition du Dictionnaire des sciences philosophiques. LÉON HÉBREU, philosophe juif qui se rendit célèbre au commencement du xvie siècle, par ses Dialogues d'amour, est connu parmi ses coreli- gionnaires sous le nom de Juda Abravanel. Il était fils premier-né du célèbre don Isaac Abra- vanel, qui, né à Lisbonne en 1437 de parents riches et distingués, fut conseiller d'Alphonse V, roi de Portugal, et ensuite (depuis 1484) de Fer- dinand le Catholique. Notre Léon ou Juda naquit à Lisbonne, nous ne savons dans quelle année, mais probablement entre 1460 et 1470. Après la mort d'Alphonse V, en 1481, Isaac Abravanel, accusé de complot, fut forcé de s'enfuir en Es- pagne, où sa famille, dépouillée de ses biens, le suivit quelque temps après. Le cruel édit de 1492 ayant obligé les juifs à quitter l'Espagne, la famille Abravanel se rendit à Naplcs, où don Isaac trouva un accueil gracieux auprès du roi Ferdinand, et sut se mettre en crédit à la cour; il conserva la même position sous le fils de Fer- dinand, Alphonse II, et, lors de l'invasion des Français, il suivit ce malheureux monarque dans sa fuite en Sicile. Léon, qui jusqu'ici avait par- tagé toutes les vicissitudes de son père, s'établit plus lard comme médecin à Naples et ensuite à Gênes. Dès l'an 1502, il acheva ^'ouvrage qui a fondé sa réputation et qu'il composa en italien sous le titre de Dialoghi di amore. Les autres détails de sa vie, ainsi que la date de sa mort, nous sont inconnus. Quelques auteurs ont prétendu que Léon om- bras: ce fait n'a pas le moindre fo II est vrai que, dans un passage du troisième dialogue, saint Jean l'Evan- géliste figure à côté d'Hénoch et du prnph. te Ëlie, qu'on dit être immortels en corps et en âme, et c'est précisément de ce passage que des hommes qui n'avaient pas lu attentivement les Dialogues d'amour ont cru pouvoir conclure que l'auteur s'était fait chrétien. Mais il faudra nécessairement admettre avec Wolf (Bibliotheca hebrœa, t. III, p. 318) que les mots et ancora san Giovanni Evangelista ont. été interpolés par les censeurs romains : car il est certain que Léon, en écrivant ses Dialogues, était juif. Sans insister sur l'invraisemblance d'une conversion de Léon du vivant de son père Isaac (mort en 1509), nous ferons remarquer qu'on trouve dans les Dialogues un grand nombre de passages qui montrent que l'auteur professait le judaïsme : plusieurs fois, en parlant de Maimonide, il l'appelle (fol. 100 a et 174 a de l'édition de Venise. 1572) « il nostro rabbi Moïse; » de même, en citant Avicebron, il dit (fol. 151 b) : « Ii nostro Albenzubron nel suo libro de fonte vilœ. » Il se sert, pour fixer l'époque de la création, du calcul des juifs, qu'il appelle (fol. 151 a) la vérité hébraïque : « Siame secondo la vcritàhebraica a cinque mila ducento sessanta due, dal principio délia creazione » (année qui correspond à 1502); enfin, dans un autre passage (fol. 147 a), l'auteur fait connaître sa religion dans les termes les moins équivoques, en disant : « Noi tutti che chrediamo la sacra legge mosaica, etc.» Il n'en faut pas davantage pour montrer que l'auteur des Dialogues d'amour était resté fidèle à la religion juive. On ne saurait admettre, non plus, qu'il ait plus tard changé de religion : car il est mentionné dans les termes les plus hono- rables par les rabbins Guedalia Jahia (dans le Schalschéleth ha-kabbala) et Azaria de Rossi (dans le Meor éna'im), tous deux du xvie siècle, et Imanuel Aboab, dans sa Nomologia (au com- mencement du xvne siècle), en fait un éloge pompeux. Léon est l'unique représentant, parmi les Juifs, de ce nouveau platonisme qui, introduit en Italie par le Byzantin Gémiste Pléthon et par son dis- ciple le cardinal Bessarion, fut propagé avec en- thousiasme par Marsile Ficin, et que le comte Jean Pic de la Mirandole maria avec le mysti- cisme de la kabbale juive. Les Dialogues de Léon ont pour sujet principal l'amour dans l'acception la plus vaste et la plus élevée de ce mot, l'amour sous ses divers aspects, dans Dieu et dans l'uni- vers, dans l'humanité et dans les plus viles créa- tures, dans l'intelligence et dans les sens. C'est autour de ce centre que se groupent les considé- rations et les doctrines les plus variées, et les in- terprétations des traditions bibliques et des fables grecques, entre lesquelles l'auteur fait souvent d'ingénieux rapprochements. L'ouvrage se compose de trois dialogues entre Philon et son amante Sophie. Le premier dialogue traite de l'essence de l'amour. Philon ayant dé- claré à Sophie que la connaissance qu'il avait d'elle éveilla il en lui l'amour et le désir, Sophie soutient que ers deux sentiments ne s'accordent pas ensemble, ce qui amène l'auteur à les définir chacun à part et à examiner en quoi ils diffèrent. Dans ce but il les considère sous trois points de vue; distinguant dans ce qu'ils ont pour objet, l'utile, l'agréable et l'honnête. 11 passe en revue les différents biens dignes d'être aimés et dési- rés ; l'amour de l'honnête est le plus élevé ; l'amour de Dieu, par conséquent, est ce qu'il y a de plus sublime : car Dieu est le commence- ment, le milieu et la lin de toutes les actions In m notes ou morales. Mais ce n'est que bien im- parfaitement que Dieu peut é mparnotre intelligence et aimé par notre volonté. Recher- chant ensuite en quoi consiste la \raie félicita LEON — 935 — LÉON de l'homme, l'auteur réfute plusieurs opinions émises à cet égard, et conclut que le vrai bon- heur est dans l'union de notre intelligence avec l'intellect actif, que l'auteur identifie avec Dieu. L'union, qui se fait par la contemplation, ne peut avoir lieu qu'imparfaitement dans cette vie; mais elle sera parfaite et perpétuelle dans la vie fu- ture. Revenant à son sujet, l'auteur montre que les amours sensuels ne peuvent aboutir qu'à la satiété et au dégoût, et il cite pour exemple l'a- mour qu'Ammon, fils de David, éprouva pour sa sœur Thamar. Cet amour est engendré par le désir, tandis que le vrai amour engendre le désir et fait désirer à la fois l'union spirituelle et cor- porelle, de manière que les amants se transfor- ment, pour ainsi dire, l'un dans l'autre et se con- fondent en un seul être. Cet amour, purement intellectuel, est père du désir et fils de la raison et de la connaissance. Le deuxième dialogue traite de l'universalité de l'amour. 11 y a cinq causes d'amour communes aux hommes et aux animaux : le désir de la gé- nération, la suite de la génération, ou les rapports des parents et des enfants, le bienfait ou la recon- naissance, la similitude ou l'homogénéité de l'es- pèce, et le commerce habituel. Chez l'homme l'intelligence rend ces cinq causes plus fortes ou plus faibles ; l'amour dans l'homme est plus par- fait et plus noble. Il y a dans l'homme deux au- tres causes d'amour, qui n'existent pas dans les animaux : la conformité du naturel et du tempé- rament dans deux individus, et les qualités mo- rales et intellectuelles par lesquelles l'homme se fait aimer de ses semblables. Philon passe ensuite aux choses inanimées qui ont aussi certaines in- clinations naturelles qu'on peut appeler amour : l'amour, qui dans les corps inanimés n'est qu'une certaine attraction naturelle, est à la fois sensible et naturel chez les animaux; dans l'homme il est naturel, sensible et rationnel. En exposant à Sophie l'amour des éléments, des corps célestes et, en général, de toutes les parties de l'univers, Philon parcourt tout le domaine de la physique et de la cosmologie, et présente l'homme comme l'image de l'univers ou comme microcosme. Abor- dant les amours des dieux de la Fable, il explique plusieurs allégories d'un grand nombre de my- thes grecs, et caractérise, en passant, la méthode de Platon et celle d'Aristote, dont l'un, tout en se débarrassant des chaînes du rhythme et écrivant en prose, a pourtant fait intervenir dans ses écrits la poésie et la fable, tandis que l'autre a préféré un style sévère et purement scientifique. En der- nier lieu il aborde l'amour des intelligences pu- res, celui des sphères célestes; la cause pour la- quelle ces intelligences meuvent leurs sphères respectives est en Dieu, objet de leur amour. En- fin, l'esprit vivifiant qui pénètre le monde et le lien qui unit tout l'univers, c'est l'amour, sans lequel il n'y aurait ni bonheur ni existence. Le troisième dialogue traite de l'origine de l'a- mour, et ici l'auteur aborde les plus hautes ques- tions met .physiques. Avant d'entrer en matière, il fait Uhe digression sur l'extase, qui nous sous- trait aux sens plus encore que le sommeil; l'àme, dans cet état, s'attachant à l'objet désiré et con- templé, peut promptement abandonner le corps. L'âme étant, selon Platon, d'une nature à la fois intellectuelle et corporelle, peut facilement passer des choses corporelles aux choses spirituelles, et vice versa. Elle est inférieure à l'intellect abstrait, qui est d'une nature uniforme et indivisible. Dans l'univers, le soleil est l'image de l'intellect et la lune celle de l'âme ; la lune tient le milieu entre te soleil lumineux et la terre ténébreuse. Dans l'éclipsé solaire, lorsque, au moment de la con- jonction, la lune s'interpose entre le soleil et la terre, elle reçoit seule la lumière du soleil dans sa partie supérieure, et abandonne la terre aux ténèbres; de même l'âme, dans sa conjonction avec l'intellect, reçoit seule toute la lumière in- tellectuelle et abandonne le corps. C'est ainsi que meurent les hommes pieux et saints dans l'extase ou la contemplation ; c'est de cette manière que moururent Moïse et Aaron par la bouche de Dieu, comme dit l'Écriture, ou par un baiser de la Divi- nité, c'est-à-dire enlevés par la contemplation de l'amour. — Abordant ensuite le sujet de ce troi- sième dialogue, l'auteur examine successivement ces cinq questions : si l'amour naquit, quand, où, de qui et pourquoi il naquit. — Il résulte de tout ce qui précède que l'amour existe; il est te désir qui entraîne vers ce qui plaît. Examinant les définitions de l'amour données par Platon et Aristote, dont l'un cherche l'objet de l'amour dans le beau et l'autre dans le bon, l'auteur dé- veloppe les idées du beau et du bon, et montre que la. définition d'Aristote, plus générale et plus complète, embrasse aussi bien l'amour divin que l'amour humain. L'amour procède évidemment d'autre chose : il est te produit de l'objet aimé et de celui qui aime; le premier est l'agent ou le père, te second peut être considéré comme la matière passive ou comme la mère. Le beau, le divin, n'est pas dans celui qui aime, mais dans l'objet aimé, qui, par conséquent, est supérieur à l'autre. A la vérité il arrive aussi que ce qui est supérieur aime ce qui est inférieur ; mais alors il manque toujours au supérieur une certaine perfection qu'il trouve dans ce qui est inférieur, et ce dernier, sous ce rapport, a une certaine su- périorité. En Dieu seul, qui est la perfection ab- solue, l'amour ne peut supposer aucun défaut, et en effet l'amour que Dieu a pour la création n'est autre chose que la volonté d'augmenter la per- fection et le bonheur des créatures. — Pour éta- blir quand naquit l'amour, l'auteur développe les trois prin:ipiux systèmes sur l'origine de toute chose : celui d'Aristote, qui soutient l'éternité du monde ; celui de Platon, qui admet un chaos éter- nel, mais qui attribue un commencement à la formation du monde; et celui des croyants, qui admettent la création ex nihilo. Il montre que les opinions de Platon sont d'accord avec celles des kabbalistes qui admettent que le monde ne dure qu'un certain temps au bout duquel il re- tombe dans le chaos pour être ensuite créé de nouveau. Le monde inférieur a toujours six mille ans d'existence, et le chaos dure mille ans ; par conséquent, la création a lieu tous les sept mille ans. Le monde supérieur ou le ciel dure pendant sept périodes du monde inférieur ou quarante-neuf mille ans; il retombe également dans le chaos pendant mille ans et se renouvelle, par conséquent, tous les cinquante mille ans. Revenant à son sujet, Fauteur remonte au pre- mier amour qui est celui que Dieu a pour lui- même, l'amour de Dieu connaissant et voulant envers Dieu la souveraine beauté et la souveraine bonté. Ce premier amour est éternel comme Dieu lui-même. Dieu est l'unité de l'amour, de l'amant et de l'aimé, ou, comme disent les péripatéti- ciens, de l'intellect, de l'intelligent et de l'intel- ligible. Le second amour, ou le premier qui na- quit, est celui que Dieu a pour l'univers; ici trois différents amours se rencontrent: l'amour de Dieu envers le père et la mère du monde, engendrés de Dieu et qui sont l'intellect premier et le chaos; l'amour réciproque de ces parents du monde; et l'amour mutuel de toutes les parties de l'univers. Selon l'opinion d'Aristote, ces trois amours sont éternels; selon Platon, le premier est éternel et les deux autres naquirent au commencement du temps ou à la création; selon les croyants, et LEON — 936 — LEON l'auteur est de ce nombre {corne noi ftdeli cre- diamo), les trois amours naquirent successive- ment au commencement de la création (fol. 160a). La question de savoir où l'amour naquit se trouve réduite au dernier des trois amours dont nous venons de parler, ou à l'amour mutuel des par- ties de l'univers ; et Philon montre à Sophie que cet amour naquit au monde des anges ou des in- telligences pures, qui ont la connaissance la plus parfaite de la beauté divine, et qu'il se commu- niqua de là au monde céleste, ou aux sphères, et au monde sublunaire. Ici l'auteur développe la théorie de l'émanation dans les diverses nuances qu'elle avait prises chez les Arabes, fait ressortir quelques points dans lesquels Averroès diffère des autres philosophes de sa nation, et montre comment la beauté divine se communique suc- cessivement aux divers degrés de la création, jusqu'à l'intellect humain. — La quatrième ques- tion, celle de savoir de qui naquit l'amour, con- duit l'auteur à l'interprétation des diverses fables des poètes anciens sur la naissance d'Eros ou Cu- pidon. et à celle des allégories du double Eros, de l'Androgyne et de Poros et Penia, qu'on ren- contre dans le Banquet de Platon; l'allégorie de l'Androgyne est empruntée, selon Léon, au récit mosaïque de la création de l'homme et de la femme. L'auteur arrive enfin à cette conclusion, que le beau et la connaissance sont le père et la mère de l'amour. En considérant le beau sous toutes ses faces, il arrive à parler des idées de Platon, et il montre qu'il y a harmonie parfaite entre Platon et Aristote, et qu'ils ne font qu'ex- primer les mêmes idées sous des formes différen- tes. — La cinquième et dernière question est re- lative au but final de l'amour ; ce but c'est le plaisir que trouve celui qui aime dans la chose aimée {la diletlatione deW amante nella cosa amata). Le plaisir est considéré sous le rapport du bon' et du beau, des vertus morales et intel- lectuelles, et l'on montre que le véritable but de l'amour de l'univers est l'union des êtres avec la souveraine beauté qui est Dieu. Cette analyse imparfaite ne peut donner qu'une bien faible idée de la richesse des pensées déve- loppées dans les Dialogues d'amour, et de la pro- fondeur avec laquelle les matières les plus variées y sont traitées. Les défauts de Léon sont ceux de son temps et de l'école à laquelle il appartenait. Son ouvrage n'est pas sans importance pour l'his- toire de la philosophie : car il est peut-être l'ex- pression la j lus parfaite de cette philosophie ita- lienne qui chercha à réconcilier Platon avec Aris- tote ou avec le péripatétisme arabe, sous les auspices de la kabbale et du néo-platonisme. L'Italie rendait justice au mérite de cet ouvrage qui était assez grand pour faire pardonner à l'au- teur étranger les défauts du style. La meilleure preuve de la sensation que firent pendant tout le xvr siècle les Dialogues de Léon, ce sont les nombreuses éditions et traductions qui en ont été publiées. Outre l'édition princeps, imprimée à Rome en 1535, in-4, il en parut à Venise cinq ou six autres qui toutes sont devenues fort rares; que nous avons sous les yeux a pour titre : Dialoghi di amore di Leone 1/ebreo. medico, di nuovo correili et ristampati in \'cnezia, ap- presso Nicole Bevilaqua M 1 il. XXI f : c'est un volume in-8 de 246 feuillets. Une élégante tra- duction latine des Dialogues, due à Jean-Charles ri m {Sararcnus). a été publiée à Venise, en 1564, in-8, et reproduite dans le recueil édité par Pistorius, sous le titre de Artis cabalislicœ, hoc est., etc., t. I, in-f", Bàle, 1587. Sur les trois tra- ins espagnoles, dont deux sont dédi< es à Philippe II, on peut voir Rodriguez de Castro, Diblioleca espafiola, 1. 1, p 372. On a aussi deux traductions françaises des Dialogues d'amour, l'une de Pontus de Thiard, et l'autre de Denys Sauvage, dit le seigneur du Parc : cette dernière, dédiée à Catherine de Médicis, a pour titre : l'hi- losoj il 'de d'amour de M. Léon Hébreu, traduicte d'italien en françoys, par le seigneur du Parc, Champenois, in-12, Lyon, 1559. Nous ne savons si Léon a fait d'autres ou- vrages. De Rossi {Diccion. storico degli aulori ébrei, t. I, p. 29) le croit auteur de Drusilla, drame pastoral composé, selon Tiraboschi, par Leone Ebreo. Mais le nom de Léon était très- commun parmi les juifs d'Espagne, de Provence et d'Italie ; généralement ceux qui en hébreu s'appelaient Juda, adoptaient le nom de Léon ou Leone (lion), par allusion à un passage de la bé- nédiction de Jacob {Genèse, xlix, 9). — Le Léo Hebrœus mentionné par Pic de la Miran- dole {Disputationes in aslrologiam, lib. IX. c. vm et passim) comme auteur de Canons astronomiques, et que Wolf (t. I, p. 436) croit être le même que notre philosophe, est très- probablement Levi ben-Gerson. Voy. Juifs. Un autre Léon Hébreu, ou Juda, dit Messer Leone de Mantoue, s'est fait connaître au xvc siècle par divers ouvrages de philosophie. Nous avons de lui des commentaires sur quelques parties de l'Organon d'Aristote, et un traité de logique sous le titre de Michlal yophi, achevé en 1455. Ces ouvrages existent parmi les ma- nuscrits hébreux de la Bibliothèque nationale. S. M. LEONAR.DUS ARETINUS, ou plutôt Léo- nard Bruni d'Arezzo. célèbre à tant de titres, doit être compté parmi les érudits du xve siècle qui contribuèrent le plus efficacement à la restaura- tion de la philosophie ancienne. Né en 1369 dans la ville dont il porte le nom, il étudia le grec sous le docte Emmanuel Chrisoloras, et, s'étant bientôt fait connaître autant par son savoir que par son aptitude aux emplois publics, il fut tour à tour secrétaire apostolique auprès d'In- nocent VII, de Grégoire XII, d'Alexandre VI et de Jean XXIII, et chancelier de la république de Florence; il mourut le 9 mars 1444. De ses nombreux ouvrages, ceux qui concernent la phi- losophie sont, pour la plupart, des traductions. En voici les titres : 1° Arislolclis de Moribus ad Eudemum latine, Leonardo Arclino interprète, Louvain, 1475 : celte traduction a été réimprimée à Paris en 1560, in-4, et en 1692, in-8 ; — 2° Arislolclis Ethicorum libri decem : cette traduction de l'Éthique à Nicomaque a été pu- bliée pour la première fois à Paris par Henri Estienne, en 1504 ; une seconde édition, sortie des mêmes presses, porte la date de 1510. Josse Bade d'Asch l'a réimprimée en 1516 ; — 3" Ari- stolelis Politicorum libri oclo, Venise, 1504, 1505, 1511 et 1517, suivant le P. Niceron ; Bàle, 1530, suivant Mehus ; — 4° Arislolelis Œconomi- corum libri, ib., 1538. Il faut ici détendre Léo- nard d'Arezzo contre une imputation calomnieuse de Fabricius. Suivant ce bibliographe, Léonard d'Arezzo aurait tiré de son propre fonds tout le second livre de l'Economique, et L'aurait mis au compte d'Aristote par un coupable artifice. Mais sur ce point, comme sur bien d'autres, Fabri- cius s'est trompé. On trouvera la preuve de son erreur dans notre notice sur Durand d'Auvergne, le plus ancien des traducteurs latins de VÈcono- mique {llisl. litt. de la Erancc, t. XX V, p. 58); — 5" Apologia Sorratis, Bologne. 1502. 11 existe à la Bibliothèque nationale un exemplaire de cette édition, enrichi de mites manuscrites de J. A. de Thou ; — 6» Marci Anton» vita. per l eonardum , t retinum egra <•" in lalinumlrans- lala, Bàle, 1512 ; — 7" IHalonis cpistolœper Léo LEON 90"7 LERE nardam Aretinum; traduction inédite, dont il existe de nombreux manuscrits dans les biblio- thèques d'Italie et de France. On en trouve cinq portés à l'ancien fonds de la Bibliothèque na- tionale, sous les nos 8606, 8610, 8611,8656, 8657 ; — 8" Liber Plalonis qui dicitur Phœdon, ma- nuscrit dont il existe beaucoup de copies, dont deux inscrites au fonds ancien de la Bibliothè- que nationale, sous les nos 6279, 6568 ; — 9° Pla- lonis Gorgias, Phœdrus Crito, traductions ma- nuscrites qui se trouvent dans le n° 6368 du même fonds; — 10° Xenophontis liber qui dici- lur Tijrannus, manuscrit que contient le même volume ; — 11° Leonardi Aretini de Aristotelis vila. manuscrits de l'ancien fonds, nos 1676, 5831, 5833, 631 .">. On trouve d'amples renseignements sur la vie et les ouvrages de Léonard d'Arezzo soit dans son Oraison funèbre prononcée par Giannozzo lïanetti, et publiée par l'abbé Méhus en tète de l'édition des Epislolœ familiares, in-8, 1741, soit dans une notice bibliographique de Méhus qui précède cette édition des Lettres de Léonard d'Arezzo. B. H. LÉONICUS THOMÉUS. Nicolas Léonicus, surnommé Thoméus, est connu comme un des rénovateurs de la philosophie en Italie. Il des- cendait d'une famille grecque originaire d'Epire; mais il était né à Venise en 1457. A Venise et à Padoue il étudia la littérature de l'ancienne Grèce sous les yeux et par les leçons d'un des plus célèbres réfugiés de Byzance, Démétrius Chalcondyle. Un célèbre thomiste du temps, Thomas de Vio-Cajétan, lui enseigna la philoso- phie soolastique ; mais.' à son insu, il lui inspira un tel dégoût pour la dialectique usée du moyen âge, que Léonicus prit la résolution de la com- battre en lui opposant la pure logique d'Aristote. De l'Aristote traditionnel et mal compris, il en appela, un des premiers, à l'Aristote bien en- tendu et étudié dans ses œuvres restituées et retrouvées. C'était une innovation hardie, et ce- pendant celui qui la tenta fut appelé à profes- ser la logique et la médecine dans l'université de Padoue. Dans ses deux chaires, Léonicus ne se borna point à expliquer les livres et à commenter les doctrines d'Aristote et de Galion, il initia aussi ses nombreux auditeurs, accourus d'en deçà et d'au delà des Alpes, aux beautés et aux sublimes élans du platonisme ; il remit en honneur la ma- nière de disserter des académiciens; il institua des conférences conformes à ce plan, il composa des traités clairs et élégants, des dialogues pleins d'intérêt dont la forme était empruntée de Cicéron; il se hasarda même à exposer un système néo-platonicien et mystique, analogue à celui de Marcile Ficin et du Vénitien Zorzi, système dont l'âme du monde est l'objet.. Si, en effet, dans ses dialogues il s'occupe trop longue- ment à débrouiller l'origine et les mystères de ce qu'il nomme la divination naturelle, c'est qu'il considère la faculté de connaître tout en- tière comme une sorte de divination. Lorsque nous croyons sentir ou savoir, nous devinons, selon Léonicus ; l'inspiration est, à plus forte raison, une pure divination; la divination elle- même est l'effet du rayonnement de l'âme uni- verselle ; c'est cette âme qui sent, pense et veut e»i nuus, de même que hors de nous elle meut et anime toutes choses ; c'est sa toute-présence qui explique la sympathie, l'antipathie, l'in- fluence réciproque, toutes les relations qui peu- vent exister dans le monde. Les véhicules de l'action mutuelle et de l'influence constante de l'âme universelle sont très-variés : ce sont l'air, la lumière, les vapeurs, les rayons les sons, les images, tout ce qui est en mouvement, tcut ce qui est doué d'une forme, d'une couleur, d'une exhalaison quelconque. Par cette masse de moyens différents, l'âme, l'univers, Dieu agis- sent sur notre esprit comme sur notre corps, et deviennent ainsi les sources de l'inspiration et de la divination. Ce n'est pas, au surplus, par ce genre de mys- ticisme assez commun au xvic siècle, c'est par sa vive et ingénieuse polémique contre la philoso- phie régnante que Léonicus fut célèbre et utile : il ne cessa de rappeler ses contemporains aux monuments authentiques de la philosophie an- cienne, déclarant les sommes et les traités de la scolastique « des citernes crevassées ». Il fit mieux encore en examinant avec modestie et cir- conspection, à la lumière de l'exiérience et de la pratique, les questions agitées depuis des siècles avec une pesante subtilité dans l'enceinte de l'École. Voilà pourquoi Érasme, le Bembe, Sadolet, Philalthée le louent et l'aiment tant. La postérité a confirmé leur approbation, en recon- naissant que Léonicus eut le double mérite d'ou- vrir en Italie la série des péripatéticiens criti- ques et indépendants, et en Europe l'ordre des médecins humanistes, des vrais sectateurs d'Hip- pojrate. A Padoue, ou il mourut en 1533, il fut le fondateur de l'école illustre qui a produit au xvie siècle Pomponace, A. Nifo, Achillini, Pas- sero, Zabarella, Cremonini. Vcy. surtout VHis- toria varia de Léonicus. C. Bs. LEONTIUM, célèbre courtisane d'Athènes, at- tachée à la doctrine et aussi à la personne d'É- picure. Après la mort de ce philosophe, et, se- lon quelques-uns, dans le temps où il vivait encore et montrait pour elle l'amour le plus ten- dre, elle eut les mêmes relations avec Métrodore, le plus renommé d'entre les disciples d'Epicure. Elle unissait à la beauté les grâces de l'esprit et assez d'instruction pour composer des ouvrages de philosophie; elle en écrivit un contre Théo- phraste, dont Cicéron loue beaucoup le style in- génieux et plein d'atticisme, mais qu'il estime médiocrement pour la pensée. Il ne nous est resté aucun vestige de ce livre, non plus que des lettres de Leontium, qui excitaient l'admiration d'Epicure: celle qui nous a été conservée sous son nom parmi les lettres du rhéteur Alciphron est évidemment supposée, mais n'en est pas moins digne d'être consultée comme l'expression de certains faits conservés par la tradition : nous y voyons, par exemple, qu'Épicure était très- vieux quand il connut Leontium, et que, malgré son âge et les infirmités qu'il amène à sa suite, il l'aima avec la passion d'un jeune homme. Leontium eut une fille appelée Danaé, qui adopta le genre de vie et les opinions de sa mère, et mourut victime de son dévouement pour un de ses amants. On peut consulter sur Leontium : Diogène Laërce, liv. X, ch. v, vu et xxm ; — Cicéron, de Natura Dcorum, lib. I, c. xxxiii ; — Pline, Histoire naturelle, liv. I, pré- face ; — Ménage, Hisloria mulierum fhiloso- phorum, c. lxx, dans son édition de Diogène Laërce. ■ X. LERÉES (François), né à Domfront-en-Pas- sais, en basse Normandie, dans les dernières an- nées du xvie siècle, étudia d'abord au collège de Caen, et de là se rendit à Paris, attiré par la re- nommée d'un maître célèbre nommé Padet, qui lui enseigna la physique et la métaphysique. Le- rées fut, dans la suite, professeur au collège de la Marche; il mourut'vers l'an 16'i0. Ce qui re- commande sa mémoire, c'est son cours de philo- sophie, publié par les soins d'un de ses auditeurs, Malachias Kelly, sous ce titre: Cursus philoso~ phinis nu/hnre Fr. I.errrs. 3 forts vokiruos in-8. LERM 938 — LERO Paris, 1642. Sa méthode est encore la méthode Bcolastique : il prend les livres d'Aristote, les commente et travaille à démontrer qu'on y trouve la saine doctrine, c'est-à-dire celle de maître Padet et de son disciple maître Lerées. Quelle est cette doctrine? Un compromis entre le nominalisme et le réalisme rigides. Lerées déclare, sur la question de l'universel, que ce qui est semblable en plusieurs, comme l'être hu- main dans Pierre et l'être humain dans Paul, constitue véritablement une chose, une chose collective, mais non pas une nature indivise, sé- parée du multiple en ordre de génération et en acte, et substantiellement adéquate à l'idée même de l'un. Nous ne développerons pas ces conclusions : il suffit de les poser. Au moment où Lerées quittait le collège de la Marche, Des- cartes publiait à Leyde son Discours de la Mé- thode, donnant le signal d'une révolution qui devait briser toutes les chaires scolastiques et fonder la nouvelle philosophie. B. H. LERMINIER (Jean-Louis-Eugène), publiciste et jurisconsulte français, né en 1803 à Paris, passa son enfance à Strasbourg où il se familia- risa avec ia langue et la littérature de l'Allema- gne. Il étudia ensuite le droit à Paris, et ensei- gna lui-même dans un cours privé l'histoire et la philosophie de cette science, en profitant des travaux de l'école historique de Berlin ; il prit fiart à la rédaction du Globe; et lors de la révo- ution de 1830, il se trouva porté par la notoriété de ses opinions libérales à la chaire des législa- tions comparées, nouvellement l'ondée au Collège de France. Sa parole brillante et facile, son amour passionne pour la liberté et le progrès, lui valurent une grande réputation que ses écrits, malgré leurs défauts, ne firent que confirmer. Mais aussitôt qu'il parut modérer la fougue de son opposition, et qu'il eut accepté du ministère du 15 avril quelques faveurs, il devint suspect au parti qui le soutenait. Ses articles de la Re- vue des Deux-Mondes accusèrent bientôt une évolution marquée dans ses idées, et lorsque sa conversion fut bien avérée, l'émeute l'arracha de sa chaire, où il essaya vainement de remonter. Il y avait contre lui un tel ressentiment que plus de dix ans après, sous un nouveau régime, en 1849, il éprouva la même résistance, et finit par donner sa démission. Il mourut assez oublié en 1857. Ses ouvrages sont nombreux, et outre ses livres, il a écrit un grand nombre d'articles dis- persés dans divers journaux ou revues. La plu- part concernent l'histoire du droit; quelques-uns par leurs titres semblent intéresser particulière- ment la philosophie. Tels sont: la Philosophie du droit. Paris, 1831; — de V Influence de la philosophie du xvnr siècle sur la législation, etc., . 1833 ; — Lettres philosophiques à un Ber- linois, Paris, 1833. Mais on est un peu déçu quand on les ouvre avec l'intention de décou- vrir quelle est la doctrine de l'auteur. Ses idées sont indécises et se dérobent à l'appréciation sous une phraséologie sonore. On voit bien du premier coup que Lerminier répudie la philoso- phie qui de son temps domine à Paris, celle de Cousin et de son école ; mais il est plus difficile de deviner celle qu'il y préfère. Ce n'est pas le système de Hegel qu'il effleure pour le critiqi ni celui de Kanl, qu'il se vante de posséder mieux qu'homme du monde: « Le kantisme m'était fa- milier; j'aurais pu me faire kantisle avec quel- ques amendements ; j'aurais pu m'approprier en- core quelques principes de Hegel, que j'étudiais avec acharnement; mais rien ne me sollicita dogmatiser. » Ailleurs pourl int il semble faire ] rofe tonde spinozisme : « Spinoza, dit-il alors, esl le plus grand dus métaphysiciens; il a eu raison de dire que l'étendue est un attribut de Dieu, et que Dieu est l'étendue même, et de po- ser «cette équation sublime de l'étendue et de la pensée dans le sein de Dieu ». Mais cette fer- veur ne dure pas ; rien ne semble durer dans cet esprit ardent et mobile. Il critique avec passion, et souvent avec justesse, mais les principes mê- mes de sa critique semblent changer avec les personnages qu'il prend à partie. Il a aussi \ine grande facilité pour nier, mais il ne peut être compté parmi les philosophes. Ce n'est pas à nous de dire s'il doit être compté parmi les ju- risjonsultes. LEROUX (Pierre), né à Paris en 1798. com- mença ses études au lycée Charlemagne^ les con- tinua à Rennes, puis revint à Paris ou, après quelques hésitations, il se décida à gagner sa vie comme typographe et correcteur d'épreuves. C'est dans l'imprimerie à laquelle il était attaché qu'il rencontra en 1824 son ancien condisciple, Paul Dubois, au moment où celui-ci se prépa- rait à faire paraître le Globe. 11 offrit à Pierre Leroux de l'associer à son entreprise. Pierre Le- roux accepta, et ce fut lui qui donna au nou- veau journal le nom sous lequel il devait deve- nir si célèbre. Mais les idées libérales ne suffi- rent pas longtemps à cet esprit aventureux. En 1831, il se prononça pour le saint-simonisme et, détournant le Globe de sa première destination, le fit adopter comme organe de sa nouvelle foi. La communauté de la rue Monsigny le compta parmi ses membres jusqu'au mois de novembre de la même année. Mais Enfantin ayant fait ac- cepter par la majorité de sa prétendue église le principe de l'émancipation des femmes, c'est-à- dire l'abolition du mariage, Pierre Leroux pro- testa avec Bazard contre cette innovation com- promettante et sortit de l'association. Il se mit a la tête de la Revue encyclopédique, puis fonda en 1838, avec Jean Reynaud (voy. ce nom), V Encyclopédie nouvelle, un recueil resté ina- chevé, auquel il fournit de nombreux articles. Apres avoir été pendant quelque temps un des collaborateurs de la Revue des Deux-Mondes, croyant apercevoir dans la rédaction de cette publication périodique un esprit contraire à ses convictions, il fonda, en 1841, avec M. Viardot et Mme George Sand, la Revue indépendante, dirigée à la fois contre le catholicisme, l'éclec- tisme et la politique du temps. Déjà en 1839 il avait publié contre la philosophie de Cousin et de Jouffroy un volume composé d'un article de Y Encyclopédie nouvelle et de deux articles de la Revue encyclopédique. Ce volume a pour titre : Réfutation de l'éclectisme où se trouve exposée la vraie définition de la philosophie et où Von explique le sens, la suite et l'enchaînement des divers philosopjhes depuis Dcscar les (lvol. in-18, Paris, 1839). Mais toutes les idées de Pierre Le- roux, tant sur la philosophie que sur la religion et les rapports de la religion avec la philosophie, se trouvent développées dans un autre livre qui a paru un peu plus Uird : De l'humanité, de son principe cl de son avenir, où se trouve exposée la vraie définition de la religion et où l'on ex- plique le sens, lu suite et l'enchaînement du mosaisme et du christianisme (2 vol. in-8, Pa- ris, 1840; 2" édition, 18 En 18*3, ayant pris la direction d'une impri- merie à Boussac, dans le département de la Creuse, i M iue sociale, qu'il imprime et lui-même, ainsi que plusieurs petits traités rédigés dans le même esprit, l'esprit humani- . démocratique e1 . C'est dans la Rev\ ■ ,ii il répond plus tard aux atta- ques dirigées contre lui dans la Voix du \ \ iv Proud'hon. Nommé par le déparlement LERO — 939 — LERO de la Seine représentant du peuple aux élections partielles du 4 juin 1848, il vote constamment avec la Montagne et prononce plusieurs discours sur la nécessité de fixer les heures du travail de l'ouvrier et d'accorder à la femme l'émancipa- tion politique et sociale. Ses théories socialistes, mêlées de spéculations métaphysiques, n'eurent aucun succès à l'Assemblée constituante. Élu membre de l'Assemblée législative en 1849, il rentra dans la vie privée après le coup d'Etat du 2 décembre 1851. Réfugié pendant quelques années à Jersey, ensuite a Lausanne, il resta dans cette dernière ville jusqu'après l'amnistie générale du 15 août 1869. Il est mort à Paris le 12 avril 1871. sous le règne de la Commune. Cette assemblée, dans sa séance du 13 avril, prend la résolution suivante qui, en honorant dans Pierre Leroux un défenseur de la démo- cratie, lui inflige un blâme pour avoir reconnu l'existence de Dieu : « La Commune décide l'en- voi de deux de ses membres aux funérailles de Pierre Leroux, après avoir déclaré qu'elle ren- dait nommage, non pas au partisan de Vidée mystique dont nous portons la peine aujourd'hui, mais à l'homme politique qui, le lendemain des journées de juin, a pris courageusement la dé- fense des vaincus» {Journal officiel du 15 avril 1871). Une analyse sommaire des deux ouvrages principaux de Pierre Leroux suffira pour donner une idée de ce qu'on peut appeler indifférem- ment sa philosophie ou sa théologie ; car ces deux choses n'ont jamais été séparées dans son esprit. Il ne sépare pas davantage la critique des opinions qu'il condamne de l'exposition et de la défense de ses propres théories. Dans la Réfutation de V éclectisme, il com- mence par un résumé des principes sur lesquels se fonde et d'où découle toute sa doctrine. 1° La philosophie et la religion sont identi- ques ; elles ont le même but, le même objet, à savoir : l'idéal, la perfectibilité humaine, le pro- grès. 2° La philosophie et la religion étant identi- ques, quand la philosophie se sépare de la reli- gion, c'est pour se substituer à elle et devenir une religion plus avancée, plus parfaite que celle dont elle se déclare indépendante. 3° De l'identité de la religion et de la philo- sophie il s'ensuit que le fond métaphysique des anciennes religions, du christianisme en parti- culier, était philosophiquement vrai. Ce fond métaphysique, c'est la doctrine de la trinité. La trinité est l'essence même de l'esprit humain ; car l'homme est sensation, sentiment, connais- sance indissolublement unis. Donc la philosophie n'a pas autre chose à faire qu'à appliquer à la trinité la loi du progrès, en la dégageant de plus en plus des obscurités qui l'enveloppent. La philosophie est une, mais progressive; elle se transforme d'âge en âge, parce que la nature et l'humanité se transforment également. M us dans ses transformations les plus hardies, elle ne cesse jamais d'être religieuse, puisqu'elle est, sous un autre nom, la religion même. «Les phi- losophes qu'on regarde comme les plus irréli- gieux et les philosophes les plus religieux se trou- vent être de la même famille.» — « Tous les vrais penseurs qui ont paru jusqu'ici dans l'humanité ont été religieux à divers degrés, suivant les époques, c'est-à-dire suivant la distance plus ou moins grande où se trouvait l'humanité d'une doctrine religieuse » {Réfutation de l'éclectisme, p. 41 et 45). En voici quelques exemples : «La tolérance de Bayle et de Voltaire ne diffère pas au fond de la fraternité de Jésus; la liberté et l'égalité des politiques de la Révolution fran- çaise n'en sont également que la reproduction » (*&., p. 44). C'est cette doctrine que Pierre Leroux oppose à l'éclectisme de M. Cousin. L'éclectisme, tel que M. Cousin le comprend, et qui ne ressem- ble pas à l'éclectisme des Alexandrins et de Leibniz, au lieu de reconnaître l'identité de la philosophie et de la religion, ne s'applique qu'à établir entre elles des différences. A la place d'une seule philosophie qui se fait toujours, et qui « n'est jamais terminée » , M. Cousin nous parle de quatre systèmes invariables que, malgré leurs principes contradictoires, il s'efforce de réunir dans un système unique ; et c'est dans ce système hétérogène qu'il voit l'expression défi- nitive de la vérité. Aussi Pierre Leroux, après avoir défini ainsi l'éclectisme, ne craint-il pas de dire qu'il est la négation même de la philo- sophie, qu'il est logiquement une absurdité (p. 50). Mais sa définition étant fausse, comme, nous croyons l'avoir démontré (voy. l'article Cousin), la conclusion qu'il en tire l'est égale- ment. Après avoir attaqué la philosophie de M. Cou- sin dans sa base, Pierre Leroux passe en revue tous ses éléments et se flatte de montrer qu'il n'en est pas un seul qui ne soit une erreur capitale. C'est une erreur d'avoir fait de la psychologie une science et de cette prétendue science le fondement nécessaire de la philosophie. C'est une erreur d'avoir voulu appliquer à la philoso- phie la méthode d'observation ; car « la méta- physique se fait par l'influence d'une inspiration analogue à celle du poète ; il n'y a pas là de place pour l'observation » {ibid., p. 186-187). C'est une erreur d'avoir compté la volonté parmi les facultés essentielles de l'âme humaine. A la volonté, il faut substituer le sentiment, parce qu'il nous représente la vraie virtualité du moi, sa vraie puissance, celle qui le pousse vers l'inconnu ; tandis que la volonté n'est qu'un intermédiaire entre le moi et le non-moi. Enfin M. Cousin n'a pas été plus heureux du côté de l'érudition que du côté de la doctrine. Il n'a rien compris à aucun de ses devanciers, à ceux-là même dont il invoque le plus souvent l'autorité. Il n'a rien compris à Descartes, ni aux Écossais, ni à Maine de Biran, ni à Kant? ni à Schelling, ni à Hegel, ni à Platon, ni à Anstote, ni à Leibniz. « Les absurdités et les non-sens s'accumulent sous sa plume. » Toute observation serait superflue sur une critique aussi personnelle et aussi passionnée. Nous passerons donc sans transition à l'œuvre capitale de Pierre Leroux, celle qui traite de l'Humanité. La proposition qui sert de base à ce livre est la même qui nous a déjà été présentée, non comme un axiome, mais comme un dogme, dans la Réfutation de l'éclectisme : «L'homme est, de sa nature et par essence, sensation, sentiment, connaissance, indivisiblement unis. » Dans ces trois mots, si nous en croyons Pierre Leroux, se trouvent résumées toutes les philosophie* an- ciennes et modernes, et c'est pour avoir méconnu cette vérité fondamentale qu'on est arrivé jus- qu'aujourd'hui aux plus déplorables conséquen- ces, non-seulement en métaphysique, mais en po- litique et en morale. Ainsi Platon, voyant surtout dans l'homme l'élément de la connaissance et ne tenant pas assez compte de la sensation et du sentiment, a conclu dans la République, a l'aboli- tion de la famille, à l'asservissement de la classe laborieuse, au régime des castes, et au despotisme des philosophes. Au contraire, Hobbes et Ma- chiavel, exclusivement préoccupés de la sensation, ' ont précunisc le despotisme de la force brutale LEUO — 940 — LERO Enfin Ruusseau, uniquement attentif au rôle du sentiment, a prêché, dans son Contrat social, le despotisme des majorités. Tous les quatre se sont trompés sur le principe du gouvernement et du droit public, parce que tous les quatre étaient dans l'ignorance des véritables éléments de la science humaine. Mais une définition psychologique de l'homme, si irréprochable qu'elle soit, ne peut pas être complète, parce qu'elle nous oblige à concevoir l'homme comme un être isolé, tandis que dans la vie réelle il est inséparable de l'humanité! C'est ceque les anciens comprenaient à merveille, quand ils appelaient l'homme un animal sociable et politique. Cependant les anciens ne connais- saient qu'une partie de la vérité. L'homme n'est t.as seulement un être sociable, c'est un être perfectible. Par la perfectibilité il se trouve uni, non pas aune fraction de l'espèce humaine, mais à l'humanité entière. L'idée de la perfectibilité, cette conquête de la raison moderne, cette reli- gion du xvine siècle, entre donc nécessairement dans la vraie connaissance et la vraie définition de l'homme. Voici maintenant les conséquences qui sortent de cette définition complète. D'abord, puisque nous ne saurions vivre ni développer nos facultés dans l'état d'isolement, chacun des éléments constitutifs de notre âme, par conséquent notre âme tout entière doit être considérée en elle-même comme un état latent, comme une simple virtualité, sans manifestation. La réalité n'existe pour elle que dans l'état de vie, et la vie n'existe pas ni ne peut même se concevoir sans le corps, sans le monde extérieur, sans la société de nos semblables. La sensation exige que nous soyons en rapport avec les objets matériels; elle a pour condition la propriété. Le sentiment nous fait un besoin de la famille; et la connaissance ne peut se développer que dans une grande réunion d'hommes, elle suppose une patrie. Donc, sans patrie, sans famille, sans propriété, c'est-à-dire en dehors de la vie pré- sente, l'existence n'est que fictive et l'homme est une pure abstraction. Aussi Pierre Leroux regarde-t-il comme inattaquables les trois insti- tutions dont nous venons de parler et qu'il ap- pelle « les trois modes nécessaires de la com- munion de l'homme avec ses semblables et avec la nature. » Mais il ajoute aussitôt une réflexion qui est de nature à les compromettre : il croit qu'aucune d'elles ne répond aujourd'hui à sa vraie destination. Au lieu de favoriser la Com- munion universelle des hommes entre eux et avec la nature, elles lui imposent des limites qui compriment l'essor de nos facultés. De l'union de l'homme avec l'humanité il ré- sulte encore que nous souffrons même du mal dont nous sommes les auteurs et que nous croyons infliger à nos semblables. Ainsi quand le despo- tisme, la violence, le régime des castes règne sur la terre, la souffrance n'existe pas moins puur l'oppresseur que pour l'opprimé ; car l'homme ne peut frapper son frère sans se frapper lui- même, sans mutiler sa vie et la remplir de mi- sères. Non-seulement le méchant, mais l'égoïste se prive des jouissances de l'intelligence et du sentiment. De là une nouvelle manière de com- prendre la charité. La charité ne consiste pas dans l'abnégation et dans le sacrifice. 11 faut aimer les autres par intérêt et par amour pour soi, parce que sans eux et loin d'eux, en dehors de la société et de la vie présente, notre existence est impossible. « Aimez votre prochain, parce que •.otre prochain, c'est vous-même. La char i lé, au fond, i> (t. I, p. 219, 1" édition). — « La charité du christianisme, continue l'auteur du livre de l'Humanité (p. 198), esl par son im- perfection une des plus grandes preuves qu'on puisse citer de l'imperfection générale du chris- tianisme. » Il en est de l'amour de Dieu comme de l'amour du prochain, il est inséparable de l'amour de soi dans cette vie. « Dieu ne se manifeste pas hors du monde et votre vie n'est pas séparée de celle des autres créatures » (t. I, p. 209). Après cela, il pouvait se dispenser de déclarer qu'il n'y a, selon lui, ni paradis, ni enfer, ni purgatoire hors du monde, hors de la vie; que la terre et le ciei sont une seule et même chose [ubi supra, p. 228-231). Ces propositions sont im- plicitement contenues dans celle qui nous montre dans l'àme un phénomène inséparable du corps. Cependant Pierre Leroux est loin de mériter l'accusation de matérialisme. L'idée de Dieu tient une grande place dans sa philosophie, et nous avons vu avec quelle sévérité on la lui a re- prochée après sa mort. Mais Dieu n'est pour lui que l'infini mathématique se manifestant dans les êtres sous la forme d'une progression illimitée. Nous ne le connaissons que par la nature, et la nature, comme nous l'avons déjà dit, se trans- forme constamment, n'est jamais semblable à elle-même. Ce que Dieu est aux êtres et aux phénomènes en général, l'humanité l'est à l'homme; elle est dans chacun de nous, pour le corps et pour l'àme, le principe qui survit aux phénomènes et aux changements de forme, la vraie substance, enfin ce que nous appelons le moi. « Ce moi que vous appelez votre être et que vous reconnaissez pour votre être, et que vous sentez durable, même après la mort, ce moi, c'est l'humanité » (t. I, p. 258). Mais quand on veut se rendre un compte exact de ce que c'est que l'humanité, on s'aperçoit qu'elle n'est pas un être réel, mais une pure abstraction, un état virtuel, un être idéal dont chaque homme en particulier est la réalisation incomplète (ubi supra, p. 254-256). A cette théorie, qui fait de l'humanité le prin- cipe invariable ou la substance de la personne humaine, vient s'ajouter, on ne sait comment, la doctrine de la métempsycose. Ne pouvant nous l'expliquer logiquement, nous nous con- tenterons de donner les raisons par lesquelles l'auteur du livre de l'Humanité s'efforce de la justifier. Quand un enfant vient de naître, il faut que nous nous arrêtions à l'une de ces deux hypo- thèses : ou cet enfant a déjà existé, ou il reçoit l'existence pour la première fois. Mais l'idée d'une création proprement dite, d'un acte qui fait sortir l'existence du néant, n'est pas seule- ment incompréhensible, elle est inconciliable avec la nature divine : car pourquoi Dieu aurait-il donné l'être à ce qui n'était pas? Pourquoi tel degré de l'être et non pas un autre? Dieu aurait donc agi sans raison. Une telle supposition étant inadmissible, il faut bien reconnaître à tout homme qui vient au monde une existence anté- rieure. Mais sous quelle forme vivait l'homme avant sa dernière renaissance? Était-il plante, animât u I sait-il déjà partie de l'espèce hu- maine'/ En d'autres termes, la métempsycose est-elle indéfinie ou bornée seulement à l'huma- nité? « De ces deux systèmes, dit Pierre Leroux, le second est infiniment plus probable que le premier* (ttôt supra, p. 283). Aussi arrive-t-il à cette conclusion que «nous sommes, non-seule- ment les fils et la postérité de ceux qui ont déjà vécu, mais au fond et réellement ces générations elles-mêmes » (ubi supra, liv. Y, ch. xn). Celte opinion ne pouvant se concilier avec le principe de l'identité, Pierre Leroux n'hés te pas à le sacrifier; il va même jusqu'à ac goTsme LERO 941 — LEIIO et do folie l'obstination que nous mettons à vouloir rester la même personne. Mais le raisonnement seul n'a point à ses yeux une autoritésuflisante pour entraîner la conviction dans une matière de cette importance. 11 entre- prend donc de démontrer que la doctrine de la métempsycose est au fond de toutes les traditions religieuses et qu'elle fait la base de tous les grands systèmes de philosophie. Il commence par le système de Platon. Comment admettre que Platon, l'auteur du Phédon, le défenseur éloquent de l'immortalité de l'âme, ne reconnaisse à l'homme d'autre destinée que de renaître ici-bas, dans les conditions de la vie présente, au sein de l'humanité'? Cette difficulté n'a pas échappé à Pierre Leroux; seulement il prétend que Platon, dans sa vieillesse, a répudié ces idées spiritua- listes, et que nous en trouvons la preuve dans YÉpinomis, une œuvre de ses dernières années. Peu importe d'ailleurs à Pierre Leroux l'au- thenticité de ce dialogue, qui a été justement, contestée. Il ajoute que ce n'est pas dans le Phédon, mais dans le VIe livre de V Enéide, qu'il faut chercher la véritable pensée de Platon. Or, dans le VIe livre de l'Enéide, Virgile enseigne formellement que les âmes, après avoir passé quelque temps dans le royaume des ombres, renaîtront à la vie, c'est-à-dire qu'après la mort nous renaîtrons dans l'humanité. C'est ainsi que Pierre Leroux, quand il s'agit de la philosophie ancienne, respecte les lois de la critique. De même qu'il rend Platon responsable des poëmes de Virgile, il n'hésite pas à attribuer à Pythagore le fragment qui porte le nom de Timée de Locres et de reconnaître le plus haut degré de véracité dans les lettres d'Apollonius de Tyane. Après les philosophes grecs vient le tour de Moïse, des livres hébreux et de l'Évangile. C'est ici surtout que sous l'apparence d'une érudition universelle embrassant toutes les langues, toutes les philosophies. toutes les religions de l'Orient, avec-leurs modernes commentaires, l'imagination de Pierre Leroux se donne une libre carrière et se livre à toutes les rêveries du mysticisme allégorique. Nous nous bornerons à les résumer rapidement. L'histoire d'Adam nous apprend que l'espèce humaine, d'abord androgyne, se reproduisait à la manière de certains mollusques. Le bonheur dont elle jouissait dans l'Eden, c'est la tranquillité bestiale attachée à son premier état; elle était heureuse et immortelle comme le polype. L'arbre de la science du bien et du mal, c'est le symbole de la connaissance venant à la suite de cet état primitif. Alors le moi commence à se distinguer du non-moi : l'homme se sépare de Dieu et il en résulte un déchirement intérieur que l'Écriture appelle une malédiction. Le meurtre d'Abel par Caïn, son frère, c'est l'établissement de la pro- priété, que Moïse a voulu assimiler au fratricide. En flétrissant la propriété, Moïse a institué la Pàque, qui n'est pas autre chose qu'un repas égalitaire. Enfin , la Genèse a été visiblement inspirée par les prêtres égyptiens. Or, comment ces prêtres, qui vivaient en commun, n'auraient- ils pas consacré par un mythe l'abolition de la propriété? Caïn est donc le type du propriétaire, de l'homme asservi à la sensation; Abel repré- sente le sentiment et Setn ia connaissance. Les deux derniers sont vaincus par la force brutale du premier ; alors l'humanité est sur le point de s'affaisser sous le poids de la tyrannie et de la misère; c'est le déluge. Noé. c'est le symbole de l'humanité nouvelle, où les divers éléments de notre nature, jusque-là abandonnée au désordre, sont mis en équilibre. Ce sont également trois modes de notre existence : la subjectivité; l'ob- jectivité et le rapport de l'une à l'autre, qu'on reconnaît dans les trois fils de Noé : Sem, Cham et Japhet. Ces trois modes sont ceux qui se per- sonnifient plus tard dans le savant, l'artiste et l'industriel. Jusqu'ici nous n'avons encore trouvé dans la Bible que la psychologie individuelle et sociale de Pierre Leroux; mais voici également, dans le saint livre, son système de métemspycose ou le dogme de la renaissance des individus au sein de l'humanité. Quand Dieu annonce à Abraham qu'il deviendra une grande nation et que toutes les familles de la terre seront bénies en lui, n'est-il pas clair qu'il s'agit, non d'un homme en particulier, mais de Y homme peuple destiné à devenir Y homme humanité et à renaître sans cesse en changeant de forme? Tel est aussi le sens de ces paroles de l'Évangile : « Dieu n'est pas le Dieu des morts, mais le Dieu des vivants » (Matth.,xxn, 23). Nous ne suivrons pas l'auteur du livre de Y Humanité dans ses digressions sur les trois sectes du judaïsme, un autre symbole des trois éléments impérissables de la nature humaine; ni dans ses commentaires sur l'Évan- gile et sur les dogmes fondamentaux de l'Église catholique, il nous suffira d'en connaître la con- clusion. Or, si nous en croyons Pierre Leroux, depuis plus de dix-huit siècles et demi que le christianisme est établi sur la terre, l'Évangile n'a pas encore été compris, il l'est même de moins en moins à mesure qu'on s'éloigne de la date de sa naissance. On parle de spiritualisme chrétien, tandis que la vraie signification des paroles du Christ, c'est l'unité substantielle de Dieu, de l'homme et de la nature, c'est la trans- formation successive de l'humanité en Dieu, c'est la résurrection des individus dans cette vie et sur cette terre, avec les conditions de notre existence actuelle, en dehors de laquelle il n'y a pas d'autre existence possible (t. II, p. 841 et suiv.). Cette résurrection matérielle dans un âge futur de l'humanité, voilà la seule immortalité reconnue par Jésus, voilà ce qu'il entend par le royaume du Ciel ou de son Père. De telles opinions ne se discutent pas, car elles ne s'appuient sur aucune preuve ; elles ne tiennent compte ni de l'observation, ni du raison- nement philosophique, ni de la critique qui s'applique à l'histoire; il faut donc se contenter de les enregistrer en marquant leur date et leur Elace dans la succession des idées ou plutôt des ypothèses. Aux ouvrages de Pierre Leroux que nous avons cités, il faut ajouter les suivants: Sept discours sur la situation actuelle de la société et de F esprit humain (Paris, in 8, 1841; 2 vol. in-16. Boussac, 1847); — d'une Religion nationale ou du Cullé (in-18, Boussac, 1846); — de l'Humanité, solution pacifique du problème du prolétariat (in-8, Boussac, 1848); — Projet d'une Constitu- tion démocratique et sociale (in-8, Boussac, 1848) ; — le Carrosse de M. Aguado ; de la Ploutocratie ou du gouvernement des riches (ibid., in-16, 1848); — du Christianisme et de ses origines démocra- tiques (ibid., in-16, 1848); — de 'l'Egalité (in-8. 1848) ; — Malthus et les économistes (in-16, 1849): — Assemblée nationale législative (in-4, Fans, 1849); — la Grève de Samarez (in-8, 1863-1864); —Job, drame en cinq actes par le prophète Isaie (in-18, 1865). LEROY (Georges), écrivain français, ne à Pans en 1723, mort en 1789, s'est fait connaître sur- tout par ses Lettres sur les animaux, qui sont un intéressant essai de psychologie comparée. Nul ne pouvait mieux que lui aburder les ques- tions difficiles qui touchent à ce sujet; ses fonc- tions de lieutenant des chasses au parc de Ver- LERO — 942 LESS saillos lui donnaient l'occasion d'observer de près les instincts et les mœurs des animaux ; sa bonté et le vif sentiment de la nature l'intéres- saient au sort de ces modestes compagnons de l'homme ; ses connaissances le rendaient capable de profiter des faits qu'il recueillait et de les in- terpréter. Il avait pour amis presque tous les philosophes du temps, particulièrement ceux qui travaillèrent à l'Encyclopédie, pour laquelle lui- même écrivit les articles Chasse, Fermier, Fo- rêt, Instinct, ctc.; etc.; il était estimé de cette société choisie qui se réunissait chez d'Holbach. Lorsque le livre d'Helvétius, de l'Esprit, sou- leva contre son auteur, non-seulement de justes critiques, mais une haine passionnée, il en en- treprit la défense, dans un opuscule intitulé : Examen des critiques du livre de l'Esprit, Londres, 1760. Et plus tard encore il publia, pour réfuter les objections de Voltaire, un li- belle, Réflexions sur la jalousie, Amsterdam, 1772, qui lui valut une réponse violente, la Let- tre sur un écrit anonyme, datée de Ferney le 20 avril 1772. Pourtant, malgré sa sympathie pour ce cénacle de matérialistes. Leroy n'a ja- mais expressément adopté les doctrines de ses amis ; lui-même déclare qu'il est loin de parta- ger les opinions d'Helvétius, et s'il défend son livre, c'est « parce qu'il n'enseigne ni le matéria- lisme, ni le mépris de la religion »; et aussi pour revendiquer les droits de la philosophie et de la raison « qui sont seules compétentes envers les choses de l'ordre naturel ». Les Lettres sur les animaux parurent de 1762 à 1765 dans divers recueils littéraires, et furent réunies en volume avec quelques addi- tions en 1781. Elles ont été réimprimées en 1802 et plus récemment en 1862 avec une introduc- tion de M. Robinet, qui admire en Georges Le- roy l'un des précurseurs du positivisme. En réa- lité, c'est un disciple intelligent de Condillac j son livre est plus intéressant par la simplicité du ton et la vérité des faits que par la force de la doctrine : et l'on n'y trouve aucune hardiesse de nature a expliquer les scrupules ds l'auteur qui se cacha sous ce nom : un physicien de Nu- remberg. Ce prétendu matérialiste répète « que nous sommes assurés que notre âme est imma- térielle et immortelle»; et ce disciple par an- ticipation de A. Comte croit fermement à un créateur intelligent de la nature. Toute sa témé- rité consiste à regarder comme intolérable le paradoxe cartésien de l'automatisme, et à en donner de bonnes raisons. Il établit d'aburd avec précision, et c'est là son principal mérite, l'im- portance de la question et la méthode qui doit servir à la résoudre : les descriptions anatomi- ques, les caractères extérieurs qui distinguent les espèces ne sont pas les seuls objets de l'his- toire des bêtes: il y a en elles un principe com- mun d'action, visible par ses effets : « et de même qu'en observant la structure intérieure du corps des animaux, nous apercevons des rap- ports d'organes qui servent à nous éclairer sur la structure et l'usage des parties de notre pro- pre corps, ainsi en observant [es actions produi- tes par la sensibilité qu'ils ont, ainsi que nous, on peut acquérir des lumières sur le détail (1rs opérations de notre âme relativement aux mêmes sensations. Sans doute nous n'avons de certitude complète que de nos propres sensations, les accents de la douleur, les marques visibles de la joie, qui nous assurent de la sensibilité de nos semblables, déposent avec autant de force en faveur do celles des bêtes. On n'aurait au- cun moyen d'acquérir des connaissances s'il fal- lait réclamer contre tes impressions do notre sentiment intime sur des faits aussi simples» (Lettre I). Après avoir ainsi montré que la psy- chologie comparée est utile, et qu'elle est possi- ble, il essaye, peut-être avec moins de bonheur, de nous en indiquer les résultats. L'animal est sensible; chez nous à la sensation se rai tachent la mémoire, la comparaison, le jugement, la vo- lonté : chez lui les mêmes transformations s'ac- complissent, et il n'y a d'autre différence que celle du degré. Il se souvient, il raisonne, dé- sire, compare; il veut, et même pousse ses opé- rations intellectuelles jusqu'à la pure abstrac- tion, puisqu'il connaît le nombre, et qu'il pré- voit l'avenir par analogie avec le pasté. Bien plus, les bêtes parlent et ont un véritable lan- gage qui, chez quelques espèces, est articulé; et enfin elles ne sont pas tout à fait incapables de progrès; les individus peuvent se perfectionner; mais les dures conditions de l'existence et l'in- fluence de l'homme et du milieu empêchent les progrès de se fixer dans l'espèce et de devenir définitifs. Il y a dans toutes ses observations beaucoup d'exactitude, et Leroy n'est pas de ceux qui s'appuient sur des faits extraordinaires et le plus souvent controuvés ; mais ses conclu- sions sont parfois hasardées : une juste répulsion contre l'hypothèse de l'animal machine, une vé- ritable tendresse pour la nature animée, et aussi les préjugés d'une philosophie qui rappro- che trop les actes les plus élevés de l'esprit et leurs conditions les plus élémentaires, expliquent la libéralité avec laquelle il octroie a ses proté- gés des pouvoirs qu'une induction rigoureuse leur refuse. Il n'en a pas moins émis sur l'in- stinct des idées ingénieuses : l'article Instinct de V Encyclopédie, attribué souvent à Diderot, et même inséré dans ses Œuvres choisies par M. Genin, s'il n'est pas de Leroy, est au moins composé de phrases textuellement empruntées à ses Lettres, et disposées dans un autre ordre. E. C. LESSING (Gottlob-Ephraïm) naquit le 22 jan- vier 1729 à Camenz, dans la haute Lu=ace, pro- vince de la Saxe. Son père, qui était pasteur de la petite ville de Camenz, lui donna une éducation sévère, et voulut de bonne heure plier son esprit aux croyances les plus rigoureuses de l'orthodoxie protestante. 11 est probable que cette excessive dureté provoqua chez le jeune Lessing une résistance intérieure qui influa beaucoup sur la direction de toute sa vie. C'était une intelli- gence précoce, pleine de finesse et de fermeté. Nous en avons un curieux témoignage dans un écrit qu'il composa à l'âge de quatorze ans, pour le renouvellement de l'année (1743), et où il combat avec une singulière netteté ce rêve des religions et des mythologies, qui place à l'ori- gine du monde une époque privilégiée, un âge d'or, dont l'humanité déchue ne saurait oublier la perte. Ce jeune esprit, si bien armé dès l'en- fance, ne devait point accepter facilement le joug d'une religion qui, entre les mains d'un maître trop rigide, semblait exiger de lui le sa- crifice de sa raison et de sa liberté. Envoyé à l'université de Leipzig en 1746 pour y étudier la théologie, il abandonna bientôt la carrière à la- quelle on le destinait, et se livra tout entier aux lettres, à la poésie, au théâtre. Ses premiers écrits furent les comédies qu'il écrivit à Leipzig, pendant ses années d'études, de dix-huit à vingt et un ans : essais timides et faibles, mais qui at- testaient un talent plein d'ardeur et pouvaient incer de loin Minna Barnhelm et Nathan le Sage. Ce n'était pis cependant la poésie toute seule qui occupait l'étudiant de Leipzig: la fou- de son intelligence I entraînait de tous les côtés à la fois; la philosophie, l'histoire, l'érudition, se partageaient son temps, et dans LESS — 943 — LESS presque toutes les branches de la littérature, les principales directions de la pensée, le fils du pasteur de Gamenz allait accomplir une révolution. Une appréciation de Lessing tout entier ne sau- rait convenir à ce recueil. Nous ne pouvons suivre l'infatigable écrivain dans sa carrière si active, si brillamment remplie; le poète, l'antiquaire, Pérudit ne nous appartiennent pas, et c'est le philosophe seulement que nous devons interro- ger. Or, Lessing ne s'est pas livré directement à l'étude de la philosophie; la science pure, la science des idées abstraites convenait peu à son ardente imagination ; mais cette philosophie gé- nérale qui s'applique à l'histoire, à la critique, à la théologie, n'a jamais suscité de représentant plus actif et plus digne. 11 y a certainement beaucoup de philosophie dans la critique littéraire de Lessing, dans ses Lettres sur la littérature contemporaine, pu- bliées en société avec ses amis Moïse Mendelssohn et Nicolaï, dans sa Dramaturgie de Hambourg, dans ses savantes dissertations sur l'art antique ; toutefois, l'analyse de ces divers travaux nous entraînerait hors du cercle qui nous est tracé. Le plus remarquable de ses travaux de critique, et le seul qui nous intéresse ici, c'est le Laocoon, ouvrage plein de science et de vues originales, dans lequel plusieurs problèmes de l'esthétique sont étudiés d'une manière supérieure. Le Lao- coon n'est pas un livre d'esthétique spéculative; l'auteur n'a pas traité, comme Plotin, comme Kant et Hegel, la question du beau : il applique seulement ses théories à un cas particulier, aux orts de la poésie et de la peinture. Il établit avec beaucoup de netteté le spiritualisme de l'art, et repousse ce principe de l'imitation d'où l'école sensualiste voudrait faire dépendre le secret de la beauté. Le mot d'Horace ut pictura poesis avait été commenté faussement, et l'on en faisait sortir d'une façon précise les limites de la peinture et de la poésie : il ne voulut pas que l'une devînt une froide allégorie, ni l'autre une froide imitation de la réalité; et faisant de ces deux arts une étude fine et profonde, analysant avec une science très-sûre les ressources dont ils disposent, il écrivit un ouvrage qui s'adresse aux philosophes aussi bien qu'aux artistes et aux poètes. C'est surtout vers la fin de sa vie que Lessing eut de nombreuses occasions de toucher franche- ment aux questions philosophiques. Après avoir erré de ville en ville, après avoir parcouru toute l'Allemagne, suivant les caprices ou les besoins d'une existence toute littéraire, il s'était fixé enfin à Wolfenbùttel, où l'avait appelé la bienveillance d'un prince éclairé, et là, placé à la tête d'une riche bibliothèque, libre de satisfaire sa passion pour les livres et son insatiable curiosité, il commença une série de publications qui lui as- surèrent un rang supérieur parmi les philosophes de son pays. La bibliothèque de Wolfenbùttel était extrêmement riche en manuscrits; Lessing y puisa avidement et y fit de précieuses décou- vertes. La première et l'une des plus considérables est celle du manuscrit de Bérenger de Tours; c'est dans cet ouvrage que le célèbre hérésiarque du xi* siècle, après sa condamnation au concile de Rome, en 1069, défend ses opinions contre l'archevêque de Cantorbéry, Lanfranc, qui les avait attaquées, et donne une expression plus précise à son système. Lessing publia ce ma- nuscrit avec un savant et lumineux commentaire (1770); il mit en évidence tous les passages im- portants qui éclairaient ou rectifiaient l'histoire ecclésiastique du xi" siècle, et particulièrement la grande i I obscure controverse de l'eucharistie. Cet excellent travail le plaça au premier rang parmi les critiques et les historiens de la philo- sophie, en même temps qu'il le désignait déjà à l'orthodoxie protestante comme un novateur au- dacieux. La seconde découverte qu'il lit à la bi- bliothèque de Wolfenbùttel était une page inédite de Leibniz sur la question de l'éternité des peines ; l'opinion de Leibniz, vaguement connue, fausse- ment interprétée, était l'objet de conjectures très-diverses. Lessing s'appliqua à présenter dans tout son jour l'argumentation dans laquelle l'au- teur de la Théodicée justifie ce dogme terrible en l'adoucissant. Ce qu'il y avait de plus intéres- sant que la question même, c'était la liberté de critique, la sagacité hardie que l'ardent écrivain portait dans ces périlleux sujets. Il allait bientôt étonner la théologie de son temps par des har- diesses plus fécondes, et ouvrir à la critique re- ligieuse des horizons qu'elle ne soupçonnait pas. Au milieu des fragments littéraires ou historiques que le curieux érudit empruntait aux différents manuscrits de sa riche bibliothèque, entre des poèmes inédits des Minnesinger et des disserta- tions sur l'art du moyen âge, un travail parut intitulé Fragments d'un inconnu (1777), qui contenait tout un système sur la critique des livres saints. L'Éducation du genre humain, publiée trois ans après, en 1780, acheva de mettre en lumière l'audace philosophique de Lessing. Bien qu'il soit difficile de démêler la pensée véritable de Lessing dans les Fragments d'un inconnu et dans les controverses qu'il soutint à cette occasion avec le pasteur Goeze, de Ham- bourg, on peut affirmer cependant que Lessing voulait, non pas attaquer le christianisme, mais l'élever au contraire, le transformer, en substi- tuant à la vulgaire théologie de son époque, ce qu'il appelait le christianisme de la raison. Plus d'une fois, et, par exemple, dans la discussion sur l'éternité des peines, il lui était arrivé de prendre ouvertement parti pour les dogmes chré- tiens. Ce qu'il poursuivait partout, c'était l'indé- cision, la timidité, la vulgarité de la théologie allemande du xvme siècle; il voyait les^ dogmes de la religion abandonnés par des théologiens pusillanimes, qu'effrayaient aussi les découvertes de la pensée ; il craignait que la ruine des dogmes religieux n'entraînât pour longtemps la ruine des vérités philosophiques, et comme il croyait aper- cevoir dans l'avenir un christianisme supérieur, son ardent esprit, se portant de tous les côtés à la fois, secourait tour à tour, selon les besoins de la lutte, et le christianisme et la philosophie. De là des contradictions apparentes dans sa con- duite; de là aussi les erreurs assez naturelles de ceux qui l'ont jugé si diversement. Il a pu être rayé du nombre des chrétiens par le pasteur Goeze, et revendique comme un catholique par Frédéric Schlegel. Une lettre qu'il écrit à son frère le 2 février 1774, indique très-nettement la fonction qu'il remplit dans ces débats si com- pliqués : « Si la maison de mon voisin menace ruine, s'écrie-t-il, et qu'il veuille la démolir, je lui viendrai en aide bien volontiers; mais s'il ne veut pas l'abattre avec précaution, s'il veut, au contraire, la laissser tomber, de telle manière qu'elle entraîne ma maison qui est bonne et solide, afin de reconstruire ensuite la sienne sur tous ces débris, alors je vais lui porter secours et je soutiens, malgré lui, ses constructions chancelantes. » Voilà l'explication vraie des prin- cipales controverses théologiques de Lessing. Quant au christianisme, il pensait qu'un âge viendrait où les esprits, plus familiarises avec la philosophie, découvriraient dans ses_ dogmes un sens spirituel, une signification supérieure, qui aliterait la raison Pour atteindre ce but, rien LESS — 944 — LESS de plus logique que ces deux manifestes. Dans les Fragments d'un inconnu, il ébranle d'une main vigoureuse le fondement de la foi protes- tante, l'autorité absolue des livres saints; il s'ef- force de prouver que la Bible et les Évangiles ne sont pas autre chose qu'un document historique, et que la critique a le droit de soumettre ce do- cument à un examen sévère ; il soutient que le christianisme n'est pas dans les Évangiles, que les Évangiles peuvent être modifiés par la cri- tique, que la discussion peut en corriger le texte, l'annuler même, sans que pour cela le christia- nisme perde son fondement véritable, lequel est dans le cœur de l'homme et dans sa raison. Puis, après avoir ainsi préparé la transformation phi- losophique de la religion, il prophétise, dans Y Éducation du genre humain, ce nouvel âge du christianisme que rêvait son imagination ardente. Il répète, en les fondant sur des principes plus sûrs , les espérances enthousiastes que l'abbé Joachim, au xme siècle, avait répandues dans la société chrétienne : il annonce avec lui le troi- sième âge du monde, le règne du Saint-Esprit succédant au règne du Fils, comme celui-ci avait remplacé le règne du Père; et l'Évangile définitif, l'Evangile éternel qui remplacera l'Évangile de Jésus en le complétant, de même que l'Evangile de Jésus avait remplacé et accompli la loi de Moïse. Lui-même, il ne craint pas de se rattacher directement à ces éclatantes rêveries du moyen âge : « Peut-être, s'écrie-t-il, peut-être que certains rêveurs du xnie et du xive siècle avaient entrevu un rayon de cet Évangile éternel; peut- être que leur seul tort est d'avoir annoncé dans un délai si prochain cette révélation supérieure.» On voit quel mélange de poésie et de rationa- lisme élevé compose la philosophie de Lessing. Lessing mourut en 1781, un an après avoir publié Y Education du genre humain. Il paraît que dans les dernières années de sa vie il abandonna sa pensée à une autre direction. Cette âme mobile, impétueuse, agitée par de perpétuelles inquié- tudes, ne pouvait se reposer nulle part, et, malgré son attachement à un christianisme transformé, on assure qu'il avait fini par accepter sans ré- serve les doctrines de Spinoza. C'est, du moins, ce que révéla Jacobi, peu de temps après la mort de Lessing, dans ses curieuses Lettres à Men- delssohn. D'après cette révélation, qui fit beaucoup de bruit en Allemagne, l'auteur de YÉducation du genre humoÀn aurait tout à fait renoncé au dogme de la personnalité divine. Jacobi rapporte longuement l'entretien confidentiel dans lequel Lessing lui aurait ouvert le fond de son âme : « Lessing. L'opinion orthodoxe sur la divinité ne peut plus me convenir. 3Ev -/.où 7i«v! voilà ma loi. — Jacobi. Dans ce cas, vous êtes volontiers d'accord avec Spinoza. — Lessing. Oui ; s'il faut m'attacher à un maître, je n'en connais pas d'autre. — Jacobi. J'admire Spinoza, mais je crois que sa doctrine sera toujours un triste refuge. — Lessing. Tant que vous voudrez ; et cependant.... connaissez-vous quelque chose de mieux? 11 n'y a )/as d'autre philosophie possible que celle de Spinoza. » Que croire de ces paroles? Cet en- tretien des deux amis est-il un document auquel on puisse se lier sans réserve? Ou bien n'est-ce là qu'une situation passagère de son esprit, une brusque saillie de cette ardente pensée? La ré- vélation de Jacobi, si intéressante qu'elle soit, m' suffit pas pour que Lessing puisse être placé parmi les disciples de Spinoza. Sa philosophie celle qui anime tous ses écrits et qui se fail jour dans ses beaux fragments, c'est un si iritualisme ardent, exalté, une ferme croyance ;> la personnalité de Dieu, ainsi qu'à la liberté de l'homme. C'est aussi depuis la mort de Lessing qu'on a contesté au célèbre écrivain les deux écrits dont nous venons.de parler, les Fragments d'un in- connu, et YFducation du genre humain. Il est certain, en effet, que le premier de ces deux ouvrages appartient à un ami de Lessing, à Rei- marus, de Hambourg, philologue habile et penseur assez vigoureux, qui a donné une bonne édition de Dion Cassius et un Traité de la religion na- turelle fort estimé en Allemagne. On ignora longtemps que Reimarus fût cet inconnu dont Lessing avait publié les audacieux Fragments comme une découverte de son érudition. En 1827 seulement, M. Gùrlitz, professeur à Hambourg, établit par des preuves irrécusables que cet écrit était l'œuvre de Reimarus, et aujourd'hui, en Allemagne, c'est ce nom que porle le prétendu manuscrit de la bibliothèque de Wolfenbùttel. Il ne faut pas oublier cependant que Lessing y a mis la main, que ces fragments étaient annotés, commentés par ce vigoureux esprit, et qu'il leur a accordé a protection de sa propre pensée. On a prétendu aussi lui enlever Y Éducation du genre humain ; mais cette tentative ridicule, après avoir fait d'abord quelque bruit, a été victorieu- sement repoussée par les juges les plus compé- tents. C'est à un médecin nommé Albert Thaers qu'on a essayé d'attribuer le petit chef-d'œuvre de Leasing. Albert Thaers, sans se nommer, aurait envoyé son ouvrage au bibliothécaire de Wolfen- bùttel, qui s'en serait emparé et l'aurait publié en le modifiant. Voilà du moins ce qu'assure M. YVilhelm Corte dans sa biographie d'Albert Thaers (Leipzig, 1839). M. Guhrauer a réfuté très-nettement les assertions de M. Corte, et le savant historien de la littérature allemande, M. Gervinus, après un scrupuleux examen, ne permet pas qu'on mette en doute l'authenticité du célèbre écrit de Lessing. Si Lessing n'occupe pas une grande place dans l'histoire de la philosophie proprement dite, s'il n'a pas consacre ses études à la science pure, il a rempli pourtant un rôle considérable et servi admirablement les intérêts de la pensée. Son influence sur l'Allemagne a été immense. C'est lui qui a ouvert à la théologie de son pays une carrière nouvelle, c'est lui qui a provoqué les travaux les plus hardis, les recherches les plus fécondes de l'exégèse contemporaine : Schleier- macher, de Wette, Gésénius sont animés de son esprit. La philosophie lui doit beaucoup : non- seulement il a agi sur les lettres allemandes en leur communiquant une impulsion universelle, non-seulement il a inspiré au théâtre sa hardiesse originale, à Gœthe et à Schiller leurs inventions sublimes^ à Herder son christianisme philoso- phique, aux historiens de l'Église, comme Planck et Spittler, leur critique ingénieuse et résolue; mais la métaphysique elle-même a profité de ses leçons et de ses exemples. Ce troisième âge du monde, ce règne du Saint-Esprit, dont il parle avec un poétique enthousiasme, a été pro- phétisé aussi par Fichte, Schelling et Hegel. Ce qui n'était chez lui qu'une croyance un peu vague et comme le rêve d'une belle imagination, est presque devenu un dogme positif, entre les mains des métaphysiciens illustres. L'Éducation du genre humain pourrait se retrouver aisément dans la Philosophie de la religion de Hegel. N'oublions pis, non plus, les services qu'il a rendus à la philosophie de son pays par les beaux exemples qu'il a donnés; ce n'est pas en vain qu'il a montré pendant toute sa vie un si ardent amour de la vérité, une aversion si franche pour l'équivoque. La philosophie doit reconnaître en lui un de ses plus dignes enfants, puisqu'il a donné le spectacle d'une âme vraie, et qu'il a LEUC 945 — LEVO été, dans des directions si nombreuses; un des maîtres de la culture intellectuelle. Les œuvres complètes de Lessing ont été pu- bliées à Berlin, en 30 volumes in-8, 1771-179't. On en a donné depuis de nombreuses éditions. On peut consulter sur ses écrits philosophiques : l'intéressante Notice insérée dans l'édition de Leipzig, 1840, 1 seul vol. grand in-8; — Litté- rature allemande depuis Kant et Lessing, par M. Gelzer (ail.), in-8, Leipzig, 1841 ; — sur l'authenticité de ses écrits contestés : Revue de théologie historique (ail.), année 1839, 4e ca- hier; — Albert Thaers, sa vie et ses travaux, par M. Wilhelm Corte, in-8, Leipzig, 1839 ; — Histoire de la littérature allemande, par M. Ger- vinus, 4 vol. in-8, Leipzig, 1843 (ail.) ; — sur le spinozisme de Lessing : Jacobi, Lettres à Moïse Mendelssohn sur la doctrine de Spinoza, dans le tome IV des Œuvres complètes, in-8, Leipzig, 1819. S. R. T. LEUCIPPE. Nous ne savons rien de la vie de Leucippe; l'antiquité elle-même ne nous fournit à ce sujet que des conjectures; et ces conjectures se contredisent. Les uns font de notre philoso- phe un Milésien, sans doute parce qu'il s'est oc- cupé surtout du monde physique, et que la plu- part des anciens physiciens étaient de Milct. Les autres, observant que son système est évidem- ment dirigé contre la philosophie éléatique, et que, par conséquent, il devait d'abord avoir été nourri des principes de cette école, lui donnent pour patrie la ville d'Élée (Diog. L., 1. IX), et pour maître tantôt Parménide, tantôt Zenon, tantôt Mélissus. D'autres enfin, parce que Déuio- crite a été son disciple et que Démocrite était Abdéritain, le font naître et vivre à Abdère, et le placent à l'école du sophiste Protagoras. Nous n'en savons pas beaucoup plus sur le temps où Leucippe est né, où il enseignait sa doctrine, où il est mort; et ses rapports avec Démocrite ne peuvent pas nous aider à résoudre cette ques- tion, puisque la vie du disciple est enveloppée des mêmes ténèbres que celle du maître. Le seul fait que nous puissions affirmer avec con- fiance, parce qu'il est attesté par toute l'anti- quité, c'est que Leucippe a été le créateur de la philosophie atomistique dans la Grèce, et que c'est lui qui en a fourni à Démocrite les princi- paux éléments. La tradition qui attribue l'inven- tion de ce même système à un philosophe phé- nicien du nom de Moschus, plusieurs siècles avant la guerre de Troie, n'est pas assez sérieuse ni surtout assez précise pour faire tort à l'origi- nalité de Leucippe ; et quant à l'observation de Ritter (Histoire de la philosophie ancienne, 1. VI. ch. n), que la philosophie atomistique a dû être connue dans la Grèce avant Leucippe et Démocrite, puisque déjà Anaxagore et Parmé- nide s'élèvent contre l'idée du vide, cette ob- servation ne peut pas affaiblir le témoignage unanime de tous les anciens historiens de la phi- losophie : car les atomes et le vide peuvent très- bien se concevoir séparément; et parce qu'on a attaqué celui-ci, il n'en résulte pas nécessaire- ment que ceux-là fussent déjà imaginés. Mais quelle est précisément la part de Leucippe dans le système dont il est l'inventeur? Voilà ce qu'il n'est pas facile de décider : car Aristote et les autres écrivains de l'antiquité, qui font auto- rité en cette matière, citent rarement une opi- nion de Leucippe qu'ils n'attribuent en même temps à Démocrite, et réciproquement. Cepen- dant il y en a quelques-unes dont l'honneur est exclusivement rapporté au premier. Aux idées de cette nature il faut ajouter celles qui sont nécessairement communesaux deux philosophes, et qui constituent les principes indispensables DICT. PHILOS. de îeur système. En réunissant ces deux sortes d'éléments, on obtient les résultats que nous al- lons exposer. Toute la doctrine de Leucippe, comme celle de Démocrite, se fourbit sur l'existence du vide et celle des atomes. C'est lui seul, à ce qu'il pa- rait, qui a trouvé les preuves destinées à établir l'existence du vide. Ces preuves sont : 1" l'exis- tence du mouvement, qui, en l'absence du vide, est tout à fait inconcevable et impossible; 2° la compressibilité de certains corps, comme, par exemple, le vin renfermé dans une outre ; 3° ce fait, qu'on a beau entasser des cendres dans un vase, il y reste toujours assez de place pour y faire pénétrer une certaine quantité d'eau; 4" la nutrition des animaux, qui suppose as;ez de place entre les éléments des corps vivants pour y laisser pénétrer des éléments nouveaux. De ces divers phénomènes il tirait la conclusion que le non-être existe aussi bien que l'être, ou le vide aussi bien que le plein, et que ces deux choses se pénètrent l'une l'autre. De cette pénétration mutuelle du vide et au' plein résulte nécessairement la divisibilité de la matière; mais cette divisibilité a des limites, autrement il n'y aurait que du vide dans la na- ture. La démonstration de ce point appartient à Démocrite, non à Leucippe, qui s'est borné à l'affirmer, c'est-à-dire à admettre comme évi- dente de soi l'existence des atomes. Le nombre des atomes est infini, aussi bien que le vide dans lequel ils nagent, et où ils for- ment par leur rencontre toutes les parties de l'univers. Les qualités qui appartiennent aux atomes paraissent avoir été nettement détermi- nées par Leucippe et conservées par Démocrite. Elles sont au nombre de trois : la solidité, la figure et le mouvement. La première de ces qua- lités est indestructible, la seconde varie à l'in- fini, enfin le mouvement, qui est également essentiel à tous les atomes, est cependant plus ou moins précipité selon leur forme. La forme ronde lui est plus favorable que les autres; de là vient que les corps les plus actifs et qui pa- raissent être les moteurs des autres sont compo- sés d'atomes ronds. C'est Démocrite, et non Leu- cippe, qui a déterminé les différentes espèces de mouvements dont les atomes sont susceptibles. La doctrine qui fait de lame un agrégat d'a- tomes ronds ou de feu a été commune aux deux philosophes et est la conséquence trop directe de ce qui précède pour ne s'être pas présentée im- médiatement à l'esprit de Leucippe. A cette doc- trine se rattache celle de la vie, ou qui identifie la vie avec la respiration, qui la fait consister dans un flux et reflux d'atomes ronds. Mais c'est à Démocrite qu'il appartenait de faire sortir de ces grossières suppositions tout un système de psychologie. C'est lui, comme le dit expressé- ment saint Clément d'Alexandrie (Admonit. ad gentes), qui a inventé les émanations ou images représentatives des corps, et qui a fondé sur cette hypothèse sa théorie de la sensation, de la perception, des songes ; enfin qui a donné à l'a- tomisme une théologie et une morale d'accord avec ses principes cosmogoniques. C'est donc à l'article Démocrite qu'il faut chercher l'exposi- tion complète de la théorie des atomes; c^est là aussi que nous avons indiqué les auteurs à con- sulter tant sur Leucippe que sur Démocrite. LEVOYER (Jean), en latin Visorius, né au Mans dans les premières années du xvie siècle, nous est recommandé par son compatriote La Croix du Maine, comme un « homme docte en grec et eu latin ». Le même bibliographe lui at- tribue des vers, de la prose, et nous ne savons quel ouvrage historique qui n'a jamais vu le 60 liiki; — 946 — Liiur jour ; mais il oublie d'accorder même une sim- ple mention à ses traités philosophiques. Pro- fesseur de philosophie au collège de Bourgogne, à Paris, J. Levoyer fut un des premiers adver- saires du péripatétismescolastique; il vint après Lefèvre d'Étaples, mais avant Ratnus. On a de lui : Compendiosa librorum Rudolphi Agricoles de inventione Dialecticœ Epilome, in-8, Paris, 1534 ; — ■ Joannis Visorii ingeniosa nec minus elegans ad dialectices candidalos Methodus, in-8, ib., 1534 ; — Topicn Marci Tullii Cice- ronis cum Anicii Manlii Boetii et Joh. Visorii commentariiSj in-4, ib., 1538. Ce commentaire des Topiques a été souvent réimprimé avec ceux de Boëce et de Latomus : nous en connaissons six éditions. Dans sa Méthode et dans l'épître dédicatoire annexée à son commentaire des To- piques, J. Levoyer nous donne quelques détails intéressants sur l'état de l'école de Paris vers le milieu du xvi9 siècle. Les grandes querelles s'a- gitaient entre les Hiberniens au langage téné- breux (tenebrœ hibernicœ), et les barbares espagnols (hispanica barbaries), c'est-à-dire entre les disciples de Duns-Scot et ceux de saint Thomas, dont les plus notables étaient alors quelques réguliers portugais; mais le public n'avait pas d'oreilles pour les entendre : compro- mise par les excès de l'argumentation syllogis- tique, la philosophie avait beaucoup perdu de son crédit, et l'étude à la mode était celle du droit civil. Il y a une notice sur J. Levoyer dans les Sin- gularités histor. et littér. de dom Liron, t. I. p. 470. L'abbé Goujet a pris soin de rappeler ses titres à la reconnaissance des philosophes, dans son Histoire du collège royal, t. I, p. 16 de l'é- dition in -12. B. H. L'HERMINIER (Nicolas), né* Saint-Ulphace, au Maine, le 11 novembre 1657, fut un des no- tables adversaires du cartésianisme. Il a laissé une Somme de théologie, en 6 vol. in-8. Le pre- mier de ces volumes parut en 1700 et le dernier en 1719; il y en eut ensuite diverses éditions. Si nous ne pouvons nous occuper ici de tous les Sorbonnistes qui prirent successivement la pa- role pour dénoncer à l'Église l'hétérodoxie des formules cartésiennes, nous devons ne pas omettre le nom de Nicolas L'Herminier, dialec- ticien habile, théologien éclairé, tolérant, qui se lit proscrire par les jésuites à cause de son atta- chement à la doctrine de saint Augustin, après avoir obtenu leurs suffrages dans sa polémique contre les disciples de Descartes. Voici dans quels termes L'Herminier argumente contre la thèse fameuse des Méditations. Oui, l'intelligence peut s'élever a priori jusqu'à l'idée d'un être souverai- nement parfait; mais s'il est admis que la démon- s I ra tion de l'existence de Dieu ne peut être obtenue que par ce moyen, comment échapper aux con- clusions de Spinoza? L'être souverainement par- iait, c'est l'être absolu ; l'être absolu, c'est la sub- stance une : voilà, suivant L'Herminier, ce que proi lame à bon droit la logique fière et audacieuse du philosophe d'Amsterdam. Mais c'est l'athéisme que cotte doctrine; elle n'est donc satisfaisante ni pour la foi, ni pour la raison. Or, Pintelli- répond-elle à la question de Dieu que pure de l'être? Ne possède-t-elle pas aussi l'idée de cause? Oui sans doute : et cette idée de cause ne combat-elle pas vivement, au sein de la conscience humaine, les assertions té- de la nouvelle secte réaliste? La démon- i de l'i ristence de Dieu par l'idée de cause doil donc être préférée, dans l'ordre des preuves rationnelles, à l'argun H | ■ ... suspect d'avoir i me. Est-il vrai, d'ailleurs, que celte idée de l'être souverai- nement parfait soit donnée par la raison pure comme Descartes le suppose ? Sur ce point L'Her- minier contredit très-ingénieusement les doc- teurs de POratoire; ses premiers maîtres. D'a- bord, dit-il, il est laux qu'il y ait en nous une idée parfaite de l'être infini. Pour être l'exacte représentation de son objet, cette idée devrait elle-même être infinie; « elle devrait avoir plus de réalité objective que l'idée d'une chose finie. » Or, nous ne concevons pas l'infini autrement que le fini ; l'esprit peut multiplier le temps par lui-même, mais cette opération mathématique ne lui donnera jamais l'idée vraie de l'éternité. Ainsi des autres attributs divins. Allant ensuite au delà, L'Herminier nie que l'idée de l'être soit la preuve de l'être, et il développe comme il suit cette objection nominaliste : « Pour dé- montrer que l'idée de l'infini suppose nécessai- rement l'existence d'un être infini, il faut dire, avec Descartes, que la cause de l'idée doit pos- séder formellement {formaliter) les perfections représentées par cette idée : or, il n'est pas vrai que la cause d'une idée doive posséder formelle- ment les perfections représentées par cette idée; il suffit qu'elle les possède virtuellement et re- présentativement : en effet, la cause de l'idée contenant les perfections de l'idée, il ne s'ensuit pas qu'elle contienne en outre les perfections de l'objet de l'idée. Donc on ne peut prouver par l'idée que nous avons de Dieu l'existence d'un être infini, cause de cette idée. Si cette preuve^ est acceptée, les philosophes anciens nous établiront par le même raisonnement l'existence de leurs mondes infinis, de leurs principes des choses infinis : car ils seront auto- risés à raisonner ainsi : s'il y a en nous l'idée d'une substance infinie, une telle idée ne peut nous avoir été inspirée que par une substance infinie ; or, nous trouvons en nous cette idée d'une substance infinie; donc... » Hâtons-nous de dire que ces prémisses peuvent conduire à l'idéalisme, ou au mysticisme, ou au sensua» lisme, et que L'Herminier donne dans tous les écarts des sensualistes. Mais comment être tout ensemble philosophe sensualiste et théologien catholique ? On ne le peut, sans commettre à l'égard de la logique les plus graves irrévérences, et L'Herminier s'est plus d'une fois rendu cou- pable de ce délit. Nous avons cru devoir, toute- fois, consacrer une notice spéciale à ce théolo- gien assez mal noté, qui s'est inscrit au nombre des philosophes, en opposant aux cartésiens des arguments et non des injures. On trouve d'amples renseignements sur la vie et les écrits de L'Herminier dans la Xouv. bi- blioth. des auteurs ecclésiast. d'Ellies Dupin, t. XIX, p. 359 de l'édition in-4, et dans VHist. littér. du Maine, par M. B. Hauréau, t. VII, p. 239-259. B. H. LHUUJTJER, Genevois, membre de la Société d'éducation de Pologne, demeurait à Varsovie dans la dernière partie du xvme siècle, cultivant les mathématiques et la philosophie. Il est connu dans le monde philosophique par les recherches qu'il entreprit, de concert avec un de ses com- patriotes, Prévost, sur la théorie du vraisem- blahle et le calcul des probabilités : recherches dont les résultats furent consignés, sous forme de dissertations, dans le Recueil des Mémoires de V Académie royale de Prusse. Cette même Académie accorda à Lhuilier, eu 1786, un prix sur celte question : « Quelle i n claire et précise qu'il faut se taire de l'infini mathé- matique? » L'ouvrage couronné a pour devise ce mol de Bailly, souvent cité depuis : « L'infini esl le gouffre où s'absorbent nos pensées. » LIBE — 947 — LIBE Voy. Mémoires de l 'Académie royale de Ber- lin, année 1796 : Sur Vart d'estimer la proba- bilité des causes par les effets, où l'on trouve un précis historique des recherches modernes sur la probabilité ; — Sur Vutitité et l'étendue du principe par lequel on estime la probabilité des causes, année 1797 ; — Application du calcul des probabilités à la valeur du témoi- gnage, où sont résumés et complétés les travaux analogues des Bernoulli, de Prémontval, d'Eu- ler, de Beguelin, de Lambert, d'Anières, de Weguelin, et préparés ceux de Laplace. C. Bs. LIBERTÉ. Le mot liberté a deux sens parfai- tement distincts, suivant qu'on se place au point de vue philosophique ou au point de vue poli- tique. Vous pouvez considérer l'activité hu- maine dans son développement spirituel, se déployant à de certaines conditions et avec de certains caractères, sur cette scène intérieure où la conscience l'atteste, où la réflexion peut la décrire; et cela, abstraction faite de toute manifestation extérieure et sensible. Ainsi envi- sagée, l'activité humaine est iibre, et voilà la liberté morale, source et condition de toute autre liberté. Vous pouvez aussi considérer l'ac- tivité humaine sous un autre point de vue, la suivre au milieu de la vie sociale, dans ses di- verses manifestations, dans ses divers rapports avec les institutions et les lois, dans les limites diverses que lui imposent les formes chan- geantes des gouvernements. Ici encore l'activité humaine est capable de liberté, mais d'une li- berté qui n'a rien d'absolu, et dont les bornes mobiles se déplacent à mesure que changent les climats, les codes, les mœurs. Ce n'est plus la liberté morale, c'est la liberté politique. Le problème se complique et s'agrandit : liberté individuelle, liberté de la presse, liberté de la parole, liberté de conscience, liberté d'associa- tion, liberté du commerce et de l'industrie, tels sont les nombreux aspects sous lesquels se pré- sente tour à tour la liberté politique. Nous les indiquons sans vouloir les aborder; nous nous enfermons ici dans le cercle déjà assez étendu de la question philosophique, et nous considé- rons la liberté comme phénomène moral, indé- pendamment de ses applications, limitations et variations extérieures. Les philosophes sont loin de s'accorder sur la nature de la liberté. Sans parler des systèmes de l'antiquité, il est aisé de se convaincre que les plus éminents philosophes des derniers siè- cles, Descartes, Spinoza, Leibniz et Kant, ont donné de la liberté morale des définitions dif- férentes ou même contradictoires. Les ennemis de la philosophie triomphent de ce désaccord : quoi ! toujours des systèmes, et jamais de doc- trine définitive! La liberté est un fait de con- science : si la psychologie ne peut le saisn" d'une prise ferme et sure, où est sa certitude? où est son autorité? Si, pouvant l'atteindre, les psycho- logues le défigurent ou le nient, où est leur bonne foi? Dans les deux cas, que devient l'hon- neur de la philosophie, convaincue de ne pou- voir éclairer l'homme sur une question essen- tiellement humaine, où sont engagés nos besoins les plus impérieux et nos plus chers intérêts ? Ceux qui tiennent ce langage oublient un fait qui nous paraît très-propre à montrer le vide de tant de hautaines déclamations : c'est que sur cette question de la liberté, les théologiens n'ont pas beaucoup mieux réussi à s'accorder que les philosophes. Dès les premiers siècles de l'Église, on voit éclater la querelle de la grâce et du libre arbitre. Pelage et Célestius procla- ment l'homme maître de sa destinée; mais, dans leur culte ardent pour la liberté, ils en oublient plus d'une condition fondamentale, et provoquent d'énergiques réactions. Les mani- chéens, en confessant de bouche le libre arbitre. le suppriment en effet, comme les pélagien'-: retranchaient la grâce, sous prétexte de la li- miter. Au milieu de ce débat s'élève la voix im- posante de saint Augustin, qui cherche à fixer avec sûreté l'équilibre mystérieux du libre ar- bitre et de la grâce. A-t-il tenu la balance égale? A-t-il résolu la difficulté d'une manière définitive? On peut en douter en voyant renaître entre saint Thomas et Duns-Scot, entre Luther et Érasme, entre Arminius et Gomar, entre Port- Royal et Molina la vieille querelle, et en enten- dant invoquer par Luther et Calvin, comme par Jansénius et Saint-Cyran. le nom révéré de l'ad- versaire de Pelage. Que fait cependant l'Église au milieu de ces orageux débats? Elle fait comme le sens commun : elle défend les droits de l'action divine contre les partisans exclusifs de la liberté, et contre les zélateurs de la grâce invincible elle maintient l'indépendance et la responsabilité de l'homme. Rien de plus sage assurément que cette double affirmation; mais désarme-t-elle les adversaires, et donne-t-elle un dénoûment à ce drame toujours renaissant, dont les acteurs s'appellent tour à tour péla- giens et prédestinations, scotistes et thomistes, calvinistes et arméniens, jansénistes et moli- nistes? Évidemment non, et cette impuissance manifeste tient à la même cause qui va nou^ servir à expliquer les contradictions des sys- tèmes philosophiques : c'est que le problème de la liberté morale, loin d'être simple, est un des plus compliqués où le théologien et le philo- sophe puissent fixer leurs méditations. S'il ne s'agissait que de constater l'existence de la liberté, elle nous est attestée si énergi- quement par la conscience, elle est inscrite en caractères si éclatants dans l'histoire du genre humain et dans toutes les institutions sociales, qu'il ne serait venu à l'esprit d'aucun philosophe de la mettre en doute. Mais si l'homme agit librement, il n'agit pas avec une indépendance absolue. Ses déterminations s'appuient sur des motifs. Quels sont ces motifs? sont-ils de même nature et de même origine, ou d'origine et de nature différentes? quelle est la limite précise de leur action? quel est le mode, le comment de leur influence? Ce n'est pas tout : supposez ces questions résolues, il reste à mettre le libre arbitre en harmonie avec un autre ordre de vérités également certaines. Comment la part d'indépendance qui revient à l'homme s'accorde- t-elle avec l'économie générale du monde, avec cette espèce de géométrie inflexible qui semble présider à tous les mouvements de l'univers? Comment croire Dieu prescient et l'homme li- bre, Dieu tout-puissant et la créature respon- sable? Dieu lui-même est-il libre? S'il ne pos- sède pas la liberté, comment a-t-il pu en doter l'homme? s'il la possède, comment est-il impec- cable? Cette liberté divine est-elle indépendante de toute raison d'agir ? Si vous l'affirmez, elle n'a plus rien de commun avec la liberté humaine que le nom. Si vous le niez, vous semblez assu- jettir à une condition l'être absolu et incondi- tionnel, vous semblez même le faire descendre aux hésitations misérables de notre activité im- parfaite. Quel abîme do difficultés? quelle source de dissidences et de contradictions ! C'est ce qui fait comprendre, et c'est aussi ce qui doit faire absoudre les théologiens et les philo- sophes. Tant qu'il ne s'agit que de constater la liberté, ils sont d'accord entre eux et avec le genre humain. C'est seulement lorsqu'ils s'ef forcent de définir scientifiquement la liberté, LIBE — 948 — LIBE d'en approfondir les conditions, de la nietlrc d'accord, soit avec d'autres faits de la nature humaine, soit avec des vérités d'un ordre supé- rieur, d'en pénétrer enfin l'essence générale et le mode d'action; c'est alors que les difficultés naissent, et qu'éclatent les opinions contraires. Pour notre part, nous ne pensons pas que ces oppositions soient jamais complètement abolies, et que les difficultés qui les suscitent puissent recevoir une explication complète et définitive; mais ce n'est point à dire pour cela que la phi- losophie soit condamnée, sur un article si essen- tiel, à l'immobilité et à l'impuissance. La phi- losophie a beaucoup fait pour éclaircir les redoutables obscurités de ce problème, et chaque jour elle y porte quelque lumière nouvelle. Elle a entre les mains un moyen assuré d'accroître rapidement son trésor; ce moyen, c'est l'analyse psychologique. A mesure que la méthode d'ob- servation intérieure s'établit de plus en plus en philosophie, à mesure qu'on s'accoutume à cher- cher, non dans les images des sens ou dans les abstractions de l'entendement, mais dans une psychologie attentive et sévère, le secret de toutes les grandes énigmes métaphysiques, le moment approche où le problème de la liberté, sans être éclairci dans toutes ses profondeurs, pourra recevoir une solution régulière et scien- tifique. Selon nous, la méthode psychologique n'a ja- mais été appliquée dans toute sa rigueur et dans toute sa sincérité à la matière qui nous occupe. Si nous entendons bien cette méthode, elle impose ici au philosophe deux conditions essentielles : premièrement, il doit chercher dans l'homme, et non ailleurs, à la lumière de la conscience, le type primitif de la liberté. La liberté, en effet, peut se trouver dans les êtres les plus différents, sous les formes les plus opposées; elle existe au-dessus de l'homme, elle peut exister au-dessous de lui; mais, au lieu de s'en former une idée abstraite ou un idéal arbi- traire, au lieu d'en chercher le modèle au ha- sard dans la nature, n'est-il pas évidemment nécessaire de l'observer d'abord tout près de nous, au dedans de nous, là où elle nous appa- raît face à face, sans intermédiaire et sans voile? Voilà la première condition d'une théorie vraie de la liberté. La seconde c'est, après avoir saisi dans la conscience le type de l'activité libre, de s'attacher à son essence, en ayant soin de la dégager de tout ce qu'elle renferme de variable et de particulier, et de ne la transporter en Dieu qu'après en avoir sévèrement retranché tout élément d'imperfection et de négation. Il est, en effet, très-certain que tout ce qui est positif et substantiel dans l'homme, aussi bien que dans les autres êtres, vient de Dieu et doit se retrouver en lui d'une manière éminente ; mais il est également clair qu'entre la liberté de l'homme et celle de Dieu on doit trouver cette môme différence qui sépare en tout l'être des êtres de ses créatures; ainsi, deux condi- tions d'une théorie solide de la liberté : 1" en chercher le type vrai dans la conscience; 2" dis- tinguer l'essence pure de la liberté des limita- tions et des imperfections que lui impose la na- ture humaine. Toutes les erreurs où sont tombés les philo- sophes sur la matière de la liberté viennent de l'oubli de l'une de ces deux conditions. C'est pour avoir manqué à la première que l'on s'est jeté dans les deux systèmes du déterminisme et de la liberté à' indifférence, systèmes contradic- toires, dont le dernier suppose que l'homme peut se déterminer sans motifs; 1,'auire. que les motifs déterminent invinciblement la volonté : deux excès également déraisonnables, également démentis par une analyse exacte de la i science. C'est pour avoir manqué à la seconde condition, que d'autres philosophes sont tom- bés dans deux erreurs non moins dangereuses que les précédentes : les uns, transportant au sein de la nature divine le fait humain de la liberté, ont chargé Dieu des hésitations et des faiblesses de notre imparfaite humanité ; les autres, pénétrés de la profonde séparation qui existe entre Dieu et l'homme, ont supposé en Dieu une liberté tellement absolue, tellement inconditionnelle, qu'elle n'a plus aucun raoport avec la liberté humaine et se confond avec la nécessité. Nous allons essayer d'éviter ces écueils et de faire voir, d'une part, que les motifs agissent sur la volonté sans la déterminer; de l'autre, que la liberté de Dieu, toute supérieure qu'elle soit à la liberté humaine, a au fond la même essence. Observons-nous attentivement dans quelqu'une de ces circonstances de la vie où tout homme s'est trouvé placé mille fois : un ami a confié un secret à mon honneur; je puis, en livrant ce secret, faire ma fortune et en même temps per- dre l'homme que je hais le plus au monde; me voilà agité entre deux alternatives contraires, dont l'une me fait voir la satisfaction de mon ambition et de ma vengeance achetée au prix de l'honneur, et l'autre le respect de la parole donnée et ma conscience pure et satisfaite : quel homme de bonne foi osera dire que cet exemple est chimérique? qui n'a traversé en mainte oc- casion des épreuves analogues? Analysons ce fait d'une manière approfondie et tirons-en toutes les conséquences qu'il renferme. Et d'abord, s'il y a une chose certaine, évi- dente, incontestable, c'est qu'entre ces deux alternatives, garder mon secret et le trahir, je suis parfaitement libre : j'entends par là que je sens avec une force invincible que ces deux actes sont également possibles, qu'ils sont éga- lement renfermés dans ma force active, et que, pour que l'un d'eux se réalise plutôt que l'au- tre, il faut et il suffit que je le veuille. Je suis donc libre; mais à quelles conditions? c'est ce qu'il s'agit maintenant de reconnaître. J'ai trahi le secret de l'honneur, je l'ai trahi sciemment et volontairement, dans la plénitude de ma li- berté; cette détermination a-t-elle été prise sans motifs? Évidemment non; j'ai cédé à l'attrait de l'ambition, j'ai voulu satisfaire ma haine, et c'est pour cela que j'ai succombé. Supposez qu'il n'y eût en moi ni calcul, ni convoitise, ni co- lère, ni passion d'aucune sorte, mon acte serait inexplicable, je ne l'aurais pas accompli. Mais supposons, au contraire, que je reste fidèle à mon serment, cette fidélité n'est-elle pas égale- ment motivée? Elle l'est incontestablement : d'une part, en effet, la raison me dit clairement qu'un secret d'honneur est inviolable: et de l'autre, mon cœur, plein du souvenir de l'ami absent, m'encourage en secret à garder ma foi. En généralisant ce fait, j'en veux tirer deux conséquences : la première, c'est que toute dé- termination libre suppose des motifs; la se- conde, c'est que ces motifs influent sur la volonté sans la déterminer nécessairement. On a soutenu que l'homme est capable de se déterminer sans motifs. Cette opinion, fort ré- pandue au moyen âge, a été reprise dans les temps modernes et acceptée à des degrés divers par des hommes de beaucoup de sous, Clarkc et Reid par exemple, et mémo par des esprits su- périeurs, comme Bossuet et Fcnclon. On a donné le nom de liberté d'indifférence à cette liberté LIBE 949 LIBE sans motifs, absolue, inconditionnelle, et on l'a attribuée tour à tour à l'homme et à Dieu. On no s'est pas contenté de soutenir que l'homme et Dieu même peuvent agir sans motil's, on a fait de cette indépendance absolue l'essence de la liberté. Pour nous, fidèles à la méthode que nous nous sommes tracée, nous ne disser- terons pas sur la liberté en général, sur une liberté idéale et abstraite; avant, d'oser dire ce que peut être la liberté de Dieu, nous demande- rons à la conscience ce qu'est en effet notre propre liberté, et sous quelles conditions elle s'exerce dans ' la vie réelle. Et d'abord, il est clair qu'à ne considérer que les occasions un peu importantes de la vie, nos déterminations libres sont fondées sur des motifs : l'ambition, la haine, la vengeance, le devoir, l'honneur, l'intérêt, voilà les ressorts de la conduite humaine; toute ac- tion matérielle dont on n'aperçoit pas le rapport à quelqu'un de ces mobiles intérieurs est consi- dérée comme obscure et inexpliquée ; ou si l'on n'en cherche pas le motif, c'est qu'elle paraît tout à fait insignifiante. Aussi que font les par- tisans plus ou moins décidés de la liberté d'indif- férence? Ils vont chercher dans la vie humaine ces actions sans nom et sans importance, qui échappent par leur petitesse ou leur promptitude à toute appréciation. Le docteur Reid nous de- mandera, par exemple, si, quand on choisit dans sa bourse une guinée entre autres pour faire une aumône ou acquitter une dette, on a quelque motif de faire ce choix. Et cependant, dit-il, nous sommes parfaitement libres de prendre telle guinée de préférence à ses voisines. Reid demande encore avec quelque ironie si l'on se croit bien sûr que l'âne de Buridan mourrait de faim plutôt que de déroger au principe de la raison suffisante. Au lieu d'insister sur ces argu- ments d'école et sur toutes ces puérilités suran- nées, cherchons dans la vie réelle ce que c'est qu'une action sans motil's ; il nous sera aisé de reconnaître qu'une action sans motifs est une action sans but, je veux dire une action dépour- vue d'intentionnalité, et qu'une action sans mo- tifs et sans but ne saurait être une action libre, puisqu'elle n'est pas même une action intelli- gente. Reprenons l'exemple que nous avons choisi : pour rester fidèle à l'amitié et à l'honneur, je garde le secret qui m'a été confié. Cette action a un but, et ce but, c'est de faire mon devoir. Mais à quelle condition me suis-je déterminé à tendre vers ce but? A condition que j'y fusse sollicité par de certains motifs, et quels motifs? Ils sont évidents : d'une part, la conscience de l'obligation où je suis de tenir ma promesse; de l'autre, le besoin de me sentir en paix avec le souvenir de mon ami absent et avec le senti- ment de ma propre dignité. Otez à mon action ces motifs, elle n'a plus de but, elle n'a plus de véritable întentionnalité, elle n'est plus possible : car, supposez que cette action me parût bonne en soi sans me paraître obligatoire, je ne serais nullement incliné à l'accomplir; et supposez que rien dans mon cœur ne me sollicitât à retenir le secret qui m'est demandé, il s'échapperait de mes lèvres, ou du moins le hasard seul déciderait de ma discrétion. 11 est donc parfaitement clair que tout but suppose un motif, comme tout motif suppose un but, et qu'une, action dépourvue de l'un ou de l'autre de ces deux éléments n'est pas une action intentionnelle. C'est le cas de ces actions insignifiantes dont parle Reid, et qu'on est surpris de voir citées aussi par Bossuet. Choisir une guinée entre plusieurs autres, porter la main à droite ou à gauche, ce sont là assuré- ment des actions sans motifs, mais ce sont aussi des actions sans intention et sans but, des acti qui relèvent de l'instinct et de l'habitude, et non de la libre volonté. Quand un soldat marche à l'ennemi, ce qu'il veut, c'est obéir à son chef, défendre sa vie, servir son pays, et il a des mo- tifs pour tout cela ; mais remuer les muscles de son corps de telle manière plutôt que de telle autre, il ne le veut pas : c'est l'instinct, c'est la nature qui le veulent pour lui. Nul doute, au surplus, que l'action de la nature n'ait toujours son but, sa raison, son motif, jusque dans le der- nier détail des plus petites choses. Le principe de raison suftisante, que Reid a grand tort de mépriser, ne souffre aucune exception. Seulement, il est clair que si vous rapportez l'action totale à l'individu, au lieu de la partager entre lui et la nature, vous pouvez dire que cette ac- tion, dans quelqu'une de ses parties, n'a pas de motifs. Elle n'a pas de motifs, mais aussi elle n'a pas de but, elle n'est pas intention- nelle , elle n'est pas intelligente, elle n'a aucun des caractères de la liberté. C'est donc se méprendre étrangement que de voir l'essence de la liberté dans l'indifférence : c'est avilir la liberté humaine en l'enfermant dans le cercle misérable des actions les plus insignifiantes de la vie ; c'est préparer l'abaissement de la liberté divine, en la rendant aveugle ou capricieuse, sous prétexte de la rendre indépendante. Il s'agit maintenant de se demander quelle sorte d'influence les motifs exercent sur la vo- lonté. C'est encore ici à la conscience qu'il faut s'adresser, et non pas aux sens ou au raisonne- ment abstrait. Si l'on se représente la volonté humaine comme une balance où les motiis jouent le rôle de poids, si l'on se persuade que l'action voulue est un produit dont les motifs sont les facteurs, ou une résultante dont la di- rection est déterminée par l'action combinée de plusieurs forces ou distinctes ou contraires ; si, disons-nous, on examine ainsi les choses en se plaçant hors de la conscience, on prêtera aisé- ment l'oreille aux raisonnements des fatalistes, et on dira avec eux : Ou il n'y a qu'un seul motif qui agisse sur la volonté, et alors il l'entraîne inévitablement; ou il y a plusieurs motifs, et alors c'est le plus fort qui nécessairement l'em- porte. Nous pourrions faire remarquer d'abord que le premier cas est chimérique. Dans toutes les circonstances un peu importantes de la vie, nous sommes sollicités par plusieurs motifs. C'est ce qui est évident, par exemple, pour le cas que nous avons choisi. D'un côté, les calculs de l'in- térêt, les inspirations de la haine, le désir de la vengeance ; de l'autre, l'amitié, le devoir, la paix de ma conscience, le soin de ma dignité. Cette diversité de motifs a été ieconnue par le bon sens avant de l'être par les moralistes, et tout le monde sait que trois grands ressorts gouvernent les affaires humaines : le plaisir, l'intérêt, le devoir. Or, ces motifs étant de na- ture et d'origine diverses, il est impossible de leur appliquer une mesure commune et de cal- culer d'avance quel sera le plus fort. Mais la vraie question n'est pas là : elle n'est pas de sa- voir si plusieurs motifs ou un seul agissent sur la volonté ; mais si l'action qu'ils exercent est une action nécessitante. Ici la conscience rend à la liberté un éclatant témoignage. Ma raison me dit que garder un secret est un impérieux devoir. Cette idée de devoir est-elle un poids qui pèse sur mon esprit, une force qui le lire et qui l'entraîne? Si j'obéis à la loi du devoir, ne suis- je pas libre de la violer ? On dira peut-être que Je devoir agit sur moi. non-seulement comme une loi, mais comme un objet désirable ; non- L1BE — 950 LIBB seulement en parlant de ma raison, mais en exci- tant ma sensibilité. Je l'accorde; mais l'attrait que le devoir ou le plaisir ont pour moi peut-il être strictement assimilé à une force qui agit sur un objet matériel? Suis-je donc un être inerte, une girouette animée que les vents con- traires font tourner à leur gré? N'ai-je pas en moi le sentiment invincible de la puissance pro- pre qui me caractérise, et en vertu de laquelle je puis céder ou résister, suivre tel motif de préférence à tel autre, faire ceci ou faire cela, ou ne rien faire du tout? Leibniz soutient que la volonté suit toujours la dernière détermination de l'entendement. Nous faisons toujours, suivant lui. certainement, quoi- que non nécessairement, ce qui, en définitive, nous paraît le meilleur. C'est que Leibniz n'in- terroge pas la conscience, c'est qu'il a un sys- tème. Il faut, dans le monde fantastique qu'il s'est construit, que l'état présent de chaque monade ait sa raison dans l'état antérieur ; il faut que toute action soit le résultat de toutes les dispositions antécédentes, et la liberté qu'il ac- corde à l'homme, au sein d'un univers où tout est réglé d'avance, n'est pas celle que chacun de nous sent au dedans de soi. Un autre grand métaphysicien, Spinoza, tout en reconnaissant que la conscience atteste à l'homme sa liberté, a prétendu concilier ce fait irréfragable avec un système où le principe de la fatalité est poussé à ses dernières conséquen- ces. A l'en croire, chacune des modifications de l'âme humaine a sa cause dans une modification antérieure, qui a elle-même sa cause dans une autre modification, et ainsi de suite, à l'infini. Un acte produit un autre acte, un mouvement produit un autre mouvement, comme un flot pousserait un autre flot dans un océan sans ri- vage. Mais les modifications de l'âme humaine sont d'une extrême complexité, et parmi elles les unes apparaissent clairement à la conscience, les autres sont plus ou moins enveloppées d'obscu- rité. Or, qu'arrive-t-il quand je prends tel ou tel parti, quand je me lève, par exemple, pour aller à la promenade? Diverses causes concourent pour amener cet effet : la disposition de mes organes, l'état de mon imagination, le chaud ou le froid, la sérénité du ciel, la douceur de la température, etc. Quelques-unes de ces causes sont connues de moi plus ou moins, et c'est ce que j'appelle les motifs de mon action; d'autres agissent sourdement, et ce ne sont pas celles qui exercent l'action la moins décisive. Ignorant l'in- fluence de ces dernières causes, ne trouvant pas dans celles que je connais l'explication suffisante de ma détermination, disposé d'ailleurs à m' exa- gérer ma puissance propre, ravi du sentiment de mon indépendance et de ma grandeur, je me figure que c'est moi qui me détermine par ma propre vertu, indépendamment des motifs, et cette vertu imaginaire, cette chimère de ma faiblesse et de mon orgueil, je la salue du nom pompeux de libre arbitre. Telle est l'idée que Spinoza se forme de la liberté humaine; telle est l'explication, à coup sûr très-originale et très-ingénieuse, par laquelle il prétend rendre compte du sentiment du libre arbitre, au nom même des principes du lisme le plus absolu qui fut jamais. .Mais tout cet échafaudage croule devant une observation fort simple empruntée à la conscience. Suivant Spi- noza, c'est de L'ignorance où nous sommes des causes diverses qui influent sur nos détermina- tions que naît l'illusion du libre arbitre, l'ius, par conséquent, nous ignorons nos dispositions i, plus nous agissons d'une manière irréfléchie, plus doit s'exalter en nous le senti- ment de notre liberté. C'est ainsi que l'enfant et l'homme ivre, comme Spinoza se pluît à le dire, sont convaincus qu'il dépend d'eux uniquement d'accomplir des actes où ils sont poussés invin- ciblement par des causes ignorées. A ce compte, plus nous descendrons au fond de nous-mêmes, plus nous nous rendrons compte des motifs de notre conduite, plus nous mettrons de sérieux et de maturité dans nos délibérations, et plus nous verrons tomber pièce à pièce le fantôme de notre liberté. Or, l'expérience donne ici à Spinoza le plus complet démenti, et il suffit d'avoir constaté une seule fois combien est ferme et lumineux, après une délibération sérieuse et calme, le sen- timent de notre liberté, pour mettre à nu l'arti- fice de ce système. Nous avons constaté la liberté humaine et réduit à leur juste valeur l'influence, incontes- table sans doute, mais jamais nécessitante des motifs ; examinons maintenant d'une manière plus précise en quoi consiste cette liberté; dé- crivons les formes sous lesquelles elle se pré- sente dans la conscience ; dégageons de ces formes changeantes son essence invariable, et, de la liberté humaine purifiée, élevons-nous par degrés jusqu'à la liberté divine. On trouve dans l'observation de la vie humaine trois formes bien distinctes de la liberté. Tantôt indécis entre le bien et le mal, je finis par succomber, et comme dit un poëte : Video meliora, proboque Détériora sequor. Tantôt, au contraire, je triomphe de mes pen- chants mauvais, et, après une lutte plus ou moins longue, plus ou moins douloureuse, je fais mon devoir/C'est entre ces deux alternatives que flotte l'espèce humaine, et quand une âme est parvenue à cet état moral où les chutes sont l'exception et la vertu la règle, il peut sembler que la nature humaine a acquis toute la perfection dont elle est susceptible. Mais au-dessus de la pratique or- dinaire du devoir, au-dessus du triomphe labo- rieux de la vertu sur le vice, il y a une forme de l'activité plus pure et plus parfaite : c'est l'habi- tude de pratiquer le bien, portée au point de faire cesser la lutte et de rendre aisé et facile le sa- crifice lui-même. En un mot, au-dessus de la vertu proprement dite il y a la sainteté. Ainsi, la chute, la vertu, la sainteté, voilà en trois mots l'histoire de la moralité humaine. Reprenons ces trois états, et appliquons-nous à les distinguer sévèrement les uns des autres. Il est incontestable qu'en de certaines circon- stances, qui ne se reproduisent que trop souvent, l'homme voit clairement le bien et le mal, et choisit sciemment et librement le mal à l'exclu- sion du bien. Plusieurs philosophes n'ont pu croire la nature humaine capable d'un pareil dérègle- ment. Ils ont pensé que si l'homme fait le mal, c'est que sa raison est obscurcie, et le crime leur a paru un égarement et une folie. La vertu, selon Platon, est chose trop belle et trop sainte pour qu'on puisse la voir et ne pas sentir pour elle un irrésistible attrait. De là cette maxime célèbre de toute l'école socratique : Nul n'est méchant de son j4ei)i sii Manuduchonis ad sloicam philosophiam libri très; — Jusli Lipsii physiologiœ stoicorum libri 1res, Anvers et Paris, in-4 et in-8. Nous analyserons en peu de mots ces deux ouvrages. 11 csl utile, suivant Juste Lipse, d'étudier la philosophie; mais enti philosophi- ques, qui toutes prétendent posséder le dernier mot de la science humaine, pour laquelle faut- il opter? La voix commune, dit-il, condamne les épicuriens; les académiciens, c'est-à-dire les sceptiques, ont toujours rencontré peu de par- tisans; les péripaléticiens ont beaucoup plus de crédit, et ne permettent pas, à bon droit, crue l'on parle mal de leur illustre maître : cepen- dant, si grand qu'ait été le génie d'Aristote, il faut reconnaître qu'il ne s'est pas toujours exprimé sur les questions morales. en des ter- mes satisfaisants. 11 importe donc de rechercher s'il n'existe pas une doctrine qui supplée à l'in- suffisance de l'éthique péripatéticienne. Ce n'est pas, au jugement de Juste Lipse, celle de Pla- ton : entraîné bien au delà des voies suivies par la foule, Platon n'est pas un guide sûr pour la conscience. On comprend mieux Sénèque et les autres disciples de Zenon. Cela dit. Juste Lipse aborde les thèses premières de l'éthique, disserte avec abondance sur la question du sou- verain bien, et, consacrant un chapitre spécial à l'examen des aphorismes, des sentences para- doxales qui sont le fonds commun de toutes les amplifications stoïciennes, il conclut en recom- mandant la pratique de la vertu. Dans le second des opuscules dont nous nous sommes proposé de rendre un compte sommaire, Juste Lipse ne se contente pas d'exposer et de commenter les prescriptions morales du Manuel d'Épictète : il s'agit, en effet, dans ce traité, de la physio- logie, ou, pour parler le langage de notre temps, de l'ontologie stoïcienne, de Dieu, de la Provi- dence, du mal, du monde, et de l'homme. Les docteurs protestants, aussi bien que les catho- liques, purent trouver téméraires et nouvelles plusieurs assertions développées dans cet ou- vrage ; mais, pour n'être pas une occasion de scandale, Juste Lipse avait déclaré par avance qu'il ne voulait pas être jugé comme solidai- rement responsable des opinions diverses reçues dans l'école stoïcienne. Ainsi, bien qu'il fasse à voix basse confession de ses sympathies pour cette école, Juste Lipse a la prudence de se donner plutôt comme histo- rien que comme sectaire. Acceptons donc les deux traités que nous avons sous les yeux comme formant une introduction à l'étude'de la philo- sophie stoïcienne. Appréciés à ce point de vue, ils méritent toute l'estime que leur a:corde Ten- nemann. Nous ne parlerons pas en des termes aussi favorables d'un ouvrage plus connu de Juste Lipse qui a pour titre Politicorum, sive civilis doctrinœ, libri sex, in-8, Leyde, 1589. Ce livre, composé de fragments d'Aristote, de Tacite, de Cicéron, semble être tantôt un ma- nifeste en faveur de la monarchie, tantôt une protestation contre le droit divin des rois : on l'entend dire ici que le gouvernement d'un seul esl « la baguette de Circé qui subjugue les hommes et les bêtes, et qui, de tant de gens farouches, fait que chacun, frappé de crainte, s'assujettit au devoir»; ailleurs, il ne donne pas d'autre base à ce gouvernement que l'adhésion libre, éclairée, de ces brutes indociles. S'agit-il de faire un choix entre l'élection et la succes- sion? il hésite et passe outre, sans donner son avis. Cet écrit est bien loin de valoir ceux dVE- gidio Colonna, de Claude de Seyssel et surtout celui de Bodin, On n'y trouve, pour ainsi parler LOGK — 957 — LOGK qu'une maxime à laquelle Juste Lipse n'admet pas qu'on puisse opposer une maxime contraire. Il s'agit de la liberté de conscience. Sur ce point l'auteur déclare expressément que le de- voir des rois est d'exterminer par le 1er et par le l'eu quiconque ose, en matière de religion, penser autrement que l'État. 11 convenait d'au- tant moins à Juste Lipse de tenir un tel lan- gage, qu'il avait tour à tour fait profession d'être catholique, luthérien, calviniste, et qu'en fait il n'avait jamais été sincèrement d'aucune communion. B. H. LOCKE (John) naquit à Wrington, dans le comté de Bristol, le 29 août 1632. Il passa son adolescence et les premières années de sa jeu- nesse d'abord au collège de Westminster, puis à l'université d'Oxford, où la lecture des écrits de Descartes éveilla chez lui, comme chez Ma- lebranche, une vocation philosophique. En 1666, une rencontre fortuite le mit en rapport avec lord Ashley, depuis comte de Shafteshury, qui le retint auprès de lui et se l'attacha comme ami. Devenu, en 1672, grand chancelier d'An- gleterre, Shafteshury nomma Locke secrétaire des présentations aux bénéfices, emploi qu'il exerça pendant une année, tant que Shaftes- hury garda lui-même ses fonctions. Plus tard, en 1679, le comte de Shafteshury, nommé pré- sident du conseil, rappela Locke auprès de lui ; mais, bientôt disgracié pour s'être opposé aux mesures despotiques de la cour, Shafteshury se vit contraint de s'exiler en Hollande, où il mou- rut en 1683. Locke l'y avait accompagné. Les relations qu'il y contracta, notamment avec Limborch et Leclere, jointes au dévouement dont il avait fait preuve envers le comte de Shafteshury, achevèrent de le rendre suspect au gouvernement anglais, et amenèrent contre lui une persécution qui eut pour résultat sa dépossession d'un bénéfice accordé par l'univer- sité d'Oxford. Locke séjourna en Hollande pen- dant environ huit ans, jusqu'en 1689, époque à laquelle la révolution, qui plaça Guillaume III sur le tronc d'Angleterre, le ramena dans sa patrie. Il avait d'abord songé à recouvrer son bénéfice de Christ-Church ; mais il sacrifia gé- néreusement à l'intérêt et à la sécurité de celui qu'on lui avait donné pour successeur les droits qu'une injuste persécution n'avait pu lui faire perdre, et accepta une place de commissaire aux appels. Des missions diplomatiques lui fu- rent, dit-on, proposées à diverses reprises; mais sa santé, devenue très-faible, le contraignit à refuser. Ce fut vers cette époque qu'il com- mença à séjourner alternativement à Londres et à la maison de campagne du comte de Peterbo- rough; bientôt même, il forma le projet de se retirer complètement à Oates, dans le comté d'Essex, chez le chevalier Masham ; et cette résolution l'amena à se démettre, en 1700, des fonctions très-lucratives de commissaire du commerce et des colonies. Le roi vou- lait les lui conserver en le déchargeant de tout travail et en le dispensant d'assister au conseil, par conséquent, de venir à Londres dont le séjour lui était nuisible; Locke répondit que sa conscience ne lui permettait pas de tou- cher le traitement d'un emploi qu'il ne pouvait remplir, et, dès cet instant, il ne quitta plus sa retraite d'Oates. Il y mourut le 28 octobre de l'année 1704, dans des sentiments de religion et de piété chrétiennes qui se révélèrent dans ses dernières paroles et dans ses derniers actes. Le traducteur français de l'Essai sur l'enten- dement humain, Coste, était à Londres au mo- ment de la mort de Locke ; et voici comment, dans une lettre adressée à l'auteur des Xuu- vclles de lu république des lettres, et insérée dans ce recuxil (février 170â, p. lo4), il rend compte des derniers moments du grand philo- sophe : « Vers cinq heures du soir (27 octobre 1704), il lui prit une sueur accompagnée d'une extrême faiblesse,- qui fit craindre pour sa vie; il crut lui-même qu'il n'était pas loin de son dernier moment : alors il recommanda qu'on se souvînt de lui dans la prière du soir; là-des- sus, Mme Masham lui dit que, s'il le voulait, toute la famille viendrait prier Dieu dans sa chambre; il répondit qu'il en serait fort aise, si cela ne donnait pas trop d'embarras. On s'y rendit donc, et l'on pria en particulier pour lui. Après cela, il donna quelques ordres avec une grande tranquillité d'esprit, et, l'occasion s'étant présentée de parler de la bonté de Dieu, il exalta surtout l'amour que Dieu a témoigné aux hommes en les justifiant par la foi en Jésus- Christ. Il le remercia en particulier de ce qu'il l'avait appelé à la connaissance de ce divin Sau- veur; il exhorta tous ceux qui se trouvaient auprès de iui de lire avec soin l'Écriture sainte et de s'attacher sincèrement à la pratique de tous leurs devoirs, ajoutant expressément que, par ce moyen, ils seraient plus heureux dans ce monde et qu'ils s'assureraient la possession d'une éternelle félicité dans l'autre. Quelques jours avant sa mort, il avait écrit à Collins, son pupille et son ami, qu'il ne trouvait de conso- lation que dans le bien qu'il avait fait; que deux choses en ce monde pouvaient seules donner une véritable satisfaction : le témoignage d'une bonne conscience et l'espoir d'une autre vie. » Quelque temps avant la mort de Locke, le docteur Hudson, administrateur de la biblio- thèque Bodléienne à Oxford, avait prié le phi- losophe de lui envoyer tous les ouvrages qu'il avait publiés, tant ceux qui portaient son nom, que ceux où' son nom ne paraissait pas. Locke ne lui avait envoyé que les premiers d'entre ce s ouvrages; mais, par un article de son testament, il légua au docteur Hudson, pour la hiblio thèque Bodléienne, un exemplaire de chacun d : ses écrits anonymes. Nous ferons connaître plu> loin quels étaient ces ouvrages de Locke; mai- d'abord nous nous occuperons du plus impor- tant de tous ses écrits, de celui qui est resté et demeurera son véritable titre de gloire. VEssai sur l'entendement humain {Essay concerning human understanding) fut com- posé, ainsi que l'auteur le déclare lui-même dans sa préface, pour sa propre instruction et pour la satisfaction de quelques-uns de ses amis : « S'il était à propos de faire ici l'histoire de cet Essai, je dirais que cinq ou six de mes amit s'étant assemblés chez moi et venant à discouru sur un point fort différent de celui que je traite en cet ouvrage, se trouvèrent bientôt poussés à bout par les difficultés qui s'élevèrent de diffé- rents côtés. Après nous être fatigués quelque temps sans nous trouver en état de résoudre les doutes qui nous embarrassaient, il me vint dans l'esprit que nous prenions un mauvais che- min, et qu'avant de nous engager dans ces sor- tes de recherches, il était nécessaire d'examiner notre propre capacité, et de voir quels objets sont à notre portée ou au-dessus de notre com- préhension.... Il me vint alors quelques pensées indigestes sur cette matière que je n'avais ja- mais examinée auparavant; je les jetai sur le papier; et ces pensées, que j'écrivis a la hâte pour les communiquer à mes amis à notre pro- chaine entrevue, fournirent la première occasion de ce traité, qui, ayant été commencé pa^ ha- sard et continué à la sollicitation de ces mômes personnes, n'a été écrit que par pièces déta- LOOK — 958 — LOCTv chêes : car, après l'avoir longtemps négligé, je le repris, selon que mon humeur ou l'occasion me le permettaient; et enfin, pendant une re- traite que je fis pour le bien de ma santé, je le mis dans l'état ou on le voit présentement. » Ces paroles de Locke peuvent expliquer, sinon justi- fier les incohérences, les contradictions, les re- dites qui se rencontrent dans les différentes par- ties de l'Essai sur l'entendement humain. Nous venons de voir à quelle occasion fut commencé cet Essai, si maintenant nous nous demandons quel est l'objet de cet ouvrage, Locke lui-même nous l'apprendra encore dans quelques lignes de son avant-propos : « 11 suf- fira, dit-il, pour le dessein que j'ai présente- ment en vue, d'examiner les différentes facultés de connaître qui se rencontrent dans l'homme, en tant qu'elles s'exercent sur les divers objets qui se présentent à son esprit, et je crois que je n'aurai pas tout à fait perdu mon temps à médi- ter sur cette matière si, en examinant pied à pied, d'une manière claire et historique, toutes ces facultés de notre esprit, je puis faire voir, en quelque sorte, par quels moyens notre enten- dement vient à se former les idées qu'il a des choses, et que je puisse marquer les bornes de la certitude de nos connaissances et les fon- dements des opinions qu'on voit régner parmi les hommes. » L'Essai sur l'entendement hu- main est donc un traité d'idéologie. Et qu'on ne croie pas que cet examen de ce dont notre esprit est capable soit entrepris par Locke dans un but avoué ou déguisé de scepticisme : non loin de travailler au profit de l'esprit de doute, il estime, au contraire, que « la connaissance des forces de notre esprit suffit pour guérir du scep- ticisme ainsi que de la négligence où l'on s'a- bandonne lorsqu'on doute de trouver la vérité ». L'Essai sur l'entendement humain se divise en quatre livres, dont voici l'objet : 1er livre, des Notions innées; — 2e livre, des Idées; — 3e livre, des Mots; — 4e livre, de la Connais- sance. Ainsi qu'il résulte de ces titres mêmes, les deux premiers livres ont pour objet une question psychologique, celle de l'origine, de la formation et des caractères de nos idées : le troi- sième a pour objet une question de logique, celle des rapports du langage avec la pensée ; le quatrième a également pour objet une ques- tion de logique, celle de la légitimité de nos connaissances. A l'époque où Locke écrivit son livre, la doc- trine des idées innées était fort accréditée en Angleterre et surtout en France. Tout le premier livre de Locke a pour objet de la combattre, et, s'il est possible, de la renverser. L'auteur de l'Essai entreprend d'établir trois points capitaux : le premier, qu'il n'y a point de principes innés dans l'ordre spéculatif; le second, qu'il n'y a point de principes innés dans l'ordre pratique ; le troi- sième, que les principes spéculatifs ou pratiques sont tellement loin d'être innés, que les idées mêmes dont ils se composent ne le sont pas. Or, pour démomrer ces trois points, voici comment procède Locke. Herbert do Cherbury avait signalé plusieurs caractères auxquels on peut reconnaître qu'une idée est innée, et, parmi ces caractères, il avait surtout indiqué la priorité et l'universalité. Locke s'efforce d'établir que principes el idées ne sont point primitifs, puisque les enfants ne les possèdent ni ne les comprennent, et qu'ils ne sent point universels, attendu qu'ils ne se trou- vent pas dans l'esprit des idiots et des sauv ut ni universels ni primitifs, ils ne sont point innés : donc, ils sont acquis, et Locke se rési de montrer, dans son second livre, comment s'o- père cette acquisition. Cette polémique contre l'innéité des idées est- elle décisive? Nous ne le pensons pas. L'idi': une exception dans la nature liumaine, et, sup- posé qu'il lût réel, ce défaut d'assentiment de sa part aux principes de l'ordre spéculatif ou de l'or- dre pratique ne saurait fournir une objection bien sérieuse contre l'universalité de ces notions. Que prouve, d'un autre côté, cbez les enfants le dé- faut d'assentiment à ces mêmes principes? Atten- dez que l'intelligence de l'enfant ait atteint son développement, et alors elle s'ouvrira infaillible- ment à la conception de ces vérités pratiques ou spéculatives. L'enfant, dans ses premières années, ne comprend pas et ne peut pas comprendre^ sur- tout si on les lui présente sous une forme indé- terminée et abstraite, les vérités spéculatives ou les vérités morales ; mais il y a en lui une faculté innée, la raison, dont le développement, déter- miné par l'inévitable action des lois qui régissent sa nature, doit avoir pour résultat nécessaire la conception de ces mêmes vérités. Quant au sau- vage, cet enfant de la nature, il est faux de pré- tendre que son intelligence soit étrangère à la vérité spéculative ou à la vérité morale. Il com- prend ces vérités, pourvu qu'elles ne lui soient pas offertes sous une forme scientifique, indéter- minée, abstraite, mais sous une ferme concrète et déterminée, la seule qui trouve accès en son intelligence neuve et sans culture. Et ce que nous disons des principes spéculatifs ou pratiques, il faut le dire également de cer- taines idées, telles que celle de Dieu, auxquelles Locke s'efforce en vain d'enlever ce caractère. L'idée de Dieu, nous le reconnaissons, n'est pas primitive. L'intelligence de l'enfant ne la possède pas tout d'abord. Mais, en revanche, elle ne peut manquer de la posséder un jour. Nous naissons, comme parle Descartes dans ses réponses aux objections de Hobbes et de Gassendi, avec la fa- culté de connaître Dieu. Ajoutons que cette idée est universelle. Elle appartient à tous les temps et à tous les lieux. Elle n'a manqué à aucune in- telligence, à aucun siècle, à aucun peuple. Nul n'en a été ou n'en est déshérité. Cette doctrine de l'innéité des idées, que Locke s'imagine avoir renversée, n'est donc pas même ébranlée par ses objections; à la condition toute- fois qu'on l'interprète dans le sens où la prenait Descartes, et qu'on ne prétende pas que nous ap- portons en venant au monde certaines idées toutes constituées en notre esprit, mais seulement que nous naissons avec la faculté de les obtenir. Lorsqu'il croit en avoir fini avec les idées in- nées, Locke entreprend de jeter les bases d'un autre système, à savoir, que toutes nos idées vien- nent de l'expérience, et c'est à la démonstration de cette théorie qu'est consacré le second livre de son Essai. « Supposons, dit-il (liv. II, ch. iv), qu'au commencement l'âme soit une table rase, tabula rasa, vide de tous caractères, sans aucune idée quelle qu'elle soit; comment vient-elle à recevoir des idées? Par quel moyen en acquiert- elle cette prodigieuse quantité que l'imagination de l'homme toujours agissante lui représente avec une variété presque infinie? D'où puise-t-elle tous ces matériaux qui sont comme le fond de tous ses raisonnements et de toutes ses connaissances? A cela, je réponds en un mot, de l'expérience. C'est là le fondement de toutes nos connaissan- ces; c'est de là qu'elles tirent leur première ori- gine. » Mais, dans l'expérience^ Locke signale un double mode d'action, la sensation et la réflexion. Que, si l'on demande à laquelle des deux il accorde la priorité, il déclare positivement (liv. II, ch. î) que c'est à la sensation, et que l'autre source d'où l'entendement vient encore à recevoir des idées, LOGK — 959 — LOGK c'est la perception des opérations de notre âme, appliquée aux idées qu'elle a déjà reçues par les sens. Or, quelles sont ces idées qui nous sont ainsi données, les unes par la .sensation, les autres par la réflexion? Par la sensation, nous acquérons les idées que nous avons du blanc, du jaune, du chaud, du froid, du dur, du mou, du doux, de l'amer et de tout ce que nous appelons qualités sensibles; tandis que, par la réflexion, nous acquérons les idées de ce qu'on appelle percevoir, penser, dou- ter, croire, raisonner, connaître., vouloir, et de toutes les différentes actions de notre âme. Toutes les idées directement émanées de la sensation et de la réflexion, Locke les appelle idées simples. Mais il ajoute que notre intelli- gence possède aussi des idées complexes, et celles- ci s'obtiennent (liv. II, ch. xn) en répétant, ajou- tant et unissant ensemble les idées simples ; de telle sorte que les idées, même les plus élevées, quelque éloignées qu'elles paraissent des sens ou de la réflexion, ne sont pourtant que des notions que l'entendement se forme en combinant les idées qu'il avait reçues des objets des sens, ou de ses propres opérations sur les idées sensibles. Ce système sur l'origine et la formation des idées a le mérite de la simplicité. A-t-il égale- ment celui de la vérité? C'est ce que nous allons examiner brièvement. Et d'abord, n'est-il pas étrange qu'un philoso- phe de l'école de Bacon, qui annonce la préten- tion de n'écouter que l'expérience, débute préci- sément par une hypothèse? Pourquoi supposer qu'au commencement l'âme est ce qu'on appelle une table rase? Cette hypothèse, placée ainsi au début, n'est-elle pas un vice de méthode, et, à ce titre, ne vient-elle pas frapper d'illégitimité tout l'ensemble du système? Rien d'ailleurs n'autorise cette comparaison de l'âme humaine avec des tablettes vides de tout caractère : car une table rase est indifférente à recevoir tels ou tels caractères ; il se pourrait îuême qu'elle n'en reçût aucun. En est-il de même de l'âme? N'apporte-t-elle pas en naissant cer- taines dispositions, certaines tendances actives, appelées nécessairement à se développer, et à produire par ce développement certaines idées, et telles idées plutôt que telles autres? Ce n'est pas tout. Si l'âme existe, elle a infailliblement, dès le commencement, le sentiment de son existence; et dès lors il devient faux de dire qu'elle soit vide de^ toute idée : car, alors même que toute autre idée lui manquerait, il faut bien reconnaître qu'elle aurait au moins l'idée d'elle-même, à moins de se condamner à l'absurdité de préten- dre qu'elle existe sans avoir le sentiment de son existence. Elle n'est donc pas, comme le prétend Locke, sans aucune idée quelle qu'elle soit; et, par conséquent, elle n'est pas légitimement assi- milable à une table rase. Il suit encore de ces dernières considérations, que rien ne justifie la priorité absolue attribuée par Locke aux idées sensibles sur toute autre es- pi' 'e d'idées. Eh quoi! l'âme recevrait par les sens les idées des qualités matMelles, et, par conséquent, éprouverait des sensations corres- pondantes à chacune de ces idées, sans avoir au même moment l'idée d'elle-même? Il y aurait un être qui éprouverait le plaisir ou la douleur, et qui. en même temps, recevrait les idées des ob- jets^ causes de cette douleur et de ce plaisir, et cet être n'aurait pas au même instant conscience de lui-même, et l'idée du moi ne serait qu'une acquisition postérieure aux idées sensibles? Si l'on peut établir ici une priorité, à coup sûr elle est acquise de plein droit à l'idée du moi, attendu que. pour avoir utp. idée des objets extérieurs, il tant être, et qu'on ne peut raisonnablement sup- poser que l'homme n'ait pas, à un degré ou à un autre, le sentiment de son existence. La seule concession qui puisse donc ici être faite à Locke, et cette concession même renverse son système, c'est que la première sensation et la première idée sensible sont contemporaines de l'idée du moi qui éprouve cette sensation. Une autre priorité encore, que nous ne sau- rions admettre dans la théorie de Locke, est celle qu'il attribue aux idées simples sur les idées complexes. Ce n'est point ainsi que procède l'in- telligence. Ses premiers aperçus en toute chose sont synthétiques. Ce qu'elle commence par saisir dans les objets auxquels elle s'applique, c'est l'ensemble; et ce n'est qu'ultérieurement, en pro- cédant par voie d'analyse, qu'elle distingue les parties et les éléments. De telle sorte que nos premières idées sont synthétiques, complexes, confuses, et que ce n'est que par des analyses et des abstractions successives que nous parvenons à obtenir des idées simples, distinctes, claires. Un corps est là, placé sous mes yeux : l'idée que j'en ai, au premier moment où je le vois, em- brasse tout à la fois la substance et les qualités; puis, m'arrêtant sur chacune de ces qualités, et leur appliquant successivement l'action de mes divers sens, j'arrive à les connaître séparément, distinctement, en d'autres termes, à obtenir au- tant d'idées simples qu'il y a de qualités distinctes dans ce corps. De- même pour l'idée de l'âme. Nous ne commençons pas par acquérir l'idée d'une de ses qualités, puis d'une seconde, d'une troi- sième, d'une quatrième, que nous ajoutons en- suite les unes aux autres. Non, nous débutons par l'idée toute synthétique, toute complexe du moi; puis, par l'analyse, nous obtenons l'idée simple et distincte de chacune de ses propriétés ou quali- tés. Ce procédé naturel est précisément l'inverse de celui que Locke attribue à l'intelligence hu- maine ; et l'erreur du philosophe anglais en ce point est d'avoir supposé que notre esprit com- mence par appliquer l'analyse aux objets avec lesquels il se trouve en rapport, tandis qu'une exacte observation de la nature humaine lui eût appris qu'en réalité tout premier aperçu de notre esprit est synthétique. Allons plus loin, et abordons en elles-mêmes ces deux facultés expérimentales à l'exercice des- quelles Locke attribue l'acquisition de tous ces matériaux qui sont, suivant ses expressions, le fond de tous nos raisonnements et de toutes nos connaissances. A la sensation nous devons les idées des qualités sensibles, à la réflexion les idées des différentes actions et opérations de lame. Mais, dans un tel système, comment s'ex- pliquer l'origine de l'idée de substance, qui est tout aussi réellement en notre esprit que l'idée de telles ou telles qualités? 'L'idée de substance ne peut, dans le système de Locke, nous être donnée ni par la sensation, ni par la réflexion, qui toutes deux ne nous révèlent que des quali- tés. Locke sera donc amené à dire (liv. II, ch. xn, sect. fi) que « les idées des substances sont cer- taines combinaisons d'idées simples, qu'on sup- pose représenter des choses particulières et dis- tinctes, subsistant par elles-mêmes, parmi les- quelles idées l'idée de substance, qu'on suppose sans la connaître, quelle qu'elle soit en elle-même, est toujours la première et la principale. » A tra- vers l'obscurité de ce passage, on comprend que l'idée de substance s'obtient en supposant sous la collection des qualités un je ne sais quoi, qui leur sert tout à la fois de substratum et de lien. Mais d'où vient cette supposition? Ce ne peut être assurément ni de la sensation, ni de là réflexion, puisqu'elles n'atteignent que des qualités. Ce ne peut être, non plus, de la faculté de composition : LOGK — 960 — LOCK car autre chose est former une collection de qua- lités, autre chose est supposer sous cette collec- tion un sujet, un substrat uni. Quelle est donc cette nouvelle faculté intellectuelle dont Locke admet implicitement l'intervention, mais d'une manière si confuse et si vague, qu'il ne s'attache ni à la décrire, ni même à lui donner un nom? Il est d'autres points sur lesquels l'empirisme de Locke nous paraît être tombé en de regretta- bles erreurs. Kotre intelligence possède l'idée de l'infini, l'idée de l'être nécessaire, la connais- sance des vérités nécessaires. Est-ce à l'expé- rience, qui n'atteint que le fini et le contingent, que nous pouvons être redevables de ces idées ? La sensation et la réflexion qui, d'après Locke, ne nous donnent pas même l'idée de l'être con- tingent, nous suggéreront-elles la notion de l'ê- tre nécessaire? Fera-t-on intervenir ici ces pro- cédés de combinaison, de juxtaposition et d'ab- straction, que Locke (liv. II, ch. xn, sect. 1) indique comme les moyens d'obtenir ce qu'il ap- pelle les idées complexes de modes, de substan- ces, de relations? Mais ces procédés sont à jamais impuissants à convertir le contingent en néces- saire, le relatif en absolu, le fini en infini. Il fallait donc ici reconnaître, indépendamment des facultés expérimentales, une faculté supérieure et sui generis, à l'action de laquelle sont dues ces idées de l'infini, du nécessaire, de l'absolu, dont Locke n'a point nié la présence en notre esprit, mais dont il a expliqué la formation d'une façon arbitraire et inadmissible. Cette faculté est celle qu'on appelle entendement avec Male- bnnclie, pure intellection avec Descartes, rai- son avec Kant ; le nom importe peu, pourvu qu'on la reconnaisse, et qu'on n'assigne à aucune autre le rôle qui n'appartient qu'à elle seule. Tout exclusif et insuffisant qu'est le système de Locke sur l'origine des idées, il n'en faut pas moins reconnaître la supériorité de cette doc- trine sur la plupart des systèmes empiriques de l'antiquité et des temps modernes. L'empirisme de Protagoras, d'Épicure, avait considéré la sen- sation comme source unique de toutes nos idées. Il en avait été de même du péripatétisme sco- lastique, qui avait donné la valeur d'un axiome à cette proposition, qu'il n'y a rien dans l'intelli- gence qui n'y soit venu par les sens: Nihil in intellectu, nisi quod prius fuerit in sensu. Au .\vne siècle, Gassendi avait suivi les mêmes er- rements, quand il avait posé en principe que toute idée vient des sens : Omnis idea oritur a sensibus. Enfin, le jour n'était pas loin où Con- dillac et son école allaient soutenir que toute idée, sans exception, est une sensation transfor- mée. La doctrine de Locke ne tombe pas dans une si grave exagération. Défectueuse en ce qu'elle laisse sans explication légitime les idées qui sont en nous de l'être infini et la connais- sance des vérités nécessaires, elle se distingue avantageusement de tous ces systèmes, en ce qu'elle reconnaît formellement dans l'esprit toute une classe d'idées qui n'ont pas une origine sensible, et que l'àmc ne doit qu'à l'attention qu'elle donne à ses propres opérations. Si cette doctrine est empirique, au moins elle n'est pas exclusivement sensualiste; et tout en lui repro- chant ce qu'elle méconnaît, il est juste de lui te- nir compte de la part de vérité qu'elle conserve. Après d'ingéni vases remarques sur l'association des idées, qui terminent le second livre, l'un des plus considérables de tout l'ouvrage tant par son étendue que par l'importance dis matières qui s'y trouvent traitées, Locke aborde, dans son troisième livre, intitulé des Mots, la question des rapports du langage avec la pensée. « Après avoir exposé, dit-il, tout ce qu'on vient de voir sur l'origine, les diverses espèces et l'étendue nos idées, je devrais, en vertu de la méth que je m'étais proposée d'abord, m'attacher à faire voir quel est l'usage que l'enteiidemerjt fa t de ces idées, et quelle est la connaissance que nous acquérons par leur moyen. Mais, venant à considérer la chose de plus près, j'ai trouvé qu'il y a une si étroite liaison entre les idées et les mots, et un rapport si constant entre les idées abstraites et les termes généraux, qu'il est im- possible de parler clairement et distinctement de notre connaissance, qui consiste toute en propo- sitions, sans examiner auparavant la nature, l'u- sage et la signification du langage. » Tout ce troisième livre abonde en aperçus judicieux sur l'usage de la parole et sur les services qu'elle est appelée à rendre à la pensée. Lo:ke s'attache d'abord à montrer comment se forment les ter- mes généraux. On s'attend que sur ce terrain il rencontrera la question des universaux, si vive- ment controversée dans l'antiquité et surtout au moyen âge. Locke la résout en vrai disciple d'Occam, en soutenant (liv. III, ch. m) que « ce qu'on appelle général et universel est l'œuvre de l'entendement ». Passant de là par une transi- lion naturelle aux définitions, dans lesquelles le genre entre à titre d'élément, Locke établit que les noms des idées simples ne peuvent être dé- finis; que, s'ils le pouvaient, ce serait à l'infini. Il montre ensuite que le contraire existe poul- ies idées complexes. Enfin, il clôt ce troisième livre par trois excellents chapitres, relatifs, le premier à l'imperfection, le second à l'abus du langage, le troisième aux remèdes qui peuvent être apportés à ce double mal. Le langage est imparfait, 1° lorsque les idées que les mots signi- fient sont extrêmement complexes et composées d'un grand nombre d'idées jointes ensemble; 2° lorsque les idées que nous exprimons n'ont point de liaison naturelle les unes avec les au- tres, de sorte qu'il n'y a dans la nature aucune mesure fixe, ni aucun modèle pour les rectifier et les combiner ; 3° lorsque l'idée que nous vou- lons rendre par un mot se rapporte à un objet qu'il n'est pas aisé de connaître ; 4° lorsque la signification d'un mot et l'essence réelle de la chose ne sont pas exactement les mêmes. Quant aux abus du langage, ils consistent : 1° à se ser- vir de mots auxquels on n'attache aucune idée, ou, du moins, aucune idée claire ; 2° à appren- dre les mots avant que d'apprendre les idées que nous y rapportons ;. 3° à se servir des mots tan- tôt dans un sens, tantôt dans un autre; 4° à lc> appliquer à des idées différentes de celles qu'ils signifient dans l'usage ordinaire; 5° à les appli- quer à des objets qui n'ont jamais existé, ou à des idées qui n'ont aucun rapport avec la nature réelle des choses. La question des remèdes à apporter à ces imperfections et à ces abus est également traitée par Locke avec tous les détails qu'elle comporte ; mais il nous est impossible de le suivre sur ce terrain. Des observations aussi délicates ne comportent pas l'analyse. Il nous suffit de remarquer que tout ce troisième livre renferme d'excellents aperçus et des réflexions pleines de sens et de justesse. Locke y a ouvert la voie dans laquelle sont entrés à sa suite Con- dillac, Destutt de Tracy, Laromiguière : mais avec cette différence, toute à l'avantage du phi- losophe anglais, que, sauf quelques exagérations de détail, il n'est pas tombé dans les écarts où se sont laissé trop souvent entraîner ses succes- seurs, quand ils ont prétendu, les uns, que L'homme ne pense que parce qu'il parle; les au- tres, que toutes nus erreurs viennent de l'im- periecti les langues; les autres, enfin, que l'esprit lui-même est tout cntie'r dans l'artifice LOGK. 961 — LOC ti langage, que les progrès des sciences dépen- dant exclusivement de la perfection des langues, et qu'une science n'est qu'une langue bien faite. Le quatrième livre, intitulé de la Connais- sance, est divisé en un grand nombre de chapi- tres où les principales questions de logique se trouvent discutées et résolues. A l'exception de quelques passages, dans lesquels est établie en- tre vidée, le jugement et la connaissance, une distinction purement arbitraire, ce livre, comme le précédent, renferme des doctrines générale- ment vraies, exposées, suivant la manière habi- tuelle de Locke, dans un style parfaitement clair, quoique un peu diffus. Parmi les questions principales traitées dans ce quatrième livre, une des premières est celle qui a pour objet les divers degrés dont la con- naissance est susceptible. Envisagée sous ce rapport, la connaissance paraît à Locke devoir être divisée en intuitive et démonstrative : la première, la plus claire et la plus certaine dont l'esprit humain soit capable, agissant d'une ma- nière irrésistible, et, comme il s'exprime, sem- blable à l'éclat'd'un beau jour, se faisant voir immédiatement et comme par force dès que l'es- prit tourne la vue vers elle ; la seconde, ayant besoin de preuves, par conséquent plus difficile à acquérir, précédée de quelques doutes et légi- time à la condition que chaque degré de la dé- duction soit connu intuitivement et par lui- même. Locke n'admet dans la connaissance que ces deux degrés, intuition et démonstration : car, « pour le reste, dit-il (liv. IV, ch. n), qui ne peut se rapporter à l'une des deux, avec quelque assurance qu'on le reçoive, c'est foi et opinion, et non pas connaissance, du moins à l'égard des vérités générales. » 11 en résulte, quoique Locke ne le dise pas explicitement, que l'induction ne saurait nous conduire à la vraie connaissance, mais seulement à l'opinion, à cet état de l'intel- ligence que les Grecs appelaient 26£a. C'est une erreur très-grave, à laquelle vient se joindre en- core chez Locke le tort de n'avoir pas exacte- ment énuméré les divers objets sur lesquels peut porter la connaissance intuitive. Deux et deux font quatre; — J'existe; — Le monde matériel existe : voilà trois jugements qui nous paraissent intuitifs au même litre. Locke ne pa- raît pas en avoir pensé ainsi : car il retranche de l'ordre des connaissances intuitives la percep- tion des êtres finis hors de nous. Or, cette per- ception n'étant pas, non plus, démonstrative, il s'ensuivrait, dans le système de Locke, et con- trairement aux croyances du sens commun, qu'elle ne mérite pas, à proprement dire, le nom de ^ connaissance, et qu'elle n'est pas accompa- gnée de certitude. Si Locke en était demeuré là, il serait sceptique à l'endroit du monde maté- riel; il faudrait voir en lui le précurseur de Berkeley ; il faudrait le ranger parmi ces philo- sophes qui, ainsi qu'il le dit lui-même dans ce même chapitre, regardent comme intuitive et parfaitement certaine la présence en notre es- prit d'une idée relative au monde extérieur, mais qui estiment en même temps qu'on peut mettre en question s'il y a quelque chose de plus que cette idée, et si de là nous pouvons inférer cer- tainement l'existence d'aucune chose hors de nous: car on peut avoir de telles idées en son esprit, sans que rien d'extérieur existe actuelle- ment, et sans que nos sens soient affectés d'un objet qui corresponde à ces idées. Mais Locke se soustrait à l'accusation de scepticisme, en pre- nant soin d'ajouter immédiatement que, pour sa part, il croit que, dans ce cas-là, nous avons un degré d'évidence qui nous élève au-dessus du doute: u car, dit-il, je demande à qui que ce DICT. PHILOS. soit, s'il n'est pas invinciblement convaincu en lui-même qu'il a une différente perception lors- que de jour il vient à regarder le soleil, et que de nuit il pense à cet astre ; lorsqu'il goûte ac- tuellement de l'absinthe et qu'il sent une rose, ou qu'il pense seulement à ce goût ou à cette odeur. » La doctrine de Locke sur cette question est donc plus raisonnable, non-seulement que celle de Berkeley, mais encore que celle de Ma- lebranche et de Descartes ; et son seul tort est de n'avoir pas regardé comme intuitive et comme parfaitement certaine la connaissance des corps. La question des divers degrés de la connais- sance présente, dans la doctrine de Locke, d'inti- mes rapports avec la question des existences réel- les qui sont les objets de la connaissance. Parmi ces existences il faut compter les corps, dont nous venons de nous occuper. Mais n'y a-t-il pas en- core dans notre esprit d'autres connaissances ayant également pour objet des existences réel- les ? Locke (ch. ix et x) signale, au même titre, la connaissance que nous avons de notre propre existence, et celle que nous avons de l'existence de Dieu. Toute cette partie de son quatrième li- vre constitue un véritable traité d'ontologie ; seulement au lieu de s'occuper d'abord de la connaissance des choses extérieures finies, puis de la connaissance de notre existence person- nelle, puis enfin de la connaissance de l'exis- tence de Dieu, ainsi que semblait devoir lui en faire une loi sa propre doctrine sur l'origine et l'ordre d'acquisition de nos idées, il parle d'a- bord de la connaissance que nous avons de no- tre existence propre ; ensuite, de la connaissance que nous avons de l'existence de Dieu, et ter- mine (un cartésien n'eût pas fait autrement) par la connaissance que nous avons de l'existence des autres choses. Il établit sans difficulté que la connaissance de notre existence est intuitive: « Pour ce qui est de notre existence (ch. ix), nous l'apercevons avec tant d'évidence et de cer- titude, que la chose n'a pas besoin et n'est point capable d'être montrée par aucune preuve. Je pense, je raisonne, je sens du plaisir ou de la douleur ; aucune de ces choses peut-elle m'être plus évidente que ma propre existence? Si je doute de toute autre chose (on reconnaîtra faci- lement ici l'influence de Descartes), ce doute même me convainc de ma propre existence et ne me permet pas d'en douter. » Quant à la con- naissance que nous avons de l'existence de Dieu, Locke la regarde aussi comme certaine ; seule- ment, il la range parmi les connaissances dé- monstratives. Or, par quel enchaînement d'idées l'homme peut-il, en partant de la connaissance intuitive et parfaitement certaine de lui-même, s'élever démonstrativement à la connaissance de Dieu? Nous savons, dit Locke (ch. x), que nous sommes; nous savons également que le néant ne saurait rien produire ; donc, il y a un être éter- nel ; cet être éternel doit avoir la toute-puis- sance : car la source éternelle de tous les êtres,, doit être aussi la source et le principe de toutes leurs puissances ou facultés. Il doit, de plus, posséder la suprême intelligence, puisque nous nous sentons intelligents, et qu'il est absolu- ment impossible qu'une chose destituée de con- naissance et agissant aveuglément produise des êtres intelligents. Un être éternel, tout-puissant, tout intelligent, c'est Dieu; c'est ainsi que, pour citer les expressions mêmes de Locke, <■ par la considération de nous-mêmes et de ce que nous trouvons infailliblement dans notre propre na- ture, la raison nous conduit à la connaissance évidente et certaine de l'existence de Dieu. Mais, dira-t-on, cet être qu'on appelle Dieu ne peut-il pas être matériel?— Non, répond Locke, 61 LOGIC 962 — LOCK il ne le peut. Et il établit celte impossibilité en montrant 1° que chaque partie de matière est dépourvue de pensée; 2° qu'une seule partie de matière ne peut être pensante; 3° qu'un certain amas de molécules -matérielles non pensantes ne saurait penser, soit qu'on le suppose en repos ou même en mouvement. Cette démonstration si re- marquable par le rigoureux enchaînement des idées, l'ait vivement regretter que dans ce même livre (en. m), Locke, en traitant de l'étendue de noire connaissance, et en essayant de montrer d'après la distinction arbitraire établie par lui, qu'elle est plus bornée que nos idées, ait avancé une proposition comme celle-ci : « bien que nous ayons des idées de la matière et de la pensée/peut-être ne serons-nous jamais capa- bles de connaître si un être purement matériel pense ou non, par la raison qu'il nous est impos- sible de découvrir par la contemplation de nos propres idées, sans révélation, si Dieu n'a point donné à quelque amas de matière, disposée comme il le trouve à propos, la puissance d'a- percevoir et de penser, ou s'il a joint et uni à la matière ainsi disposée une substance immaté- rielle qui pense. » Le philosophe qui démontrait avec tant d'évidence que Dieu ne pouvait être d'une nature matérielle, devait, en obéissant aux lois de la plus simple analogie, affirmer égale- ment l'immatérialité de l'àme humaine. En ne le faisant pas, il a justement encouru le repro- che d'inconséquence, en même temps qu'il a donné dans une question d'une si haute impor- tance l'exemple d'un dangereux scepticisme. Ce n'est pas par la révélation, ainsi que le prétend Locke, mais par la réflexion, c'est-à-dire par la philosophie, que nous arrivons à connaître l'im- matérialité du principe qui, dans chacun de nous, sent, pense et veut. Ces trois chapitres sur la connaissance que nous avons des existences réelles constituent une des parties les plus importantes, non-seule- ment du quatrième livre, mais encore de l'ou- vrage tout entier. Ils sont 'suivis d'une série de considérations sur les moyens d'augmenter notre connaissance, sur le jugement et la probabilité, sur les divers degrés d'assentiment, sur la rai- son, sur la distinction de la raison et de la foi, sur l'enthousiasme, sur l'erreur sur la division des sciences. Dans la nécessité de nous borner, nous nous contenterons d'analyser très-rapide- ment les plus importants d'entre ces chapitres, en nous arrêtant seulement sur les points fon- damentaux. Des idées claires, distinctes, complètes, et les rapports que ces idées nous présentent, voilà, d'après Locke (en. xu), la source et la condition de la connaissance certaine. Locke n'est-il pas ici le disciple de Descartes? L'auteur du Discours de la Méthode avait-il dit autre chose? N'avait- il pas proposé, comme critérium du vrai, l'évi- dence? et qu'est-ce que l'évidence , sinon la clarté et la distinction des idées? A ce moyen Locke en ajoute quelques autres qui lui parais- sent propres à augmenter notre connaissance, et de ce nombre est le soin d'éviter toute hypo- thèse. On reconnaît à ces signes le disciple et le compatriote de celui qui avait dit dans ses J'rincijjes que l'hypothèse ne devait trouver place ni dans la physique ni dans la métaphysi- que : Hypothèses nec in physica, nec in meta- physica locum habent. Toutefois, Locke, et il faut l'en louer, ne pousse pas l'horreur de 1 hypo- thèse aussi loin que Reid le fit depuis. Il en re- connaît et il en signale le véritable usage : « Les M, dit-il, qui sont bien faites sont d'un grand secours à la mémoire et nous conduisent quelquefois à de grandes découvertes. Ce que je veux dire, c'est que nous n'en embrassions aucune trop promptement jusqu'à ce que nous ayons exactement examiné les cas particuliers et fait plusieurs expériences. » Le chapitre où il est traité des divers degrés d'assentiment renferme une foule de réflexions judicieuses et se termine par un passage assez curieux, où l'auteur, qui attache, comme on sait, tant de valeur à l'expérience, reconnaît cepen- dant des cas où elle doit se taire devant l'auto- rité du témoignage; et ce cas est celui des évé- nements surnaturels : « Car, dit Locke (ch. xvi), lorsque de tels événements surnaturels sont con- formes aux fins que se propose celui qui a le pouvoir de changer le cours de la nature, dans un tel temps et dans de telles circonstances, ils peuvent être d'autant plus propres à trouver créance en nos esprits qu'ils sont plus au-dessus des observations ordinaires, ou même qu'ils y sont plus opposés. Tel est justement le cas des miracles qui, étant une fois bien attestés, trou- vent non-seulement créance pour eux-mêmes, mais la communiquent aussi à d'autres vérités qui ont besoin d'une telle confirmation. » Ce passage, que nous avons cru devoir citer, afin de faire connaître fidèlement l'esprit dans lequel est écrit l'essai sur l'entendement humain, établit d'une manière incontestable que, chez Locke, la philosophie n'a pas fait divorce avec le christianisme , et les croyances sincèrement chrétiennes du philosophe anglais sont d'ailleurs attestées par mainte page d'un de ses derniers chapitres (le xvin*), ou il traite de la foi et de la raison, et de leurs bornes distinctes. Passons sur la confusion faite par Locke (ch. xvn) entre la raison et le raisonnement" passons éga- lement sur l'arrêt bien sévère qu'il porte contre le syllogisme, ainsi que sur la classification des sciences, qu'il divise (ch. xxi) d'une manière si superficielle et si arbitraire en trois espèces : physique, pratique et logique ou connaissance des signes ; et terminons cet examen par l'ana- lyse sommaire du chapitre xx, où Locke a traité de l'erreur. Ce chapitre était le complément^ na- turel de son quatrième livre. Après avoir défini l'erreur « une méprise de notre jugement qui donne son consentement à ce qui n'est pas véri- table », Locke énumère et décrit les principales causes de nos erreurs et les ramène à quatre chefs principaux : 1° le manque de preuves ; 2° le peu d'habileté à faire valoir les preuves ; 3° le manque de volonté d'en faire usage j 4° les fausses règles de probabilité. Cette énumeration nous paraîtrait tout à fait complète si Locke y eût tenu compte des imperfections du langage, du vice des méthodes, et surtout de la faiblesse naturelle de l'esprit humain, qui entre toutes ces causes est assurément la cause principale et do- minante. Telle est la doctrine de YEssai sur l'entende- ment humain. L'esprit qui y préside est celui du libre examen ; la méthode est celle de l'expé- rience. La vérité, que l'auteur a toujours pour- suivie avec candeur et bonne foi, alors même qu'il s'égarait, a fréquemment, surtout dans ses deux derniers livres, couronné ses recherches. Locke fut pour l'Angleterre, au xvne siècle, ce que Descartes et Malebranche furent pour la France, et Leibniz pour l'Allemagne ; et son livre restera, avec les Méditations] avec la Re- cherche de la vérité, avec la Theodicée et les Nouveaux essais, l'un des plus grands monu- ments de la philosophie moderne. L'Essai sur l'entendement humain fut publié à Londres en 1690 (in-f° angl.). Dès 1688, une sorte de prospectus ou analyse de cet ouvrage avait été publié en Hollande par Locke dans la LOCK 963 — LOGK Bibliothèque universelle et historique de Leclerc (t. VIII, p. 49-142) sous ce titre : Extrait d'un livre anglais qui n'est pas encore publié. Wynne, qui fut depuis évêque de Saint-Asaph, en fit un autre abrégé en anglais, traduit en français par Bosset (Londres, 1720). Le grand ouvrage a été traduit en français par Coste (in-4, 1700, 1729, et 4 vol. in-12, 1742). Il eut trois traductions latines: la meilleure paraît être celle de Thièle, publiée à Leipzig en 1731. On compte aussi trois traductions allemandes : celle de Poleyen, en 1757 (in-4) ; de Tittel, en 1791 (in-8) ; de Tenne- mann, en 1797 (3 vol. in-8). Indépendamment de l'Essai sur l'entendement humain, Locke a laissé plusieurs autres écrits dont nous allons sommairement indiquer l'objet et les principaux caractères : 1° De l'Education des enfants. Ce traité, écrit en anglais, fut publié (in-8) à Londres en 1693. Dès 1695, il fut traduit en français par Coste sur la première édition ; mais, dans la suite, l'au- teur y ayant fait plusieurs additions, Coste pu- blia après la mort de Locke une nouvelle tra- duction faite, cette fois, sur la cinquième édi- tion. En tête du traité de l'Éducation des enfants se trouve une épître dédicatoire de Locke à un de ses amis, Edouard Clarke : <" Comme la bonne éducation des enfants (est-il dit dans un passage de cette épître) est une des choses auxquelles les parents sont le plus puissamment engagés par devoir et par intérêt, et que le bonheur et la prospérité d'une nation en dépendent essentiel- lement, je souhaiterais que chacun prît à cœur cette affaire et qu'on s'appliquât à mettre en usage la méthode qui, dans les différentes con- ditions des hommes, serait la plus facile, la plus courte et la plus propre à en faire des gens vertueux, utiles à la société et habiles chacun dans leur profession.... Voilà ce qui m'a engagé à composer ce petit ouvrage. » Après cela, Locke entre en matière et parcourt une série de ques- tions qu'il traite et résout avec simplicité. Voici quelques-unes des plus importantes : De la santé; précautions nécessaires pour la conser- ver aux enfants; — Du soin qu' on doit pren- dre de l'âme des enfants ; — Des châtiments qu'il faut infliger aux enfants ; — Des récom- penses et de l'usage qui doit en être fait dans l'éducation des enfants ; — Des fautes pour lesquelles on ne doit point châtier les enfants, et de celles qui méritent châtiment; — De la nécessité de ne pas laisser prendre trop d'em- pire aux enfants; — Comment il faut corriger les enfants de leur inclination à la cruauté; — De la curiosité chez les enfants ; comment elle doit être mise à profit, etc., etc. On voit que l'éducation est envisagée par l'auteur au point de vue physique, intellectuel et moral, c'est-à- dire sous toutes les faces qu'elle peut offrir. Ajoutons que ce livre n'est pas seulement écrit pour des gouverneurs et pour des pères de fa- mille, mais encore et surtout pour les mères : car l'auteur, notamment dans la première partie, y entre en des détails dont la sollicitude mater- nelle peut seule se préoccuper. Moins brillant que V Emile de J. J. Rousseau, le traité de Locke est aussi moins paradoxal ; et peut-être n'est-il pas interdit de penser que le philosophe de Ge- nève y a puisé tout à la fois la première idée de son livre et celle de ses théories les plus faciles et les plus utiles à transporter dans la pratique. Un des points les plus remarquables sur lesquels les deux philosophes s'accordent, dans l'éduca- tion de leur élève, c'est la nécessité, ou tout au moins l'utilité, de lui apprendre un métier. Cette idée, que certains critiques, et Voltaire entre autres, ont trouvée si bizarre chez Rousseau, Locke l'avait eue et exprimée avant lui. Le philosophe anglais veut que son jeune gentil- homme apprenne une profession manuelle, et il propose surtout la menuiserie ou l'agriculture, afin que ces travaux offrent à son esprit une distraction, et à son corps une gymnastique pro- pice au développement des forces et à la conser- vation de la santé. 2° Lettre sur la tolérance. Cette lettre fut adressée par Locke à Philippe van Limborch, théologien hollandais de la communion des re- montrants, c'est-à-dire des partisans de la doc- trine d'Arminius, proscrite au synode de Dor- drecht. Ecrite en latin, et publiée en 1689, cette lettre fut très-peu de temps après traduite en hollandais et en anglais; en 1710, elle lut tra- duite en français et imprimée à Rotterdam. Voici quel était son titre : Epistola de tolerantia, ad clarissimum virum T. A. R. P. T. 0. L. A.} scripta a P. A. P. 0. J. L. A., c'est-à-dire theologiœ apud remonslrantes professorem, tyrannidis osorem, Limburgum Amstelodamen~ sem, scripta a pacis amicOj persecutionis osore, Johanne Lockio, Anglo. Ecrite par l'ami d'un proscrit au partisan d'une doctrine proscrite, cette lettre était, comme on l'a dit, le manifeste de la minorité persécutée. Voici, en substance, quelques-uns des principes fondamentaux qu'elle contient : « Qu'il n'y apersonne qui puisse croire que ce soit par charité, amour et bienveillance qu'un homme fasse expirer au milieu des tour- ments son semblable, dont il souhaite ardemment le salut. — Que si les infidèles devaient être con- vertis par la force, il était beaucoup plus facile à Jésus-Christ d'en venir à bout avec les légions célestes qu'à aucun fils de l'Église (allusion évidente à Louis XIV), avec tous ses dragons — Que la tolérance en faveur de ceux qui diffè- rent des autres en matière de religion est si conforme à l'Évangile de Jésus-Christ et au sens commun de tous les hommes, qu'on peut regar- der comme chose monstrueuse qu'il y ait des gens assez aveugles pour n'en voir pas la néces- sité et l'avantage au milieu de tant de lumière qui les environne. — Que Dieu n'a pas commis le soin des âmes au magistrat civil plutôt qu'à toute autre personne, et qu'il ne parait pas qu'il ait jamais autorisé aucun homme à forcer les autres de recevoir sa religion. — Qu'il n'y a au monde aucun homme, ni aucune Église, ni aucun État, qui ait le droit, sous prétexte de religion, d'envahir les biens d'un autre, ni de le dépouil- ler de ses avantages temporels. — Que si l'on admet une fois que la religion se doive établir par la force et par les armes, on ouvre la porte au vol, au meurtre et à des animosités éter- nelles. » Toutes ces maximes, aujourd'hui uni- versellement acceptées et appliquées, emprun- taient alors une grande valeur aux circonstances politiques et religieuses au milieu desquelles Locke se trouvait placé. Les principes de tolé- rance professés en ce livre par le philosophe an- glais s'étendent à toutes les sectes et à tous les hommes, sauf pourtant aux athées : « car, dit Locke, ceux qui nient l'existence de Dieu ne doivent pas être tolérés, attendu que les pro- messes, les contrats, les serments et la bonne foi, qui sont les principaux liens de la société civile, ne sauraient engager un athée à tenir sa parole, et que, si l'on bannit du monde la croyance d'une Divinité, on ne peut qu'intro- duire aussitôt !e désordre et une confusiongéne- rale. » Cette dernière opinion paraît avoir étéaussi celle de J. J. Rousseau, dans le chapitre de son Contrat social, intitulé De la religion civile. 3° Le Christianisme raisonnable. Cet ouvrage, publié à Londres en 1695 (in-8), fut traduit de LOGK — 964 — LOGK l'anglais en français par Coste. Il a pour objet de prouver que le christianisme, tel qu'il est représenté dans l'Écriture sainte, n'offre rien de contraire à la raison. D'accord avec les prin- cipes posés dans sa lettre à Limborch sur la tolérance, Locke y permet à chaque communion une croyance libre, moyennant l'adoption de ce dogme essentiel : Jésus est le Messie. Tou- tefois, deux interprétations s'offraient à ce dogme. Le Messie est-il l'Homme-Dieu, suivant la croyance adoptée en commun par les protes- tants et les catholiques, ou, seulement, ainsi que le veulent les sociniens, le fils adoptii' de Dieu? Locke ne s'étant pas prononcé clairement sur le sens qu'il attachait à sa proposition, fut accusé de socinianisme. Et ce qui contribua à aggraver ces accusations, c'est que Toland emprunta au livre de Loi ke quelques arguments à l'appui de son Christianisme sans mystères. L'écrit de Locke fut alors attaqué par l'évêque de Wor- cester, et une polémique s'ensuivit entre le phi- losophe et le savant prélat. Le Christianisme raisonnable paraît avoir eu, comme la Lettre sur la tolérance, un but de circonstance. Le nouveau roi d'Angleterre, Guillaume III, avait entrepris la réunion de toutes les sectes dissi- dentes. Il fallait dès lors dégager du milieu de toutes ces dissidences les principes sur lesquels ces différentes sectes s'accordaient ; et c'est là ce que Locke entreprit d'établir comme l'es- sence même du christianisme. L'histoire nous apprend que le plan conciliateur de Guillaume demeura sans réalisation, et que le livre de Locke ne put opérer cette fusion religieuse que le monarque et le philosophe s'étaient pro- posée. 4° Essai sur le gouvernement civil (in-8, Lon- dres, 1690). Plusieurs fois réimprimé, et égale- ment traduit en français, cet Essai avait été composé par Locke, depuis son retour de Hol- lande, après la révolution de 1689 qui mit Guil- laume d'Orange sur le trône de son beau-père Jacques II. Bien que ce livre, comme la Lettre sur la tolérance et le Christianisme raison- nable, ait eu un but de circonstance, on ne sau- rait méconnaître néanmoins que Locke ne l'é- crivit point pour flatter le nouveau souverain, mais uniquement pour y exprimer, avec la li- berté qui convenait à un philosophe et à un ci- toyen anglais, ses principes politiques. Ce traité a un double objet : l'un actuel, relatif à l'é- poque où il fut écrit; l'autre plus général, et, par conséquent, plus durable. Sous le premier point de vue, le livre de Locke est une réponse aux objections des partisans des Stuarts, qui accusaient d'usurpation la dynastie nouvelle. Sous le second, c'est une véritable théorie po- litique, qui, applicable en tout temps et en tout lieu, consiste à fonder la légitimité sur la sanction donnée par la nation à l'avénc- ment d'une dynastie et à l'établissement d'une constitution. Le traité de l'Éducation des en- fants avait suggéré à J. J. Rousseau l'idée et le plan de son Emile; plusieurs propositions contenues dans la Lettre de la tolérance se trouvent, ainsi que nous en avons l'ait la re- marque, reproduites dans un chapitre de Jean- Jacques sur la religion civile: V Essai sur le gouvernement civil dut, à son tour, inspirer au citoyen de Genève le projet et les principales maximes de son Contrat social. Toutefois, ce dernier traité est conçu dans un esprit plus démocratique que l'écrit du philosophe anglais. Le livre de Rousseau est l'évangile politique des républi [ue : celui de Locke esl plutôt le code d< mona n aie i con itilul ionnelles. .> Quelques considérations sur les suites de la diminution de l'intérêt, et de l'augmentation de la valeur des monnaies (in-8, Londres, 1691). Ce livre sur le commerce devint, en quelque sorte, le modèle de tous les traites d'économie politique que produisit le xvin* siècle. 6° Conduite de l'esprit dans la recherche de la vérité. Cet écrit et les suivants constituent les œuvres posthumes de Locke (Londres, 1706), tra- duites en français par J. Leclerc. Le livre inti- tulé Conduite de l'esprit, etc., est une sorte d'appendice à l'essai sur l'entendement humain. Locke y traite plusieurs questions qu'il n'avait fait qu'indiquer dans V Essai, entre autres, la question des remèdes à apporter aux fausses associations d'idées. Ce traité est divisé en qua- rante-cinq chapitres, parmi lesquels ceux qui nous ont paru les plus importants ont pour ob- jet la religion, les sophismes, les vérités fonda- mentales, Yassocialion des iaées. 7° Examen de l'opinion du P. Malebranche, « Que nous voyons tout en Dieu ». Cet examen, dans les détails duquel nous ne pouvons entrer ici, est généralement peu favorable à l'auteur de la Recherche de la vérité. Entre autres cri- tiques fondamentales, Locke reproche à Male- branche d'avoir appelé Dieu l'Être universel, façon de parler qui aboutit soit à confondre Dieu avec l'ensemble des choses, soit à en faire une pure abstraction. « Car, dit Locke, ce terme d'être universel doit signifier un être qui con- tient tous les autres, et, en ce sens, l'univers peut être appelé l'Être universel; ou bien il signifiera l'être en général, ce qui n'est que l'idée de l'être, abstraite de toutes les divisions inférieures de cette notion générale, et de toutes les existences particulières. Or, que Dieu soit l'être universel dans l'un de ces deux sens, je ne puis le concevoir 3 et je ne crois pas que les créatures soient ni une partie de lui-même ni une de ses espèces. » 8° Remarques sur quelques parties des ou- vrages de M. Norris, dans lesquelles il soutient l'opinion du P. Malebranche, « Que nous voyons tout en Dieu ». Cet écrit n'est qu'un appendice du précédent. Norris. dont Locke entreprend ici la critique, avait, de son côté, écrit des Ré- flexions sur l'Essai concernant l'entendement humain, qui avaient été imprimées à la fin de son ouvrage intitulé Félicité chrétienne, ou Dis- cours sur les béatitudes de Noire-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ (in-8. Londres, 1690). 9° Méthode nouvelle de dresser des recueils. Sous forme de lettre, de M. Jean Locke à M. Ni- colas Toinau. 10° Mémoires pour servir à la vie d'Antoine Ashley, comte de Shaftesbury, et grand chan- celier d'Angleterre sous Charles II. Ces mé- moires tirés des papiers de Locke, après sa mort, furent mis en ordre par J. Leclerc (2 feuilles in-8). , On pourra consulter sur Locke : J. Leclerc, Eloge historique de feu M. Locke, dans le tome 1 de ses Œuvres diverses; — Leibniz, Nouveaux Essais sur l'entendement humain; — Tenne- mann, Dissertation sur l'empirisme en philo- sophie, spécialement dans la doctrine de Locke, dans le tome III de sa traduction allemande de l'Esnai; — Exposition et examen du système sensualisle de Locke, dans la Critique de la phi- losophie spéculative, par Schulze, t. I, p. 11, et t. ir, p. 1 (all.)j — Lord Shaftesbury, Lettres écrites par un membre de la 7ioblesse à un jeune homme de l'Université, Londres, 1716; — Henry Lee, V Anti-Scepticisme, ou Remarques sur chaque chapitre de l'Essai de M. Locke, iu-f", Londres, 170*2 ; — V. Cousin, Philosophie de Locke, cours de 1830; — Damiron, Essai sur LOGI — 965 LOGI l'Histoire de la philosophie au dix-septième siècle (t. III , art. Locke). , C. M. LOCOMOTION., voy. Volonté. LOGIQUE (du grec ).6yo:, raison, raisonne- ment), la seconde des quatre parties dans les- quelles aujourd'hui l'on divise ordinairement la philosophie, et qui vient après la psychologie, de même qu'elle est suivie de la morale et de la métaphysique ou théodicée. Le mot de lo- gique est plus latin encore qu'il n'est grec, au sens où nous le prenons habituellement : lo- gica, pour signifier la logique, est une expres- sion fort ancienne dans la langue latine, tandis que ii XoyixYi, ou même ta Xoyixov, est relative- ment une expression nouvelle et assez peu régu- lière dans la langue grecque, qui ne l'accepta que dans sa décadence. Nous nous bornerons ici à rechercher quelle est la nature de la logique, et à en tracer l'his- toire dans les points les plus importants et les plus généraux. Si l'on comprend bien ce que la logique est en elle-même, et la place qu'elle a tenue dans le développement de la philosophie, on sait à peu près tout ce qui est essentiel sur ce grave sujet. La nature de la logique a donné lieu aux dis- cussions les plus nombreuses et les plus pro- fondes ; et c'est une de ces questions qui se renouvellent encore tous les jours,- parce que jusqu'à présent aucun esprit supérieur ne l'a tranchée, tout intéressante qu'elle est. Si le génie d'un Aristote, ou celui d'un Descartes et d'un Leibniz eût prononcé dans le débat, nul doute qu'il ne l'eût terminé. Mais c'est chose assez remarquable qu'aucune grande voix ne s'y soit fait entendre. Dans la philosophie moderne, Kant, qui semblait appelé à jouer ce rôle, est loin de l'avoir rempli de manière à décourager de nouvelles tentatives. La lice est encore ou- verte, et il serait difficile de prévoir quand elle sera close par quelque main puissante et suffi- samment autorisée. Ce n'est pas faute d'ailleurs de longues et persévérantes études. Si Aristote; le fondateur de la logique; ne s'est pas occupe de déterminer avec sa précision habituelle ce qu'elle est en elle-même, les stoïciens, les épi- curiens ont agité cette question avec l'Académie pendant près de deux siècles; les sceptiques ont pris part à la lutte pour démontrer l'inanité de tous ces efforts, et depuis cette époque il n'est guère de commentateur d' Aristote, et l'on peut dire en général un logicien, qui n'ait tenté, avec plus ou moins de succès, de résoudre le pro- blème. Historiquement ce problème a donc excité un très-vif intérêt; et ne fût-ce qu'à ce titre, il mériterait encore tout le nôtre. Il est impossible qu'une question ait provoqué de tels travaux, si elle n'était de grande importance. Tant d'esprits n'ont pu s'y tromper, et si de nos jours nous avons vu quelques philosophes traiter ces recherches avec dédain, nous pouvons affir- mer qu'ils ne les comprenaient pas suffisamment. Voici en quoi la question de la nature de la logique est si grave. L'intérêt suprême de l'homme, c'est de trouver la vérité. Quoi qu'il pense, quoi qu'il fasse, c'est la vérité, toujours la vérité qu'il poursuit. Existe-t-il un art qui puisse lui assurer cet inappréciable bien? Et la logique est-elle cet art? La question ainsi posée est à peu près la plus haute que l'esprit hu- main puisse débattre. Toutes les autres, quelles qu'elles soient, sont subordonnées à celle-là, car elles en dépendent. S'il est un art qui puisse infailliblement conduire l'homme à la vérité, cet art est le plus grand, le plus indispensable, et le premier auquel il doivs s'appliquer ; aucun ne lui est aussi utile; et le négliger, c'est vou- loir se perdre dans l'erreur et les ténèbres quand on a devant soi la lumière. C'est cet immense besoin du vrai dont est tourmentée l'intelli- gence humaine qui a poussé les logiciens à cette constante recherche. Ils ont peut-être man- qué le but; mais ils ont bien fait de le pour- suivre. La philosophie a donc un double motif d'ap- profondir cette question. Théoriquement la science serait incomplète, et se rendrait bien peu compte d'elle-même, si elle ne savait pas jusqu'à quel point elle peut atteindre la certi- tude, et par quels procédés elle doit l'obtenir. Au point de vue de la pratique, la philosophie doit connaître si elle est capable de remplir les vœux de l'esprit humain, qui lui demande un art infaillible, ou si elle doit repousser de pa- reilles espérances, fort naturelles sans doute, mais fort dangereuses, en ce qu'elles peuvent compromettre qui tenterait vainement de les satisfaire. Il n'a pas manqué de philosophes pour faire de si brillantes promesses; mais aucun ne s'est trouvé qui pût les tenir; et, selon toute apparence, l'avenir ne nous réserve pas des chances meilleures. Voilà plus de deux mille ans que la logique, comme science, est fondée sur des bases inébranlables; et ce qu'elle n'a pu faire jusqu'à ce jour, on peut être assuré qu'elle ne le pourra jamais. Ceci ne veut pas dire qu'il y ait de la justice dans les reproches qui lui sont si souvent adressés par les sceptiques et parles détracteurs de la raison humaine; mais ceci veut dire, très-probablement, qu'on de- mande à la logique plus qu'elle ne peut donner, et qu'il faut s'en prendre non point à elle, mais aux exigences aveugles dont on l'assiège. Il n'est donc pas besoin d'insister pour que l'on comprenne clairement comment les logiciens se sont enquis avec tant de sollicitude de savoir si la logique est une science ou un art. Si elle est une science, elle se contentera, comme toute science le doit, de constater des faits, et de con- naître ce qui est; si elle est un art, elle devra, en outre, enseigner à faire; elle devra diriger la pratique. Au lieu d'apprendre simplement à l'homme comment il raisonne, elle devra lui montrer à bien raisonner : mission fort belle, mais périlleuse et peut-être absolument vaine. En gé- néral, les logiciens les plus illustres et les plus habiles ont fait de la logique une science, sans penser aux applications qu'on pouvait en tirer. Mais d'autres en ont fait un art qui devrait sur- tout viser à l'utilité; et, pour ne rappeler qu'un exemple, Port-Royal n'a pas hésité à intituler sa logique, l'Art dépenser. Qui a tort? qui a raison? La logique est-elle une science qui doive se borner à étudier les lois du raisonnement humain, sans prétendre le con- duire au vrai? Ou bien est-elle un art qui puisse le mener à la vérité, et qui sache lui faire décou- vrir cet incomparable trésor? Aujourd'hui, au point où en est la science, il est bien plus facile de résoudre ces questions que dans l'antiquité. La philosophie grecque, tout admirable qu'elle est, n'a jamais approfondi et pratiqué la méthode, comme a pu le faire la philo- sophie moderne depuis Descartes, surtout comme le peut la philosophie contemporaine après deux siècles de progrès dans cette route, qui est véri- tablement, suivant l'expression de Kant, « une route royale ». Ce n'est point d'ailleurs une cri- tique qu'il faille diriger contre la philosophie an- tique. La méthode, bien qu'elle soit déjà dans Platon, et que sa dialectique en contienne tous les germes, est un fruit qui ne pouvait mûrir que beaucoup plus tard; il était réservé à la vi- rilité de l'esprit humain, qui dans son enfance et LOGI — 966 — LOGI à sos débuts ne pouvait le cueillir. De là, il est résulté pour la philosophie grecque cette consé- quence assez fâcheuse, que quand elle essayait parfois de se rendre compte d'elle-même, et, comme nous le dirions, de s'organiser, elle s'est trompée sur sa propre nature, sur ses parties di- verses, et sur ses véritables limites. La science se formait alors de trois parties : la logique, la mo- rale et la physique. Peu importe d'ailleurs l'ordre dans lequel ces parties étaient placées. Le plus ordinairement on s'accordait, à mettre la logique en tête, parce qu'en effet les deux autres ne pou- vaient se passer d'elle, et qu'avant de savoir ce qu'on devait penser sur le monde et sur la vertu, il fallait, du moins en théorie, préalablement sa- voir comment on pense. De ces trois parties de la philosophie selon les anciens, il en est une qui, de nos jours, en est exclue à peu près complète- ment : c'est la physique. Mais si la science était réduite aux deux autres, elle nous semblerait et serait certainement tout à fait mutilée. Pour nous, la philosophie se compose de quatre parties essentielles, dont la psychologie est la première, la logique la seconde, la morale la troisième, et la métaphysique ou théodicée la quatrième. La psychologie doit renfermer aussi la méthode dont on fait quelquefois une partie distincte, et qui constitue alors la philosophie presque entière. Pour la première et la quatrième des parties de la philosophie, pour la psychologie et la mé- taphysique, il est de toute évidence qu'elles sont des sciences, et ne peuvent être autre chose. La psychologie étudie les facultés de l'entendement humain ; la métaphysique étudie les lois univer- selles de l'être. Ou sont les applications possibles de ces deux études? Quelle utilité directe et pra- tique peut-on en tirer? Aucune évidemment, si ce n'est celle que porte toujours avec elle une science bien faite, à savoir la connaissance appro- fondie et manifeste d'un certain ordre de phéno- mènes, et ici des phénomènes les plus généraux et les plus essentiels. Quant à la logique et à la morale, la question n'est pas tout à fait aussi nette ; et le doute est permis, si d'ailleurs il ne tient pas devant un sévère examen. Pour la morale, d'abord, il semblerait que la philosophie manquerait à son devoir, si, en ap- prenant à l'homme la loi qui doit le conduire, elle ne lui apprenait point aussi à pratiquer cette loi. Suffit-il de donner des préceptes, de décou- vrir même les principes profonds d'où ces pré- ceptes découlent? Ne faut-il pas encore enseigner à leur obéir? Est-ce assez de dire à l'homme qu'il doit être vertueux, et de lui expliquer théorique- ment toutes les parties dont la vertu et le bien se composent? N'a-t-on pas le devoir encore de le soumettre à ce noble joug, et de lui apprendre à le porter, en assurant tout à la fois sa liberté et son bonheur? A ces questions, il ne faut pas crain- dre de répondre que la morale aussi est une science, et que, par une étude attentive et déli- cate de l'âme humaine, elle constate certaines lois qui vivent dans toutes les consciences ; mais qu'elle n'a pas à s'occuper de savoir comment ces lois seront appliquées par les individus. C'est la nature, l'éducation, l'usage, parfois même le ha- sard qui décident de ces applications, avec toutes les chances de vice ou de vertu qui constituent la faiblesse ou la grandeur de l'homme. Mais la morale scientifique avec ses lois absolues et uni- verselles n'a rien à voir à ces concessions et à ces capitulations de toute sorte dont se composa trop souvent le tissu de la vie. Sans doute les spéculations morales ont une salutaire influence sur les âmes qui s'y dévouent sincèrement; on ne peut pas longtemps contempler le bien, sans apprendre aussi, du moins en partie, à le faire ; la pratique hérite toujours, en quelque façon, malgré ses incertitudes et ses désordres, d'une théorie vraie et solide. Mais en soi la théorie ne peut se confondre avec la pratique, même en tique pour les sociétés; qui les appliquent, avec tous les hasards des passions et des erreurs hu- maines. Pour la logique, il en est absolument de même; la pratique n'entre pas plus dans son domaine que dans celui de la science morale. Le raison- nement humain est soumis à certaines lois né- cessaires qu'il suit le plus souvent à son insu, tout comme il pratique le bien sans d'ailleurs s'en rendre compte. Ces lois sont au fond de l'in- telligence, qui sait les découvrir en elle, quand elle y applique une réflexion suifisamment atten- tive. Constater ces lois avec exactitude, les ré- duire à leurs éléments les plus simples, en mon- trer tous les rapports et toutes les conséquences, voilà ce que la logique doit faire ; et quand elle se comprend bien elle-même, elle ne va pas au delà. Ces limites, tout étroites qu'elles peuvent paraître à certains esprits, sont néanmoins très- vastes; ellespourront embrasser toute une science, l'une des plus générales à la fois et des plus cu- rieuses dont puisse s'occuper l'intelligence hu- maine. 11 faut que la logique s'en contente, et le plus souvent elle a été remise entre des mains sages et habiles. Comment les lois reconnues par la logique doivent-elles être appliquées dans la pratique pour que le raisonnement atteigne son but? C'est là une question d'un tout autre ordre, que la philosophie pourra bien se poser, qu'elle doit même se poser, parce que l'esprit humain se la pose continuellement. Mais cette question, tout utile qu'elle est, toute philosophique qu'elle peut être, n'est plus logique; elle n'appartient plus à la science; et la science, quand elle s'en enquiert, ignore son véritable rôle. 11 faut donc affirmer que la logique n'est qu'une science, qui peut bien avoir, pour les applications du raisonnement, des conséquences aussi heu- reuses que la science morale peut en avoir dans la conduite de la vie ; mais qui ne s'occupe pas de ces applications, quoiqu'elle seule connaisse les principes qui doivent les régler en les domi- nant. Nous ne dirons pas que la logique ainsi comprise satisfait à tous les besoins de l'esprit humain; à côté de la science, il faut certaine- ment aussi un art qui dirige la pratique, que la science ne dirige pas. Cet art ne manque pas à la philosophie, et elle l'a trouvé dans la méthode ; mais il ne fait pas partie de la logique, et l'on aurait tort de le confondre avec elle. Les preuves abondent pour démontrer que telle est bien la nature de la logique. Si la logique était un art, et non point une science, voici quel- ques conséquences qui nécessairement résulte- raient de ce caractère tout pratique : 1° Avant que la logique eût été faite, l'esprit humain aurait dû raisonner beaucoup moins bien. Privé d'un instrument aussi utile, il aurait dû • employer ses facultés d'une manière bien moins j puissante et bien moins régulière, puisque tout ; art est fait pour faciliter et régler l'activité de l'homme: i 2° Apres l'invention de la logique, l'esprit hu- main aurait dû faire d'immenses progrès ; 3° Les siècles qui ont le plus assidûment cul- tivé la logique auraient dû être les plus éclairés de tous; et, par suite, les siècles qui ont néglige ces études auraient été les plus ignorants ; 4° Les sciences } quelles qu'elles soient, ne LOGI 967 — LOCH pourraient se passer de l'étude de la logique, puisque toutes elles reposent sur les lois du rai- sonnement ; 5° Enfin, parmi les individus, le raisonnement serait en proportion directe de la culture de la logique, et la puissance de leur raison se mesu- rerait aux études mêmes qu'ils en auraient faites. Il n'est personne qui ne voie combien toutes ces conséquences sont insoutenables et fausses. Les faits les plus évidents les contredisent et les renversent. La logique fondée par Aristote n'a paru dans le monde que quatre siècles avant l'ère chrétienne. Il y avait cinq à six siècles déjà que l'esprit grec, ou plutôt l'esprit humain, avait pro- duit des chefs-d'œuvre en tout genre, depuis Ho- mère jusqu'à Hippocrate et Platon. D'un autre côté on ne voit pas qu'après la fondation de la logique, c'est-à-dire après Aristote, l'esprit grec ait acquis de nouvelles forces. Loin de là, sa dé- cadence, provoquée par une foule de causes, com- mence à peu près vers cette époque; et elle se continue de siècle en siècle, malgré les travaux considérables dont la logique est dès lors le per- pétuel objet. Quand l'esprit grec obscurci jette encore quelques lueurs brillantes, ce n'est plus à la logique qu'il les emprunte, et l'école d'Alexan- drie est peut-être de toutes les écoles de l'anti- quité celle pour qui la logique a eu le moins d'importance, bien qu'elle soit pendant trois siè- cles la seule qui ait encore quelque éclat et quel- que puissance. Dans le moyen âge, la logique a été pendant six cents ans environ cultivée avec une incroyable ardeur; et le moyen âge, qui a tiré à d'autres égards très-grand profit de ces labeurs, n'en a pas moins été l'une des périodes les plus obscures de l'esprit humain. Tout au con- traire, l'esprit humain a repris des forces admi- rables et désormais invincibles vers la fin du xve siècle, et dans les trois suivants, c'est-à-dire à l'époque précisément où la logique, tombée dans le plus profond discrédit, n'était plus ni pra- tiquée ni comprise de personne. Il faut ajouter que dans l'antiquité, tout aussi bien que dans les temps modernes, les sciences, quelles qu'elles fussent, n'ont jamais demandé appui à l'étude de la logique; elles se sont passées d'elle, et elles s'en passent aujourd'hui sans que leurs progrès paraissent beaucoup en souffrir. Enfin, si l'on veut entrer dans de plus humbles détails, on trouvera qu'individuellement les hommes n'ont pas besoin de s'être appliqués à la logique pour raisonner avec puissance et justesse, et que même, il n'est pas rare de voir ces études spéciales faus- ser la raison des individus, loin de la rendre plus forte ou plus droite. En présence de faits si décisifs, il faut donc reconnaître que la logique est une science, et qu'elle n'est point un art destiné à la pratique. Elle est une science comme la morale, comme la psychologie, comme la métaphysique. Ceci admis, il s'agit de savoir quel est l'objet précis de cette science. Quelques philosophes ont démesurément élargi cet objet en disant que c'était la raison ; d'autres l'ont un peu trop res- treint en disant que c'était le raisonnement. La réponse la plus claire et la plus juste à cette question est peut-être encore celle qu'Aristote y faisait il y a vingt-deux siècles : l'objet de la logique, c'est la démonstration; et, de peur qu'on ne s y trompât, le père de la logique a mis cette définition au début même des Premiers Analy- tiques. A l'avantage de la précision et de la clarté, cette définition en joint un autre qui n'est pas moins considérable. En assignant une telle fin à la science, elle en ordonne toutes les parties pour les faire concourir, chacune dans sa mesure, au grand tout qu'elles doivent former et au but qu'elles doivent atteindre. La démonstration n'est pas seulement un raisonnement d'une certaine espèce, c'est la forme achevée du raisonnement; il n'est pas donné à l'esprit humain d'aller au delà; une vérité démontrée est une vérité éter- nelle. Mais il y a au-dessous de cette forme su- prême des formes inférieures et moins parfaites qu'il faut analyser. De plus, le raisonnement, qu'il soit ou ne soit pas démonstratif, se compose toujours de certains éléments qui sont les pro- positions ; les proposilions se composent elles- mêmes d'autres éléments encore plus simples, et l'analyse doit être ici poussée jusqu'à l'indécom- posable. Il y aura donc nécessairement dans la logique, prise comme science, quatre parties es- sentielles qui procéderont du simple au composé, et qui se succéderont dans l'ordre suivant, sans qu'il soit possible de le changer : d'abord une théo- rie des éléments de la proposition ; puis une théo- rie^ de ta proposition; en troisième lieu, une théorie générale du raisonnement formé de pro- positions liées entre elles suivant certaines lois ; et enfin une théorie de cette espèce particulière et souveraine de raisonnement qu'on appelle la démonstration, et qui assure à l'esprit de l'homme les formes de la vérité, si ce n'est la vérité elle- même. La langue du péripatétisme, qui est en ceci la- plus ancienne et peut-être encore la meilleure, a nommé ces quatre parties les Catégories, VHer- menéia, les Premiers Analytiques, et les Derniers Analytiques. Ce sont là les titres des quatre pre- miers ouvrages de ce qu'on a nommé YOrganon d'Aristote ; et bien qu'aucun de ces titres ne lui appartienne, selon toute apparence, ils n'en sont pas moins importants; ils répondent à des réalités que rien ne peut changer. Il n'est pas possible qu'une logique vraiment digne de ce nom ne contienne sous une forme ou sous une autre ces quatre théories |qui sont indissolublement liées entre elles et dont les trois premières ne font que préparer et expliquer la dernière qui les suppose et les éclaire. Cette distinction de quatre parties essentielles de la logique nous fait pénétrer un peu plus profondément encore dans sa véritable nature. A quelle source cette science va-t-elle puiser ces éléments dont elle compose ses théories? Qui lui apprend ce que sont les catégories, les propositions dans leurs espèces diverses, les rai- sonnements ou syllogismes que les propositions forment en se reunissant? Qui lui apprend les conditions supérieures de la démonstration? En un mot, quel est le procédé que suit nécessaire- ment la logique pour construire son solide édi- fice? Sans doute le langage contient déjà tous les matériaux dont elle se sert; il n'y a pas une seule langue où tous sans exception ils ne se retrouvent; l'homme ne peut exprimer sa pensée sans les employer; chaque fois qu'il parle, il raisonne avec les conditions nécessaires du rai- sonnement. Depuis la poésie jusqu'aux mathéma- tiques, l'esprit humain est soumis aux mêmes lois; il les observe, quel que soit le vêtement ou splendide ou sévère dont il les enveloppe. Mais le plus souvent c'est à son insu, même quand ses œuvres sont les plus admirables et les plus profondes. C'est qu'en effet dans le langage tout est confondu, tout est obscur; et les artistes les plus parfaits ont pu ne connaître en rien l'instrument dont ils faisaient pourtant un si délicat et si juste emploi. Ce n'est donc pas à l'observation du langage que la logique a pu demander les éléments qui la forment; les mo- numents, même les plus achevés, ne lui auraient presque rien appris. Elle s'est adressée à la rai- son, et c'est de la raison seule qu'elle a obtenu LOGI — 968 — LOGI la réponse à toutes les questions qu'elle se posait. C'est la raison qui lui a fait tout comprendre depuis les parties rudiiuentaires des propositions, isolées et distinctes dans les catégories, jusqu'à cet enchaînement compliqué et savant des pro- positions d'une certaine nature qui constitue la démonstration infaillible. Ainsi la logique est purement rationnelle, et l'esprit humain n'a pas besoin pour la construire tout entière de sortir de lui-même. En ceci la logique est absolument comme la psychologie ; c'est à la conscience seule, et à son étude profonde, que l'une et l'autre doivent emprunter toutes leurs théories; et c'est en effet la source où la logique a tou- jours puisé les siennes, bien que parfois les plus grands génies, à commencer par Aristote, ne l'aient peut-être point su ou du moins aient né- gligé de le dire. Il faut ajouter que c'est uniquement parce que la logique est une science rationnelle qu'elle a pu présenter le phénomène singulier d'avoir été créée tout d'une pièce par un seul penseur qui l'a portée du premier effort aussi loin qu'elle peut aller. Aristote a pu être le père de la logique de telle sorte que, depuis lui, ainsi que Kant l'a loya- lement reconnu, elle n'a dû ni avancer ni reculer. Destinée unique dans les annales de l'intelligence humaine, qui fait honneur certainement à l'in- comparable sagacité du philosophe, mais qui ne s'explique que par la nature même de la science! Il n'y a qu'une science rationnelle qui pût être ainsi fondue d'un seul jet. Mais une science rationnelle ne peut être que formelle; la raison ne crée rien; les existences, sauf la sienne, sont en dehors d'elle, et, en logi- que, la raison est inféconde comme ailleurs ; ellenefaitpasuneseule démonstration réelle; elle constate seulement les formes nécessaires que la démonstration doit prendre, les formes du syllo- gisme, les formes de la proposition et celles des catégories. Le langage exprime des faits ou des idées, des êtres ou des notions positives, limi- tées; la logique ne montre que les cadres où tous ces matériaux doivent entrer ; mais elle n'a point à s'enquérir ni de la nature ni de la réalité d'aucun d'eux. Voilà comment on a pu quelque- fois définir la logique, la science des lois for- melles de la pensée. Cette définition n'est peut-être pas encore d'une complète exactitude : mais il est vrai qu'en logique il n'y a que des formes vides, et qu'il ne doit jamais y entrer de réalités, quelles qu'elles puissent être. Ceci ne veut pas dire certainement, comme parfois on l'a cru, que la logique n'ait point à s'occuper de certaines modifications de la pen- sée, et qu'elle doive laisser de côté, par exem- ple, toutee qui implique l'idée du nécessaire. Sous prétexte de la maintenir dans toute sa pureté et de ne la point compromettre dans les ap- plications, on est allé jusqu'à lui interdire la théorie de la démonstration, et l'on eût voulu la réduire au syllogisme catégorique, c'est-à-dire à celui qui ne suppose que la simple existence, sans aucune modalité, ni de possible, ni de con- tingent, ni de nécessaire. La logique ainsi mu- tilée paraît bien plus régulière ; elle semble beaucoup plus sage, et elle ne sort point des limites qui lui sont propres; ce n'est qu'à ce prix, dit-on, qu'elle reste entièrement formelle. Aris- tote a été d'un avis tout opposé, puisqu'il a fait les Derniers Analytiques, et personne ne niera qu'en pareille matière 1 autorité d' Aristote ne soit du plus grand poids. Mais une autorité plus décisive encore, c'est celle de la raison; en con- sultant celle-là on peut se convaincre que si la logique ne va pas jusqu'à la démonstration, c'est- à-dire jusqu'au nécessaire, elle n'est plus la science que cherche l'esprit humain, et dont il a fait une si ardente étude. Au fond, il n'a qu'un intérêt, celui de la vérité. La logique ne peut pas la lui donner, sans doute; elle ne peut pas même lui dire comment on l'obtient. Si la logique ne fait pas cela, elle manque à son devoir le plus étroit, le plus évident. Certainement il importe à l'homme de savoir toutes les formes possibles que son raisonnement a la faculté de prendre, même quand son raisonnement reste indifférent à toute vérité et qu'il s'aplique au faux tout aussi bien qu'au vrai; mais ce n'est là qu'un complément curieux, et nous oserions presque dire inutile, de la science. Ce que veut avant tout l'esprit humain en logique, c'est de con- naître la forme spéciale que prend le raisonne- ment quand il s'applique au vrai, au nécessaire, à l'éternel. Ce n'est pas sortir de la forme que d'aller jusque-là; c'est uniquement aller jusqu'à la seule forme qui vraiment soit importante. Il ne s'agit pas de savoir si telle pensée, tel rai- sonnement est vrai ou faux, nécessaire ou con- tingent, éternel ou périssable; il s'agit de savoir si la forme qu'il revêt est bien celle que la raison lui impose pour être vrai, éternel, nécessaire. La logique est tout aussi formelle dans la dé- monstration qu'elle l'est dans le syllogisme ca- tégorique ; elle l'est même davantage, s'il est vrai que la démonstration soit une forme de raison- nement supérieur au syllogisme ordinaire. Si l'on exclut de la logique la théorie de la dé- monstration, à qui confiera-t-on le soin de la faire? Les mathématiques, apparemment, ne s'en chargeront pas : elles emploient constam- ment, et l'on sait avec quel succès, le procédé de la démonstration ; mais, en tant que mathé- matiques, elles en ignorent les règles tout en les suivant, de même que les ignore la rhéto- rique, qui les applique parfois mieux encore, puisque, elle aussi, convainc les esprits qu'elle émeut. C'est la logique seule qui peut compren- dre les lois de la démonstration et en tracer la théorie nécessaire. Elle ne tombe point pour cela dans l'application; il n'y a que les mathé- matiques, la rhétorique et routes les autres sciences qui appliquent vraiment la démonstra- tion ; la logique se contente d'en découvrir et d'en montrer le secret en expliquant ses formes. La logique peut donc être considérée comme la science de la démonstration, puisque la dé- monstration est son but : elle est une science purement rationnelle, toute formelle par consé- quent, c'est-à-dire uniquement occupée de la forme du raisonnement, sans jamais s'inquiéter de sa matière et de son objet réel. Si la logique ainsi entendue n'est point un art, elle n'en est pas moins immensément utile. On apprend certainement à mieux raisonner en apprenant comment on raisonne ; mais ce n'est pas là, il faut en convenir, l'utilité directe que parfois on exige de la logique ; ce n'est point là cet art qui mène au vrai, autant du moins qu'il est donné à l'homme d'atteindre le vrai. Cet art, qui peut être regardé d'un cer- tain point de vue comme supérieur à la logique, c'est ce qu'on appelle, du nom le plus général, la méthode; ou, en remontant à l'étymologie même du mot, la route, le chemin. Cette route tant cherchée, ce chemin ou l'esprit humain tâche toujours de marcher et dont il ne s'écarte qu'avec les plus grands périls, c'est la route, c'est le chemin de la vérité ; la méthode est faite pour l'y conduire. Voilà comment, lorsque des besoins nouveaux se furent développés à l'époque de la Renaissance, quand le joug de l'autorité péripa- téticienne fut brisé, les novateurs s'élevèrent avec LOGI 969 LOGI tant de violence et d'unanimité contre la logique que la scolastique avait cultivée avec une passion si exclusive. Sans parler de Ramus et de quel- ques autres qui ne virent pas assez nettement le but poursuivi par eux, qu'a fait Bacon? et même plus tard, et avec un plein succès, qu'a fait Descàrtes ? Ils ont essayé l'un et l'autre de sub- stituer une nouvelle logique, ils le croyaient du moins , à la logique ancienne. Pour Bacon, le dessein est évident, hautement avoué, c'est un Novum Organum qu'il vient mettre à la place de VOrganon impuissant, selon lui, du péripatétisme 'décrié; pour Descartes, il tente d'établir seulement quatre règles « au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée ». Ses quatre règles doivent suffire pour arriver au vrai que ne donne pas toujours cet appareil si compliqué de la dialectique vul- gaire. N'en déplaise à Bacon, n'en déplaise sur- tout à Descartes, ils se sont l'un et l'autre trompés sur ce point. Le Novum Organum de Bacon, les quatre règles de Descartes ne pou- vaient remplacer en aucune manière la vieille logique, attendu qu'elle s'occupait d'un objet tout différent. Bacon et Descartes, répondant aux besoins de leur siècle, donnaient une méthode, le premier fort imparfaite, le second admirable, pour arriver à la vérité. La logique ancienne avait un tout autre but : elle se bornait à étu- dier et à montrer les caractères et les formes du vrai . Il est donc certain que, dans ces longs débats engagés contre le passé et spécialement contre la logique, il y eut un malentendu complet. Il n'y avait point à détruire la science telle que l'avait pratiquée le péripatétisme, parce que cette science était inébranlable. On pouvait la compléter, sans doute ; mais en soi elle était immuable. De là vient que, malgré le triomphe des idées nouvelles et les immenses services que rendait la réforme philosophique, la vieille logi- que n'en subsista pas moins. Hobbes, élève de Bacon, faisait une logique; Port-Royal, en disciple fidèle de Descartes, faisait aussi la sienne, et la logique de Hobbes et celle de Port-Royal n'é- taient, au fond, que VOrganon d'Aristote ; de là vient que Kant, à la fin du xvme siècle, tout en se posant en réformateur de l'esprit humain et en voulant refaire Bacon et Descartes, n'a pas prétendu refaire l'œuvre aristotélique. Il a dé- claré hautement, et avec toute raison, que la logique était faite depuis deux mille ans et qu'il n'y avait point à la recommencer. L'erreur de Bacon, celle de Descartes et de tant d'autres, et toutes les critiques dont la logique a été l'objet, n'ont tenu qu'à cette confusion de la science et de l'art. On a pris la logique pour la méthode : ce n'était pas la faute de la logique si on lui de- mandait plus qu'elle ne peut donner. Elle était une science et ne devait point changer de nature au gré de ceux qui cherchaient à lui faire vio- lence. Il est possible que la scolastique se fût parfois également trompée et eût justifié à l'a- vance les attaques sous lesquelles elle succomba. Dans les derniers temps de sa décadence, il est possible qu'elle eût pris la forme syllogistique, non-seulement pour la forme du vrai, mais pour le seul procédé qui pût y conduire ; mais cette erreur, si la scolastique l'a commise, ne devait point, même entre les mains de ses ennemis, devenir une arme contre elle : surtout elle ne devait point devenir une condamnation contre la logique. 11 fallait que Bacon et Descartes lui- même comprissent mieux ce que la logique est essentiellement; ils auraient pu doter l'esprit humain d'un art nouveau, sans chercher à lui ravir les sciences qui l'avaient si longtemps éclairé et devaient l'éclairer toujours. La lo- gique et la méthode sont parfaitement compa- tibles ; elles se soutiennent mutuellement, loin de s'exclure, et voilà comment la philosophie mieux inspirée a pu souvent faire de la méthode une partie même de la logique. Telles sont les considérations principales qu'il était bon de présenter sur la nature de la logi- que; elles auront ce double avantage de faire mieux comprendre à la fois et la science en elle- même, et les particularités de son histoire, qui sont un des côtés les plus intéressants de l'histoire générale de l'esprit humain. Quand on parle de la logique, il est toujours entendu qu'on parle de la logique telle que le génie grec l'a faite il y a vingt-deux siècles, et telle qu'elle est venue jusqu'à nous à travers l'antiquité, les Arabes, la scolastique et la Renais- sance. Mais depuis les récents travaux des orien- talistes et surtout ceux de l'illustre Colebrooke, il faut élargir ce cadre, et l'on doit y comprendre la logique indienne, qui jusqu'à ces derniers temps était restée profondément inconnue. La philosophie, on le sait, a joué dans l'Inde un rôle considérable ; les monuments qu'elle y a pro- duits sont plus nombreux que ceux qui nous res- tent de la philosophie grecque. Les systèmes les plus variés s'y sont développés avec toutes leurs conséquences, et le génie indien n'a pas été moins fécond que le génie hellénique. La philosophie indienne devait donc arriver, par suite des lois mêmes qui régissent l'intelligence humaine, à l'étude de la logique; elle n'y a pas manqué, et le Nyâya de Gotama tient dans l'Inde la place à peu près que VOrganon tient parmi nous. Mais malheureusement l'Inde n'a pas d'histoire même politique ; à plus forte raison n'a-t-elle pas d'his- toire de sa philosophie. Dans l'état où sont ac- tuellement les études indiennes, il serait absolu- ment impossible de combler cette lacune; et ce serait une entreprise tout à fait vaine, que de vouloir rechercher par quelles phases la logique a successivement passé dans l'Inde. Peut-être, plus tard, quand tous les monuments seront pu- bliés et bien compris, sera-t-il possible de tenter avec fruit de pareilles recherches; aujourd'hui il faut se bornera savoir qu'historiquement la logi- que d'Aristote n'est pas la seule qui ait agi puis- samment sur l'esprit humain, et qu'à côté d'elle un monde analogue au monde grec, son anté- cédent peut-être, a eu aussi un système de logi- que. Il a d'ailleurs été prouvé contre des traditions trop peu certaines, que ce système n'avait pas le moindre rapport avec le système péripatéticien, et que l'Inde, si elle était moins profonde, n'avait pas été moins originale que la Grèce. Le Nyâya est parfaitement indépendant de VOrganon. Aris- tote et Gotama ne se doivent rien l'un à l'autre. Jusqu'à ce que de nouvelles lumières viennent nous éclairer, l'histoire de la logique se réduit donc pour nous à l'histoire de la logigue d'Aris- tote. Gomment est-elle née, et quels sont ses an- técédents ? De quels éléments est-elle formée ? Par qui a-t-elle été adoptée? Qui l'a combattue? Qu'a-t-on essayé d'y substituer? Et quels ont été les succès ou les revers des novateurs ? Telles sont les questions que devra comprendre l'his- toire de la logique. Aristote s'est vanté en terminant VOrganon, ou, pour mieux dire, le dernier des six ouvrages que les commentateurs grecs ont appelé de ce nom, que, dans cette pénible étude, il était sans modèle et sans prédécesseurs. Cette prétention du philosophe est parfaitement fondée, et l'his- toire de la philosophie y acquiesce pleinement. Si l'on demande à la philosophie grecque avant lui ce qu'elle avait fait pour la science, elle n'a LOGI — 970 — LOGI guère à citer que les tentatives bien insuffisantes, et à certains égard très-funestes, de la sophisti- que, et les recherches admirables, mais trop peu systématiques, de Platon. Voilà tout ce qu'Aris- tote trouvait dans le passé. Il est vrai qu'en gé- néral on a trop rabaissé les sophistes; les con- temporains, après avoir été saisis d'un aveugle enthousiasme pour ces maîtres de la parole, ont été par une réaction contraire sans pitié pour ces corrupteurs de la morale, et ces précurseurs du scepticisme. Il ne faudrait pas, sans doute, exagérer les mérites de la sophistique; mais pourtant, à ne consulter que le témoignage même de ses adversaires, spécialement celui de Platon, elle ne doit pas paraître aussi méprisable aux yeux de l'histoire impartiale. Les doctrines des sophistes ont pu être détestables; leurs opinions pouvaient être subversives de toute religion et de toute vertu, et Socrate a bien fait, ainsi que Platon, de les combattre à outrance et de les renverser à l'aide de la raison et de l'ironie. Mais leurs travaux n'ont pas été sans utilité ; cette étude du langage dont ils tiraient de si énormes profits, a mis sur la voie de travaux à la fois plus sérieux et plus honnêtes qui n'eus- sent point été possibles sans les leurs. Si donc les sophistes n'ont pas fait de la logique précisé- ment, ils ont ouvert la voie qui y mène; c'est une justice qu'il faut leur rendre. Quant à Pla- ton, sa dialectique répond à l'art de la logique, à la méthode telle que nous venons de la définir, plutôt qu'à la science proprement dite. Platon s'est occupé du procédé qui conduit au vrai plus que des formes que le vrai peut revêtir. Il est sous ce rapport très-supérieur à son disciple, qui a laissé la méthode dans un oubli presque complet et très-regrettable. Mais Platon n'a pas fait de la logique plus que les sophistes qu'il réfute. Seulement, en dévoilant les artifices frauduleux et la fausseté de leurs arguments, il a fait un pas au delà de ses adversaires; et l'Euthydème n'a pas seulement livré au ridicule ces jeux puérils et funestes du raisonnement, il a fait sentir le besoin et la possibilité d'une science plus vraie. Il n'a pas seulement fourni tous les matériaux de l'ouvrage d'Aristote inti- tulé Réfutations des sophistes; on peut croire que, de plus, il aura provoqué dans ce profond génie quelques-unes des réflexions d'où sont sortis les Derniers Analytiques eux-mêmes. Quoi qu'il en soit des travaux qui ont précédé ceux d'Aristote, on voit sans peine qu'ils sont fort peu de chose si on les compare à l'immense édifice que le disciple de Platon a élevé. Ces germes imparfaits et douteux, c'est lui seul qui les a développés; la logique a pu être présentée par d'autres ; c'est lui seul qui l'a constituée. On sait que son ouvrage se compose de six parties. Les quatre premières sont données à la logique pure; les deux autres, les Topiques et les Réfutations des sophistes, sont consacrées à la logique appliquée. Bans ces deux derniers ou- vrages, ce n'est pas la méthode elle-même qui est traitée au sens élevé où Platon avait compris la dialectique; ce n'est que l'art de la discus- sion avec toutes les ressources qu'il peut offrir, soit pour un combat loyal, soit pour une lutte où l'adversaire emploie des arguments captieux. Dans cette seconde partie de YOrganon, Aris- totc a montré une délicatesse d'analyse et une fécondité qu'aucun logicien postérieur n'a éga- lées. Il faut ajouter que l'abondance des détails n'a nui en rien à la régularité de l'ensemble; les Topiques sont un chef-d'œuvre de composi- tion, ei c'est peut être la portion la plus achevée de YOrganon entier. Ici encore on peut consta- ter riieureuse influence de la sophistique; et il est peu probable que sans ses efforts préliminai- res, Aristote, tout ingénieux qu'il est, eût décou- vert et distingué des arguments si nombreux et si voisins les uns des autres. Voilà donc la logique telle que l'a faite Aris- tote. Des catégories, elle passe à la théorie de la proposition; de la proposition, elle s'élève au syllogisme, et du syllogisme, elle parvient enfin, à cette forme parfaite du raisonnement qu'on appelle la démonstration. Puis, de la science, la logique descend aux applications; elle cherche à régler les lois de l'argumentation dans ce qu'elle a de plus général et de plus utile. Que manque-t-il à la logique ainsi conçue? Rien, si ce n'est ce qui la vivifie et la met en usage, c'est-à-dire une théorie de la méthode : lacune immense sans contredit, qu'Aristote aurait pu combler lui-même s'il eût suivi de ] lus près les doctrines de son maître, et que l'esprit humain amis deux mille ans à combler. La logique une fois fondée a été cultivée d'abord, comme on devait s'y attendre, dans l'école directe d'Aristote. Ses plus illustres dis- ciples, Théophraste et Eudème, y consacrèrent de longs et ingénieux travaux. Ils s'attachèrent surtout à commenter les idées du maître; mais parfois aussi ils allèrent jusqu'à les discuter et les combattre sur quelques théories de détail. Alexandre d'Aphrodise nous a conservé dans ses Commentaires des traces de ces controverses antiques, prélude de tant d'autres; mais Théo- phraste et Eudème ne dépassèrent pas Aristote, et ne firent aucun changement dans les bases de la science nouvelle. De l'école d'Aristote l'étude de la logique passa dans les écoles rivales : et l'une de celles qui la cultivèrent avec le plus d'ardeur, ce fut le stoïcisme. Malheureusement les travaux des stoïciens, quoique fort nombreux, ont tous péri, et nous ne les connaissons que par les témoi- gnages très-insuffisants des historiens de la phi- losophie, Cicéron, Diogène Laërce, Plutarque, Sextus Empiricus. Trois points sont à remar- quer dans les recherches logiques des stoïciens. Ils donnèrent, en général, la première place à la logique parmi les trois parties dont la philo- sophie se composait selon eux. La morale qui est leur gloire, et la physique où ils ont beau- coup innové, ne venaient qu'après la logique dans leur système. En second lieu, leur logique était beaucoup plus vaste que celle d'Aristote, comme l'a remarqué Tennemann. Ils voulaient faire de la logique un instrument de vérité pour le sage, et ils durent y comprendre toute une psychologie et toute une méthode, essayant ainsi de suppléer aux omissions d'Aristote, et repre- nant la voie ouverte par la dialectique plato- nicienne. Mais il n'était pas réservé aux stoï- ciens de faire ce que n'avaient pu ni Platon, ni Aristote ; leur psychologie toute scnsualiste ne pouvait les conduire à la véritable méthode ; et tout en sentant le réel besoin de l'esprit humain ils ne purent le satisfaire. Mais c'était beaucoup que de l'avoir compris. En troisième lieu, les stoïciens et particulièrement Chrysippe perfec- tionnèrent les travaux de Théophraste et d'Eu- dème; ils poussèrent la syllogistique à des sub- tilités que l'école aristotélicienne n'avait pas connueâ ou qu'elle avait dédaignées; et ils s'ap- pliquèrent surtout à la théorie des syllogismes hypothétiques et disjonctifs. Dans le domaine de la science pure, c'était à peu près tout ce qu'il restait à faire; mais les stoïciens, malgré des vues fort justes et assez neuves, ne firent point de révolution en logique; et les germes que renfermait leur doctrine ne purent même pas se développer. LOGI — 971 — LOGI Lpicurc ne fut pas plus heureux que ses ri- vaux dans des tentatives toutes contraires. Loin de tenir à compléter la logique, il essaya bien plutùt de la détruire. D'abord, lui ôtant son nom et l'appelant canonique, il n'en fit qu'une partie assez peu nécessaire de la physique. Parti d'un sensualisme encore plus exclusif que celui des stoïciens, Épieure ne pouvait découvrir la vraie méthode qu'eux aussi ils avaient méconnue tout en la cherchant. Pour lui, la sensation était le critérium de toute pensée, comme elle en était la source ; et la canonique d'Épicure, mal- gré sa fastueuse dénomination, était aussi inca- pable de régler l'intelligence, que sa morale de l'ennoblir. Il ne faut donc pas s'étonner qu'en présence de la logique stoïcienne, institutrice insuffisante malgré ses louables te'ntatives de progrès, en présence de la logique épicurienne qui était à peu près nulle, la logique d'Aristote soit restée seule cultivée et utile. Dès les premiers temps elle fut en grand honneur à Alexandrie, et le goût des études sur VOrganon commença dès le règne des Ptolémées pour ne plus cesser dé- sormais. Les commentateurs furent nombreux et illustres ; les travaux, considérables si ce n'est bien originaux. Ceux d'Alexandre d'Aphro- dise, qui enseignait à Alexandrie dans le second siècle de l'ère chrétienne, sont les seuls que le temps ait épargnés : et ils attestent tout à la fois, et le mérite d'Alexandre et le mérite de ses prédécesseurs qu'il cite souvent. La logique péripatéticienne avait pénétré à Rome vers l'époque de Sylla, qui rapporta d'A- thènes quelques-uns des ouvrages alors peu con- nus d'Aristote. Le témoignage de Cicéron nous atteste les difficultés que ces ouvrages offraient aux philosophes de son temps, et lui-même ne les a pas toujours fort clairement compris. Il a essaye spécialement d'analyser les Topiques ; mais le traité qu'il a publié sous ce titre n'a guère de commun que le nom avec celui d'Aris- tote. La philosophie latine ne compte pas un seul logicien; durant les siècles qui suivirent, et où la logique d'Aristote devint un élément nécessaire des études classiques dans le monde romain, il ne se trouva que des abréviateurs dont les explications furent en général assez peu intelligentes, comme le prouvent le résumé d'Apulée, au second siècle, celui qu'on mit sous le nom de saint Augustin, et le petit traité de Martianus Capella vers la fin du ve siècle. Le seul commentateur de quelque importance, "c'est Boêce, car on ne peut compter Cassiodore. Boëce traduisit VOrganon, et joignit à sa traduction quelques travaux personnels, empruntés en par- tie à ceux des stoïciens, mais qui manquaient de clarté et de précision. Cette traduction de Boëce a été extrêmement utile au moyen âge. Si les Romains s'occupaient peu de logique, les Grecs s'en occupaient beaucoup. Chaque siècle vit naître des commentaires dus aux plus persévérantes études, et qui montrent la domi- nation souveraine et l'utilité toujours reconnue de VOrganon. Galien, au second siècle, avait fait d'immenses travaux de logique comme lui- même nous l'apprend; mais ils ont tous péri. La gloire de Galien fut d'ailleurs assez grande même en logique pour qu'on lui ait généra- lement attribue, bien qu'à tort, l'invention de la quatrième figure du syllogisme. L'école d'A- lexandrie, livrée aux spéculations mystiques, n'eut guère le loisir de songer à la logique. Pourtant Plotin essaya de combattre les Caté- ? tories d'Aristote et de les réduire, comme avant ui les stoïciens l'avaient essayé. Son disciple Porphyre a l'ait aux Catégories une introduction qui a pris place par son exactitude et son élé- gance dans VOrganon lui-même, dont la pos- térité ne la^ sépara plus. Thémislius au ivc siè- cle a laissé d'utiles paraphrases. D'un autre côté, l'école d'Athènes ne demeura point en arrière de l'école d'Alexandrie; et Simplicius, dont il nous reste les plus précieux Commen- taires, était un des philosophes que le décret de Justinien vint disperser en 529. Un siècle plus tard, Philopon faisait encore en Egypte des tra- vaux à peu près aussi estimables et non moins étendus. Mais cette autorité de la logique d'Aristote, chez les anciens, était fort loin de celle qu'elle devait acquérir au moyen âge et dans la sco- lastique. Par suite des circonstances où se trou- vait alors placé l'esprit humain, Aristote en devint pendant près de six siècles le précep- teur ; et ce fut surtout VOrganon qui servit de point de départ et de base inébranlable à cette longue éducation d'où est venue la science mo- derne tout entière. Il faut se rappeler que, même dans les plus mauvais temps, durant l'invasion des barbares et les siècles qui la suivirent, la connaissance et la culture des ouvrages d'Aristote ne périt jamais complètement. Il suffit pour s'en con- vaincre de lire les ouvrages d'Isidore de Séville et de Bède le Vénérable, au vne siècle, et ceux d'Alcuin à la fin du vme. Alcuin en particulier introduisit l'étude de la logique péripatéti- cienne à la cour de Charlemagne, et il l'expli- quait au grand empereur et à ses fils. Quelque mutilé que soit alors l'enseignement, il recèle pourtant les germes de tous les développements postérieurs, et l'on ne peut se défendre de quel- que émotion quand on voit de quel étroit ber- ceau sortit d'abord la science dont le moyen âge a tant profité et dont nous sommes aujourd'hui les héritiers si opulents. Une tradition peu cer- taine a fait supposer que VOrganon avait été envoyé à Charlemagne par l'empereur de Con- stantinople. Le fait est douteux; mais il est sûr qu'un tel présent eût été fort apprécié par l'école palatale, et que l'ouvrage y eût été fort bien, compris. L'étude de la logique se maintint donc et se développa même dans l'Occident jusqu'au moment où, par les efforts d'Abailard, elle prit une importance capitale, et devint le grand intérêt intellectuel de ces temps. Abailard n'a pas connu VOrganon entier, et, de plus, il ne savait pas le grec ; mais ses œuvres attestent tout ce que les travaux logiques avaient alors de puissance, tout limités qu'ils étaient. La ques- tion du nominalisme et du réalisme, née avec Roscelin et Guillaume de Champeaux, n'était pas précisément une question de logique ; mais la logique y jouait pourtant un grand rôle, car il était impossible de traiter un peu profon- dément de la nature métaphysique des univer- saux, sans traiter des mots qui les exprimaient, et par là on revenait à l'étude de V Introduction de Porphyre et surtout à celle des Catégories. Mais entre les mains d'Abailard, la logique était destinée à une plus haute fortune. La dia- lectique, comme la comprenait le réformateur du xue siècle, n'était pas seulement l'analyse scientifique des formes du raisonnement, telle qu'elle se trouvait dans VOrganon, c'était une véritable méthode analogue en partie à celle de Platon, et qui présageait à cinq siècles de dis- tance celle de Descartes lui-même. Abailard, sans bien s'en rendre compte, visait à l'indé- pendance; et de là, les alarmes qu'il excita dans l'Église, et les persécutions qu'il s'attira. C'était donc de la logique qu'était sorti ce premier éveil de l'esprit de liberté; c'était à l'influence LOGI — 972 — LOGI d'Aristote que la scolastique devait ce premier bienfait, gage assure de tant d'autres. Abailard appliquait la dialectique à la théologie; et la dialectique aspirait dès lors, sans le savoir, à la place supérieure qui lui appartient. Mais si l'É- glise proscrivait la dialectique ainsi comprise, elle n en adoptait pas moins la logique désor- mais indispensable aux écoles et toute-puissante dans leur sein. Jean de Sarisbéry, disciple d'A- bailard, connaissait YOrganon complètement, et le comprenait à peu près aussi bien qu'on peut le comprendre même de nos jours. De plus, il prenait la défense de la logique contre les ennemis qu'elle comptait déjà, et qu'avaient suscités à la fois et ses succès et ses premières audaces. Il intitule son livre Metalogicon, parce qu'il est avec les logiciens contre ceux qui veu- lent détruire la logique. A cette époque, c'est-à-dire vers la fin du xue siècle, un fait nouveau vient décider la domination définitive et absolue de la doctrine péripatéticienne, et spécialement de son Or- ganon : c'est la connaissance complète que l'oc- cident acquiert alors des travaux des Arabes. Tandis que les chrétiens étudiaient avec tant d'ardeur la logique d'Aristote, les mahométans rivalisaient avec eux, ou plutôt les avaient dès longtemps devancés. Instruits plus directement par la Grèce elle-même; héritiers par des tra- ductions sans nombre des plus précieux ouvrages de l'antiquité, les Arabes en étaient arrivés, plus d'un siècle avant .l'Occident, à régulariser des éludes qui leur paraissaient essentielles, aussi bien qu'elles le paraissaient à la chrétienté en- tière. De l'Arabie, ces doctes travaux avaient passé en Espagne avec les conquérants ; et les commentateurs d'Aristote étaient à la fois plus savants et plus nombreux à Cordoue, à Séville, à Grenade, qu'ils ne l'étaient alors en France et en Italie. Les Arabes possédaient, en outre, tous les commentaires grecs qu'ils savaient mettre à profit ; et tandis qu'Abailard, à Paris, ne con- naissait qu'imparfaitement YOrganon , Aver- roës, son contemporain, l'expliquait et le tra- duisait tout entier, comme il traduisait et commentait toute l'encyclopédie d'Aristote. Les croisades avaient établi entre les Européens et les Orientaux plus de rapports qu'ils n'en avaient eu jusque-là; et les premières conséquences de ces communications nouvelles se firent sentir vers la fin du xir2 siècle. De là l'immense instruc- tion du siècle suivant, où des hommes comme Albert le Grand et son disciple saint Thomas d'Aquin se firent les commentateurs d'Aristote et des Arabes. A dater de cette époque, la doc- trine aristotélique règne sans contestation, et elle partage avec l'Église l'autorité souveraine. Aristote, proclamé le Maître naturel, devient dans le domaine entier de l'intelligence et de la nature ce que l'Evangile lui-même est dans le domaine de la foi. On sait assez la place que tient alors la logi- que, et qu'elle garde pendant quatre siècles en- tiers jusqu'à Kamus et à Bacon. Elle fait une partie nécessaire de toute éducation libérale; l'Europe entière vient l'étudier aux écoles illus- tres de Paris, et ce travail commun accroît en- core chez tous les peuples modernes celte unité profonde d'esprit et de caractère que leur don- nait déjà la religion, et qui les sépare (1rs peu pies anciens. Cette discipline, à laquelle la logi- que soumit si longtemps les intelligences, a porté les plus heureux fruits, et la science mo- derne, si elle veut être juste, doit lui rapporter une partie considérable des qualités dont elle est si lière. Serait-ce trop s'avancer que de dire que, sans les études logiques où la pensée mo- derne s'est astreinte si longtemps, elle n'aurait ni cette justesse, ni cette précision méthodique qui font sa gloire? Sans les études logiques, les langues modernes n'eussent-elles pas été bien plus lentes à se former? et même eussent-elles jamais atteint ce haut degré de clarté qui sont un de leurs principaux mérites? Mais quels que soient les services rendus alors par la logique, elle vit son empire menacé quand tomba celui de la scolastique, et bientôt après celui d'Aristote. Vers la fin du xv° siècle, tout se préparait pour la chute de ce long des- potisme ; et la réforme, loin de la hâter ne fit peut-être que la retarder, en appelant les esprits à des questions plus pressantes et plus hautes. Il n'est pas, au xvie siècle, un seul esprit nova- teur qui n'attaque Aristote, comme Èaurentius Valla le faisait déjà près decentans auparavant; mais aucun des réformateurs de la philosophie ne voit nettement l'état de la question ; et. mal- gré les plus nobles efforts payés quelquefois de la vie, il ne s'en trouve pas un qui puisse at- teindre le but entrevu et désiré par tous. La ré- forme protestante se montra plus réservée et j plus sage qu'on ne devait s'y attendre. Luther avait voulu chasser Aristote et la logique des écoles; mais Mélanclithon, plus prudent, avait su ne porter ses coups qu'à la scolastique; et, pré- voyant sans doute les luttes où la doctrine nou- velle allait être engagée; il avait su lui conser- ver les armes que la logique devait lui donner. Le protestantisme fut donc, en général, assez j favorable aux études logiques, qu'il emprunta j directement à YOrganon lui-même, professé dans la plupart de ses universités , comme il l'était à Padoue et dans les écoles purement aristotéliques de l'Italie. Ce sont là les traditions | que retrouva plus tard Leibniz, et qui lui inspirè- rent ces idées conciliatrices dont il se fit, au début du xvme siècle, l'admirable et utile promoteur. Mais à côté du protestantisme, le catholicisme poursuivait dans la logique une réforme tout au- trement grave, et qui n'était que la conséquence du mouvement né dans le sein de la scolastique | elle-même. La logique avait été fort décriée par le mysticisme, dont Gerson fut un des plus illustres représentants. Le mysticisme, par son caractère même, était incapable des profonds et réguliers travaux qui devaient sinon refaire, du moins compléter la logique. Tous les esprits in- dépendants et éclairés partageaient d'ailleurs ce dédain pour les études des écoles, et sentaient bien que YOrganon, malgré son titre ambi- tieux, n'était pas l'instrument dont pouvait se servir l'esprit humain pour tous les progrès qu'il pressentait. Qu'y avait-il donc à faire? Tout le monde s'y méprit durant cinquante ans, de- puis Vives jusqu'à Gassendi. Tous les novateurs crurent qu'il fallait attaquer YOrganon, et tâ- cher de le reconstruire, soit en le corrigeant, soit même en le renversant en partie. Ramus paya d'une sanglante catastrophe son audace et une bien louable indépendance; mais ses réfor- mes, qui obtinrent un succès pass.iger dans les écoles protestantes, ne pouvaient être durables, parce qu'elles étaient trop peu profondes et trop peu utiles. Nizzoli, IJatrizzi , exagérant encore les passions qui avaient animé quelques instants l'infortuné Kamus, s'emportaient aux plus gros- sières invectives, dont Bacon a garde quelque- fois le trop fidèle écho, et que Gassendi tentait encore de répéter vers le milieu du xvne siècle. UOrganon résista et devait résister à toutes ces vaines attaques. Les théories qu'il contenait étaient vraies; il n'était donné à personne de 1rs détruire, et le génie même ne pouvait préva* loir contre elles. LOGI — 973 — LOGI Bacon tout en imitant la violence de ses pré- décesseurs, et tout en se méprenant comme eux, alla pourtant -un peu plus loin. Il crut que la logique, telle qu'on l'avait jusqu'alors pratiquée, avait été un formidable obstacle aux progrès de l'esprit humain; il l'accabla de ses sarcasmes, et il tenta de remplacer, comme on Ta dit bien des fois quoique avec peu de raison, le syllo- gisme par l'induction. La réforme eût été im- mense, en effet, si elle eût été réelle, et que l'esprit humain eût manqué jusque-là d'un instrument aussi puissant que celui que Ba- con lui offrait. Malheureusement il n'en était rien : l'induction était aussi ancienne que le syllogisme lui-même, et aussi bien connue que lui. Aristote en avait fait la théorie exacte et fort claire; de plus, il l'avait admirablement pratiquée, comme l'attestaient tous ses ouvra- ges; il n'avait même eu aucun mérite à ces ap- plications, toutes justes qu'elles pouvaient être. Mille autres avant lui s'étaient servis tout aussi bien de la méthode inductive, Hippocrate et Platon, par exemple, pour ne citer que ceux-là; mille autres après lui en avaient fait un aussi parfait usage, attendu que l'intelligence hu- maine ne peut pas plus se passer de l'induction qu'elle ne se passe du syllogisme. Mais si Bacon ne créa pas l'induction, comme son orgueil se plaisait à le croire; s'il ne détruisit pas la logi- que, il acheva de détruire la physique d'Aristote, et il rappela les sciences à l'observation, que les anciens avaient employée aussi bien que les modernes, mais que le moyen âge avait un peu trop oubliée, en se mettant à l'école du péripa- tétisme, et en ne croyant qu'à lui , au lieu de croire surtout à la nature. Bacon ne porta donc pas la moindre atteinte à VOrganon d'Aristote ; et le monument qu'il essaya d'élever contre ce- lui-là était à la fois bien moins complet et bien moins solide. Bacon même ne put jamais l'ache- ver, parce qu'en effet ce monument était inexé- cutable. La réforme de Descartes, toute profonde et toute vraie qu'elle était, ne fit pas davantage de tort réel à la logique péripatéticienne. C'est une méthode que Bescartes donna; c'est l'indépen- dance absolue qu'il apportait à la raison, con- naissant enfin avec une pleine évidence ses droits imprescriptibles, et sachant en user avec autant de réserve que d'assurance. La méthode cartésienne contenait un art de vérité ; elle ne contenait pas une logique, et VOrganon devait subsister encore à côté d'elle, à moins que la raison humaine ne consentît à ignorer une grande et essentielle partie de ses facultés. La véritable méthode philosophique jadis annoncée par Platon était définitivement fondée; mais la philosophie avait beau s'enrichir de cette con- quête si chèrement achetée, si longtemps atten- due, elle ne pouvait renoncer à ses anciens tré- sors; et la logique lui restait un bien acquis pour toujours, quoique alors négligé. On ne peut disconvenir, en effet, que depuis Descartes jusqu'à nos jours, les études de logi- que n'aient été en pleine décadence ; mais ceci s'explique très-aisément par les circonstances où depuis deux siècles la philosophie a été placée. Quand on voit ce qu'elle a fait en France au xvme siècle, on comprend sans peine qu'elle ait eu fort peu de sollicitude pour VOrganon. Il s'agissait de réformer la société; et l'esprit nouveau, qui devait détruire le passé pour le remplacer par un ordre meilleur, le ] rit dans le plus profond dédain. Il n'y a guère que Leibniz qui ose encore élever la voix en faveur d'Aristote et de la logique ; si l'on en excepte Wolf, son fidèle disciple, le siècle ne l'écoute guère, mal- gré son génie, et si quelques géomètres suivent ses conseils, c'est pour trouver dans les formes du syllogisme, et dans les combinaisons qu'elles peuvent présenter, matière à quelques spécula- tions mathématiques. Mais les écoles philosophi- ques, celle de Locke avec celle de Condillac son héritière, et l'école écossaise, négligent la logi- que ; et quand Reid essaye une analyse de VOr- ganon, ce n'est que pour démontrer combien il est inutile. En un mot, l'étude de la logique, déjà fort compromise au xvne siècle, est à peu près complètement morte dans le xviir. Elle vit bien encore dans les collèges, où de vieilles tra- ditions la maintiennent; mais il n'est pas un seul philosophe qui s'en occupe sérieusement, ni même qui l'estime. Il faut arriver à Kant et à Hegel pour trouver enfin une juste appréciation de la logique d'Aris- tote. Ils ont tous deux reconnu que c'était une science faite, acquise à l'esprit humain, et com- plètement immuable. Kant n'a donc pas essayé de refaire VOrganon; mais il a tenté pour l'Al- lemagne une réforme analogue à celle que Des- cartes accomplissait chez nous cent cinquante ans plus tôt. Il a cru donner une méthode à l'esprit humain dans la Critique de la raison pure, et cette méthode, qui n'avait point su arrêter assez solidement son point de départ, a fini par aboutir au scepticisme. On sait assez que Fichte et M. de Schelling n'ont rien fait dans le domaine de la logique; quant à Hegel, au contraire, c'est le nom de logique qu'il appli- qua à la science nouvelle qu'il prétendit créer. Mais la logique de Hegel n'a de commun que le nom avec la iogique d'Aristote; c'est une ontolo- gie qui n'a su éviter aucun des abîmes de l'idéa- lisme le plus exagéré, et qui a si peu contribué à faire mieux connaître le raisonnement humain qu'elle l'a précipité dans les plus énormes aber- rations. Tel est donc aujourd'hui l'état de la logique ; elle ne s'est pas encore relevée du discrédit dont la frappèrent les deux derniers siècles; mais d'assez heureux symptômes attestent que la philosophie n'oubliera pas longtemps encore cette partie indispensable d'elle-même, qui, pen- dant tout le moyen âge, a fait presque seule toute sa gloire. Par M. W. Hamilton d'Edim- bourg l'école écossaise elle-même est déjà reve- nue à ces solides études, et l'illustre successeur de Reid et de Dugald Stewart fera bientôt pa- raître, sous le titre de Nouvelle analytique, un ouvrage qui sera sans doute de nature à changer quelques-unes des principales théories admises jusqu'à présent en logique. En Allemagne, les études générales dont Aristote a été l'objet, sur les recommandations de Hegel, se sont adressées aussi à VOrganon; en France, il en a été de même, grâce à l'exemple et à l'impulsion de M. Cousin ; et l'auteur de cet article a pu donner une traduction complète de la Logique d'Aris- tote, que notre langue ne possédait pas encore. Ainsi tout fait espérer que le moment approche où la logique, si longtemps méconnue et oubliée, reprendra dans la science la place qui lui ap- partient; la philosophie ne pourrait en manquer plus longtemps sans danger, et ses progrès se- ront à la fois plus rapides et plus sûrs quand ils s'appuieront sur cette ferme base. De cet aperçu, quelque bref qu'il soit, sur l'histoire de la logique, on peut tirer cette con- clusion incontestable, que jusqu'à ce jour l'ou- vrage d'Aristote est le seul qui ait tait loi, et, selon toute apparence, il conservera dans l'avenir la domination exclusive qu'il a eue dans le passé. Ce fait pourrait nous surprendre s'il était uni- que et si nous comprenions moins clairement la LOGI — 974 LOI vraie nature de la logique. Mais déjà le système de Gotama, le Nyâya, peut offrir le même phé- nomène dans l'histoire de l'esprit humain. Le Nyâya, fondé aune époque qui est tout au moins contemporaine de celle d'Aristole, a été dans l'Inde le seul système de logique, comme VOr- ganon l'a été dans l'Occident. Les religions les plus diverses, les écoles les plus opposées, les sectes les plus ennemies se sont reunies dans une étude commune, qui leur a fourni à toutes des armes également solides pour leurs opinions, quelque différentes qu'elles fussent. Le Nyâya, durant plus de vingt siècles, a pu successive- ment instruire les brahmanes et les bouddhistes, les peuples du Nord de la presqu'île et ceux du Midi, le peuple conquis et les musulmans qui l'asservissaient. De nos jours sa puissance est restée entière, et il est attesté que, dans toutes les écoles dont l'Inde est couverte, c'est encore le Nyâya qui est étudié par tous les élèves et enseigné par tous les maîtres. Le Nyâya est fort loin de VOrganon; jnais tel qu'il est, il a répondu aux besoins de l'esprit indien, tout comme VOrganon a satisfait tour à tour aux besoins de l'antiquité grecque et latine, à ceux du moyen âge, chez les Arabes aussi bien que chez les chrétiens, et à ceux de la renaissance dans les écoles catholiques aussi bien que dans les écoles protestantes. Cette identité de fortune du Nyâya dans l'Inde et de VOrganon en Occident s'explique sans peine quand on se rappelle ce qu'est en soi- même la logique. Comme elle ne s'occupe que des formes du raisonnement, elle reste profon- dément indifférente aux objets mêmes que le raisonnement atteint et qu'il emploie ; elle ne s'inquiète en rien de savoir jusqu'à quel point ces objets sont vrais ou faux; ce peut être là le but de la méthode, ce n'est point celui de la logique, qui ne recherche pas la vérité elle- même et qui s'arrête aux formes que la vérité doit revêtir pour se faire comprendre. Voilà comment, au moyen âge, l'Église, qui surveil- lait avec tant de sollicitude les progrès de la pensée, autorisa sans réserve la culture de VOrganon, tandis qu'elle interdit longtemps la connaissance de la physique et de la théodicée péripatéticienne, et fit payer du dernier sup- plice les infractions commises à ses ordres. L'or- thodoxie n'a rien à craindre de la logique qui ne se prononce sur aucune question et qui se prête également à la défense de la vérité et à celle de l'erreur. L'Église put frapper Abailard, Amalric de Chartres, David de Dinant, sans frapper la dialectique; les doctrines pouvaient être condamnables, la forme ne l'était pas, at- tendu que cette forme même devait être em- ployée nécessairement par ceux qui les châtiaient en les réfutant. Ainsi l'histoire, quand on l'interroge, peut aussi nous faire voir clairement ce qu'est la na- ture de la logique, et ces enseignements ne font que confirmer ceux que nous fournissait la théorie. Les ouvrages qu'il conviendrait de lire sur les questions traitées dans cet article sont fort nom- breux. Les commentaires sur VOrganon d'Aris- tote se sont succédé presque sans interruption du Ier au va" siècle de l'ère chrétienne, et plus tard du xme au xvn* ; mais les indications sui- vantes pourraient suffire : 1° Il faut d'abord connaître les deux princi- paux monuments de logique, VOrganon d'Ans- tote et le Nyâya de Gotama. Les éditions de VOrganon sont' à peu près innombrables : la meilleure est encore celle de Pacius; pour le Nyâya, on peut en trouver une traduction par- tielle dans le tome III des Mémoires de VAcatU- mie des sciences morales et politiques, 2° série p. 223 et suiv. {Mémoire de M. D. Saint- llilaire)'. 2° Sur la nature de la logique, il faudrait lire dans l'antiquité les discussions de Simplicius, d'Ammonius et de Philipon en tête de leurs com- mentaires sur les Catégories ; — dans le moyen âge, Averroës, Abailard, Jean de Sarisbéry, Albert le Grand, saint Thomas; — au xv< siècle, Laurentius Valla, de Dialeclica contra Arislole- leos, et Rodolphe Agricola, de Imxnlione dia- leclica; à la Renaissance, Louis Vives, de Causis corruplarum artium; Zabarella, Opéra logica; Ramus, Animadversiones in dialcclicam Arislo- lelis et Insliluliones dialeclicœ ; — au xvn" siè- cle, l'ouvrage de Gassendi, de Origine et varie- taie logicœ, et celui de G. J. Vossius, de Natura et conslilulione logicœ. 3° Sur l'histoire de la logique il faudrait con- sulter les ouvrages précédents avec les histoires générales de la philosophie, et y joindre les fie- i.herches de Buhle sur l'état de la logique chei les Grecs avant Arislole (Mémoires de la Société de Goëttingue, t. X) ; — VHisloire de la logique chez les Grecs, par Fulleborn; — V Histoire de la logique de Welch et VEssai de J. A. Fabricius, et, parmi nous, Esquisse d'une histoire de la logique, par M. Ad. Franck, et Mémoire de M. B. Sainl-Hilaire sur la Logique d'Aristote, t. IL 4° Pour savoir ce qu'est devenue l'étude de la logique au xvnie siècle et au nôtre, il faudrait lire l'analyse que Beid a donnée de VOrganon avec les Considérations de Dugald Stewart sur la Logique d' Arislole (t. II de l'édition anglaise, 1816), et l'excellent article de M. W. Hamilton dans les Fragments de philosophie par M.Peisse, qui y joint des observations pleines de justesse sur l'état actuel des études logiques en France. 5° Enfin il y aurait à bien connaître, les opi- nions de Bacon, de Descartes, de Kant et de Hegel. B. S.-H. LOI. Ce mot ne signifiait dans l'origine et ne signifie encore, dans le langage ordinaire, qu'un commandement ou une défense qui s'adresse au nom d'une autorité quelconque à la volonté d'un être libre. Mais, de l'ordre moral, social et reli- gieux où il était renfermé d'abord, il a été transporté par la science dans la sphère générale de l'existence et de la pensée. Qu'un fait que nous avons suffisamment observé se reproduise invariablement dans les mêmes circonstances, accompagne d'une manière inévitable certains autres faits, nous le comparons sur-le-champ à un acte qui aurait été prescrit d'avance et pour toujours, à un ordre qui aurait été signifié a la nature des choses par une puissance supé- rieure : nous lui donnons le nom de loi. C'est ainsi que nous regardons comme une loi de la matière que les corps s'attirent en raison directe de leurs masses et en raison inverse de leurs distances ; comme une loi de l'esprit, que l'ha- bitude émousse la sensation, et rend plus faciles et plus sûres les opérations de l'intelligence. Les lois sont donc l'ordre constant et général suivant lequel les faits s'accomplissent, ou devraient s'accomplir, quand ils dépendent de la volonté. Et comme il n'y a aucun fait qui ne se passe dans un être et ne soit produit par une cause ou par une force, les lois peuvent aussi être défi- nies les conditions qui déterminent l'existence des différents êtres, l'ordre qui préside au déve- loppement dus différentes forces dont nous per- cevons les elfets. Nous les considérerons unique- ment ici sous ce point de vue général, et nous renvoyons d'avance aux articles Droit, Société, État, pour tout ce qui concerne les lois civiles et politiques. LOI — 975 — LOI 11 y a deux espèces de forces : les unes ont la con- science d'elles-mêmes et agissent avec intention, peuvent choisir entre plusieurs fins également réalisables pour elles : ce sont les êtres intelligents et libres; les autres n'ont pas la conscience d'elles-mêmes et ne peuvent jamais s'écarter d'une fin déterminée : ce sont les agents aveugles du monde extérieur. De là, pour nous, la néces- sité de reconnaître d'abord deux espèces de lois : les lois de l'ordre moral et les lois de l'ordre physique, celles qui s'adressent à la conscience et celles qui commandent à la nature. Chacune de ces deux espèces de lois renferme les conditions d'une classe déterminée d'exis- tence : car les lois de l'ordre physique ne s'ap- pliquent pas au monde moral, ni les lois de l'ordre moral aux phénomènes du monde exté- rieur. Nous sommes donc forcés de concevoir, au-dessus des unes et des autres, des lois plus générales qui nous représentent les conditions de l'existence elle-même, ou de l'être dans ce qu'il a d'universel et d'absolu : car s'il n'y avait rien de semblable, ou s'il fallait abandonner l'idée d'une raison dernière des choses, d'où viendrait ce besoin que nous éprouvons et que l'expérience justifie, de trouver partout, sous les phénomènes les plus fugitifs en apparence, un ordre constant et régulier? D'où viendrait cette idée même de loi que nous appliquons sponta- nément à tous les objets de notre connaissance et sans laquelle aucune science n'est possible? D'un autre côté, comme la pensée ne peut conce- voir que ce qui est ou ce qui [est possible, il en résulte nécessairement que les conditions suprê- mes de l'existence sont aussi les conditions su- prêmes de la pensée : tels sont précisément les rapports du fini à l'infini, de toute qualité et de tout attribut à une substance, de tout fait à une cause. Qu'on essaye de supprimer ces rapports, on sera obligé de supprimer du même coup tout, ce qui est et tout ce que notre esprit peut concevoir : car ce qui n'est ni fini ni infini, ni substance ni attribut, ni cause ni effet, n'est absolument rien et ne répond à aucune idée possible. Ces conditions universelles de l'exis- tence et de l'intelligence ce sont les lois de l'ordre métaphysique. Ce n'est pas encore tout : entre les lois de cette dernière espèce et celles de l'ordre phy- sique, il y a des conditions intermédiaires que les objets extérieurs reçoivent, non des éléments matériels dont ils sont formés; mais de leurs rapports avec quelque chose d'immatériel, c'est- à-dire avec l'infini conçu sous la forme de l'es- pace. Un corps ne peut exister qu'à la condition d'occuper une place déterminée dans l'espace. Une place déterminée ou circonscrite dans l'es- pace, c'est une figure de géométrie. Toute figure de géométrie a ses propriétés, ses rapports, ses proportions invariables qui sont, comme l'es- pace lui-même, des conditions sans lesquelles aucune existence matérielle n'est possible. Com- ment, en effet, se représenter un corps qui n'aurait ni forme ni dimension, ou qui en aurait d'autres que celles dont la géométrie nous donne l'idée? Ces conditions forment donc un ordre à part; elles ne sont pas métaphysiques^ puisqu'elles ne s'appliquent pas à la totalité des êtres; ni physiques, puisqu'elles ne dérivent d'aucun principe matériel ; ni morales, puis- qu'elles sont étrangères à la conscience : ce sont des^ conditions ou des lois mathématiques. Nous n'admettons pas un ordre distinct pour les lois qu'on appelle logiques, c'est-à-dire pour les conditions du jugement et du raisonnement, abstraction faite de tout objet déterminé : car, ainsi que nous Pavons déjà remarqué, les lois de la pensée ne peuvent point se séparer au fond de celles de l'existence. Prenez, par exemple, ces deux lois : tout prédicat suppose un sujet ; du^ même sujet on ne peut pas affirmer deux prédicats qui s'excluent réciproquement, ou le même ne peut pas à la fois être et n'être pas : vous aurez deux principes métaphysiques : tout attribut se rapporte à une substance ; toute substance existe sous la condition de l'unité et de l'identité. Restent donc quatre sortes de lois sous les- quelles peuvent se ramener tous les faits et tous les êtres. Ces quatre sortes de lois n'arri- vent pas à notre connaissance de la même ma- nière ou par le même procédé de l'esprit. Les lois métaphysiques sont aperçues immédiate- ment, dans le fait particulier auquel elles s'ap- pliquent, comme des conditions universelles et nécessaires dont aucun fait, dont aucun être ne peut s'affranchir. Elles sont connues, comme on dit, par intuition. Ainsi, en recherchant la cause particulière d'un phénomène, fût-ce le premiei sur lequel s'est arrêtée mon attention, si je me rends compte du rapport qui s'établit entre ces deux choses et qui, l'une m'étant donnée, ma force à supposer l'autre, je reconnais sur-le- champ le principe universel de causalité. Les lois physiques sont le résultat de l'induction, et la raison en est facile à concevoir. Nous ne voyons pas directement la nature extérieure comme nous voyons notre raison, notre pensée, qui ne peut exister qu'avec la conscience d'elle- même, et dont les principes constitutifs nous représentent nécessairement les conditions uni- verselles de l'existence. La nature extérieure ne nous est connue que par les effets qu'elle pro- duit sur nous, par les phénomènes dont elle frappe nos sens. Or, il n'y a que l'expérience ou des observations répétées dans les circonstances les plus diverses qui puissent nous apprendre ce qu'il y a d'essentiel et d'invariable parmi ces phénomènes, c'est-à-dire à quelles lois ils sont subordonnés. C'est le raisonnement seul ou le procédé déductif qui nous découvre les lois ma- thématiques. Ici, en effet, il n'y a pas de faits à recueillir ni d'expériences à faire. L'idée de l'es- pace étant donnée (et elle est donnée d'une ma- nière immédiate par la raison à l'occasion de la perception des sens), il en résulte nécessaire- ment les trois dimensions, les différentes figures de géométrie, qui sont autant de délimitations possibles de l'espace, la notion de quantité en général, les relations de tout et de partie, en un mot, les définitions et les axiomes : tout le reste est l'œuvre de la déduction. Tous ces procédés à la fois, l'aperception im- médiate ou intuitive de la raison, l'induction et la déduction, entrent dans la connaissance des lois de l'ordre moral. D'abord il y a le principe moral proprement dit, l'idée du bien ou la loi du devoir, qui se montre à nous dans une véri- table intuition : car ce n'est ni le raisonnement ni l'expérience qui peuvent nous la fournir (voy. Devoir, Bien, Morale). Seulement il faut ob- server que la loi du devoir n'est cas une condi- tion de l'existence et de la pensée en général, comme la loi de la substance et de la causalité; elle n'est que la condition de notre existence comme êtres libres; et c'est lace qui distingue le principe moral des principes métaphysiques. Que serait, en effet, notre liberté sans une loi qui s'adresse à notre raison et qui nous élève au-dessus des aveugles impulsions de l'instinct et de la sensibilité? Que deviendrait notre li- berté si la fin que nous devons attendre était ignorée de nous, ou se renfermait entièrement dans la satisfaction plus ou moins éloignée de LOI — 976 — LOMB nos passions? Mais ce n'est pas assez de posséder le principe de toute législation morale, il faut encore en savoir tirer Tes conséquences. Ainsi, puisque la loi du devoir, comme nous venons de rétablir, suppose la liberté et la raison, il en résulte nécessairement pour nous l'obligation, et par suite le droit de développer et de défendre ces deux facultés, de nous affranchir de l'igno- rance et de la servitude, à quelque titre et sous quelque forme qu'elles nous soient imposées. Ces conséquences, c'est le raisonnement, c'est-à- dire la déduction qui les découvre, quoique la plupart soient aussi indiquées par le sentiment, et c'est ce qui nous explique comment l'idée du bien et du juste, éclairant également l'esprit de tous les hommes, n'arrive pas chez tous au même degré de développement. Enfin, si la rai- son, soit par une vue immédiate, soit à l'aide d'une déduction logique, nous donne la con- naissance de nos devoirs, le sentiment nous y incline, nous les fait aimer, nous avertit par des émotions particulières quand nous les ob- servons ou les foulons aux pieds : or, ces effets du sentiment ont leurs lois comme les autres phénomènes : et ces lois qui appartiennent évi- demment à l'ordre moral, qui sont aussi, quoi- que dans un sens moins absolu, des conditions de notre existence comme êtres raisonnables et libres, qu'est-ce qui nous les fait découvrir, sinon l'expérience et l'induction? D'un autre côté, la raison elle-même ne peut se développer que par l'emploi de certains moyens ou clans certaines circonstances déterminées par l'expé- rience ; et ces conditions extérieures de la rai- son, étant aussi nécessaires que le sentiment à l'accomplissement général de notre destinée, doivent être comprises parmi les lois de la même catégorie. Ce que nous disons de l'homme isolé s'ap- plique à la société entière. La première condi- tion de l'ordre social et. par suite, de toute lé- gislation positive, c'est le principe universel de la moralité humaine, la distinction du bien et du mal, du juste et de l'injuste, l'idée d'obli- gation ou de devoir et, par conséquent, de li- berté et de droit. Supprimez ce principe, il ne vous restera plus que les effets momentanés de la force brutale ou l'anarchie la plus complète. « Dire qu'il n'y a rien de juste ni d'injuste que ce qu'ordonnent ou défendent les lois positives, c'est dire qu'avant qu'on eût tracé de cercle, tous les rayons n'étaient pas égaux. » (Montesquieu, Esprit des lois, liv. I, ch. i.) Ce principe, sur lequel repose l'idée même de toute législation, a; dans la société comme dans la vie de l'indi- vidu, des conséquences nécessaires, inévitables, que le raisonnement suffit à établir, et qui ne manquent pas, dans un temps ou dans un autre, de se faire admettre. Enfin, indépendamment de ces lois générales applicables au genre hu- main, et que Montesquieu (ubi supra, ch. m) a si bien définies : « La raison humaine en tant qu'elle gouverne tous les peuples de la terre, » il y en a d'autres qui dérivent ou du génie ou de la situation particulière des différents peu- ples, et qui empruntent toute leur autorite de l'observation. Ainsi les lois positives qui, au premier aspect, semblent avoir été faites arbi- trairement par (es hommes, ne sont que l'expres- sion plus ou moins complète des lois naturelles. Il n'y en a pas (nous parlons ici des lois véri- tables qui ont duré et laissé des traces dans l'histoire); il n'y en a pas qui ne répondent à uelque condition temporaire ou générale du éveloppement et de la conservation de la so- ciété. Leur perfection consiste à reconnaître à la fois toutes ces conditions de la nature humaine a et à les subordonner les unes aux autres d'après leurs différents degrés de généralité et d'im- portance. Les observations que nous venons de pré- senter nous offrent à la fois l'explication et la preuve de la fameuse proposition par laquelle commence YEsprit des lois : « Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des cho- ses. » Cela est évident pour les lois métaphysi- ques, puisqu'elles expriment les conditions uni- verselles de l'existence, et ne peuvent être anéanties qu'avec l'être lui-même ; cela est évi- dent pour les lois mathématiques qui se dédui- sent logiquement des formes et des dimensions nécessaires de l'étendue. La loi morale, avec toutes ses conséquences, n'est-elle pas égale- ment la condition de la liberté, et, par consé- quent, de l'existence des êtres raisonnables et libres? Dieu lui-même peut-il être conçu sans bonté, sans justice, sans les conditions de sa perfection souveraine? Le doute ne peut exister que pour les lois de l'ordre physique. On ne cesse, en effet, de répéter que les lois qui gou- vernent le monde extérieur sont contingentes ; cela veut-il dire que ces lois pourraient changer, tandis que les objets auxquels elles s'appliquent demeureraient les mêmes ? Une telle proposition serait complètement dépourvue de sens : car les lois ne peuvent se séparer des propriétés qui leur sont soumises; par exemple, les lois de la chute des corps n'existent plus sans la pesan- teur, ni celles de la combustion sans la chaleur. Or, les propriétés et les lois sont précisément les seules choses que nous connaissions de la nature des corps; et si on les supprime par la pensée, ce seront les corps eux-mêmes qu'on aura supprimés. La contingence des lois de l'or- dre physique, qu'il est d'ailleurs impossible de contester, reste donc confondue avec celle des êtres qui leur obéissent ; elles ne pourraient changer, sans que la nature tout entière chan- geât avec elles ; par conséquent elles ont, comme toutes les autres lois, leur fondement dans la nature des choses. Quant aux lois civiles et politiques, nous avons déjà reconnu en elles l'expression de plus en plus fidèle et plus com- plète des lois naturelles. Ce qui explique la di- versité de ces lois, c'est la diversité des conditions auxquelles la nature humaine est soumise; c'est cette condition suprême qui ne lui permet d'arri- ver que par degrés à son entier développement. LOMBARD (Pierre), né aux environs de No- vare, dans un village qu'on croit [être Lumello, prit le surnom de la contrée où il vit le jour. Sa famille était pauvre et obscure; néanmoins d'heureuses circonstances lui assurèrent un pro- tecteur qui le mit à même de faire ses pre- mières études à Bologne, d'où il vint en France, recommandé à saint Bernard. L'école de Reims était alors renommée, et l'illustre abbé l'y en- voya. L'amour de Pierre Lombard pour la science lui persuada cependant plus tard de quitter cette ville pour venir étudier à Paris, où il mérita, par ses succès, qu'on lui confiât une chaire de théologie. Ce fut la manière solide et brillante dont il s'acquitta de ses devoirs de professeur qui attira sur lui l'attention de Philippe Auguste, et le fit appeler au siège épiscopal de cette ville en 1159. 11 mourut l'année suivante. Entre ceux de ses ouvrages qui nous sont par- venus, le principal, et le seul qui se rattache aux études philosophiques, est celui qui a pour ti- tre : Pétri Lombardi episcopi parisiensis sen- tentiarum libri quatuor. C'est à ce livre uni- versellement connu qu'il doit le surnom de Maître des sentences, magister sententiarum. LOMB — 977 — LOMB Cet ouvrage est une véritable somme de théo- logie, moins étendue que celle de saint Thomas d'Aquin. mais non moins remarquable par la subtilité et la pénétration du génie philoso- phique de ce temps. Un mouvement nouveau s'était manifesté dans les esprits un peu avant l'époque où fleurit le Lombard. Saint Anselme parmi les prélats, Abailard parmi les docteurs; avaient fait à la philosophie, dans l'enseigne- ment théologique, une part moins restreinte que leurs prédécesseurs. Quoique disciple d'A- bailard, Pierre Lombard paraît avoir redouté ces hardiesses. Il essaya de les tempérer en re- cueillant à toutes les sources orthodoxes des éclaircissements, des explications, des sentences sur tous les points proposés à la foi du chré- tien. Nous apprécierons plus bas dans quelle me- sure il réussit. Dans le premier de ses quatre livres, il déve- loppe ce qui a particulièrement rapport au dogme de la Trinité ; dans ie second, le principe de la création, la dignité diverse des créatures, depuis l'ange jusqu'à l'homme, le péché originel et ses suites ; dans le troisième, l'incarnation, les vertus principales et les dons du Saint-Esprit ; dans le quatrième enfin, les sacrements. Il est facile de voir, d'après ce plan, que la philosophie proprement dite n'occupe qu'un rang secondaire dans les écrits de Pierre Lombard, ancilla theologiœ. C'est un caractère qui lui est commun avec tous les auteurs du moyen âge, c'est le caractère du moyen âge lui-même. Les questions que notre auteur a traitées, et qui entrent dans le domaine de la philosophie, sont la prescience de Dieu (liv. I, dist. 35, 36, 38 et 39), son ubiquité (liv. I, dist. 37), sa toute- puissance (liv. I, dist. 42-44), sa volonté (liv. I, dist. 45-48), la création (liv. II, dist. lre), le libre arbitre (liv. II. dist. 25). Les autres sujets sont, ou purement théologiques, ou étroitement unis à des éléments théologiques. Du reste, les solutions qu'il donne de ces problèmes divers, tirées la plupart de l'Écriture ou des Pères, étaient déjà connues dans les écoles avant lui, et ont défrayé jusqu'à nos jours les cours de théologie et la polémique religieuse. Mais si la philosophie, cachée sous les formes théologiques des décrets des conciles et de la tradition des Pères, ne se rencontre seule que dans quelques-unes des questions de ce livre, en revanche, on peut dire qu'elle respire dans toutes les parties, qu'elle est sous tous les problèmes qui y sont posés, qu'il n'y a pas une solution de quelque importance dont on ne doive lui faire honneur, que le livre, sa forme et sa substance ne sauraient exister sans elle. Pour peu qu'à la simplicité des expressions de l'Évangile on compare la forme théologique qui règne^ depuis longtemps au xne siècle, on est frappé de l'introduction du procédé scientifique, de la prédominance d'un élément nouveau. Or, quel est cet élément? En partie l'élément mé- taphysique, en partie l'élément dialectique, tous deux empruntés à la philosophie grecque. Qu'on nous permette une application qui fera mieux comprendre notre pensée. Plusieurs passages de l'Évangile servent de fondement à la croyance au mystère de l'incarnation (Luc, ch. i, * 35; Matthieu, ch. i, * 20; Jean, ch. i, * 14). Mais si, en effet, l'énoncé n'en est pas obscur, du moins les termes évangéliques n'ont-ils pas encore la précision dogmatique que ce mystère atteindra plus tard, lorsque les doutes des uns, les ex- plications imparfaites des autres auront rendu nécessaire d'en rechercher scrupuleusement le véritable sens. 11 aura fallu à l'Église, avant d'aï river à Pierre Lombard et au xn" siècle, D1CT. PHILOS. discuter toutes les opinions produites sur cette question par les hérésies. Or, avec quelles armes dut-elle alors défendre la croyance orthodoxe? Avant tout, sans doute, avec les passages de l'Écriture qui forment la règle de sa foi, et constituent son autorité. Mais ces passages, com- muns au point de départ à l'hérésie et aux orthodoxes, ne pouvaient être invoques qu'à l'appui de définitions précises qu'on avait senti la nécessité d'établir. Or, pour arriver à ces définitions mêmes, il a fallu analyser les notions de substance, de nature, de personne, d^unité, et une foule d'autres qui interviennent nécessaire- ment dans l'énonce de tout dogme religieux, à quelque communion qu'il appartienne. L'Évangile dit bien de Jésus-Christ qu'il est le fils de Dieu, né d'une vierge, le Verbe fait chair; mais dans cette forme synthétique il ne fait remarquer ni l'unité de personne, ni la dualité de nature qu'il fallut plus tard opposer aux nestoriens et aux monothélites. Il en fut de même de tous les dogmes qui ont leur origine dans l'Évangile. Or, où sont contenus, au point de départ de l'histoire de la dogmatique chrétienne, ces moyens d'ana- lyse, ces notions abstraites dont la formation scientifique du dogme dut exiger impérieusement l'intervention? Ce n'est certes pas dans les livres saints, soit de l'Ancien, soit du Nouveau Testa- ment ; le langage analytique de la science et de la philosophie leur est complètement étranger. Il faut remonter, pour quelques-uns, à la mé- taphysique de Platon, et, pour les autres en plus grand nombre, à la dialectique péripatéticienne. Quel que soit donc le dédain que certains esprits affectent de nos jours pour la raison humaine et pour la philosophie, ce n'est qu'à l'aide de cette science que les dogmes contenus dans l'Evangile ont pu acquérir le degré de précision nécessaire pour devenir le symbole d'une communion et d'une Église. Tel est le lien qui unit les dogmes religieux à la philosophie ; telles sont les conditions qui font que l'on ne peut infirmer l'autorité de la raison humaine, sans anéantir l'autorité de la religion. Ce fait est démontré par les travaux des Pères de l'Église, qui tous ont puisé une partie de leur savoir aux sources antiques ; il l'est surtout par l'influence qu'exercèrent sur l'enseignement re- ligieux, au moyen âge, les formes aristotéliques; ne semblent-elles pas avoir partagé, avec les textes des saintes Ecritures et les décrets des conciles, le privilège de l'orthodoxie? Pierre Lombard n'est pas le seul dont les écrits justifient ces réflexions; mais le livre des Sentences forme le premier résumé complet de l'ensemble des doc- trines catholiques au moyen âge, et comme tel il est devenu le texte de nombreux et d'impor- tants commentaires. On en compte jusqu'à cent soixante, composés par les seuls Anglais. Nous avons dit que Pierre Lombard s'était proposé, par la composition de ce livre, de mettre un terme aux incertitudes et aux disputes des théologiens, en expliquant les dogmes par l'Ecri- ture, la tradition et les Pères; en les fixant par l'opinion des auteurs dont l'Église révérait depuis longtemps l'autorité. Mais il n'est pas facile d'arrêter l'activité des esprits, et Pierre Lombard vit sortir de son œuvre un résultat contraire à celui qu'il avait espéré. Le livre des Sentences devint, par sa forme même, un texte parfai- tement disposé pour fournir des occasions de discussions et de recherches. Lui-même ne s'était pas abstenu de questions délicates et indiscrètes, se proposant, et proposant à ses disciples des problèmes tels que ceux-ci : Pourquoi le Fils s'est-il incarné plutôt que le Père et le Saint-Esprit? La première ou la troi- 62 LONG — 978 LONG sième personne de la Trinité eût-elle pu se faire homme (liv. III, disl. I™, ch. vi)?Dicu eût-il pu se revêtir de l'humanité sous la forme d'une, femme (liv. III, dist. 1", ch. h)? Ces subtilités téméraires lui attirèrent des ennemis, quelques- uns injustes et passionnés, Jean de Cornouaillcs. Gautier, prieur de Saint-Victor, Joachim, abbé de Flore en Calabre, etc.; d'autres plus modérés et plus équitables, au nombre desquels il faut compter les maîtres en théologie de Paris, qui se bornèrent à dresser, vers 1300, une liste des articles qu'ils n'approuvaient pas dans le livre des Sentences, et s'accordèrent à ne les point enseigner. Les auteurs de l'Histoire littéraire de la France ont donné, dans le tome XII, une liste des édi- tions des quatre livres des Sentences. Il est facile de voir par cette énumération qu'il de- vint comme un manuel des études théologi- ques. Nous y renvoyons le lecteur, nous bornant à indiquer l'édition que nous avons scus les yeux: in-8, Paris, 1557, Gilles Corbin. H. B. LONGIN [Cassius Longinus) , plus célèbre comme rhéteur que comme philosophe, naquit vers l'an 210 ou 213 après Jésus-Christ. Sa patrie est inconnue : on l'a fait naître tour à tour à Émèse, à Palmyre, ou même à Athènes, sans motiver suffisamment ces suppositions. Un frag- ment de Longin, conservé par Porphyre, nous apprend qu'il employa sa jeunesse à voyager pour s'instruire dans les belles-lettres et la philoso- phie, en étudiant sous les maîtres les plus célè- bres de son temps. A Alexandrie, il fut dis- ciple d'Ammonius Saccas, fondateur du néo- platonisme ; il eut pour condisciples Origène, Herennius et Plotin. Tous les quatre s'étaient engagés à ne rien écrire, afin de conserver le caractère purement traditionnel de l'enseigne- ment de leur maître. Mais Porphyre raconte qu'Herennius ayant violé son serment, Origène, Plotin et Longin se décidèrent à publier leurs leçons. Après de longs voyages, Longin s'établit à Athènes, y ouvrit une école de rhétorique et de philosophie qui attira de nombreux élèves. Sa renommée étant parvenue jusqu'à Zénobie, reine de Palmyre, elle l'appela auprès d'elle pour lui enseigner la littérature grecque, et, après la mort de son mari Odenat, elle en fit son prin- cipal conseiller et son ministre. Profitant des désordres de l'empire livré aux prétoriens, elle s'affranchit de la domination romaine, et prit le titre de reine de l'Orient. Cependant Aurélien, à son avènement, voulut rétablir l'unité de l'em- pire; il battit l'armée de Zénobie, près de la ville d'Émèse, et vint mettre le siège devant Palmyre, où cette reine s'était retirée. Il lui écrivit pour lui offrir la vie et un lieu de retraite si elle voulait se rendre. Elle répondit par une lettre pleine de fierté, que rapporte l'historien Vopiscus, et dont la rédaction fut attribuée à Longin. La ville de Palmyre ayant été prise quelques jouis après, Zénobie fut réservée pour orner le triomphe du vainqueur, et Longin fut mis à mort, en 273, par ordre d'Aurélien. Il supporta le dernier sup- plice avec une constance admirable. Quoique Longin ait composé un commentaire sur le Phédon, et un autre sur le commencement du Timée, quoiqu'il ait fait un livre Sur le sou- verainbien (Hepi téXgv;), dans lequel il critiquait la doctrine de Plotin, il paraît avoir cultivé la littérature plutôt que la philosophie. Son disciple Porphyre, qui l'appelle le meilleur critique de son siècle, le juge suprême des esprits, rapporte dans sa Vie de Plotin, le jugement que ce dernier Fhilosophe portait de Longin; il dit, après avoir u le traite du Souverain bien : « Longin est philologue à la vérité; mais pour philosophe, il ne l'est nullement. » Ce jugement a été roprofeit par Proclus, dans le livre I de son commen'rurr sur le Timée de Platon. Porphyre, dans • même Vie de Plotin, a conservé une lettre dans laquelle Longin porte à son tour sur les ouvrages de Plotin un jugement plus littéraire que philo- sophique. Eusèbe {Prép. évang., liv. XV, ch. xxi) a conservé un fragment de Longin, sur la ques- tion de la nature de l'àme, fragment cité presque en entier par M. Vacherot, dans son Histoire critique de l'école a" Alexandrie, t. I, p. 356, et M. Vacherot ajoute que cette «J 'monstration sent plus le rhéteur que le philosophe. On trouve encore dans quelques passages de Syrianus et de Proclus une mention des opinions philosophiques de Longin. Ces rares fragments, qui, sans nous faire connaître la philosophie de cet auteur, nous fournissent des indications précieuses sur la ten- dance de ses doctrines, sont indiqués par M. Va- cherot {ubi supra, p. 359). Des nombreux écrits de Longin, dont Suidas et d'autres nous ont conservé les titres, il ne nous reste que des fragments, et le Traité du sublime, qui a suffi pour le classer parmi les critiques les plus éminents de l'antiquité. Eunape {Vie de Porphyre) l'appelle une bibliothèque vivante, un musée ambulant, et sans doute ces éloges étaient justifiés par ses nombreux ouvrages, tels que Problèmes et solutions homériques, Lexique des mots attiques, Scolies sur le manuel métrique d 'Héphestion , Traité de rhétorique, Sur l'ar- rangement des mots dans le discours, etc.; mais le petit Traité du sublime est un chef-d'œuvre de bon sens, d'érudition et d'éloquence, qui dé- cèle l'homme de goût consommé. L'auteur y dé- veloppe philosophiquement la nature du sublime dans la pensée et dans l'expression; il en établit les lois, et les explique par des exemples si heu- reusement choisis et si habilement commentés, qu'on a pu dire sans exagération, que Longin se montre quelquefois sublime en parlant du su- blime. Ne craignons pas de glorifier l'alliance intime qui s'était faite en lui des lettres et de la philosophie : ce tact fin et délicat, cette justesse de goût qui le distinguent, reposaient sur une profonde connaissance de la nature humaine. Voyez, par exemple, ce qu'il dit de Yhyperbate, qui n'est que la transposition de l'ordre naturel des mots et des pensées : « C'est là, dit-il, le ca- ractère le plus marqué du trouble de la passion. En effet, voyez tous ceux qui sont émus de colère, de frayeur, de dépit, de jalousie, ou de toute au- tre passion ; leur esprit est dans une agitation continuelle : à peine ont-ils commencé un dis- cours, qu'ils se jettent sur une autre pensée, et comme s'ils oubliaient ce qu'ils commençaient à dire, ils y mêlent hors de propos ce qui leur vient dans l'esprit, puis ils reviennent à leur première idée. La passion, comme un vent qui change sans cesse, les fait tourner de côté et d'autre ; et dans ce flux et ce reflux perpétuel de sentiments op- posés, ils changent à tous moments de pensée et de langage, et ne gardent ni ordre ni suite dans leurs discours. » Et lorsqu'à la fin de son livre il cherche les causes de la décadence et de la stéri- lité des esprits, c'est encore le philosophe qui les trouve dans la perte de la liberté : « Nous, dit-il, qui avons été comme emmaillottéspar les mœurs et les usages de la monarchie, lorsque nous avions l'imagination encore tendre et ouverte à toutes les impressions, ce qui n us arrive, c'est de de- venir de grands et magnifiques flatteurs.... la ser- vitude est une espèce de prison où L'âme décroît et se rapetisse. » Les plus anciens manuscrits du Trait''- d\ blime n'en indiquent pas l'auteur d'une manière précise • car leur titre porte un double nom, ce- LUGI — 979 — LUGI lui de Longin et celui de Dengs, et jusqu'ici au- cun témoignage formel n'était venu décider le choix de la critique entre l'un et l'autre. Mais M. Egger, dans son cours de littérature à la Fa- culté des lettres (voy. Journal de l'Instruction publique, du 11 septembre 1847), a produit un témoignage historique qui offre une solution pré- cise du problème. Jean le Siciliote, dans son com- mentaire sur le vie chapitre du Ier livre à'Her- mogène sur les idées (Rhetores grœci, édit. Walz, t. VI, p. 211), rappelant le célèbre passage de Moïse : « Dieu dit que la lumière soit, et la lu- mière lut ! » nomme Longin comme un de ceux qui l'ont cité avec éloge. Il y a là une allusion évidente au ixe chapitre du Traité du sublime. La question paraît donc tranchée, et on ne pourra plus contester à Longin ses droits et sa gloire. M. Egger avait déjà publié, en 1837, une édition du Traité du sublime avec de nouveaux frag- ments, sous ce titre : Longini quœ sapersunt. A....D. LOSSIUS (Jean-Christian), né en 1743 à Lieb- stedt, mort en 1813, professeur de philosophie et de théologie à Erfurt, a laissé quelques écrits consacrés à la philosophie et à son histoire. Sans aller jusqu'au matérialisme, il essaye de ratta- cher étroitement les phénomènes de l'esprit à ceux de l'organisme, et de faire dériver la loi su- prême de la pensée, de la structure et du mou- vement des nerfs. Tel est le but qu'il s'est proposé particulièrement dans ses Causes physiques du vrai, in-8, Gotha, 1774. Voici les titres de ses autres ouvrages : Enseignement de la saine rai- son, en deux parties, in-8, ib., 1776-1777 ; — Lit- térature philosophique moderne, 7 can. in-8, Halle. 1778-1782; — Revue de la littérature phi- losophique moderne, 3 cah. in-8, Géra, 1784 ; — Quelijues aperçus de la philosophie kantienne relativement a la démonstration de l'existence de Dieu, in-8, Erfurt, 1789; — Nouveau lexique universel des matières de la philosophie, ou Dic- tionnaire de toutes les sciences philosophiques, 4 vol. in-8, ib., 1803-1807. Tous ces ouvrages sont en allemand: il faut y joindre la dissertation sui- vante : de Arte obstetricia Socratis, in-4, ib., 1785. X. LUCIEN, né à Samosate, en Assyrie, sur les bords de l'Euphrate, tour à tour rhéteur, sophiste, philosophe, satirique, polygraphej fut l'écrivain grec le plus spirituel et le plus brillant du ne siè- cle. On ne connaît la date précise ni de sa nais- sance ni de sa mort ; on sait seulement qu'il vé- cut environ de l'an 120 à l'an 200 de Jésus-Christ. C'est dans ses ouvrages qu'il faut chercher les plus sûrs renseignements sur sa personne : il nous apprend lui-même, dans le Songe, que, jeune encore, il fut mis en apprentissage chez son oncle maternel, sculpteur à Samosate ; mais, dès le premier jour, ayant eu le malheur de briser une table de marbre qu'on lui avait donnée à dégrossir, il fut rudement maltraité par son maî- tre, ce qui le dégoûta pour toujours du métier qu'on voulait lui faire apprendre, et il se livra à l'étude des- lettres. La profession d'avocat le sé- duisit d'abord : il plaida devant les tribunaux d'Antioche; mais sa pauvreté dut lui rendre les débuts pénibles; d'ailleurs le barreau offrait alors peu de ressources à un homme d'esprit et de ta- lent. La vogue était dans ce temps-là aux décla- mations, à ces exercices oratoires dans lesquels les rhéteurs discouraient devant le public sur un sujet donné, et recueillaient en échange la célé- brité et la richesse. Lucien cultiva donc avec ar- deur ce genre d'éloquence sophistique, et ne tarda pas à s'y distinguer : il parcourut l'Asie Mineure, la Macédoine, la Grèce, l'Italie et la Gaule, s'ar- rêtant dans les grandes villes pour y donner des représentations, c'est-à-dire pour réciter des dis- cours préparés ou pour improviser sur les ques- tions qui lui étaient proposées. Cette industrie paraît avoir été très-profitable à sa fortune : dans un de ses écrits les plus intéressants, la Double accusation, où la rhétorique l'accuse d'ingrati- tude pour les bienfaits dont elle l'a comblé, elle dit : « Quand il voulut voyager pour faire briller à tous les yeux les richesses que lui avait pro- curées son mariage avec moi, je le suivis partout et fus son guide; le soin que je prenais de sa parure et de ses vêtements attirait sur lui tous les regards.... Je l'accompagnai jusque dans les Gaules, où je lui procurai des richesses considé- rables. » A cette première moitié de sa vie ap- partiennent en effet un assez grand nombre de déclamations et de petits morceaux de littérature sophistique, tels que Hérodote ou Actéon, leScy- lère ou le Proxène, lus en Macédoine ; Zeuxis ou Antiochus, le Tyrannicide, le Fils déshérité, plaidoyer pour une cause imaginaire ; deux dis- cours sur Phalaris, jeu d'esprit où il fait l'apolo- gie du tyran d'Agrigente ; Bacchus , Toxaris , l'Éloge de la Mouche, petit chef-d'œuvre descrip- tif, etc. Toutes ces compositions se recomman- dent par un tour facile et spirituel, par un style élégant, et par cet atticisme dont l'auteur paraît avoir étudié à fond les secrets. Toutefois, si Lu- cien n'eût pas traité d'autres sujets, ses titres littéraires seraient assez minces aux yeux de la postérité, et, comme rhéteur, il atteindrait à peine au rang de Libanius ou de Dion Chrysostome. Mais il ne tarda pas à sentir lui-même le vide et la frivolité de ce genre d'écrire ; son esprit plein de sens éprouva le besoin d'aborder des sujets plus sérieux, et, en se justifiant de l'accusation dirigée contre lui par la rhétorique dans ce même traité cité plus haut, il répond : « Je ne fus pas longtemps à m'apercevoir que la rhétorique avait perdu sa première pudeur, ce maintien noble et décent, cet extérieur simple qu'elle avait quand Démosthène l'épousa. » Il s'aperçut qu'elle se prostituait au premier venu; c'est alors qu'il se réfugia auprès du dialogue. « D'ailleurs, ajoute- t-il, ne m'était-il pas permis, à près de quarante ans, de me retirer du tourbillon des affaires et du tumulte du barreau, de laisser reposer les juges, de renoncer à ces accusations de tyrans, à ces éloges des grands hommes, d'aller à l'Aca- démie ou au Lycée, me promener avec le dialo- gue et de causer familièrement avec lui? » Là, en effet, commence une nouvelle époque pour le talent de Lucien. En renonçant aux futi- lités de l'art des rhéteurs, il entreprit une guerre infatigable contre les préjugés et les vices de son temps ; il poursuit sans relâche l'ignorance, les superstitions; il démasque les charlatans de toute espèce et accable les imposteurs sous les traits du ridicule. C'est surtout comme tableau fidèle des mœurs que ses ouvrages sont précieux au- jourd'hui : il nous retrace en traits à la fois co- miques et vivants l'état moral et religieux de l'empire romain au ne siècle. Comme peintre de cette société en dissolution, il n'a point de rival : ses Dialogues des morts, le plus populaire de ses ouvrages, tournent autour de quelques sujets connus, tels que les parasites, les captateurs de testaments, l'incertitude delà vie, les mécomptes d'un jeune homme qui meurt avant le vieillard dont il convoitait l'héritage, l'égalité de toutes les conditions devant la mort. Mais la piquante variété des sujets qu'il a traités dans ses autres écrits, les bons mots, les saillies dont il les a semés, la verve de son style, le ton léger et rail- leur qu'il conserva toujours en parlant des choses 1rs ]ilus graves, lui ont valu le renom du plus spirituel écrivain de l'antiquité. On l'a comparé à LU CI — 980 LUGI Voltaire, et ce rapprochement est vrai par plus d'un côté : comme Voltaire, Lucien dit sans mé- nagement et sans retenue ce que tout le monde pensait de son temps; tous deux sont inspirés par cet esprit de critique, de doute et d'incrédu- lité qui caractérise les époques de dissolution ; tous deux travaillent sans scrupule à la démoli- tion d'un vieil édifice social ; tous deux manient avec une égale dextérité l'arme redoutable du ridicule. Lucien n'est nullement un philosophe dogmatique, il n'a pas de doctrine à faire préva- loir; il parle au nom du bon sens; il se moque également de tout le monde; il attaque les phi- losophes aussi bien que les autres, et même plus volontiers. En effet, sous le règne des Antonins, où la philosophie était sur le trône et où l'em- pereur lui-même faisait profession du stoïcisme, les libéralités de Marc Aurèle pour les sophistes firent bien des hypocrites de ] hilosophie, et Lu- cien ne les épargna pas. Au début de la Double accusation, Jupiter se plaint de ne voir partout que manteaux, bâtons, besaces et longues barbes; c'était tout le matériel d'un philosophe, et la plu- part s'en tenaient au costume. » Il ne faut pas beaucoup de peine, dit ailleurs Lucien (dans les Esclaves fugitifs), pour s'envelopper d'un man- teau, suspendre une besace à ses épaules, tenir un bâton à la main et aboyer contre tout le monde. » Dans Hermolime, il commence par s'é- gayer sur le but vague et lointain que les philo- sophes donnent à la philosophie ; toute la vie se passe à le poursuivre sans jamais l'atteindre ; tout en faisant parade du mépris des richesses, des plaisirs, de la gloire, tout en affichant la ré- pression des passions, ils se montrent cupides, violents, débauchés. « Semblables aux cabare- tiers, les philosophes vendent leurs enseigne- ments; la plupart les falsifient et donnent mau- vaise mesure. » Dans ce même dialogue, empreint d'une ironie toute socratique, il fait ressortir le vide et l'inutilité des subtilités qui dominaient dans la plupart des écoles. Les Sectes à l'encan, petit tableau dramatique d'un comique achevé, offrent la parodie des doctrines les plus célèbres. Pour se faire une idée des véritables sentiments de Lucien, il faut lire l'apologie qu'il a faite du morceau précédent, sous ce titre : le Pécheur, ou les Ressuscites (ce sont les philosophes qui reviennent sur la terre pour se venger de l'au- teur). La scène s'ouvre par une émeute des phi- losophes contre Lucien, qu'ils veulent assommer: il se défend par une grêle de citations d'Homère et d'Euripide, auxquelles Platon riposte sans broncher : allusion piquante aux citations nom- breuses dont ce dernier a semé sa République. Dans un passage charmant, Lucien confesse tout ce qu'il doit aux philosophes, dont il a étudié les écrits, où il a puisé tout ce qu'il y a de bon dans ses propres ouvrages. Il y joint un bel éloge de Platon, tout en le terminant par un léger trait d'ironie sur l'abus de ses métaphores, etc. Ce n'est pas à la philosophie que s'adressent ses traits sa- tiriques, mais à des imposteurs qui, couverts du nom de philosophes, commettent des actions abo- minables : « A peine ai-je connu, dit-il, les abus et les désagréments de la profession d'orateur, la fourberie, le mensonge, les cabales et tous les vices dont elle est ternie, que j'ai quitté le bar- reau ; mais, ô divine philosophie! ce ne fut que pour rechercher tes solides avantages; je ne for- mai plus d'autre vœu que de te consacrer le reste de mes jours.... Mais que de philosophes par la barbe, le manteau, la démarche, tandis que leurs actions secrètes et leur conduite privée démen- taient la gravité de leur extérieur ! » On s'est demandé si Lucien avait adopté une doctrine spéciale et à quelle secte il s'était atta- ché de préférence : on voit bien dans la plu- part de ses écrits une certaine complaisance pour le cynisme et l'épicuréisme ; mais il n'en est pas moins impitoyable pour les infamies des cyniques et des épicuriens de son temps. Dans le Pécheur, il ouvre la besace d'un cynique, et il y trouve de l'or, des parfums, un miroir, des dés. Alexandre, ou le faux prophète, écrit dans lequel il dévoile les grossières impostures par lesquelles les thaumaturges abusaient la popu- lace et même les gens riches, contient un bril- lant éloge d'Épicure: «A que»! autre, dit-il, un fourbe qui veut en imposer par ses prestiges, et qui hait la lumière de la philosophie, peut-il dé- clarer la guerre à plus juste titre qu'à Épicure, dont l'oeil perçant pénétrait la nature de toutes choses, et qui seul connaissait réellement la vé- rité?... Alexandre vivait dans une paix profonde avec les disciples de Platon, de Chrysippe, de Pythagore ; mais l'inflexible Épicure (c'est ainsi qu'il le nommait) était son ennemi, parce qu'il apprend à ses disciples à se moquer de tous les sortilèges. » A propos des Pensées d'Épicure, Lucien vante les avantages que ce livre procure à ceux qui le lisent, en établissant dans leur cœur la paix et la tranquillité, en les délivrant des frayeurs qu'inspirent les prodiges et les fan- tômes, en bannissant de leur esprit les espéran- ces chimériques et les désirs insensés : « Il éclaire, purifie l'âme, non avec un flambeau et de la squille, ni par de vaines et ridicules céré- monies, mais par la raison, par la vérité et la franchise. » Enfin V Alexandre est adressé par Lu- cien à Celse, le fameux épicurien, qui avait com- posé un ouvrage contre le christianisme, intitulé Discours véritable, et réfuté par Origène. L'envoi est ainsi conçu : « Je t'envoie cette histoire comme un témoignage de mon amitié pour toi, comme une preuve de l'admiration que m'inspire ta sagesse, ton amour pour la vérité, la douceur de ton caractère, la modération et l'égalité de ta conduite : de plus, ce qui sans doute ne pourra te déplaire, j'ai voulu venger Épicure. cet homme vraiment sacré, ce génie divin qui. seul, a connu les charmes de la vérité et les a transmis à ses disciples, dont il est devenu le li- bérateur. » Sans doute, il y a dans un tel lan- gage de quoi faire attribuer à Lucien une prédi- lection marquée pour la doctrine d'Épicure ; toutefois, rien n'indique suffisamment qu'il ait fait profession d'un système particulier: scepti- que ou indifférent pour les subtilités épineuses et pour de vagues spéculations, railleur pour toutes les prétentions ridicules, doué d'une rare indépendance d'esprit, sa philosophie est essen- tiellement pratique; il s'attache exclusivement à la morale, et ne suit d'autre guide que le bon sens. Le bon sens, il faut bien le dire, est trop sou- vent disposé à nier ce qui dépasse son horizon borné. N'oublions pas que Lucien est le repré- sentant d'une époque où l'on a perdu la faculté de croire, aussi bien que d'estimer. Il a cette philosophie moqueuse, et partant sceptique, des âges de corruption. En attaquant les supersti- tions, il confond avec elles toute idée religieuse. .Mais comment s'en étonner? La tolérance philo- sophique professée par les Antonins, et les pro- grès du christianisme, qui commençait dès lors a étonner le monde, avaient provoqué un ré- veil du paganisme agonisant; mais ce besoin de croire, auquel le paganisme ne pouvait plus sa- tisfaire, adoptait sans choix des superstitions nouvelles. Les absurdités choquantes de la my- thologie étant universellement discréditées, on se rejetait sur les pratiques de la magie, de l'astrologie, de la theurgie. C'était le temps d'A- LUGI — 981 — LULL pollonius de Tyane, du prophète Alexandre, de PereTinus-Protée, qui jouait aussi le rôle de prophète, et qui se brûla publiquement aux jeux Olympiques, l'an 165. Les communications qui s'étaient établies, grâce à la paix du monde, en- tre toutes les parties de l'empire, favorisaient encore cette disposition. Aux superstitions natio- nales étaient venues se joindre des superstitions étrangères: Alexandrie. l'Asie Mineure, et d'au- tres contrées plus reculées de l'Asie envoient sans relâche à Athènes et à Rome des Chaldéens, des astrologues, des devins, des prophètes. Il est tout naturel que le bon sens de Lucien se soit révolté contre cette confusion générale des idées. De là le caractère irréligieux d'un grand nombre de ses écrits, qui comptent parmi les plus impor- tants. Cultes anciens, cultes nouveaux sont in- distinctement en proie à ses sarcasmes : il n'é- pargne pas plus les dieux que les hommes. Parmi les ouvrages où il attaque le plus vigou- reusement le polythéisme, il suffira de citer Ju- piter confondu, "Jupiter tragédien, Assemblée des dieux. L'écrivain satirique porte le flam- beau d'une logique inexorable sur les idées va- gues et confuses que l'antiquité païenne se fai- sait de la puissance divine; il démontre à Jupi- ter que les dieux ne sont plus rien en présence du destin; et que le dogme du destin n'est à son tour que la négation de la liberté humaine et, par conséquent, l'abolition de toute morale. Par malheur, dans cette polémique où Lucien pro- clamait si victorieusement la déchéance des dieux de l'Olympe, il serait assez difficile de le justi- fier complètement d'avoir méconnu le dogme de la Providence. On sait que le christianisme, qu'il ne connut que d'une manière imparfaite, et par le milieu du mysticisme, fut aussi l'objet de ses railleries. En bafouant, dans le Menteur, les pré- jugés populaires, et les contes de spectres et de revenants auxquels même les philosophes de son temps ajoutaient foi, il parle du Syrien de la Palestine, faiseur de miracles, qui délivrait les démoniaques et guérissait les épileptiques. Dans la Mort de Peregrinus, il est encore ques- tion des chrétiens, qu'il confond avec les juifs, et dont il fait une troupe de fanatiques ; mais là même, il leur rend un hommage involontaire en disant: « Ces malheureux croient qu'ils sont im- mortels et qu'ils vivront éternellement.... Leur premier législateur leur a persuadé qu'ils étaient tous frères. » Nous ne parlons pas du Philo- patris, où le dogme de la Trinité est attaqué ; de très-fortes raisons autorisent à penser que cet ouvrage est bien postérieur à Lucien. Quelles qu'aient été ses erreurs, quelque in- justice même qu'on puisse reprocher à quelques- uns de ses jugements, Lucien, éminent comme écrivain, comme satirique et comme peintre des mœurs, n'est pas indigne, non plus, du titre de philosophe par son amour de la vérité, par le sens droit qui le guide, et par la saine morale qu'il prêche dans tous ses écrits. C'est lui enfin qui a écrit dans le Jupiter tragédien : « Que les autels des dieux soient couverts de parfums et d'encens, quel mal peut-il nous en arriver? Mais je verrais avec plaisir renverser de fond en comble ceux de Diane en Tauride, sur lesquels cette vierge se plaît à se régaler de festins bar- bares. » Ne reconnaît-on pas là un esprit de to- lérance et un amour de l'humanité par lesquels Lucien devan e son siècle? _ Parmi les éditions des œuvres de Lucien, nous citerons particulièrement celle de Tib. Hcmster- huys. terminée par Reitz et Gesner avec traduc- tion latine, Amsterdam. 1720-37, 4 vol. in-4. et celle de M. Dindorf, dans la collection Didot, Paris, 1840, un vol. gr. in-8, à deux colonnes. Les œuvres de Lucien ont été traduites en français par Filbert Bretin, Paris, 1583, in-f°; par Per- rot d'Ablancourt, Paris, 1708; par Belin de Ballu en 1788, et récemment par M. E. Tal- bot, Paris, 1857, 2 vol. in-12. On pourra con- sulter sur Lucien : Martha, les Moralistes sous V empire romain Paris, 1864, in-8. A...D. LUDOVICI (Charles-Gunther), né à Leipzig le 7 août 1707, mort le 5 juillet 1778 dans sa ville natale; où il occupait, depuis 1734; dans l'uni- versité, la chaire de philosophie, tient un rang très-honorable dans l'école de Leibniz et de Wolf. Il doit surtout être considéré comme l'his- torien de cette école, quoiqu'il l'ait servie aussi par son enseignement et quelques travaux d'un autre ordre. Voici la liste de ses écrits, tous ré- digés en allemand, à l'exception du premier: Programma illuslrans Panetii junioris stoici philosophi vilam et mérita, in-4, Leipzig, 1737 ; — Plan abrégé d'une histoire complète de la philosophie de Wolf, 2 vol. in-8, ib., 1735 ; la seconde édition du même ouvrage, 3 vol. in-8, ib., 1737-1738; — Collections et extraits de tous les écrits publiés à l'occasion de la philosophie de Wolf, 2 vol. in-8, ib., 1717-1738 ; — Plan dé- taillé d'une histoire de la philosophie de Leib- niz, 2 vol. in-8, ib., 1738 j — Remarques sur la philosophie de Leibniz et de Wolf, in-8, Berlin, 1738; — Théâtre de l'histoire univer- selle du xvme siècle, 8 parties, in-8, Leipzig, 1745-1754; — l'Académie des négociants ou Dictionnaire complet du commerce, 5 vol. in-8, ib., 1752-1756; 2e édition du même ouvrage, 6 vol. in-8, 1798-1801. Ludovici fut. en outre, un des principaux collaborateurs de l'Encyclo- pédie allemande, depuis le tome XIX jusqu'au tome LXIV, ib., 1750, et du Supplément au même ouvrage, 4 vol. in-f", ib., 1751-1753. X. LULLE (Raymond) est, sans contredit, le gé- nie le plus étrange qu'ait produit le moyen âge. Philosophe, théologien, aventurier, il unit l'ar- deur chevaleresque du croisé au pédantisme de l'école ; l'exaltation mystique de l'inspiré aux habitudes étroites et méthodiques du logicien; novateur sans originalité, il réduit la science à un stérile formulaire; champion de l'Église con- tre la liberté de penser, à une époque où l'es- prit humain commençait à pressentir l'indépen- dance, il trouve des partisans parmi les plus libres penseurs, et excite les soupçons de l'inquisition. Raymond Lulle était né à Palma, dans l'île de Majorque, vers 1235r quelques années après la conquête du pays sur les Maures par Jacques Ie1' d'Aragon. Fils d'un gentilhomme de Barcelone qui s'était signalé dans l'expédition, il fut élevé à la cour, et y occupa de bonne heure un poste important, celui de sénéchal de la table royale. Caractère léger et ami du plaisir, quelque peu poète, il ne se fit remarquer d'abord que par le scandale de ses amours, auxquels le mariage même ne put mettre un terme. Vers l'âge de trente ans, touché tout à coup par la grâce, ainsi qu'il nous l'apprend lui-même, il se tourna vers Dieu et commença une vie toute de dévi iie- ment et de pénitence; après un pclen Saint-Jacques de Compostelle, il vendit ses biens, laissa une partie du produit à sa lemmeet à ses enfants, les quitta pour ne plus les revoir, et prit l'habit de saint François. C'était l'époque des entreprises chimériques : tandis que les rois s'agitent et rêvent la conquête de l'Orient, Lulle se croit appelé à soumettre Jes infidèles par la parole et le seul ascendant de la vérité; igno- rant, n'ayant pour toute littérature que quel- ques chansons, il consacre neuf années à réparer, loin du inonde. le vice de son éducation : il étu- die en même temps la grammaire, le latin, l'a- LULL — 982 — LULL rabe, la philosophie, la théologie : il s'exalte par la solitude, et croit voir Jésus-Christ lui-même approuver et encourager ses desseins. On con- çoit sans peine l'impression que durent produire sur cet esprit inquiet les tardives révélations de la science. Il se passionna pour le mécanisme un peu artificiel, mais savant et régulier de la sco- lastique ; il le compléta et conçut dès lors l'idée d'une nouvelle méthode, inspirée par la dialec- tique des écoles et entée sur elle, véritable ma- chine théologique plutôt qu'instrument de dé- couverte, dont le but unique était la démonstra- tion de la Trinité et la propagation de la foi. En 1276, à l'âge de quarante ans, il publia VArs magna, et s'empressa aussitôt de le répandre et de lui chercher des patrons. Favorablement ac- cueilli à Montpellier par Jacques Ier, il obtint la même année du pape Jean XXI l'autorisation de fonder à Palma un couvent pour l'enseignement du grand art et l'étude de la langue arabe. Dix années consacrées à l'instruction des mission- naires qui devaient l'aider dans son œuvre, et au perfectionnement de sa méthode, ne refroidirent nullement son ardeur de prosélytisme. En 1286, nous le trouvons à Rome, sollicitant contre les mahométans une croisade moins pacifique que celle qu'il a organisée dans le couvent des frères mineurs de Palma. Déçu dans ses projets par la mort d'Honoré IV, il va à Paris, et renouvelle, mais sans plus de succès, ses instances auprès de Philippe le Bel (1289). Il n'emporte de France que quelques épithètes flatteuses et une appro- bation en règle de quarante théologiens en fa- veur du Grand art. A partir de ce moment, sa vie n'est plus qu'un long pèlerinage sans trêve ni repos; il court de Paris à Montpellier, à Rome, à Palma, partout prêchant la croisade et préconisant sa méthode ; Célestin V, Boni- face VIII, Benoît XI, Clément V sont tour à tour en butte à ses pieuses obsessions. En même temps les ouvrages de tout genre se succèdent sous sa plume, d'année en année, de mois en mois ; il en compose jusque dans le port de Tu- nis (le Tableau général); il traduit son Art en arabe, il le commente de mille manières. Per- suadé enfin qu'il doit peu compter sur l'appui des papes, qui s'obstinent à le regarder comme un insensé, il se décide (1291) à aller essayer lui- même sur les mahométans les effets merveilleux du Grand art ; il s'embarque à Gênes et aborde à Tunis; mais, à peine a-t-il laissé entrevoir son dessein, qu'il est maltraité, poursuivi et obligé de chercher asile sur un vaisseau génois. Peu découragé par cet échec, il perfectionne de nou- veau son Art, va le faire connaître à l'Asie, à Chypre, en Arménie (1300), et reparaît en 1305 sur la côte d'Afrique. Il rencontre à Bougie un savant mahométan, contre lequel il argumente très-doctement en faveur de la Trinité, sous pré- texte de se convertir lui-même à l'islamisme ; mais, bientôt découvert, il est emprisonné^, et ne doit la liberté et la vie qu'à l'humanité de son antagoniste. A son retour, il remplit encore une fois l'Europe de ses prédications et de ses doléances. En 1311, on le voit au concile de Vienne poursuivre auprès de Clément V la créa- tion d'un nouvel ordre militaire, la fondation de collèges pour l'étude de l'arabe et la condamna- lion des averroistes. Une vie si bien remplie méritait la palme du martyre; Lulle la trouva à Bougie, où il était retourné en 1315: il était alors âgé de quatre-vingts ans. Son corps, ra- mené à Palma, y fut reçu en triomphe ; ses com- patriotes le placèrent tout d'abord au rang des saints, et cette élection, appuyée par d'innom- brables miracles, fut ratifiée en 1419 par la cour de Rome. Comme philosophe et comme chrétien, Ray- mond Lulle a été l'objet des jugements les plus contradictoires ; pendant qu'à l'aima le simple attouchement de sa mâchoire guérissait les ma- lades (Acta sanctorum, juin, t. V, p. 680 et suiv.), ses disciples, les lullistes, étaient déclarés hérétiques; l'inquisiteur Eymeric produisait une bulle de Grégoire XI qui mettait ses ouvrages à l'index : bulle contestée plus tard, il est vrai, mais parfaitement justifiée par quelques-uns de ses traités, si jamais elle a existé. La méthode à laquelle il a attaché son nom {Ars lulliana) n'a pas eu des chances moins diverses; aussi stérile qu'ambitieuse, elle a traversé quatre siè- cles, tour à tour exaltée et décriée avec passion; complètement oubliée aujourd'hui, elle mérite cependant d'être connue, ne fût-ce que pour sa singularité. La fécondité de Raymond Lulle n'est pas le moins remarquable des prodiges qu'on lui attri- bue : le seul catalogue de ses ouvrages dépasse- rait les limites de cet article. Les biographes les plus modérés en énumèrent plus de trois cents ; quelques-uns vont jusqu'à quatre mille : il a tout embrassé, la logique, la métaphysique, la gram- maire, la théologie, la discipline, la casuistique, le droit, la géométrie, l'astronomie, la méde- cine, etc., même l'art militaire. La plupart de ces ouvrages n'ont jamais été imprimés et ne méritent guère de l'être, à en juger par les dix volumes in-f° publiés à Mayence en 1721. A part la conception de la méthode, on a peine à trou- ver au milieu de ses divisions, de ses classifica- tions sans nombre une seule idée originale ; sa méthode même n'a jamais été formulée d'une manière définitive : elle manque de précision, et de là le grand nombre de traités qu'il a consa- crés à la retoucher et à l'éclaircir. Les princi- paux sont : Ars generalis, Ars magna, Ars cab- balistica, Ars brevis, Ars inventiva, Ars de- monstrativa. Ces divers ouvrages se commen- tent et se reproduisent l'un l'autre, souvent dans les mêmes termes; une foule d'autres contien- nent l'application de la méthode à des points particuliers de philosophie et de théologie. Le but avoué de Raymond Lulle est l'union, l'assimilation complète de la théologie et de la philosophie; médiocre philosophe, théologien plus médiocre encore, il se complaît dans cette confusion, et la rend aussi inextricable que pos- sible. Démontrer rigoureusement les mystères, prouver d'un autre côté que la philosophie (c'est- à-dire un mélange hétérogène de péripatétisme et de mysticisme) est de l'essence du christia- nisme et y est contenue, tel est le double objet qu'il poursuit sans relâche à travers ses énormes compilations. VArs demonstrativa, composé à Paris en 1309. à une époque, par conséquent, où la pensée de 1 auteur devait avoir acquis toute sa maturité, offre un exemple entre mille de l'in- croyable confusion d'idées qu'il introduit dans la science : il y prouve que la matière première et la forme constituent le chaos élémentaire; que les cinq universaux et les dix catégories dérivent de ce chaos et y sont contenus, « suivant la foi catholique et la doctrine théologique ». En même temps qu'il trouve Aristote dans la Bible, il combat à outrance les péripatéticiens indépendants; invoquant contre eux et les fou- dres de l'Eglise et l'autorité séculière. Dans les Douze principes de philosophie, amalgame de cinq ou six ouvrages d'Aristote, dans plusieurs autres traités contre les averroistes, il poursuit d'invectives les philosophes qui, séparant la rai- son de la foi, croient que les mystères sont in- compréhensibles et indémontrables; pour lui, il prétend tcut prouver par le raisonnement : la LULL — 983 — LULL Trinité; l'incarnation, le péché originel. Les divers Arts qui renferment la méthode sont destinés à fournir la matière de cette démonstra- tion universelle. Le Grand art est la détermination a priori de toutes les formes et de toutes les combinai- sons possibles de la pensée ; c'est en même temps un arsenal complet de raisonnements applicables à toutes choses ; c'est, en un mot, la science ramenée à des signes généraux, la solution de toutes les questions par un simple mécanisme, un tour de roue, comme dans la machine à cal- culer de Pascal. Quatre figures ou tableaux re- présentent toute l'économie du système : la pre- mière a pour objet la détermination de tous les attributs qui peuvent convenir au sujet. Étant donné l'être en général, Raymond Lulle décom- pose cette notion et indique les idées ou sujets particuliers qu'elle comprend; ces sujets, au nombre de neuf, Deus, Angélus, Cœlum, Homo, Imaginalivum, Scnsilivam, Vegetativum, Ele- mentalivum, Instrumentativum, sont disposés sur un cercle, dans autant de cases marquées des lettres B, C. D, E, F, G, H, I, K. Un autre cer- cle, divisé de la même manière et intérieur au premier, comprend tous les attributs de l'être : bonitas, magnitudo, duratio, potesfas, cognitio, appelitus, virtus, veritas, gloria. Un troisième cercle intérieur renferme ces mêmes attributs, considérés non plus abstractivement, mais d'une manière relative : bonum, magnum, etc. Que si l'on fait mouvoir le troisième cercle, les deux premiers restant immobiles, chacun des attributs viendra successivement se placer sous chacun des sujets, et l'on obtiendra ainsi une série de propositions {Deus bonus, Deus magnus, etc.. ou bien encore bonitas Dei magna, durans, etc.) qui résumeront toute la science, puisqu'en de- hors de ces sujets et de ces attributs il n'y a rien. Les lettres qui correspondent à chaque case ex- primant à volonté, soit le sujet, soit l'attribut, soit les deux à la fois, la simple combinaison des signes BC, BD, CD, CE, etc., suffira pour exprimer toutes ces propositions. Mais ce n'est pas assez de connaître tous les attributs qui conviennent à un sujet : reste à analyser ces attributs et à considérer les divers points de vue sous lesquels ils peuvent être en- visagés; c'est là l'objet de la seconde figure. Un cercle divisé en neuf cases comme dans le tableau précédent, indique ces différents modes de l'être : B, différence; C, concordance ; D, contrariété ; E, principe; F, milieu; G, fin; H, supériorité; I, égalité; K, infériorité. Chacun de ces modes est lui-même analysé et comporte trois sous- genres, ce qui permet de descendre plus aisé- ment de la notion générale aux applications particulières. La troisième figure résume les deux autres et applique à chacune des proposi- tions formées par la combinaison des lettres de la première, les distinctions fournies] par la seconde ; elle se réduit à une table exprimant toutes les combinaisons possibles des neuf let- tres prises deux à deux ; dans cette table, chaque lettre a en même temps la valeur qu'elle pos- sède dans les deux figures précédentes : ainsi B, dans la première figure, exprime la bonté ; C, la grandeur : dans la seconde, B signifie la dif- férence, C l'accord (accord et différence entre le sensible et le sensible, le sensible et l'intelligible, l'intelligible et l'intelligible); les lettres BC doi- vent donc se traduire ainsi : « La bonté présente une grande concordance et une grande différence ; concordance et différence soit entre le sensible et le sensible, soit.... » Cette citation, choisie parmi les plus simples et les plus raisonnables, peut déjà faire apprécier l'utilité pratique de la méthode. La quatrième figure, combinaison des trois autres, a pour objet la recherche du moyen terme, c'est-à-dire la formation du syllogisme, but unique du Grand art. Elle se compose de trois cercles concentriques, dont les révolutions engendrent toutes les combinaisons possibles des neuf lettres prises trois à trois, BCD, BCE, etc. Chacune de ces combinaisons représente trois syllogismes, car chacun des termes B, C, D, peut servir de moyen entre les deux autres ; on eu double le nombre en renversant l'ordre des extrê- mes. Si l'on ajoute à cela que chacune des lettres de la première figure, auxquelles nous n'avons donné qu'une valeur simple, a cinq significations différentes; que chacune de ces significations se trouve multipliée par les distinctions de la se- conde figure, on aura peine à imaginer quel en- chevêtrement de syllogismes résulte de toutes ces complications; l'intelligence la plus subtile ne saurait s'y reconnaître. Et cependant, l'idée qui a présidé à la création du Grand art ne manque ni d'originalité ni de grandeur ; elle a pu faire illusion, surtout à une époque où l'é- tude des conceptions abstraites s'était substituée à la science des réalités. Une méthode qui mon- trait l'enchaînement logique de toutes nos con- ceptions, depuis les plus générales jusqu'aux plus particulières, qui; au moyen de simples formules et sans connaissances préalables, pres- que sans étude (telle est la prétention de Ray- mond Lulle), fournissait le moyen d'argumenter sans fin sur quelque question que ce fût, ne pouvait manquer de trouver des admirateurs. Il serait difficile, en effet, de rien imaginer de plus habilement approprié aux habitudes ergoteuses de la scolastique : la scolastique seule, enfermée dans un dogme immuable, a pu fournir l'idée d'une méthode qui, fût-elle parfaite, ne pouvait être que le bilan du passé, et cessait d'être vraie du jour où la science aurait fait un seul pas. Sans doute on peut, à la rigueur, classer toutes les idées connues, établir entre elles un enchaî- nement méthodique et les combiner au moyen de signes conventionnels; mais on ne combine,. après tout, que des abstractions, et, du moment où l'on passe à l'application, l'impuissance et l'arbitraire de la méthode se révèlent par les plus ridicules conséquences. Qu'on prenne les tables de Raymond Lulle et qu'on essaye de traduire ses formules : pour une pensée raison- nable et assez vulgaire d'ailleurs, on trouvera mille non-sens; autant vaudrait demander à une machine un mouvement différent de celui en vue duquel elle a été construite, que de cher- cher une vérité nouvelle au milieu de cette al- ,gèbre intellectuelle. A ces vices, qui sont dans la nature des choses, se joint l'imperfection de la mise en oeuvre. Pour mener à bonne fin une pareille entreprise, il fallait une métaphysique exacte^ et rigou- reuse, des connaissances bien digérées, un es- prit droit et méthodique; or, en philosophie comme en théologie, Lulle a plus d'érudition que de jugement; sa métaphysique est une contrefaçon de celle d'Aristote associée aux rêve- ries mystiques; il a la manie, plutôt que le génie, des classifications ; chez lui, la régularité des formules déguise mal l'incohérence des idées ; l'ordre n'est qu'à la surface. Pourquoi, par exemple, ces neuf catégories de l'être, com- plétées au moyen de Yinstrumenlatif, de Yélé- mentatif, etc.? pourquoi neuf classes d'attributs? On n'en saurait donner aucune raison, sinon que le nombre neuf est sacramentel. A l'arbitraire des classifications s'ajoute la barbarie du lan- gage ; le style, la pensée, tout fait obstacle dans ses ouvrages. La Sorbonne fit assurément acte LULL 984 — LUTH de bon goût lorsqu'elle déclara, au commence- ment du xv° siècle, qu'elle préférait à sa manière les habitudes plus simples et moins ambitieuses des Pères et des docteurs. Raymond Lulle a-t-il du moins inventé la méthode à laquelle il a consacré sa vie? On l'a contesté, mais sans mo- tifs suffisants : on en a attribué l'idée première à la kabbale, peut-être par cette seule raison que l'un des traités de Lulle est intitulé Ars cabba- lislica. Il peut, en effet, avoir connu la kabbale qu'il définit d'ailleurs assez exactement; mais rien ne prouve que la tradition kabbalistique ait jamais emprunté cette forme artificielle. On pourrait avec tout autant de raison faire hon- neur de la découverte à l'esprit subtil des Ara- bes, à moins qu'on n'aime mieux, avec les lullistes fanatiques, la rapporter à Dieu même. Du vivant de Lulle, et pendant les deux siècles suivants, sa doctrine régna à peu près sans par- tage à Majorque et dans une partie de l'Espagne ; elle eut des collèges à Palma, à Montpellier, à Paris et à Rome : le saint servit de sauvegarde au théologien et au philosophe. Cependant, aux élo- ges qu'on lui a prodigués de siècle en siècle, se mêlent presque toujours quelques protestations : en France, elle ne put jamais s'asseoir d'une manière durable, et n'eut guère que des admi- rateurs isolés; nous avons cité la protestation de la Sorbonne, rapportée par Gerson ; la criti- que, quoique mitigée, est assez manifeste. Vers la même époque, Raymond de Sébonde ensei- gnait avec éclat, à Toulouse, d'après les princi- pes de Raymond Lulle. Politien prisait sa mé- thode et en faisait un fréquent usage ; Cardan, au contraire, n'y voyait qu'un vain étalage de science , une pompeuse inutilité ; Cornélius Agrippa reconnaissait son peu de valeur, tout en la commentant. Jordano Bruno entreprit de la rectifier et d'en faciliter l'usage, tâche ingrate, dans laquelle le succès même n'était pas digne de tenter son talent. Le jésuite Kircher lui rendit quelque faveur au xvne siècle; enfin Leibniz lui-même, après de nombreuses hésitations, la releva des proscriptions de Bacon, et se laissa aller à en faire l'éloge. La recherche d'une lan- gue philosophique universelle, qui l'occupa quel- que temps, ne doit pas avoir été étrangère à ce jugement. Dans les autres ouvrages de Raymond Lulle, on rencontre le même abus des classifications, le même luxe de propositions syllogistiques, de divisions et de subdivisions, tout l'appareil de la science au service d'idées ou vulgaires ou peu intelligibles : on trouve dans sa rhétorique jus- qu'à une énumération des différents métiers. L'arbre des sciences dans lequel on a voulu voir l'idée première du tableau de Bacon, ressemble plus à une fantaisie de l'imagination qu'à une œuvre scientifique. La science y est divisée en quatorze parties représentées par autant d'ar- bres : arbre de la vierge Marie, arbre angélique, arbre apostolique, etc. Ce dernier a pour racines les vertus théologales et cardinales, pour tronc le pape, pour branches les cardinaux, archevê- ques, êvêques, pour feuilles les sept sacrements, etc. Ces détails puérils peuvent amuser un instant; mais le plus rude courage ne saurait résister à la lecture des œuvres métaphysiques et théologiques de Lulle : pour ces deux classes, nous rappellerons seulement les Principes de philosophie et les Articles de foi. Le premier de ces ouvrages est un dialogue entre Raymond Lulle, la contrition, la satisfaction, et les douze principes de philosophie ; une certaine afféterie littéraire y contraste étrangement avec la bar- barie des conceptions et de la forme. Le second est une démonstration par des raisonnements a priori des quatorze articles du symbole. On a voulu décharger sa mémoire de la responsabilité de cet écrit; mais la pensée fondamentale, le style et le caractère général accusent suffisam- ment l'auteur. En somme, Lulle a remué un grand nombre d'idées; il s'est beaucoup agité, sans laisser au- cun monument vraiment utile; la postérité a été sévère à son égard; elle n'a gardé souvenir que de son dévouement à une double utopie, scientifique et religieuse, et lui fait aujourd'hui expier par l'oubli sa longue renommée. L'édition la moins incomplète de ses œuvres est celle de Buchofius et Salzinger, 10 vol. in-f°, Muyence, 1721. Les divers Arts ont été souvent imprimés. Pour l'histoire de sa vie, voy. le Re- cueil des bollandistes, juin, t. V, p. C33 et sui- vantes. Les divers actes de sa longue carrière, ses voyages y sont discutés avec sagacité ; on y trouve aussi deux anciennes biographies de Lulle, son panégyrique par Ant. de Pax, et un catalo- gue raisonné de ses ouvrages. Parmi les com- mentateurs de sa méthode, les plus illustres sont : Jordano Bruno, de Specierum scrulinio; de Lampade combinaloria lulliana; de Pro- gressu et lampade venatoria logicorum; — Valerius de Valeriis, Aureum opus in arborera scîentiarum et in artem generalem ; — H. Corn. Agrippa, Commentaria in Artem brevem. Tous ces commentaires ont été réunis dans l'édition Zetzner, Strasbourg, 1609, avec une clef d'Alste- dius. On peut consulter aussi J. Paccius? Ars lulliana emendala, Lyon, 1618; — Leibniz, de A rie combinaloria ; — Perroquet, la Vie et le martyre du Docteur illuminé Raymond Lulle, avec une apologie de sa sainteté et de ses œuvres, Vendosme, 1667, in-12; — trois Notices remar- quables de M. Degérando sur la vie, les ouvrages et les sectateurs de Raymond Lulle, dans les Mémoires de l'Académie des inscriptions et belles- lettres, 1814-1819. r C. Z. LUTHER. Nous n'avons à considérer ici le père de la réforme que comme philosophe. Nous devons rechercher quelles ont été son opinion et sa conduite, relativement à la philosophie régnante, c'est-à-dire d'abord à la philosophie scolastique, ensuite au péripatétisme ramené par Mélanchthon à sa pureté primitive. Nous devons demander, de plus, si, en dehors de ses prin- cipes théologiques, Luther n'eut pas sur la na- ture et la destinée de l'homme, et sur l'organi- sation de la société, quelques convictions puisées dans l'observation et la réflexion. Quant au premier point, il a été traité jusqu'à présent avec une extrême confusion. On a mêlé ensemble les deux époques également impor- tantes de la vie de Luther, celle où il combat- tait l'Église romaine, et celle où il travaillait à son tour à édifier un nouvel ordre moral. Quant au second point, il faut répondre d'a- bord que Luther a été un des continuateurs de l'antique mysticisme de l'Allemagne ; ensuite, que sa doctrine sociale, libérale au fond, s'est prononcée et a été interprétée dans un sens des- potique. Dans sa jeunesse, c'est-à-dire vers 1510, au cloître des Augustins de Wittemberg, Luther avait embrassé le nominalisme d'Occam. Lors- qu'il se sépara de Rome, il rompit aussi avec ce que l'on enseignait dans les écoles du moyen âge, en fait de logique, de métaphysique et de Le : il enveloppa tout dans i'anathème lancé contre le dogme, la discipline et le culte de ses adversaires. 11 considéra dès lors le sa- voir des écoles, et les talents de leurs docteurs, comme « la fausse science », condamnée par saint Paul, la fausse gnosis (I Tim., ch. vi, LUTH — 985 — LUTH * 20). Aristote, qui. dans ces écoles, passait pour le maître infaillible de la vérité naturelle^ et qui, à ce titre, avait été presque béatifie et canonisé, Aristote fut déclaré par Luther un païen dangereux : dangereux pour deux raisons, d'abord à cause des arguties auxquelles sa lo- gique semblait avoir donné naissance, puis pour sa morale, que certains prêtres avaient osé prendre pour texte de leurs sermons. Les subti- lités de la dialectique péripatéticienne sont des folies qui révoltent le sens commun et font per- dre un temps précieux. « A quoi bon, s'écrie Luther, tous ces volumes sans nombre, qui doi- vent commenter et expliquer ce que personne n'a encore entendu, ce que l'auteur lui-même n'a pas compris, ce qui coûte peines, argent et de longues années, ce qui a vainement chargé tant de nobles âmes ! » Toutefois, les attaques les plus rudes de Luther sont dirigées, non contre la logique ou la physique d'Aristote, comme chez Ramus ou chez Bruno, mais contre sa morale. Luther lui reproche d'entretenir « la pensée impie que l'homme peut faire le bien par lui-même » ; il le présente comme le père et le précurseur de Pelage, comme le plus terrible antagoniste de saint Augustin. « Presque toute VÊthiquc d'Aristote, dit-il (dans la xne des fa- meuses Thèses), est l'ennemie la plus détestable de la grâce, tota fere Aristotelis Ethica pessi- ma est gratice inimica. » C'est donc la grâce, c'est le droit de Dieu même que Luther prétend défendre en combattant la morale aristotéli- cienne ou, si l'on veut, la morale naturelle. « Si le moraliste garde son empire, plus de péché originel, plus d'éternelle damnation, plus de rédemption par le sang du Christ?... Saint Paul alors demandera inutilement que toute intelli- gence soit l'esclave soumise du Christ ! Oui, pour devenir aristotélicien, il faut renoncer au chris- tianisme : qui in Aristotele vult philosophari , prius oportet in Christo stultificari. » Voilà comment Luther applique l'antithèse célèbre de la sagesse du monde avec la folie de la croix, la folie salutaire « dont cet aveugle païen n'a ja- mais ressenti la plus légère atteinte ». Cependant, dans la dernière période de sa carrière, lorsqu'il fallait construire au milieu des ruines, et en même temps contenir l'illu- minisme des anabaptistes, Luther modifia sin- gulièrement cette manière de voir, et prêta l'o- reille aux sages représentations de Mélanchthon. Déjà il avait permis à celui qu'il nommait son grammairien, de citer Aristote avec éloge dans la confession d'Augsbourg; plus tard, il lui ac- corda que « l'humaine raison, loin d'être un feu follet, était une faculté extraordinaire ; que, si elle ne comprenait pas d'une manière positive ce qu'est Dieu, elle concevait du moins ce qu'il n'est pas ; qu'enfin elle était quelque chose de surnaturel, un soleil et une divinité placés dans notre existence pour tout dominer, et plutôt fortifiés qu'affaiblis depuis la chute d'Adam ». (Voy. Œuvres de Luther, t. XIX, 1748, édit. de Wette; t. XIX, 1770, édit. de Walch.) Peu à peu Mélanchthon l'amena à convenir qu'il s'agis- sait, non pas de repousser la philosophie même, mais de la purger des absurdes et extravagantes rêveries de certains philosophes; en un mot de distinguer la philosophie et les philosophes. Luther finit par regarder Aristote même comme le plus pénétrant , des hommes, aculissimum hominem, et son Ethique comme un des meil- leurs ouvrages, librum prœclarissimum. Com- ment concilier ces contradictions, si ce n'est par l'influence bienfaisante de Mélanchthon, qui ap- pelait cette même Éthique « la plus précieuse des pierres précieuses, insignis gemma » ? Nous avons appelé Luther un des continua- teurs de l'antique mysticisme de l'Allemagne. En^ effet, il nous apprend lui-même que, dé- goûté des stériles exercices de la philosophie scolastique, il se tourna de bonne heure vers les écrivains de l'école opposée. Il se plongea dans les écrits de saint Augustin, il lut et relut maître Eckart, Thomas, à Kempis l'auteur pré- sumé de VImitation de Jésus-Christ ; il se pé- nétra des discours de Tauler, qu'il appelle [un « homme de Dieu, dont la théologie approche le plus de celle de l'Évangile ». Il donna même une nouvelle édition de la Théologie allemande, un écrit célèbre, dont l'auteur est ignoré. C'est le commerce familier de ces divers promo- teurs du mysticisme germanique, qui explique en partie la formation des idées de Luther sur Dieu et sur l'âme, sur la grâce et la nature, la foi et les oeuvres. « Dieu, dit-il, est tout- puissant, mais qui a foi devient un dieu. Qu'est- ce donc que la foi? Une œuvre divine dans l'homme, par laquelle le vieil Adam est anéanti et remplacé par le Saint-Esprit. Par la foi, l'homme se transforme et renaît; par elle, nous sentons que nous ne faisons qu'un avec Dieu. En lui nous vivons, nous nous mouvons, en lui nous sommes, in ipso vivimus, move- mur et sumus. L'âme, sentant ainsi Dieu vivre en elle et se sentant vivre en Dieu, est heureuse ici-bas, et le ciel commence sur la terre. Sur la terre comme dans les cieux toutes choses sont l'ouvrage de Dieu. Connaître Dieu, c'est com- prendre et aimer la création. Chaque être est un acte et un témoignage de Dieu. Le mouve- ment du monde et de l'esprit humain n'est autre chose que l'incessante action de la Divi- nité, l'effet de sa toute-présence et de son uni- verselle et nécessaire influence. La Divinité, voilà donc la véritable cause et la véritable essence, voilà l'unique substance. Exister, agir, c'est laisser la Divinité agir en soi et exister ; vivre, c'est s'abandonner à Dieu tout entier et à jamais, c'est recevoir la liberté par la commu- nication de la grâce divine. Tant que Dieu n'a pas pris complète possession d'un esprit, cet esprit n'a ni lumière, ni force, ni félicité ! » Telle est. dans ses éléments les plus essentiels et dégagée de la théologie, la doctrine philoso- phique de Luther, doctrine par laquelle il est le devancier et le maître des mystiques allemands du xvne siècle, de Sébastien Frank, de Valentin Weigel, de Jacob Bcehm, et qui le fit placer si haut, dans notre siècle, par Fichte et Novalis. Il nous reste à indiquer la manière dont Lu- ther considérait le droit et l'État, ou sa philo- sophie sociale. On peut dire, en général, qu'il soutenait contre les princes les droits des sujets, et contre les sujets les droits des princes. Aux souverains, aux autorités constituées, aux puis- sants de tout genre, il ne cessait de recomman- der la justice, l'amour, la bienveillance, la bien- faisance envers les inférieurs et les gouvernés. Suivez la nature et la raison, disait-il, suivez votre cœur, de préférence aux juristes et aux légistes de l'école. Le droit naturel, voilà l'u- nique glaive d'un bon et grand prince; et ce droit n'exige-t-il pas une constante protection donnée aux moindres des sujets, la pratique assidue de la charité et de la miséricorde ? Qu'il n'y ait pas deux mesures, ni deux poids dans vos tribunaux et vos conseils ! Que les pauvres et les riches, les paysans et les gentilshommes aient le même juge, et un juge également inac- cessible aux influences d'en haut et d'en bas! Inégaux devant la société, tous les hommes sont égaux devant Dieu et devant sa loi, cette loi qui est gravée dans tous les cœurs. Fils d'Adam, LÏGO — 986 — MABL créatures de Dieu, pécheurs et imparfaits, tous les hommes se ressemblent par ce qui constitue la nature humaine. D'un autre coté, malgré ces maximes d'égalité et de liberté, Luther dit aux sujets : « Vous êtes tenus de respecter la loi, quelle qu'en soit la forme ou l'effet; vous devez soulfrir patiem- ment l'injustice et le mal; la souffrance est, non-seulement le devoir, mais le droit du chré- tien. Dieu vous envoie des tyrans, comme il vous donne des pères, pour vous éprouver, vous corriger, vous former. Les tyrans ont le pouvoir de vous dépouiller, de vous massacrer; ils n'au- ront jamais celui de vous ôter les biens et la vie de votre âme : la révolte, la sédition vous priverait, au contraire, de ces biens et para- lyserait cette vie. Ainsi, endurez tout par sou- mission envers Dieu, par respect pour les maîtres qu'il vous a donnés, soit dans sa colère, soit dans sa bonté. » D'où il résulte que Luther veut qu'on sacrifie la liberté civile et politique, pour conserver et accroître la liberté morale et intellectuelle, la liberté intérieure. Ce principe, à la vérité, s'ac- corde parfaitement avec le mysticisme de Lu- ther, mais il a dû prêter, parmi les princes luthériens, à bien des interprétations très-peu mystiques et très-contraires aux intentions du réformateur. Ces intentions étaient visiblement d'établir entre les deux parties d'une nation, entre celle qui commande et celle qui obéit, des rapports de douceur et de paix, des senti- ments d'amour mutuel et de fraternité reli- gieuse. Luther croyait ainsi organiser la nou- velle société sur des bases plus solides que celles de l'empire romain. Il était effrayé, d'ailleurs, des excès populaires que les guerres des paysans et des anabaptistes avaient développés sous ses yeux. « Chaque homme du peuple en rébellion cache cinq tyrans, » avait-il coutume de dire. Ajoutons cependant que ce fils d'un pauvre mineur ne cessait d'aimer les rangs dont il était sorti, et que si, pour mieux fonder l'idée et l'amour de l'ordre et de la règle, il s'exprimait quelquefois sévèrement sur l'anarchie des mas- ses, il exigeait d'autant plus des souverains le maintien et le respect de la liberté de con- science. La pensée et la parole sont libres, et chacun, qu'il soit grand ou petit, a le droit de penser par soi-même et de manifester avec indé- pendance toute sa pensée. La foi et l'examen sont au-dessus des atteintes d'un roi, et c'est au roi des rois seulement que nous en devons compte. Tout individu peut demander en lui- même pourquoi et comment, et il n'est respon- sable qu'à Dieu de la manière dont il répondra à ces deux questions. L'indépendance de l'homme intérieur est, selon Luther, le droit, le devoir de chacun, et une sorte de dédommagement de la dépendance de l'homme extérieur. Cette manière de voir est devenue celle de la plupart des États modernes et a servi puissamment la cause des lumières et de la philosophie. Celui des ou- vrages de Luther qui intéresse le plus la philo- sophie est le deServo arbitrio. M. Michelet a pu- blié en 1835 2 volumes des Mémoires de Luther. Voy. Mélanchthon, Vie de Luther, Wittemb., 1546, in 8, traduite en français; Genève, 1549, in-8; — V. Audin, Histoire de la vie, des écrits et des doctrines de Luther, Paris, 1840, in-8; — Bossuet, Histoire des variations. C. Bs. LYCEE. On désigne par ce nom l'école d'A- ristote, parce que ce philosophe réunissait ses disciples dans le Lycée, promenade consacrée autrefois à Apollon Lycée, ou tueur de loups. Voy. Akistote et Péripatéticienne (Philosophie). LYCON, de Laodicée en Phrygie, fut le suc- cesseur de Straton à la tête de l'école péripaté- ticienne. Mais le péripatétisme alors était déjà singulièrement déchu, comme le prouvent les doctrines do Straton lui-même. Lycon, autant qu'il nous est permis de le juger d'après les rares documents que l'antiquité nous a transmis sur son compte, s'est plus occupé de morale que de métaphysique ; et sa morale elle-même, très- vague et stérile au fond, empruntait toute sa va- leur de la forme brillante dont il savait la revê- tir. En un mot, c'était un rhéteur plutôt qu'un philosophe. Son éloquence était si persuasive et si douce, que son nom de Lycon fut changé en celui de Glycon (de yl-jxiç, doux, agréable). A cet avantage, qui lui donnait un grand empire sur la jeunesse et lui gagna la faveur d'Attale et d'Eu mène, rois de Pergame, et d'Antiochus, roi de Syrie, il réunissait celui d'une taille ma- jestueuse, d'une force athlétique et d'une grande adresse dans les exercices du corps. 11 ne dédai- gnait pas de disputer le prix dans les jeux Iliaques qui se célébraient à Troie. Quant à sa doctrine, tout ce que nous en savons, c'est qu'elle s'occupait beaucoup du souverain bien et. le faisait consister dans le plaisir véritable de l'âme; mais quel est ce plaisir, d'après Lycon, quelles en sont les conditions et les sources ? Voilà ce que nous ignorons complètement. Voy. Diogène Laërce, liv. V, ch. lxv-lxxiv; — Ci- céron, Tuscul., lib. III, c. xxxn ; de Finibus bon. et mal., lib. V, c. v; — Clément d'Alexan- drie, Stromates, liv. IL X. LYCOPHON. C'est le nom d'un sophiste, ou plutôt d'un disciple de l'école de Mégare, men- tionné par Aristote au commencement de sa Physique, et qui, admettant l'unité absolue de l'être, ne voulait pas qu'on appliquât cette idée à des objets particuliers, ou pour exprimer le rapport d'un attribut à son sujet. 11 proposait donc de bannir tout simplement de la langue l'usage du verbe être. X. LYSIMAQUE, philosophe stoïcien du me siè- cle de l'ère chrétienne, qui fut le maître d'Ame- lius et qui, devenu lui-même, sur la fin de sa vie, le disciple de Plotin^ abandonna le stoï- cisme pour les doctrines neo-platoniciennes. X. LYSIS de Tarente. Diogène Laërce en fait nn des disciples immédiats de Pythagore et raconte qu'il n'échappa qu'avec peine à la mort clans la révolte des habitants de Crotcme où périt Pytha- gore lui-même et à la suite de laquelle l'école fut dispersée. Il prétend encore que Lysis, réfur gié à Thèbes, y fut le maître d'Épaminondas. Mais il paraît difficile qu'il ait été à la fois le disciple immédiat de Pythagore qui mourut au plus tard en 472, en 509 selon d'autres, et le maître d'Épaminondas qui mourut jeune encore en 363. Selon le même historien, il serait l'au- teur des Vers dores. Il nous reste de Lysis les fragments d'une lettre à Hipparque, où il re- proche à celui-ci d'avoir enfreint les ordres de Pythagore en divulguant les secrets de sa philo- suphie. Ce Lysis n'a rien de commun avec le personnage qui a donné son nom à l'un des pre- miers dialogues de Platun. Voy. Diogène Laërce, Vie de Pythagore, et lès Opuscuta mylhologica et phiiosophica de Th. Gale, où sont publiés les fragments de la lettre à Hipparque; Pythagore et la philosophie pythagoricienne, par 'm. Chauzols, 2 vol. in-8, Paris, 1874. MABLY (Gabriel-Bonnet de) naquit à Grenoble, le 14 mars 1809, d'une famille honorable. Son père faisait partie du parlement du Dauphiné, et il était le frère aîné de Condillac. C'est un curieux spectacle, même pour le temps qui nous le présente, de voir ces deux frères nourris des MABL 987 — MABL plus sévères traditions, engagés tous deux dans les ordres sacrés, que leur origine non moins que leur état et leur éducation devait attacher à la vieille foi politique et religieuse, se partager, en quelque sorte, l'œuvre de destruction et at- taquer la société, l'un dans ses croyances, l'autre dans ses institutions et ses souvenirs, l'un par la philosophie, l'autre par l'histoire. Le même niveau où Condillac fait descendre l'âme humaine en regardant ses plus nohles facultés comme un simple prolongement ou un écho intérieur des sens, Mably l'adopte pour l'ordre social. Il veut que la vie se dépouille de ce qui en fait le charme, la dignité, l'honneur. Les affections et les scrupules du cœur, les ambitions de la pensée, les élans de l'imagination ne sont à ses yeux que des maladies ou des vices ; s'il ne dit pas, avec un philosophe contemporain,* que celui qui a construit la première paire de sabots méritait la mort, il réduit toute la tâche de la civilisation à satisfaire nos besoins les plus grossiers , et, renfermant tous les hommes dans ce cercle borné, il supprime la liberté, la propriété, l'in- dividu, pour élever à leur place la communauté de l'ignorance et de la servitude. Mais ce n'est pas en un jour que Mably fut conduit à ce ré- sultat. Il était un de ces esprits intraitables qui ne connaissent que les opinions extrêmes, parce qu'ils ne vivent qu'avec leur propre pensée, parce qu'au lieu de conformer leurs idées à la nature des choses, ils exigent que les choses se conforment à leurs idées ; mais c'était aussi une laborieuse in- telligence, qui, avec le goût plutôt que le sens de l'érudition, aspirait à être complète dans l'erreur, et avait besoin de temps pour passer d'un pôle à un autre. Il fit ses humanités et sa philosophie à Lyon, chez les jésuites, qui, par une singulière fortune, ont aussi compté parmi leurs élèves Diderot, Helvétius, Lamettrie, Condorcet, et l'homme dans lequel s'incarna tout entier l'esprit du xvine siècle, Voltaire. Après avoir terminé ses études, Mably. par la protection du cardinal de Tencin, qui était allié à sa famille, entra au séminaire de Saint -Sulpice. C'était là que se formaient alors les ecclésiastiques qui, par leur naissance, leur position ou leur talent, pouvaient ? rétendre à l'épiscopat. Mais les dignités de Église n'exercèrent aucune séduction sur le jeune séminariste. Il s'arrêta au sous-diaconat, et, cédant à la passion qui l'entraînait, il com- mença sa carrière d'historien et de philosophe. Dans son premier ouvrage, intitule Parallèle des Romains et des Français par rapport au gouvernement (2 vol. in-12,° Paris, 1742), il prend la défense de la monarchie absolue; il fonde la prospérité des États sur une autorité indépen- dante des lois et tempérée seulement par les mœurs ; il tourne en dérision les idées libérales, qui commençaient à gagner les esprits, et la théorie constitutionnelle qui veut qu'un monarque ait toute l'autorité nécessaire pour faire le bien et qu'il soit sans pouvoir pour le mal; enfin il élève aux nues l'industrie, les arts, le commerce, le luxe, « qui, dit-il, distribue aux pauvres le superflu des riches, unit les conditions et en- tretient entre elles une circulation utile. » C'est juste l'opposé des doctrines qu'il embrassa plus tard, et jamais on n'imaginerait un contraste plus parfait. Aussi telle était l'humiliation que Mably, dans la suite, ressentait de ce livre, que, le trouvant un jour chez un de ses amis, il s'en saisit et le mit en pièces Cependant il lui dut un véritable succès, et il aurait pu aussi, s'il l'avait voulu, lui devoir la fortune. Le cardinal de Tencin, poussé à la cour par les intrigues de sa sœur et la protection de Fleury, venait d'entrer au ministère; mais, connaissant peu les affaires et doué d'une médiocre facilité, il avait besoin d'une Egérie politique, d'une sorte de génie fa- milier qui lui soufllât à la fois les pensées et les paroles de son rôle. La faveur avec laquelle venait d'être accueilli le Parallèle des Romains et des Français et la bonne opinion de sa sœur, Mme de Tencin, lui firent jeter les yeux sur le jeune abbé son parent. Mably fut donc chargé d'une mission délicate, celle d'instruire, de diriger son supérieur, tout en servant sous ses ordres. C'est lui qui rédigeait tous les rapports que le ministre devait présenter au roi, et jusqu'aux simples avis qu'il devait émettre dans le conseil ; car le car- dinal, pénétré de son insuffisance, ne donnait rien aux hasards de la parole. Les affaires les plus importantes passèrent ainsi sous ses yeux, ou plutôt par ses mains. Plusieurs fois même il y in- tervint directement, et toujours il y apporta une sagacité, une justesse de raisonnement, un sens pratique qui ne laissaient guère deviner en lui le rêveur que nous allons connaître. En voici une preuve entre plusieurs. En 1744, tandis que tous les ministres, y compris le maréchal de Noailles, qui présidait la section de la guerre, conseillaient à Louis XV de marcher avec son armée sur le Rhin, Mably seul voulait qu'il se dirigeât vers les Pays-Bas, et il se trouva que son avis fut également celui de Frédéric le Grand. Mais, au moment même où la carrière politique s'ouvrait devant lui sous les plus brillants auspi- ces, il l'abandonna comme il avait fait déjà de la carrière ecclésiastique. A l'occasion d'un mariage protestant que le ministre cardinal et archevêque voulait dissoudre, il défendit contre un fanatisme aveugle la cause de la tolérance et de la rai- son. Sa parole n'ayant pas été écoutée, il quitta brusquement son protecteur pour ne plus le revoir, et, disant du même coup adieu à toutes les grandeurs, il passa le reste de sa vie dans la retraite et dans l'étude. C'est alors qu'une révolution complète se fit dans ses idées. Il avait aimé, il avait défendu le pouvoir absolu ; il se passionna pour la liberté et les institutions démocratiques. Il alla les chercher à leur source, dans les républiques grecque et romaine; il ne vécut plus, pendant un temps, qu'à Sparte, à Athènes, àRome, avec les Fabricius, les Miltiade, les Régulus, les Phocion, les Lycur- gue, les Épaminondas. On lui entendait répéter souvent que chez les Lacédémoniens il aurait été quelque chose. Il savait par cœur, disent ses biographes, Thucydide, Plutarque , Xénophon, Platon, Tite-Live; en un mot, il se plongea dans l'antiquité, il se nourrit de ses doctrines, il s'enivra de ses souvenirs. Il y trouva un talisman qui fit lontemps illusion sur son génie, et auquel il doit la plus grande partie de sa réputation : c'est le langage alors si nouveau des gouverne- ments libres • ce sont les mots magiques de patrie, de citoyen, de souveraineté du peuple, qui, à la fin du dernier siècle, furent accueillis par la France avec des transports d'ivresse. Jusqu'ici rien de mieux. Mais quelle est, dans la pensée de Mably, la condition de cette liberté, de ces institutions, de ce patriotisme que nous admirons chez les anciens, et dont eux seuls nous offrent l'exemple? C'est la pauvreté, sauvegarde de l'éga- lité et des mâles vertus; c'est le mépris des ri- chesses et des plaisirs qui corrompent et énervent les âmes, qui font naître l'égoïsme et divisent l'État, en plaçant les uns dans la dépendance absolue des autres. De là, chez Mably, un autre principe, ou, pour parler exactement, tout un système économique qui peu à peu enveloppe et étouffe dans son esprit l'idée de la liberté. Ce système, c'est que rien n'est plus pernicieux à un peuole que les richesses, le luxe et les occu- MABL — 988 MAHL Dations qui naissent à leur suite ou qui ont peur Lut de les développer, c'est-à-dire l'industrie, le commerce et les arts ; c'est que l'État le mieux gouverné est celui qui possède l'égalité dans la pauvreté. Là, soit timidité, soit inconséquence, s'est arrêtée la politique de Rousseau ; mais Mably, très-injustement accusé par l'auteur du (nui rat social, de lui avoir dérobé ses idées, d'avoir pillé ses écrits sans retenue et sans honte; Mably est allé plus loin : il a compris que l'égalité des biens ne peut exister qu'avec la communauté, et il adopta hardiment ce régime. C'est dans son Droit public de l'Europe, fondé sur les traités (2 vol. in-12, Amst., 1748; 3- vol., 1754) que ces doctrines nous apparaissent pour la première fois. Le fond de ce livre avait été composé, dans l'origine, pour l'instruction particulière du car- dinal du Tencin. C'est un sommaire de tous les traités conclus entre les puissances européennes depuis la paix de Westphalie ; mais l'auteur y ajouta différents morceaux où ses vues nouvelles sur la politique et l'économie sociale se produi- sent dans toute leur audace, aussi ne lui fut-il point permis de le faire imprimer en France. Le Droit public de l'Europe fut suivi, à des inter- valles très-rapprochés, des Observations sur les Grecs (in-12. Genève. 1749); des Observations sur les Romains (in-12, ib., 1751); des Entretiens de Phocion sur les rapports de la morale et de la politique (in-12, Amst., 1763); des Observations sur l'Histoire de France (2 vol. in-12, Genève, 1765); des Doutes proposes aux philosophes économistes sur V ordre naturel et essentiel des sociétés (2 vol. in-12, 1768); du livre intitulé de la Législation, ou Principes des lois (2?vol. in-12, Amst., 1776); de l'Etude de Vhisloire (in-12. 1778, imprimé dans le Cours d'études de Con- dillàe)) des Principes de morale (in-12, Paris, 1784), et, enfin, des Observations sur le gouver- nement et les lois des Etats-Unis d'Amérique (in-12, ib., 1784)v Dans tous ces écrits, dont l'un, les Principes de morale, fut censuré par la Sorbonne, dont l'autre, les Observations sur l'histoire de France, faillit être déféré au Parlement, on retrouve les mêmes principes, mais sous des formes variées et appliquées à des sujets différents. Le plus achevé, sinon pour la forme, du moins pour la pensée, est celui qui traite de la législation. Ce furent là les seuls événements qui rempli- rent, pendant quarante ans, la vie de Mably. Absorbé tout entier dans l'étude, au milieu d'un petit cercle d'élite, il n'en sortit qu'une fois pour se rendre en Pologne, quand ce malheureux pays vint lui demander, à lui et à J. J. Rousseau, une constitution qui mit fin à ses déchirements. On lui avait offert de le nommer précepteur du Dauphin, fils de Louis XV; mais, après lui avoir entendu exposer son plan d'éducation, on jugea prudent de renoncer à ce projet. L'admiration qu'il avait pour le passé se changeait chez lui en irritation contre le présent, et ne lui inspirait que de sinistres prédictions pour l'avenir. Il annonçait la ruine prochaine de l'Angleterre, parce que sa puissance est l'ondée sur l'industrie et le commerce. Dans la république des États- Unis, qui venait à peine d'être fondée, il trouvait déjà l,i décrépitude de la vieillesse, les éléments de la corruption et de la mort. Enfin, pour la France, il n'entrevoyait aucun avenir meilleur; il ne découvrait dans son esprit aucun germe de révolution. Mais en même temps il appelait à grands cris la convocation des états généraux, démontrant la nécessité d'une assemblée natio- nale, et repoussait toutes les réformes de détail. «Tant pis, disait-il, si l'on fait quelque bien; cela soutiendrait la vieille machine qu'il faut renverser. » Il mourut en 1785, âgé de soixante- quinze ans, à la veille, pour ainsi dire, de celle révolution dont il désespérait en la préparant, et qu'il empoisonnait d'avance par le germe fatal du socialisme. Les idées de Mably forment un système artiste- ment lié, où l'histoire, la morale et la politique conspirent à un même but et se réunissent sans se confondre. L'histoire, entre ses mains, est ce qu'elle est encore aujourd'hui et ce qu'elle a toujours été pour des esprits passionnés et systé- matiques : un témoin suborné, un conseiller complaisant dont les dépositions ou les avis sont accommodés aux desseins de ceux qui l'inter- rogent. Sa tâche est de montrer que les peuples les plus riches et les plus civilisés en apparence ont toujours été les moins heureux, ont toujours fini par être la proie ou du despotisme, ou de l'anarchie, ou de la conquête; que le commerce, l'industrie, le luxe, les beaux-arts, sur lesquels nous fondons aujourd'hui notre bonheur et notre gloire, ne sont que des ministres de corruption et de servitude; que l'âge d'or d'une nation est celui où elle n'a pas encore goûté à ces fruits empoisonnés de notre génie. Ainsi la Grèce, ainsi Rome n'ont été grandes, héroïques et libres, que dans le temps ou elles étaient pauvres, dans le temps où elles méprisaient les richesses et les frivolités que les richesses apportent avec elles. Sparte avec ses mœurs simples et austères, sa vie bornée, sa rude discipline; voilà le plus haut degré de la perfection politique. Athènes, qui aurait pu l'égaler sinon la surpasser, a été con- duite à sa perte par Périclès : car lui, le premier, développa dans sa patrie, séduite par une fausse gloire, le goût de la magnificence et des arts inutiles, tous ces raffinements de l'esprit qui font passer l'art de bien dire avant celui de bien faire. On devine les conclusions qu'amènent ces pa- radoxes historiques et qui composent la morale de Mably. Pourquoi les richesses ont-elles tou- jours eu cet effet de perdre les empires, d'avilir et de corrompre les nations? Parce que les ri- chesses ne peuvent exister sans la misère ; parce que les uns ne peuvent jouir du superflu que les autres ne soient privés du nécessaire, et que rien n'est plus contraire à la nature, c'est-à-dire à la justice, qu'un tel partage. La nature nous a donné à tous les mêmes organes, les mêmes besoins, et, par conséquent, les mêmes droits aux moyens de les satisfaire. Elle a fait plus, elle a mesuré ses présents aux besoins qu'elle nous a donnés; elle a répandu assez de biens sur la terre pour nous rendre tous également heureux, si nous savons les partager. C'est encore moins par elle-même que par les conséquences qu'elle amène dans l'ordre moral, que l'inégalité des richesses paraît être à Mubly un des plus grands fléaux du genre humain. Elle éteint dans nos cœurs les sentiments naturels qui nous rapprochent les uns des autres, tels que la bienveillance et la pitié; elle est l'origine de toutes les passions qui nous divisent et nous dé- gradent, de l'ambition, de l'avarice, de l'orgueil, de l'envie, de la haine; elle nous porte à nous tromper, à nous dépouiller, à nous opprimer mutuellement ; elle fait des uns des tyrans, des auties des esclaves; à tous elle 6te le bonheur et le sentiment de la dignité humaine, lequel, selon Mably, n'existe pas sans l'égalité. Ce n'est pas encore tout : l'inégalité des riches- ses, c'est-à-dire des produits de l'activité hu- maine, n'est elle-même que le résultat de l'iné- des facultés. Si l'on est décidé à supprimer "effet, il faut donc aussi supprimer la cause. Mably ne recule pas devant cette conséquence: il soutient, comme on l'a fait depuis au profit MABL — 989 — MAGH d'un système d'éducation, que tous les hommes naissent égaux par leurs facultés comme par leurs besoins ; qu'originairement ils possédaient tous le même degré de force, d'intelligence, de sensibilité, et que l'éducation seule est respon- sable des inégalités et des différences qu'ils nous présentent aujourd'hui. L'éducation, telle qu'elle a été pratiquée jusqu'à présent, c'est-à-dire la culture de l'esprit portée au point de détruire notre égalité originelle, est donc réellement un mal. Que nos idées ne s'élèvent pas au-dessus de nos besoins, et que nos besoins ne dépassent pas la limite fixée par nos instincts : voilà la première règle de la morale. Mais la fortune et l'intelli- gence une fois renfermées dans leurs plus étroi- tes limites, il reste encore le sentiment. L'âme avilie, déprimée par tout le reste, peut se relever de ce côté et trouver dans les affections du cœur, dans de nobles et purs dévouements, une partie de sa dignité et de sa force. Mably ne souffre pas plus cette cause d'inégalité que les deux autres. Il voudrait abolir dans nos coeurs l'amour et le devoir, c'est-à-dire tous les principes du désinté- ressement et du sacrifice, les deux religions qui partagent dans l'histoire les respects et l'admi- ration du genre humain, le stoïcisme et le chris- tianisme. Ce qu'il met à la place de ces deux forces admirables de la nature, ce n'est pas l'in- térêt, dans la plus large et la plus complète ac- ception du mot; ce n'est pas, non plus, la passion, mais la brutale puissance du besoin. Cette morale déplorable est le seul appui sur lequel repose la politique de Mably, ou, comme on dirait aujourd'hui, sa théorie sociale. La voici en deux mots. Toutes les inégalités, de quelque nature qu'elles puissent être, ont leur origine et leur fondement dans la propriété : car, si per- sonne ne pouvait rien posséder en propre, il n'y aurait ni riches, ni pauvres; nous serions délivrés d'abord de l'inégalité de fortune. Avec l'inégalité de fortune disparaîtrait la diversité d'éducation, et celle-ci entraînerait après elle les différences qu'on croit remarquer aujourd'hui entre nos fa- cultés. L'abolition de la propriété, la communauté des biens est donc la première condition d'un bon gouvernement. C'est par ce moyen que nous re- tournerons aux lois de la nature, et que nous rentrerons en possession de la dignité, de la paix, du bonheur que nous avons perdus : car cet état, qui doit être le but de tous nos efforts pour l'a- venir, a déjà existé dans le passé. En sortant des mains de la nature, les hommes vivaient en com- mun des produits de la chasse, de la pêche et des fruits que la terre porte spontanément. On ne saurait convenir plus naïvement que le com- munisme est un retour vers l'état sauvage. Mais, par malheur, nous en sommes un peu éloignés aujourd'hui, ou du moins nous l'étions avant les belles prédications des successeurs de Mably. Que faut-il dune que nous fassions pour franchir la distance qui nous en sépare? Il faut établir des lois qui rétrécissent de plus en plus les limites de la propriété; il faut atteindre par l'im- pôt ou autrement tout ce qui n'est pas absolu- ment nécessaire à la vie; il faut imposer de telles charges ou de telles entraves à la transmission et à la mutation des biens, qu'ils finissent par passer tous entre les mains de l'État; les testa- ments même seront abolis à une époque un peu plus reculée ; on ruinera systématiquement le crédit public, un des plus grands fléaux de notre ordre social ; le commerce, s'il ne succombe pas de loi-même sous de pareilles mesures, sera sé- vèrement interdit; l'industrie périra faute d'ali- ments ; il n'y aura plus ni capitalistes, ni arti- sans, ni fermiers, ni propriétaires; chacun sera obligé de cultiver lui-même la terre qui le nour- rit; et quant aux autres occupations sur lesquelles se fondent notre conservation et notre bien-être, au lieu d'être choisies par ie caprice, ou par l'é- goïsme, ou par la nécessité, ce sera la loi qui les distribuera entre tous pour le bien de tous. Les croyances et les idées seront mises en rapport avec la nouvelle situation des fortunes. On fer- mera les musées, les théâtres, les académies. Une éducation parfaitement conforme, semblable à celle des jeunes Spartiates, et plus physique que morale, maintiendra tous les esprits au même niveau. Une religion d'Etat, qu'il sera défendu de discuter ou de contredire, fera régner l'unité et la discipline parmi les consciences. « Le gouver- nement, dit Mably, doit être intolérant; » et celui qui a écrit ces mots est le même que nous avons vu tout à l'beure sacrifier son avenir pour défen- dre contre le cardinal de Tencin les droits de la tolérance. C'est que, si la conscience quelquefois l'emporte sur nos intérêts, l'esprit de système est encore plus fort que la conscience. Nous en trou- verons une nouvelle preuve dans la superbe in- différence avec laquelle Mably sacrifie à ses principes l'immense majorité du genre humain. Il comprend que la propriété une fois détruite, le travail a perdu ses plus puissants aiguillons. Vainement cherche-t-il à les remplacer par le patriotisme, l'amour de la gloire, le plaisir qu'ap- porte avec lui le travail en commnn, il ne réussit pas à se faire illusion ; il sait bien, et il le dit dans son livre du Gouvernement el des lois de la Pologne (in-12, Paris, 1781), que la servitude frappe les hommes et la terre de stérilité ; aussi laisse-t-il échapper cet aveu : « Il vaut mieux ne compter qu'un million d'hommes heureux sur la terre entière, que d'y voir cette multitude innom- brable de misérables et d'esclaves qui ne vit qu'à moitié dans l'abrutissement et la misère. » {Prin- cipes de législation, liv. I, ch. m.) Qu'est-il besoin de faire la critique de ce sys- tème ? Tout ce qu'on peut lui reprocher ne se fait-il pas une loi de l'avouer? Il fait mieux que d'avouer, il démontre par une logique irrésistible que le principe de la communauté, ou l'abolition de la propriété, n'est admissible qu'avec l'aboli- tion de la liberté, qu'avec la tyrannie des con- sciences, l'abrutissement des esprits, la ruine de tous les sentiments élevés, une vie de misère et de privations au sein de l'ignorance, le retour de la barbarie et de l'état sauvage. Le principe de Mably est au fond de tous les systèmes socialis- tes : car tous, par des vues et sous des formes différentes, attaquent la propriété et sont fatale- ment poussés aux mêmes conséquences. Aux ouvrages de Mably que nous avons cités plus haut, il faut ajouter les Principes des négo- ciations, in-12, la Haye, 1757 ; la Manière d'écrire Vhistoire, in-12, Paris, 1782; les Droits et les de- voirs du citoyen, et la suite des Observations sur Vllistoire de France, publiés après sa mort. On a publié la Collection complète de ses œuvres, en 15 vol. in-8, Paris, 1794-1795. On trouve en tête de cette collection X Éloge historique de Ma- bly, par l'abbé Brisard, couronné par l'Académie des inscriptions, en 1787, avec une notice de ses ouvrages par ordre chronologique. Consultez Ad. Franck, Notice critique et historique sur Mably, dans le compte rendu de l'Académie des sciences morales et politiques, année 1849. MACHIAVEL, un de ces hommes rares qui, par leurs erreurs, comme par leur génie, ont vi- vement agité et glorieusement servi l'esprit hu- main, sans avoir élevé, à proprement parler, un monument philosophique, a, plus qu'aucun autre publiciste ou historien, occupé les penseurs et les moralistes. Les uns en l'approuvant, les au- tres en le combattant, tous en l'admirant, l'ont M AU IL — 990 MAUH étudié avec ardeur et avec fruit. Mais son in- fluence sur les hommes d'État, les Médicis, Riche- lieu, Mazarin^ CromwelL, Louis XIV, Frédéric II, Napoléon, a été moins étendue, moins profonde peut-être que l'action qu'il a exercée sur les mé- taphysiciens et les publicistes, Hugues Grotius, Hobbes, Spinoza, Bossuet, J. B. Vico, Montesquieu, J. J. Rousseau, Herder, Jean Muller, Fichte,Ben- tham. Machiavel est, en effet, l'un des fondateurs de cette science qu'on appelle la philosophie histo- rique et politique. Les problèmes qui sont l'objet de cette philosophie furent, comme on sait, posés et discutés dès le premier *éveil des lettres; et l'une des choses qui nous intéressent le plus dans le xvie siècle, c'est précisément la lutte soulevée par les idées'd'État et d'autorité, de liberté et de commandement, d'obéissance et de résistance, de pouvoir et de nationalité. D'un côté, l'on voit les défenseurs des princes; de l'autre, les avocats des peuples; entre les deux partis extrêmes, des mo- dérateurs et des conciliateurs, diverses sortes d'utopistes: mais, dans tous les camps, on aper- çoit quelques esprits supérieurs, appliqués à re- monter aux origines et aux raisons de ces idées importantes, ardents à analyser les éléments de la chose publique, les bases de la société et du gouvernement, désireux enfin de découvrir les rapports nécessaires et naturels de l'individu au corps, du particulier au pouvoir, du citoyen à l'État. Les facultés et les droits de l'homme, pris isolément, doivent-ils être toujours subordonnés aux devoirs du citoyen et aux exigences de cet être général et abstrait qui se nomme l'État? Le bien privé est-il destiné à être sacrifié, de tout temps et de tout point, au bien commun et col- lectif? La personne humaine n'est-elle qu'un membre docile de cet individu à mille têtes, que représente la nation? Qui sera chargé de déter- miner la mesure de ces sacrifices? Quelle est la meilleure forme d'État et de gouvernement ? Quelle est l'organisation civile et politique la plus conforme aux besoins et à la destinée de l'homme, aux vœux d'un certain nombre d'hom- mes réunis sur une même étendue de terrain, sous l'empire des mêmes mœurs et des mêmes lois? Quels sont les droits inaliénables, quels sont les devoirs certains des gouvernants? A quel- les conditions un État peut-il se constituer, sub- sister, fleurir et se perfectionner? Quel est, enfin, le but de la vie sociale? Voilà comment l'examen fut introduit, dès le commencement des temps modernes, dans les matières politiques et histo- riques; et Machiavel contribua puissamment, tantôt par d'audacieuses assertions, tantôt par des observations profondes ou fines, au dévelop- pement de cet esprit nouveau, instrument et cause des plus terribles révolutions. Bien que la vie de Machiavel soit très-connue, il est indispensable ici d'en rappeler les traits principaux, ceux qui servent à expliquer .ses ou- vrages et ses doctrines. Nicolas Machiavel naquit à Florence, en 1469, dans une des plus anciennes familles de la Tos- cane. Sa jeunesse s'écoula active et studieuse, mais remplie aussi de plaisirs, durant l'époque la plus heureuse du règne des Médicis. De bonne heure, il sévit élevé au poste de secrétaire d'Etat, et, pendant quatorze ans, il s'y signala surtout comme diplomate, et notamment en France. La chute du gonfalonier Soderini et le retour des Médicis entraînèrent, en 1512, la proscription de Machiavel. On ignore néanmoins s'il avait pris pari à la conjuration de Roscoli ; ce qu'on qu'il subit inutilement la torture, et qu'il §agn euse sympathie du cardinal c Médicis, depuis Léon X. La pauvreté fut la suite de ce bannissement, mais la postérité la bénit, parce qu'elle lui valut plusieurs chefs- d'œuvre. Retiré malgré lui dans sa petite terre de San-Casciano, Machiavel chercha dans l'étude des consolations et des encouragements, et passa plusieurs années dans un commerce fécond avec Platon et Aristote, avec Tite-Live et Tacite. Ses Discours sur Vart de la guerre, sur la première Décade de Tite-Live ; ses Histoires de Florence ; ses Comédies ; son traité du Prince, telles sont les principales productions écloses dans cette re- traite illustre. Les qualités et les mérites les plus divers et les plus distingués caractérisent le fond et la forme des ouvrages de Machiavel ; et ceux mêmes qui lui refusent tour à tour les talents de politique, d'historien, de poète ou de penseur, sont du moins forcés de lui accorder le titre de grand écrivain. Il n'est pas un seul don propre aux auteurs du premier ordre qui n'apparaisse dans les écrits de cet homme d'Etat, un des élè- ves les plus heureux des classiques anciens. Aussi sa réputation s'accrul-elle rapidement par toute l'Italie. Plusieurs princes s'empressèrent de le consulter de nouveau dans les affaires les plus graves. Les Médicis eux-mêmes lui confièrent d'importantes missions et le rappelèrent à Flo- rence dans les derniers jours de mai 1527. Il y expira subitement le 22 juin, âgé de cinquante- huit ans. Le plus célèbre des écrits de Machiavel, le traité du Prince, n'était pas destiné à l'impres.- sion; composé en 1514, il ne fut du moins pu- blié que quatre ans après la mort de l'auteur, en 1532. Composé en forme de mémoire, pour Laurent de Médicis, il présente de nombreuses traces d'adulation, et manifeste bien clairement le désir qu'avait Machiavel de sortir de l'abaisse- ment où il gémissait, et de rentrer à tout prix dans les affaires. Ces dispositions suffisent pour expliquer les faiblesses où l'on voit tomber quel- quefois un caractère si courageux et si inflexi- ble. Cependant on formerait plusieurs volumes en réunissant les écrits composés à diverses époques pour interpréter les intentions de Ma- chiavel : selon les uns, le Prince est un système complet d'irréligion et de despotisme, le code d'une politique infernale, le bréviaire des assas- sins couronnés, le catéchisme des plus horribles ennemis du genre humain; selon d'autres, c'est une satire, c'est le portrait du tyran habilement tracé pour inspirer la haine du despotisme et appeler les peuples à s'affranchir d'un joug odieux. Bacon pensait que Machiavel avait voulu montrer ce que les gouvernants ont coutume de faire, non pas ce qu'ils doivent faire; une triste image de la réalité, non pas un tableau idéal ; la prudence politique, et non pas la sagesse d'État. Frédéric II, en composant lAnti-Machia- vel, affectait aussi de croire que le Prince n'é- tait que le portrait de César Borgia, monstre affreux, présenté en modèle aux souverains qui prétendent gouverner par eux-mêmes. Due lec- ture attentive et impartiale instruit mieux: elle apprend que le Prince développe une double doctrine, l'une durable et permanente, l'autre passagère et momentanée. La première est libé- rale et patriotique, la seconde est à l'usage du despotisme; et celle-ci même est patriotique en- core. En effet, si Machiavel, recourt aux mains dures et sévères, aux cruelles rigueurs du tyran, c'est pour ; factions qui déchirent sa patrie, c'est pour ramener l'ordre, la paix, le bien commun et le dé enl de toutes les puissances particulières et publiques. On est surpris que tant do critique usé de re- connaltre que Machiavel . e toujours d'une désapprobation plus ou uicins éclatante AIACH — 991 — MAGH l'exposé des principes pervers qu'il a développés. Tout en conservant, pour certaines crises socia- les l'emploi des remèdes les plus violents, l'u- sage do moyens immoraux, l'auteur du Prince ne cesse pourtant pas de distinguer ce qui est moral de ce qui ne l'est pas, ce qui est bien de ce qui est mal, ce qui est juste de ce qui est in- juste. «Si les hommes étaient meilleurs, dit-il plus d'une fois, vous n'auriez pas besoin de force ni de fraude. » Elles sont de lui, ces paroles énergiques : « Vous ne pouvez pas appeler vertu égorger ses concitoyens, trahir ses amis, vivre sans foi, sans pitié, sans religion; cela peut faire acquérir l'empire, mais non de la gloire! » (Liv. I, ch. vin.) On a cherché à soutenir que Machiavel démen- tait dans le Prince ce qu'il avait avancé dans ses Discours sur Tite-Live. C'est là une erreur facile à rectifier pour qui veut lire de suite les deux ouvrages, sans prévention ni préjugé. Un même esprit anime le Prince et les Discours. Dans les Discours, l'auteur montre comment un peuple naturellement sain et bien organisé s'é- lève et grandit par l'effei de son amour pour la chose publique. Dans le Prince, on voit de quelle manière un seul homme puissant suffit, pour ré- tablir, au milieu d'âmes dépravées, l'unité de pouvoir et la liberté civile. Dans les Discours, Machiavel propose comme modèle la vie politi- que de la république romaine; dans le Prince, il appelle, il instruit un caractère hardi à s'é- riger en réformateur de la nation. Comme il a pleine foi dans la vertu des exemples, il par- court l'histoire de Rome, et, à l'aide des récits de Tite-Live, il essaye de prouver que la gran- deur des Romains avait pour sources le libre mouvement des citoyens, la publicité de leurs actes et de leurs paroles, et surtout l'unité de la vie politique. Dans ces tableaux saisissants, élo- quents, il insiste avec prédilection sur la néces- sité de la liberté, et sur la valeur du sentiment populaire. La voix du peuple est la voix de Dieu; le tiers état, lo stato civile, fait la force et l'a- venir de l'État, et garde mieux la chose publi- que que ne pourraient faire l'aristocratie et l'o- ligarchie : à chaque page des Discours, c'est le républicain, c'est le compatriote et le disciple de Dante, qu'on entend et qu'on admire. D'où vient cependant, encore une fois, que Machiavel attend et prépare la venue d'un despote? C'est qu'il lui tarde de remplacer la confusion par l'ordre, et l'esprit de parti par l'esprit public; c'est parce qu'il a reconnu que les temps de confusion ci- vile ne peuvent cesser que par le bras d'un réor- ganisateur armé, d'un restaurateur impitoyable, d'un instrument de fer et de feu ; c'est pour cela qu'il souhaite à Florence et à l'Italie un monar- que absolu, un seul et unique maître qui, dans l'intérêt dii bien commun, au profit de la patrie, n'hésite po ut à user tour à tour de la force et de la ruse, à frapper comme à protéger, à mar- cher dans 'le mal comme dans le bien, chaque fois que l'exige le but de l'État, l'unité. Un tel prince est, si l'on veut, un mal; mais c'est un mal nécessaire, comme l'est la guerre ; c'est un mal passager, car l'ordre rétabli rendra à cha- cun la libre disposition de toutes ses facultés. Ce prince, au surplus, doit imiter Moïse, Thésée, Romulus. Cyrus, plutôt qu'Agathocle ou César Borgia. César Borgia n'est véritablement à sui- vre qu'en ce qui regarde la conséquence inflexi- ble de sa volonté. Ce prince doit s'efforcer de se concilier la sympathie dû peuple et son admira- tion, par de belles actions, par des exemples de courage, de vigueur, d'habileté et d'intelligeive. Il doit secourir et défendre la vertu et le génie; il ne d"it sévir que contre les factions qui mi- nent le corps social, qui en sont les plaies et les maladies, et qui, si on ne les arrête, en causent la mort. On le voit donc, le Prince et les Discours ne se contredisent pas. Au fond, dans l'un et l'autre ouvrage, Machiavel expose la même doctrine, celle qui lui est personnelle et naturelle, et que font éclater ses plaintes fréquentes sur l'abaisse- ment de sa patrie. Il y a deux manières, selon lui, de vaincre et de gouverner : l'une emploie les lois, l'autre la force : l'une convient aux nom- mes, l'autre aux brutes; mais chaque fois que la première ne suffit pas, il faut bien se servir de la seconde. Le prince doit savoir tirer parti de la nature animale, comme de la nature hu- maine. En présence de la nature animale, qu'il se montre lui-même animal, lion et renard: re- nard pour connaître les pièges, lion pour épou- vanter les loups! Traiter les méchants comme les gens de bien, c'est se préparer de cruelles déceptions. Tous les moyens sont permis, lors- qu'ils servent à sauver l'État, la vie et la pro- priété publiques. La nécessité politique est la loi suprême; le salut de l'État est le premier et le dernier besoin de l'homme ; le défenseur de l'État est donc autorisé à disposer de tout ce qui peut sauver l'État. C'est ce droit suprême et absolu de l'État qui est la conviction la plus forte de Machiavel, et ses principaux écrits n'ont d'autre but que de répandre et d'affermir cette conviction parmi les Italiens. L'État, sa centralisation et son unité, sa puissance souveraine et son indépendance complète, voilà les notions que Machiavel ne cesse d'éclairer, comme il dit, de l'expérience des anciens, et d'observations modernes. Sur quoi fonde-t-il la doctrine de l'unité pu- blique ? La condition du progrès, c'est l'harmo- nie; point d'harmonie, point de suite sans unité, sans accord, sans un centre fixe et immuable. Une seule et même pensée, une seule et même volonté, un seul et même sentiment, telle est la base de l'ordre, comme l'ordre est le fondement de la prospérité. Tout ce qui existe ensemble dans les limites d'un même pays, toutes les in- dividualités doivent aboutir à la communauté. La communauté est le terme et la fin de tout développement particulier et privé. Toute vie individuelle, toute sphère personnelle n'est qu'un élément de la vie générale, qu'un rayon du cer- cle commun, qu'un membre, enfin, de l'État. Tous les membres, sous peine de dépérir, doi- vent obéissance et assistance au cœur qui les anime, à la tête qui les gouverne : un seul chef, par conséquent ; un seul fondateur^ un seul di- recteur, un seul souverain. Homère l'a dit : « Qu'un seul homme soit le maître! » Le bien commun, c'est-à-dire le bien de chaque particu- lier, sera le résultat infaillible de celte organi- sation énergique. 11 y a plus : chaque citoyen imitera dans sa vie privée la marche de l'État; l'État sera le modèle du citoyen, de même que la durée de l'État dépend de la grandeur des ci- toyens. Que chaque sujet soit un État en petit, et l'État sera un citoyen en grand. Voilà pourquoi Machiavel veut que le citoyen développe toutes ses facultés et ses ressources, avec toute la vigueur dont il se trouve capable, et s'élève à la plus haute puissance possible; voilà pourquoi il considère le besoin, la néces- sité, comme la véritable école de la civilisation et de la félicité publique. Travailler, souffrir, lutter, braver tous les genres de difficultés et d'orage, c'est là ce qui forme l'homme et le pré- pare aux solides victoires. La dignité humaine consiste dans le courage, dans la puissanc sacrifice, à ne jamais désespérer de soi ni d MACII — 992 MACII trui. Il vaut mieux se repentir d'avoir agi que de n'avoir point agi. L'action, voilà ce qui ho- nore l'homme; l'inertie, l'oisiveté le dégrade et l'énervé. Le destin favorise les fortes volontés et les caractères intrépides; et si Rome a été im- mortelle, c'est parce qu'elle a eu le génie de l'action, et si les Sybarites sont méprisés, c'est parce qu'ils n'ont su que jouir. Chez Machiavel, l'homme se confond avec le citoyen, et le ci- toyen n'est vraiment tel qu'en se concentrant tout entier dans la vie active, dans la vie publique. Mais est-il possible d'absorber ainsi l'homme dans le citoyen? Un tel progrès n'est-il pas au- dessus ou en dehors de la nature humaine? L'instinct du progrès, répond Machiavel, est un fait manifeste. La nature a créé les hommes de manière qu'ils désirent tout sans pouvoir tout atteindre. Le désir, qui n'est jamais entière- ment satisfait, entretient une continuelle ten- dance à de nouveaux efforts, à des conquêtes plus brillantes. De là le mouvement moral et politique, de là ce magnifique déploiement de force et de talents, de là cette ardente émula- tion, de là enfin l'accroissement du bien com- mun et de la chose publique. Les lois et les mœurs naissent de ce même mouvement, qui les rend indispensables. Les lois améliorent l'homme, de même que la pauvreté le îend in- dustrieux et laborieux. Les bonnes mœurs ont besoin des lois pour durer, et les lois les meil- leures ont besoin des mœurs pour être sérieu- sement observées. La loi est le nerf et l'âme des existences libres et grandes. Un État qui veut subsister aura soin de mêler heureusement tou- tes les puissances de la nation, de les unir sa- gement par le lien des mêmes lois, des mêmes mœurs, et de faire en sorte que les différentes formes de gouvernement, ailleurs successives et hostiles, se pénètrent les unes des autres et constituent un ensemble harmonieux. Et de tout cela résultera, suivant Machiavel, un per- fectionnement tel que les individus se trouve- ront, pour ainsi dire, égaux et identifiés à l'État, aussi grands, aussi dévoués que l'Etat, et non moins durables que lui ni moins immor- tels. L'immortalité, la durée des nations, la conti- nuité du genre humain a aussi occupé l'auteur des Discours et du Prince; et cette grave ques- tion, il l'a résolue dans le sens de Jordano Bruno et de J. B. Vico, à d'autres égards encore ses disciples et ses imitateurs. L'histoire de l'humanité, l'histoire des peuples, ne suit, à ses yeux, qu'une marche pareille à celle des corps terrestres et célestes, une marche circulaire. Les choses de ce monde n'ont point de permanence ; elles sont entraînées par un flux et reflux sans fin, par un va-et-vient sans terme : rien n'est vieux, rien n'est neuf; le fond persiste, les for- mes varient et se renouvellent. Le désordre suc- cède à l'ordre, l'ordre au désordre, le bien au mal. le mal au bien, l'activité à l'oisiveté, l'oisi- veté à l'activité, en un mot, le mouvement au repos et le repos au mouvement. Toujours un excès appelle un excès contraire. Plus un peuple possède de sources d'énergie et de principes de grandeur, plus il répète fréquemment ces alter- natives et ces retours. Il périt, il disparaît, dès qu'il perd la force de réagir et de se préi ipiter de l'excès contraire dans l'excès où il est tombé. 11 restait encore à .Machiavel, à la fois anato- miste des États et leur législateur, à décrire les Tel est le principe qui contient toute sa doctrine sur le rapport des substances créées les unes avec les autres. Un corps en choque-t-il un autre, ce choc ne sera pas la cause véritable, mais seulement la cause occasionnelle du mouvement du corps choqué, c'est-à-dire qu'il est l'occ posde laquelle la cause unique et suprême intervient, d'après une loi constante, pour mettre en mouvement le corps choqué. 11 en est de même de toutes les actions apparentes des corps les uns sur les autres; leur force mouvante n'est, dit-il, que l'efficace de la volonté divine qui les conserve successi- vement en différents lieux. Les rapports entre le corps et l'esprit s'expliquent de la même ma- nière; le corps et l'esprit ne sont, à l'égard l'un de l'autre, que causes occasionnelles des change- ments qui s'accomplissent en eux. Dieu a donné aux âmes, à l'occasion de ce qui se passe dans leurs corps, cette suite de sentiments qui est le sujet de leurs mérites et la matière de leurs sacri- fices. De même, il a donné aux corps, à l'occasion des désirs et des volontés de l'âme, cette suite de mouvements qui est nécessaire à la conservation de la vie. L'alliance entre l'âme et le corps ne consiste donc pas dans une action réciproque, mais dans une correspondance naturelle et mu- tuelle, continuellement entretenue par Dieu, des pensées de l'âme avec les traces du cerveau, et des émotions de l'âme avec les mouvements des esprits animaux. Malebranche définit encore cette union, une réciprocation mutuelle de nos mo- dalités, appuyée sur le fondement éternel des décrets divins. Sans cesse il célèbre les avant iges de cette doctrine pour la morale et la religion. Elle nous apprend à n'aimer, à ne craindre, à n'adorer que Dieu, tandis que l'efficace des créatures étant admise, il serait raisonnable de les aimer et de les craindre, ou même de les adorer, comme faisaient les païens. Mais ce pré- tendu avantage n'existe même pas, pas plus que celui de diminuer le nombre des volontés par- ticulières de Dieu, que Malebranche ne fait pas moins vivement valoir en faveur des causes oc- casionnelles. En effet, nous aurions tout autant de raison d'aimer ou de craindre les causes oc- casionnelles que si elles étaient de vraies causes, puisqu'elles déterminent, à notre avantage ou à notre détriment, l'efficace de l'unique vraie cause. On ne comprend pas davantage comment les causes occasionnelles épargneraient à Dieu des volontés particulières, puisque les causes occa- sionnelles sont elles-mêmes l'effet d'une vo- lonté particulière de Dieu. Ainsi l'homme de Malebranche est un véritable automate dont Dieu fait mouvoir tous les ressorts ; ainsi la théorie de la volonté vient aboutir au même ré- sultat que la théorie de l'entendement. C'est en Dieu et par Dieu que notre esprit veut et aime, comme c'est en Dieu et par Dieu qu'il comprend et. raisonne. L'esprit ne peut rien connaître si Dieu ne L'éclairé, rien vouloir si Dieu ne l'agite vers lui. Tout vient de Dieu et rien de la créa- turc, voilà le premier et le. dernier mot de toute la métaphysique de Malebranche. Si Malebranche réduit l'homme à n'être qu'un simple autom ite d ns 1rs mains de Dieu, à plus forte raison l'anima!. Il y a peu de cartésiens qui aient soutenu l'automatisme absolu des bêtes avec plus d'intrépidité el avec un plus souverain mépris de l'opinion du yu [Ui leur attribue de la sensibilité et de L'intelligence. Auraient- elles donc mangé du Foin défendu? répondait-il ironiquement à ceux qui dé ence MALE — 1027 — MALE Il ne suffit pas à Malebranche de nous avoir montré Dieu seul agissant dans la créature, il nous le fait voir encore en lui-même dans ses attributs et dans sa providence. Toute sa théolo- gie naturelle, comme celle de Descartes, repose sur l'idée de ["infini ; mais il éclaircit et confirme encore la preuve de Descartes, en montrant qu'il y a identité entre l'infini et son idée. L'infini ne peut être distingué d'un archétype ou d'une idée qui le représente, parce que rien de fini ne re- présente l'infini. Nous ne pouvons voir l'infini qu'en lui-même; or, nous sommes certains que nous voyons l'infini; donc l'infini existe, puisque nous ne pouvons le voir qu'en lui-même. C'est lace qu'exprime encore Malebranche avec la plus énergique concision, en disant: « Si l'on pense à Dieu, il faut qu'il soit. » Il ajoute : « Dieu est l'être par excellence, l'être des êtres. Il enferme en lui toute réalité, et toutes les créatures ne sont que des participations imparfaites de son être divin. Pour savoir de la nature tout ce qu'il nous est donné d'en savoir, il faut consulter at- tentivement l'idée de la perfection souveraine. Dieu étant l'être souverainement parfait, on ne peut faillir en lui attribuant tout ce qui témoigne de quelque perfection. Ainsi il est tout-puissant, éternel, nécessaire, immuable, immense : il est immuable, car seul il peut produire en lui du changement, et ses décrets, formés sur son éter- nelle sagesse, ne sont pas sujets à révision; il est immense, car son être est sans limites. L'im- mensité de Dieu est sa substance même partout répandue, partout tout entière, et remplissant tous les lieux sans extension locale. Créer et con- server sont pour lui une seule et même action. Il est vrai que nous ne pouvons connaître, par une idée claire, cette efficace infinie de la volonté par laquelle il donne et conserve l'être à toutes choses. Mais, si on jugeait la création impossible, parce que nous ne pouvons concevoir la puis- sance de Dieu capable de produire quelque chose de rien, il faudrait aussi la juger incapable de remuer un fétu, l'un étant aussi difficile à con- cevoir que l'autre. » Si Malebranche croit à la création du monde ou des substances, il ne croit pas à leur anéantissement. Il juge que l'éternité des substances eût marqué une indépendance qui ne leur appartient pas, et que leur anéantis- sement marquerait de l'inconstance dans celui qui les a créées. {Traité delà nature et de la grâce, 1er discours.) Dieu est souverainement sage; non-seu renient il est sage, mais il est la sagesse même. Il n'est pas éclairé, il est la lu- mière, car il contient et voit dans sa substance tous les rapports intelligibles et toutes les idées des choses, car la raison est son essence même. Il en est de même de sa justice. Dieu n'est pas seulement juste, mais il est la justice même, puisque la justice consiste dans l'ordre éternel des perfections divines. C'est en lui que nous voyons tous les rapports de perfection, comme tous les rapports de grandeur dans toutes ses affections et toutes ses déterminations. Il suit invinciblement les conseils de sa justice et de sa sagesse. Quoi de plus aimable que ce qui est souverainement parfait? Donc Dieu, l'être sou- verainement parfait, ne peut ni ne pas s'aimer lui-même, ni aimer autre chose que lui-même. Dieu n'aime que ses perfections infinies, et ce- pendant il aime les créatures, précisément en raison de cet amour nécessaire qu'il a pour ses perfections infinies. Ce qu'il aime dans les créa- tures, c'est lui-même, ce sont ses propres per- fections, et il les aime en raison du degré suivant lequel elles y participent. Ainsi, dans l'amour infini qu'il a pour ses perfections, est contenue la règle et la mesure de son amour pour les créatu- res. Cet amour de Dieu pour sa propre substance est aussi le principe de l'amour des créatures pour lui-même. C'est lui qui a imprimé à nos âmes ce mouvement qui les ramène vers lui comme à Leur fin suprême. Quelle est la nature de cet amour que la créature doit au Créateur ? Dans cette question, si vivement controversée pendant le xvuc siècle, Malebranche, de même que Bossuet, se prononce à la fois contre l'a- mour mercenaire de certains casuites. et contre le pur amour de Fénelon. Sans nul doute, notre amour doit se terminer à Dieu, et non à' notre propre félicité ; mais Dieu étant la source de toute félicité, il nous est impossible de séparer notre félicité de l'amour qui en est la source. La volonté étant l'amour de la béatitude, dit Malebranche, il est clair qu'on ne peut aimer Dieu que par amour de béatitude, puisqu'on ne peut l'aimer que par la volonté ; d'où il conclut que l'amour de Dieu, même le plus pur. est in- téressé, en ce sens qu'il est excité par 1 impres- sion naturelle que nous avons pour la perfection et la félicité de notre être. Malebranche ne sépare pas la liberté de Dieu de ses autres perfections, de sa sagesse et de sa justice, et combat la liberté d'indifférence que lui attribue Descartes. Sans nul doute, Dieu est tout-puissant et peut faire tout ce qu'il veut ; mais il ne peut vouloir que ce qui est sage, en vertu de sa sagesse souveraine; il ne peut vou- loir autre chose sans déchoir de cette sagesse infinie. La justice et l'ordre sont l'essence de Dieu même. Dieu ne pourrait agir contre l'ordre sans agir contre son essence même, sans cesser d'être ce qu'il est. Malebranche a signalé les conséquences de la liberté d'indifférence, soit dans l'ordre pratique, soit dans l'ordre spécula- tif. Il montre que si toutes les vérités dépendent d'un décret arbitraire de la volonté de Dieu, tout n'est plus que désordre dans la science et dans la morale. Ce faux principe, dit-il, que Dieu n'a pas d'autre règle en ses desseins que sa pure volonté, répand des ténèbres si épais- ses, qu'il confond le bien avec le mal, le vrai avec le faux, et fait de toutes choses un chaos où l'esprit ne connaît plus rien. Loin de témoi- gner de sa dépendance, cette harmonie néces- saire entre la volonté et la sagesse de Dieu té- moigne de l'excellence de sa nature. Ainsi, selon Malebranche, comme selon Leibniz, la nécessité qui préside aux déterminations divines n'est pas une nécessité aveugle, mais une nécessité morale, au sein de laquelle se concilient d'une manière excellente sa liberté et sa sagesse sou- veraine; de là l'optimisme et des vues profon- des sur les voies de Dieu dans la création et sur le gouvernement du monde. Dieu agissant selon ce qu'il est, et par amour pour ses perfections, a dû se proposer, en créant le monde, un ouvrage qui, par sa beauté et par son excellence, pût lui procurer un honneur di- gne de lui. Mais quel monde fini et profane sera digne de l'élection et de l'amour de Dieu ? C'est seulement avec le dogme de l'incarnation que Malebranche croit pouvoir trouver un tel monde. «L'univers, quelque grand, quelque parfait qu'il puisse être, tant qu'il sera fini, sera indigne de l'action d'un Dieu dont le prix est infini. Dieu ne prendra donc pas le dessein de le produire.... Laissons à la créature le caractère qui lui con- vient, ne lui donnons rien qui approche des at- tributs divins; mais tâchons néanmoins de tirer l'univers de son état profane, et de le rendre, par quelque chose de divin, digne de l'action d'un Dieu dont le prix est infini. » (9e Entretien sur la métaphysique.) Or, selon Malebranche, lo ; monde ne peut devenir digne de la complaisance MALE — i028 — MAL M de Dieu que par l'union d'une personne divine avec lui. 11 n'y a que l'Homme-Dieu qui puisse joindre la créature au Créateur; de là la néces- sité de l'incarnation. L'incarnation n'est pas un fait miraculeux subordonné par la bonté infinie de Dieu à la chute de l'homme, mais la condi- tion nécessaire de la création. Arnauld, Bossuet et Fénelon ont combattu cette nouveauté théolo- gique ; mais Malebranche ne se borne pas à fon- der l'optimisme sur le dogme de l'incarnation, il le justifie par des arguments plus rationnels contre les objections ordinaires tirées du spec- tacle des choses de ce monde. Si vous voulez apprécier le mérite d'un ou- vrier, il y a deux points à considérer: l'ouvrage lui-même, et les voies par lesquelles il a été produit. II en est de même à l'égard de Dieu et du monde. Non content que l'univers l'honore par son excellence et sa beauté, il veut que ses voies le glorifient par leur simplicité, leur fécon- dité, leur universalité, leur uniformité, par tous les caractères qui expriment des qualités qu'il se glorifie de posséder. Il n'a pas voulu faire l'ouvrage le plus parfait possible considéré en lui-même, mais l'ouvrage le plus parfait joint aux voies les plus parfaites et les plus dignes de lui. «Dieu, dit Malebranche [ubi supra), a vu de toute éternité tous les ouvrages possibles et toutes les voies possibles de produire chacun d'eux, et, comme il n'agit que pour sa gloire, que selon ce qu'il est, il s'est déterminé à vou- loir l'ouvrage qui pouvait être produit et con- servé par des voies qui, jointes à cet ouvrage, doivent l'honorer davantage que tout autre ou- vrage produit par toute autre voie. Il a formé le dessein qui portait davantage le caractère de ses attributs, qui exprimait le plus exactement les qualités qu'il possède et qu'il se glorifie de pos- séder.... Un monde plus parfait, mais produit par des voies moins fécondes et moins simples, ne porterait pas tant que le nôtre le caractère des attributs divins. » Malebranche revient sans cesse sur cette distinction de l'ouvrage et des voies. 11 a le tort de les opposer les uns aux au- tres, et même de sembler mettre la perfection des voies au-dessus de la perfection de l'ouvrage, au lieu de les confondre, comme a fait Leibniz, au sein du meilleur des mondes possibles. Mais un des plus solides arguments qu'il emploie en faveur de l'optimisme est celui de la généralité des voies. Agir par des volontés particulières est le propre d'une intelligence bornée qui ne voit ni la suite, ni l'enchaînement, ni l'ensemble des choses, mais seulement des détails et des cir- constances actuelles. C'est, au contraire, le pro- pre d'une intelligence infinie d'agir par des vo- lontés générales, c'est-à-dire d'embrasser dans un décret unique toute la suite des choses. Quelle marque plus éclatante de puissance et de sagesse que de régler la diversité infinie des phénomènes et de maintenir l'harmonie du monde entier par deux ou trois lois générales du mouvement! Or. c'est ainsi que Dieu nous révèle sa puissance et sa sagesse, car il a fait et conserve l'univers par deux lois du mouvement les plus simples de toutes, la loi du mouvement i 11 ligne droite et la loi du choc. Malebranche a célébré avec une admirable éloquence cette di- vine providence qui se manifeste également par des lins générales dans l'infiniment petit et dans l'infiniment grand, dans la construction d'un insecte et dans les révolutions des astres, dans les merveilles de l'union de l'âme et du corps el des déterminations de l'unique cause efficiente i uses occasionnelles. Cependant Male- branche excepte tous les êtres organisés, toutes i pi mtes et tous les animaux de cette produc- tion universelle des choses par les seules lois générales du mouvement; et, en ce point, il se sépare encore de Descartes auquel il reproche d'avoir vainement tenté d'expliquer mécanique- ment la formation du fœtus. 11 se plaît à mon- trer les admirables desseins de ta sagesse de Dieu et les causes finales exclues par Descartes dans la construction des corps organisés. Sui- vant lui, Dieu a compris de toute éternité, dans le plan du monde, les germes de tous les genres d'êtres organisés. Il a créé pour chaque genre un premier germe contenant en lui, enchâssés les uns dans les autres à l'état d'infiniment pe- tits, les germes de tous les êtres de même na- ture qui ont existé ou existeront dans le monde. Les lois de la communication des mouvements ne servent qu'à dégager ces germes et à leur donner l'accroissement qui les rend visibles à nos yeux. Cette hypothèse de la préexistence de tous les germes dans le plan du monde a été adoptée et développée par Leibniz. En même temps que le système des volontés générales donne la plus haute idée possible de la divine providence, il la justifie contre les objections ti- rées des imperfections de ce monde, imperfec- tions qui ne sont qu'une suite nécessaire des lois admirables établies par Dieu. Dieu ne les a pas établies en vue de ces imperfections et de ces mi- sères qui devaient en être la suite, mais parce que, étant extrêmement simples, elles ne lais- sent pas de former un ouvrage admirable. Si la providence de Dieu était particulière, au lieu d'être générale, elle ne porterait pas les carac- tères de sa sagesse, et son ouvrage serait digne du dernier mépris. Pourquoi la grêle qui détruit les moissons, pourquoi tant de monstres; pour- quoi tant de fléaux, pourquoi la pierre qui écrase en tombant l'homme juste tout aussi bien que le méchant? Il n'est point de bonne réponse à toutes ces questions dans le système d'une pro- vidence particulière. Il est dangereux de dire que Dieu, par ces fléaux, veut punir les mé- chants lorsqu'une expérience de tous les jours démontre que les bons et les méchants en sont également les victimes. Mais, au contraire, dans le système d'une providence générale, tous ces fléaux s'expliquent et se justifient. Si la grêle brise les fruits, si le feu brûle les villes, si la peste enlève les populations, ce n'est pas l'effet d'une nature aveugle ni d'un Dieu inconstant et cruel, mais la suite nécessaire. de ces lois que Dieu a établies en vue de la plus' grande perfec- tion possible de son ouvrage. Il ne les a point faites pour de semblables effets, mais pour le plus grand bien et la plus grande beauté de l'u- nivers; il ne les a pas faites à cause de leur stérilité, mais à cause de leur admirable fécon- dité. Dieu fait tout sans doute, mais il ne fait pas tout de la même manière. Il veut positive- ment la perfection de son ouvrage, et il ne veut qu'indirectement l'imperfection qui s'y rencon- tre. 11 fait le bien et permet le mal, parce que c'est à cause du bien qu'il a établi des lois géné- rales, uniformes et constantes, et parce que le mal n'arrive dans le monde que comme une con- séquence inévitable de ces lois qui sont les meilleures possibles. Ainsi se concilient avec la bonté et la sagesse de Dieu tous les maux et les imperfections de ce monde. Malebranche s'efforce de transporter cette idée providence générale jusque dans le do- maine théologique de la grâce et du surnaturel, où il veut aussi faire agir Dieu ; des voies sim- ples, générales et constantes. Dieu distribue la grâce, comme la pluie, par des lois générales; voilà pourquoi elle tombe tout aussi bien sur des urnes endurcies que sur des cœurs préparés. De MALE — 1029 — MAME là tant de grâces inefficaces, de la tant de réprou- vés. Il eût pu sans doute remédier à ces suites fâcheuses et sauver tous les hommes en multi- pliant à l'infini les volontés particulières; mais il en est empêché par sa sagesse qu'il aime plus que son ouvrage, et par la règle immuable et nécessaire qui est la règle inviolable de sa con- duite. C'est ainsi que son système sur la grâce se rattache à son système sur la nature. Maie- branche tend même à ramener à des lois géné- rales les miracles dans l'ordre de la nature comme les miracles dans l'ordre de la grâce. Il est vrai que, comme chrétien et prêtre, il pro- teste de sa foi aux miracles : mais d'une autre part, entraîné pur la raison et par les principes de sa métaphysique, il tend à nier la chose pour ne conserver que le nom. Qu'on en juge par les passages suivants : « 0 mon unique maître, j'a- vais cru jusqu'à présent que les effets miracu- leux étaient plus dignes de votre Père que les effets ordinaires et naturels ; mais je comprends présentement que la puissance et la sagesse de Dieu paraissent davantage, à l'égard de ceux qui y pensent bien, dans les effets les plus communs que dans ceux qui frappent et qui étonnent l'esprit à cause de leur nouveauté. Malheur aux impies qui ne veulent pas des miracles, à cause qu'ils les re- gardent comme des preuves de la puissance et de la sagesse de Dieu! Mais pour toi, ne crains point de les diminuer, puisqu'en cela tu ne pen- ses qu'à justifier et à faire paraître la sagesse de sa conduite. » (7e Méditât.) Lorsque Dieu fait un miracle, dit-il ailleurs, ir agit en conséquence d'autres lois générales qui nous sont inconnues. Mais comment concilier la prière, qui sans cesse sollicite une intervention particulière de Dieu, avec ce système des volontés générales ? Male- branche ose la condamner comme n'étant bonne que pour les chrétiens qui ont conservé l'esprit juif. Demander les biens éternels et la grâce de les mériter, anéantir son âme à la vue de la grandeur et de la sainteté de Dieu, voilà en quoi consiste la vraie prière. (8e Médit.) Quant à ceux qui, non contents de cette providence gé- nérale, veulent être l'objet d'une providence particulière à leur profit, il les accuse de n'a- voir une piété ni sage ni éclairée, une piété remplie d'amour-propre et d'un orgueil secret ; car le propre de l'orgueil est de rapporter à soi toutes choses, Dieu même et tous ses attributs, sa puissance, sa bonté, sa providence. Ce sont des hommes auxquels il semble que Dieu n'est bon qu'autant qu'il veut leur faire du bien, et que pour les secourir il ne doit pas s'arrêter aux règles delà sagesse. (8e Méditai.) Où est ce Dieu que la raison nous révèle et dont nous venons, avec Malebranche, de déter- miner les attributs? 11 n'est pas loin de nous, car il réside en chacun de nous, ou plutôt nous sommes tous en lui ; il est le lieu des esprits, de même que le monde matériel est le lieu des corps. C'est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l'être : Nû7i longe est ab uno- quoque noslrum, in ipso enim vivimus, move- mur et sumus. Malebranche lui-même présente toute sa philosophie comme un commentaire de ces paroles de saint Paul. Mais ce commentaire exagéré emporte avec lui toute la réalité des créatures en général, et la liberté de l'homme en particulier. Leur attribuer quelque causalité, c'est plus qu'une erreur, selon Malebranche, c'est une impiété et un retour au paganisme. C'est par là que, sans le savoir, il touche à Spi- noza, et c'est à ce point de vue que M. Cousin a eu raison de dire : « Voir tout en Dieu et consi- dérer Dieu comme la cause première de tous les mouvements, ou bien prendre Dieu pour le seul et unique être véritable, dont tous les autres ne sont que des accidents, n'est-ce pas au fond à peu près la même chose, et sinon la même doc- trine, au moins le même esprit?» Telle est d la grande erreur de la philosophie de Male- branche. Elle a son origine dans la philosophie de Descartes, qui avait séparé l'idée de force et de substance. Malebranche a péché surtout par l'exagération du sentiment profondément philo- sophique et religieux de la grandeur de Dieu et de la dépendance des créatures. Voici la liste des ouvrages de Malebranche : Recherches de la vérité, in-12, Paris, 1674. Elle eut six éditions successives, auxquelles Male- branche ajouta des éclaircissements. Elle fut traduite en latin, en anglais, en grec moderne. — Conversations métaphysiques et chrétiennes, in-12, Paris, 1677 ; — Traité de la nature et de la grâce, Arnst., in-12, 1680; — Méditations métaphysiques et chrétiennes, in-12, Cologne, 1683; — Traité de morale, in-12, 1684; — En- tretiens sur la métaphysique et sur la religion, in-12, 1688 ; — Traité sur l'amour de Dieu, pet. in-12, 1697 ; — Entrelie7is d'un pjhilosophe chrétien et d'un philosophe chinois, petit dia- logue, 1708 ; — Réponses de Malebranche à Ar- naulcl, 4 vol. in-12, 1709; — Réflexions sur la yjrémotion physique, in-12, 1715. Ouvrages à consulter : VElogede Malebranche, par Fontenelle ; — l'Histoire de la philosophie du dix-septième siècle, par M. Daiuiron; — le Cartésianisme, par M. Bordas-Démoulin; — His- toire de la philosophie cartésienne. 3e édition, par M. Bouillier; — Philosophie de Malebran- che. par M. Ollé Laprune; — Malebranche, par l'abbé Blampignon. F. B. MALEVILLE (Guillaume de), théologien fran- çais, né en 1699 à Domine dans le Périgord, mort vers 1770. Quelques-uns de ses écrits, aujour- d'hui oubliés, traitent de questions philosophi- ques. Ce sont 1° La Religion naturelle et révélée, ou dissertations philosophiques, théologiques et critiques contre les incrédules, Paris, 1756-1758. Ce titre suffit pour indiquer quel est l'esprit du livre et le rôle effacé que la philosophie y doit jouer. 2° Histoire critique de l'éclectisme ou c/?.-; nouveaux platoniciens, 1766 (sans nom d'auteur ni de lieu). C'est un essai historique sur l'école d'Alexandrie, et ses rapports avec le christia- nisme. L'auteur constate que le panthéisme de cette école a son origine dans ce faux principe que rien ne se fait de rien; il prouve que la théorie de l'émanation est erronée, et qu'elle est tout à fait étrangère à la doctrine chrétienne, mais il nie qu'elle se trouve dans les écrits de Denys l'Aréopagite, suivant lui parfaitement or- thodoxes. Le tout est animé par de fréquentes attaques contre Brucker, contre l'encyclopédiste qui a composé l'article Eclectisme, contre M. Des- landes « qui pensait peu favorablement sur la religion». Il n'est pas besoin de dire que cette histoire n'est pas à consulter pour son exacti- tude ni pour son équité., MAMERTUS ou Mame'rcus Claudianus, connu dans l'histoire de la philosophie comme auteur d'un traité sur la Nature de l'âme, était frère de saint Mamert, archevêque de Vienne. Né au commencement du va siècle après J. C. pro- bablement dans cette même ville de Vienne, il se livra dès sa jeunesse à la vie religieuse, et parvint bientôt dans l'Eglise à d'éuiinentes fonc- tions. Mais le dévouement quïl y apportait ne nuisit en rien à l'activité de la pensée. C'est un esprit élégant et curieux. Le saint ministère et les lettres se partagèrent toujours sa vie : c'est le témoignage de Sidoine Apollinaire, son con- temporain et son ami. Il reste même sous !e MAMB — 1030 MAMB nom de Mamercus Claudianus quelques com- positions d'un intérêt tout littéraire et tout pro- fane, sans parler de pièces que sa réputation de poète chrétien lui a souvent fait attribuer, et qu'une critique plus clairvoyante restitue au- jourd'hui à leurs véritables auteurs. Mais le principal ouvrage du savant gaulois est son traité de Statu ou de Substantiel animœ, monu- ment de philosophie très-remarquable, à part la barbarie du langage, qui est le cachet d'une décadence alors commune à tous les arts dans l'Occident. Renouvelant une erreur qu'on trouve dans plusieurs systèmes de la philosophie païenne et dans les écrits de plusieurs Pères de l'Église, notamment de Tertullien, d'Arnobe, d'I- rénée, de Tatien et d'Origène, mais qui venait d'être réfutée avec autant de force que d'éclat par saint Augustin, dans son traité sur l'Origine de Vâme humaine, Faustus, alors abbé de Lérins (vers 471), depuis évêque de Riez, soutenait que Dieu est la seule substance vraiment immaté- rielle, mais que ni l'âme de l'homme ni même celle des anges ne participent à ce glorieux privilège de la spiritualité. 11 allait jusqu'à nier que l'àme de Jésus-Christ, du Verbe incarné, fût un pur esprit tant que dura le miracle de Tin- carnation. Le corps, disait-il, est ce qu'une ac- tion déplace et change, ce qui a une étendue divisible, des éléments susceptibles d'altération, des qualités variables, etc. Or, l'âme humaine a précisément tous ces caractères ; elle est tour à tour dans notre corps et hors de notre corps, elle est forte ou faible, grande ou petite, selon les qualités, les fonctions qu'elle acquiert ou qu'elle vient à perdre; elle jouit, elle souffre dans cette vie ou dans l'autre, d'une joie, d'une souffrance toute physique : l'âme est donc com- posée d'une matière plus subtile que celle de nos membres, mais enfin sujette aux mêmes conditions d'infirmité, et nulle créature en ce monde ne peut revendiquer, à titre de pure intelligence, une sorte de parenté avec son créateur. Entre Dieu et nous, il y a tout l'abîme qui sépare l'esprit de la matière. Telle est, en quelques mots, la doctrine du livre de Crea- turis, publié d'abord sous le voile de l'anonyme, et auquel Mamertus, sans en connaître l'auteur, entreprit de répondre, sur les conseils de ses amis et particulièrement de Sidoine Apollinaire. La tâche ne semblerait pas difficile aujourd'hui: elle l'était sans doute à une époque où toute lutte n'était pas terminée entre les vieilles phi- losophies et la religion nouvelle, et où la méta- physique orthodoxe n'avait pas encore dégagé nettement des théories des philosophes grecs tous les éléments qui s'accordent avec elle, pour constituer l'ensemble du dogme chrétien. Aussi Mamertus ne parle-l-il de son travail qu'avec une grande modestie; loin d'avoir épuisé la matière, il croit n'avoir guère tracé qu'une ébauche qu'achèvera l'intelligence du lecteur. Ce livre, où sont combattues pied à pied toutes les erreurs de Faustus, n'en a pas moins une valcn e ; et quand il ne serait pas vrai que, '"; il eût inspiré Des- cartes dans ses Méditations, il garderait encore une place assez considérable dans l'histoire de la philosophie. Le résumé que l'auteur en donne, dans sa dédicacé à Sidoine Apollinaire, c térisc bien et l'esprit philosophique qui y ri et le style étrange qui dominait alors dans les livres comme d..ns les écoles. « Le premier li- vre, dit ce résumé, commence par établir briè- vement que la Divinité est impassible et étran- gère à toute affection ; puis il engage l'adversaire une lutte variée sur l'état de l'âme : cnsui'1'. pour préparer le lecteur à des doctrines obscures, il effleure quelque chose des doctrines de la géométrie, de l'arithmétique el même do la dialectique, et, selon le besoin, des règles de l'art de philosopher : tout cela avec modestie et réserve, dans la plus juste mesure qu'il a été possible, non sans en venir aux mains de temps à autre avec la partie adverse. — Le se- cond livre, après un préambule, disserte uti- lement et à bonne intention sur la mesure, le nombre et le poids, de manière qu'un lecteur attentif, avec l'aide de la piété, en suivant les degrés de la création, soit conduit, sinon au bon- heur de contempler la Trinité créatrice de l'u- nivers, du moins à une conviction plus ferme de son existence. Depuis là jusqu'à la fin, tout le livre s'appuie sur des témoignages. — Le troisième revient d'abord un peu sur quelques discussions du commencement ; puis il poursuit dans leur fuite les adversaires blessés au pré- cédent combat. Il déclare enfin ne pas dédaigner la paix, mais ne pas craindre davantage les at- taques de l'adversaire inconnu. » On voit là une méthode de philosophe et de théologien, où les raisonnements alternent avec les élans d'une foi vive, les arguments avec les autorités. Ainsi écrivait Faustus ; ainsi écrit son docte et pieux adversaire, traitant d'ailleurs avec un égal res- pect l'autorité de la Bible et celle des sages païens, citant quelquefois les disciples de Pytha- gore, Platon, Cicéron, mais s'effurçant de con- cilier leurs subtiles théories avec les traditions du Nouveau Testament, comme l'apparition de l'ange Gabriel à la Vierge Marie, les visions de saint Paul, etc.; c'est une image originale de cette société demi-païenne et demi-chrétienne, demi-savante et demi-barbare, qui rappelle en- core l'antiquité en même temps qu'elle annonce le moyen âge. La théologie du moyen âge se montre dans le raisonnement par où commence le livre de Mamertus : Dieu, étant une substance spirituelle, n'a pu créer l'homme^ son image sans lui donner une âme immatérielle ; notre âme n'est pas pour cela égale à celle de son Créateur ; il suffit d'admettre qu'elle lui soit semblable. Un peu plus bas, la mauvaise physique des anciens défraye plusieurs pages de discus- sions subtiles sur la différence de l'âme qui sent et des organes de la sensation; puis la méta- physique des pythagoriciens et de Platon vient en aide à l'auteur pour tirer de la pensée même les preuves de l'immatérialité du principe pen- sant. Sur ce fonds d'érudition mixte qui carac- térise à peu près tous les écrivains de son siècle, l'auteur a mis les qualités et les défauts d'un esprit pénétrant, exercé sous la discipline d'A- ristote et de Platon; aux manœuvres les plus difficiles de la dialectique, il a uni les mouve- ments d'une passion parfois éloquente. C'est avec son esprit qu'il argumente, lorsqu'il prouve, comme Descartes, la spiritualité de l'àme par son indivisibilité, ou lorsqu'il adresse à Faustus ce singulier dilemme : « Tu prétends que l'àme se compose d'une substance corporelle, mais plus subtile que celle de nos corps. Qui dit cela, je te prie? Évidemment ton ame. L'âme dit donc d'elle-même : le corps de l'àme est plus subtil que mon corps. Mais qu'est-ce que l'àme peut appeler son corps, si ce n'est elle-même, puisqu'elle est corps? Ou Lien donc l'àme est corps, el elle ne peut justement appeler sien ce - de chair; ou, si ce corps de chair est le l'âme elle-même en est dis- tincte. » lirais son cœur quand il SOUtienl s1' e peut être déterminée par le lieu [localis esse), car elle est capable de l'i- dée de Dieu, et l'idée de Dieu est trop grande pour subir une telle condition; ou quand il MAX G 1031 — MANI) s écrie avec l'enthousiasme d'un disciple recon- naissant, qu'il ne croira jamais que Platon, cet inventeur, cet apôtre de tant de vérités subli- mes, ait pu avoir pour âme un agrégat d'éléments matériels. Tout cela n'est pas, comme on voit, d'une égale rigueur au point de vue philoso- phique, et ne justifie pas complètement les pompeux éloges que Sidoine Apollinaire prodi- guait à son ami; mais cette discussion forme, en définitive, un ensemble plein d'intérêt et de variété. Ajoutez que plusieurs des textes païens invoqués par M imertus à l'appui de sa thèse, par exemple ceux de Philolaùs et d'Archytas, seraient perdus pour nous sans la citation qu'il en a faite. L'ouvrage de Mamertus fut, dès la renaissance des lettres, un des premiers que l'im- pression se hâta de reproduire (Venise, 1482) ; dans les deux siècles suivants; il a été plusieurs fois réimprimé, soit dans les Recueils des Pères de l'Église, soit séparément, et avec les opus- cules attribués au même auteur. Mais, par un étrange retour, on ne voit pas que, depuis 1655 (éd. de Schott et Barth à Zwickau), il ait été ré- édité ailleurs que dans le tome LUI du Patrolo- giœ cursus, de l'abbé Migne (1847). La critique aurait le droit d'en réclamer aujourd'hui une publication nouvelle, où le texte fût revu avec sévérité et surtout accompagné d'un commen- taire historique et philosophique, secours qui manque dans toutes les anciennes éditions. 11 y aurait lieu aussi de discuter défini- tivement l'authenticité des opuscules qu'on attribue à Mamertus, et d'ajouter aux textes réunis dans l'édition de 1655 une lettre que Ba- iuze a donnée dans ses Miscellanea, et qui con- tient de curieux détails sur l'état intellectuel des Gaules au v" siècle de l'ère chrétienne. En attendant ce travail si désirable pour les ama- teurs de la philosophie ancienne, on lira avec beaucoup de fruit la dissertation courte et sub- stantielle de M. Germain : de Mamerti Clau- diani scriptis et philosophia (in-8, Montpellier, 1840) ; on peut consulter aussi l'Histoire litté- raire de France, t. II, p. 442-454. E. E. MANCINO (Salvatore), né en 1802, mort en 1866, mérite une place dans l'histoire de la phi- losophie du xixe siècle, pour avoir, suivant l'ex- pression de M. Cousin [Fragments de philosophie contemporaine, Avertissement de la troisième édition), naturalisé en Sicile les doctrines de l'école spiritualiste française. Appelé à professer la philosophie, d'abord au monastère bénédictin de San-Martino délia Scala, près de Palerme, puis à Palerme même, au collège de Saint-Roch et au séminaire archiépiscopal, il prit pour base de son enseignement les leçons publiées de M. Cousin, à une époque où, en France, le fana- tisme et l'esprit de parti excitaient contre la philosophie de M. Cousin et de son école les alarmes des pères de famille catholiques. Il pu- blia, en 1835 et 1836, deux volumes d'Éléments de philosophie, dans lesquels il professe et met en pratique la méthode psychologique, appuyée sur l'étude et la comparaison des systèmes. 11 y distingue nettement l'éclectisme du syncrétisme, « qui consiste dans le projet extravagant de mettre d'accord toutes les sectes et les opinions des philosophes. L'éclectisme n'est pas un nou- veau système, mais une méthode la méthode de critique appliquée aux systèmes philosophiques. » Il divise la philosophie en subjective et objective, la première servant de base à la seconde, et l'édifice entier reposant sur le Cogilo de .Des- cartes. C'est en parlant de cet ouvrage que M. Cousin disait, dans un de ses discours à la Chambre des pairs : « En Sicile, à Palerme,... au séminaire archiépiscopal, il y a aussi un cours complet de philosophie. Ce cours est imprimé, il est entre mes mains. C'est exactement le cours de philo- sophie qui se fait aujourd'hui dans les collèges de Paris: mêmes ma'tières, mêmes divjsions, je pourrais dire même esprit, même direction, et ce manuel a pour auteur un digne et vertueux prêtre (séance du 2 mai 1844). » Les Eléments de philosophie furent adoptés pour l'enseignement philosophique dans toutes les écoles de la Sicile. Ils valurent à leur auteur, en 1836, la chaire de logique et de métaphysique à l'Université de Palerme. Mancino occupa cette chaire jusqu'en 1863. 11 y joignit en 1842 un office de chanoine, à la cathédrale, et, en 1858, il fut appelé à faire partie de la Consulte d'État du royaume de Sicile. Le rôle politique qu'il avait joué dans cette assemblée contribua à sa mise à la retraite comme professeur, après la chute des Bourbons. Dans son enseignement à l'Université, dont quelques leçons seulement ont été publiées, Mancino s'attache à réagir contre l'école ontolo- gique de Rosmini et de Gioberti. Toutefois il se rapprocha de cette école quand il la vit dépassée par l'invasion du panthéisme allemand en Italie. Son cours de 1863, interrompu par sa mise à la retraite, et dont il a laissé neuf leçons manu- scrites, était consacré tout entier à l'ontologie. Mancino ne représente qu'un épisode de l'his- toire de la philosophie italienne. Il n'a fait que s'approprier une doctrine étrangère et son in- fluence a été de courte durée. Ni ses efforts ni ceux de Galluppi à Naples et de Poli à Milan n'ont réussi à acclimater en Italie la méthode psycho- logique et l'éclectisme. Man ino a publié les ouvrages suivants : Ele- menti di filosofia, deux volumes (treize éditions, la dernière est de 1857), — Su gli elemenlidi filo- sofia di Salvatore Mancino, lettere due al chiar. sign. Baldassare Poli, professore di filosofia à Milano, Palerme, 1836; — Riflessioni sulVav- vcrlimento premesso da \Viltorio Cousin alla lerza edizione de'Framtnenti filosofici (1840); — de Philosophiez methodo, oratio in Regio pa- narmitane Atheneo in solenni studiorum instau- ratione habita (1841); — Sullaimportanza dello studio delVumano pensiero per la scienza dëfatli umani (1842) ; — Considerazione sulla storia délia filosofia (1849). — M. Vincenzo di Giovanni, successeur de Mancino au séminaire de Palerme, a écrit sur ce philosophe une intéres- sante notice dans laquelle il a inséré des extraits de sa correspondance avec M. Cousin : Salvatore Mancino e l'eclellicismo in Sicilia, Palerme, 1867. E.M. B. MANDEVILLE (Bernard de) est le nom de l'un des écrivains les plus souvent cités par les, philosophes du xvine siècle. Il naquit vers 1670 à Dort, en Hollande, d'une famille d'origine française, et de bonne heure il fut destiné à la profession de médecin. Après avoir pris le grade de docteur à Leyde, il se rendit en Angleterre, où les sciences expérimentales brillaient déjà d'un grand éclat, mais où Mandeville ne parvint jamais à exercer son art avec quelque réputa- tion. Comme il ne pouvait sup] ee de rester dans l'obscurité, il se mit. eu HO^à écrire dans la langue de sa patrie adoptive, en anglais. Son genre d'esprit, son tour d'i ion le porta à publier, en les rend nt plus mordantes par une application directe à son époque^ les fables d'Ésope, d'autres pièces de vers suivirent, sans exciter davantage l'attention publique. Enfin, voulant réussir à tout prix, il recourut à un moyen de célébrité alors très-us té, le scandale. Son début dans cette voie fut une MAND — 1032 — MAND satire contre le sexe féminin : La Vierge dé- masquée, ou Dialogue féminin {The Virgin unmaskéd, or female Dialogues, London, 1709); un dialogue entre une vieille fille et sa nièce sur l'amour, le mariage et autres sujets de ce genre. Une nouvelle satire, qui parut deux ans après sous un titre scientifique, devait dévouer au ridicule les médecins, les chirurgiens, les apothicaires : ce sont trois dialogues intitulés : Traité des affections hypocondriaques et hysté- riques ( A Treatise on the hypochondrick and hyslerick diseases, London, 1711, 3 vol.). Ce prétendu traité eut plus de succès, et il en était digne, parce qu'il ne manque ni d'une gaieté par- fois comique, ni de pensées fines et de traits acérés. On y remarque cependant plus de licence que de hardiesse, plus de mouvement et de sel que de justesse et de goût, un grand fond de vanité et d'ambition, et, par-dessus tout, l'in- tention visible de heurter les bienséances, de railler les mœurs. Cette intention éclate dans un poëme d'environ cinq cents vers que Mande- ville publia, en 1714, sous ce titre: La Ruche bourdonnante, ou les Fripons devenus honnêtes gens [The grumbling Hive, or Knaves turned honest). A ce poëme fut joint, en 1723, un com- mentaire, une sorte d'apologie que l'auteur inti- tula : la Fable des abeilles, ou les Vices privés font la prospérité publique. (The Fable of the bées, or private Vices public benefits). Cette double composition, où Mandeville se moquait moins encore de la morale que *du clergé et des universités, fut violemment attaquée de plu- sieurs côtés, entre autres par Hutcheson, Berke- ley et Archibald Campbell. Le grand jury du comté de Middlesex la dénonça au tribunal du banc du roi comme très-pernicieuse. Les accusa- tions et les critiques se succédant et se multi- pliant, malgré la déclaration de l'auteur qu'il n'avait avancé qu'ironiquement les opinions qu'on lui reprochait, Mandeville publia un ou- vrage dans lequel il essaya de soutenir des prin- cipes opposés. Sa Recherche sur l'origine de Vhomme et surVutilité du christianisme (ïnguiry into the origin of man and usefulness of chris- iianily, London, 1732) devait, en effet, montrer que la vertu est plus propre que le vice à pro- curer le bonheur général de la société. Nonob- stant cette sorte de rétractation, l'on persista à regarder les idées déposées dans la Fable des abeilles comme le véritable système de Mande- ville, et il semble qu'on n'eut pas tort, puisque ces mêmes idées se retrouvent aussi dans ses Pensées libres sur la religion et sur le bonheur des nations (Free Thoughts on the religion, church, govemment, etc., London, 1720), et que Mandeville ne songea jamais à désavouer ou à corriger ce dernier ouvrage. Il importe donc de faire connaître ces idées, sans lesquelles, d'ail- leurs, on ignore la filiation historique de cer- taines théories morales, comme celle d'Helvétius. Tout en affirmant a plusieurs reprises qu'il n'avait écrit que pour s'amuser, en signalant la bassesse de tous les éléments qui compo- sent le mélange d'une société bien réglée, Man- deville ne caclie pas son vrai dessein, ni sa doctrine personnelle. Il s'était proposé de com- battre, avec les armes du ridicule, les systè où l'homme est présenté i nt en naiss cl nation décidée pour le bien. 11 voulait réfuter en philosophe, et flétrir en poëte comique, Vinnéité du sens moral : aussi con- fesse-t-il s i plus illustre défenseur de 'le spiritualisme, Sliaftesbury. Il est impossible, dit Mandeville, qu'il y ait des doc- trines plus diamétralement opposées que celle de Sliaftesbury et la mienne. Quelque belle, quel- que flatteuse pour l'humanité que soit la doc- trine de ce célèbre lord, il faut établir contre elle, et sans détour, que rien n'est bon, que rien n'a aucune valeur morale, si ce n'est ce qui emporte l'idée d'une victoire sur le penchant naturel, sur le prétendu goût moral. L'homme vertueux, c'est l'homme qui sait se' vaincre soi- même, et non pas celui qui suit docilement l'in- clination de son âme. Comment l'auteur de la Ruche cherche-t-il à combattre l'auteur des Caractéristiques? D'a- bord, il s'efforce de faire sentir la faiblesse des raisons sur lesquelles s'appuie Shaftesbury. On se pla.ît, dit-il. à invoquer ce fait, que l'homme naît sociable, doué d'un instinct de vie commune, et que, par conséquent, il est loin d'être égi liste.... Mais, si cet instinct social était La preuve d'un bon naturel, il se décèlerait surtout chez les hommes les plus distingués et les plus généreux. Or, l'expérience atteste que le besoin de société est le propre des esprits vides et des âmes sans vigueur. D'ailleurs, n'est-il pas facile de s'assu- rer que ce qui rend l'homme sociable, c'est un secret retour sur soi-même, c'est l'amour de soi, l'amour-propre, c'est-à-dire que ce sont ses mau- vais penchants et ses imperfections naturelles qui le portent à se réunir à ses semblables? Si l'homme était resté innocent, il serait probable- ment demeuré insociable et solitaire. En soi, l'homme est l'être le moins enclin à la vie so- ciale, et, à cet égard, il se montre inférieur aux brutes, qui forment primitivement et naturelle- ment des troupeaux. La vie commune parmi les hommes est un produit de l'art, un elfet de quel- que impulsion extérieure. Il y faut évidemment l'action d'une puissance extérieure, parce qu'il est impossible de rassembler cent hommes sans voir naître à l'instant même parmi eux l'envie, les querelles et la désunion. La crainte, la peur, voilà cette puissance extérieure ; la peur, telle est la mère de la société humaine, la base et la sauvegarde de tout État; et c'est se tromper étrangement que de dériver l'organisation civile, non pas des maux physiques et moraux, mais des affections bienveillantes et désintéressées. Il n'est pas moins inexact de dire, continue Mandeville, que l'amour du prochain, ou la cha- rité, est inné à l'homme, parce qu'il 'éprouve de la sympathie et de la commisération. Ouel rap- port entre la sympathie et la charité '? La charité consiste à transporter à d'autres, sans ombre d'intérêt personne^ l'affection que nous avons pour nous-mêmes. La cause, la source de la sympathie, au contraire, c'est le sentiment de notre propre malaise, c'est le sentiment d'une peine personnelle. La commisération n'a d'autre ressort que l'amour-propre; l'amour du prochain procède d'un absolu dévouement. Ce n'est pas tout encore : la doctrine que la charité est innée à l'homme n'est pas seulement dénuée de fondement, elle est dangereuse : elle rend l'homme paresseux, en lui conseillant de céder à ses penchants, tandis que la doctrine opposée le force de se surveiller et de se domp- ter. Elle donne à l'homme de funestes illusions, parce qu'elle lui fait prendre les mouvements les moins nobles, tels que l'ambition, pour des inspirations désintéressées, dictées par la seule ce. Ce sont ces illusions qu'il faut er et détruire, en montrant l'homme tel qu'il est en réalité, c'est-à-dire dominé par les passions les plus variées. Ainsi. Mandeville s'attache d'abord à nier le fait sur lequel Sliaftesbury insiste le plus, sa- voir, que les penchants naturels de l'homme s'ac- cordent avec ce qui fait le but et la destination d'un être raisonnable. A cette négation il ajoute MAND — 1033 — MANI que le but particulier de chaque individu diffère absolument du but de l'ensemble. C'est cette dernière proposition qui constitue le sujet principal de la Fable des abeilles: Une vaste ruche renfermait un essaim d'abeilles très- considérable, une nombreuse société qui avait les mœurs des sociétés humaines, leurs vertus et leurs vices ; les médecins y étaient des char- latans ; les prêtres, des hypocrites ; les rois y étaient les dupes d'un ministère fourbe et intéressé; la justice y était corrompue; en un mot, chaque portion de cet État était en proie à la plus complète dépravation. Cependant, la grande masse allait à merveille et formait un État florissant, parfai- tement bien organisé. Les crimes de cette na- tion faisaient sa grandeur ; et la vertu, formée aux ruses par la politique, se trouvait entière- ment d'accord avec le vice : le tout était un vrai paradis : Thus every part was full of vice, Yet the whole mass a paradise. Mais un jour il arriva qu'un membre de cette société, enrichi de la manière la moins hon- nête, s'indigna de voir un gantier donner de la peau de mouton pour de la peau de bouc, et se mit à prédire qu'à la suite de pareilles fripon- neries, le pays et le peuple périraient infailli- blement. Aussitôt les autres membres les plus fourbes se mirent à gémir de l'iniquité générale, et ils invoquèrent la probité. Jupiter exauça leurs vœux et délivra de la fraude cette ruche criarde et mécontente. Les mœurs se réformèrent, la paix et l'abondance régnèrent partout; mais les arts, ministres des plaisirs et du faste, désertè- rent sur-le-champ. Attaquées par un grand nom- bre d'ennemis, les abeilles triomphèrent, mais au prix de plusieurs milliers de braves. Ce qui en resta se retira dans un creux d'arbre, réduit à la triste satisfaction que peut donner la vertu : .... Flew into a hollow tree, Blest with content and honesty? La morale qui résulte de cette fable est la sui- vante. Lorsque nous qualifions une action de bonne ou de mauvaise, ce jugement a trait, moins à la valeur interne de l'action ou au mé- rite de l'agent, qu'à l'utilité ou au dommage qui en résulte pour la société. Il s'ensuit que la vertu de l'individu est tout autre chose que le bien. La vertu individuelle se manifeste quand l'homme renonce à lui-même. Or, l'homme peut renoncer à lui-même, et de la sorte devenir res- pectable et agréable à la Divinité, sans pour cela contribuer à la conservation et au bonheur de la nation. Ceux-là concourent le plus au bien commun, qui nourrissent et favorisent davan- tage l'industrie. Tout ce qui est nuisible à l'in- dustrie est préjudiciable à la société. Or, les ver- tus individuelles nuisent à l'activité industrielle. La tranquillité de l'àme, le contentement de soi est une vertu ; mais il est dangereux pour l'in- dustrie : il n'est donc pas un bien. L'envie, la jalousie est un vice, mais elle fait naître, elle excite l'émulation; elle produit plus d'effet que toutes les exhortations morales : elle n'est donc pas un mal. L'avarice et la prodigalité sont des vices, cependant elles contribuent au bien-être général, tandis que l'économie, qui est une vertu, y nuit considérablement. Rien n'est moins fondé que la supposition que les hommes, privés de tous ces penchants ignobles, feraient autant pour le bien public qu'ils font maintenant avec tous leurs vices. Otez aux hommes l'orgueil, l'ambition, toutes ces passions qui poursuivent une chimère et qui mènent à des résultats con- damnés par la religion; et vous leur ôterez le ressort par lequel ils sont capables de vaincre jusqu'à la crainte de la mort; vous leur aurez ôté ce qui concourt plus au bien de l'ensemble que toute autre inclination humaine. Enfin la simple bienveillance conduirait à des actions fu- nestes au bien général. Il est incontestable qu'il se mêle quelque bienveillance à la vanité, à la- quelle nous devons les efforts qui ont pour but de diminuer la pauvreté et l'ignorance ; mais on oublie que l'ignorance et la pauvreté sont indis- pensables pour qu'un pays ait des ouvriers et de l'industrie. On oublie que si la culture et l'aisance devenaient générales, universelles, on ne trouverait plus personne pour servir, et que la société deviendrait impossible. On voit aisément que Mandeville n'est qu'un disciple de Hobbes et surtout du duc de la Ro- chefoucauld, dont il n'a pas le courage. Il pré- tend en effet, à la fin de sa Fable, n'avoir eu d'autre dessein que de montrer comment tout bien-être matériel et social repose sur la vanité, comment la vertu humaine est impuissante à donner le bonheur ; en un mot, il avait voulu disposer le lecteur à l'humilité, et le préparer à l'éducation et à la vie chrétiennes. L'élève de Mandeville, Helvétius, a plus de franchise, n'hé- sitant pas à proclamer l'intérêt personnel l'u- nique mobile et le secret moral du monde en- tier. Frédéric le Grand, venu entre Mandeville et Helvétius, essaya de présenter l'amour-pro- pre comme le principe de nos actions; mais il s'efforça en même temps de l'épurer, en of- frant à l'homme les objets les plus élevés, comme le véritable but de son activité et la seule base de son bonheur. En poussant à l'extrême l'oppo- sition entre le devoir de l'individu et l'intérêt général, en négligeant de concilier cette oppo- sition, Mandeville ne peut être absous du repro- che d'avoir exagéré les faits, outré les conclu- sions et donné carrière à une vanité maligne ; mais il a rendu service aux moralistes anglais, et même à ceux du continent, en les forçant à discuter les faits rassemblés par lui, et de réfu- ter les conclusions qu'il en avait tirées. La meilleure traduction française de la Fable des abeilles est de Bertrand (4 vol. in-8, Amst., 1740). Une des meilleures réfutations du même ouvrage est celle que Berkeley a donnée dans son Alciphron ou le Petit philosophe, in-8, Lon- dres, 1732. C. Bs. MANICHÉISME. On a donné ce nom, dans l'histoire de l'Eglise, aux opinions enseignées, vers le milieu du m" siècle, par Manès ou Ma- nichée, prêtre chrétien qui mêla à la doctrine de l'Évangile des principes puisés dans la philo- sophie et les religions de l'Orient. Le dogme dont il est considéré, probablement à toit, comme le plus célèbre représentant, est le dua- lisme éternel du bien et du mal et l'égalité de puissance de ces deux principes. Que cette accu- sation soit fondée ou non sur des faits bien dé- montrés, le nom de manichéisme n'en a pas moins pris depuis une grande extension, et il s'applique aujourd'hui à toute doctrine, tliéolo- gique ou rationnelle, qui donne au principe du mal une existence absolue comme celle du prin- cipe du bien. Il y a donc lieu de distinguer Je manichéisme religieux et le manichéisme phi- losophique. Manichéisme, religieux. — Manès ou Mani- chée, auteur de l'Hérésie manichéenne, naquit, selon les conjectures les plus vraisemblables, et selon la chronique d'Edesse, à Carcub, dans la Huzitide, l'an 240 de J. C. Il est représenté par les Orientaux comme un homme d'une instruc- tion vaste et profonde, et auquel son christia- nisme austère et son zèle religieux firent accor- MANI — 1034 — MANI (1er de bonne heure le rang et le caractère de prêtre; il paraît avoir été très-versé dans Ja mé- decine. Il publia son Hérésie, selon les appa- rences, en 267, pendant qu'Aurélien portait à Rome la couronne impériale. Il avait reçu, dit- on, cette doctrine d'un Arabe nommé Scythien ; mais il est plus probable qu'il la composa lui- même en mêlant à ses idées chrétiennes quel- ques principes empruntés à la religion des Per- ses. C'est, en effet, à Zoroastre que l'on attribue l'origine de la doctrine du dualisme ; mais que ce sage ait ou non admis le dualisme d'une ma- nière absolue, la croyance des Perses à une unité supérieure n'était plus douteuse à l'époque de Manès. La doctrine de celui-ci consistait avant tout, si on en croit ses adversaires, dans l'adop- tion à titre égal des deux principes du mal et du bien, éternels et absolus l'un et l'autre. Les circonstances accessoires, telles que ses doutes sur quelques passages des livres saints, et sa prétention d'être plus particulièrement éclairé des lumières de l'Esprit-Saint. n'appartiennent pas à la philosophie. En butte à la fois à la haine des chrétiens pour son hérésie, et à celle des Perses par la profession qu'il faisait du christianisme, il n'en fut pas moins protégé par Sapor et par Hormisdas. Varades Ier, ayant suc- cédé à ce dernier prince, lui fut d'abord égale- ment favorable; mais il changea bientôt à son égard, et il ordonna qu'on le mît à mort, sous prétexte qu'il enseignait l'erreur des sadducéens et niait qu'il y eût une autre vie. Manès fut li- vré au supplice le mois de mars 277 ; il était âgé de trente-sept ans. Manès mérite-t-il les accusations qui furent dirigées contre lui par ses adversaires ? A-t-il en ''fi'et tenté d'altérer les doctrines chrétiennes par l'introduction d'un dualisme éternel et absolu de principes contradictoires?... On peut en dou- ter, comme nous le démontrerons plus bas. Les manichéens étaient chrétiens, en ce sens qu'ils admettaient la mission de Jésus-Christ dont ils voyaient dans Manès l'apôtre le plus éclairé et le plus puissant. C'est ici le lieu de dire qu'ils ne le regardaient cependant point, qu'il ne se regardait pas lui-même, ainsi que quelques écrivains l'ont répété, comme le Para- clet et l'Esprit-Saint. Ils avaient altéré ce fond chrétien par des éléments empruntés au gnosti- cisme et à la religion de Zoroastre. Ceux du gnosticisme y tenaient une grande place et ab- sorbaient presque l'élément chrétien lui-même. Aussi différaient-ils des orthodoxes sur plusieurs points importants. Ils n'admettaient pas les li- vres de l'Ancien Testament, et n'acceptaient les Evangiles qu'en se réservant le droit d'y faire les suppressions ou les changements qui pou- vaient les mettre en harmonie avec leurs opi- nions particulières; ils regardaient comme de véritables prophètes les sages, tels que Orphée, Zoroastre, etc., qui chez les diverses nations avaient l'ait briller la I la vérité, connu à 1 avance et même annoncé le Messie; ils se fondaient sur l'idée que la raison et le Verbe se trouvent d < us tous les hommes, et doivent pro- duire partout les mêmes effets, et répandre les hi< i e cla l . Cette opinion, empreinte d'une philoso] bi( plus ! irge que celle à laquelle se rattachaient les ortc . il été dévelop- pée par plusieurs Pères, entre autres par saint Justin, saint Clément d'Alexandrie, Origènc, qui précédèrent Manès ou en furent les contempo- rains. En partant de ce principe, les manichéi ris étendaient beaucoup plus loin que le cercle des livres canoniques le nombre des écrits qu'il pouvait être utile de consulter, et opposaient sans scrupule aux ouvrages admis par les ortho- doxes, des lettres, des traités, des histoires apo- cryphes, qu'ils supposaient ou empruntaient à la tradition. Telles étaient les différences principales qui séparaient les manichéens des orthodoxes. Il est curieux de chercher si celle qui domine toutes les autres, celle à laquelle ils ont donné leur nom, et de laquelle l'ont reçu tous les systèmes qui ont admis, ou ont été soupçonnés d'admet- tre le dualisme absolu des deux principes, leur appartient véritablement; il serait inattendu do trouver ce point au moins douteux. Saint Augustin a été l'un des adversaires les plus passionnés des manichéens; il avait partagé longtemps leur croyance, son témoignage doit être décisif. Or, voici les paroles qu'il met dans la bouche de son adversaire Fauste, dans la par- tie de son dialogue contre lui où il aborde la question des deux principes: « Saint Augustin: Croyez-vous qu'il y ait deux dieux ou qu'il n'y en ail qu'un seul? — Fauste: 11 n'y en a absolument qu'un seul. — S. A. : D'où vient donc que vous assurez qu'il y en a deux? — F. : Jamais, quand nous proposons notre créance, on ne nous a ouï seulement prononcer deux dieux. Mais, dites- moi, je vous prie, sur quoi vous fondez vos soupçons? — S. A. : C'est sur ce que vous en- seignez qu'il y a deux principes, l'un des biens, l'autre des maux. — F.: Il est vrai que* nous connaissons deux principes, mais il n'y en a qu'un que nous appelions dieu ; nous nommons l'autre H}jlë, ou la matière, ou, comme on parle communément, le démon. Or, si vous prétendez que c'est là établir deux dieux, vous prétendrez aussi qu'un médecin qui traite de la santé ou de la maladie, établit deux santés ; ou qu'un phi- losophe qui discourt du bien et du mal, de Va- bondanec et de la pauvreté, soutient qu'il y a deux biens et deux abondances. » Nous devons conclure de ce passage que le mal, la matière, le démon, expriment, dans le langage des manichéens, la négation opposée à l'affirmation, le non-être conçu abstractivemenl en dehors de l'être, mais auquel aucune réalité n'est, attribuée. Il semble donc ici que c'est aux adversaires des manichéens, et non aux mani- chéens eux-mêmes, que l'intelligence a manqué. Et cependant, longtemps avant Manès, le mal était désigné comme une négation ; la matière, dans Platon, dans Aristote, etc., avait été définie par des formules qui, en' permettant qu'on lui supposât l'éternité, la laissaient néanmoins sou- mise à l'action toute-puissante du principe un et suprême. Les auteurs de ces hypothèses ne furent cependant jamais soupçonnés d'admettre deux principes rigoureusement égaux, coéternels et absolus. Probablement aussi il y eut parmi les manichéens bien des disciples capables de ren- chérir encore sur les parties défectueuses de la doctrine de leur secte, et surtout trop peu éclai- rés pour l'exposer sans la compromettre. En général, il ne faut juger qu'avec les plus grandes utions ces doctrines antiques, surtout les doctrines religieuses. Les sectes religieuses, beaucoup plus que les écoles philosophiques, c er hent les prosélytes, et les acceptent sans trop d'examen. De solides vertus peuvent faire un fidèle; l'intelligence seule d'une doctrine l'ait un philosophe. Aussi plusieurs de ces gran- des hérés esqui pouvaienl avoir dans les hommes éminents qui lei portée intellectuelle, ont dû nous mises par claires plus enthousia plus passionnés que solidement instruits. Sans doute, il en a été ainsi du manichéisme. Quoiqu'il ait i au savant critique Bcausobrc de justifier cette doctrine de l'accu- MANI — 1035 — MANI sation d'anthropomorphisme, du moins de l'an- thropomorphisme grossier qui constitue une des hérésies des premiers siècles, le caractère orien- tal et le langage métaphysique des manichéens leur rendait diificile de s'expliquer convenable- ment sur les attributs divins. Cependant ils n'ont pas oublié, plus que les orthodoxes eux-mêmes, les conditions abstraites de l'existence de Dieu et de ses attributs. Ils ont même fait effort pour se dégager de certaines images peu d'accord avec une saine philosophie ; mais le principal résultat de cet effort a été de les éloigner de rendre hommage au Dieu de l'Ancien Testament, dont l'intervention tout humaine et souvent passionnée blessait leur foi plus qu'elle ne choquait celle de l'Église. Nous croyons que leurs adversaires ont été mal fondés à leur reprocher d'avoir res- treint l'immensité divine en faisant anticiper sur elle l'espace occupé par le mal ou la matière. La philosophie pure a le droit de s'élever contre ces conceptions incomplètes du principe suprême ; mais les premiers docteurs du christianisme ne l'avaient pas, car ils participaient le plus souvent aux mêmes erreurs, et non moins excusables que les manichéens, mêlaient à des idées saines sur la Divinité, des images dont ils n'aperce- vaient point ou n'éprouvaient pas le besoin de justifier la contradiction avec leur doctrine. Nous ne croyons pas, dans un travail exclusi- vement philosophique, devoir exposer les doc- trines religieuses des manichéens, d'autant plus qu'elles sont très-confuses, et presque toujours embarrassées d'images qui laissent douter si ces révélations singulières ne c. client pas sous des allégories la pensée de leurs auteurs. Ces doc- trines ne sont pas d'ailleurs particulières aux manichéens; elles appartiennent aux sectes gnos- tiques de toutes les nuances, et témoignent, par la minière dont elles sont exposées, que ceux qui les acceptaient ne cherchaient guère à s'en rendre compte. Lorsque Manichée affirme, par exemple, que la terre profonde des ténèbres approchait par un côté de la terre sainte et resplendissante de la lumière, et que c'est par suite de la guerre qui en fut le résultat que les ténèbres, qui ne sont que la matière, reçurent de la lumière victorieuse les formes multiples que présente le spectacle du monde, évidemment il donne aux mots ténèbres et lumière un sens qu'ils ne sauraient avoir aux yeux de la science moderne, et il parle un langage qui faisait sans doute illusion à ses sectateurs, mais qu'ils ne pouvaient pas plus que nous réduire à une ac- ception précise et métaphysique. La philosophie n'a donc rien à voir au milieu de cette confusion stérile, où l'abus des images physiques remplace une précision inconnue à l'enthousiasme mysti- que des sectaires des premiers siècles. Bayle a dit avec raison {Dictionnaire, art. Manichéisme) : « 11 paraît évidemment que cette secte n'était point heureuse en hypothèses quand il s'agissait du détail. Leur première supposition était fausse, mais elle empirait encore entre leurs mains, par le peu d'adresse et d'esprit philosophique qu'ils employaient à l'expliquer. » Le reproche qu'on adresse aux manichéens, d'avoir admis deux principes égaux, est exagéré : ils ont seulement admis en face du principe tout-puissant et ordonnateur une matière éter- nelle. Tout ce qui vient d'être dit sur la doc- trine manichéenne peut se résumer dans les quatre points suivants : 1° Le principe du mal, considéré comme une essence physique, ne saurait être que la matière. 2° L'éternité de la matière, quelque spontanée que soit la force interne qu'on lui suppose, ne peut se confondre avec un principe éternel du mal, considéré comme égal en force et en puis- sance au principe du bien. 3° L'éternité de la matière n'est point une opinion propre aux manichéens; elle est de beau- coup antérieure à la naissance' de cette secte, et il n'y a guère de système philosophique dans l'antiquité qui ne l'ait admise d'une manière plus ou moins explicite ; plusieurs Pères n'y ont pas répugné. 4° Ces Pères, et Platon lui-même, dans lequel on a cru reconnaître cette dualité primitive.... n'ont jamais été pour cela accusés d'avoir admis l'existence de deux principes coéternels égaux. Les considérations que nous avons à présenter sur le manichéisme philosophique rendront plus probable encore l'opinion que nous avons émise sur le dualisme de Manès. Manichéisme philosophique. — Nous avons vu que le manichéisme religieux n'est autre chose que le manichéisme philosophique, mal compris par les adversaires de Manès qui exagérèrent ses erreurs dans un but intéressé. On peut donc dire qu'en résultat, il n'y a qu'un manichéisme, le manichéisme philosophique, intervenant dans les discussions des gnostiques, comme moyen d'expliquer et de justifier leurs doctrines. C'est donc la raison psychologique du manichéisme et des systèmes analogues qu'il importe de dé- terminer, pour savoir jusqu'à quel degré la constitution de l'esprit humain a pu laisser s'é- tablir la croyance à deux principes, l'un du bien, l'autre du mal, existant tous deux d'une manière absolue. Malgré l'érudition ingénieuse que Wolf a dé- ployée dans son ouvrage ayant pour titre Muni- chtismus anle manichœos, et in christianismo redivivus, on doit reconnaître que le dualisme, tel qu'il est attribué à Manès, n'a, dans l'anti- quité, que des antécédents très-imparfaits. L'ou- vrage même de Wolf peut servir à démontrer ce que nous avançons. Pour lui, en effet, le dua- lisme manichéen qu'il retrouve dans tous les systèmes, n'est pas autre chose que l'éternité de la matière qu'il considère également partout comme le principe du mal. Mais il n'est pas difficile de démontrer que ce n'est pas là un principe éternel, égal en puissance, absolu comme le principe du bien que toutes les écoles se sont accordées à considérer comme Dieu. Chez quel- ques philosophes (Parménide d'Élée, Empédocle, etc.), le dualisme n'est guère qu'un dualisme physique ; il consiste seulement dans l'antago- nisme des éléments divers qui constituent ce monde, et ne s'élève pas plus haut ; dans d'autres (Thaïes, Anaxagore, les stoïciens, etc.), la matière est donnée comme éternelle, il est vrai, mais elle est, sans spontanéité propre, sans une vie qui lui appartienne, et la supériorité du principe pensant et organisateur est mise hors de doute ; dans d'autres encore (Àristote et son école), la matière est considérée comme une privation, et il semble difficile, dans cette existence toute négative, de voir un principe éternel, capable de contre-balancer la puissance divine. Que sera- ce donc si nous consultons, sur l'essence de la matière, l'abstraction par laquelle Plotin la con- sidère comme l'indéterminé en soi. En ce dernier sens n'est-il pas possible de la considérer comme éternelle, sans en faire un principe égal eu puis- sance au principe suprême, sans l'envisager comme une substance ? et peut-on se croire suf- fisamment autorisé par l'identité du mot à con- fondre des opinions si diverses et à en tirer les mêmes conséquences? La philosophie n'a donc, dans aucune de ses écoles, enseigné la doctrine de deux principes contraires l'un à l'autre, également éternels et MANI — 1036 — MARC absolus. Ce manichéisme est purement imagi- naire, car il n'est pas même imputable au sec- taire dont il porte le nom, il est absolument inconnu dans l'histoire. 11 en devait être ainsi, et l'examen des faits psychologiques explique pourquoi l'homme ne saurait admettre le dua- lisme, trop légèrement reproché par les chefs de l'Église à la philosophie et aux hérétiques. L'observation de la nature, notre expérience journalière nous révèlent l'existence opposée de la douleur et du plaisir, celle du juste et de l'injuste que nous ne tardons pas à résoudre dans les notions universelles du bien et du mal; nous suivons même cet antagonisme dans des principes dont l'action réciproque constitue le monde physique. Les idées d'opposition et d'é- quilibre doivent donc être familières à nos esprits, et, acceptées dans une certaine mesure, représenter pour nous la vérité. Mais, dans l'ex- périence même que nous venons d'indiquer, nous remarquons que cet antagonisme résout toujours les actions opposées en un résultat unique, et aboutit à une harmonie dont nous constatons la réalité plus facilement que nous n'en pénétrons le mystère. Si, de l'observation des phénomènes extérieurs, nous passons aux sentiments et aux actes moraux que la conscience nous révèle, nous y retrouvons la même oppo- sition entre le bien et le mal, mais toujours avec l'idée plus ou moins explicite de la prédomi- nance actuelle ou future et définitive du bien. Ce sentiment est enveloppé dans notre conscience morale comme dans nos espérances, dans nos désirs comme dans nos regrets. Ainsi la croyance en deux principes ou forces dont l'action mu- tuelle produit l'équilibre dans la nature, nous est donnée par l'expérience même, et elle expli- que _ facilement le manichéisme restreint et généralement vrai des systèmes physiques de l'antiquité. Mais la croyance formelle ou simple- ment pressentie de l'unité du principe suprême, arrête la trop grande extension que l'esprit serait disposé à donner au dualisme fourni par l'ob- servation, et rend impossible l'adoption d'un système manichéen, complet dans toutes ses parties, tel qu'on suppose, à tort, qu'il a été professé par diverses sectes, à diverses époques. Ici donc l'histoire éclaire la réflexion, et la ré- flexion éclaire l'histoire, et il en résulte qu'on chercherait en vain, même parmi les sectes les plus décriées, un dualisme qui ne fût point sub- ordonné à l'idée d'unité, qui, claire ou confuse, est au fond de tous les esprits, comme l'unité elle-même repose à la source de toutes choses. Il n'y a donc point eu de véritable mani- chéisme philosophique, et le manichéisme reli- gieux, qui n'en est qu'une application, n'a pas été plus absolu. Telle est la conclusion que la critique doit tirer de l'examen impartial des monuments qui nous restent du manichéisme du me siècle. Quant aux manichéens qui, sous le nom de Cathares ou Albigeois, sont devenus célèbres au xn° siècle dans le midi de la France, les critiques de nos jours les distinguent en dua- listes absolus et dualistes mitigi vains reconnaissent d'ailleurs que le dualisme mitigé se rencontre dès les premiers temps de la secte. Nous sommes disposés à croire, par les raisons 3ue nous avons données précédemment, qu'il a ù prendre, dès le commencement, un plus grand développement que le dualisme absolu, et ne pas tarder à le remplacer. Nous n'oserions, lois, l'affirmer contrairement à l'opinion ..mt critique dont nous indiquons les tra- vaux à la fin de cet article; nous ferons seule- L observer que les croyances des sectes religieuses ne sont jamais aussi faciles à con- naître que les doctrines philosophiques, et que rsistance éternelle du principe du mal dans son œuvre et dans son châtiment n'est pas ab- solument manichéenne. L'Église catholique elle- même, en enseignant l'éternité des peines de l'autre vie, a créé dans l'avenir, un mal, une existence qui ne finira pas, et lui a refusé ce- pendant l'égalité de puissance avec le principe du bien. Aussi, personne, en se fondant sur ce dogme, n'a dirigé contre elle l'accusation de manichéisme; rien ne prouve à nos yeux que l'ancien manichéisme ait été beaucoup plus loin. Les documents les plus importants sur l'his- toire du manichéisme sont parmi les anciens : dans les ouvrages de saint Augustin, Epistola fundamenti contra Faustum; — Épître de Mâ- nes dans saint Épiphane, haeres. LXII ; — une réfutation, par Tite de Bostra; — Panisius, Lent, antiq., éd. Basnage, t. I, p. 50; — Fragments. Pabricius, Biblioth. grecque, t. V, p. 284 et suiv. ; — Actes de la dispute d'Archélaùs et de Manès. éd. Fabricius, t. II ; — et parmi les modernes : Bayle, art. Manichéisme; — Tillemont, Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique, 10 vol. in-4, Paris, 1693-1722; — Wolf, Manicheismus ante manichœos, et in ckrislianismo redivivus, in-8, Hambourg. 1707: — Bausobre, Histoire critique du manichéisme, 2 vol. in-4, Auist., 1734-1739; — Mosheim, Commentaria de rébus chrislianis ante Constanlinum, in-4, Helms- tsedt, 1753; — Walch, Historié der Ketzercien. 11 vol. in-8, Leipzig, 1762-1785, t. I; — Foucher, Mémoires de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, t. XXXI et autres ; — Matter, His- toire critique du gnoslicisme, 2e éd., 3 vol. in-8, Paris, 1843; — Baur, sur le Manichéisme des Ca- thares. in-8, Tubingue. 1831. — M. Schmidt, Mé- moires de l'Académie des sciences morales et politiques. Savants étrangers, t. II. H. B. MARC-AURÉLE est né à Rome le 26 avril 121 . Son père et son aïeul se nommaient l'un et l'autre Annius Vérus; sa mère, Domitia Cal- villa ou Lucilla, car on lui donne ces deux noms, était fille de Catilius Sévérus. Marc-Au- rèle ne connut pas son père, quoiqu'il dise de lui, dans le premier livre de ses Pensées : « Souvenir que m'a laissé mon père : modestie, caractère mâle. » Il fut élevé, sous les yeux de sa mère, dans la maison de son aïeul paternel. 11 ne fréquenta point les écoles publiques; on l'entoura chez lui des meilleurs maîtres. Ses historiens nous en ont laissé la liste; mais nous citerons seulement : Hérode Atticus,' à cause de sa célébrité, Fronton et Rusticus, que Marc-Au- rèle éleva plus tard l'un et l'autre au consulat, et Diogénète qui, le premier, lui enseigna le stoïcisme. L'enfance de Marc-Aurèle s'écoula, au milieu des bons exemples et des sages pré- ceptes, loin de l'affreuse corruption de la jeu- nesse romaine. Il se félicite lui-même d'avoir fait peu de progrès dans les lettres, car il par- tageait le mépris de sa secte pour l'érudition et pour l'éloquence fastueuse qu'on enseignait dans les écoles; niais il était déjà philosophe long- temps avant l'âge où l'on est un homme. Ce fut un des bonheurs de la carrière d'Adrien d'avoir su jeter les yeux sur cet enfant à la fois réfléchi et docile, plein de maturité et de candeur. 11 le fit chevalier à six ans; à huit il le fit entrer dans le collège des prêtres saliens; à quinze, il lui donna la robe virile. Le premier usage que Marc-Aurèle fit de ses droits, fut d'abandonner L'héritage de .-on pire à sa sœur Annia Corni- ficia, qui avait épousé un homme plus riche qu'elle. Nommé quelque temps a ! de Rome, il renonça à la chasse et aux exercices MARC — 1037 — MARC du corps qu'il aimait avec passion, et sut rem- plir exactement ses nouveaux devoirs sans aban- donner ses études philosophiques. Sa vie ne fut plus partagée, jusqu'à sa mort, qu'entre ces deux occupations : étudier et agir; il n'eut jamais de temps pour le repos ni pour le plaisir. Il avait embrassé les austérités de la vie stoïcienne, et ne s'en départit pas, même sur le trône ; et dans une vie qui est à elle seule un puissant ensei- gnement, il ne paraîtra pas indigne de l'histoire de rappeler que Marc-Aurèle enfant reposait sur la dure, enveloppé dans sa cape, et que sa mère n'obtint de lui qu'à grand'peine qu'il couchât sur un lit revêtu d'une simple peau. Lorsque Adrien suivait les premières années de Marc-Aurèle, et le couvrait de sa protection, il voyait en lui la plus ferme espérance de l'empire. Il l'avait fiancé à la fille de Céionius Commodus, son fils adoptif, pour lui frayer le chemin du trône. Céionius étant mort avant l'em- pereur, celui-ci choisit Antonin, à condition qu'à son tour il adopterait Marc-Aurèle. Antonin avait épousé Annia Galeria Faustina, fille d'Annius Vérus, et, par conséquent, tante de Marc-Aurèle, qui était ainsi le neveu par alliance de son père adoptif, et qui, plus tard, en devint le gendre. Antonin et Marc-Aurèle restèrent toujours étroi- tement unis, en dépit des efforts que l'on tenta pour les séparer. Antonin, parvenu à l'empire, nomma son fils adoptif césar, puis consul et questeur; il l'obligea de remplir les fonctions de cette dernière charge, d'assister aux délibé- rations du sénat, de s'initier à tous les secrets du gouvernement. Il lui donna Mœcianus pour maître de jurisprudence, et, loin de porter ob- stacle à ses études philosophiques, il fit venir de Grèce Apollonius tout exprès pour lui donner des leçons. Marc-Aurèle quitta la vie privée à regret. Rien ne fut changé en lui : il ne prit du rang suprême que les devoirs. Il est, avec Épictète, le plus partait exemple de la vertu stoïcienne, parce que l'un est resté stoïcien sur le trône et l'autre dans l'esclavage. Devenu empereur à la mort d'Antonin (le 7 mars 161), il prit pour collègue Lucius Vérus, son frère adoptif. Ce partage de l'autorité impé- riale était jusqu'alors sans exemple. Vérus, qui n'était digne d'une telle fortune que par sa dé- férence absolue pour le véritable empereur, n'eut guère que l'égalité du rang avec Marc- Aurèle, qui retint toute l'autorité. La reconnais- sance avait inspiré à Marc-Aurèle cette réso- lution d'élever avec lui à l'empire le second fils adoptif d'Antonin. Ce fut une de ses vertus de n'oublier jamais un bienfait. Le premier livre de ses Pensées, dans lequel il énumère ce qu'il doit à chacun de ses parents et de ses maîtres, n'est pas. comme on l'a dit, un monument de son orgueil, mais de sa reconnaissance. Marc-Aurèle, à son avènement, trouvait l'em- pire rempli de troubles. Au dehors, les Quades, les Germains déchiraient les frontières ; les Parthes commençaient la longue suite de leurs victoires. L'armée était amollie et ne ressemblait plus à ces vieilles légions romaines qui ne sa- vaient pas reculer. Dans le double relâchement des mœurs publiques et de la discipline mili- taire, les généraux n'étaient plus redoutables que pour leur empereur, et, sous ce règne même, le crime de Cassius le prouva. Au dedans, des jurisprudences compliquées, des magistra- tures mal d finies; point d'autre unité que la volonté du souverain. A tous les degrés de la hiérarchie, la délation, les rapines; la cruauté poussée si loin chez les patriciens qui avaient été, sous Néron, à bonne école, qu'ils commet- taient des meurtres par passe-temps, ne nihii agatur, dit Sénèque; des mœurs privées et pu- bliques dignes de Messaline, et Mcssaline elle- même ressuscitée dans les deux Faustine, belle- mère et femme de Marc-Aurèle, et dans sa fille Lucile; le souvenir d'Antinous encore vivant dans sa famille adoptive ; le suicide ravageant comme une épidémie cette société corrompue et croulante : voilà le monde qui échut à Marc- Aurèle et qu'il entreprit de gouverner sans faiblesse, sans vaine recherche de la popularité, mais aussi sans tyrannie, car, disait-il, inau- gurant son règne par ces belles paroles : « La tyrannie ne vaut pas mieux à exercer qu'à souf- frir. » A, ces causes générales de détresse, s'ajoutaient encore des malheurs particuliers : la peste, la famine, des inondations du Pô et du Tibre. La Bretagne était révoltée, la Germanie envahie par les barbares, et l'orient de l'empire, par les Partbes. Marc-Aurèle envoie des légions en Bretagne et en Germanie ; il fait désigner Lucius Vérus pour la guerre des Parthes, et reste lui-même au siège de l'empire pour com- battre l'ennemi le plus redoutable. Il accroît l'autorité du sénat, abrège les formes de la pro- cédure, fixe le taux de l'argent, interdit l'usure, une des grandes plaies de la société romaine, régularise la perception des impôts, met un terme aux perpétuelles délations qui ne lais- saient de sécurité à personne, protège le com- merce, établit des greniers publics. Ces réformes atténuaient le mal sans le détruire; mais l'em- pereur faisait ce qui était humainement possible, et lui-même disait avec mélancolie : « N'espère pas la république de Platon, qu'il te suffise de porter remède aux plus grands maux. » Cette résignation fut, pour plusieurs stoïciens, le der- nier mot de la vie pratique. C'était, en quelque sorte, la réponse des faits et de l'expérience à leur ambitieuse recherche de la perfection ab- solue. Un de ses premiers soins fut de vider les pri- sons encombrées de chrétiens, et d'ordonner aux proconsuls de cesser les persécutions. 11 paraît cependant que cet esprit d'impartialité et de justice à l'égard des chrétiens ne l'anima pas pendant tout son règne. Qu'on place le martyre de saint Justin en 165 ou 167, c'est toujours sous Marc-Aurèle. S'il n'y eut pas, sous lui, de persécutions générales, il y eut des persécutions particulières. Dacier veut tout rejeter sur les proconsuls; il est difficile de croire que les or- dres précis de l'empereur eussent été enfreints. Marc-Aurèle n'était pas superstitieux, comme on l'en a accusé, mais il était religieux selon l'es- prit de l'école stoïcienne, et considérait les chré- tiens comme coupables au moins d'obstination et d'impiété envers les dieux de l'empire. Peut- être aussi, par une faiblesse condamnable, aura- t-il cédé a la clameur publique, dans un temps d'inquiétude et de troubles. Il est du moins certain, quoi qu'on en ait dit, qu'il ne rendit pas justice aux doctrines des chrétiens; il ne les connut que superficiellement, il ne leur emprunta rien, Brucker le prétend vainement, et le stoï- cisme suffit pour expliquer tous les passages qu'on allègue. La morale de Marc-Aurèle n'est que le stoïcisme, le christianisme est bien au- dessus. Vérus s'était endormi à Antioche dans le luxe et les plaisirs. La guerre fut terminée sans lui par ses généraux. Après qu'il cul triomphé à Rome, avec Marc-Aurèle, et qu'ils curent reçu l'un et l'autre le nom de Parlniques, que Marc- Aurèle s'empressa d'échanger plus tard pour celui de Germanique, ils partent ensemble, en MARC — 1038 MARC It'J, pour une expédition dans la Germanie; et Marc-Aurèle, au départ, fait tant de sacrifices, qu'on disait qu'il ne trouverait plus de bœufs pour remercier les dieux de la victoire. Julien noua a conservé cette épigramme : « Les bœufs à Marc-Aurèle : si vous triomphez, nous péris- sons. •> Les empereurs se rendent d'abord à Aquilée, mais la peste les oblige à en partir pré- cipitamment. Vérus mourut pendant son voyage, ou de la peste, ou d'apoplexie. Dion accuse Marc-Aurèle de sa mort; Capitolinus en accuse Lucile, femme de Vérus et fille de Marc-Aurèle. La vie entière de Marc-Aurèle repousse cette accusation. Lui-même s'était donné Vérus pour collègue; il l'avait aimé, malgré ses fautes, jusqu'à lui donner sa fille; il avait couvert ses déportements de son indulgence, et réparé au- tant que possible les conséquences de son inertie. Vérus, qui a laissé dans l'histoire le souvenir d'un prince corrompu, eut du moins le mérite de sentir les services et la supériorité de son frère, et de lui obéir en tout. Marc-Aurèle donna la veuve de Vérus, digne fille de Faustine, à un homme de bien, né dans un rang obscur. La guerre de Germanie retint longtemps Marc- Aurèle après la mort de Vérus, malgré des suc- cès marqués, et un traité auquel les barbares ne voulurent pas se tenir. C'est pendant cette longue campagne qu'arriva le miracle de la lé- gion foudroyante. On sait que la grêle qui sur- vint pendant le combat, aveugla les barbares et ne toucha point la légion chrétienne. Les païens, selon l'esprit du temps, attribuèrent ce miracle à un magicien. On a prétendu que Marc- Aurèle fut ébranlé, et renouvela la protection qu'il avait autrefois promise aux chrétiens; mais la lettre qui défend d'accuser les chrétiens comme chrétiens est de 171, le miracle est de 174, et les persécutions éclatèrent à Lyon et à Vienne trois ans avant la mort de Marc-Aurèle, en 177. Ce qu'il faut admirer, dans cette campagne de Germanie, c'est moins le succès des armes de Marc-Aurèle que son énergie morale. Obligé de sévir, pour rétablir la discipline, et de sup- primer les jeux par mesure d'économie, il avait à subir l'ingratitude du peuple. Sa femme et sa fille déshonoraient sa famille ; il le savait, sans même consentir à se plaindre j la mort lui en- leva son fils, âgé de sept ans ; isolé et méconnu de toutes parts, il couvrait ses proches de son silence, se dépouillait pour réparer les finances obérées, donnait ses journées à l'administration et à la guerre, et la nuit, il se consolait en étu- diant la philosophie. Au milieu de ces travaux, la révolte d'Avidius Cassius, gouverneur de Syrie, qui avait répandu le bruit de la mort de Marc- Aurèle, et s'était fait proclamer auguste, vint le surprendre. Marc-Aurèle adresse à ses soldats une harangue où toute son âme respire ; et il marchait à grandes journées vers les provinces révoltées, quand on lui apporta la tête du re- belle. Ou sut qu'au lieu de se venger, selon la politique des empereurs, sur les enfants de Cas- sius, sur les villes, sur les légions qui avaient embrassé son parti, il pardonna tout sans ré- serve, et brûla les papiers de Cassius, « de peur de trouver des coupables. » Un autre de ses gé- néraux, Pertinax, qu'il avait condamné, et dont il reconnut l'innocence, fut fait par lui sénateur et consul; et l'on ne sait ce que l'on doit le plus admirer, du juge qui rép re ainsi une erreur, ou du prince qui répond par la clémence à l'in- gratitude et à la trahison. De la Syrie, où il s'était rendu pour étouffer la sédition^ Marc-Aurèle parcourt tout l'Orient : àSmyrne, il entend l'orateur Aristide, et quelque temps après il rebâtit la ville, ruinée par un in- cendie; à Athènes, il se fait initier, et fonde des chaires publiques; il ne fait ensuite que loucher à Rome, uù il partage le triomphe avec son fils Commode, et où il élève un temple à la Bonté. Retiré pour un temps à Lavinium, pendant qu'il y étudie encore la philosophie (car au milieu des soins de l'empire, il suivait, à soixante ans, les leçons de Sextus), il achève de réformer l'admi- nistration, supprime les sinécures, répare les routes ; en même temps, il rappelle et protège les philosophes, ce qui ne l'empêcha pas de se montrer implacable pour les sophistes. De là, il part en 178 pour la Germanie, où il remporte une victoire décisive, et meurt le 17 mars 180, à Sir- mium ou, selon d'autres, à Vienne en Autriche, après dix-neuf ans et dix jours de règne. On a prétendu que, se sentant près de mourir, il voulut, en vrai stoïcien, remporter sur la nature une dernière victoire et s'abstenir de nourriture. Une opinion plus accréditée charge Commode d'un parricide : digne commencement pour l'émule de Caligula et de Néron. Les cendres de Marc-Aurèle furent rapportées à Rome. La postérité n'a reproché à l'empereur philosophe, que Faustine, sa femme, et Commode, son fils. On peut lire, dans les Césars de Julien, l'accusation et la défense. Marc-Aurèle n'a pas ignoré les déportements de Faustine ; il a cru plus grand de les pardonner que de s'en plaindre; il a voulu donner à son père adoptif cette suprême marque de sa reconnaissance. A un ami qui lui conseillait de la répudier : «Il faudra donc, disait- il. lui rendre sa dot ?» Et sa dot, c'était l'empire. On voudrait qu'éclairé par l'exemple de Vérus, il n'eût pas remis l'empire aux mains de Commode. Un père ne pouvait pas deviner Commode; mais il en savait assez pour le déshériter, quand l'hé- ritage qu'il avait à lui laisser était le gouverne- ment du monde. Ce sont les seules taches de cette belle vie; et l'on peut, après l'avoir lue, répeter avec Montesquieu : <• On sent en soi-même un plaisir secret lorsqu'on parle de cet empereur ; on ne peut lire sa vie sans une espèce d'atten- drissement : tel est l'effet qu'elle produit qu'on a meilleure opinion de soi-même, parce qu'on a meilleure opinion des hommes. » Ce qui donne à Marc-Aurèle un rang éminent parmi les philosophes stoïciens, c'est sa vie. Lui- même en avait écrit l'histoire, cette histoire est perdue; mais il nous reste ses Pensées, un petit livre qui explique tout l'homme, et qu'à son tour l'homme explique. Il n'y a pas dans ce petit livre de doctrines métaphysiques; on sent bien en le lisant que le stoïcisme se perd de plus en plus dans les maximes pratiques : mais ce qui le distingue entre tous les livres de morale, c'est que celui qui l'a écrit n'y a pas mis une pensée qui ne fût sincère, ni une maxime qu'il n'ait pratiquée. Marc-Aurèle, comme tous les stoïciens de son temps, méprise la science métaphysique. Rien de plus obscur, dit-il, que ce que l'on essaye de dire sur le fond même et sur l'origine des choses; les stoïciens y échouent comme les autres. Chaque philosophe a son opinion; et le changement qui est dans les pensées est aussi dans leurs objets : tout ce monde, et la science qui le reflète ne sont que des Ilots changeants. Voilà bien le scep- ticisme des stoïciens romains, qui n'exceptaient que la morale. Et cependant, avec la même in- quence que Sénèque, il s'écrie ailleurs : «11 faut vivre pour se demander quelle est la nature de l'univers, quelle est la notre, quels sont leurs rapports.» 11 est vrai que pour lui l'étude de ces rapports et de cette double nature i"i purement expérimentale. Sa psychologie n'est qu'une suite d'observations tout e.vtcneuics, elle MARC 1039 — MARC n'a quelque force que dans l'analyse des passions, parce qu'il retrouve là son talent de moraliste et d'observateur. Quand il distingue dans l'homme un corps, un souffle, et le principe directeur, c'est à peine là une donnée scientifique, puis- qu'il ne la relève par aucun fait nouveau, par aucun raisonnement, par aucune détermination précise. Ce souffle, ou, si l'on veut, cette âme, est un élément tout matériel. Lui-même recherche ailleurs ce que ces âmes deviennent quand le corps les a quittées, et répond qu'elles se con- fondent par dissolution dans les airs, comme la terre absorbe les corps. Quant au principe di- recteur, c'est la raison, la liberté ; une émanation de cette force divine qui circule dans le monde entier et l'anime, émanation fugitive qui brille un instant en nous et s'absorbe aussitôt dans sa source : éternelle, si on la considère comme partie de cette force universelle d'où elle part et où elle retourne; périssable, si on l'attache à cet individu, à ce moi, qu'elle illumine et qu'elle dirige. Ainsi pour Maro-Aurèle, comme pour toute l'école, l'àme n'est qu'un corps d'une nature plus élevée. Mais cette raison qui luit dans notre âme, et, par conséquent, cette force dont notre raison émane, et qui est Dieu ou la nature, ne sont- elles pas, à ses yeux, des réalités d'une nature incorporelle? On l'a dit, et, si cela était exact, Marc-Aurèle se distinguerait ainsi de toute l'école, pour laquelle il y a identité complète entre le cor- porel et le réel. Rien n'autorise une telle hypo- thèse; on ne voit pas où Marc-Aurèle, qui dédaigne la spéculation métaphysique, aurait pris ce spiri- tualisme. La raison est pour lui ce qu'elle est pour les stoïciens ses devanciers, soit qu'on la con- sidère en elle-même, dans sa source, ou dans nos âmes : une force inséparable du monde matériel, l'animant, mais résidant en lui sans distinction de substance. Les stoïciens distin- guaient la force vivifiante ou la raison, du monde qu'elle produit, qu'elle anime et qu'elle gouverne, comme ils distinguaient avec tous les Grecs la forme de la matière, quoique la forme séparée de la matière et la matière séparée de la forme ne fussent pour eux que des conceptions logiques sans être ni réalité. Cette psychologie annonce déjà la théodicée de Marc-Aurèle, puisque la nature de notre âme est la nature même de Dieu; et c'est en ce sens qu'il a prononcé ces paroles profondes : « Plus tu t'en- fonces dans la connaissance de toi-même, et plus tu pénètres les secrets de la nature universelle.» Marc-Aurèle admet donc, sans difficulté, Dieu et la Providence; ce Dieu est bon, il a fait le monde et il le gouverne, mais en même temps il y ré- side, ou plutôt il en fait partie. C'est la force vivifiante qui organise le chaos, suivant des lois inhérentes à la nature même des éléments dont la matière se compose. Le grand tout auquel nous appartenons, et par la substance de notre être et comme parties intégrantes d'un système, est un animal complet, un et unique, qui embrasse tout, puisqu'il ne peut rien y avoir en dehors de lui, et dont tous les éléments, régis par des lois immuables, concourent à un même but. Comme il n'y a rien dans l'espace en dehors de l'étendue du monde, il n'y a rien dans le temps en dehors de sa durée. L'immutabilité de ses lois, d'où résulte sa beauté, ne souffre point d'exceptions : tout est enchaîne dans un système nécessaire; les exceptions que nous croyons apercevoir ne sont que les illusions de notre ignorance. Si nous savions creuser plus avant, derrière ces cas for- tuits nous retrouverions la loi nécessaire, la force, la nature, c'est-à-dire, dans le langage des stoï- ciens, la Providence et Dieu. Il en est de même de la laideur : telle partie du monde est laide en soi : mais elle est belle à sa place, et elle con- court par sa variété à la beauté du monde. Voilà donc, si Marc-Aurèle a une doctrine sur les prin- cipes fondamentaux de la science, quelle est sa doctrine : matérialiste, malgré la distinction bien établie de l'âme et du corps; panthéiste, malgré la prière, ^malgré le dogme de la Providence ; soutenant à la l'ois l'éternité du principe pensait et la dissolution complète, au moment de la mort, de l'individu qui pense; fataliste enfin, quoique reposant en apparence sur la liberté humaine. Au fond, peu importent à Marc-Aurèle toutes ces doctrines. Il a son dilemme comme plus tard Pascal aura le sien. Mais, pour Pasc 1 ce dilemme ne répond qu'à la maladie d'une âme, dont les passions, quelquefois, obscurcissent et étouffent l'intelligence. C'est froidement, au con- traire, et par une indifférence réelle et calculée, que Marc-Aurèle pose ces principes : « Ou tout provient d'une intelligence, et alors tout est bien; ou il n'y a que des atomes, et tout est fortuit et indifférent : pourquoi te troubler?» Et ailleurs : « Ou les dieux (quels dieux? les astres quelquefois; quelquefois, par habitude ou par respect des traditions, les dieux de la religion païenne ; quelquefois, enfin, les forces de la na- ture, rayons divers qui émanent d'un même foyer); ou les dieux peuvent quelque chose, dit- il, ou ils ne peuvent rien : s'ils ne peuvent rien, pourquoi les prier? s'ils peuvent, demande-leur de régler plutôt tes désirs que la destinée. » Le principe de la morale de Marc-Aurèle, con- séquence forcée de ces prémisses, est la sou- veraineté de la raison individuelle, c'est-à-dire de la volonté, participation immédiate de la nature dans sa concentration et dans sa force, tandis que les passions et les phénomènes exté- rieurs de la vie ne sont que des accidents indivi- duels, que nous devons combattre sous celte forme, et qui ne retrouvent leur sens que quand on peut les embrasser dans l'ensemble des formes universelles. C'est, on le voit, le principe commun à toute l'école; la règle pratique est aussi ia même : Se conformer à l'unité de la nature, par l'unité de la direction et de la volonté; se rendre indépendant du dehors, et transformer, par la discipline de ses désirs, l'obstacle en moyen de succès. Cependant, ce qui distingue Marc-Aurèle, de même qu'Ëpictète, du reste de leur école, c'est un attachement, si on peut le dire, moins fa- rouche à la doctrine stoïcienne. Ils méprisent tous deux les passions, sans les nier, et laissent voir l'homme sous le stoïcien. Marc-Aurèle, sur- tout, tire de son panthéisme équivoque le dogme de la fraternité universelle, et pour lui, ce n'est pas une conséquence stérile. Comme Antonin, dit-il, ma patrie est Rome; comme homme, ma patrie est le monde. Nous sommes tous con- citoyens, nous sommes tous frères; nous devons nous aimer, puisque nous avons la même origine et le même but.» S'aimer! Nous voilà loin de l'isolement des premiers stoïciens, qui condam- naient môme la reconnaissance, et résumaient toute la vie dans ce mot : « Abstiens-toi. » Quand Marc-Aurèle proclame l'égalité, ce n'est plus au profit de l'orgueil de chacun; c'est dans l'intérêt de tous, et pour apprendre à tous à donner et à recevoir : « Alexandre et son muletier, morts, ont même condition : ou rendus au principe gé- nérateur, ou dispersés en atomes. » Il est dans le plan de la Providence, c'est-à-dire dans l'ordre de la nature, que ces égaux et ces frères sachent s'entr'aider, que celui qui a du superflu n'en jouisse qu'en le répandant aux pauvres, que le pauvre accepte sans honte et sans empressement MARC 1040 — MARC ce qui lui manquait, et que l'un et l'autre rendent leur âme indépendante, ou de la richesse, ou de La misère. Pourquoi rougir d'accepter un secours? c'est un srjldat qui relève un blessé. Le sort, dans cette bataille que notre volonté livre aux passions, épargne les uns, frappe les autres: mais notre volonté le domine. Elle dépend d'elle seule. II ne s'agit pour être heureux, c'est-à-dire en langue stoïcienne, pour être vertueux, que de vouloir la condition même où le sort nous a mis. Marc-Aurèle, qui réhabilite, pour ainsi dire, l'amour dans l'école stoïcienne, y a du même coup réhabilité la bienfaisance. Ce n'est pas encore la charité chrétienne, mais c'est, avec la morale de Platon, ce qui y ressemble le plus. Il ne dit pas : « Abstiens-toi et supporte; » mais : « Corrige et supporte. » Ces sentiments fraternels expliquent la bien- veillance universelle de Marc-Aurèle. Dans ce monde où tout a sa place, où la volonté seule a de la valeur, la colère n'a plus de sens. Si la nature ne peut me blesser, les mauvaises passions de mes frères me blesseront-elles davantage? La clémence n'a jamais coûté à Marc-Aurèle; il disait dans une expression un peu forcée peut-être, et qui n'en prouve que mieux l'énergie de sa con- viction : « Le plus grand de tous les bonheurs : s'entendre accuser, savoir qu'on a fait le bien. » Ainsi, c'est la conscience d'avoir fait le bien qui est tout pour lui. Il faisait le bien pour le bien, et non pour la gloire. Il aurait dit comme Sé- nèque : « Il y a loin d'un calcul habile à une belle action. L'œil ne demande pas son salaire pour avoir vu, le pied pour avoir marché : fais le bien, parce que c'est ta nature, et ne demande pas de salaire ! » Il est assez difficile de dire quelle a été au fond la pensée de Marc-Aurèle sur le suicide : tantôt il le combat comme une désertion, tantôt il le préconise comme un triomphe. Il repousse le suicide, quand il n'écoute que son cœur; il l'encourage, quand il songe à la. vanité de ce monde. 11 pense comme Ëpictète; il dit comme lui : « Il y a ici de la fumée : tu n'as qu'à sortir.» Ils ont beau savoir aimer ; l'amour qui ne s'élève pas au delà du monde ne console pas une âme. Ëpictète et Marc-Aurèle subissent le sort des stoïciens, et, comme tous les autres, ils entendent malgré eux le mot de Brutus (ce dernier mot du matérialisme, cette suprême condamnation de l'école stoïcienne) : « Vertu, tu n'es qu'un nom!» Il y a une amertume profonde dans les paroles que trouve Marc-Aurèle pour peindre le néant de la vie; et on ne peut les lire, et se rappeler qui les a écrites, sans penser que ni la vivacité de l'intelligence, ni la pureté du cœur, ni de grandes actions accomplies, ni de grandes vertus exercées, ne suffisent à soutenir une âme quand elle n'a pas d'aspirations vers Dieu et l'avenir. « Il faut partir de la vie, dit Marc-Aurèle, comme l'olive mûre tombe en bénissant la terre, sa nourrice, et en rendant grâce à l'arbre qui l'a produite. Vivre trois ans, ou trois âges d'homme, qu'importe, quand l'arène est close? Et qu'im- porte, pendant qu'on la parcourt? Mourir est aussi une des actions de la vie ; la mort, comme la naissance, a sa place dans le système du monde. La mort n'est peut-être qu'un change- ment de place. 0 homme, tu as été ciloyen dans la grande cité. Va-t'en avec un cœur paisible : celui qui te congédie est sans colère. » Ainsi L'âme do Marc-Aurèle est sereine jusque sa tristesse, et. comme en dépit de sa doc- trine, Dieu revient toujours sur ses lèvres quand il parle do la mort. On voudrait se persuader qu'au fond La croyance à l'existence de Dieu subsistait en lui, malgré les nuages de l'école. Pourquoi aurait-il dit; sans cela: « Passe chacun de tes jours comme si c'était le dernier?» Les pensées de Marc-Aurèle ont été publiées pour la première fois, texte grec, avec la traduc- tion latine, par Xylandcr, in-8, Zurich, 1568, sous ce titre : M. Antonini imperatoria de se ipso. J. M. Schulz en a publié une édition in-8, à Sleswig, 1802. Les doux volumes de notes qui devaient accompagner le texte n'ont pas paru Parmi les traductions françaises, nous citerons celle de Dacier, 2 vol. in-12, Paris, 1691 ; celle de Joly, in-12 et in-8; Paris, 1770, réimprimée en 1803; et enfin celle de M. Pierron, gr. in-18, Paris, 1843. M. Angelo Mai' a publié en 1819 des Let- tres de Marc-Aurèle et de Fronton, découvertes dans la bibliothèque du Vatican, et qui depuis ont été traduites du texte latin en français par M. A. Cassan, Paris, 1830, 2 vol. in-8. On peut consulter, outre Y Eloge de Thomas : Filon, An stoica M. Aur. Antonini philosophia aliijuid clirislianoz doclrinœ debucril, Parisiis, 1840, in 8; — De Suckau, Étude sur Marc-Au- rèle, sa vie et sa doctrine, Paris, 1857, in-8; — Martha, les Moralistes sous l'empire romain, Paris, 1864, in-8. Voy. Fronton. J. S. MARCION, né à Sinope au commencement du ne siècle, fut moins un philosophe de profes- sion que de tendance. Le premier d'entre ceux qui avaient passé du polythéisme au christia- nisme, il apporta un esprit de critique absolu dans l'examen des textes et dans celui des doc- trines de l'Église. Jusqu'à lui, le gnosticisme ne brilla guère par cet esprit. 11 admettait, au con- traire, les traditions et les compositions égale- ment suspectes. La critique de Marcion lui-même se trompa singulièrement, mais elle fut sérieuse et sincère, et elle donna au gnosticisme, qui avait reçu de Basilide une direction orientale, de Valentin une direction égyptienne, l'expres- sion la plus chrétienne qu'il fût en état de pren- dre. Marcion, après avoir rompu avec le poly- théisme, sans doute en même terups que son père, qui devint évêque de Sinope, rompit aussi avec tout ce qui semblait réfléchir le judaïsme dans ses nouvelles croyances. Depuis saint Paul, une lutte assez vive était engagée, dans le sein du christianisme, entre ceux qui désiraient con- server des institutions mosaïques tout ce qui ne contrariait pas ouvertement la loi chrétienne, et ceux qui désiraient en détacher celle-ci à peu près complètement. Trente ans après la mort de saint Jean, cette séparation était la tendance du jour; et si l'on traitait encore de frères les ébio- nites et les nazaréens, qui maintenaient les tendances judaïques, déjà les pauliciens rigou- reux condamnaient même ceux qui enseignaient le chiliasme, ou l'opinion d'un règne millénaire que devait fonder le Messie. L'Église de Rome se distinguait par son esprit d'épuration, et son évêque (Anicet) se prononça, même dans la ques- tion de la célébration des fêtes de Pâques, con- tre un disciple de saint Jean (Polycarpe) et pour la non-coïncidence avec le judaïsme. Ce fut à cette époque que Marcion, exclu de la commu- nauté de Sinope pour une faute de discipline (il avait, dit-on, séduit une vierge), se rendit à Rome où étaient allés aussi Basilide et Valentin, en passant par Smyrne et Eplièse. D'abord assez heureux en Italie, il y fut bientôt excommunié encore, sans doute à cause de ses doctrines, de- venues plus hardies depuis les rapports qu'il avait eus avec Cerdon le Gnostique. Sur cette idée fondamentale, qu'il y a antithèse absolue entre le christianisme et le judaïsme, et que le second altérait le premier, il établit tout son système, et il entreprit toute une série de tra- MARC — 1041 — MARC vaux, afin de ramener la primitive pureté de la foi, suivant lui profondément viciée dans les textes de l'Évangile comme dans les théories apostoliques. En place des premiers, il adopta, d'après l'opinion de la plupart des critiques, -un évangile qui n'était qu'une révision mutilée de l'évangile de saint Luc. Mais, d'après une opi- nion plus hasardée, son évangile fut le texte primitif qui est devenu, par toutes sortes d'ad- ditions et d'altérations, l'évangile que nous avons actuellement sous le nom de saint Luc. Marcion s'arrangea ou choisit aussi un recueil d'épîtres apostoliques conforme à son système, n'acceptant que les épîtres de saint Paul, apô- ire, dont il prétendait relever et faire triompher .'autorité, mais éloignant dans ces textes tout ce qui n'était pas de son goût. C'étaient autant d'altérations, suivant lui. Quoique les théories de Marcion allassent au delà de ces textes, il ne paraît avoir eu recours, pour les justifier, ni à l'inspiration immédiate ni à la tradition secrète comme d'autres gnostiques. Son système, celui de toutes les doctrines gnostiques qui se rappro- che davantage de l'orthodoxie chrétienne, s'en éloigne encore singulièrement. Il admet ces trois puissances, qui se réduisent au fond à deux principes, et qu'il ne faut pas comparer à la Trinité chrétienne, dont il va être question tout à l'heure : le Dieu suprême, qui s'est révélé dans le christianisme; le Créateur du monde, qui s'est révélé dans le judaïsme; et la mat ière ou plutôt Vesprit dominateur de la matière, qui s'est révélé dans le paganisme. La première de ces puissances est parfaite ; la seconde, impar- faite; la troisième, mauvaise. C'est parce qu'elle est vicieuse, que le Dieu suprême n'a pas pu se mettre en rapport avec elle, la former, en créer le monde. Cela explique la deuxième puissance, celle du démiurge, qui a fait de la matière ce qu'il a pu, étant imparfait lui-même, n'étant pas le Dieu bon, n'étant que le Dieu juste. Entre le bon et le juste, Marcion admet une antithèse complète, et, renchérissant sur Basilide, qui avait fait de la justice une émanation divine, il fit du Dieu juste le créateur du monde sensible. Dans ce monde, qui réfléchit son image, le dé- miurge établit l'homme, qui devait le réfléchir à son tour. Mais un seul peuple, celui des Juifs, reçut sa loi et ses prophètes ; les autres suivi- rent le génie de la matière. L'antithèse entre le Dieu suprême et le démiurge était-elle réelle- ment dans ce système, et Marcion, qui ensei- gnait trois puissances, admettait-il trois princi- pes éternels '? Le gnosticisme n'en reconnaissait que deux, ainsi que Philon, l'Egypte, l'Orient. Marcion n'a pas dû déroger à cet accord; son démiurge se rattachait au Dieu suprême , il était à celui-ci ce que Satan était à la matière, et il faut peut-être, comme l'insinuait Théodoret, ad- mettre que Marcion enseignait au fond deux principes distingués en quatre puissances. La preuve que Marcion mettait le Dieu juste en rapport intime avec le Dieu bon, malgré l'anti- thèse qu'il proclamait entre eux, c'est qu'il ap- pelait celui-là un avorton de celui-ci. Cette dé- signation parut encore au principal disciple de Marcion, Apelle, une antithèse trop profonde; et, pour corriger ce défaut du système, il pro- clama le démiurge un ange de Dieu, ce qui ne laissa plus de doute sur le nombre des principes. — La cosmologie et l'anthropologie de Marcion se liaient étroitement à ce dualisme. D'autres gnostiques enseignaient que le démiurge n'était que le créateur du corps et de la vie qui l'a- nime, mais que l'âme rationnelle, le principe spirituel (nveûpa) venait du Dieu suprême, ap- pelé au secours du démiurge lors de la création, D1CT. PHILOS. quand cet ouvrier s'effraya lui-même de l'im- perfection de l'homme sorti de ses mains. Selon Marcion, au contraire, l'àme de l'homme fut do la propre essence du démiurge, et bientôt, s. imparfaite qu'elle fût, elle s'altéra encore par la substance du fruit défendu que l'homme cueilli. sur les conseils de Satan. De cette chute, d'au- tant plus désastreuse que la nature humaine était déjà plus imparfaite, Marcion n'acceptait ni l'homme ni le mauvais génie, mais le dé- miurge, qui n'avait pas arme sa créature con- tre la séduction, et qui souffrit lui-même de son imprévoyance. D'abord il vit la majorité des na- tions passer sous l'empire du séducteur. Puis il ne parvint pas même à élever l'unique peuple qui reçut sa loi au gouvernement universel que projetait pour lui son amour-propre. Enfin le Dieu suprême, dont il avait laissé ignorer à l'homme jusqu'à l'existence, fit échouer ses des- seins ambitieux, en produisant, sous le nom et les caractères du Messie qu'il avait promis aux Juifs, le Messie chrétien, qui révéla aux hommes le Dieu bon, leur apprit que le démiurge n'était que le Dieu juste, et, les rattachant à l'Être parfait, ruina le gouvernement du créateur im- parfait. Marcion composa des antithèses pour montrer que le nouvel ordre de choses était, non pas une réforme, mais le renversement et le contre-pied de l'ancien ; que tout était oppo- sition entre les deux religions et les deux lois morales, comme entre les deux dieux. D'après les anciens gnostiques, la puissance qui fonda la nouvelle ère, l'Ëon Chrislos, s'était unie antérieurement sans qu'il y eût unité de substance ou de personne, à l'homme Jésus ; d'après d'au- tres encore, le Jésus psychique avait été préparé pour cette union, dès l'origine, par un germe pneumatique communiqué à son âme. Marcion. qui rejeta l'idée chrétienne de l'incarnation divine et le dogme de la trinité, dont elle est la base, rejeta aussi toute idée d'union entre l'Éon Christos et la nature humaine. Suivant Marcion, cet Éon, loin de passer par le corps d'une femme, prit immédiatement l'ap- parence d'un homme, et accomplit, sous le nom de Jésus, cette mission d'affranchissement pour laquelle une mort réelle sur la croix et une ré- surrection réelle d'un corps enseveli eussent été des faits sans importance. Ce qui avait plus d'im- portance aux yeux du génie sauveur, c'était d'aller dans les régions ou gémissaient les peu- ples séduits par le génie du mal et persécutés par le démiurge, et de les délivrer du joug de ce dernier. C'est là ce que fit l'Éon Christos. Toutes les âmes qui s'élèvent, en le suivant, au Dieu suprême, deviennent semblables aux anges de ce dernier, prennent part à ses félicités en s'associant à sa pureté par celle de leur vie sanc- tifiée, revêtent enfin un corps aérien en place de celui qui appartient à la matière et qui doit périr, et sont appelées ainsi à une destinée plus belle que ne projetait pour elles leur créateur. Faire à l'homme une destinée plus haute que celle qui lui est assignée par son créateur, c'est là une singulière inconséquence. Marcion Ta commise en retranchant du gnosticisme anté- rieur quelques idées fondamentales. Quand d'au- tres gnostiques enseignaient que l'âme immor- telle, le principe pneumatique, venait du Dieu suprême, il était tout simple qu'elle s'élevât, pour y retourner, au-dessus de l'empire du dé- miurge. Marcion, dominé par sa théorie d'une antithèse absolue entre les deux dieux, ne vou- lait pas de concours de la part du premier dans l'œuvre du second. Mais il était étrange qu'il crût la pure œuvre du second assez parfaite pour arriver dans la région du premier : com- 6G MARC — 1042 — MA1Œ ment l'imparfait démiurge pouvait-il créer des êtres capables d'assez de perfection pour devenir des anges supérieurs à leur créateur? Cela s'explique dans d'autres systèmes qui le font agir au nom du Dieu suprême, et lui l'ont exé- cuter dans ses œuvres des desseins supérieurs aux siens; cela ne s'explique pas dans le sys- tème tronqué de Marcion. Qu'il soit tronqué, cela se voit dans une aspiration qu'il prête à son démiurge, celle de vaincre le mal avec le secours de son peuple ; aspiration dans laquelle il suit évidemment une idée supérieure, mais dans laquelle il succombe, le mal étant trop puissant, et se trouvant jusque dans le corps de l'homme. Marcion, qui a rejeté avec hardiesse des chaînons essentiels dans la série des théories gnostiques, comble les lacunes avec confiance au moyen de l'ascétisme. C'est par l'ascétisme que l'homme s'élève au-dessus du monde maté- riel et fini, qui ne peut lui suffire. Marcion est hors d'état d'expliquer autrement que par l'en- seignement de l'Éon Christos, l'origine de cette aspiration au monde supérieur, que ses prédé- cesseurs expliquaient par l'intervention du Dieu suprême dans la création de l'homme. L'homme s'élève au-dessus du monde matériel, et finit dans le monde intellectuel, qui est infini comme Dieu. Aussi l'ascétisme de Marcion fut-il plus rigoureux que celui des autres gnostiques. 11 interdit le mariage d'une manière absolue; nul néophyte ne fut admis à moins de prendre l'en- gagement de renoncer à toute union charnelle. Cette austérité du docteur de Sinope, nourrie par ses prédilections pour le stoïcisme, accrut le nombre de ses partisans au point d'effrayer l'Église, si nous en croyons Tertullien, dont le langage est d'ailleurs empreint d'une exagération singulière. Ce qui est certain, c'est que les mar- cionites, qui de tous les gnostiques se rappro- chaient le plus du christianisme, étaient aussi ceux qui imitaient, le mieux l'organisation, la discipline et les cérémonies de l'Église. Tou- tefois, leur influence spéculative fut plus grande que leur importance numérique. Un système qui proclamait des principes aussi exclusifs, séparait le gouvernement de la Providence et les trois principales doctrines de l'humanité d'une manière aussi absolue, et appliquait aux codes sacrés une critique aussi sévère, dut pro- duire une vive commotion dans les esprits. Il eut du moins de nombreux adversaires. Barde- sane le Gnostique le combattit comme Justin le martyr. Il fut réfuté avec colère par Tertullien et saint Irénée, avec chaleur par Clément d'A- lexandrie, Origène, saint Épiphane, Théodoret, saint Ephrem. Les divisions des marcionites at- testent aussi le mouvement issu des leçons de leur chef. Apelle paraît avoir apporté à la cos- mologie et à la christologie de son maître des modifications profondes, plus acceptables pour le gnosticisme alexandrin. De ces modifications se rapproche une composition anonyme très- importante pour l'histoire philosophique des pre- miers siècles, les Clémentines, ou les homélies ; de saint Clément, qui sont de prétendus dialogues entre saint Pierre et Simon le Magi- cien. Cette œuvre, dirigée contre certaines doc- trines du système rigoureux et absolu de Mar- cion, paraît être émanée d'un marcionite mitigé, d'un marcionite alexandrin; du moins, les idées déposées dans cet écrit n'ont mûri qu'à la suite de celles de Marcion. Les fameuses Récognitions, dites de saint Clément, ne sont peut-être qu'une rédaction antérieure des Clémentines (Ililgen- feld, les Récognitions et les Homélies de saint ni. p. 22, Iéna, 1848). Le système des marcionites a peu survécu aux partis qui le pro- fessaient et qu'ont anéantis les lois de l'Empire. Consultez Néander, Histoire ecclésiast., 2' par- tie, t. II, p. 681; — Esnig, évoque arménien du vc siècle, Système religieux de Marcion, traduit par Neumann; — J. Matter, Histoire critique du Gnosticisme, Paris, 1828, 3 vol. in-8. voy. Gnosticisme. J. M. MARÉCHAL 'Pierre-Sylvain), un des derniers partisans du matérialisme; tel que Diderot et d'Holbach l'avaient compris, appartient à l'his- toire de la philosophie par deux côtés : il a cher- ché, avec la plupart des philosophes français du xviii' siècle, à populariser une métaphysique ir- réligieuse; puis à fonder une morale indépen- dante des idées de Dieu et d'une vie à venir. Un caractère particulier le distingue encore des autres prédicateurs d'athéisme, ses contempo- rains : c'est qu'il avait coutume de répandre ses tristes principes sous forme de poèmes. Le sur- nom de Lucrèce français fut le but de son am- bition. Né à Paris le 15 août 1750, Maréchal fut d'a- bord avocat au Parlement. Une extrême diffi- culté de parler le jeta dans la profession d'écri- vain. Les succès de son début dans la poésie légère, et particulièrement dans le genre pas- toral, l'engagèrent à prendre le nom de Berger Sylvain que l'on rencontre à la tête de plusieurs de ses ouvrages. Devenu sous-bibliothécaire au collège Mazarin, il se livra à son goût pour les recherches littéraires et historiques. Doué d'une mémoire très-puissante, il acquit bientôt une érudition variée, mais plus étendue que pro- fonde et plus agréable que solide. De plus en plus initié et attaché à la philosophie du temps, il voulut changer de modèle, et quitta Virgile pour Lucrèce, se proposant de peindre la nature, non pas en auteur bucolique, mais en philosophe et en moraliste. Dans ce dessein, il publia, dès 1779, son Pibrac moderne; en 1781, ses Frag- ments d'un poème moral sur Dieu. Le Pibrac moderne, ou le Livre de tous les âges, est une imitation des fameux Quatrains du président de Pibrac. 11 se compose de cent quatrains, dont chacun est accompagné d'un commentaire en prose. Au fond, ces quatrains sont des lieux communs rimes, où la pensée n'est pas moins vulgaire que la forme. On y trouve l'éloge de la vertu, de la bienfaisance, de la modestie, etc. Maréchal n'ose pas encore se prononcer ouvertement pour les tristes doctrines qu'il embrassa plus tard ; il se montre seulement sceptique. Les Fragments d'un poè'me moral sur Dieu, publiés deux ans plus tard, marquent un notable progrès en athéisme, comme Maréchal s'exprime lui-même avec satisfaction. Lucrèce y est fidè- lement suivi, bien que le copiste ne l'égale ni en vigueur, ni en grâce. En tête du livre est placé le résumé de la théologie qui est commune aux deux poètes : L'homme dit : Faisons Dieu, qu'il soit à notre Dieu fut, et l'ouvrier adora son ouvrage, [image; Le Dieu de Maréchal, c'est l'univers, c'est la nature, c'est tout ce qui tombe sous les sens et la conscience. De là, une admiration enthou- siaste pour le vertueux Spinoza, mais une ad- miration que le philosophe hollandais eût désa- vouée et dédaignée, tant son panthéisme est devenu frivole et superficiel entre les mains de son prétendu disciple. Comme ce recueil de vers n'excita guère la curiosité publique, Maréchal s'avisa, trois ans après, d'imiter le style des prophètes, le lan- gage symbolique et figuré de l'Ancien Testa- ment dans une grossière parodie intitulée Livre MARE — 1043 MARE échappé au déluge. Mais ce nouvel essai fut plus malheureux encore, puisqu'il fit perdre à l'auteur sa place de bibliothécaire. Plein de courage et de persévérance. Maréchal imagina alors de composer un Almanach des honnêtes gens, c'est-à-dire un calendrier où les noms des saints se trouvaient remplacés par les person- nages les plus illustres ou les plus fameux des temps anciens et modernes. Bien que cette ten- tative ne lut pas neuve, elle eut des résulats aussi fâcheux que la précédente. V Almanach fut brûlé, par ordre du Parlement, par la main du bourreau, et l'inventeur détenu à Saint-Lazare pendant quatre mois. 11 venait d'être élargi, quand la révolution éclata. Depuis quelque temps lié avec Chaumette, Maréchal embrassa avec ferveur les principes qui dominèrent la Conven- tion. Il s'exalta moins pour le culte de YÉtre suprême, quoiqu'il composât une hymne pour la fameuse fête ordonnée par Robespierre : c'est le culte de la déesse Raison qu'il désirait établir, et en l'honneur duquel il inonda les clubs, les théâtres et les salons de discours, de drames, de poésies fugitives et d'autres œuvres de sa féconde imagination. Ce qui l'honora toutefois, au milieu même de la terreur, c'est qu'il mon- tra, non-seulement une noble tolérance pour les opinions de ses adversaires, mais un zèle géné- reux à servir, à sauver leurs personnes. Plusieurs soutiens du régime déchu, royalistes, prêtres, modérés des premières assemblées nationales, lui durent la vie. Peu à peu cette fièvre de tra- vail et de fanatisme irréligieux affaiblit ses for- ces et ses organes. Il n'en persista pas moins dans sa carrière d'athée, et continua ses publi- cations en 1797 par le Code d'une société d'hom- mes sans Dieu; en 1798, par le Culte et la loi des hommes sans Dieu; puis par les Pensées libres sur lesprêtres de tous les temps et de tous les pays ; en 1799, par le Dictionnaire des athées. Dans ce Dictionnaire, entrepris à l'instigation et avec le concours de l'astronome Lalande, son intime ami, , Maréchal rassemble, avec une ar- deur industrieuse et vraiment comique, les noms des philosophes et des théologiens de tous les siècles, et même de la plupart des grands hommes les plus distingués par leur piété. Saint Justin et saint Augustin sont cités en qualité d'athées, ainsi que Pascal et Bossuet, Bellar- min et Leibniz. Ce procédé n'avait pas même l'excuse d'être original. Au xvna siècle, on avait vu les Pères Garasse, Hardouin, Mersenne et autres savants dresser des listes d'athées, soit déclarés, soit déguisés, où figuraient tous leurs antagonistes, ici les jansénistes, là les jésuites, ailleurs les novateurs qui avaient critiqué l'É- glise ou l'École. Au commencement du xvme siè- cle aussi, un théologien protestant, le docteur Reimann, avait rédigé un catalogue d'athées rempli de noms catholiques. Le Dictionnaire de Maréchal laisse loin derrière lui les travaux de ses prédécesseurs : il accumule tous les gen- res de célébrités, païens ou chrétiens, philo- sophes et gens du monde. Le gouvernement d'abord, malgré son. indifférence en matière de religion, entrava la circulation de ce livre, et défendit aux journaux d'en rendre compte. Il ne put cependant empêcher Lalande d'y ajouter un ample supplément, où le nom de Bonaparte précède celui de Kant. Dans les dernières années de sa vie, retiré à Montrouge, Maréchal ne publia qu'un écrit assez plaisant intitulé Projet de loi portant défense aux femmes d'apprendre à lire. Il mourut le 18 janvier 1803, âgé de cinquante-trois ans. La veille^ de sa mort, il avait encore dicté de jolis vers à sa femme, et philosophé à sa manière avec l'ami qui lui ferma les yeux, et qui, depuis, fit tant d'efforts pour répandre ses écrits, La- lande. Maréchal a beaucoup écrit. Ce qu'on appelle à tort ses Œuvres complètes ne l'orme pas le quart de ses productions. Tout ce qui est sorti de sa plume facile est empreint des mêmes qua- lités et des mêmes défauts: de l'esprit, de l'ima- gination, plus de verve que de goût, une diction élégante, mais sans nerf ni couleur, une éru- dition curieuse et flexible, mais surtout un man- que singulier de bon sens. Aux ouvrages que nous avons déjà cités, nous ajouterons encore le Pour et contre la Bible, qui devait combattre le succès prodigieux qu'obtint, en paraissant, YAtala de M. de Chateaubriand; les Voyages de Pythagore (6 vol. in-8, Paris, 1799), tableau topographique et historique de tout le vie siècle avant l'ère commune, conçu sur le plan du Voyage d'Anacharsis, mais très-inférieur, pour le talent et la science, à l'œuvre de l'abbé Bar- thélémy; enfin, le Traité sur la vertu, recueil agréable de passages extraits de moralistes de tous les âges, commentés, loués ou blâmés avec une vivacité piquante. Le mot de vertu joue, dans les œuvres et les pensées de Maréchal, un rôle aussi important que le terme d'athée. La tâche ingrate que Ma- réchal s'était proposée comme philosophe, ce fut précisément de prouver que l'homme peut être vertueux sans croire en Dieu. N'est point véritablement vertueux, à l'entendre, quiconque pour être bon a besoin d'admettre l'existence d'un législateur moral, juge et rémunérateur des consciences. D'un autre côté, qui répugne à vivre moralement n'est pas digne du privilège de se passer de Dieu. L'homme vertueux, seul, a le droit d'être athée. Aux yeux du sage, le théisme est une absurdité, le déisme est une hypothèse insoutenable. Af- franchir l'espèce humaine du poids de cette croyance surannée, c'est en même temps affer- mir le pouvoir libre de la raison et l'heureux progrès des mœurs. Voilà ce que Maréchal ré- pète sur tous les tons, mais ce qu'il ne démontre en aucune manière. Il ne suffit pas, en effet, de dire et de redire, avec saint Jean : « Aimez- vous ! Aimons-nous ! » 11 faut faire voir qu'il est donné à l'homme d'inspirer l'amour du bien en même temps que le mépris de la religion na- turelle et révélée ; qu'il lui est donné de faire adopter et exécuter une loi dénuée de sanction. Maréchal nous montre, par sa propre expé- rience, ce que devient la morale dépourvue de toute sanction et fondée sur l'athéisme. Nous avons déjà dit qu'il adopta les opinions les plus exaltées de la Convention, celles que Robespierre lui-même proscrivit dans la personne de Chau- mette. Il ne s'en tint pas là. Après la dissolution de la Convention et sous le gouvernement du Directoire, il entra dans la conspiration de Ba- beuf, dont le but était de fonder en France, par la violence et par la terreur, le règne du com- munisme. Parmi les papiers qui ont été laissés dans la maison de Babeuf et publiés par les soins de la justice (3 vol. in-8, Paris, an V), on trouve plusieurs pièces rédigées par Maréchal, entre autres le Manifeste des égaux. On n'a jamais écrit de pages plus insensées. On y de- mande qu'il n'y ait plus d'autres différences parmi les hommes que celles de l'âge et du sexe, et que la même portion cl la même qualité d'aliments suffisent à chacun d'eux. M. Damiron a consacré un mémoire à Maréchal dans le tome XXXIX du Compte rendu des séances de l'Académie des se. mor. et politiques. C. Bs. MARI — 1044 — MAKI MARIANA mérite un souvenir dans l'histoire de la philosophie, tant par l'influence qu'il a exercée sur les écrivains politiques, que par les réflexions auxquelles lui-même s'est livré sur la nature de l'homme et de la société. Né à Talavera, dans le diocèse de Tolède, en 1537, mort en 1624, le jésuite Jean Mariana honora son ordre par un esprit vif et des con- naissances étendues, par un enseignement théo- logique distingué à Rome, en Sicile, à Paris et à Tolède, mais surtout par ses travaux sur l'his- toire d'Espagne. L'ouvrage où il a déposé ses principes de philosophie est très-fameux; c'est celui qui a pour titre : De rege et régis insti- t Uione libri très. C'est là que Mariana discute la question tant agitée au xvie siècle entre les philosophes et les théologiens, les publicistes et les historiens, la question de savoir s'il est permis de destituer un monarque et même de le tuer. Mariana penche pour l'affirmative, dans le cas où le prince renverse la religion, les mœurs et les lois publiques, lorsqu'il blesse le sentiment national après en avoir méprisé les légitimes remontrances. Cet ouvrage, qui se répandit en Europe vers l'époque de l'assassinat de Henri IV, provoqua une vive polémique dans divers camps, une po- lémique qui rappelait la guerre suscitée par le Prince de Machiavel. Bornons-nous à retracer les principes sur lesquels Mariana prétend éta- blir son Education d'un roi. L'imperfection de l'homme, ses nombreux be- soins, son absolue dépendance, sont la source de ses qualités, les fondements de la vie commune et de l'indépendance morale, de la religion et de la politique. Rien n'est plus beau que l'affec- tion mutuelle des hommes ; rien n'est plus sacré que ce qui sert à l'inspirer et à l'enchaîner, la réunion en société. C'est en vue de cette réunion que Dieu nous a donné le langage, et, avec le langage, l'instinct de nous en servir pour com- muniquer nos pensées et nous rapprocher de nos semblables. L'homme doit aider l'homme; tous doivent faire une alliance offensive et défensive contre tout ce qui n'est pas humain ; et pour que cette alliance soit assurée, ils doivent choi- sir des chefs, c'est-à-dire des hommes éprouvés pour leur force et leur amour de la justice, ca- pables de protéger les faibles, de contenir les méchants, de maintenir chacun dans les limites du droit commun et sous l'empire de la même loi. Ainsi, c'est le besoin, la nécessité de notre nature, qui est le principe de la société, de la législation et du gouvernement. Voilà quant aux devoirs des sujets. Quels sent ceux du souverain? Celui qui, par sa probité ou sa sagesse, est devenu le guide et le maître des autres, ne peut, à lui seul, suffire à une tâche si difficile. 11 a besoin, d'abord, du soutien et du frein des lois. La loi, c'est la raison calme et droite, une émanation de l'Esprit divin ; elle est la plus puissante sauvegarde de la royaulé, comme de la nation. Elle s'applique et s'exécute le mieux dans une monarchie, et confirme dans l'idée que la monarchie est la forme la meilleure d'un gouvernement humain. En effet, le monde entier est une vaste monarchie. L'univers n'a qu'un seul dominateur; notre corps n'a qu'un principe de vie; le concert le plus merveilleux n'est que le développement d'un seul ton. Au surplus, là où régnent plusieurs hommes, le con- flit de leurs intérêts particuliers trouble aisé- ment la marche des affaires communes. Concen- trée dans une main unique, la puissance su- prême est plus directe, plus constante, plus fixe, plus certaine. L'hérédité dans une famille choisie garantit le repos et la paix de l'État : de sorte que le bien commun est là où se trouve l'unité et l'uniformité. Toutefois, un roi, digne de ce titre, doit s'éclairer sans relâche en s'entourant des lumières des meilleurs citoyens, et en se pré- servant, par leurs conseils, des passions, de l'ignorance, des préjugés. S'il se livre aveuglé- ment à d'égoïstes inspirations, s'il devient arbi- traire, despote, il perd les droits que la nation avait conférés, soit à lui, soit à ses ancêtres. Un roi qui est devenu l'ennemi du peuple cesse d'être le dépositaire du pouvoir suprême. La nation ne doit plus obéissance à qui s'est affran- chi des lois; elle est autorisée à se défaire d'un tyran : un tyran n'est plus un homme, c'est une bête féroce. Nous ne nous arrêterons pas à discuter cette doctrine si souvent controversée et si facile à redresser; mais nous nous contenterons de citer, comme énergiques et parfois éloquents, les deux portraits que Mariana met en regard l'un de l'au- tre, celui du bon prince qu'il admire, et celui du despote qu'il accable des plus violentes im- précations. Son livre a été utile, malgré ses erreurs, parce qu'il a fait penser. L'ouvrage de Mariana, qui fait le sujet de cet article, a eu plusieurs éditions; mais la plus recherchée est l'édition originale, in-4, Tolède, 1599. C. Bs. MARINUS, philosophe néo-platonicien, né à Flavia Néapolis, en Palestine, disciple, puis suc- cesseur de Proclus dans l'école d'Athènes, vécut à la fin du ve siècle et au commencement du vi" avant notre ère. 11 avait composé : 1° une com- pilation intitulée Recherches des philosophes, dont il ne nous est parvenu que le titre; 2" un commentaire sur le Philèbe de Platon, qu'il brûla lui-même après la mort de Proclus, un de leurs amis lui ayant franchement déclaré que le commentaire de ce dernier sur le Philèbe était bien suffisant ; 3° un commentaire sur le Par- ménide, qui faillit avoir le même sort, et qui, du reste, ne nous est pas parvenu ; 4° un recueil de morceaux choisis dans les commentaires de Syrianus sur les chants orphiques, ouvrage qui s'est également perdu ; 5" enfin une Vie de son maître Proclus, que nous lisons encore aujour- d'hui. On peut croire qu'il ne manque rien à cette liste des livres de Marinus, car un auteur contemporain, dont Photius nous a conservé le témoignage, atteste que ce philosophe écrivit peu. La Vie de Proclus, intitulée Proclus, ou du Bonheur, est un monument curieux à beaucoup d'égards : outre les détails authentiques qu'il nous a conservés sur la personne du célèbre penseur, la forme même du récit y offre un in- térêt particulier. De tout temps, les Grecs ont aimé ces biographies louangeuses où, comme dans une peinture, dans une œuvre de statuaire, l'idéal a une large part, où la figure d'un per- sonnage célèbre est présentée à l'admiration des hommes comme un type d'héroïsme et de vertu. C'est ainsi que Xénoplioii peignait Agésilas, c'est ainsi qu'il faisait de Cyrus le héros d'un véritable roman d'cducalion. La même forme se retrouve, avec le même titre, dans un ouvrage de Nicolas de Damas, sur l'empereur Auguste (llspi àyiDyr,!; Kai<7ocpGE AûyovijTO'j) ; et un siècle plus tard, le rhéteur Dion Chrysostome, voulant louer Trajan, commençait par tracer l'idéal d'an grand prince, pour en montrer ensuite la parfaite réalisation dans l'empereur son ami. Telle est aussi la mé- thode de Jamblique dans sa Vie de Pylhagora, celle de Marinus dans sa biographie de Proclus. Après un préambule où la modestie revêt une forme assez ingénieuse, il analyse, définit et classe toutes les vertus dont l'assemblage for- mait, selon les alexandrins, la perfection du MARS 1045 — MART vrai philosophe, depuis les qualités du corps Jusqu'à la théurgie, ou puissance d'imiter Dieu par des miracles ; puis il montre comment son maître a parcouru tous ces degrés par où l'homme s'élève de la terre jusqu'au ciel, et il nous offre sa vie en modèle, comme un idéal du bonheur produit par la vertu. D'ailleurs^ aucun jugement sur les doctrines particulières a Proclus, aucune exposition de ces doctrines, pas même une liste de ses ouvrages. Outre l'imitation des auteurs païens que nous avons rappelés plus haut, on peut bien soupçonner chez Marinus l'intention de contrefaire certaines légendes chrétiennes, en racontant avec tant de complaisance les pré- dictions, les songes, les miracles dont est semée la vie de Proclus: il faut avouer du moins que nulle part cette intention ne se montre par une .seule mention des chrétiens, qu'il y a même dans le ton du biographe une sorte de réserve et de gravité pieuse bien différente du jargon empha- tique qui caractérise le roman de Philostrate sur Apollonius de Tyane. Marinus semble ne vouloir pas même avouer qu'il y ait au monde une religion chrétienne. Ses dieux et les dieux de Proclus sont toujours Apollon, Minerve, Escu- lape. etc., les dieux de l'ancienne Grèce; l'absti- nence de Proclus, ses combats contre les plaisirs, son mépris de la chair, tout cela est du pur py- thagoréisme et n'a pas le moindre rapport avec l'Évangile. On dirait que jamais la philosophie ne s'est heurtée contre la religion nouvelle, ou que, toute lutte ayant cessé, une société de païens fidèles garde sa foi sereine et ferme dans les écoles d'Athènes et d'Alexandre, auprès de ces temples où se célébraient encore les vieux mystères, sous l'inspiration d'Orphée commentée par des hiérophantes tels que Syrianus et Proclus. C'est là un trait fort original du petit ouvrage de Marinus, et nous croyons d'autant plus devoir le signaler ici, qu'il paraît avoir échappé aux historiens. — Publiée dès le xvie siècle, mais d'après un manuscrit incomplet, la biographie de Marinus n'a été complétée que par Fabricius, dans une édition spéciale donnée à Hambourg en 1700. Le texte en a été revu et considérable- ment amélioré, d'après d'aulres manuscrits, par M. Boissonade, dont l'édition (1814) offre, avec un bon résumé de tout ce que les précédentes contenaient d'utile, d'excellentes notes de l'hel- léniste français. Consulter sur Marinus, outre les Prolégomènes de Fabricius, réimprimés par M. Boissonade, la Bibliothèque grecque, t. IX, p. 370, édit. d'Harles. E. E. MARSILE d'Inghen (Marsilius ab Inghen, Ingenuus), né, suivant Vaière André, au bourg d'Inghen, dans le duché de Gueldres, passe pour avoir été l'un des auditeurs de Guillaume Oc- kam ; mais cette opinion nous semble mal fon- dée. Si l'on ignore la date de sa naissance, on sait qu'il mourut le 20 août de l'année 1394. A ce compte, il devait être bien jeune quand le prince des nominalistes s'en allait en exil, fuyant les ressentiments implacables de la cour d'A- vignon. Marsile appartenait au clergé séculier, et n'a jamais été chartreux, comme Bosio le sup- pose (de Signis Ecclesiœ, lib. XXII, ch. v) ; il lut chanoine et trésorier de l'église de Cologne; et quand Rupert, duc de Bavière et comte pa- latin du Rhin, entreprit de fonder le collège d'Heidelberg, ce fut Marsile qu'il choisit pour premier instituteur de ce collège. Trithème lui attribue des gloses sur Aristote, une Dialectique et des Questions sur les sentences. Nous ne con- naissons que le dernier de ces ouvrages : Com- mentarii in libros sententiarum, in-fol., la Haye, 1497. 11 était du parti des nominalistes modères. B. H. MARTA (Jacques-Antoine), né à Naples. doc- teur en l'un et en l'autre droit, titre auquel il' ajou- tait avec orgueil celui de philosophe, fut un des adversaires les plus véhéments de l'école cosentine. Son premier ouvrage est un opuscule sur l'immortalité de 'l'âme, dans lequel il sou- tient contre Alexandre d'Aphrodise, Cajetan, Pom- ponace et Simon Portius, que, suivant Aristote. l'àme est immortelle : Opuscula excellc?it. Sim. Portii Neapol., cum Jacobi Antonii Mario: Apologia, de Irnmortalitate animee, in-fol., Na- ples, 1578. A la suite de cette Apologie se trouve un opuscule de Marta, dont le titre in- dique assez l'objet : Digressio utrum intellectus sit unus, vel multiplicatus, contra Averrhoem. En psychologie, les opinions de Marta sont, pour la plupart, celles de saint Thomas : c'est un esprit plus résolu qu'original. On a encore de lui : Pugnaculum Aristotelis adversus prin- cipia Bernardini Telesii, in-4, Rome, 1587. Il s'agit ici plutôt de la physique que de la méta- physique cosentine. Telesio disait que les prin- cipes des choses sont la chaleur et le froid ; Marta prétend que la chaleur et le froid ne sont pas des principes, mais des formes opérantes, des qualités inhérentes aux sujets déterminés. Il est ensuite question du ciel, des éléments du composé, de la composition, du principe effectif, de la chaleur, du mouvement ; et l'auteur, re- prenant l'une après l'autre toutes les thèses de la Physique d'Aristote, les interprète dans le sens thomiste ou péripatéticien. Une lettre d'An- tonio Caro, qui se lit à la fin du Pugnaculum. nous fait connaître que Marta avait professé la jurisprudence à Naples et à Bénévent. B. H. MARTIN (Corneille) nous est signalé par Ten- nemann comme un des adversaires principaux de Ramus. Né à Anvers, il professa la philoso- phie à l'Académie Julienne. On a de cet auteur : Metaphysica, brevibus quidem, sed melhodice conscripta, in-8, Helmsteedt, Rixnerus, 1638. Cet ouvrage est d'un intérêt médiocre : les grandes questions y sont trop sommairement résolues. 11 nous suffira de rappeler que Corneille Martin, opposant aux ramistes l'autorité d'Aristote, in- terprété par saint Thomas, le cardinal Cajetan et Suarez, doit être compté parmi les conservateurs de la scolastique plutôt que parmi les critiques indépendants. B. H. MARTINEZ PASQUALIS, né vers 1715, en Portugal ou à Grenoble, d'une famille d'israélites portugais, est un illuminéplutôt qu'un philosophe. Il passa sa vie à propager dans les loges maçon- niques et dans les sociétés mystiques un ensei- gnement et des rites qu'il disait tenir d'une ancienne tradition. Il aurait voulu réunir toutes ces petites églises isolées, et peut-être devenir le grand prêtre d'une religion secrète ; et il employait à gagner des adeptes non-seulement les ressources de la parole, mais encore le pres- tige d'une puissance surnaturelle. 11 obtint de grands succès, s'affilia à Marseille, à Toulouse, à Bordeaux un certain nombre d'élus, et parmi eux le célèbre Saint-Martin; et déjà l'on parlait à Paris, où il était arrivé en 1768, de la secte des martinisles. Mais il éprouva bientôt des résistances qui le découragèrent. Il disparut et alla mourir en 1779 à Port-au-Prince, dans l'île de Saint-Domingue. On n'avait jusqu'à ces der- nières années que des renseignements assez in- certains sur une doctrine que les initiés tenaient cachée. En publiant en 1862 un ouvrage sur Saint-Martin. M. Matter a annoncé qu'il avait entre les mains un manuscrit de Martinez inti- titulé : Traité sur la réintégration des cires dans leurs premières propriétés, vertus et puis- sances spirituelles et divines. Il en a donné une MART 1046 AIASS analyse, et depuis |M. Ad. Franck en a publié les premiers feuillets. On y trouve l'exposition d'une sorte de panthéisme mystique, affirmé comme an dogme, sans démonstration, et servant de prin- cipe à des pratiques de théurgie. A l'origine, suivant Martinez, tous les êtres sont contenus lms le sein de Dieu, hors duquel rien ne peut exister sans détruire sa toute-puissance. Sa vo- lonté les maintient dans cette unité primordiale, sa volonté les en fait émuner par une effusion perpétuelle et sous toutes les formes; puissances intellectuelles qu'on peut à peine nommer, ché- rubins, séraphins, archanges ; tous sortent du fond de cette inépuisable substance ; mais en sortir c'est tomber; l'être créé est par cela même un être déchu, et la naissance est un exil. Tous aspirent à une réintégration dans cette vie pure- ment divine; et .elle' ne peut s'opérer que si leur volonté s'identifie de nouveau avec celle de Dieu, c'est-à-dire, sans doute, si elle s'annihile elle-même. Les esprits purs, (l'homme et la na- ture entière peuvent donc reconquérir l'existence divine. La réintégration sera universelle: elle renouvellera la nature, et finira par purifier le principe même du mal. Toutefois pour cette œuvre les êtres inférieurs ont besoin de l'assis- tance de ces esprits qui peuplent l'intermonde entre le ciel et la terre. Il faut donc entrer en commerce avec eux; établir des communications par degrés jusqu'à ce qu'on parvienne aux plus puissants et peut-être, à Dieu lui-même. Les moyens de pénétrer dans cette région surnatu- relle constituaient sans doute la pratique de ce culte mystérieux, et l'on peut présumer qu'ils n'étaient pas tous de nature spirituelle. M. Franck reconnaît dans le mysticisme de Martinez les traditions de la kabbale, et la métaphysique du Zohar, qui admettait au même sens l'émanation, la chute, et la résipiscence de l'être pervers : il est moins difficile de qualifier l'art de faire agir les puissances invisibles et d'en obtenir les manifestations « par la voie sensible ». Voir Matter : Saint-Martin, le philosophe in- connu, sa vie et ses écrits, son maître Martinez et leurs groupes, Paris, 1862; — Correspon- dance inédile de Saint-Martin, publiée par Schauer, Paris, 1862; —Ad. Franck, la Philoso- phie mystique en France à la fin du dix- huitième siècle, Paris, 1866. C'est à cet ouvrage qu'on a emprunté la substance de cette notice. MARTINI (Jacques), né à Halberstadt, vers la fin du xvie siècle, professa la philosophie à l'Université de Wittemberg. Ce fut un des plus habiles, un des plus intraitables adversaires des ramistes, un des plus ardents défenseurs d'Aristote et du péripatétisme scolastique. Nous connaissons plusieurs ouvrages de ce Jacques Martini. C'est d'abord un volume de mélanges : Jacobi Martini miscellanearum disputât ionum libri quatuor, in-8, Wittemberg, 1608; ibid., in-8, 1613. Les con- troverses, ou plutôt les dissertations que contient ce re.cueil ont pour objet la Logique, la Méla- physique, la Physique et V Esthétique d'Aristote : l'auteur y a joint quelques thèses d'un autre docteur de son parti, Martin Bierman. On retrouve dans ce volume toute la doctrine de saint Thomas, avec quelques-uns des amendements proposés ; ar Zabarella. Nous y remarquons principalement le chapitre qui concerne les idées représentatives, ou, pour mieux parler, les représentations in- ternes des choses du dehors. Ainsi que l'Ange de l'école, Martini n'admet pas que la perception puisse être expliquée sans l'hypothèse des espèces impresses, et il compare ces espèces, recueillies dans le trésor de la mémoire, aux images fiçon- nées par les sculpteurs, par les peintres. Il ajoute que ces images, vicaires, substituts des objets absents, deviennent ensuite la maln-re de tous les actes intellectuels. Ce sont les propositions que l'auteur développe avec une certaine abon- dance. Elles avaient été combattues par Ockarn avec un succès incontesté, et, dans lUniver de Paris, il s'élevait chaque jour quelque nouvel ennemi des espèces, quelque partisan résolu de la perception immédiate. Si Martini détend avec tant de zèle l'idéologie thomiste, c'est qu'il se trouve en présence de toute une école. L'ouvrage le plus intéressant de notre auteur est celui qui a pour titre : Jacobi Martini Exercitalionum melaphysicarum libri duQj, Nous n'en con- naissons que la troisième édition publiée par Hclwichius, in-8, Wittemberg, 1613; mais nous supposons que la première est de l'année 1608, puisque c'est la date de la dédicace. Jacques Martini plaçait la logique hors de la philosophie, avec la grammaire et les sciences mécaniques : c'était un métaphysicien. Il n'y a, toutefois, rien de nouveau dans sa métaphysique. Sectateur enthousiaste d'Aristote, qu'il appelle summus ille et unicus prope philosophus , il le commente sur tous les points, au profit de ce nominalisme très- mitigé dont saint Thomas avait été, au xm* siècle, le plus intelligent interprète. S'il parait faire quelque concession à Duns-Scot, en déclarant que la matière en soi, la matière prise à l'écart de tel ou tel composé, n'est pas, comme l'avaient soutenu saint Thomas et le cardinal Cajetan, une pure puissance, mais bien suivant la définition scotiste, un sujet subsistant, existant hors de ses causes et du néant, extra causas et extra nihil (Exercit. metaph., lib. I, exercit. 4, theor. 3), il se retourne bientôt avec vivacité contre l'école réaliste, pour réduire cette matière au fonds matériel de toute composition, combattre la thèse de la matière informe, et expliquer qu'il entend par matière première cet élément du composé qui, nécessairement revêtu de quelque forme, demeure toutefois le même sous les formes di- verses qu'il reçoit et peut recevoir dans le temps. C'est assez dire que Martini n'admet pas l'univer- sel a parte rei des scolisles : sur ce point, il est, en effet, très-résolu (Exercit. metaph., lib. I, exercit. 8, theor. 7, 8). En somme, la Métaphy- sique de Jacques Martini est un livre estimable, qui n'est pas exempt de détails frivoles, mais qui atteste chez l'auteur une connaissance approfondie de la controverse scolastique. Ce sont les mêmes opinions et, pour ainsi parler, les mêmes thèses qu'il a développées dans l'ouvrage suivant : Jacobi Martini Partitiones et quœstiones melaphysicœ, in quibus omnium fere lerminorum metaphysi- corum distinct io7ies accuratius enumerantur et explicantur, in-12, Wittemberg, 1615. — Nous ne connaissons pas l'ouvrage de Jacques Martini, qui nous est désigné par quelques bibliographes sous ce titre : Problematum philosophicorum disputationes tredeciih, in-8, Wittemberg, 1610; mais ils ont omis de mentionner celui-ci : De loco liber unus contra quosdam ncotericos : accessit ejusdem de Commun icatione propni liber unus, in-8, Wittemberg, par Schurer. Les modernes, contre lesquels Martini s'élève dans cet ouvrage, sont quelques disciples de Ramus, et, en particulier, Barthélémy Keckermann, de Dantzig, mort en 1609. Nous ne voulons pas rappeler ici les débats scolastiques auxquels la définition de la nature du lieu a servi de pré- texte : qu'il nous suffise de dire que personne n'a traité cette question si délicate avec autant de subtilité que Jacques Martini. B. H. MASSIAS (le baron Nicolas), né le 2 avril 1764 à Villeneuve-d'Agen (Lot-et-Garonne), est mort à Bade le 23 janvier 1848. Il entr;i. en 1777, dans la congrégation de l'Oratoire, mais ne prit MASS — 1047 — MASS jamais les ordres. Après avoir professé la rhé- torique à Soissons jusqu'en 1787, il devint à l'École militaire de Tournon, puis au collège de Condom, professeur d'éloquence. Les événements de la révolution l'appelèrent à la frontière comme soldat. A la campagne de 1796, il obtint le grade de colonel d'artillerie. En 1800, il entra dans la carrière diplomatique, où il resta jusqu'en 1811 avec le titre de consul général de France à Dantzig. Dans ces situations diverses, Massias montra l'intrépidité d'un homme de cœur, et les vertus d'un sage qui préfère à tout la re- cherche libre de la vérité et le culte désintéressé de la science. C'est par là surtout que ses nom- breux écrits ont une certaine valeur. Les prin- cipaux ont pour titres : Rapport de la nature à l'homme, et de l'homme à la nature, ou Essai sur l'instinct, l'intelligence et la vie, 4 vol. in-8, Paris, 1821 ; — Théorie du beau et du sublime, ou Loi de la reproduction, par les arts, de l'homme organique, intellectuel, social et moral, et de ses rapports, in-8, ib., 1824; —Problème de l'esprit humain, ou Origine, développement et certitude denos connaissances, in-8, ib., 1825; — Principes de littérature, de philosophie, de politique et de morale, 4 vol. in-8, ib., 1826-27; — Traité de philosophie psycho-physiologique, in-8; Paris, 1830; — Philosophie fondée sur la nature de l'homme, in-8, Strasbourg, 1835. En- traîné par la polémique, il publia, en outre, un assez grand nombre de brochures, tantôt pour répondre à des critiques, tantôt pour prendre part aux discussions philosophiques et politiques qui s'agitaient dans le moment. Nous mentionnerons seulement les suivantes qui peuvent intéresser la philosophie : 1° Lettre a M. Ph. Damiron, sur un article de son Essai sur l'histoire de la phi- losophie en France au dix-neuvième siècle ; — 2° Observations sur les attaques dirigées contre le spiritualisme ]>ar M. le docteur Broussais dans son livre de l'Irritation et de la Folie; — 3° Lettre à M. le docteur Broussais, sur sa ré- ponse aux observations du baron Massias, re- latives à son livre de V Irritation et de la Folie; — 4° Rapport de l'homme au sacerdoce, ou Lettre à M. le baron d'Eckstein, sur les révélations et lestraditionsprimitives; — 5° Lettre à M. Stapfer, sur le système de Kant et le problème de l'esprit humain; — 6° Influencedel 'écriture sur la parole et sur le langage: — 7" Examen des Fragments de M. Royer-Collard, et des principes de philo- sophie de l'école écossaise; — 8° Lettre à M. Isaac A".... st., de Berlin, sur de nouvelles objections qu'il élève contre le spiritualisme. Le plus important des écrits sortis de la plume féeonâe du baron Massias, c'est le Rapport de la nature à l'homme, et de l'homme à la nature, ou Essai sur l'instinct, l'intelligence et la vie. L'ensemble des problèmes annoncés par le titre équivaut presque à la science universelle, ce qui est déjà un tort; de plus, la méthode d'exposition de l'auteur manque totalement de rigueur et de clarté. 11 s'élève d'abord contre le sensualisme, et déclare que les bases du système de M. de Tracy sont ruineuses; il reconnaît qu'il n'y a d'inné dans l'homme que ses facultés, mais que les notions primitives coexistent au premier exercice de ces facultés. Tout cela d'ailleurs, il se borne à l'affirmer, sans l'appuyer d'une dé- monstration soutenue. Il essaye ensuite de marier quelques principes du sensualisme avec les idées nouvelles. Ainsi, en politique, selon lui : a On a droit à tout ce dont on a besoin ; et pour chaque être, quel besoin plus grand que la possession de ce qui constitue son essence? » Parmi ces besoins, Massias compte celui de l'ordre et de la vérité; mais il met sur la même ligne le besoin des jouissances matérielles, qu'il veut d'ailleurs ré- duire à ce qu'il appelle le nécessaire. Ces prin- cipes d'un philosophe qui se .montra toujours aussi attache à l'ordre qu'à la liberté, indiquent suffisamment combien peu, en 1822, la métaphy- sique politique était avancée, puisqu'un non aussi sage adoptait, sans scrupule et sans in- quiétude, un principe aussi anarchique que celui d'après lequel l'homme a droit à tout ce dont il a besoin. Quant à la morale, Massias veut suivre une route moyenne entre Condillae et Kant; c'est sans doute par le motif qu'à ses yeux « les droits naissent des besoins, les devoirs naissent des facultés». Or, dans cette phrase, on peut renvoyer la première partie à Condillae, et la seconde à Kant. Toutefois, il faut dire que les idées de morale kantienne sont plus en faveur auprès de Massias que celles de Condillae. En somme, la métaphysique du livre du Rapport est très-faible. Dans sa Théorie du beau^ il est loin de l'école utilitaire, qui nie la beauté, faute de pouvoir l'expliquer; mais, en revanche, il est également loin des théories qui donnent à l'idée du beau son vrai caractère, sa vraie nature. Il se rattache, autant qu'on peut le présumer d'après le vague de ses expressions, à la théorie qui identifie le beau avec la proportion et la symétrie, et qui est le fond de ce qu'ont écrit à ce sujet Le Batteux, Marmontel et le P. André. Même cette doctrine ne le satisfaisait pas, et il reconnaît que l'idée du beau appartient essentiellement à l'âme humaine dont elle est une manifestion nécessaire. L'accueil assez froid que reçurent ces deux ouvrages le rendirent plus discret et moins affir- matif dans le Problème de l'esprit humain. 11 voulut y serrer de plus près les questions déjà soulevées dans les écrits précédents. « La certi- tude, dit-il, est un sentiment d'identité. L'action qui a lieu au dedans de nous, celle qui se passe hors de nous, et qui nous parvient par la per- ception, font partie de nous-mêmes. L'action perçue de la nature est identique à je. » Il y a là, on le voit, comme une ombre de panthéisme. Massias n'y pensait probablement pas. Préoccupé sans cesse du désir de concilier les doctrines et de trouver une solution neuve et originale, il rapprochait des principes souvent opposés, et croyait de bonne foi en avoir opéré la fusion. Massias admettait la distinction radicale de l'es- prit et de la matière, ce qui exclut toute idée de panthéisme. Le même caractère se retrouve dans le Traité de philosophie psychologique. Il y maintient sa distinction antérieure de l'homme et de la na- ture, l'existence de Dieu, et consent à ce que la philosophie ait pour but de démontrer scien- tifiquement les croyances du sens commun; mais il n'aperçoit pas les difficultés ni la profondeur cachée de cette méthode, et croit qu'il sulfit de dire, par exemple, que notre volonté agit sur la matière, pour que le fait soit incontestable aux yeux des sceptiques les plus déterminés. Le bruit de la polémique de Broussais contre les psychologues retentissait encore à l'époque où ce livre était publié (1830), et Massias ne dissi- mule pas qu'il attend beaucoup de la physiologie pour le progrès de la psychologie. Massias re- garde le système nerveux comme l'intermédiaire entre le matériel et l'intellectuel, et ne s'aper- çoit pas que le système nerveux est lui-même matière ou esprit. Dans ce livre, les phrases d'un sens panthéistique reparaissent encore, et il con- clut que ce n'est point la nature qui appar- tient à l'homme, mais l'homme qui appartient à la nature. En 1835, Massias publia, sous le titre de Phi- MATÉ — 1048 MATÉ losophie fon lée sur lu nature de l'homme, une brochure de 80 pages renfermant, en deux' cent vingt-trois aphorismes, la série de toutes ies affirmations qui résument ses écrits antérieurs. Il y reproduit, avec une heureuse fermeté de parole et de pensée, ce qu'il avait dit ailleurs des différentes preuves de l'existence de Dieu, et y montre que chez lui l'âge n'avait affaibli en rien l'activité de l'intelligence. Il avait alors soixante et onze ans. Depuis cette époque, il cessa ses publications philosophiques, sans in- terrompre toutefois ses travaux et ses études. Il a laissé en manuscrit un Traité d'éducation qui l'occupa pendant de longues années. Si, en métaphysique, il ne rencontra pas l'originalité qu'il cherchait avant tout, il fut du moins du très-petit nombre de ceux qui s'efforcèrent de faire concourir à la diffusion et au développe- ment de la vérité philosophique les découvertes des autres sciences. F. R. MATÉRIALISME. L'homme est double, âme et corps, âme supérieure au corps par les fa- cultés, par la destinée : telle est la croyance fondamentale du spiritualisme; le matérialisme croit, au contraire, qu'il n'y a que l'homme phy- sique, accomplissant diverses fonctions par di- vers organes, que le cerveau est capable dépen- ser, de sentir et de vouloir, comme les pou- mons de respirer, et l'estomac de digérer. A ses yeux, ce qu'on appelle le moral de l'homme n'est que le physique sous un autre point de vue : les spiritualistes ont pris un organe pour un être. On se propose d'établir ici la distinction de l'àme et du corps, l'existence d'un être invisible, distinct de l'organe, qui est le moi dans chacun ùc nous, et de réduire à leur juste valeur les arguments sur lesquels les matérialistes s'ap- puient pour confondre des natures essentielle- ment différentes, et enlever de l'homme l'homme même. Voici d'abord les preuves qui témoignent, se- lon nous, invinciblement, de l'existence de l'âme. 1° Les astres se meuvent, l'ambre s'électrise, l'aimant se tourne vers le nord, le sang cir- cule : ce sont des faits, quelle en est la cause? Avant d'en rencontrer une, on l'a cherchée, longtemps peut-être ; cette cause proposée n'a pas été universellement admise : quelques-uns l'ont niée, puis en ont proposé une autre ; ceux- ci en trouvent une seule, ceux-là plusieurs, et nul n'est tellement certain d'avoir saisi la véri- table, qu'il n'ait des scrupules et ne cherche encore. La cause du mouvement des astres, c'est leur nature éternelle, un génie qui réside' dans chacun d'eux, une force animée qui les rap- proche ou les éloigne ; le mécanisme de Des- cartes, l'attraction de Newton. La cause de l'é- lectricité est un fluide, peut-être deux. La cause du magnétisme est un fluide qui se meut dans les corps, à meins que ce ne soit un courant qui enveloppe la terre. La cause de la vie, c'est Dieu, qui seul produit et dirige le mouvement; c'est l'irritabilité, le fluide nerveux, les esprits animaux. Je ne connais donc pas directement toutes ces causes qui animent la nature et mon propre corps : je les suppose; mon esprit s'y repose un moment, puis les traverse pour re- prendre sa course à la découverte de causes nou- velles. Il en est une que je n'ignore jamais, que je ne conteste jamais, que je ne renie jamais. Je ne Ja suppose pas, je la vois. Dire que je la vois dans son effet serait mal parler : je vois son effet en elle, et lorsqu'elle le produit et lorsque, pure énergie, elle le retient encore. Cette cause, c'est moi. Quand ma conscience m'atteste une pensée et une volonté, je ne suis pas dans l'embarras de savoir qui pense et qui vont : la eau e de CM phénomènes est là sous mon regard; elle ne de- vient pas plus ou moins certaine ; je n'y crois pas plus fermement à mesure que je l'observe da- vantage;; le temps et la réflexion ne m'appren- nent rien : dès l'abord, ma foi est entière, et elle demeure inaltérable. Je suis donc, moi qui me connais, distinct de toutes les autres causes que j'imagine. Et ce n'est pas par accident que je me connais, c'est mon essence même : penser ou savoir que je pense, souffrir ou savoir que je souffre, vouloir ou savoir que je veux, est tout un : il est impos- sible de séparer l'acte que je produis de la con- science que j'en ai; cette conscience supprimée, il n'est plus. Au contraire, je puis ignorer et j'ignore réellement des faits innombrables qui arrivent dans le monde par l'opération d'autres agent*. J'ignore pleinement la multitude infinie des choses qui se passent à cette heure loin de moi; j'ignore ce qui se passe à mes pieds, et même dans ce corps que je suis tenté de prendre pour moi. Je ne saurais pas que mon sang cir- cule, je ne saurais pas que j'ai des nerfs et un cerveau, si d'autres hommes ne me l'apprenaient. Le sang'circule dans les artères et les veines des hommes depuis qu'il y a des hommes; la décou- verte de la circulation du sang est d'hier. Je suis donc en droit de le dire, sans crainte de dé- menti. S'il y a dans le monde deux sortes de causes : l'une que je connais directement et dont je connais toujours les actes; l'autre que je ne connais qu'indirectement, qui agit à mon insu, qui n'est jamais, lors même qu'elle apparaît avec la plus haute évidence, qu'une hypothèse, ces deux sortes de causes sont essentiellement dis- tinctes; je suis la première de ces causes et seu- lement celle-là. 2° J'ai conscience d'un seul être; toutes mes actions, toutes mes modifications sont rapportées à un seul centre. Je veux, j'aime, je hais, je souffre, je jouis, je me souviens, je raisonne; c'est un même être qui affirme de lui toutes ces opérations diverses; c'est moi qui veux, moi qui aime, moi qui raisonne. Quand, dans le même instant, j'ai chaud à une main et froid à l'autre, il n'y a pas deux êtres dont l'un ait chaud et l'autre froid, c'est le même qui éprouve à la fois ces deux sensations contraires : c'est moi qui ai chaud, moi qui, au même moment, ai froid. Je ne suis pas plusieurs, je suis un; or, chaque homme en dit autant de lui-même. Moi qui suis un, que suis-je? Matière peut-être? Mais si la matière est étendue et toujours étendue, divisi- ble et toujours divisible, tcute partie contient d'autres parties à l'infini ; nulle unité donc, nul individu, nulle personne; je me cherche en vain dans cette foule, certainement je ne suis pas ici. Si donc, pour me croire corporel, il faut que je renonce à me croire un seul être, forcé de reje- ter une opinion ou de rejeter le plus évident té- moignage du sens intime, de m'abdiquer moi- même, je n'hésite point, et tiens le matérialisme pour une fausseté. Voulez-vous que la matière ne soit pas divisible à l'infini, et qu'elle soit composée d'éléments simples, toujours est-il qu'elle est composée; et je ne suis pas plus un certain nombre déterminé que je ne suis une infinité d'êtres; je suis moi, je suis un. Étendant cette conclusion, j'affirme que par- tout où la matière se trouve, il lui est également impossible de produire les effets qu'elle ne sau- rait produire en moi. Puisqu'il n'y a nulle part de pensée, de volonté, de sentiment sans con- science, et que l'unité de conscience entraîne invinciblement l'unité de rèlre, il est interdit à icrc de penser, car, pour penser, il faut MATÉ — 1049 MATÉ savoir qu'on pense; il lui est interdit de vouloir; car, pour vouloir, il faut savoir qu'on veut, et il faut, en outre, une pensée que la volonté tra- duise. Poussant plus loin encore, j'affirme que par- tout où il y a une cause, qu'elle ait ou non con- science d'elle-même, il y a un être simple, route cause est nécessairement une, et une cause multiple ne sera jamais qu'une composition de causes, pareillement distinctes, soit qu'elles se contrarient ou qu'elles se concertent. 3° Mais la vie aussi est une, comme le prin- cipe de la pensée, comme toute cause. Pourquoi ne serait-elle pas moi ? Assurément toutes les c mses sont simples; mais également simples par l'essence, elles diffèrent par l'action, et par là se distinguent. Toute la vertu de la vie est de ré- duire à l'harmonie des éléments nombreux, au- paravant épars : elle reçoit, elle exclut, elle compose, elle décompose. Supprimez le nombre, elle ne peut plus s'exercer, elle n'est plus. Telle n'est pas la vertu de l'àme : elle ne combine point, elle ne désagrège point, il ne lui faut point, de toute nécessité, un ensemble de molé- cules qu'elle range en ordre; son effet propre, c'est la pensée, le sentiment, la volonté immaté- riels et indivisibles. Supprimez le corps et toute matière, elle peut être, elle peut agir. Que le corps obéisse ou non à son commandement, il suffit qu'elle ait commandé; dans l'inertie des organes son autorité demeure entière, elle s'ac- croît de cette inertie même, soit qu'elle s'ef- force de la vaincre, ou qu'y renonçant, elle se replie sur soi, et ranime la vie intérieure. Ainsi l'âme vit en elle-même, la force vitale est tout en dehors; ce ne sont donc pas deux causes pareilles, et ce n'est pas une seule et même cause. 4° Qui parle de formes, de couleurs, entend qu'il y a dans l'espace des parties voisines, une substance multiple ou un certain nombre de substances. Retranchez le nombre, vous retran- chez le phénomène. Ces idées sont donc invinci- blement liées ensemble; l'une donne l'autre de toute nécessité. Au contraire, qu'est-ce qu'une pensée, une volonté, un sentiment? Ces phéno- mènes emportent-ils la notion d'étendue , de nombre? Non, sans doute. Une substance simple est donc incapable de couleur, de forme, etc., comme une substance multiple est incapable de pensée, de sentiment, etc., de tous ces phéno- mènes qui n'ont rien à démêler avec l'espace et la pluralité. La comparaison des faits internes et des faits externes, toute seule, abstraction faite de la conscience qui nous révèle directement la substance des premiers, se taisant sur la sub- stance des autres, cette comparaison, disons-nous, .suffit pour établir l'immatérialité de l'âme. 5" La nature agit sagement : elle proportionne partout les moyens à la fin. Nul ne conteste ce principe : naturalistes et métaphysiciens s'y con- tient également. Ceux qui regardent le monde comme l'effet d'une cause intelligente et libre, et ceux qui n'y voient que le développement fatal d'une matière éternelle et nécessaire, si loin qu'ils soient les uns des autres, se rencontrent là. Si donc l'homme est un, il n'y aura qu'une destinée vers laquelle toutes ses puissances con- vergeront; si, au contraire, on trouve qu'il y a deux ordres de puissances au service de deux destinées étrangères, il faudra conclure qu'il y a là deux êtres aussi. Or, il n'est pas besoin d'une observation très-proionde pour reconnaître dans l'homme ce double mouvement. Mettons que ce soit un être purement physique, sa destinée sera la perfection de la vie physique; il aura ce qu'il a maintenant, des organes de digestion, de res- piration, de circulation, etc.; des sens pour ali- menter et préserver cette machine intérieure; des instincts pour en modérer le mouvement et le repos; de l'intelligence enfin, assez pour con- naître ce qui lui est utile, pour perfectionner et suppléer l'instinct. Telle 'est, en effet, en géné- ral, l'organisation des animaux : chez eux rien ne trouble la destinée physique, rien ne la dé- passe, tout la sert. L'adage d'Hippocrate s'y ap- plique avec rigueur , tout concourt, tout cons- pire, tout consent. Observez l'homme, vous êtes déconcerté : cette unité que vous devez trouver en lui n'y est pas. Être intelligent, une soif in- satiable de vérité le dévore, il l'aime pour elle- même, il en recherche la beauté, non les fruits. Parfois il rencontre ces fruits qu'il ne poursui- vait pas : l'industrie, fille de sciences apparem- ment stériles, le témoigne; mais la théologie, la philosophie n'ont rien à faire avec la santé du corps; la métaphysique, si vaine, aux yeux des matérialistes, séduit et séduira toujours les in- telligences. Quelle contradiction dans un être fait pour vivre et bien vivre! Cette sage nature donne à l'homme des ailes pour ramper. Bien mieux, nous achetons la vérité au prix de nos plaisirs matériels, de notre santé, de notre vie même, tandis qu'elle doit être esclave de notre vie, de notre santé et de nos plaisirs. 0 prodige de sagesse! Nos passions aussi ne devraient avoir qu'un objet, le bien-être du corps. Combien pourtant nous détachent du monde des sens, nous élèvent au-dessus du monde matériel où elles devraient nous fixer, nous forcent de rompre avec les dé- lices de la vie, et avec la vie s'il le faut. Cette existence qui est le tout de l'homme, il l'expose à tout instant, il la sacrifie pour des biens invi- sibles. Enfin, dans une créature toute corporelle, qu'est-ce qu'une loi morale qui relègue la re- cherche du bonheur au-dessous de la recherche du devoir, et au dernier rang la recherche du bonheur corporel? Évidemment l'homme a deux destinées, et évidemment il est double. Le corps a sa perfec- tion, qui est le meilleur état des organes; l'âme a sa perfection, qui est l'accomplissement de la vérité, de l'amour et de la vertu. La carrière de l'âme est infinie, celle du corps bornée à quel- ques jours, par conséquent secondaire et subor- donnée ; et ces combats que l'âme livre au corps ne sont point une contradiction de la puissance qui a fait l'un et l'autre, mais la raison même qui met chaque chose à sa place, le principal avant l'accessoire, le temps après l'éternité. Voilà les principaux arguments, selon nous très-solides, sur lesquels repose la distinction de l'âme et du corps. Entendons-nous nier par là que si l'on pouvait aller jusqu'au fond, comprendre la nature, l'essence des derniers éléments dans lesquels les choses matérielles se résolvent, on arriverait jusqu'à un élément simple, une mo- nade, une force? Nullement; nous n'entendons pas le nier, ni l'affirmer non plus. La ques- tion du spiritualisme et du matérialisme n'est pas engagée dans celle-ci. Descartes et Leibniz sont contraires là-dessus; Descartes est spi- ritualiste; qui oserait accuser Leibniz d'être matérialiste? Le spiritualisme n'est pas non plus en cause dans les recherches des savants qui étudient les conditions matérielles des sensations. Ils peu- vent décrire l'artifice des impressions, compter les nerfs et les muscles, ils avanceront la phy- sique et la physiologie; mais il faut bien qu'ils le reconnaissent, car c'est la vérité, iîs auront beau expliquer jusque dans les moindres détails MATE — 1050 — MATÉ le jeu des organes, ils ne sortiront pas de l'im- pression du mouvement; si avant qu'ils aillent, ils seront toujours aussi loin de la sensation; de la conscience: entre les conditions et le phéno- mène, entre l'impression et la sensation, entre le mouvement et la conscience il n'y a aucun ort. Qu'importe? diront les matérialistes. Qu'im- porte que le mouvement et la conscience soient d'essence différente, si l'un détermine l'autre, si à la suite de ce qui se passe dans les orga il se produit des pensées, des sentiments, des volontés qui en dépendent? Ce qu'on appelle l'âme ne sera toujours qu'un autre aspect du corps. Ils ont raison; c'est le nœud de la ques- tion. L'argument, vieux peut-être comme la ré- flexion humaine, s'est fortifié à travers les âges de tous les faits nouveaux que la science a re- cueillis: il serait à cette heure invincible, si une autre expérience, qui dément celle-là, ne s'accroissait aussi de jour en jour, rappelant aux hommes que le corps n'est pas maître absolu de nous-mêmes; que l'âme entreprend sur lui comme il entreprend sur elle, et se maintient par son énergie au milieu des plus rudes assauts. L'état du cerveau fait donc notre esprit et notre caractère, nos idées et nos passions, selon les matérialistes; modifiez-le, vous modifiez le mo- ral de l'homme : ils se suivent invariablement. L'ouverture de l'angle facial détermine l'ouver- ture de l'esprit. Le volume du cerveau donne les esprits vastes et les esprits étroits. La santé et les maladies du cerveau entraînent la santé de la raison et ses maladies : activité, inertie, régularité, désordre de l'intelligence ont là leur unique cause. Les faits viennent à l'appui et les matérialistes nous étonnent par la foule des ob- servations. Les spiritualistes apportent des faits à leur tour, et justement contraires : des es- prits remarquables logés sous un front fuyant et sous un front proéminent des imbéciles ; de grands esprits dans une petite tête, et dans une grande tête de petits esprits; enfin de gra- ves lésions du cerveau sans folie, et la folie sans lésion. Les faits démentent les faits, l'observation détruit l'observation. C'est là, il faut l'avouer, une base bien chancelante pour élever un sys- tème, matérialisme ou spiritualisme peu im- porte. Des dissections facilement trompeuses, des évaluations arbitraires, des mesures exclu- sives, où l'on ne tient pas compte de la dureté et de la mollesse du cerveau, ni des autres influences qu'un moment après on regarde comme décisives et qui peuvent contrarier ou secon- der l'influence qu'on veut être dominante ; tout cela n'est pas de la science, et ce serait à désespérer de résoudre jamais la question entre le matérialisme et le spiritualisme si l'on ne disposait de part et d'autre que de tels argu- ments. Attachons-nous à des faits clairs et incon- testables. On prétend que la folie est toujours l'effet d'une altération du cerveau; cette asser- tion est-elle juste ? Assurément la folie vient plus d'une fois de cette cause ; mais elle a bien aussi d'autres causes : l'ambition, l'amour, la dévotion, qu'on ne niera pas sans doute. Sont-ce des causes physiques? Puis, si la folie se guérit plus d'une fois encore par un traitement physique, elle est souvent guérie par un traitement moral. Les deux procédés séparés réussissent en bien des cas, et en bien des cas se combinent avec hon- neur. Or, une idée devenue fixe, une passion devenue exclusive par la faiblesse de la volonté, n'est pas sans doute une lésion nerveuse; et le médecin qui corrige un mauvais jugement, dis- trait le malade d'une passion dominante, n'opère p is sans doute sur le cerveau, et ne répare au- cune lésion. Ne voit-on pas ici manifestement un être qui peut, il est vrai, recevoir les atteintes d'un être étranger, mais qui est, en définitive, son propre maître, puisqu'il peut, par sa seule vertu, par son seul mo lanté et la recouvrer après l'avoir perdue? Les matérialistes ajoutent à l'influence du cer- veau, l'influence de l'âge, du te . du sexe, du climat, du régime, des maladies. Ici en- core les faits abondent. Par malheur pour eux, il y en a qui leur échappent et ruinent leurs conclusions. L'âge fait beaucoup assurément, et il n'y a pas d'hommes de génie à la nourrice: in lis il ne fait pas tout, et il y a des enfants a tout âge, comme à tout âge des vieillards. En vain le cerveau a pris de la consistance avec les années; pour mûrir la pensée il faut autre chose: la réflexion, l'expérience, qui n'ont rien à voir avec la dureté et l'élasticité. Tout l'art humain ne nous fait pas vieillir d'une seconde, il accélère ou retarde la maturité de l'esprit par les pré- ceptes, par l'insensible transmission d'une sa- gesse immatérielle. Suivant Cabanis, la rapidité du sang dans le premier âge donne la témérité, et ce cours qui se ralentit, amène la circonspec- tion; et en effet la circulation du sang, plus ou moins rapide, influe sur nos idées et nos désirs ; mais celui qui a été victime de sa témérité se corrige par cette épreuve; est-ce donc que son sang coule moins vite? et la chaleur d'âme qui nous pousse dans les grandes entreprises, dépend- elle de la chaleur du sang, quand on voit tout un peuple s'y précipiter, quand on voit dans des corps glacés une énergie indomptable, l'énergie qu'inspirent les nobles pensées et les grands sentiments? Le cœur bat plus vite en ces entraî- nements, mais c'e«t l'âme qui le fait battre. Le tempérament inspire certaines passions, et le régime les exalte ou les amortit, cela est incontestable; veut-on en conclure que le tem- pérament et le régime nous donnent toutes nos pjssions et font toute notre intempérance ou notre vertu? A ce compte, les éclatantes con- versions d'où sont sortis les justes et les saints, sont des révolutions d'humeurs. Socrate, né vicieux, devenu plus tard un sage, et attribuant ce changement à la philosophie, lui rend un honneur immérité : il ne voit pas quel change- ment s'est opéré dans ses organes. Saint Paul et saint Augustin croient plier sous une doctrine immatérielle; ils s'agitent pour dépouiller le vieil homme et créer l'homme nouveau; il y a en effet un homme nouveau en eux, c'est celui que crée la vie qui sans cesse détruit et transforme sans cesse. Croyons à l'influence toute-puissante du sexe sur l'intelligence et le cœur ; mais oublions Clélie, Jeanne d'Arc, Jacqueline Pascal égale par l'énergie à son frère, et les mâles vertus com- munes à toute la famille des Arnauld; oublions surtout que l'amour de la patrie, l'amour de la vérité et le sentiment religieux ont inspiré ces fermes courages. Il n'est plus permis de nier l'influence des climats; mais il n'est pas permis, non plus, de la croire invincible aux institutions, à l'expé- rience, au génie d'un homme. En France, on croit a la puissance du climat, et à la toute- puissance des idées. Les maladies, excepté celles qui nous enlèvent à nous-mêmes, nous laissent ce que nous som- mes,^ ce que nous nous sommes faits dans la santé, courageux ou lâches, résignés ou révoltés. De là. dans les hôpitaux, parmi les malades atteints du même mal, la diversité de caractères la plus grande, et l'attitude diverse de tous les MATH — 1051 MATH hommes devant la mort. Au milieu des supplices, l'àme garde sa sérénité, soutenue par l'invisible espérance, et elle rend affreuse la fin la plus douce, quand elle y mêle ses regrets, ses remords et ses craintes. En résumé, les matérialistes prouvent, par des faits certains, que le corps agit sur l'âme, et les spiritualistes, à leur tour, prouvent, par des faits également certains, que l'âme agit sur le corps et sur elle-même. Les uns nous défendent de croire que nous sommes de purs esprits ; les autres nous défendent de croire que nous som- mes pure matière, à la merci des lois fatales de la nature. La sagesse, recueillant toutes les véri- tés, affirme que l'homme est à la fois esprit et corps, esprit associé passagèrement à un corps, pour recevoir et lui renvoyer son influence, et former avec lui un tout naturel. « La vérité ne détruit pas la vérité. » E. B. MATHÉMATIQUES. Sous le nom collectif de mathématiques, en désigne un système de con- naissances scientifiques, étroitement liées les unes aux autres, fondées' sur des notions qui se trouvent dans tous les esprits, portant sur des vérités rigoureuses que la raison est capable de découvrir sans le secours de l'expérience, et qui, néanmoins, peuvent toujours se confirmer par l'expérience, dans les limites d'approximation que l'expérience comporte. Grâce à ce double ca- ractère, que nulle autre science ne présente, les mathématiques, ainsi appuyées sur l'une et sur l'autre base de la connaissance humaine, s'impo- sent irrésistiblement aux esprits les plus pratiques comme aux génies les plus spéculatifs. Elles jus- tifient le nom qu'elles portent et qui indique les sciences par excellence, les sciences éminentes entre toutes les autres par la rigueur des théories, l'importance et la sûreté des applications. Les sciences physiques reposent sur l'expé- rience et sur l'induction qui généralise les résul- tats de l'expérience. Les faits dont l'expérience a procuré la découverte, que l'induction a érigés en lois générales, peuvent, à ce double titre, devenir l'objet de connaissances certaines, mais dont la certitude n'est point comparable à celle d'un théorème d'arithmétique ou de géométrie. D'abord l'exactitude du fait attesté par les sens est nécessairement comprise entre les limites d'exactitude des sens; tandis qu'en mathémati- ques pures, l'esprit, tout en s'aidant de signes sensibles, n'opère que sur des idées susceptibles d'une précision rigoureuse. En second lieu, l'induc- tion qui généralise les résultats de l'expérience, quoique appuyée sur une probabilité qui peut, dans de certaines circonstances, ne laisser aucune place au doute et entraîner l'acquiescement de tout esprit raisonnable, est un jugement d'une tout autre nature que le jugement fondé sur une déduction mathématique, à la rigueur de la- quelle l'esprit ne peut échapper sans tomber dans l'absurdité et dans la contradiction. D'un autre coté, les démonstrations des véri- tés mathématiques peuvent toujours se contrôler par l'expérience : en quoi ces vérités diffèrent de celles que l'on se propose d'établir en logique, en morale, en droit naturel, dans toutes les sciences qui ont pour objet des idées et des rapports que la raison conçoit, mais qui ne tom- bent pas sous les sens. Après qu'un jurisconsulte a analysé avec le plus grand soin une question controversée, après qu'il a mis les principes de solution dans l'évidence la plus satisfaisante pour la raison, il ne peut pas, comme le géomè- tre, fournir au besoin la preuve expérimentale de la justesse de ses déductions, de la bonté de ses solutions. Si l'on y fait attention, l'on verra que, pour rendre un compte exact de la dénomination de seiences positives, dont on fait aujourd'hui si fréquemment usage, il faut entendre par là les sciences ou les parties des sciences dont les ré- sultats sont, comme ceux des mathématiques, susceptibles d'être contrôlés par l'expérience. La vérification empirique qu'une loi mathéma- tique comporte peut être rigoureuse ou appro- chée. On peut vérifier par l'expérience une pro- position d'arithmétique (par exemple, qu'un nombre ne peut être décomposé que d'une seule manière en facteurs premiers), et, dans ce cas, la proposition se vérifiera rigoureusement sur tous les exemples qu'il plaira de choisir. On peut aussi vérifier par l'expérience une proposition de géométrie, comme celle-ci : Les bissectrices des trois angles d'un triangle se coupent en un même point; mais en ce cas la vérification, comme celle d'une loi physique, n'aura lieu qu'approximativement, avec une approximation d'autant plus grande qu'on opérera avec plus de soin et en s'aidant d'instruments plus parfaits. Au reste, il y a des propositions de géométrie qui admettent une vérification empirique rigou- reuse, par exemple celle-ci : Le nombre des an- gles solides d'un polyèdre, ajouté au nombre de ses faces, donne une somme toujours supérieure de deux unités au nombre de ses arêtes. En gé- néral, tout ce qui peut se vérifier par dénombre- ment ou calcul (c'est-à-dire à l'aide de signes auxquels l'esprit impose une valeur idéale, fixe et déterminée) admet une vérification rigou- reuse ; toute vérification qui implique une opé- ration de mesure ou une construction à l'aide d'instruments physiques ne saurait être qu'ap- prochée. Si, dans l'exposition des doctrines mathémati- ques, on rencontrait des principes, des idées, des conclusions qui ne pussent être soumises au cri- térium de l'expérience ; si l'on trouvait dans les écrits des géomètres des discussions concernant des questions de théorie que l'expérience ne pourrait trancher, on serait averti par cela seul que ces questions ne sont pas, à proprement par- ler, mathématiques ou scientifiques; qu'elles rentrent dans le domaine de la spéculation phi- losophique dont la science positive, quoi qu'on fasse, ne peut s'isoler complètement, et dont elle ne s'isolerait, si la chose était possible, qu'aux dépens de sa propre dignité. Soit, par exemple, la question du passage du commensurable à l'incommensurable, qui se présente à chaque pas en géométrie, en mécani- que, et, en général, quand il s'agit de rapports entre des grandeurs continues. Il est clair que lorsqu'un raisonnement a conduit à établir de tels rapports dans l'hypothèse de la commensu- rabilité, quelque petite que soit la commune me- sure, on a établi tout ce qui peut se vérifier par l'expérience : car, dès qu'il s'agit de passer à des mesures effectives, on ne peut entendre par grandeurs incommensurables que celles dont la mesure est d'autant plus petite qu'on opère avec des instruments plus parfaits. Lors donc que les géomètres, non contents de cette simple remar- que, se mettent en frais de raisonnements pour prouver que le rapport établi dans le cas de la commensurabilité subsiste encore quand on passe aux incommensurables : lorsqu'ils imaginent à cet effet divers tours de démonstration, directs ou indirects, ils ne font en réalité ni de la géo- métrie, ni de la mécanique, ni des mathémati- ques proprement dites: ils font l'analyse et la critique de certaines idées de l'entendement, non susceptibles de manifestation sensible: ils se placent sur le terrain de la spéculation philoso- phique. MATH — 1052 — MATH Nous en dirions autant, à plus forte raison, des théories sur les valeurs négatives, imaginaires, infinitésimales; théories qu'il faut bien aborder, qu'il n'y a pas moyen d'éluder dans l'exposition didactique de la science du calcul, mais que cha- que géomètre conçoit à sa manière, et qui sont un sujet immanent de controverses que ne peu- vent trancher ni des démonstrations formelles, ni le contrôle de l'expérience, tandis que tout le monde est d'accord sur les résultats positifs et proprement scientifiques : chacun sait, par exemple, quelles règles il faut appliquer pour trouver infailliblement les racines négatives d'une équation algébrique, soit qu'il adopte sur les racines négatives la manière de voir de Car- not, de d'Alembert ou de tout autre. L'union in- time et pourtant la mutuelle indépendance de l'élément philosophique et de l'élément scienti- fique dans le système de la connaissance hu- maine se manifestent ici par ce fait bien remar- quable, que l'esprit ne peut régulièrement pro- céder à la construction scientifique sans s'appuyer sur une théorie philosophique quelconque." et que, néanmoins, les progrès et la certitude de la science positive ne dépendent point de la solu- tion donnée à la question philosophique. Au premier rang des questions philosophiques, en mathématiques comme ailleurs, se placent celles qui portent sur la valeur représentative des idées. L'algèbre n'est-elle qu'une langue conventionnelle, ou bien est-ce une science ayant pour objet des rapports qui subsistent entre les choses, indépendamment de l'esprit qui les con- çoit ? Tout le calcul des valeurs négatives, ima- ginaires, infinitésimales, n'est-il que le résultat de règles admises par conventions arbitraires; ou toutes ces prétendues conventions ne sont- elles que l'expression nécessaire de rapports que l'esprit est obligé sans doute de représenter par des signes de forme arbitraire, mais qu'il ne crée point à sa guise, et qu'il saisit seulement en vertu de la puissance qu'il a de généraliser et d'abstraire? Voilà ce qui partage les géomè- tres en diverses écoles; voilà le fond de la philo- sophie des mathématiques, et c'est aussi le fond de toute philosophie. Comme toute connaissance, depuis la plus grossière jusqu'à la plus raffinée, implique un rapport entre un objet perçu et une intelligence qui le perçoit, la forme de la con- naissance peut toujours de prime abord être at- tribuée indifféremment à la constitution de l'in- telligence qui perçoit, ou à la constitution de l'objet perçu : de même que le déplacement re- latif des diverses parties d'un système mobile peut, de prime abord, être indifféremment attri- bué au déplacement absolu de l'une ou de l'au- tre partie du système. Mais il y a des analogies, des inductions philosophiques qui mènent à pré- férer telle hypothèse à telle autre logiquement admissible^ et qui, même en certains cas, sont de nature à exclure tout doute raisonnable, bien qu'il n'y ait pas de démonstration formelle ou d'expérience possible pour réduire à l'absurde la contradiction sophistique. Démontrer logiquement que certaines idées ne sont point de pures fictions de l'esprit, n'est pas plus possible qu'il ne l'est de démontrer lo- giquement l'existence des corps ; et cette double impossibilité n'arrête pas plus les progrès des mathématiques positives que ceux de la physi- que positive. Mais il y a ceite différence, que la foi à l'existence extérieure des corps qui lait partie de notre constitution naturelle, est, comme on dit, une croyance du sens commun, bien qu'en L'induction philosophique puisse venir ai1 b( oin à l'appui du sens commun; tandis qu'il faut se familiariser, par la culture des sciences, avec le sens et la valeur de ces idées spéculati- ves sur lesquelles on ne tomberait pas sans dei études scientifiques. C'est ce qu'exprime ce fameux attribue à d'Alembert : « Allez en avant, et la foi vous viendra; » non pas une loi aveu- gle, machinale, produit irréfléchi de l'habitude, mais un acquiescement de l'esprit, fondé sur La perception simultanée d'un ensemble de rap- ports qui ne peuvent que successivement frap- per l'attention du disciple, et d'où résulte un eau d'inductions auxquelles la raison doit se rendre, en l'absence d'une démonstration logique que la nature des choses ne permet pas d'orga- niser. La philosophie des mathématiques consiste encore essentiellement à discerner l'ordre et la dépendance rationnelle de ces vérités abstraites dont l'esprit contemple le tableau; à préférer tel enchaînement de propositions à tel autre aussi rigoureux, et, en ce sens, aussi irrépro- chable logiquement, parce que l'un satisfait mieux que l'autre à la condition de faire ressor- tir cet ordre et ces connexions, tels qu'ils sont donnés par la nature des choses, indépendam- ment des moyens que nous avons de transmet- tre et de démontrer la vérité. 11 est évident que ce travail de l'esprit ne saurait se confondre avec celui qui a pour objet l'extension de la science positive, et que les raisons de préférer un ordre à un autre sont de la catégorie de celles qui ne s'imposent point par voie de démonstra- tion logique. Nous avons dit que les sciences mathémati- ques ont pour caractère essentiel de s'appuyer uniquement sur des principes que la raison sai- sit sans le secours de l'expérience, de manière pourtant que les conclusions de la théorie puis- sent être constamment contrôlées par l'expé- rience. Du moment qu'on invoque des principes, des lois ou des faits qui ne peuvent être don- nés, ou qui, du moins, dans l'état de nos con- naissances, ne sont donnés que par l'expérience, on sort du cadre des mathématiques pures, on entre dans le domaine de ces sciences mixtes, que l'on connaît sous le nom de sciences physico-ma- thématiques; ou sous toute autre dénomination analogue. Amsij les conditions qui fixent le ca- dre des mathématiques pures doivent tenir, d'une part, à la manière d'être des choses, d'au- tre part à l'organisation de l'esprit humain; et. dès lors il est peu probable, a priori, qu'on puisse soumettre les mathématiques pures à une classification systématique du genre de celles qui nous séduisent par leur simplicité et leur symétrie, quand il s'agit d'idées que l'esprit hu- main crée de toutes pièces et peut arranger à sa fantaisie. Chose remarquable ! les mathéma- tiques, sciences exactes par excellence, sont du nombre de celles où il y a le plus de vague et d'indécision dans la classification des parties, où la plupart des termes qui l'expriment se pren- nent, tantôt dans un sens plus large, tantôt dans un sens plus restreint, selon le contexte du dis- cours et les idées propres à chaque auteur, sans qu'on soit parvenu à en fixer nettement et ri- goureusement l'acception dans une langue com- mune : ce que n'auraient pas manqué de faire depuis longtemps, si la chose était possible, tant d'hommes éminents qui s'y sont appliqués. Tou- tes les fois qu'un rapport est parfaitement dé- terminé de sa nature, on tombe bientôt d'accord d'un signe précis pour l'exprimer. Le vague de la langue accuse souvent l'imperfection de notre connaissance, et alors l'effet disparaît avec la cause; mais il accuse plus souvent encore l'im- possibilité absolue d'exprimer avec les signes du langage, en leur conservant toujours la même MATH — 1053 MATH valeur fixe, des rapports dont nous ne disposons pas, et qui admettent, malgré nous, des modifi- cations.soumises à la loi de continuité, l'une des grandes lois de la nature. C'est ce qui arrive à l'égard des termes employés pour diviser en compartiments le domaine des mathématiques; et rien ne montre mieux que l'objet des mathé- matiques subsiste hors de l'esprit humain, et in- dépendamment des lois qui gouvernent notre in- telligence. Il n'est guère plus aisé de donner du système une définition proprement dite, uniquement ti- rée de l'essence de l'objet défini, qu'il ne l'est de définir et de classer les diverses parties du sys- tème. Les mathématiques pures ont pour objet les idées de nombre, de grandeur, d'ordre et de combinaison, d'étendue, de situation, de figure, et même les idées de temps et de forces, quoi- que, pour celles-ci, on ne puisse pousser bien loin la construction scientifique sans emprunter les données de l'expérience. Toutes ces idées s'enchaînent et se combinent de diverses ma- nières et donnent lieu à des rapprochements souvent très-inattendus ; mais ont-elles un carac- tère commun qui rende philosophiquement rai- son de leur parenté scientifique, et dont l'idée soit l'idée même des mathématiques prises dans leur ensemble? On n'a pas eu de peine à aper- cevoir que les lignes, les surfaces, les angles, les forces, etc., sont des grandeurs mesurables, et l'on en a tiré cette définition vulgaire, aux termes de laquelle les mathématiques sont les sciences qui traitent de la mesure des grandeurs ; mais, avec un peu plus d'attention, on remar- que qu'une foule de théorèmes sur les nombres peuvent être conçus indépendamment de la pro- priété qu'ont les nombres de servir à la mesure des grandeurs; qu'une multitude de propriétés des figures (celles qu'on appelle descriptives, par opposition aux relations métriques) seraient. parfaitement intelligibles, quand même on ne considérerait pas les lignes, les angles, etc., comme des grandeurs mesurables ; que dans l'algèbre, enfin, les symboles algébriques peu- vent souvent dépouiller toute valeur représen- tative de quantités réelles ou de grandeurs, sans que les formules cessent d'avoir une significa- tion. D'après ces considérations, on pourrait dire que les spéculations mathématiques ont pour ca- ractère commun et essentiel de se rattacher à deux idées ou catégories fondamentales : l'idée d'oRDRE, sous laquelle il est permis de ranger, comme autant de variétés ou de modifications spécifiques, les idées de situation, de configu- ration, de forme et de combinaison; et l'idée de grandeur, qui implique celle de quantité, de proportion et de mesure. Cette distinction ca- tégorique, dont on a mal à propos cru trouver le germe dans un passage assez insignifiant d'A- ristote {Métaph., liv. XI, ch. m), et sur laquelle, de nos jours, les ingénieux écrits de M. Poinsot ont appelé l'attention des géomètres philosophes, a pour auteur Descartes, qui l'a exprimée avec une netteté parfaite dans les termes suivants : « Atqui videmus neminem fere esse, si prima tanlum scholarum limina tetigerit, qui non facile distinguât ex iis quae occurrunt, quidnam ad ma- thesim pertineat, et quid ad alias disciplinas. Quod attentius consideranti tandem innotuit, illa omnia tantum, in quibus ordo vel mensura exa- minatur, ad mathesim referri, nec interesse utrum in numeris, vel figuris, vel astris, vel sonis, aliove quovis objecto talis mensura quaerenda sit; ac proinde generalem quamdam esse debere scien- tiam, quae id omne explicet, quod circa ordinem et mensuram nulli speciali materia) addicta quœri polest, eademque, non adscititio vocabulo, sed jam inveterato atque usu receplo, mathesim uni- versalem nominari, quoniam in hac continetur illud omne, propter quod alise scientiœ et mathe- matiese partes appellantur. » {Régulez ad direc- tionern ingenii, reg. iv.) Au lieu donc de cette unité systématique qu'il est dans la nature de l'esprit humain de recher- cher, et que la définition vulgaire des mathéma- tiques semble promettre, nous tombons sur un cas de dualité, à moins que nous ne nous élevions à des abstractions plus hautes et à des systèmes plus hardis, en considérant avec Leibniz l'espace comme l'ordre des phénomènes simultanés, le temps comme l'ordre des phénomènes successifs : auquel cas il semble que toute spéculation ma- thématique se rattachant médiatement et immé- diatement à l'idée d'ordre, l'unité systématique serait rétablie. Mais, sans faire de telles excursions dans la région de la métaphysique, en nous tenant à la distinction posée par Descartes, nous devons fixer l'attention sur une circonstance très-digne de re- marque, à savoir, que, pour les applications aux phénomènes de la nature, les spéculations ma- thématiques dont l'importance est sans compa- raison la plus grande, sont précisément celles qui se rattachent à notre seconde catégorie, ou qui portent sur la mesure des grandeurs. Aussi, tandis que les philosophes, depuis Pythagore jus- qu'à Kepler, avaient cherché vainement dans des idées d'ordre et d'harmonie, mystérieusement rattachées aux propriétés des nombres purs, la raison des grands phénomènes cosmiques, la vraie physique a été fondée le jour où Galilée, reje- tant des spéculations depuis si longtemps stéri- les, a conçu l'idée, non-seulement d'interroger la nature par l'expérience, comme Bacon le pro- posait de son côté, mais en outre de préciser la forme générale à donner aux expériences, en leur assignant pour objet immédiat la mesure de tout ce qui est mesurable dans les phénomènes naturels. Et pareille révolution a été faite en chimie, un siècle et demi plus tard, quand La- voisier s'est avisé de soumettre à la balance, c'est-à-dire à la mesure, des phénomènes dans lesquels on ne songeait généralement à étudier que ce par quoi ils se rattachent aux idées de combinaison et de forme. C'est cette même di- rection que l'on poursuit et que l'on poursuivra longtemps encore dans l'étude de phénomènes bien autrement compliqués, lorsqu'on tâche de mesurer par la statistique tout ce qu'ils peuvent offrir de mesurable. Lors même que l'on considère les mathémati- ques comme un corps de doctrine abstraite, in- dépendamment de toute application aux lois des phénomènes physiques, il faut reconnaître que les parties dont l'organisation logique a reçu le plus de perfection, celles qui ont été soumises aux méthodes les plus générales et les plus uni- formes, et qui, finalement, ont donné lieu à la construction d'une langue réputée avec raison la plus parfaite de toutes, sont aussi^ celles qui concernent la grandeur ou la quantité. Là est le fondement réel de la distinction entre la syn- thèse et Yanalyse, telle que les géomètres l'en- tendent et doivent l'entendre, dans l'état présent de la doctrine. Nous devons renvoyer à d'autres articles pour l'exposition des théories des logi- ciens sur la nature et sur le contraste de ces deux opérations de l'esprit. Pour l'objet que nous avons en vue, il suffit de se reporter à la distinc- tion que Kant a faite entre les jugements analy- tiques et synthétiques (voy. Jugement) : distinc- tion lumineuse et simple, si on la dégage des formes scolastiques dans lesquelles s'est trop complu ce grand logicien. MATH — 1054 — .MATI! En effet, quand nous éludions un objet, nous pouvons partir de certaines propriétés de 1 objet, exprimées par des définitions; puis, sans avoir besoin de fixer davantage notre attention sur l'objet, en ayant soin seulement de ne point en- freindre les règles de la logique, arriver à des conclusions ou à des jugements que Kant qualifie d'analytiques, qui éclaircissent et développent la connaissance de l'objet plutôt qu'ils ne reten- dent, à proprement parler : car on était censé nous donner implicitement, avec les notions ex- primées par les définitions d'où nous sommes partis, toutes les conséquences que la logique est capable d'en tirer. Ou bien, au contraire, nous pouvons avoir besoin de laisser notre attention fixée sur l'objet même, pour trouver, soit par expérience, soit par quelque considération ou construction que la nature de l'objet suggère, une propriété de cet objet qui n'était pas impli- citement contenue dans les termes de la défini- tion, qui ne pouvait pas en être tirée par la force de la logique seule. Les jugements par lesquels nous affirmons l'existence de telles propriétés dans l'objet, sont ceux que Kant qualifie de syn- thétiques, et qui véritablement étendent la con- naissance que nous avons de l'objet. La synthèse est empirique, s'il nous faut recourir à l'expé- rience pour obtenir cet accroissement de con- naissance ; dans le cas contraire, la synthèse est dite a priori; et cette dernière synthèse est celle que l'on pratique en mathématiques pures. Par exemple, je veux prouver que deux lignes droites A, B, situées dans l'espace de manière à ne pas se rencontrer, sont coupées par trois plans parallèles en parties proportionnelles; et pour cela j'imagine ou je construis idéalement une troisième droite C, joignant un point delà droite A à un point de la droite B. On a déjà prouvé que les droites A et G qui se coupent, sont cou- pées par les trois plans parallèles en parties pro- portionnelles ; la même proposition est valable pour le système C et B; et par l'intermédiaire de la droite C construite auxiliairement, la propo- sition se trouve aussi étendue au système des droites A et B qui ne se coupent point. Peu im- porte que la construction soit indiquée ou non par une figure; l'essentiel est qu'elle se fasse par la pensée ; et pour cette construction ou synthèse idéale, d'où sort la démonstration, il faut la contemplation de l'objet même; il ne suffit pas de se laisser aller aux déductions de la logique. Or, si l'on a appelé procédé synthétique celui qui consiste à tirer successivement de la contem- plation de la nature spéciale de l'objet, les con- structions propres à manifester les vérités qu'on a en vue d'établir, il conviendra d'appeler, par opposition, procédé analytique celui qui consiste à définir l'objet une fois pour toutes, et à tirer ensuite de cette définition toutes les propriétés de l'objet, en appliquant des règles fournies par une théorie plus générale : par exemple, s'il s'a- git d'un objet géométrique, en appliquant des règles qui conviennent, non-seulement aux gran- deurs géométriques, mais à des grandeurs quel- conques. C'est dans ce sens que les géomètres modernes ont été amenés à faire usage des termes d'ana- lyse et de synthèse, acception très-différente de celle que leur donnaient les géomètres de l'an- tiquité grecque, au rapport de Pappus et de Tbéon, qui attribue à Platon l'honneur de l'in- vention de l'analyse en géométrie. Cette accep- tion moderne, qu'on n'a pas cru pouvoir justifier, parce qu'on n'en voyait pas bien la liaison avec le sens dans lequel les logiciens prennent les mêmes termes, montre, à notre avis, que, sans s'en rendre nettement compte, les géomètres modernes ont saisi, à la manière de Kant, le ca- ractère important par lequel contrastent les deux procédés généraux que l'esprit peut suivre dans la recherche de vérités ignorées ou dans la dé- monstration de vérités acquises. En mathéma- tiques, on entend maintenant, par analyse, l'al- gèbre et toutes les branches du calcul des grandeurs, opéré à l'aide de signes généraux qui ont fait disparaître toute trace de ce qu'il y avait de spécial et de particulier dans la nature de ces grandeurs. Les règles du calcul une fois assises sur un petit nombre de propriétés fondamentales des grandeurs, le calcul devient une langue, un instrument logique qui fonctionne, pour ainsi dire, de lui-même, sans que l'attention ait besoin d'être fixée sur autre chose que sur le maintien des règles du calcul. On devra appeler en conséquence, et l'on ap- pelle effectivement géométrie analytique, une méthode pour démontrer certaines séries de vé- rités géométriques, en exprimant d'abord, à l'aide d'une synthèse préliminaire, les propriétés ca- ractéristiques de l'objet que l'on considère, de façon que toutes les autres propriétés puissent s'en déduire par les seules forces du calcul, et qu'on puisse ensuite faire abstraction de l'objet considéré, pour s'appliquer entièrement à sur- monter les difficultés de calcul, s'il s'en pré- sente. On appellera mécanique analytique une méthode pour traduire d'un seul coup, dans la langue du calcul, les conditions d'équilibre ou de mouvement tenant à la nature spéciale des grandeurs qui figurent en mécanique, de ma- nière qu'après cette traduction préliminaire on n'ait plus qu'à appliquer les règles générales du calcul; et ainsi de suite. L'avantage de la méthode analytique ainsi dé- finie consiste principalement dans la généralité et la régularité de ses procédés ; tandis que les procédés synthétiques, qui ne nous laissent ja- mais perdre de vue l'objet spécial de nos recher- ches, permettent de saisir le caractère le plus immédiatement applicable à la manifestation de la propriété qu'on veut établir, et ont souvent sur les procédés analytiques l'avantage de la sim- plicité et de la brièveté. Maintenant que nous avons tâché de faire res- sortir la valeur et le sens véritable de la distinc- tion établie par Kant, il doit nous être permis de critiquer l'usage qu'il en a fait pour opposer les mathématiques, toujours fondées, suivant lui, sur une synthèse a priori, aux spéculations méta- physiques, qui ne consisteraient qu'en jugements analytiques. Il a méconnu, d'une part, que l'in- duction fournit au jugement, en fait de spécula- tions philosophiques, la base que lui fournit l'expérience ou la synthèse empirique, en fait de spéculations sur les lois du monde sensible ; d'autre part, que les mathématiques n'ont pas moins besoin de l'analyse que de la synthèse, dans l'acception même qu'il a donnée à ces ter- mes. Le caractère distinctif du corollaire, c'est d'être implicitement donné avec la proposition dont il résulte, et d'en pouvoir être tiré logique- ment, sans synthèse nouvelle ; mais la tâche de mettre en relief certains corollaires n'en est pas moins difficile et importante. Les résultats d'un calcul sont implicitement contenus dans les données du calcul. L'organisation des méthodes, en mathématiques comme dans les autres scien- ces, a pour but d'économiser le travail du juge- ment synthétique; et c'est en mathématiques qu'on a les plus beaux exemples de telles mé- thodes. Leibniz, aussi grand philosophe que Kant, et, de plus, grand géomètre, a voulu distinguer les MATH — 1055 mat: mathématiques de la métaphysique, en ce que, suivant lui, les démonstrations s'appuieraient, en mathématiques sur le principe d'identité, et en métaphysique sur le principe de la raison suffi- sante. Nous contestons encore cette distinction. Si, pour prouver la règle du parallélogramme des forces, on s'appuie sur cet axiome, que la résultante de deux forces égales est dirigée sui- vant la bissectrice de l'angle des forces, parce qu'il n'y aurait pas de raison pour qu'elle incli- nât plus vers une composante que vers l'autre, on n'aura pas plus empiété sur le domaine de la métaphysique, que lorsqu'on s'appuie, en géomé- trie, sur cet axiome, que la ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre. Nous persistons à penser que le caractère distinctif des mathématiques doit se tirer de ce qu'elles ont pour objet des vérités que la raison saisit sans le concours de l'expérience, et qui, néanmoins, comportent toujours la confirmation de l'expé- rience. En voyant des personnages tels que Leibniz et Kant mettre ainsi en contraste, opposer l'un à l'autre les deux grands corps de doctrine qui sont l'objet des spéculations des géomètres et de cel- les du philosophe, soit qu'on adopte ou qu'on re- jette l'explication qu'ils ont donnée de cette dua- lité ou de cette symétrie contrastante, on est suffisamment averti qu'il doit y avoir pour le philosophe des raisons toutes spéciales de ne pas rester étranger aux théories de mathématiques pures. Il n'est pas mal, sans doute, qu'un philo- sophe soit astronome, chimiste, géologue, bota- niste : car toutes nos connaissances s'enchaînent, toutes sont subordonnées dans leurs développe- ments aux lois de l'esprit humain, qu'elles ma- nifestent à leur manière; toutes, en conséquence, sont propres à fournir des exemples qui donnent du relief et du jour aux conceptions du philoso- phe ; mais, pour cette utilité accessoire, l'astro- nomie, la géologie, la botanique sont des sciences qui peuvent très-bien se remplacer les unes les autres, ou être remplacées par d'autres. On con- naît la fameuse inscription de Platon ; et il ne viendrait à personne l'idée qu'un philosophe puisse écrire sur la porte de son école : « Que nul n'entre ici, s'il n'est botaniste ou géologue. » L'histoire des mathématiques offre une série de noms tels que ceux de Pythagore, de Platon, de Proclus, de Descartes, de Leibniz, série qui, pour la signification philosophique, n'a sa pareille dans les annales d'aucune autre branche des sciences positives. C'est que les spéculations du géomètre et celles du philosophe sont seules comparables pour la généralité; c'est que seules elles relèvent au même degré de la faculté dominante et régu- latrice de l'esprit humain, c'est-à-dire de la rai- son. Sophiœ germana mathesis, a dit avec pré- cision l'élégant auteur de Y Anti-Lucrèce. La philosophie a aussi son côté empirique, et par ce côté elle tient de très-près, quelque système que l'on adopte, à la science empirique qui traite du jeu des organes, de l'économie et du trouble des fonctions de la vie, en un mot, à l'histoire natu- relle de l'homme ; mais les spéculations philoso- phiques, dans ce qu'elles ont de rationnel et dans ce qui est le vrai fondement de leur prééminence, appellent, exigent (on peut le dire) la connais- sance au moins sommaire de ces vastes décou- vertes que l'esprit humain a su faire dans le monde des idées, et qui ont amené d'autres dé- couvertes si glorieuses dans les lois et dans les êtres du monde sensible. Les grands esprits, à nui ce secours a manqué, l'ont senti et vivement regretté. On consultera avec fruit, sur plusieurs ques- tions traitées ou indiquées dans cet article : A. Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances ,_ Paris, 18ôl, 2 vol. in-8; — H. Mar- tin, Philosophie spiritualiste de la nature, Paris, 1849, 2 vol. in-8; —A. Laugel, les Problèmes de la nature, Paris, 1864, in-12. A. G. MATIÈRE. Le mot matière a, dans le langage philosophique, deux acceptions parfaitement dis- tinctes : quelquefois, il indique l'être indéterminé en général, par opposition à la forme, qui marque la détermination : c'est I'ûXyi itpôvtïi de plusieurs philosophes anciens de la Grèce, la substance d'Aristote, tô 'j7toxeî[i.evov , devenue depuis la causa materialis de la scolastique; plus ordinai- rement, on appelle matière l'ensemble des corps qui composent l'univers visible : la matière alors s'oppose, non plus à la forme, mais à l'esprit, et, par suite, le matérialisme au spiritualisme. Nous ne nous étendrons pas longuement sur le problème de la matière considérée sous le premier point de vue, nous bornant à quelques aperçus historiques, et renvoyant pour le fond des choses à l'article Substance. Nous traiterons, au contraire, avec une certaine étendue, les problèmes difficiles et considérables qui s'offrent nécessairement à la pensée, quand on envisage la matière comme l'opposé de l'esprit, soit dans la réalité de son être, soit dans ses qualités, soit dans son essence. La plupart des systèmes philosophiques de l'an- tiquité s'accordent à reconnaître la matière comme un des premiers principes des choses; mais tandis que les uns lui refusent toute énergie propre et pla- cent en face ou au-dessus d'elle un autre principe destiné à la féconder, les autres la croient capable de se féconder elle-même et de faire éclore, par sa seule vertu, tous les germes contenus en son sein. Les premiers de ces systèmes sont dualistes, les seconds sont panthéistes. Une des plus anciennes écoles philosophiques de l'Inde, celle peut-être où le génie oriental s'est développé avec le plus de liberté et de puissance, l'école sânkhya, pose à l'origine des choses une'1 matière primitive qu'elle appelle prakrili , ou moula-prakriti, ou encore pradhâna (voy. Co- tebrooke, Premier essai sur la philosophie des Hindous); c'est l'être, non encore déterminé, renfermant en soi toutes les formes de l'existence sans en revêtir aucune; c'est la substance sans attributs qui la circonscrivent , la cause sans effets où elle se précise et se déploie. La matière du système sânkhya, ce n'est point la nature vi- sible, l'univers matériel, lequel est un univers parfaitement déterminé; c'est la nature invisible, la nature naturante, comme ont dit des panthéis- tes plus récents; c'est la matière indéterminée, antérieure à toutes les formes, soit corporelles, soit spirituelles. La preuve, c'est que le second principe placépar l'école sânkhya après la matière, c'est l'intelligence, bouddhi; et le troisième prin- cipe placé après l'intelligence, c'est la conscience, akankara, l'intelligence étant ici une première détermination de la matière, et la conscience une détermination de l'intelligence elle-même; de sorte que la loi suprême des choses fait passer sans cesse l'indéterminé au déterminé et la ma- tière à la forme, par une série de déterminations de plus en plus concrètes et de formes de plus en plus précises. Il faut entendre à peu près dans le même sens la première philosophie de la Grèce, la philo- sophie de Thaïes, d'Anaximène, d'Heraclite, quand elle admet soit l'humide, soit l'air, soit le feu, comme la matière de toutes choses. La matière joue ici un double rôle : elle est à la fois la cause universelle et l'universelle substance, le principe mâle et le principe femelle, le germe de tous les êtres et la force qui les fait épanouir. Chez Anaxagore, au contraire, et chez Empédocle, les MATI — 1056 — MATI deux principes se distinguent et se séparent. Toutes les formes sont contenues dans une ma- tière primitive; mais il faut, selon Anaxagore, que [Intelligence débrouille le chaos des homœo- méries; il faut, selon Enipédocle, que l'Amitié et la Haine unissent ou séparent les quatre Éléments. Platon et Aristote donnent à la théorie de la matière un degré supérieur de précision et de profondeur. Le disciple hardi de Socrate nous fait assister, dans le Timée, à la formation du monde. Il nous représente Dieu comme un artiste incomparable qui veut faire de l'univers le plus beau et le plus harmonieux des ouvrages. Or, il faut deux choses à un artiste, outre la puissance et le génie : il lui faut une matière à laquelle s'applique son art ; il lui faut, de plus, un modèle, un idéal qu'il s'attache à réaliser. Platon admet donc trois principes des choses : Dieu, la matière, et les idées éternelles, exemplaires primitifs de tous les êtres. Sont-ce ià pour Platon trois prin- cipes séparés, indépendants l'un de l'autre? On pourrait le croire, à s'en tenir à la lettre de certains dialogues ; mais, pour peu qu'on pénètre dans l'esprit de la philosophie platonicienne, on reconnaît que les idées et Dieu se résolvent dans un seul et même principe, considéré sous deux points de vue : les idées ne pouvant exister par elles-mêmes et formant une hiérarchie qui trouve en Dieu son dernier sommet et son point d'appui nécessaire ; Dieu ne pouvant lui-même être conçu sans les idées, lesquelles déterminent son essence absolue et font de lui, à la place d'une unité abstraite et morte, un principe de réalité, de mouvement et de vie. Restent maintenant en face l'un de l'autre le principe supérieur et divin et le principe matériel. Faut-il admettre leur in- dépendance absolue? Mais quoi! l'unité n'est-elle pas la loi suprême de la pensée et de l'existence? Comment d'ailleurs élever à la dignité de premier principe cette matière sans forme, sans puis- sance, sans règle et sans loi, espèce difficile et obscure, à peine saisissable à l'intelligence; car elle n'est atteinte ni par la pensée pure, ni par les sens, mais par une sorte de raisonnement bâtard? La perplexité de Platon est grande. On sent que le problème tourmente et surpasse presque son génie. 11 appelle à son secours les métaphores les plus bizarres. La matière est la mère de toute chose sensible; elle est moins que la mère, elle est la nourrice de la génération. En général, on pense reconnaître dans toute la suite du Timée un effort constant de Platon pour atténuer l'importance de la matière, pour amoindrir sa réalité, sans toutefois la détruire complètement. C'est au point qu'elle semble quel- quefois réduite à un récipient pur et simple, à l'espace vide, au lieu. Et il ne faut pas s'en étonner : l'existence de la matière, en effet, con- sidérée comme principe distinct et indépendant, était en contradiction formelle avec l'esprit de la doctrine platonicienne. La clef de cette doc- trine, c'est la dialectique, et le résultat de la dialectique, c'est la théorie des idées. Or, pour la dialectique, il n'y a d'être que d.ms le général; tout le reste n'est que négations et liantes. Les idées et leur principe supérieur, l'unité, voilà la source et le fond de toute réalité. Que peut être la matière dans une pareille doctrine? Un prin- cipe purement logique. Aussi voyons-nous Platon, dans le Sophiste, la réduire au non-étre, oppose à l'être; à Vautre, comme il dit, opposé au même. Les idées, suivant la doctrine subtile et prol de ce dialogue, les idées sont plusieurs ; par là même, elles sont différentes les unes des autres et, partant, imparfaites et relatives. Voilà donc deux principes nécessaires : un principe positif, le bien, L'être, le même; et un principe négatif le non-être, l'autre; les idées résultent du com merce de ces deux principes, commerce obscur, mystérieux, ineffable, mais nécessaire. On voit que Platon, avant de toucher à l'explication du monde sensible, avait déjà rencontré, au sein même du monde idéal, ce problème épineux et redouté : Comment la variété sort-elle de l'unité, et de l'identité la différence? Et Platon avait cru résoudre ce problème. Le moyen maintenant de résister à l'entraînement de la logique, et de ne pas étendre et généraliser la solution entrevue? De Dieu à l'idée, de l'idée au monde sensible, même question, même mystère: Platon devait donner à la difficulté le même dénoûment. C'est ce qui est confirmé par le témoignage m imposant d'Aristote. Au premier livre de la Mé- taphysique, le disciple intelligent, l'adversaire loyal de Platon, réduisant la doctrine de son maître à la forme la plus précise et la plus sé- vère, se charge de la construire tout entière avec deux principes : l'Un, identique au bien, comme forme; et comme matière, la dyade indéfinie du grand et du petit, principe de la différence. L'Un, c'est Dieu. Un premier commerce de l'Un et de la dyade produit les idées. Une nouvelle intervention de la dyade s'introduisant, non plus dans l'unité absolue, mais dans les idées, produit les choses sensibles. Ainsi envisagé, le système de Platon devient un système tout logique et tout abstrait, d'où sont bannies à jamais la réalité et la vie, une sorte d'- panthéisme mathématique, où les êtres de la na- ture s'évanouissent dans les idées et les nombres, où les nombres eux-mêmes s'absorbent dans une creuse et vide unité. Aristote rejeta ce système, et entreprit de res- tituer à la nature ses droits méconnus, à l'aide d'une théorie meilleure de la matière. L'auteur de la Métaphysique fait reposer toute sa doctrine sur l'opposition de la matière et de la forme, ou. ce qui est pour lui la même chose, de la puis- + sance et de l'acte. Dieu est l'acte pur, séparé de toute matière, la forme parfaite et accomplie. En face de cette forme sublime existe une matière éternelle; mais il faut bien comprendre la nature de la matière aristotélicienne et ses conditions d'existence. Ce n'est point le chaos primitif rêvé par les poètes; ce n'est pas, non plus, la matière sans forme du Timée, autre rêverie de l'imagi- nation : c'est une matière réelle et substantielle, c'est-à-dire une matière qui, loin d'être séparée _ de la forme, ne peut être conçue sans elle quj par l'abstraction. Toute matière a une forme, et, qui pjus est, t une forme déterminée, laquelle exclut la présen. e| actuelle de toute autre forme. C'est en ce sens qu'Aristote exige, pour composer un être i trois choses : premièrement, une matière ou, d'autres termes, une substance renfermant eu puissance un certain nombre de formes déter- minées ; secondement, une certaine forme ac-"^ tuelle; troisièmement , enfin, la privation de toutes les autres formes possibles. Le monde péripaléticien est un ensemble d'êtres profondément distincts et individuels, qui sans cesse passent delà puissance à l'acte, d'une forme à une autre forme, dans un progrès d'actualis a- tion sans fin. Rien ne manque à ce monde, à ce qu'il semble, pour se développer éternellement: il a l'existence, il a la force, il a mémo le mou- vement. Que lui faut-il de plus, et en quoi Bien est-il nécessaire? il faut au mouvement du monde une lin et une loi, car nul être ne se meut que pour un but précis et suivant une direction dé- Or, toutes les lins particulières sup- i une lin générale et suprême qui est le MATI — 1057 MATL bien. Dieu est le bien; c'est à ce titre qu'il meut le monde, ou plutôt qu'il l'attire à lui. Mais comme, il ne l'a point fait, il ne le connaît pas, et il ne saurait l'aimer. Entre ces deux principes, la matière vivante, actualisant ses formes par un mouvement éternel, et l'acte pur, enfermé en lui-même et dirigeant ce mouvement sans le connaître et sans s'y intéresser, le système pé- ripatéticien a creusé un abîme qu'il est impos- sible de combler. On peut considérer la philosophie d'Aristote comme le dernier effort de la pensée grecque pour construire une théorie vraiment scientifique de la matière et donner une base rationnelle au dualisme. Depuis lors, le dualisme a presque entièrement disparu de la scène philosophique, et la spéculation moderne est entrée dans de nouvelles voies. Aucun philosophe ne serait reçu aujourd"hui à faire de la matière un premier principe, et le mot même de matière ne désigne plus autre chose que l'ensemble des corps. Sur ce nouveau terrain, nous allons voir paraître de nouveaux problèmes, dont la solution est l'objet propre de cet article. Le premier problème que se sont proposé les philosophes modernes, problème parfaitement sérieux, dont l'énoncé n'étonnera que les esprits peu exercés aux méditations élevées, est celui- ci : « Peut-on affirmer l'existence des corps?» Descartes pensait que nous n'avons point de cer- titude immédiate de cette existence, et qu'elle resterait douteuse, si la véracité divine n'était là pour nous la garantir. Malebranche suivit son maître dans cette voie, et alla plus loin : pour lui, la véracité divine, telle que la raison na- turelle nous l'atteste, ne suffit pas; il faut une autorité supérieure, il faut le témoignage sur- naturel de la révélation. Sur cette pente idéaliste, le cartésianisme, continuant de glisser, Berkeley vint enfin dire qu'il n'existe point de corps, et qu'entre notre intelligence et Dieu, il est temps de supprimer cet intermédiaire inutile. Supposons l'existence de la matière solidement établie, une autre question se présente : « Que savons-nous de la matière? Pouvons-nous at- teindre ses qualités réelles et absolues? » Sur ce point encore les philosophes se divisent. Suivant les cartésiens, il y a deux sortes de qualités dans ce que nous appelons matière : les unes, absolues, inhérentes au corps, indépen- dantes de nos sens : par exemple, l'étendue, la figure, la divisibilité, le mouvement ; ce sont les qualités premières de la matière. Les autres sont plutôt senties que perçues; elles sont moins des manières d'être des corps eux-mêmes que des modes de notre sensibilité; elles sont varia- bles, relatives, comme la chaleur, les odeurs, les saveurs, et autres semblables. Cette distinction des qualités premières et secondes, des qualités absolues et relatives, ac- ceptée par Locke, mise en grand honneur par la philosophie écossaise, a été rejetée par Kant. Suivant l'auteur de la Critique de la raison pure, l'étendue n'est point une qualité de la matière, mais une forme de la sensibilité. Nous ne connaissons point la matière en elle-même, mais seulement les phénomènes matériels, les- quels sont purement subjectifs et dépendants de la nature et des formes de notre sensibilité. Le système de Kant nous conduit à une der- nière question, étroitement liée à la précédente : « Connaissons-nous l'essence de la matière ? » Pour Descartes, pour Spinoza, cette essence nous est parfaitement connue; elle est tout entière dans l'étendue, comme l'essence de l'esprit est tout entière dans la pensée. 11 n'y a rien dans l'univers physique qui ne soit explicable par D'CT. PHILOS. les modalités de l'étendue; rien dans l'univers moral qui ne se résolve en modalités de la pen- sée. C'est contre cette théorie que Leibniz s'in- scrivit en faux, admettant, comme les cartésiens, que nous connaissons l'essence de la matière, mais ajoutant à l'étendue, la force, l'antitypie, comme un complément nécessaire. La philoso- phie critique rejette également ces deux théo- ries; elle établit une distinction profonde entre la matière visible et sensible, ou la matière comme phénomène, et la matière en soi, la ma- tière comme noumène. Notre esprit saisit le phé- nomène relatif et divers, et, lui imposant les formes absolues de la sensibilité, complète ainsi la connaissance ; quant au noumène, il reste en dehors de nos idées ; il échappe à toutes nos prises ; il n'est qu'un inconnu, une x algébrique, tout ensemble nécessaire et inaccessible. Que ferons-nous en présence de ces épineux problèmes, et des solutions si diverses qu'en ont données les plus grands esprits des temps mo- dernes? Nous ferons une chose très-simple et à la fois très-nécessaire à notre faiblesse. Nous n'imaginerons pas un nouveau système ; nous observerons les faits, nous confronterons tous les systèmes avec la réalité que chacun d'eux prétend expliquer, et peut-être parviendron-- nous, à force d'exactitude et de soins, à quel- ques inductions certaines, à un petit nombre de conclusions bornées, mais inébranlables. C'est une chose bien remarquable et qui res- sortira clairement, nous l'espérons, de la suite de ce travail, que toutes les aberrations des phi- losophes sur la question de la matière, paralo- gismes célèbres de Descartes et de Malebranche, idéalisme absolu de Berkeley, scepticisme sub- jectif de Kant, tous ces systèmes, toutes ces con- ceptions bizarres qui ont mis la philosophie en contradiction avec le sens commun, viennent d'une même origine : nous voulons dire une analyse mal faite des données de la perception extérieure. L'école écossaise, si justement re- nommée par sa prudence et par son scrupuleux attachement à la méthode d'observation, a op- posé avec force, et souvent ave: bonheur, aux extravagances de l'idéalisme, le témoignage des faits et l'autorité de la conscience ; mais, elle- même, a-t-elle porté dans l'exploration des sens une exactitude parfaite? C'est ce que nous nous permettrons de contester. Pour entrer tout de suite au fond du sujet, demandons-nous, l'œil fixé sur la conscience, s'il existe entre nos différents sens et leurs dif- férentes données cette distinction ridicule admise par Reid, suivant laquelle certains sens, l'ouïe par exemple, ne nous feraient connaître cer- taines qualités de la matière que d'une façon indirecte et relative, à titre de causes inconnues de telles ou telles sensations; tandis que d'au- tres sens, comme le toucher, auraient la vertu singulière de nous révéler par une perception immédiate et directe les qualités absolues, ob- jectives des corps. On voit paraître ici la célèbre distin:tion des qualités premières et des qualités secondes, admise, avant Reid, par Descartes et par ses disciples les plus éminents ; mais ou- blions un instant la question métaphysique pour nous enfermer dans le domaine de la conscience. Les données de nos sens, en gard int chacune leur caractère spécial et leurs innombrables différences, sont au fond essentiellement ho- mogènes. Elles ne sont pas, les unes subjectives, les autres objectives, celles-ci absolues, celles- là relatives et indépendantes : tous nos sens agissent suivant une même loi et nous four- nissent sur les corps des informations analogues, l'uur le prouver, analysons attentivement les 67 M ATI 1058 — .M ATI données de l'ouïe et comparons-les à celles de la vue et du toucher. Un son perçant vient tout à coup frapper mes oreilles. Qu'arrivc-t-il, suivant l'école écossaise.' J'éprouve une sensation très-vive, très-carac- ténsée, qui ne ressemble à aucune autre et qui m'affecte d'une manière très-désagréable. Jus- que-là, nous ne sortons pas du moi et de la sphère de la sensibilité. Est-ce tout? Non; c'est un fait qu'après avoir éprouvé une sensation, je la rapporte à une cause. Il y a une loi de mon esprit toujours présente, quoique inaperçue, et toujours agissante au plus profond de nia con- science, qui me fait supposer une cause à tout phénomène qui vient à se produire. Or, icL, la cause de la sensation éprouvée ne pouvant être ma propre activité, mon propre être, puisque je sens fort bien que mon rôle est purement passif dans le développement du phénomène, et que ma sensation n'est point mon ouvrage, je con- çois nécessairement l'existence d'une cause étran- gère qui agit sur moi. Cette cause est l'objet sonore ; et me voilà, grâce à ma raison guidée par le principe de causalité, me voilà sorti de moi-même et en possession du monde extérieur. Nous venons de reproduire fidèlement l'analyse des données de l'ouïe, telle que l'ont faite les philosophes écossais, Reid, par exemple, et à sa suite M. Royer-Collard. Si cette analyse est exacte et complète, il s'ensuit que le sens de l'ouïe, et les sens analogues livrés à eux-mêmes et considérés avant l'intervention de la r et du principe de causalité, ne nous font pas sor- tir du moi. Leurs données sont purement sub- jectives. Une modification particulière de la sen- sibilité, laquelle est plus ou moins agréable, je ne vois rien là qui fournisse la moindre idée d'un objet extérieur, d'un corps étendu et figuré. Il n'y a donc point pour l'ouïe de perception proprement dite. Quand la raison me fait rap- porter ma sensation à une cause, ce n'est qu'une connaissance indirecte et médiate, une sorte de raisonnement rapide et spontané. Je ne me re- présente pas cette cause, je ne la perçois pas, ]e la conçois, je la déduis. A parler rigoureu- sement, je ne puis pas dire que ce soit une cause extérieure, l'extériorité supposant l'éten- due ; c'est une cause autre que moi. C'est, comme dit l'Allemagne, le non-moi dans ce qu'il a de plus indéfini, de plus strictement négatif. Si donc mes mains ne me faisaient toucher ultérieurement l'objet sonore, je ne m'en formerais aucune idée ; le tact seul donne une base précise, un sujet fixe et déterminé aux vagues données de l'ouïe et des autres sens. Seul, il perçoit directement l'étendue ; seul, il fournit la notion claire et distincte d'une sub- stance corporelle. Nous ne pouvons accepter cette analyse des philosophes écossais comme l'expression com- plète de la réalité. Il n'est p s vrai que les données de l'ouïe, de l'odorat, du goût, soient purement subjectives ; il n'est pas vrai que la notion de l'étendue leur soit complètement étran- gère, et qu'elle ne nous fournisse, en définitive, qu'un vague non-moi auquel il faudrait chercher un point d'appui ultérieur à l'aide du toucher. Reprenons, en effet, l'analyse du phénomène : un son perçant n'est-il autre chose qu'une mo- dification plus ou moins agréable de ma sensi- bilité? Tant s'en faut. On doit soigneusement distinguer deux éléments dans ce phénomène : la sensation proprement dite et le son, et puis la peine ou le plaisir qu'elle me procure. Suis , les sensations de l'ouïe ressembleraient à toutes les sensations du monde. Or, elles ont un caractère spécial, sui (jencris; elles ne sont pas des sensations en général, mais bien de >on», tel ou tel son, le son aigu d'un coup de sifflet, par exemple. Maintenant, examinez de près ce son, et vous reconnaîtrez qu'il est toujours loca- lisé dans une partie déterminée du corps, l'o- reille droite par exemple, ou l'oreille gauche, ou toutes les deux ensemble. Oui, tout son m'est donné comme répandu, pour ainsi dire, sur toute la partie de mon corps affectée, sur toute la surface du tympan et des nerfs acoustiques. Il en est de même pour les autres sens. Qu'une senteur agréable vienne à se produire, je flaire avec force, et aussitôt je sens un chatouillement particulier dans les narines et sur toute la sur- face des ramifications extrêmes du nerf olfactif. Cette sensation, ce chatouillement ne sont pas de pures modifications subjectives, apréables ou désagréables, de ma sensibilité; ce sont des im- pressions toutes spéciales, localisées par moi spontanément en un point précis de l'organisme. Or, le fait de la localisation suppose évidem- ment quelque idée d'étendue. Je ne sens pas seu- lement mon moi, je sens mon corps, je le per- çois par l'ouïe, par l'odorat, comme par le tact. Nous accorderons maintenant que cette percep- tion est vague, confuse; qu'elle est infiniment éloignée de la précision et de la clarté qui sont le privilège du toucher ; que les sens de l'ouïe, de l'odorat et du goût m'occupent beaucoup plus de moi-même que des choses extérieures, tandis que le toucher, au contraire, m'intéresse aux choses du dehors beaucoup plus qu'à celles du dedans. Mais ce n'est pas là la question. Il s'agit de savoir si certains de nos sens ne nous four- nissent que des données purement subjectives, dans une ignorance absolue de l'étendue et des corps proprement dits. Or, l'expérience, sévè- rement interrogée, donne sur ce point un dé- menti formel aux philosophes écossais. Nous n'avons parlé, jusqu'à présent, que de l'ouïe, de l'odorat et du goût. Que sera-ce si nous considérons le sens de la vue? Ici, les Écossais éprouvent un embarras extrême dont ils ne se rendent pas compte et que nous n'avons aucune peine à expliquer. Où rangeront-ils le sens de la vue? Parmi les sens aux données purement subjectives, destitués de toute véri- table perception? ou bien à côté du toucher, le sens objectif et perceptif par excellence? La dif- ficulté n'est pas médiocre. L'objet propre de la vue, c'est en effet la couleur. Or, la couleur pa- rait bien n'être, au même titre que le son, qu'une sensation, c'est-à-dire une donnée toute subjective. Mais, d'un autre côté, la couleur n'est pas séparée de l'étendue : car ce que fournit la vue, ce n'est pas la couleur pure et simple, c'est la couleur étendue, c'est la surface colorée ; et, chose remarquable, ces deux éléments du phéno- mène, la couleur et l'étendue en surface, sont parfaitement indivisibles. Comment expliquer cela dans le système écossais? Si la couleur est une pure modification de l'àme, il y aura donc dans l'àme des modifications étendues, ce qui paraît absurde. Et. cependant, la couleur est certainement une chose sentie, et non pas une chose conçue par l'esprit, comme serait une figure géométrique. Le moyen de résoudre c difficulté ? La théorie écossaise n'en fournit aucun. 11 faut donc abandonner cette théorie et reconnaître que la vue ainsi que le tact, que l'ouïe, l'odorat et le goût, ainsi que la vue, nous fournissent quelque idée de l'étendue et du corps; que toutes les sensations, odeur, saveur, son, couleur, chaleur, résistance, ont ce point commun d'être localisées dans un point déter- miné de l'organisme avec plus ou moins de net- teté et de précision. MATI — 1059 — MATI Considérons maintenant le sens du toucher, et voyons si l'analyse des Écossais se soutiendra mieux en cette rencontre devant le spectacle attentivement observé des faits. Je promène ma main sur une table de marbre; la première sensation que j'éprouve est celle du froid. Jusque-là, suivant Reid et Royer-Collard, il n'y a rien dans les données du toucher qui diffère de celles des autres sens. Le chaud et le froid sont, avant tout, des modifications de l'âme, n'impliquant aucune idée d'étendue ou de figure corporelles ; considérés hors de l'âme, le chaud et le froid ne sont que les causes inconnues de certaines sensations ; nous ne les percevons pas, à ce titre, nous les concevons, nous les con- cluons. Mais voici de nouveaux phénomènes qui vont se produire : je ne sens pas seulement le froid en touchant la table de marbre, je sens la dureté, et avec elle l'étendue, la figure étroi- tement liées à la dureté. C'est ici que le fait de la perception se manifeste dans toute sa richesse et dans tout son éclat. Les Écossais distinguent bien, à la vérité, dans l'analyse du sens de l'ouïe, la sensation proprement dite et la perception, le son-sensation, qui n'est qu'une modification de l'âme, du son-qualité, qui appartient à l'objet sonore ; mais ce son, considéré comme extérieur, n'est pas, suivant eux, véritablement perçu : il n'est que' la cause inconnue, la cause vague, in- déterminée de la sensation correspondante. Il est donc conçu par la raison d'une manière indi- recte plutôt que perçu par le sens. Les choses se passent tout autrement dans l'exercice du tou- cher. A la suite d'une sensation déterminée, je perçois directement un objet dur, étendu, figuré. Il n'y a point ici de raisonnement, mais bien une intuition immédiate, une perception véri- table. Je n'ai plus affaire à une cause vague, indéterminée, dont je ne sais rien autre chose, sinon qu'elle doit exister et qu'elle est autre que moi. Le principe de causalité n'est plus de mise en ce moment. Entre la sensation éprouvée et les objets perçus, il n'y a aucun lien logique. Je suis affecté par la sensation; aussitôt, par la loi de ma nature, inexplicable peut-être, mais certaine et irrésistible, je perçois sans inter- médiaire un objet déterminé qui a telle ou telle solidité, telle ou telle étendue, telle ou telle figure. Cet objet, c'est proprement le corps. Le toucher est donc le sens chargé de me révéler l'existence du corps, de me fournir la donnée fondamentale autour de laquelle viennent en- suite se réunir toutes les autres. Ces qualités obscures, ces causes inconnues qui flottaient au hasard dans une indétermination absolue, se fixent tour à tour, à l'aide de l'expérience et de l'induction, sur l'objet précis que le toucher m'a immédiatement livré. La connaissance du monde extérieur est complète. Pour la seconde fois, nous sommes forcés de nous inscrire en faux contre une analyse essen- tiellement défectueuse. Et d'abord, il serait parfaitement inexact de prétendre que le chaud et le froid, psychologiquement considérés, ne soient que des modifications de l'âme, sans rap- port à l'étendue et la figure. C'est un fait aussi clair que le jour, que toute sensation de chaleur est localisée dans une partie déterminée du corps, eteela d'une façon assez précise. Que je sois placé devant un foyer, je sens parfaitement toute la surface de mon corps affectée par la chaleur; en certains cas, je serais en état de la décrire avec une précision presque géométrique. La sensation de chaleur est ici tout à fait sépa- rée de toute sensation de dureté ou de mollesse. Mais revenons au premier fait, à l'expérience de la table de marbre. Suivant les Écossais, la sen- sation de dureté a un merveilleux privilège. Tandis que la sensation d'odeur me laissait dans une parfaite ignorance de sa cause, dans un oubli profond de l'étendue et des corps, la sensation de dureté me révèle une qualité précise, déter- minée du monde extérieur. Voilà une sorte de miracle. Les Écossais déguisent ce qu'il y a d'extraordinaire dans leur théorie en invoquant leur ressource habituelle, leur Deus ex machina, une loi de notre nature; mais rien ne saurait pallier l'inexactitude et la faiblesse de leur ana- lyse. Il est visible que la dureté, prise en soi, considérée comme qualité objective des corps, abstraction faite de l'étendue et de la figure, est quelque chose d'aussi obscur, d'aussi vague, d'aussi relatif que l'odeur, le son, la saveur, envisagés sous le même aspect. Ce qui donne à la dureté ou solidité un degré éminent de clarté et de précision, c'est qu'elle est indivisiblement unie à la perception d'une étendue et d'une figure déterminées. Mais la perception de l'é- tendue n'est pas, nous l'avons prouvé, le privi- lège mystérieux d'un sens unique, le toucher ; l'étendue nous est donnée, à quelque degré, de quelque manière, par tous nos sens. La seule différence qui existe entre le toucher et les au- tres, c'est que les sensations du toucher se loca- lisent dans différentes parties de notre corps avec une force et une précision particulières. Après avoir perçu de la sorte quelques-uns de nos organes, tels que nos mains et nos pieds, nous y trouvons des unités de mesure à l'aide desquelles nous pouvons apprécier l'étendue des corps environnants, et, de proche en proche, celle de tous les objets de la nature. Le toucher est donc éminemment propre à la perception distincte de l'étendue ; mais cela n'empêche pas que la vue n'entre en partage de cette faculté d'une manière notable, et que tous nos autres sens ne la possèdent dans une certaine mesure. Si cette esquisse des données de nos sens est. comme nous le croyons, plus exacte et plus complète que l'analyse des philosophes écos- sais, laquelle était déjà beaucoup plus exacte et beaucoup plus complète que celle des psycholo- gues antérieurs, on peut, en fécondant ces ré- sultats de l'expérience par le raisonnement et l'induction, en déduire un certain nombre de conséquences vainement combattues par une fausse psychologie, et que nous allons établir tour à tour. En premier lieu, nous disons que l'existence des corps est une donnée commune de tous nos sens, laquelle n'a pas besoin d'être démontrée et ne saurait sérieusement être mise en doute, quoi qu'en aient dit Descartes, Male- branche et Berkeley. Nous prétendons, en second lieu, que toutes les qualités du corps sont rela- tives et non absolues, et que la distinction célè- bre imaginée par Descartes, acceptée par Locke, et hautement proclamée par Reid, entre les qualités premières et les qualités secondes de la matière, ne saurait être admise à aucun des titres sur lesquels ces trois écoles prétendent l'établir. Nous affirmons enfin que l'essence de la matière est inaccessible à la raison humaine, en dépit des prétentions de la plupart des méta- physiciens. Sur ce point, nous sommes d'accord avec Kant. dont nous nous séparons seulement quand il refuse toute objectivité aux phénomènes matériels. Qu'on examine attentivement chacun de nos sens, on se convaincra qu'il n'en est pas un seul dont les données n'impliquent l'existence de la matière. En effet, la perception de l'étendue n'est pas, comme le croit l'école de Reid, le pri- vilège d'un sens unique, savoir, le toucher, mais une loi générale de tous les sens. L'ouïe localise MATI — 1060 MATI les sons, et l'odorat les senteurs, tout comme le toucher localise les résistances. Chaque l'ois que j'exerce un de mes sens, je perçois donc une partie de mon propre corps ; et c'est après avoir ainsi perçu directement tel ou tel organe, tel ou tel membre, que j'arrive à percevoir indirecte- ment les corps environnants. Ce fait de la loca- lisation, mal connu de la plupart des philosophes, est un argument décisif contre l'idéalisme. Il s'ensuit, en effet, que ces phénomènes, si simples et si clairs pour'le vulgaire, tels que l'odeur, la saveur, la chaleur, la couleur, ces phénomènes tant de fois obscurcis et dénaturés par une psy- chologie infidèle, et présentés comme de pures impressions de lame, comme des modifications vagues d'une sorte de faculté abstraite de jouir et de souffrir, sont, en réalité, des phénomènes à la fois subjectifs et objectifs, des perceptions tout ensemble et des sensations, affectant le moi, et en même temps révélant le non-moi ; non pas un moi idéal et solitaire, mais un moi étroitement lié à l'organisme ; non pas un non- moi abstrait, mais un corps vivant, déterminé, qui est mien, parce que je sens en lui et par lui. Si les choses se passent de la sorte, si l'exis- tence de la matière est une donnée commune de tous nos sens et n'a, par conséquent, nul besoin d'être démontrée, comment certains philosophes ont-ils été conduits à cette première aberration plus choquante encore, de révoquer la matière en doute ou de la nier? Tant d'extravagances illustres, où sont tombés les plus grands génies du monde, s'expliquent toutes par un défaut primitif dans l'observation des faits ; et il suffit d'en appeler à une expérience plus attentive pour expliquer le doute bizarre de Descartes et de Malebranche, comme aussi pour triompher de l'idéalisme de Berkeley. Descartes établit entre les données de nos sens une ligne de démarcation profonde : d'une part, l'étendue, la figure, le mouvement; de l'autre, les couleurs, les saveurs, les odeurs et autres semblables. L'étendue et la figure, voilà des notions claires et distinctes ; rien de plus in- connu, au contraire, que l'odeur, par exemple, ou la saveur : ce sont des modifications obscures de l'âme que nous attribuons faussement aux objets extérieurs, par une sorte d'illusion natu- relle, par un préjugé d'enfance que la raison a plus tard beaucoup de peine à corriger. Partant de là, Descartes réduit les qualités de la matière à celles qui seules, suivant lui, sont clairement et distinctement connues : étendue, figure, divi- sibilité, mouvement; et ces qualités elles-mêmes, il les réduit à l'étendue, dont toutes les autres ne sont que des modes. La matière n'est plus désormais que l'étendue diversement modifiée, comme l'esprit n'est plus que la pensée avec les divers modes qui la spécifient. Il est clair que ce système est parfaitement artificiel. Descartes, par un procédé tout arbi- traire, isole l'étendue des autres données des sens. Or, en fait, s'il est vrai que tous nos sens nous fournissent quelque notion de l'étendue, il ne l'est pas moins que cette notion est toujours étroitement unie avec une autre notion, qui même la précède : c'est le son pour l'ouïe, c'est la couleur pour la vue, c'est la résistance pour le toucher. Si vous séparez ces deux éléments, si vous considérez l'étendue, abstraction faite de la résistance, de la couleur et des autres choses sensibles, vous n'avez plus affaire à une étendue concrète et réelle, mais à une étendue abstraite et géométrique. Votre étendue n'est plus une donnée des sens, mais une conception de la raison. Voilà une des erreurs fondamentales de Des- cartes : il considère l'étendue en géomètre et non en psychologue et en physicien ; sa matière n'est pas celle que voient et touchent les sens du vulgaire, mais une matière toute mathéma- tique. Faut-il s'étonner maintenant que Des- cartes ait accusé nos sens d'illusion et de trom- perie; qu'il ait sérieusement douté de l'exis- tence des corps; que, ne trouvant pas dans l'analyse des sens, faute de l'avoir faite exacte et fidèle, la preuve de la réalité de la matière, i! ait demandé cette preuve au raisonnement? De là cette fameuse démonstration de l'exis- tence des corps par la véracité divine; argument subtil et désespéré dont personne n'a mieux fait sentir la faiblesse qu'un disciple de Descartes, le plus ingénieux de tous. M débranche. L'auteur de la Recherche de la vérité, recueillant et exa- gérant encore li fausse analyse de son maître, distingue deux points de vue* sous lesquels on peut envisager un corps, le soleil; par exemple. Il y a d'abord le soleil sensible, celui qui nous apparaît comme un globe de lumière et de cha- leur ; ce soleil n'a rien de réel, absolument parlant : car la chaleur et la lumière ne sont autre chose que des modes de la pensée, et si nous les attribuons aux objets, c'est par une illusion qui tient à l'imperfection de notre na- ture déchue. Si donc il y a un soleil réel, ce n'est pas celui que nous voyons, c'est un soleil invisi- ble, doué, non plus de qualités illusoires, mais d'attributs véritables : l'étendue, la figure, le mouvement. Mais qui nous assure qu'il existe un pareil soleil ? Évidemment ce ne sont pas les sens, qui nous trompent et nous abusent; ce n'est pas la conscience, qui ne nous révèle que nos états intérieurs; sera-ce la raison ou, comme dit Malebranche, l'esprit pur? L'objet propre de l'esprit pur, c'est Dieu. Or, il peut bien y avoir en Dieu une étendue intelligible; mais comment savoir s'il a plu à Dieu de réaliser cette étendue, de créer des corps particuliers et distincts ? Le raisonnement n'est point ici de mise, puisque cette création n'a rien de nécessaire, puisqu'elle dépend de la volonté libre de Dieu. Invoquer, en désespoir de cause, la véracité divine, c'est une ressource j arfaitement vaine. Dieu ne nous obligeant d'affirmer d'autres réalités que celles qui nous sont prouvées clairement par la raison. 11 suit de là que toutes nos facultés sont im- puissantes pour nous assurer de l'existence réelle des corps. D'où enfin cette conclusion, qui a paru monstrueuse, qui est assurément fort extrava- gante, mais à laquelle un chrétien élevé à l'école de Descartes devait aboutir assez naturellement, savoir : que s'il y a un moyen d'être certain que la matière n'est pas une illusion, c'est la Genèse qui seule peut nous le fournir. En partant de la théorie cartésienne des sens, et en déduisant les conséquences qui en dérivent, une voie s'ouvrait cependant pour échapper au scepticisme touchant les objets extérieurs, voie extraordinaire, inouïe, où s'engagea intrépide- ment Berkeley. 11 ne s'agissait que d'avoir le courage de nier positivement l'existence des corps : c'était sortir du doute par la négation, et d'une extravagance de la spéculation par une sorte de folie. Berkeley s'emporta jusqu'à cet excès, et soutint avec force, et, qui plus est, avec infiniment de sag icité, de dialectique et d'esprit, que les substances corporelles sont une invention des métaphysiciens, et qu'il n'existe, en réalité, pour le sens commun comme pour la vraie phi- losophie, que des esprits et Dieu. Berkeley pose en prin :ipe, au début des Entre- liens d'Hylas el de Philonoùs, que la chaleur n'est autre chose qu'une modification de l'àme, laquelle n'implique aucune idée de chose éten- MATI — 1061 — MATI duc et cor| orelle ; modification variable et rela- tive qui appartient si bien à l'âme, qu'il suffit de la porter à un degré un peu élevé d'intensité pour qu'elle se transforme en douleur. Ce point une fois accepté, il faut convenir que l'argumen- tation de Berkeley est très-forte, et je ne sais pas, en vérité, ce que Descartes ou Malebranche aurait pu lui répondre. Si la chaleur n'est rien d'extérieur et d'objectif, comme on dirait au- jourd'hui, la saveur, le son, la couleur, ne seront pas, non plus, des données objectives. Si la cou- leur, qui implique pourtant l'étendue d'une ma- nière si claire, est chose toute subjective, pour- quoi n'en serait-il pas de même de la solidité, de la dureté, qualités évidemment relatives .et variables? Berkeley arrive ainsi par degrés à détruire pièce à pièce toutes les données des sens, toutes les prétendues qualités des objets exté- rieurs, jusqu'à ce qu'allant des qualités à la substance, et triomphant aisément de celle-ci api'ès avoir détruit celles-là, il porte enfin à la matière le dernier coup. Une observation très-simple ruine par la base tout l'artifice ingénieux de cette subtile dialec- tique : c'est qu'aucun objet sensible, j'entends parler de la chaleur, de la couleur, etc., ne m'est donné comme une pure modification de l'àme. J'accorde à Berkeley que toute qualité corporelle m'est révélée par une sensation; j'accorde qu'à ce titre, elle est toujours plus ou moins variable et relative; mais suit-il de là qu'elle n'ait au- cune réalité objective"? Tant s'en faut. La couleur est chose variable et relative, j'en conviens , mais la couleur, c'est l'étendue colorée, et l'étendue est quelque chose d'objectif. A plus forte raison en est-il de même de la solidité, qui, à tous les degrés, implique l'étendue à trois dimensions. Nul doute que le dur et le mou ne soient, comme le froid et le chaud, choses variables et relatives; mais elles ont une incontestable objectivité. Je me sens un, indivisible, identique, partant quel- que chose de fixe et d'inétendu, et je localise ma sensation musculaire dans une chose étendue, figurée, multiple, divisible, changeante, qui est mienne sans être moi, et que j'appelle mon corps. De mon corps, je passe aux corps étrangers, et je finis par étendre mes sens à toute la nature. Voi là les faits incontestables, mal connus et défigurés pir l'école cartésienne, contre lesquels expire l'idéalisme de Berkeley. Une fois assurés de l'existence des corps, il s'agit de savoir au juste ce que referme la no- tion que la nature nous en donne. Connaissons- nous, pouvons-nous connaître les qualités abso- lues de la matière et pénétrer même jusqu'à son essence? Nous savons quelle est la doctrine de Descartes sur les propriétés de la matière, les unes, con- çues clairement et indistinctement par l'esprit, absolues et indépendantes de nos sensations ; les autres, obscures, relatives et variables. Locke accepta cette distinction, en ajoutant que les qualités premières sont inséparables de chaque partie de la matière, quelque changement qu'elle vienne à éprouver, et lors même qu'elle serait trop petite pour que nos sens la pussent aperce- voir. Seulement, il réclama le titre de qualité pre- mière pour la solidité, que Descaries avait sépa- rée de l'étendue, et il proposa d'ajouter à la liste une qualité assez inattendue en cette ren- contre, le nombre. Nous ne pouvons trop nous étonner que Reid, observateur beaucoup plus exact de la conscience que ses deux illustres devanciers, Reid, qui a consacré tant de soins et de recherches à con- struire une théorie vraie de la perception exté- rieure, ait admis et même signalé comme une vérité importante cette artificielle et fausse dis- tinction des qualités premières et des qualités secondes de la matière. Si l'on en croit le père de l'école écossaise, la différence est capitale: nous connaissons les qualités premières, nous r.e connaissons pas proprement les qualités secon- des: celles-là sont directement saisies et perçues; celles-ci sont indirectement conçues, ou, pour mieux dire, conclues à l'aide d'un raisonnement; les qualités secondes ne sont autre chose pour nous que des causes inconnues de certaines sen- sations, et partant elles sont relatives et varia- bles comme ces sensations elles-mêmes; les qualités premières, au contraire, sont connues indépendamment des sensations, et elles sont, à cause de cela, fixes et absolues. Toute cette théorie est chimérique et ne saurait résister aune confrontation un peu précise et un peu sévère avec les données de l'observation. Reid nous dira-t-il que la solidité est connue clairement en soi, tandis que le son, l'odeur ne le sont pas? Nous répondrons que la solidité est connue et mesurée, comme toutes les autres qualités de la matière, à l'aide d'une sensation. Séparer la sensation de résistance de la percep- tion de telle ou telle solidité, c'est se méprendre complètement. La dureté ou la mollesse d'un corps n'est pour nous que la puissance que nous lui supposons de résister plus ou moins à la pres- sion de nos organes, c'est-à-dire de lutter à tel ou tel degré avec notre énergie musculaire. Ce qui est dur pour la main d'un enfant paraîtra mou à un athlète; ce qui est liquide pour cer- tains animaux est probablement solide pour des animaux plus petits et plus faibles. En un mot, et sans faire de conjectures, sans sortir du cercle de l'observation psychologique, il est incontesta- ble que la dureté, la mollesse, le rude, le poli, et toutes les qualités semblables perçues par le toucher, ne nous sont donnés qu'à travers une sensation dont le mode et le degré précis mesu- rent et déterminent la qualité correspondante. 11 suit de là que nous ne connaissons pas plus la solidité en soi que la chaleur en soi ou le son. Reid dira peut-être qu'à la notion de solidité vient se joindre naturellement une autre notion, celle d'étendue, qui éclaircit et précise la pre- mière ; que si la solidité est chose obscure et relative, l'étendue et la figure, du moins, soni choses claires et absolues. Nous rappellerons d'abord que cette perception de l'étendue n'est pas propre à un seul sens, et qu'elle accompagne les sensations d'odeur, de saveur, de chaleur et de son, comme celle de solidité, quoique d'une manière moins précise et moins complète. Que dirons-nous de la couleur? Les Écossais ne con- viennent-ils pas qu'elle n'est jamais séparée de l'étendue? Et cependant ils n'osent pas en faire une qualité première, par une inconséquence manifeste qui trahit le vice de leur théorie. Nous demanderons ensuite si l'on considère ici l'étendue et la figure à la façon des géomètres, c'est-à-dire d'une manière abstraite, ou si Ton entend parler de ces qualités telles qu'elles nous sont données par les sens. Le premier point de vue est celui de Descartes; son étendue est l'é- tendue mathématique, conçue par la raison, in- dépendamment de toute sensation. L'étendue ainsi envisagée, se confond avec l'espace pur, et j'admettrai jusqu'à un certain point que la no- tion de l'espace est quelque chose d'absolu. Mais nous voilà dans le pays de l'abstraction et de la géométrie, et non sur le terrain des faits. Cr, Reid lui-même a fort bien vu, après Hutcheson, que le toucher ne nous donne jamais l'étendue en soi, mais l'étendue avec la solidité, avec tel ou tel corps solide. S'il en est ainsi, l'étendue et jMATI — 1062 — MAT! la figure d'un- corps nous sont données dans un certain rapport avec la solidité, laquelle dépend, comme nous l'avons reconnu, du degré et du mode précis de la résistance qu'il nous oppose, c'est-à- dire de telle ou telle sensation. En ce sens, l'éten- due et la figure des corps dépendent, jusqu'à un certain point, de notre sensibilité; elles n'ont pas le caractère absolu et précis de l'étendue géométrique, elles participent, jusqu'à un cer- tain point, aux vicissitudes du monde sensible ; elles sont, elles aussi, relatives et variables. Nous ne pouvons donc admettre la distinction établie par Reid entre les qualités premières et les qualités secondes de la matière. Déjà le dé- faut de cette théorie avait été aperçu par un des plus habiles successeurs du père de l'école écos- saise. Dans son remarquable Essai sur l'idéa- lisme de Berkeley, Dugald Stewart reconnaît que la solidité des corps ne saurait être considérée comme une qualité absolue, indépendante de nos sensations. 11 propose donc de classer les qualités de la matière en trois catégories : 1° les qualités mathématiques, comme l'étendue, la figure et la divisibilité, lesquelles sont claires, absolues, in- dépendantes de nos sensations; 2° les qualités premières, comme la solidité avec tous ses de- grés, dureté, mollesse, fluidité, rudesse, poli, etc., dont le caractère propre est d'être inséparable- ment liées avec l'étendue ; 3° enfin, les qualités secondes, telles que la saveur, l'odeur, le son, qualités purement subjectives, qui ne sont que les causes inconnues de certaines modifications de l'âme attestées par la conscience. Cette théorie de Dugald Stewart ne se soutient pas mieux que ses devancières, et l'on peut même dire qu'elle en réunit tous les défauts. D'abord, séparer l'étendue des autres qualités de la ma- tière, c'est ramener l'erreur de Descartes, c'est confondre l'étendue abstraite et géométrique, la- quelle a quelque chose, en effet, d'absolu et d'in- dépendant, avec l'étendue réelle et concrète qui nous est toujours donnée dans un certain rap- port avec telle ou telle solidité, telle ou telle couleur, c'est-à-dire telle ou telle sensation. De plus, il n'est pas vrai que la dureté, la mollesse et autres qualités perçues par le toucher aient le privilège exclusif d'être liées avec la perception de l'étendue, toute donnée de nos sens étant lo- calisée dans un certain point de l'organisme et impliquant par là même quelque notion vague de figure et d'étendue. En outre, dans quelle ca- tégorie Dugald Stewart placera-t-il la couleur"? Elle n'est pas une qualité mathématique, puis- qu'elle n'a rien d'absolu et nous est donnée avant tout comme une sensation ; elle n'est pas une qualité seconde, puisqu'elle implique l'étendue, la couleur nous apparaissant toujours comme ré- pandue sur une surface dont elle est inséparable: il faudra donc dire que la couleur est une qualité première. Mais, si elle ne porte ce titre qu'à cause de son rapport avec l'étendue, comment le refuser à la chaleur, qui, toujours localisée en un certain point de notre corps, implique la per- ception de surface échauffée tout aussi bien que la vue implique celle de surface colorée? Et si la couleur, la chaleur deviennent des qualités premières, le son, les senteurs et les saveurs ré- clamant à leur tour le même droit, il ne restera plus rien sur la liste des qualités secondes. Con- cluons donc, contre Descartes, contre Locke, contre Reid, contre Dugald Stewart, que toute distinction absolue entre les qualités de la ma- tière est arbitraire et inconciliable avec les faits bien observés; que les données de nos sens sont essentiellement homogènes, toutes également ob- . mais toutes >"-r ilemenl rel itives. l'ar là se trouve presque entièrement résolue la troisième et dernière question que nous nous sommes proposé de traiter, celle de l'essence de la matière. S'il est vrai que toute qualité corpo- relle nous soit donnée dans un rapport intime avec une sensation dont l'intensité relative, dont le degré et le mode variables dépendent de notre organisation, il s'ensuit que la matière en soi, telle qu'elle peut être pour un pur esprit dégagé de toute condition sensible, la matière dans son essence absolue, est au-dessus de la connaissance humaine. Cette conséquence, humiliante peut- être pour notre orgueil, et fort opposée, il est vrai, aux prétentions d'une ambitieuse métaphy- sique, nous l'acceptons sans peine, et il ne sera pas nécessaire de longs développements pour dé- montrer qu'elle est pure de tout mauvais levain d'idéalisme et parfaitement d'accord avec les suggestions naturelles du sens commun. Descartes est de tous les philosophes celui qui a proclamé le plus hautement et suivi avec le plus de hardiesse et de constance la prétention altière de connaître l'essence des choses. Il était convaincu que chaque espèce d'être possède une qualité essentielle qui est comme le dernier fond de sa nature, où viennent se résoudre toutes ses propriétés et tous ses modes. Or, les objets de l'univers se divisent en deux grandes classes : l'existence matérielle et l'existence spirituelle, les âmes et les corps. L'essence de l'esprit, c'est la pensée ; l'essence du corps, c'est l'étendue. Cela posé, Descartes conclut que toutes les qualités et actions de la matière devaient néces- sairement se résoudre en des modalités de l'éten- due, et, réciproquement, que l'étendue étant don- née, il devait être possible d'en déduire toutes les qualités de la matière, toutes les formes pos- sibles des corps, toutes les lois nécessaires du mouvement, et, de proche en proche, tous les phénomènes de l'univers, depuis les sphères im- menses qui roulent dans les cieux jusqu'aux plus subtiles parties de l'organisation. De là cette gi- gantesque entreprise dont les principes restent l'immortel monument, et qui se caractérise si bien dans le mot superbe de Descartes : « Donnez- moi de l'étendue et du mouvement, et je ferai le monde. » Cette doctrine fit au xvnc siècle la plus éton- nante fortune ; mais il était réservé à un carté- sien de lui porter un coup mortel. Leibniz dé- montra avec une force admirable que l'étendue cartésienne est quelque chose d'abstrait et d'i- nerte, qui ne peut servir de base à de véritables existences. Pour que l'étendue devienne sensible et réelle, il faut y joindre une autre notion, celle de résistance ou d'antitypie, qui n'est elle-même qu'une forme particulière de la notion fonda- mentale dé la métaphysique, la notion de force. 1 Selon Leibniz, la force est l'essence de l'être, soit de l'être matériel, soit de l'être spirituel, et la matière, comme l'esprit, se ramène à un en- semble de forces simples ou monades. Sur ce principe, Leibniz se flatta de fonder une physi- que dynamique qu'il pourrait opposer avec avan- tage aux atomes et au vide de la physique new- tonienne. Les choses en étaient là et la querelle durait toujours entre les newtoniens et cartésiens, car- tésiens purs et leibnitiens, dynamisles méca- l} partisans du plein et partisans du vide, lorsque parut un philosophe qui résolut de mettre fin pour jamais à ces inutiles combats. Ce philo- sophe l'ut Emmanuel Kant. L'auteur de la Critiijue de la raison pure remarqua que depuis des ers d'années les philosophes se consument en disputes interminables sur l'essence de la ma- tière, sur le plein et le vide, tandis que la physi- que expérimentale voit chaque jour accroître ses MATI 1063 MATI progrès et. ses découvertes fécondes. Pourquoi cela? C'est qu'elle reste étrangère à ces mysté- rieux problèmes de l'essence et de l'origine des choses; c'est qu'elle se propose pour unique objet de connaître les phénomènes de ce monde visible et d'en découvrir les lois. Kant fut ainsi conduit à sa grande et radicale distinction entre les questions accessibles à la raison et celles qui lui sont interdites, entre les objets considérés dans leurs qualités sensibles et les objets considérés en soi, d'un seul mot, entre les phénomènes et les noumènes. Et pour ap- pliquer cette distinction au problème qui nous occupe, Kant déclara que nous ne pouvons con- naître les corps qu'à titre de phénomènes; mais qu'à titre d'objets en soi, de noumènes, ils nous restent, à jamais inaccessibles. Dans ces limites, nous adhérons pleinement à la doctrine de Kant, et nous croyons l'avoir assez justifiée, en ce qui touche les corps, par les re- cherches qui précèdent. Mais Kant ne s'arrêta pas à cette sage réserve dogmatique où il nous a paru jusqu'à ce moment se contenir; il prétendit refuser à la matière toute espèce d'objectivité, c'est-à-dire toute espèce de réalité distincte du sujet, s'engageant ainsi dans une voie pleine de périls, et préparant à son insu le scepticisme le plus absolu qui fut jamais. Ici encore, nous nous déclarons les serviteurs dociles des faits, et nous invoquons leur autorité pour repousser l'étrange et chimérique théorie du père de la philosophie critique. Suivant Kant, l'étendue n'est pas une qualité de la matière, une donnée des sens; elle est une forme pure de la sensibilité. A ce titre, elle s'impose à toutes les perceptions des sens; les sens donnent la matière de la connaissance; l'esprit y ajoute la forme nécessaire de l'espace, et, de la sorte, la connaissance est complète. Sur quoi repose une théorie aussi extraordi- naire? Comment admettre que l'étendue qui nous est donnée comme une forme des choses, soit une forme de notre esprit? Comment comprendre que le moi, qui s'aperçoit lui-même comme par- faitement un, comme le type de l'unité, renferme en soi l'espace, l'espace multiple et divisible? Quel renversement de toutes les notions et de tous les faits? Pour faire admettre une concep- tion aussi étrange, il faudrait des arguments décisifs, des preuves irrécusables. Examinons celles de Kant, et nous verrons qu'examinées sans prestige, elles sont de la plus extrême faiblesse. Kant soutient que si l'on ne reconnaît pas l'étendue comme une forme de la sensibilité, si on lui donne une réalité objective, on est forcé de choisir entre deux alternatives également fausses : ou bien d'admettre l'espace infini et absolu des newtoniens, lequel est une sorte de Dieu ou une propriété de Dieu, hypothèse fertile en contradictions et en absurdités; ou bien de considérer l'espace comme une propriété et une détermination des choses contingentes, ce qui rend inexplicable le caractère absolu de la géo- métrie, science fondée sur la notion de l'étendue, et dont toutes les propositions ont le caractère de la nécessité. ■ Acceptons l'alternative de Kant, et repoussons comme lui la théorie de l'espace absolu et néces- saire. Admettons que l'étendue est une propriété de la matière; est-ce à dire pour cela que la géométrie soit inexplicable? Pour rendre compte du caractère nécessaire de toutes les propositions géométriques, il suffit d'une distinction bien simple entre l'étendue concrète et réelle perçue par les sens, et l'étendue abstraite et idéale, qui est l'objet propre des géomètres. Considérez cette étendue abstraite dans la diversité de ses déter- minations possibles, et raisonnez sur ces notions à l'aide du principe de contradiction, vous arri- verez à une série de théorèmes qui emprunteront à ce principe un caractère absolu de nécessité. Voilà le dénoûment très-simple de cette difficulté imaginaire soulevée par Kant contre l'objectivité de l'étendue. Dans son exposition des antinomies, Kant a présenté une autre objection : « Si vous concevez, dit-il, la matière comme objet en soi, si vous la supposez objectivement étendue, il faudra dire de deux choses l'une : qu'elle est divisible à l'infini, ou composée de parties simples. Or, la thèse et l'antithèse se prouvent aussi bien l'une que l'autre. Il faut donc tomber dans une con- tradiction inévitable, à moins qu'on ne rejette à la fois la thèse et l'antithèse en retranchant l'hypothèse qui leur a donné naissance, l'hypo- thèse d'une matière existant en soi. » Nous répondons en emprutant à Kant lui-même une distinction qu'il a très-heureusement appliquée à la résolution de plusieurs antinomies. On peut considérer la matière au point de vue des sens, comme phénomène, ou au point de vue de la raison, comme cause inconnue de nos sensations. A titre de cause, la matière est pour moi cet ensemble de forces inconnues qui produisent les phénomènes de l'univers; sous ce point de vue, la matière n'est pas étendue, ni partant divisible. Comme chose sensible, au contraire, la matière est étendue et par suite divisible à l'infini. Il n'y a là aucune contradiction, la matière étant con- sidérée sous deux points de vue essentiellement différents. On demandera peut-être comment il se fait que des forces sans étendue se manifestent à nos sens sous la condition de l'étendue, à ce point qu'en séparant les deux notions d'étendue et de matière, on a l'air de faire violence au sens commun et de se perdre dans des raffinements métaphysiques. Je réponds que cette question ne peut être embarrassante que pour ceux qui se piquent de tout expliquer et de connaître à fond l'essence des choses. Pour nous, il nous en coûte peu de reconnaître un mystère de plus dans la science, et nous dirons avec un vrai philosophe . Multa nescire meœ magna pars sapientiœ. Nous croyons qu'il ne reste absolument rien des objections élevées par Kant contre l'objectivité des phénomènes corporels, et nous avons le droit de poser, en terminant, les conclusions suivantes : 1° L'existence objective et réelle de la matière est une donnée immédiate et commune de tous nos sens. 2° Toutes les qualités des corps sont à la fois objectives et relatives : objectives, parce qu'elles impliquent l'étendue ; relatives, parce qu'elles sont indivisiblement liées à une sensation. 3° La ligne de démarcation tracée diversement par Descartes, par Locke, par Reid, par Dugald Stewart, entre les qualités premières et les qua- lités secondes de la matière, est plus ou moins arbitraire et inconciliable avec les faits. 4° L'essence des corps nous est inconnue : pour les sens, les corps sont des phénomènes relatifs et variables perçus sous la condition générale de l'étendue; pour la raison, ce sont les causes de nos sensations, causes réelles, mais en soi absolu- ment inaccessibles à notre connaissance. Si nous ne nous faisons pas d'illusion, ces conclusions forment dans leur ensemble systématique une sorte de dogmatisme tempéré, également éloigné d'un idéalisme extravagant et d'une métaphysique ambitieuse, et qui se borne à donner une forme précise aux inspirations naturelles du sens com- mun. Il est impossible de donner ici une liste des MATT — 1064 — MAUP ouvrages que l'on aurait à consulter sur le sujet de cet article. Nous indiquerons seulement les plus importants; pour l'antiquité : Platon, le Timée ; — Aristote, la Métaphysique; les Philo- sojihes atomisles. Pour les temps modernes : Descaries, 6° Méditation; Traité des principes; — Malebranche, Recherches de la vérité; Entre- tiens métaphysiques; — Leibniz, la Monado- logie; — Berkeley, Dialogues entre Hylas et Philonoiïs; — Th. Reid, Essais sur les facultés intellectuelles de l'homme; — Kant, Critique de la raison pure. Parmi les ouvrages contempo- rains : H. Martin. Philosophie spiritualiste de la nature, Paris, 1849, 2 vol. in-8;— A. Laugel, les Problèmes de la nature. Paris, 1864, in-12. Enfin nous renvoyons le lecteur aux articles : Substance, Sens, Dynamisme, Mécanisme, Ato- misme. etc. Em. S. MATTER (Jacques), philosophe français, né à Alt-Eckendorf (Bas-Rhin) en 1791, mort en 1864, était le fils d'un cultivateur protestant qui, après lui avoir fait apprendre le français, l'envoya achever ses études au gymnase de Strasbourg. Malter voulut ensuite profiter de l'enseignement des universités allemandes, et suivit les cours de celle de Gœttingue où il eut pour maître le sceptique S:hulze et le mystique Bouterweck, qui eut alors une grande influence sur un esprit tout plein du sentiment religieux. Revenu à Pa- ris après les Cent jours, il présenta au concours de l'Académie des inscriptions; en 1817, un mé- moire sur l'École d'Alexandrie, qui fut couronné et qui appela l'attention sur cette philosophie depuis lors si profondément étudiée. En 1820. après avoir pris le grade de docteur es lettres, il fut nommé professeur d'histoire ecclésiastique à la faculté de théologie protestante de Strasbourg, et directeur du gymnase où il avait commencé ses études. Dès lors ses ouvrages se multiplient, et ses succès se continuent dans de nombreux concours; il devient inspecteur général de l'uni- versité, membre du conseil supérieur, inspecteur des bibliothèques; mais il ne cesse pas de pu- blier des livres de doctrine et d'histoire dont voici la liste : Commentalio de principiis ratio- num philosophicarum Pythagorœ, Plalonis et Philonis, Strasbourg, 1817 ; c'est celle de ses deux thèses qui traite un sujet philosophique ; la conclusion en est un peu hasardée ; suivant l'auteur, ces trois grands hommes ont aperçu la même vérité, et de la même manière. Histoire critique de l'École d'Alexandrie, Paris, 1828, 2 vol.; réimprimée en 3 vol., Paris, 1840. His- toire critique du gnosticisme, Paris, 1828, 2e édi- tion en 184b. Cet ouvrage, couronné comme le précédent, est peut-être l'œuvre principale de Matter. Les sectes gnostiques, aujourd'hui à peine connues, même après les travaux de Baur, y sont pour la première fois étudiées dans leur origine, distinguées dans leurs variétés; on en trouve la substance à l'article Gnosticisme de ce diction- naire. De l'influence des mœurs sur les lois et des lois sur les mœurs, Paris. 1832 et 1843 ; cette œuvre a été honorée par l Académie française d'un prix extraordinaire de dix mille francs. His- toire des idées morales et politiques des trois derniers siècles, Paris, 1836. De l'affaiblissement des idées morales, Paris, 1841. Scltelling, la phi- losophie de la nature et la philoso/ihie de la révélation, Paris, 1842. Une excursion gnosti- que en Italie, Paris, 1851. Histoire de la )>hilo- sophie moderne dans ses rapports avec la reli- gion, Paris, 1854. Philosophie de la rcli>n, Paris, 1857. La morale, philosophie îles mœurs, Paris, 1860. Saint*Martin} le philosophe in- connu, sa vie et ses écrits, son maître Martincz, cl leurs groupes, Paris, 1862. Emmanuel de Swedenborg, sa vie, ses écrits et sa doctrine, Paris, 1863. Cet infatigable écrivain a en outre publié quelques ouvrages d'histoire, des traduc- tions, des articles dans les revues et dans les dictionnaires. Cette activité n'a pas été perdue, et si ses livres ne sont pas d" ceux qu'on lit vo- lontiers, ils sont de ceux que l'on consulte et dont on profite beaucoup; ils se recommandent par un fond d'érudition que le lecteur doit >\ ger de la diffusion du style et des incohérences de la méthode. Il manque évidemment une qualité à cet historien d'ailleurs si remarquable; ses analyses semblent souvent faire évaporer la sub- stance même des pensées qu'elles devraient dé- gager; ses critiques sont difficiles à saisir et se perdent en complications ; quant à ses doctrines, il est à peine possible de les caractériser, ni même d'assurer qu'il en ait eu de bien arrêtées; il les remplace volontiers par des convictions. Par son éducation il pouvait réunir en lui ce qu'il y a de meilleur dans l'esprit français et dans l'esprit allemand : avec un peu de sévérité, on jugerait qu'il en a combiné les défauts et qu'il a su être superficiel avec lourdeur, et souvent peu instructif avec une grande érudition. Mais il se relève par le sentiment moral ; alors même qu'on s'impatiente de l'indécision de sa pensée et de l'imprévu de ses digressions, on admire toujours la noble gravité d'un caractère profon- dément moral et religieux jusqu'à la mysticité. E. C. MATTHLa: (Auguste), né à Gœttingue en 1769, mort en 1835 à Altenbourg, directeur du gymnase de cette ville, s'est fait connaître par un excellent manuel de philosophie, rédigé dans l'esprit de la philosophie de Kant, et par quelques autres ouvrages philosophiques dont voici les titres : Commentalio de ralionibus acmomentis quibus virlus, nullo religionis prœsidio munita, sese commendare ac lueri possit, in-4, Gœttingue, 1789 ; — De la philosophie de l'histoire, traduction allemande de l'italien de l'abbé Bertola, in-8, Neuwied, 1789 et 1793; — Essai sur les causes de la diversité des caractères nationaux, ouvrage couronné, d'abord écrit en latin, puis traduit en allemand par l'auteur, in-8, Leipzig, 1802; — Œuvres mêlées, en latin et en allemand, in-8, Altenbourg, 1833; — Manuel jiour servir à l'en- seignement élémentaire de la pliilosophie, in-8, ib., 1823, 1827 et 1833 (ail.), traduit en français par M. Poret, sous le titre de Manuel de philo- sophie. in-8. Paris 1837. X. MAUCHART (Emmanuel-David), né à Tubin- gue en 1764, mort à Neuffen, dans le royaume de Wurtemberg, pendant les premières années de ce siècle, a laissé les écrits suivants, tous rédigés en allemand et consacrés à la psychologie expé- rimentale : Phénomènes de l'âme humaine, col- lection de matériaux pour servir à une théorie de l'âme, fondée sur l'expérience, in-8, Stuttgart, 1789; — Aphorismes sur la faculté de la rémi- niscence, Tubingue, 1791 (anonyme); — Répertoire général pour servir à la ]>s\jcholo'gie empyrique et aux sciences qui en dépendent, 6 vol. in-8, Nuremberg, 1792-1801, continué jusqu'en 1802, avec la collaboration de Tzschirner; — Supplé- ment au Magasin de la science expérimentale de l'âme, in-8, Stuttgart, 1789. X. maupertuis. Le nom de Maupertuis est un exemple des faveurs et des retours capricieux de I i renommée. Elevé à la présidence de l'Académie de Berlin et admis dans l'intimité de Frédéric le Grand, Maupertuis passa, vers 17ô0, pour le savant le plus heureux et le plus puissant. Peu d'années après, môme avant sa mort, il n'était plus qu'un géomètre du second ordre, qu'un phi- losophe insignifiant, qu'un écrivain s.ms force et MAUP — 1065 — MAUP sans grâce. Un historien des sciences, biographe enthousiaste de Voltaire, Condorcet, ne fut que l'organe de ses contemporains en le présentant comme un mathématicien médiocre et un mé- diocre penseur. Cependant Maupertuis ne méritait ni un tel honneur, ni un tel mépris. Bien que ses travaux et son incontestable influence regardent les mathématiques et l'astronomie plutôt que les sciences morales, il est digne d'occuper décidé- ment une place distinguée dans l'histoire de la philosophie. Pierre-Louis Moreau de Maupertuis naquit à Saint-Malo le 17 juillet 1698. Très-jeune mous- quetaire, puis cap'itaine de dragons, il quitta de bonne heure le service pour se livrer uniquement à l'étude des sciences et des lettres. Le penchant qui l'avait poussé dans cette carrière lui fit faire des progrès si rapides en géométrie, qu'à l'âge de vingt-cinq ans il fut reçu à l'Académie des sciences (1723). Dans cette compagnie, il se fit bientôt remarquer par son habileté à combattre la physique de Descartes, que Fontenelle y pro- tégeait, et à la remplacer par celle de Newton. Pour prix d'un attachement si vif et si heureux, il fut reçu, en 1727, membre de la Société royale de Londres. C'est à l'instigation de Maupertuis, son maître, que Voltaire publia, en 1728, ses Lettres sur les Anglais, qui, transportant cette lutte devant le grand public, aidèrent si puissam- ment le physicien anglais à détrôner le méta- physicien français. Mais les cartésiens étaient encore en majorité; ils s'émurent beaucoup, crièrent au scandale, et firent si bien que les Lettres furent déférées au Parlement. Le Pacifique cardinal Fleury, pour calmer leur irritation, an- nonça sagement qu'il allait faire vérifier une des hypothèses les plus hardies du novateur britan- nique, celle de l'aplatissement du globe terrestre aux pôles. Deux commissions furent désignées pour aller mesurer deux degrés de longitude : l'une en Laponie, au cercle polaire; l'autre au Pérou, sur la ligne équinoxiale. Maupertuis, nommé chef de l'expédition du Nord, partit de Paris pour la Suède, au printemps de 1736, ac- compagné de Clairaut, Camus, Lemonnier et de l'abbé Outhier. Après une longue suite d'aven- tures et de fatigues, après seize mois d'absence, les académiciens étaient de retour à Paris le 20 août 1737. Un cri d'admiration retentit à travers l'Europe, lorsqu'on apprit que ces opéra- tions avaient pleinement confirmé la conjecture de Newton. Mais le véritable héros de cette universelle ovation, ce fut Maupertuis. Homme d'un esprit vil, original, agréable, sensible jusqu'à l'excès à la plaisanterie, répandu dans le monde et accueilli chez les ministres, il fut, après son séjour en Laponie, l'objet de l'engouement public, l'idole d'une popularité enviée même par Voltaire. Cependant, peu d'années plus tard, dégoûté de Paris, où la mesure du méridien passa vite de mode, et où il trouva beaucoup d'égaux et quel- ques supérieurs, Maupertuis accepta avec empres- sement l'offre que Frédéric II, récemment monté sur le trône, lui fit de concourir à la réorganisa- lion de l'Académie fondée par Leibniz. Au bout de quelques voyages en France et en Allemagne, après avoir accompagné même le monarque dans les campagnes de la Silésie et avoir été fait prisonnier à la bataille de Mollwitz, il fixa son séjour à Berlin en 1745. Pour l'y attacher davan- tage, Frédéric le maria à une femme de l'une des premières familles de la Poméranie, parente du ministre de Bourcke; il lui accorda des pen- sions considérables et lui remit, avec le titre de président perpétuel, la haute et absolue direction de l'Académie renouvelée. 11 est juste de rappeler à la gloire du prési- dent comme du protecteur, que le règlement de l'Académie de Prusse fut le plus libéral et le plus philosophique que l'on connût alors. Il fonda une classe de philosophie unique en Eu- rope pendant cinquante ans, et seule devancière de la classe des Sciences morales et politiques créée en 1793 dans l'Institut national^de France. Cette classe avait pour objet l'avancenient de la métaphysique et de la morale; et par métaphy- sique, on entendait la psychologie, la logique et la métaphysique proprement dite. La morale comprenait la philosophie morale et le droit na- turel. La dernière partie des travaux que la classe de philosophie devait se proposer n'est pas la moins importante: c'est l'histoire et la criti- que des systèmes philosophiques. Quand on se rappelle combien de services cette classe rendit en Allemagne, où elle régnait dans l'intervalle qui s'étend de Leibniz à Kant, et en Europe, à laquelle elle s'adressait dans la langue de la France; quand on se souvient que, d'accord avec l'école écossaise, elle balança l'empire ex- cessif de Locke et de Hume ; quand on songe qu'elle dut celte impulsion salutaire en grande partie à Maupertuis, on est forcé de payer a celui-ci un légitime tribut de reconnaissance. Au reste, la conduite de Maupertuis, au sein de l'Académie comme à la cour de Prusse, nu fut pas toujours exempte de reproche ni de ridi- cule. Il se prévalait de sa position, de son cré- dit sur Frédéric, de ses nombreuses relations en France et en Angleterre, pour lever sur ses con- frères le tribut de perpétuelles et fades louan- ges ; et lui-même en donnait l'exemple, tantôt en s'encensant lui-même, tantôt en prodiguant les éloges, non-seulement au génie de Frédéric, mais à Louis XV, ce qu'explique mais ne peut excuser la pension de 4000 livres que ce roi lui conserva jusqu'à sa mort. Dans les harangues olficielles des académiciens, c'était chose reçue d'appeler Maupertuis un autre Leibniz. Entre le premier Leibniz et le second il n'y aurait eu d'autre différence que celle-ci : le premier était né en Allemagne, le second avait été enlevé à la France par l'Allemagne. Les académiciens de France, quelquefois, pour être agrégés à l'Insti- tut de Prusse, surpassèrent les collègues de Maupertuis en protestations de déférence et d'ad- miration. Parmi les membres étrangers de l'A- cadémie de Berlin, il s'en trouva un cependant qui osa faire exception à ce concert unanime : ce fut Kcenig. Venu à Berlin vers 1750, Kœnig présenta à Maupertuis quelques objections sur son Essai de cosmologie et sur un mémoire iu à l'Acadé- mie, où se trouvait expliqué le principe de la moindre action, dont Maupertuis se faisait hon- neur comme d'une immense découverte dans les sciences. Ces critiques furent si mal accueil- lies, que Kcenig prit le parti de les publier dans les Actes de Leipzig. 11 adressa à Maupertuis deux reproches : il soutint que le principe de la moin- dre action n'est fonde ni dans l'expérience, ni dans la raison, et que, s'il a quelque portée, quelque valeur, c'est à Leibniz qu'en revient l'honneur. Il cita un fragment de lettre de Leib- niz, d'où l'on pouvait conclure que ce principe lui appartenait. La dissertation de Kœnig produisit parmi es savants une vive sensation et souleva contre lui un orage à la suite duquel, accusé d'avoir sup- posé la lettre de Leibniz, dont il ne pouvait pro- duire l'original, il fut exclu de l'Académie prus- sienne. Ce n'est pas ici le lieu de raconter les divers incidents de cette lutte ardente, où inter- vinrent avec une égale passion les plus grands esprits de l'époque ; pour Maupertuis, Mcrian, MAUP — 10CÔ MAUP Eulcr, l'Académie de Berlin tout entière et le grand Frédéric lui-même, jouant tour à tour le personnage d'écrivain et de roi ; pour Kœnig, Voltaire répondant aux savants mémoires d'Eu- ler par une mordante satire, la Diatribe du doc- teur Akakia, médecin du pape. Disons seule- ment que Maupertuis fut tellement blessé de ce pamphlet, quoique Frédéric l'eût fait brûler par la main du bourreau sur toutes les places publi- ques de Berlin, que, dès ce moment, sa santé fut profondément ébranlée. Ce fut en vain qu'il demanda sa guérison à l'air natal. Après avoir erré pendant trois ans, triste et fatigué du far- deau de la vie, en Bretagne et dans le midi de li France, puis en Suisse, il vint mourir à Bâle, le 27 juillet 1759, chez MM. Bernouilli, avec les- quels il avait conservé d'intimes liaisons. Il de- manda, à ses derniers moments, les consolations de la religion ; ce qui suggéra à Voltaire cette odieuse plaisanterie : « Il mourut entre deux ca- pucins. » Maupertuis s'était toujours montré respectueux envers la religion, sans jamais tom- ber dans les petitesses de la dévotion vulgaire; il avait toujours dédaigné les froides et stériles railleries des esprits forts, sans craindre la li- berté de conscience. Ce qu'on appelle les Œuvres de Maupertuis forme 4 vol. in-8, publiés à Lyon en 1756 ; mais cette collection est loin d'embrasser tout ce que Maupertuis a écrit, soit à Paris; soit à Berlin. Les recueils des mémoires des différentes acadé- mies dont il était membre contiennent plus d'une dissertation, plus d'un discours qu'il fau- drait en tirer, si l'on voulait donner une édition complète de ses ouvrages. Nous n'avons ici à caractériser que les écrits où Maupertuis a dé- posé ses vues philosophiques; nous n'avons à relever que celles de ses idées qui ont autrefois éveillé l'attention du monde savant, ou qui au- raient mérité de la fixer. Ses deux principaux ouvrages de philosophie sont VEssai de cosmologie et l'Essai de philoso- phie morale. VEssai de cosmologie se divise en trois livres. Dans le premier, l'auteur examine les preuves de l'existence de Dieu, tirées des merveilles de la nature. Dans le second, il cherche à expliquer, à justifier l'argument qu'il voudrait mettre à la place des preuves critiquées au livre précédent: cette justification, il la fonde sur la possibilité de déduire les lois du mouvement, les principes de la mécanique céleste et terrestre, des attri- buts de la suprême intelligence. Le troisième livre, enfin, est destiné à présenter le spectacle do l'univers, à tracer un tableau parfois élo- quent du monde, et particulièrement de notre globe. Dès le début de VEssai de cosmologie, Mau- pertuis déclare qu'il n'a pas la prétention d'ex- pliquer le système du monde. « Si un Descartes, dit-il, y a si peu réussi, si un Newton y a laissé tant de choses à désirer, quel sera l'homme qui osera l'entreprendre? Ces voies si simples qu'a suivies dans ses productions le Créateur, devien- nent pour nous des labyrinthes dès que nous y voulons porter nos pas. » Il se propose un but moins élevé, moins périlleux. « Je ne me suis attaché qu'aux premières lois de la nature, à ces lois que nous voyons constamment observées dans tous les phénomènes, et que nous ne pou- vons pas douter qui ne soient celles que l'Être suprême s'est proposées dans la formation de l'univers. Ce sont ces lois que je m'applique à découvrir et à [miser dans ta source infinie de sagesse d'où elles sont émanées. » Maupertuis ne veut pas suivre l'ordre de toutes les parties de l'univers, ai développer les preuves que fournit la spéculation purement abstraite. I. n'examinera que les preuves de l'existence de Dieu puisées dans la contemplation du monde. Au sujet de ces preuves, dites physiques, Maupertuis fait le premier, peut-être, une re- marque excellente. 11 les trouve en si grand nombre, ayant des marques d'évidence si diffé- rentes, qu'on devrait les classer selon leur véri- table degré de force, et non suivant une valeur imaginaire. « Le système entier de la nature, dit-il, suffit pour nous convaincre qu'un être in- finiment puissant et infiniment sage en est l'au- teur et y préside. Mais si l'on s'attache seule- ment à quelques parties, on sera forcé d'avouer que ces arguments n'ont pas toute la portée que les philosophes pensent. Il y a assez de bon et assez de beau dans l'univers pour qu'on ne puisse y méconnaître la main de Dieu ; mais chaque chose, prise à part, n'est pas toujours assez bonne ni assez belle pour nous la faire re- connaître. Ce n'est point par ces petits détails de la construction d'une plante ou d'un insecte, par des parties détachées dont nous ne voyons- pas assez le rapport avec le tout, qu'il faut prou- ver la puissance et la sagesse du Créateur : c'est par des phénomènes dont la simplicité et l'uni- versalité ne souffrent aucune exception et ne laissent aucune équivoque. » Parmi les preuves physiques que Maupertuis examine dans la première partie de son Essai, il s'attache particulièrement à celles de son maî- tre (voyez VOptica, III, quaest. 31). Il ne traite pas avec la même indulgence les imitateurs de Newton, tels que Derham, Lesser, Fabricius, dont il discute rapidement, et parfois en plaisan- tant, les théories et les conclusions. 11 leur re- proche ou de donner à certains faits particuliers plus de force qu'ils n'en ont, ou de multiplier les preuves établies sur des phénomènes isolés et controversables. Ces reproches étaient fondés à une époque où l'on prétendait sérieusement que Dieu avait donné des plis à la peau du rhi- nocéros pour que cette peau si dure ne l'empê- chât pas de remuer ; qu'il avait créé le liège pour que les hommes eussent des bouchons à mettre sur les bouteilles ; qu'il avait donné au nez la conformation qui le distingue pour que les myopes pussent porter des lunettes. Mais si Maupertuis est peu touché de la plu- part des arguments physico-théologiques ou tè- léologiques, il est l'adversaire ardent des au- teurs qui voudraient bannir de la nature toutes les causes finales. Il combat plus énergiquement ceux qui ne voient la suprême intelligence nulle part, que ceux qui la voient partout ; ceux qui croient qu'une mécanique aveugle a pu former les corps organisés, que ceux qui s'extasient de- vant chaque détail de la création. Il craint qu'en exagérant les idées d'ordre et de convenance, on n'excite et on n'encourage l'incrédulité. Il blâme, en ce sens, l'optimisme de Leibniz et même ce- lui de Pope. Où faut-il donc chercher les véritables preuves de l'existence de Dieu? ce n'est ni dans les petits détails, ni dans les parties de l'univers, parce que nous connaissons trop peu leurs rapports avec l'ensemble ; mais dans les phénomènes où l'universalité ne souffre aucune exception, dans les lois dont la simplicité s'expose entièrement à notre vue. La simplicité absolue et l'universalité, voilà les deux caractères de l'évidence, et une évidence si complète ne se rencontre qu'en géo- métrie. C'esl donc la géométrie, c'est l'astrono- mie qui doit fournir les meilleures preuves de l'existence de Dieu, de l'existence du géomètre suprême et du constructeur des mondes. Le point de déliait de cette sorte d'argument, MAUP — 1067 MAUP c'est le fait du mouvement. Maupertuis ne s'ar- rête pas à démontrer le mouvement ; il se con- tente de faire observer que nier le mouvement, ce serait supprimer ou rendre douteuse l'exis- tence de tous les objets extérieurs, ce serait ré- duire l'univers à notre propre être, et tous les phénomènes à nos perceptions. Le second point, c'est que le mouvement de la matière suppose un moteur; car le mouve- ment n'est pas une propriété essentielle de la matière, c'est un état dans lequel elle peut se trouver, ou ne pas se trouver, et que nous ne voyons pas qu'elle puisse se procurer d'elle- même. Les parties de la matière qui se meuvent ont donc reçu leur mouvement d'une cause étrangère. Beaucoup d'autres philosophes depuis Aristote avaient cherché en Dieu la cause du mouvement; mais Maupertuis prétend se séparer d'eux, en ce qu'il fonde la nécessité de cette opinion, non pas sur la pensée que la matière n'a aucune puis- sance pour produire, distribuer et détruire le mouvement, mais sur ce qu'il appelle le prin- cipe du mieux, principe qui, dit-il, le mène à supposer « un être tout-puissant et tout sage, soit que cet être agisse immédiatement, soit qu'il ait donné aux corps le pouvoir d'agir les uns sur les autres, soit qu'il ait employé quel- que autre moyen qui nous soit encore inconnu ou moins connu. » Ce principe du mieux, il lui donne le titre de loi de la moindre quantité d'action, qu'jl énonce ainsi : « La quantité d'action nécessaire pour produire un changement dans le mouve- ment des corps est toujours un minimum. » Par quantité d'action, Maupertuis entend le pro- duit d'une masse par sa vitesse et par l'espace qu'elle parcourt. Ce principe seul répond, sui- vant l'auteur, à l'idée que nous avons de l'Être suprême, en tant que cet être doit toujours agir de la manière la plus sage, et qu'il doit toujours tout tenir sous sa dépendance. Ce principe réu- nit les avantages qu'on peut reconnaître aux principes de Descartes et de Leibniz, et il n'est pas, comme ceux-ci, exposé à heurter, soit l'ex- périence, soit la raison. Le principe de Des:artes semblait soustraire le monde à l'empire de la Di- vinité : il établissait que quelques changements qui arrivassent dans la nature, la même quan- tité de mouvement s'y conserverait toujours. Le principe de la conservation de la force vive, imaginé par Leibniz, semblerait encore mettre le monde dans une espèce d'indépendance. Le principe de la moindre quantité d'action laisse le monde dans le besoin continuel de la puis- sance du Créateur, et est une suite nécessaire de l'emploi le plus sage de cette puissance. Il s'applique à tous les phénomènes du monde, au mouvement des animaux, à la végétation des plantes, à la révolution des astres. Comme cette loi établit qu'entre le but et les moyens, pour tous les changements qui arrivent dans le monde, il existe toujours une conve- nance telle, qu'on n'y voit jamais employée une plus grande quantité d'action que le changement n'en requiert, cette loi a été appelée depuis loi de l'économie. Elle peut, en effet, servir à justifier, à éclairer la croyance à l'existence de Dieu. L'expérience la confirme maintes fois; mais ni Maupertuis, ni aucun de ses partisans, n'ont montre qu'elle est une loi nécessaire de la nature et de l'univers. L'induction ne nous autorise pas même à soutenir, dans tous les cas, qu'on n'aurait pu concevoir une plus petite quantité d'action que celle qu'on a réellement rencontrée dms la nature. 11 faut ajouter que cette prétendue découverte n'est, au fond, qu'une variante des preuves physiques et téléologiques, si vivement attaquées par Maupertuis. A la partie de l'Essai de cosmologie où cette loi du minimum se trouve exposée, il faut rat- tacher un mémoire de l'Académie de Berlin (année 1756), intitulé : Examen de la preuve de l'existence de Dieu, employée dans l'Essai de cosmologie. Ce mémoire, qui se divise en deux parties, l'une consacrée à l'évidence et à la certitude mathématiques, l'autre à l'examen des lois de la nature, a une véritable impor- tance dans l'histoire des opinions philosophiques. Il a été l'occasion, pour l'Académie de Berlin, quelques années après, de mettre au concours la question suivante : « Les vérités métaphy- siques sont-elles susceptibles de la même évi- dence que les vérités mathématiques, et quelle est la nature de leur certitude? » Le résultat de ce brillant concours est très-connu. Moïse Men- delssohn fut jugé digne du prix, et Kant de l'ac- cessit. L'influence du mémoire de Maupertuis sur les deux ouvrages couronnés est parfaitement visible ; et lorsque l'on compare ces ouvrages à ceux que Mendelssohn et Kant composèrent plus tard, et où ils ne les démentirent pas, on est forcé d'avouer que Maupertuis a été un des maîtres des deux philosophes allemands. Pourquoi Maupertuis fut-il obligé d'examiner l'évidence mathématique, à la suite du principe de la moindre quantité d'action ? C'est qu'il avait donné pour base à ce principe les lois mathématiques du mouvement, les fondements de la mécanique et de l'astronomie ; c'est qu'on lui avait reproché, d'un autre côté, que la dé- monstration de son principe n'était pas géomé- trique, et n'entraînait pas la conviction que pro- duisent les vérités géométriques ; c'est qu'enfin on lui avait objecté que les lois du mouvement n'avaient pas ce caractère de nécessité qu'exige une démonstration rigoureuse ; et que, si elles présentaient ce caractère, on en conclurait plutôt la fatalité physique que l'action de la sagesse et de la puissance divine. A cette dernière objection, Maupertuis répondit ingénieusement que, si les choses se trouvaient dans le monde tellement combinées que la né- cessité y exécutât ce que l'intelligence pres- crit, la souveraine sagesse et la souveraine puissance n'en seraient que plus fortement éta- blies. Afin d'expliquer ensuite pourquoi les lois du mouvement doivent se présenter à notre esprit avec un caractère de nécessité, Mauper- tuis remonte jusqu'aux premiers principes de nos connaissances, s'efforçant de marquer ce qui les distingue entre elles par rapport à leur cer- titude, et d'établir pourquoi les unes sont plus susceptibles d'évidence que les autres. A la tête des sciences absolument évidentes, ou plutôt comme seules absolument évidentes, il considère les sciences mathématiques. Ces sciences, dit-il, ont un caractère distinctif auquel est due l'évi- dence qu'elles portent partout avec elles : ce caractère, il le rend par un mot barbare, la réplicabilité. Par idées réplicables, il entend celles qui se présentent à nous à la fois comme sensations et comme notions simples, celles qui sont au fond des impressions les plus confuses, au fond des expériences les plus compliquées, et qui en même temps sont les plus abstraites, les plus claires^, les moins liées aux sens; celles enfin qui sont introduites et éveillées dans notre entendement par plus d'un sens. Les idées répli- cables se distinguent néanmoins des notions sim- ples, en prenant celles-ci dans l'acception de l'école de Locke. Si chaque notion simple ne doit son origine qu'à un seul sens qui ne dépend en rien des autres, les notions réplicables, au MALT 1068 MALT contraire, naissent à la suite de toutes les sen- sations dunt notre nature est susceptible. Or, il n'y a que les idées de nombre et d'étendue, de temps et d'espace, qui soient réplicables, et ce sont ces deux ordres d'idées qui donnent nais- sance à l'arithmétique et à la géométrie. Le re- pos d'esprit qui suit l'évidence de la géométrie et de l'arithmétique est le résultat de la néces- sité de ces deux sciences. Elles sont nécessaires, en effet, pour nous, parce que nous ne pouvons pas concevoir qu'elles ne puissent pas être. Dans ce mémoire, où Maupertuis explique à sa façon l'origine des idées, il se rallie à l'opi- nion dominante de son siècle, l'empirisme. Ce- pendant, là même on est frappé d'une certaine dissidence. On remarque qu'il accorde beaucoup plus que ses contemporains n'avaient coutume de faire à la partie nécessaire, immuable, éter- nelle de notre connaissance ; et quoiqu'il res- treigne cette catégorie d'idées dans les limites des sciences mathématiques, on voit qu'il n'est absolument ni empirique, ni matérialiste. D'au- tres écrits mettent, en effet, hors de doute que Maupertuis penchait vers les systèmes que Ber- keley et Hume ont tirés de la doctrine de Locke. Parmi ces écrits, nous citerons les Réflexions sur l'origine des langues et la signification des mots, et ses Lettres. Dans les Réflexions, souvent écrites en langage algébrique, et réfutées par Turgot, qui était encore sur les bancs de la Sorbonne, Mauper- tuis se place ouvertement sous l'autorité de Ber- keley. 11 y soutient l'impossibilité où nous som- mes "de mesurer la durée et de découvrir la cause de la liaison et de la succession de nos idées ; il réduit à peu près tout ce que nous voyons, soit à nos perceptions, soit à des phénomènes. « Toute réalité dans les objets n'est, dit-il, et ne peut être que ce que j'énonce, lorsque je suis par- venu à dire il y a. » Phrase curieuse, qu'on dirait extraite de la Critique de la raison pure. Maupertuis appelle ses Lettres « le journal de ses pensées ». C'est là, en effet, qu'il s'aban- donne complètement à l'idéalisme de Berkeley, particulièrement dans la lettre III, intitulée : Sur la manière dont nous apercevons. On y trouve entre autres cette proposition, que l'éten- due n'appartient pas aux corps mêmes; qu'elle n'est qu'une perception de l'âme transportée à un objet extérieur, sans qu'il y ait dans l'objet rien qui puisse ressembler à ce que mon esprit aperçoit. Les objets et l'étendue elle-même ne sont donc que de simples phénomènes. Par quoi sont produits ces phénomènes? « Des êtres in- connus excitent dans notre âme tous les senti- ments, toutes les perceptions qu'elle éprouve, et, sans ressembler à aucune des choses que nous apercevons, nous les représentent toutes. » Ces cires inconnus ne sont-ils pas les choses en soi de Kant, Yinconnu ou l'a? de la philosophie critique? Plus loin, dans la même lettre, se découvre le germe d'une autre théorie de Kant, celle qui concerne le temps : « Si l'on regarde, dit Maupertuis, comme une objection contre ce système, la difficulté d'assigner la cause de la succession et de l'ordre des perceptions, on peut répondre que cette cause est dans la nature même de l'âme. » Arrivé au terme de ces déve- loppements, Maupertuis s'écrie : « Rester seul dans l'univers, c'est une idée bien triste ! n N'est- ce pas va sentiment aussi qu'inspire, l'expression la plus rigoureuse du système de Kant, Vcgoïsmc de Fichteî Dans d'autres Lettres, cependant, Maupertuis retourne jusqu'à Descartes et à la distinction (artésienne de la substance pensante Bl de la substance étendue. Ailleurs, il proteste en gé- néral contre l'esprit de système et n'hésite pas à déclarer que « les systèmes sont de vrais mal- heurs pour les sciences ». L'esprit qui a dicté ces mots est devenu l'esprit de l'Académie de Berlin, où le goût de l'expérience et d'un choix réfléchi a toujours prédominé sur les idées sys- tématiques. L'indépendance qu'on observe dans les opi- nions métaphysiques de Maupertuis se remarque au même degré dans la partie morale de sa doctrine, si toutefois on peut lui attribuer une doctrine. Ce qui ne caractérise pas moins son Essai de philosophie morale, c'est le langage du géomètre et du physicien employé à la dis- cussion des idées de bien et de bonheur. L'épigraphe de ce livre, primitivement adressé au président Hénault : Risurn reputavi erro- rem; et gaudio dixi : Quid frustra deciperis? (Ecclesiast., c. u) fait prendre d'abord toute cette production pour « un fruit amer de la mélancolie. » Cependant l'auteur annonce qu'il se propose de faire, non pas une élégie, mais un calcul, le calcul des biens et des maux. Il veut chercher ensuite des moyens d'augmenter la somme des uns, et de diminuer la somme des autres. Comparer les plaisirs des sens avec les plaisirs intellectuels; ne pas distinguer des plai- sirs d'une nature moins noble les uns que les autres, les plaisirs les plus nobles étant ceux qui sont les plus grands : voilà la méthode qu'il se propose -d'employer. Le bonheur ne doit pas être confondu avec le plaisir ; le bonheur est la somme des biens qui reste après qu'on a retran- ché la somme des maux. Les plaisirs du corps sont réels ; le bonheur qu'on y cherche l'est moins; cependant ils peuvent être comparés aux plaisirs de l'âme, et peuvent même les surpasser. Il y a donc deux genres de plaisirs et de pei- nes : les plaisirs et les peines du corps sont toutes les perceptions que l'âme reçoit de l'im- pression des corps étrangers sur le nôtre ; les plaisirs et les peines de l'âme sont toutes les perceptions que l'âme reçoit sans l'entremise des sens. Les plaisirs de l'âme ont deux objets : la pratique de la justice et la vue de la vérité ; les peines de l'âme consistent à manquer de l'un ou de l'autre de ces objets. Le temps que dure la perception d'un plaisir, c'est-à-dire de ce dont l'âme ne souhaite pas l'absence, est un moment heureux. Le temps que dure la perception d'une peine, c'est-à-dire de ce dont l'âme souhaite l'absence, est un moment malheureux. Dans chaque moment heureux ou malheureux ce n'est pas assez de considérer la durée, il faut avoir égard à la grandeur du plaisir ou de la peine, à Vintensité. L'estimation des moments heureux ou malheureux est le produit de l'intensité du plaisir ou de la peine par la durée. Le bien, c'est la somme des moments heureux; le mal, la somme des moments malheureux. Le bon- heur, c'est la somme des biens, après qu'on a re- tranché tous les maux; le malheur, la somme des maux qui reste après qu'on a retranché tous les biens. Le talent de comparer les biens et les maux s'appelle la prudence. Dans la vie ordi- naire, la somme des maux surpasse celle des biens : ce qui rend l'immortalité de l'âme sinon nécessaire et indubitable, du moins désirable et conforme à l'idée de justice. Des pages remarquables sur les stoïciens et les épicuriens, puis, une belle comparaison entre la morale stoïcienne et la morale de l'E- vangile : voilà ce qui faisait rechercher et dis- tinguer ['Essai de philosophie morale par le petil nombre de philosophes religieux i|iie pos- sédait le wiii" siècle. L'auteur s'appuie d'ailleurs i 'i pu minent contre les esprits forts sur les ré- MAUP — 1069 — MAXI ponscs que leur avaient faites Malebranche et Leibniz. 11 montre avec succès et chaleur que le Dieu-univers, ou un univers-Dieu, n'est pas plus facile à concevoir que le Dieu-esprit. L'article du suicide, dans ce même livre, a excité de vives critiques. Maupertuis, mettant d'abord à part la crainte et l'espérance d'une autre vie, l'avait regardé comme un remède utile et permis; l'en- visageant ensuite comme chrétien, il le regarde comme l'action la plus criminelle et la plus insensée. Ses vues religieuses sont ce qu'on a le plus vivement attaqué. On lui reprochait d'avoir dit que la religion n'était pas rigoureusement dé- montrable, et, à cette objection, il répondait que, si la religion était démontrable, tout le monde y acquiescerait comme on adhère à une vérité géométrique. « Il n'est pas nécessaire que les vérités religieuses soient prouvées, il suffit qu'elles soient possibles : le moindre degré de possibilité rend insensé ce qu'on dit contre. » On lui reprochait encore de penser que l'es- prit ne consiste pas à secouer le joug de la reli- gion ; qu'on a tort de s'en moquer sans l'en- tendre, comme on a tort d'adorer sans examiner. On lui reprochait même d'avoir cherché par- tout à établir, jusque dans son Système de la nature, ou Essai sur la formation des corps organisés, la nécessité d'une première cause intelligente et active; comme si l'explication de la création pouvait se passer de l'idée du créa- teur. Au lieu de semblables critiques, il fallait blâ- mer le principe même de la philosophie morale de Maupertuis, le désir d'être heureux. « Le désir d'être heureux est, dit-il, un principe plus universel encore que ce qu'on appelle la lumière naturelle, plus uniforme encore pour tous les hommes, aussi présent au plus stupide qu'au plus subtil. » Il interprétait, il est vrai, l'idée de bonheur dans un sens spiritualiste et profon- dément religieux, en supposant que « tout ce qu'il faut faire dans cette vie pour y trouver le plus grand bonheur dont notre nature soit capa- ble, est sans doute cela même qui doit nous conduire au bonheur éternel. » Mais un principe qui a besoin d'interprétations et de modifica- tions, ne paraît pas propre à devenir une loi universelle. C'est aussi cette erreur qui explique le pessimisme où l'on voit tomber sans cesse l'auteur de l'Essai de philosophie morale. Toutefois, on n'a pas assez bien apprécié cet ouvrage, ni ceux qui s'y rapportent. On n'a pas assez reconnu que, par son spiritualisme, Mau- pertuis fut disciple de Newton. Au lieu de dé- gager ses véritables convictions des paradoxes auxquels elles sont mêlées ça et là, on n'a insisté que sur ces paradoxes mêmes. Ainsi, l'on ne cesse de rappeler que Maupertuis, voulant aider au progrès des sciences, avait proposé de se pro- curer des songes instructifs au moyen de l'opium ; d'observer les hommes condamnés à la peine capitale, ou souffrant de blessures singulières, de disséquer même leurs cerveaux vivants; d'étudier la construction des crânes gigantes- ques des Patagons, parce qu'ils sont plus déve- loppés que les nôtres ; d'isoler plusieurs enfants et de les élever ensemble dès le plus bas âge, afin de voir quelle langue ils se seraient faite, etc., etc. iractère moral et spiritualiste que Maupertuis se distingue parmi les philoso- phes du xvin" siècle; c'est pour avoir soutenu ce caractère, à la cour de Frédéric II, contre La- mettrie et d'autres matérialistes; c'est pour l'avoir imprimé à l'Académie de Berlin et l'avoir transmis a d'autres penseurs d'Allemagne; c'est pour tous ces graves motifs que Maupertuis mé- ritait l'espèce de réhabilitation que nous venons d'entreprendre. M. Damiron a publié un Mémoire sur Mauper- tuis dans le tome XL1II du Compte rendu des séances de l'Académie des sciences morales et politiques. C. Bs. MAXIME DE TYR, rhéteur et philosophe platonicien, florissait pendant la dernière moitié du second siècle. Il parcourut As. Phrygie, l'Ara- bie, où il dit avoir vu la pierre carrée qu'ado- raient les Arabes; il vint à Rome sous le règne de Commode et mourut en Grèce. 11 nous reste de lui quarante et un discours ou dissertations sur divers sujets de philosophie, de morale et de littérature. Son style se distingue généralement par la clarté et l'élégance ; mais le fond des idées n'a rien d'original. Trop souvent les sujets qu'il traite rentrent dans ces lieux communs sur lesquels un rhéteur fait parade de son talent de bien dire, en soutenant alternativement le pour et le contre. C'est ainsi qu'il recherche tour à tour si la vie active l'emporte sur la vie contemplative, ou la vie contemplative sur la vie active ; si les militaires sont plus utiles à la ré- publique que les cultivateurs, et réciproquement ; si un bien n'est pas plus grand qu'un autre bien, ou s'il est des biens plus grands que d'autres biens, etc. Ailleurs, il fera le tour de force de prouver que Socrate, Diogène, Léonidas endu- raient toutes sortes de privations en vue du plaisir. Malgré tout l'esprit que l'auteur dépense dans ce genre de compositions, on sent qu'elles n'ont rien de sérieux, et que c'est un jeu d'esprit, une sorte d'escrime intellectuelle, où tous les coups portent sur un plastron, sans jamais tou- cher les fibres du cœur. Cependant, il aborde aussi des sujets sérieux, et l'on peut reconnaître en lui le disciple des doctrines platoniciennes. Il a même des notions assez saines sur la Divi- nité. Ainsi, dans les onzième, quatorzième et dix-septième dissertations, où il examine s'il faut adresser des prières aux dieux ; — qu'est-ce que le démon de Socrate ? — qu'est-ce que Dieu selon Platon? il fait intervenir plus d'une fois l'idée du Dieu unique, du Dieu suprême, de l'intelli- gence universelle : « Il ne me vient pas dans l'esprit, dit-il, de peindre Dieu sous aucune image empruntée de l'ordre sensible.... Bien de mau- vais, rien de vicieux n'entre dans la notion de la Divinité.... Changer de volonté, passer d'une affection à une autre, ne convient pas plus aux dieux qu'à l'homme de bien. » Toutefois, au- dessous du Dieu suprême, il admet un grand nombre de dieux, ses ministres et ses enfants. Ces êtres intermédiaires, qu'il appelle aussi dé- mons ou génies, prêtent leur assistance à des hommes privilégiés. Homère lui fournit des exemples de ce commerce des mortels avec les dieux : par exemple, Minerve arrêtant le bras d'Achille ou dissipant les ténèbres qui offusquent les yeux de Diomède. La Vertu tourmentée par la Fortune, cette puissance aveugle et instable, a besoin qu'un dieu vienne à son secours, combattre pour elle et se constitue son champion et son auxiliaire. Or, Dieu lui-même reste immobile à sa place, d'où il gouverne le ciel et l'ordre des cieux ; mais il y a des êtres immortels de second ordre appelés dieux inférieurs, établis dans l'intervalle qui sépare la terre des cieux, moins puissants que Dieu, mais plus forts que l'homme, minis- tres des dieux, mais supérieurs aux hommes, rapprochés des dieux, mais veillant avec soin sur les hommes. Car l'intervalle immense qui sépare le mortel de l'immortel l'aurait complètement privé de la contemplation et du commerce des MAYR — 1070 — MAYR choses célestes, si ces êtres de second ordre, que nous appelons démons, semblables à une har- monie, n'avaient rattaché par le lien de leur affinité réciproque la faiblesse humaine à la bonté divine. Tout comme les interprètes qui servent de truchements aux Grecs avec les étran- gers, la race intermédiaire des démons, to ôaifAovwv yévoç, est en commerce à la fois avec les dieux et avec les hommes. Tels sont ceux qui apparaissent aux hommes, qui conversent avec eux, en contact continuel avec la nature humaine, et qui fournissent aux mortels tout ce qu'ils ont besoin de demander aux dieux. C'est ainsi que Maxime de Tyr explique le dé- mon de Socrate. Ce sage n'était-il pas digne d'avoir un esprit familier? Rien d'étonnant dune qu'il eût un démon qui l'aimait, qui lui faisait prévoir l'avenir, qui l'accompagnait partout, et qui était de moitié avec lui dans toutes ses pensées. Dans sa seizième dissertation, il développe avec soin l'hypothèse de la réminiscence et de l'existence antérieure de l'âme. On voit qu'il est possible de trouver chez lui d'utiles renseigne- ments sur quelques points de la doctrine plato- nicienne, et particulièrement sur la démonologie. Néanmoins, tout porte à regarder Maxime de Tyr comme antérieur à la fusion du platonisme avec le mysticisme oriental ; mais on reconnaît déjà en lui cette tendance sympathique qui devait la préparer et la faciliter. Les Discours de Maxime de Tyr ont été édités et traduits en latin par D. Heinsius, Leyde, 1614. Il en existe une traduction française de M. Combe- Dounous, Paris, 1802. A....D. MAYRONIS (François de), le disciple le plus célèbre de Jean Duns-Scot, a reçu de ses con- temporains le surnom de Docteur illuminé et pénétrant, illuminali et aculi, quelquefois celui de maître des abstractions, Magistri abslractio- num. Né à Digne, en Provence, il entra dans l'ordre des Frères mineurs et fut reçu bachelier en théologie à Paris. Son penchant, son aptitude pour la discussion scolastique était telle qu'il fit adopter, en 1315, dans cette université, La coutume de discuter en été chaque vendredi, depuis le lever jusqu'au coucher du soleil, sans s'arrêter, sans boire ni manger. En 1323, May- ronis reçut, par ordre du pape Jean XXII, le chapeau de docteur en théologie et la faculté d'enseigner cette science ; mais il ne jouit pas longtemps de ce double honneur : il mourut deux ans après à Plaisance. L'ouvrage principal de Mayronis est un com- mentaire du Maître des sentences [Scriptum in Magistraux sententiarum, Bâle, 1489). Dans ce commentaire, il est question tour à tour d'onto- logie, de psychologie et de théologie. Les doc- trines qui excitèrent le plus vivement l'attention du xivc siècle et qui y sont exposées, non sans quelque originalité, concernent les points sui- vants : Principe souverain de la science humaine ; Genre suprême; Nature de la réalité, des diffé- rences et des relations: Caractères de l'universel et du général; Certitude des sens* Propositions évidentes par elles-mêmes et indémontrables; Connaissance claire et distincte; Démonstration a priori de l'existence de Dieu; Dillêrcnce des attributs divins. Le principe souverain de la science consiste, selon Mayronis, dans cette proposition : l'Être • ■ t, c'esl-à-dirc l'Être est le fond identique le même de tout ce qui existe, du Créateur et de la créi Si l'Être, Ens, est la base et le dernier prin- cipe de tout, il est aussi le germe suprême, celui qui embrasse toutes les formes d'existence, tous I' ; accidents. Si les notions suprêmes du savoir et de l'Être sont unes, elles sont absolument simples. Si elles sont absolument simples, peut-il y avoir des dif- férences réelles, c'est-à-dire des différences pri- mitives? Oui : il y a autant de diversités de ce genre qu'il y a de variétés fondamentales dans nos sensations : odeurs, couleurs, sons, impres- sions de froid ou de ebaud, de dureté ou de mollesse. Mayronis appelle différences originai- res les qualités différentes de la matière; et il soutient que ces diversités n'ont rien de commun entre elles. Il admet, du reste, dans les choses mêmes, quatre sortes de différences, différences objectives, et qui ne sont pas seulement l'œuvre de l'intelligence [fabricatœ ab anima vel inlel- lectu). 1° Différences essentielles, comme Dieu distinct de la création. 2° Différences réelles, comme père et fils. 3° Différences formelles, comme homme et âne. 4° Différences entre l'être et son mode inté- rieur, différences modales, comme la blancheur et ses divers degrés. Ces différences sont successives, de manière que les différences essentielles sont les plus mar- quées, les plus fortes, et les différences modales les moins fortes. Quant à la théorie du général et de l'universel, Mayronis suit les traces de son maître. A ses yeux, l'universel n'est en soi, ni dans la nature extérieure ni dans l'esprit humain, et en même temps il se trouve dans l'une et dans l'autre par accident : c'est-à-dire que l'existence en général n'est essentielle ni dans l'esprit humain ni hors de l'esprit humain. Si elle était essentielle dans l'esprit humain, l'homme cesserait d'exister dès qu'il cesserait d'être conçu ou représenté ; si elle était essentielle hors de l'esprit humain, l'homme aurait une existence nécessaire. Cette solution assez subtile montre toutefois que Mayronis se livrait à des méditations psy- chologiques. Il eut le mérite de tirer d'un oubli complet le problème de là certitude des sens. Les sens nous trompent-ils? A cette question il répondit négativement, s'attachant à prouver, comme Ëpicure l'avait fait dans l'antiquité, que nous percevons bien, que nous sentons ce que nous devons sentir et percevoir, mais que nous apprécions souvent mal ce que nous avons perçu, que nous jugeons de travers nos sensations. Les sens et le sens commun, auquel les sens servent et aboutissent, sont donc irréprochables. Mayronis n'a pas porté son examen sur la no- tion même de l'évidence ; mais il a écrit plu- sieurs pages curieuses sur les propositions évi- dentes par elles-mêmes et qui n'ont pas besoin d'être démontrées par d'autres propositions. Tout ce qui existe et tout ce qui comporte une dé- monstration n'est pas évident de soi ; bien que ce qui de soi est évident pour les sens puisse être prouvé par l'entendement. On a aussi remarqué les idées de Mayronis sur la connaissance distincte, cognitio dislincta. Ce n'est pas seulement connaître clairement, c'est connaître distinctement, que de se représenter les parties d'un objet, ses éléments et ses rap- ports. On connaît de cette façon toutes les fois qu'on peut définir une chose avec détail. On a reproché avec raison à M lyronis d'avoir rejeté la preuve de l'existence de Dieu qu'on attribue à saint Anselme. 11 l'a rejctéc unique- ment parce que, dit-il, elle suppose toujours une définition de la Divinité; or, la Divinité, à cause de sa simplicité suprême et absolue, no saurait finie. 11 a cherché à établir, contre l'avis de la plu- MAZZ 1071 — MÉGA part des scolastiques, que les attributs de Dieu sont séparés les uns des autres par des différen- ces, non pas idéales, mais réelles et indubita- bles. L'intelligence divine pense, la volonté divine veut; il est faux que ce soit l'intelligence qui veuille, ou la volonté qui pense : par conséquent, ces deux attributs sont distincts. L'entendement peut tout concevoir, le bien comme le mal; mais la volonté ne peut vouloir que le bien : par conséquent, ces deux qualités doivent être distinguées. Mayronis a aussi fait quelques tentatives pour concilier l'omniscience de Dieu avec la contin- Eence et Yaccidence des événements du monde, ieu étant la cause de toutes choses par sa vo- lonté toute- puissante, connaît d'avance cette volonté, et par elle il sait donc tout ce qui arri- vera : solution incomplète, puisque le philoso- phe n'y tient compte que d'une seule face du problème, et néglige les difficultés que soulève l'immutabilité des lois de la nature. G. Bs. MAZZONI (Jacques), né à Césène en 1548, d'une famille noble, et élevé avec soin à Padoue où il se fit remarquer par une mémoire devenue proverbiale, a été l'un des principaux fondateurs de l'Académie délia Crusca, et un des plus sa- vants philosophes italiens de la seconde moitié du xvi" siècle. Il professa la philosophie à Ma- cérata, à Césène, à Pise et à Rome. Les villes, les princes se disputaient l'honneur de le posséder ; ce fut enfin le cardinal Aldobrandini qui parvint à l'attacher à sa fortune. Mazzoni le suivit à 1 uis à Ferrare, et mourut dans cette ville en 1603. Mêlé à toutes les luttes de la science et de la littérature de son temps, il a attaché par- ticulièrement son nom, en littérature, à la dé- fense de Dante; en philosophie, à ses constants efforts pour concilier Aristote et Platon. Dans sa Difesa délia comedia di Danle (in-4, 1587), on rencontre, après un brillant exposé des beautés philosophiques de cet admirable poëme, une multitude d'observations, aussi fines que justes, sur la nature même du beau et du su- blime, sur l'origine et le but des arts et des lettres, sur la véritable destination des poètes et des artistes. Ces aperçus nouveaux, plus philo- sophiques que littéraires, ont singulièrement contribué à étendre l'horizon de la critique, et l'on en aperçoit les traces fécondes chez Dubos et Muratori. Mazzoni a consacré à la conciliation d' Aristote et de Platon deux ouvrages qui firent une grande sensation, mais dont le mérite est inégal. L'un, publié en 1576, est intitulé: De triplici hominum vita. activa nempe, conlemplativa et religiosa, metkodi 1res; l'autre, publié en 1597, a pour titre : In universam Platonis et Aristolelis phi- losophiam prœludia , sive de. Comparatione Platonis et Aristolelis. Dans l'un et l'autre ouvrage, les différences, les contrastes profonds du platonisme et du pé- ripatétisme sont énumérés avec une rare fidélité. L'érudition s'y montre aussi scrupuleuse que variée et sûre; mais le jugement, la critique n'a pas autant de part au second écrit qu'au premier. Les moyens proposés pour accorder l'idéalisme et le réalisme, pour fondre ensemble les arche- types et le savoir fourni par l'expérience, an- noncent un esprit exercé aux discussions philo- sophiques, plutôt qu'une intelligence propre à la spéculation. Mazzoni, d'ailleurs, ne cache pas sa prédilection pour l'Académie, et laisse même entrevoir un goût vif pour le pythagorisme, qu'il enseigna à Galilée. La comparaison si détaillée qu'il institue entre ces deux grandes écoles est bien supérieure à celles que Georges de Tré- bizonde, Gémiste Pléthon et Gaudentius avaient tentées avant lui; elle laisse aussi loin derrière elle le parallèle tracé à la même époque par Charpentier, l'antagoniste de Ramas. Bachmann et Rapin, qui ont repris la même tâche au xvn8 siècle, ne firent pas oublier les travaux de Mazzoni, restés dignes des (loges de Leibniz. Dans le premier de ces travaux, il est question, en outre, de toute une encyclopédie des sciences et des arts, rapportée aux trois états que l'auteur assigne successivement à l'activité humaine. La vie est ou active, ou contemplative, ou religieuse. La dernière phase embrasse et couronne celles qui la précèdent. La loi commune de ces trois formes de développement, c'est la loi d'un progrès continu, c'est une perfectibilité indéfinie. Une sagacité remarquable, une foule de connaissances en tout genre, un précieux amour de la liberté et du bonheur des hommes, un sentiment re- ligieux aussi éclairé que sincère, voilà les traits qui distinguent le livre De triplici hominum. vit a. Ces tentatives ne passèrent pas inaperçues. Mazzoni eut de longues et d'instructives querelles avec Patricius, son ancien ami, avec Campanell a et Muti, disciples de Telesio contre lequel Mazzoni avait aussi écrit. C. Bs. MÉCANIQUE, MÉCANISTE, voy. DYNAMISME et VlTALISME. MÉGABIQUE (École). Cette école, ainsi nom- mée de la patrie de son fondateur, Euclide de Mégare, prit naissance quelques années avant la mort de Socrate, dont Euclide était le disciple, et dura environ un siècle. Dans les derniers jours de son existence, elle put voir naître l'épicurisme, et en même temps le stoïcisme, dont le fonda- teur, Zenon de Cittium, se rattachait aux philoso- phes de Mégare par Stilpon, l'un de ses maîtres. La série des philosophes mégariques est assez nombreuse. Elle contient, outre le nom d'Euclide, le fondateur, ceux d'Ichthyas, de Pasiclès, de Thrasymaque, de Clinomaque, d'Eubulide, de Stilpon, d'Apollonius Cronus ; d'Euphante, de Bryson, d'Alexinus, enfin de Diodore Cronus. Les recherches philosophiques de l'école de Mé- gare embrassèrent la morale, la métaphysique, la logique, et surtout la dialectique. La morale ne tient qu'une très-petite place dans l'ensemble des doctrines mégariques, et elle n'a guère d'autre organe que Stilpon. Ce philosophe paraît avoir fait consister le souverain bien dans l'impassibi- lité, animus impatiens, suivant l'expression de Sénèque: doctrine analogue à ce que devait être plus tard le stoïcisme. Stilpon en donna lui- même l'exemple et le précepte lorsque, sur la demande de Démétrius Poliorcète, il répondit qu'il n'avait rien perdu, au moment même où le saccagement de sa ville natale par les troupes de Démétrius ven.tit de lui ravir sa femme, ses enfants et ses biens. Aussi Sénèque s'écrie-t-il à ce propos : « Ecce vir fortis et strenuus ; ip- sam hostis sui victoriam vicit. » La dialectique, comme on vient de le dire, oc- cupa une place très-considérable dans les travaux de cette école; aussi les philosophes qu'elle comp- tait dans son sein furent-ils appelés du surnom de dialecticiens, et même de celui d'érisliques, c'est-à-dire disputeurs, parce que la science du raisonnement avait fini, chez eux, par devenir celle de la dispute. Cet esprit, qu'ils tenaient tout à la fois des sophistes et des éléates, eut pour principaux représentants Eubulkle, Alexinus et Diodore Cronus. D'autre part, Clinomaque, dès l'année 350 avant l'ère chrétienne, c'est-à-dire an- térieurement à Aristote, porta ses recherches sur les axiomes, les catégorèmes et autres ma' tières de ce genre. Euclide lui-même, au rapport de Diogène Laërce, avait traité du raisonnement, MÉGA 1072 — MÉGA et lo dernier des mégariques dans l'ordre des temps, Diodore Cronus, discuta la question de la légitimité du jugement conditionnel. Un problème très-important dans la logique mégarique était celui de la certitude des sens. Il reçut une solution sceptique des philosophes de Mégare, héritiers, en ce point, des philosophes d'Élée. Parménide et Mélissus avaient dit qu'il faut renier les sens et l'apparence, et n'avoir foi qu'en la raison. Telle est aussi la doctrine des philosophes de Mégare. De ce principe sortaient inévitablement cer- taines conséquences métaphysiques , communes aux éléates et aux disciples d'Euclide. S'il est vrai que les sens soient des témoins trompeurs, il faut rejeter leur déposition. Or, quels sont les ob- jets de leur témoignage? La pluralité, le mouve- ment, le changement : phénomènes illusoires, aux- quels il faut, au nom de la raison, substituer l'u- nité, l'immobilité, l'immutabilité absolue. Et re- marquons ici comment tout s'enchaîne dans la doctrine mégarique ainsi que dans celle d'Élée. La négation du changement s'explique par la négation du mouvement, attendu que le mouvement est le principe du changement. La négation du mouve- ment, à son tour, s'explique par la négation de la pluralité, attendu qu'à la condition seule de la pluralité le mouvement est possible, et qu'il ne saurait y avoir de mouvement au sein d'une unité absolue. L'immutabilité se conclut donc de l'immobilité; l'immobilité, à son tour, se conclut de l'unité. Quant à celle-ci, elle ne se conclut de rien d'antérieur : car elle est le véritable principe des choses, et, à ce titre, elle s'affirme, tant au nom de l'infidélité des sens qui semblent attester son contraire, qu'au nom de la certitude de la raison qui la proclame. Cette similitude des deux écoles a conduit Cicéron à les confondre et à leur donner Xénophane pour père commun : « Nobilis quidem fuit Megaricorum disciplina, cujus, ut scriptum video, princeps Xenophanes. » A l'occasion du principe de l'unité absolue qui domine toute la philosophie mégarique, quelques critiques se sont demandé comment, dans ce système, la doctrine de l'unité de l'être pouvait se concilier avec celle de la pluralité des idées prises dans le sens platonicien. Mais l'école de Mé- gare a-t-elle réellement admis les idées ? L'opinion affirmative a pour principaux organes, en Alle- magne, Scb.leiermacb.er (in Sopliisl.), Deycks (de Megaricorum doclrina, ejusque apud Pla- tonem et Aristolelem vesligiis), chez nous, M. Cousin (Œuvres complètes de Platon, trad. en fr., t. XI, p. 517, notes). Ces savants critiques se sont accordés à croire que c'est des mégariques qu'il est question dans un passage du Sophiste, dans lequel Platon, après avoir parlé de certains philosophes (les ioniens indubitablement) «qui, rabaissant jusqu'à la terre toutes les choses du ciel et du monde invisible, affirment que cela seul existe qui se laisse approcher et toucher, » leur oppose une école toute différente, « qui, se réfugiant dans un monde supérieur et invisible, s'efforce de prouver que ce sont des espèces in- telligibles et incorporelles qui constituent le véritable être. » La solution négative apportée à cette môme question a pour principaux repré- senl mis Socher (Sur les ouvrages de Platon, ail.), qui estime que. Platon a voulu désigner si propre école; puis Rit ter. qui, d'abord dans son Histoire de la philosophie ionienne, et plus tard d ms des Remarques insérées dans le Musée du Rhin, sur la philosophie de Vécolede Mégare, tantôt pense qu'il est question (1rs héraclil.éens, tantôt déclare « qu'il n'ose se flatter de contribuer beaucoup à éclairer ce passage, et que son seul but a. éié de montrer qu'il n'est pas facile de reconnaître la doctrine mégarique » Peut-être ne sont-ce ni les mégariques, ni les partisans d'Heraclite, que Platon désigne ainsi, mais bien l'école pythagoricienne, et implicitement aussi sa propre philosophie, qui avait tant emprunté aux pythagoriciens. Pythagore, d'après le témoi- gnage de Diogène Laërce, avait enseigné que « les choses sensibles n'ont que le devenir, et que l'être n'appartient qu'aux choses intelligi- bles.» Or, n'est-ce pas là précisément la doctrine que, dans le passage des Sophistes, Platon oppose à ceux qui affirment que cela seul est Vôtre, qui se laisse approcher et toucher? On rencontre encore, dans la doctrine méga- rique, la question du possible. Cette question fut traitée par Diodore Cronus dans un sens opposé à celui du stoïcien Chrysippe. Le stoïcisme, avec Chrysippe, admettait qu'il y a du possible dans ce qui n'est pas arrivé, et même dans ce qui ne doit jamais arriver. L'école de Mégare, avec Diodore, soutenait qu'en dehors de la réalité présente ou future rien n'est possible. Ce même Diodore, que nous voyons ici combattre Chrysippe sur la question du possible, adopte également, dans la question logique du jugement condi- tionnel, des conclusions diamétralement opposées à celles du stoïcisme. Un dernier élément qui nous reste à si- gnaler dans la doctrine mégarique, c'est l'iden- tification opérée par Euclide entre l'être et le bien. C'est ici un élément original. En effet, sur plusieurs autres points, à savoir, l'unité, l'immobilité, l'immutabilité, la doctrine méga- rique paraît, sauf quelques arguments de détail, n'offrir qu'une imitation des doctrines d'Élée. Il n'en est pas de même de ce nouvel élément, car nous ne voyons pas que cette doctrine de l'identification de Vôtre et du bien ait jamais été celle du Parménide, ou de Mélissus, ou de Zenon. En revanche, elle fut adoptée plus tard par la philosophie d'Alexandrie : « L'unité, dit Plotin (Ennéad. VI et IX), est le principe de toutes choses; elle est le bien et la perfection absolue; elle est Vôtre pur; elle est Dieu ». Et, plus tard, au xvue siècle, ces mêmes idées furent encore reproduites par Malebranche, Leibniz et surtout Fénelon : « On n'arrive à la réalité de l'être (dit l'auteur de la Démonstration de l'existence de Dieu, T partie, ch. m) que quand on parvient à la véritable unité de quelque être. Il en est de l'unité comme de la bonté et de l'être; ces trois choses n'en font qu'une. Ce qui existe moins est moins bon et moins un; ce qui existe davantage est davantage bon et un ; ce qui existe souverai- nement est souverainement bon et un. » Dans l'histoire de la philosophie rien n'est isolé, tout se tient et s'enchaîne. Par sa dialecti- que, l'école mégarique se rattache aux sophistes; par sa métaphysique, à l'école d'Élée. Tels sont ses liens avec le passé. Dans les âges qui suivi- rent, le stoïcisme fit quelques emprunts tant à la morale qu'à la dialectique des disciples d'Eu- clide, et le néo-platonisme à leur métaphysique. On peut consulter les auteurs suivants: Pla- ton, Théélèle, Phédon, Sophiste; — Aristote, Métaphysique, liv. IX; — Diogène Laërce, Vies d'Euclide et de Stilpon; — Gunther, Disserta- tio de methodo dispulandimegarica, in-4, léna, 1707 ; — Walch, Commenlalio de philosophas veleriim criticis, in-4, ib., 17.'>.">; — G. Lud. Spalding, Vindincice philosophorum megarico- rum, m S, Berlin, 1793; — Fer. Deycks, de Me- garicorum doclrina, ejusque apudPlaionem et Aristolelem vestigiis.'m-8,Borm, 1S27 ;— Schleier- macher, Introduction au Sophiste de l'ia- ton, Berlin, in-8: — Ritter, Remarques sur (a philosophie de l'école mégarique, dans le Mus iù MEIE lu / .r); — Traité sur l'évidence dans les sciences métaphy- siques, Berlin, 1764, in-4, 2e édit., 1786; ouvrage couronné par l'Académie de Berlin ; — Phédon, dialogues sur l'immortalité de l'àme, in-8, ib., 1767 ; 6e édit., 1821 ; ouvrage traduit en presque toutes les langues de l'Europe, et notamment en français, par L. Haassmann, in-8, Paris, 1830 ; — Matinées ou Entretiens sur V existence de Dieu, in-8, Berlin, 1785. Le sujet principal des Lettres sur les senti- ments est la nature du plaisir en général, et de celui qui résulte de la présence du beau en par- ticulier. Le plus jeune des deux correspondants soutient que l'analyse de la beauté en détruit le plaisir, et que nous serions malheureux si nous réduisions nos sentiments à des notions claires et distinctes; que le beau consiste en une idée confuse de quelque perfection, et que la réflexion la fait évanouir; que la raison, sans doute, doit nous guider dans le choix de nos plaisirs, mais qu'il faut les goûter sans trop les raisonner. Son ami, plus mur, rectifie cette manière de voir. Selon lui, le sentiment du beau n'admet ni des idées parfaitement claires, ni des idées tout à fait obscures ; l'objet du plaisir doit pouvoir supporter l'analyse, mais à l'analyse doit se joindre la synthèse, qui saisit un tout comme un ensemble plein de convenance et d'harmonie. Quoi de plus admirable que l'idée de l'univers, lorsqu'elle est fondée sur la connaissance des parties qui le composent, des lois qui le con- stituent? Il distingue, du reste, entre le beau sensible et le beau intellectuel ou la perfection. Le premier suppose l'unité dans la variété, et le plaisir qui en résulte a son principe dans notre nature bornée ; Dieu ne le connaît point. La perfection, au contraire, ce n'est pas l'unité, mais l'harmonie dans la variété, et la satisfac- tion qu'elle donne à sa source dans notre nature supérieure, dans la force positive de l'âme : Dieu en jouit éminemment. Le beau se transmet à la raison par les sens. La perfection, beauté supérieure et toute divine, est une intuition de la raison. Le beau possible est superficiel et relatif; la perfection est absolue et au fond même des choses. La beauté est l'imitation sen- sible de la perfection, l'image terrestre de la beauté divine. Tout plaisir, en définitive, se fonde sur l'idée d'une perfection soit sensible, soit intellectuelle, et le plaisir a une triple source : i'unité dans la variété, ou le beau sen- sible ; l'harmonie dans la variété, ou la per- fection intellectuelle ; enfin une amélioration dans notre état physique, le plaisir sensuel. La musique seule réunit les trois genres de plai- sirs. Les dernières lettres traitent du suicide et n'offrent rien de bien remarquable. Le traité de V Évidence est une réponse à la question proposée par l'Académie de Berlin : « Les vérités philosophiques sont-elles suscep- tibles d'une évidence pareille à celle des sciences mathématiques? » Selon Mendelssohn, l'évidence se compose de la certitude qui résulte de la dé- monstration et de la clarté qui impose la con- el la rend facile. 11 ne s'agit donc pas seulement de savoir si les vérités de la méta- physique peuvent être démontrées comme les propositions de la géométrie, mais encore si elles sont susceptibles d'être présentées avec la lé. Selon lui, les vérités philoso- phiques ni tuât aussi certaines; mais elles ne aussi évidentes que les propositions des mathématiques, en tant que l'évidence suppose un tel degré de clarté qu'il est impossible de se refuser à sa lumière et d'éprouver la moindre répugnance à l'accepter. 11 se fait fort de prou- ver que les vérités de la métaphysique peuvi être ramenées à des principes tout aussi certains MEND — 1077 — MEND que les axiomes de la géométrie; seulement le iincment par lequel se fait cette réduction . as le même degré de clarté et d'évidence invincible que les vérités mathématiques; et il expose ici, sur la nature de ce genre de connais- sance; des idées encore dignes d'attention. Toute rie, dit-il, n'est que le développement de la notion de l'étendue, au moyen du prin- eipe de contradiction ou de l'identité : toutes impositions sont démontrées identiques avec nitive d'étendue. La certitude géomé- trique est l'ondée uniquement sur l'identité in- variable d'une notion donnée avec les idées qui y b nt implicitement renfermées et que l'ana- : l'ait sortir. Recherchant ensuite le degré d'évidence dont est susceptible la métaphysique, il dit qu'en général la philosophie est la science des qua- lités des choses, tandis que les mathématiques sont la science des quantités. La métaphysique aie ne considère que les qualités et leurs irts, abstraction faite des choses. Elle fait L'analyse des notions données, et développe les richesses infinies qui y sont renfermées ; et les propositions que l'analyse produit ainsi sont aussi certaines que les vérités mathématiques ; seulement elles ne s'imposent pas aux esprits avec la même force que celles-ci. Ce désavantage provient de trois causes : d'abord la philosophie n'a pas à sa disposition des signes aussi exacts que la science mathématique ; son langage est plus ou moins arbitraire. Ensuite les qualités des choses sont si intimement liées entre elles, qu'il est impossible d'en expliquer une sans con- naître toutes les autres. De là, la nécessité, à chaque pas, de revenir sur les principes, les éléments. Enfin, les qualités étant déterminées, il s'agit d'entrer dans le domaine de la réalité, chose facile pour la géométrie, qui peut s'en rapporter au témoignage des sens, tandis que pour la philosophie, ce témoignage est lui- même soumis à la critique, et que sa tâche est précisément de se tenir en garde contre les sim- ples apparences. Un autre avantage que les ma- thématiques ont sur la philosophie, c'est qu'elles trouvent toujours les esprits disposés à accepter sultat de la discussion, quel qu'il soit. La véril que n'a d'autre ennemi à vain- cre que l'ignorance ; nul préjugé, nul intérêt, nulle passion ne vient résister à son évidence. En philosophie, au contraire, chacun a pris parti d'avance et oppose à la démonstration de la vé- rité ses opinions préconçues. Dans la troisième partie de son traité, Men- delssohn recherche le degré d'évidence que com- porte la théologie naturelle. Quelle fécondité merveilleuse, s'écrie-t-il, que celle des idées de Dieu et de ses attributs? L'idée de Dieu étant donnée, l'analyse en fait sortir par un dévelop- pement nécessaire toutes les perfections divines. L'athée même accepte le résultat de cette ana- lyse, comme l'idéaliste admet la géométrie, mais sans en reconnaître l'objet pour réel. C'est là ulté : il faut établir la réalité objective de l'idée de Dieu. Le meilleur argu- ment pour cela, c'est l'argument ontologique, fondé sur le principe de la raison suffisante, instrument merveilleux qui sert à lier entre elles toutes les vérités, qui en fait l'harmonie et l'unité. Les principes généraux de la morale sont sus- ceptibles d'une évidence entière. Les lois mo- ralesont, selon Mendelssohn, la même univer- salité et la même certitude que les lois de la nature, parce qu'elles sont l'expression authen- tique de notre nature raisonnable. Aussi, théo- riquement, tous les hommes cultivés les recon- naissent; mais dans la pratique, on le sait trop, c'est autre chose. Le Phédon est une imitation de Platon; c'est peut-être l'ouvrage le plus solide, sous la forme la plus attrayante, sur la grande question de l'immortalité de l'àme avant Kant. Mendelssohn le publia pour répondre aux doutes dont le jeune Abbt lui avait fait confidence sur la des- tinée humaine. A l'exemple de Platon, il met dans la bouche de Socrate, s'entretenant à sa dernière heure avec ses disciples, les arguments qui doivent établir l'immortalité de l'âme. Dans le premier dialogue, il suit Platon assez fidè- lement, ne modifiant guère que l'expression de ses arguments. Seulement il a beaucoup adouci la violente diatribe de Platon contre le corps et ses besoins, comme trop peu conforme aux idées actuelles. Dans le second dialogue, Mendelssohn a substitué à la faible argumentation de Platon concernant l'immatérialité de l'àme, une dé- monstration meilleure et plus moderne. Dans le troisième dialogue enfin, Socrate ne s'exprime plus comme il l'a fait dans le Phédon, mais il pense et raisonne, comme il l'aurait fait s'il avait vécu au xvme siècle, et s'il avait pu con- naître Descartes et Leibniz. Mendelssohn n'aspire pas à l'originalité ; ce qui lui importe, dit-il, ce n'est pas d'être neuf, mais vrai. Il revendique cependant comme lui appartenant en propre ce qu'il fait dire à Socrate sur l'harmonie des vé- rités morales, sur le système de nos droits et de nos devoirs. La perfectibilité infinie de nos facultés intellectuelles, les devoirs infinis que la conscience nous impose, cette soif de félicité que rien sur la terre ne peut satisfaire, assurent à l'homme une durée continue et infinie. 11 -y a des devoirs qui seraient déraisonnables, si la mort était le dernier terme de son existence. Sans l'immortalité, la mort par dévouement, qui est, au jugement de tous, l'action la plus su- blime et le devoir suprême serait une absur- dité. L'ouvrage intitulé Matinées, et qui parut en 1785, expose les entretiens que Mendelssohn eut réellement avec son fils, son gendre et un de leurs amis, sur l'existence de Dieu. Après des discussions préliminaires sur des questions de critique et d'ontologie, notamment sur les ca- ractères de la vérité et de l'évidence, où l'on retrouve partout le disciple de Leibniz, quelque peu ébranlé cependant par les objections de Kant, Mendelssohn établit les axiomes suivants : « Ce qui est vrai doit pouvoir être connu comme tel par une intelligence positive. » — « Ce dont l'existence ne peut être reconnue par aucune intelligence positive n'existe pas réellement; c'est ou une illusion, ou une erreur. » — « Ce dont la non-existence ne peut être conçue par aucun être raisonnable, existe nécessairement. Une idée qui ne peut être conçue sans réalité objective doit être, par là même, considérée comme réelle. » Mendelssohn passe ensuite en revue les diverses méthodes d'établir l'existence de Dieu. La théorie des attributs de Dieu, l'idée en étant donnée, est de toute évidence : mais, pour en établir la réalité, plusieurs raison- nements ont été proposés sans entraîner l'assen- timent universel. Ou bien l'on conclut a poste- riori de l'existence du monde ou de l'existence du moi à celle de Dieu, comme en étant la cause nécessaire ; ou bien, procédant a priori, l'on conclut de l'idée même d'un être nécessaire et infini à son existence réelle et objective. Men- delssohn apprécie ces divers arguments à la lumière du bon sens, du sens commun, qu'il considère comme une faculté ou une autorité supérieure à la raison individuelle et sur Ir-quol MEND — 1078 — MENE il importe de s'orienter lorsque la spéculation nous a trop écartés de la route battue. C'est ici que se trouve ce passage remarquable qui a fourni à Kant le sujet de son petit écrit : Qu'est- ce que s'orienter dans la pensée? « Toutes les fois, dit Mendelssohn {Matinées, § 10), que la spéculation paraît trop m'éloigner de la grande route du sens commun, je m'arrête et cherche à m'orienter. Je reporte mes regards vers le point d'où je suis parti, jt je cherche à mettre d'ac- cord mes deux guides, le sens commun et la spéculation individuelle. L'expérience m'a appris que le plus souvent le droit est du côté du sens commun, et il faut que la raison se prononce avec beaucoup de force pour le résultat de la spéculation pour que je me décide à m'en rap- porter à celle-ci. Il faut même, dans ce cas, qu'elle me montre avec évidence comment le sens commun a pu s'égarer de la bonne route, et qu'elle me convainque que la persistance de celui-ci dans un avis contraire est pure obsti- nation. » L'idéalisme ne réussira jamais à faire revenir le sens commun de sa croyance à la réalité du monde extérieur; mais il t'ait naître des doutes qui affaiblissent la démonstration de l'existence de Dieu, fondée sur la contemplation de l'uni- vers. Au lieu donc de s'engager dans de subtiles discussions avec les idéalistes, il vaut mieux fonder cette existence sur la mienne, qui est indubitable. Mendelssohn réfute ensuite la phi- losophie atomistique, qui fait naître l'univers du hasard et qui admet une série infinie de causes et d'effets sans commencement et sans fin, et il reproduit l'optimisme de la Théodicée de Leibniz. Mais la partie la plus importante de ces entre- tiens est la réfutation du panthéisme, et particu- lièrement du spinozisme. Il admet cependant un panthéisme plus pur qui, au point de vue prati- que, peut se concilier parfaitement avec la piété et la vraie moralité, et à cette occasion il prend la défense de son ami Lessing, que Jacobi venait d'à. cuser de spinozisme. Il termine cette partie de l'argumentation, qui a pour objet d'établir l'existence de Dieu, comme être nécessaire, sur les faits donnés dans l'expérience, par un argu- ment de son invention. Se fondant sur l'axiome que tout ce qui est doit être l'objet d'une intel- ligence quelconque, Mendelssohn conclut de l'imperfection de la connaissance que nous avons de nous-mêmes à l'existence d'un entendement infini. Il doit y avoir nécessairement un être pensant qui connaisse Je la manière la plus parfaite et avec le plus haut degré d'évidence, non-seulement moi-même avec tout ce que je suis, mais encore l'ensemble de toutes les possi- bilités, et l'ensemble de toutes les réalités comme réelles, en un mot, l'ensemble et l'harmonie de toutes les vérités : il existe donc une intelli- gence infinie. Le traité se termine par l'examen des argu- ments proposés pour prouver a priori l'existence d'un être tout parfait, nécessaire, absolu. Men- delssolm s'applique ici à justifier et à perfection- ner l'argument d'Anselme de Cantprbery, repro- duit sous une autre forme par Descartes, et attaqué par Kant comme concluant de la simple possibilité à la ré lité. Il convient que de la seule possibilité logique d'un être fini l'on ne pourrait conclure légitimement à son existence réelle parce qu'il pourrait n'être qu'une simple modification de . un être idéal, imagi- naire. Mais l'idée d'un être nécessaire, infini, lie saurait être considérée comme une modification de moi; nu je ne puis la concevoir, ou bien elle est l'expression d'un être réel. Pour en établir la réalité, il suffit donc d'en prouver la possi- bilité logique. L'être infini existe par cela seul que je puis le concevoir comme tel. Or, celte possibilité logique a été établie par Leibniz, et Mendelssohn abonde entièrement dans son sens, même après les objections de Kant. L'être néces- saire, dit-il, réunit tous les caractères affirma- tifs ou positifs au degré le plus éminent. On ne peut concevoir l'un sans l'autre. Il impliqui rait donc de concevoir l'être infini sans le prédicat affirmatif de l'existence. L'idée en est absurde et contradictoire, tant qu'on la conçoit sans l'at- tribut de l'existence réelle. Sans le caractère de lité, cette idée s'évanouit. La raison produit avec nécessité l'idée d'un être infini, absolu, nécessaire : donc il existe; il existe aussi sûre- ment que la raison elle-même : il faut renoncer à celle-ci, la nier, ou admettre avec elle l'exis- tence de Dieu. Il est incontestable que Men- delssohn a ajouté une grande force à l'argumen- D de saint Anselme, de Descartes et de Leib- niz. Deux volumes de Mélanges philosophie ont été publiés avec une notice sur la vie de Mendelssohn par Jenisch, Berlin, 1789, in-8. Ses Œuvres complètes ont été publiées, avec sa Vie, à Vienne, en 1838, 1 volume grand in-8. On peut consulter : Vie et opinions de Men- delssohn, et esprit de ses œuvres, Hambourg, 1787, in-8; — Examen des matinées de Men- delssohn, par L. H. Jacob, avec une Dissertation de Kant, Leipzig, 1786, in-8; — J. Willm. His- toire de la philosophie allemande, Paris, 1846, 4-vol. in-8. _ J. W. MÉNÉDÉME, surnommé d'Érétrie à cause de son origine, et fondateur d'une école très-obscure qui porta le même nom, florissait à peu près trois cents ans avant J. C. Envoyé par les Êré- triens en garnison à Mégare, il entendit les leçons de Platon, qui s'était réfugié momentané- ment dans cette ville, et ne tarda pas à le suivre à Athènes. Mais, entraîné par son ami Asclé- piade de Phlius, il retourna à Mégare, où il s'attacha à Stilpon, un des philosophes les plus célèbres de l'école mégarique. Enfin, après avoir quitté l'école de Mégare pour celle d'Élis, fondée par Phédon, il se plaça, comme nous venons de le dire, à la tête dune école nouvelle connue sous le nom d'Érétrie. Il enseignait ses doctrines dans sa ville natale, où il jouait en même temps, comme homme politique, un rôle important. Élevé au rang de premier sénateur, il fut chargé auprès de Ptolémée, de Lysimaque, de Démé- trius Poliorcète, de plusieurs négociations dont il sortit à son honneur et qui lui acquirent l'es- time de ces princes. Le fils de Démetrius, Anti- gone Gonatas, lui témoignait une estime parti- culière et se faisait gloire d'être son disciple. Devenu pour cela même suspect à ses conci- toyens, et ayant à répondre à une accusation de trahison, il se réfugia auprès d'Antigone et mou- rut de tristesse; d'autres disent qu'il se laissa mourir de faim, à l'âge de soixante-quatorze ans. Méncdème n'ayant rien écrit et les ouvrages des anciens qui auraient pu nous éclairer sur son enseignement ayant péri, nous ne pouvons avuir que des idées très-vagues sur sa philoso- phie. Il devait se rapprocher beaucoup de l'école mégarique, et particulièrement de Stilpon, pour lequel il professait une vive admiration. Nous iS, en effet (Diogène Laërce, liv. II); qu'il excellait dans cette di ubtile et lrivolc dunt nous trouvons la plus haute expression dans Eubulide. Il rejetait toutes les propositions gatives et composées, c'est-à-dire hypothétiques, tettant que les propositions affirmatives et simples ; ce qui nous fait supposer qu'il n'ad- mettait point de division ni départage dans la vérité, et que l'idée du possible se confond poui MEXG 1079 — MENG lui avec celle du nécessaire ; en d'autres termes, qu'il ne reconnaissait, avec les disciples d'Eu- clide, que l'Être absolu, nécessairement un. En effet, si on laisse subsister les propositions hy- pothétiques et négatives, le dilemme est possible ; or, le dilemme n'est pas autre chose que la divi- sion d'un tout dans ses parties. Cette même unité, qu'il cherchait à établir par la dialectique, était aussi le but et le caractère de sa morale. D'abord, il distinguait le bien de l'utile ; puis il le montrait le même dans toutes les vertus que nous distinguons, et ces vertus elles-mêmes n'étaient à ses yeux que des expres- sions différentes d'une seule idée. Enfin, il attei- gnait le but suprême de la philosophie en con- fondant, comme nous l'apprenons de Cicéron (Acadcm., liv. II, ch. xlii), le bien avec le vrai, en soutenant que tout est dans l'esprit et. dans cette faculté de l'esprit par laquelle nous con- naissons la vérité : Omne bonum in mente po- m et mentis acie qua verum cemerelur. D'après Simplicius (Comment, in Plujsicam Arislolelis, f° 20), Ménédème et ses disciples portaient tellement loin l'horreur des distinctions, qu'ils ne voulaient pas même admettre qu'une chose puisse être affirmée d'une autre ; ils ne reconnaissaient pour absolument certains que les jugements identiques; par exemple, lorsqu'on dit : L'homme c'est l'homme, le blanc c'est le blanc. — Il a existé un autre philosophe du nom de Ménédèine, qui était disciple de Colotès de Lampsaque, et professait les principes de l'école cynique. Diogène Laërce (liv. VI, ch. en) ra- conte qu'il avait l'habitude de se montrer en public dans le lugubre appareil sous lequel on représentait les Furies, avec une longue robe noire nouée d'une ceinture écarlate, et se disant envoyé des enfers pour surveiller les méfaits des hommes. Pour les ouvrages à consulter, voy. MÉGARIQCE. MENG-TSEU, dont le nom a été latinisé en celui de Mencius, est un philosophe chinois qui florissait dans la première moitié du ive siècle avant notre ère, à la même époque où florissaient aussi en Grèce, Socrate, Platon et Aristote. Il naquit dans la ville de Tséou, actuellement dépendante de Yen-tchéou-fou de la province de Chan-toung (orient montagneux), où l'on voit encore aujour- d'hui son tombeau. Ce tombeau, d'après la grande géographie impériale publiée à Pékin, en 1744, est situé à gauche de la grande route qui passe au midi de la ville cantonale de Tséou. Le père de Meng-tseu, qui se nomma pendant sa vie Meng-kho, mourut peu de temps après la naissance de son fils. Sa mère était une femme restée en vénération dans la mémoire des Chi- nois, pour les soins assidus et éclairés qu'elle prit de l'éducation de son enfant. Persuadée que les mauvais exemples exercent une influence pernicieuse sur l'esprit des jeunes gens, elle changea deux fois de demeure pour ne pas lais- ser pervertir l'esprit et les penchants de son fils. La maison où elle demeurait d'abord était située près de celle d'un boucher; elle s'aperçut qu'au moindre cri des animaux qu'on égorgeait, le petit Meng-kho accourait assister à ce spectacle, et qu'ensuite il tâchait d'imiter ce dont il avait été témoin. Craignant un tel voisinage, elle alla demeurer dans la proximité de plusieurs sépul- tures. Les parents de ceux qui y reposaient ve- naient souvent pleurer sur leur tombe et y faire les offrandes accoutumées. Meng-kho prit bientôt plaisir à ces cérémonies et s'amusait à les imiter. Sa mère s'en inquiéta encore et s'empressa de chercher une habitation qui pût favoriser les dispositions si prononcées de son fils à imiter ce qui frappait habituellement ses yeux. Elle se logea donc près d'une école de jeunes gens. C'est peut-être à cette sollicitude de sa mère que Meng-tseu doit L'honneur d'être compté au nom- bre des plus illustres philosophes de la Chin-. Aussi, dans les livres de morale et d'éducation 'chinois, l'exemple est-il vivement reco et on y trouve, pour ainsi dire, reproduite à chaque page, cette phrase devenue proverbiale : « La mère de Meng-tseu choisit un voisinage. » Meng-tseu est un philosophe qui mérite dêtre soigneusement étudié, non-seulement à cause de ses connaissances étendues pour son pays et son époque, mais encore à cause de la tournure vive et originale de son esprit. Il se fit le disciple de Tseu-sse , digne descendant de Confucius (voy. ce mot) ; et, à l'école de ce sage, il avança rapidement dans la connaissance des doctrines du maître, lesquelles, au reste, n'étaient au fond que la doctrine des anciens sages, comme Con- fucius lui-même ne cessait de le déclarer. Meng-tseu eut bientôt lui-même des disciples. Il voyagea avec eux, comme c'était alors l'usage, dans différents États de la Chine, pour s'instruire et instruire les princes qui régnaient sur des populations divisées. Vivant à une époque et dans un pays où la politique était une partie intégrante de la morale, sinon la morale elle- même, Meng-tseu, par la nature de son esprit aussi bien que par ses principes, fut moins porté que tout autre à les séparer. Aussi le livre qu'il a laissé et qui porte son nom (le Meng, en deux parties) offre-t-il à un haut degré l'union étroite de ces deux sciences. Sa politique paraît avoir été plus décidée et plus hardie que celle de son maître Confucius. Moins grave, mais plus vif et plus pétulant que ce dernier, pour lequel il professait la plus haute admiration, il prend son adversaire, quel qu'il soit, prince ou autre, corps à corps, et, de déduction en déduction, de conséquence en consé- quence, il le mène droit à l'absurde; il le serre de si près qu'il ne peut lui échapper. Aucun philosophe oriental ne pourrait peut-être offrir plus d'attraits à un lecteur européen, surtout à un lecteur français, que Meng-tseu, parce que ce qu'il y a de plus saillant en lui, quoique Chinois, c'est l'esprit. Il manie parfaitement l'ironie. On en jugera par quelques citations. « Meng-tseu étant allé rendre visite à Hoeï. roi de l'État de Liang, le roi questionna le phi- losophe sur l'art de régner, en disant qu'il ne pouvait arriver à faire tout le bien qu'il avait envie de faire. « Meng-tseu lui répondit : S'il se trouvait un homme qui dît au roi : Mes forces sont suffi- santes pour soulever un poids de trois mille livres, mais non pour soulever une plume ; ma vue peut discerner le mouvement de croissance de l'extrémité des poils d'automne de certains animaux, mais elle ne peut discerner une voi- ture de bois qui suit la grande route ; roi, auriez-vous confiance en ses paroles? « Le roi dit : Aucunement. — Si l'homme ne soulève pas une plume, c'est qu'il ne fait pr.s usage de ses forces; s'il ne voit pas la voilure en mouvement chargée de bois, c'est qu'il ne fait pas usage de sa faculté de voir; si les populations ne reçoivent pas de vous les bien- faits qu'elles ont droit d'en attendre, c'est que vous ne faites pas usage de votre faculté bien- faisante. C'est pourquoi, si un roi ne gouverne pas comme il doit gouverner, c'est parce qu'il ne le veut pas, et non parce q ic' il ne le peut pas ! « Le roi ajouta : En quoi diffèrent les appa- rences du mauvais gouvernement par mauvais vouloir ou par im/niissance? u Meng-tseu répondit : Si l'on conse'llait à un MENG — 10S0 — MENG !..•: ..:nc de prendre la montagne Taï-ehan sous son bras, pour la transporter dans l'Océan sep- tentrional, et que cet homme dît : Je ne le puis, ori le croirait, parce qu'il dirait la vérité ap- parente et réelle ; mais si on lui ordonnait de rompre un jeune rameau d'arbre, et qu'il dît encore : Je ne le puis, on ne le croirait pas, parce qu'il serait évident qu'il y aurait de sa part mauvais vouloir et non impuissance. De même, le roi qui ne gouverne pas bien comme il devrait le faire, n'est pas à comparer à l'homme essayant de prendre la montagne Taï-chan sous son bras pour la transporter dans l'Océan sep- tentrional, mais à l'homme disant ne pouvoir rompre le jeune rameau d'arbre. » {Meng-tseu, livre I, ch. vu.) Nous citerons encore la belle dissertation de notre philosophe su;* la nature de Vhomme. « Kao-tseu dit : La nature de l'homme ressemble. au saule flexible; l'équité ou la justice ressemble à une corbeille ; on fait avec la nature de l'homme l'humanité et la justice, comme on fait une cor- beille avec le saule flexible. « Meng-tseu dit : Pouvez-vous en respectant la nature, l'essence propre du saule, en faire une corbeille? Vous devez, d'abord, rompre et dé- naturer le saule flexible, pour pouvoir, ensuite, en faire une corbeille. S'il est nécessaire de rompre et de dénaturer le saule flexible pour en faire une corbeille, alors ne sera-t-il pas néces- saire aussi de rompre et de dénaturer l'homme pour le faire humain et juste? Vos paroles por- teraient les hommes à détruire en eux tout sen- timent d'humanité et de justice. «Kao-tseu continuant dit : La nature de l'homme ressemble à une eau courante : si on la dirige vers l'orient, elle coule vers l'orient; si on la dirige vers l'occident, elle coule à l'occident. La nature de l'homme ne distingue pas entre le bien et le mal, comme l'eau ne distingue pas entre Vorient et l'occident. « Meng-tseu dit: L'eau assurément ne distingue pas entre l'orient et l'occident; mais ne distingue- t-elle pas, non plus, entre le haut et le bas? L'homme est naturellement bon, comme l'eau coule naturellement en bas. Il n'est aucun homme qui ne soit naturellement bon, comme il n'est aucune eau qui ne coule naturellement en bas. « Maintenant, si, en comprimant l'eau, vous la faites jaillir, vous pourrez la faire dépasser votre l'on!. Si en lui opposant un obstacle, vous la laites refluer vers sa source, vous pourrez alors 1 1 faire dépasser une montagne. Appellerez-vous cela la nature de l'eau? — C'est un effet de la contrainte. « Les hommes peuvent être conduits à faire le m il, leur nature le permet aussi. « Kao-tseu dit : J'appelle nature la vie. <• Meng-tseu répliqua : Appelez-vous la vie na- ture, comme vous appelez le blanc blanc? * oui. « Selon vous, la blancheur d'une plume blanche est-elle la même que la blancheur de la neige blanche? ou la blancheur de la neige blanche est-elle la même que la blancheur de la pierre précieuse nommée vue di- recte et primitive, le sentiment immédiat, la conscience intime et instinctive. « L'aperception. dit-il, est un l'ait primitif, ou plutôt le premier des faits qui servent de base à nos connaissances et à notre philosophie. » L'âme ajerçoit immé- diatement ce qu'elle est, ce qu'elle a, ce qu'elle fait; elle aperçoit sa propre existence ses idées et ses ail.. Dans les pages où Mérian considère avec dé- tail l'aperception de soi, il commence par établir que l'âme ne peut s'assurer de sa propre exis- tence que de deux manières : ou par raisonne- ment el réflexion, ou par un sentiment immé- diat. 11 montre ensuite que les essais qu'on a faits pour démontrer l'existence de soi n'attei- gnent pas le but qu'on s'est proposé. Il discute avec vigueur la proposition de Descartes, alors généralement considérée comme un enthymème: ■le pense, ilonc je suis; faisant voir que, si cette proposition ne constitue pas une pétition ipe, elle doit, du moins, ajouter L'évidence a L'évidence; quelle ne saurait ramener un sceptique, parce que celui qui doute de sa pro- pre existence ne peul convenir île rien de posi- tif. Si personne ni' peut douter de sa propre i,e. cela ne vient-il pas de ce que c'e' rapporteur. Tout apporteur n'est pas assez grave: bo ii plutôt celui de la satire que de la cm que. ■ncorc les mémoires que Mé- rian publi i, pour la classe des lettres, de 1774 à 1790, sur la question de savoir comment les sciences influent dans la poésie : mémoires pleins de science et de goût, qui forment non-seule- ment toute une histoire de la poésie jusqu'au xve siècle de notre ère, mais une histoire des rapports de la philosophie avec la poésie. Un philosophe lirait avec autant de profit que de plaisir les mémoires consacrés à Dante et à Pétrarque, et qui ont rempli d'admiration les Italiens eux-mêmes. C'est cette partie de ses travaux qui valut à Mérian l'amitié de Cesarotti et l'honneur d'être affilié à l'Académie de Pa- doue. Telle est la substance des écrits de Mérian. Le résumé que nous venons d'en faire ne saurait donner qu'une idée très-imparfaite des mérite? de l'auteur, considéré comme penseur. Quant à ses qualités comme écrivain, elles ne sont pas susceptibles d'analyse. La lecture d'un seul de ces mémoires ne suffirait pas, non plus, pour faire connaître Mérian, tant son talent est varié. Si, dans l'un, il brillé par la force et la vigueur du raisonnement, il se distingue dans l'autre par la sagacité et la finesse du coup d'œil ; dans tel autre, par la profondeur et l'étendue de l'érudi- tion; ailleurs encore, par la plaisanterie la plus douce et la plus ingénue. Aussi habile dialecti- cien qu'observateur pénétrant, il a autant d'au- torité dans la polémique que dans ses recherches personnelles. Ce qui le fait remarquer, soit qu'il expose, soit qu'il discute, c'est sa méthode. La méthode de Mérian est la méthode favorite du xvme siècle, l'expérience. Le philosophe, selon lui, est l'historien de la nature, et particulière- ment de la nature humaine ; il observe, il ana- lyse les faits; et c'est par leur connaissance ap- profondie qu'il s'élève à la science des principes et des lois. La métaphysique elle-même ne doit être qu'un dictionnaire raisonné de nos idées fon- damentales, c'est-à-dire des idées obtenues par l'anayse de l'entendement : car ce qui existe en nous a priori, nous ne le découvrons qu'apos- teriori. Mais si, par ce côté de sa méthode, Mérian ne fait que partager l'opinion commune de son temps, il se distingue de ses contemporains sous un autre rapport. Il ne se borne pas au rôle d'his- torien de la nature, il veut aussi être l'historien des systèmes qui prétendent expliquer la nature, et il veut être historien critique. Loin de traiter, comme on avait coutume de faire alors, les phi- losophies antérieures avec un dédain trop souvent fondé sur l'ignorance, Mérian les consulte avec soin; il interroge spécialement les deux écoles qui régnaient en Allemagne avant celle de Kant, l'école de Locke et de Condillac, l'école de Leib- niz et de Wolf. Voici comment il procède habi- tuellement dans cette voie. D'abord il raconte, il expose, il établit le fait, physique ou moral, tel qu'il le comprend ; puis il passe en revue les sentiments des écoles rivales sur ce même fait ou ce même problème, les interprétations et les solutions qu'il a reçues ; ensuite, il fait dans ces sentiments le partage du vrai et du faux, du vraisemblable et de l'arbitraire; il dégage, enfin, les éléments qui lui paraissent devoir entrer dans une théorie définitive. A l'expérience il ajoute donc la critique, à l'observation un éclec- tisme savant et impartial. Le môme problème admet plusieurs solutions, dit-il quelquefois : il faut, donc, pour s'instruire, les comparer en- semble ; et pour les apprécier, il faut les m en regard de la réalité el à l'épreuve de la pra- tique. C'esl pourquoi l'on pourrait appeler la méthode do Mérian un parallélisme constant et universel : parallélisme entre l > nature et les mes, parallélisme dos systèmes entre • ion, MÉRI — 1087 — MERI qu'il emploie cependant moins souvent que le . nuiu d'éclectisme. L'éclectisme, voilà le meilleur a aviSj d'atteindre le but de la philo- sophie, c'est-à-dire, « de voir les choses comme elles sont. •> L'éclectisme, c'est là aussi, à son sens, la ressource la plus sûre pour vivre en philosophe, parce que c'est l'éclectisme qui con- duit le plus sûrement à la modestie, ce fonde- ment de la sagesse et du bonheur. Modestement était la devise de Mérian. , Voyez, sur Mérian, Y Eloge historique de Fr. Ancillon (Mémoire de l'Académie de Berlin, 1810) et le Cours d'histoire de la philosophie moderne de M. V. Cousin, lro série, t. Ie', leçon 16e. C. Bs. MÉRITE. Quand l'homme a conçu, par sa e bien ou le juste, comme règle obliga- toire de sa conduite, il peut, en vertu de sa liberté, suivre ou violer les lois que cette con- ception lui impose. Qu'il les suive ou qu'il les viole, l'accomplissement de l'action à propos de laquelle le discernement du bien et du mal s'est exercé; détermine une seconde conception de la raison, celle du mérite et du démérite. S'il a soumis sa liberté à la règle du devoir, il a mé- rité ; il a démérité, s'il a préféré au devoir son intérêt ou son plaisir. Le principe du mérite et du démérite a tous les caractères des principes a priori rapportés à la raison. Il n'est personne qui n'ait conscience de le porter en soi? Or, ce n'est pas l'expérience qui pourrait nous fournir un tel principe. L'expérience nous fait voir ce qui est, mais non ce qui doit être; elle atteint le fait chaque fois qu'il se reproduit, mais non la loi nécessaire qui le ramène. Que, sous nos yeux, la récompense suive ou ne suive pas le mérite, toujours est-il que la raison déclare qu'elle doit le suivre. Ce ne sont pas quelques exemples du bonheur uni à la vertu qui nous ont fait croire à la nécessité de leur union, et c'est pour cela que les démentis de l'expérience peuvent ébranler notre foi. Le principe du mérite et du démérite a donc toute l'autorité d'un axiome. Le bonheur, pour l'être moral, n'est pas seulement, comme le bien-être, pour tout être vivant, une aspiration de la nature, un besoin, un instinct ; c'est un droit, c'est une promesse sacrée que la raison fait à l'homme de bien. Que le juste soit, comme Platon le représente au second livre de sa Ré- publique, chargé des opprobres et de tous les châtiments du crime ; qu'il passe pour le plus scélérat des hommes, qu'il soit fouetté, torturé, mis aux fers, en croix..., la raison n'en proclame pas moins que le bonheur est inséparable de la justice. L'homme n'a donc pas besoin de diriger tous les calculs de son intelligence, tous les efforts de sa volonté vers le bonheur ; il se l'as- sure en le méritant. Artisan de sa 'destinée, qu'il travaille à atteindre sa fin morale ; chaque effort pour devenir meilleur le rendra aussi plus heu- reux. Car si nul bonheur n'est possible pour l'être sensible en dehors des fins de sa nature, l'être intelligent, qui comprend les siennes, ne peut surtout être heureux qu'autant qu'il a la con- science de les atteindre. Une des premières conséquences de cette union i re de la vertu et du bonheur est de donner à la morale une sanction. On a souvent accusé la raison de laisser sans sanction les devoirs qu'elle impose. Ce serait même là, dit-on, la grande infériorité de la loi naturelle comparée aux lois et religieuses. Cette accusation est sans fondement. Si la raison discerne, par les lumières les, le bien du mal, elle juge aussi par les mômes lumières les conséquences attachées à l'accomplissement de l'un et de l'autre. Non- seulement elle applaudit à l'homme de, bien et flétrit le méchant, mais elle a des promesses pour le premier ; pour le second, des menaces. Telle est même la force des jugements qui associent à la vertu et au vice des récompenses et des châtiments assurés, que plusieurs fois on a voulu voir dans la prévision des conséquences des actions vertueuses leur premier mobile. L'espoir de la récompense, la crainte du châti- ment, tel serait, dans certains systèmes de morale égoïste, le vrai principe moral. La vertu n'est plus alors qu'un habile calcul , le vice qu'un abandon imprudent de nos intérêts. C'est-à-dire qu'il n'y aurait plus ni vice, ni vertu, ni loi morale, ni devoir : car le devoir est essentiel- lement désintéressé; la loi morale oblige, en dépit des conséquences; la vertu consiste dans le mépris des intérêts dont le vice est esclave. Même avec l'idée la plus claire du mérite attaché aux actions humaines, la formule du principe moral reste toujours : « Fais ce que dois, advienne que pourra. » C'est en Dieu que les lois morales trouvent leur éternelle sanction, comme les lois physiques leur immuable soutien. C'est lui qui établit cet équilibre du bonheur et de la justice, dans les êtres qu'il a créés pour cette double fin. Les promesses et les menaces de la raison deviennent les promesses et les menaces de Dieu même; c'est sur lui désormais que la confiance du juste repose, et la pensée de son existence vient mêler l'inquiétude et la crainte aux remords du mé- chant. De tout temps, l'humanité a rapporté à Dieu la dispensation de la justice; de tout temps, nos idées sur le mérite et le démérite des actions humaines ont puissamment influé sur toutes nos conceptions religieuses. Unie à l'idée de Dieu, l'idée de mérite et de démérite prend une nouvelle autorité et résout plus d'un problème sans elle insoluble. Tandis que l'ordre le plus parfait règne dans le monde des corps et que l'aveugle matière obéit partout à ses lois, les créatures intelligentes et libres semblent livrées au hasard ; elles connaissent les lois auxquelles elles devraient être elles-mêmes soumises, et partout ces lois sont violées. Tout les biens et les maux de la vie tombent indif- féremment sur l'innocent et le coupable ; les récompenses dues à la vertu sont souvent le partage du crime, et les malheurs que la justice devrait réserver à ce dernier, accablent souvent la vertu. La raison humaine ne peut admettre qu'un tel désordre soit définitif : ce serait se nier elle-même, ce serait nier Dieu. Alors, au nom des attributs divins, au nom des principes irrésistibles qui la gouvernent, elle conçoit que la vie présente n'est pas le dernier mot de l'existence pour l'homme, et que la justice n'étant pas satisfaite dans ce monde, il doit y avoir un aulre monde, où elle recevra son infaillible ac- complissement. Comment Dieu proportionnera-t-il au mérite de chacun une exacte rémunération? Quelle échelle infinie de degrés de bonheur établira-t-il; pour correspondre à tous les degrés de dignité morale, où la mort nous surprend les uns et les autres? C'est ce que la raison ignore, et l'imagi- nation des plus grands poètes eu.v-nièmes n'ap- proche certainement pas de la vérité. Tout ce que nous savons, c'est que la puissance et l'in- telligence divines peuvent varier infiniment les conditions d'existence des créatures intelligentes et libres, comme celle des mondes suspendus Ce que. notre raison croit ferme- ment, c'est que Dieu saura mener au bien, dont il est la source, les cires qu'il a organisés pour MERS — 1O88 — META le concevoir, l'accomplir et l'aimer. Consultez : Platon, Gorgias; — Th. Reid, tissai V sur les facullcs actives de V homme ; — Th. Jouffroy, Cours de droit naturel, 2" et 3e leçons. G. V. MERSENNE (Marin), né au bourg d'Oizé, dans le Maine, en 1Ô88, mort à Paris en 1648, appar- tient à l'histoire de la philosophie, non pas tant par les écrits qu'il a laissés, que par les services qu'il a rendus à la philosophie cartésienne, dont il était un des plus zélés partisans. Il finissait ses éludes à la Flèche quand Descaries y com- mençait les siennes; mais, malgré la différence des âges, une liaison d'amitié se forma dès lors entre eux, qui ne l'ut dissoute que par la mort. Ce fut Descartes qui survécut et qui pleura amère- ment son cher Mersenne. Mersenne réunissait à une piété profonde un goût non moins prononcé pour les sciences. 11 entra chez les minimes et y enseigna la philosophie, mais ne publia guère que des ouvrages de mathématiques, de physique et de théologie. C'est par ses actions, et non par ses écrits, qu'il doit être compris au nombre des soutiens et des propagateurs du cartésianisme. D'abord il eut le bonheur de retirer Descartes de la dissipation et de le rappeler à sa vocation de philosophe. Il l'ut comme le tuteur de sa pre- mière jeunesse. Plus tard il le fit connaître, le défendit contre des attaques passionnées et le servit de toutes les manières. Il se chargea pour lui d'une foule de soins; il le mit en rapport avec un grand nombre de savants, lui commu- niqua leurs observations, leur transmit ses ré- ponses, fut son correspondant assidu, et veilla au besoin à l'impression de ses écrits. Voici le portrait que fait de lui Baillet dans sa Vie de Descaries : « Mersenne était le savant du siècle qui avait le meilleur cœur : on ne pouvait l'aborder sans se laisser prendre à ses charmes. Jamais mortel ne fut plus curieux pour pénétrer les secrets de la nature et porter les sciences à leur perfection. Les relations qu'il entretenait avec tous les savants l'avaient rendu le centre de tous les gens de lettres : c'était à lui qu'ils envoyaient leurs doutes pour être proposés, par son moyen, à ceux dont on attendait les solutions; faisant à peu près, dans la république des lettres, la fonc- tion que fait le cœur dans le corps humain. » Cependant, il n'était pas sans vivacité dans ses écrits, et le théologien se retrouve en lui quand il parle des philosophes qui ne sont point de son école. On en jugera par cette citation tirée de ses Questions sur la Genèse : « Pour qu'on ne me soupçonne pas de me plaindre à tort et qu'on n'aille pas soutenir qu'il y a peu de gens qui nient Dieu ou qu'il n'y en a pas du tout, il faut qu'on sache qu'en France et dans les autres pays, le nombre de ces infâmes alliées est tellement considérable, qu'il y a lieu de s'étonner que Dieu les laisse vivre. Boverius assure que ces suppôts du démon sont en France près de soixante mille. Mais pourquoi parler de toute la France? La ville de Paris en contient au moins cinquante mille pour sa part, el dans une seule maison on en pourrait compter quelquefois jusqu'à douze qui vomissent cette impieté. La Sage se, de charron, le Prince, de Machiavel, le livre de Cardan sur la Subtilité, les écrits de Campanella, les dialogues de Vanini, les ouvrages de Fludd el de beaucoup d'aulres sont pleins d'athéisme. » Malgré cette violence de langage, le caractère el ^conduite de Mersenne étaienl empreinl 1 d - modération el de bienveillance, il était ami des philosophes comme des théologien 1, et, parmi les philosophes, ci ai qu'il aimait le plus après Descaries, él tienl , i aussi lié avi c G dilée el Fermât, il avait voyagé en Holl mde el en Italie et partout il avail formé des 1 dations avec les esprits distingués qu'il avait rencontrés. < que l'amour de la science dominait chez lui les emportements de la foi, et qu'apparemment il ne se piquait pas d'être très-conséquent dans opinions. Voici les titres des principaux ouvrages de Mer- senne : Quœstiones ecleberrimœ in Gencsim, cum accurala lextus explicalione. In hoc volumine alhei et deislœ impugnantur, etc., in-f", Paris. 1623. C'est le livre qui contient le passage cité plus haut; mais il faut remarquer qu'on a sup- primé dans la plupart des exemplaires la liste que donnait Mersenne des prétendus athées de son temps; — l'Impiété des déistes et des plus subtils libertins, découverte et réfutée par raisons de théologie el de philosophie, 2 vol. in-8, ib., 1624 ; — Questions théologiques, physiques, morales cl mathématiques, renfermant entre autres des Questions inouïes, ou Récréations des savants qui contiennent beaucoup de choses concernant la philosophie et les mathématiques, 2 vol. in-8, ib., 1034; — la Vérité des sciences, contre les sceptiques et les pyrrhoniens, in-12, ib., 1638. — Indépendamment de ces écrits, qui appartiennent entièrement ou qui tiennent par plusieurs liens à la philosophie, Mersenne a publié une traduc- tion française des Méchaniques de Galilée, Paris, 1634; — une Harmonie universelle contenant la théorie et la pratique de la musique, etc., in-f", ib., 1636; — des Pensées physico-mathématiques {Cogilata physico-malhemalica), contenant un traité des mesures, des poids et des monnaies hébraïques, grecques et romaines, et diverses considérations sur l'harmonie, la mécanique et l'hydraulique; enfin, divers traitésde géométrie, de mécanique et de physique, tant originaux que traduits des anciens, et publiés sous ce litre gé- néral : Universœ geomelriœ mixtœque mathe- malicœ synopsis, in-4, ib., 1644 et 1647. 11 existe une Vie de Mersenne, publiée par le P. Hilarion de Coste, minime, in-8, Paris, 1649; et un Éloge de Mersenne, par M. Polé, professeur de mathé- matiques au Mans, in-8, le Mans, 1816. X. MÉTAPHYSIQUE. Voulant montrer le rang que devaient tenir parmi tous ses écrits plusieurs traités composés par lui sur les objets les plus abstraits de la pensée humaine, et réunis main- tenant en un seul ouvrage, Aristote ou son suc- cesseur immédiat, Théophraste, les désigna par cette inscription : Ta iieTàxà 4>uctxà, Ce qui doit être lu après les livres de Physique. Ce titre fit fortune; il devint celui d'une science tout à fait distincte, qui fut regardée comme le but le plus élevé de la philosophie et le couronnement né- cessaire de toutes nos autres connaissances. Mais quel est exactement l'objet de cette science ou le sens précis du mot métaphysique? Telle est la première question qui se présente devant nous, et que nous ne pouvons résoudre qu'à l'aide de l'histoire. La métaphysique telle qu'Aristote la comprend, ou ce qu'il ppelle du nom de philosophie pre- mière, a pour objet l'être en tant qu'être, cest- à-dire l'essence même des choses, considérée indépendamment des propriétés particulières ou des modes déterminés qui établissent une diffé- rence entre un objet et un autre, les premiers principes de la nature et de la pensée ou les causes les plus élevées de l'existence et de la connii lance : car, ainsi que le remarque le phi- losophe grec avec son sens profond, ces deux eh i ne peu; enl se séparerj ce n'est que par [es principes les plus absolus de la connaissance que nou pourrons atteindre ceux de l'existence, il faul don : les embrasser, les mis et les autres, dan um \ [1 m e unique, la plus générale et la plus i oie que noire esprit | META — 1089 — META ccvoir. D'ailleurs, si toute science a pour but la connaissance des causes et des principes, pourquoi n'y aurait-il pas, au-dessus des sciences diverses qui recherchent les causes et les principes des êtres particuliers, une science générale qui re- cherche les causés et les principes de tous les êtres ? Dans les écoles de l'antiquité et du moyen âge dont les principes mêmes n'étaient pas comme le sont ceux du scepticisme, absolument incompati- bles avec son existence, la métaphysique, tout en admettant une grancffe diversité de doctri- nes, a conservé sans interruption le même rang et le même caractère. La philosophie moderne s'est montrée, en général, moins précise sur la nature et même sur la réalité de ses attribu- tions. On en comprendra facilement la raison : la philosophie moderne, ayant surtout à fonder la méthode des sciences philosophiques et à re- vendiquer l'indépendance de 1 1 raison, s'est beau- coup plus préoccupée de la pensée elle-même que des objets sur lesquels elle s'exerce, et des principes de la connaissance que de ceux de l'existence. Nous ne parlerons point de Bacon qui, prenant le mot métaphysique dans un sens tout opposé à celui qu'il a reçu de l'usage, l'a appliqué à une partie de la physique, à celle qui a pour objet les propriétés essentielles des corps et les causes finales des phénomènes de la nature (De augmentis et dignitate scientiarum , lib. III, c. iv). Nous remarquerons seulementque l'auteur de VInslauratio magna n'a pas nié pour cela la science même à laquelle il enlevait ainsi son nom. puisqu'il reconnaît une théologie naturelle uniquement fondée sur la raison. Pour Descartes, « toute la philosophie est comme un arbre dont les racines sont la métaphysique.» Mais la science qu'il appelle ainsi embrasse aussi bien la psycho- logie et même une partie de la logique, que la connaissance des principes et de l'essence des choses. Nous voyons, en effet, que ses Méditations métaphysiques traitent à la fois de la certitude, de la méthode, des faits de conscience et de l'existence de Dieu, de la nature de l'âme, de la réalité du monde extérieur. Malebranche approche plus du sens antique du mot lorsqu'il définit la métaphysique, les vérités qui peuvent servir de principes aux sciences particulières. Au reste, il ne s'est pas borné à cette définition ; il nous offre dans ses œuvres un des plus beaux et des plus vastes systèmes de métaphysique dont la philo- sophie moderne puisse s'enorgueillir. La même observation s'applique à Leibniz, qui, comme mé- taphysicien, se place entre Platon et Aristote, en s'efforçant de les dominer l'un et l'autre pour les concilier, et dont la méthode, autant que les doctrines, nous rappelle la science de l'antiquité. Mais Locke, en faisant dériver toutes nos con- naissances de la sensation et de la réflexion, a ruiné la métaphysique par la base : car la sensa- tion étant un phénomène variable et personnel, ne peut rien nous apprendre de ce qui est en soi ou absolument, de l'être universel et nécessaire. Aussi ne voit-il que deux sortes de propositions à l'usage des métaphysiciens : les unes certaines, mais absolument frivoles, c'est-à-dire qui forment de vaines tiutologies; les autres instructives, mais hypothétiques (Essai sur l'entendement humain, liv. IV, ch. vin). Condillac, marchant sur les traces de Lo.ke et renchérissant sur son système, ne reconnaissant, comme source de nos idées, que la sensation toute seule sans la ré- flexion, n'est pas plus favorable à la métaphysique que le philosophe anglais, quoiqu'il prétende, par une contradiction inexplicable, fournir les preuves de l'existence de Dieu et de la spiritua- lité de l'âme. Cela n'a pas empêché le nom de UIv-T. PHILOS. la métaphysique de se maintenir dans son école et dans le langage de la philosophie française du xvme siècle, mais avec une signification très- différente de celle qu'il avait autrefois. Par exemple, d'Alembert, dans son Essai sur les éléments de la philosophie (t. IV de ses Mélanges, p. 45 et 46), enseigne que le premier, et même le seul problème de la métaphysique, est celui de l'origine des idées. « Presque toutes les autres questions qu'elle se propose sont, dit-il, insolubles ou frivoles ; elles sont l'aliment des esprits témé- raires ou des esprits faux, et il ne faut pas être étonné si tant de questions subtiles, toujours agitées et jamais résolues, ont fait mépriser par les bons esprits cette science vide et contentieuse qu'on appelle communément métaphysique. » C'est exactement le même jugement que celui de Locke, exprimé dans presque les mêmes termes dont s'est servi l'auteur de l'essai sur l'entendement humain. Aussi la métaphysique obtient-elle à peine, dans Y Encyclopédie, quel- ques lignes méprisantes. Cependant, tout en condamnant cette science, ou, ce qui revient au même, en la réduisant à n'être qu'une partie de la psychologie, d'Alembert, avec cette netteté d'esprit et cette précision de langage qui le carac- térisent, indique quelques-uns de ses problèmes les plus difficiles : « Comment, dit-il, notre âme s'élance-t-elle hors d'elle-même pour s'assurer de l'existence qui n'est pas elle?... Comment concluons-nous de nos sensations l'existence des objets extérieurs?... Enfin, comment parvenons- nous, par ces mêmes sensations, à nous former une idée des corps et de l'étendue? » Évidemment, ce ne sont pas là des questions que l'expérience ou l'analyse des sensations puisse résoudre. Sans rendre à la métaphysique ses anciens droits , c'est-à-dire la connaissance des choses telles qu'elles sont en elles-mêmes, ou, pour nous servir de son langage, la connaissance de la vérité objective, Kant lui assigna du moins une sphère plus élevée et plus étendue. Il la définit l'inventaire systématique de toutes les richesses intellectuelles qui proviennent de la raison pure, c'est-à-dire des idées et des principes que l'intel- ligence tire de son propre fonds sans le concours de l'expérience. Par suite de cette définition, il y reconnaît deux parties : l'une qui a pour objet de déterminer exactement la valeur et la portée de nos connaissances a priori, ou purement rationnelles : c'est la critique; l'autre qui les rassemble en un seul tout et les coordonne en système : c'est la doctrine. Et, de même que dans la critique, on distingue la critique de la raison théorique, et la critique de la raison pratique; la doctrine se partage en métaphysique de la nature et en métaphysique des mœurs, selon que l'on considère les principes de la raison dans leur application au monde extérieur ou à nos propres actions. Mais l'abîme que Kant voulait creuser entre l'être et la pensée, entre les prin- cipes de nos connaissances et ceux de l'existence, n'est pas resté longtemps ouvert. Après lui, et dans sa propre patrie, la métaphysique envahit non-seulement la philosophie tout entière, mais l'ensemble des connaissances humaines. La pen- sée )fut considérée comme l'essence même des choses, se manifestant sous mille formes diverses, et fatalement enchaînées les unes aux autres, dans la nature comme dans l'humanité, dans l'histoire comme dans la conscience. 11 résulte de cette énuméralion rapide des dif- férentes idées qu'on s'est faites de la métaphysi- que, depuis l'instant où un homme de génie a essayé de la constituer régulièrement, que tous les philosophes, ou plutôt toutes les écoles de philosophie, ont reconnu l'existence d'une science Oit META. — 1090 — META plus générale et plus élevée que les autres, d'une science, des principes de laquelle toutes nos connaissances tiennent leur certitude et leur unité. Mais les uns, en cherchant les principes dans la raison ou dans le fond invariable de l'in- ■elligence humaine, les ont étendus à tout ce qui existe, les ont considérés comme l'expression exacte de la niture des choses et comme le fond constitutif de tous les êtres tombant sous le re- gard de notre esprit : ce sont les métaphysiciens proprement dits. Les autres, en reconnaissant dans la pensée les mêmes éléments invariables, les mêmes idées indestructibles, leur refusent toute similitude et toute communauté d'essence avec les choses, c'est-à-dire toute valeur objec- tive, et les représentent comme des formes in- hérentes à notre constitution ou comme des for- mes particulières à notre intelligence : ce sont les partisans du demi-scepticisme ou de la phi- losophie idéaliste de Kant. Enfin, d'autres don- nent pour principe à notre intelligence un sim- ple fait, celui de la sensation ; et ne voyant aucun chemin ouvert pour passer de ce fait à une connaissance plus élevée, à quelque chose d'uni- versel et d'absolu qui existerait soit dans la pen- sée même, soit hors de la pensée, ils sont forcés d'absorber la métaphysique dans la psychologie, et la psychologie elle-même dans la question de l'origine des idées, ou plutôt dans l'analyse des sensations. Cette manière de concevoir les pre- miers principes de la science appartient aux phi- losophes sensualistes ou à l'école de Locke et de Condillac. La question de la définition de la mé- taphysique, telle que l'histoire nous la présente, se confond donc entièrement avec celle de l'existence de cette science. Il ne s'agit pas de savoir qui l'a bien ou qui l'a mal définie; le dé- bat porte bien plus haut; il est entre ceux qui la nient et ceux qui l'admettent, entre le sensua- lisme et l'idéalisme d'une part, et de l'autre, la croyance à la pleine autorité ou à l'objectivité de la raison, ce que nous appellerions volontiers le réalisme, si ce mot n'était pas discrédité par les excès de la scolastique. Ramené à ces termes, le problème qui devait le premier se présenter à notre attention, celui de l'existence de la métaphysique, se trouve par- faitement résolu : car ce n'est pas seulement la métaphysique qui y est engagée, mais la tota- lité des connaissances humaines, ou la faculté par laquelle nous nous assurons à la fois de no- tre propre existence et de celle des autres êtres. Si notre raison ne nous trompe pas, si son exis- tence même n'est pas une vaine illusion, si ce que nous prenons pour des principes universels et nécessaires, tels que les idées de temps, d'es- pace, d'infini, de substance, de cause, d'unité, d'ordre, ne se réduit pas à de pures formes de la pensée, ou à des signes généraux indiquant seu- lement différentes classes de nos sensations, alors il y a en nous une certaine connaissance de la nature réelle des choses, les conditions essentiel- les de notre intelligence représentent exacte- ment celles de l'existence, et la métaphysique est possible. Dans le cas contraire, soit qu'on accepte la doctrine de Kant ou celle de Locke, il !'aut avoir le courage, si l'on veut être conse- illent, d'aller jusqu'aux dernières limites du scepticisme. Le sceptique seul est dispensé d'a- . • irder les différentes conditions que notre âme est susceptible de tra- verser comme des expiations gui doivent la purger des fautes commises pendant une vie antérieure, il accorde encore, à notre lihre arbitre, à nos penchants secrels, une grande influence sur le choix de ses conditions. « La faute du choix tombera sur nous, Dieu est inno- cent. » Voilà ce que dit aux âmes le prophète qu'il introduit dans le récit de Her l'Arménien. Cela est certainement difficile à concilier avec la raison, comme il arrive souvent quand on entreprend de justifier une tradition aveugle ; mais ce n'est pas moins un effort pour rendre le principe spirituel indépendant des lois de l'or- ganisme. L'idée de la métempsychose ne mourut pas avec Platon, elle reçut, au contraire, de nouveaux développements dans les derniers jours de la philosophie grecque, quand les esprits épuisés songèrent à ressusciter les vieux systèmes, entre autres celui de Pythagore ; elle rajeunit en quelque sorte dans la fusion qui s'établit alors entre les idées platoniciennes et les doctrines orientales. Aussi la rencontrons-nous également dans l'école d'Alexandrie, au sein du judaïsme et chez un Père de l'Église. Le principe de l'émanation comme l'entendaient les alexandrins, ou le panthéisme idéaliste, se prête peu, par sa nature, à la théorie de la transmigration des âmes : car l'âme, dans ce système, n'est pas autre chose qu'une idée, et la matière qu'une négation. Remarquons, en outre, que, selon quelques-uns de ces philosophes, l'âme se l'ait elle-même son corps. Cependant la métempsychose est entrée dans l'école de Plotin et d'Ammonius Saccas, mais comme une tradition pythagoricienne ou comme un emprunt de la démonologie orientale, non comme une consé- quence de ses propres doctrines. C'est le Syrien Porphyre qui essaya d'accommoder cette idée avec la philosophie de son maître. Admettant comme un fait démontré, l'hypothèse platoni- cienne de la réminiscence, il enseigne que nous avons déjà existé dans une vie antérieure, que nous y avons commis des fautes, et que c'est pour les expier que nous sommes revêtus d'un corps. Selon que notre conduite passée a été plus ou moins coupable, l'enveloppe qui recouvre notre âme est plus ou moins matérielle. Ainsi les uns sont unis à un corps aérien, les autres à un corps humain ; et s'ils supportent cette épreAe avec résignation, en remplissant exactement i as les devoirs qu'elle impose, ils remontent par degrés au Dieu suprême, en passant par li con- dition de héros, de dieu intermédiaire, d'ange, d'archange, etc. C'est, comme on voit, le spiri- tualisme de Platon étendu indistinctement à tous les hommes. Observons de plus que Porphyre ne fait pas descendre la métemj sychose jusque dans la vie animale, quoiqu'il reconnaisse aux animaux une àme douée de sensibilité et de raison. En regard de cette échelle spirituelle qui va de l'homme à Dieu, Porphyre nous en montre une autre qui descend de l'homme à l'enfer, c'est- à-dire au terme extrême de la dégradation et de la souffrance : ce sont les démons malfaisants, ou simplement les démons comme nous les ap- pelons aujourd'hui. Ils sont répandus dans le monde entier, et ce sont eux qui, poursuivant les âmes humaines, les contraignent à rentrer dans un corps lorsqu'elles en sont séparées. On reconnaît le fond de cette même doctrine, avec un caractère plus moral, plus consolant, plus élevé, d insla kabbale des juifs. D'après le système des kabbalistes, les âmes, comme tous les êtres particuliers de ce monde, sont destinées à rentrer la substance divine. Mais, pour cela, il faut qu'elles aient développé toutes les perfections METE — 1097 — MÉTE dont le germe indestructible est en elles. Si elles n'ont jias rempli cette condition dans une pre- mière vie, elles en commencent une autre, et après celle-ci une troisième, en passant toujours dans une condition nouvelle où elles trouvent les moyens d'acquérir les vertus qu i leur ont manqué ravant. Cet exil cesse aussitôt que nous sommes mûrs pour le ciel, ou que notre âme est suffisamment développée pour goûter les joies de leur union mystique avec Dieu ; mais il dépend de nous, en refusant de réparer nés fautes et en nous obstinant dans le mal, de le faire durer toujours, c'est-à-dire jusqu'au moment de la grande rénovation de l'univers. Ici, comme chez Porphyre, la métempsychose est renfermée dans le cercle de la vie humaine. Du reste, cette croyance ne s'était pas seulement fait jour chez les "sectateurs de la kabbale, elle existait aussi, indépendamment du dogme de la résurrection, dans la masse des israélites, où elle s'est main- tenue fort longtemps. Entre autres témoignages qui viennent à l'appui de ce fait, on peut citer ces deux versets de l'Évangile de saint Jean (ch. ix, t. 1 et 2) : « En passant, Jésus vit un homme qui était aveugle de naissance, et ses disciples lui demandèrent : Pour quels péchés cet homme est-il né aveugle? Est-ce pour les siens ou ceux de ses parents?» Évidemment, s'il était né aveugle en punition de ses propres péchés, ce ne pouvait être que pour ceux qu'il avait commis dans une vie antérieure. Du judaïsme, cette croyance a passé naturel- lement dans le sein du christianisme ; non pas dans le fond de ses doctrines, ou dans l'ensei- gnement officiel de l'Église, mais dans l'esprit, dans le sentiment particulier de quelques fidèles encore dominés par l'influence des idées juives ou païennes. Saint Jérôme nous apprend, dans une lettre à Démétriade, que la transmigration des âmes a été longtemps, parmi les premiers chrétiens, l'objet d'un enseignement secret, et se transmettait de l'un à l'autre, dans un petit cercle d'initiés, comme un mal héréditaire : Abscondite quasi in foveis viperarum versa ri. et quasi hœreditario malo serpere in paucis. Origène la professe hautement dans ses écrits, et l'invoque comme le seul moyen d'expliquer certains récits bibliques, tels que la lutte de Jacoh et d'Ésaù avant leur naissance, l'élection de JWémie, quand il était encore dans le sein de sa mère, et quelques autres faits semblables, qui accuseraient, selon lui, le ciel d'iniquité, s'ils n'étaient justifiés par les vertus ou par les fautes d'une vie antérieure. Ce n'est pas encore tout: le prêtre d'Alexandrie, aussi platonicien au moins que chrétien, entreprend d'expliquer la création elle - même par le dogme de la mé- tempsychose. En effet, d'après lui, ce n'est point pour manifester sa puissance, ni pour faire éclater sa bonté, que Dieu a donné l'existence à la nature; mais afin de châtier les âmes qui, avant de naître à ce monde, avaient failli dans le ciel. C'est dans le même dessein que Dieu a entremêlé son ouvrage de tant d'imperfections, afin que ces intelligences dégradées, qui ont mérite d'être attachées à un corps, fussent assail- lies de plus de souffrances. Il est à peine besoin d'ajouter qu'Origène n'admet pas plus que Por- phyre et les sectateurs de la kabbale, que l'âme humaine puisse descendre jusqu'à la vie et à l'organisation de la brute. Ainsi, à mesure que la religion et la philosophie s'éclairent, que l'esprit humain s'éloigne des rêves de son enfance et prend une connaissance plus réfléchie de lui-même, la doctrine de la métemp- sychose s'efface, se transforme, se spiritualise, jusqu'à ce qu'elle ait disparu entièrement. Ce- pendant nous devons parler ici des efforts qui ont été faits d ins ces derniers temps pour la re- mettre en honneur, et, si nous pouvons nous exprimer ainsi, pour la ressusciter elle-même sous une nouvelle forme, comme elle faisait autrefois ressusciter les âmes. Deux écrivains ont entrepris cette tâche, tous deux de l'école socialiste : l'un est l'auteur du livre de l'Hu- manité; l'autre, le fondateur de l'école phalan- stérienne. On a pu se convaincre, par les faits que nous venons d'exposer, 1" que la métempsychose chez les anciens n'a jamais exclu le spiritualisme, mais, au contraire, qu'elle se fondait sur la dis- tinction même de l'esprit et du corps, en aban- donnant celui-ci seul à la dissolution, et en réservant le premier pour une vie immortelle, dont une partie devait se passer en dehors de la vie; 2° qu'elle n'a jamais porté atteinte à la personne humaine, considérée comme un être distinct, ayant sa vie et sa destinée à part, portant en elle-même le principe de ses actions, car c'est précisément en étendant cette responsabilité au delà des bornes de la vie, dans le passé comme dans l'avenir, qu'elle essayait de se justifier ; 3° qu'elle a toujours été considérée comme un mal, c'est-à-dire comme un châtiment ou comme une épreuve dont l'homme désire naturellement s'affranchir, et dont il s'affranchit réellement en détachant son âme des biens fugitifs de ce monde. C'est en invoquant des principes diamé- tralement opposés que l'auteur du livre de l'Hu- manité s'est efforcé de rétablir cette vieille croyance. En effet, d'après lui, l'âme n'est pas autre chose qu'un ensemble de phénomènes com- plètement inséparables du corps. Sensation, sen- timent, connaissance, tels sont ces phénomènes dont aucun ne peut se produire ni se conserver en dehors de l'organisme. De plus, l'individu tout entier, l'homme considéré à la fois dans son corps et dans son âme, est une simple manifes- tation de l'espèce, de l'humanité : car celle-ci représente seule ce qu'il y a en nous de per- sistant, de durable, d'identique, ce que nous appelons notre substance ou notre moi. Enfin, la renaissance de l'individu dans l'humanité, laquelle, à son tour, est inséparable de la terre, de la nature, de la vie universelle, est une suite de progrès vers le bien-être, vers la science, vers l'amour, vers la réalisation d'une perfection inépuisable. 11 est facile de voir que cette pré- tendue métempsychose est tout simplement le matérialisme : car si, d'une part, l'individu n'a rien en propre que de simples phénomènes qui paraissent et s'évanouissent; si, d'une autre part, l'humanité, c'est-à-dire notre véritable moi, cette substance dans laquelle nous vivons et nous re- naîtrons, n'est par elle-même, comme le reconnaît formellement M. Pierre Leroux, qu'une virtualité, un idéal, ou ce qu'on appelle plus communément une abstraction, qu'est-ce donc qui reste de nous après la mort ? Absolument rien ; l'âme et le corps se dissolvent du même coup; ii y a succession, non résurrection ; et quant à cette félicité réservée à l'avenir, elle n'a rien de commun avec moi, et n'est pas plus propre à effrayer le méchant qu'à réjouir l'homme de bien. L'auteur de cette doc- trine n'est conséquent qu'en un seul point : c'est lorsqu'après avoir sacrifié l'individu dans l'ordre moral, en l'absorbant dans la société, il cherche aussi a le détruire dans l'ordre métaphysique. La croyance à la métempsychose est beaucoup plus formelle et plus précise dans le système de Charles Fourier; tuais elle y est mêlée de tant d'autres chimères, et prend si peu de soinde se justifier par quelque chose qui ressemble à une observation ou à un raisonnement, qu'il suffit do MKTII 1098 — MÉTH 1' \] oser pour en faire justice. Ce n'est plus un philosophe qui parle, c'est un prophète qui rend des oracles. Selon le père de l'école phalanstérienne ( Théorie de l'unité universelle, t. II, p. 304-348), l'âme est immortelle, mais elle ne peut se séparer du corps, et son immortalité embrasse le passé non moins que l'avenir. Toute la métempsychose est là, et, pour être assuré qu'elle est la vérité, il suffit de remarquer qu'elle est dans les vœux secrets, qu'elle est conforme aux intérêts de l'humanité. En effet, dit Fourier, où est le vieillard qui ne voulût être sûr de renaître et de rapporter dans une autre vie l'expérience quïl a acquise dans celle-ci? Prétendre que ce désir doit rester sans réalisation, c'est admettre que Dieu puisse nous tromper. Il faut donc reconnaître que nous avons déjà vécu avant d'être ce que nous sommes, et que plusieurs autres vies nous attendent, les unes renfermées dans le monde ou in Ir a-mondaines , les autres dans une sphère supérieure ou extra- mondaines, avec un corps plus subtil et des sens vins délicats. Toutes ces vies, au nombre de huit cent dix, sont distribuées entre cinq périodes d'inégale étendue et embrassent une durée de quatre-vingt-un mille ans. De ces quatre-vingt-un mille ans. nous en passerons vingt-sept mille sur notre planète et cinquante-quatre mille ailleurs. Au bout de ce temps, toutes les âmes particulières perdant le sentiment de leur existence propre se confondront avec l'âme de notre planète ; car les astres sont animés comme les hommes. Le corps de notre planète sera détruit, et leur âme passera dans un globe entièrement neuf, dans une comète de nouvelle formation, pour s'élever de là par un nombre infini de transformations successives aux degrés les plus sublimes de la hiérarchie des mondes. Ainsi, a la métempsychose humaine vient se joindre ce que Fourier appelle la métemp- sychose sidérale. Mais pour revenir à la première, qui nous intéresse le plus directement, voici en quoi elle consiste : La vie qui nous attend, au sortir de ce monde, est à notre existence actuelle ce que la veille est au sommeil, ou ce que notre existence actuelle est à notre vie antérieure. Notre âme ayant pour corps un simple fluide ap- pelé arôme, planera dans les airs comme l'aigle, traversera les rochers ou l'épaisseur de la terre, et jouira constamment de la volupté qu'on éprouve en rêve lorsqu'on croit s'élever dans l'espace. Nos sens épurés ne rencontreront plus d'obstacles, et tous les plaisirs que nous connaissons aujourd'hui nous seront rendus plus vifs et plus durables. 11 y a, dans notre vie présente, certains états, tels que l'extase et le somnambulisme magnétique, qui nous donnent une faible idée de notre once future; mais si nous la pouvions con- naître tout entière, nous n'y résisterions pas : nous aurions hâte de sortir d'un monde où nous sommes si malheureux et si mal gouvernés, le genre humain deviendrait une hécatombe. Nous répéterons ce que nous avons déjà dit : on ne discute point de telles idées; nous obser- verons seulement qu'elles sont parfaitement d'accord avec la morale de Fourier. Quant on ne reconnaît pas à la vie humaine d'autre but que le plaisir, il faut placer l'immortalité dans u sens et nous montrer le ciel sur la terre. Pour la bibliographie, nous ne pouvons que renvoyer le lecteur aux auteurs et aux ouvrages cités dans le cours de cet article. MÉTHODE, du grec |«0o5o;, recherche, per- quisition ; ou bien, en remontant à l'étymologie, route, chemin, voie pour arriver, à travers des au DUt que l'on poursuit. route, cette voie que la philosophie en- seigne, est celle qui mène au vrai et au bien; et, au milieu des notions de toute sorte, plus ou moins claires, plus ou moins confuses, que l'esprit tire de lui-même ou du dehors, la phi- losophie ne peut pas lui rendre de plus utile service que de lui donner le fil conducteur qui le doit infailliblement diriger. C'est là, du moins, la mission de la philosophie. Elle ne l'a pas toujours justifiée sans doute; mais les plus grands parmi les sages sont précisément ceux qui ont le mieux tenu cette promesse et qui ont fait le plus pour la méthode. Il suit de cette définition même, que la mé- thode philosophique doit nécessairement avoir ces deux caractères distinctifs : d'abord d'être universelle; et, en second lieu, d'être purement rationnelle. La méthode est universelle, en ce sens qu'elle doit pouvoir s'appliquer, sans aucune exception, à tous les actes de l'esprit, quels qu'ils soient, depuis ces connaissances délicates et profondes qu'il puise à la source de la conscience, jusqu'à ces connaissances tout extérieures qui le met- tent en rapport avec le monde ; depuis les mou- vements les plus secrets et les plus intimes de l'intelligence et de la raison, jusqu'à ces déve- loppements innombrables et presque infinis que prend notre activité dans ses relations avec les choses matérielles. Si la méthode philosophique n'est pas cela, si elle n'a point cette étendue et cette portée, elle s'égare elle-même, et le philo- sophe qui prétend guider les autres est le pre- mier à méconnaître la route qu'il doit suivre. Il est d'autant plus nécessaire d'insister à cet égard, que bien des philosophes, même parmi les plus habiles, se sont fait illusion. Ils ont pris des méthodes particulières, spéciales à certains points de la science, pour la méthode elle- même ; et, au lieu de lui laisser le vaste et complet domaine qui lui appartient, ils l'ont restreinte de manière à lui ôter tout à la fois sa grandeur et son utilité. Si les philosophes s'y sont trompés, à plus forte raison bien d'autres ont-ils commis la même erreur. Les physiologis- tes en particulier, c'est-à-dire tous ceux qui étudient la nature, et ce qu'on appelle les scien- ces d'observation, s'y sont en général, mépris. Parce qu'ils possédaient des méthodes plus ou moins ingénieuses, plus ou moins puissantes pour les sciences de détail qu'ils cultivaient, ils se sont imaginé qu'ils possédaient la métlÉSde; et, dans l'orgueil d'idées étroites et incomplètes, ils ont pris plus d'une fois, avec la philosophie, le ton de maîtres qui ont beaucoup à enseigner et qui se croient fort certains de ce qu'ils ensei- gnent. A côté des naturalistes, les mathémati- ciens ont élevé des prétentions analogues ; et parce qu'en effet, dans leur science particulière, les méthodes sont à la fois très-nombreuses et presque infaillibles, ils ont cru que seuls ils avaient le monopole de la vraie méthode, et ils ont essayé fréquemment, et avec une certaine hauteur, de l'imposer à la philosophie. Pascal, par exemple, proposait la méthode des géomè- tres comme l'idéal de la méthode; la logique lui semblait devoir se mettre à l'école des ma- thématiques, et le seul moyen, à ses yeux, de traiter avec quelque succès les questions de mé- taphysique, c'était de les traiter comme on fait des questions d'algèbre. Spinoza partage, jusqu'à un certain point, la même erreur, et il la pousse plus loin encore que Pascal : il donne aux dis- cussions philosophiques la forme même et la lémonstrations de géométrie, et il parle de l'âme, de la liberté humaine, et de Dieu avec cette glaciale impassibilité qui con- vient aux mathématiques, sans se demander une seule fois l'origine de ces axiomes dont il se MÊTH — 1099 — jMÉTH sert et d'où il déduit ses imperturbables consé- quences. Avant Pascal, avant Spinoza, Bacon avait cru aussi qu'il avait découvert la méthode; et parce qu'il avait tracé quelques règles peu 'espnl instrument, un nouvel organe. Cette méprise de Bacon, de Pascal, de Spi- noza, d'où est-elle venue ? Uniquement de ce qu'ils ne se sont pas placés à un point de vue assez général. Pour les deux premiers de ces philosophes la chose est évidente ; pour l'autre, elle l'est un peu moins, quoiqu'elle soit tout aussi certaine. Spinoza embrasse l'univers dans ses spéculations; il n'oublie qu'un seul point, c'est de s'assurer de ses principes; et il les croit infaillibles, parce qu'il procède par démonstra- tions, par lemmes, et par scholies. Ainsi, la vraie méthode ne peut se trouver que dans une science qui, comme la philosophie, est sans objet spécial, ou, pour mieux dire, qui a pour objet l'universalité même des choses. Toute science qui poursuit un but spécial et particu- lier ne recherche ses méthodes qu'en vue de ce but même. Les méthodes qu'elle trouve sont, dans cette limite, parfaitement efficaces ; mais, en dehors, elles sont sans valeur. Par exemple, les méthodes de la botanique sont excellentes pour arriver à la connaissance des plantes; elles ne sont plus applicables à la physiologie, ni aux mathématiques, ni à la psychologie. La philoso- phie, au contraire, n'ayant point un objet parti- culier, cherche et trouve une méthode qui n'a rien, non plus, de particulier, qui s'applique également bien à tout, et qui peut conduire l'esprit aussi sûrement dans l'étude de la nature que dans sa propre étude. La méthode n'a point alors pour but un objet spécial, distinct de tous les autres; qu'il s'agit d'étudier et de connaître. Elle peut indifféremment servir à connaître tous les objets : c'est un instrument général que l'es- prit humain s'est créé. De là vient le second caractère de la méthode : elle doit être purement rationnelle. La philoso- phie ne peut la demander qu'à l'analyse et à l'observation de l'esprit humain lui-même ; et c'e-t la réflexion qui doit la lui donner. Le problème ainsi posé est à la fois très-sim- ple et très-difficile à résoudre. En face des fa- cultés dont l'intelligence est douée, il faut qu'elle trouve à sa propre lumière quel est le meilleur emploi qu'elle en puisse tirer. La re- cherche de la méthode est donc purement psy- chologique ; elle n'emprunte rien au monde ex- térieur ni au témoignage de la sensibilité. Les faits que l'intelligence observe et les principes qu'elle adopte ne lui sont donnés que dans la conscience. Il semble que rien ne soit plus aisé que de les constater, et que tout observateur doit y réussir à peu près également bien. Des- cendre dans ces calmes analyses aussi profondé- ment qu'il est possible de le faire, pousser jus- qu'au sol au delà duquel il n'y a plus rien, s'y établir et l'explorer tout entier, voilà ce qu'il faut faire pour fonder là méthode sur une base indestructible et féconde; voilà cependant ce que bien peu de philosophes ont essayé, et voilà le labeur qu'un ou deux seulement ont accompli dans le cours entier des siècles. Ce n'est pas précisément que l'entreprise soit in- accessible à des efforts vulgaires ; ce n'est pas qu'elle exi^e des facultés ou des forces extraor- dinaires. Mais il faut se dire avec plus de pré- cision que ne le disent la plupart des philoso- phes, que cette entreprise est à tenter. Il faut voir clairement le but que l'on poursuit, et y marcher avec persévérance et résolution. Si tant de génies puissants ont manqué d'une mé- thode, tout en croyant en avoir une, c'est qu'ils ne s'étaient pas à l'avance posé assez nettement les conditions de cette recherche, et qu'ils ont en général procédé plutôt par une sorte d'in- stinct que par une réflexion suffisamment sûre d'elle-même. Il faut ajouter que les philosophes n'ont fait avancer la méthode qu'en proportion même de ce qu'ils étaient psychologues; et comme la psychologie a été bien rarement étu- diée ainsi qu'elle devait l'être, la méthode, par suite, a été bien rarement trouvée et décrite avec exactitude. On n'a point ici la prétention de tracer un ca- dre complet et infaillible de la méthode ; mais quand on prend Platon et Descartes pour guides, on est sûr de ne point s'égarer, et si la descrip- tion n'est pas entière, elle sera, du moins, exacte et fidèle dans les principaux traits qu'elle présentera. L'esprit, en s'observant, a d'abord à traverser ces notions de tout ordre, de toute espèce, que les perceptions sensibles auxquelles il a été dès longtemps livré lui ont transmises. C'est une sorte de chaos et de confusion qu'il doit écarter de lui, et où se sont perdus bien des observa- teurs, même attentifs et scrupuleux. Il faut que l'esprit repousse toutes ces vaines et obscures notions, et qu'il arrive jusqu'à se saisir lui- même, indépendamment de toutes les modifica- tions plus ou moins profondes, plus ou moins claires qu'il éprouve. Ce reploiement de l'esprit sur lui-même, la réflexion proprement dite, qui n'a pour objet que l'esprit qui réfléchit, est le fait fondamental sans lequel il n'y a point de méthode. Tant qu'on n'en est point arrivé à ce degré d'abstraction, et que dans ces délicats phénomènes on n'a point séparé de l'esprit ce qui n'est pas lui, pour n'observer et ne sentir que lui seul, on est resté à moitié route, et l'on n'a point atteint le véritable point de départ ; on s'est arrêté aux abords de l'esprit, on n'a point pénétré jusqu'à l'esprit lui-même. Mais une fois qu'on s'est aperçu, et qu'on a eu pleine conscience de soi, il ne s'agit plus que de fixer ce phénomène fugitif, autant du moins qu'il peut être fixé, et de le rappeler, par une pa- tiente et profonde habitude, toutes les fois que l'observation le réclame et en a besoin. Cette aperception primitive de l'esprit qui se sait et se découvre lui-même, est précisément ce qui constitue le moi, la personne humaine, avec les fa- cultés que Dieu nous a données et qui constituent aussi toute la dignité, toute la valeur, toute la puissance de notre nature privilégiée. C'est là ce qui fait de l'être humain un être à part dans la création, c'est là ce qui le distingue profondé- ment de tous les êtres animés quels qu'ils soient, c'est là précisément ce qu'on veut dire quand on soutient que les animaux ne sont pas doués de pensée et de raison, tandis que tous les hommes sont doués, bien qu'à des degrés divers, de l'une et de l'autre. Cette intuition primitive de l'esprit a plusieurs caractères ; mais il en est deux surtout qui mé- ritent d'êtres remarqués : t 1° Elle est d'une évidence incomparable. L es- prit, en se voyant lui-même, s'affirme avec une foi imperturbable ; il douterait plutôt du monde extérieur qu'il ne douterait de soi. Cette intui- tion est accompagnée d'une telle clarté qu'elle est irrésistible; et le scepticisme le plus aveugle et le plus résolu ne peut aller jusqu'à la mécon- naître ou à la nier, parce qu'il n'est pas un de ses doutes les plus audacieux qui n'implique et ne révèle cette primitive affirmation, à laquelle A1ETH — 1100 — METII il ne peut échapper, même au prix des plus monsirueuses contradictions. 2° En second lieu, Papereeption primitive de l'esprit s'attache à un fait vivant, et ce fait est tellement uni au fait de notre propre existence, qu'il est impossible d'affirmer l'un sans affirmer l'autre du même coup. Descartes ne peut pas distinguer la pensée de l'existence; il ne peut pas séparer la première de la seconde ; et c'est avec toute raison qu'il soutient qu'il ne tire pas l'une de l'autre par voie de conséquence, et que le je pense, donc je suis, n'est pas un syllo- gisme. 11 pouvait bien mettre au défi tous ses contradicteurs ; et, pour repousser tous leurs ar- guments, il n'avait qu'à les renvoyer à l'examen de leur propre conscience, toujours prête à leur livrer, dans son éclatante complexité, l'identité absolue de ces deux termes: être et penser. Ainsi, ce que l'esprit trouve d'abord quand il rentre en soi, c'est lui-même ; et il se voit avec une prodigieuse et infaillible clarté qui, des pro- fondeurs de la conscience, se projette sur les objets extérieurs à des degrés divers, et dans des proportions que mille causes peuvent faire va- rier, sans que rien puisse jamais la détruire. Mais ces clartés intérieures qu'il faut recher- cher avant tout, si l'on veut connaître et suivre le véritable chemin, ne sont pas sans dangers. Au seuil même de la méthode, elles peuvent nous égarer. C'est elles qui doivent nous guider : elles peuvent nous éblouir. Ces profondeurs ris- quent parfois de nous donner le vertige. Il faut, pour les sonder, des regards bien fermes et bien sûrs d'eux-mêmes ; et il en est très-peu qui aient pu soutenir tant de lumières et pénétrer tant de mystères que nous en portons en nous. Le mysticisme est là avec toutes ses folies et même ses sacrilèges. Dieu est dans notre âme comme il est dans le reste du monde ; il y est même plus que partout ailleurs, parce que la pensée et l'intelligence viennent de lui plus di- rectement encore que toute autre chose. 11 ar- rive donc souvent que l'homme en rentrant en soi, se méprend jusqu"à ce point de prétendre y étudier Dieu, quand il devrait surtout s'y étu- dier lui-même. La confusion est aussi facile qu'elle est dangereuse, et plus d'un philosophe a glissé sur cette pente où ne se sont pas tou- jours retenus les plus prudents génies. Il ne s'agit pas ici de décrire le mysticisme dans tous ses principes et dans ses conséquences redoutables. Ce tableau a été souvent et très- fidèlement tracé. Il n'est pas un esprit sensé qui ne voie les erreurs et les périls de cette doc- trine. Tout ce qu'il importe, c'est qu'on connaisse bien la source de laquelle il sort, et qu'on sache non pas ce qui le justifie, mais ce qui l'égaré. Remonter jusqu'à cette source cachée, constater ce qu'elle est. établir qu'elle est celle même où se puise la vraie méthode, voilà tout ce qu'on veut faire, en ce moment, pour signaler et prévenir les éeueils du mysticisme. Le mysti- cisme, comme la vraie méthode, emprunte son point de départ à la psychologie; seulement, au lieu d'une observation attentive, limitée, pré- cise de la conscience, il se laisse aller à tous los B, a toutes les obscurités du sentiment. I scène du monde intérieur le frappe d'un enthou- siasme qui l'enivre et l'aveugle; il n'étudie pis. il se passionne; et, dans les mimes ardentes et vigoureuses, les élans d'admiration et d'amour auxquels il se laisse emporter, n'ont plus de bornes et sont bientôt aussi déplorables que la cause en est sainte et pure. En présence de ces splendeurs qu'un découvre en soi, on en arrive blentol ;< oublier. à dédaigner le monde an mi- lieu duquel on vit; et, pour chercher Dieu, le sentir et lui plaire, on commence par manquer à tous les devoirs qu'il nous impose. Il est si vrai que le mysticisme part de la même source que la méthode, que les systèmes qui l'ont produit sont précisément les systèmes qui ont le plus fait pour la méthode et la psycho- logie: dans l'antiquité, le mysticisme alexandrin est ne du platonisme. Dans les temps modernes, Spinoza et Malebranche sont des fils directs, quoique assez peu légitimes, de Descartes, qui, mal interprété par eux, les a égarés comme il a peut-être contribué à égarer Fénelon ; et, de nos jours, les aberrations d'une partie des mys- tiques allemands se rattachent évidemment aux recherches trop peu exactes de Kant sur la rai- son pure. Ceci ne veut pas dire que le mysticisme soit le moins du monde une conséquence inévitable des investigations par lesquelles la psychologie fonde la vraie méthode. Non, sans doute, en suivant Platon et Descartes, on n'est pas tenu de devenir mystique; et, si l'on comprend bien ces guides expérimentés, on est même assuré d'éviter les faux pas où d'autres sont tombés. .Mais, il faut bien qu'on le sache, le péril est proche, et, puisque tant d'esprits y ont succombé, il est prudent d'y songer toujours et de s'en défendre. Ainsi, l'ajierception de l'esprit par lui-même, son affirmation imperturbable de la pensée qui le constitue, et de son existence, tel est le pre- mier fait que la réflexion nous donne. C'est Ya- Uquid inconcussum, inébranlable à tout scep- ticisme, que recherchait Descartes, et qu'à son exemple nous devons tous trouver ainsi que lui, en prenant le chemin qu'il nous trace et en rentrant en nous. Mais, à côté du principe de notre propre pen- sée, fondement réel, nécessaire, vivant, uni- versel, de tous les autres principes, nous décou- vrons dans la conscience des données d'un tout autre ordre, non moins importantes et non moins claires, bien qu'elles soient toutes différentes. Ces données sont de deux espèces principales, et, réunies à celles qui constituent et nous ré- vèlent le moi, elles embrassent dans leur éten- due sans limites l'infini, tel qu'il est donné à l'homme de le connaître et de le comprendre. Ces données nouvelles sont ou supérieures à l'homme, et, fécondées par une saine psycho- logie, elles peuvent fonder la seule et vraie tliéùdieée ; ou bien elles sont inférieures à l'homme, en ce que nous les recevons du monde où nous vivons, et qui vaut moins que nous, bien qu'il soit, ainsi que nous, l'œuvre de celui qui a tout en é. Il y a dans la conscience, auprès et au-dessus du sentiment du moi, toujours présent, toujours actuel, d'autres principes que la réflexion dé- veloppe en les éclaircissant, et qui rattachent l'homme immédiatement à Dieu. Cet être que nous sommes, d'où vient-il? qui nous l'a donné? Cette pensée du fini, que nous atteignons direc- tement en nous, suppose invinciblement cette autre pensée d'un infini sans lequel le fini ne peut être ni se comprendre. Suivons ces notions, creusons-les avec Descartes ; et, grâce à ses con- seils, nous trouverons au fond de notre être, de notre pensée, do notre existence, ces solides et incomparables démonstrations que le phi- losophe met au-dessus des démonstrations tint vantées de h géométrie, qui, pour le vulgaire, sont aussi irréfutables que simples. Il faut lire dans Descartes lui-même, et surtout dans les Méditations, <-r< anilyses que personne avant lui, personne après lui, n'a décrites avec autant de i 1 u te ri d V\acliludo Ne les résumons même MÉTII — 1101 MÉTH pas ici : ce serait peine fort inutile; mais disons que la vraie méthode, qui nous donne d'abord la conscience de notre pensée et de notre être, nous donne tout à la fois l'idée et l'existence de Dieu, aussi manifeste pour les yeux qui ne se ferment pas volontairement à cette irrésistible lumière, que l'idée même de notre propre vie. Par là. remarquons-le bien, la philosophie est aussi religieuse qu'elle est profonde et métho- dique ; et les doctrines qui ont le mieux compris Dieu, et les rapports de l'homme à Dieu, sont celles aussi qui ont le mieux pratiqué la mé- thode et le plus cultivé la psychologie. Enfin, au-dessous de ce monde où s'élève la pensée sous le ciel calme et serein de la con- scieace, il en est un autre où la pensée pénètre aussi, mais, en quelque sorte, en s'abaissant : c'est le monde sensible. Il est certain d'une cer- titude absolue que, dans la conscience, outre le moi, outre l'idée de Dieu et de l'infini, il y a cette autre idée tout aussi claire du monde exté- rieur, se produisant à nous dans ces innombra- bles phénomènes qui s'écoulent et passent per- pétuellement sous l'œil de notre esprit. D'où viennent ces phénomènes? comment arri- vent-ils jusqu'à l'esprit? De ces deux questions, la première reçoit une réponse infaillible et simple. Ces phénomènes ont des causes extérieures à nous; ces causes sont dans le monde du dehors. Nous n'en pou- vons douter et nous affirmons l'existence de ce monde aussi fermement que nous affirmons la nôtre. Quant à la seconde question, elle est des plus obscures et des plus délicates. Jusqu'à présent, il n'est pas un système qui en ait donné une explication satisfaisante et complète. Évidem- ment le monde du dehors ne nous est connu que par l'intervention de la conscience dans laquelle il a, en quelque sorte, son contre-coup. II ne suffit pas de sentir pour que la sensation ait quelque signification; il faut, en outre, l'aper- cevoir: en d'autres termes, il faut sentir que l'on sent. Autrement les témoignages que la sensibi- lité nous apporte seraient pour nous comme s'ils n'étaient pas. Ce point est incontestable : et c'est là ce qui lait que la solution la plus simple, la plus naturelle et la plus vulgaire du problème, c'est de croire que les idées que nous avons du monde extérieur en sont comme des images et des représentations. Une analyse plus attentive et plus scientifique a démontre que cette théorie était insoutenable, et qu'elle ne faisait que re- culer la difficulté, loin de la résoudre. Reid a rendu son nom illustre en l'attachant à cette ré- futation victorieuse ■ mais le système qu'il a tenté de substituer à celui qu'il détruisait n'a fait qu'attester le phénomène sans l'expliquer. Oui, nous avons par la perception que nous ré- vèle notre conscience, la connaissance du monde extérieur; oui, nous croyons irrésistiblement à l'existence de ce monde, et le scepticisme qui la nie est à peu près ausssi insensé que celui qui nie notre propre existence et la pensée que nous en avons. Mais la solution de ce problème toujours pen- dante, bien qu'elle ait été essayée par les plus beaux génies, importe assez peu à la méthode. Par quelque moyen que les notions du monde extérieur arrivent à la conscience, elles y sont, évidentes, incontestables et nécessaires. Si la méthode en a besoin, elle peut les y puiser avec tout autant de sécurité qu'elle y puise la notion du moi et l'idée de Dieu. Elle n'a pas plus à douter des données de la sensibilité qu'elle ne doute des données de la raison. C'est le corps, nous le savons de science certaine, qui nous transmet toutes les notions sensibles ; le corps a ses obscurités, il a ses chaînes, conditions que Dieu impose à l'homme et auxquelles l'homme ne peut se soustraire. C'est de là que viennent toutes les difficultés d'un problème que la science n'a point encore su résoudre. Mais en laissant ces difficultés pour ce qu'elles sont, la raison peut si bien se servir des notions du monde, telles qu'elles apparaissent dans la conscience, que parfois ces notions ont suffi au philosophe pour reconstruire ce monde dont elles sont des indices. Descartes se passe, pour faire l'univers qu'il décrit, de l'observation directe des faits : son monde est rationnel ; et, sur les traces qu'a laissées en lui l'action antérieure de la sensi- bilité, il édifie tout un système qui, sans être réel, ne contredit en rien la réalité, parce qu'il en vient, à l'insu même du philosophe. L'esprit de l'homme est perpétuellement le réceptacle d'une foule de sensations de tout degré, de tout ordre, qu'il subit presque toutes, sans le savoir, sans les connaître. Celles qu'il observe distinc- tement en lui au moment où elles le frappent, sont peut-être les moins nombreuses de toutes, quoiqu'elles doivent être les plus fécondes pour sa pensée et pour son activité. Mais lorsque plus tard la réflexion vient essayer de mettre l'ordre dans ce chaos, elle y trouve des matériaux de toute espèce qu'elle ne crée pas; seulement, elle les emploie à son gré, et elle peut en faire un très-solide édifice. 11 y a donc dans la conscience trois termes que nous y pouvons retrouver sans cesse, qui se supposent et s'enchaînent mutuellement : le moi; Dieu et le monde. Celui qui importe le plus, et l'on pourrait dire uniquement, à la méthode, c'est le premier. Les préceptes et les règles qu'elle tirera de celui-là, lui serviront à comprendre les deux autres; et pour le monde en particulier, la méthode pourra donner des règles spéciales qui apprendront à le mieux ob- server ; mais ces règles mêmes ne seront que le reflet et l'écho de celles qu'elle aura emprun- tées à l'observation directe du moi. Je laisse de côté ces autres connaissances bien autrement graves et utiles que la conscience bien observée nous procure : la connaissance directe, intuitive de la spiritualité de l'âme, de sa liberté, de son rapport à Dieu, sa loi et sa perfection. Tout ceci importe à la destinée mo- rale de l'homme, à son bonheur ici-bas, à ses espérances, à sa foi; mais ces notions, tout im- portantes qu'elles sont, ne se rattachent pas directement à la méthode ; elle peut les négli- ger provisoirement, sauf à y revenir plus tard, à la fois pour les approfondir et pour les appli- quer à la conduite même de la vie et au salut de l'homme. Quelles seront donc les règles de la méthode proprement dite? Descartes les a réduites à quatre, et il a cru qu'elles étaient suffisantes « pourvu qu'on prît une ferme et constante résolution de ne pas manquer une seule fois à les observer ». Toutes connues qu'elles sont, il est bon de les rappeler encore une fois. La première et la plus importante de toutes, celle qui peut même suffire à elle seule, c'est « de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie qu'on ne la connaisse évidemment être telle. — La seconde, de diviser chacune des difficultés qu'on veut examiner, en autant de parcelles qu'il se peut et qu'il est requis pour les mieux résoudre. — La troisième, de conduire, par ordre, ses pensées, en commençant par les objets les plus simples, pour monter peu à peu, comme par degrés, à la connaissance des plus composés MÉTH — 1102 — MÉTH i — La quatrième enfin, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si géné- rales, que l'on soit assuré de ne rien omettre. » Ces règles, parfaitement justes, parfaitement utiles, sortent du fond même de la conscience; et, sous une forme un peu différente, elles ne sont que la description et la contre-épreuve du moi lui-même. Elles ont tous ses caractères, et ne font que le reproduire aux divers points de vue qu'il présente à l'observation attentive de la conscience. Ce qui frappe tout d'abord dans l'aperception intime et réfléchie du moi par lui-même, c'est la prodigieuse clarté de cette- notion et son indiscutable certitude. Nous croyons à nous- mêmes d'une foi inébranlable, parce que la notion que nous avons de notre pensée est d'une évidence contre laquelle rien ne peut lutter, qu'à la condition de l'égarement et de la folie. Cette notion est vraie, pour nous,_ d'une vérité absolue, immédiate, invincible. L'évidence sera donc le critérium de la vérité, et ce serait vou- loir nous nier nous-mêmes contre le témoignage criant de notre conscience, que de résister à prendre pour vraie toute notion qui nous appa- raîtra sous une évidence analogue. Sans doute, il n'en est pas une qui puisse jamais égaler en clarté la connaissance du moi; mais toutes les notions, soit du dehors, soit du dedans, auront droit à notre créance en proportion même qu'elles se rapprocheront de cette incomparable lumière. L'évidence des notions sensibles, l'évi- dence de certains principes de la raison se fon- dent, en dernière analyse, sur cette évidence primitive. Sans le moi, qui a pleine et manifeste conscience de lui-même, nous ne connaîtrions rien d'une connaissance vraiment intelligente, et nous serions réduits à cette condition que Descartes appellerait automatique, et qui, selon toute apparence, est celle même des animaux. Si toute évidence, de quelque degré, de quel- que nature qu'elle soit, se rapporte à cette pre- mière évidence, il s'ensuit que l'évidence sera la première règle de la méthode. Toute notion obs- cure doit être pour nous à peu près comme si elle n'était pas ; et, dans cette carrière où nous cherchons à marcher, on n'avance sûrement qu'à la clarté de ce flambeau. La philosophie ne peut pas, à l'entrée de sa route, poser un point de dé- part à la fois plus solide et moins contestable. Les mathématiques aussi, et d'autres sciences dites exactes, font grand usage de l'évidence, et les axiomes sans lesquels elles ne seraient pas n'y sont possibles que parce qu'ils sont évidents. La philosophie n'a donc pas le monopole de l'é- vidence ; mais elle seule en a le secret, parce qu'elle remonte jusqu'à la source intime et pro- fonde d'où sort l'évidence, et où les autres scien- ces se contentent de puiser sans même savoir qu'elles y puisent. La seconde règle se rapporte encore au moi et se modèle sur lui tout comme la première. En fait, il n'y a rien de plus simple que le moi et que celte aperception qu'il a de lui-même. Dans tout autre acte de l'esprit, il y a toujours néces- sairement deux ternies : l'esprit qui pense et la pensée, quel qu'en soit d'ailleurs l'objet. Ici, au contraire, quand l'esprit s'observe et réfléchit, c'est-à-dire quand il se prend lui-même pour ob- jet de sa propre pensée, il n'y a vraiment qu'un terme unique. L'abstraction pourra bien toujours distinguer l'esprit observant de l'esprit observé; mais ce n'est là qu'une nécessité de langage, une sorte de subtilité qui ne ebange pas la nature des choses ; au fond, il n'y a pas deux termes ; il n'y en a qu'un, doue si l'on veut d'une merveil- leuse complexité, mais qui ne perd rien de son unité essentielle, parce qu'il se présente tout à la fois sous deux aspects qu'il est possible de discerner et d'exprimer. C'est même cette simpli- cité parfaite du moi qui constitue l'évidence ab- solue du phénomène. Il s'ensuit que de même que l'évidence issue du moi devait être lo critérium universel et irréfragable de toutes les autres no- tions, de même aussi, plus ces notions seront simples, plus elles seront évidentes. La méthode a donc bien raison de recommander, pour se- conde règle, de diviser les notions en autant de parcelles qu'il se peut, persuadée qu'elle arrivera, par ce moyen, à la solution plus facile et plus complète des difficultés que l'esprit rencontre. Ainsi la seconde règle n'est pas moins certaine ni moins féconde que la première; et, comme elle, c'est d'une observation exacte du fait pri- mitif de la réflexion qu'elle découle. La troisième n'est qu'une suite nécessaire de la seconde. On ne décompose que pour arriver à mieux comprendre et à se rendre compte plus facilement des choses. C'est bien le plus simple que l'on cherche et que l'on atteint par une ana- lyse clairvoyante et attentive : mais le simple n'existe point dans la réalité, si ce n'est dans le fait unique de la perception primitive. Partout ailleurs, le réel, c'est le composé; et pour com- prendre le réel lui-même, il faut reformer, par une synthèse puissante, ce tout que l'analyse avait réduit en fragments et en poussière. La quatrième règle, enfin, sort de la troisième tout aussi directement que la troisième sortait de la seconde. La synthèse serait incomplète et menteuse, si elle ne reproduisait pas tous les élé- ments sans exception qui entrent dans la réalité et qui la constituent. Il faut donc s'assurer par des dénombrements et des revues scrupuleuses et générales qu'on n'a rien omis, et que ce déli- cat inventaire n'a rien laissé échapper à la prise de l'intelligence attentive. On ne voudrait pas pousser^ les analogies trop loin et les fausser en les exagérant; mais il faut pourtant ici en signaler encore une. Le moi aussi, en s'observant lui-même, a ce double et inévi- table mouvement d'analyse et de synthèse ; il se décompose, en quelque sorte, pour se mieux sai- sir ; et pourtant la loi même de sa nécessaire unité le ramène à une synthèse qu'il ne peut ni détruire ni mutiler. Ainsi l'évidence et la simplicité du moi, voilà les deux premières bases de la méthode ; l'ordre et l'intégrité des notions, voilà les deux secon- des ; et, comme le dit Descartes, ces quatre rè- gles, si elles ne comprennent pas tout, suffisent cependant, parce que logiquement tout peut en découler. On doit voir maintenant avec quelque netteté ce qu'est la méthode proprement dite. On doit voir que celle dont on vient de présenter la trop rapide et grossière esquisse porte précisément les deux caractères que nous demandions à la vraie méthode: elle est universelle et rationnelle. D'abord, il n'y a pas un seul acte, une seule ap- plication, un seul développement de l'esprit, quel qu'il puisse être, quel qu'en soit l'objet, qui ne puisse l'employer ou même qui puisse s'en pas- ser. En second lieu, ce n'est pas à une source extérieure qu'elle emprunte ses données : elle les tire toutes, sans exception, du fond même de la raison et de la conscience, et c'est sur le fait toujours présent, toujours vivant du 7noi, qu'elle bâtit son édifice inébranlable et infini. Si ceci est vrai, on voit ce que valent ces pré- tendues méthodes qu'on appelle méthode syllo- Çistique. méthode géométrique, méthode indue- tive, méthode de division, méthode de composition, etc., etc. Ces méthodes ont jertai- MÉTH — 1103 — MÊTI-1 nement leur vérité et leurs applications utiles ; dans le domaine qui leur est propre, elles sont efficaces, puissantes, parfois même infaillibles. Mais ces méthodes, et toutes celles qu'emploient les sciences particulières, ne sont pas la mé- thode; elles n'en sont que des conséquences plus ou moins éloignées, plus ou moins obscures, des résultats plus ou moins heureux, plus ou moins intelligents et réfléchis. Au-dessus d'elles, la vraie méthode s'élève pour les dominer, les soutenir et les vivifier. Elle est impliquée profondément dans toutes les autres, qui, le plus souvent, la méconnaissent tout en se laissant guider par elle, et qui puisent leur force en elle seule sans la discerner. 11 n'y a que la philosophie qui la pos- sède dans toute son étendue et dans toute sa fécondité. C'est la méthode ainsi comprise qui donne à l'intelligence humaine le secret de sa nature et de sa puissance. Tant que le philosophe n'est point arrivé, par ses efforts persévérants, jusqu'à ce sanctuaire de la conscience, tant qu'il n'a pas découvert et sondé cette source intarissable et presque divine, il s'ignore encore lui-même ; et, quels que soient d'ailleurs son génie et ses œuvres, il n'a point vraiment mérité le noble titre que le vulgaire lui donne; l'ami de la sagesse n'est alors guère plus sage que ceux qui l'admirent sans le comprendre. Il ne se comprend pas en- tièrement lui-même. La méthode est le fond même de la philosophie, et voilà comment on a quelquefois confondu la philosophie et la mé- thode, bien qu'il y ait entre elles cette différence essentielle, que la première n'est que l'instru- ment de la seconde. C'est là aussi ce qui fait que le père de la méthode, dans les temps modernes, est appelé le père de la philosophie ; et si nous relevons de Descartes, si les siècles en doivent désormais relever, sans qu'il soit désormais per- mis de s'écarter de la route indiquée par lui, c'est qu'il a décrit la vraie méthode avec plus de rigueur et d'exactitude qu'aucun autre philoso- phe, et qu'il n'est plus possible, sans s'égarer, de ne pas se rendre à cette lumière supérieure. Du reste, pour rester fidèle aux conseils de Descartes, et pour en montrer toute l'utilité, il faudrait aller jusqu'à indiquer dans la pratique • les précautions délicates et prudentes que ré- clame cet exercice de la réflexion. Il ne suffit pas de comprendre une fois, même très-nette- ment, ce qu'est la méthode et ce qu'elle doit être; il faut revenir fréquemment sur ces idées intimes et s'en faire une durable habitude. Il est certain que la disposition matérielle du corps et l'organisation physiologique ne sont pas sans in- fluence sur cette activité intérieure de l'esprit. La tempérance tant prescrite par la sagesse, et qui, selon Platon, est une partie de la vertu, est, en ceci, une condition presque indispensable du succès. Si l'âme est livrée au trouble des pas- sions, si elles agitent et bouleversent le corps, la réflexion est presque impossible dans le sens dont nous parlons ici ; et ses efforts, si elle en fait, sont à peu près impuissants et stériles. Ceci nous aide à comprendre dans Descartes ses re- commandations nombreuses et si vives sur les soins qu'exige la santé, et sur cette surveillance du corps qui doit tourner au profit de la réflexion. L'exemple personnel de Descartes doit nous in- struire; et cette attention minutieuse qui, dans les natures vulgaires, est un signe de faiblesse, n'a rien ôté à la sienne de sa décision et de sa vigueur. On peut croire aussi que cette imper- turbable santé dont jouissait Socrate, et qu'at- teste le témoignage de Platon, n'a pas peu con- tribué à l'énergie de ces contemplations inté- rieures qui ont pris en lui un caractère presque surhumain. Ce sont là des soins que connaît for* bien, en général, le mysticisme; malheureusement il les pousse à l'excès, et ses exagérations ne vont en rien aussi loin que dans cet ascétisme ; il ne recule même pas devant l'extravagance. Mais .1 faut bien savoir qu'ici encore le mysticisme n'est pas dans une complète erreur. Le philosophe le plus sage et le plus réservé partage ces préoc- cupations, qu'il restreint d'ailleurs dans dejustes limites, tandis que le mysticisme ne connaît pas de bornes. Platon, qui n'est pas mystique, va ce- pendant jusqu'à aire que la philosophie'est un apprentissage de la mort; et le frein qu'il impose au corps est assez puissant pour que l'âme en soit, en quelque sorte, délivrée dès ici-bas. Du reste, il ne faut pas prendre en dédain cette vigilance, qui est matérielle au moins autant que morale. Plus d'un philosophe n'a échoué que pour l'avoir négligée, et c'est se connaître soi- même bien peu que de ne pas savoir tenir compte de ces infirmités de notre nature. Si la méthode est bien ce qu'on vient de dire, il est facile de juger la place qu'elle tient dans l'histoire de la philosophie. Au fond, on ne peut compter que trois grandes tentatives : celle de Platon, celle de Descartes et celle de Kant. Ceci ressort évidemment de ce qui précède. Ces ten- tatives ont des rapports intimes, bien qu'elles aient eu des succès fort différents, et que les gé- nies qui les ont faites aient vécu à des époques fort diverses, et qu'ils aient possédé des qualités qui ne le sont pas moins. On a remarqué dès longtemps les analogies que la méthode de Platon présente avec la mé- thode de Descartes. Ce qui les rapproche le plus, c'est leur commun spiritualisme; ce qui les sé- pare, c'est que, si leur principe est à peu près le même, les procédés sont fort dissemblables. Mais, pour mieux comprendre en quoi elles se tou- chent et en quoi elles s'éloignent l'une de l'au- tre, voyons d'abord l'idée que Platon se fait de la méthode, ce qu'il lui demande et comment il prétend la découvrir et l'appliquer. Ce qu'on ap- pelle ici la méthode de Platon doit se confondre entièrement avec sa dialectique. « Il s'agit, dit Platon, d'imprimer à l'âme un mouvement qui, du jour ténébreux qui l'envi- ronne, l'élève jusqu'à la vraie lumière de l'être par la route que nous appelons pour cela la vraie philosophie (République, liv. VII, p. 79, trad. de M. Cousin). La dialectique, qui est à toutes les autres sciences ce que le chant est à de vains préludes, est une science toute spirituelle. Sans aucune intervention des sens, elle parvient par la raison seule jusqu'à l'essence des choses. Elle ne s'arrête point avant d'avoir saisi par la pensée l'essence du bien ; et celui qui se livre à la dia- lectique est arrivé au sommet de l'ordre intelli- gible (ubi supra, p. 103). Il n'y a que la méthode dialectique qui tente de parvenir régulièrement à l'essence de chaque chose ; il n'y a qu'elle qui, écartant les hypothèses, va droit au principe pour s'y établir solidement, et qui tire peu à peu l'œil de l'âme du bourbier où il est honteusement plongé et le porte en haut {ubi supra, p. 105, 106). La dialectique est le faîte et le comble de toutes les autres sciences (ubi supra, p. 109), et celui qui se place sous le point de vue gênerai est dialecticien » (ubi supra, p. 115). Il serait inutile de pousser les citations plus loin: celles-ci suffisent; pourtant, ajoutons-en deux autres encore empruntées au Sophiste (p. 278 et 311. trad. de M. Cousin): « La pensée du philosophe est un uerpétuel commerce avec l'idée de l'être. — Dans cette écla- tante région, la pensée est comme un dialogue de l'âme avec elle-même. » MÉTH 1104 — MÉTH Devant des témoignages aussi formels et aussi clairs, on peut conclure sans la moindre hésita- tion qucPlaton a compris sa dialectique au sens même où nous comprenons aujourd'hui la mé- thode d'après Descartes. D'abord il cherche une science supérieure à toutes ]es autres sciences. qui les règle, les mesure et les dirige. Cette science est pour lui la seule vraiment solide, parce qu'elle seule se rend compte des choses et qu'elle arrive jusqu'à l'être et à l'essence, tandis que les autres sciences s'arrêtent à des apparen- ces vaines. C'est une science toute rationnelle, elle se passe du secours de la sensibilité, et non- seulement elle n'en a que faire, mais, de plus, elle n'aurait qu*à perdre en l'acceptant. La route qu'elle suit est splendide; la lumière qui la guide est éclatante ; l'âme, dans cette recherche, n'a qu'à s'appuyer sur elle seule, et elle ne s'y en- trelient qu'avec elle-même. Dans ce chemin, elle est assurée de ne point faire de faux pas ni de trompeuses hypothèses ; elle parvient, avec une régularité infaillible, jusqu'à la plus haute des idées, jusqu'à l'essence même du bien, en d'au- tres termes, jusqu'à Dieu. Ainsi, les deux caractères que nous avons re- connus à la méthode, universelle à la fois et rationnelle, Platon les demande à la dialectique. Ce qu'il attend d'elle est précisément ce que nous attendons de la méthode. Elle doit mener à comprendre les choses autant qu'il est donné à l'homme de les comprendre. Elle remonte jus- qu'aux principes et elle atteint l'être en lui- même. Platon, parti des notions sensibles, s'avance de proche en proche jusqu'à la pensée pure, et c'est de l'âme seule qu'il prétend tirer les puissantes intuitions qui doivent illuminer tout le reste. Mais il est certain que le point de départ choisi par lui n'est pas le vrai, et que, si logiquement il monte d'idée en idée jusqu'à l'idée suprême qui renferme et couronne toutes les autres, il a négligé de poser dès son début le ferme fonde- ment sur lequel peut s'élever son édifice. S'il accepte ^témoignage de la sensibilité, c'est pour le répudier bientôt, et pour s'enfermer dans le monde de l'intelligence, où le monde du dehors court grand risque de 'lui échapper. Le maître, il est vrai, évite cet écueil; mais les disciples ne l'éviteront pas, et c'est presque en- tièrement dans une abstraction que Platon se confie. C'est là certainement, au point de vue de la méthode, le côté faible de la théorie des idées. Ce ne sont que des formes, comme l'atteste assez l'étymologie même du mot, non point précisé- ment des formes vides, et qui ne seraient que de pures généralités; mais Platon, tout en re- montant à l'idée la plus haute, et en montrant les degrés successifs par lesquels il s'élève jus- qu'à elle, n'a pas indiqué la base substantielle et vivante de tout cet échafaudage. La construction est en soi-même aussi solide qu'elle est élégante. M lis, encore une fois, sur quoi reposent celte idée du bien, et toutes ces idées en nombre infini qui nous sont innées, et dont les objets extérieurs provoquent en nous la réminiscence et le réveil ? C'est ce que Platon n'a point dit, et tout en nous recommandant l'étude de l'âme, il ne l'a point assez profondément étudiée. On a beaucoup reproché à Platon d'avoir dédaigné et méconnu le monde sensible. En fait, cependant. c'est uniquement pour expliquer le monde sen- sible et la connaissance que m. us en possédons qu'il a imaginé sa théorie des idées. Que Platon conserve cette gloire impérissable d'avoir le premier posé le problème, et d'avoir vu de quelle importance capitale il est dans la I nilosophie. Si la solution qu'il en a donnée n'est pas tout à fait exacte, elle n'a rien de faux pour- tant, et ce qui lui manque surtout, c'est une précision qu'un premier effort de l'esprit humain, tout énergique qu'il était, ne pouvait obtenir complètement. Il fallait à l'esprit humain vingt siècles encore de méditations et de travaux pour qu'un génie plus heureux, sinon plus puissant et plus beau, allât plus avant et atteignît enfin Je sol impénétrable au delà duquel il n'est pas permis à l'homme de pénétrer. Dans Descartes, le problème et la solution sont aussi nets qu'il est possible qu'ils le soient. 11 faut trouver dans la connaissance humaine un point inébranlable, un principe incontestable et fécond que rien ne puisse ébranler, et qui puisse lui-même soutenir le reste. Descartes, plus spi- ritualiste encore que Platon, ne s'adresse point à la sensibilité; il sait trop tout ce qu'elle a d'obscur et de variable. 11 ne s'adresse pas da- vantage aux notions qui, par l'intermédiaire de la sensibilité, arrivent jusqu'à la conscience : celles-là participeraient aussi des obscurités et des incertitudes de leur origine. Il va droit à la pensée, et c'est elle seule qu'il veut suivre, parce que c'est à elle que Dieu a voulu que nous puis- sions toujours nous fier. C'est du fait même de conscience qu'il prétend tirer et qu'il tire toute la certitude, avec la variété des objets in- nombrables auxquels elle s'applique et qu'elle éclaire. Descartes voit si nettement ce qu'il veut dire, et il a fait luire à de telles profondeurs le flambeau qui doit nous diriger après lui, qu'il n'y a ni dans la philosophie, ni dans les œuvres de l'esprit humain, rien de plus clair que son œuvre, et qu'elle n'est pas seulement un guide infaillible, mais que, de plus, elle est un modèle accompli. Descartes prétendait modestement ne faire que l'histoire de sa propre intelligence; il a fait l'histoire et l'éducation de l'intelligence humaine. Tout philosophe qui, sur ce point, n'est pas de son école, abdique et sort de la philosophie pour entrer dans le domaine des chimères et des creuses abstractions, qui ont si souvent déconsi- déré la science, non sans quelque justice, aux yeux du vulgaire. Grâce à Descartes, il n'est pas aujourd'hui un esprit sérieux et réfléchi qui ne sache parfaitement la voie qu'il doit suivre pour arriver au vrai et au bien, et qui ne puisse,* s'il vient à en prendre une autre, reconnaître et réparer son égarement. La philosophie est de- venue entre ses mains une science plus exacte et plus sûre que les mathématiques, si fières de leur exactitude; et à son importance incompa- rable, elle, a pu joindre une rigueur et une clarté qui ne le sont pas moins. Le fait sur lequel s'est appuyé Descartes, par cela même qu'il est un fait vivant, se retrouve au même degré, avec les mêmes caractères, dans tous les hommes sans aucune exception. En tant qu'êtres pensants, nous sommes tous égaux d'une égalité absolue, de même que nous le sommes en tant qu'êtres libres. La liberté, cette autre forme de la pensée, n'est pas plus égale dans tous les hommes que ne l'est la pensée elle- même. Il s'ensuit que le fait de conscience est un fait constamment vérifiable à chacun de nous, et que nous pouvons toujours l'étudier et l'ap- profondir. C'est là ce qu'a voulu dire Descartes quand il prétend, dès les premières lignes de son ouvrage, que « la puissance de bien juger et de distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens et la raison, est naturellement égale dans tous les himimes, et que la diversité de nos opinions vient seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies. » C'est accorder sans doute beaucoup d'influence à la méthode, mais METH — 1105 — METH ce n'est pas lui en accorder trop ; et quand on a bien compris Descartes, et qu'on a écouté ses conseils, il est certain que l'apparente diversité des opinions disparaît bientôt, et que sur ces grands sujets, l"âme, le monde et Dieu, on arrive à cette uniformité qui est à la fois le signe et la garantie du vrai. Ceci ne veut pas dire, bien entendu, qu'il n'y ait plus de place désormais dans la philosophie pour les systèmes et pour les individualités de toutes sortes, qui n'ont pas plus manqué dans l'école de Descartes, et depuis deux siècles, qu'elles ne manquaient avant le Discours de la Méthode. Ceci veut dire seulement que le point de départ de toute philosophie est aujourd'hui incontestable, et qu'on n'en peut prendre un autre qu'en se trompant et au risque des plus évidentes et des plus fâcheuses erreurs. Ceci veut dire qu'à dater du Discours de la Méthode la philosophie a été constituée avec une régula- rité et une précision qu'on a trop souvent re- gretté de ne pas trouver en elle, et que Descartes seul lui a complètement assurées. On peut, sur cette base uniforme, construire encore les édifi- ces les plus variés, mais c'est sur elle seulement qu'on peut en construire de solides. Kant, bien qu'il soit venu près d'un siècle et demi après Descartes, n'a pas compris, à ce qu'il semble, cette admirable leçon. 11 a procédé, malgré l'exemple d'un tel maître, comme on procédait avant ce grand enseignement, c'est-à- dire à l'aventure ; et, au lieu de s'adresser à ce fait éclatant de la pensée, il s'est posé une ques- tion de logique ingénieuse sans doute et fort grave, mais qui avait le défaut d'être encore une abstraction. L'entreprise de Kant annonce cer- tainement une grande puissance d'analyse, une prodigieuse fécondité; un esprit des plus subtils et des plus délicats ; mais, au fond, cette entre- prise, beaucoup trop vantée, a complètement échoué. Bien plus, elle devait nécessairement échouer, parce que la base en était ruineuse. On sait assez le mécompte et la mésaventure de Kant. Il conçoit son œuvre dans le louable des- sein de combattre le scepticisme; et, chemin faisant, il aboutit à fonder un scepticisme nou- veau, plus redoutable et plus régulier qu'aucun de ceux qui l'ont précédé. Il est si loin de Des- cartes et de Valiquid inconcussum, qu'il ébranle et renverse la pensée elle-même, doutant de la conscience, du monde et de Dieu. Ce qu'il y a de plus triste dans cette grande méprise, c'est que Kant s'est posé comme le censeur et le réformateur de la raison. C'est, au sens ordinaire du mot, une critique de la raison qu'il a faite; et, malheureusement pour lui. c'est une critique parfaitement fausse, en ce qu'elle contient ce paralogisme fondamental que commet tout scepticisme, quelque régulier qu'il soit, puisqu'il commence toujours par affirmer qu'il est impossible d'affirmer rien. Kant ne s'est pas seulement trompé dans le jugement inique qu'il a porté sur la raison humaine, ce qui est assez fâcheux déjà lorsqu'on s'arroge les droits de juge ; il a nui surtout à la philosophie, et, loin de relever la métaphysique du discrédit où, selon lui, elle était tombée, il n'a fait que l'ac- croître. 11 est certain que, depuis le temps des sophistes et de l'école d'Alexandrie, on n'avait point vu dans la science un tel abus et un tel désordre. La scolastique elle-même, dans ses plus mauvais jours, n'avait pas eu plus de subti- lités et d'inextricables analyses. Le dix-neuvième siècle _ a dû prendre en pitié une science qui pouvait conduire à ces chimères aussi creuses que hautaines, avant de la prendre en effroi, quand elle a conduit les esprits aux plus rnoi>s- niCT. PHILOS. trueuses et aux plus redoutables doctrines. 11 ne faudrait pas être injuste envers Kant, qui a été l'un des plus sages et des plus religieux p'armi les penseurs de tous les temps. Mais, cependant, c'est à son scepticisme qu'il faut rapporter l'ori- gine de tous les maux qui ont suivi, et le chaos actuel de la philosophie germanique. On a cru pouvoir jouer impunément avec ces abstrac- tions, et les successeurs du maître ont lutté à qui renchérirait dans cette sorte de gageure contre le bon sens et la clarté. Toutes ces erreurs, quelles qu'elles soient, tiennent à une seule cause : Kant et les autres n'ont pas connu la vraie méthode. Au lieu de sui- vre Descartes, ils ont imité Spinoza, ils ont pris comme lui, pour point de départ, une formule logique, c'est-à-dire arbitraire et variable; et, de. degrés en degrés, ils en sont arrivés au plus absurde et au plus désastreux nihilisme, épou- vantant à la fois la raison et la société, et dépen- sant dans ces efforts déplorables et vains, pour édifier l'erreur, cent fois plus de labeur et d'intelligence qu'il n'en eût fallu pour conquérir la vérité. Si la philosophie allemande a commis tant de fautes, c'est qu'elle a dédaigné la méthode de Descartes ; si la philosophie française de notre temps les a évitées, c'est que, dès ses premiers pas, elle s'est faite cartésienne, et qu'elle a su fermement rester dans cette voie hors de la- quelle il n'y a point de salut. Kant aboutit au scepticisme, et s'y perd ; il n'y a pas trace de scepticisme dans Descartes, et l'énergique déci- sion de son caractère a passé dans sa doctrine pour la formuler et la faire vivre. Si Descartes est le véritable fondateur de la méthode; si Platon, avant lui, est le seul qui ait bien vu le problème et l'ait en partie résolu; si Kant s'est égaré, il s'ensuit que, dans l'histoire de la philosophie, la méthode tant cherchée, et tout importante qu'elle est, a été bien rarement trouvée même par les génies les plus puissants et les plus réguliers. Il en coûte de le dire, mais le disciple de Platon, tout grand qu'il est, n'a pas connu la méthode ; sur bien des point.-., il s'est séparé de son maître, mais jamais il n'a eu plus tort que d'abandonner ses traces sur une question telle que celle-là. C'est chose très- etrange à soutenir; mais ce paradoxe, quelque singulier qu'il puisse paraître, n'en est pas moins vrai : le fondateur de la logique n'a pas de mé- thode, à proprement parler; et Aristote a pu décrire avec une merveilleuse exactitude, avec une infaillible sagacité, tout l'édifice du raison- nement humain, mais il a oublié de rechercher le fondement sur lequel cet édifice repose; et, dans ses œuvres, du moins telles qu'elles sont parvenues jusqu'à nous, il semble à peine soup- çonner la question, loin de chercher à la résou- dre. Bacon, au sortir de la scolastique, qui n'avait pis eu de méthode, et qui, sur les pas d' Aristote et sous la tutelle de l'Église, ne pouvait guère y songer, fait une tentative incomplète, quoique puissante. Le reste de l'histoire de la philosophie compte quelques essais plus ou moins heureux; mais elle ne compte pas un seul monument vraiment digne d'elle; dans cette recherche de la. mé- thode, il est quelques grands noms qui n'appa- raissent même pas, et celui de Leibniz brille parmi les absents. C'est qu'en effet ces profondeurs et ces déli- catesses de l'àme humaine, ne sont explorées que par le petit nombre, même parmi les philosophes. L~ g'hiie ne suffit pas, comme le prouve le grand exemple qu'on vient de rappeler. Rien n'a manqué 70 METH 1105 METll certainement à Leibniz des éminentes facultés qui constituent les penseurs de premier ordre dont s'honore l'humanité; niais, par le caractère et la diversité desesétudes, par lesoccupationsles plus ordinaires de sa vie, les habitudes de son esprit encyclopédique; Leibniz ne s'est pas un seul instant posé la' question à laquelle Descartes a, pour ainsi dire, consacré son existence entière, et à laquelle il rapportait toute sa force et toute sa gloire. Le problème de la méthode n'a pas occupé le noble génie qui a écrit la Théodicée, le mathématicien qui a découvert le calcul dif- férentiel, l'auteur de tant de travaux d'histoire et de droit, le rénovateur de l'éclectisme et le pacificateur de la philosophie. Mais peut-être Leibniz a-t-il pensé qu'après Descartes il ne restait rien à faire; que la méthode fondée par son pré- décesseur était complète autantqu'elle était vraie, et que, pour lui, il n'avait qu'à suivre des traces aussi sûres. Leibniz, du reste, n'a jamais déclaré aussi nettement son approbation; et cette expli- cation, si elle était juste, serait la meilleure justification de son" silence. Quand on voit clairement de quelle importance est la méthode en philosophie, quand on a bien compris que sans elle il n'y a, pour ainsi dire, pas de philosophie réelle, on conçoit mieux cette ardeur passionnée que les plus sages ont apportée à expliquer et à propager leur méthode. Ce n'est pas sans une sorte d'ironie qu'on a parlé quelque- fois de l'enthousiasme de Socrate et de Platon pour leur méthode, et des préoccupations de Descartes pour la sienne. Il est vrai que parfois cette affection toute paternelle peut avoir eu ses excès et ses aveuglements; Kant, par exemple, a certainement fort exagéré les résultats qu'on pouvait espérer du criticisme; mais, au fond, j'admire bien plutôt que je ne blâme ces préten- tions immenses des réformateurs en philosophie. Us ont tous compris que la méthode était le fond même de la science et l'instrument invincible de ses révolutions et de ses progrès. L'amour- propre a pu s'égarer, mais son mobile était par- faitement légitime, et le but proposé à ces nobles efforts était assez grand pour les faire naître et les payer. C'est qu'en effet, pour prendre les choses dans toute leur portée et leur grandeur, la méthode bien appliquée est le seul moyen scientifique de former dans l'âme humaine ces croyances essen- tielles sans lesquelles elle ne peut vivre. Sous l'autorité de la raison, telle que la Providence l'a faite en nous, la méthode nous révèle avec évidence ce que nous sommes, ce qu'est Dieu, d'où nous venons, et ce qu'est le monde où il nous a placés. Elle nous apprend à quelle source se puisent la certitude et la foi dignes de l'intel- nce de l'homme : elle nous montre le prin- vivanl et indéfectible de toutes nos connais- sances; elle nous instruit avec une autorité impérieuse et toute-puissante de nos devoirs ; elle découvre et proclame la loi morale qui vit au fond de notre conscience; elle la sonde et l'éclairé dans ses replis les plus délirais et les plus cachés. Elle retrouve Dieu en notls dans son empreinte la plus manifeste ci la plus féconde; et, après nous avoir instruits sur nous-mêmes ri sur Dieu, elle nous apprend encore à connaître le inonde, en nous dévoilant les principes sans lesquels il cesserait d'être intelligible. En un mot, sans la méthode, la philosophie peut être en ore grande, féconde, unie ; mal n'a rien de régulier ni de scientifique. Elle s'ign lôme tout en gardant la prétention 'i' tout comprendre et de toul expliquer. ultez Bur la Méthode : Platon, Vl° et VU- livres de la République; — Aristote, Organon; — Bacon, Novum Organum; — Descartes, Dis- cours de la Méthode; — la Logique de Port- Royal, 4e partie; — Malebranchc, Recherche de la vérité; — Spinoza, de la Réforme de Venlen- dément: — Newton, Régulez philosophandi, dans la 3e partie de son traité des Principes mathé- matiques, etc.; — Leibniz, De vera melhodo philosophiœ cl theologiœ; — J. F. W. Herschel, Discours sur l'étude de la pliilosophie naturelle, traduit en français par P..., Paris, 1834, in-18; — Th. Jouffroy, Préface de la traduction des œuvres de Th. Reid; — P. Gratry, la Logique, Paris, 1860, 2 vol. in-12; — Waddington, Essais de logique, Paris, 1857, in-8; — Stuart Mill, System of logic, London, 1865, 2 vol. in-8. B. S.-H. MÉTHODOLOGIE est un terme du langage que Kant a formé pour son usage. La logique se divise suivant lui en deux parties, la doctrine des principes, qui a pour objet les conditions de la perfection de la connaissance, et la métho- dologie, qui doit déterminer la forme générale de toute science, la manière de procéder pour construire n'importe quelle science. Outre cette méthodologie générale, qui constitue la technique de la logique, il y a des méthodologies particu- lières, qui varient avec chaque science, et dont l'objet est de déterminer l'ensemble des procédés à suivre pour l'étudier ou l'exposer. La raison pratique a elle-même une méthodologie : c'est la recherche des moyens à employer « pour ouvrir à ses lois un accès dans l'âme humaine, pour leur donner de l'influence sur ses maximes, et rendre pratique subjectivement la raison objec- tivement pratique. » Voir Kant, Logique : Intro- duction II, 3, et 2e partie, § 94. Plus simplement on appelle méthodologie la partie de la logique qui traite de la méthode, et qu'on oppose parfois, sous le nom de logique appliquée, à l'étude des lois de la pensée, ou logique pure. MÉTROCLÈS, philosophe cynique, disciple de Cratès et frère de la célèbre Hipparchie. Il com- mença par adopter la doctrine de Platon, en- seignée par Xénocrate, puis il s'attacha à Théo- phraste et à la philosophie péripatéticienne ; enfin, Cratès, devenu son beau-frère par son mariage avec Hipparchie, le convertit au cynisme par un moyen parfaitement en harmonie avec ce système (Diogène Laërce, liv. VI, ch. xcxiv). Il avait com- posé plusieurs écrits, mais, arrivé à un âge avancé, il les jeta au feu, et, ne se trouvant pas lui-même plus utile que ses livres, il se donna la mort. A partir de lui, on ne trouve plus dans l'école cy- nique que des noms de philosophes obscurs, tels que ceux de Théombrotc et Cléomène, disciples de Métroclès, Démétrius etTimarque d'Alexandrie, Echéclès, etc. MÉTRODORE de Chio. Ce philosophe ne nous est connu que par quelques mots de Diogène Laërce, qui, dans sa biographie de Pyrrhon (liv. IX), rapporte que le maître de ce dernier, Anaxarque d'Abdère, était lui-même disciple de Métrodore de Chio. Diogène ajoute que, suivant s, Métrodore avait eu pour maître Nessus de Chio, tandis que, d'après d'autres récits, il a\ .ni fi équi le de Démocrite. Ces deux opinions ue bi q1 pas absolument contradictoires. Fet, au rapporl de Cicéron et de Sextus Eni- piricus, Nessus de Chio était lui-même disciple de Démocrite, de telle sorto qu'en toute hypo- thèse Métrodore peut être regardé commi rattach .m. soil immédiatement, soit médiatem eur de Lcucippe, dans l'école d'Abdère. Ce fut à abdère que Métrodore rencontra Anal que, qui devint Bon disciple. Or, Anaxarque lut. le maître de Pyrrhon. Métrodore fui donc le précurseur de la grande école sceptique METR — 111)7 — MICE que Pyrrhon devait fonder, et qui compte dans son sein jEnésidènie, Agrippa et Sexlus Empi- ricus. Lui-même poussait le scepticisme à ses dernières limites, puisque, au rapport de Diogène; il avait coutume de dire « qu'il ne savait même pas qu'il ne savait rien ». Disciple de Démocrite ou de Nessus, et maître d'Anaxarque, qui lut, comme on sait, contem- porain d'Alexandre le Grand, qu'il suivit en Asie, Métrodore de Chio dut vivre entre l'an 420 et l'an 337 avant l'ère chrétienne. C. M. MÉTRODORE de Lampsaqce. Diogène Laërce mentionne ce philosophe parmi les plus célèbres di>> :iples d'Épicure (liv. X), et il ajoute que, parmi les amis d'Épicure, Métrodore fui le_ pre- mier, et qu'il ne s'en sépara jamais, hormis un ur de six mois qu'il alla faire dans son pays, et d'où il revint trouver son maître. Plusieurs historiens, entre autres Jonsius (Script, hist. philosoph., lib. I, c. xx), estiment que Métrodore était originaire d'Athènes, mais qu'il passa pour être né à Lampsaque, à cause du séjour qu'il y fit. et que ce fut en cette ville qu'il connut Ëpicure. Mais Strabon (liv. XIII) et Diogène Laërce disent très-positivement qu'il eut Lampsaque pour patrie. Ce dernier historien lui donne pour frère Timocrate, homme, dit-il, d'un esprit brouillon, qui fut aussi un des disciples d'Épicure, mais qui devint ensuite son ennemi. C'est ce Timocrate qui, au rapport de Diogène, s'attacha, dans ses livres intitulés de la Joie ou du Plaisir, à calomnier les mœurs de son maître et même celles de son frère. Diogène. se fondant sur le témoignage d'Épi- cure, nous' représente Métrodore comme un très- honnête homme, et comme un caractère d'une inébranlable fermeté, intrépide même contre les atteintes de la mort. Il mourut dans la cinquan- tième année de son âge, sept ans avant Ëpicure. Celui-ci. en plusieurs endroits de son testament, rapporte par Diogène Laërce, parle du soin qu'il veut qu'on prenne des enfants laissés par Métro- dore : « Amynomaque et Timocrate, dit-il, pren- dront soin de l'éducation d'Épicure, fils de Mé- trodore, et des fils de Polycene, tant qu'ils de- meureront ensemble chez Hermachus, et qu'ils prendront ses leçons. Je veux aussi que la fille de Métrodore soit sous leur conduite, et que, lorsqu'elle sera en âge d'être mariée, elle épouse celui d'entre les philosophes qu'Hermachus lui aura choisi. Je lui recommande d'être modeste, et d'obéir entièrement à Hermachus. » Parmi les nombreux écrits d'Épicure, cinq avaient pour titre Métrodore, et un autre ouvrage, sous le titre i'Euryloque, lui était également dédié. Ces cir- constances, réunies aux dispositions testamentai- res que nous venons de rapporter, témoignent du profond attachement d'Épicure pour celui qui fut son disciple et son ami. Métrodore avait composé plusieurs ouvrages, dont voici les titres rapportés par Diogène Laërce : Ire les médecins, en trois livres; — des Sens, à Timocrate,; — de la Magnanimité ; — de là Maladie d'Epicure: — Contre les dialecticiens ; — Contre les sophistes; — du Chemin gui con- duit à la sagesse; — de la Vicissitude des cho- ses;— des Richesses; — Contre Démocrite; — de la Noblesse. C'est probablement dans l'un de ces écrits que se trouvait cette phrase, rapportée par Sextus Empiricus (Adv. Mat hem., lib. I), et attribuée par lui à Métrodore : Mv|ôep.iav SaXyjv 7îpaY(iaxEiav sfiTtsipiav ib êaÙT»]ç té/.o; cvivopfiv, r) ç&OffOfîav, phrase qui, à travers son obscurité, mal dissipée par Gassendi, paraît vouloir dire « qu'aucune autre science que la philosophie n'a devant elle un but pratique ». Or, ce but prati- que, quel est-il pour la philosophie épicurienne? Le bonheur, à la condition de la tranquillité de l'âme. C. M. MÉTRODORE de Stratonice, qu'il ne faut pas confondre avec le précédent, fut aussi un des disciples de l'école épicurienne. Mais, à la diffé- rence de Métrodore de Lampsaque, qui vécut et mourut dans l'intimité de son maître et fidèle à toutes ses doctrines, Métrodore de Stratonice aban- donna l'école d'Épicure pour la nouvelle Acadé- mie. C'est ce qui résulte du témoignage de Dio- gène Laërce, dans sa biographie d'Épicure : « Tous les disciples d'Épicure, dit-il, restèrent dans sa voie, grâce au charme de sa doctrine, qui avait, pour ainsi dire, la douceur du chant des Sirènes. Il n'y eut que le seul Métrodore de Stratonice qui suivie le parti de Carnéade. » Ce peu de li- gnes de Diogène Laërce sont le seul document qui nous reste sur le philosophe dont il s'agit. La mention du nom de Carnéade, dans ce texte de Diogène Laërce, vient fixer l'époque à laquelle vécut Métrodore de Stratonice. Carnéade de Cy- rène, fondateur de la troisième Académie, était né vers 219, et mourut en 131. Métrodore de Stratonice, qui fut son contemporain,^ qui devint son disciple, n'appartint donc pas, comme Mé- trodore de Lampsaque, à la première époque de la philosophie épicurienne, attendu que le fonda- teur de cette philosophie naquit en 337, et mou- rut en 270 avant notre ère. Une fausse interpré- tation du très-court et obscur passage qui, dans la biographie d'Épicure par Diogène Laërce, con- cerne Métrodore de Stratonice, et l'application faite à Épicure de quelques mots qu'il faut ap- pliquer à Carnéade, a entraîné plusieurs criti- ques et historiens à faire de Métrodore de Stra- tonice le contemporain d'Épicure. Mais, dans- cette hypothèse, il faudrait aller jusqu'au bout et faire d'Épicure le contemporain de Carnéade. Or, les données les plus certaines de la chrono- logie s'opposent à ce qu'il en soit ainsi. C. M. MICELI (Vincenzo) naquit à Monreale . en Sicile, en 1733. Sa vie s'écoula dans cette ville, dont il fut un des curés, et où il professa la phi- losophie et le droit au séminaire archiépiscopal. Il était depuis cinq ans préfet des études de ce séminaire, quand il mourut en 1781. Son ensei- gnement avait eu un grand retentissement dans toute la Sicile, oii il avait propagé le goût des études spéculatives. Des poëtes avaient chanté son système, auquel n'avaient pas manqué d'au- tre part les railleries des détracteurs de toute métaphysique et les objections plus redoutables d'une orthodoxie scrupuleuse. Soit modestie, soit timidité, il n'avait publié que des Institutions de droit naturel (Naples. 1776), en latin; mais il laissait de nombreux manuscrits, dont un seul vit le jour au xviue siècle : c'est une Introduction au droit canon [Ad canonicas insliluliones isa- goge scientifica dogmatica), qu'un de ses élèves fit imprimer un an après sa mort, avec une no- tice sur sa vie et un aperçu de ses doctrines mé- taphysiques et théologiques (Naples, 1782). Les écrits dans lesquels étaient déposées ces doctri- nes elles-mêmes ne se répandirent que par les copies qu'en prirent ou en laissèrent prendre ses élèves. Ils ont longtemps servi de base à l'ensei- gnement de la philosophie et de la théologie dans une partie des écoles de Sicile. Ce n'est qu'en 1864 et 1865 qu'un professeur distingué de Pa- ïenne, M, di Giovanni, en a entrepris la publica- tion partielle. Il a complété cette publication par des dialogues dans lesquels il introduit le maître lui-même exposant et justifiant son système de- vant quelques-uns de ses disciples, Giuseppe Zerbo. Saverio Guardi, Paolo Bruno, Ciro Terzo. Ce sont autant d'illustrations de l'école de Mon- reale , mais les ouvrages qu'ils ont laissés se MICE — 1108 — MICE rapportent plutôt à la théologie qu"à la philo- sophie. Miceli a résumé sa doctrine philosophique dans un opuscule latin intitulé: Spécimen scientifï- citm, dont la forme, toute géométrique, rappelle l'Ethique de Spinoza. Toutefois Miceli procède moins de Spinoza que de Wolf, dont la philoso- phie était alors en grand honneur en Sicile. Un de ses compatriotes, le marquis Natali, l'avait mise en vers, suivant en cela l'exemple d'un autre poète sicilien, Thomas Compailla. qui avait donné une exposition poétique du système de Descar- tes. La prétention de Miceli est de déduire l'onto- logie de la logique. Il prend pour point de départ les deux principes de la logique leibnitienne et wolfienne, le i rincipe de contradiction et celui de la raison suffisante; mais, leur donnant une ex- tension tout à fait arbitraire, il fait signifier au premier qu'il existe quelque chose, au second que rien n'existe sans porter en soi-même la rai- son de son existence. Cette double pétition de principe joue le même rôle dans son système que la définition de la substance dans celufde Spinoza, et elle aboutit aux mêmes conséquences. Miceli ne reconnaît en effet qu'un être unique, absolu, éternel, infini, embrassant toutes les perfections et les manifestant par une action toujours nou- velle. Il diffère toutefois de Spinoza par cette supposition, dans la nature divine, d'une activité vivante, à laquelle il attribue un triple dévelop- pement correspondant aux trois personnes de la Trinité chrétienne, la Toute-Puissance, la Sagesse et l'Amour : le Père, le Fils et l'Esprit. La Toute- Puissance produit l'ordre naturel tout entier, le monde moral comme le monde physique. Elle s'y manifeste comme une volonté souveraine, libre d'une liberté d'indifférence. Les âmes et les corps ne sont que ses actes, c'est-à-dire le jeu arbi- traire de son activité inépuisable. Les âmes re- présentent certains actes de la volonté divine, accompagnés de conscience. Elles sont libres de la liberté même de Dieu; elles peuvent de plus être considérées comme moralement libres, en tant que leurs actes, dans le libre développement de la vie divine, peuvent se produire en confor- mité ou en désaccord avec la fin que leur assigne la conscience. De là le bien et le mal, dont la distinction n'existe qu'au point de vue de la conscience particulière et tout extérieure de l'homme ; car ce qu'il y a de positif dans le pé- ché est toujours bon. comme émanant de Dieu. Tout est relatif dans l'âme, et ses connaissances elles-mêmes ne sont que' des apparences, car elles émanent, non de la sagesse, mais de la vo- lonté arbitraire [et indifférente de Dieu. Mais, en dehors de l'ordre naturel, auquel appartient la raison elle-même, il y a l'ordre surnaturel, le règne de la foi et de la grâce, émanations dé la mde et de la troisième personne divine. La roi produit la perfection de la connaissance; la grâce,, la perfection de la vertu et du bonheur. La foi et 1 radient l'homme au péché tel, qui n'est que l'imperfection naturelle de l'âme. Elles réunissent tous les hommes par une loi d'amour, que la raison conçoit déjà quand elle reconnaît partout l'identité de l'être, mais que la foi seule confirme avec certitude, et que la grâce seule peut rendre efficace. C'est h loi de l'amour intellectuel de Spinoza, rattachée ici, comme dans l'Ethique, à une métaphysique pan- théiste. BOUS la mi- me, complètent, en ce qui concerne la mo lions du Spécimen Bcienlificum. Ils s';"t intitul , i regularum in collit ervandum; — Explù Je eo 7 torf importei operari eub ratione con- formi vel difjbrmi; — De differenlia inler seu- sum internum et sensumprivatum ; — Contrac- tuum origo, etc. Miceli y développe des règles de casuistique et des théories de droit naturel, qui ne manquent pas de profondeur, mais qu'in- firme le vice radical d'une morale qui commence par rejeter le libre arbitre et la distinction ab- solue du bien et du mal. Toutes les propositions fondamentales de la philosophie de Miceli sont reprises et dévelop- pées dans un ouvrage italien intitulé : Prcfa- zione o sia saggio istorico di un sistemo meta- flsico. I! y insiste sur l'identité de sa doctrine avec la théologie catholique : « Il est faux de toute fausseté, dit-il, qu'il y ait un mur de sépa- ration entre la philosophie et la théologie, bien que la lumière divine de la foi soit un don sur- naturel ; mais; entre la philosophie et le sens purement littéral ou, pour mieux dire, le sens hébraïque de la religion, il n'y a point de lien. » En abandonnant le sens littéral pour une libre interprétation, Miceli prête ainsi au christianisme la_ substitution de l'émanation à la création, la négation du iibre arbitre, l'explication du péché originel par l'absence d'une grâce surnaturelle et arbitraire. C'est, au fond, le renversement du christianisme, et il faut admirer la facilité avec laquelle de pareilles doctrines ont pu être pro- fessées dans un séminaire de Sicile et s'intro- duire pendant un demi-siècle dans l'enseigne- ment régulier de la théologie, sans que ceux qui les professaient aient été sérieusement inquiétés, et sans que leur conscience même ait paru en concevoir quelque trouble. La bonne foi de Miceli ne semble pas douteuse. Il a glissé sur une double pente, où se sont éga- rés avant lui plus d'un théologien et plus d'un philosophe. Le dédain de l'expérience et l'abus des procédés logiques conduisent fatalement au panthéisme. Le mysticisme, en religion, a les mêmes conséquences, et elles s'autorisent aisé- ment de certains textes sacrés, quand on ne tient pas compte des dogmes positifs qui les repous- sent. Miceli ne manque pas de citer le Ego sutn qui sum de l'Ancien Testament, le InDeo m Yoe- mur, vivimus et sumus du Nouveau, et il aime également à s'appuyer sur ces préceptes de re- noncement à soi-même, de mort à soi-même, qui, exagérés, laissent considérer comme une dé- chéance le sentiment de la personnalité et l'u- sage du libre arbitre. Ni la philosophie ni la religion ne peuvent accepter le traité de paix qu'il leur propose sur la base du panthéisme. mais il n'en faut pas moins rendre justice à ce remarquable effort pour créer de toutes pièces un système métaphysique, en plein xvm° siècle, au milieu du triomphe universel du scepticisme s< iLsualiste. C'est un des premiers symptômes de cette renaissance philosophique qui s'annonçait déjà en Italie et en France, aussi bien qu'en Allemagne, et qui devait surtout honorer la pre- mière partie du siècle présent. Non-seulement Miceli a précédé les philosophes célèbres dont les noms ont marqué les diverses pi renaissance, mais il les a de> incés plusieurs de leurs théories. 11 fait, au profil de la foi, une véritable Critique de la raison pure. fil l'on retrouve en propres termes, la subjecti- vité des conceptions rationnelles, l'impossibilité pour la raison d'atteindre la chose en toi, 1 1 jus- qu'aux antinomies. Sa tentative pour faire sortir l'ontologie de la logique rappelle Begel. Sa théo- rie de l universelle est relie île Scho- penhauer. Enfin sa doctrine de la Trinité que devait exposer, parmi uou • loppements lout semblables, l'auteur de V Esquisse d'une , le. Ce ne seat là \ I Me- MIGH — 1109 — MIDD ment que des rencontres fortuites. Tous les sys- tèmes idéalistes procèdent d'une même méthode et obéissent à des tendances communes. L'éton- nant serait qu'ils aboutissent à des conséquences différentes. Il n'en est pas moins intéressant de les rapprocher. Rien n'accuse mieux le vide d'une méthode que d'en voir sortir partout les tes erreurs. Consulter sur Miceli les ouvrages suivants de M. di Giovanni : II Miceli ovvero dell'enie uno e reale. dialoghi tre, seguiti dallo Spécimen scien- tificum V. Micelii, non mai fin qui slampato; — Il Miceli ovvero l'apologia del sistema, nuovi i. seguiti da scritlure inédite di V. Miceli; — ii.,, a Deschamps e Miceli, precursori del mo- derno panleismo alemanno, Palerme, Amenla, 1864, 1863 et 1866, in-12; — Storia délia fdoso- f>a in Sicilia, Païenne, Pedone-Lauriel. 1873. Em. B. MICH.2nL.IS (Christian-Frédéric), né à Leipzig en 1770, mort dans cette ville en 1834, a publié sur diverses questions de philosophie et de mo- rale, entre autres sur l'éducation, plusieurs ouvra- ges conçus d;ms l'esprit de Kant et de Fichte. En voici les titres: De voluntatis humanœ libcrtale, in-4. Leipzig, 1703 3 le même ouvrage traduit en allemand par l'auteur, in-8, ib., 1794 ; — De Vespril de la musique, d'après la Critique du :i esth 'tique de Kant, en deux parties, in-8, ib., 1795 et 1800; — De la nature morale et de la destination de l'homme, essai pour ex- pliquer la Critique de la raison pratique de Kant, 2 vol. in-8, ib., 1796; — Plan de l'esthé- tique, in-8, Augsbourg, 1797 ; — Théorie philo- sophique du droit, en trois parties, in-8. Leip- zig. 1797-99 ; — Extrait systématique des éléments de la théorie de la science, de Fichte, in-8, ib., 1798; — Critique du jugement téléolo'gique, ex- trait de l'ouvrage de Kant, in-8, ib., 1798; — Introduction à la haute philosophie, ou Propé- >c de la théorie de la science, in-8, 1799; — Leçons de morale, in-8, Weissenbourg, 1800; — Pensées pour servir aux progrès de l'huma- nité et du bon goût, in-8, ib., 1800; — Appel et proposition d'un homme franc, ayant pour but l'amélioration des écoles et de l'éducation, essai moral, politique et pédagogique, in-8, ib., 1800; — Essai d'un manuel de l'amour des hommes, in-8, Leipzig, 1805. Tous ces ouvrages, auxquels il faut ajouter un grand nombre de petits traités et d'articles de journaux, ainsi qu'une traduction du de Natura Deorum de Cicéron (in-8, Munich, 1829), ont été publiés en allemand. MICHAELIS (Jean-David), théologien alle- mand, né à Halle en 1717, mort en 1791, est un des plus illustres orientalistes du xvme siècle. L'histoire de sa vie et de ses immenses travaux de philologie, de critique et d'histoire n'appar- tient pas a ce recueil ; on y inscrit son nom parce qu'il a parfois touche aux questions de philosophie et de morale. On peut consulter, par exemple, son mémoire : De indiciis gnosticœ philosophiœ tempore 70 interpretum et Phi- hnis, Gœttingue, 1767; un autre écrit, de l'In- fluence des langues sur les opnnions humaines, traduit en français, Brème, 1762, et un Traité de morale (ail.), Gœttingue, 1792. Michaelis n'a pas de doctrine bien originale, et suit la tradition de l'école, telle que Wolf l'avait établie, en ac- ceptant toutefois les changements que Baum- garten y avait introduits; il penche visiblement vers le mysticisme. Kant avait pour lui beaucoup de respect; il invoque parfois son autorité et en parle comme « d'un homme également versé dans la théologie et dans la théodicée » (de la Reli- gion, etc., préface de la deuxième édition). — Un autrj Michaelis. Jean-Georges, a écrit une dissertation, de Tetracti pythagorica, Francfort, 1738. MICROCOSME, voy. Macrocosme. MIDDLETON (Richard de, en latin, de Media villa), né à Middïeton en Angleterre, contempo- rain de Thomas d'Aquin, de l'ordre des Minorités, connu sous le titre de docteur très-solide et très- instruit, doctor solidus, fundatissimus, copiosus, étudia le droit, la théologie et la philosophie à l'université d'Oxford, puis se rendit à Paris, où il acquit bientôt la réputation d'un maître con- sommé. Au bout de quelques années il retourna à Oxford, et y enseigna avec succès jusqu'à sa mort, c'est-à-dire jusque vers 1300. Ce qui dis- tingue ses cours et son commentaire du Maître des sentences, c'est une clarté rare à cette époque. Il eut aussi le mérite d'enrichir la phi- losophie du temps de quelques vues importantes en théologie naturelle et en psychologie, les deux parties de la science vers lesquelles il se sentait particulièrement porté. Il traita de pré- férence les points suivants : que Dieu ne saurait être rangé dans aucune classe de choses connues; que le monde n'est pas éternel ; le rapport de la matière et de la forme; l'origine du mal; la simplicité de l'âme raisonnable; la nature de l'âme et des bêtes; l'inégalité des intelligences. 1° Dieu n'appartient à aucun genre de choses à nous connues, car, le genre étant déterminé par ce qui rend une chose possible, et la forme décidant de la différence, rien ne saurait appar- tenir à Dieu, qui est une réalité et non une pos- sibilité. De plus, on attribue le genre aux espèces et aux individus, à cause d'une certaine com- munauté de fond ; mais qu'y a-t-il de commun entre Dieu et les autres choses? Si l'on appelle Dieu un être, c'est parce qu'il est l'être même. La créature, au contraire, n'est appelée être que parce qu'elle est, à quelques égards, une imita- tion de l'être divin. Si Dieu se nomme substance, c'est parce qu'il n'existe que par lui-même. La créature est nommée substance parce qu'elle res- semble à la substance première, sans laquelle elle ne saurait subsister. 2° L'éternité du monde est une absurdité. Le créateur ne peut donner au monde l'existence qu'il a lui-même. Si Dieu avait créé le monde de toute éternité, il y aurait une quantité infinie d'âmes mortes : ce qui est contradictoire. Si le mouvement du ciel était sans commencement, il se serait écoulé un nombre infini de jours : autre contradiction. 3° La matière engendre-t-elle la forme? Oui, il doit se trouver au fond de la matière une essence qui produit la forme, une puissance for- matrice, ou, si l'on veut, une pure possibilité, purum possibile, mais susceptible d'être con- vertie en une forme périssable. La forme est dans la matière à l'état de possibilité. 4" Pour deviner l'origine du mal. il faux exa- miner les divers maux. 11 en est quatre espèces : mal dépêché, mal de punition, mal de souffrance, mal de corruption matérielle. Le premier genre de mal ne peut venir de Dieu, il vient de la libre volonté de l'homme. Le second genre vient de Dieu, parce que Dieu punit pour corriger et faire du bien. Le troisième est propre aux animaux, qui ne pèchent ni ne sont punis. Le quatrième est absolument conforme aux lois de la nature, et, par conséquent, il procède de Dieu. Le mal, considéré absolument, tient au manque de per- fection et disparait avec lui. 5° La simplicité de l'âme raisonnable est un fait qui n'exclut pas la présence de l'âme dans toutes les parties du corps. C'est que l'âme jouit d'une étendue spirituelle analogue à l'étendue matérielle, semblable aux propriétés d'expansion MILL — 1110 MILL et de dilatation que possèdent la chaleur et les odeurs. 6° L'âme des bêtes, produit de la seule matière, doit avoir toutes les qualités de la matière, sen- sibilité, mouvement, mémoire, imagination. Ses désirs dépendant uniquement des dispositions du corps, elle est privée de liberté. Le soin que prennent certains animaux de l'avenir dérive d'un simple instinct, d'une pure nécessité. 7° Entre les âmes raisonnables grande diffé- rence, grande inégalité. Ce fait se concilie par- faitement avec la perfection divine. La puissance et la sagesse de Dieu éclatent mieux dans la variété que dans l'uniformité. C. Bs. MILL (James), philosophe économiste écossais, né en 1773, mort à Kensington, près de Londres, le 23 juin 1836. Il fit ses études à l'université d'Edimbourg, et commença par exercer le saint ministère dans l'Église d'Ecosse. Plus tard, il se rendit à Londres, en qualité de précepteur d'un jeune baron. S'étant fait connaître par une excel- lente histoire de l'Inde britannique [History of british India,3xo\. in-4, Londres, 1817), il obtint une place dans l'administration de la Compagnie des Indes, à laquelle il rendit de signalés services. Il avait beaucoup étudié, pendant qu'il était à Edimbourg, les écrits de Platon, et se sentit entraîné vers les doctrines de ce philosophe ; mais ayant fait, à Londres, la connaissance de Bentham, il s'attacha irrévocablement à lui et se dévoua à la propagation et au perfectionnement de son .le. C'est dans ce but qu'il fonda, avec le père de la philosophie utilitaire, la Revue de Westminster [Westminster Review), qu'il écrivit plusieurs articles dans la Revue d'Edimbourg, dans la Revue de Londres, dans Y Encyclopédie britannique, et qu'il publia ses deux principaux ouvrages, son. Analyse des phénomènes de Vesprit humain et les Éléments d'économie politique. Ce dernier écrit a été traduit en français par J. T. Parisot, in-8, Paris, 1823. On doit aussi à Mill des Observations sur les conditions néces- saires à la perfection d'un Code pénal, impri- mées à la suite du Rapport de Livingston à l'assemblée générale de la Louisiane, sur le projet d'un Code pénal, in-8, Paris, 1825. X. MILL (John Stuart), né à Londres en 1806, mort en 1873, un des chefs de cette école de psychologues anglais qu'on appelle des associa- tionistes. Son père, James Mill, est connu par son IIi>toire des Indes, par son Analyse des phéno- mènes de l'esprit humain, et par son amitié pour Bentham, dont il a partagé toutes les opinions. Stuart Mill fut soumis par lui de bonne heure à un système d'éducation rigoureux, ayant pour but de le soustraire à l'influence du sentiment et de développer en lui les facultés de raisonnement. A douze ans, il avait lu presque toute l'antiquité grecque et romaine,et il était dès lors condamné à l'étude presque unïque'.de la logique. A vingt ans, on le trouve mêlé aux luttes du parti utilitaire, tantôt dans la. Revue de Westminster, tantôt dans les Debating Soeieties. Un voyage en France con- tribua à adoucir la raideur de son caractère, à le lire en rapport avec différents groupes de l'école libérale, et c'est en France qu'il choisit son maître, le fondateur du positivisme, Auguste ite,don1 il n'accepta pourtanl jamais toutes les doctrim . Reveau en Angleterre, il entreprit de refaire son éducation et de réfléchir pour son pro- pre est alors qu'il publia ses principaux ouvrages. Son affection pour une femme qu'il finii îme Taylor, amena une nou- velle métamorphose dans ses idées et développa qu'alors un m de cette terni i rivit les chapitres les plus origi- naux de son Economie politique; et quand il eut la douleur de la perdre, il consacra à sa mé- moire ses livres sur la liberté et sur l'affranchis- sement des femmes. Il avait abordé la politique active et avait été envoyé au Parlement; mais il y joua un rôle assez effacé et ne fut pas réélu. La mort le surprit au milieu de ses travaux; mais il avait eu le temps d'achever une histoire philosophique de sa vie, où l'on trouvera tous les renseignements sur les évolutions de ce puissant esprit. Ses principaux ouvrages philosophiques, tous traduits en français, sont : 1° Examen de la philo- sophie de William Hamilton, traduit par M. Ça- zelle, Paris, 1869; 2° Système de logique, traduit par M. L. Peisse, Paris, 1866; 3° Auguste Comte, traduit par M. Clemenceau, Paris. 1868; 4° la Psychologie de M. Bain, Revue des cours litté- raires, 14 et 29 août 1869. Ses Principes d'éco- nomie politique ont aussi été publiés en français en 1873, et son traité du Gouvernement repré- sentatif en 1865. Enfin, son Autobiographie, ou- vrage posthume, a paru récemment à Paris, 1874. Depuis sa mort on a retrouvé dans ses papiers des fragments de philosophie religieuse, Essais sur la nature et l'utilité de la religion et sur le déisme, qui viennent d'être traduits en notre lan- gue. Ils sont intéressants, car ils nous montrent que son âme fermée par une éducation inflexible à tout sentiment religieux, s'était peu à peu ou- verte à des croyances plus consolantes, que d'ail- leurs il accepte comme de simples espérances, et plutôt parce qu'elles lui sont douces que parce qu'elles lui paraissent vraies. Quoique les facultés du logicien soient chez .ui dominantes, Stuart Mill n'a négligé aucune des questions qui concernent la philosophie propre- ment dite et les sciences morales. On ne peut ici suivre dans tous les détails un esprit qui précisé- ment excelle dans le détail, s'y complaît et s'y arrête volontiers; il faut dans cette notice prêter des vues d'ensemble à une doctrine qui a souvent, sinon pour but, du moins pour effet de les exclure, donner une sorte d'unité à des idées qui ne sont pas toujours exemptes de quelques contradictions^ ou du moins de beaucoup de diffusion. Cette unité de dessein qui se dégage de tant d'ouvrages, où ont été effleurés ou approfondis tous les problèmes de la philosophie, on la trouvera dans l'intention persistante d'exclure de la science tout élément a priori, et de l'enfermer dans l'observation des phénomènes et dans la détermination de leurs rapports. Le monde extérieur n'est pour Mill qu'un système de sensations conçues comme pos- sibles; le moi, une série de sensations actuelle- ment perçues; la société, un ensemble de phé- nomènes. 11 n'y a rien d'invisible dans la nature, rien de permanent dans le monde, rien d'inné ni de substantiel dans l'âme, rien de naturel dans les penchants ni dans les institutions humaines. Quoi qu'on en ait dit, le dernier mot de cette doctrine est le phénoménisme le plus absolu et partant le plus inexplicable; et si p philosophe acharné contre toute conception taphysique, semble s'arrêter de onsé- quences de son analyse à outrance cl entrevoir lui-même par delà les faits quelque réalité, d'ailleurs inaccessible à nos facultés, ce sont là i nts de faiblesse dont son parti pris triomphe ai émeut et des aésil itionsdonl on peut îaire honneur à sa sagacité, mais qui ne tem- pèrenl pis la rigueur de ses conclusions sur lo monde, sur l'âme et sur la société, telles que nous allons les indiquer. Qu'entendons-nous dire quand nous affirmons l'existence de certains objets extérieurs à dont L'ensemble constitue le monde matéi MILL — 1111 — MILL Nous voulons signifier qu'ils existent même quand nous n'y pensons pas; qu'ils sont indépendants de nos conceptions, qu'ils ne cesseraient pas d'être, alors même que pas un homme ne les percevrait. Tel est le caractère essentiel que Kant a appelé la perdurabilité. Nos impressions varient, les objets restent les mêmes ; nous y pensons ou nous cessons d'y penser, nous nous en approchons ou nous nous en éloignons; ils n'en subsistent pas moins, et alors qu'ils sont pour nous absents ou ignorés, d'autres hommes peuvent en prendre connaissance. Si telle est pour toute intelligence la vraie notion du monde extérieur, il est facile de voir qu'elle répond à celle de certaines sen- sations, qui sont non pas actuelles, mais possibles, et que la distinction en apparence si naturelle entre nous et ces objets, se résout en une sorte de contraste entre les premières et les secondes. Quand nous sommes ou croyons être en présence de ces objets, il n'y a de réel, c'est-à-dire de connu par la conscience, que la succession de nos impressions ; quand ces objets ont disparu, c'est-à-dire quand nos sensations cessent d'être actuelles, nous concevons encore la possibilité d'éprouver ces mêmes sensations. Toute notre vie intellectuelle, en ce qui concerne nos rapports avec le monde extérieur, se divise donc en deux portions très-inégales : d'un côté des sensations actuellement perçues parla conscience, qui nous manquent parfois, qui toujours sont faibles et précaires ; puis une masse de sensations possibles, sans cesse conçues par notre esprit, accumulées en lui par une longue expérience, presque infinies en nombre. Ces dernières sont permanentes; nous les retrouvons sans cesse les mêmes à travers la diversité des impressions présentes; elles forment comme un fond solide et consistant, elles ont en un mot le caractère que nous attri- buons à la matière, à la substance matérielle, et s'opposent à ces autres sensations actuelles, comme le corps s'oppose à l'esprit. Elles sont désignées par un nom spécial qui les distingue de possibilités tout à fait indéterminées sur les- quelles nous ne pouvons pas compter. De plus elles ne restent pas isolées, elles forment des groupes, dont chaque unité est rattachée aux autres par l'expérience qui nous les a données antérieurement dans des rapports de simultanéité ou de succession. Percevoir un corps, c'est rat- tacher une sensation actuelle à un de ces groupes de possibilités de sensation, par exemple la couleur de ce papier actuellement perçue, à un certain nombre d'autres sensations concomitantes, que nous ne percevons pas actuellement, que nous appelons dans leur diversité les qualités du pa- pier, dans leur unité le papier lui-même, et que nous concevons comme possibles. Concevoir un corps, c'est imaginer une série de sensations qui s'annoncent et se supposent. Aussi la perma- nence de ces possibilités, qui deviennent comme inhérentes à notre esprit et n'en sortent plus guère une fois qu'elles y sont entrées, s'oppose à l'instabilité des sensations effectives réellement perçues par la conscience. Les faits élémentaires et primitifs, les simples sensations actuelles, dépendant des impressions particulières, sont variées; le groupe au contraire forme une unité, elles sont passagères et il est durable; elles sont, en d'autres termes, des phénomènes et il est une substance. L'idée du corps extérieur est donc «la forme que les lois de l'association ont imprimée à la conception ou notion expérimentale des sen- sations contingentes, c'est-à-dire des sensations qui ne sont pas dans une conscience présente, et qui peut-être n'y ont jamais été individuellement». En résumé, la permanence attribuée aux corps et à l'univers qu'ils constituent, est réellement la permanence de nos conceptions, et leur unité est encore l'unité de nos sensations réunies en groupe par une association invétérée. Voilà comment les corps nous apparaissent comme des substances, voici comment nous les concevons comme des causes. Il y a entre nos sensations un ordre fixe, « une constance dans l'ordre de l'antécédence et de la conséquence ». Au moment où je perçois une qualité d'un corps, par exemple la température de ce bois qui brûle, je conçois les autres sensations qu'il peut me faire éprouver, et qui sont restées dans mou esprit associées à celle de la chaleur; ces der- nières qui forment un groupe, désigné par ie mot de bois, nous paraissent la cause de la sen- sation présente. Celle-ci est un effet, c'est pour ainsi dire quelque chose de nouveau, quelque chose qui commence : antérieurement à elle il y avait en nous, toute prête à surgir, la concep- tion du groupe tout entier, auquel elle se trouve rattachée au moment de l'expérience. C'est à ce groupe que nous attribuons un certain pouvoir d'agir sur nous, et il nous semble la cause du changement que nous éprouvons. Aussi ce rapport de causalité s'établit-il rarement entre des sen- sations actuelles, qui n'ont d'autre rapport que celui de la succession, mais presque toujours entre elles et des sensations possibles, et ces dernières apparaissent toujours comme la cause, parce qu'elles sont l'antécédent : elles préexistent à l'état de souvenirs. De plus, ces rapports s'éta- blissent, non pas entre des sensations isolées, mais entre des groupes de possibilités de sensa- tion, qui se modifient réciproquement, et qui à leur tour sont regardés par nous comme récipro- quement liés par un rapport de causalité, et susceptibles d'agir les uns sur les autres, comme ils agissent sur nous. Car ces modifications sont indépendantes de notre conscience, de notre pré- sence ou de notre absence. Que nous soyons en- dormis ou éveillés, le feu de ce foyer continuera à brûler et finira par s'éteindre; le grain mûrira, qu'il y ait ou non un spectateur pour le regarder. La nature nous apparaît ainsi comme un système de groupes de possibilités qui se modifient mu- tuellement, comme chacun d'eux peut nous mo- difier. A chaque fois qu'une sensation arrive à la conscience, elle est rattachée, comme un effet, à un groupe de possibilités dont elle fait partie. « Alors on conçoit les possibilités comme affectant avec les sensations actuelles la relation d'une cause avec ses effets, ou d'une toile avec les figures peintes sur elle, ou d'une racine avec le tronc, les feuilles et les fleurs qu'elle nourrit, ou d'un substratum avec ce qu'il soutient, ou, pour parler le langage métaphysique, de la ma- tière avec la forme. » Ce contraste entre nos sensations actuelles et nos sensations possibles s'accentue de toute fa- çon et devient l'opposition du moi et du non- moi matériel. « Nous pouvons nous séparer nous- mêmes de certaines de nos sensations extérieu- res ou en être séparés par une autre cause. » Mais ces sensations venant à cesser, les possibi- lités qui y sont associées, et la possibilité de cette sensation elle-même, demeurent. Notre volonté ne peut les supprimer, notre absence ne les fait pas évanouir; elles ne sont pas à nous, elles ne sont rien de nous ; elles sont l'objet, la chose, la cause, le monde qui est imaginé comme agissant, parce qu'il ne disparaît pas à notre gré, comme disparaît la sensation présente de la lumière, alors que nous fermons les yeux. Les yeux fermés, il reste la possibilité d'éprouver la sensation qui tout à l'heure était actuelle, et avec elle le groupe de sensations possibles au- quel elle était associée. C'est cela même qu'il MILL — 1112 — MILL no nous est pas donné de supprimer, qui demeure pour nous l'objet visible, tangible, matériel. Ajoutez que les autres hommes et les animaux eux-mêmes ont ce même pouvoir de concevoir comme possibles des sensations déjà éprouvées. Mes sensations actuelles, celles qui sont présentes à ma conscience sont bien à moi, et nul ne les éprouve ; mais elles sont possibles pour tout le monde. Personne ne touche la table où je m'ap- puie: mais tout le monde peut la toucher; elle est pour moi un groupe de sensations qui affec- teraient tous les êtres doués des mêmes sens que moi. Ace titre elle est plus réelle que ma sensation actuelle, phénomène tout personnel, accidentel, passager, dépendant d'un rapprochement qui au- rait pu ne passe produire. Le monde des sensa- tions possibles, existant pour tous les hommes, comme pour moi, existe donc hors de moi, c'est véritablement un monde extérieur. Ainsi, et pour conclure, le non-moi n'est pas un élément pri- mitif de la connaissance, l'objet d'une intuition: il n'y a de primitif que nos sensations, et c'est avec elles que nous forgeons le monde exté- rieur, et que nous concevons, sous le nom de matière, une substance qui existe indépendam- ment de nous, une force capable de nous modi- fier. « On peut définir la matière une possibilité permanente de sensations : si ensuite on me de- mande si je crois à l'existence de la matière, je demanderai à mon tour si l'on accepte cette dé- finition. Si oui, je crois à la matière et toute l'école de Berkeley avec moi ; sinon, je n'y crois pas ; mais j'affirme avec sécurité que cette con- ception de la matière comprend tout ce que tout le monde entend par ce mot. hormis peut- être les philosophes et les théologiens. » Il n'y a là, suivant Stuart Mill, rien qui ressemble au scepticisme, rien qui soit en contradiction avec le bon sens pratique. Ceux qui souscrivent à cette sorte d'idéalisme, n'en agiront pas moins très-logiquement à la façon des autres hommes; ils se détourneront pour éviter les bornes et les fondrières; ils admettront Vargumentum bacu- linum du docteur Johnson, frappant le sol du bout de sa canne : car ils croient aux possibilités de sensations, et ces possibilités présentent Je caractère de l'objectivité. Cette explication de la connaissance sensible diffère peu, comme on le voit, de celle de Ber- keley, et on se tromperait gravement en ran- geant Stuart Mill dans la postérité de Hobbesou de Locke. Si le dernier mot de ces philosophes et de leurs disciples est le matérialisme, la con- clusion de Stuart Mill est au contraire un idéa- lisme absolu, quoique tout empirique. Le monde i cterieur se résout en une infinité de groupes de sensations possibles, sorte de rêve ou tout au plus de souvenir d'un être qui lui-même, on va ir bientôt, n'est que la série des sensations présentes ; la nature que nous opposons à nous- ■ une p rtie de nous, que nous être) si permanence est celle de nos conceptions ; sa force, notre im- puissance à les modifier; son unité, celle de leurs rapports; ses lois, L'ordre de ces rapports. La sensation actuelle n'esi pas elle-même le H ultat du conflit entre deux forces; elle esl une pure modifie ttion de la i ■ • : elle ne nous livre rien qui ne soit nous i elle ne nous représente qu'elle-même, et ce que nous et, c'est ''iicorc cette i bai sée dans le groupe où la mémoire l'a fixée. De ces deux mots, perpé- tuellemenl ré] étés dans cette analyse, sensations ations possibles, le premier dé- i simple él il de conscience, le second la de plusieurs états successifs, et tous deux expriment ce qu'il y a de réel dans le monde extérieur. Aussi, les objections qu'on a de tout temps op- posées a l'idéalisme se reproduisent avec sincé- rité sous la plume du philosophe, qui n'en ignore ni n'en évite aucune, et qui se croit de bonne foi capable de les résoudre sans sophisme. On lui représente d'abord que son explication n'a de valeur que si on suppose déjà dans l'esprit l'i- dée de l'extérieur, dont elle doit rendre compte. Comment pourrions-nous, sans cela, mettre des sensations hors de nous, les aliéner, ou, comme on le dit, les projeter au loin ? Comment au- rions-nous la notion des choses qui ne sont pas des sensations, si nous n'avions commerce qu'a- vec nos propres sensations? Les hommes pour- raient-ils confondre avec cette permanence de la nature le mouvement passager de leurs impres- sions? Le philosophe repond que le fait est pos- sible puisqu'il existe, et que si Ton veut se ren- dre compte sans préjugés de cette croyance uni- verselle à l'existence du monde, on restera convaincu qu'elle se réduit à la conception des sensations possibles sous certaines conditions. Par exemple, nous tenons pour certain que la ville de Calcutta existe, qu'elle subsisterait en- core si tous ses habitants disparaissaient, si elle n'était plus connue d'aucun être humain; mais nous croyons simplement qu'il existerait encore pour nous certaines possibilités de sensations qui seraient réalisées sous cette condition qu'on nous transportât sur les bords de i'Hoogly, et qui. par conséquent, sont subordonnées à d'au- tres sensations possibles. Il n'y a rien de plus dans l'intelligence des hommes et dans celle des philosophes qui n'ajoutent pas à l'observa- tion des préjugés d'école. — Mais cette existence, dira-t-on, telle que nous l'attribuons aux choses matérielles, dépasse toutes les possibilités de sensation: si l'on y croit en vertu d'un préjugé, encore faut-il rendre compte de ce préjugé. Il s'explique, suivant Mill, par une loi générale de la connaissance. Connaître, c'est toujours distin- guer ; la conscience ne s'exerce que sur des dif- férences, et nous ne pouvons concevoir une chose sans être forcés d'en imaginer une autre qui en diffère. Si nous faisons de toutes nos sen- sations actuelles et possibles comme une seule masse, nous serons contraints, pour penser à ce total de nos expériences, de former la notion de quelque chose qui en soit distinct: nous op- poserons à la somme de ces phénomènes subjec- tifs, un objet qui en diffère, au moi qu'ils con- stituent, un no)i-moi imaginaire. Cette concep- tion est purement négative ; l'esprit la forme par suite d'une habitude ou peut-être d'un penchant irrésistible, que l'auteur se garde bien d'appro- fondir : car il serait conduit à avouer qu'il y a dans l'esprit des dispositions, des besoins innés, et toute sa doctrine tend à le nier. Il oublie aussi de nous dire pourquoi toutes les possibili- tés de sensations vont se confondre avec cette fiction d'un non-moi; et comment cette idée de la différence, qu'il invoque comme un exi êdient, peul s'entendre sans celle de l'identité. 11 af- firme seulement que cette chose qui est autre que nos sensations, est ce que les pi appellent la substance extérieure; quelle est en temps la cause active : car nous ne pou- Ire un commencement absolu : chaque sensation est nécessairement précédée d'une autre c'est-à-dire d'une cause particu- lière, et toutes réunies ne pouvant plus être rat- tachées a une sensation déterminée comme à leur origine, sont attribuées dans leur ensemble à une eau expéi ience ne peut atteindre, et que nous appelons le monde MILL — 1113 — MILL ou la matière. II ne lui en faut pas davantage pour conclure avec assurance : <■ Si toutes ces considérations réunies n'expliquent pas complè- tement pourquoi nous concevons ces possibilités comme une classe d'entités indépendantes et substantielles, je ne sais pas quelle analyse psychologique pourrait avoir une valeur déci- sive. » Pourtant, et malgré cette sécurité affec- tée, il sent bien qu'il y a au moins l'apparence d'un sophisme à confondre l'idée de différence avec celle d'extériorité ; puisque deux phénomè- nes également subjectifs sont différents sans que pour "cela nous soyons contraints d'en aliéner un, et de le projeter au dehors. Ses explications se multiplient, avec la diffusion qui lui est na- turelle, sans devenir plus claires. Il répète que ces fameuses « possibilités », non-seulement ont ctère de permanence, mais encore celui d'extériorité; qu'elles subsistent pour d'autres êtres que pour nous, qu'elles sont en contraste avec nos sensations actuelles, que nous ne les emportons pas avec nous quand nous changeons de place ; qu'elles restent jusqu'à notre retour, qu'elles commencent et finissent sous des condi- tions avec lesquelles notre présence et notre ab- sence n'unt en général rien à faire ; et que, par conséquent, « il est très-naturel que nous consi- dérions les possibilités permanentes comme des existences génériquement distinctes de nos sen- sations, mais dont ces sensations sont les effets.» 11 est difficile de mieux accuser la faiblesse du système en cherchant à la dissimuler. Toute la doctrine repose sur le contraste entre des sen- sations de deux genres; en admettant la réalité du fait, on ne voit pas qu'il entraîne cette con- séquence que de ces deux genres différents l'un sera nécessairement attribué au moi, et l'autre à l'extérieur. Il en pourrait être ainsi si déjà nous avions l'idée de quelque chose de différent de nous, et non pas seulement celle de la diffé- rence entre deux de nos états, si, en un mot, le contraste impliquait la distinction entre le su- l'objet. Sans cette condition, on ne voit pas pourquoi l'esprit sort de lui-même ; on ne comprend pas même comment il peut s'assurer qu'il y a d'autres esprits, bien que Mill atteste que leur existence est « susceptible de preuve». Ces difficultés ne l'empêchent pas de résumer toute sa doctrine en ces deux affirmations em- pruntées à M. Fraser: 1° l'extériorité est pour notre expérience présente et fugitive notre pro- pre expérience possible, passée et future. 2" Pour notre expérience consciente, l'extériorité c'est l'expérience contemporaine, ou passée, ou future des autres esprits. » Quelles sont les facultés nécessaires pour la connaissance sensible telle qu'on vient d'en dé- terminer l'objet? Toutes les opérations qui la procurent se réduisent à l'expérience et à l'as- sociation des idées, c'est-à-dire au pouvoir de recevoir des sensations et de les rattacher par souvenir ou par habitude les unes aux autres. Ces sensations surgissent en nous, on ne peut dire autrement, quoique au fond elles soient pré- cisément ce «nous» en qui elles apparaissent; elles s'} succèdent en un ordre régulier, quoi- qu'il n'y ait ni raison ni nécessité dans cet or- dre et qu'il ait pu être tout différent. De là des lois empiriques : 1° les idées des phénomènes semblables tendent à se présenter ensemble à l'esprit. 2° Quand des phénomènes ont été expé- rimentés ou conçus en contiguïté, leurs idées ont de la tendance à se reproduire ensemble, que cette contiguïté soit d'ailleurs celle de la simultanéité ou de la succession. L'antécédent rappelle le conséquent sans que la réci soit vraie. 3° La répétition confirme et accélère les associations par contiguité, et, quand il n'y a jamais eu séparation, l'association devient insé- parable, ou indissoluble, jusqu'à nouvel ordre, jusqu'à ce qu'une nouvelle expérience, toujours possible, vienne la rompre. 4° Dans l'associa- tion inséparable, non-seulement les idées, mais les faits paraissent inséparables en réalité. Leur coexistence, révélée par expérience, nous sem- ble perçue par intuition. Il y a là de véritables raisonnements, continuellement répétés et qui deviennent irrésistibles. C'est un fait que d'au- tres écoles ont mal connu, et qui leur a fait croire à une perception immédiate là où il y a des inférences compliquées. — Voilà les lois de l'association; mais l'association elle-même que peut-elle être? Est-ce une propriété inhérente aux faits, ou bien un pouvoir appartenant à l'esprit ? Quelle est la force qui unit les idées? Où sont ces tendances dont on parle souvent, ces raisonnements qui prennent la forme de vé- ritables intuitions? La réponse ne peut être dou- teuse dans une doctrine qui ne reconnaît d'autre réalité que les faits, et, bien que Mill parle souvent de l'esprit, comme ceux qui le recon- naissent pour une force permanente, bien qu'il lui attribue même «un pouvoir d'expectation», nécessaire en vérité pour la conception des sen- sations possibles, mais peu compatible avec l'i- dée qu'il s'en fait, on va voir qu'en définitive il ne lui laisse pas plus de réalité qu'il n'en a ac- cordé au monde extérieur, et que de l'idéalisme il passe, sans hésiter, au phénoménisme le plus radical. Il semblerait pourtant que la théorie précé- dente, dût servir de prémisses à un spiritualisme outré. Si les phénomènes de conscience sont les seules choses réelles, si les qualités des corps sont nos perceptions, si les corps sont des grou- pes de sensations possibles, et le monde exté- rieur l'ensemble de ces groupes, l'œuvre de l'es- prit dans la construction de cet univers idéal paraît considérable, et ce n'est pas trop pour l'accomplir d'une force active et perpétuellement féconde, qui transforme les sensations en idées, se souvient, associe les souvenirs, étend aux faits les liens qu'elle a mis entre ses propres modifica- tions, qui a le pouvoir d'attendre de nouvelles impressions, et de prévoir leur ordre futur. Il est difficile de proclamer plus hautement que sans cette cause interne la connaissance n'existe pas. que les impressions se dissipent, sans cohésion, sans unité, sans durée, sans signification. Mais Stuart Mill n'admet que l'expérience, et suivant lui, il n'y a nulle expérience possible d'une cause personnelle : la conscience de la sensation est la sensation même; elle se fait et se défait sans cesse avec elle et s'épuise dans chaque phéno- mène. « Le non-moi. dit-il, n'a pas été dès le commencement dans la conscience, du moins il n'v a pas de raisons pour le croire ; le moi n'j est pas davantage. » La preuve est succincte et déjà plus qu'à moitié fournie; il suffit de répéter, avec quelques corrections, les formules qui pré- cèdent. Nous ne connaissons l'esprit qu'en nous le représentant par la succession de nos divers sentiments ; ce que nous appelons de ce nom c'est la suite de nos faits internes qui « se dévi- dent comme un fil », non pas toutefois sans quel- ques interruptions, et auxquels nous attribuons dans leur ensemble une permanence que nul terme particulier de la série ne possède, mais qui s'étend à la série tout entière, abstraction faite de chacun de ces termes. Voilà la substance perpétuelle, la cause prétendue que nous appe- lons le moi, et que nous revêtons des attributs de l'unité et de l'identité. On peut dire de cette entité à peu près ce qu'on a affirmé de la ma. MILL — 1114 — MILL tière : l'esprit n'est que la croyance en une pos- sibilité permanente des états de conscience. « Je ne vois rien qui puisse empêcher de le considérer comme n'étant que la série de nos sensations (auxquelles il faut joindre à présent nos senti- ments internes); de nos sensations telles qu'elles se présentent effectivement, en y ajoutant des possibilités infinies de sentir, qui demandent des conditions d'ordre contingent. » Ainsi s'achève l'unité du système : le monde extérieur n'est qu'un souvenir de certaines sensations, le moi n'est que la trame de ces phénomènes, et au dedans, comme au dehors, il n'y a d'autre réalité que des états de conscience, phénomènes de l'inconnu, ou plutôt rattachés à l'inconnu par une illusion de notre esprit. Mais si mon esprit n'est qu'une chaîne de faits de conscience, à laquelle il faut ajouter des pos- sibilités d'autres faits du même genre, qui ne sont pas réalisés, quelle preuve pouvons-nous avoir de l'existence de nos semblables? La même, suivant Mill, que peuvent en fournir les parti- sans de l'intuition et du moi substantiel. Ne peut- il pas, en effet, y avoir d'autres « séries » que celles dont j'ai conscience, aussi réelles que la une? N'ai-je pas pour m'en convaincre des signes irrécusables? Manque-t-on de raisons sé- rieuses pour « ramener tous les êtres humains, considérés comme des phénomènes, sous les mêmes lois qui forment d'après mon expérience la vraie théorie de ma propre existence ? » Nos semblables ont un corps comme nous-mêmes ; mon corps est un groupe de sensations qui se rattache d'une façon particulière à toutes mes sensations ; il est toujours présent, comme une condition nécessaire pour qu'elles se produisent, et il faut qu'il s'y manifeste quelque changement pour que les autres groupes « deviennent capa- bles de convertir leur possibilité en actualité. » Hors de moi, il y a d'autres groupes tout pareils, mais qui se [trouvent modifiés sans que j'en éprouve la sensation ; puisque cette sensation n'arrive pas à ma conscience, j'en conclus qu'il y a des consciences hors de moi, et de la mienne. Les spiritualistes ne procèdent pas autrement. De ce que je suis une substance spirituelle, j'infère, disent-ils, qu'il y en a d'autres sem- blables à moi. De même, de ce que je suis une série de faits de conscience, j'infère qu'il y en a d'autres, et pour les mêmes motifs. Le postulat est le même des deux côtés. N'en déplaise à Mill, il y a ici quelque différence entre lui et les spi- ritualistes : ceux-ci peuvent parler d'une sub- stance qui soit leur propre personne; mais on ne le comprend guère quand il dit : ma série, et l'on ne voit pas comment des faits peuvent s'approprier d'autres faits et employer des ad- jectifs possessifs. Sa théorie n'implique pas l'égoïsme, ni le scepti- cisme à l'égard de l'existence [de nos semblables; du moins Mill l'affirme et par conséquent le croit. 11 est convaincu qu'elle se concilie aussi parfaite- ment avec la croyance en l'existence de Dieu, et en l'immortalité de l'âme. Rien ne s'oppose à ce que l'esprit de Dieu soit, comme celui de l'homme, « la des pensées et des sentiments divins. roulant dans L'éternité. ■ Tous les attributs que la religion et la philosophie reconnaissent à l'cs- divine peuvenl être appliqués à cette Bérie, qu'on pi ni dire éternelle, immuable, infi- voire même créatrice el providence. Mill di ou iverl qu'on ne pourrail peut et re menl lui accorder l'immutab "ii L'unité) et il ne fait pas beaucoup d'efforts que ce Dieu « se déroulant d a lie à celui (1rs clii ('liens, et ce Dieu du panthéisme soumis à un progrès sans fin, à un développement éternel, et toujours en voie de se former, sans jamais être en possession de l'être. Car il semble que si ses pensées et ses sentiments constituent une série, ils se succèdent, ou que s'ils sont tous ensemble et simultanés ils ne peuvent constituer une série. 11 ne réussit pas mieux à convaincre ceux qui donnent un sens sérieux à leur croyance en la survivance de l'âme. « Quant à l'immort dit-il, il est aussi aisé de concevoir qu'une suc- cession de sentiments, une chaîne de faits puis-e se prolonger éternellement que de concevoir qu'une substance continue toujours à exister. » On n'y perdra que la preuve métaphysique, ce qui n'est pas, à son avis, un grand dommage. On y perd tout, dirons-nous, si la personnalité ne subsiste pas ; il nous importe peu qu'une chaîne de faits puisse se prolonger indéfiniment, si ces faits ne sont pas saisis et rattachés à une même cause par une même conscience. Un système qui rend inexplicable la personnalité ici-bas, nous en peut-il garantir la persistance après la mort? Entre toutes les difficultés que soulève cette doctrine, qui du moins ne devrait pas, à force de subtilités, se présenter comme conforme aux croyances vulgaires, il n'en est pas, en effet, de plus redoutable que celle qu'on énonce en écri- vant ce mot : la conscience. Mill a beau répéter que ces séries de sentiments sont isolées, que pour chaque individu les phénomènes qui se succèdent sont bien les siens; il ne peut expli- quer comment ils deviennent nôtres. Il ne suffit pas de dire que la conscience leur est inhérente; cette conscience ne se défait pas de l'un à^ l'au- tre, elle subsiste et rattache le passé au présent, et le présent à l'avenir; elle implique un acte d'appropriation définitive, qui donne un sens à ces termes de mien et de tien, que l'auteur emploie, comme tout le monde, et qui sont à chaque fois qu'il les écrit une protestation contre sa doc- trine. Cet esprit sincère, malgré son inflexibilité dogmatique, a parfois le sentiment de cette dif- ficulté. Il désespère de rendre compte, non de la conscience; mais de la mémoire et de la vision, comme si la première n'était pas la c tion des deux autres. « Si nous regardons, dit-il, l'esprit comme une série de sentiments, sommes obligés de compléter la proposition en l'appelant une série de sentiments qui se naît elle-même, comme passée et à . - r, et nous sommes réduits à l'alternative de c que l'esprit ou moi est autre chose que des s de sentiments ou de possibilités de sentiments, ou bien d'admettre le paradoxe que quelque eh • i qui ex hypothesi, n'est qu'une série de senti- ments, peut se connaître soi-même en tant que série. » C'est peut-être plus qu'un par. vraie contradiction. Il comprend sans doute que le moi, tel qu'il le définit, est dans ce fait i de la formation des séries, et que des faits i ne se rangeront pas sous cetie forme, si per- sonne ne prend soin de les rattacher. On peut toujours lui faire cette objection : 0 restent séparés, comme il convient à et alors vous n'expliquerez rien de la n humaine; ou bien ils forment sans solution de continuité un seul acte, un tout sans intermit- tence, et alors il ne fini pas les appeler une série i nés, m méconnaître le pouvoir qui les réunit, et l'être en qui ils sont réunis. Mais i que de se rendre, il invoque « l'inexpli- lé finale », il répète que c'est là «un l'ait . il est d'un esprit philosophique à l'inexplicable : mais non i as de se ner a la contradiction, [.'auteur est mieux inspiré quand il fait cet aveu : « Je ne prétends pas avoir rendu suffisamment i c ta MILL — 1115 — MILL croyance à l'esprit. » Il se rapproche encore da- la vérité quand il reconnaît, tardive- t non sans une sorte de tristesse, qu'on ne peut rien expliquer dans la vie intérieure sans ridée d'une force active. « Nous ne connaissons, dit Stuart Mill, de la matière que les sensations qu'elle nous cause et l'ordre dans lequel ces sensations apparaissent, et la substance esprit est le récipient inconnu des sensations dont la substance corps est la cause inconnue. » Pour maintenir ce principe il faut prouver qu'il n'y a dans l'âme rien d'inné, ni lois primordiales de l'intelligence, ni sponta- néité libre, ni même penchants naturels. Elle n'est pas même, suivant l'expression de l'école, une table rase ; il n'y a en elle que des carac- tères qui ne sont écrits sur rien, et ce sont eux- mêmes qui la constituent, au fur et à mesure qu'ils apparaissent. L'association des idées suffira à tout expliquer. D'abord ces prétendus principes de la raison, dans lesquels les uns croient découvrir les lois de l'esprit, les formes essentielles de sa consti- tution, et les autres une intuition rationnelle d'un ordre de réalités métaphysiques, ne sont que des généralisations de l'expérience, dont le il. mieux encore que le psychologue, peut rendre compte. Prenons pour exemple le prin- cipe de causalité. Il y a, comme on l'a vu, des faits qui succèdent toujours à d'autres, et qui sont « d'invariables conséquents » comme ceux-ci sont « d'invariables antécédents ». L'expérience nous montre sans cesse cette relation, et nous la résumons en cette loi générale, que chaque con- séquent est lié de cette manière avec quelque antécédent, ou plutôt avec quelques groupes d'antécédents, dont très-souvent un seul, et de préférence le dernier, reçoit assez arbitraire- ment le nom de cause, les autres conservant simplement le nom de conditions. Cette loi uni- verselle n'a jamais eu d'exception constatée ni pour l'individu, ni pour l'humanité tout entière ; nous ajoutons qu'elle n'en aura jamais tant que durera la constitution actuelle des choses. Témoins assidus d'un grand nombre d'unifor- mités partielles, nous en dégageons par généra- lisation cette uniformité générale, qui subsiste dans tous les cas possibles, et qui est tout à fait inconditionnelle, c'est-à-dire qu'elle devra se maintenir, quelle que soit la supposition que l'on puisse faire. La causalité est donc une sé- quence invariable et quelque chose de plus. Le jour suit invariablement la nuit, et l'on oppose souvent cet exemple à cette théorie : mais la nuit n'est pas pour cela la cause du jour, parce que le retour régulier de l'une et de l'autre dépend d'une condition, le lever et le coucher du soleil, qui est; à vrai parler, la cause de cette alterna- tive. On comprend que si deux phénomènes sont toujours perçus sous ce rapport, et dans une uni- formité inconditionnelle, il se formera une asso- ciation particulière ; et bientôt dégageant des faits ce seul rapport, à savoir qu'ils se succèdent de cette façon, on formera une association plus universelle, celle d'un antécédent quelconque avec un conséquent. La somme de toutes les expériences et de toutes les associations est donc cette loi des lois : rien ne se fait qui n'ait été précédé de quelque chose, ou il n'y a pas de fait qui n'ait une cause. Cette vérité, qui est le ré- sultat et à la fois le principe de l'induction, les philosophes rationalistes l'appellent nécessaire, comme tant d'autres, et l'on peut lui conserver ce nom. Le nécessaire, comme le dit Kant, est ce dont la négation est impossible. Or, quand deux idées ont été trouvées toujours unies, non pas dans un nombre considérable d'expériences, mais dans toutes les expériences possibles, cette union, qui se cimente clans notre esprit par toutes les impressions reçues, et qui n'est démentie dans aucun cas, devient pour lui tout à fait néces- saire, c'est-à-dire qu'il ne peut la nier. Il lui arrive de prendre cette nécessité acquise, et peu à peu formée, pour une loi toute primitive de l'intelligence, ou pour une loi primordiale des choses; mais l'analyse n'y découvre que l'im- possibilité acquise de séparer des idées « et c'est là tout le sentiment de nécessité que l'esprit peut concevoir ». On dit encore que cette vérité, comme tous les principes, est universelle : c'est vrai ea ce sens que la même expérience est faite par tous les hommes, en tous les temps et en tous les lieux, et que l'association est rendue inséparable par les mêmes raisons. Mais cette universalité purement subjective ne signifie pas que l'expé- rience ne puisse jamais démentir la loi de causa- tion. Nous ne pouvons sans doute comprendre fa- cilement un ordre de choses où les faits n'auraient pas de causes; notre esprit, façonné à l'image des choses qu'il perçoit, a peine à se faire violence à ce point. Pourtant, avec beaucoup d'efforts, une personne habituée à l'abstraction et à l'analyse finirait, à force de volonté, par concevoir « que dans les nombreux firmaments dont l'astronomie sidérale compose l'univers, il se peut produire une succession d'événements fortuits et n'obéis- sant à aucune loi déterminée, et, de fait, il n'y a ni dans l'expérience, ni dans la nature de notre esprit aucune raison suffisante, ni même aucune raison quelconque de croire qu'il n'en soit pas ainsi quelque part. » Il peut y avoir un monde sans causes, sans lois, un monde où la morale et la géométrie soient tout autres qu'ici-bas, un monde enfin où deux et deux fassent cinq. Les rapports que nous établissons entre nos idées ne lient pas les faits; ils ne sont déterminés par au- cune raison intrinsèque ; ils sont eux - mêmes des faits qui pourraient être tout autres. Il n'y a pas même de proposition dont on puisse dire que toute intelligence humaine doit irrévocablement la croire. Nombre d'affirmations qui ont eu ce crédit l'ont perdu; ce sont des habitudes qu'on a prises et qu'on pourrait perdre. Rien n'est pré- formé dans l'esprit ; c'est l'extérieur qui façonne l'esprit, et cet extérieur lui-même n'est qu'un amoncellement de faits dont la constance n'a d'autre garantie que l'expérience. Une proposi- tion n'est pas définitivement vraie parce qu'il est impossible d'en concevoir actuellement la néga- tion. Bref, il n'y a nulle nécessité dans l'esprit ni dans les choses, et toute la réalité se ramène à une succession d'impressions, précédées à l'in- fini d'autres impressions, sans qu'il soit même certain qu'il n'y ait pas d'autres intelligences étrangères à ces idées d'avant et d'après. Cette analyse peut s'appliquer en se modi- fiant légèrement à toutes les conceptions pré- tendues rationnelles, à tous les axiomes qui sont les fondements des sciences. Ainsi s'expli- que l'infinité apparente du temps et de l'es- pace, qui résulte d'une association inséparable. Jamais en effet nous ne percevons un corps sans qu'il y ait au delà d'autres corps, ni un instant du temps, qu'il ne soit suivi d'autres instants. Quand nous pensons à une étendue, il y aura toujours dans notre esprit l'idée d'une étendue au delà ; quand nous imaginons une durée, il y aura pour nous l'idée d'un avant et d'un après. Voilà ce qu'on appelle dans d'autres écoles l'in- finité du temps et de l'espace. Sans doute nous sommes incapables de fixer une limite à l'es- pace; mais cette incapacité est produite par l'observation réitérée de la réalité. « L'idée d'un objet ou d'une partie de 1 espace s'associe insé- MILL 1116 — MILL parlement à l'idée d'un nouvel espace au delà. Chaque instant de notre vie ne peut que river cette association, et nous n'avons jamais rêvé une seule expérience tendant à la rompre. Sous les conditions actuelles de cette existence, cette association est indissoluble. » Mais cela ne tient pas à la constitution originelle de notre esprit ; nous pouvons supposer que sous d'autres conditions d'existence il nous serait possible de nous transporter « au bout de l'espace ». [De même, le temps se résout en la succession, et ses éléments primitifs sont seulement avant et après, « lesquels, puisque la connaissance des contraires est une seule et même connaissance, impliquent la notion de ni avant ni après, c'est-à- dire du simultané ». Pourtant Mill convient que cette explication laisse à désirer et finit par dire : « je n'ai jamais prétendu rendre compte du temps par l'association. » if en est de même pour les axiomes^ de la géométrie, de l'arithmétique et en général^ de toutes les sciences mathématiques. Leur évi- dence repose sur l'expérience dont ils ne sont que des généralisations. Soit cet axiome : Deux lignes droites ne peuvent enfermer un espace, ou, ce qui revient au même, deux lignes droites qui se sont rencontrées une fois ne peuvent plus se rencontrer. C'est là une vérité d'induction résultant du témoignage de nos sens. Personne ne conteste en effet que cette proposition ne nous soit d'abord suggérée par l'observation ; et encore moins qu'elle ne soit confirmée par l'expérience. Mais pourquoi en attribuer l'origine à une intui- tion a priori, ou à une loi constitutive de la raison? Cette certitude précède-t-elle chez l'en- fant toute observation? et si l'expérience peut la contrôler, ne suffit-elle pas à la faire naître? On prétend que cette expérience est inutile, qu'il suffit d'avoir l'idée d'une ligne droite pour affirmer cet axiome, et qu'enfin on ne peut per- cevoir le fait, puisqu'on ne peut suivre du regard les deux lignes prolongées à l'infini. Mais Stuart Mill répond que les formes géomé- triques ont la propriété d'être figurées par l'i- magination avec une clarté et une précision égales à celles de la réalité. Nous les traçons mentalement aussi bien que sur le tableau ; nous pouvons les prolonger à l'infini par la pen- sée, nous transporter à n'importe quel point, les imaginer toujours, et toujours apercevoir qu'elles ne peuvent enclore un espace. Cette conclusion restera toujours une induction, et si nous ne pouvons concevoir le contraire, à savoir que deux lignes droites enferment un espace, ou qu'un carré soit rond, cette impuissance s'ex- plique par une expérience ancienne et répétée qui a fait contracter à l'esprit une habitude définitive. Il n'y a donc rien d'inné dans l'es- firit. et l'association inséparable est le fait que es psychologues ont désigné sous le nom de raison. 11 en résulte que toutes les sciences à leur origine sont inductives; la géométrie est une science physique, l'arithmétique se fonde sur quelques propositions générales qui résu- ment des expériences multiples; la morale a'esl 3u'un art. Les sciences ne prennent la forme dé- active que tardivemi Mais, dira-t-on, le ra uppose- t-il pas des principe», des vérités générales qui no soient pas son œuvre, el comme on le dit dans l'école de Kmi. des vérités synthétiques a priori? Le syllogi me ne consiste I il p ifl 8 i i er d'une pi i telle à une pro- irticuiière :' Mill soutient que 1 ne raisonne que du particulier au particulier. Li des no Boni | as les ions particulières . elles ne sont que des sortes de résumés où s'enregistrent les résultats de l'expérience. Ainsi nous ne pou- vons conclure sans un véritable cercle que tel homme mourra parce que tous les hommes sont mortels. Il y aurait là un sophisme, puisque la conclusion doit être vraie pour que la majeure soit certaine; mais de quelques cas observés nous inférons la mortalité de tous les hommes. Cette proposition générale est comme un mé- mento qui nous rappelle dans leur ensemble les faits particuliers, qui restent les preuves déci- sives de la conclusion. L'induction seule est donc instructive. Il n'y a donc rien d'inné dans l'inteiligence. L'association qui rend compte de tous les ju- gements a priori, peut dispenser aussi d'at- tribuer à l'àme des penchants innés, qui ne sont en réalité que des habitudes acquises ; elle explique de même l'illusion qui nous fait imaginer en nous une volonté libre. La vo- fonté n'est ;pas plus cause de nos actes, que le lroid de la glace, ou l'étincelle de l'explosion. Il y a là, comme partout, un antécédent, l'état de l'esprit, un conséquent, le mouvement produit. Tous les deux sont des faits de conscience, et par suite sont incontestables; mais leur lien, ce mystérieux rapport qu'on établit entre le pre- mier qui serait la cause et le second qui serait l'effet, la conscience ne l'a jamais découvert. Et comment aurait-on conscience de ce qui peut être, de ce qui n'est pas encore, d'une résolution qui n'est pas prise? Ce que nous savons de source certaine c'est que la volition précède et que l'ef- fet suit, conformément à la loi universelle de la causalité. Il y a même entre le premier fait et le second une solution de continuité, toute une série d'intermédiaires tout à fait inconnus. La connexion causale nous échappe donc fata- lement, et nous ne tenons que les deux bouts de la chaîne. Chaque volition a ses antécédents à son tour, à savoir des états de l'esprit, des mo- tifs qui, s'ils étaient connus, permettraient de prévoir les actions des hommes avec la même certitude que les événements du monde exté- rieur. Ces actions sont-elles donc fatales ? Le mot de nécessité répugne à Stuart Mill; mais peut-être il admet la chose qu'il désigne. Il ne voudrait pas être rangé parmi les fatalistes, quoiqu'il ait cherché à détruire toutes les preu- ves de la liberté. Aussi y a-t-il un peu d'hési- tation dans ses idées. Deux phénomènes qui se suivent, dit-il à peu près, ne sont pas pour cela deux phénomènes lies par une nécessité irré- sistible. Si je cesse de manger, il est nécessaire que je meure plus ou moins vite; si je prends du poison, il n'est pas nécessaire que je périsse, car je puis recourir à temps à un antidote. La relation entre les motifs et la volonté doit être assimilée à ce dernier exemple et non pas au premier. Sans doute il n'y a pas de volition sans motif, c'est-à-dire sans antécédent, e comme ailleurs se retrouve l'uniformité de suc- cession : mais cette uniformité n'est pas in tible. L'homme, sans pouvoir rompre la chaîne, peul substituer un motif à un autre. « 11 p.- la faculté de e. rmation de son u tère. » 11 n'en faut pas davantage pair explique!- la responsabilité cl justifier le droit île | -u u il-. Libre ou non, l'I nue peut être bon ou méchant, s'il est méchant malgré lui, il n'en • t pas ne uns haïssable, digue de réprobation, et justement soumis à une contrainte qui l'ei chera de nuire. La société use du chàtimenl e'. poui • i défi tidrc cl pour substituer aux mol (lui pervertissent une volonté, d'autres motifs qui Bouvent la ramènent à un meilleur état Stuart Mill donne à la fois dei MILT — 1117 — M1LT élogei à la doctrine du libre arbitre « qui donne à ses partisans un sentiment pratique beaucoup plus approchant de la vérité que ne le l'ont les nécessitariens, et des gages au déter- minisme. » Il semble proscrire la liberté et la ramener en attribuant à l'homme le pouvoir de faire son caractère. Mais il ne semble pas avoir pesé toutes les conséquences de cette heureuse concession, et souvent il n'en tient pas compte. Il cherche seulement comment la raison peut réagir contre la fatalité des causes qui nous modifient. Nous ne pouvons pas, suivant lui, nous modifier nous-mêmes directement, mais les circonstances qui favorisent nos passions. Théorie contradictoire, quoique le conseil de morale soit excellent. Un philosophe qui s'est évertué à refuseï à l'âme toute énergie native, ne peut considérer la société comme une institution de la nature, ni la regarder comme soumise à des lois qu'elle n'a point faites et qu'elle ne peut défaire. Il croit que la raison peut se donner libre carrière dans l'organisation de l'humanité, et qu'après avoir passé par les époques théocratique et métaphy- sique la civilisation atteint déjà, comme l'a dit A. Comte, le seuil d'une ère positive. Il attend la nouvelle croyance qui doit réunir les générations futures dans une même foi. Aux inductions ha- sardées, aux spéculations mathématiques dont son père lui a transmis le goût, il mêle parfois les espérances presque mystiques d'un enthou- siaste. Ses idées sur l'indépendance de la femme, inspirées par des sentiments personnels, trahis- sent des vues un peu courtes, une grande har- diesse dans le raisonnement, l'habitude de s'en tenir aux comparaisons abstraites, et le dédain des rapports institués par la nature. Comme il pousse l'analyse à outrance, et s'appuie sur des faits isolés dont il n'a pas achevé la synthèse, on le voit tour à tour exalter la liberté indivi- duelle, et appeler de tous ses vœux la commu- nauté socialiste. Son aversion raisonnée contre les principes lui porte malheur, et son expé- rience, qui n'est pas gouvernée par une idée mo- rale, lui montre le changement comme incessant, et comme toujours possible. Quand il abordé l'économie politique, il prodigue encore des idées justes et profondes, mêlées à des erreurs singu- lières. 11 élargit le domaine de la science en y faisant entrer non-seulement la théorie de la production des richesses, mais encore celle de la répartition considérée dans ses conséquences sociales. Après s'être tenu sur ce terrain scienti- fique, et avoir éclairci un certain nombre de questions, il se livre à son imagination, et s'a- bandonne à des rêveries humanitaires. C'est ainsi qu'il condamne la propriété au nom des avan- tages de la production et des intérêts des sala- riés. Quant au problème du droit, c'est-à-dire des rapports fondés sur la nature humaine, il l'ignore ou le néglige, pour rester conséquent avec sa psychologie. On peut consulter sur Stuart Mill : Ribot, la Psychologie anglaise, Paris, 1870; — Taine, le Positivisme anglais, Paris, 1864; — P. Janet, Mill et Hamilton, Revue, des Deux-Mondes, oc- tobre 1869: — C. de Rémusat, Revue des Deux- Mondes, juillet 1859 : — Laugel, les Confessions de Stuart Mill, Revue des Deux-Mondes, décembre 1873; — R. Millet, J. Stuart Mill, Revue poli- tique et littéraire, janvier 1874; — Lachelier, du Fondement de l'induction, Paris, 1871. E. G. MILTON (Jean), né à Londres en 1608, mort en 1074, le chantre du Paradis perdu, s'était. beaucoup occupé de philosophie dans sa jeunesse. à l'université de Cambridge et en Italie. Dans sa vieillesse, aveugle et malheureux, il revint aux études philosophiques. L'année qui précéda sa mort, il publia une logique nouvelle d'après la méthode de Ramus, Arlis logicœ plenior insti- tutio, ad Pétri Rami m. il,, Juin concinnala (in-12, Londres, 1672). Dans ce livre, qui fit sensation en Angleterre, où Ramus comptait encore de nombreux parti- sans, Milton combat ceux qui méprisaient la logique, ou qui la déclaraient inutile. A Bacon il oppose le célèbre Philippe Sidney, grand admi- rateur de Ramus. Il combat aussi les écoles où l'on mêlait la logique à la physique et à la morale, comme si elle ne formait pas une étude distincte. Il s'élève surtout contre certains théo- logiens qui allaient jusqu'à ranger parmi les questions de logique les doctrines sur Dieu, sur la Trinité, sur les sacrements. S'il préfère Ramus à Aristote, c'est qu'il trouve ses enseignements plus simples, plus conformes aux besoins de la raison et des sciences. La logique est, selon Milton, le premier des arts : car la matière ou l'objet d'un art consiste en une série de préceptes. Or, c'est la logique qui nous apprend quels doivent être ces pré- ceptes. Ils sont de trois sortes : la définition, la distribution et la déduction. En logique comme en peinture, il y a un original qu'on cherche à imiter ou à reproduire. Il est donc permis de distinguer deux sortes de logique : l'une natu- relle, qui n'est pas autre chose que la raison même dont Dieu a pourvu l'esprit humain, fa- cilitas ipso, ralionis in mente hominis; l'autre artificielle, qui se règle sur la première. Mais, naturelle ou artificielle, la logique a quatre auxiliaires : les sens, l'observation, l'induction et l'expérience. La forme d'un art ne consiste pas tant dans la disposition des préceptes que dans l'indication de la fin, de l'utilité qu'il doit rechercher. Ainsi la forme, la fin de la logique consiste à bien disserter; son but est la prescription de ce qui est profitable à la vie, du bien : d'où dérive la nécessité d'unir l'exercice à la méthode. Cet exercice est ou analyse, ou genèse. L'analyse sert à ramener les exemples à leurs principes, les détails à leur règle. La genèse a lieu quand on produit ou compose suivant les préceptes de l'art. Les arts, considérés en général, sont ou gé- néraux ou particuliers. Ils sont généraux, lorsque leur matière est générale; or, la matière géné- rale des arts est ou la raison, ou la parole : la raison cultivée donne naissance à la logique, la parole observée donne lieu à la grammaire et à la rhétorique. Ils sont particuliers, quand leur matière est particulière, c'est-à-dire quand elle se rapporte soit à la nature, soit à la société : rapportée à la nature, elle engendre la philo- sophie naturelle ; rapportée à la société, elle engendre la philosophie morale. Si la logique n'est autre chose que l'art de raisonner, et si pour raisonner il faut trouver de bonnes raisons et les bien disposer, la logique se compose de deux parties, Vinvention et la dispo- sition. De là deux livres dans l'ouvrage de Milton. Dans le premier, Milton enseigne à former des ar- guments, en montrant quels sont leurs éléments, leur objet, leur matière et leur forme. Dans le second, il apprend à disposer les arguments. « L'invention, dit l'auteur, est à la disposition ce que l'étymologie est à la syntaxe. » Le dernier chapitre n'est pas le moins intéressant : il traite de la méthode. La méthode, en général, c'est la disposition régulière de différentes propositions homogènes, c'est-à-dire de propositions apparte- nant à la môme classe d'idées et relatives à la même fin. Elle réside aussi dans l'art de passer MIRA — 1118 — MIRA de l'universel au particulier, de ce qui précède et de ce qui est parfaitement connu à ce qui suit et à ce qui est encore ignoré. Appliquée à inventer, la méthode s'appelle synthèse; appli- quée à exposer, elle se nomme analyse. « Les au- teurs modernes, ajoute Milton, ont interverti l'or- dre de ces dénominations et de ces définitions. » Quelque jugement que l'on porte sur cet ou- vage, on est forcé de reconnaître qu'il se distingue par un avantage auquel l'école de Ramus a, d'ailleurs, toujours attaché un grand prix : l'heu- reux choix des citations, une grande abondance d'exemples tirés avec goût des poètes et des prosateurs classiques. C. Bs. MINEUR, MINEURE, voy. SYLLOGISME. MIRABAUD (Jean-Baptiste de), qu'il ne faut pas confondre avec les deux Mirabeau, naquit à Paris en 1675, et embrassa de bonne heure la profession des armes : mais, se sentant plus de vocation pour les lettres, et cette prédilection ayant encore été augmentée en lui par le com- merce de La Fontaine, il entra, pour s'y livrer avec plus de liberté/ dans la congrégation de l'Oratoire. Il n'y était pas depuis longtemps qu'il en sortit comme secrétaire des commandements de la duchesse d'Orléans et précepteur de ses filles. Quelques années plus tard, le succès qu'ob- tint sa traduction de la Jérusalem délivrée (2 vol. in-12, Paris, 1724) lui ouvrit les portes de l'Aca- démie française, et en 1742 cette compagnie le nomma son secrétaire perpétuel, à la place de l'abbé Hauteville. Il mourut à Paris le 24 juin 1760. Outre la traduction de la Jérusalem dé- livrée et celle du Roland furieux (4 vol. in-12, Paris, 1758) qui forment avec V Alphabet de la fée gracieuse (in-12, ib., 1734) ses œuvres litté- raires, Mirabaud a laissé deux ouvrages de phi- losophie inspirés par l'esprit de son temps, et publiés par Dumarsais. L'un est intitulé : Sen- timents des philosophes sur la nature de l'âme, (il a été inséré dans les Nouvelles libertés de penser, in-12, Amsterdam, 1743, et dans le Recueil ■philosophique de Naigeon, 2 vol. in-12, Londres, 1779), et l'autre : le Monde, son origine et son antiquité (in-8, Londres, c'est-à-dire Amsterdam, 1751). C'est un fait aujourd'hui parfaitement re- connu que Mirabaud n'est pas l'auteur du Système de la nature, qui lui a été longtemps attribué; mais Naigeon [Encyclopédie méthodique, Philo- sophie ancienne et moderne, t. III) assure avoir eu entre les mains un autre écrit de Mirabaud, ayant pour titre : Des lois du monde physique et du monde moral, et dont le sujet comme les principes auraient été les mêmes que ceux du triste manifeste de la société d'Holbach. Cet écrit n'ayant jamais vu le jour, nous nous bornerons à caractériser sommairement ceux dont Dumarsais a été l'éditeur. Dans le premier, Mirabaud s'attache d'abord à démontrer que les anciens n'ont eu aucune idée de la spiritualité de l'âme et que son immortalité a trouvé parmi eux beaucoup de sceptiques et d'incrédules. Passant ensuite aux modernes, il examine les preuves sur lesquelles ils fondent ces deux croyances et s'efforce de les ruiner, l'une après l'autre, par les objections ordinaires du matérialisme. La seule ebose qui soit à re- marquer dans celte dissertation, oesl la tenta- tive faite par L'auteur pour plao nions le patronage de Descartes, i du plus terme représentant du spirituali Parce que Descai tes s dit, avec beaucoup de bon sens, que Bur l'état de L'&me, après qu'elle a quitté le corp . i b ne | irons fai lu ib iud conclut qu'il n h î.i faculté d'établir le dogme de l'immor- • Dans son second ouvrage, le Monde, son ori- gine et son antiquité, Mirabaud se propose une tâche beaucoup plus vaste, où reparaissent, avec un caractère systématique, ses considérations sur la nature et la fin de l'âme. 11 entreprend d'exposer successivement les opinions des an- ciens sur les questions suivantes : 1° Le système général du monde ; 2° son origine; 3° sa fin; 4' les révolutions particulières de la terre ; 5° l'origine, la nature et la fin de l'homme. Mais l'on s'aperçoit immédiatement que l'histoire n'est ici que le moyen ou le prétexte, et que le véritable but de ce livre est de ruiner tout en- semble le spiritualisme et le christianisme, la religion naturelle et la foi qui invoque le témoi- gnage des Écritures. Voici, en effet, les conclu- sions où aboutissent les recherches de Mirabaud sur les différentes questions que nous venons d'énumérer. L'immense majorité des philosophes et des sages de l'antiquité regardaient le monde comme éternel, non-seulement dans sa sub- stance, mais dans sa forme, c'est-à-dire dans l'organisation qu'il présente à nos yeux et dans les lois qui le gouvernent. Il n'y a qu'un très- petit nombre d'esprits chimériques et isolés, tels que Platon et Anaxagore, qui aient fait remonter à une cause intelligente l'ordre et le mouvement qui régnent dans son sein. Quant au dogme de la création ex nihilo, aucun peuple ancien ne l'a connu, pas même les Juifs : car la Bible ne dit pas que le monde ait été fait de rien; elle parle d'un chaos d'où sont sortis tous les élé- ments par une force inhérente à la matière. Cette force aveugle est l'esprit qui plane sur la face des eaux. Le monde n'est pas plus destiné à rentrer dans le néant qu'il n'en est sorti. L'idée de la fin du monde était particulière à la Syrie et à la Phénicie, d'où elle a passé plus tard aux stoïciens et, aux Juifs, mais elle ne s'appliquait qu'à une révolution astronomique et nullement à une destruction absolue. Le terme de cette révolution variait suivant l'opinion qu'on avait sur la constitution et l'origine du monde. Chez les Juifs, elle devait s'accomplir au bout de six mille ans, c'est-à-dire après une période sab- batique, comme celle que nous représentent les six jours de la création. Passant du monde en général à notre globe en particulier, Mirabaud établit que les bouleversements et les révo- lutions auxquels il est soumis ont pris dans l'i- magination de tous les peuples anciens des pro- portions exagérées et un caractère surnaturel. D'après ce principe, l'embrasement de Phaéton est placé sur la même ligne que la submersion de Sodomc et de Gomorrhe ; le déluge de Noé n'est pas plus extraordinaire que celui de Deu- calion. Arrivant enfin à l'homme, Mirabaud op- pose à l'opinion spiritualislc et chrétien! e systèmes de l'antiquité interprétés à sa façon. Parmi les anciens, les uns ne reconnaissent à l'homme que des facultés semblables et même inférieures à celles des animaux ; les autres, ceux qui lui accordaient une âme immortelle, croyaient à la métemj sychose, qui suppose im- plicitement le même avantage chez les b Du reste, il soutient, comme dans son premier ouvrage, que 1rs anciens n'avaient aucune idée d'une substance spirituelle. Platon, le seul phi- phe spiritualiste de l'antiquité, aurait con- fondu, d'après lui, l'âme avec la pensée, et aurait léré la pensée humaine comme une por- tion de la pensée divine, comme notre corps esl portion de la matière éternelle. Les P les de l'Église sont loin d'être d'accord ^r ce point. Tcrtullien, Arnobe , Tatien regardaient c me un principe matériel, et l'K tout entière, en consacrant le dogme de la ré- MIRA 1119 — MIRA surrection des corps, nous montre que la dis- tinction absolue de l'esprit et. de la matière n'a jamais passé dans son sein pour un article de loi. Mirabaud va encore plus loin : il prétend que le spiritualisme de nos jours aurait passé pour une hérésie dans les premiers siècles du christianisme. Outre les écrits que nous venons de citer. Mi- rabaud a laissé ces deux dissertations qu'on a publiées après sa mort : Opinions des anciens sur les Juifs; — Réflexions importantes sur V Évangile (un seul volume in-12^ Amsterdam, 1769). On peut s'en faire une idée par ce que nous venons de dire et la bonne opinion qu'en avait Naigeon (t. III de son Recueil de philo- sophie ancienne). On peut consulter sur Mira- baud la notice que lui a consacrée d'Alembert dans le tome I de l'Histoire des membres de V Académie fran ça ise. MIRANDOLE°(Jean Pico, comte de la), prince de la Concorde, né en 1463. élevé dans la mai- son paternelle avec beaucoup de soin, et des- tiné par sa mère à l'Église, apprit d'abord le droit canon sous les professeurs de Bologne, et se laissa bientôt entraîner dans les études géné- rales de la renaissance par les hommes célèbres de son temps, surtout par Marsile Ficin, qui le traita toujours comme son fils. La philosophie, encore engagée dans la théologie scolastique, le mena à celle-ci, et il les étudia ensemble quelques-uns des maîtres les plus renommés des Académies d'Italie et de France. Il visita ces écoles en théologien et en philosophe encore imberbe, dit son neveu François. Après avoir pris connaissance de tout le savoir de son temps, mpris la méthode de Lulle, qu'il employa pour des disputes de parade, il en sentit si vi- nt le vide, qu'il résolut et se flatta, trop ment, de le combler, en fournissant une doctrine forte et positive aux partis qui se clis- pul tient les intelligences. Ce qui, suivant lui, faisait la faiblesse et entretenait les disputes des .-.tiques, théologiens comme philosophes, c'est que ni les uns ni les autres, scotistes ou thomistes, platoniciens ou péripatéticiens, ne pénétraient jusqu'à la source commune où était leur conciliation. Ce fait était vrai ; mais, comme il est également vrai à toutes les époques (car nul ne s'élève à la vérité absolue qui, seule, mettrai t fin aux divisions des partis) . il n'expliquait rien. La vraie cause de la faiblesse des scolas- tiques était ailleurs ; elle était dans leur igno- rance,non de la source inaccessible, mais des sour- ces accessibles, des textes et de l'expérience, de l'observation interne ou externe. Toutes leurs discussions roulaient sur des questions plus ou moins anciennes, questions faussées par des ter- minologies peu intelligibles, et résolues d'après des textes qui n'étaient plus reconnaissables dans les versions employées. En effet, sacrés ou profanes, les textes étaient négligés pour d'infi- dèles traductions ou d'obscurs commentaires, et souvent pour des traductions de traductions, pour des commentaires de commentaires. Au lieu d'Aristotc. on consultait des versions latines, la plupart faites sur des versions arabes; au lieu de Platon, les alexandrins ou les mystiques de L'école plotinienne, et leurs commentateurs. La réforme radicale à faire, c'était de rappeler à la vraie science, à l'étude directe, à l'observation et aux textes. Le jeune Mirandoie, qui sentait si bien le mal, en ignora la vraie cause, et chercha le remède dans une vieille tentative renouvelée à cette époque, la conciliation de Platon et d'Aris- tote. qui devait donner une seule et véritable philosophie conforme à la théologie chrétienne. la î euvre que le jeune érudit prétendit accomplir. On conçoit la vanité d'une telle entre prise. Le seul moyen de concilier toutes les doc- trines; c'est de se persuader qu'elles sont toutes émanées d'une seule source ; puis, d'effacer les caractères distinctifs de chacune d'elles et de forcer la ressemblance par la dissimulation des différences. Quoiqu'un tel accord ne puisse jamais être que la paix des tombeaux, l'espoir de l'établir a séduit quelquefois même des es- prits distingues. Mirandoie, entraîné par l'ascen- dant de Marsile Ficin, le plus illustre concilia- teur de son temps, ébloui par ce nouveau plato- nisme où se rencontraient toutes les écoles, même celles de l'Orient, suivit ce guide sans défiance, et allia le christianisme et le polythé- isme, s'appuyant de la fameuse assertion de Nu- ménius d'Apamée, répétée depuis par tant d'au- tres, que « Platon était Moïse parlant grec "• Mirandoie se jeta avec ardeur sur les langues de l'Orient, l'hébreu, le chaldéen, l'arabe, et se passionna surtout pour les doctrines secrètes de l'antiquité, principalement la kabbale. Mais il ne puisa pas aux sources les plus pures, un im- posteur lui ayant fait acheter pour cette étude de prétendus manuscrits d'Esdras. qui l'éga- rèrent singulièrement (YVolf, Bibliotheca he- braica. t. I, donne le catalogue des manuscrits kabbalistiqûes de Pic). Persuadé que les livres de Moïse, ouverts aux intelligences moyennant la kabbale et le nouveau platonisme, leur appa- raîtraient comme la source commune de toute la science spéculative, il rédigea une explication de la Genèse, selon lés sept sens qu'il y admet- tait avec quelques exégètes de son temps. Mais cette œuvre, peu étendue pour une telle matière et un tel dessein, n'est en réalité qu'une pâle imitation, même pour le titre, des travaux de quelques Pères, et voici un exemple de la ma- nière d'interpréter qu'on y suit. Les mots D'ieu créa le ciel et la terre, dit l'auteur, signifient aussi qu'il créa l'âme et le corps, qui se dési- gnent fort bien par les noms ciel et terre. Les eaux, sous le ciel, sont l'image de notre faculté de sentir, et leur réunion en un même lieu in- dique celles de nos sens au sensorium commun. Ces interprétations, empruntées à Origène, ou plutôt à Philon, remontent probablement au delà de ce dernier, et il est évident que là ne se trou- vait pas le moyen de concilier la philosophie avec la théologie, deux sciences qu'on est plus sûr de concilier en avançant qu'en reculant. En général, Mirandoie, dont le génie fut si précoce, si brillant et si souple, composa trop jeune et trop vite, avec trop de confiance en une érudi- tion de seconde main, et une imagination trop féconde pour ne pas l'empêcher de satisfaire la raison. Tous ses travaux sont empreints de cette instruction générale qu'on possède au sortir des écoles, mais rien n'y accuse la profondeur ou l'originalité que donnent la méditation et l'étude vigoureuse des sources. Le comte Jean fut un prodige de mémoire, d'élocution, de dialectique : il ne fut ni un écrivain, ni un penseur. Les neuf cents thèses qu'il publia, à l'âge de vingt-quatre ans, pour un tournoi scolastique, et que sa va- nité frappa de discrédit par cette addition qui devait les signaler à l'admiration publique, de omni re scibili, sont un témoignage irrécusable de la faiblesse de son jugement. Ces thèses, écrites, dit-il, à la mode de Paris, roulent sur les mathématiques, la dialectique, les sciences naturelles et divines, et, selon l'assertion de son neveu, elles doivent renfermer soixante-douze dogmes nouveaux en physique et en métaphy- sique ; mais, prises en grande partie dans les scolastiques, les philosophes arabes, les néo-pia- toniciens et les péripatéticiens les plus célèbres, MIRA — 1120 — MIRA elles n'offrent lien d'original. D'autres, em- pruntées aux oracles dits des Chaldéens. à Zo- roastre. à Orphée, à Hermès Trismégiste, à d'au- tres écrits supposés, à la magie et à la kabbale, présentent pêle-mêle des opinions bizarres ou superstitieuses. Ainsi, la kabbale et l'astrologie doivent démontrer qu'il est plus convenable de fêter le dimanche que le samedi, et la kabbale seule, confondre les ariens et les sabelliens. Si treize de ces neuf cents assertions furent cen- surées à Rome, et provoquèrent la défense d'y soutenir publiquement les autres, ce n'est pas qu'elles fussent nouvelles, c'est qu'elles étaient condamnées depuis longtemps. L'apologie qu'en publia l'auteur, n'ayant pour but que de désar- mer des adversaires, n'a pour caractère que cet esprit de concession et de ménagement qui efface en voulant adoucir; et si Mirandole, vivement blâmé plutôt que persécuté, se réfugia en France, ce n'est pas qu'il ait préludé réellement aux fécondes hardiesses de Galilée, ou partagé celles de son contemporain Pomponace : c'est que son arrogance avait déplu. Sa philosophie, loin de provoquer l'intolérance, était essentiellement dévouée au dogme de l'Église. En tout cas, la supériorité de son esprit, qui était incontes- table, lui valut d'éclatantes amitiés, et fut pro- clamée avec exagération par Marsile Ficin, Ange Politien, Laurent de Médicis, et plusieurs autres. Son plus grand mérite est d'avoir jeté dans les agitations scolastiques du temps l'a- mour des langues orientales, et particulièrement celui de la kabbale, amour dont héritèrent quel- ques-uns de ses compatriotes, ainsi que le célèbre Keuchlin. Le véritable caractère de son esprit, c'est de subordonner constamment ses recher- ches et ses travaux aux intérêts de sa théologie. Tous ses traités, y compris le plus métaphysique, celui de Ente et Uno, quoique en partie puisé dans Plotm ou Platon, appartiennent plus à la religion qu'à la philosophie. Dans son traité de Hominis dignitate, il démontre que c'est le rapport intime de l'homme avec Dieu, la piété, qui constitue sa dignité naturelle. Sa jeunesse avait été orageuse; sa conversion fut entière, et il s'appliqua particulièrement, dans ses dernier. ^ années, à fournir des armes saintes, c'est-à- dire à tracer les règles nécessaires à l'homme pour vaincre le monde dans le combat s/jiri- luel. Mirandole, qui avait brûlé ses chants d'amour, rompu ses liaisons galantes, et cédé ses domaines à son neveu, vécut quelque temps dans une mai- son de campagne de Laurent de Médicis. et mourut à Florence, âgé de trente-deux ans. le jour même où Charles VIII, qui l'avait accueilli à Paris, fit son entrée en cette ville. Dans une lettre que Marsile Ficin écrit sur sa mort à Gcr- main de Ganoy ses travaux sont ainsi résumés : Moliebatur quotidie tria : coneordiam Arislo- cum Plalone, enarralione cra, confulationes astrolcgorum. 11 avait mis. en effet, beaucoup de soi» à combattre les illu- i de l'astrologie; il les avait réfut< es dans un traité de douze livres. Ses œuvres furent publiées ■ en 1 196, deux ans après - i mort (voy. l'article suivant). Il a lais alien, une espèce de commentaire en l sur la Canzone d<- Benh iei i don taies Boni tirées du Banquett C'est celai de ses travaux qu'on lit aujourd'hui avec le plus de plaisir, quelque mal qu'on en ait dit. Cellarius a publié ses leltrcs, écrites, «l'un style verbeux i I ire, in-8, Iena, 1682. On trouve sa . les Biographies de savants cé- lèbres de la Renaissance, de Meiners, t. IL, et de curieux détails sur sa vie dans Tiraboschi, lii- bliothéca modenese. t. IV. J. M. MIRANDOLE (François Pico de la), neveu du précédent, et héritier de son amour pour l'él mais non pas de ses talents, inclina encore da- vantage au mysticisme biblique, et s'éluitma d'autant de la philosophie ancienne, de la kab- bale et même de la scolastique. La Bible est à ses yeux la vraie, l'unique source de toute doc- trine supérieure; seulement il admet une lumière interne qui en éclaire la lettre, mais qui l'éclairé si activement, que, sous son influence, l'esprit peut demeurer passif. Malgré ses tendances con- templatives, François de la Mirandole fit souvent la guerre, et mourut assassiné par un de ses ne- veux, l'an 1533. Ses couvres, réunies à celles de son oncle, ont été publiées à Baie en 1573 et 1607, en 2 vol. in-f°. On y distingue le traité de Studio divince et humanœ sapientice. que Bud- deus a recommandé à la jeunesse studieuse par une édition spéciale (in-8, Halle, 1702). Les neuf livres de Prœnolionibus, imités du traité de son oncle, contre l'astrologie, combattent également cette vaine science. Les six livres intitulés Exa- men doctrine; vanitatis gcnlilium sont dirigés contre Aristote en faveur de Platon, dont l'au- teur n'admet pas. cependant, toutes les idées fon- damentales. François donne lui-même, dans une lettre à Giraldi, une liste très-étendue et très- variée des ouvrages qu'il avait composés ou tra- duits, en vers ou en prose, treize ans avant sa mort. Son meilleur écrit n'est pas la biographie de Jérôme Savonarole : c'est celle de son oi qu'il croyait très-impartiale : Xiliil hic amie datum. nihil familiœ, nihilque benefîciis fictilia laude repensum. Et cependant, pour honorer son célèbre parent, il reproduit en sa faveur jus- qu'aux fables dont l'antiquité aimait à décorer le berceau de ses personnages les plus illustres. Une flamme orbicidaire vint un instant éclairer la mère de Jean de la Mirandole. au moment où elle lui donnait le jour, afin d'indiquer, par sa forme, la perfection du savoir qu'il déploierait, et, par sa courte apparition, le rapide passage de la lumière qui venait éclairer le monde stupé- fait. C!'. Niceron, t. XXXIV, p. 147 ; Brucker. Hts- loria critica philosophiœ, t. IV, p. 60. J. M. MODALITÉ. Ce mot, dérivé de mode (voy. plus loin); est employé dans un sens beaucoup plus limite et plus précis pour désigner les points de vue les plus génatraux sous lesquels les diffé- rents objets de la pensée peuvent se présenter à notre esprit. Or. tout ce que notre intellig peut concevoir, elle le conçoit nécessairement ou comme possible, ou comme contingent, ou comme impossible, ou comme nécessaire. Le possible, c'est ce qui peut également être ou n'être pas. ce qui n'est pas encore, mais peut être ; le con- tingent, ce qui est déjà, mais pourrait ne pas écessaire, ce qui est toujours, et l'im- ible, ce qui n'est jamais. Ce sont, en effet, ces différentes idées que l'on comprend sous le nom de modalité ou qu'on appelle les modalités de - trouvent nécessairement leur e, et, m l'on peut parler ainsi, elles impri- nii'iit le cachet de leur présence dans le lang comme dans la pensée, dans la proposition coi dans le jugement. 1 > < ■ là la division des proposi- tions au point de vue de La modalité, ou les qua- tre propositions modales, qu'Aristote définit et oppose l'une à l'autre dans son traité ITepi i^ur,- vcfa< (ch. xii-mv). Cependant nous ne voyons pas qu'Aristote se soit servi du mot que nous ém- is, et qu'on ne rencontre que beaucoup plus tard chez les commentateurs h dans la lan- de la scolastique. Kant, en adoptant les mô- mes idées et la même expression, les a appliquées MODE — 1121 — MODE plus particulièrement à nos jugements et aux rapports des objets avec les facultés de notre in- telligence. Il considère nos jugements sous les quatre points de vue généraux de la quantité, de la qualité, de la relation, de la modalité. Sous le rapport de la modalité, ils sont problématiques , c'est-à-dire l'expression de ce qui est possible; ou asscrtoires, l'expression de ce qui est; ou apodic tiques, l'expression de ce qui ne peut pas ne pas être. De là aussi la catégorie de la modalité qui renferme ces trois degrés : le possible ou l'impos- sible, l'être ou le non-être, le contingent ou le nécessaire. On remarquera d'abord que cette classification est moins juste que celle d'Aristote: car le contingent et le nécessaire ne diffèrent en aucune façon de l'être, et, d'un autre côté, la notion de l'impossible a un caractère absolu qui ne permet pas de la placer en regard de celle du possible. De plus, Kant soutient que ces diffé- rentes idées nous représentent, non des qualités qui sont dans les choses, mais, comme nous ve- nons de le dire, des rapports qui existent entre les choses et les facultés de notre intelligence. Ainsi tel objet qui, dans ce moment ou dans l'état actuel de nos connaissances, nous apparaît simplement comme possible, dans un moment différent ou avec des connaissances supérieures, peut se manifester à nous avec tous les attributs de l'existence; et ce que nous comptons aujour- d'hui parmi les êtres contingents peut être qua- lifié demain d'être nécessaire. Cette opinion, qui contient en germe tout le scepticisme métaphy- sique de Kant, est manifestement contraire à Inexpérience. Quand nous croyons, par exemple, qu'un homme qui est né en telle année aurait pu naître quelques mois plus tôt ou plus tard, il nous est impossible d'admettre que dans un autre moment ou avec d'autres facultés nous pourrons nous assurer que cela est ainsi ; de même ne fera-t-on jamais entrer dans notre es- prit que l'insecte ou le brin d'herbe qui vient de périr sous notre pied puisse être considéré, dans quelque état que ce soit de nos connaissances, pourvu que nous ne perdions pas la raison, comme une existence aussi nécessaire que celle des trois dimensions de l'espace ou de l'espace lui-même. La possibilité, l'impossibilité, la né- cessité, la contingence, se trouvent donc dans la nature des choses, et non pas dans notre esprit seulement, ou dans les rapports de notre esprit avec les objets qu'il conçoit. MODE (du latin modus, mesure, détermina- tion, manière). On appelle ainsi toute forme va- riable et déterminée qui peut affecter un être, toute qualité qu'il peut avoir ou n'avoir pas, sans que pour cela son essence soit changée ou dé- truite, sans qu'il cesse d'être ce qu'il est. Ainsi, un corps peut être en repos ou en mouvement sans cesser d'être un corps ; un esprit peut dou- ter ou affirmer sans cesser d'être un esprit : le mouvement et le repos sont donc des modes du corps ; l'affirmation et le doute sont des modes de l'esprit. On donnait autrefois le nom d'accï- dents à ce que nous appelons des modes, mais cette expression, qui peut trouver en philosophie son emploi légitime, n'est pas juste dans ce cas, car elle nous donne l'idée d'un fait qui n'est pas prévu, qui n'a pas son principe dans le sujet où il est aperçu, tandis que les modes dérivent di- rectement de la nature des êtres qui les éprou- vent. On voit par là que le nom de mode ne peut pas non plus être remplacé par celui de phénomène. Un phénomène, c'est tout ce qui tombe sous l'observation, soit des sens, soit de la conscience; c'est un fait quelconque qui peut avoir ou n'avoir pas sa raison d'être dans l'objet qui nous le présente. Un mode, au contraire, ap- D1CT. P1I1LOS. partient en propre à un être d'une certaine es- pèce et ne saurait convenir à aucun autre; il a dans les qualités essentielles de cet être, ou, comme on dirait avec l'école, dans sa nature spé- cifique, son origine et sa cause. Par exemple, si les corps n'avaient point pour qualité essentielle d'occuper une place déterminée dans l'espace, ils ne pourraient pas passer d'un point de l'espace dans un autre, ils ne seraient susceptibles ni de mouvement ni de repos. De même, si l'intelli- gence n'était pas une faculté fondamentale des esprits, ils ne pourraient ni douter, ni affirmer, ni juger. Mais les qualités d'où découlent les modes, et sans lesquelles ils seraient absolument impossibles, se divisent en diverses classes ou forment plusieurs degrés dans l'existence des êtres. Les unes constituent le fond même de leur nature ou ce qu'on appelle leur substance : telle est, dans les corps, l'impénétrabilité, et l'unité et l'identité dans l'àme humaine. Ce sont les carac- tères de cette espèce qu'on désigne plus particu- lièrement sous le nom d'attributs (voy. ce mot), et de qualités essentielles. Les autres semblent comme attachées ou ajoutées aux premiers sans pouvoir cependant exister sans elles : ce sont les propriétés ordinaires ou les facultés, comme la couleur et les figures dans l'ordre physique, la sensibilité et l'intelligence dans l'ordre moral. Enfin, parmi les modes eux-mêmes, il y en a qui ont plus d'importance et de puissance les uns que les autres; il y en a qui sont des effets, et d'autres qui sont des causes. Il faut observer ce- pendant qu'aucun être n'étant isolé dans la na- ture, un mode n'a pas seulement son principe dans les qualités diverses du sujet qui l'éprouve, mais aussi dans les propriétés ou les facultés actives d'une cause étrangère. Ainsi il ne suffit pas que notre âme soit douée de sensibilité, il faut encore qu'un agent extérieur fasse entrer cette faculté en exercice et détermine en nous la sensation. Considérés sous ce dernier point de vue; c'est-à-dire comme des effets d'une cause extérieure ou distincte du sujet, les modes pren- nent le nom de modifications. Tous les êtres qui forment cet univers se modifient les uns les au- tres, mais il n'y a qu'une âme douée de liberté qui se modifie elle-même, ou qui soit tout en- semble et dans le même mode, cause et sub- stance, active et passive. Nous venons d'expliquer le sens métaphysique du mot mode, mais on l'a aussi employé dans un sens purement logique pour désigner les diverses manières dont on peut disposer les trois propositions du syllogisme, par rapport à leur quantité et à leur qualité (voy. Syllogisme). Enfin, on se sert encore de la même expression en grammaire pour désigner les di- vers accidents qui modifient la forme et la signi- fication des verbes. De ces différentes sciences il a passé dans la musique avec une signification analogue. MODERATUS de Gades ou Gadira, philoso- phe pythagoricien, ou plutôt l'un des restaura- teurs du pythagorisme à l'époque où les divers systèmes de philosophie étaient moins une affaire de conviction que de science archéologique et d'ingénieuses restaurations. Nous ne savons rien de sa personne, si ce n'est qu'il était étranger à la fois à Rome et à la Grèce, et qu'il vivait sous le règne de Néron. Ses doctrines mêmes ne nous sont connues que par l'intermédiaire des philo- sophes de l'école d'Alexandrie, avec lesquels il a beaucoup de ressemblance. C'est surtout Por- phyre, dans la Vie de Pythagore, qui parle de lui avec quelques détails. Il pensait que les nombres, dans le système de Pythagore, ne sont que des symboles par lesquels, en l'absence d'expressions plus exactes, le sage de Samos il MOI 1122 — MOLY voulait designer l'essence des choses. Cette es- sence, pour lui, aurait été la même que pour Platon et Aristote ; et ces deux philosophes, que nous admirons à tort comme deux génies origi- naux, n'auraient fait que traduire dans un lan- gage plus intelligible la métaphysique pythago- ricienne. Ils auraient produit au grand jour ce qui n'avait été connu avant eux que d'un petit nombre d'initiés. On reconnaît dans ces idées sommaires tout ce qui caractérise la philosophie de cette époque : l'abus des symboles, l'esprit éclectique cherchant une conciliation entre les doctrines les plus opposées, principalement celles de Platon et d' Aristote. BÏODIFICATION, VOy. MODE. MOI. C'est le nom sous lequel les philosophes modernes ont coutume de désigner l'âme en tant qu'elle a conscience d'elle-même et qu'elle connaît ses propres opérations, ou qu'elle est à la fois le sujet et l'objet de sa pensée. Quand Descartes se définissait lui-même une chose qui pense, res cogitans, ou qu'il énonçait la fameuse proposition : Je pense, donc je suis, il mettait véritablement le moi à la place de l'âme ; et cette substitution ou, pour parler plus exactement, cette équation, il ne se contente pas de l'établir dans le fond des choses, il la fait passer aussi dans le langage. « Pour ce que, d'un côté, dit-il (Sixième Méditation, § 8), j'ai une idée claire et distincte de moi-même en tant que je suis seulement une chose qui pense et non étendue, et que, d'un autre, j'ai une idée dis- tincte du corps en tant qu'il est seulement une chose étendue et qui ne pense point, il est cer- tain que moi, c'est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véri- tablement distincte de mon corps, et qu'elle peut être ou exister sans lui. » Cependant, nous ne voyons pas que cette expression prenne ja- mais chez lui, ni chez aucun de ses disciples, le sens rigoureux et absolu qu'on y a attaché plus tard. Il dit bien, avec intention, moi, au lieu de dire mon âme ; mais il ne dit pas le moi, pour désigner l'âme ou l'esprit en général. Ce n'est guère que dans l'école allemande qu'on ren- contre, pour la première fois, cette formule, et c'est aussi là qu'elle arrive à un degré d'ab- straction que la méthode psychologique ou expé- rimentale, apportée par Descartes, ne peut pas autoriser. Le moi, dans le système de Kant, n'est pas l'âme ou la personne humaine, mais la conscience seulement, la pensée en tant qu'elle se réfléchit elle-même, c'est-à-dire ses propres actes, et les phénomènes sur lesquels elle s'exerce. De là, pour le fondateur de la philo- sophie critique, deux sortes de moi : le moi pur {das reine ich) et le moi empirique. Le pre- mier, comme nous venons de le dire, c'est la conscience que la pensée a d'elle-même et des fonctions qui lui sont entièrement propres; le second, c'est la conscience s'appliquant aux phé- nomènes do la sensibilité et de L'expérience. Fichte fait du moi l'être absolu lui-même, la pensée substituée à la puissance créatrice et tirant tout de son propre sein, l'esprit et la ma- tière, l'âme et le corps, l'humanité et la nature. après qu'elle s'est faite elle h qu'elle a posé sa propre existence. Enfin, dans la doctrine de S lielling et de Hegel, le moi, ce n'est ni rame, humaine, ni la conscience humaine, ni la pensée priso dans son unité absolue et mise à la place do Dieu; c'est seulement nue les formes ou des manifestations do l'absolu, celle qui le révèle à lui-même, lorsqu'après s'être répandu en quelque sorte dans la nature, il revient à ecueille dans l'humanité. Ce n'est pas ici le lieu d'exposer plus longuement, et encore moins de discuter, ces différentes opinions, notre intention étant seulement de faire l'histoire du mot auquel elles se sont associées; cependant nous rappellerons ce que nous avons dit en par- lant de l'âme. Dans aucun cas, la notion de l'âme et celle du moi ne peuvent être regardées comme parfaitement identiques. Le moi nous représente bien l'âme lorsqu'elle est parvenue à cet état de développement où elle a conscience d'elle-même et de ses diverses manières d'être mais il ne représente pas l'âme tout entière, il ne nous la montre pas dans tous les états et sous toutes les formes de son existence ; car il y en a assurément où elle ne se connaît pas encore, et d'autres où elle cesse de se connaître : telles sont la première enfance de l'homme et la vie qui précède sa naissance, la léthargie, le som- meil profond, l'idiotisme, et l'habitude poussée à ses derniers effets. Oserait-on prétendre que l'âme n'existe pas dans ces différents états de notre vie ? Mais alors que devient l'identité de la personne humaine, et comment attribuer, d'un autre côté, à une autre puissance qu'à celle de l'âme, les sensations obscures, les facultés in- stinctives qui persistent toujours en nous en l'ab- sence de la conscience? C'est précisément à cause de cette confusion de l'âme tout entière avec le moi qu'on a été conduit d'abord à voir l'absence de l'âme dans la pensée, puis à pren- dre la pensée pour le moi ou pour la personne humaine arrivée à son complet développement, et que quelquefois la personne humaine a été considérée comme un simple mode de la pensée divine. En même temps que l'àme a été appelée le moi, on a désigné le corps, les substances ma- térielles et la nature extérieure en général, sous le nom de non-moi. On a fait ainsi deux parts de tout ce qui est : ce qui est dans la conscience ou qui a pour attribut la pensée, et ce qui est hors de la conscience ou qui a pour caractère essen- tiel l'étendue. D'autres, allant plus loin encore, ont regardé le moi et le non-moi comme deux aspects différents, comme deux points de vue corrélatifs d'un seul et même être. Cette divi- sion a dû naturellement plaire par sa simplicité , et il n'est pas étonnant qu'elle ait passé dans la langue philosophique. Cependant, elle est fort éloignée d'être exacte, comme on peut s'en assu- rer par les réflexions qui précèdent. Puisque toute force spirituelle n'atteint pas ou ne se maintient pas toujours à ce degré de perfectiou qu'on appelle le moi, c'est-à-dire à une conscience complète d'elle-même, il est impossible que l'expression du non-moi désigne seulement ce qui lient une place dans l'espace, ce qui e-t matériel et étendu. Entre le moi et le non-moi. dans le sens qu'on y attache habituellement, il y a une foule d'existences ou de manières d'être intermédiaires, qui approchent tantôt de celui-ci et tantôt de celui-là. Il faut beaucoup se défier, en philosophie, de ces formules tranchantes qui peuvent bien s'accommoder à un système, mais ne sauraient convenir à une science sérieuse, fondée sur l'observation et la raison. MOLYNEUX (William), né à Dublin en 1656, est surtout connu par ses travaux d'optique dont Leibniz fait en maint passage beaucoup d'éloges. Son principal ouvrage, Dioptrica nova (Londres, 1692}, n'appartient pas à L'histoire de la philosophie, bien qu'il y traite certaines ques- tions que les philosophes ue négligent pas. On inscrit ici son nom jurce qu'il a traduil os .'/■ - dilations métaphysiques de Descartes en anc (Londres, 1671), ave,- les objections de i h. Ho ' Il y a lieu de penser aussi qu'il est L'auteur d'un petit pamphlet dirigé contre le fanatique V( et et MOXB — 1123 — MONE écrit en latin sous ce titre : Papas Ullrajecti- nus, le Pape d'Utrecht (Londres, 1668). Il a donc contribué à faire connaître Descartes à ses com- patriotes, et l'a défendu contre d'odieuses calom- nies. MOMENT (du latin momenlum, abréviation de movimentum, mouvement). Notre esprit n'ayant pas d'autre mesure applicable à la durée que le mouvement, on conçoit que ces deux idées aient été substituées l'une à l'autre, et qu'une expression qui ne s'applique proprement qu'à la première ait été employée à désigner la seconde, c'est-à-dire cette partie de la durée que nous mesurons par le moindre mouvement. Telle est la signification du mot moment dans le lan- gage ordinaire. Mais dans le langage de la phi- losophie, ou plutôt de certains systèmes de phi- losophie, il a été rappelé à son sens primitif, le sens d'une action, d'un effet ou d'un certain déploiement de puissance. Ainsi, dans la doc- trine de Kant, il exprime le degré de réalité ou d'intensité d'une cause de nos sensations, ou d'un phénomène quelconque perçu par nos facul- tés; dans le système de Hegel (voy. ce nom), toutes les existences ne sont que des moments, c'est-à-dire des mouvements divers du dévelop- pement par lequel la pensée absolue, en pro- duisant toutes choses, se manifeste elle-même. MONADE, voy. Leibniz. MONBODDO (James Burnett, lord) naquit en 1714, à Monboddo, dans le comté de Kinkar- dine, en Ecosse, d'une des plus nobles et plus anciennes familles de son pays, fit ses études au collège d'Aberdeen, apprit le droit dans l'uni- versité de Groningue, exerça pendant quelque temps, avec distinction, la profession d'avocat, fut nommé juge à la cour de session d'Edim- bourg, et mourut dans cette ville en 1799, âgé de près de quatre-vingt-cinq ans. Monboddo est, avant tout, un érudit, mais il s'est occupé aussi de philosophie, surtout de philosophie ancienne, et il y a apporté cette même richesse de connais- sances avec ce même esprit de paradoxe qui ont fait sa célébrité dans un autre genre. 11 est l'auteur de deux grands ouvrages, dont l'un a pour titre : De Vorigine et des progrès du langage (On theorigin and progress of language, 6 vol. in-8, Edimbourg, 1773-1792) ; l'autre : Métaphysique ancienne, ou la Science des universaux (Ancient metaphisic, or the Science of universals, 6 vol. in-4, ib., 1779-1799). Le premier est celui qui a le plus de réputation, et qui a soulevé aussi les plus vives clameurs, car il ne renferme pas seu- lement une théorie du langage, comme on pour- rait le croire d'après le titre, mais toute une philosophie historique où les anciens et parti- culièrement les Grecs sont exaltés avec enthou- siasme, et les modernes traités avec le plus injuste mépris. Dans cet étrange parallèle où les opinions les plus fausses sont défendues avec un rare talent et une science non moins remar- quable, c'est surtout pour ses compatriotes que l'auteur a réservé sa sévérité. Quant au langage, il le considère comme l'expression la plus fidèle de l'esprit humain, comme une mesure infaillible à l'aide de laquelle on peut apprécier ses progrès et sa décadence. 11 n'est pour lui ni une faculté naturelle, ni un don de la révélation, mais la conquête de la réflexion et du travail. 11 a été inventé dans les lieux où la tradition religieuse a placé l'enfance de l'esprit humain, c'est-à-dire en Asie ; de là il s'est transmis aux Égyptiens en se perfectionnant beaucoup en route, et des Égyptiens il a passé aux Grecs, qui lui ont im- primé le cachet de leur inimitable génie. Cette solution de la question si controversée de l'ori- gine du langage s'écarte également de l'opinion religieuse développée par de Maistre et de Bo- nald, et de celle que défendaient, Condillac à leur tête, les philosophes du xvm° siècle. Il est à regretter que Monboddo n'ait pas su apporter plus de mesure dans son système. De même qu'il y a, selon lui, une race d'hommes pai qui le langage a été porté à la dernière perfection, îl y en a d'autres chez lesquelles il n'existe pas encore ou qui l'ont complètement perdu. Ainsi, il croit à un état de l'humanité bien inférieur à la vie sauvage ; il regarde l'orang-outang comme un être humain dégradé, et admet l'existence de ces êtres fabuleux, tels que les sirènes et les satyres, où l'imagination s'est plu à réunir la conformation de l'homme avec celle de la brute. Dans ce même ouvrage Monboddo s'occupe déjà de la philosophie des Grecs, et, comme on peut s'y attendre, il la regarde comme le dernier terme de la sagesse humaine. A l'en croire, les modernes n'ont jamais rien compris à lavéritaile philosophie ; jamais ils n'ont bien su quelle est la différence de l'homme et de la nature, de la nature et de Dieu. Newton, par exemple, le plus grand d'entre eux, détruit l'idée de la divinité par le rôle qu'il donne à la matière. C'est à Platon et à Aristote qu'il faut demander la solu- tion de tous les problèmes philosophiques ; rien n'a échappé à ces deux merveilleux génies, pas même les mystères de la religion chrétienne : car Monboddo les voit tous expliqués dans leurs œuvres, sans en excepter le dogme de l'incar- nation. Dans son second ouvrage, la Métaphysi- que ancienne, Monboddo ne fait que développer et étendre les idées que nous venons d'exposer, en les poussant à des conséquences encore plus forcées, s'il est possible, et en insistant avec affectation sur les paradoxes qui lui avaient attiré le plus de sarcasmes. Ce livre se compose de deux parties très-distinctes et d'inégale va- leur : l'une, purement critique, est consacrée à la réfutation de Newton et de Locke : l'autre, historique, a pour hut de faire connaître tous les grands systèmes philosophiques de la Grèce, particulièrement celui d'Aristote. La seconde est incomparablement supérieure à la première. Elle se distingue par une connaissance approfon- die des sources, et quelquefois par une véritable habileté d'exposition. C'est très-injustement qu'elle n'est mentionnée par aucun historien de la philosophie. Au reste, les œuvres et le nom de Monboddo sont peu connus hors de son pays. La traduction allemande d'une partie de son ou- vrage sur l'origine et le développement du lan- gage, par Schmidt (2 vol. in-8, Riga, 1784-1786), est peut-être le seul écrit étranger où il soit question de lui. Il faut ajouter que la traduction de Schmidt est précédée d'un discours prélimi- naire de Herder, où la partie vraiment solide des recherches de Monboddo est l'objet de l'appréciation la plus flatteuse. Au reste, dans sa patrie même, Monboddo est rarement pris au sérieux. On le verra cité, bien souvent, dans les publications périodiques, dans les recueils litté- raires de l'Angleterre et de l'Ecosse, pour la singularité de sa vie et de quelques-unes de ses opinions; on y chercherait vainement une ap- préciation impartiale de ses idées et de ses tra- vaux. On pourra consulter avec fruit sur cet écrivain, outre le discours de Herder, dont nous venons de parler, l'article qui lui a été consacré par M. Depping, dans la Biographie universelle. monde, voy. Nature. MONESTRIER (Biaise), né à Antezat, dans le diocèse de Clermont, le 18 avril 1717, fut élevé par les soins des jésuites, et appartint pendant quelque temps à leur ordre. Mais, quoique un des plus MONE 1124 — MONO zélés défenseurs de la religion contre l'incré- dulité de son temps, il quitta cette congré- gation, sans doute pour se livrer avec plus de liberté à son goût pour l'étude. Il enseigna, pendant plusieurs années, les mathématiques au collège de Clermont. Il fut couronné par l'Aca- démie de Bordeaux pour une dissertation sur la nature et la formation de la grêle, publiée en 1752 (in-12, Bordeaux). Enfin, il occupa la chaire de philosophie du collège de Toulouse, et mourut dans cette ville, en 1776, laissant deux ouvrages de nature différente, mais consacrés à la même cause : les Principes de la piété chrétienne (2 vol. in-12, 1756), et la Vraie phi- losophie (in-8, Bruxelles, 1775). C'est du dernier seulement que nous avons à nous occuper ici. Cet écrit, dirigé contre la philosophie du xvine siècle, et particulièrement contre le Sys- tème de la nature, a été publié par Needham, dont l'auteur défend les doctrines contre les con- séquences qu'on en avait tirées en faveur du matérialisme, et qui, lui-même, dans une note ajoutée à la fin du volume, s'efforce de laver d'une telle accusation la théorie de la génération spontanée. four se faire une idée exacte de la Vraie phi- losophie, il ne faut pas se laisser rebuter par les déclamations violentes et de mauvais goût qu'elle présente à chaque page, surtout dans la préface, ni par l'indécision du plan et le désordre qui en résulte dans la succession des idées ; il ne faut tenir compte que de la doctrine philosophique qu'elle renferme. Cette doctrine est un spiritua- lisme expérimental et éclectique, également éloigné de la théorie des idées innées et du sys- tème de la sensation transformée, mais où le cartésianisme occupe cependant la plus grande place. Monestrier, voulant convaincre ses ad- versaires par la méthode même dont ils avaient l'habitude de se prévaloir, et qu'au fond ils abandonnaient pour de vaines hypothèses, ne veut rien devoir qu'à l'expérience. Il analyse donc successivement nos diverses facultés, il examine quels sont les principaux phénomènes de notre nature, et démontre que tous rendent témoignage de ces deux vérités : l'existence de la divine Providence ; la distinction de l'àme et du corps. Le plus humble de ces phénomènes, celui, du moins, qui nous paraît tenir le plus complètement dans la dépendance du corps, la sensation, est dans l'âme, et non dans les orga- nes. La couleur, l'odeur, le son, que nous pla- çons dans les objets avec lesquels nous sommes en rapport, ne sont rien que par l'âme qui les sent. L'étendue seule est quelque chose de réel hors de nous : car c'est elle qui constitue l'es- sence de la matière. Mais l'âme n'éprouve pas seulement des sensations, elle a des sentimenis, tels que l'amour du vrai, l'amour du bien, l'a- mour du beau, qui la transportent bien au delà de l'horizon borné des sens. Or, il est impossi- ble de concevoir que la cause qui provoque en nous ces émotions sublimes ne renferme pas en elle l'essence des choses vers lesquelles elle nous attire, ou qu'elle ne soit pas un principe intelli- gent, souverainement bon. source de toute vérité et de toute beauté. Après l'analyse de la sensibi- lité vient celle de la raison. La raison, pour Mo- nestrier, c'est l'âme considérée sous ces quatre points de vue : 1° les idées primitives; 2° l'ac- tion que nous exerçons sur ces idées primitives fiour en tirer des idées secondaires, c'est-à-dire a faculté de généraliser et d'abstraire; !!" l'idée do l'infini ; 4" la faculté d'induire et do raison- ner. Mais toutes les opérations de l'intelligence supposent Invariablement les idées primitive e1 l'idée de l'infini] qui sont connue le fond de la raison. Par idées primitives il faut entendre non les idées innées de Platon et de Malebran- che, mais celles qui servent de fondement à toutes les autres et qui constituent, comme nous venons de le dire, le fond invariable de la pen- sée. Ce sont les idées d'unité, d'être, de temps, d'espace, d'affirmation, de négation, avec les axiomes de géométrie et de morale. On les re- connaît à trois caractères: elles sont communes à tous les hommes; elles ne sont pas le fruit de l'éducation ; elles ne sont pas le résultat du rai- sonnement, soit inductif, soit déductif. Les idées primitives soumises aux procédés de l'analyse et de la synthèse, de l'abstraction et de la géné- ralisation, donnent naissance aux idées secon- daires, c'est-à-dire simplement générales et non universelles. Ainsi, en considérant l'espace sous un point de vue déterminé, celui de la longueur, nous formons l'idée de ligne ; en combinant en- semble plusieurs lignes, nous formons l'idée d'un triangle ou d'un carré. Ces mêmes idées, lorsqu'on y ajoute celle du possible, sont en- suite multipliées indéfiniment. Entre les idées primitives et les idées secondaires, les unes im- posées par une nécessité supérieure, les autres formées librement par l'esprit, viennent se pla- cer les idées sensibles qui nous sont données d'abord par les sens, et sur lesquelles la raison agit ensuite pour les généraliser et les rectifier. Mais c'est surtout l'idée de l'infini qui doit atti- rer l'attention du philosophe. Elle nous offre les trois mêmes caractères qui distinguent les idées primitives, mais son objet est bien plus éton- nant et plus sublime. Elle ne peut venir en nous que d'un être infini ; elle est l'empreinte que l'ouvrier a laissée dans son ouvrage, et, en même temps qu'elle nous révèle l'existence de Dieu, elle nous instruit de notre propre desti- née, elle nous atteste l'immortalité, et, par con- séquent, la spiritualité de l'âme. Enfin, les deux dogmes fondamentaux à la démonstration des- quels tout l'ouvrage est consacré résultent aussi du fait de notre libre arbitre. La liberté humaine est établie par deux sortes de moyens également empruntés à l'expérience : le témoignage direct de la conscience individuelle et l'histoire du genre humain, où éclatent, à chaque pas, les traits de courage et d'héroïsme, et les victoires de la raison sur l'instinct et les passions. Or, la liberté une fois prouvée, il faut admettre le bien et le beau moral ; il faut placer ces idées dans la raison et non dans un sens ou un instinct particulier; il faut remonter jusqu'à un être in- finiment parfait qui en a fait la règle et le but de notre activité. A ces considérations générales vient se join- dre, ou plutôt se mêler, sous forme de dialogues, une réfutation particulière du Système de la nature. Cette réfutation n'offre rien qui la rende digne de l'analyse même la plus som- maire ; et quant à la doctrine que nous venons d'exposer, il est impossible de n'y pas reconnaî- tre l'influence de l'abbé de Lignac (voy. ce nom), dont les œuvres ont vu le jour quinze à vingt ans avant la Vraie philosophie. 11 est à regretter que l'auteur des Eléments de la métaphysique tirés de l'expérience n'ait pas rencontré un dis- ciple plus digne de lui, MONIME de Syracuse, philosophe grec du iv* siècle avant 1ère chrétienne. Disciple de Diogcnc et de Cratès, il adopta d'abord les principes de ses maîtres, c'est-à-dire ceux de l'école cynique, mais il passa, sur la fin de sa vie, au pyrrho- nisine. biogène Laërce (liv. VI, en. lxxxh et i.xxxm) nous a conservé les titres de ses ouvra- ges. C'est tout en qui nous en reste. MONOTHÉISME, voy. TmilSME. MONT — 1125 — MONT MONTAIGNE (Michel de) naquit en 1533, dans un château de ce nom, en Périgord, fut élevé comme s'il eût été destiné à la profession d'hu- maniste, voyagea quelque temps en Italie, fut nommé maire à Bordeaux, puis député aux états généraux, et mourut en 1592, après avoir pleuré toute sa vie Etienne de la Boétie, et légué ses livres et ses armes à son autre ami et vrai disci- ple, Pierre Charron. Le grand événement de cette existence de philosophe et de gentilhomme, ce fut la composition et la publication des Es- sais, dont les deux premiers livres parurent à Bordeaux en 1580, et le troisième en 1588. Montaigne a défini l'homme un être ondoyant. Les Essais, ces confessions sincères, ces fami- lières causeries, ne sont, en effet, qu'un long et perpétuel ondoiement. 11 suffit d'en avoir lu deux pages pour savoir que Montaigne était né sceptique, qu'il avait reçu de la nature cette quiétude, cette indolence, qu'on a remarquées chez tous les sceptiques cé- lèbres, depuis Pyrrhon jusqu'à Hume. Il avait, de plus, à un degré notable, une autre disposi- tion particulière aux douteurs, une insatiable et universelle curiosité, et la curiosité des détails et des exceptions, plus que celle des faits géné- raux et des lois constantes. La plaisanterie enfin était pour lui, comme pour Sextus Empiricus, un besoin impérieux. Les événements si nom- breux du xvic siècle durent puissamment fécon- der ces aptitudes et ces goûts alors très-répan- dus. La découverte de l'Amérique révélait des coutumes et des mœurs étranges ; la résurrec- tion de l'antiquité classique suggérait des com- paraisons peu favorables au présent; l'anarchie en religion et en politique, les guerres d'opi- nion et les batailles matérielles conduisaient l'esprit à n'apercevoir partout que diversités, infidélités, changements. Nulle part ni fixité, ni unité : le fanatisme inspirant le dégoût du dog- matisme, les penseurs en très-petit nombre, et une diversité de principes ébranlant jusqu'à la conviction native de l'identité du genre humain; dans les écoles un pédantisme haineux et lourd; dans le monde des superstitions frivoles, mais vindicatives et sanguinaires ; malgré tous les contrastes qui les arment les unes contre les autres, toutes les opinions, toutes les croyances également altières, également intolérantes. C'est en présence de ce spectacle que Montaigne se réfugie dans l'antiquité : mais là aussi il ren- contre des antagonistes et des oppositions sans nombre, Aristote aux prises avec Platon, les Académiciens acharnés contre le Portique, et les interprètes modernes appliqués à exagérer ces variétés, en raison de leur parti ou de leurs af- fections personnelles : il ne reste plus à Montai- gne que lui-même. Dans la solitude de son heureuse et opulente mémoire, dans celle de son entendement qui déclare tout variable et relatif, à la fois réel et incertain, le philosophe borde- lais se console, en riant, des misères des hom- mes, de l'instabilité des choses, et surtout de la vanité des systèmes. Il ne nous appartient pas ici de montrer avec quelle grâce piquante, avec quelle simplicité spirituelle et pittoresque, Montaigne raconte les fantaisies et opinions que l'ancien et le nou- veau monde, le passé et le présent, lui ont révé- lées et suggérées. On sait quel charme inexpri- mable accompagne cette naïveté, cette bonho- mie, qui grandiront à mesure que le siècle de Montaigne reculera. Jamais le naturel n'aban- donne ce génie sensible et cette humeur d'une gaieté si expansive. C'est par ce côté que, dans une langue encore flottante, Montaigne surpasse tous ses modèles, et captive tous ceux qui ont en aversion l'affectation et la recherche. Il ne voulait qu'amuser son esprit par des images brillantes et des souvenirs intéressants; il est devenu l'amusement chéri des esprits aimables et graves. Son mérite, durable en effet, c'est le talent de l'expression, et non l'invention. Tout nous semble original dans les Essais quant au style; rien n'y est neuf quant au fond des pen- sées. La partie scientifique de ce livre appar- tient aux sceptiques grecs et latins ; la manière de renouveler leurs doctrines appartient à Montaigne. Ce sont leurs idées qui servent de base et de centre à la foule infinie d'anecdotes et d'aperçus, à cette farcissure d'exemples, dont les Essais sont comme inondés. Si ce livre est une mine abondante pour le pyrrhonisme moderne, le dogmatisme, à son tour, doit avouer tout ce que la saine philoso- phie en a reçu. Montaigne a su dissiper beau- coup de fausses lumières et de funestes préjugés ; il a su flétrir la torture et l'inquisition, comme il raillait les astrologues et les pédants. Il a pro- voqué la méditation des sages par la masse d'ob- servations, de réflexions, de citations, de maté- riaux de tous genres, qui font de son livre une bigarrure attachante. Il a plu aux uns par tout ce qu'il leur présentait de substantiel et de posi- tif; aux autres par la justesse ou la finesse des remarques dont il accompagnait les faits: s'il a excité la pensée chez tout le monde, il a parti- culièrement aiguisé et façonné le bon sens du peuple français. L'insouciance avec laquelle il aborde les problèmes les plus redoutables et sème les solutions les plus célèbres a merveil- leusement servi la libre investigation de l'esprit moderne. Plus sérieux, plus scolastique, ou seu- lement aussi sévère qu'il était facile et léger, Montaigne eût été condamné par les parlements et le clergé, il n'eût pas mis en circulation tant de doutes salutaires, tant de scrupules et d'ob- jections utiles, tant d'instructives indications pour une méthode plus naturelle, tant d'impul- sion vigoureuse vers l'impartialité et l'indépen- dance. Voilà ce que la philosophie actuelle doit rappeler, en prononçant avec reconnaissance le nom de Montaigne. Elle n'a pas à craindre l'in- fluence de ce système, qui n'est qu'une copie originale du scepticisme ancien. « Tout bouge.... peut-être!... que sais-je?... Je donne ceci, non comme bon, mais comme mien.... Comment est-ce que cela se fait? Se fait-il eût été mieux dit....» Sur quoi se fonde cette profession de foi? Sur ce que V effet et l'expérience montrent tout dissemblable et changeant, les hommes en perpétuelle contradiction avec eux-mêmes et entre eux, les mœurs et les usages contraires les uns aux autres. Diversité infinie, voilà la croyance de celui qui ne se plaisait pas à re- chercher l'unité sous la diversité, ni le princi- pal sous l'accessoire. Dans ce douzième chapitre du second livre, où Montaigne dépose la quintessence de sa doc- trine, il promet « de prendre l'homme en sa plus haute assiette » ; mais il ne songe nulle part à s'enquérir de la portée véritable de l'en- tendement, en discutant la valeur réelle des no- tions primitives. Une telle spéculation lui eût causé trop de malaisance. Il acquiesce à l'opi- nion des pyrrhoniens, de préférence à celle des nouveaux académiciens, parce que leur avis u est plus hardi et plus vraisemblable » ; il la préfère à l'opinion des dogmatiques, parce qu'elle lui procure « une condition de vie paisi- ble, rassise, exempte des agitations que nous recevons par l'impression de l'opinion et science que nous pensons avoir des choses » ; parce qu'elle « désengage de la nécessité qui bride le» MONT — 1126 — MONT autres ; parce qu'elle empêche de s'infrasquer en tant d'erreurs que l'humaine fantaisie a pro- duites ». C'est parce que tout bouge que le sage ne doit pas bouger. «Nous en valons bien mieux, de nous laisser manier; sans inquisition, à l'or- dre du monde.... » Quel est cet ordre? C'est la coutume. « La coutume, voilà la règle des rè- gles, et générale loi des lois : que chacun ob- serve celle du lieu où il est. » La coutume ci- vile, religieuse et politique, tel est le critérium du vrai; et à cet égard encore Montaigne ne fait que redire les maximes des anciens. Mais s'en contente-t-il sérieusement, y ajoute-t-il la même foi que les anciens? Non, évidemment : il déclare cette coutume « une violente et traî- tresse maîtresse d'école, qui hébète nos sens, qui nous dérobe le vrai visage des choses ». Non-seulement il se moque de cette idole si sou- vent méprisable, mais il la renverse. C'est ce qu'il fait, par exemple, lorsqu'il combat le pé- dantisme, lorsqu'il conseille de réformer l'édu- cation selon des principes qui, depuis, ont été rajeunis par Rousseau, lorsqu'il recommande, non le beaucoup savoir, mais le mieux savoir, et la tête plutôt bien faite que bien pleine. C'é- tait encore attaquer la coutume que de rappeler les philosophes, les gens d'entendement, à l'é- tude de l'âme, « à cette anatomie par laquelle les plus abstruses parties de notre nature se pé- nètrent, » et enfin à l'observation du monde, que Montaigne appelle le livre de mon écolier. Il est manifeste que tout en niaisant et fan- tastiquant, tout en soutenant que chaque chose a plusieurs biais et plusieurs lustres, Montaigne a cherché à refondre l'enseignement scientifique et philosophique, à remettre en honneur l'étude de la psychologie et de la morale. Comme il voulait, non répudier la raison, mais la contenir dans les limites de la modestie, il est juste de reconnaître qu'il a puissamment concouru à la restauration des saines recherches en philoso- phie. C'est la science de l'âme, qu'à son avis il ne faut pas seulement loger chez soi, mais qu'il faut épouser. Se connaître et savoir bien mourir et bien vivre, c'est là le devoir et le secret du sage. Mais ce moraliste délicat et droit est-il auto- risé et peut-il prétendre à édifier une science de ce genre, après avoir fait profession que « les lois de la' conscience que nous disons naître de la nature, naissent de la coutume », que les lois de la justice ne sont qu'une mer flottante d'opinions, qu'aucune d'elles n'a l'université de V approbation, et que, s'il y a eu des lois natu- relles, elles sont perdues ? Montaigne se con- tredit avec éclat, et il devait se contredire, puis- qu'il était parti d'un principe erroné et que son esprit, naturellement juste, ne pouvait se main- tenir dans la voie des fausses conséquences. Aussi le voit-on souvent tracer le plus séduisant portrait, l'éloge le plus louchant de cette vertu qui est la science de boni1, sagesse et prud'homie, et qui procure, entre autres avantages, le mé- pris de la mort. Épris d'un bel enthousiasme pour celle qualité plaisante et gaie, il discerne parfaitement, à part lui, ce qui doit être de ce qui est, l'immuable justice de la coutume mo- bile, le devoir de la science de l'entregent. 11 croit à la vertu, puisqu'il l'aime, comfae il croit à la nature. « que nous avons abandonnée, dit- il, et à qui nous voulons apprendre sa Irçon. » 'lnuti !mi„ ,i. .1. Rousseau était en droit de lui reprocher d'avoir ébranlé le sentiment m surtout chez ceux qui ne savaient pas, comme Montaigne, plier le pyrrhonisme sous le bou- clier de la révélation. C'est là un dernier trait à noter : Montaigne a deux oreillers; le premier, celui du doute; il s'étend sur un second, l'auto- rité surnaturelle de l'Église. Tout le monde, Malebranche, par exemple, n'aperçoit pas le second ; le pieux oratorien n'est frappé que de la qualité d'esprit fort. Sans le qualifier d'esprit fort, on ne peut nier que Montaigne n'eût quelque vanité. La faim de se connaître n'est pas son seul tourment ; plus d'une fois il semble éprouver plus de plaisir à nous montrer en quoi il diffère des autres, ou à rechercher ce que c'est que l'homme en général. Les particularités, les singularités en lui, comme chez les autres, l'intéressent et l'occupent plus que la vérité et la raison, plus que l'essence des choses, trop uniforme et trop monotone pour cet esprit si avide de nouveautés. Quoiqu'il dé- daigne une suffisance pure livresque « parce qu'elle sert d'ornement, non de fondement », il est plus engoué cependant de ce qui orne l'es- prit que de ce qui fonde la science humaine et la pratique des affaires, la raison et la nature des choses. L'incuriosité de ce rêveur si curieux au fond, n'est qu'une sorte d'épicurisme spéculatif. Le quid libet lui est plus cher que le quid oportet. Il ne serait pas facile de décrire en entier l'in- fluence que les Essais ont exercée dès leur apparition ; il suffit ici de dire qu'ils devinrent le manuel des dogmatiques mêmes. « A peine trouvez-vous un gentilhomme de campagne, dit Huet, qui veuille se distinguer des preneurs de lièvres, sans un Montaigne sur sa cheminée. » Le titre seul de ce livre fit école, même parmi les Anglais, qui, du reste, avaient contribué au scepticisme de Montaigne en changeant sous ses yeux quatre fois leurs lois. Mme Deshoulières, elle-même, en recommandait les maximes à ses moutons : Cette fière raison dont on fait tant de bruit, Contre les passions n'est pas un sûr remède : Un peu de vin la trouble, un enfant la séduit.... L'auteur qui avait tant copié les anciens fut copié de toutes parts par les modernes. La scène de la clémence d'Auguste, que l'on admire dans Cinna, fut empruntée à Montaigne : mais Mon- taigne lui-même l'avait prise à Sénèque. « Je suis bien aise, disait-il, que mes critiques don- nent à Sénèque des nasardes sur son nez. » Combien de nasardes n'auraient pas reçues La Mothe Levayer, La Bruyère, Bayle, Saint-Évre- niond, Fontenelle, Voltaire, Hume ? Les philo- sophes de Port-Royal, Pascal, Descartes même, étaient aussi plus tributaires qu'on ne le pense communément, du maître de Charron. Parmi les nombreuses éditions des Essais de Montaigne, il faut citer celle de Mlle de Gournay, en 1595, celle de M. J. V. Leclcrc, Paris, 1826, 5 vol. in-8, et celle qui est précédée de li notice de M. Villemain, Paris, 1823, 8 vol. in-12. On ne connaît généralement de Montaigne que les Es- sais ; mais on peut encore puiser d'utiles ren- seignements sur sa vie, son esprit et ses idées dans son Journal de voyage en Italie par la Suisse et l'Allemagne (1580 et 1581) publié à Rome cl à Paris. 1774, 3 vol. in-12. 11 en existe d'autres éditions in-4. Voy. Y Entretien de Pascal avec M. de Sacy sur Epictète et sur Montaigne ; les Etudes sur 1rs moralistes français île M. Prévost-Paradol, Paris, 1865, in-12; 'les notices de Talbert, Droz ei Villemain. C. 13s. monteson (Jean de), né en Espagne, de l'ordre des Frères prêcheurs, enseignait à Paris vers la lin du ,\i\" siècle. On mil à sa charge un grand nombre île propositions hérétiques qui l'ureni condamn L De ces propositions, quelques-unes appartiennent à la théologie pro- MONT 1127 MONT prcment dite et ne doivent pas nous occuper; d'autres sont tout à fait de notre compétence. Les unes et les autres ont été développées et combattues dans un traité spécial dont on lit un extrait à la suite des Sentences de Pierre Lom- bard. Voici, en peu de mots, la matière du débat philosophique dans lequel Jean de Monteson se signala par des assertions téméraires. Dieu a fait les choses, et, on en convient, toutes les choses qui sont comptées au nombre des natures ont été faites par Dieu dans le temps ; mais n'était-il pas éternellement déterminé que les choses devaient être ? A cette question, notre docteur répond qu'en effet la création a été né- cessaire : « Aliquod creatum vel aliqua creata esse simpliciter et absolute necesse est. » Qu'il nous suffise de rappeler cette thèse : on sait d'où elle vient et où elle conduit. En l'année 1387. on n'appréciait pas avec un sang-froid aussi philosophique les conséquences doctrinales d'une telle proposition, et comme Jean de Mon- teson appartenait à l'ordre des Dominicains, toute l'école franciscaine se souleva contre lui, appelant les foudres de l'excommunication sur la tête du novateur impie. 11 y a lieu de croire que l'accusé fit valoir, comme moyen de dé- fense, la doctrine des idées telle que l'avait exposée saint Thomas dans la Somme et dans les Opuscules : nous voyons, en effet, dans le dé- cret rendu par la faculté de théologie et dans le iraité publié par les éditeurs des Sentences, que saint Thomas fut considéré comme solidairement responsable des assertions hétérodoxes de son disciple. Jean de Monteson eût été plus habile s'il se fût retranché derrière le maître des Fran- ciscains, Alexandre de Halès. Saint Thomas a plus d'une fois protesté contre le principe de la nécessité des choses (Summa theologiœ, pars I, quaest. 19, art. 3) : mais il nous est démontré qu'Alexandre de Halès fut un des plus audacieux fauteurs de cette opinion. Se demandant si le Créateur a fait les choses ex necessitale bonita- tiSj ou bien ex necessitate naturœ, Alexandre de Halès déclare qu'il préfère la locution ex ne- cessitate bonitatis ; cependant il avoue qu'il y tient peu, car la bonté de Dieu, c'est sa na- ture, idem bonitas quam natura ejus (Summa Alexandri Àlensis, pars II, quaest. 5, m. 2). Or, il est clair que ces termes concordent avec ceux de Jean de Monteson. Disons encore qu'après avoir été censuré par la Faculté de théologie de Paris, notre docteur fut jugé par la cour d'Avi- gnon, et que son affaire devint le sujet d'un dé- bat solennel. Condamné devant ce tribunal d'ap- pel, il resta dans les mêmes sentiments. On ignore la date de sa mort. B. H. MONTESQUIEU (Charles de Secondât, baron de la Brède, et de), naquit au château de la Brède, près de Bordeaux, le 18 janvier 1689. Il eut l'avantage, précieux et rare pour un homme destiné à devenir un grand écrivain, de naître dans une famille riche et noble. Son éducation fut soignée, et de bonne heure il annonça les fa- cultés supérieures dont la nature l'avait doué. Dès l'âge de vingt ans, il faisait un extrait rai- sonné des volumes qui composent le corps du droit civil ;, ces extraits, dans la suite, lui ser- virent pour composer l'Esprit des lois, et il est permis de supposer que dès cette époque il con- çut le projet d'un grand ouvrage sur cette ma- tière. Un oncle paternel, président à mortier au parlement de Bordeaux, lui laissa ses biens et sa charge, à laquelle il fut nommé le 13 juillet 1716. Il s'était marié en 1715, et eut deux filles et un fils. Il avait été reçu conseiller le 24 fé- vrier 1714. En 1722, pendant la minorité du roi, sa compagnie le chargea de présenter des re- montrances au ministère à l'occasion d'un nou- vel impôt qu'on voulait établir sur les vins. Montesquieu réussit momentanément à faire supprimer cet impôt, mais le fisc le remplaça bientôt après par un autre. Le goût de la littérature l'emportait chaque jour davantage chez Montesquieu sur les occu- pations arides que lui imposait sa charge. Le 3 avril 1716, il avait été nommé membre de l'Académie de Bordeaux, récemment créée. Il y lut quelques opuscules, entre autres une disser- tation sur la politique des Romains dans la religion. Enfin, en 1721, à l'âge de trente-deux ans, il publia les Lettres persanes. Le succès de ce livre fut prodigieux. Montes- quieu d'abord ne l'avoua pas, de sorte que la curiosité publique en fut d'autant plus excitée. La forme légère de l'ouvrage, les questions fort graves et fort sérieuses cependant qui y étaient agitées, tout concourait, à en faire l'objet de l'attention générale. Mais ce fut un bien plus grand étonnement quand on sut que ce livre, qui joignait aux grâces et au badinage d'un ro- man la liberté d'esprit d'un penseur indépendant et solitaire, était l'œuvre d'un magistrat ! Les impressions à ce sujet furent diverses, mais également vives. Dès ce moment les amis des idées nouvelles, les hommes dont les dernières années de la monarchie de Louis XIV avaient humilié et attristé le patriotisme, ceux qui aspi- raient à un ordre de choses plus conforme à la dignité humaine et aux véritables intérêts de l'Etat, et qui voulaient une réforme sérieuse dans la législation et dans le gouvernement, ceux-là comprirent que le nouvel écrivain ap- partiendrait à leur cause Par les mêmes motifs, le parti qui dominait à la cour, et qui dirigeait la politique du moment, déversa le blâme à profusion sur le magistrat étourdi et novateur, qui ne craignait 'pas de compromettre son nom et sa robe par d'irrévérencieuses critiques de la société et de la religion de son pays. Mais ce parti, tout-puissant dans les antichambres et dans les conseils de la couronne, n'avait en re- vanche aucune espèce de crédit sur l'opinon publique ; et telle était déjà la force désorgani- satrice et dissolvante du laisser-aller qui régnait partout, que la plupart des écrivains qui affi- chaient le plus hardiment l'esprit d'opposition trouvaient malgré cela des alliés fidèles et de chauds protecteurs parmi les membres les plus élevés et les plus considérables de l'aristocratie. Montesquieu d'ailleurs, par sa position person- nelle et par ses relations dans le monde et à la cour, était un personnage tout autrement impor- tant qu'un simple homme de lettres à son début. L'occasion se présenta bientôt de tirer parti de ces avantages : il le fit en homme habile et résolu. La mort de M. de Sacy laissait un fau- teuil vacant à l'Académie française ; il s'agissait de le donner à Montesquieu. Les ennemis de celui-ci inquiétèrent la piété du cardinal de Fleury, au point que le ministre écrivit à l'A- cadémie que jamais le roi ne donnerait son agrément à la nomination de l'auteur des Let- tres persanes. Ainsi motivée, l'exclusion de Mon- tesquieu devenait une injure, une injure d'au- tant plus vive et plus offensante, que sa position était plus élevée. Il le comprit parfaitement. Dès qu'il apprit cette décision, il se hâta de voir le ministre, et lui déclara que, s'il n'avait pas cru devoir tout d'abord avouer les Lettres persanes, du moins il était loin d'en rougir. Il termina en le priant de vouloir bien prendre lui-même personnellement connaissance du livre incriminé. Cette assurance, cette franchise plu- rent au vieux cardinal. 11 aimait peu à lire ; il MONT — 1128 — MON' parcourut légèrement l'ouvrage tant attaqué, et se laissa séduire. Voltaire prétend, non sans vraisemblance, que l'édition offerte par Montes- quieu au cardinal renfermait quelques cartons dans lesquels on avait adouci et corrigé les passages qui auraient pu paraître trop vifs. D'ailleurs les amis que Montesquieu avait à la cour, et en première ligne le maréchal d'Estrées, qui était lié avec lui d'une amitié toute parti- culière, le soutinrent chaleureusement. En défi- nitive, l'élection fut autorisée, et Montesquieu reçu à l'unanimité le 24 janvier 1728, sans qu'on osât trop, remarque spirituellement M. Vil- lemain, parler en le recevant de l'ouvrage même qui lui valait un titre si désiré. L'amour de l'étude et du travail était devenu chez Montesquieu une véritable passion que rien n'épuisa jamais. Deux ans avant d'entrer à l'Aca- démie, il avait vendu sa charge et s'était voué exclusivement aux lettres et à la philosophie. Comme Descartes, il sentit la nécessité de visiter les diverses nations de l'Europe pour s'initier de plus près à leurs idées, à leurs mœurs, et pour voir en action, pour ainsi dire, le mécanisme de leurs législations respectives. Sa réputation, qui devait plus tard s'élever si haut, l'avait déjà précédé partout, et partout il fut accueilli d'une manière digne de lui. Il se rendit d'abord à Vienne, où il vit souvent le prince Eugène. Il poussa son excursion jusqu'en Hongrie, et passa de là en Italie. A Venise, il eut occasion de voir et d'entretenir le célèbre Law, bien déchu alors de son ancienne splendeur, mais toujours en- thousiasmé de ses rêves financiers et de ses chimères économiques. Le commerce d'un pareil homme , dangereux peut-être pour un esprit médiocre ou faible, dut être pour la ferme et haute raison de Montesquieu un spectacle sin- gulièrement instructif, et lui suggérer plus d'une de ces réflexions fécondes qui abondent dans YEsprit des lois. A Rome, il se lia avec le car- dinal Corsini, depuis pape sous le nom de Clé- ment XII, et avec le cardinal de Polignac, l'auteur de Y Anti-Lucrèce. La vue des objets d'art qui encombrent les musées de Rome l'émut vivement. 11 s'en retourna par Gênes, et traversa la Suisse. De là il suivit les bords du Rhin et s'arrêta quelque temps en Hollande. A la Haye, il re- trouva lord Chesterfield, qu'il avait déjà connu à Venise, et qui lui proposa une place dans son yacht pour passer en Angleterre. Montesquieu accepta et s'embarqua le 31 octobre 1729. Cette fois il se trouvait au milieu d'une nation puis- sante par le commerce et par la politique, d'une nation où la loi seule était le maître absolu dont les commandements obtenaient le respect de tous. 11 y avait là matière pour une intelligence aussi éclairée, pour le futur auteur de YEsprit des lois, à de graves méditations. Aussi Montes- quieu ne se contenta-t-il pas de visiter l'Angle- terre comme il avait parcouru l'Allemagne ou l'Italie : il étudia profondément le génie de ce grand peuple, et surtout cette constitution poli- tique qui a élevé si haut le nom anglais. Il y resta deux années entières, entouré de la con- sidération la plus flatteuse de la part de ['aristo- cratie, et accueilli d'une manière éminemmenl bienveillante à la cour. La Société royale de Londres lui conféra le titre d'assi cié. Après ce long pèlerinage à l'étranger, Montes- 3uieu, riche d'observations de toutes* aortes, revint mi, sa patrie. L'Allemagne, disait-il, eat laite pour y voyager, l'Italie pour y Béjourner, l'An* re i r y penser, et l.i France pour y vivre. exprimant ainsi) sons la forme d'antithèses li - impressions générales qu'il avail gardées des divers pays «le l'Europe qu'il avait parcourus* On lui prête cet autre mot qui a un sens analogue ; « Quand je suis en France, disait-il, je fais amitié à tout le monde: en Angleterre, je n'en fais à personne ; en Italie, je fais des compliments à tout le monde; en Allemagne, je bois avec tout le monde. » Pendant les deux années qui suivirent son retour en France, Montesquieu vécut retiré au château de la Brède, où il mit la dernière main aux Con- sidérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, qui parurent en 1734. Cet ouvrage, le plus achevé qui soit sorti de sa plume, n'était, pour ainsi dire, qu'une partie détachée de celui qu'il préparait depuis de longues années, dont il avait fait le but de sa vie entière, et qu'il publia quatorze ans plus tard, en 1748, sous le titre de V Esprit des lois. Ce beau livre, le plus solide monument peut- être qu'ait produit la philosophie française au xviii8 siècle, avait occupé Montesquieu pendant plus de vingt ans. Avant de l'imprimer il crut devoir consulter Helvétius, qui était de ses amis intimes. Il lui envoya le manuscrit. Helvétius ne comprit rien à cette pensée vigoureuse qui s'exprime avec tant de calme, à cette modération dans les jugements qu'inspirait à Montesquieu une vue large et impartiale des plus grands événements de l'histoire. Sincèrement il crut que YEsprit des lois diminuerait la gloire de l'auteur des Lettres persanes, il s'en exprima franchement avec lui. Mais Montesquieu avait appris à avoir confiance en son génie. Loin de se sentir troublé des craintes que lui manifestait Helvétius, il ajouta au livre cette iière épigraphe : Prolem sine rnatre creatam! « Quand j'ai vu, dit-il à la fin de la préface, ce que tant de grands hommes en France, en Angleterre et en Allemagne, ont écrit avant moi, j'ai été dans l'admiration, mais je n'ai point perdu le courage : Et moi aussi je suis peintre ! ai-je dit avec le Corrége. » Cette noble confiance ne fut point trompée : le sentiment de sa force n'avait point égaré Mon- tesquieu. Dans quelques salons où les livres sérieux étaient mis à l'index, chez Mme du Def- fand, par exemple, on dit bien que le nouvel ouvrage était de l'esprit sur les lois, mais la nouveauté des aperçus, l'abundance des idées, la fermeté constante de ce style qui met si heu- reusement chaque pensée en relief, et par-dessus tout cette pénétration si heureuse du sens de la politique et de la législation de tous les peuples, tant anciens que modernes, dont Montesquieu trace en maints endroits un tableau si frappant, tout contribua, dans YEsprit des lois, a com- mander vivement l'admiration des hommes de goût et de savoir, de ceux qui, en définitive, dictent les arrêts de l'opinion publique. Le livre eut même un tel succès, que l'envie et l'esprit de parti se coalisèrent pour l'attaquer avec violence. Montesquieu, poussé à bout, écrivit la Défense de l'Esprit des lois, et ferma facilement la bouche à ses détracteurs et à ses adversaires. A dater de ce moment, sa gloire atteignit son apogée, et de Paris et de la France se répandit chez les nations étrangères. Un artiste attaché à la Monnaie de Londres, Dassier, vint même expiés à Paris en 1752 pour frapper si médaille. Afin d'échapper à la censure. l'Esprit des lois avait été imprimé à Genève, d'où il fut introduit facilement en France, en Angleterre et en Italie. En dix-huit mois on en lit vingt-deux éditions. A l'éternel honneur de ce grand homme, la gloire qu'il recueillit de la publication île ses ouvrages ne ['éblouit pas et ne modifia en rien les simples habitudes de sa vie. 11 aimait beau- coup Paris, où il était extrêmement recherché; mais il ne se plais ut pas moins à son château MONT — 1129 — MONT de la Brède, où il continua, jusqu'à sa mort, de se livrer à l'étude avec une ardeur qui ne se ralentit et ne se démentit jamais. Lie à Paris avec la plupart des gens de lettres, il évitait pourtant une trop grande intimité avec ce qu'on appelait le parti philosophique. L'affectation d'impiété ne plaisait pas à son esprit, auquel la réflexion et l'expérience avaient enseigné à apprécier la bienfaisante influence du christia- nisme et la puissance du sentiment religieux dans l'accomplissement des devoirs sociaux. Vol- taire, en particulier, était l'objet de son anti- pathie, et il le jugeait sévèrement. Il dit de lui dans ses pensées diverses : <• Voltaire n'écrira jamais une bonne histoire. Il est comme les moines, qui n'écrivent pas pour le sujet qu'ils traitent, mais pour la gloire de leur ordre. Vol- taire écrit pour son couvent. » Le mot est dur, d'autant plus dur qu'à un point de vue il est vrai. Voltaire, de son côté, ne le ménageait pas beaucoup. Toutefois ce merveilleux génie avait un sentiment trop vif de la beauté littéraire pour ne pas rendre justice de temps en temps à Mon- tesquieu. Ce lut lui qui dit cette belle parole sur YEsprit des lois: «Le genre humain avait perdu ses titres: M. de Montesquieu les a retrouvés et les lui a rendus. » *, Les travaux assidus auxquels il s'était condamné pour composer l'Esprit des lois avaient affaibli ses forces physiques. Il se plaignait lui-même que ses lectures continuelles lui eussent presque ôté la vue. « Il me semble, disait-il avec cette sérénité d'âme admirable qui ne l'abandonna pas un instant, que ce qu'il me reste encore de lumière n'est que l'aurore du jour où mes yeux se fermeront pour jamais. » Peu après une fièvre l'emporta, à Paris, après treize jours seulement de maladie. Dans ses derniers moments, pas une plainte, pas un mouvement d'impatience ne lui échappa. Il expira le 10 février 1735, à l'âge de soixante-six ans, entouré de ses meilleurs et de ses plus tendres amis. Montesquieu fut, de son propre aveu, un des hommes les plus heureux qui aient existé. Des facultés en parfait équilibre, des passions natu- rellement tempérées, nulle envie, nulle jalousie, nulle ambition, de l'indifférence pour ses dé- tracteurs, tel était le fond de son esprit et de son caractère. Il n'en fallait pas tant pour lui rendre la vie douce et facile. Dans le monde et dans la conversation, il savait être à l'occasion tour à tour sérieux ou piquant, grave ou enjoué. 11 disait lui-même qu'il n'avait jamais éprouvé de chagrins qu'une heure de lecture n'eût dis- sipés. On cite de lui des mots empreints de sel et de malice, mais son cœur y demeurait entière- ment étranger. Les paysans de la terre de la Brède éprouvèrent souvent sa bienfaisance, ainsi que beaucoup d'autres personnes. Mais de toutes les bonnes actions qu'il fit, aucune peut-être n'atteste d'une manière plus marquée jusqu'à quel point le bonheur de répandre des bienfaits, sans aucune autre pensée que de faire le bien, était le mobile qui le poussait à agir, que l'his- toire si connue et si célébrée de ce Marseillais, esclave de Tétouan, que la générosité de Mon- tesquieu racheta des fers. En vrai héros de la bienfaisance, Montesquieu, reconnu, un jour à Marseille, par le fils de cet homme, comme l'auteur de la délivrance de son père, persista à se dérober à la reconnaissance de cette famille. Ce ne fut qu'après sa mort qu'une note de dé- penses, oubliée dans ses papiers, mit sur la trace de ce beau trait, qui sans cela fut demeuré à jamais inconnu. La liste des ouvrages de Montesquieu n'est pas très-longue. Ses principaux écrits, les seuls dont nous ayons à nous occuper ici, sont les suivants : 1° Lettres persanes; 2° Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence ; 3° de l'Esprit des lois. A ce dernier ouvrage, et comme appendice, on peut joindre la Défense de l'Esprit des lois. Ses autres écrits, que nous nous bornerons à mentionner, sont : 1° Le Temple de Gnide; 2" ses Discours acadé- miques; 3° quelques fragments sur des questions de physique et d'histoire naturelle ; 4" le Dia- logue de Sylla et d'Eucrate, qui est une dépen- dance du livre sur la grandeur et la décadence des Romains ; 5° VEssai sur le goût, qu'il fit pour Y Encyclopédie, à la sollicitation de d'Alem- bert, et où il déploie une analyse psychologique souvent intéressante, mais étrangère aux grandes questions de l'esthétique; 6* Arsace et Ismènie, petit roman dans le genre oriental; 7° l'ébauche de l'éloge historique du maréchal de Berwick; 8° ses Pensées diverses, remarquables à plus d'un titre; 9° enfin ses Lettres familières, à plusieurs égards utiles et curieuses à consulter. Les Lettres pe7,sanes eurent, comme nous l'avons dit, un incroyable succès. Le ton dégagé avec le- quel l'auteur abordait sans préambule, et comme en passant, les plus graves questions, allait par- faitement à cette société blasée et affadie du xviii' siècle. Le style ferme, accentué, tranchait avec les écrits du temps. De plus, les malheurs de toute espèce qui étaient venus fondre, comme une effroyable tempête, sur le déclin du règne de Louis XIV, avaient habitué l'esprit public à la critique de tous les actes du gouvernement; et par la liberté, on peut même dire la demi-licence de ses allures, l'auteur des Lettres persanes ré- pondait à merveille à cette disposition générale de la société parisienne. On pressentait de tous côtés comme un souffle nouveau qui allait se lever sur la France ; tout ce qui semblait en harmonie avec ce besoin d'innovation et de cri- tique était par cela même bien accueilli. Ajoutons qu'à cette époque (1721) aucun des grands ou- vrages qui ont donné son caractère au xvme siècle n'avait encore paru. Les Lettres philosophiques de Voltaire, qui ont précédé la plupart de ses écrits en prose, et qui produisirent tant d'effet, ne virent elles-mêmes le jour qu'en 1733, qua- torze ans après la publication des Lettres per- sanes. Dans ce dernier écrit, malgré la frivolité du titre, il y a fréquemment des vues déjà dignes de l'auteur de YEsprit des lois, par la netteté, la profondeur et la nouveauté. Quelques passages où il traite avec une raillerie fort transparente certains dogmes du christianisme attestent encore la jeunesse de l'auteur, qui, plus tard, dans YEsprit des lois, sut rendre, en termes magnifi- ques, une éclatante justice à l'influence sociale de cette religion. Mais on peut déjà dans l'en- semble des Lettres persanes voir percer le génie ferme et éclatant dont elles étaient, en quelque sorte, la radieuse aurore. Les Considérations sur les causes de la gran- deur et de la décadence des Romains annoncè- rent toute la force, sinon toute la plénitude du génie politique de Montesquieu. La Fiance pos- sédait enfin son Machiavel. Quoique, dans ce livre, l'auteur suive pas à pas les différentes phases de la grandeur et de la décadence du peuple romain, ce n'est nullement une histoire, mais plutôt un traité en quelque sorte pratique de haute politique. Montesquieu n'écrit pas, comme on l'avait fait souvent avant lui sur le même sujet, pour le plaisir de raconter ou de disserter, pour plaire et séduire. Bien qu'en fait de style il soit, lui aussi, un grand artiste, son but est tout autre que celui de la plupart des MONT — 1130 — MONT historiens ou des hommes d'imagination. Il as- pire à mettre à la portée de tout le monde les secrets de la politique du plus grand peuple qui fut jamais, du plus vaste empire qui se soit formé des rivages de l'Atlantique aux plaines de l'Euphrate et du Tigre. C'était là ce qu'il y avait de neuf et d'attachant dans les Considérations. La netteté, la hardiesse des jugements, l'indé- pendance entière, simple et noble, de la pensée, étaient aussi comme autant de grands exemples et de grandes leçons que Montesquieu offre à ses contemporains. Les faits qu'il raconte, ou plutôt qu'il signale, ne sont pour lui que l'occa- sion de mettre en relief les causes qui les ont produits, les résultats auxquels ils ont abouti, et. bien qu'en apparen:e il ne s'agisse que du peuple romain, on reconnaît à chaque instant qu'il pense sans cesse à l'Europe et surtout à la France. De temps en temps, quelques mots vifs comme des éclairs ramènent inopinément l'at- tention vers l'époque moderne, vers les préoccu- fations du jour. On sent à chaque page que homme qui trace de si haut, et d'une façon si digne et si magistrale, les progrès ou le déclin de la politique romaine, regarde ce spectacle comme l'enseignement suprême des peuples et des rois. Dès le début du livre, il énonce ces aphorismes profonds et sévères qui sont le ca- ractère le plus marqué de son style. Celui-ci, par exemple, se trouve déjà dans le chapitre pre- mier, où il n'est pas seul : « Car, comme les hommes ont eu dans tous les temps les mêmes passions, les occasions qui produisent les grands changements sont différentes, mais les causes sont toujours les mêmes. » Son vaste coup d'ceil ne laisse rien échapper, soit qu'il s'agisse de démêler les fils les plus déliés de cette politique intérieure de Rome, où la lutte éternelle du patriciat et des classes populaires aboutit, après mille orages, au principat d'Auguste • soit qu'au contraire il veuille dévoiler l'action, tantôt ou- verte et audacieuse, tantôt habilement souter- raine, de ce sénat qui soumit successivement au joug d'une seule ville, d'abord tous les peuples de l'Italie, et bientôt tous les peuples du monde ; glorieuse assemblée, qui réalisa dans l'antiqui té lé dessein dans lequel échoua l'ambition du César moderne, et qui sut faire de la Méditerranée un simple lac romain. Dans le portrait des divers 'personnages qu'il met en scène, Montesquieu déploie une vigueur de pinceau, une puissance de coloris, qui rendent l'existence et la vie à ces physionomies anti- ques, ombres d'un univers écroulé. Ces grandes et majestueuses figures des Scipion et des Anni- bal, des Sylla et des Marius, des Pompée et des César, apparaissent là comme ranimées par un souffle créateur, vivantes une seconde fois de toute la puissance des idées et des passions qui ont jadis fait leur gloire, leurs vertus ou leurs crimes. Son langage étincelant et pittoresque les frappe en relief mieux que sur du bronze ou du !>re. Il ne les dessine pas: il les fait se mou- voir et agir. On les voit, on les entend, on lit dans le plus profond de leur âme. On a critiqué sur quelques points le savoir historique de Montesquieu. On l'a critiqué sur- in; i i Esprit 'les luis. Mais i e oui imp 1 ce dernier ouvrage, comme dans ]<■-. ( les causes de la grandeur ci de l'i décadence des Romains, ce u'esl pas l'érudi- tion de l'auteur, laquelle était pourtant, qui i qu'on en ait dit, fort considérable : ce son' jugements, ses aperçus, et par-dessus tout son esprit, essentiellement et prudemment novateur, parce qu'il 113 s'en rapporte qu'à lui-même des opinions qu'il doit se faire des hommes et des événements. Aussi sa pensée a-t-elle la grandeur d'aspects et l'élévation de Bossuct, avec quelque chose de plus simple, de moins pompeux et de moins oratoire, quelque chose enfin de plus positif qui sent son homme d'Etat. C'est plutôt la manière de Machiavel, avec l'étendue d'esprit qui manquait au Florentin, et en moins la mo- rale fausse et viciée du siècle des Borgia. Le Dialogue de Sylla cl d'Eucrate. qui est comme un appendice des Considérations, res- pire une sombre énergie, on ne sut quoi de froid, d'impitoyable et de farouche en même temps, qui a dû être l'àme môme de ce dicta- teur, qui ne recula devant aucune violence pour devenir le maître, et qui fut ensuite assez auda- cieux pour abdiquer, après tant de sanglantes victoires, en face et au milieu des familles de ses victimes. On sent respirer dans ces quelques pages comme un reflet des passions inexorables qui animaient les orgueilleux patriciens de la vieille Rome, patriotes à la fois égoïstes et fana- tiques, pour lesquels la patrie et les privilèges de leur ordre ne faisaient qu'un tout indivisible, au prix duquel le reste de l'univers n'était rien Qui sait ce que la vue du gouvernement mysté- rieux de Venise, le plus ancien gouvernement de l'Europe avant que la main de Bonaparte l'eût jeté par terre, qui sait, dis-je, ce que la vue de cette petite oligarchie, qui se perpétuait depuis tant de siècles, a pu fournir de lumières à Mon- tesquieu pour comprendre le génie profondé- ment politique et les passions de l'aristocratie romaine, si semblable à beaucoup d'égards à l'aristocratie anglaise, et dont il semblerait, que les plus secrètes archives, les plus intimes déli- bérations, ont été mises sous les yeux de l'au- teur des Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains ? Mais l'œuvre capitale du génie de Montes- quieu, c'est YEsprit des lois. Là on le retrouve tout entier avec l'élévation spéculative qui fait de lui un grand penseur, un philosophe émi- nent, et cette puissance de traduire ses idées en préceptes et en aphorismes législatifs qui le range au premier rang parmi les publicistes. Le Contrat social a été l'évangile politique de la révolution de 1789. V Esprit des lois a surtout inspiré et dirigé la pensée des hommes d'État français depuis la fin des guerres de l'Empire. Cela ne veut pas dire toutefois que le xvine siècle a vu avec indifférence l'Esprit des lois; mais l'esprit de tolérance, de modération, d'impartia- lité, qui y domine, n'était guère en rapport avec les passions de l'époque. 11 devançait de trois années seulement l'apparition des premiers volu- mes de V Encyclopédie. On peut juger par ce seul fait de l'état où il trouvait l'opinion. D'un côté, les^ défenseurs de la vieille monarchie, avec son cortège de lois féodales ; de l'autre, les pro- moteurs ardents d'innovations radicales : tels étaient les deux camps, de plus en plus ennemis l'un de l'autre, qui se partageaient la France. Les terribles événements qui, plus tard, devaient guérir, au prix de tant de ruines, les folles illu- sions de tout le monde, n'étaient alors soupçon- nés par personne : la guerre des pamphlet» était encore la seule qui alimentât cette lutte intes- tine. Les livres d'un tempérament éclectique, comme YEsprit des lois, s'adressaient à une sphère de sentiments > d'opinions trop désintéressées, pour agir efficacement sur le nt d'idées qui emportait et passionnait toutes les intelligences, la cour et la ville, Paris et la province. Mais si l'Esprit des l"i.< a 'excita pas l'émotion qu'avaienl causée les Lettres persanes, il mar- qua du moins, dans l'histoire (le la pensée hu- MONT 1131 — MONT marne, une des grandes dates du xvnie siècle. Comme la statue dont parle Bacon, qui, sans marcher elle-même, indique du doigt la route, l'Esprit des lois posait sous tous leurs aspects les problèmes politiques dont la solution préoc- cupait tout le inonde, tous ceux- du moins aux- quels l'avenir apparaissait incertain et couvert de sombres nuages. Il s'adressait aux hommes de raison et d'expérience, aux hommes d'État et aux penseurs. Il laissait dans l'ombre le côté idéal et purement métaphysique de la politique, et. par cette sagesse même, échappait aux en- traînements de la foule qui ne veut pas être éclairée, mais émue. C'est sans doute ce qu'en- trevit merveilleusement J. J. Rousseau lorsque, quatorze ans plus tard, il reprenait, dans le Contrat social, l'œuvre à peine ébauchée par Bodin et par La Boëtie, et versait sur le sujet le plus ardu et le plus délicat les torrents de sa dialectique enflammée. Moins réservé que Mon- tesquieu, amoureux jusqu'à l'excès de la popu- larité, Rousseau ne craignait pas de parler en ces tenibles matières le langage de la passion, et d'employer sans mesure les artifices irrésisti- bles d'une rhétorique consommée. Aussi Rousseau fit de nombreux disciples ; il créa véritablement une école et un parti dont la Déclaration des droits de l'homme fut l'expression et le drapeau. Montesquieu n'obtint que l'admiration des sages et des esprits cultivés, et l'Esprit de lois resta ignoré du peuple. Et cependant, chose triste à dire ! k sérénité même avec laquelle Montes- quieu résolvait les problèmes qu'il agitait mé- contenta ceux qui de son temps occupaient les avenues du pouvoir, ceux qui auraient dû se faire de ses idées un guide et un rempart tout à la fois. L'Esprit des lois fut violemment attaqué par les amis du vieil ordre de choses; les criti- ques et les commentaires, ou sots ou malveil- lants, affluèrent. Montesquieu subit sans rémis- sion les inconvénients de la grandeur, et l'auteur de l'Esprit des lois se résigna à écrire la Défense. Cette fois, enfin, les petites passions se turent. Pour bien apprécier un livre comme l'Esprit des lois, il faut se reporter à ce qu'était alors la science du droit et de la politique. On sait les travaux juridiques des grandes écoles de Bolo- gne, de Bourges et de Toulouse ; on se rappelle les réformes administratives et judiciaires de Louis XIV. A côté de ces faits, produits visibles de l'étude du droit, il faut placer le mouvement d'idées dû aux écrits de Bodin et de La Boëtie, de^ Machiavel, de Grotius et de Puffendorf, et même à ceux de l'abbé de Saint-Pierre et de d'Aguesseau. Dans tous ces travaux, dont quel- ques-uns sont si précieux, si admirables à plu- sieurs égards, ce qui se fait constamment re- gretter, ce qui manque toujours, c'est un point de vue général. La science des faits et des textes avait été poussée aux dernières limites de l'exac- titude ; elle était ce qu'avait dû la faire la mer- veilleuse érudition française du xvr3 siècle. Mais le principe générateur des législations, le fil conducteur qui seul pouvait expliquer tant de diversités et de contradictions parmi les lois, personne n'avait songé à le mettre en lumière, à le dégager de la multitude des arrêts et des ordonnances, à le faire surgir de la poussière des codes. Or, c'était de principes et de généra- lités surtout qu'avait soif le xvme siècle. Il y tendait d'autant plus, que jamais siècle ne poussa plus loin le mépris et le dédain de l'his- toire et de l'érudition. Sous ce rapport, il conti- nuait fidèlement Descartes et Pascal. La voie restait donc ouverte à Montesquieu. Sa manière de comprendre et d'éclairer le passé (non comme on l'avait fait trop souvent par le stérile récit des sièges et des batailles, mais par l'intelligence des institutions civiles et politi- ques) et son goût pour les formules sentencieu- ses et hardies lui rendaient la tâche plus facile qu'à tout autre. Tout, en un mot, l'avait préparé, sans toutefois que personne en particulier fût littéralement son précurseur. Avec la perspica- cité du génie, il vit le but, il le chercha, et il eut le droit de dire avec orgueil et avec vérité de son livre : Prolem sine maire creatarn. VEsprit des lois est divisé en trente et un livres, divisés eux-mêmes en un nombre variable de chapitres. En général, Montesquieu rapproche les divisions : c'est sans doute ce qui explique l'extrême brièveté de certains chapitres de l'Es- prit des lois qui forment à peine chacun un très-court alinéa. Le but de l'auteur, dans cet ouvrage, n'est point d'exposer un plan de gouvernement, ni un système de législation, ni la description d'une société idéale ; il ne songe à recommencer ni l'œuvre de Platon, ni celle d'Aristote, ni celle de Thomas Morus. Son but, à la fois spéculatif et pratique, est celui-ci : Étant donnée la nature humaine, avec ses conditions variables d'exis- tence dans le temps et dans l'espace, comment la diriger politiquement et civilement pour que les hommes soient le plus heureux possible et accomplissent le mieux leur destinée? Voilà en réalité, mais caché sous des formes de langage habilement et infiniment variées, le problème général qu'agite Montesquieu. On voit que, s'il a pu et s'il a dû profiter des travaux des grands philosophes et des grands politiques qui l'ont précède, son but est bien autrement étendu C'est là ce qui rend un exposé analytique de son livre si difficile à faire : car on est certain de laisser dans l'ombre quelque côté important d'un aussi vaste tableau. Les perspectives semblent s'y multiplier à mesure qu'on s'y arrête davan- tage; et les horizons, comme ceux de la mer, s'y élèvent et s'y succèdent à l'infini, à mesure qu'on s'imagine les atteindre et les toucher. Quoique la métaphysique pure soit absente de l'Esprit des lois, il était impossible à l'au- teur de ne pas signaler, au moins en quelques mots, les principes d'où il part, et qui sont im- pliqués dans tout le cours de l'ouvrage. C'est aussi par là qu'il débute. Le livre premier, inti- tulé Des lois en général, se divise en trois cha- pitres qui ont pour titre, le premier : Des lois dans les rapports qu'elles ont avec les divers êtres; le deuxième: Des lois de la nature; le troisième : Des lois positives. Dans le premier chapitre. Montesquieu donne des lois cette défi- nition célèbre : « Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ; et, dans ce sens, tous les êtres ont leurs lois : la Divinité a ses lois, le monde matériel a ses lois, les in- telligences supérieures à l'homme ont leurs lois, les bêtes ont leurs lois, l'homme a ses lois. » Partant de cette définition profonde qui exclut toute idée d'un fondement artificiel et arbitraire à l'établissement et à la conservation des socié- tés, Montesquieu pose, presque comme un fait évident de soi-même, l'existence de Dieu et le gouvernement de la Providence, « en vertu du- quel, dit-il (devançant presque dans les termes mêmes la célèbre formule de Hegel), chaque diversité est uniformité, chaque changement est constance. » Dans le chapitre second, il prend corps à corps la théorie de Hobbes sur l'état de nature, et la nie radicalement. Loin de supposer que les hommes, pour se réunir en société, aient eu besoin d'une délibération, d'un contrat explicite, il déclare, au contraire, que dans l'état MONT 1132 — MONT sauvage chaque homme sentant sa faiblesse, chacun aussi se sent inférieur, et à peine se sent-il égal; que, loin de chercher à s'attaquer, on se cherche pour se connaître, parce que le désir de vivre en société est un besoin de l'homme; que, par conséquent, l'état de paix est le premier moment de l'état social. Dans le troisième chapitre, il établit que les hommes perdent le sentiment de leur faiblesse sitôt qu*ils sont en société, que l'égalité de la crainte fait place au sentiment des passions diverses et inégales qui les excitent, et que c'est là ce qui donne lieu à l'état de guerre, lequeln'est ainsi qu'une conséquence de l'état de société, loin de lui servir de fondement. De là la nécessité des lois pour régler le droit politique et le droit civil, que Montesquieu ne sépare pas l'un de l'autre, et enfin pour régler le droit des gens: car « la loi, en général, est la raison humaine, en tant qu'elle gouverne tous les peuples de la terre; et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où s'applique cette raison humaine. » Il ajoute immédiatement, comme une conséquence de ce qu'il vient de dire : « Elles doivent être telle- ment propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c'est un très-grand hasard si celles d"une nation peuvent convenir à une autre. » Admirable réponse, par anticipation, à ces tris- tes hommes d "Etat qui croient que le passé peut servilement se refaire, et qui s'imaginent qu'on peut, à son gré, tailler un peuple sur le patron tantôt des Grecs et des Romains, tantôt de la société féodale du xne siècle, et tantôt de la so- ciété anglaise ou américaine; oubliant que le peuple qui cesse d'être lui-même, cesse bientôt de garder son individualité sur la carte du monde ! Telle est, pour ainsi dire, l'introduction de VEsprit des lois. Montesquieu y marque, avec la vigueur noble et élevée de langage qui lui est habituelle, ces deux vérités, très-contestées de son temps, sur lesquelles il croit que doit re- poser l'édifice social: 1° le principe que les lois doivent être conformes à la nature des choses ; et, partant, que les législations humaines ne doivent pas plus être arbitraires ni artificielles que les faits humains ou sociaux qu'elles ont mission de diriger et d'organiser ; 2U cet autre principe que, s'il y a de l'absolu au fond des choses; si, par conséquent, il doit y en avoir aussi dans les lois, pourtant il y a aussi de la variété, de la diversité ; que cette variété est assez grande pour empêcher que de bonnes lois, faites pour une nation, puissent convenir entiè- rement à une autre nation. Montesquieu s'éloi- gne ainsi, et d'un seul coup, par ce dernier principe, de tous les théoriciens de l'utopie et du radicalisme, pour lesquels les faits et les cir- constances particulières n'existent pas, et qui, considérant les individus et les peuples comme des unités abstraites, construisent des édifices, dans le genre du Contrat social, sans aucun rapport visible avec les conditions de l'espai du temps, et précipitent les imaginations popu- laires dans l'océan sans bornes «les chimères, dans le monde fantastique des rêves, au Lieu d'éclairer la voie si difficile et si étroite de la réalité, au lieu de préparer les éléments du progrès mesuré et durable. Il est permis de regretter que Montesquieu n'ait pas insisté davantage sur ces prim Îréliminaires. Jamais, sans doute, V Esprit des OÙ ne fût devenu un livre populaire, jamais il n'aurait eu la fortune du Contrat social ; niais peut-être, s'il eût mis dans une lumière plus éclatante encore l'opposition de son point de d< - part avec celui des utopies et des doctrines du radicalisme, Montesquieu aurait-il exercé une influence plus marquée et plus efficace sur les intelligences si nombreuses que la simplicité ap- parente des théories abstraites séduit toujours, et qui se tournèrent naturellement de la doc- trine de Hobbes à celle de J. J. Rousseau. Quoi qu'il en soit, après ce début, Montesquieu traite, dans le deuxième livre, des lois qui déri- vent de la nature du gouvernement. 11 distin- gue trois espèces de gouvernement, le républi- cain, le monarchique et le despotique. « Le gouvernement républicain est celui où le peuple en corps, ou seulement une partie du peuple, a la souveraine puissance ; le monarchique, celui où un seul gouverne, mais par des lois fixes et établies; au lieu que, dans le despotique, un seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et par ses caprices. » Il détermine en- suite en particulier le caractère essentiel des lois propres à chacune de ces espèces de gouver- nement, et indique à quel point de vue il faut se placer pour faire de bonnes lois politiques et civiles, sous la république, la monarchie, ou l'autocratie. « Le peuple, dans la démocratie, est à certains égards le monarque ; à certains au- tres, il est le sujet. La volonté du souverain y est le souverain lui-même. Les lois qui établis- sent le droit de suffrage sont donc fondamentales dans ce gouvernement. » Le peuple nomme ses magistrats : la publicité du scrutin est donc né- cessaire dans une démocratie. C'est l'inverse dans une république aristocratique, comme à Venise. L'aristocratie peut être un élément utile dans une république. Plus une aristocratie ap- prochera de la démocratie, plus elle sera par- faite ; elle le deviendra moins à mesure qu'elle approchera de la monarchie. Les pouvoirs intermédiaires, subordonnés et dépendants, constituent la nature du gouverne- ment monarchique, de celui où un seul gou- verne par des lois fondamentales; car s'il n'y a dans l'État, pour tout régir, que la volonté mo- mentanée et capricieuse d'un seul, rien ne peut être fixe, et, par conséquent, aucune loi n'est fondamentale. Le pouvoir intermédiaire le plus naturel est celui de la noblesse. Sans elle, on tombe dans le despotisme ou dans la démo- cratie. Le clergé, comme, institution politique, peut avoir une place utile dans une monarchie. Le gouvernement despotique, c'est l'État réduit à un seul homme, à sa capacité personnelle, avec ses chances de grandeur et de petitesse. La seule loi fondamentale d'un pareil Etat, c'est l'établissement d'un vizir. Passant ensuite, dans le livre troisième, à la discussion du principe des trois gouvernements, Montesquieu prétend « qu'il y a celte différence entre la nature du gouvernement et son prin- cipe, que sa nature est ce qui le fait être tel, et son principe, ce qui le fait agir. L'une est sa structure particulière, et l'autre les passions humaines qui le font mouvoir. » Dans l'Etat po- pulaire . la vertu est le principe fondamental Lorsque les lois ont cesse d'y être exécutées, conii! peut venir que de la corruption de la république, l'État est déjà perdu. Il faut également île la vertu dans le gouvernement aristocratique, quoiqu'elle y soit moins néces- saire. i>ms l'État monarchique, les luis tiennent l.i place de toutes les vertus républicaines. « Une action qui se fait suis bruit y est, en quelque façon, mus conséquence.... Dans la république, les crimes privés sont plus publies, c'est-à-dire choquent plus la constitution de l'État que les particuliers, et. dans les monarchies, les crimes publics sont plus privés, c'est-à-dire MONT — 1133 — MONT choquent plus les fortunes particulières que la constitution de l'État même.... L'honneur, c'est-à-dire le préjugé de chaque personne et de chaque condition, prend, dans la monarchie, la place de la vertu politique, et la représente par- tout. » Ce n'est point Vhonneur qui est le principe des États despotiques : les hommes y étant, tous égaux, on n'y peut se préférer aux autres; les hommes y étant tous esclaves, on n'y peut se préférer à rien. L'honneur se fait gloire de mé- priser la vie, et le despote n'a de force que parce qu'il peut l'ôter. Voilà pourquoi la crainte est le principe du gouvernement despotique. La vertu n'y est point nécessaire, et l'honneur y serait dangereux. L'homme n'y est qu'une créature qui obéit à une créature qui veut. Pour que l'État garde ses lois et demeure sta- ble, il faut que les citoyens y soient élevés con- formément à la nature même du gouvernement qui y est établi. De là la nécessité des lois sur l'éducation dont il est parlé dans le quatrième livre. Elles sont les premières que nous rece- vons. La principale éducation que les hommes reçoivent, Montesquieu le reconnaît d'ailleurs, ce n'est pas dans les maisons publiques où l'on instruit l'enfance, c'est lorsqu'ils entrent dans le monde. Cela est vrai surtout des monarchies, où l'honneur ne s'apprend que dans le monde. Dans les républiques, il faut que l'éducation, plus qu'ailleurs, inspire l'amour de la patrie. Car « ce n'est point le peuple naissant qui dégénère; il ne se perd que lorsque les hommes faits sont déjà corrompus. » Dans ce livre, et c'est ce qui en fait l'originalité, Montesquieu a pour but d'in- diquer, non ce qui fait l'homme vertueux, mais ce qui fait le bon citoyen, qu'il s'agisse d'une république ou d'une monarchie. Passant ensuite aux autres lois, il établit d'une manière générale dans le livre V que les lois doivent toutes être relatives au principe du gouvernement. Dans le suivant, il indique les conséquences des principes des divers gouver- nements , par rapport à la simplicité des lois civiles et criminelles, la forme des jugements et l'établissement des peines. 11 déploie dans ces deux livres, sur mille points très-impor- tants, une justesse et une étendue de pensée qui saisit d'admiration. Dans le livre VII, il montre les conséquences des différents principes des trois gouvernements, par rapport aux lois somptuaires, au luxe et à la condition des fem- mes. Il énonce, sur le premier point, des idées trop étroites, mais supérieures néanmoins aux vieilles théories contre le luxe. On sait qu'il a fallu les merveilles de l'industrie moderne pour réhabiliter l'usage des objets de luxe dans l'es- prit de beaucoup de gens. Comme conclusion des recherches précédentes, le livre VIII est consacré à l'examen des causes et des remèdes de la corruption des principes des trois gouver- nements. Ici reparaît avec force et avec un cer- tain éclat l'esprit de modération de Montesquieu. « Le principe de la démocratie se corrompt, dit- il, non-seulement lorsqu'on perd l'esprit d'éga- lité, mais encore quand on prend l'esprit d'éga- lité extrême, et que chacun veut être égal à ceux qu'il choisit pour lui commander. » Il dé- veloppe cette thèse et fait sentir admirablement la ligne qui sépare la liberté de la licence, la démocratie de la démagogie. Il montre à mer- veille que ce qui perd la monarchie, c'est l'affai- blissement des pouvoirs intermédiaires, affai- blissement qui conduit presque toujours à un gouvernement radical et absolu, tantôt mo- narchique et tantôt démocratique et démagogi- que. Quant au gouvernement despotique, son principe, dit Montesquieu, se corrompt sans cesse, parce qu'il est corrompu par sa nature. Comme on retrouve dans cette réflexion, aussi amère que méprisante, le dédain de l'homme qui a donné (livre V, ch. xm) du despotisme cette définition si éloquemment laconique : « Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l'arbre au pied, et cueillent Je fruit. Voilà le gouvernement des- potique. » Passant ensuite à un autre ordre d'idées, Mon- tesquieu s'occupe, dans le livre IX, des lois dans le rapport qu'elles ont avec la force défensive, et, dans le livre X, des lois dans le rapport qu'elles ont avec la force offensive. Il traite là, en passant, du droit de la guerre et du droit de conquête, et s'élève avec force contre le prétendu droit de réduire les vaincus en servitude. Le chapitre xiv, consacré à Alexandre, est un des plus beaux et des plus entraînants qu'il ait écrits. Les livres XI et XII ont pour objet les lois qui forment la liberté politique dans son rapport avec la constitution, et les lois qui forment la liberté politique dans son rapport avec le ci- toyen. Tout le monde sait les discussions auxquelles a donné lieu la définition de la liberté politique. Voici celle que propose Montesquieu (liv. XI, ch. m et iv) : « La liberté politique ne consiste point à faire ce que l'on veut. Dans un État, c'est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu'à pouvoir faire ce que l'on doit vouloir, et à n'être point con- traint de faire ce que l'on ne doit pas vouloir. La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent; et si un citoyen pouvait faire ce qu'elles défendent, il n'aurait plus de liberté, parce que les autres auraient tous de même ce pouvoir. » — « La démocratie et l'aristocratie ne sont point des États libres par leur nature. La liberté politique ne se trouve que dans les gou- vernements modérés, mais elle n'est pas tou- jours dans les États modérés : elle n'y est que lorsqu'on n'abuse pas du pouvoir; mais c'est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser : il va jusqu'à ce qu'il trouve des limiLes. Qui le dirait? la vertu même a besoin de limites ! » Au chapitre Ier du livre XII, il dit que le ci- toyen pourra être libre et la constitution ne l'être pas, et il montre, au chapitre n, que c'est de la bonté des lois criminelles que dépend principalement la liberté du citoyen. Le livre XIII, qui est comme un appendice des deux précédents, traite des rapports que la levée des tributs et la grandeur des revenus publics ont avec la liberté. Le livre XIV a pour objet la célèbre question des lois dans le rapport qu'elles ont avec la nature du climat. Malgré le ton ab- solu de quelques phrases, nous n'avons pas be- soin de dire qu'ici Montesquieu ne donne nulle- ment lieu au reproche de matérialisme qui lui fut adressé par quelques critiques plus passion- nés et plus malveillants qu'éclairés. Il continue dans les livres XV, XVI, XVII et XVIII, de dis- cuter l'influence du climat et du terrain sur les lois qui régissent l'esclavage civil, l'escla- vage domestique et la servitude politique. Le chapitre v du livre XV, sur l'esclavage des nè- gres, est un chef-d'œuvre d'ironie : il est impos- sible de stigmatiser avec une indignation plus amère et plus dédaigneuse la doctrine des parti- sans de l'esclavage des noirs. Les livres XIX, XX, XXI, XXII et XXIII trai- tent des lois dans le rapport qu'elles ont avec les principes qui forment l'esprit général, les MONT — 1134 — MONT mœurs et les manières d'une nation, le com- merce, la monnaie et le nombre des habitants. Tout n'est pas irréprochable dans les théories économiques de Montesquieu, il s'en faut ; mais, quand on se rapporte à l'époque où il publia l'Esprit des lois, on est étonné de la force avec laquelle il sut secouer un grand nombre de pré- jugés fort enracinés au milieu du xvmc siècle, et qui avaient presque la valeur d'axiomes. Sur ce point comme sur tout le reste, sa liberté d'esprit est entière; et, s'il se trompe quelque- fois, le plus souvent ses idées sont fort en avant de celles de ses contemporains. Ce qu'il dit du commerce et de son importance dans la vie d'une grande nation, du respect qui est dû à ses intérêts, n'était ni sans valeur ni sans nouveauté à cette époque de préjugés aristocratiques. Le livre XXIV a pour objet les lois dans le rapport qu'elles ont avec la religion établie dans chaque pays, considérée dans ses prati- ques et en elle-même. Il y examine les diverses religions par rapport au bien que l'on en peut tirer dans l'état civil et politique. Il pose par- faitement le problème politique de l'utilité des religions en ces termes: « La question n'est pas de savoir s'il vaudrait mieux qu'un certain homme ou un certain peuple n'eût point de reli- gion, que d'abuser de celle qu'il a; mais de sa- voir quel est le moindre mal, que l'on abuse quelquefois de la religion, ou qu'il n'y en ait point du tout parmi les hommes. » La question ainsi posée est résolue par les enseignements de l'histoire. Il est curieux de rapprocher cette opinion de l'auteur des Lettres persanes, mûri par l'étude, par l'âge et par l'expérience, des attaques multipliées dont les religions en géné- ral, et le christianisme en particulier, étaient alors l'objet de la part de presque tous les écri- vains du temps. Personne assurément ne peut mettre en doute l'indépendance entière de pen- sée de Montesquieu. Cette partie de Y Esprit des lois atteste combien cette haute intelligence sa- vait, à l'occasion, se dégager de toutes les min- ces préoccupations du jour, et se défendre même des plus communes passions de son siècle. C'est dans le livre XXIV (ch. m) que, développant les avantages de la religion chrétienne pour fonder et soutenir un gouvernement modéré, il s'écrie : «Chose admirable! la religion chrétienne, qui ne semble avoir d'autre objet que la félicité de l'autre vie, fait encore notre bonheur dans celle- ci. » On comprend alors pourquoi l'homme qui a tracé ces lignes eut peu de sympathie pour les encyclopédistes; et comment, tout en restant, dans toute l'acception du mot, libre penseur, il ne voulut jamais asservir sa plume ni ses idées au joug de ce qu'on nommait le parti phi- losophique; dont Voltaire s'appelait le patriar- che. Le livre XXV, intitulé Des lois dans le rapport Qu'elles ont avec l'établissement de, la religion de cli C: 1>~« ..nul .-.iit-ï mêmes droits avec nos besoins, 1° Les devoirs particuliers de l'homme envers lui-même sont nécessairement subordonnés à sa fin générale, c'est-à-dire à la réalisation de l'or- dre et de la perfection dans l'humanité. Notre fin générale ne pouvant se traduire en loi ou en obligation sans la liberté, la conservation d'a- bord et ensuite le développement de cette faculté deviennent le premier précepte de la morale individuelle. La liberté, à son tour, ne pouvant pas exister en nous sans la raison, conserver et développer notre raison, exercer notre àme aux nobles sentiments sans lesquels la raison ne suf- fit pas toujours, tel est le second devoir de l'homme envers lui-même. Enfin, l'homme n'est pas un pur esprit, c'est un esprit uni à un corps, ou, comme on l'a dit, une intelligence servie par des organes, inlelleclus oui famulalur corpus. La raison, la liberté, la sensibilité dépassent cer- tainement les besoins et les conditions de la vie ; mais elles nous sont données avec elle et en dépendent sous beaucoup de rapports. Nous sommes donc obligés, à moins que le but même pour lequel elle nous a été accordée n'en exige le sacrifice, à moins que nous ne puissions la garder qu'au prix de l'injustice ou de l'infamie, nous sommes obligés de veiller à la conservation de notre vie, de la protéger contre les souf- frances ou les besoins qui la pourraient trou- bler ; bien plus, il nous est commandé de recher- cher tous les biens matériels qui peuvent aider à notre perfectionnement intellectuel et moral. Tel est le troisième devoir que nous avons à remplir envers nous ; et dans ce devoir est con- tenue la condamnation formelle du suicide. Celui qui se donne la mort pour se soustraire à la douleur, ou qui se jette au-devant d'elle dans des excès insensés, celui-là méconnaît le but de L'existence, il se met en révolte contre toutes les lois de la morale en les niant dans leur prin- cipe. Chacune des obligations que nous venons d'é- noncer étant une conséquence rigoureuse de la loi suprême de nos actions, une condition lue de l'ordre moral, apporte avec elle un droil de même nature, un droit imprescriptible el inaliénable, c'est-à-dire que rien ne peut nous faire perdre, tant que nous l'exerçons dans les limites du devoir qui le donne, et auquel nous n'avons pas la faculté de renoncer nous-mêmes. Du devoir qui nous commande de conserver et de développer notre libre arbitre, résulte pour nous le droit d'agir en toute occasion comme une personne morale, c'est-à-dire suivant notre conscience. Du devoir qui nous commande de cultiver et de développer notre raison et, subsidiairement, les autres facultés de notre esprit, résulte pour nous le droit de faire ce qui est en notre pou- voir pour nous instruire, ou, pour parler le lan- gage de nos législations modernes, la liberté de penser. Mais comme la pensée est par elle-même à l'abri de toute violence, et que, d'un autre côté, notre intelligence ne peut se développer qu'en entrant en communication avec celle de nos semblables, il est bien entendu que la liberté de penser signifie la liberté de la discussion et de la parole. Du devoir qui nous commande de veiller à notre conservation, naît le droit qui nous protège contre le meurtre et la violence, ou l'inviolabi- lité de la vie humaine. Tels sont les droits principaux, mais non tous les droits attachés à notre nature. Dans la liberté de conscience, ou la possession de ma personne morale, se trouve nécessairement comprise la liberté individuelle, ou la possession de mes mouvements et de mes forces physiques, ce que la loi anglaise appelle si justement ïhabeas cor- pus : car ce n'est pas assez de n'être pas con- traint à faire ce que la conscience me défend, il faut encore que j'aie la faculté d'exécuter tout ce qu'elle me commande, ou que je m'appar- tienne sans restriction. Aussi l'esclavage est-il le plus grand de tous les crimes : car il n'at- teint pas seulement le corps comme le meurtre, il a pour effet la destruction de l'âme. La liberté individuelle, ou la condamnation de l'esclavage, apporte avec elle, d'une manière non moins nécessaire, le droit de propriété : car qu'est-ce qu'un esclave, sinon celui qui ne peut rien posséder en propre û4 qui voit passer à des mains étrangères tous les fruits de son activité"? Comment me figurer que je suis libre, quand je ne puis disposer des choses que je me suis assi- milées par le travail, que j'ai créées par ma vo- lonté, par mon génie, et qui sont en quelque manière une extension de ma personne ; ou quand je n'ai en mon pouvoir aucun des moyens nécessaires pour pourvoir à mon entretien et pour développer mes facultés? Enfin, si rien ne m'appartient, et, par conséquent, si je n'ai rien à donner, que devient le principe du sacrifice et de l'amour, si nécessaire à l'humanité? 2° Nous venons d'exposer rapidement les de- voirs et les droits de l'individu; mais il nefaut pas confondre l'individu avec l'homme isolé, ou la réalité avec la chimère. L'homme isolé, ou, comme on disait au xvma siècle, l'homme de la nature, n'a jamais existé. Le seul état dans le- quel nous puissions naître et vivre, développer nos facultés, acquérir le sentiment de notre di- gnité morale, par conséquent le seul état naturel du genre humain, c'est la suciété; et le premier degré ou la première forme de la société, c'est la famille. Le principal rôle dans la famille appartient à l'amour. C'est à son foyer qu'on voit .éclore ces affections tendres et désintéressées qui servent de terme de comparaison aux dévouements les plus généreux du cœur humain, et qui, sortant ensuite du cercle où ils ont pris naissance, s'é- tendent par degrés à la patrie, à L'humanité, à Dieu lui-même. Aussi longtemps, en effet, (fM MORA — 1141 — MORA l'amour en est absent ou qu'il n'y tient pas la première place, la famille n'est pas véritable- ment constituée, et ce que nous prenons pour elle est un asservissement plus ou moins com- plet du sexe et de l'âge le plus faible au plus fort. Tel fut son caractère dans l'antiquité. Aus- sitôt que l'amour vient à l'abandonner, et que l'intérêt, la vanité ou quelque autre principe s'est substitué dans son sein aux sentiments de la nature, on peut la regarder comme dissoute. Cependant il faut bien aussi y admettre le de- voir, source unique du droit, règle suprême de toutes nos actions, et hors duquel l'amour n'est qu'une passion sans dignité, sans durée et sans but. On distingue dans la famille deux sortes de devoirs, et. par conséquent, deux sortes de droits : ceux qui regardent les époux et ceux qui concernent les parents et les enfants. Il est défendu à la personne humaine, quelles que soient sa misère et sa faiblesse, de se dégrader au rang d'une chose, de se dépouiller de son être moral pour servir uniquement aux plaisirs et aux passions de ses semblables. Pour la même rai- son, il est défendu aux autres de la réduire à cette condition, soit par la séduction, soit par la force, ou de l'y maintenir quand elle y est déjà. Donc un homme et une femme ne peuvent ap- partenir l'un à l'autre que sous la condition de substituer, dans leurs relations mutuelles, l'éga- lité morale, ou la réciprocité parfaite des droits et des devoirs, à l'inégalité naturelle qui existe entre eux. Cette réciprocité parfaite ne peut se réaliser qu'au moyen d'un contrat par lequel l'homme et la femme s'engagent à mettre en commun, pour toute la durA» de leur ^o, leurs âmes et leurs corps, leurs V0i. . .eurs per- sonnes. Tel est le principe sur lequel repose la société conjugale et d'où découlent les obliga- tions réciproques des époux. Celles des parents envers leurs enfants dérivent du même principe, c'est-à-dire de la dignité absolue de la nature humaine. En effet, l'homme serait ravalé au rang d'une chose si l'on pouvait, sous les seules con- ditions de la volupté et de l'instinct, lui donner la vie sans être attaché à lui par aucun lien, sans penser à ce qu'il deviendra un instant après sa naissance. Appeler à l'existence un être humain, c'est donc se charger de son éducation, c'est prendre l'engagement d'être sa providence, d'écarter de lui la souffrance, le besoin, de dé- velopper les forces de son corps et les facultés de son esprit, jusqu'à l'heure où il pourra, phy- siquement et moralement, se suffire à lui-même. Ce devoir des parents envers leurs enfants est aussi la source de leurs droits, c'est-à-dire de l'autorité paternelle, naturellement limitée par le principe d'où elle dérive, c'est-à-dire par les besoins de l'éducation. (Pour plus de détails, voy. Famille.) 3° C'est sous l'égide sacrée de la famille que nous sommes appelés et préparés à la vie, à la vie morale aussi bien qu'à la vie physique: mais il faut une institution plus puissante et plus vaste pour nous en assurer la puissance et nous fournir les moyens d'en atteindre le but, en appuyant la justice par la force, et en plaçant les droits, la liberté de chacun, sous la sauve- garde de tous. Celte institution, c'est la société civile ou l'État. La société est un fait avant d'être constituée en droit, et cela se comprend aisément, puis- qu'elle n'est pas moins nécessaire à notre exis- tence physique qu'à notre existence morale. Montrer comment elle a commencé et s'est dé- veloppée peu à peu, sous l'empire de quelles circonstances et par quelle suite de révolutions se sont formés la plupart des peuples, c'est la tâche de l'historien, de L'historien philosophe; le moraliste ne s'occupe que du but général que la société doit chercher à atteindre, et des principes par lesquels se mesurent tous ses pro- grès, auxquels doivent se conformer toutes ses lois, sans distinction de la forme sous laquelle elles sont promulguées. 11 n'est pas besoin, en effet, de démontrer que s'il y a des règles éter- nelles du bien et du mal, s'il y a des droits et des devoirs reconnus par la cons:ience, la vo- lonté de tous est obligée de s'y soumettre comme celle d'un seul, et que toute loi n'est pas juste par cela seul qu'elle émane du plus grand nombre. Le but de la société, et par conséquent son premier devoir, est d'assurer à chacun de ses membres les droits qui résultent de notre na- ture morale, et qui ont pour caractère d'être exigibles par la contrainte, en vertu de cet axiome : « Contre le droit il n'y a pas de droit. » La société, en cela, est soumise à la même loi que l'individu, car le premier devoir qui lie en- tre eux tous les hommes, est de respecter, les uns dans les autres, les droits qui appartiennent à tous. Mais c'est en vain, comme nous l'avons déjà fait remarquer, que la société voudra assu- rer à chacun de ses membres la jouissance de ses droits si elle ne le met pas en état de con- naître ses devoirs, si elle ne lui aide pas à dé- velopper ses facultés, et ne met pas à sa portée, autant que cela est possible, les moyens d'at- teindre le but de son existence. Il est donc im- possible que l'action de la société soit purement négative ou se borne à la répression du mal : il faut aussi qu'elle poursuive un but positif, et que, dans la mesure où elle le peut, sans étouf- fer la liberté, elle s'applique à la réalisation du bien. En un mot, le droit ne suffit pas pour ser- vir de base à l'ordre social ; le droit lui-même ne saurait subsister si on ne lui donne pour auxiliaire l'amour, ou, comme on voudra l'appe- ler, l'humanité, la charité. La société une fois reconnue l'unique sauve- garde de notre existence physique et morale, le seul état où l'homme puisse atteindre sa desti- née, il est évident que tous les droits dont elle nous garantit l'usage et toutes les institutions qu'elle renferme dans son sein doivent être su- bordonnés aux conditions de sa sécurité et de sa durée. De là résulte pour l'État un droit de sur- veillance pour tout ce qui peut avoir une action publique, sur tout ce qui exerce une influence réelle, soit sur la société tout entière, soit sur une partie de la société, comme l'enseignement, la religion, l'exercice de certaines professions et les associations de toute nature. Une institu- tion publique ou une association affranchie de cette loi jouirait, non de la liberté, mais de la souveraineté; elle serait un État dans l'État. Mais puisque, comme nous venons de le dé- montrer, l'on ne peut séparer la répression du mal de la réalisation du bien, il est aussi dans les droits de l'État d'agir directement, par ; l'exemple ou la persuasion, sur les idées, sur les sentiments et sur le bien-être des citoyens. Il faut ici se mettre en garde contre deux excès , également funestes: ce faux libéralisme qui voudrait réduire le gouvernement ou l'action de la société aux étroites proportions de la po- lice, et ces dangereuses utopies qui tendent à anéantir l'individu au profit de l'Etat. L'État, dont nous venons d'indiquer les de- voirs et les droits, c'est la totalité des citoyens ou la société tout entière. Or, la société tout entière ne peut pas agir par elle-même sur chacun de ses membres, et, si l'on peut s'expri- MORA — 1142 MORA mer ainsi, intervenir en personne pour la dé- fense de ses intérêts ou de ses droits. Il faut donc qu'il existe, sous toutes les formes de gouvernement possibles, des individus ou des corps qui exercent, près des simples citoyens, les droits de la nation tout entière, et se trou- vent, par là même, investis de toute sa puis- sance : ce sont ces intermédiaires entre le corps social et les différents éléments dont il se com- pose qui forment ce qu'on appelle les pouvoirs publics. Il n'y a donc de pouvoir légitime que celui qui s'exerce au nom et dans l'intérêt de la so- ciété, par conséquent, qui tient de la société elle-même ses titres et son mandat. On distin- gue généralement trois pouvoirs dans l'État : le pouvoir législatif qui fait les lois; le pouvoir exécutif qui a pour mission de les faire obser- ver dans leur ensemble et par la société tout entière ; enfin le pouvoir judiciaire qui les ap- plique à tous les cas particuliers, qui en est l'interprète dans les affaires litigieuses. Pour remplir leur destination respective, il faut que ces trois pouvoirs demeurent parfaitement dis- tincts ; les réunir, c'est les détruire au profit du despotisme. De la nature de ces divers pouvoirs on déduit sans peine leurs devoirs et leurs droits ; et de la constitution générale de la société, du but qui lui est proposé, des conditions de son existence, découlent les devoirs des citoyens envers l'État. Ces devoirs peuvent se résumer en un seul: le défendre et le servir par tous les moyens en no- tre pouvoir, même au prix de notre vie, car nous lui appartenons tout entiers avant d'appar- tenir à la famille et à nous-mêmes. (Pour plus de détails, voy. État.) 4° L'État une fois constitué, il devient une personne morale qui a ses devoirs, ses droits et sa responsabilité : car, comment mettre en doute un seul instant que ce qui est juste ou injuste pour chacun de nous ne le soit pas pour la so- ciété entière ou pour le gouvernement qui agit en son nom? Comment supposer qu'en agissant au nom de la société, nous cessons par cela même d'être libres et responsables ? Les rapports d'un État à un autre sont donc soumis aux mê- mes lois, relèvent des mêmes principes que ceux qui existent entre les individus. Ces lois, comme nous l'avons dit, conservent leur empire jus- qu'au milieu de la guerre: car alors même qu'une nation est condamnée à prendre les ar- mes pour faire respecter son indépendance ou pour toute autre cause non moins légitime, elle reste toujours soumise à des règles de justice, de bonne foi et d'humanité, qu'elle ne saurait violer sans se couvrir d'infamie. Mais des na- tions civilisées ne peuvent pas vivre dans l'iso- lement, attendant pour se défendre qu'on vienne les attaquer chez elles, et ne portant aucun in- térêt à ce qui se passe hors de leur sein ; pour conserver son indépendance, il faut que chacune d'elles veille à celle des autres, que les plus faibles s'unissent contre les plus fortes, que les plus fortes protègent les plus faibles; enfin que toutes ensemble, tant pour se protéger récipro- quement que pour échanger les fruits de leurs génies, de leurs industries, de leurs territoires respectifs, se réunissent dans une société plus générale, sans abdiquer leur ei opre. C'est vers ce but, déjà à moitié réalisé par les congrès diplomatiques et la similitude des gou- vernements européens, que tendent de plus en plus les efforts de l'humanité. (V<>y. Destinés HUMAINS.) III. En montrant quels sont les principes et les véritables problèmes de la morale, nous avons jugé d'avance les systèmes par lesquels cette science est aujourd'hui représentée dans l'histoire de la philosophie. D'abord la plupart de ces systèmes ne s'occupent guère que des de- voirs de l'homme et gardent le silence sur ses droits. Aussi a-t-on essayé, pour combler cette lacune, de former à côté de la morale une autre science qu'on a appelée du nom de droit naturel. Mais cette distinction est tout à fait vaine, car ce qui est un droit pour moi est un devoir pour mes semblables, et réciproquement; les uns ne peuvent rien exiger que les autres ne soient obligés d'accorder. La loi morale est indivisible de sa nature, et l'on ne réussira à la compren- dre qu'en l'étudiant à la fois sous ses deux faces. Un autre reproche qu'on peut adresser à la plu- part des systèmes de morale, et surtout à l'en- seignement de la morale tel qu'il existe dans nos écoles, c'est qu'ils ne s'appliquent qu'à l'homme considéré d'une manière abstraite, et semblent oublier la société, ou du moins les in- stitutions sans lesquelles la société elle-même serait une pure abstraction : par exemple, la fa- mille et l'Etat. Qu'est-il arrivé de là? C'est qu'à côté ou en opposition de la morale des philoso- phes exclusivement occupés de l'homme, et ac- cusés pour cette raison d'aberration et d'impuis- sance, on a eu la prétention d'élever une autre science ayant pour unique objet la société, et désignée sous le nom de socialisme. Mais s'il est difficile de se faire une idée exacte des devoirs, des droits et des facultés de la nature humaine, lorsqu'on ne les suit pas dans leur réalisation et leur développement à travers les institutions so- ciales, c'est une entreprise tout à fait impossi- ble de vouloir, même en théorie, organiser la société quand on ne connaît pas l'homme en lui-même, lorsqu'on n'a jamais essayé de lire dans sa conscience. C'est à la môme science, c'est-à-dire à la morale, qu'il appartient d'étu- dier à la fois les lois de l'individu et les fonde- ments sur lesquels repose la société. C'est pour avoir méconnu cette vérité que la morale exerce encore si peu d'influence sur les opinions politi- ques, et que celles-ci, dépourvues de toute base solide, atteignent souvent jusqu'aux dernières limites de la violence et du délire. Ce que nous disons de la politique proprement dite est vrai aussi, dans une certaine mesure, de l'économie politique, à laquelle le philosophe, le moraliste ne sauraient rester étrangers: car il existe une étroite relation entre le bien-être matériel de la société et son développement moral ; chacune des lois de la conscience, et par conséquent chacun des efforts que nous avons faits pour nous en rapprocher, comme chacune des er- reurs ou des passions qui nous en éloignent, a des conséquences inévitables dans la sphère de nos intérêts. Enfin les systèmes de morale sont tombés dans la même faute que les systèmes de métaphysique, et, en général, que toutes les œuvres de la réflexion humaine. Au lieu d'em- brasser dans un seul tout les divers éléments de notre conscience, ou les mobiles si variés de notre activité, et de les coordonner sans les con- fondre sous la loi supérieure du devoir, ils en ont fait, en quelque sorte, le partage entre eux, et les ont montres, par une analyse partiale et exclusive, comme autant de principes inconcilia- bles. Pour rester convaincu de ce lait, il ne faut pas ud Kr'""l effort de raisonnement ni d'érudi- tion: il suffit d'énumérer simplement les opi- nions les pins célèbres que les philosophes ont produites jusqu'à présent sur le sujet qui nous occupe. Les principes les plus généraux de nos déter- minations, ou les sources premières d'où décou- MORA — 1143 — MORA lent tous nos actes, sont les sens, le sentiment, la raison. De là trois grandes écoles de morale, l'école égoïste, l'école sentimentale et l'école rationnelle, dont chacune, à son tour, se par- tage en plusieurs autres. Ainsi, même en ne re- connaissant d'autre règle que l'intérêt ou le bien-être des sens, on peut suivre deux voies opposées: la passion ou le calcul, l'appétit bru- tal ou le plaisir raffiné. Aussi la morale égoïste a-t-elle produit également le système d'Aristippe et celui d'Épicure, la doctrine de Hobbes, d'Hel- vétius, de Bentham, ou ce qu'on appelait dans le dernier siècle l'intérêt bien entendu, et ces théories plus modernes qui érigent en loi sou- veraine de l'individu et de la société l'attrac- tion, c'est-à-dire l'instinct, l'appétit, la passion aveugle. Le sentiment aussi intervient dans les actions et dans les jugements de l'homme sous plusieurs formes différentes. Il y a d'abord ce fait général par lequel nous nous associons à tout ce qu'éprouvent nos semblables et qui nous rend capables d'apprécier leurs souffrances : c'est la sympathie, considérée par Adam Smith comme l'unique fondement de la morale. 11 existe en nous, indépendamment de la sympa- thie, un penchant plus actif qui nous porte à rechercher le bien de nos semblables sans aucun retour intéressé sur nous-mêmes, et sans dis- tinction des rapports qu'ils peuvent avoir avec nous : c'est le sentiment de la bienveillance, sur lequel se fonde la morale de Shaftesbury. Mais l'homme n'est pas seulement bienveillant pour ses semblables, il éprouve l'irrésistible besoin de passer sa vie au milieu d'eux, de jouir de leur présence et de leur commerce* en un mot, il se sent né pour la société, et c'est de ce seul fait que Pufendorf fait découler tous ses droits et tous ses devoirs. D'autres, jetant sur la nature humaine un regard plus profond, y ont aperçu une disposition naturelle et comme un instinct d'un ordre supérieur qui l'entraîne vers le bien, qui la détourne du mal et lui apprend à discer- ner l'un et l'autre sans aucun effort d'intelli- gence : c'est le sentiment moral, dont Hutche- son a fait le seul juge de nos actions et le principe exclusif de son système. Enfin, tout sentiment qui nous élève au-dessus de nous- mêmes peut être regardé, à juste titre, comme une expression particulière de l'amour, et tout amour peut être ramené à sa source, c'est-à-dire à celui qui vient de Dieu et qui retourne à Dieu, dans lequel toutes les créatures sont en- traînées vers lui dès qu'elles ont une âme. Ce sentiment, qu'on rencontre déjà chez Platon, sert particulièrement de base à la morale de Malebranche. Des divisions tout à fait sembla- bles existent dans l'école rationnelle. Ainsi, se- lon les uns, la loi que la raison impose à nos actions n'est pas autre chose que le devoir, et ne sort pas des limites de la conscience ou de l'or- dre moral : c'est le système des stoïciens moder- nes, de Kant, de Price, et, à quelques égards^ de l'école écossaise. Selon les autres, cette loi qui commande à la conscience de tout être rai- sonnable et libre, c'est la même qui gouverne le monde, c'est l'ordre universel et immuable de la nature : telle était la conviction des stoïciens anciens. Elle a beaucoup de ressemblance avec celle de Clarke et de Montesquieu, qui préten- daient, eux aussi, que faire le bien c'est agir conformément à la nature, et que les lois, c'est- à-dire les règles que nous devons suivre, « sont les rapports nécessaires qui dérivent de la na- ture des choses. » Dans l'opinion de quelques- uns, l'idée de bien se résout dans celle de per- fection, c'est-à-dire dans le développement com- plet des facultés qui ont été données à chaque être, et dans le concours harmonieux de tous ces êtres ensemble : c'est la doctrine de Leibniz et de Wolf ; et si l'on pousse l'idée de la perfec- tion jusqu'à ses dernières conséquences, on ar- rive à cette proposition de Platon, que le bien c'est Dieu lui-même ; qu'imiter Dieu autant que cela est donné à l'homme, doit être le dernier terme de nos efforts. Ne nous plaignons pas de cette diversité de systèmes : elle a servi, s'il est permis de s'exprimer ainsi, à diriger la lumière de l'analyse sur tous les points de la conscience humaine, sur toutes les faces de l'ordre moral. Mais il est temps qu'à l'analyse succède la syn- thèse, et que la philosophie, mettant un terme à ses guerres intestines, tourne au profit de l'humanité les forces qu'elle dirigeait contre elle-même. Au reste, le même spectacle que nous présente l'histoire particulière de la philosophie, s'offre à nous, avec des proportions plus vastes et des divisions plus frappantes, dans l'histoire générale de la civilisation. Quelles sont, en effet, les grandes époques que, sans aucune préoccupa- tion systématique, on est forcé de distinguer dans le développement moral et religieux du genre humain? Elles sont au nombre de trois : le règne de la philosophie ancienne, dont les résultats pratiques se résument dans le stoï- cisme et le droit romain ; la domination du chris- tianisme, et la révolution française. Eh bien, il est évident que chacune de ces trois périodes représente plus particulièrement un des prin- cipes essentiels sur lesquels repose toute la mo- rale. Le stoïcisme et la législation romaine ont transporté, du domaine de la spéculation dans l'ordre civil, le principe universel du droit, qui, comme nous l'avons démontré, est le même que celui du devoir. Le christianisme, sans nier le droit, sans attaquer même les fausses appli- cations qui en ont été faites après comme avant son avènement, se fonde principalement sur la charité ou sur l'amour. Enfin, non moins grande dans sa cause et non moins puissante dans ses effets que le christianisme et la législation ro- maine, la révolution de 89 a consacré le prin- cipe de la liberté, non-seulement pour les indi- vidus, mais pour les nations ; non-seulement dans l'ordre civil, politique et industriel, mais dans la sphère de la pensée et de la conscience. Il faut aujourd'hui réunir ces trois principes, dont chacun, comme vingt siècles d'expérience nous l'attestent, n'a pu se soutenir isolément ; il faut les réunir en un code de morale qui ne puisse être revendiqué exclusivement ni par une école, ni par un parti, ni par une église, mais qui réponde à tous les besoins et soit l'expres- sion exacte de la conscience de l'humanité. Outre les écrits des différents auteurs, tant anciens que modernes, que nous avons nommés dans le cours de cet article, on peut consul- ter, particulièrement sur l'histoire de la morale, les ouvrages suivants : Gottlieb Stolle, Histoire de la morale païenne, in-4, Iéna, 1714 (ail.); — Grundling, Historia philosophiez moralis, in-4, Halle, 1706 ; — Barbeyrac, Histoire de la morale et du droit naturel, dans la préface de sa traduction française du Jus naturœ de Pufendorf, in-4, Bàle, 1732; — EngLtnd, Inquirij into the moral of ancient, in-8, Londres, 1735; — Meiners, Histoire critique générale de la morale chez les anciens et les modernes, 2 vol. in-8, Gœtt., 1800-1 (ail.): — Frédéric Stœudlin. Histoire de la philosophie morale, in-8, Ha- novre, 1818 (ail.); — Garve, Revue des principes les plus importants de la morale, depuis Aris- tote jusqu'à nos jours, in-8, Breslau, 1798 (ail.) , — James Mackintosh, Histoire de la philosophie MORE — 1144 — MORE morale, dans la septième édition de V Encyclo- pédie britannique, traduite en français, par M. Poret, in-8, Paris, 1834; — JoufTroy, Cours de droit naturel, 3 vol. in-8, Paris, 1834-42; — Cousin, Cours de Vhistoire de la philosophie moderne, 5 vol. in-12, Paris, 1846; — P. Janet, Hi&loirie de la philosophie morale et politique, Paris, 1858, 2 vol. in-8; — Denis, Histoire des théories et des idées morales dans Vanliquilé, Paris, 1836, 2 vol. in-8; — A. Garnier, la Morale dans l'antiquité, Paris, 1865, in-12; — L. Mé- nard, la Morale avant les philosophes, Paris, 1860. in-8. MORE (Henri), en latin Morus, naquit à Gran- tham, dans le Lincolnshire, le 12 octobre 1614. Les principales circonstances de sa vie ont été retracées par lui-même d'une manière intéres- sante, quoique non sans vanité, dans la préface de l'édition latine de ses Œuvres {Prœfatio generalissima) . Il appartenait à une famille de calvinistes rigides, partisans décidés du dogme de la prédestination; mais il avait à peine at- teint l'âge de quatorze ans, que cette sombre croyance révolta son âme, et les menaces dont on usa envers lui pour réprimer ses doutes ne servirent qu'à les accroître. Dès ce moment sa vocation fut décidée : son esprit méditatif se porta avec ardeur sur les questions les plus difficiles de la philosopbie et de la théologie. Au collège d'Eton, où sa famille l'avait envoyé pour étudier les langues anciennes, pendant que ses jeunes condisciples se livraient aux récréations de leur âge, il se promenait à l'écart, défendant en lui-même la liberté humaine contre le fata- lisme de Calvin, ou cherchant dans la nature les traces d'une divine providence. Cette résis- tance, opposée par le cœur et la raison d'un enfant à un dogme enseigné au nom de la foi, lui démontre que l'homme ne tient pas tout ce qu'il sait de l'éducation et des sens, qu'il y a en lui un sentiment naturel de la justice et une idée innée de Dieu. Entré à l'université de Cambridge, et désormais libre dans le choix de ses occupations, le jeune More s'appliqua, avec une égale passion, à la philosophie et aux scien- ces naturelles. Aristote et les philosophes sco- lasliques, avec Cardan et Scaliger, furent ses premiers maîtres. Mais son esprit ne pouvant s'accommoder ni de la sévère discipline du premier, ni de la sécheresse des autres ; ayant observé, de plus, que les disputes de l'école sur le principe d'individuation l'avaient conduit à de notables absurdités, comme de douter de sa conscience et de son existence personnelle, il entra dans une voie tout opposée : il se mit à étudier Platon, Marsile Ficin, Plotin, le pré- tendu Mercure Trismégiste et la plupart des théologiens mystiques. Le petit écrit connu sous le titre de Théologie germanique le captiva par- ticulièrement, et quelques années plus tard il crut remonter à la source de toutes ces doctri- nes en portant ses recherches sur la kabbale. Ce commerce avec le passé et avec des esprits d'un ordre si exclusif ne l'empêcha pas de se mêler comme acteur et comme spectateur au mouvement philosophique de son temps. 11 en- tretient une correspondance avec Descartes; il poursuit dans tous ses ouvrages le matérialisme de Hobbes ; il dénonce les erreurs et les dan- gers de la doctrine de Spinoza. C'est en 1647 qu'il commença sa carrière d'écrivain par la publication de plusieurs poèmes philosophiques, dont la composition remonte aux années de sa première jeunesse. Depuis ce moment jusqu'en 1680, c'est-à-dire pendant une période de plus de trente ans, pas une année De s'est écoulée qui ne vît éelore quelque production de sa plume infatigable. Au reste, sa vie ne nous offre pas d'autres événements que ses pensées et ses tra- vaux. Il la passa tout entière dans l'université où il avait terminé ses études. C'est en vain qu'on lui offrit les plus hautes dignités de l'E- glise anglicane; il ne fut et ne voulut jamais être autre chose que f'ellow au collège du Christ, où il mourut le 1" septembre 1687. Henri More appartient par le fond de ses idées et, si l'on peut parler ainsi, par la physionomie générale de son esprit, à cette école platoni- cienne d'Angleterre dont Cudworth est, sans contredit, le plus illustre représentant. Ainsi que l'auteur du Système intellectuel de l'uni- vers, son contemporain et son collègue au col- lège du Christ, il cherche une doctrine où puis- sent se rencontrer sur un même fond spiritualiste la raison et le dogme chrétien, la tradition et le libre examen. Mais, plus érudit que philo- sophe, d'une érudition plus recherchée que pro- fonde, et par-dessus tout d'une imagination très- aventureuse, il a exagéré les différents principes qu'il devait associer ensemble, et, en les exa- gérant ou en les faussant, il les a rendus plus inconciliables. Ainsi il pousse l'esprit religieux jusqu'au mysticisme : encore n'est-ce pas le vrai, ou celui qui jaillit naturellement du fond de l'âme, qui a ses racines éternelles dans l'a- mour, dans l'espérance, dans le commerce inef- fable du Créateur et de la créature, mais un mysticisme d'emprunt, et, si on osait l'appeler ainsi, académique, qui n'est qu'une froide imi- tation des rêveries de la renaissance copiées elles-mêmes sur l'école d'Alexandrie. Henri More est si peu un véritable mystique, qu'il a écrit en 1656, trois ans après avoir publié son commentaire kabbalistique sur la Genèse {Con- jectura cabbalistica) , un traité complet sur la nature, les causes, les formes et la guérison de l'enthousiasme (Enthusiasmus triumphatus , sive de natura, causis, geiieribus et curalione enthusiasmi brevis dissertatio). Dans ce curieux ouvrage, il parle de l'enthousiasme comme fe- rait un médecin de quelque maladie du corps ; et, ce qui est plus remarquable, c'est du corps qu'il le fait dépendre en grande partie. Les prin- cipaux phénomènes sur lesquels se fonde le mysticisme, les visions, les extases, l'amour divin lui-même, ne sont à ses yeux que les ef- fets d'une imagination en délire ou d'un tempé- rament mélancolique. En même temps il ac- cueille avec une rare crédulité tous les contes superstitieux répandus dans le peuple, tout ce qui peut faire croire, nous ne dirons pas à un monde spirituel, mais à un monde surnaturel, comme celui dont Jamblique nous a laissé la description dans les Mystères des Égyptiens. D'un autre côté, non content d'admettre l'indé- pendance et l'efficacité de la raison dans les questions de morale et de métaphysique, non content de démontrer, par les seuls arguments qu'elle est appelée à fournir, l'existence de Dieu, l'immortalité et la spiritualité de l'âme, la li- berté humaine, le principe du devoir, il pousse la hardiesse philosophique jusqu'à introduire le libre examen dans la sphère même de la théolo- gie. « Je ne vois rien, dit-il, dans la religion chrétienne qui ne soit conforme à la raison: ( hristianam rcligioncm per omnia rationabilem exislimo. » {Opéra philosoph., t. II. prœfatio gé- néralisa.) La raison, c'est le grand prêtre éternel, le Verbe divin qui s'est incarné dans l'humanité. Repousser son contrôle des objets de la foi, c'est effacer la différence qui sépare le christianisme des cultes erronés forgés par l'imagination hu- maine; de même que, dans le monde physique, si l'on ôte la lumière, tous les objets disparais- MORE 1145 — MOUE sent aussitôt, confondus dans la même couleur (ubisupra). Larévélation n'en est pas moins pour Henri More un fait réel, qu'il défend avec une extrême vivacité et plus d'amertume que de force contre le Traité théologico-polilique de Spinoza (Ad V. C. epistola altéra quœ brcvem l'ractalus theologico-politici refutationem com- plectilur, dans le tome I de ses Œuvres com- plètes). Indépendamment de cette raison tout à fait libre, dont l'exercice ne doit rencontrer aucune limite, et en dehors de la révélation chrétienne, More reconnaît une philosophie traditionnelle, ou une sorte de révélation philosophique qui n'est pas autre chose que la kabbale. Initié à cette science pendant son prétendu voyage en Palestine, Pythagore l'a introduite dans la Grèce, où elle est devenue la base de la philosophie platonicienne : car la théorie des idées et des nombres, la réminiscence, la préexistence, la Trinité, le Verbe, sont autant de dogmes kabba- listiques. Mais la kabbale était une science com- plice, qui s'occupait des corps non moins que des esprits, qui avait sa physique ou sa cosmo- logie aussi bien que sa métaphysique. Malheu- reusement cette première partie, isolée de la seconde par un faux esprit d'analyse, s'est per- due dans le matérialisme en donnant naissance aux grossiers systèmes de Démocrite et d"Épicure. Il appartenait à un philosophe moderne de la retrouver par la seule puissance de son génie, et ce philosophe c'est Descartes. En effet, la physique cartésienne, si on l'examine de près, s'accorde entièrement avec celle de la Genèse interprétée par la méthode kabbalistique. L'une et l'autre enseignent la rotation de la terre au- tour du soleil ; l'une et l'autre donnent pour principe au soleil, à la terre et aux autres astres, une matière céleste nageant dans l'espace ; enfin, l'une et l'autre, elles subordonnent les phéno- mènes de la nature à la science des nombres, c'est-à-dire aux lois du calcul {Opéra philosoph., t. II, prœfatio generalis, et Epistola ad V. C. quœ apolcgiam complectitur pro Carlesio, <§ 11). Ainsi, la physique de Descartes, réduite à ces trois points et unie à la métaphysique pla- tonicienne, ou, pour écarter toute équivoque, au mysticisme alexandrin, tel est pour Henri More le dernier mot de la philosophie; telle est à ses yeux, dans l'ordre de la science :a vérité absolue, qui, d'abord enseignée d'un manière surnaturelle à une race privilégiée, et propagée ensuite dans l'humanité par la tradition, peut aussi se révéler naturellement à chacun de nous par la raison. Henri More n'a pas varié sur les trois points que nous venons de citer de la physique de Des- cartes, et auxquels on peut joindre la théorie des tourbillons, l'explication physiologique des pas- sions et la démonstration de" l'existence de Dieu par l'idée d'un être souverainement parfait ; mais sur le cartésianisme en général, il n'a pas toujours eu la même opinion, sans avoir jamais été, comme on l'a dit, un disciple de Descartes. De 1648 à 1649, il adresse à l'auteur des Médi- tations quatre lettres (Epistolœ quatuor ad Re- natum Descartes cum responsis clarissimi phi- losophi ad duas priores, dans le tome II de ses Œuvres complètes), où, tout en lui proposant de graves objections contre la confusion de la ma- tière avec l'étendue, la suppression de l'espace, l'automatisme des bêtes et quelques autres points d'une moindre importance, il se dit pénétré d'amour pour sa personne et profondément atta- ché à son admirable philosophie : Neminem hominem me ipso impensius te amare posse, eximiamque luam philosophiam arctius am- plexari. Dans une autre lettre écrite en 1664 (Epistola ad V. C. quœ apologiam complectitur pro Cartesio, ubi supra, et à la suite de l'En- chiridium elhicum, in-12, Londres, 1667), il prend la défense de Descartes contre ses nom- breux adversaires, principalement contre ceux qui l'accusent d'athéisme, et, sans retirer au- cune des objections qu'il lui avait adressées précédemment, mais en les aggravant, au con- traire, il montre que, par l'application des ma- thématiques et des lois de la mécanique aux phénomènes de la nature, et par l'abus même de ces lois, il a affranchi la physique emprison- née, jusque-là, dans lesjformes substantielles ou les qualités occultes de l'école; qu'il n'a pas rendu moins de services à la métaphysique en rendant impossible désormais la confusion de l'âme avec le corps, en remettant en honneur la doctrine platonicienne des idées innées et en démontrant l'existence de Dieu par l'idée d'un être souve- rainement parfait, la seule preuve véritablement solide qu'on puisse alléguer en faveur de cette vérité. Enfin, dans son Manuel de métaphysique (Enchiridium métaphysicien, sive de rébus in- corporels, in-4, Londres. 1671, et dans ses Œuvres complètes), sans rien changer au fond de ses propres doctrines, il se porte envers le fondateur du cartésianisme aux accusations les plus pas- sionnées et les plus injustes, celles que lui-même avait repoussées autrefois. Il lui reproche de supprimer l'esprit en lui ôtant l'étendue, et de faire de la matière, en la confondant avec l'es- pace, la seule substance de l'univers ; par consé- quent de pousser au matérialisme et à l'athéisme ; de chasser Dieu, non-seulement de la nature, mais de la raison de l'homme, en fondant son existence sur des abstractions, et de faire tout cela sciemment, de dessein prémédité, en dé- guisant son impiété sous le masque d'un spiri- tualisme hypocrite. Nous avons montré quel est le but, quel est l'esprit général et quels sont les éléments de la philosophie de Henri More ; nous allons essayer maintenant de donner une idée des deux parties les plus essentielles de sa doctrine, de sa méta- physique et de sa morale. Celle-ci n'occupe guère que le petit traité intitulé Enchiridium elhicum; à celle-là il a consacré plusieurs volumineux ouvrages : L'Antidote contre l'athéisme (Anti- dotus adversus alheismum, sive ad naturales mentis humanœ facullates provocatio annon sit Deus), un traité de l'immortalité de l'âme (Animœ immortalitas quatenus ex naturœ rationisque lumine est demonstrabilis), des dia- logues sur la nature divine (Dialogi divini qui multas disquisitiones instructionesque de allri- butis Dei ejusque providenlia complectuntur)^ et enfin le Manuel de métaphysique (Enchiri- dium metaphysicum) que nous avons cité tout à l'heure. C'est principalement à ce dernier écrit que nous devons nous attacher, car c'est celui où l'auteur a exposé sa pensée avec le plus de profondeur et de méthode. La métaphysique, pour Henri More, n'a qu'un seul objet : elle est la science des choses incor- porelles et se divise naturellement en deux par- ties : l'une qui prouve qu'il existe d'autres substan- ces que les corps; l'autre qui en détermine l'essence et les principaux attributs. La première preuve sur laquelle se fonde l'existence des choses immatérielles, c'est l'idée que nous avons de l'espace. L'espace, dans lequel nous concevons nécessairement tous les corps, n'est pas la même chose que ces corps. Ceux-ci sont limités et mobiles; celui-là est immobile et illimité. Sans le dernier, les premiers sont im- possibles : car il faut de la place pour le mou MORE — 1146 MORE vement, pour la variété, pour la figure et pour toutes les qualités constitutives de la matière ; en sorte que vous pouvez par la pensée suppri- mer les corps, mais non l'espace. Maintenant quelle est la nature de l'espace? Est-ce un être de rai que' son, une pure abstraction créée par la logi- Non, il a des attributs réels, l'unité, l'éter- nité, l'immobilité, l'infinitude, etc.; donc il est lui-même quelque chose de réel et ne doit pas être confondu avec le vide, qui n'est qu'une idée négative, c'est-à-dire la supression de l'être. Ces considérations ne seraient pas désavouées, même aujourd'hui, par les esprits les^ plus sévères ; mais More en fait sortir des conséquences beau- coup moins faciles à accepter et qu'on pourrait retourner contre lui : 1° Puisque l'espace em- brasse l'infini, et que, par cela même, rien ne peut exister hors de son sein, il faut admettre qu'il renferme les esprits comme les corps; ce qui revient à dire que les esprits comme les corps occupent une place déterminée ou sont étendus; 2° si l'espace est le lieu des esprits, il participe nécessairement de la nature des êtres spirituels ; il n'est pas divisible et composé, mais simple et indivisible; 3" les attributs par lesquels nous venons de qualifier l'espace, l'u- nité, la simplicité, l'éternité, l'immensité, étant au nombre de ceux que nous rapportons à Dieu, l'espace n'est pas seulement quelque chose de réel, il est quelque chose de divin; il nous re- présente d'une manière confuse et générale l'es- sence divine, ou la présence même de Dieu, abstraction faite de ses opérations : Est confusion" quœdam et generalior reprœsentalio essentiœ sive essentialis prœsentiœ divinœ, quatenus a vita atque operationibus prceciditur (Enchiri- dium metapkysicum, ch. vin, § 15). Aussi est-il à remarquer que l'espace ou le lieu (mâkom) est un des noms sous lesquels les kabbalistes dési- gnaient la nature divine. Une autre preuve de l'existence des choses im- matérielles est celle que nous fournit la nature même de la matière. En effet, une des diffé- rences qui distinguent la matière de l'espace, c'est qu'on peut faire abstraction de celle-là et non de celui-ci ; la première est contingente, le second est nécessaire. Or, tout ce qui est con- tingent a un principe qui ne l'est pas ; et ce qui n'est pas contingent, c'est-à-dire ce qui exclut un des caractères propres de la matière, est né- cessairement immatériel. De plus, si la matière est distincte de l'espace ou de l'étendue en soi, on ne peut pas dire avec les cartésiens que l'é- tendue soit son essence. Il est tout aussi impos- sible de la regarder, avec les péripatéticiens, comme une pure possibilité ou un être en puis- sance, car un tel être n'existe pas et n'est véri- tablement rien. La matière est donc telle que les sens nous la montrent, un être compose et inerte. Mais qu'est-ce qui a réuni les parties dont elle est formée, soit qu'on les appelle atomes ou de tout autre nom? qu'est-ce qui l'a tirée de son inertie naturelle pour la mettre en mouvement? C'est évidemment quelque chose de simple et d'actif en soi, quelque chose comme Venergie pure d'Aristote, c'est-à-dire un principe imma- tériel. La troisième preuve est tirée de la marche gé- nérale îles phénomènes de la nature. Tous les phénomènes dont l'univers nous offn le tacle forment différentes séries OU le même fait revient après un certain intervalle. Chacune de ces séries, et par conséquent toutes ensemble, c'est-à-dire l'univers lui-même, ayant un com- mencement et une fin, représente un tout déter- miné, limité dans l'espace comme dans la dun e, en un mot contingent. Or, puisque rien de con- tingent ne peut se concevoir sans un être néces- saire, c'est au-dessus du monde physique, dans un principe éternel et immatériel, qu'il faut chercher la raison de son existence. Enfin, passant en revue tous les faits les plus importants de la nature, la double rotation de la terre, le flux et le reflux de l'océan, les mou- vements, la forme, la distribution des astres, les effets et la composition de la lumière, les mer- veilles de l'organisme dans les animaux et dans les plantes, la génération, la vie, l'instinct, la sensibilité, mais surtout les opérations de l'àme humaine, More établit, avec une connaissance profonde de toutes les sciences, qu'aucun de ces faits ne peut s'expliquer par les lois mécaniques de la matière ou la puérile hypothèse des es- pèces intentionnelles; qu'il faut, par conséquent, en chercher la cause dans des forces distinctes de la matière, ou, pour les appeler de leur vrai nom, dans des esprits diversement constitués, doues de facultés plus ou moins étendues, selon les fonctions qu'on leur attribue. Voilà l'existence des choses immatérielles dé- montrée ; il s'agit maintenant, d'après la divi- sion qu'on a donnée plus haut de la métaphy- sique, de déterminer leurs propriétés fondamen- tales ou leur essence. Ici, comme lorsqu'il trai- tait de l'espace et de la matière, c'est encore à Descartes que More va s'attaquer. Selon lui, l'au- teur des Méditations, en faisant consister l'es- sence de l'esprit dans la pensée, n'est pas plus heureux que lorsqu'il place celle de la matière dans l'étendue. La pensée est un attribut de l'es- prit; elle n'est pas l'esprit même et n'appartient pas à tous les esprits, autrement elle se mon- trerait dans toute la nature, puisque, comme nous venons de l'apprendre, il n'y a pas un phé- nomène qui ne se l'attache à un principe spiri- tuel. La pensée suppose un sujet pensant, c'est- à-dire une substance, un être. Or, un être est nécessairement quelque part; être quelque part, occuper un point circonscrit de l'espace ou l'es- pace tout entier, c'est avoir de l'étendue : donc notre âme est étendue, puisqu'elle est renfermée dans notre corps. Dieu est étendu, puisqu'on dit qu'il est partout. Seulement notre àme a des li- mites et Dieu n'en a pas; mais l'étendue leur est commune; elle appartient sans exception atout ce qui est; elle est la qualité essentielle des es- prits comme des corps. Aussi, rien de plus con- tradictoire et de plus inintelligible que cette proposition de Louis de Laforge : « L'àme n'est pas dans le corps; elle le pénètre seulement de son influence et de sa vertu. » Si l'âme n'habite pas notre corps, où donc est-elle? Si Dieu ne remplit pas l'espace, en quel lieu faut-il le cher- cher? Mais s'il y a des philosophes qui, par la crainte d'abaisser l'âme, l'excluent de tout commerce avec la matière, d'autres, par un excès opposé, la placent en même temps et tout entière dans le corps qu'elle est appelée à conduire et dans chacune des parties de ce corps. Pour les pre- miers, qui ne sont pas autre chose que les disci- ples de Descartes, More a inventé le nom de nullubistes; pour les seconds, celui de holome- riens; et après avoir combattu les uns, il ne se montre pas moins sévère pour les autres. Suppo- ser que l'âme est à la fois dans le corps tout en- tier et dans chacune de ses parties, c'est sup- poser l'impossible; c'est vouloir que la partie Boil égale au tout, ou que le tout soit plus grand que Lui-même et puisse se multiplier sans cesser d'être un. D'ailleurs, ne voyons-nous pas par l'expérience que l'âme perçoit par le cerveau, et non par le cœur, par l'estomac ou tout autre or- gane; qu'elle sent par les nerfs, et non par les MORE 1147 MORE os ou les muscles? Elle n'est donc pas également répandue partout; et, d'un autre côté, il a déjà été démontré qu'il faut bien qu'elle soit quelque part. Mais reste encore la difficulté de savoir comment une substance spirituelle, c'est-à-dire indivisible, peut être étendue, ou comment une substance étendue peut être indivisible. Pour écarter cette objection qui menace tout son sys- tème, More reconnaît deux sortes d'étendue : 1 une matérielle et extérieure, l'autre intérieure et spirituelle; ou, comme dirait Kant, qui a fait la même distinction, l'une exlensive et l'autre intensive. Cette dernière reçoit aussi le nom de densité essentielle (spissitudo essenlialis), et peut être considérée comme une quatrième dimension, divisible par la pensée, mais non dans la réalité. C'est à peu près ce que Leibniz, et, après lui, tous les philosophes modernes, ont appelé du nom de force. C'est certainement un honneur pour More d'avoir eu cette idée avant l'auteur de la Théodicée, et de l'avoir opposée, en ce qui concerne l'esprit, à la pensée abstraite de Des- cartes; mais la question qu'il se flattait de ré- soudre, la question éternelle des rapports de l'esprit avec la matière, subsiste toujours : Com- ment une force, c'est-à-dire un principe spirituel, peut-elle être renfermée dans un corps et occuper une véritable étendue sans être divisible comme elle? Si More s'était montré fidèle à sa théorie de l'espace ou de l'étendue en général, il aurait été conduit sans aucun doute à ce raisonnement : Toute substance étant étendue; toute étendue, soit matérielle, soit spirituelle, étant dans l'es- pace, puisque l'espace est l'étendue infinie; en- fin, l'espace étant indivisible et se confondant, par la nature de ses attributs, avec l'essence di- vine, il en résulte que la pluralité des substan- ces et des êtres est une illusion ; que tout ce qui est, est, non pas une partie de Dieu, mais Dieu lui-même envisagé sous un certain rapport et d'un certain point de vue. Mais More est si loin de soupçonner cette conséquence de sa doctrine, qu'il la poursuit sous toutes ses formes, sous sa forme mystique comme sous sa forme rationnelle, dans Boehm aussi bien que dans Spinoza, ne s'a- percevant pas qu'elle est le fond même du mysti- cisme, et surtout de la kabbale, dont il se dé- clare le partisan enthousiaste et qu'il tient pour la source de toute sagesse humaine. Il croit à un dieu personnel, créateur et providence du monde, doué de conscience et de liberté : aussi n'est-ce point par les notions abstraites d'être, de sub- stance, d'infini, qu'il démontre son existence; mais comme nous l'avons déjà dit, par l'idée de perfection, idée plus morale que métaphysique, a laquelle viennent se joindre d'ailleurs les preuves ordinaires tirées de l'ordre de la nature et des phénomènes de Tàme humaine. Le plus important de ces phénomènes, c'est la présence, dans notre esprit^ des idées nécessaires et uni- verselles, des axiomes de toute espèce qui, ne pouvant s'expliquer ni par la sensation, ni par la réflexion, ni par la nature, ni par l'homme, sont évidemment une émanation de la raison di- vine [Antidotum adversus atheismum, ch. n sqq.). Les autres points de la théodicée de More n'offrent rien qui attire particulièrement notre attention. Hais Dieu n'est pas le seul objet de la méta- physique. Au-dessous de Dieu il existe encore, formant une immense chaîne qui embrasse toute la nature, quatre classes d'esprits : 1° l'esprit du monde {spirilles mundanus) où sont renfermées les lois et les formes générales, les formes géné- ratrices {formas séminales, Xôyoi (77tcp(xaxf/.ot) de tous les corps ; 2° les âmes des brutes qui, à la vie organique et aux lois générales de l'instinct, joignent quelque chose d'individuel, c'est-à-dire la sensation; 3° les âmes humaines, qui ajoutent à la sensation la raison et la liberté; 4° les âmes angéliques {Immorlalitas animœ, lib. II, c. vin). Ce que More appelle l'esprit du monde est à peu près le même principe que Platon nomme l'âme du monde, et Cudworth la nature plastique. C'est, comme la définit aussi Cudworth, l'àme de la matière, c'est-à-dire une force entièrement pri- vée de perception et de liberté, répandue dans toute la nature, et ayant dans ses attributions les phénomènes qui ne s'expliquent pas par les lois de la mécanique {Enchiridium metaphysicum, ch. xix). Son rôle expire à la limite où commence celui de l'instinct. L'instinct, accompagné de per- ception et de sensibilité, ne peut appartenir qu'à une âme d'un ordre plus élevé, celle qu'on est obligé de reconnaître chez les brutes. En effet, il n'y a pas de milieu : ou les animaux sont de purs automates, comme l'enseigne l'école carté- sienne, ou il faut accorder que leurs sensations et leurs perceptions, de même que les nôtres, quoique d'une nature très-inférieure, ne peuvent exister que dans un principe spirituel. Mais de ces deux propositions, la première est une chi- mère insoutenable ; donc il faut accepter la se- conde. Quant à l'âme humaine, c'est moins en philosophe qu'en prêtre et en théologien, et en théologien païen, en disciple de Jamblique ou de Porphyre, que More l'envisage dans le vaste traité qu'il lui a consacré. Après avoir établi son existence et son immortalité par les raisons gé- néralement reçues, il recherche ce qu'elle a été avant de venir en ce monde, et ce qu'elle sera après l'avoir quitté; il ajoute au rêve de la préexistence mille autres rêves; il décrit, avec une rare précision de détails, les différentes con- ditions qu'elle doit traverser après la mort, et les pensées, les impressions, les occupations et jusqu'aux aliments qui l'attendent à chacune de ces étapes de son voyage éternel : car, il faut qu'on le sache, excepte Dieu, il n'y a pas de purs esprits. Tout esprit est uni à un corps Quand nous aurons quitté ce corps terrestre, nous prendrons un corps aérien, puis un corps éthéré, puis un autre corps plus subtil encore. Du reste, aucune différence essentielle entre l'âme humaine et les âmes angéliques : car ce que nous appelons des noms d'ange , d'ar- change, etc., ce sont les degrés que nous sommes obligés de parcourir avant d'arriver à la su- prême béatitude. C'est ainsi que More comprend le mysticisme, et qu'il veut concilier, dans sa métaphysique, la tradition avec la raison. Sa morale est heureusement exempte de ces écarts, et l'on ne voit pas facilement par quel lien elle se rattache aux idées que nous venons d'exposer. C'est la morale stoïcienne, tempérée et corrigée par celle d'Aristote. La raison, c'est- à-dire la loi du devoir, en fournit toutes les règles, mais sans exclure absolument les passions ni l'intérêt. Elle doit nous enseigner l'art, non- seulement d'être vertueux, mais aussi d'être heu- reux : car la vertu et le bonheur ne sont que deux aspects différents de cet ordre universel, de cette fin absolue à laquelle aspirent toutes nos facultés, et que les anciens nommaient le souverain bien. Aussi More prend-il la défense des passions contre la sévérité exagérée des stoïciens. Ce n'est pas dans leur usage qu'il voit le mal, mais dans leur abus. L'usage des pas- sions, lorsque, disciplinées par la raison, elles demeurent dans leurs limites naturelles, ne lui paraît pas une moindre preuve de la divine Pro- vidence, que le jeu merveilleux de notre orga- nisation physique. Et comment les passions se- MORE 1148 — MORE raient-elles contraires à la raison; puisqu'elles ne sont, sous une autre forme, que la raison même qui, conduisant à leur insu tous les êtres vivants, les pousse vers leur bien et les détourne de leur mal? En effet, elles nous révèlent, par des mouvements obscurs et confus, les mêmes lois de la nature que la raison nous fait con- naître par des idées claires et distinctes (Enchi- ridium ethicum, lib. I, c. xn). Cela seul néan- moins suffît pour nous apprendre que la direc- tion ne peut venir que de celle-ci, et qu'à elle seule il appartient de déterminer dans quelle mesure il faut accueillir les premières. Après ces considérations sur la nature du bien en général et les principes qui en découlent pour la direction de notre vie, vient une classification très-arbitraire des différentes sortes de vertus qui composent la moralité humaine. Au lieu des quatre vertus cardinales reconnues, après Pla- ton et les stoïciens, par tous les moralistes, il n'y en a plus que trois, qui sont la prudence, la sin- cérité et la patience. Ces trois vertus répondent à trois passions également essentielles et primi- tives : l'admiration, la concupiscence et la colère. La justice, la charité, la probité, ne sont que des vertus accessoires et de second ordre. Mais nous nous hâtons d'ajouter que ces aberrations da détail disparaissent devant ce principe général qui do- mine et qui résume la pensée de l'auteur : toute vertu peut se résoudre dans l'amour de Dieu; car l'amour de Dieu, c'est l'amour de la perfection, qui, à son tour, se traduit par l'amour du bien (iiv. III, ch. m). L'ouvrage se termine par une ex- cellente défense du libre arbitre, sans lequel toute morale devient inutile. Se tournant à la fois contre deux partis extrêmes, le matérialisme et le mys- ticisme, le système de Hobbes et l'idée exagérée de la grâce, l'auteur démontre qu'entre les lois générales de la nature et l'intervention immé- diate de Dieu, il reste encore une large place pour la liberté humaine. Quant à l'objection qu'a toujours fournie contre la liberté la prescience divine, More l'écarté (nous ne disons pas qu'il la résout) avec assez d'habileté. Dieu, dit-il, ne peut connaître les choses que telles qu'elles sont, les nécessaires comme nécessaires, les contin- gentes comme contingentes. Si la prescience de celles-ci est une contradiction, alors il ne faut pas l'admettre dans la nature divine. Si, au con- traire, elle n'a rien de contradictoire, alors pour- quoi Topposerait-on au libre arbitre de l'homme? Une autre difficulté qu'on oppose quelquefois à la liberté humaine, c'est que nous sommes tou- jours déterminés dans nos actions par l'idée d'un bien en général ou du plus grand des biens. Ce que nous croyons bon pour nous d'une ma- nière absolue, ou ce qui nous paraît le meilleur dans certaines circonstances, nous ne pouvons pas ne pas le faire : donc nous ne sommes pas libres. More répond à cela par l'expérience. La détermination de notre volonté ne dépend pas de la seule connaissance que nous avons du bien. L'homme a beau avoir une idée exacte de la vertu, il ne la pratiquera pas s'il n'en a pris la résolution, et s'il ne s'est accoutumé à se diriger par ce seul motif. On voit par ce raj ide exposé de ses opinions, qu'il est difficile d'attribuer un système à Mme, et d'en faire, comme on l'a tenté, un penseur original. Il n'a que des vues isolées, dont quel- nues-unes sont d'une remarquable hardiesse ou d'une véritable profondeur, mais qui ne s'ac- cordent p.is ensemble. Le théologien, chez lui, nuit au philosophe, le philosophe compromet le théologien, et. l'un et l'autre se laissent tromper trop facilement par une érudition complaisante d int l'imagination fait les principaux frais. La pensée qui domine tous ses écrits est plus éclec- tique que mystique; mais, associant au hasard les éléments les plus opposés, au lieu de les con- trôler et de les éclairer les uns par les autres, il rappelait trop bien, quoiqu'il leur fût bien su- périeur, les restaurateurs d'antiquités de la re- naissance, pour exercer une durable influence sur les esprits hardis du xvne siècle. Un grand nombre des écrits philosophiques de Henri More ont été publiés en anglais et réunis sous ce titre : A collection of several philoso- pkical toritings, in-f°, 2e édit., Londres, 1662; 4" édit., 1712. La collection complète de ses œuvres philosophiques a été publiée en latin : //. Mori Canlabrigiensis Opéra omnia, tum quœ latine, tum quœanglicescriplasunt, nunevero latinilale donata,2 vol. in-f°, Londres, 1679. Un troisième volume a été consacré à ses œuvres théologiques : Opéra theologica, in-f°, Londres, 1700. La biographie de More, avec une appré- ciation de ses opinions et un résumé de ses écrits, a été publiée par Richard Ward, un de ses par- tisans enthousiastes : The Life oflhe learned and pious Dr Henry More, in-8. Londres, 1710. MOREL (Guillaume), né dans les premières années du xvie siècle, au bourg du Teilleul, en Normandie, professa le grec au Collège de France, et fut, en outre, directeur de l'Imprimerie royale. C'était un fort habile homme. Nous ne donnerons pas ici la nomenclature de ses ouvrages qui sont très-nombreux; un seul nous offre quelque in- térêt. Cet ouvrage a pour titre : Tabula compen- diosa de origine, successione, œtale et doctrina velerum philosophorum, in-8, Bâle, Herwagius, 1580. Cette table, qui a été réimprimée dans le tome X du Thésaurus antiquilatum grœcarum de J. Gronovius, est, comme le titre l'indique, très-sommaire; mais elle a été assez amplement commentée par Jérôme Wolf. C'est ce commen- taire qui mérite d'être signalé aux historiens de la philosophie. B. H. MORELLET mérite une place dans l'histoire de la philosophie du xvme siècle pour la part active qu'il prit à l'œuvre critique de ce temps, à la guerre déclarée par les philosophes aux pré- jugés de toute espèce ; il fut un des collaborateurs de l'Encyclopédie, un des écrivains qui, minant sans relâche les erreurs et les abus sur lesquels reposait la vieille société, préparèrent la révolu- tion française. Il appartient plus spécialement à l'école des économistes, dont les doctrines pré- parèrent l'abolition des barrières qui formaient alors plusieurs royaumes distincts dans le sein de la France. L'importance croissante du com- merce dans les États, comme élément de puis- sance politique, et la liaison étroite remarquée entre les progrès de l'industrie et l'accroissement des richesses sociales, créaient alors la science nouvelle de l'économie politique, dont l'abbé Morellet fut en France un des premiers adeptes. Né à Lyon le 7 mars 1727, et mort à Paris le 12 janvier 1819, André Morellet fut un de ces vieillards spirituels, que le xixe siècle a pu en- tendre lui raconter le xvnr. Il a clé, comme Fontenelle, le lien de deux siècles et de deux littératures. Le caractère qui distingue les écrits de Morellet, c'est que la plupart ont été faits en vue d'une application pratique. Après avoir étudié chez les jésuites de Lyon, il fut envoyé, à quatorze ans, au séminaire des Trente-Trois, à Paris, d'où il entra ensuite en Sorbonne. C'est là qu'il se lia intimement avec Turgot et Loménie de Brienne (de 1748 à 1752). C'était précisément le temps où la querelle de l'archevêque de Paris, Beaumont, avec le Parle- ment, soulevait la question de la tolérance civile et religieuse. N'est-ce pas un symptôme frappant MORE — 1149 MOUE de voir trois jeunes abbés approfondir ensemble ces graves problèmes? Ces principes, on les res- pirait avec l'air. 11 fallait que la contagion fût alors bien puissante, pour qu'ils eussent fait invasion en pleine Sorbonne. 'fout en étudiant la théologie, l'abbé Morellet se liait avec les philosophes. La thèse de l'abbé de Prades ayant vivement ému la Sorbonne, le Parlement intervint par un décret de prise de corps contre l'auteur, qui futobligé de se réfugier chez le roi de Prusse. A cette occasion, Morellet fit connaissance avec Diderot, qu'il avait rencontré chez l'abbé de Prades. Au sortir de la Sorbonne, en 1752, il fut précepteur d'un fils de M. de la Galaizière, chancelier de Lorraine. Le dimanche, il allait voir en cachette Diderot, qui lui fit con- naître d'Alembert. Son premierr ouvrage parut en 1756, sous ce titre : Petit Ecrit sur une matière intéressante. C'était une défense des protestants, écrite dans le genre de Swift. D'Alembert et Diderot furent charmés de voir un prêtre se moquer des in- tolérants. Dès lors, il fut enrôlé dans l'Encyclo- pédie, où il fit des articles de théologie et de métaphysique. Il fournit entre autres les articles Fatalité, Figures, Fils de Dieu, Foi, Fonda- mentaux (articles), Gomaristes. En 1758, il fit paraître des Réflexions sur les avantages de la libre fabrication et de l'usage des toiles peintes. Un arrêt du conseil, qui établit cette liberté, en fut le fruit. Morellet avait été chargé par Trudaine, directeur du commerce, de traiter la question contradictoirement avec les marchands, les fabricants et les chambres de commerce du royaume. L'éducation dont il avait été chargé lui avait procuré l'occasion de visiter l'Italie. Il en rap- porta le Directorium inquisitorum, composé en 1358 par le cardinal Eymeric, qu'il traduisit en 1762, sous le titre de Ma?iuel des inquisiteurs. C'est à propos de ce livre que Voltaire écrivait à d'Alembert : « Si j'ai lu la belle jurisprudence de l'inquisition! Eh! oui, mort Dieu, je l'ai lue, et elle a fait sur moi la même impression que fit le corps sanglant de César sur les Romains. Les hommes ne méritent pas de vivre puisqu'il y a encore du bois et du feu, et qu'on ne s'en sert pas pour brûler ces monstres dans leurs infâmes repaires. Mon cher frère, embrassez pour moi le digne frère qui a fait cet excellent ou- vrage : puisse-t-il être traduit en portugais et en castillan ! » Frédéric en fit adresser à Morellet des remercîments par d'Alembert, qui était alors à Berlin. Au retour de son voyage d'Italie, en 1759, Mo- rellet avait été présenté chez Mme Geoffrin, dont la maison était un des rendez-vous des philo- sophes. Il fut admis aussi dans la société du baron d'Holbach ; mais, loin de partager les opinions qui y dominaient, il y combattit cou- rageusement l'athéisme. Le septième volume de Y Encyclopédie, qui parut en 1758, avait ranimé la guerre contre les encyclopédistes. Les jésuites, dans le Journal de Trévoux; Fréron, dans V Année littéraire; l'avocat Moreau, dans les Cacouacs; Palissot, dans sesPetites Lettres sur de grands philosophes, avaient formé une sorte de croisade contre les philosophes. V Encyclopédie fut supprimée par arrêt du conseil, en 1759. Peu après, Lefranc de Pompignan, reçu à l'Académie française le 10 mars 1760, fit dans son discours de réception une sortie assez violente, dans laquelle Voltaire, Buflfon, d'Alembert étaient assez clairement dé- signés. Ce fut le signal de cette série de pam- phlets dans lesquels le.vieillard de Ferney versait le ridicule à pleine main sur Pompignan : le Pauvre Diable, la Vanité, le Russe à Paris, forcèrent le nouvel académicien de se réfugier à Montauban. Voltaire avait commencé par les Quand; Morellet continua par les Si et les Pour- quoi. Dans le même temps, Palissot, soutenu par le duc de Choiseul, qui, tout en ménageant Vol- taire, dont il était caressé, partageait ses faveurs entre les amis et les ennemis, faisait représenter sa comédie des Philosophes. Une des représailles les plus mordantes que Palissot s'attira alors, fut la Préface des philosophes, ou Vision de Charles Palissot. Les exemplaires, imprimés à l'étranger, arrivèrent à Paris le 23 mai 1760. L'auteur avait eu l'imprudence de mettre en scène la princesse de Robeck, fille du maréchal de Luxembourg, jeune et jolie femme, connue par son aversion pour les philosophes, et qui avait assisté, quoique malade, à la première re- présentation de la comédie de Palissot. Déjà cruellement insultée dans la préface du Fils naturel de Diderot, elle profita de son intimité avec le duc de Choiseul pour lui demander ven- geance. On découvrit que Morellet était l'auteur de la Vision de Palissot : il fut conduit à la Bastille le 11 juin 1760; il y resta moins de deux mois, car l'intervention de Malesherbes, du ma- réchal de Noailles et de la maréchale de Luxem- bourg lui fit rendre la liberté le 30 juillet suivant. La Bastille était alors pour un philosophe le complément de la gloire, ce qu'est pour un martyr l'auréole de la persécution. Voltaire avait dit de son arrestation : « C'est dommage qu'un si bon officier ait été fait prisonnier au commen- cement de la campagne.» Morellet l'envisageait lui-même comme une heureuse aventure. « Je voyais, dit-il dans ses Mémoires, quelque gloire littéraire éclairer les murs de ma prison : per- sécuté, j'allais être plus connu. Les gens de lettres que j'avais vengés et la philosophie dont j'étais le martyr commenceraient ma réputation. Les gens du monde, qui aiment la satire, m'al- laient accueillir mieux que jamais : la carrière s'ouvrait devant moi, et je pourrais y courir avec plus d'avantage. Ces quelques mois de Bastille seraient une excellente recommandation, et fe- raient infailliblement ma fortune.» En effet, après sa sortie de la Bastille, Morellet éprouva un re- doublement d'amitié de la part des philosophes, et beaucoup de maisons lui ouvrirent leurs portes, entre autres, celles d'Helvétius, de Mme de Bouf- flers et de Mme de Necker. Au xvine siècle, bien avant la découverte de la vaccine^ un Toscan, le docteur Gatti, avait expé- rimente le procédé de l'inoculation contre le fléau de la petite vérole qui décimait les populations. Vers ce temps-là, il inocula les enfants d'Hel- vétius. Mais les vieux préjugés résistaient, comme toujours, à la nouvelle pratique. En 1762, le Parlement crut devoir consulter la Faculté de théologie sur l'inoculation; et la Sorbonne se réunit au Parlement pour la condamner. Morellet se fit exposer les idées du docteur Gatti par lui- même, et les vulgarisa à son tour, en style clair, dans ses Réflexions sur les préjugés qui s'oppo- sent à l'établissement de l'inoculation, 1763. Il fallut que la mort de Louis XV vînt, onze ans après, comme un argument décisif, pour trancher la question. En 1764. le contrôleur général Laverdy fit rendre un arrêt du Conseil qui défendait d'imprimer sur les matières d'administration. Morellet composa alors un petit traité de la Liberté d'écrire et d'imprimer sur les matières d'administration, qui ne fut publié qu'en 1774, sous le ministère deTurgot, avec cette épigraphe : Rara temporum felicitate, ubi sentire quœ velis, et quœsentias scribere licet. MORE — il 50 — MORE En 1766. sur l'invitation de Malesherbes, il traduisit lé traité des Délits et des Peines, de Beccaria. On n'a pas oublié l'impression que fit cet ouvrage, qui eut sept éditions dans une année. Il produisit la reforme des codes cri- minels en Europe : son premier effet fut l'abo- lition de la question préparatoire, puis la pu- blicité des débats. Les Servan, les Dupaty y puisèrent d'utiles inspirations. Du reste, le suc- cès du livre de Beccaria était un nouveau triom- phe pour la philosophie française, puisque l'au- teur écrivait à son traducteur : « Je dois tout aux livres français : ils ont développé f dans mon âme des sentiments d'humanité étouffés par huit années d'une éducation fanatique. » Morellet fit paraître, en 1769, le prospectus d'un Nouveau Dictionnaire du commerce. Un de ses pamphlets les plus piquants, la Théorie du paradoxe, sortit de la polémique engagée en 1775 par Linguet. Il avait fait, en 1772, un voyage en Angleterre, où il connut lord Shel- burn, depuis marquis de Landsdown. Celui-ci, devenu ministre, négocia la paix de 1783 entre la France et la Grande-Bretagne ; et il rapporta en partie l'honneur de cette paix à l'abbé Morel- let, qui, dit-il, avait libéralisé ses idées. Mo- rellet fut reçu en 1785 à l'Académie française. Ses travaux lui avaient valu la fortune : il tou- chait en pensions et en gratifications environ 30 000 livres de rente. La révolution vint ren- verser cette fortune. Il publia alors plusieurs écrits courageux, le Cri des familles, la Cause des pères, etc. Puis, il traduisit pour vivre des romans anglais, tels que les Enfants de V abbaye, le Confessionnal des pénitents noirs, etc. Le Con- sulat et l'Empire améliorèrent bientôt sa posi- tion. Joseph Bonaparte le combla de bienfaits. En 1808, il fut appelé au Corps législatif, où il siégea jusqu'en 1815. Lors de la réorganisation de l'Institut, il fut compris dans la classe de la langue et littérature française, et il y fut un des membres les plus actifs de la commission du Dictionnaire. Il fit partie de cette société d'Au- teuil qui avait recueilli dans les premières an- nées du xixe siècle les débris du siècle passé, et qui en faisait revivre l'esprit philosophique, les tendances libérales et tous les sentiments géné- reux : car une justice à rendre à l'abbé Morellet, c'est que, malgré les mesures révolutionnaires qui l'avaient dépouillé de sa fortune, il n'abjura jamais les principes qu'il avait soutenus en fa- veur de la tolérance et de la liberté de la pen- sée; et. malgré la réaction très-prononcée qui avait alors de puissants organes, il défendit la philosophie du xvme siècle jusqu'à sa mort, ar- rivée le 12 janvier 1819. Il n'existe point d'édi- tion complète des ouvrages de Morellet. Lui- même publia des Mélanges de littérature et de philosophie, Paris, 1818, 4 vol. in-8 qui contien- nent ses meilleurs écrits. Il a laissé en outre des Mémoires, Paris, 1821, 2 vol. in-8. A....D. MORELLY, publiciste français, a été au xvnr5 siècle l'un des précurseurs du socialisme moderne. Sa vie n'est pas connue, on ignore la date et le lieu de sa naissance; on trouve son nom en tête d'un certain nombre d'ouvrages qui parurent de 1743 à 1755, et l'on n'est pas même sûr que tous ces ouvrages soient d'un seul et même auteur : quelques critiques supposent, sans preuves plausibles, qu'il y a eu deux Morelly, le père et le Bis. Le premier de ces livres est ['Essai sur l'esprit humain, publié à I \:\, avec a Fontenelle. Déjà le réformateur s'y annonce, es prétentions à un système d'é- ducation fondé sur la vraie philosophie : cette ophie naturellement est celle du sensua- lisme, tempérée pourtant par un certain esprii religieux, et plus voisin des idées de Rousstau que de celles de V Encyclopédie. L'auteur ne nie pas l'existence de l'âme ni celle de Dieu ; mais l'âme est pour lui « une table d'attente », sur laquelle les impressions des organes viennent tracer des caractères ; ces impressions répétées donnent au corps des habitudes, et leur en- semble, en tant qu'elles agissent sur l'intelli- gence, constitue l'imagination et la mémoire; l'esprit peut donc se définir : « les mouvements combinés des organes en tant qu'ils agissent sur l'intellect. » Quant à Dieu, il doit occuper une grande place dans l'âme d'un homme bien élevé, et l'éducation doit être religieuse avec discer- nement. Si l'auteur de cet estimable essai est le même qui plus tard écrivit la Basiliade et le Code de la nature, il n'y paraît guère. Le même esprit se remarque dans quelques autres pro- ductions : Essai sur le cœur humain, Paris, 1745; Physique de la beauté, Amsterdam, 1748. Mais la tendance à réformer la société s'accuse dans le Prince des délices du cœur, ou traité des qualités d'un grand roi, et système d'un sage gouvernement, Amsterdam, 1751. Elle prend la forme la plus nette dans la Basiliade, poëme héroïque en xiv chants. Messine (Paris), 1753, et surtout dans le Code delà nature, Paris, 1755. Ce dernier ouvrage a eu plusieurs éditions; on l'a même attribué à Diderot, et inséré dans l'édition de ses Œuvres de 1773. Laharpe, qui en a fait une critique diffuse et passionnée, ne doute pas qu'il n'appartienne à ce grand écri- vain ; mais il aurait pu reconnaître qu'il a pour but de soutenir et de compléter les idées de la Basiliade. On l'a réimprimé, en le mutilant, de nos jours, à Paris en 1840, avec une préface de M. Villegardelle. Quoiqu'il ait perdu beaucoup de son intérêt, depuis que le socialisme a produit toute une littérature, il mérite encore d'être lu, d'abord parce qu'il a ouvert la voie où tant de réformateurs se sont avancés, et ensuite parce qu'il se distingue de la plupart de leurs élucu- brations, par le ton modéré et l'accent parfois religieux de la discussion. L'auteur est de bonne foi; il ne fait pas appel aux mauvaises passions; il ne propose pas ses idées comme un remède applicable dès à présent aux maux de l'huma- nité. C'est peut-être une rêverie, dit-il, mais elle est inoffensive, et peut éclairer ceux qui sont chargés de gouverner les hommes. La suite de ses idées ne manque pas d'une certaine rigueur; il se trompe sur les principes, et comme il rai- sonne assez juste, il montre une fois de plus combien ils sont faux, en les poussant à des con- séquences d'autant plus fâcheuses qu'elles sont plus logiques. Il part d'une certaine idée de la nature humaine, qu'il suppose non pas excel- lente par origine, comme Rousseau le soutient, mais innocente, et pour ainsi dire sans forme déterminée. L'âme n'a rien d'inné, ni connais- sances, ni penchants ; elle n'est qu'une matière indifférente que les impressions extérieures vont pétrir et façonner : il est aussi facile de la ren- dre parfaite que de la dépraver ; tout dépendra du milieu où elle se trouvera placée, et qui peut en faire un chef-d'œuvre ou un monstre. De là ce problème qui résume toute la science so- ciale : trouver une situation dans laquelle il soit presque impossible que l'homme soit dépravé ou méchant. Or, dans l'état présent, il y a deux causes nui agissent sur lui, et contrairemi ausse murale, celle des philo- supin,,, la fausse politique, celle des hommes d'Etat, celle des sociétés actuelles; il faut r mer l une 1 1 L'autre, i ; les mettre d'accord. Dieu a concerté les mouvements du monde physique MORI — 1151 — MORI et ceux du monde moral; il a rendu l'homme sociable, il a pourvu à l'harmonie des forces qui doivent entrer en relation; il a prodigué les objets capables de satisfaire nos désirs ; il a même marqué leurs divers emplois en nous départissant des aptitudes différentes ; il a mis en nous un sentiment de secours mutuel, et hors de nous un « fonds indivisible », la terre, qui peut fournir sans cesse des aliments à ce besoin de réciprocité. Au lieu de cet état, la société en a créé un autre factice et corrupteur ; elle a remplacé cette probité naturelle par un vice artificiel, qui en lui seul résume tous les crimes et toutes les misères, le mal sous toutes ses formes, l'avarice. L'auteur ne paraît pas s'a- percevoir qu'il se contredit, et qu'après avoir posé en principe que l'homme n'a pas de pen- chants primitifs, il lui accorde des inclinations d'origine divine. Il se contente de conclure : si le mal unique de la civilisation est l'avarice, il doit être facile de mettre l'homme en une telle situation qu'il en soit préservé, en abolissant la propriété, et les privilèges du pouvoir. « Rien n'est à l'homme que ce qu'exigent ses besoins actuels, ce qui lui suffit chaque jour pour le soutien et l'agrément de la vie. Le champ n'est pas à celui qui le laboure, ni l'arbre à celui qui y cueille des fruits ; il ne lui appartient même, des productions de sa propre industrie, que la part dont il use ; le reste est à l'humanité. » C'est ainsi que les préjugés de Platon contre la propriété reparaissent au milieu d'une tout autre philosophie, mais pour des raisons presque semblables. Morelly professe que la crainte de la misère est la cause de tous les maux, qu'elle corrompt toutes les joies, à commencer par celles de l'amour, qu'elle nourrit toutes les haines, qu'elle seule fait naître et exaspère l'é- goïsme; elle a pour motif et pour appât le désir de posséder ; elle a pour remède la commu- nauté des biens. Son utopie naïve ne vaut ni plus ni moins que d'autres plus récentes, et qui ont plus de prétentions à la profondeur. E. G. MORINIÈRE (Claude) est un disciple de Ma- lebranche; dont il n'est question dans aucune histoire de philosophie, et qui cependant mérite d'être connu pour avoir tiré de la doctrine de Malebranche une explication de la prescience ou de la science de Dieu. Il était greffier du Châ- telet, et publia, à Paris, en 1718, à l'âge de 20 ans, un petit ouvrage, ayant pour titre : De la science qui est en Dieu. Dans la préface, il dé- clare qu'il ne croit rien avancer qui ne soit conforme aux principes de Malebranche. Il re- grette que cet illustre auteur n'ait pas traité à fond la question de la prescience de Dieu ;■ il se propose de combler cette lacune par une ex- plication qui a pour fondement tout son système théologique dont voici une rapide esquisse. Il procède par articles et par propositions. Dans une première partie, il expose tous les prin- cipes de Malebranche sur la connaissance pro- pre à Dieu, sur les idées et sur les rapports des créatures avec Dieu. Dieu voit dans sa sub- stance les essences de tous les êtres, et dans sa puissance leur existence possible. Les essences des créatures ne sont que les idées divines et des imitations possibles de sa substance. Elles ont une liaison nécessaire avec son essence; il ne peut ni les changer ni les détruire, elles sont éternelles et immuables; elles ont donc une existence nécessaire dans la région des possibles. Mais leur existence actuelle est contingente, parce qu'elle dépend de la volonté de Dieu. Dieu ne pouvant tirer ses connaissances que de lui-même, si une créature avait une seule modifi- cation qui ne fût pas produite par la puissance divine. Dieu n'en aurait aucune connaissance. Morinière soutient et développe, avec plus de rigueur encore que Malebranche, le principe que la puissance qui a créé l'univers est aussi la seule qui puisse y produire un effet quel- conque; d'où il conclut que la créature tient de Dieu tous ses mouvements, toutes ses pensées et toutes ses volontés. Il n'y a pas de difficulté au regard de la prescience divine, si ce n'est en ce qui concerne les actions libres ou les dé- terminations particulières de la volonté. Mori- nière, dans la seconde partie de son traité, s'ef- force d'ôter cette difficulté. La volonté reçoit nécessairement l'impression d'un bien particu- lier; mais cette impression ne la remplissant pas, elle peut ne pas y consentir. Entre deux biens, elle ne peut choisir que celui qui lui paraît le plus grand, mais elle ne peut consentir ni à l'un ni à l'autre; telle est l'essence de la liberté. Il en résulte que l'âme ne se détermine, pour des biens particuliers, qu'en conséquence des perceptions que Dieu lui a données et en vertu de l'action par laquelle il la porte vers lui. Toutes les actions libres des intelligences sont des suites de l'action de Dieu sur elles, aussi bien que leurs actions nécessaires; donc elles n'opposent aucun obstacle à la prescience, et de son côté la prescience ne porte aucun préjudice à leur contingence. C'est là ce que veut prouver Morinière dans la troisième partie de son ouvrage. Les déterminations de la volonté créée, dans toutes les circonstances possibles, n'étant que des suites de l'action de Dieu, elles lui sont connues de toute éternité, et néanmoins elles ne cessent pas d'être libres : car la vue actuelle d'une action ne fait pas la détermination de la volonté, et la différence des temps ne change pas la nature des choses. L'action libre est nécessaire, consi- dérée non pas sous le rapport de son existence actuelle, mais seulement sous le rapport de son essence. Il y a une liaison nécessaire non pas entre nos actions libres et l'action de Dieu qui les produit, mais entre cette action de Dieu et la connaissance qu'il a de ses suites. C'est ainsi que Morinière se flatte de concilier la prescience avec la liberté. Est-il besoin de démontrer contre lui qu'il n'y a plus de liberté si Dieu prévoit toutes choses, si elles sont ses propres opérations ou des suites nécessaires de ses opérations? Cependant, il se croit en droit, de même que Malebranche, de condamner le système des motions invincibles ou de la pré- motion physique comme incompatible avec la liberté, comme enlevant à Dieu le pouvoir de produire un être libre. Ainsi, il prétend te- nir le milieu entre deux systèmes également dangereux, celui des motions invincibles et ce- lui qui refuse à Dieu la connaissance des ac- tions libres. Il termine son ouvrage par cette conclusion : « La manière dont j'explique com- ment cette science est en Dieu estla plus conforme à son idée et la plus propre à exciter et à en- tretenir la piété, et elle est le fondement de plusieurs propositions importantes que le sieur Malebranche a enseignées dans ses ouvrages. » Dans un appendice à son livre, Morinière at- taque le système de l'harmonie préétablie. En qualité de cartésien et de malebranchiste, il lui paraît impossible que les créatures agissent, par une puissance réelle distinguée de l'efficace des volontés divines. Il attaque également le système de la prescience divine de Leibniz qu'il juge incompatible avec la liberté, parce qu'il est fondé sur l'enchaînement nécessaire des déter- minations de la volonté. Les créatures étant supposées agir par elles-mêmes, comment Dieu MO RU — 1152 — M OKU pourra-t-il connaître les effets d'une puissance différente de la sienne? F. B. MORUS (Thomas), né à Londres, en 1480, fit ses études dans l'université d'Oxford, acquit de bonne heure une grande célébrité au barreau, et fut rapidement élevé à la dignité de grand chancelier d'Angleterre par ce Henri VIII qui se disait longtemps son ami, son admirateur. Prévoyant les difficultés qui allaient s'élever entre ce monarque ombrageux, sensuel, et la cour de Rome, Thomas Morus ne garda que deux ans ces hautes et difficiles fonctions, et alla vivre, en simple particulier, dans sa maison de Chelsea. Quelque temps après, il refusa de prêter le serment de suprématie religieuse au roi théologien. Ce refus le fit renfermer à la Tour, où. pour se distraire d'une longue et étroite captivité, il composa un curieux opuscule sur la nécessité de savoir mourir pour sa foi : Quodpro fide mors non sit fugienda. Persistant dans sa conviction, et aimant mieux suivre sa conscience que les volontés d'un despote, il fut condamné à mort. Le 6 juillet 1535, il eut la tête tranchée sur la plate-forme de la prison. La fin de cet homme, que distingua toujours la sé- rénité d'une âme pure, d'un caractère gai, fut celle d'un sage, d'un martyr. L'Utopie, son principal titre devant la posté- rité, est une production de sa jeunesse. Elle fut publiée en 1516, sous ce titre : de Optimo reipu- blicœ statu, deque nova insida Utopia, in-4, Louvain et Bâle, 1518, c'est-à-dire « du Meilleur des États possibles et de l'île, récemment dé- couverte, d'Utopie. » Ce livre, si souvent réimprimé et traduit en vingt langues, se divise en deux parties. Dans la première, parait sur la scène un voyageur por- tugais, d'un rare mérite, Raphaël Hythlodée. L'auteur, envoyé en mission dans les Pays-Bas, le rencontre à Bruge, et s'entretient avec lui, devant d'autres personnes graves et instruites, de la meilleure constitution d'un État. Hythlo- dée se livre d'abord à une censure détaillée de la royauté féodale, qui organise tout l'ordre so- cial en vue du métier des armes et pour la vie des camps. 11 reprend plus vivement encore la législation anglaise, laquelle, dit-il, ne met aucune proportion entre les délits et les peines, appliquant la mort au vol, la prison à la men- dicité, et imitant ces mauvais instituteurs qui aiment mieux battre leurs écoliers que les in- truire et les amender. Je conseille non-seulement une répression plus humaine des crimes, mais l'emploi d'un ensemble de moyens propres à les prévenir, à empêcher leur développement, à étouffer leurs germes, en un mot, une meilleure économie sociale. « Si vous aviez séjourné dans cette île américaine, cette merveille la plus pré- cieuse d'entre toutes les merveilles du nouveau monde, vous verriez que la raison et l'équité ne régnent que dans une société où l'égalité et la communauté sont souveraines, où tous les biens, appartenant à tous, n'appartiennent à personne. — Abolir la propriété individuelle, objectent les interlocuteurs, ce serait plonger tout le monde dans une misère commune : chacun s'efforcerait d'échapper à la loi du travail, n'étant excité ni par le besoin, ni par l'appât du gain ; chacun, se reposant sur l'application des autres, devien- drait paresseux. — Vous en jugeriez autrement, si vous aviez été dans l'empire d'Utopusl — De grâce, faites-nous dons connaître la situation et les institutions de ce singulier État] • La des- cription de cet ordre social nouveau est l'objet du livre II. B'appelait autrefois Abraxas. Utopus, l'ayant conquise, lui donna son nom. Elle a la forme de la nouvelle lune, possède un port excel- lent et quarante-cinq villes belles et bien situées, dont la principale se nomme Amarote. Les mai- sons des paysans sont éparses dans des campa- gnes florissantes, chacune habitée par une famille d'environ quarante personnes et dirigée par un père de famille. Trente familles obéissent à un chef de tribu, à un phylarque. Chaque trentaine élit tous les ans son magistrat; et tous ces ma- gistrats, c'est-à-dire un corps de deux cents phy- larques, élisent pour prince le citoyen le plus digne, le plus utile à la patrie. La principauté est à vie. Les phylarques sont les conseillers du prince. Tous les ans aussi chaque famille envoie dans la ville vingt personnes, lesquelles sont remplacées dans les campagnes par vingt autres personnes; car tout le monde est tenu d'exercer l'agriculture. Les maisons des villes, avec leurs biens, sont adjugées par le sort à d'autres ci- toyens tous les dix ans. Quoique tous les habitants sachent l'agricul- ture, chacun est pourtant obligé de choisir, au gré de ses goûts et de ses facultés, un métier, un art quelconque. Ceux qui se livrent à la même profession constituent une famille. Les magis- trats veillent à ce que chacun travaille trois heures le matin, trois heures après midi. Dans la soirée, un repas en commun, exquis et abon- dant, réunit tout le monde. On peut employer à sa fantaisie le reste du temps ; la plupart le passent à suivre les cours publics que font les lettrés et les savants. Dans la salle du repas commun, l'on peut se divertir aussi par la con- versation, la musique et des jeux ingénieux. Le but de la vie commune, après avoir acquis le nécessaire, consiste à avancer la liberté et la puissance de l'esprit. Comme chacun, hommes et femmes, travaille, et comme l'association rend le travail plus facile et plus productif, six heures d'occupations sérieuses suffisent parfaitement. Les liens du sang ou du cœur forment la famille. 11 est cependant bon qu'aucune famille ne se compose ni de moins de dix membres adultes, ni de plus de seize. On empêche la population de croître démesurément en fondant des colo- nies aux terres voisines. Au centre de chaque quartier se trouve un grenier, un marche com- mun. Chaque père de famille y apporte les fruits de son travail, et obtient en échange ce qui lui est nécessaire des productions d'autres familles. Personne ne songe à demander quelque chose d'inutile, parce que chacun peut toujours pré- tendre à ce dont il a besoin. Chaque quartier aussi a ses hospices et ses réfectoires communs. Les femmes font le service de la cuisine. A la campagne, les familles vivent naturellement à part. Les Utopiens regardent l'âme comme immor- telle, comme destinée à une éternelle félicité. La vertu est la condition de cette félicité, et c'est pratiquer la vertu, que de vivre selon la nature et la raison, que de s'instruire et de se soutenir les uns les autres. Les plaisirs de l'es- prit consistent dans la connaissance et l'activité, dans le souvenir et l'espérance ; ceux du corps, dans la santé et les jouissances de la vie maté- rielle. Dédaigner ces jouissances serait devenir ingrat envers la Divinité, qui ne permet de les sacrifier qu'à de plus grands biens. Voilà pour- quoi les Utopiens sont forts, physiquement et moralement, dociles et habiles, bons et heureux. les femmes ne se marient pas avant laur dix- huitième année, les hommes après vingt et un ans. Le mariage est représenté comme une insti- tution éternelle et sainte : le divorce est cepen- dant pratiqué en cas d'adultère ou d'absolue incompatibilité d'humeur. Les délits sont répri- MORIJ — 1153 MOSG mes par le père de famille, les crimes par le magistrat. Les transgressions capitales entraî- nent la servitude. Ceux d'entre les esclaves qui s'amendent sérieusement sont rendus à la liberté. On expose en public les statues des hommes illustres, des bienfaiteurs du peuple pour aiguil- lonner la vertu des contemporains et de la pos- térité. Peu de lois : les mœurs y suppléent. Chacun soumet sa cause au magistrat, qui pro- nonce sans appel. Point d'alliance expressément conclue avec les nations voisines, parce que la nature a uni les hommes aux hommes, et parce que la fraternité native, la bienfaisance mutuelle est le meilleur pacte entre individus et entre peuples. La guerre leur semble le fait des ani- maux, et la gloire militaire une chose honteuse. Ils savent pourtant défendre leur patrie les armes à la main, et ils sont redoutables au combat, aussi vaillants qu'adroits. Quant à la religion, ils sont partagés en une foule de sectes. Chaque ville a son dieu, son genre de culte : ici l'on adore le soleil ou la lune, là quelque grand homme du passé. La plupart reconnaissent une Divinité invisible, éternelle, incompréhensible, et infiniment au-dessus de ce que l'espèce humaine peut concevoir, un moteur de l'univers, un père des hommes. Tous ces in- sulaires conviennent enfin qu'il existe un être supérieur à tout, dont la volonté est souveraine, qui a créé l'univers : voilà un sentiment uni- forme et général. En quoi ils diffèrent, c'est que cet être n'est pas compris, ni même adoré de la même manière par toute l'île. Chacun choisit ce qui lui plaît pour type de la Divinité; chacun déifie ses besoins, ses convictions, ses préjugés : aussi un grand nombre d'Utopiens ont-ils em- brassé le christianisme. Ceux qui ne l'ont pas embrassé n'en respectent pis moins les chré- tiens, les traitant en frères, en compatriotes, en membres de la société humaine. Nul fanatisme, nulle querelle sanglante. Utopus avait fait une ordonnance pour établir la liberté religieuse : « Permis à chacun, dit-il, de professer le culte qu'il croit le meilleur ; permis de déduire les fondements et les motifs de sa foi, pourvu qu'il le fasse en paix, modestement, sans déchirer les croyances d'autfui. Si quelqu'un tente d'attirer à sa conviction tel de ses concitoyens, mais qu'il voie celui-ci tenir ferme et résister, défense expresse de faire la moindre violence a son an- tagoniste ; et s'il était assez hardi pour violer cette loi, condamnation à l'exil ou à l'esclavage. » Personne ne sait avec certitude comment la Divinité veut être adorée ; tandis que rien n'est plus certain que l'autorité du bon sens et de l'équité, que le droit et le devoir de la tolé- r.nce. Tous ces usages, toutes ces mœurs reposent sur ces trois fondements : partage absolu des biens et des maux entre les citoyens ; — amour ferme et universel de la paix : — mépris de l'or et de l'argent. Tel est le plan général de la société d'Utopie; mais où est cette Utopie? « Il m'est honteux, dit Th. Morus, de ne pas connaître la mer où est située une île de laquelle j'ai tant de choses à conter. » Aussi nommait-on, dès le xvie siècle, cet empire privilégié l'État de Nullepart, YUde- potie (o-joe-ote, en aucun temps, en aucun lieu). « A force de m'informer, écrit Budée, j'ai décou- vert que l'Utopie est située au delà des bornes du monde connu : c'est une île fortunée qui n'est peut-être pas loin des Champs Ebjsiens. » (Lettre à Lupliet, 1017, 13 juillet.) L'Utopie a servi de modèle et de source d'inspiration à une ireuse classe d'écrits, tels que la Cité du I de Campanella, VOcéana de Harrington, I DICT. PHILOS. la Salenle de Fénelon. L' Utopie elle-même n'est qu'une imitation; elle est fille de la République de Platon. * Thomas Morus, il est vrai, va plus loin que l'auteur de la République. Il abolit l'égalité des conditions, accorde une absolue liberté de con- science et de foi, fonde un État et non une ville imaginaire, et prétend concilier la communauté des biens avec le mariage et la vie de famille. Mais il part aussi de ce principe souverain, que la propriété individuelle, le mien et le tien, est l'unique cause des désordres et des maux de la société. Même sort pour l'une et l'autre consti- tution : Morus lui-même craint que sa républi- que n'ait la même destinée que celle de Platon (Préface). Soumettre ce travail à une analyse philosophi- que, à un examen d'économiste, serait peine perdue. « Comment démêler, dans des produc- tions de ce genre, ce qui est l'expression exacte des convictions de l'auteur, et ce qui doit être mis sur le compte de l'imagination?... On ne discute point des rêves. » (M. Ad. Franck, ù Communisme jugé par l'histoire, p. 43 et suiv.) Ajoutons seulement que ce sont rêves d'homme de bien, douces et aimables chimères de philan- thrope et de sage. Ajoutons qu'un agréable par- fum de la science antique et de la charité chré- tienne se mêle, dans ce livre célèbre, à la géné- reuse censure d'une foule d'abus que la barbarie du moyen âge avait introduits dans les tribunaux et les codes, dans les mœurs et les coutumes de l'Europe au xvie siècle. Ajoutons enfin que dans cet âge d'intolérance théologique et de fureur religieuse, l'Utopie fit entendre, plus hautement que nulle autre critique sociale, le langage de la tolérance, de la justice, de la fraternité hu- maine. Par ce dernier trait, l'ouvrage de Morus se distingue honorablement de bien d'autres écrits, éclos à diverses époques, sous la même inspiration et dans les mêmes desseins. En créant le mot à'Utopie (où, négation, et tô^o;, lieu), Morus a lui-même fait la critique la plus fine des vues et des tableaux qu'il déve- loppe. Ce mot grec veut dire une chose qui n'a point place sur la surface de notre globe, qui habite uniquement les espaces de l'imagina- tion, le monde de la rêverie solitaire, le monde de l'impossible, l'empire de la fable et non ce- lui de l'histoire. L'ancien nom d'Utopie, Abraxas, n'est pas moins significatif : c'est un nom mys- térieux, magique, mystique, une sorte de talis- man oriental, par conséquent quelque chose d'étranger aux conditions réelles de la nature et de l'humanité. Dans l'un et l'autre terme, perce l'ironie habituelle au caractère de Morus, se riant à l'avance avec douceur de la crédulité de quelques lecteurs naïfs et idolâtres du mer- veilleux. Morus se souvenait trop bien que la loi agraire n'avait eu, même à Rome, qu'un jour de vie. — On pourra consulter C. Dareste, Th. Morus et Campanella, Paris, 1843, in-8 ; — Baudrillart, Publicisles modernes, Paris, 1862, in-8; — A. Franck, Réformateurs et publicisles, Paris, 1864, in-8. C. Bs. MORUS (Henri), voy. More. MOSCHUS ou MOCHUS de Sidon, prétendu philosophe phénicien, antérieur à la guerre de Troie et à qui l'on attribue l'invention de l'hy- pothèse des atomes. L'existence de ce person- nage, que quelques-uns. à cause de la ressem- blance de nom, ont voulu reconnaître même dans Moïse, n'a pas d'autre fondement que le témoignage de Posidonius rapporté par Strabon (liv. XIV) et par Scxtus Empiricus (Adversus Mathematicos, lib. IX). Jamblique, dans sa Vie de I'ytharjore, nous assure avoir connu les suc- 7S MOUV 1154 — MOUV cesscurs de Moschus; mais personne n'a pu nous en apprendre davantage ni sur l'homme ni sur son système. Diogène Laërce (liv. II; ch. cxxvi) nous parle d'un autre philosophe du nom de Moschus, probablement plus réel que le précé- dent, et qui aurait été le disciple de Phedon. X. MOUVEMENT (Idée du). L'idée du mouve- ment joue un rôle considérable dans un certain nombre de sciences. Elle est d'abord l'objet spé- cial d'une science entière, la mécanique, qui détermine les lois générales du mouvement, et nous apprend à le mesurer. Elle entre ainsi dans les sciences mathématiques. Dans la métaphysi- que, la recherche des principes et de l'essence du mouvement, de ses conditions générales, de sa possibilité, de son rapport avec la nature fi- nie ou infinie, a occupé principalement les phi- losophes de l'antiquité. Platon et Aristote, et aussi, avec moins de sollicitude, quelques philo- sophes modernes. Enfin la psychologie s'applique à rendre compte de l'idée du mouvement, de ses sources, de son origine, de ses conditions, de ses applications. C'est en elle que toutes les sciences qui traitent du mouvement doivent chercher leurs principes. Nous dirons quelques mots seulement des théories les plus célèbres auxquelles le problème du mouvement a donné lieu en métaphysique. Le premier philosophe qui, dans l'antiquité, ait été frappé du fait et de l'idée du mouvement, a été Heraclite. Il s'en préoccupa au point de ne plus voir que du mouvement dans la nature. « Il retrancha de toutes choses, dit Plutarque, le repos et la stabilité : car cela n'appartient qu'aux morts. » Pour lui, tout était dans un mouvement ou un changement perpétuel ; car il est à re- marquer que dans la métaphysique ancienne le mouvement (f, xw^ic) embrasse à la fois le mouvement dans le lieu et le changement pro- prement dit. Cet excès de la philosophie d'Hera- clite eut son contre-poids dans un excès con- traire. Tandis qu'il refusait aux choses toute permanence, toute existence véritable, la philo- phie d'Élée niait d'une manière absolue la réa- lité et la possibilité du mouvement. Parménide, la tète de l'école, établissait cette thèse, en par- tant des principes généraux de sa doctrine ; Ze- non, son disciple favori, en réduisant à l'absurde la thèse contraire par des objections célèbres; enfin, les philosophes de l'école de Mcgare, hé- ritiers directs de Parménide et de Zenon, niaient aussi, à leur manière, la possibilité du mouve- ment, puisqu'ils méconnaissaient la distinction établie par Aristote entre la puissance et l'acte : pour eux il n'y avait de possible que le réel et l'actuel, ce qui revient à nier le mouvement ; car cela seul se meut, qui devient ce qu'il n'é- tait pas auparavant. Platon fut, dans la méta- physique ancienne, un grand conciliateur. Il n'admit ni le mouvement perpétuel d'Heraclite, ni l'immobilité absolue de Parménide, et recon- nut la nécessaire coexistence du mobile et de l'immobile, comme de l'unité et de la multipli- cité, et de ce qu'il appelle, avec Parménide et les philosophes de ce temps, l'être et le non- ètre. Il n'a pas essayé une déduction rigoureuse de l'idée du mouvemenl ; un peut seulement af- famer qu'il fi rattachait au non-étre, à ce prin- cipe obscur qu'il désigne souvent sous le nom de matière (O'/.r,) ou d'infini (xncipov), c'est-à-dire ara principe de tout ce qui est imparfait, irrégu- lier, changeant. Mus Platon n'explique pas d'un. iB8ez précise cette dérivation. Il a un à .sou plus grand disciple et ad- ivi -loir. Pour Aristote, le mouvement ■est un fait de la plus haute importance et qui domine toute la philosophie. C'est le mouvement qui est son point de départ: car il se place, dès l'abord, au sein de la nature ; et la nature n'est pour lui que l'ensemble des choses qui se meu- vent. Ainsi le mouvement est le fait caractéristi- que de la nature et, par conséquent, le prei fait dont il faut partir pour s'élever au delà. L'analyse du mouvement met Aristote en pos- session de tous ses principes. Quels sont les élé- ments et les conditions du mouvement dans le mobile d'abord, et en dehors du mobile? Quand un objet se meut, il passe d'un certain état à un autre état dont il était précédemment privé. Pour que ce passage ait lieu, il faut qu'il y ait dans l'objet même une certaine puissance d'ac- quérir les qualités qu'il ne possède pas encore; il faut que ces qualités, dont il est actuellement privé, soient cependant contenues en lui d'une certaine manière; elles y sont, dit Aristote, en puissance, Swap.iy.aK, et cette capacité de l'ob- jet de devenir tel ou tel est la puissance (ôûva- u.i;). Lorsque le mouvement est accompli, l'ob- jet possède alors réellement et en acte (ivîo- y.xw;) la qualité qu'il n'avait auparavant qu'en puissance : cette qualité devient sa forme (sïoo:), et l'état de l'objet, en tant qu'il a telle ou telle forme déterminée, est l'acte [vni).iyjna.). Ainsi les deux éléments constitutifs du mouvement sont la puissance et l'acte ; mais non pas la pure puissance ni le pur acte : car la puissance qui ne sortirait pas de son indétermination, serait aussi immobile que l'acte qui serait arrêté à ja- mais dans une détermination précise. Chaque moment du mouvement est une actualisation du la puissance : c'est la puissance qui devient acte. Le mouvement est donc le rapport, le terme moyen de la puissance et de l'acte; il est. pour employer l'expression d'Aristote, l'entélé- chie (acte) du possible en tant que possible (•:vTÉ)£/:ia toO owaToû y] o'jvaTov). Outre les prin- cipes internes et constitutifs du mouvement. Aristote établit encore deux principes externes, la cause efficiente du mouvement et la cause fi- nale ; mais ce serait sortir de notre sujet que d'entrer dans une analyse de ces principes, du second surtout, qui est le point culminant de la métaphysique péripatéticienne. Après Aristote, il n'y a rien de considérable sur le mouvement dans l'antiquité, au moins rien qui mérite d'être signalé dans cette rapide esquisse. Dans les temps modernes, nous remarquerons seulement les théories de Descartes et de Leibniz. Pour Descartes, comme pour Leibniz, tous les mouve- ments peuvent s'expliquer d'une manière mé- canique, c'est-à-dire peuvent se ramener à des lois mathématiques, et sont mesurables par le calcul. Mais ces deux philosophes diffèrent en ce que Descartes refuse aux éléments de la ma- tière toute capacité de produire en eux-mêmes ce mouvement, et leur fait imprimer le mouve- ment par un premier moteur qui le leur con- serve par une action continue; tandis que, selon Leibniz, les éléments, après avoir reçu un pre- mier mouvement, retiennent la capacité de se mouvoir et ont en eux le principe de leurs mo- difie (dons. Maintenant laissons de côté les systèmes di- vers de la nature, les principes, les conditions, les espèces du mouvement, et arrêtons-nous un instant à l'explication psychologique de l'idée du mouvement. Dans l'état actuel de nos con- naissances, nous apercevons le mouvement des par âeui de nos scns? la vue et le tou- cher. Mais l'école de Condillac, de même que l'école écossaise, a fait remarquer avec raison que souvent les perceptions qui nous paraissent le plus naturelles nous sont données par l'habi- MOUV 1155 — MOUV tude; que celles que nous rapportons à un sens sont originairement fournies par un autre sens. Recherchons donc si la notion de mouvement est une de ces notions qu'Aristote appelait com- munes, ou de celles qu'il appelait propres, se- lon qu'il les rattachait à un sens ou à plusieurs. C'est une des questions les plus délicates de la psychologie, que de déterminer exactement ce que nous percevons à l'origine par la vue. Certaines expériences faites au xvme siècle sur les aveugles-nés avaient conduit à penser que l'œil ne perçoit d'abord que la couleur, et que la profondeur, la distance, la forme, l'étendue même ne sont pour la vue que des perceptions acquises dues aux associations de la vue et du toucher. Nous ne savons si cette thèse est aussi solide qu'elle l'a paru. Que l'œil ne juge pas originairement des distances comme il le fait plus tard, cela est indubitable, car chacun de nos sens est obligé de faire son éducation, même pour les connaissances qui lui sont propres ; qu'il ne mesure pas du premier coup les diver- ses profondeurs, cela doit être : nous accorde- rons même qu'il n'aperçoit pas d'abord les pro- fondeurs et les distances, et que toutes cho- ses lui apparaissent sur une surface plane. Mais si l'œil perçoit d'abord la couleur, nous ne pou- vons pas admettre qu'il ne perçoive pas l'éten- due (car qu'est-ce qu'une couleur non étendue?), et s'il perçoit l'étendue colorée, qu'il ne perçoive pas la forme et la figure, qui sont déterminées par les diverses distributions de lumière et de couleurs; et percevant la forme et la figure, qu'il ne perçoive pas la situation, c'est-à-dire les rapports des corps entre eux : car c'est unique- ment le rapport des limites du corps qui fixe leur position respective. Ainsi, l'œil, selon nous, sans l'intervention d'aucun autre sens, perçoit naturellement, d'une manière plus ou moins confuse, selon que l'organe est plus ou moins exercé, la couleur, l'étendue, la l'orme, la situa- tion. Il perçoit donc aussi le mouvement : car le mouvement n'est que le changement de situa- tion des corps, c'est-à-dire le déplacement de leurs rapports, et de même que les rapports de situation sont saisis par la vue, de même la vue doit saisir les modifications que subissent ces rapports : dans l'un et dans l'autre cas, c'est par la couleur, par l'arrangement ou le déplacement des couleurs que le repos ou le mouvement de- viennent visibles. Nous rencontrons là une pre- mière origine de l'idée de mouvement. L'idée de mouvement a encore une autre source, parce que l'idée d'étendue a elle-même une autre source. Lorsque notre main ou quelque autre partie de notre corps presse les objets qui nous environnent, nous sentons une certaine suite de points résistants, qui, attachés les uns aux au- tres d'une manière continue, représentent à notre esprit la même idée que nous fournissait la vue dans l'expérience précédente, c'est-à-dire celle d'une certaine juxtaposition dans l'espace de parties, soit colorées, soit résistantes, en d'au- tres termes de l'étendue. Les organes de la vue et du toucher sont les canaux par lesquels s'in- troduit dans notre esprit l'idée une de l'étendue, se manifestant tantôt par la couleur, tantôt par la résistance. Mais si la vue nous donnait déjà une certaine perception des formes, le toucher nous en communique une perception plus vive et plus précise : car. pouvant se mettre en con- tact immédiat avec les objets mêmes, il en peut suivre les contours, et en constater les limites, non ces limites toutes superficielles que nous donne la vue, et qui ne sont jamais, comme l'a montré Reid dans la Géométrie des visibles, que des li- mites de surfaces planes, mais les limites du corps dans toutes les dimensions: d'où il suit que le toucher a seul le privilège de nous l'aire connaître la forme complète des corps. Il nous donne en même temps leur situation, toujours déterminée, comme nous l'avons vu, par leurs rap- ports avec les corps environnants. Or, le toucher, en passant d'un corps à un autre? après en avoir parcouru tous les contours, détermine d'une manière plus précise que la vue, la situation réelle des objets. Lorsque ces rapports des corps viennent à changer, lorsque leurs limites respec- tives se déplacent, le toucher en est immédia- tement averti, et il a la perception du mouve- ment. Ainsi la perception du mouvement se rat- tache à la perception de la situation, de la figure, de l'étendue, qualités que le toucher connaît seul d'une manière complète, dont la vue juge seulement par rapport aux plans et aux surfaces, mais qui, étant connues par l'un et l'au- tre sens d'une manière commune quoique di- verse, permettent de rapporter aussi à l'un et à l'autre la perception commune du mouvement. Nous devons maintenant, pour compléter cette esquisse, dire quelques mots des concepts qui s'unissent nécessairement au concept du mouve- ment : je veux parler de l'idée d'espace et de l'idée du temps. Nous ne pouvons percevoir aucun mouvement sans concevoir qu'il a lieu dans l'espace, qu'il détermine et occupe une certaine portion d'espace. Le mouvement nous représente ainsi sensiblement l'espace, que nous ne conce- vons qu'idéalement. De plus, il nous sert à le mesurer. C'est en nous portant successivement d'un point à un autre que nous pouvons mesurer une grande étendue. La première mesure, celle qui paraît devoir être considérée comme l'origine de toutes les autres, la main, a dû d'abord être ou- verte et portée successivement sur toute l'étendue de l'objet dont on voulait connaître la mesure : les différentes ouvertures de la main étaient les subdivisions de l'unité de mesure, et le nombre de fois que la main se répétait elle-même donnait les multiples de cette même unité. C'est ainsi que le mouvement a été le principe de la mesure. Sans le mouvement, nous aurions bien une idée générale de l'étendue : nous n'apprendrions pas à estimer, à calculer, à comparer les diverses parties de l'étendue. La seconde idée qui se rat- tache à l'idée de mouvement est celle de durée et de temps. De même que le mouvement ne peut avoir lieu que dans l'espace, il ne peut avoir lieu aussi que dans le temps : il est lui-même une succession, et il diffère à peine du temps. Si l'on peut dire que l'espace se représente par le mouvement, le temps se représente bien plus nécessairement encore par le mouvement : car, quoique nous ayons la conception du temps. nous n'en avons pas la perception hors de la succession, c'est-à-dire du mouvement. Le mou- vement est aussi la mesure du temps : c'est par les divisions des mouvements que nous marquons la division des temps, et par la succession des mouvements, la succession des temps. Non-seu- lement le mouvement est pour nous le signe de l'espace et le signe du temps, et la mesure de l'un et de l'autre, il est encore le lien par lequel ces deux idées s'associent dans notre esprit. En effet, il n'y a pas de rapport direct et immédiat entre l'espace et le temps : ce sont deux idées analogues, mais non semblables ; elles se déve- loppent parallèlement sans se rencontrer jamais : car l'idée d'espace enveloppe le monde des corps; l'idée de temps le monde des esprits. Elles sont, l'une et l'autre, la condition inévitable de la per- ception des phénomènes internes ou externes ; mais elles se conçoivent aisément l'une sans l'autre, et même demandent un effort divers MURA 1156 — ML' Il A de l'esprit pour être conçues Tune et l'autre. Mais aussitôt que le mouvement s'introduit les deux idées se rattachent l'une à l'autre par une chaîne indestructible : car elles lui sont aussi indispensables l'une que l'autre; il est donc leur point de rencontre, la limite indivisible où elles se touchent sans se confondre, l'intermédiaire qui leur sert de mesure commune et leur permet de se servir l'une à l'autre de mutuelle mesure; enfin, pour employer le langage de Kant, le schème commun où elles se réunissent dans notre esprit. Quant à la réalité du mouvement, ce n'est pas une question pour les écoles qui considèrent l'expérience comme un moyen légitime de con- naître. Les objections contre la possibilité du mouvement ont un intérêt piquant pour les métaphysiciens; elles n'ont pas de valeur aux yeux dû psychologue. L'axiome scolastique est ici de toute vérité : Ab actu ad posse valet con- sequentia : « De l'acte au pouvoir la conclusion est légitime. » Diogène le Cynique mit cet argu- ment en action, quand il marcha devant Zenon pour répondre à ses sophismes contre la réalité et la possibilité du mouvement. Les raisonne- ments qui se tirent de considérations abstraites et portent sur l'essence des êtres ne doivent pas prévaloir, d'après la méthode scientifique mo- derne, contre l'autorité d'un fait. Les objections de Zenon contre le mouvement se fondent toutes sur la divisibilité à l'infini de la matière, c'est- à-dire qu'elles supposent résolue la question de l'essence des corps, question des plus difficiles et des plus obscures, sinon tout à fait insoluble pour l'esprit humain. Quelle peut être la valeur d'une dilficulté toute métaphysique contre une expérience positive? et si nous devons nier cette expérience, sur quoi nous fonderons-nous pour reconnaître l'autorité de la raison, à laquelle nous aurons sacrifié l'expérience? D'ailleurs il a été répondu et philosophiquement et mathéma- tiquement aux sophismes de Zenon, reproduits plus tard par Bayle avec complaisance. Le vice général de ces sophismes consiste à argumenter rlc l'étendue géométrique et abstraite contre l'étendue réelle; il consiste aussi dans l'ignorance des lois et des conditions de l'infini mathémati- que. Mais nous ne devons pas même effleurer ces problèmes, qui touchent aux points les plus délicats et les plus profonds de la métaphysique. Consultez : la Physique, la Métaphysique, les J'arva naluralia, d'Aristote; — la Philosophie spiritualiste de la nature, de M. H. Martin, Paris, 1849, 2 vol. in-8. Voy. en outre les articles de ce Dictionnaire consacrés à Heraclite et aux principaux philosophes des écoles d'Élée et de Mégare. P. J. MOYEN-TERME. VOY. SYLLOGISME. MURATORI (Louis-Antoine), né dans la Modé- nèse le 21 octobre 1672, mort le 23 janvier 1750, le plus savant historien de l'Italie au xvnic siècle, appartient à la philosophie par plusieurs ouvrages remarquables, mais surtout par l'esprit de sagesse et d'impartialité dans lequel il accomplit ses tra- vaux gigantesques. Bibliothécaire à Milan, puis à Modène, également habile en histoire, en droit, en théologie, en littérature, il a publié près de quarante volumes in-4. Nul n'a suivi avec plus de patience d'arides recherches sur l'antiquité classique et le moyen âge; nul n'a mis au jour un plus grand nombre de documents et de mo- numents, de mémoires et de chronique . Anecdola, Annales } Anliquitates, etc. Peu de ologuesont traite la littérature agréable autant de goût qu'il en a apporté dans son livre Délia perjella poesia ilaliana. Peu de critiques Ont raisonné avec moinsde pas iiOD et de préven- tion, et peu de théologiens d'Italie ont envisagé le droit de l'Église avec plus d'indépendance, avec plus de hardiesse. Muratori se constitua l'avocat de la tolérance dans un écrit curieux : De in- geniorum moderalione in religionis negotio; l'adversaire de la superstition, dans un autre écrit, plus fin et plus utile encore. De nœvis in religionem incurrentibus. Avec quelle chaleur il représentait, en 1749, aux souverains, la glo- rieuse nécessité de rendre heureux leurs peuples, en leur adressant son livre Délia publica félicita oggello de' buoni principi! Avec quelle fermeté il s'énonçait sur la juridiction temporelle de l'Église, sur les décrets du concile de Trente! 11 lui fallut l'active et constante protection du sage Benoît XIV pour n'être pas cité devant l'inqui- sition C'est en étudiant les travaux philosophiques de Muratori qu'on est frappé de ces qualités. Ces travaux consistent principalement dans les traités suivants: 1° De la puissance de l'imagination humaine, Délia forza délia fantasia umana (2e édit., 1753); 2° Des forces de V entendement humain, ou Réfutation du pyrrhonisme, Délie forze dclV intendimenlo umano, osia il pirro- nismo confutato (3e édit., 1756); 3° La philoso- phie morale exposée à la jeunesse, La filosofia morille esposta e proposla a i giovani (2e édit., 1737) Dans ces trois écrits, Muratori s'attache à mon- trer en général que notre âme n'est point naturel- lement et radicalement impuissante à connaître le vrai, à désirer et à faire le bien, qu'elle est douée au contraire d'une activité essentielle et féconde. Le point de départ de sa morale, de cette étude qu'il appelle la science des sciences, le livre des livres, c'est le Connais-toi toi-même. En s'observant soi-même, l'on arrive à démêler dans cet instinct primitif et commun qui est Y amour de soi, plusieurs genres de besoins et de désirs, appeliti. Ces désirs, ces besoins sont autant de principes d'activité, autant de motifs différents, mais qui tendent tous à un même but, à savoir, le bonheur. La vertu, cependant, est seule capable de nous donner le bonheur, parce que seule elle répond à l'ordre voulu, établi, maintenu par Dieu, c'est-à-dire au bien. C'est cet ordre conçu par notre esprit sous un triple aspect, la justice, la bienfaisance, la religion, qui doit présider à notre vie morale, régler nos désirs, nos volontés, et éclairer notre amour- propre. Gouverné par cette loi suprême, tout amour personnel et aveugle se transforme en celte possession de soi-même, qui est la vraie puissance de l'homme. Muratori développe cette théorie en s'appuyant sur Platon, Plotin, Marsile Ficin, sur Descartes enfin et ses disciples, dé- fendus en ce moment même par Venturelli, son ami, contre le bibliothécaire Agnani de Rome. Les mêmes auteurs, Malebranche surtout, inspi- rent Muratori dans son traité de l'Imagination. Prenant ce mot dans une très-large acception, il entend par imagination la faculté qui fournit à l'entendement toutes sortes d'images, de per- ceptions sensibles, la plupart de ses matériaux : c'est le magasin de l'intelligence, dit-il. Aussi remplace-t-il la formule de l'école, les sens cl l'entendement, par celle-ci : V imagination et l'entendement, lu fantaisie et la raison. L'ima- gination est l'intermédiaire entre le monde phy- sique et le monde intelligible, le représentant de l'un devant l'autre. En fidèle organe de la philo- sophie italienne (VOV. PHILOSOPHIE ITALIENNE), il considère cette faculté comme l'un des plus puissants moyens d'atteindre aux mystères de la création, aux profondeurs de la nature divine et humaine. A cet égard aussi, il dépasse Infini- MURA — 1157 — MUSO ment le timide médecin d'Anvers, Thomas Ficnus^ dont le De viribus imaginalionis lui avait servi de guide. De même que l'amour de soi, l'imagi- nation exige une règle et un frein. Pour qu'elle reste cet ouvrage merveilleux de Dieu, il lui faut subir l'empire de la loi religieuse et morale. Ce même empire; Muratori veut l'imposer au pyrrhonisme autant qu'au matérialisme. Le pyr- rhonisme, il le combat dans tous ses écrits, mais principalement dans le Traité des forces de L'entendement humain, qu'il oppose au Traité philosophique de la faiblesse de l'esprit humain, de Huet. Muratori est tellement surpris qu'un pareil écrit puisse être l'œuvre d'un prélat, qu'il hésite à l'attribuer à l'évêque d'Avranches. Et cependant il avoue qu'en l'examinant de près, il ne peut s'empêcher d'y reconnaître la main qui a écrit la Censura phiïosophiœ carlesianœ : « Le doute absolu et universel, prêché et justifié par un ecclésiastique chrétien, quel scandale pour l'Église catholique ! Il est manifeste que ce savant docteur avait été, dans ses dernières années, atteint de folie (p. 11 et 17). S'il n'eut pas l'esprit malade, nous sommes obligé de l'appeler un personnage double » (p. 186). Quoi qu'il en soit, il importe de repousser rudement ce prétendu doute chrétien, plus erroné et plus malfaisant, plus dangereux pour la religion et la science à la fois, que les erreurs de l'incrédulité et d'une immoralité systématique. Afin de le mieux com- battre, Muratori met le sceptique français en contradiction, non pas avec Descartes, son en- nemi, mais avec Gassendi même, son ami. Il montre avec une évidence irrésistible que la modération dans le dogmatisme garantit des écarts reprochés aux dogmatiques, en même temps qu'elle anéantit le pyrrhonisme : c'est l'esprit critique qui préserve également d'excès si contraires. Le bon usage de la raison et l'amour sincère de la vérité et de la sagesse conduisent nécessairement à une connaissance certaine de Dieu et de ses œuvres, de l'humanité et de l'univers. Le pyrrhonisme est une généralisation fausse, exorbitante. C'est là ce que Muratori développe à travers onze chapitres dont voici les sommaires : 1° les pyrrhoniens font un abus étrange des saintes Ecritures et de la théologie chrétienne, pour soutenir l'incapacité de l'homme à découvrir la vérité ; 2° ils ont tort de discré- diter la fidélité des sens de l'homme; 3" ils font une guerre absurde aux facultés de notre en- tendement; 4° ils refusent injustement à l'homme le critérium du vrai : 5° ils se trompent en in- duisant des dissentiments des philosophes à l'im- possibilité de connaître la vérité ; 6° ils avancent une prétention énorme en soutenant qu'il faut toujours douter de toutes choses ; 7° par cette maxime, ils détruisent non -seulement toute philosophie, mais la foi chrétienne; 8° ils ne sauraient empêcher l'homme de savoir avec certitude une infinité de choses ; 9° ils prétendent en vain connaître le probible , et réduisent l'homme à l'état d'animal; 10° ils n'ont pas le droit de soutenir que leur doctrine prépare l'homme à recevoir la foi chrétienne; 11° ils ne réussissent qu'à une seule chose, à éteindre les lumières et le savoir. Muratori poursuit son adversaire avec ce sens net et pratique que le cardinal Gerdil appelait l'esprit législateur. Ce n'est pas qu'il soit dogmatique aveugle : il veut, au contraire, qu'on doute, mais à propos et sans exagération. « Nul système, dit-il. nulle opinion ne peut nous donner la science parfaite et une certitude absolue; et si notre intelligence se pare quelquefois des apparences du vrai, elle fait comme le pauvre qui se nourrit et s'habille comme il peut, et non pas comme i 1 voudrait. » C'est là ce qu'il nomme le sentiment d'un philosophe chrétien et d'un sage; et ces termes sont d'autant plus remarquables qu'il les oppose à un théolo- gien scolasliquc. La philosophie chrétienne est le dernier degré de la science humaine, qui en a trois : la philo- sophie rationnelle, la philosophie morale, la philosophie chrétienne. La première apprend à bien penser, à connaître le vrai et le vraisem- blable; la seconde, à bien vivre, à connaître le bien et à le pratiquer; la troisième, à vivre heureusement, beatamcnle. encore après cette vie terrestre. Il existe deux éditions des Œuvres complètes de Muratori: Arezzo, 1767-80. 36 vol. in-4; Venise, 1790-1810, 48 vol. in-8. C. Bs. MUSONIUS (Caïus Rufus), philosophe stoï- cien, naquit à Bolsenium en Etrurie, aujour- d'hui Bolsena, au commencement du premier siècle de l'ère chrétienne. Il était de l'ordre des chevaliers, et se livra dès sa jeunesse à l'étude de la philosophie, principalement à celle du Portique, dont l'austère morale convenait le mieux à son caractère. Employé aux fortifica- tions de Borne sous le règne de Néron, il se rendit suspict à la cour de ce prince et fut exilé dans l'île de Gyare, ce qui était alors le dernier degré de Ja disgrâce. Après 1# mort de Néron il revint à Borne, et, ayant pris parti pour Vi- tellius contre Vespasien, il fut du nombre drs députés qui allèrent demander la paix au camp du vainqueur. La tranquillité étant rétablie dans la capitale de l'empire, Musonius se fit beaucoup d'honneur en vengeant la mémoire de son ami, Barea Soranus, injustement condamné à mort sur les accusations calomnieuses d'Egnatius Ce- ler , mais c'est par là même, sans doute, qu'il s'attira les persécutions de Domitien. Oblige de fuir une seconde fois de Borne, il disparaît dès ce moment dans une complète obscurité. Musonius, comme la plupart des Bomains qui appartenaient à la même école, fut un philo- sophe pratique plutôt qu'un penseur : aussi n'avons-nous conservé de lui que quelques rares fragments disséminés chez différents auteurs, et un petit nombre de maximes rapportées par Stobée et par Aulu-Gelle. Voici celles de ces maximes qui nous ont paru les plus dignes d'être citées. Musonius désapprouvait le suicide, le suicide si admiré de Thraséas; il pensait que tous les maux de cette vie sont indifférents, et que la résignation doit être la première de nos vertus. Mais à la résignation doivent se joindre, selon lui, l'austérité, le désintéressement, la chasteté et la tempérance. Il voulait, pour qu'on ne fût point tenté de s'écarter du bien, que chacun de nos jours fût regardé comme le dernier. Il recommandait qu'on ne laissât pas échapper l'occasion de mourir avec honneur, de peur qu'on ne la retrouvât plus. Il enseignait le pardon des injures, assurant que le seul moyen de se faire respecter des autres est de se res- pecter soi-même. Partout, disait-il, on peut être heureux, parce que partout on peut être ver- tueux. Un prince de Syrie, qui était venu jouir de sa conversation, lui demandant ce qu'il pour- rait faire pour lui. il répondit, mieux inspiré que Diogène : « C'est de profiter de ce que vous venez d'entendre. » Il conseillait à tout le monde, et même aux philosophes, de se marier. « Le mariage, disait-il, est conforme à la nature, et nécessaire à la conservation des sociétés. » Saint Justin met ce philosophe au nombre des stoïciens qui ont le mieux écrit sur la morale. Tous les fragments qui subsistent de Musonius ont été recueillis par Moser et publiés, avec une notice biographique, dans les Studien de Creu- zer et de Daub, Francfort et Heidelberg, 6 vol. MUTI — 1155 MYST in-8, 1809-1819, t. VI. Un autre recueil plus complet que le premier en a été fait par Peerl- kamp : Musonii Rufi, philosophi stoici, reli- quiœ et apophthegmaia, in-8, Harlem, 1822. On peut consulter aussi les deux dissertations suivantes : Burigny, Mémoire sur le philosophe Musonius, dans le tome XXXI des Mémoires de ï Académie des inscriptions ; — Niewland, Dis- scrtatio, prœs. D. Wyttenbachio, de Musonio Rufo, philosopho sloico, in-4, Amst., 1783. Un autre philosophe du nom de Musonius a existé à peu près dans le même temps que le précédent, et a souvent été confondu avec lui ; niais celui-là appartient à l'école cynique et était originaire de Babylone, d'où lui est venu le surnom de Babylonien. Origène, dans le troi- sième livre de son ouvrage^ contre Celse, ne craint pas de le placer à côté de Socrate. Tout ce que nous savons de lui, c'est qu'il fut persé- cuté par Néron à cause de la hardiesse de son langage^ et que, du fond de la prison où il fut enferme, il entretint une correspondance avec Apollonius de Tyane. Ses lettres nous ont été conservées par Philostrate (liv. IV, ch. xlvi) dans la biographie d'Apollonius. Voy. la biblio- graphie de l'article Apollonius. X. MUTI (François), né vers 1550 à Casai di Apigliano, mort au commencement du xvne siè- cle, fit ses premières études dans la capitale de la Calabre, à Cosenza, et les continua à Na- ples et à Rome. Il vécut ensuite dans la plupart des grandes villes et des universités d'Italie, se distinguant partout et voyant grandir sans cesse la renommée d'un vaste et solide savoir. Ce fut un de ces promoteurs infatigables de l'esprit d'examen et d'investigation qui commencèrent par secouer le joug de l'école et d'Aristote, pour s'affranchir plus tard de toute autorité absolue en matière de science. Au chef de l'école il opposa la philosophie de son compatriote Tele- sio, qu'il défendit à plusieurs reprises contre plusieurs sortes d'adversaires. Il fut de même un chaud et habile avocat de quelques autres amis, tels qu'Antoine Persio, François Patrizzi, Thomas Campanella. Il soutint l'antipéripaté- ticien Patrizzi dans ses disputes avec Jacques Mazzoni de Florence, défenseur de la morale d'Aristote, aussi bien que dans sa querelle avec Théodore Angeluzzi, professeur de médecine et de philosophie à Padoue, défenseur de la physique d'Aristote. Son ouvrage le plus remarquable est dirigé contre Angeluzzi, et dédié à Bernardino Telesio. En voici le titre : Francisci Muti Consentini disceplationum libri quinque, contra calum- nias Theod. Angelulii in maximum philoso- phum Franc. Patrilium (in-4, Ferrare, 1589). Dans cet écrit, non moins remarquable par l'érudition que par la dialectique, et que Bayle, à cause de ce double avantage, attribue à Pa- trizzi même, Muti accuse Aristote des torts sui- vants : 1° son système est confus, obscur, sans ordre ni scientifique ni pratique; 2° en théo- logie, il est impie ; 3° sur les principes des cho- ses, et la nature du ciel, il est faux et vain; 4° il est erroné à l'égard des doctrines sur le vide !■ ' vement, l intelligence première, la division de L'âme, etc. Beaucoup d'autres re- pro lies .• 1 1 ■ ■ ■ ' > ï j 1 1 i i l: 1 1 ■ - 1 1 1 ou suivent ceux-là. Le quatrième livre est spécialement consacré à l'examen également sévère, et même passionné, de la Métaphysique d'Aristote. Un parallèle excellent entre cette métaphysique et celle de Platon termine ce liyre intéressant. Le cinqu livre traite il'' la matière, de la nature. el plus • H- I Ê i ■ i s, de Dieu. Platon et v sont préférés au Stagirite. On peut regretter, en lisant cet ouvrage plein de sagacité et de savoir, que l'auteur ait suivi pas à pas, combattu pied à pied, son adver- saire de Padoue. Malgré ce défaut, il sera tou- jours utile à ceux qui voudront étudier la grande et féconde lutte du xvie siècle contre la scolas- tique. 11 est indispensable à qui désire connaître l'histoire des doctrines de Patrizzi et de Telesio. C. Bs. MUTSCHELLE (Sébastien), né en 1749 à Al- leshausen, en Bavière, mort en 1800, conseiller ecclésiastique à Freysingen, fut un zélé et in- telligent propagateur de la doctrine de Kant. Indépendamment de plusieurs ouvrages de dé- votion et de théologie, il a laissé les écrits sui- vants, tous rédigés en allemand et consacrés à la philosophie critique : du Bien moral, in-8, Munich, 1788 et 1794; — Matériaux pour ser- vir à une étude critique de la métaphysique, in-8, Francfort (Munich), 1795 et 1800; — de la Philosophie kantienne, ou Essai d'une expo- sition populaire de la philosophie de Kant, 12 livraisons in-8, Munich, 1799-1805; — Mé- langes, 4 vol. in-8, ib., 1793-1798. Il existe aussi une biographie de Mutschelle, par Weiller, in-8, ib., 1803. X. MYSON, voy. les sept Sages. MYSTICISME. Ce sujet a été traité par M. Cousin, dans son Histoire de la philosophie moderne (t. II, 9e leçon), avec tant de supé- riorité, que nous ne trouvons rien de mieux à faire que de reproduire ici cet éloquent mor- ceau. C'est la peinture la plus vive en même temps que la critique la plus profonde qui ait jamais été faite du mysticisme en général. Quant aux écoles et aux doctrines particulières que ce système a produites, nous leur avons consacré à chacune un article séparé. « Le mysticisme dans sa signification la plus générale, est cette prétention de connaître Dieu sans intermédiaire, et en quelque sorte face à face. 11 nous importe de séparer avec soin cette chimère, qui n'est pas sans danger, de la grande cause du spiritualisme raisonnable que nous pro- fessons. 11 nous importe d'autant plus de rompre ouvertement avec le mysticisme, qu'il semble nous toucher de plus près, qu'il se donne pour le dernier mot de la philosophie, et que, par ses apparences de grandeur, il peut séduire plus d'une âme d'élite, particulièrement à l'une de ces époques de lassitude où, à la suite d'expé- riences gigantesques cruellement déçues, la rai- son humaine, ayant perdu la foi en sa propre puissance sans pouvoir perdre le besoin de Dieu, pour satisfaire ce besoin immortel s'adresse à tout, excepté à elle-même, et, faute de savoir s'élever à Dieu par la route légitime et dans la mesure qui lui a été permise, se jette hors du sens commun, et tente le nouveau, le chimé- rique, l'absurde même, pour atteindre à l'im- possible. « Parvenus sur les hauteurs des vérités uni- verselles et nécessaires en tout genre, elles nous découvrent leur éternel principe : c'est assez pour une saine philosophie; ce n'est point assez pour une philosophie ambitieuse : elle veut apercevoir directement l'être absolu et in- fini. Or, dans le monde intelligible, il n'est pas plus possible d'écarter la vérité pour se mettre en face de Dieu, que dans le monde sensible il n'est possible a'écarter le voile de la nature pour contempler le Dieu qui est dessous. Là : Deus absconditus. Mais, pour lr mysticisme, tout ce qui est entre Dieu et nous nous le cache. Ne connaître de Dieu que Bes manifestations on les signes de son existence, ce n'est pas le connaître assez: on s'etfurcc de MYST — 1159 — .MYST l'apercevoir directement, on aspire à s'unir à lui, que dis-je ? à se perdre en lui, tantôt par le sentiment, tantôt par quelque autre procédé extraordinaire. « Le sentiment joue un si grand rôle dans le m\sticisme, que notre premier soin doit être de rechercher la nature et la fonction propre de cette partie intéressante et jusqu'ici mal étu- diée de la nature humaine. « Il faut bien distinguer le sentiment de la .sensation. Il y a, en quelque sorte, deux sensi- bilités : l'une tournée vers le monde extérieur ei chargée de transmettre à l'âme les impres- sions qu'il envoie ; l'autre, tout intérieure, ca- chée dans les profondeurs de l'organisation, et qui correspond à l'âme, comme la première cor- respond à la nature ; sa fonction est de recevoir l'impression et comme le contre-coup de ce qui se passe dans l'âme. L'intelligence a-t-elle décou- vert des vérités sublimes? il y a quelque chose en nous qui en éprouve de la joie. Avons-nous fait une bonne action? nous en recueillons la récompense dans un sentiment de contentement moins vif, mais plus délicieux que toutes les sensations agréables qui naissent du corps. Il semble que l'intelligence ait aussi son organe intime, qui souffre ou jouit, selon l'état de l'in- telligence. Nous portons en nous-mêmes une source profonde d'émotions physiques et morales, qui expriment, en quelque sorte, l'union de nos deux natures. L'animal ne va pas au delà de la sensation, et la pensée pure n'appartient qu'à la nature angélique. Le sentimot qui participe de la sensation et de la pensée est l'apanage de l'humanité. Le sentiment n'est, il est vrai, qu'un é ho de la raison; mais cet écho se fait quel- quefois mieux entendre que la raison elle-même, parce qu'il retentit dans les parties les plus in- times et les plus délicates de l'âme, et ébranle l'homme tout entier. « C'est un fait singulier, mais incontestable, qu'aussitôt que la raison a conçu la vérité, l'âme s'y attache et l'aime. Oui, l'âme aime la vérité. Chose admirable ! un être égaré dans un coin de l'univers, chargé seul de s'y soutenir contre tant d'obstacles, et qui, ce semble, a bien assez à faire de songer à lui-même, de conserver et d'embellir un peu sa vie, est capable d'aimer ce qui ne se rapporte point à lui, ce qui n'existe que dans un monde invisible. Cet amour désin- téressé de la vérité témoigne de la grandeur de celui qui l'éprouve, et en même temps lui met dans le cœur, au lieu des troubles et des agita- tions des amours ordinaires, une sérénité et une douceur incomparables. « La raison fait un pas de plus : elle va de la vérité à son auteur, des vérités nécessaires à l'être nécessaire, qui en est le principe. Le sen- timent suit la raison dans cette démarche nou- velle. La raison ne se contente point de la vé- rité, même de la vérité absolue, convaincue qu'elle la possède mal, qu'elle ne la possède point telle qu'elle est réellement, tant qu'elle ne l'a point assise sur son fondement éternel : par- venue là, elle s'arrête comme devant sa borne infranchissable, n'ayant plus rien à chercher ni à trouver. Le cœur, à son tour, se repose dans une satisfaction profonde. Là sont les joies, les douceurs ineffables de l'amour divin ; mais nous ne faisons qu'entrevoir ces délices, séparés aussi bien que rapprochés de l'essence infinie et par le monde et même par la vérité. « L'amour de l'infini se cache sous celui de ses formes : c'est lui que nous aimons en ai- mant la vérité, la beauté, la vertu. C'est si bien l'infini lui-même qui nous attire et qui nous charme, que ses manifestations les plus élevées ne nous suffisent pas tant que nous ne les avons point rapportées à leur source. Le cœur est in- satiable, parce qu'il aspire à l'infini. Ce senti- ment, ce besoin de l'infini est au fond des gran- des passions et des plus légers désirs. Un soupir de l'âme en présence du ciel étoile, la mélan- colie attachée à la passion de la gloire, à l'am- bition, à tous les grands mouvements de l'âme, l'expriment mieux, sans doute, mais ne l'expri- ment pas davantage que le caprice et la mobi- lité de ces amours vulgaires errant d'objets en objets, sans trouver nulle part ni contentement ni repos. Tant que l'infini n'est pas atteint, l'a- mour n'est point satisfait. L'enfant vit longtemps attaché aux formes sensibles; il sourit à la na- ture, il se joue à la surface de ce monde comme sur le sein de sa nourrice. Mais bientôt les ob- jets qui amusaient l'enfant ne répondent plus aux désirs plus vastes du jeune homme; la rose qu'il a aimée lui devient indifférente ou lui dé- plaît; il l'effeuille, la sème sous ses pieds et court à d'autres plaisirs ; il espère trouver ailleurs dans cette nature, à ses yeux infinie, quelque bien où se reposera son amour, et il erre ainsi d'objets en objets dans un cercle perpétuel d'ar- dents désirs, de poignantes inquiétudes, de désenchantements douloureux, jusqu'à ce qu'il comprenne que la nature et tout ce qu'elle ren- ferme ne peut pas lui donner ce qu'elle n'a pas, et qu'elle n'est point ce qu'il désire. C'est alors qu'il porte ses regards vers un autre monde, vers le monde des idées qui ne passent point, et enfin vers le principe éternel et infini de ces idées. « Marquons un nouveau rapport du sentiment et de la raison. « L'esprit se déploie d'abord en ligne droite, pour ainsi dire, se précipitant vers son objet sans se rendre compte de ce qu'il fait, de ce qu'il aperçoit, de ce qu'il sent. Mais, avec la fa> culte de penser, de sentir et d'agir, il a aussi celle de vouloir; il possède la liberté de revenir sur lui-même , de réfléchir et sa pensée, et ses actions, et ses sentiments, d'y consentir ou d'y résister, de s'en abstenir, ou de les reproduire en leur imprimant un caractère nouveau. Spon- tanéité, réflexion, telles sont les deux grandes forces de l'intelligence. L'une n'est pas l'autre; mais, après tout, celle-ci ne fait guère qu'expri- mer et développer celle-là; elle contient au fond les mêmes éléments : le point de vue seul est différent. Tout ce qui est spontané est confus ; la réflexion emporte avec elle une vue claire et distincte. « Or, qu'y a-t-il dans la réflexion la plus haute? La connaissance du rapport qui lie les vérités universelles et nécessaires à leur prin- cipe nécessaire et infini : tel est le dernier mot de la réflexion, car il n'y a rien au delà de l'in- fini. Mais la raison ne débute pas par la ré- flexion ; elle n'aperçoit pas d'abord la vérité en tant qu'universelle et nécessaire; par conséquent aussi, quand elle passe de l'idée à l'être, quand elle rapporte la vérité à son principe, à l'être réel qui en est le fondement, elle n'a pas sondé, elle ne soupçonne pas la profondeur de l'abîme qu'elle franchit; elle le franchit parla puissance qui est en elle, sauf à s'étonner ensuite de ce qu'elle a fait. Elle s'en étonne plus tard, et elle entreprend, à l'aide de la liberté dont elle est douée, de faire le contraire de ce qu'elle a fait, et de nier ce qu'elle avait affirmé. Ici commence la lutte du sophisme et du sens commun, de la fausse science et de la vérité na- turelle, de la bonne et de la mauvaise philoso- phie, toutes deux filles de la libre réflexion. Le privilège triste et sublime de la réflexion, c'est MYST — 1160 — MYST l'erreur; mais la réflexion est le remède au mal qu'elle produit. Si elle peut renier la vérité na- turelle, d'ordinaire elle la confirme, elle revient au sens commun par un détour plus ou moins long; elle a beau faire effort contre toutes les pentes de la nature humaine, celle-ci l'emporte presque toujours, et la ramène soumise aux pre- mières inspirations de la raison fortifiées par cette épreuve. Mais il n'y a pas plus à la fin qu'au commencement ; seulement dans l'inspira- tion primitive était une puissance qui s'ignorait elle-même, et dans les résultats légitimes de la réflexion est une puissance qui se connaît : ici le triomphe de l'instinct, là celui de la vraie science. « Le sentiment, qui accompagne l'intelligence dans toutes ses démarches, présente les mêmes phénomènes , un mouvement spontané et un mouvement réfléchi. « Le cœur, comme la raison, poursuit l'infini, et la seule différence qu'il y ait dans ces pour- suites, c'est que tantôt le cœur cherche l'infini sans savoir qu'il le cherche, et que tantôt il se rend compte de la fin dernière du besoin d'aimer qui le tourmente. Quand la réflexion s'ajoute à l'amour, il arrive de deux choses l'une : ou l'ob- jet aimé est vraiment digne de l'être, et alors la réflexion, loin d'affaiblir l'amour, le fortifie; loin de couper ses ailes divines, elle les déve- loppe, elle les nourrit, comme dit Platon. Mais si l'objet de l'amour n'est qu'un simulacre de la beauté véritable, capable seulement d'exciter l'ardeur de l'âme sans pouvoir la satisfaire, la réflexion rompt le charme qui tenait le cœur at- taché, dissipe la chimère qui l'enchantait. Il faut être bien sûr de ses attachements pour oser les mettre à l'épreuve de la réflexion. 0 Psyché ! Psyché! respecte ton bonheur; n'en sonde pas trop le mystère : ne cherche pas à connaître l'in- visible amant qui possède ton cœur. Ton bon- heur, hélas! est attaché à ton ignorance. Garde- toi d'approcher la redoutable lumière du lit mystérieux où repose l'objet inconnu de ton amour. Au premier rayon de la lampe fatale, l'amour s'éveille et s'envole. Image charmante de ce qui se passe dans l'âme , lorsqu'à la se- reine et insouciante confiance du cœur succède la réflexion avec son triste cortège. Tel est sans doute aussi le sens du mythe sacré de l'arbre de la science. Avant la science et la réflexion, sont l'innocence et la foi. La science et la réflexion engendrent d'abord le doute, l'inquiétude , le dégoût de ce qu'on possède, la poursuite agitée de ce qu'on ignore, les troubles de l'esprit et de l'âme, le dur travail de la pensée, et dans la vie bien des fautes jusqu'à ce que l'innocence à ja- mais perdue soit remplacée par la vertu, la foi naïve par la vraie science, et qu'à travers tant d'illusions évanouies, l'amour soit enfin parvenu à son véritable objet. « L'amour spontané a la grâce naïve de l'igno- rance et du bonheur. L'amour réfléchi est bien différent : il est sérieux, il est grand, jusque dans ses fautes mêmes, de la grandeur de la liberté. Ne nous hâtons pas de condamner la ré- flexion : si elle engendre souvent l'égoïsme, elle engendre aussi le dévouement. Qu'est-ce, en effet, que se dévouer? C'est se donner librement et en toute connaissance. Voilà le sublime de l'amour, voilà l'amour digne d'une noble et généreuse r. ai nrc, et non pas l'amour ignorant et aveugle. Quand l'affection a vaincu l'égoïsme, au lieu d'aimer son objet pour elle-même, l'âme se donne à son objet, et, miracle de L'amour, pins elle donne, plus elle possède, se nourrissant de ses sacrifices et puisant sa force et sa joie dans son entier abandon. Mais il n'y a qu'un seul être qui soit digne d'être aimé ainsi, et qui puisse l'être sans illusion et sans mécomptes, sans bornes à la fois et sans regret, à savoir, l'être parfait et infini, qui seul ne craint pas la réflexion et peut remplir toute la capacité de notre cœur. « Le mysticisme s'attache au sentiment pour l'égarer en lui attribuant une puissance plus grande encore que celle qui lui a été accordée. « Le mysticisme supprime dans l'homme la raison, et n'y laisse que le sentiment, ou du moins y subordonne et sacrifie la raison au sen- timent. « Écoutez le mysticisme : c'est par le cœur seul que l'homme est en rapport avec Dieu. Tout ce qu'il a de grand, de beau, d'infini, d'éternel, c'est l'amour seul qui nous le révèle. La raison n'est qu'une faculté mensongère. De ce qu'elle peut s'égarer et s'égare souvent, on en conclut qu'elle s'égare toujours. On la confond avec tout ce qui n'est pas elle. Les erreurs des sens et du raisonnement, les illusions de l'imagination, et même les extravagances de la passion qu'amè- nent quelquefois celles de l'esprit, tout est mis sur le compte de la raison. On triomphe de ses imperfections, on étale avec complaisance ses misères ; et le système dogmatique le plus auda- cieux, puisqu'il aspire à mettre en communica- tion immédiate l'homme et Dieu, emprunte con- tre la raison toutes les armes du scepticisme. « Le mysticisme va plus loin : non content d'attaquer la raison, il s'en prend à la liberté, il ordonne de renoncer à soi-même pour s'iden- tifier par l'amour avec celui dont l'infini nous sépare. L'idéal de la vertu n'est plus la coura- geuse persévérance de l'homme de bien, qui, en luttant contre la tentation et la souffrance, ac- complit la sainte épreuve de la vie ; ce n'est pas non plus le libre et éclairé dévouement d'une âme aimante ; c'est l'entier et aveugle abandon de soi-même, de sa volonté, de tout son être dans une contemplation vide de pensée, dans une prière sans parole et presque sans conscience. « La source du mysticisme est dans cette vue incomplète de la nature humaine, qui ne saii pas y discerner ce qu'il y a de plus profond, e' se prend à ce qu'il y a de plus frappant, de plus saisissant, et par conséquent aussi de plus sai- sissable. Nous l'avons déjà dit. la raison n'est pas bruyante, et souvent elle n'est pas entendue, tandis que l'écho du sentiment retentit avec éclat. Dans ce phénomène composé, il est na- turel que l'élément le plus apparent couvre et offusque le plus intime. « D'ailleurs, que de rapports, que de ressem- blances trompeuses entre les deux facultés! Sans doute, dans leur développement, elles diffèrent d'une manière manifeste. Quand la raison devient le raisonnement, on distingue aisément sa pe- sante allure de l'élan du sentiment; mais la raison spontanée se confond presque avec le sentiment : même rapidité, même obscurité. Ajoutez qu'elles poursuivent le même objet, et qu'elles marchent presque toujours ensemble. Il n'est donc pas étonnant qu'on les ait confon- dues. « Une saine philosophie les distingue sans les séparer. L'analyse démontre que la raison pré- cède et que le sentiment suit. Comment aimer ce qu'on ignore? Pour jouir de La vérité, ne faut-il pas la connaître? Pour s'émouvoir à cer- taines idées, ne faut-il pas les avoir eues en un degré quelconque? Absorber la raison dans le sentiment, c'est étouffer la cause dans l'effet. Quand on parle de la lumière 'lu cœur, on dé- signe sans le savoir celle lumière de la raison spontanée qui nous découvre la vérité d'une intuition vive et pure, tout opposée aux précédés MYST 1161 MYST lents et laborieux de la raison réfléchie et du raisonnement. « Le sentiment par lui-même est une source d'émotion, non de connaissance. La seule faculté de connaître, c'est la raison. Au fond, si le sen- timent est différent de la sensation, il tient cependant de toutes parts à la sensibilité géné- rale, et il est variable comme elle; il a, comme elle, ses intermittences, ses vivacités et ses langueurs, son exaltation et ses défaillances. On ne peut donc ériger les inspirations du senti- ment, essentiellement mobiles et spirituelles, en une règle universelle et absolue. 11 n'en est pas ainsi de la raison, elle est constamment la même dans chacun de nous, et la même dans tous les hommes. Les lois qui président à son exercice composent la législation commune de tous les êtres intelligents. Il n'y a pas d'intelli- gence qui ne conçoive quelque vérité univer- selle et nécessaire, et l'être infini qui en est le principe. Ces grands objets, une fois connus, excitent dans l'âme de tous les hommes les émotions que nous avons essayé de décrire. Ces émotions participent à la fois de la di- gnité de la raison et de la mobilité de l'ima- gination et de la sensibilité. Le sentiment est le rapport harmonieux et vivant de la raison et de la sensibilité. Supprimez l'un des deux termes, que devient le rapport ? Chose éton- nante ! le mysticisme du sentiment prétend éle- ver l'homme directement jusqu'à Dieu, et, en ôtant à la raison sa puissance, il ôte à l'homme précisément ce qui lui fait connaître Dieu et le met en juste communication avec lui par l'inter- médiaire de la vérité éternelle et infinie. « L'erreur fondamentale du mysticisme est de vouloir supprimer cet intermédiaire, comme si c'était une barrière et non pas un lien! Le mysticisme franchit cet intermédiaire, et fait de l'être infini l'objet direct de l'amour. Mais un tel amour ne se peut soutenir que par des efforts surhumains qui aboutissent à la folie. L'amour tend à s'unir à son objet : le mysticisme s'y ab- sorbe. De là les extravagances de ce mysticisme intempérant si sévèrement et si justement con- damne par Bossuet et par l'Église dans le quié- tisme. Le quiétisme endort l'activité de l'homme. éteint son intelligence, substitue à la recherche de la vérité et à l'accomplissement du devoir des contemplations oisives ou déréglées. La vraie union de l'âme avec Dieu se fait par la vérité et la vertu. Toute autre union est une chimère, un péril, quelquefois un crime. Il n'est permis à l'homme d'abdiquer, sous aucun pré- texte, ce qui le fait homme, ce qui le rend capa- ble de comprendre Dieu et d'en exprimer en soi une image imparfaite, c'est-à-dire la raison, la volonté, la conscience. Sans doute la vertu a sa prudence, et s'il ne faut jamais céder à la pas- sion, il est diverses manières de la combattre pour la mieux vaincre. On peut la laisser s'user elle-même, et la résignation et le silence peu- vent avoir leur emploi légitime. Il y a une part de vérité, d'utilité même, dans les Maximes des saints. Mais, en général, il est mal sûr d'anti- ciper en ce monde sur les droits de la mort, et de rêver la sainteté quand la vertu seule nous est imposée, et quand la vertu est déjà si rude à accomplir, même très-imparfaitement. Le quié- tisme ne peut être tout au plus qu'une halte dans la carrière, une trêve dans la lutte, ou plutôt une autre manière de combattre encore. Ce n'est pas en fuyant que l'on gagne des batailles; pour les gagner, il les faut livrer, d'autant mieux que le devoir est de combattre encore plus que de vaincre Entre le stoïcisme et le quiétisme, ces deux extrêmes opposés, le premier est pré- férable au second ; car s'il n'élève pas toujours l'homme jusqu'à Dieu, il maintient du moins la personnalité humaine, la liberté, la conscience, tandis que le quiétisme, en abolissant tout cela, abolit l'homme tout entier. L'oubli de la vie et de ses devoirs, l'inertie, la paresse, la mort de l'âme, tels sont les fruits de cet amour de Dieu, qui se perd dans l'oisive contemplation de son objet; et encore, pourvu qu'il n'entraîne pas des égarements plus funestes! Il vient un moment ou l'âme, qui se croit unie à Dieu, enorgueillie de cette possession imaginaire, méprise à ce point et le corps et la personne humaine, que toutes ses actions lui deviennent indifférentes, et que le bien et le mal sont égaux à ses yeux. C'est ainsi que des sectes fanatiques ont été vues mêlant le crime et la dévotion, trouvant dans l'une l'excuse, souvent le mobile de l'autre, et préludant par de mystiques ravissements à des dérèglements infâmes, à des cruautés abomina- bles : déplorables conséquences de la chimère du pur amour, et de la prétention du sentiment de dominer sur la raison, de servir seul de guide à l'âme humaine, et de se mettre en communi- cation directe avec Dieu, sans l'intermédiaire du monde visible, et sans l'intermédiaire plus sûr encore de l'intelligence et de la vérité. « Mais il est temps de passer à un autre genre de mysticisme, plus singulier, plus savant, plus raffiné et tout aussi déraisonnable, bien qu'il se présente au nom même de la raison. « Nous l'avons vu : la raison, à moins de dé- truire en elle un des principes qui la gouvernent, ne peut s'en tenir à la vérité, pas même aux vérités absolues de l'ordre intellectuel et de l'ordre moral ; elle ne peut pas ne pas rattacher toutes les vérités universelles, nécessaires, ab- solues, à l'être qui seul les peut expliquer, parce que seul il possède en lui l'existence nécessaire et absolue, ,1'immutabilité et l'infinitude. Dieu est la substance des vérités incréées, comme il est la cause des existences créées. Les vérités nécessaires trouvent en Dieu leur sujet naturel. Nous les apercevons, nous ne les constituons pas. Dieu les aperçoit, et s'il ne les a point faites arbitrairement, ce qui répugne à leur essence et à la sienne, il les constitue en tant qu'elles sont lui-même. Son intelligence les possède comme les manifestations d'elle-même. Tant que la nôtre ne les a point rapportées à l'intelligence divine, elles sont pour elle sans principe, sans fonde- ment, sans sujet réel et effectif; elles lui sont un effet sans sa cause, un phénomène sans sa substance. Elle les rapporte donc à leur cause et à leur substance; et en cela elle obéit à un besoin impérieux et à un principe assuré de la raison. « Il n'y a rien là que la plus saine philosophie n'approuve. Voici maintenant par où le mysti- cisme se mêle à la raison pour la corrompre. La raison apporte les vérités universelles et néces- saires à la substance dont elles sont pour nous les manifestations. Le mysticisme brise en quel- que sorte l'échelle qui nous a élevés jusqu'à l'es- sence infinie, la considère à part et toute seule. et s'imagine posséder ainsi l'absolu pur, l'unité pure, l'être en soi. L'avantage que cherche ici le mysticisme, c'est de donner à la pensée un objet où il n'y ait nul mélange, nulle division, nulle multiplicité; où tout élément sensible et humain ait entièrement disparu; mais pour ob- tenir cet avantage, il en faut payer le prix. Il est un moyen très-simple de délivrer la théodi- céede toute ombre d'anthropomorphisme, c'est de réduire Dieu à une abstraction, à l'abstrac- tion de l'être en soi. L'être en soi, il est vai, est pur de toute division, mais à cette condition MYST — 1162 MYST qu'il n'ait nul attribut, nulle qualité, et même qu'il soit dépourvu de science et d'intelligence ; car l'intelligence la plus élevée suppose toujours la distinction du sujet intelligent et de l'objet intelligible. Un dieu dont l'absolue unité exclut l'intelligence, voilà le dieu de la philosopbie mystique : c'est l'école d'Alexandrie qui a pro- duit sur la scène de l'histoire cette philosophie extraordinaire. « Comment l'école d'Alexandrie, comment Plo- tin, son fondateur, au milieu des lumières de la civilisation grecque et latine, a-t-il pu arriver à cette étrange notion de la divinité? Par l'abus du platonisme, par la corruption de la meilleure et de la plus sévère méthode, celle de Socrate et de Platon. « La méthode platonicienne, la marche dia- lectique, comme l'appelle son auteur, recherche dans la multitude des choses individuelles, va- riables, contingentes, le principe auquel elles empruntent ce qu'elles possèdent de général, de durable, d'un, c'est-à-dire leur idée, et s'élève ainsi aux idées, comme aux seuls vrais objets de l'intelligence, pour s'élever encore de ces idées, qui s'ordonnent dans une admirable hié- rarchie, à la première de toutes, au delà de laquelle l'intelligence n'a plus rien à concevoir ni à chercher. C'est en écartant dans les choses finies leur limite, leur individualité, que Ton atteint les genres, les idées, et par elles, leur principe infini. Mais ce principe n'est pas le dernier des genres, ni la dernière des abstrac- tions ; c'est un principe réel et substantiel. Le dieu de Platon ne s'appelle pas seulement l'unité, il s'appelle le bien; il n'est pas la substance morte des Éléates ; il est doué de vie et de mou- vement; toutes expressions qui montrent à quel point le dieu de la métaphysique platonicienne est différent du dieu du mysticisme. Ce Dieu est le père du monde. Il est aussi le père de la vérité, cette lumière des esprits; c'est lui qui la produit directement. Il habite au milieu des idées qui font de lui un dieu véritable. Il a tiré le monde du chaos, et il a créé, je dis créé au sens le plus rigoureux du mot, lame de l'homme sans aucune nécessité extérieure, et par ce motif seul qu'il est bon. Enfin il est la beauté sans mélange, cette beauté merveilleuse, inaltérable, immortelle, qui fait dédaigner toutes les beautés terrestres à qui l'entrevoit seulement. Le beau, le bien absolu est trop éblouissant pour que l'œil d'un mortel puisse le regarder en face ; il le faut contempler d'abord dans les images qui nous le révèlent; il faut accoutumer notre esprit à cette haute contemplation par celle de la vé- rité, de la beauté, de la justice, telles qu'elles se rencontrent dans le monde et par les hommes, de même qu'il faut habituer peu à peu l'oeil du captif enchaîné dès l'enfance à la splendide lumière du soleil. Mais enfin cette lumière des esprits, qui est l'idée du bien, notre raison peut l'apercevoir quand flic est éclairée par la vérité ri par li science; la raison bien conduite peut aller jusqu'à Dieu, et il n'est pas besoin, pour y atteindre, d'une faculté particulière et mysté- « Plotin s'' ' h poussai 3 1' dialectique platonicienne, el en L'étendant an 'lu terme oi ter. Dana Platon elle se termine aux ,dées, à l'idée 'lu bien, et produit un dieu intelligent el bon; Plotin l'ap- plique sans tin, et elle le conduit dans l'abîme ■ lu myaticiame. Si toute vérité eaî '1 ina le . ralj i Inalité est imperfectii résulte que tant que nous pourrons géi liser, tint qu'il nous sera possible d'écarter quel- q lit'" lure quelque détermination, nous n'aurons pas atteint le terme de la dialec- tique. Son dernier objet sera donc un principe sans aucune détermination. Elle n'épargne pas l'être lui-même; au-dessus de l'être, n'y a-t-il pas l'unité à laquelle l'être participe, et que l'on peut dégager pour la considérer seule? L'être n'est pas simple, puisqu'il est à la fois être et unité : l'unité seule est simple, car elle n'est qu'elle-même. Et encore quand nous disons unité, nous la déterminons. La vraie unité absolue est, à proprement parler, ce qui n'est pas, ce qui ne peut même se nommer Y innommable, comme dit Plotin. Ce principe, qui n'est pas, à plus forte raison ne peut pas penser; car toute pensée est encore une détermination, une manière d'être. Ainsi l'être et la pensée sont exclus de l'unité absolue. Si l'alexandrinisme les admet, ce n'est que comme une déchéance, une dégradation de l'unité. Considéré dans la pensée et dans l'être, le principe suprême est inférieur à lui-même, ce n'est que dans la simplicité pure de son indéfi- nissable essence qu'il est le dernier objet de la science et le dernier terme de la perfection. « Pour entrer en rapport avec un pareil dieu, les facultés ordinaires ne suffisent point, et la théodicée de l'école d'Alexandrie lui impose une psychologie toute particulière. « La raison conçoit l'unité absolue comme un attribut de l'être absolu, mais non pas comme quelque chose en soi ; ou, si elle la considère à part, elle sait qu'elle ne considère qu'une ab- straction. Veut-on faire de l'unité absolue autre chose qu'un attribut d'un être absolu, ou une abstraction, une conception de l'intelligence hu- maine? ce n'est plus rien que la raison puisse accepter à aucun titre. Cette unité vide sera- t-elle l'objet de l'amour? Mais l'amour, bien plus que la raison encore, aspire à un objet réel. On n'aime pas la substance en général, mais une substance qui possède tel ou tel caractère. Dans les amitiés humaines, supprimez toutes les qua- lités d'une personne ou modifiez-les, vous modi- fiez ou vous supprimez l'amour. Cela jie prouve pas que vous n'aimiez pas cette personne; cela prouve seulement que la personne n'est pas pour vous sans qualités. « Ainsi, ni la raison, ni l'amour ne peuvent at- teindre l'absolue unité du mysticisme. Pour correspondre à un tel objet, il faut en nous quel- que chose qui y soit analogue, il faut un mode de connaître qui emporte l'abolition de la con- science. En effet, la conscience est le signe du moi, c'est-à-dire de ce qu'il y a de plus déter- miné ; l'être qui dit moi, se distingue essentiel- lement de tout autre ; c'est là qu'est pour nous le type de l'individualité. La conscience dégra- derait l'idéal de la connaissance dialectique, où toute division, toute détermination doit être ab- sente pour répondre à l'absolue unité de son objet. Ce mode de communication pure et directe avec Dieu, qui n'est pas la raison, qui n'est pas l'amour, qui exclut la conscience, c'est l'extase (é*(jTaut ce qui n'est pas n'était pas le néant même! L'être absolu possède l'unité absolue, sans aucun doute, comme il possède l'intelligence absolue; mais, encore une fois, l'unité absolue, sans un sujet réel d'inhérence, est destituée de toute réa- lité. Réel et déterminé sont synonymes. Ce qui constitue un être, c'est sa nature spéciale, son essence. Un être n'est lui-même qu'à la condi- tion de ne pas être un autre ; il ne peut donc pas ne pas avoir des traits caractéristiques. Tout ce qui est, est tel ou tel. La différence est un élé- ment aussi essentiel à l'être que l'unité même. Si donc la réalité est la même chose que la dé- termination, il s'ensuit que Dieu est le plus dé- terminé des êtres. Aristote est bien plus plato- nicien que Plotin, lorsqu'il dit que Dieu est la pensée de la pensée; qu'il n'est pas une simple puissance, mais une puissance passée à l'acte et effectivement agissante, entendant par là que Dieu, pour être parfait, ne doit rien avoir en soi qui ne soit accompli. C'est à la nature finie qu'il convient d'être, jusqu'à un certain point, indéterminée, puisque, étant finie, elle a tou- jours en soi des puissances qui ne sont pas réa- lisées. Cette indétermination diminue à mesure que ces puissances se réalisent, c'est-à-dire à mesure que le fini s'approche de l'infini; et elle augmente, au contraire, à mesure qu'il s'en éloigne. Ainsi la vraie unité divine n'est pas l'unité abstraite, c'est l'unité précise de l'être parfait, en qui tout est achevé. Au faîte de l'exis- tence, encore plus qu'à son humble degré, tout est déterminé, tout est développé, tout est dis- tinct, comme tout est un. La richesse des dé- terminations est le signe même de la plénitude de l'être. La réflexion distingue ces détermina- tions entre elles, mais il ne faut pas voir dans ces distinctions des limites. Voilà ce qui a trompé le mysticisme alexandrin : il s'est imaginé que la diversité des attributs est incompatible avec la simplicité de l'essence, et de peur de corrom- pre la simple et pure essence, il en a fait une abstraction. Par un scrupule insensé, il a craint que Dieu ne fût pas assez parfait s'il lui laissait toutes ses perfections ; il les considère comme des imperfections, l'être comme une dégrada- tion, la création comme une chute; et, pour expliquer l'homme et l'univers, il est forcé de mettre en Dieu ce qu'il appelle des défaillances, pour n'avoir pas vu que ces prétendues défail- lances sont les signes mêmes de la perfection infinie. « La théorie de l'extase est à la fois la con- dition nécessaire et la condamnation de la théo- rie de l'unité absolue. Sans l'unité absolue, comme objet dernier de la connaissance, à quoi bon l'extase dans le sujet de la connaissance ? L'extase, loin d'élever l'homme jusqu'à Dieu, l'abaisse au-dessous de l'homme; car elle abolit en lui la pensée en abolissant sa condition qui est la conscience. Supprimer la conscience, c'est, d'une part, rendre impossible toute connais- sance ; et c'est, d'autre part, ne pas comprendre la perfection de ce mode de connaître, où l'inti- mité du sujet et de l'objet donne à la fois la connaissance la plus simple, la plus immédiate et la plus déterminée. ■ Le mysticisme alexandrin est le mysticisme le plus savan' et le plus profond qui soit connu. Dans les hauteurs de l'abstraction où il se perd, il semble bien loin des superstitions populaires, et pourtant l'école d'Alexandrie réunit la con- templation extatique et la théurgie. Ce sont là deux choses en apparence incompatibles, mais qui tiennent à un même principe, à la préten- tion d'apercevoir directement ce qui échappe invinciblement à toutes nos prises. Ici un mys- ticisme raffiné aspire à Dieu par l'extase ; là un mysticisme grossier croit le saisir par les sens. Les procédés, les facultés employées diffèrent; mais le fond est le même, et de ce fond com- mun sortent naturellement les extravagances les plus opposées. Apollonius de Tyane est un alexandrin populaire, et Jamblique, c'est Plotin devenu prêtre, mystagogue, hiérophante. Un culte nouveau éclatait par des miracles ; le culte ancien voulut avoir les siens, et les philo- sophes se vantèrent de faire comparaître la Di- vinité devant d'autres hommes. On eut des dé- mons à soi, et, en quelque sorte, à ses ordres; on n'invoqua plus seulement les dieux, on les évoqua. L'extase pour les initiés, la théurgie pour la foule. « De tous temps et de toutes parts, ces deux mysticismes se sont donné la main. Dans l'Inde et dans la Chine, les écoles où s'enseignent l'idéalisme le plus quintessencié ne sont pas loin des pagodes de la plus honteuse idolâtrie. Un jour on lit le Bhagavad-Gita ou Lao-tseu, on enseigne un dieu indéfinissable, sans attributs essentiels et déterminés ; et le lendemain on fait voir au peuple telle ou telle forme, telle ou telle manifestation de ce dieu, qui, n'en ayant pas une qui lui appartienne, peut les recevoir toutes, et qui, n'étant que la substance en soi, est nécessairement la substance de tout, de la pierre et d'une goutte d'eau, du chien, du héros et du sage. Ainsi, dans le monde ancien, sous Julien, par exemple, le même homme était à la fois professeur à l'école d'Athènes et gardien du temple de Minerve ou de Cybèle, tour à tour chargé d'obscurcir et de subtiliser le Timée et la République, et de déployer aux yeux de la multitude, soit le voile sacré, soit la châsse de la Bonne-Déesse, et dans l'une et l'autre fonction, prêtre ou philosophe, en imposant aux autres et à lui-même, entreprenant de monter au-dessus de l'esprit humain et tombant misérablement au-dessous, payant, en quelque sorte, la rançon d'une métaphysique inintelligible en se prêtant aux superstitions les plus grossières. « Lorsque la religion chrétienne triompha, elle rangea l'humanité sous une discipline sévère qui mit un frein à ce déplorable mysticisme. Mais combien de fois n'a-t-il pas ramené, sous le règne de la religion de l'esprit, toutes les extra- vagances des religions de la nature ! Il devait surtout reparaître à la renaissance des écoles et du génie du paganisme, au xvi° siècle, quand l'esprit humain avait rompu avec la philosophie du moyen âge sans être encore parvenu à la philo- sophie moderne. Les Paracelse. les Van Helmont renouvelèrent les Apollonius et les Jamblique, abusant de quelques connaissances chimiques et médicales, comme ceux-ci avaient abusé de la méthode socratique et platonicienne, altérée dans son caractère et détournée de son véritable objet. Et même en plein xvnr3 siècle, Sweden- borg n'a-t-il pas uni en sa personne un mysti- cisme exalté et une sorte de magie, frayant ainsi la route à des insensés qui me contestent le ma- tin les preuves les plus solides et les plus auto- risées de l'existence de l'êma et de Dieu, et me proposent le soir de me faire voir autrement que par mes yeux, de me faire ouïr autrement que par mes oreilles, de faire usage de toutes MYTH — 1164 — M.YTH mes facultés autrement que par leurs organes naturels, me promettant une science surhu- maine, à la condition d'abord de perdre la con- science, la pensée, la liberté, la mémoire, tout ce qui me constitue être intelligent et moral. Je saurai tout alors, mais à ce prix que je ne sau- rai rien de ce que je saurai. Je m'élèverai dans un monde merveilleux, qu'éveillé et de sens rassis je ne puis pas même soupçonner, et dont ensuite il ne me restera aucun souvenir : mys- ticisme à la fois chimérique et matériel qui per- vertit tout ensemble la psychologie et la physio- logie; extase imbécile, renouvelée sans génie de l'extase alexandrine ; extravagance qui^ n'a pas même le mérite d'un peu de nouveauté^ et que l'histoire voit reparaître à toutes les époques d'ambition et d'impuissance. « Voilà où l'on en vient, quand on veut sortir dés conditions imposées à la nature humaine. Charron l'a dit le premier, et, après lui, on l'a répété mille fois : « Qui veut l'aire l'ange fait la bête. » Cette prétention superbe d'apercevoir l'invisible et de communiquer avec Dieu est une chimère de l'orgueil qu'il n'est pas possible de réaliser; et, le fût-il, cette chimère réalisée serait la dégradation de l'intelligence. Le remède à une telle folie est une théorie de la raison, de ce qu'elle peut et de ce qu'elle ne peut pas, de la raison enveloppée d'abord dans l'exercice des sens, puis s'élevant aux idées universelles et nécessaires, les rapportant à leur principe, à un être fini et en même temps réel et substan- tiel, dont elle conçoit l'existence, mais dont il lui est interdit à jamais de pénétrer et de com- prendre la nature. Toute évocation est un délire impie. Si même le sentiment accompagne et vivifie les intuitions sublimes de la raison, il ne faut pas confondre ces deux ordres de fait, encore bien moins étouffer la raison dans le sen- timent. Entre un être fini tel que l'homme, et Dieu, substance absolue et infinie, il y a le dou- ble intermédiaire et de ce magnifique univers exposé à nos regards, et de ces vérités merveil- leuses que les sens n'atteignent pas, que la rai- son conçoit, mais qu'elle n'a point faites pas plus que l'œil ne fait les beautés qu'il aperçoit. Le seul moyen qui nous soit donné de nous éle- ver jusqu'à l'Être des êtres, c'est de nous rap- procher le plus qu'il nous est possible du divin intermédiaire, c'est-à-dire de nous consacrer à l'étude et à l'amour de la vérité, et à la contem- f dation et à la reproduction du beau, surtout à a pratique du bien. » MYTHOLOGIE, MYTHE. On désigne par le mot de mythologie l'ensemble des récits fabu- leux qui forment en partie le fond de la religion de tous les peuples, à l'origine de leur histoire. L'exposition et l'interprétation des mythes ont été, depuis un demi-siècle surtout, l'objet de savantes recherches. On a senti combien cette étude, si curieuse en elle-même, a d'importance par ses rapports avec la littérature, l'art, la reli- gion et toutes les origines de l'histoire. La phi- losophie ne pouvait rester indifférente ni étran- gère à ces travaux. Nous ne croyons pas exagérer la part qu'elle y a prise, en disant qu'elle les a provoques, inspirés et dirigés comme elle en a systématisé les résultats. La philosophie de l'his- toire surtout, cette science toute nouvelle, ;i dû exciter un vif et universel intérêt pour tout ce qui est relatif aux croyances primitives de l'hu- manité. Les esprits une ims fortement saisia 'le ces questions, l 'érudition archéologique et la phi- lologie ne pouvaient manquer d'entrer avec ar- deur dans la voie, qu'elles ont parcourue avec tant de succès et d'éclat. Sans vouloir embrasser les résultats généraux de ce développement de la pensée contemporaine, ce que ne compor- terait pas cet article, nous examinerons rapi- dement : 1° la nature des mythes, leur origine et leur formation; 2° les rapports de la mytho- logie avec Vart et avec la philosophie ; 3° nous jetterons un coup d'ceil sur les différentes ma- nières de comprendre le sens des mythes et sur la méthode qui doit présider à leur interpré- tation. I. Longtemps on n'a vu, dans la mythologie des peuples anciens, et en particulier dans les fables de la Grèce, qu'un recueil de fictions brillantes nées de l'imagination des poètes, ou des men- songes forgés par les prêtres dans le but de tromper la foule ignorante et superstitieuse. Tant que cette opinion a prévalu, la mythologie n'a pas été prise au sérieux. A quoi bon s'oc- cuper de ces fantaisies bizarres, de ces contes absurdes dont s'amuse la crédulité des peuples dans leur enfance? Tout au plus la mythologie pouvait-elle offrir quelque importance, parce que la poésie et l'art lui empruntent souvent leurs sujets. Toutefois on a fini par comprendre que beaucoup de ces fables renferment un sens profond, que de grandes vérités y sont cachées sous le voile d'une allégorie fine et ingénieuse. A mesure que l'on a pénétré plus avant dans l'étude des mythes, on y a découvert des obser- vations sur la nature et les lois du monde phy- sique, le souvenir des grands événements histo- riques, des préceptes de morale d'une haute sagesse, des aperçus profonds sur la divinité et ses attributs, sur l'àme humaine et ses destinées, en un mot toute une science cachée au fond de ces symboles et de ces récits. Après en avoir fait honneur à quelques-uns, on a vu qu'il fallait y reconnaître l'œuvre de tous; l'esprit et le gé- nie de tout un peuple, un abrégé de ses idées et de sa civilisation. On s'est convaincu, de plus, que cette science mystérieuse était, en partie, aussi bien un secret pour ceux qui l'avaient faite, que pour le vulgaire dont elle formait la croyance. Les prêtres n'avaient été ici que les interprètes de la pensée populaire, et si quel- ques esprits privilégiés s'étaient élevés plus haut que les autres et avaient découvert la vérité par la force de leur génie, ce n'était point en sui- vant des procédés analogues à ceux par lesquels se fait aujourd'hui la science, l'inspiration y avait eu plus de part que la réflexion. Ce n'é- taient pas là des conceptions abstraites, élabo- rées par les procédés artificiels de l'analyse et du raisonnement; mais un résultat de l'intuition, de la contemplation des choses, ou du mouve- ment de la pensée humaine obéissant à ses pro- pres lois et atteignant par la vertu qui lui est propre aux plus hautes vérités. De même, on a compris que, dans ces créations toutes spon- tanées de l'intelligence, la forme ne devait pas être séparée du fond. Dans ce produit mixte des facultés humaines mises enjeu à la fois et for- tement ébranlées, l'imagination, éveillée en même temps que la raison et travaillant de con- cert avec elle, avait inventé la forme, l'image, le récit, non afin de revêtir une pensée générale d'une expression figurée, mais par une sorte d'instinct qui pousse l'esprit encore incapable de concevoir la vérité abstraite à se représenter ses propres idées sous une apparence visible, concrète, vivante et dramatique. Le symbole 1 il le récit font ainsi corps avec le précepte, le dogme, la vérité religieuse qu'ils recèlent. Les deux Urines sont fondus ensemble, se pénètrent. suis que l'esprit puisse se les représenter iso- lément. relie est l.i nature et l'origine des symbo.es religieux et des mythes. Le mythe se distingue iMYÏII — 1 165 — MYTII du symbole en ce que celui-ci est une image muette, un emblème visible qui offre à l'esprit, en quelques traits capables de le frapper vive- ment, la pensée tout entière ; c'est un assemblage de formes plus ou moins significatives qui ren- dent l'idée d'une manière imparfaite, mais si- multanée (lûnëo).ov). Le mythe (iaOôoO est un récit plus ou moins développé et successif, une histoire non forgée à plaisir, comme on le verra, non pas racontée pour elle-même, comme évé- nement réel, mais dans le but d'exprimer quel- que chose de plus général, une loi de la nature, un phénomène moral, une idée religieuse dont les phases répondent aux divers moments de l'action; le tout mêlé de conceptions arbitraires, d'incidents fortuits ordinairement empruntés aux circonstances accidentelles où le mythe a pris naissance, et qu'il est difficile de retrouver et de désigner avec certitude. D'un autre côté, le mythe a cela de commun avec Vallégorie que, comme elle, il exprime une idée générale; il en diffère en ce que dans l'allégorie l'idée préexis- tait à la forme, que celle-ci a été cherchée et trouvée pour répondre à l'idée, et lui a été adaptée après coup. L'allégorie doit sa naissance à un procédé réfléchi et artificiel ; elle n'est pas le fruit de la spontanéité et de l'inspiration comme le symbole et le mythe. Il suit de là qu'il est beaucoup plus facile de pénétrer le sens de l'allégorie, d'en dégager la pensée, de la présenter d'une manière abstraite et géné- rale; tandis que dans le mythe et le symbole, l'image et la pensée sont étroitement unies, parce qu'elles ont été élaborées ensemble, qu'elles sont sorties du même travail intellectuel et de l'action combinée de plusieurs facultés. C'est là ce qui a trompé beaucoup d'esprits distingués, et Winckelmann en particulier. La même erreur se rencontre chez Bacon, qui, dans son traité de la Sagesse des anciens, a, le premier, jeté un regard profond sur le sens moral des mythes de l'antiquité païenne. Cette méprise avait déjà été commise par les stoïciens et les alexandrins qui confondirent le mythe philosophique, véri- table allégorie, avec le mythe réel. Dans celui- ci, il y a quelque chose de caché pour l'inven- teur lui-même ; il est essentiellement exotérique. Son interprétation est postérieure à sa création ; et s'il devient ésotérique, c'est que plus tard il est interprété philosophiquement. Mais alors il perd son caractère, et de mythe devient une al- légorie philosophique. L'esprit a brisé la lettre, souvent altéré le sens, ou lui a donné un sens supérieur et abstrait. Ainsi ont fait les alexan- drins pour tous les mythes de l'antiquité orien- tale et grecque. La formation des mythes est un sujet qui ne peut guère se ramener à des règles générales et à des principes fixes. « Qui pourrait, dit Creuzer, énumérer les innombrables causes qui donnent naissance à un mythe, surtout quand il vient à se rencontrer avec une tradition héroïque ? » Tantôt c'est un service éclatant rendu par un personnage réel et dont la reconnaissance des peuples perpétue le souvenir. Des fêtes sont instituées en son honneur. Lui-même apparaît comme un être supérieur, un fils des dieux; il se forme une tradition qui va s'embellissant et s'agrandissant de plus en plus. Voilà le mythe historique; voilà la tradition, cette fille aînée de l'histoire. Plus souvent le mythe a sa source dans les causes physiques. Les forces secrètes de la nature, son pouvoir mystérieux de produire et d'organiser les êtres, ce souffle de vie qui les pénètre, en excitant plus que tout le reste la ré- flexion de ces hommes primitifs, eux-mêmes encore étroitement unis à la nature et soumis à des impressions immédiates, fournirent la plus abondante matière aux fictions mythologiques. La langue fut aussi une mère féconde de dieux {no- mina, numina). Comme elle était figurée et toute remplie d'images, elle dut souvent, en passant d'une peuplade à l'autre, prendre un aspect singulier et étrange. Telle ou telle expression cessa d'être comprise, et l'on inventa des mythes pour éclaircir ces malentendus. Et les symboles avec leurs voiles épais, et les hiéroglyphes avec leurs impénétrables mystères, quelle source nouvelle et inépuisable de traditions mythiques, surtout quand le génie des Orientaux se trouva en contact avec l'esprit mobile des Grecs! L'ar- chitecture et la sculpture hiéroglyphique des Égyptiens, interrogées par des imaginations toutes magiques, produisirent, à elles seules, des essaims de fables (voy. Creuzer, Symbolique ; trad. par M. Guigniaud; introd., p. 37 et suiv.). Le même auteur essaye de classer les mythes. Il les ramène à deux branches principales : le mythe traditionnel ou historique qui renferme d'anciens événements, et celui qui se compose d'anciennes croyances, de dogmes religieux, de leçons, de préceptes de tout genre. Ces deux branches se divisent elles-mêmes en plusieurs rameaux. La branche historique comprend les traditions étrangères, des faits de l'histoire pri- mitive, les récits de navigateurs, les événements nationaux, les émigrations d'une tribu, la fonda- tion d'une ville, les destinées illustres des an- ciennes familles de rois, etc. La seconde bran- che renferme plusieurs objets divers. Chez les nations de l'antiquité, toute croyance, toute connaissance un peu relevée rentrait dans le vaste sein de la religion ; de là les mythes théo- logiques qui contiennent les croyances relatives à la nature de la Divinité; puis les mythes mo- raux dont la morale fait le fond ; les mythes où sont consignées les premières observations sur la nature, particulièrement sur les astres, les mythes physiques et astronomiques ; enfin ceux qui trahissent un plus haut développement de la pensée, qui renferment les spéculations métaphysiques des anciens sages. A ces derniers, surtout, convient le nom de philosophâmes . donné à tort à tous ceux qui figurent dans celte seconde catégorie. Ces divisions, du reste, ainsi que l'observe l'illustre savant, sont un peu artificielles. Il est bien rare que les mythes soient ainsi distincts et séparés, ils se pénètrent les uns les autres et se confondent presque toujours entre eux. « La mythologie, dit-il [ubi supra), est comme un grand arbre dont les branches et les rameaux croissent et s'entrelacent en tous sens, étendant de toutes parts, avec leur feuillage épais, le luxe un peu sauvage des fleurs et des fruits les plus multipliés. » Si après avoir pris le mythe à sa naissance dans ses diverses origines et ses espèces diffé- rentes, on veut le suivre dans sa formation, observer la gradation de son développement, cette tâche est bien plus difficile encore. Sa marche néanmoins est assujettie à certaines lois, mais qui jusqu'à présent ont été imparfaitement déterminées. L'auteur de la Symbolique ose à peine se hasarder dans cette voie. C'est la partie faible et timide de son livre. Elle réclamait avec un esprit plus philosophique des connaissances qui peut-être seront toujours incomplètes à cet égard. Il y a une certaine simultanéité, mais aussi un ordre successif dans le développement des éléments qui composent un mythe OU un ensemble de mythes. La partie métaphysique ne se développe pas la première, il en est de même de celle qui contient les h?utes et pures idées MYTH — 1166 — MYTH de Ja morale et du droit. L'histoire est presque nulle à L'origine. Les spéculations astronomiques et physiques exigent des habitudes de contem- plation oisive, qui supposent un climat favora- ble. On doit donc tenir compte, non-seulement du génie particulier de chaque peuple et de son degré de civilisation plus ou moins avancé, mais des circonstances locales, des communications avec les autres peuples. Quoi qu'il en soit, le mythe, après s'être développé sous l'influence de toutes ses causes et avoir parcouru différentes phases, finit par s'altérer soit par son contact avec d'autres mythes, soit par l'influence de la poésie et de la philosophie. Creuzer marque très- bien les deux points extrêmes, sans essayer de fixer les intermédiaires. Ces deux points sont le symbole religieux et l'épopée proprement dite. A l'origine, le mythe est un symbole muet expli- qué par un prêtre ou par l'imagination popu- laire. Il devient un récit, une narration plus ou moins développée substituée à la formule sacer- dotale, sèche, rude, profonde, pleine de sens, mais concise et énigmatique. Le symbole ainsi interprété et transformé en récit, perd sa subli- mité, sa profondeur, et aussi la bizarrerie et l'obscurité de l'expression. Plus tard, et après s'être développé dans le sens religieux, le mythe se dépouille tout à fait de ses formes rudes et sévères : le chant lui vient en aide. L'épopée qui naît de l'alliance du chant avec le récit, le pé- nètre d'un esprit nouveau et tout poétique. Le développement est son essence et le goût sa loi. Auparavant il faut, il est vrai, passer par ces vastes compositions à la fois cosmogoniques et épiques, où sont mêlés et confondus les éléments de toute une civilisation, et auxquelles la reli- gion et la poésie ont travaillé de concert ; mais enfin le mythe, en se teignant de plus en plus des couleurs de l'imagination, perd son sens reli- gieux et s'associe avec le beau. Tombé de sa sphère propre dans celle de l'art et de la poésie, il obéit à d'autres lois. C'est surtout chez les Grecs que cette transformation s'est opérée de la manière la plus brillante. II. Mais essayons de déterminer avec plus de précision que ne l'a fait l'auteur de la Symboli- que, ce passage de la mythologie à la. poésie, et de marquer nettement les différences qui les séparent. La ligne de démarcation est difficile à tirer, principalement en Grèce, où la poésie naît de la mythologie, et où toutes deux se pénètrent si bien qu'elles finissent par s'identifier complè- tement. Toutefois, si l'on veut faire attention à la nature, à l'origine et aux règles de l'art, on y découvre des caractères essentiels, qui per- mettent de discerner ses créations propres des représentations mythologiques. La mythologie est née du besoin de représen- ter par des emblèmes, des récits et des fables, les idées qui forment le fond de toute religion, les lois de la nature, les attributs de Dieu, les vérités morales ou des traditions relatives aux événements des premiers âges de l'humanité. Or, ces idées et ces faits traditionnels, elle les exprime et les développe dans des actions et sous la figure de personnages que l'imagination invente, dans l'unique but de ti con- ceptions par des formes sensibles; ne pouvant ni les saisir ni les exposer d'une manière raie el pi itive. Bile s'inquiète donc peu de savoir si ces récits et les événements qui Les remplissent sonl conçus et représentés de mi- nière à satisfaire aux règles de la ressemblance] delà proportion el de l'harmonie. Loin de là, comin il i d'exprimer l'infini on le surna- turel, l'imagination se tourmente i inventi formes bizarres, de nts merveilleux, extraordinaires, absurdes et invraisemblables. Veut-elle représenter une loi physique comme la génération des êtres, elle ne craindra pas d'employer les images les plus grossières et de descendre saintement dans les détails les plus obscènes. Quelquefois, quand l'idée est confuse, le récit manquera de suite, d'ordre et de clarté, il se perdra dans le fantastique, l'abstrus, l'inin- telligible ; ce qui lui donne d'autant plus une apparence de profondeur et de mystère. Partout l'absence de mesuie à la fois et de liberté. Il n'en est pas ainsi des créations véritables de l'art et de la poésie. L'art est né de l'idée du beau et du besoin de la réaliser; il travaille uniquement dans ce Lut et y subordonne tout le reste ; il faut donc qu'il observe certaines lois, qu'il choi- sisse une idée déterminée et la rende capable de revêtir une forme également précise, qu'il les proportionne l'une à l'autre et les combine har- monieusement. Dès lors, s'il s'empare d'un my- the, il commence par en altérer le fond ; il sou- met l'infini lui-même à la mesure, le réduit à des proportions finies. Comme il n'y a rien de plus clair à la fois et qui réponde mieux à son but, celui de nous intéresser, que la représenta- tion de l'homme, de ses idées, de son caractère et de ses passions, il ramène tous les autres élé- ments, physiques, astronomiques, métaphysi- ques, à l'élément humain; il est essentiellement anthropomorphique. Il l'est doublement par le fond et par la forme : car il n'y a que la forme humaine, belle, harmonieuse, expressive, qui puisse représenter le fond moral et intellectuel que l'homme porte en lui-même. De là, des per- sonnages nouveaux, des divinités qui dans leurs actions et leurs caractères, comme dans leur fi- gure, leur maintien et tout leur extérieur, repro- duisent l'idéal de la vie humaine et les belles proportions du corps humain. Adieu donc le sens profond et multiple des vieux symboles et des mythes primitifs. Le mythe s'évanouit dans la fable libre, mensongère, quelquefois capricieuse et frivole, mais toujours brillante, belle et gra- cieuse, vivant tableau des passions et aussi de* idées qui font agir les hommes. L'olympe devient un théâtre où se joue perpétuellement le drame idéalisé de la vie humaine. Les personnages my- thologiques s'animent, s'individualisent et s'hu- manisent ; leur caractère se prononce, se déter- mine et se déploie dans une multitude d'actions, d'aventures plus ou moins intéressantes et dra- matiques, mais où le sens religieux s'efface de plus en plus et laisse à peine après lui quelques traces équivoques. C'est ainsi que naît l'épopée véritable, qui se distingue de l'épopée mytholo- gique ou du mythe héroïque, comme les repré- sentations idéales de la sculpture et de la peinture des vieux symboles, des emblèmes grossiers du culte primitif. Tels sont les poèmes d'Homère el d'Hésiode? et surtout l'épopée homérique. La mythologie nous y apparaît tellement transfor- mée, qu'Hérodote a pu dire que chez les Grecs les poètes avaient créé les dieux. Dans l'anthro- pomorphisme grec, religion toute poétique, l'homme est réellement la mesure de toutes cho- ses: c'est par là que ces représentations et ces fables forment un si frappant contraste avec les symboles du naturalisme oriental et avec i leux mythes du culte primitif qui ont servi auv poètes de textes et do sujets. Ceux-ci les ont m's avec toute la liberté de leur génie. conformément aux règles du beau et du goût, • le souci du sens religieux et de tion. Quint aux limites qui séparent la mythologie philosophie, elles ne sont pas moins faciles à tracer. Les mythes, on l'a vu, renferment un MYTH 1167 MYTII sens plus ou moins profond et qu'on pourrait appeler philosophique ; mais ce sens reste en partie caché pour ceux-là mêmes qui l'ont décou- vert et l'ont exprimé sous cette forme : ils n'au- raient pu ni le concevoir d'une manière abstraite, ni l'exprimer dans le langage également abstrait qui convient à la science. La raison et l'imagi- nation sont encore ici attachées au même joug. La figure et l'idée ne font qu'un et sont insépa- rables. Le voile ne peut tomber tout à fait devant les yeux de l'initie. Il y a toujours dans le sym- bole et le mythe quelque chose d'obscur et d'énigmatique que le prêtre lui-même ne saurait pénétrer ni expliquer. C'est ainsi qu'il faut en- tendre cette antique science sacerdotale, si bien renfermée dans les sanctuaires qu'elle n'a pu en sortir. Elle était si profonde qu'elle fut un mys- tère, même pour ceux qui en étaient les inven- teurs et les dépositaires. On sent que le souffle de l'inspiration a passé par là, on entrevoit de grandes idées, mais la pensée reste vague parce qu'elle ne sait se limiter; elle est exprimée dans un langage grandiose et représentée par des images vives ou dans des scènes intéressantes, mais elle n'arrive pas à se résumer et à se for- muler nettement, parce qu'elle n'a pas une con- science claire, réfléchie d'elle-même. Il ne fau- drait donc pas chercher dans ces mythes un sys- tème d'idées abstraites, liées et enchaînées par des rapports logiques, rien qui ressemble à un système de philosophie. Ce qu'il faut y voir, c'est un ensemble de conceptions et de croyances coordonnées entre elles par les lois naturelles de la pensée, et revêtues d'une forme qui est inséparable du fond. C'est là ce qui a trompé les historiens qui, comme Brucker, ont cru trouver les vraies origines de la philosophie dans les fables mythologiques des anciens peuples, et se sont fait un devoir d'interroger tous les sanc- tuaires. C'est confondre deux développements différents de la pensée humaine, les procédés de la science et de la réflexion, avec les intuitions spontanées de la raison et de l'imagination. Toutefois, on ne peut nier que dans les mythes des nations les plus avancées en civilisation, tels que ceux de la Perse, de la Chaldée ou de l'Egypte, on ne rencontre des traces de spé- culation, des conceptions abstraites, des essais de systèmes et les origines de toutes les sciences. Ce sont les mythes que l'on a appelés philoso- phâmes; mais ces mythes, vraiment sacerdo- taux et d'un caractère plus ésotérique, se distin- guent encore des systèmes philosophiques en ce que le mélange de la forme et du fond subsiste toujours, et que le mythe ou le symbole, en se rapprochant de l'allégorie, n'arrive pas à la for- mule abstraite. Il conserve son caractère équi- voque, énigmatique et figuré. Il n'a pas, non plus, à un degré suffisant, la régularité systéma- tique d'un tout exposé et développé comme un ensemble de conséquences dérivant d'un même principe. Enfin, ces conceptions sont anonymes, elles ne sont pas données comme le résultat d'une recherche personnelle, d'un travail indi- viduel de la pensée, mais tantôt comme une ré- vélation, tantôt comme un ensemble d'observa- tions indiquant le travail collectif, le développe- ment intellectuel d'une caste tout entière. Ce sont là de profondes différences qui ne permet- tent pas de confondre les productions mytholo- giques, même de l'ordre le plus élevé, avec les monuments de la science et de la philosophie. Nous rencontrons cependant l'emploi rare du mythe, même au milieu des œuvres de la philo- sophie. On sait, par exemple, l'usage qu'en a fait Platon dans plusieurs de ses dialogues; mais d'abord ce n'est qu'un incident, un épisode : il occupe une place étroite et secondaire. Platon ne s'en sert que quand sa pensée, après avoir épuisé toutes les ressources de l'analyse et de la dialectique pour arriver à la solution d'un de ces problèmes qui dépassent toujours par quel- que côté la portée de l'intelligence humaine, s'arrête devant les ténèbres de l'incompréhen- sible et du mystère. Le mythe joue ici un rôle exceptionnel; il n'est employé qu'en désespoir de cause et comme pis-aller. Puis, il n'est pas même pris au sérieux : il n'est là que pour prê- ter une forme à une pensée générale, que per- sonne ne confond avec le récit lui-même. Enfin, ainsi restreint et subordonné, il subit une autre transformation que lui impose la pensée philoso- phique : il est ramené au sens particulier, pré- vu, que veut lui faire signifier le philosophe, sens tantôt exclusivement moral comme dans le Gorgias et la République, tantôt astronomique et cosmogonique comme dans le Timée. Le my- the ne conserve donc plus rien qui le distingue, ni sa profondeur énigmatique, ni la diversité de ses sens, ni l'union de la forme et de l'idée, ni son indépendance. Il subit toutes les lois de la pensée philosophique, sans compter celles de l'art et du goût qui, dans Platon surtout, ne sont jamais séparées des premières. III. On voit, d'après cela, de quelle façon et dans quel esprit doit être faite cette entreprise si difficile et si délicate de l'interprétation des my- thes, et pourquoi la méthode qui doit s'y appli- quer n'a été trouvée et pratiquée qu'après plu- sieurs essais malheureux ou imparfaits, dominés qu'étaient leurs auteurs par tel ou tel point de vue exclusif et partant faux ; pourquoi enfin cette méthode, quoique conçue dans des vues plus larges et soutenue par une plus profonde érudition, sera toujours défectueuse par un côté. On doit distinguer dans le mythe le fond et la forme, la lettre du récit et le dogme, la pensée cachée' qui en forme la substance et la signifi- cation. Il faut donc, 1° ne pas altérer l'esprit et cependant le dégager, le traduire, et pour cela le comprendre mieux qu'il n'a été compris par l'antiquité elle-même, l'amener à la clarté du jour; donner à la pensée une forme plus haute, celle de la réflexion. Quoi qu'on dise, cette opé- ration est permise, c'est en elle que consiste la véritable interprétation des symboles et des fa- bles mythologiques; mais elle est extrêmement délicate. Il faut se garder, sous la foi de cer- taines analogies, de prêter à l'antiquité des idées qui ne sont pas les siennes. 2° Il ne faut pas, non plus, faire violence à la lettre, on doit assi- gner, autant que possible, son origine, les causes qui ont présidé à sa formation et l'ont modifiée dans le cours de ses mobiles destinées. Ce n'est qu'à des mains délicates et sûres qu'il est per- mis de toucher à ce tissu brillant et léger de la tradition, d'en dérouler la trame et d'en démêler tous les fils, de retrouver ainsi les accidents per- dus de la vie des peuples joints aux reflets de la nature physique. De là, deux portes ouvertes à l'arbitraire. Et l'on peut conclure que jamais cette étude ne sera complètement satisfaisante pour les esprits sévères, pas plus que la science des étymologies qui ouvre également une libre carrière à la subtilité des philologues. Il y a néanmoins ici des règles et des princi- pes fixes qu'il est nécessaire de constater et de ne pas perdre de vue. C'est faute d'avoir observé ces règles que la plupart de ceux qui se sont mêlés de l'interprétation des mythes sont tom- bés dans de si graves méprises. Le fond des mythes est complexe, et cela est ordinairement vrai pour chacun d'eux comme pour leur en- semble. C'est la pensée de tout un peuple, ce MÏTII — 1168 — MYTH sont ses connaissances sur le monde, sur Dieu, sur l'homme; c'est sa propre histoire condensée dans un récit dont les diverses parties offrent un sens plus ou moins approprié à chacun de ces di- vers points de vue physique, astronomique, mo- ral, religieux ou métaphysique. On peut donc être tellement frappé d'un de ces côtés, s'en préoccuper tellement, que l'on néglige tous les autres ou qu'on les subordonne à son point de vue favori. De là les divers systèmes d'interpré- tation mythologique que l'on rencontre dans l'histoire et qui varient selon le temps, l'esprit particulier des écoles ou des écrivains. Le plus ancien de ces systèmes est celui d'Evhémère, et qui porte son nom. Evhémère ne voyait dans les mythes de l'antiquité païenne que l'apothéose des grands personnages de l'histoire, législa- teurs, rois, conquérants; on sait qu'il préten- dait montrer le tombeau de Jupiter en Crète. Le point de vue astronomique a été développé, au xvin" siècle, par Dupuis dans son grand ouvrage sur ÏOrigine de tous les cultes, où il met au service de cette opinion étroite toutes les res- sources que lui fournit la science moderne jointe à une vaste érudition. Boulanger, dans l'Anli- fjuité dévoilée, émet une idée analogue, mais plus restreinte encore. Ces traditions, selon lui. nous retracent le souvenir des grandes catastro- phes qui ont bouleversé la face du globe aux époques primitives. Ce sont, en même temps, des monuments de l'effroi dont fut saisie l'imagi- nation des peuples à la vue de ces désastres, et de la crainte de leur retour. D'autres ont fait principalement ressortir comme sens particulier de ces mythes la loi de la génération et de la destruction des êtres qui, en effet, domine dans certains cultes et à un certain moment de l'his- toire religieuse des peuples de l'Orient. Quand on s'attache à la mythologie grecque et que l'on considère le côté humain et passionné qui dis- tingue le caractère de ces divinités et les his- toires assez scandaleuses racontées à leur sujet, il est naturel de voir les passions humaines di- vinisées, personnifiées dans ces dieux à forme humaine, si rapprochés de nous par les mobiles qui les font agir, par les actions qu'on leur atttri- bue, et leur destinée si peu différente de celle des simples mortels. La mythologie sera repré- sentée alors comme une apothéose des passions. Quoique ce point de vue ait été celui des Pères de l'Eglise et soit resté celui de la plupart des théologiens, il n'est pas moins faux que les pré- cédents.. On conçoit cju'il ait prévalu dans les firemiers siècles de l'Église, pendant ou après la utte du christianisme contre le paganisme; mais en se dégageant de ces préoccupations et en pénétrant plus avant, on est arrivé à reconnaître que dans ces fables, dont plusieurs sont frivoles et d'autres licencieuses, et sous les traits des personnages divins qui y jouent un rôle, sont exprimés d'une manière non équivoque les plus hautes idées de la conscience humaine, les pre- mières notions de la vertu, de la justice, du droit, les bienfaits des arts, de l'agriculture, les liens de la famille, les rapports qui servent de fonde- ment à la société. On ne peut nier que tel ne soit, à côté d'une foule d'accessoires, le fond des principaux mythes, ceux d'Hercule, de Promé- tln'i , des Euménides et d'un grand nombre de fables où figurent les grandes divinités du poly- théisme : Jupiter et Jnnon, Diane, Cérès, Apol- lon, Minerve, etc. En dégageant le fond et en le purifiant des éléments hétérogènes, on arrive à tirer de la mythologie des leçons de morale d'une haute sagesse. C'est ce qu'a fait le premier Ba- con dans son 6cri1 Sur la sagesse des anciens, el dans plusieurs endroits de ses autres OUVragi Beaucoup d'hommes moins illustres, mais dont on ne peut pas plus suspecter la foi et l'attache- ment sincère au christianisme, que contester l'érudition et les lumières, sont entrés dans cette voie. C'est dans cet esprit qu'est composée, par exemple, toute la partie du Traité des éludes de Rollin qui concerne la mythologie et la poésie ancienne. Enfin, on peut aller plus loin encore que le sens moral. Plusieurs de ces mythes re- cèlent une partie supérieure et plus profonde, un sens spéculatif et métaphysique qu'il est dif- ficile de ne pas reconnaître. Là se trouvent expri- mées des conceptions d'une haute portée sur Dieu et ses attributs, sur les lois du monde in- tellectuel, sur la Providence, sur l'âme humaine et ses destinées, son passé, son avenir, ses mi- grations. On y voit se dessiner le plan et l'ordon- nance d'un monde invisible d'après lequel est divisé le monde réel et sont régies les plus sim- ples détails de la vie. Tel est le côté saisi d'abord par les stoïciens, et qui plus tard fut développé par les alexandrins. Ceux-ci l'exagérèrent au point de ne plus voir dans les fables les plus scandaleuses et dans les récits les plus obscènes que des allusions aux choses saintes, aux attri- buts moraux ou métaphysiques de la Divinité, et de retrouver dans l'ensemble de ces mythes la théorie des idées et leur système tout entier. La plupart des sectes mystiques issues du poly- théisme ont suivi un mode analogue d'interpré- tation. 11 est facile de voir que si aucun de ces systè- mes n'est complètement faux, aucun, non plus, n'est dans le vrai, parce que la vérité ici consiste à embrasser à la fois plusieurs éléments et à leur assigner leur part, leur place et leur rang, à les réunir et les coordonner. Ainsi, le système le plus vrai sera le moins exclusif, celui dans lequel on aura admis tous ces éléments, où l'on aura su leur faire une part ni trop petite ni trop grande, les distinguer sans les séparer, leur as- signer leur vraie place, non a priori et d'après une théorie préconçue, mais en consultant la nature de chaque ensemble de mythes et de chaque mythe en particulier. Il faudrait ensuite être en état de suivre ces mythes dans leur dé- veloppement et leurs diverses transformations; étudier leurs migrations, leur mélange, leur altération, saisir les rapports et les analogies qui les unissent, comme les différences qui les sépa- rent des mythes appartenant à d'autres nations ou d'autres systèmes de civilisation. Dans cette nouvelle carrière, aussi vaste que le développe- ment de l'humanité, il y a bien des écueils à éviter pour l'esprit systématique qui doit ici se combiner avec une immense érudition. Outre le danger des généralisations précipitées, il est à craindre que l'on ne prenne pour des influences étrangères ce qui peut être le résultat des lois identiques de la nature humaine, malgré la di- versité des temps et des lieux. On arriverait ainsi peut-être à fondre tous les mythes et toutes les mythologics particulières dans un système général représentant l'universalité des traditions du genre humain, et embrassant le vaste réseau de traditions qui a couvert la surface du globe. Pour une pareille tâche, il faudrait un homme qui fût à la fois profondément versé dans la con- naissance des origines de tous les peuples, initié à leurs traditions, et doué au plus haut degré de deux autres qualités rarement réunies, l'esprit généralisateur et la prudence. Il est inutile de dire qu'un tel ouvrage n'existe pas elque lesmaté- riaux eux-mêmes ne sont pas rassemblés. Le livre qui, malgré ses imperfections, a paru répondre le mieux aux premières exigences de cette métl est celui de Creuzcr. Son mérite principal, indc- M Y TU 1169 — NAIG pendamment de la science et de l'érudition qui y sont déployées, de la finesse ingénieuse et de la profondeur des aperçus, consiste dans la su- inté incontestable du point de vue qui lui fait embrasser les divers côtés jusqu'alors sépa- rés, isolés, exclusifs. Mais, sans vouloir juger en quelques lignes une des plus remarquables pro- ductions de ce siècle, il est facile de voir ce qui lui manque et les lacunes que l'auteur lui-même, ainsi que son savant traducteur, ont senties et signalées. D'abord il ne traite que des religions de l'antiquité, des mythes de l'Asie, de la Grèce et de l'Italie anciennes. Plusieurs parties sont in- complètes et ont nécessité d'importantes addi- tions. D'autres chapitres de cette intéressante histoire des croyances de l'antiquité sont, mal- gré les efforts de l'interprète français, restés obscurs et pleins de confusion; ce qui tient, il faut le dire, à l'excellence même du point de vue. Dans d'autres endroits moins solidement traités, un grand nombre d'explications sont mêlées d'hypothèses. Le reproche d'avoir renouvelé la critique des alexandrins est exagéré, mais la ten- dance métaphysique à laquelle nos voisins d'ou- tre-Rhin résistent difficilement se fait trop sou- vent sentir. Souvent les rapports des mythes entre eux sont superficiellement saisis et indi- qués, et les lois de leur développement restent à déterminer. Quoi qu'il en soit de ces défauts, cette œuvre, que revendiquent à la fois l'érudition et la phi- losophie, est encore la plus considérable qui ait encore paru sur la science des mythes. Depuis, on a cru renouveler cette science en lui donnant pour base la philologie comparée. Le principal représentant de ce système, M. Max Mùller, voit dans le langage l'origine de tous les mythes (la Science du langage, 2e édit.). « La mythologie n'est qu'un dialecte, une antique forme du lan- gage. » {Mythologie comparée, p. 182.) La philo- logie doit donc fournir la clef de l'interprétation des mythes dans tout le cours de leur histoire. Les mythes, en effet, ne seraient que des noms altérés, changés, transformés dans leur signifi- cation primitive par l'imagination des peuples : Nomina, Numina, telle est la devise de cette école. — Nous ne nions pas qu'il n'y ait là une source féconde qui n'avait pas été encore exploi- tée, quoique Creuzer lui-même ne l'ait pas omise et l'ait signalée (voy. supra). Mais nous crai- gnons que, comme tout système, celui-ci ne soit trop étroit et ne veuille dépasser ses limites. En ce cas, s'il est exclusif, il ne peut justifier ses prétentions. Il est un point sur lequel, avant tout, il faut qu'il s'explique. Où est la véritable origine et des mythes et des noms eux-mêmes? Est-ce dans les noms qu'est le secret des noms ou dans les choses et dans les idées que ces noms expriment et représentent? En définitive, quels sont les vrais radicaux du langage? Quelles sont les vrais racines des mythes? Si les noms se transforment et prennent successivement des sens qu'ils n'avaient pas à l'origine, n'est-ce pas parce que les idées elles-mêmes se transforment et se développent, et cela en vertu des lois de l'esprit humain? Ces lois elles-mêmes apparais- sent dans le langage, cela est vrai, mais ce n'est qu'un reflet, une image; où est l'original? Et comment faut-il l'étudier?... Nous nous bornons à poser ces questions en émettant nos doutes et en faisant nos réserves. Les travaux de cette école ont du reste une importance que personne ne peut méconnaître; mais ils sont trop peu avancés pour qu'on doive porter un jugement définitif. En tout cas, cette méthode , qui n'a produit que des essais, ne nous paraît contredire aucune des idées dévelDppées dans cet article. DICT. PHILOS. Outre l'ouvrage de Creuzer dont la traduction française par M. Guigniaut porte le titre de Re- ligions de l'antiquité considérées principalement dans leurs formes symboliques et mythologiques, Paris, 1825-41, 10 vol.in-8, les ouvrages les plus remarquables à consulter sont : Dupuis, Origine de tous les cultes, 3 vol. in-4 ou 12 vol. in-8; — Boulanger, Antiquité dévoilée, Amsterdam, 1766, in-8; — Goerres, Histoire des mythes du monde asiatique, in-8, Heidelberg, 1810 (ail.);— Wagner, Idées pour une mythologie générale du monde ancien, in-8, Francfort-sur-le-Mein, 1807 (ail.); — Schelling, Sur les mythes, les traditions histo- riques et les philosophâmes de l'antiquité, dans les Memorabilia de Paulus. Son écrit sur les divinités de Samothrace et les Extraits du cours professé à Berlin sur la philosophie de la religion. — Voss, Conte symbolique, in-8, Stuttgard (ail.); — Baur, Symbolique et myjiologie, in-8, ib., 182.'> (ail.); — C. 0. Muller, Prolégomènes pour une mythologie scientifique, in-8, Gœttingue, 1822 (ail.); — Max Mùller, Essais sur la mythologie comparée, tr. par G. Perrot, 2e édit., 1874; — le même, Essais sur l'histoire des religions, 2e édit.. 1872; — la Science du langage, 2e édit., 1867 ; — Alfred Maury, Histoire des religions de la Grèce antique; — Grimm, Mylhol. allemande, Gœttingue, 1854;— Volker, la Mythol. de la rare Japhétique, d'après les mythes des Grecs, 1820; — Schwink , Mylhol. des peuples asiatiques, Francfort, 1843 ; — Schwartz, Origine de la my- thologie, 1860. Sur le mythe philosophique et platonicien en particulier : Henkius, Dissertatio de philosophia mylhica, Platonis pro:cipue,m-k, Helmst., 1776; — Huttner, de Mythis Platonis, in-4, Leipzig, 1788; — Eberhard, Sur le but de la philosophie et sur les mythes de Platon, mélanges, in-8, Halle, 1788; — Fraguier, Dissertation sur l'usage que Platon fait des poêles; — Garnier, de l'Usage que Platon a fait des fables, dans les Mémoires de l'Académie des inscriptions, t. III et XXX11 C. B. NAIGEON (Jacques-André), né à Paris en 1738, mort dans la même ville le 28 février 1810, fut un des plus fanatiques promoteurs de ce maté- rialisme étroit et intolérant qui captiva quelques philosophes du dernier siècle. Attiré tour à tour vers toutes les carrières de l'esprit humain, parce qu'il ne sentait en lui de vocation décidée pour aucune, il se consacra d'abord aux lettres; on lu- attribue même un opéra, les Chinois, représente aux Italiens en 1751; puis, voyant les esprits entraînés dans une autre voie, il étudia avec la même ardeur les sciences exactes; enfin, mis en rapport avec la société du baron d'Holbach, il se prit d'un bel enthousiasme pour la philosophie, et crut qu'il la servirait d'autant mieux qu'il porte- rait plus loin en son nom la passion et le scandale. C'est dire que des deux partis auxquels la maison de d'Holbach servait alors de centre, le parti des athées et celui des déistes, Naigeon choisit le premier. Il lui resta fidèle toute sa vie, et, sans se douter des aperçus variés ou des sombres ho- rizons qu'une intelligence égarée, mais élevée ce- pendant, peut découvrir dans cet ingrat système, il ne s'y fit un nom que par les qualités qui distin- guent les esprits vulgaires, l'emportement et l'obstination. C'est avec raison que Chénier l'ap- pelle un athée inquisiteur. Sa liaison avec Di- derot, dont il formait, avec Damilaville et Grimm, l'auditoire habituel, lut aussi pour beaucoup dans le choix de son opinion. Diderot était pour lui, non pas un ami, non pas un maître, mais la per- sonnification de la sagesse, de la vertu et un l'éloquence, le dernier terme de la perfection humaine. Il ne jurait que par son nom, ne parlait NAI(j — 1170 — NAIG que d'après les souvenirs qu'il emportait de ses entretiens, n'écrivait que sous son inspiration ou sa dictée, et copiait jusqu'à son geste et sa voix. Aussi ne cherchez dans ses œuvres aucune idée qui lui appartienne, aucune réflexion qui lui soit propre. 11 ne fut, malgré ses prétentions à la profondeur de la pensée et de l'érudition, qu'un éditeur, un compilateur, un traducteur. 11 com- mença sa carrière philosophique par quelques articles de Y Encyclopédie, au nombre desquels est l'article Ame, mais il ne lui fut point permis d'y faire connaître toute sa pensée En 1768, il publia son premier manifeste contre le christia- nisme. C'est un pamphlet à la manière de ceux de d'Holbach, dont d'Holbach lui-même a fourni le dernier chapitre, et qui est intitulé : le Militaire philosophe ou Difficultés sur la religion pro- posées au P. Malebranche, in-12, Londres (Amst.). Un an après, il fit paraître la traduction française du traité de Crellius, de la Tolérance dans la religion ou de la Liberté de conscience (Vindiciœ pro religionis liber taie). Cette traduction avait déjà été mise au jour, en 1687, par le ministre protestant Lecène; mais Naigeon la retoucha et y joignit Y Intolérance convaincue de crime et de folie, de d'Holbach, in-12, Londres (Amst.), 1769. C'est lui encore qui, en 1770, réunit sous le titre commun de Recueil philosophique ou mélange de pièces sur la religion et la morale, quinze morceaux de différents auteurs, parmi lesquels on remarque une dissertation sur la suffisance de la religion naturelle, attribuée à Vauvenargue ; une autre sur l'origine des principes religieux, par Meister; une troisième sur la philosophie, attribuée à Duniarsais; des Réflexions de Fréret sur l'argument de Pascal et de Locke en faveur d'une autre vie, et plusieurs manuscrits anonymes où l'on reconnaît la main de d'Holbach ou qui ont été écrits sous son inspiration (2 vol. in-12, ib.). Lagrange, le traducteur de Lucrèce et le pré- cepteur des enfants de d'Holbach, étant mort sans avoir achevé sa traduction de Sénèque, Naigeon y mit la dernière main, l'enrichit de notes et la publia avec YEssai de Diderot sur la vie de Sé- nèque (7 vol. in-12, Paris, 1778-79). Il est l'auteur du Discours préliminaire de la Collection des moralistes, publiée par Didot en 1782. et a fourni à cette même collection la traduction du Manuel d'Épictète. Il prit part, avec Champfort et La- liarpe, aux deux concours ouverts par l'Académie de Marseille sur les éloges de Racine et de La Fontaine; mais il échoua complètement dans cette lutte, et ne vouiant pas avoir travaillé en vain, il fit paraître ses deux essais académiques en tête des éditions de La Fontaine et de Racine, destinées à l'usage du Dauphin. Rentrant dans sa véritable vocation, qui était celle d'éditeur, il publia, en 1788, le Conciliateur de Turgot, et, d-:ux ans après, les Éléments de morale univer- selle du baron d'Holbach (in-18, Paris, 1790), clins lequel la mort venait de lui enlever un ami de ving-cinq ans et que, selon ses propres expres- sions, «il aimait, respectait et pleurait comme son père. » L'Assemblée constituante était alors réunie et s'occupait de la fameuse déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Naigeon fit paraître une adresse où il lui demandait d'écarter de cette déclaration toute idée de re- ilïj et d'y faire entrer la liberté absolue il i (primer sa pensée, soit par la parole, soit par la presse. L'homme se montre tout entier d.i us ce morceau : non content de s'abandonner à son aveugle cm portement contre les prêtres, il accuse de lâcheté et d'hypocrisie tous les philo- sophes qui parlent autrement que lui. Chargé pour V Encyclopédie méthodique de la philoso- phie ancienne et moderne, il se consacra à ce recueil (3 vol. in-4, Paris, chez Panckoucke) de 1791 à 1794. Nous reviendrons tout à l'heure sur cette œuvre. En 1798, il donna sa volumineuse édition de Diderot, et il prit part, en 1801, avec Fayolle et Bancarel, à celle de J. J. Rousseau. En 1802, il publia une édition de Montaigne, ac- compagnée d'un commentaire ridicule, où il prétend expliquer le vice et la vertu par une idiosyncrasie de la substance du cerveau. Depuis ce moment jusqu'à sa mort, Naigeon garda le silence. Membre de l'Institut national, et in- corporé dans la section de morale de la classe des sciences morales et politiques, il ne paraît pas qu'il ait pris la parole au sein de la com- pagnie dont il faisait partie. L'exemple de La- lande, admonesté publiquement de la part de l'empereur, ne contribua pas peu, dit-on, à lui inspirer cette réserve. On remarque, en effet, que, tant qu'il y a quelque danger à exprimer son opinion, Naigeon ne la laisse paraître que sous le voile de l'anonyme. La seule publication de Naigeon qui mérite de fixer un instant notre intérêt, c'est son Recueil de philosophie ancienne et moderne. On se ferait difficilement une idée de l'arbitraire, du désordre, de la passion et des brutales doctrines qu'il a apportés dans cette compilation, appelée par sa nature à être une encyclopédie complète des systèmes philosophiques. Il commence, dans son Discours préliminaire, par exprimer le plus su- perbe dédain pour ses devanciers, notamment pour Brucker, et une estime sans bornes pour lui-même. Ainsi, après avoir adressé les repro- ches les [dus injustes au savant et consciencieux auteur de Y Histoire critique de la philosophie, il ajoute : « Je dis mon avis d'autant plus libre- ment que je crois avoir acquis, par une étude réfléchie de la philosophie ancienne et par celle de plusieurs sciences sans lesquelles il me paraît impossible de l'entendre et de l'éclaircir, le droit de juger ceux qui, n'ayant qu'une partie des connaissances et des instruments nécessaires pour débrouiller ce chaos, n'ont fait, dans un certain sens, qu'effleurer la matière, et rendre plus sensible et plus pressant le besoin d'un ouvrage où il y ait moins à lire et plus à ap- prendre. » Un tel langage est d'autant plus dé- placé dans sa bouche, que le plus souvent il se borne à copier Diderot, qui lui-même avait copié Brucker. A défaut de Diderot, c'est Deleyre qu'ii transcrit dans l'article Bacon, de Brosses dans l'article Fétichisme, Saint-Lambert dans l'article Helvétius, d'Alembert dans l'article Dumarsais, Condorcet dans les articles d'Alembert, Bujfon et Pascal. Quelquefois, ce sont les ouvrages mêmes des philosophes dont il parle qu'il se con- tente de reproduire. C'est ainsi qu'il fait connaître Berkeley, Fréret et Mirabeau. Cependant, il y a aussi des morceaux d'une valeur réelle qui lui appartiennent, et parmi lesquels nous citerons en première ligne l'article Diderot, puis Cardan, Collins, Académiciens (la deuxième partie; la première appartient à Diderot, et la troisième à Roland de Croissy). Quant au choix, à l'ordon- nance et à la proportion des sujets traités dans ce recueil, c'est le hasard seul qui semble en avoir décidé, ou plutôt la haine fanatique de l'auteur pour tout ce qui heurte son opinion, et son enthousiasme non moins aveugle pour tout ce qui lui peut venir en aide. Ainsi, afin d'avoir une occasion de dénoncer les effets déplorables de la superstition, il mêle sans cesse aux systèmes philosophiques les sectes religieux les plus obscures et les plus décriées; et parmi les philo- sophes, Platon, Socrale, Malebranche. Leibniz, sont placés bien au-dessous de Cardan, de C'illin.s. do Mirabeau, de Fréret, et à plus forte raison de NATC — 1171 — NATU Diderot. L'histoire entière du cartésianisme ne tient pas le cinquième de la place occupée par Toland, Dumarsaisou tel autre écrivain du même ordre. Voltaire et Rousseau sont l'objet d'une omission inexplicable. Enfin, tous les honneurs île l'ouvrage, toute l'admiration et toutes les sympathies de l'auteur sont pour le curé Meslier. auprès de cette grande intelligence, Voltaire et d'Alembert ne sont que des esprits pusillanimes tt étroits. Ils ne savaient pas que le prédicateur ce plus éloquent d'un Etat, c'est le bourreau. Ils ne comprenaient pas, ou feignaient de ne pas comprendre, que l'esprit humain n'a jamais rien conçu de plus profond que ce vœu: « Je voudrais que le dernier des rois fût étranglé avec les boyaux du dernier des prêtres. » Toute critique devient inutile après un tel jugement. M. Da- miron a publié un Mémoire sur Naigeon dans le tome XXXIX du Compte rendu des séances de l'Académie des sciences morales et politiques. NATURE. Le mot nature (natura, çûm;), par son étymologie, exprime la naissance et la production des êtres. 11 a reçu de l'usage un grand nombre de significations diverses, et qu'on a trop souvent confondues ensemble, au grand détriment de la philosophie et des sciences na- turelles. Ces significations peuvent se ranger en deux classes, selon qu'elles concernent \a. nature de tel ou tel être, ou bien la nature en général. I. Nature de tel ou tel être. 1° On nomme nature d'un être concret l'en- semble des propriétés innées de cet être, c'est- à-dire de celles qu'il possède dès le premier in- stant et pendant toute la durée de son existence propre, soit que cet être naisse, à proprement parler, soit qu'il commence d'être d'une manière quelconque. Ainsi, une pierre a ses propriétés innées, aussi bien qu'une plante, un animal ou une âme. En ce sens, la nature est donc l'es- sence habituelle et persistante de chaque être contingent. 2° On nomme nature d'un genre ou d'une es- pèce, l'ensemble des propriétés innées communes a toute une de ces classes d'êtres. Ainsi les na- tures des genres ou des espèces sont la même chose que les essences génériques ou spécifi- ques. 3° Enfin, par extension, on nomme natures les essences des êtres dont l'existence n'a. pas de commencement, savoir : l'essence de l'Être éter- nel et nécessaire et celles de tous ses attributs, et les essences de tous les êtres abstraits. C'est ainsi qu'on dit la nature de Dieu, la nature de la sagesse divine, la nature du droit, du devoir, de la vertu, la nature de telle propriété des corps ou de telle loi physique. II. Nature en général. 1° On nomme quelquefois nature l'ensemble de toutes les forces dont l'existence est soumise à des lois nécessitantes, par opposition aux for- ces capables de choix et de libre arbitre. C'est ainsi qu'on oppose la nature à Vart, et qu'on distingue ce qui vient de la nature ou de Vart dans le développement des facultés de l'àme, dans les êtres inorganiques, dans les individus du règne végétal ou du règne animal, et dans la production des espèces et des variétés apparte- nant à ces deux règnes. 2° On nomme quelquefois nature l'ensemble des êtres corporels, par opposition aux substan- ces incorporelles, c'est-à-dire à Dieu et aux âmes. C'est pourquoi toutes les sciences qui ont pour objet les corps réels, leurs propriétés, leurs changements et leurs lois, ont reçu le nom de sciences naturelles. 3° On a nommé quelquefois nature le fait permanent de la production, de la destruction et de la variabilité des corps dans l'univers. Quel- quefois ce fait a été personnifié et doué méta- phoriquement d'intentions, de volontés, de pen- chants, de qualités morales, et la philosophie a quelquefois été dupe de cette métaphore prise au pied de la lettre. C'est ainsi que le mot na- ture, qui était l'expression d'un fait à expliquer, a été considéré abusivement comme l'explication générale de tous les faits particuliers qui se rap- portent à ce fait universel. 4° Enfin, on nomme nature la force produc- trice, destructive ou modifiante qui, soit qu'on la suppose une ou multiple, créée ou incréée, intelligente par elle-même ou œuvre aveugle d'une intelligence créatrice, est la cause de tous les changements qui ont lieu dans l'universalité des êtres corporels, autrement que par l'inter- vention immédiate des volontés des hommes et des animaux. Les lois de cette force ou de ces forces sont l'objet principal des sciences physi- ques. Les êtres où ces lois trouvent leur applica- tion sont l'objet de Vhistoire naturelle. Ces lois et ces êtres sont l'objet des sciences naturelles. Les trois derniers sens du mot nature sont ceux qui concernent surtout la science générale de la nature ou philosophie de la nature. C'est d'eux que nous allons nous occuper, après avoir remarqué qu'ils sont étroitement liés entre eux, puisqu'il est impossible d'étudier des êtres varia- bles sans les considérer dans leurs changements, ni de se rendre compte de ces changements sans en chercher les causes, ni de trouver ces causes sans déterminer d'abord les lois de ces changements et sans connaître bien les êtres dans lesquels ils s'opèrent. Il ne peut être question de tracer ici, même en abrégé, l'histoire des théories philosophiques de la nature. Tout ce que nous pouvons faire, c'est de signaler les principaux caractères de ces théories dans la philosophie grecque et dans la philosophie moderne, et d'indiquer brièvement ce que la. philosophie de la nature doit être pour être vraie et utile. Le problème que les plus anciennes sectes phi- losophiques de la Grèce se sont efforcées de ré- soudre, c'est celui de l'origine et de l'ordre ac- tuel du monde physique. La philosophie de l'é- cole ionienne a été presque exclusivement une philosophie de la nature. La notion d'une intelli- gence suprême comme cause première de l'ordre et du mouvement n'y apparut qu'avec Hermo- time et Anaxagore, qui ne lui prêtèrent qu'un rôle excessivement restreint. Pour cette école, la nature, c'est-à-dire la succession des être-; et des phénomènes, est un fait qu'il s'agit de com- prendre et d'expliquer. Le premier axiome de l'école ionique, c'est que rien ne peut naître du néant, que rien de ce qui est ne peut s'anéantir, et que tout commencement d'être n'est qu'un changement. Ils admettent donc une matière éternelle, qui est devenue ce que nous voyons, et qui pourra devenir autre chose. Quelle est cette matière? Pour résoudre cette question, après avoir contemplé l'ensemble de l'univers et tels ou tels détails qui frappent plus vivement cun d'eux, les philosophes ioniens se reportent tout d'un cou]', par hypothèse, à l'origine des choses; ils devinent en quoi consistait la matière primitive, et ils s'efforcent d'expliquer les phases de la formation du monde actuel et ses phéno- mènes divers, en les ramenant tous aux phéno- mènes qui ont frappé le plus leur attention. Ainsi, l'observation comme moyen d'inspiration et comme prétexte, l'hypothèse pour méthode do- minante, et la cosmogonie pour point de départ, voilà le procédé commun à tous les philosophes de l'école d'ionie. Quant à leurs solutions diver- NATU — 1172 — NATU ses du problème de la nature, elles présentent déjà, plus ou moins, deux caractères qui se re- trouvent dans toute l'histoire de la philosophie de la nature jusqu'à nos jours, et que nous al- lons délinir en peu de mots. On nomme mécanistes les explications physiques tirées exclusivement des formes de l'étendue im- pénétrable et de la transmission du mouvement. On nomme dynamistes les explications physiques qui invoquent l'intervention de certaines forces productrices par elles-mêmes de mouvement ou de tout autre changement dans les corps. Il est bien entendu que les explications physiques peuvent concerner seulement les causes secondes, et que la question de la cause première peut être réser- vée. Ainsi, les philosophes mécanistes^ ou dyna- mistes peuvent également être, soit théistes, soit athées. De même, ils peuvent être scnsualistcs purs, ou rationalistes purs, selon la part qu'ils l'ont aux sens et à la raison dans l'acquisition de nos connaissances. L'idéalisme étant une doc- trine qui refuse plus ou moins la réalité aux choses extérieures à nous, et qui attribue au contraire une réalité concrète aux conceptions mêmes de notre esprit, on peut nommer physi- que idéaliste celle qui supprime ou altère la^ no- tion des substances étendues et de leurs phéno- mènes, ou bien qui, sans nier ces phénomènes, en attribue la production, en totalité ou en par- tie, à des êtres idéaux sans substance propre. L'idéalisme absolu nie ou révoque en doute l'existence des corps. Vidéalisme mitigé veut que les corps soient des agrégats de substances sans étendue. Cet idéalisme mitigé peut être matérialiste, si, en dehors de ces agrégats qui constituent les corps, il ne reconnaît pas d'au- tres substances simples, et s'il attribue la pensée aux agrégats, c'est-à-dire aux corps. Il peut être spiritualiste, si, en dehors des agrégats corpo- rels, il reconnaît des substances simples, seules douées de pensée, et dont chacune en soit douée individuellement. Le spiritualisme peut n'être nullement idéaliste, s'il admet que dans l'univers, outre les substances incorporelles, il y a des substances corporelles dont les parties les plus petites sont étendues, et que toutes les forces qui agissent dans l'univers appartiennent à l'activité d'un de ces deux ordres de sub- stances. Le mécanisme pur est l'opposé de l'idéalisme : c'est un réalisme outré, qui, tandis que dans tout être concret la substance et la force sont insé- parablement unies, sacrifie l'idée de force à celle de substance, et veut expliquer tous les phéno- mènes physiques par une communication, sup- posée passive et nécessaire, du mouvement au contact. Il peut être matérialiste, s'il considère tous les phénomènes comme physiques. Mais il peut aussi être spiritualiste. s'il attribue à une substance incorporelle les phénomènes psycho- logiques, en niant toutefois la force motrice de l'âme: car, en l'admettant, il ne serait déjà plus le mécanisme pur en physique. Le dynamisme, à moins de renier entière- ment l'observation, ne peut manquer de faire une certaine part au mécanisme dans l'ordre du monde ; mais il peut la faire beaucoup trop pe- tite. Le dynamisme idéaliste, qui substitue des forces idéales à l'activité des substances, soit dans les corps vivants, soit dans l'univers, prend le nom de vilalisme universel, quand la vie est la force qu'il invoque principalement dans l'ex- plication de l'ordre de l'univers. En supprimant ou bien en obscurcissant la notion des substan- ces individuelles, le vilalisme universel des idéa- listes tend toujours plus ou moins à effacer la différence essentielle des deux grands ordres de substances, la distinction de l'esprit et de la ma- tière; il se rapproche toujours plus ou moins du matérialisme par ses conséquences. Le dyna- misme non idéaliste reconnaît, outre la * d'impulsion par contact, d'autres forces motrices, les unes aveugles, les autres intelligentes, mais toutes appartenant à des substances réelles. Lorsqu'il exagère le rôle des forces sensibles et intelligentes, soit dans les corps vivants, soit dans l'univers, il prend le nom $ animisme. Lorsqu'il ne définit pas la nature des substances dans lesquelles les forces vitales résident, V ani- misme touche de près au vilalisme; lorsqu'il les considère comme des substances corporelles, il est matérialiste; lorsqu'il les considère comme des substances incorporelles, il est spiritualiste. Quand le dynamisme non idéaliste ne tombe pas dans l'exagération de Vaiiimisme, il peut se concilier très-bien, non-seulement avec le spiri- tualisme, mais avec le mécanisme restreint à son rôle légitime; et c'est à cette conciliation que doit aboutir la vraie philosophie de la na- ture. Cela posé, les systèmes de l'écoie d'Ionie sont : les uns surtout mécanistes, les autres surtout dynamistes, sans que leurs auteurs semblent avoir bien compris la différence de ces deux tendances, entre lesquelles l'école se partage, mais sans former deux écoles distinctes. Les mécanistes de l'école d'Ionie, par exem- ple Anaxagore et Démocrite, considèrent la ma- tière primitive comme un mélange confus d'élé- ments invariables, et ils supposent que les corps actuels se sont formés et se forment encore par la réunion des éléments de même espèce, ou par des mélanges réguliers d'éléments dissem- blables. Mais tout cela n'a pu s'opérer que par le mouvement, qu'iï s'agit aussi d'expliquer. Dé- mocrite le suppose éternel et indéfiniment trans- missible, sans perte, par impulsion et par pres- sion. Anaxagore suppose que primitivement il a été imprimé par une cause intelligente, et il fait ainsi une petite part au dynamisme. Les dynamistes de la même école, par exem- ple Thaïes, Anaximène, Heraclite, admettent que la matière primitive consistait en un seul élé- ment constitué par certaines qualités variables, et doué de la puissance de changer de qualités : celles-ci, une fois produites, se propagent par assimilation, et ainsi un élément se transforme dynamiquement en un autre. A certaines quali- tés sont attachés, suivant eux, certains mouve- ments dans certaines directions, et ainsi la transmission du mouvement par impulsion ou par pression ne joue qu'un rôle secondaire dans les mouvements généraux des éléments. Dynamiste aussi, mais avec tendance à l'idéa- lisme, Anaximandre admet un principe unique, éternel, matériel, infini en étendue, mais indé- terminé et sans qualités distinctes, et pourtant producteur de toutes les déterminations et de tous les êtres particuliers, qui se forment de lui et en lui par la distinction des qualités oppo- sées. Conciliant un certain dynamisme idéaliste avec le mécanisme comme théorie dominante, Empédocle croit que les corps sont formés par le mélange de quatre éléments incapables de se transformer l'un en l'autre; mais il explique les compositions et les décompositions des corps par deux forces motrices idéales, l'amitié, principe d'unité et de rapprochement, et la discorde, principe de multiplicité et de séparation, et par une cause suprême, la nécessité. En même temps, Empédocle, de même que Thaïes, est animiste, sans s'expliquer sur la nature des substances pensantes, auxquelles il prête un rôle exagéré dans la production des phénomène» NATlï — 1173 — NATU physiques. V animisme de Diogène d'ApoIlonie est" explicitement matérialiste. La force motrice et pensante dans l'univers est l'intelligence su- prême, suivant Anaxagore, qui, du reste, ne la t'ait intervenir dans sa physique, généralement mécaniste, que pour produire une impulsion pri- mitive des éléments. Quant à Archélaùs, il est difficile de dire quels étaient, suivant lui, la na- ture et le rôle de l'intelligence mêlée à l'air ou au chaos primitif des éléments innombrables, et si le chaud et le froid, puissances motrices nées de ce chaos, étaient pour lui deux éléments cor- porels, le feu et l'eau, ou deux forces idéales, comme le chaud et le froid dans le système de Telesio. Pour trouver une large application de l'animisme spiritualité, il faut la chercher hors de l'école d'Ionie, chez les pythagoriciens et les platoniciens, qui considèrent l'àme du monde comme tine puissance subordonnée à un Dieu extérieur et supérieur au monde. Le sensualisme est l'opinion dominante de l'é- cole d'Ionie sur l'origine de nos connaissances. Cependant, par le dynamisme idéaliste et maté- rialiste, Heraclite arrive au scepticisme en phy- sique. En effet, sous le nom de feu, donné au principe du changement perpétuel, il semble avoir désigné un être idéal, la puissance même du changement, et non le feu corporel, qui figure dans son système comme un des résultats fugi- tifs de cette puissance. Pour lui, la seule chose réelle et persistante, c'est le changement : en conséquence, il rejette le témoignage des sens, en tant qu'ils sembleraient nous montrer des ob- jets stables. Suivant lui. les objets particuliers échappent à toute observation par leur variabi- lité indéfinie, qui exclut toute identité persis- tante : c'est ainsi qu'Heraclite se trouve conduit à rejeter les faits les plus évidents des sciences physiques et la certitude de ces sciences. D'un autre côté, matérialiste et mécaniste pur, Dé- mocrite est forcé d'être infidèle à la doctrine sensualiste des ioniens, en invoquant comme premiers principes les atomes, qui ne peuvent tomber sous les sens, et dont l'existence ne peut être révélée que par la raison. Les deux écoles de la grande Grèce, opposées à l'école d'Ionie, sont rationalistes et idéalistes. L'école d'Élée l'est sans aucune mesure. La na- ture est aussi l'objet, au moins nominal, de ses spéculations. Pour les éléates, la nature n'est qu'une apparence: la multiplicité, le mouvement et le changement sont impossibles ; rien n'existe que l'être un, absolu et immuable : la physique est un jeu d'esprit, où chacun peut s'exercer à sa manière, en tâchant toutefois de trouver dans l'harmonie de l'univers une image de l'unité ab- solue de l'être. L'école d'Élée a influé sur les derniers représentants de l'école d'Ionie, et les atomistes se sont spécialement efforcés de se dé- fendre contre ce scepticisme en physique: c'est l'école d'Élée qui a posé, à titre d'objection, la nécessité du vide pour le mouvement, et celle de la division limitée pour l'étendue. Démocrite a accepté comme vraies ces deux propositions, présentées comme inadmissibles, et pourtant comme inévitables, par l'école rivale. Moins exclusifs que les éléates dans leur idéa- lisme et dans leur rationalisme, les pythagori- ciens ont rendu des services plus grands et plus directs à la science de la nature. Ils ont cru pou- voir demander à la raison seule les essences des choses physiques; ils ont cru voir ces essences dans les nombres; ils ont cru pouvoir trouver a vriori dans les propriétés des nombres abstraits les lois et les principes de la nature : c'est pour- quoi ils ont prêté aux nombres, outre leurs pro- priétés réelles, des efficacités imaginaires, sur lesquelles ils ont fondé leurs hvpothèses cosmo- logiques, inspirées, du reste, par une contem- plation intelligente des phénomènes. Ils ont de- viné la nécessité de la physique mathématique ; ils en ont rencontré quelques heureuses appli- cations, par exemple en acoustique] mais ils en ont ignoré la méthode générale. A leur théorie dynamisté de l'efficacité des nombres, ils ont joint, comme nous l'avons dit. Vanimisme uni- versel, mais en restreignant le pouvoir de l'âme du monde et des astres par le pouvoir de la né- cessité aveugle et de la nature éternelle des élé- ments. Leur influence a été grande sur la phy- sique d'Empédocle. et, plus tard, sur celle de Platon. Les contradictions des philosophes ioniens, le dogmatisme négatif des éléates; les objections de ces derniers et d'Heraclite contre la valeur de la perception externe et des données du sens commun, amenèrent le scepticisme universel des sophistes. Contre eux, Socrate fit surtout ap- pel à l'observation interne et à la conscience morale. Il montra la voie à la vraie philosophie ; mais il lui ordonna de s'arrêter au seuil des sciences physiques, qu'il regardait comme inu- tiles et dangereuses. La plupart des écoles socra- tiques ont suivi ce conseil du maître. En même temps qu'il restitue à la spéculation philosophique tous ses droits, Platon reconnaît l'utilité de l'étude de la nature ; mais, trop imbu des opinions d'Heraclite sur la variabilité indé- finie des corps et de leurs phénomènes, il ne voit guère dans les sciences physiques qu'un exercice d'esprit et un moyen de s'élever à la contemplation des idées pures et des vérités ma- thématiques, qui sont, suivant, lui, les deux seuls objets de la science véritable. Il adopte le théisme des pythagoriciens, d'Anaxagore et de Socrate, et il en développe les conséquences en ce qui concerne les causes finales. 11 a pourtant encore le tort de trop restreindre le rôle de ces causes, à l'exemple des pythagoriciens, en faisant déri- ver du principe de la nécessite aveugle les lois de la matière. Mais en même temps il abuse quelquefois des causes finales, par exemple lors- que, dans la physiologie des corps vivants, il fait agir la Providence par volontés particuliè- res, et non par les lois générales de la nature, dont la Providence est l'auteur ; ou bien lorsqu'il a recours à Vanimisme pour expliquer les révo- lutions célestes. Il emprunte à Anaxagore et à Démocrite la doctrine de l'inertie absolue de la matière, et aux pythagoriciens la doctrine de Vanimisme universel, que pourtant il concilie avec une physique en grande partie mécaniste: car c'est par'l'impulsion et la pression qu'il s'ef- force d'expliquer la plupart des phénomènes non astronomiques, et c'est par les formes et les mouvements des corpuscules élémentaires qu'il s'efforce d'expliquer les qualités des corps. Il ad- met une transformation mutuelle, mais mécani- que et géométrique, de trois des quatre élé- ments l'un en l'autre, par la division des cor- puscules élémentaires et par les divers modes d'union de leurs parties : peut-être suit-il en cela l'exemple d'Empédocle, qui, déjà, avait admis la divisibilité des quatre espèces de cor- puscules. Du reste, dans toutes ces questions, il croit qu'on ne peut aspirer qu'à la vraisem- blance, et que la vraie méthode est purement conjecturale, attendu que les objets de la science sont les idées, auxquelles les objets réels ne res- semblent que d'une manière imparfaite. Aristote, au contraire, a prétendu fonder la science de la nature sur des principes certains, et sa physique, plus ou moins comprise, plus ou moins altérée,' a régné, avec ou sans partage, NATU — 1174 ~ NATU jusqu'à l'époque de Galilée, de Bacon et de Des- cartes. Pour Aristote, l'élément stable et scien- tifique des choses existe dans les choses elles- mêmes, et nous pouvons l'y découvrir, à l'aide de l'observation sensible, par l'intervention de la raison. Tout en admettant des exceptions à l'accomplissement des lois ordinaires de la na- ture, il a foi à la stabilité générale de ces lois et au rapport durable des notions générales avec les faits particuliers. C'est là le principe de l'in- duction dans les sciences naturelles, où, en effet, Aristote a employé quelquefois cette méthode, mais beaucoup trop peu. Le rôle qu'il lui prête n'est guère que préliminaire ou subsidiaire: aussi ne lui donne-t-il qu'une bien petite place dans sa Logique, qui n'est pas une méthode, mais qui lui a semblé pouvoir en tenir lieu pour toutes les sciences proprement dites. 11 veut qu'on observe les êtres corporels et les phéno- mènes; il veut qu'on les définisse, qu'on les compare : tel est l'objet de l'histoire naturelle et de la météorologie descriptives, où Aristote et Théophraste ont excellé. Mais expliquer l'exis- tence et la production des phénomènes, voilà ce qu'Aristote considère comme l'objet propre de la science, qui, suivant lui, doit partir des prin- cipes nécessaires. L'évidence immédiate, ou bien une induction analogique et hâtive, qui, outre les vrais principes, lui en fournit d'arbi- traires, puis surtout la déduction, qui descend de ces principes aux lois des phénomènes, voilà quels sont pour lui les procédés principaux des sciences physiques, en tant qu'elles aspirent à rendre compte des choses. Son erreur fondamen- tale est de croire que des lois démontrables a priori régissent les phénomènes de la nature. Sa physique est une conséquence et une conti- nuation de sa philosophie première, de sa méta- physique. Elle est profondément dynamiste. Suivant Aristote, il y a un seul être incorpo- rel, une seule forme sans matière, un seul acte pur, l'intelligence suprême, qui est cause effi- ciente, mais seulement de sa propre pensée. Par rapport au monde, elle n'est que cause finale : elle est le bien absolu vers lequel le monde se porte par sa force propre, non sans quelques écarts et sans quelques défaillances. Tous les êtres, excepté l'Être suprême, sont constitués par la réunion d'une matière entièrement indé- terminée, et d'une forme qui est l'ensemble des qualités comprises dans la définition de cet être. Mais les qualités, tant essentielles qu'acciden- telles, peuvent passer d'une matière à une autre par le mouvement; et, sous ce nom de mouve ment, Aristote comprend, non-seulement le changement de lieu (xîvijcfiç xaxà TÔ7rov), mais le changement de qualité (xivïjatç xaxà to noiôv). Aristote considère, non-seulement les qualités que nous nommons premières, par exemple la figure, la pesanteur, la dureté, mais plusieurs qualités secondes des corps, par exemple le chaud, le froid, le sec, l'humide, comme des qualités simples et irréductibles : loin d'avoir besoin d'être expliquées, elles deviennent elles- mêmes l'explication des phénomènes ; elles sont pour lui ce qu'on nomma plus tard des qualités occultes. Suivant Aristote, l'élément le plus parfait. c'est l'éther, qui, doué d'intelligence, exécute volontairement autour du centre du monde le mouvement le plus parfait, le mouvement cir- culaire, principe des révolutions célestes. Par l'influence des saisons, l'éther produit les chan- gements de qualités, et, par suite, les change- ments de lieu des quatre éléments inférieurs, qui se transforment dynamiquement l'un en l'autre par la communication de leurs qualités essentielles. A ces qualités sont attachés cer- tains mouvements naturels en ligne droite, soit de la circonférence au centre du monde, soit du centre à la circonférence. Outre ces mouvements naturels à chaque élément, il y a des mouve- ments forcés, c'est-à-dire communiques par le contact d'un corps en mouvement, et qui, sui- vant Aristote, cesseraient instantanément avec ce contact, s'ils n'étaient pas perpétués par une réaction incessante du milieu ou ils s'opèrent. Cette fausse notion a priori de l'inertie, comme de la résistance persistante d'un corps à la conti- nuation du mouvement communiqué, a dominé dans toute la mécanique ancienne. En faisant de la physique une science déduc- tive, en fixant avec l'autorité de son génie les principes de cette science et les conséquences les plus importantes de ces principes, Aristote a fermé le champ des découvertes, plutôt qu'il ne l'a ouvert; en faisant de la nature une force in- telligente, mais faillible, qui agit en vue de causes finales immuables, mais qui ne les atteint pas toujours, il a fourni à ses disciples un argu- ment pour persister dans ses principes, malgré les démentis de l'expérience. Voilà pourquoi, comme physicien et même comme naturaliste, Aristote n'a pas eu de disciples bien distingués, excepté Théophraste, mais a trouvé plus tard beaucoup d'estimables commentateurs. Son école, abandonnant la partie rationaliste de son sys- tème, a tendu rapidement vers le sensualisme exclusif et vers le matérialisme pur, qui s'ac- corde fort bien avec le dynamisme exagéré. C'est ainsi qu'un disciple de Théophraste, Straton de Lampsaque, surnommé le physicien, supprime le premier moteur immobile, et ne reconnaît d'autre Dieu que la nature, à qui il ôte l'intelli- gence, pour en faire une force aveuglément et nécessairement productrice et motrice, c'est-à- dire une vaine personnification des causes se- condes inconnues qui agissent dans l'univers Par son dynamisme outré, il ressemble aux stoïciens ; par son matérialisme absolu et par son affirmation de l'existence du vide, rejetée par Aristote, il touche à Démocrite et aux épicu- riens. Pour Ëpicure et ses disciples, la science de la nature n'est qu'un moyen pour arriver à suppri- mer deux croyances, ennemies, suivant eux, de notre bonheur, celle de la Providence divine et celle de l'immortalité des âmes. Comme Démo- crite, ils expliquent tout par les atomes éternels et le vide. Mais, combinant une hypothèse dyna- miste avec le mécanisme pur des anciens ato- mistes, ils attribuent à tous les atomes un mou- vement naturel de haut en bas et la faculté de s'écarter légèrement de ces directions parallèles. Dogmatique sur cette théorie générale des ato- mes, Ëpicure est sceptique sur tout le reste de la science de la nature. Les explications les plus diverses, soit des phénomènes actuels, soit de l'origine de l'univers, lui semblent toutes égale- ment bonnes, pourvu qu'elles se concilient avec les atomes et le vide, et qu'elles n'invoquent au- cun autre principe. Dans cette compilation d'hy- pothèses contradictoires et trop souvent absur- des, quelques-unes peuvent être ingénieuses; mais, en somme; la physique épicurienne ne ..mi ni par sa méthode, ni par ses tendances, ni I ar ses résultats : il n'a pas tenu à elle que la ce n'ait rétrogradé et qu'elle n'ait abjuré, surtout en astronomie et en optique, les vérités les plus évidentes pour les plus grossières er- reurs. De même que les épicuriens renouvellent et modifient le matérialisme mécaniste de Démo- crite, de même les stoïciens renouvellent le ma- NATU — 1175 — NATU i:>'lalisme dynamiste d'Heraclite, en l'interpré- tant dans le sens de l'animisme et du vitalisme universels. Comme Straton, ils déifient la nature, mais en lui prêtant les attributs moraux de la Divinité. Pour eux, le principe vivifiant et intel- ligent de la nature, l'âme du monde, la source de toutes les âmes, Dieu, est une matière sub- tile qu'ils nomment feu ou éther, et qui, de même que le feu idéal d'Heraclite, produit, ab- sorbe et reproduit périodiquement le corps de l'univers. Pour la transformation des éléments par la communication des qualités essentielles, et pour beaucoup d'autres questions particulières de la physique, ils suivent à peu près la doctrine d'Aristote. Mais, abusant outre mesure de la comparaison pythagoricienne et platonicienne entre le corps de l'univers et le corps humain, ils croient expliquer les phénomènes du monde inorganique en les assimilant à tel ou tel phé- nomène inexpliqué de la vie physiologique, ou bien en les rapportant à des sympathies et à des antipathies occultes, à des influences mystérieu- ses. Quelques stoïciens se sont soustraits plus ou moins à cette tendance funeste de leur école par une raison sévère, par la culture des ma- thématiques et par l'observation attentive des phénomènes naturels; mais, en général, les stoïciens ont accueilli volontiers, sur ces phéno- mènes et sur leurs causes présumées, les opi- nions superstitieuses de la Grèce et de l'Orient, qui cadraient bien avec leur panthéisme maté- rialiste, leur idéalisme et leur vitalisme en phy- sique. Les nouveaux pythagoriciens ont érigé de plus en plus les superstitions en systèmes. Il en a été de même des néo-platoniciens, avec leur animisme universel, leur doctrine des émanations et leurs médiateurs innombrables entre le Dieu suprême et les corps. Du reste, à l'exemple de Platon, ils ont négligé la physique : ils n'ont fait qu'y cher- cher en passant une confirmation de leurs spécu- lations sur les idées, sur les nombres, sur les puissances incorporelles: éclectiques sans discer- nement, ils ont emprunte au hasard et interprété à leur guise les observations et les hypothèses des anciens physiciens. Au moyen âge, le dynamisme superstitieux et la doctrine des causes occultes régnent presque sans partage, sous la protection, soit de la phi- losophie d'Aristote plus ou moins altérée, par exemple par Averroès dans le sens de la doctrine alexandrine des émanations, soit d'un reste des idées néo-platoniciennes modifiées parle christia- nisme. Cependant, à cette époque de compilations, de commentaires et de discussions subtiles, une ardente curiosité pour les phénomènes naturels produit quelques bonnes observations, dues sur- tout aux Arabes, quelques expériences heureuses, par exemple parmi celles des alchimistes, et quelques inductions remarquables, surtout de Vitellio et de Roger Bacon. A partir du xve siècle, cette curiosité redouble, mais procède sans règle et sans frein jusqu'au xvne siècle : elle amène des découvertes brillantes, mais isolées et mêlées aux plus étranges aberra- tions. Pendant cette période, renaissent toutes les théories des anciens sur la nature. A côté de la physique péripatéticienne encore dominante, reparaît, avec Bérigard, Magnen et Sennert, l'atomisme purement mécaniste de Démocrite, et, plus tard, avec Gassendi, l'atomisme d'Ëpicure perfectionne et concilié avec le dogme chrétien de la création; le système d'Empédocle est re- nouvelé par Maignan ; celui des pythagoriciens, par Nicolas de Cusa, et, plus tard, par Kepler. Empiriste et sensualiste, Telesio imite, sans les copier, les hypothèses cosmologiques de l'école d'Ionie et se rapproche, surtout d'Archélaûs. Sen- sualiste en théorie et idéaliste par sa méthode, Campanella part de la métaphysique, de la théo- logie et de la doctrine des causes finales, pour arriver à .une cosmologie platonicienne et stoï- cienne, où les astres sont diriges par des âmes et où les âmes sont une substance chaude et lumineuse. Le néo-platonicien Patrizzi considère l'univers comme un corps animé : suivant lui, toute lumière émane de Dieu, et la lumière et l'espace / puissances incorporelles, impriment l'unité et l'harmonie à l'univers. Disciple des éléates, mais précurseur de Spinoza et de la nouvelle philosophie allemande, Giordano Bruno admet que Dieu est l'être un, infini et unique, en dehors duquel rien ne peut exister, mais qu'il est la nature naturante, c'est-à-dire la substance et la cause productrice de la nature naturée, de l'univers, qui existe en lui et par lui, et qui c-t infini comme lui-même. Il prétend prouver a priori la vérité du système de Copernic; pourtant il n'est pas allé jusqu'à entreprendre de démon- trer de même a priori les principales lois du monde physique. Dans ce grand mouvement des esprits vers l'étude de la nature, les doctrines les plus influentes sont celles de l'animisme et du vitalisme universels, des forces occultes, des sympathies et des antipathies; ce sont les théories mystiques des théosophes et des kabbalistes, qui essayent d'effacer la distinction de l'esprit et de la matière, à force de matérialiser l'un et de spiritualiser l'autre. Telles sont les tendances de Reuchlin, d'Agrippa, de Paracelse, de Cardan; le péripatéticien Porta, l'averroïste Cesaîpini, Fracastor, Gilbert et la plupart des grands physi- ciens de ce temps y participent plus ou moins. Les mêmes tendances reparaissent au xvn" siècle avec les deux Van Helmont, Marcus Marci de Kronland, Robert Fludd, Jacques Boehm, Jean Amos Comenius ; au xvme siècle, avec Sweden- borg et Saint-Martin; et la nouvelle philosophie allemande s'y est livrée avec un enthousiasme réfléchi et méthodique. Galilée fut exempt de ces illusions, parce qu'il avait autant de rectitude d'esprit que de génie inventif. Pour confirmer des hypothèses vraies, pour effacer de la science des erreurs consacrées, il eut recours à l'observation aidée du raisonne- ment et du calcul : il comprit et pratiqua avec succès la méthode expérimentale complète, que le chancelier Bacon mutila en méconnaissant la nécessité des mesures exactes et du calcul, et qu'il ne sut pas mettre en pratique. Bacon a l'a- vantage d'avoir formulé et exposé le premier cette méthode telle qu'il la concevait, et d'avoir indiqué l'étendue et la portée de ses applications. Mais, quand il veut définir l'objet des sciences naturelles, son analyse manque de profondeur et même de justesse. Avec les péripatéticiens, il distingue quatre principes ou espèces de causes : la substance ou cause matérielle, l'essence ou cause formelle, la cause efficiente et la cause finale. Or. suivant lui, la matière est l'être in- détermine, sur lequel il y a peu de chose à due et rien de nouveau à découvrir; la cause finale doit être bannie des sciences naturelles et relé- guée dans la métaphysique. Par cause efficiente, il entend la réunion des circonstances diverses qui amènent chaque événement complexe; il dé- clare que la cause efficiente, essentiellement variable, ne peut être l'objet de la science, mais seulement de l'empirisme vulgaire. Restent donc les essences ou formes, dont la recherche est, suivant lui, l'objet des sciences naturelles. Que sont ces essences? Lui-même ne s'en est pas bien rendu compte, et de là les mille subtilités scolasliqucs qui gâtent ses essais de méthode NATO — 1176 — NATtJ indue tive. Cependant lui-même dit que les formes des choses se résolvent en lois. Or, que sont ces lois, sinon les lois de l'activité réciproque des substances contingentes? Ces substances sont donc des forces définies dans leur mode d'action; et non une matière indéfinie. En effet, par quoi connaissons-nous les substances corporelles, sinon par leur activité externe, invariablement limitée ît dépendante des conditions de l'étendue et de la distance? Connaître les corps comme substances actives, c'est-à-dire comme causes efficientes sou- mises a des lois fixes, c'est connaître en même temps ce que Bacon nomme, dans son langage scolastique, la matière et la forme des corps. Trop peu métaphysicien, Bacon n'a pas su expli- quer et justifier philosophiquement la méthode dont il a si ingénieusement formulé certaines règles. Après lui, sa méthode n'avait encore pour elle que quelques découvertes et des espé- rances, et on pouvait la combattre en citant les erreurs nombreuses et souvent bizarres de celui qui l'avait exposée le premier. Mais la méthode complète des sciences physiques avait pour elle l'exemple et les découvertes de Galilée. Descartes et ses disciples crurent devoir com- biner la méthode ancienne et la nouvelle : pour eux, en physique, l'expérience vient seulement au secours de la déduction; et la plupart des cartésiens, à l'exemple du maître, débutent encore par une cosmogonie fondée sur de pré- tendues lois nécessaires , qu'ils établissent a priori et d'où ils essayent de tirer tout le reste. Mécaniste aussi exclusif que Démocrite, mais niant le vide, dont il ne comprend pas la nécessité pour le, mouvement, Descartes admet, avec Platon, l'inactivité absolue des corps. Mais, au lieu de les faire mouvoir par des âmes, il considère le mouvement comme une quantité invariable dans l'univers et créée avec lui, quantité dont les parties se transmettent d'un corps à l'autre par le contact, sans que la somme totale puisse aug- menter ou diminuer jamais. Il imagine une mé- canique en contradiction avec quelques-unes des lois de la mécanique naturelle, telles qu'elles résultent de l'observation, et c'est ainsi qu'il ar- rive à expliquer la conservation du mouvement dans l'univers sans forces motrices permanentes, et à rendre compte a priori de l'origine et de l'ordre actuel du monde par les seules lois de l'impulsion. Il faut lui savoir gré d'avoir compris que les lois premières de l'univers corporel doi- \ent être toutes des lois mécaniques, et d'avoir puissamment contribué à bannir des sciences naturelles, d'une part les formules de la scolas- tique, conservées par Bacon, d'autre part la doc- trine des causes occultes, si chères aux dynamistes idéalistes, lors même qu'ils leur donnent un autre nom. Mais, en refusant aux âmes l'activité externe et aux corps toute activité, en ne voulant recon- naître dans les corps que l'étendue et la récepti- vité passive du mouvement, le cartésianisme a place la philosophie sur la pente qui l'a conduite d'abord au système des causes occasionnelles, c'est-à-dire à la suppression mal dissimulée des causes secondes, puis enfin au panthéisme idéa- liste de Spinoza. Car, que sont des substances sans aucune activité propre, H pourquoi plusieurs substances, s'il n'y a (prune cuise clficicnte? L'antre grand principe du spinozismp, la substi- tution de la nécessite à la Providence, se trouve i en germe dansle cartésianisme, qui construit le monde a priori d'après des lois supposées né- cessaires, et qui, sans oser nier l'existence des causes finales, nie qu'elles soient accessibles à i humain. Reprenant avec, plus de logique el de fermeté d'esprit la doctrine de Giordano Bruno, Spinoza détermine a priori les rapports généraux de la nature nalurante et de la nature nalurée, sans descendrejusqu'aux sciences naturelles, ni même jusqu'à la philosophie de la nature. Il a laissé à la nouvelle philosophie allemande de l'identité le soin de construire cette partie de la philosophie au point de vue du panthéisme idéaliste. Leibniz, plus métaphysicien, logicien et ma- thématicien qu'observateur, a cependant, le pre- mier, établi solidement le principe qui doit servir à démontrer la légitimité et la nécessité de la méthode inductive des sciences naturelles : il a prouvé que les lois premières du monde physique ne sont pas des lois nécessaires absolument, et que, par conséquent, on ne peut pas les déduire des principes ontologiques. Mais il a cru qu'il était possible d'arriver démonstrativement à ces lois par l'intuition des desseins en vertu desquels Dieu les a librement établies, et il a contribué ainsi à susciter l'abus déplorable des causes fi- nales, comme moyen de démonstration et de découverte dans les sciences. C'est ainsi, par exemple, que, modifiant une erreur de Descartes, sans la corriger, il a érigé en principe la con- servation perpétuelle d'une même quantité de force vive dans l'univers par li transmission du mouvement des masses. On peut défendre ce principe, mais c'est en y introduisant deux con- sidérations inconnues à Leibniz, savoir : celle des équivalents des forces vives en travail mé- canique, et celle de la force vive et du travail moléculaires. En constatant l'activité interne et la substantialité propre des âmes, il a exclu le panthéisme; mais il n'a pas su échapper aussi à l'idéalisme. Il dit fort bien, dans son traité De ipsa nalura, que la nature en général n'est rien de plus que l'ensemble des forces de l'univers avec l'ensemble de leurs puissances persistantes et de leurs lois, et que la nature de chaque être est l'ensemble de ses facultés permanentes. Mais il refuse aux âmes et aux corps l'activité externe, qui leur appartient et qui est leur seul moyen de communication réciproque; il accorde aux sub- stances corporelles, comme aux âmes, une ac- tivité interne, dont les substances corporelles sont dépourvues; en revanche, il supprime l'étendue, c'est-à-dire l'attribut premier de ces substances. Constituez tous les corps de l'univers uniquement avec des substances simples, comme Leibniz poussé à bout s'avoue forcé de le faire, et ôtez ainsi aux corps l'étendue, sans laquelle ils ne peuvent être conçus en tant que corps; ôtez-leur, de plus, l'activité externe par laquelle seule ils peuvent se mettre en rapport avec nous et les uns avec les autres : que reste-t-il d'eux? Rien. Disciple de Newton, en même temps que de Leibniz, Boscovich restitue aux substances cor- porelles l'activité externe, la force motrice, la puissance attractive et répulsive. Ce n'est pas assez : il fallait leur restituer aussi l'étendue, sans laquelle le mouvement ne peut exister. Kant a donc tort aussi, dans ses spéculations sceptiques et d'autant plus hardiment hypothé- tiques sur la nature, de vouloir que l'étendue résulte du mouvement expansif des forces, et de la l'aire indéfiniment compressible. L'étendue, en tant qu'appartenant à une substance réelle, est essentiellement impénétrable : elle ne peut aug- menter que par création, diminuer que par anéantissement. Toute compression et toute dila- tation se réduisent à une diminution ou à une augmentation de distance entre les atomes pre- miers, dont l'existence est contestée vainement par les idéalistes ; mais l'étendue de chaque atome premier est incompressible. L'école d U cke a eu le mérite de tenter l'ap- plication de la méthodfl de Bacon aux sciences NATU — 1177 NATU philosophiques; mais elle l'a fait (l'une manière étroite et inexacte : ayant faussé et mutilé la psychologie, elle s'est trouvée conduite à nier fa métaphysique et l'origine rationnelle des Elle "a imprimé ainsi à la philosophie une m funeste ; mais elle a rendu provisoi- rement service aux sciences physiques, en ache- \ant de les tirer de la voie où elles s'étaient trop longtemps égarées : on doit savoir gré à Locke d'avoir contribué à former Newton, et à New- ton de ne s'être pas fait entièrement sensualiste. Mais bientôt le sensualisme produisit ses der- nières conséquences dans la philosophie et dans les sciences naturelles à la fois. De là cette obstination de certains philosophes du xvme siè- cle à n'admettre comme réel que ce qui tombe on ce gui est supposé pouvoir tomber sous l'ob- servation sensible ; de là leur facilité à imaginer et à accepter en cosmogonie et en physiologie les hypothèses les plus futiles, pourvu qu'elles soient matérialistes ; de ià leur culte pour la nature, grand mot qui, pour eux, ne signifie rien que la négation de la Providence dans le monde physique et de l'ordre social dans le monde moral ; de là aussi, pour les physiciens et les naturalistes de cette école, la tendance à bannir des sciences dites positives les vues phi- losophiques, la recherche des causes efficientes et des causes finales, la recherche des principes les plus élevés, des lois les plus générales ; à concentrer toute l'attention sur les détails, sur la description des faits isolés, sans s'occuper du rapport de ces faits avec l'ensemble de la science, ni des conséquences qui peuvent en résulter. Les sciences naturelles subissent encore un peu cette influence dissolvante du sensualisme, tan- dis que la philosophie spiritualiste s'en est heu- reusement dégagée par un usage plus complet et moins exclusif de la méthode d'observation. M lis Técole allemande, qui a eu le mérite de proclamer la nécessité de la synthèse et de l'unité dans la science de la nature et d'y poser les grandes questions que le sensualisme élude, n'a échappé au scepticisme de Kant et au dog- matisme négatif de Fichte, que pour aller se perdre dans les nuages de' l'idéalisme absolu. Clle a introduit systématiquement dans lesscien- ces naturelles, d'une part, la méthode de con- struction a priori, c'est-à-dire la substitution de l'imagination à l'expérience raisonnée ; d'au- tre part, l'emploi de formules inintelligibles qui l'ont regretter celles de la scolastique, et de métaphores qui trompent sur les idées qu'el- les expriment. Elle a professé le dynamisme idéaliste, c'est-à-dire, sous un nom nouveau, la doctrine des causes occultes, qui est un dogma- tisme illusoire mis à la place d'un aveu d'igno- rance. Elle a renouvelé la vaine hypothèse de l'animisme universel, et les rêveries extrava- gantes des théosophes; elle a nié la substantia- hté des êtres contingents; elle a considéré l'es- prit et la matière comme deux développements divers d'une substance unique ; elle a sacrifié au fatalisme le dogme de la providence et celui du libre arbitre; elle en est venue jusqu'à professer l'identité des contradictoires, l'identité de Dieu et du néant; et en même temps, sous le nom dogie immanente, elle a mis en honneur l'abus le plus monstrueux des causes finales; mais, loin de les rapporter à la sagesse divine, elle les a transformées en idées-types, qui pro- cèdent d'un absolu non pensant, qui se réalisent eues dans les corps, et qui ne sont pen- te par les hommes. Parmi les découvertes positives et les théories les mieux fondées dans nces naturelles, elle a rejeté celles qui ne pouvaient s'adapter a ses constructions arbi- traires ; par exemple, elle a rejeté la décompo- sition des rayons lumineux en couleurs, comme contraire à l'unité essentielle de la lumière, qui,, suivant une des opinions nombreuses, variables et toutes également affirmatives de M. de Schel- ling sur cette question, est la seconde puissance (A2) de l'identité absolue (A=A), et a pour der- nier développement la pensée. Quant aux vérités scientifiques que cette philosophie a bien voulu accepter, elle les a presque toujours gâtées et obscurcies, en les traduisant en de bizarres for- mules, ou bien en y mêlant d'incroyables er- reurs. Heureusement le règne de cette philo- sophie sur les sciences naturelles n'a jamais été généralement accepté, même en Allemagne, et il est sur son déclin. Aujourd'hui c'est le retour menaçant du matérialisme qu'il faut combattre. D'un autre côté, l'école française, moins timide pourtant que l'école écossaise et moins oublieuse des leçons de Descartes et de Leibniz, s'est renfermée beaucoup trop dans les limites des sciences morales comme dans une forteresse à défendre contre le matérialisme, et longtemps elle a semblé craindre de s'aventurer sur le domaine des sciences naturelles comme sur un terrain ennemi. Ainsi, tandis qu'en Allemagne la philosophie a imprimé à ces sciences une impulsion puissante, mais trop souvent erronée, en Angleterre et en France le lien a semblé quel- que temps presque rompu entre la science de l'âme, des idées et de Dieu, et la science de la nature. Certains philosophes ont trop oublié qu'il appartient à la science première de diriger les autres sciences, et qu'elle ne peut le faire qu'en se maintenant en harmonie avec elles, en obser- vant leur marche, en profitant de leurs progrès. Certains physiciens craignent trop le contact de la métaphysique, comme d'une irréconci- liable ennemie de l'expérience, et repoussent la psychologie comme un tissu d'observations chi- mériques et de suppositions sans preuves. Cepen- dant c'est la philosophie seule qui peut inter- préter la méthode des sciences naturelles et en démontrer la légitimité. C'est la philosophie seule, la philosophie complète et non mutilée par le sensualisme ou par le scepticisme, qui peut montrer les rapports mutuels de ces scien- ces, leur unité, leur liaison avec les principes immuables de la raison, la place et la fonc- tion de chacune d'elles dans l'ensemble des con- naissances humaines. La psychologie, fondement de la logique, qui est si nécessaire au phy- sicien, lui enseigne à démêler les illusions de la perception sensible, à en trouver les causes et les remèdes, et à faire la part du physique et du moral dans les phénomènes de la vie. L'ontologie elle-même, bien qu'elle ne doive pas être le point de départ des sciences expérimen- tales, leur est cependant indispensable ; elle intervient nécessairement dans la position des grands problèmes que l'observation doit ré- soudre; aidée de la logique, elle repousse les solutions impossibles ou prématurées; elle in- dique le chemin des recherches importantes et des grandes découvertes, ce chemin que l'expé- rience doit parcourir ensuite avec une prudente lenteur. C'est par les sens que les impressions arrivent à l'âme et y suscitent les perceptions ; mais c'est la raison qui les interprète d'après les notions nécessaires et les lois de l'esprit hu- main : c'est elle qui dirige les observations, qui en montre la portée et les conséquences, et qui en coordonne les résultats. C'est elle encore qui apprend à former les hypothèses, si utiles pour établir un lien peut-être provisoire entre les découvertes accomplies, et pour en préparer de NATIT 1178 — NATU nouvelles. Le physicien fait donc de la méta- physique comme l'architecte fait de la géomé- trie ; s'il en fait sans le savoir, il est exposé à en faire et il en fait souvent de mauvaise. D'ail- leurs, les sciences naturelles suhissent toujours nécessairement, dans leur méthode, dans l'in- terprétation de leurs principes et de leurs résul- tats, l'influence d'une philosophie quelconque. Il y a donc là pour la philosophie un pouvoir qu'elle ne peut abdiquer, un devoir qu'il faut qu'elle remplisse. Le sensualisme, avec sa né- gation de ce qu'il y a de plus élevé dans l'intel- ligence humaine, avec sa profession exclusive d'empirisme et pourtant avec ses hypothèses frivoles; l'idéalisme, avec sa méthode de con- struction a priori, avec son dédain pour l'expé- rience et pour le sens commun, n'ont pas sulfi à la tâche. Il était temps que le spiritualisme, qui réunit tous les mérites de ces deux doctrines extrêmes et qui est étranger à leurs excès, reprît cette tentative, dans laquelle Descartes avait échoué parce qu'il n'avait pas bien com- pris la méthode des sciences naturelles et parce que d'ailleurs ces sciences n'étaient pas assez avancées. Dans notre siècle, le spiritualisme s'est remis à l'œuvre un peu tard, lorsque déjà le matérialisme avait envahi la science de la nature. Mais l'impulsion est donnée; la lutte se soutient; sur tous les terrains, le matérialisme est combattu par des savants qui sont en même temps philosophes, et par des philosophes qui connaissent les sciences naturelles. Il faut es- pérer que le matérialisme ne triomphera pas, et que le spiritualisme saura créer à son tour une philosophie de la nature, conforme à la fois aux données de l'expérience et aux principes de la raison. Cette philosophie sera essentiellement perfectible dans ses développements et dans ses applications ; mais elle sera immuable dans ses principes fondamentaux, une fois qu'ils auront été solidement établis. L'espace nous manque pour tenter même d'esquisser ici cette œuvre. Tout ce que nous pouvons faire, c'est d'énoncer linéiques propositions qui nous paraissent devoir y tenir une place importante. On nomme rtre concret ce qui, abstraction faite du principe de causalité, peut être conçu comme existant indépendamment de toute autre chose. Ainsi, je suis un être concret, existant en moi- même, bien que mon existence doive avoir une cause. Au contraire, mon intelligence, ma sen- sibilité, ma volonté et les actes de ces facultés sont des êtres abstraits : car, outre qu'ils ont besoin d'une cause, ils ne peuvent être conçus comme existant chacun en soi, mais c'est en moi qu'ils existent. Parmi les êtres concrets, il en est un seul qui peut et doit être conçu comme exis- tant indépendamment de toute autre chose, même au point de vue de la causalité : c'est l'Être né- cessaire^ qui a sa cause en lui-même, dans la nécessité de son existence. On nomme individu proprement dit tout être concret qui ne se com- pose pas de parties actuellement séparées par des vides. Tout être concret est un individu ou un agrégat d'individus. Dans tout individu il y a lieu de distinguer une substance persistante, sans laquelle cet individu ne peut être içu ci tel, et des modes qui appartiennent a cette sub- stance, mais sans chacun desquels elle peut conçue Mu:, outre ces modes, qui peuvent variables, et qui le sont en elfct dans les i contingents, il y en a d'autres qui Boni essentiels à chaque substance, et qu'aucune abstraction ne peut séparer de celle BUDStance sans détruire la notion de son individualité : ce sont ceux qui Constituent sa nature même, e'est-à-dire ses la- cullés propres et ses lois d'activité, lin effet, toute substance est essentiellement active; toute acti- vité, toute force appartient à une substance ou à une collection de substances. Tout ce qui existe est substance, ou bien appartient à une sub- stance ou à plusieurs. La substance de l'Être nécessaire est éternelle et infinie ; tout ce qui est absolument nécessaire lui appartient, soit à litre d'attribut, soit à titre de pensée éternelle; elle est la cause première de toutes les substances contingentes. On nomme individu simple un individu pro- prement dit qui, ne se composant pas de parties soit séparées, soit continues, est absolument in- divisible. La substance infinie de l'Être néces- saire est un individu simple : ce qui n'empêche nullement cet être d'avoir en sa substance indi- visible des énergies et des attributs distincts. Parmi les substances finies et contingentes, les unes ont pour attribut premier l'indivisibilité absolue, la simplicité, sans laquelle la pensée est impossible. Les autres ont pour attribut premier l'étendue, ît par conséquent la divisibilité indé- finie, qui exclut la pensée, mais qui n'est point incompatible avec la force motrice. En effet, des forces motrices appartiennent à la substance éten- due et participent à sa divisibilité. La continuité n'est pas moins essentielle à la substance étendue que la divisibilité indéfinie. Sans vide, il ne peut y avoir ni division effective, ni mouvement: mais sans continuité il n'y a pas d'étendue réelle. Il faut donc que la continuité existe quelque part, c'est-à-dire dans l'étendue réelle de chacune des parties les plus petites des corps, puisque, à cause du vide qui existe entre ces parties, l'étendue apparente des corps est discontinue. Si; par impossible, la division effec- tive des corps était poussée jusqu'à l'infini, il n'y aurait pas de continuité, pas d'étendue, pas de corps. Or il y a des corps. Il y a donc des atomes premiers, dont chacun a une étendue continue et non divisée, quoique absolument et indéfini- ment divisible. Dans les corps, les substances individuelles, c'est-à-dire non divisées effective- ment, ce sont les atomes premiers, que, vraisem- blablement, aucune des forces physiques actuelles ne peut diviser : les corps sont des agrégats de ces atomes. Les atomes chimiques des coi^ps simples ne sont probablement pas des atomes premiers, mais des agrégats très-stables, qui subsistent dans les combinaisons et qu'on re- trouve par l'analyse chimique. Les individus simples, les âmes ne peuvent changer de nature; mais elles ont une activité interne par laquelle, spontanément ou à l'oc- casion des impressions du dehors, elles peuvent changer leurs modes accidentels. Elles ont, de plus, une activité externe, une force motrice, qu'elles dirigent et modifient par leur activité interne. Les atomes premiers n'ont qu'une acti- vité externe, une force motrice soumise à lois invariables, en vertu desquelles ils agissent toujours de même dans des circonstances iden- tiques : dépourvus d'activité interne, ils ne peuvent rien changer par eux-mêmes, soit à leurs facultés motrices, soit à leur état de mou- vement ou de repos. Les causes externes peu- cbangercel état; mais elles ne pourraient modifier la nature propre de chaque atome qu'en le divisant, et, par conséquent, en en chan- geant le volume et la forme. Tous les atomes premiers sont absolument impénétrables. Les atomes premiers des corps pondérables ont une force attractive réciproque qui dépend de leurs masses et de leurs dis- tantes, et une force impulsive et résistante qui s'exerce au contact et qui dépend de leur état de mouvement relatif ou de repos. Il y a un n.vtl; — 1179 — naît: fluide impondérable et incoercible, composé d'atomes dont divers mouvements ondulatoires constituent la chaleur, la lumière, l'électricité statique et le magnétisme, et dont certains cou- rants constituent l'électricité dynamique et l'é- lectro-magnétisme. Suivant une hypothèse nou- velle, certains groupements d'atomes du fluide impondérable qu'on nomme éther constitueraient .rps pondérables; les atomes libres et isolés de ce fluide, mus dans tous les sens avec des vitesses incalculables, se choqueraient les uns les autres, de manière à transformer une partie de leurs vitesses rectilignes en vitesses de rota- tion et une partie de leurs vitesses de rotation en vitesses rectilignes sans perte de force vive dans l'ensemble ; ils choqueraient de même les molécules pondérables, qui deviendraient pour eux des centres de vibration et de raréfaction en raison inverse du carré de la distance, et l'attraction universelle serait la résultante des impulsions de l'éther, dirigée vers un centre de raréfaction de ce fluide, c'est-à-dire vers le cen- tre de gravité d'un corps pondérable. Mais cette hypothèse, qui réduirait l'attraction à l'impul- sion, présente des difficultés qui jusqu'à ce jour paraissent insolubles, non-seulement en ce qui concerne l'attraction, mais aussi en ce qui con- cerne d'autres phénomènes, par exemple les cou- rants électriques et électro-magnétiques. Quoi qu'il en soit, toutes les propriétés des corps sont des modes de l'étendue et de la puissance motrice et résistante. Tous les phénomènes des corps sont, en dernière analyse, des phénomènes du mouvement, mais que nous sommes souvent incapables d'analyser. Toutes les lois premières de ces phénomènes sont des lois mécaniques. Toutes les lois secondes résultent d'une combinaison des lois premières ; mais souvent nous connaissons les lois secondes sans pouvoir les analyser, et alors le caractère mécanique de ces lois nous reste caché. Connaître les lois premières, c'est connaître les causes efficientes. Toute cause effi- ciente est un acte d'une ou de plusieurs substan- ces individuelles ; toute cause physique est un acte d'un ou de plusieurs atomes, suivant leurs lois invariables d'activité. Les causes occultes sont des causes imaginaires d'un phénomène dont on ignore les lois premières ; en invoquant les causes occultes, on se fait illusion et on se dispense de chercher les causes véritables : c'est une vaine et présomptueuse dissimulation d'ignorance. Toutes les forces idéales qui n'appartiennent à l'activité d'aucune substance individuelle réellement exis- tante sont des causes o.cultes. La vie physiologique est peut-être le résultat d'une disposition spéciale des atomes et d'une combinaison spéciale de leurs activités dans les corps organises. La supposition d'activités spé- ciales surajoutées à chacun d'eux par le fait de la vie est possible, mais non nécessaire. L'àme, par une action en partie inconsciente, joue un rôle réel, mais dilficile à déterminer, dans les fonctions de certains corps vivants. Chaque corps organisé est un individu improprement dit, c'est-à-dire un agrégat doué de fonctions spéciales qui dépendent d'un certain agencement de par- ties hétérogènes, et d'où résultent, pour ce corps, une unité et une identité improprement dites. qui peuvent persister malgré le remplacement successif des particules composantes. Ces indi- vidus improprement dits cessent d'exister comme tels et changent de nature, quand leur organi- sation spéciale vient à être détruite: mais leurs atomes premiers subsistent toujours, chacun avec sa nature propre. La vie physiologique a besoin, au moins dans les corps vivants les plus parfaits, d'être excitée par une certaine activité externe d'une âme unie à chacun de ces corps. Ce qu'il y a de commun entre les âmes et les corps, c'est l'activité externe, et c'est par là qu'ils communiquent ensemble. L'àme agit sur le corps comme force volontairement ou invo- lontairement motrice. Le corps agit sur l'àme comme secondant ou entravant son activité ex- terne, dont l'exercice facile ou pénible influe sur l'activité interne de l'àme. Dans les phéno- mènes de la vie physiologique, il est difficile de faire la part de l'activité de l'àme et celle do l'activité physique et chimique des atomes pon- dérables et impondérables; mais, évidemment, il y a intervention d'une âme partout où l'on trouve des signes certains d'activité intelligente et intentionnelle. Tout le reste pourrait, à la rigueur, être purement physique ou chimique, c'est-à-dire, en dernière analyse, purement mé- canique : mais la mécanique de la vie des corps est, en majeure partie, impénétrable à nos re- cherches; il en est de même de la mécanique des phénomènes chimiques et de beaucoup de phénomènes physiques. C'est une raison pour confesser. franchement notre ignorance; mais ce n'est pas une raison pour prétendre expliquer ces phénomènes par l'action de substances spiri- tuelles, ou bien par des forces idéales qui n'ap- partiendraient ni à des substances spirituelles, ni à des substances corporelles. Les lois de la nature sont de vérité contin- gente : par conséquent, elles ne peuvent être déduites des principes nécessaires, avec lesquels elles s'accordent; mais elles peuvent seulement être induites de l'expérience, à l'aide de la raison. Toutes les causes secondes et leurs lois supposent une cause première, substance nécessaire et in- finie, créatrice de toutes les substances contin- gentes, et qui ait établi les lois d'activité de ces substances avec une parfaite sagesse, en vue des causes finales. Dans le monde, les causes finales particulières sont subordonnées aux causes finales générales, qui ont motivé l'établissement des lois premières. Les causes finales ne peuvent servir à démontrer a priori l'existence des lois; mais les causes finales qui apparaissent dans les lois connues peuvent aider à deviner d'autres lois, qu'il faudra vérifier et démontrer expérimenta- lement avant de leur donner place dans la science. La nature n'est donc point une puissance distincte et de Dieu et des corps. Comme puis- sance aveugle, elle est l'ensemble harmonieux des forces qui appartiennent aux corps et des lois de leur activité ; comme puissance intelligente, elle est la providence divine, en tant que créa- trice et conservatrice des corps, de leurs forces, de leurs lois et de l'ordre admirable qui en résulte. Les propositions qui précèdent expriment, avec quelques changements, quelques-unes des pen- sées contenues dans un ouvrage que l'auteur de cet article a publié en 1849 (Philosophie spiri- lualisle de la nature, 2 vol. in-8), et qu'il a complétées et modifiées dans un ouvrage plus récent (les Sciences et la Philosophie, 1 vol. in-12, 1869). Dans l'impossibilité d'exposer dans les limites étroites d'un article une théorie générale de la nature avec des développements suffisants, nous avons voulu seulement indiquer ici comment le spiritualisme peut et doit faire au me la part très-large qui lui appartient légitimement dans l'ordre du monde physique, et comment le dynamisme, pour ne pas tomber dans l'excès de Vidéalisme, doit se borner à constater les lois de l'activité des substances corporelles et l'action des âmes sur les corps vivants auxquels elles sont unies. NÈCE — 1180 — NECÎK Outre les ouvrages qui viennent d'être cités, on peut consulter le P. Secchi, l'Unità délie forze fisiche, Roma, 1864, in-8. et une traduction fran- çaise laite sur une nouvelle édition italienne; — M. Emile Saigey. la Physique moderne, Essai sur Vanité des phénomènes naturels, Paris, 1867, in-18; — M. Laugel, les Problèmes de la nature, Paris, 1864, in- 18, et les Problèmes de la vie, Paris, 1867, in-18; — E. Bersot, du Spiritualisme et de la Nature, Paris, 1846, in-8; — Magy, de la Science et de la Nature, Paris, 1865, in-8; et dans ce dictionnaire, l'article GALiLÉR,',rarticle Science, et d'autres concernant les systèmes et les auteurs cités dans le présent article. Th. H. M. NAUSIPHANE de Teios, philosophe grec du ive siècle avant l'ère chrétienne, commença par être un disciple de Pyrrhon, puis embrassa la doctrine de Démocrite et devint un des maîtres d'Épicure. DiogèneLaërce (liv. I, ch. xv; liv. IX, ch. lxiv et en) lui attribue plusieurs ouvrages dont aucun fragment n'est arrivé jusqu'à nous. Nausiphane est aussi mentionné, par Cicéron, dans le traité de N attira Deorurn (lib. I, c. xxvi). X. NÉANT, voy. Être, Création. NÉARQUE, philosophe pythagoricien du me siè- cle avant l'ère chrétienne. Après la prise de Ta- rente, sa ville natale, ou du moins sa patrie adoptive, il sut se concilier l'amitié de Caton le Censeur, qui servait alors sous les ordres de Fabius Maximus. C'est par lui que l'austère Homain fut initié à cette philosophie grecque dont il fut toute sa vie le plus ardent adver- saire, et qu'il redoutait pour son pays comme un agent de corruption. X. NÉCESSITÉ. Ce mot a deux sens principaux : 1" Le nécessaire s'oppose au contingent. Quand je perçois par les sens des objets exté- rieurs, ou quand je saisis entre eux quelques rapports, l'existence de ces objets, la réalite de ces rapports sont incontestables; mais je puis concevoir par la pensée que ces objets soient supprimés, que ces faits s'accomplissent d'une autre manière, et que d'autres rapports soient substitués à ceux que je perçois. C'est un fait, eu, si l'on aime mieux, il arrive (contingit) que tout cela est et se passe ainsi; mais il n'implique pis contradiction de supposer que tout cela aurait pu n'être pas ou être autrement. Au contraire, l'idée de quelque chose de néces- saire exclut toute contradiction, et ne la laisse pas même supposer comme possible. Le monde matériel existe, je n'en puis douter, mais rien ne me fait penser, parce qu'il est imparfait, qu'il existe nécessairement; il n'implique pas contradiction qu'il n'ait jamais existé; il est possible, il est, mais il n'est pas nécessaire. Au contraire, il implique contradiction que l'être parfait et absolu ne soit pas; non-seulement Dieu est, mais il est nécessairement. A propos d'un phénomène perçu, je juge qu'il a une cause; le phénomène lui-même est contingent, il aurait pu ne pas l'être, il n'était pas nécessaire qu'il fut; mais du moment qu'il est une c;iuse, le rapport du phénomène à une cause qui la pro- duit est nécessaire. C'est en vertu de la né- cessité de ce rapport que la science cherche sans hésitation la cause des phénomènes contin- gents que l'expérience révèle, certaine qu'elle est à l'avance de l'existence de cette cause, dont li nature demeurera peut-être à jamais incon- nue. Il en est de tous les principes rationnels comme 'lu principe de causalité. Les axiomrs des sciences mathématiques, marqués de cette nécessité, la communiquent a toutes les applica- tions que le raisonnement en tire. <>st là ce qui donne à ces sciences un caractère si mani- feste de rigueur et de certitude. La nécessité de certaines idées de notre intel- ligence est un des caractères essentiels qui les séparent des notions acquises par l'expérience et les font rapporter à une origine spéciale. Com- ment tirer, en effet, le nécessaire du cbnti le principe universel du fait particulier? Entre la connaissance de ce qui a été ou de ce qui est, et la conception de ce qui ne peut pas ne pas être, il y a un abîme. Les applications d'un principe nécessaire le manifestent, mais ne le légitiment point; il se légitime lui-même, en s'imposant irrésistiblement à l'esprit. 2° La nécessité s'oppose à la liberté. Dans ce nouveau sens, un phénomène nécessaire est un phénomène fatal ; il n'en est pas moins contin- gent, accidentel, il arrive, accidil, mais il arrive fatalement. Une pierre se détache d'une maison et tombe ; c'est un phénomène contingent, car il était possible que la maison fût mieux con- struite ou que la pierre rencontrât un obstacle pour l'arrêter; mais les circonstances étant don- nées, il était impossible, en vertu de la loi de la gravitation, que la pierre ne tombât pas ; elle n'a dans son inertie aucun pouvoir qui la sous- traie à la force fatale de la pesanteur, elle tombe nécessairement. 11 en est autrement de quelques actions humaines ; l'homme est doué d'un pou- voir spécial, la volonté, en vertu de laquelle il peut faire de deux choses l'une de préférence à l'autre. L'acte qu'il accomplit ainsi, l'acte qu'il a voulu n'est donc pas nécessaire, puisque, les circonstances étant données, il pouvait en accom- plir ou en vouloir un autre : c'est un acte libre. Voy. Contingent, Raison, Fatalisme, Fata- lité, Liberté. G. V. NECKER. Ce nom, illustre sous le rapport de la politique, mérite aussi une place distinguée dans les annales de la philosophie. Necker (Jacques), ministre des finances, puis principal ministre sous Louis XVI. né à Genève Je 30 septembre 1732, mort à Coppet le 9 avril 1804. était d'une famille ancienne, originaire du nord de l'Allemagne, et, quoique destiné au commerce, avait reçu l'éducation la plus libé- rale. De même que sa carrière financière se par- tage en deux périodes, la première, consacrée à se créer une fortune aussi brillante qu'honorable, la seconde, vouée aux soins de la fortune publi- que; de même sa carrière littéraire se présente sous un double aspect, d'abord remplie par des travaux d'économie politique, puis par des ou- vrages de morale et de religion. L'ensemble de ses productions littéraires forme dix-sept volu- mes in-8 qui ont été publiés à Paris en 1822. Ses écrits d'économie politique les plus connus sont l'Éloge de Colbert (1773), l'Essai sur la législation et le commerce des grains (1774), l'Administration des finances (1784). Ceux de ses ouvrages qui tiennent à la fois de l'économie et de la mora)e sont : du Pouvoir executif dans les grands Etals (1792); Réflexions offertes à la nation française (1792); de la Révolution française (1796); Dernières vues de politique et de finances (1804). Ces diverses publica- tions sont profondément morales et sages. On y remarque une philanthropie sincère, un amour ardent du bien général, une guerre franche con- tre les abus et les injustices de toute nature, le désir d'appeler le droit commun à la place du privilège, de faire pénétrer dans les affaires pu- bliques le jour de La publicité, et enfin d'appli- quer la morale à toutes les transactions civiles. '. La morale, dit l'auteur, vaut toujours mieux que calcul, même au simple point de vue du calcul. » Oumnc moraliste et comme philoso- IntECK 1181 — NEGS phe, Necker s'est fait connaître surtout par deux ouvrages, dont le premier fut publié entre ses deux ministères, et le second composé dans sa splendide retraite de Coppet, pendant les der- nières années de sa vie. L'un est intitulé de l Importance des opinions religieuses (in-8, Lon- dres, 1788); l'autre, Cours de morale religieuse (in-8, Paris, 1800). Le traité de l'Importance des opinions reli- gieuses, inspiré principalement par le progrès nés matérialistes antisociales, a pour but, tout à la fois, d'exposer les effets bienfaisants de la religion et de résoudre les objections des incrédules. Or, par opinions religieuses, Necker entend ici les sentiments naturels qui élèvent les nommes en général vers la Divinité : « ces majestueuses idées qui lient l'organisation gé- nérale de la race humaine à un Être puissant, infini, la cause de tout et le moteur universel de l'univers. » La question réduite à ces termes généraux, Necker l'envisage dans ses relations avec la vie publique et politique, en homme d'État autant qu'en philosophe. La société n'est possible, selon lui, que si « la Divinité est pré- sente à toutes les déterminations les plus secrètes, et exerce une autorité habituelle sur les conscien- ces. » La religion est nécessaire pour achever l'ouvrage imparfait de la législation, pour sup- pléer à l'insuffisance des gouvernements. Ceux qui veulent proscrire cette haute métaphysique sont des ennemis du genre humain, plutôt que des amis de la sagesse. Après avoir établi, par l'histoire comme par le raisonnement, que la seule idée de Dieu suffirait pour servir d'appui à la morale, l'auteur réunit les meilleurs argu- ments du spiritualisme en faveur de l'existence de ce Dieu (p. 329-371). D'excellentes réflexions sur le respect que la véritable philosophie doit aux opinions religieuses, sur l'intolérance, sur la morale chrétienne, terminent dignement l'ou- vrage. Mme de Staël, âgée alors de ving-deux ans, fut abusée par la tendresse filiale, quand elle écrivit : « Ce livre, époque dans l'histoire des pensées, puisqu'il en a reculé l'empire; ce livre qui semble anticiper sur la vie à venir, en de- vinant les secrets qui doivent un jour nous être dévoilés; ce livre que les hommes réunis pour- raient présenter à l'Être suprême comme le plus grand pas qu'ils aient fait vers lui. » {Lettres sur riis et sur le caractère de J.-J. Rousseau, lettre III.) Elle est plus près de la vérité quand elle dit ailleurs ; « Au moment où M. Necker fut rappelé pour la seconde fois dans le ministère, il venait de publier son ouvrage sur l'Importance des opinions religieuses. Ce livre n'est-il pas une grande preuve de la tranquillité de son âme, dans les circonstances qui auraient dû le plus agiter un ambitieux? Les hommes du monde ont souvent écrit sur la religion dans la retraite, au déclin de leur vie, lorsqu'il n'y avait plus pour eux d'autre avenir que l'éternité; mais il est bien rare que, dans l'intervalle de deux ministères, au milieu de toutes les vicissitudes d'une telle attente, un homme d'État se soit voué à un travail sans rapport immédiat avec l'administration, à un travail qui fera sa gloire dans la postérité, mais qui ne servait en rien à ses intérêts présents. Au contraire, M. Necker s'exposait, par cet ouvrage, à perdre quelques-uns de ses partisans dans une classe très-distinguée; car il fut le premier, et rn<:me le seul parmi les grands écrivains, gui signala des lors la tendance à l'irréligion; cette tendance succédait au bien réel qu'on avait l'ait en combattant l'intolérance et la superstition. M. Necker lutti, sans autre aide alors, contre cette aride et funeste disposition; il lutta, non avec cette haine pour la philosophie, qui n'est qu'un changement d'armes dansles mêmes ma mais avec ce noble enthousiasme pour la religion sans lequel la raison n'a point de guide, et l'ima- gination point d'objet, sans lequel entin la vertu même est sans charmes, et la sensibilité sans profondeur. Parmi les hommes d'État, l'on compte Cicéron, le chancelier de l'Hôpital et le chancelier Bacon, qui, au milieu des agitations politiques, n'ont jamais perdu de vue les grands intérêts de l'àme et de la pensée solitaire; mais mon père fit paraître son livre dans un moment particu- lièrement défavorable aux opinions qu'il soute- nait, et il fallait toute la précision de M. Necker en matière de calcul, pour n'être pas alors appelé un rêveur, en s'occupant d'un tel sujet. » (Du caractère de M. Necker et de sa vie privée, p. 37 et suiv.) Dans les trois volumes qui composent le Cours de morale religieuse, Necker poursuivit le même ordre de méditations, mais en les dirigeant plus spécialement vers la science de nos devoirs. Ce Cours est partagé en cinq sections. Dans la pre- mière, où sont examinées les bases de la religion naturelle et de la morale, ^on démontre succes- sivement l'existence d'un Être suprême, les per- fections de Dieu et les rapports de la morale avec ces perfections, la divine providence, l'im- mortalité de l'âme. Dans la seconde section, il s'agit d'exposer les devoirs communs à tous les hommes, dans tous les états et dans toutes les situations de la vie : respect de la vie des hommes, justice publique et particulière, charité publique et particulière, indulgence et miséricorde, hu- milité et reconnaissance, vérité et sincérité. La troisième section traite des devoirs relatifs aux divers âges de la vie, ou à des situations parti- culières dans l'ordre social : union conjugale, devoirs envers les enfants, obligations des enfants envers leurs pères, sentiments de respect dus à la vieillesse, conseils utiles à la jeunesse, devoirs des ministres de la religion, devoirs des princes et des magistrats suprêmes. Dans la quatrième section, il est question des sentiments ultérieurs et des actions privées qui peuvent nous rendre heureux ou malheureux : envie, vanité, ambi- tion, travail et jour de repos, ordre dans ses affaires, résignation, secours que l'on peut tirer de la raison dans les peines de la vie, besoin absolu de la religion. La cinquième et dernière section renferme une comparaison de la doctrine chrétienne avec les systèmes irréligieux de l'épo- que, et quelques réflexions philosophiques sur la célébration du retour annuel des fruits de la terre. Le but général de ce livre est de montrer que notre bonheur dépend de l'accomplissement de nos devoirs, ou que les lois de la morale sont si parfaitement appropriées à notre nature, qu'elles en sont une dépendance. Au développement de cette théorie se mêlent des détails pleins d'intérêt, des observations tantôt fines, tantôt profondes, sur toutes les classes de la société, particulièrement sur celles qui gou- vernent, et où l'on reconnaît l'auteur du spirituel opuscule sur le Bonheur des sots, sur les événe- ments et les personnages contemporains, sur tout le mouvement accompli entre 1789 et 1800. Un autre point qui touche plus particulièrement le philosophe, c'est la manière dont Necker essaye de définir les liens de la religion avec la philo- sophie, et de recommander la morale religieuse aux amis de la sagesse. « La religion révélée, dit-il (t. III, p. 208 et 290), n'a fait que renouveler les caractères sacrés du code naturel, code ancien autant que le monde, code d'obligations récipro- ques qui sert de soutien à l'ordre socjal : elle sert à revêtir d'une autorité auguste les principes NECK — 1182 — ni; Ki) de la morale naturelle. 11 faut d'ailleurs une loi majestueuse, antique, immobile, religieuse, à la nation française plus qu'à une autre, nation si mobile qui s'est presque toujours guidée par l'imagination en politique. Ni l'opinion, ni la liberté sociale ne peut prendre la place de la religion. Les armes de l'opinion sont l'estime et le mépris, et l'on y échappe sous le masque de l'hypocrisie; l'estime d'ailleurs a besoin d'un guide. La liberté a besoin de la religion plus que l'esclavage : séparée de la dignité morale, affran- chie de tout lien spirituel, elle n'est plus qu'un sujet de disputes, un instrument pour toutes les passions. Que les philosophes se déclarent donc les défenseurs de la morale religieuse, de cette morale qui a pour principe la charité; qu'ils se pénètrent de cette pensée, que s'ils ont rendu de grands services à la science, ils sont appelés, depuis la Révolution française, à en rendre de plus grands encore à la société, à l'ordre civil, en se montrant non-seulement a?nis de la sagesse, mais amis de Dieu, en agissant par une morale pieuse « sur le centre de nos sentiments et de nos jugements intimes. » (T. III, p. 277, 290, 252.) C'est à eux à cimenter cette alliance de la reli- gion et de la morale, qui fait seule le bonheur des nations. La méthode de l'auteur, c'est d'emprunter d'abord de la seule raison les lumières qui doivent l'aider à fonder l'autorité de la morale religieuse; puis, de montrer d'une manière générale l'heu- reuse assistance que le chef-d'œuvre de la morale, i'Écriture sainte, prête à la religion naturelle. Son style, quoique un peu monotone et apprêté, est pénétré de cette douce chaleur que les âmes élevées, soutenues par de fortes convictions, peuvent seules éprouver et communiquer. Indépendamment de ses propres ouvrages, Necker a aussi publié divers écrits de sa femme sous le titre de Mélanges de Mme Necker (3 vo- lumes en 1798, 2 volumes en 1801). Ces cinq vo- lumes, d'où Barrère de Vieuzac a extrait, en 1808, l'Esprit de Mme Necker, nous offrent une série d'études sur les facultés de l'âme humaine, sur les mœurs particulières au xvme siècle, sur les dif- ficultés grammaticales et littéraires de la langue française. On y reconnaît une intelligence fine, subtile, pénétrante, éclairée en même temps que religieuse, mais tous les principes et toutes les maximes qui composent la philosophie de Necker. Dans ces études, l'auteur nous retrace les entre- tiens qu'elle a eus avec ses amis, souvent ses adversaires en métaphysique. Sous l'un et l'autre rapport, ce sont des matériaux précieux à con- sulter pour l'histoire de la philosophie au dernier siècle. On lira avec intérêt, par exemple, la con- versation de Mme Necker avec Diderot, à qui elle cherchait à démontrer l'immortalité de l'âme par la simplicité et l'unité du moi (Nouveaux mé- lange*, t. I, p. 106 et suiv.). On a dit que le meilleur ouvrage de M. et de Mme Necker était leur fille ; le mot est vrai s'il signifie que Corinne et le Livre de l'Allemagne sont supérieurs au Cours de morale religieuse et aux Mélanges, il serait injuste s'il voulait dire que ces deux derniers écrits n'ont pas de valeur. Une aulre personne de la même famille, Mme Necker de Saussure, née à Genève en 1776, et morte dans cette ville en 1841, talent grave et original, s'est fait connaître des philosophes si honorablement, qu'on a dit qu'eue avait hérité de l'œilsévère de licid. SaNoliccsur Mme de Stacï, et sa traduction de l'ouvrage de Guillaume Schlc- gel sur la littérature dramatique, avalent déjà révélé la solidité de son esprit: mais son livre de V Education progressive au Étude du cours de la vie (1838, 3 vol. in-8) lui assura un rang élevé parmi les moralistes et les philosophes. Dans cet écrit, qui rappelle par tant d'endroits 1<; Cours de morale religieuse, et qui a pour devise ces mots de Mme de Staël : Cette vie n'a quelque prix, que si elle sert à l'éducation religieuse (Je notre cœur, Mme Necker de Saussure, appuyée sur l'observation et aidée de l'imagination, dé- veloppe l'histoire idéale de l'âme à travers tous les âges, mais une histoire où l'influence morale de la volonté sur les idées joue le principal rôle. Sa plus ferme conviction, en effet, c'est que la volonté peut soumettre l'intelligence à une sorte d'hygiène, source de progrès et de bonheur. Les phases qui sont décrites avec le plus de précision, ou peintes avec le plus de charme, sont l'éduca- tion de l'enfance, celle des femmes, celle de la vieillesse. Ce fut dans un âge avancé qu'elle écrivit sur la vieillesse, avec la candeur et la naïveté de l'enfance: c'est par des traits d'une mâle simplicité qu'elle a marqué les moindres vicissitudes de la carrière des femmes. C'est à Coppet, dans la société de Bonstetten, Cellerier, Châteauvieux, Decandolle, Pictet. Prévost, Sis- mondi, que la fille et l'élève de l'illustre Saussure et l'intime amie de Mmes de Rumfort et de Staël avait acquis une telle fermeté de coup d'œil scientifique et une telle puissance d'analyse et de description philosophique. La nature, en la privant de l'ouïe avant l'âge, avait accru l'origi- nalité de son génie curieux et actif, ainsi que la vivacité de son imagination sensible et sympa- thique. C. Bs. NEEB (Jean), né à Steinheim, en 1767, profes- seur de logique et de métaphysique à l'université de Bonn, puis retiré sur la fin de ses jours à Niedersaalheim, près de Mayence, a laissé plu- sieurs ouvrages écrits dans le sens de la philo- sophie de Kant : Rapports de la morale stoïcienne avec la religion, in-4, Mayenne, 1791; — des Services rendus par Kant à la raison philoso- phique, in-8, Bonn, 1794; 2eédit., Francfort-su r- le-Mein, 1795; — de l'Esprit général qui, à diffé- rentes époques, a régné dans les sciences, in-8, ib., 1795; — Système de la philosophie critique fondé sur le principe de la conscience, 2 vol. in-8. Bonn et Francfort-sur-le-Mein, 1795-96; — Réfu- tation des preuves démonstratives de l'existence de Dieu, et exposition de la preuve morale, in-8. Francfort-sur-le-Mein, 1795; — de l'Impos- sibilité d'une preuve démonstrative de l'existence de Dieu, et Réfutation de l'idéalisme (dans le Journal philosophique de Niethammer, 6e li- vraison, p. 118, in-8, Neustrelitz, 1795): — Raison contre raison, ou Justification de là foi, in-8, Francfort-sur-le-Mein, 1797. Tous ces ouvrages ont été publiés en allemand, ainsi que les suivants, consacrés à des sujets divers : Lettres sur l'esprit d'incrédulité qui règne actuellement dans l'édu- cation, in-8, Mayence, 1812; — Mélanges, 2 vol. in-8, Francfort-sur-le-Mein, 1817; — Preuves de l'impossibilité d'une propagation universelle de l'irréligion, in-8, Bonn, 1834. X. NEEDHAM (Jean Tuberville de), physicien connu par ses observations microscopiques, ap- partient à la philosophie par sa polémique con- tre le matérialisme et l'irréligion. Né à Londres en 1713, professeur en France, à Lisbonne et en Belgique, comme en Angleterre, reçu en 1747 à la Société royale, fondateur de l'Académie do Bruxelles, prêtre catholique, Needham mourut dans cette ville le 30 décembre 1781. Il a été l'ami de Bonnet, Buffon, Hill, Tremblcy, et des premiers savants de l'époque, et l'adversaire de Diderot, Helvétius, d'Holbach, de Voltaire môme. Dans sa lutte avec ce dernier, il a quelquefois les rieurs «le son côté : si Voltaire se moque des petites anguilles que Needham prétendait avoir m; ni) 1183 NÉOA »a dans de la farine échauffée, le physicien anglais couvre de ridicule les coquilles qui, se- lon Voltaire, ont été déposées sur les hautes Al- pes par des pèlerins, et sur les monts d'Asie et d'Afrique par des singes, et non par un déluge quelconque. Les ouvrages philosophiques de Needham sont les deux suivants: {'Recherches physiques et métaphysiques sur- la nature et la religion, ajoutées aux Nouvelles Recherches sur les découvertes microscopiques ci la génération des corps organisés, de l'abhé Spallanzani (in-8, Paris, 1769). 2° Idée sommaire ou Vue générale du système physique et métaphysique de Needham sur la réorganisation des corps organisés, à la suite de la Vraie philosophie, par l'abbé Monestrier (in-8, Bruxelles, 1780). Dans l'un et l'autre ouvrage, Needham essaye de concilier les yérités de la religion naturelle avec ce principe, que « la métaphysique vérita- ble émane de l'observation exacte et physique delà nature. » (Rech. phys.,y. 26.) 11 s'y donne pour leibnitien, et, comme tel, il tâche de ré- concilier les savants et les philosophes avec la chronologie de Moïse, avec le dogme de la créa- tion, avec la doctrine que le monde a pour cause une intelligence et une sagesse infinie, et non le hasard (Rech. phys.} p. 205-230). A cet égard, le collaborateur de Bufi'on fut le devancier dé Cuvier. Selon Needham, la matière simple se réduit à des êtres simples ou à des monades, qui se com- binent et qui produisent, par leur action et leur réaction sur nos organes, toutes les idées des objets sensibles, et même les idées les plus gé- nérales, comme celles de l'étendue, de la figure, de la divisibilité. Il y a deux sortes d'êtres sim- ples : l'être mouvant et l'être résistant. C'est de leur union et de la variété infinie de leurs asso- ciations que naît la collection générale des êtres, et comme ces êtres sont matériels, quoi- que simples, il faut appeler leur union un com- posé matériel. Il y a donc une échelle d'êtres simples matériels, plus ou moins actifs : le plus actif sera du premier degré. La vitalité, ou exaltation de la force végétative, anime la pre- mière classe d'êtres simples ; la sensibilité dis- tingue la seconde classe: l' intelligence est par- ticulière à la troisième classe. A ceux qui accusaient cette théorie d'être aussi matérialiste, Needham répondait par une doctrine ingénieuse sur la distinction de l'âme et du corps, sur la distinction des deux princi- pes qui composent l'homme. La force de l'habi- tude, dit-il, qui fait que l'âme combat sans cesse en vain les forces mécaniques du corps, prouve cette dualité. L'âme se distingue des mouvements nerveux, ou même des causes ex- térieures des mouvements nerveux : elle peut s'élever au-dessus du plaisir purement sensitif ; elle sent séparément les mouvements nerveux et les voit collectivement ; elle a le sentiment des rapports et des causes finales. Voici ce qu'écrit Needham (Recherches phy- siques, p. 207) sur le fameux paradoxe d'Helvé- tius, que la seule différence entre l'homme et la bête dérive de l'organe du tact : « J'ai souvent ouï dire qu'un tel savait plusieurs sciences sur le bout du doigt; mais comment soupçonner qu'il se trouve jamais des philosophes qui, pre- nant une métaphore assez grossière selon la lettre, aient eu la faiblesse de l'ériger en sys- tème? Des doigts idciflques, seuls productifs de la raison humaine: quelle puérilité! Les hom- mes nés manchots ne sont donc pas des hom- . » Dans la suite donnée à la Vraie philosophie de Monestrier, Needham développe des faits in- téressants et incontestables sur l'homme, sur la structure admirable de son corps, sur l'excel- lence et l'élévation de l'âme, attestée par ce qu'elle opère dans l'ordre physique, sur Punion de l'âme avec le corps, sur l'inclination qu'ont les hommes de rapporter leurs sensations où elles ne sont pas (c'est-à-dire aux objets exté- rieurs et aux sens) ; sur ce que les sens doivent à la raison, sur la sensibilité de l'âme humaine, sur la cause efficiente de nos sensations et de nos sentiments (c'est-à-dire sur l'âme), sur lu contrariété qui règne entre les plaisirs des sens et ceux de l'esprit, etc., etc. Needham dé- clare, du reste, qu'il approuve en tout les opi- nions spéculatives de l'abbé Monestrier. Yoy. ce nom. Si, comme physicien, Needham méritait le re- proche de trop généraliser ses découvertes, de trop systématiser ses idées et d'y mêler des pa- radoxes et des paralogismes, comme métaphysi- cien, il s'exposait au reproche de manquer, non d'élévation et de perspicacité, mais de méthode et de clarté. Son honneur est d'avoir combattu les matérialistes sur le terrain même de la ma- tière et des sciences physiques. Le vrai titre de gloire de Needham, ce sont ses Areiu microscopical discoveries, London, 1745, traduites en français sous le titre de Dé- couvertes faites avec le microscope, Leyde, 1747, in-12. Buffon rapporte dans son Histoire natu- relle ces observations microscopiques de Need- ham. G. Bs. NÉGATION (du latin negare; en grec, ànô- sacri:), l'acte par lequel on prononce qu'une chose n'est pas absolument, ou qu'elle n'est pas d'une façon déterminée, qu'elle est privée de l'existence ou d'un certain attribut. Quand cet acte est renfermé dans l'esprit, il constitue un jugement; car juger ce n'est pas autre chose que nier ou affirmer. Quand il est exprimé par la parole, il forme une proposition; et ce juge- ment et cette proposition sont appelés négatifs. Comme il est impossible, quand on se borne simplement à concevoir les objets, de dire qu'on les affirme ou qu'on les nie les uns des autres, il n'y a pas, à proprement parler, d'idées, de notions, de concepts négatifs. En effet, ce qu'on appelle ainsi nous représente le plus souvent des qualités très-positives, comme l'infini, l'immor- talité, l'immensité, etc. Les quantités dites né- gatives, en mathématiques, sont de véritables quantités, susceptibles d'augmentation, de dimi- nution et de toutes les opérations applicables aux quantités ordinaires. Or, ce qui n'est pas, c'est-à-dire ce qui a pour signe zéro, ne peut rien admettre de semblable. Les ténèbres elles- mêmes ne désignent pas tant l'absence de la lu- mière que l'impression particulière dont nous sommes affectés dans cet état. L'inertie aussi si- gnifie autant la continuité du repos que l'ab- sence du mouvement. Il existe cependant cer- taines idées qui retranchent véritablement quel- que chose des objets auxquels nous les rapportons et ne mettent rien à la place de ce qu'elles ôtent, comme la cécité, la surdité, l'impuissance, l'in- sensibilité, etc. : mais ces idées, pour nous ser- vir du langage d'Aristote, nous offrent plutôt une privation (iiécr^i'.) qu'une négation (à-ôsawi;), elles indiquent plutôt l'absence que lasuppression d'une chose. Quoi qu'il en soit des notions de cette espèce, la négation, en général, suppose nécessairement une idée antérieure de l'objet sur lequel elle tombe; car on ne peut nier ce qu'on ne conçoit pas. Si cet objet est composé, il est facile de séparer les éléments qu'il ren- NEME 1184 NÉMB ferme, et la négation alors est toujours possible. Il en est de même lorsque l'objel est sim[ile et la négation relative. Mais nier absolument un objet absolument simple, par exemple, qu'il y ait un espace, qu'il y ait une cause, qu'il y ait un être, voilà ce que nous ne pouvons pas. Aussi n'avons-nous aucune idée du néant. Le néant n'est qu'un mot. NÉMÉSIUS. L'autorité des manuscrits^ attri- bue à Némésius ou Adamantion, è\ êque d'Émèse, en Phénicie, un Traité de la nature de l'homme, dont la date ne peut être exactement détermi- née. Cet ouvrage se rattache, par l'esprit des doctrines et par le caractère de certains déve- loppements, au grand travail de philosophie chrétienne qui occupe le me et surtout le ivc siè- cle après notre ère. L'auteur ne dit absolument rien de lui-même dans le cours de son livre, et il ne nous est d'ailleurs connu par aucun témoi- gnage de ses contemporains ou de ses succes- seurs. Mais comme il cite beaucoup d'opinions des philosophes ou théologiens ses prédéces- seurs, on s'assure par là qu'il ne peut avoir écrit avant les premières années du iv° siècle. D'un autre côté, sa démonstration de l'immatérialité del'àme appartient évidemment à une époque où ce principe était généralement admis chez les docteurs orthodoxes; or, saint Augustin paraît être le premier qui l'ait défendu en Occident [de Origine animœ) ; enfin, dès le commence- ment du vi* siècle, Némésius est cité ou copié par d'autres docteurs de l'Église orientale. Tous ces rapprochements autorisent à le placer vers le temps des deux Grégoire de Nazianze et de Nysse, de saint Jean Chrysostome et de saint Augus- tin; ils expliquent aussi comment l'indication .'autive d'un manuscrit a pu induire à publier sous le nom de Grégoire de Nysse le Traité de la nature de Vhomme, qui résume, en effet, les opinions les plus ordinairement enseignées par les illustres théologiens de ce temps. On voit déjà que le livre de Némésius ne se distingue pas par l'originalité des doctrines. L'auteur ne paraît pas prétendre à ce mérite. A la fin de son premier chapitre, il avoue qu'il n'écrit que pour le plus grand nombre (toi; tcoXXoïç), et que, par conséquent, il évitera toutes les discussions d'une subtilité trop aride. C'est donc un abrégé de philosophie orthodoxe qu'il a voulu composer, à peu près comme Bossuet com- posa, au xvne siècle, son Traité de la connais- sance de Dieu et de soi-même; dans les pas- sages même où il ne cite pas ses autorités, où les recherches de ses éditeurs ne montrent pas à quelle source il a pu puiser, la part d'idées nou- velles qui doit lui revenir est sans doute assez faible. Comme manuel, ce livre paraît n'avoir pas eu de modèle, si ce n'est peut-être dans quel- ques chapitres des traités des Pères de l'Église sur l'œuvre des six jours; aussi offre-t-il au- jourd'hui, en cent pages environ, une lecture instructive et attachante pour ceux qui veu- lent avoir une idée sommaire des systèmes de la philosophie grecque et de leur fusion par- tielle avec le christianisme. Le style en est gé- néralement clair, facile, d'une élégance pres- que attique, et il est curieux, à cet égard, de le comparer avec un livre à peu près contem- porain, le de Statu animœ de Claudianus Ma- mertus. De Platon, en effet, à Némésius. la dis- tance est grande, sans doute; mais de Cicéron à Mainertus elle est immense : on ne comprend pas comment la langue latine a pu descendre si vite jusqu'à une telle barbarie. Quant à la mé- thode, régulière et savante dans le détail des démonstrations, elle est très-imparfaite dans la composition de l'ensemble. Le système de Némé- sius sur la nature de l'homme, lui-même, ne se montre pas nettement dan ■ us de son livre. L'homme, selon Némésius, est un être double, composé d'un corps et d'une âme: le cor] comme un résume des perfections de la naluie organisée ; l'âme se divise en deux parties, l'une mnable, l'autre raisonnable. L'âme raison- nable comprend la pensée, la mémoire, et sur- tout la volonté, dont le caractère libre et indé- pendant constitue la personnalité humaine. L'àme irraisonnable est double elle-même; elle contient des facultés qui, sans participer de la raison, lui sont du moins soumises, comme le désir et la répugnance; elle contient des fa- cultés à la fois étrangères à la nature de la raison et étrangères à son empire, comme la nutrition et les diverses fonctions qui appar- tiennent à la vie animale. Rien de plus simple ni de plus clair que cette théorie de l'homme; mais il s'en faut que le texte de Némésius la présente avec cette net- teté élémentaire. A la première lecture, au contraire, un esprit peu expérimenté trouve dif- ficilement sa route à travers de nombreux chapitres assez mal coordonnés. L'ordre est au fond des idées, mais, à l'extérieur, il est trop peu sensible. Si ce défaut pouvait être corrigé dans le Traité de la nature de l'homme par quelques transpositions, qui peut-être même ne feraient qu'en rétablir le texte dans son inté- grité primitive, on aurait là un abrégé des plus commodes pour l'enseignement des éléments de la philosophie. En ce qui concerne l'homme physique et ses rapports avec le reste de la création, les connaissances de l'auteur sont fort grossières encore; c'est avec trop de complai- sance, peut-être, qu'on a cru trouver, dans son vingt-quatrième chapitre, la notion précise de la circulation du sang (voy. Schœll, Hist. de la lilt. grecque, 2e édit., t. VII, p. 87). En même temps qu'il admet, comme bon chrétien, l'exis- tence des anges, et discute sur la nature de ces êtres intermédiaires entre Dieu et l'homme, il ne parle pas moins sérieusement des nymphes et des génies (c. i). Mais à côté de préjugés et d'er- reurs puériles, comme, après tout, on en trouve daus les œuvres des plus grands esprits de l'anti- quité, Némésius a, sur la constitution de ce monde, sur la gradation des créatures depuis le zoophyte jusqu'à l'homme, sur les mystères de l'union de l'àme et du corps, sur les variétés de la sensa- tion, une foule de vues profondes et justes; il a un sentiment très-haut de la liberté humaine, il proteste avec une heureuse logique contre le fa- talisme qui prétend soumettre nos actions à l'influence des astres, etc., etc. En voilà assez, sans doute, pour recommander à l'attention des philosophes un ouvrage qu'ils lisent peu, parce qu'il ne représente particulièrement aucun sys- tème, et que, d'ailleurs, il appartient à une épo- que de l'histoire où l'école d'Alexandrie attire à elle seule tous les regards, soit par elle-même, soit par sa lutte avec le christianisme. Le traité de Némésius fut d'abord imprimé en latin (1538) ; il n'en existe que peu d'éditions grecques, dont une seule, celle de Matthaei (in-8, Haie, 1802), mérite aujourd'hui d'être recher- chée. Il a été traduit en français par M. J.-B. Thibaut (in-8, Paris, 1844, chez L. Hachette). Consulter, outre les documents réunis dans l'é- dition de 1802 : Fabricius, Bibliolh. grecque, t. VIII , p. 448, édition Harles; — Degérando, Histoire comparée des systèmes de philosophie, t. IV, c!i. xxii ; — et la thèse de M. Germain : de Mamerti Claudiani scriptis et philosophai. in-8, Montpellier, 1840. E. E. NEWT — 1185 NEWT NÉO-PLATONISME, é:ole néoplatonicienne. Voy. Ecole d'Alexandrie. NEWTON (Isaac) naquit lejour de Noël de l'année 1642, à Woolstrop, dans le comté de Lincoln. Ses ancêtres étaient, à ce qu'il paraît, originaires d'Ecosse. Il était encore enfant quand il perdit son père, et. à douze ans, sa mère le mit à Gnwthaca, la ville la plus voisine de Wool- strop, pour y suivre les leçons d'un maître qui passait pour très-habile dans les langues savan- tes. Il ne se distingua, dans cette étude, par aucune aptitude particulière; mais dès lors s'an- nonça sa vocation pour les sciences physiques et mécaniques. Lorsque sa mère l'eut repris avec elle à Woolstrop. elle voulut l'employer à l'ad- ministration d'une ferme; mais l'esprit du-jeune Newton se refusa obstinément à ce genre d'oc- cupation. Chaque samedi, sa mère l'envoyait à Grantham pour vendre du blé et d'autres denrées au marché, et en rapporter ce qui était néces- saire à la maison. Il était accompagné d'un vieux serviteur de confiance, qui devait lui montrer à vendre et à acheter. Or, que faisait Newton? A peine arrivé à Grantham, il laissait à son vieux compagnon tous les soins de vente et d'achat, et courait s'enfermer dans sa petite chambre, chez son ancien hôte, où il s'occupait à lire quelques vieux livres jusqu'à l'heure du départ. A Woolstrop même, au lieu de vaquer à la conduite de la ferme, il aimait bien mieux aller s'asseoir sous un arbre avec quelque livre, ou façonner quelque mécanique d'après les mo- dèles qu'il avait vus. Une plus longue résistance à la vocation qui entraînait le jeune Newton de- venait impossible ; un incident vint hâter ce dénoûment. Un de ses oncles l'ayant un jour rencontré à la promenade, un livre à la main, s'aperçut qu'il s'occupait de la solution d'un problème assez difficile de mathématiques. Alors, sans hésiter, il conseilla à la mère de Newton de renvoyer son fils à Grantham pour y conti- nuer ses études. Il y demeura jusqu'à l'âge de dix-huit ans; après quoi il passa à l'université de Cambridge, où, sous la direction du docteur Barrow, il se livra particulièrement à l'étude des mathématiques. Il étudia la géométrie de Descartes, ainsi que les ouvrages du mathéma- ticien Wallis, et notamment son Arithmetica infinitorum, qui lui suggéra la première idée des découvertes analytiques qu'il devait faire plus tard. En 1668, Newton fut reçu maître es arts de l'université de Cambridge ; et, en 1669, son ancien maître, Barrow, résigna en sa faveur sa chaire d'optique. Trois ans plus tard, en 1672, nous le voyons élu membre de la Société royale de Londres, qui s'empressa d'insérer dans son recueil des Transactions philosophiques la pre- mière partie d'un travail qu'il composait alors sur l'analyse de la lumière. Tout le reste de la vie de Newton appartint à la science, et depuis lors son mérite intellectuel devint dans sa pa- trie, et même chez les autres peuples de l'Eu- rope, l'objet de légitimes hommages. En 1699, l'Académie des sciences de Paris inscrivit son nom parmi ceux des associés étrangers. En 1701, l'université de Cambridge le nomma, pour la seconde fois, député au Parlement. En 1703, si est élu président de la Société royale de Londres, et cet honneur lui fut maintenu tant qu'il vécut. Enfin, en 1705, la reine Anne, le créa chevalier. Dans le cours de cette vie toute dévouée à la scien:e, il se trouva en relation avec les savants les plus célèbres de son époque, avec Huyghens, Halley, Bernouilli, Leibniz, Samuel Clarke. Ce dernier fut tout à la fois l'ami et le disciple de Newton, qui, plus tard, lui confia le soin de poursuivre, sur le terrain métaphysique, la po- PICT. PHILOS. lémique qu'il soutenait lui-même, sur le terrain mathématique, contre Leibniz. La carrière di Newton se prolongea jusqu'à l'âge de quatre- vingt-cinq ans. Il mourut le 20 mars de l'année 1727. On le porta dans l'abbaye de Westminster, où son corps l'ut enterré près de l'entrée du chœur. Sur sa tombe fut élevé, par les soins de sa famille, un monument dont l'épigraphe se terminait par ces mots : Congratutentur sibi rnortales taie lantumque exstilisse humani ge- neris decus. Une autre épigraphe, composée par le poêle Pope, est ainsi conçue : Isaacus Newtonus, quem immorlalem tes- tant ur lempus, nalura, ccelum, morlalcm hoc marmor faletur. Les travaux de Newton eurent pour objet principal les mathématiques, la physique géné- rale, et l'optique. Il s'y joignit, mais secondai- rement, quelques recherches sur la chronologie, et des observations sur les prophéties de l'Ecriture sainte, particulièrement celles de Daniel, et sur l'Apocalypse de saint Jean. On trouve encore épars dans ses divers écrits, et notamment dans son Opl i- q ne et dans ses Principes malhëmal iq ues de phi- losophie naturelle, d'assez nombreux passages relatifs à des questions, soit de psychologie, soit de logique, soit de théodicée ; mais ces passages sont, pour la plupart, très-courts, et leur briè- veté même indique assez que Newton n'a voulu traiter ex professo aucune question de ce genre, et que ce n'est qu'accidentellement qu'il est sorti du domaine des sciences mathématiques et physiques pour pénétrer un instant dans celui des sciences morales. Voltaire, en maint endroit de ses écrits, se plaît à rappeler que Newton a commenté l'Apocalypse. Cependant, à une époque qui fut, au plus haut degré, celle de l'alliance de la raison et de la foi chrétienne, ce mélange des discussions méta- physiques et des controverses religieuses n'a rien qui doive surprendre^ surtout dans un pays comme l'Angleterre, ou les études bibliques ont toujours été en très-grand crédit. Le savant géomètre Wallis, un des maîtres de Newton, n'avait-il pas composé des traités de théolo- gie? Boyle . l'un des plus grands physiciens du xvn' siè'jle, n'est-il "pas l'auteur d'un traité sur l'Ecriture sainte? Leibniz lui-même n'a-t-il pas commenté certaines histoires bibliques? Que Newton ait écrit sur les prophéties de Da- niel et sur l'Apocalypse , il n'y a donc ni a s'en étonner, ni surtout à s'en moquer. Il n'en- tre pas dans notre plan d'analyser ici cet écrit de Newton. Il nous suffira d'en faire connaître par quelques courts extraits le dessein et le but. « Dieu, dit Newton, a donné l'Apocalypse ainsi que les prophéties de l'Ancien Testament, non pas pour flatter la curiosité humaine en permet- tant aux hommes d'y lire l'avenir, mais afin que les prophéties, une fois accomplies, puissent être interprétées d'après les événements, et que sa prescience, non pas celle des interprètes, puisse être ainsi manifestée. Pour comprendre les pro- phètes, il faut d'abord prendre connaissance du langage figuré des prophètes, et ce langage est tiré" de l'analogie qui existe entre le monde ma- tériel et un empire ou un royaume considéré comme un monde politique.... Par exemple, lorsqu'un liomme ou un anim -1 est pris peur un royaume, les différentes parties ou qualités du premier sont employées pour leurs analogues dans le second. Ainsi, la tête de l'animal repré- sente le pouvoir;... s'il a plusieurs têtes, elles représentent les divisions principales de l'État, ou les dynasties qui s'y sont succédé, ou bien encore les diverses formes de gouvernement. Les NEWT — 1186 — NEWT cornes d'une tète représentent les divers États que cette tète rassemble sous le rapport mili- taire, etc. » La base sur laquelle repose le système chro- nologique de Newton est empruntée à la science astronomique. 11 suppose que les Argonautes, dont la fabuleuse expédition avait pour objet la conquête de la Toison d'Or, se dirigeaient à l'aide d'une sphère construite par Cheron, dans la- quelle l'équinoxe du printemps, le solstice d'été, l'équinoxe d'automne et le solstice d'hiver se trouvaient fixés, chacun pour leur part, au quin- zième degré des constellations du Bélier, du Cancer, de la Balance, du Capricorne ; que. plus tard, au temps de l'astronome Méton, ce n'était plus au. quinzième, mais au huitième degré de ces mêmes constellations que répondaient les équinoxes et les solstices; qu'ainsi, dans l'inter- valle, la précession équinoxiale avait équivalu à la différence de quinze à huit, c'est-à-dire à sept degrés, c'est-à-dire encore, en évaluant en an- nées, à sept fois soixante-douze, ou à cinq cent quatre ans. Or, Méton ayant inventé son cycle en l'an 432 avant notre ère, l'époque rigoureu- sement exacte du voyage des Argonautes pou- vait, suivant Newton, s'obtenir, en ajoutant à cette date de 432 les 504 ans qui mesurent l'in- tervalle précité. Par conséquent, le voyage des Argonautes, au lieu d'appartenir, comme le veut la chronologie vulgaire, au xive siècle avant l'ère chrétienne, est de l'an 936 ou environ. Maintenant, que s'ensuit-il ? C'est que l'époque du voyage des Argonautes, qui servait de point de dép"art à l'ancienne chronologie, venant ainsi à descendre d'environ cinq siècles, il faut faire subir la même réduction à toutes celles qui suivent dans l'échelle chronologique. Ce sys- tème chronologique manque de vérité, comme l'a parfaitement démontré M. Delambre, en éta- blissant que Newton, par une erreur qui lui fut commune avec ses contradicteurs, s'était fait une idée exagérée des connaissances astrono- miques des anciens. Dans l'ordre scientifique, Newton a attaché son nom à quelques grandes découvertes et à plusieurs savantes théories, dont les principales sont : 1° le binôme qui porte encore son nom et la méthode des fluxions ; 2° l'attraction uni- verselle ; 3° la décomposition de la lumière ; 4° le système de l'émanation. Nous nous pro- posons de nous arrêter un instant sur chacun de ces points et de les examiner dans l'ordre indi- qué, tout en nous resserrant dans les limites que nous impose le caractère spécial de ce re- cueil. Étant donné le binôme ce -f a, si on le mul- tiplie plusieurs fois de suite par lui-même, on arrive, de puissance en puissance, à une série de développements à travers lesquels il est aisé de reconnaître une loi suivant laquelle ils pro- cèdent quant aux exposants de x et de a. Mais il n'en est pas de même pour les coefficients. Or, Newton est parvenu à en découvrir une au moyen de laquelle le degré d'une puissance binomiale étant donné, on peut former immé- diatement ce binôme, sans qu'on soit obligé de passer au préalable par toutes les puis* inférieures. C'est ainsi que fut trouvée la for- mule restée célèbre sous la dénomination de binôme de Newton. Peut-être pourrait-on dire qu'avant lui cette découverte avait été préparée, en une certaine mesure, par Wallis en Angle- terre, et surtout par Pascal en France ; mais les résultats auxquels Wallis, et même Pascal, étaient arrivés manquaient d'uniformité et de généralité; et ce sont précisément ces carac- iS qui constituent le mérite et la supériorité de la découverte de Newton. Son génie mathé- matique ne s'arrêta pas là, et, en 1664, il houva la méthode des fluxions, que, onze ans plus tard, Leibniz présenta sous une autre forme, qui est celle du calcul différentiel. Voici ment s'exprime Newton dans le chapitre i*r do cet ouvrage, pour indiqui r le but qu'il proposé en l'écrivant : « J'ai observe que les géomètres modernes ont, la plupart, négligé la synthèse des anciens, et qu'ils se sont appliqués principalement à cultiver l'analyse. Cette mé- thode les a mis en état de surmonter tant d'ob- stacles, qu'ils ont épuisé toutes les spéculations de la géométrie, à l'exception de la quadrature des courbes et de quelques autres matières sem- blables qui ne sont point encore discutées. Cela, joint à l'envie de faire plaisir aux jeunes géo- mètres, m'a engagé à composer le traité suivant, dans lequel j'ai tâché de reculer encore les li- mites de l'analyse et de perfectionner la science des lignes courbes. » Les découvertes et les travaux de Newton dans les sciences physiques lui valurent encore plus de gloire. Ses biographes racontent, d'après le témoi- gnage de son neveu, que, s'étant retiré, en 1666, à la campagne, près de Cambridge, un jour qu'il se promenait dans son jardin et qu'il voyait des fruits tomber d'un arbre, il se laissa aller à une profonde méditation sur ce phéno- mène dont les philosophes avaient si longtemps poursuivi la cause. Franchissant alors par la pensée les espaces qui séparent la lune de la terre, il en vint à juger qu'un corps, transporté au-dessus de nous à une distance égale à celle de la lune, serait encore attiré, et qu'ainsi la lune elle-même doit l'être. Si donc elle ne tombe pas, c'est qu'en même temps qu'elle est sollicitée par la gravitation, elle est poussée avec une force de projection considérable, et que ces deux forces, en se combinant, lui font décrire une courbe elliptique autour de la terre, centre de l'attraction. Appliquant ensuite, par analogie, la même propriété aux planètes, il regarde chacune d'elles comme un centre d'at- traction qui ferait tendre vers elles tous les corps environnants ; et comme plusieurs de ces planètes sont accompagnées de satellites ou lu- nes qui circulent autour d'elles, il considère le mouvement elliptique de ces satellites comme résultat tout à la fois d'une force de projection et de l'attraction de leur planète. Enfin, sachant que, de la même manière que les satellites cir- culent autour des planètes, celles-ci circulent autour du soleil en décrivant des courbes ellip- tiques et en entraînant avec elles leur système de satellites. Newton tira cette conséquence, que le soleil est aussi le foyer d'une force attrac- tive qui s'étend jusqu'aux planètes, et qui, com- binée avec le mouvement de projection imprimé à chacune d'elles par la main du Créateur, leur fait décrire des courbes elliptiques autour de cet astre. Tout le système planétaire de Newton re- pose sur ce principe, que les molécules de la matière s'attirent en raison directe des mas- ses et en raison inverse des carrés des distances. Mais cette attraction est un fait, et ce fait doit avoir une cause. Or, cette cause, quelle est-elle? Ici, Newton, s'il avait été parfaitement fidèle à la méthode expérimentale dont il a fait un si fréquent et si heureux usage, se fût contenté de constater l'attraction à titre de phénomène naturel, et d'en déterminer les lois, sans rien préjuger quant à la nature de la cause, sur laquelle l'observation ne nous révèle absolu- ment rien. Que fait-il, au contraire? Il ima- NEWT 1187 — NEWT gine un fluide répandu universellement dans l'espace sous le nom à? et lier. Cet éther est invi- sible, intangible, infiniment élastique. Il pé- nètre tous les corps et réside entre leurs par- ticules à des degrés divers de condensation, d'autant moindres que ces corps renferment plus de matière pondérable. Suivant ce mode général de distribution, l'éther est plus rare dans les corps denses du soleil, des étoiles et des pla- nètes, qu'il ne l'est d;ihs les espaces dépourvus de matière pondérable compris entre eux ; et, en s'étendant de ces corps à des espaces plus éloignés, il devient progressivement plus dense. De sorte que', dit Newton, c'est peut-être son ressort qui, agissant sur eux par pression et les poussant des plages les plus denses vers les plus rares, produit leur gravitation mutuelle : « Om- nibus nimirum corporibus, qua parte médium densius est, ex ea parte recedere conantibus in partes rariores. » (Optices, lib. III, quœst. 21.) La décomposition de la lumière avait été, anté- rieurement à Newton, décrite par Descartes dans le phénomène de l'arc-en-ciel ; mais Newton eut le mérite de construire, d'après l'observation des faits, une théorie destinée à rendre un compte exact de ce phénomène, et que la science moderne a acceptée et maintenue dans tous ses éléments. Avec le seul secours du prisme, New- ton a démontré que la lumière solaire est un faisceau de rayons colorés, qui, tous ensemble, donnent la couleur blanche. Il fait voir ensuite que ces rayons élémentaires, divisés par le moyen du prisme, à savoir, le rouge, l'orange, le jaune, le vert, le bleu, l'indigo, le violet, ne sont arrangés dans cet ordre que parce qu'ils sont réfractés dans cet ordre même; et c'est cette propriété, inconnue jusque-là, de se rom- pre dans cette proportion, qu'il appelle du nom de réfrangibilité. A la théorie de l'arc-en-ciel, Newton joignit encore celle des anneaux colorés, qui soutient avec elle une assez étroite relation ; et ses dé- couvertes sur ce nouveau terrain ne furent ni moins brillantes, ni moins décisives. Les lois qu'il a déterminées par l'expérience sont par- laitement exactes. Il résulte néanmoins d'un travail présenté à l'Académie des sciences par MM. P. Desains et Hervé de la Provostaye, que, sur un point très-particulier où la théorie carté- sienne des ondulations indiquait un résultat contraire aux mesures déterminées par Newton, c'est cette théorie qui s'est trouvée d'accord avec les nouvelles déterminations. Maintenant, cette lumière qui nous apparaît sous sept couleurs différentes lorsque ses rayons sont divisés, et que nous voyons uniformément blanche alors qu'ils sont réunis, d'où nous vient- elle et comment nous arrive-t-elle? A l'époque où Newton faisait à l'université de Cambridge ces savantes leçons qui furent pu- bliées plus tard sous le titre de Lectiones op- tices, et se préparait à écrire son grand traité d'Optique, un assez grand nombre de physiciens adoptaient, sur la lumière, la théorie de Des- cartes. Cette théorie, connue sous le nom de système des ondulations, supposait un fluide lumineux répandu dans l'espace, et ne mani- festant aucune propriété tant qu'il est en repos ; mais présentant, au contraire, des phénomènes de divers genres dès qu'il est mis en mouve- ment. Or, ce mouvement est imprimé à la masse lumineuse par le soleil, centre de vibrations qui sont transmises à ce fluide subtil et se propa- gent ainsi jusqu'à nous, de la même manière que les vibrations des corps sonores se propa- gent par l'intermédiaire de l'air. Newton n'adopta point cette théorie, et lui substitua celle de l'émission. Il explique les phénomènes lumineux par une émission réelle de corpuscules lancés par le soleil. Ces corpus- cules, ainsi lancés, traversent l'espace avec une très-grande vitesse ; mais cet espace qu'ils tra- versent ainsi, est-il, comme on pourrait le supposer d'après l'exposé que font du système de Newton la plupart des traités de physique ou d'optique, un espace vide? En aucune manière : car l'é- ther, auquel Newton avait eu recours pour expli- quer la gravitation, il ne peut maintenant le supprimer arbitrairement dans l'explication qu'il donne des phénomènes lumineux : ce serait une choquante contradiction. Les corpuscules lancés en ligne droite des foyers lumineux, du soleil et des étoiles fixes, rencontrent, dans leur route à travers les espaces célestes, l'éther qui s'y trouve, à des densités légèrement différentes, universellement répandu ; mais ils le traversent, de même que les astres dans leur mouvement de translation, sans éprouver de résistance ap- préciable ; et, par conséquent, ils y suivent leur direction primitive sans dévier sensiblement de la ligne droite, attendu que, la densité de l'éther étant à peu près uniforme, l'élasticité de ce fluide réagit sur eux dans tous les sens. Sans instituer ici une discussion comparative des deux systèmes de Descartes et de Newton, nous nous contenterons de faire observer que toutes les objections adressées au système car- tésien se trouvent aujourd'hui péremptoirement résolues, tandis que presque tous les faits nou- veaux trouvés en optique depuis cinquante ans, les interférences, la polarisation colorée et les phénomènes de la diffraction, tels qu'ils résultent des mesures précises de Fresnel, qui s'expliquent facilement dans le système des pulsations ou ondulations, restent insolubles dans le système de l'émanation. Nous arrivons maintenant aux aperçus de phi- losophie intellectuelle et morale qui se trouvent épars dans quelques-uns des écrits de Newton, notamment dans l'Optique et dans les Principes mathématiques de philosophie naturelle. Ainsi que nous le disions plus haut, il n'y faudrait pas chercher un système, un enchaînement d'idées. Ce n'est qu'accidentellement que Newton s'est trouvé amené dans le domaine de la philosophie intellectuelle et morale; aussi ne fait-il que le traverser très-rapidement, se contentant d'indi- quer les solutions des questions qui se présentent devant lui. Parmi ces questions, les unes se rapportent à la psychologie, d'autres à la logique, d'autres enfin à la théodicée et à la métaphysique. C'est dans cet ordre que nous allons les examiner. La question qui a pour objet les qualités des corps appartient à la philosophie naturelle; mais celle de savoir comment nous acquérons l'idée de ces mêmes qualités est évidemment du do- maine de la philosophie de l'esprit humain. Cette question, Newton la résout sommairement dans les explications annexées, dans ses Principes, à la troisième de ses règles de philosophie. Parmi les qualités des corps, il énumère l'étendue, la solidité, l'impénétrabilité, la mobilité, l'inertie, la pesanteur. « L'étendue ne nous est connue que par les sens; et, après l'avoir rencontrée dans les divers objets qui ont affecté notre sen- sibilité, nous l'affirmons de tous les corps en général.» Il n'en dit pas davantage sur ce sujet, et n'entre nullement dans la distinction qui. depuis, a été si judicieusement établie entre l'étendue visi- ble et l'étendue tangible. Il s'exprime ensuite en ternies analogues, ettoutaussi concis,surlasolidi- té, l'impénétrabilité, la mobilité, la force d'inertie et la pesanteur. Quant à la notion de divisibilité. NEWT — 1188 — NEWT Newton introduit ici une distinction judicieuse entre le rôle de l'expérience et celui de la raison. Le fait de la division des corps nous apprend que certaines parties, qui étaient adhérentes entre elles, peuvent être séparées les unes des autres. Jusqu'ici rien que d'expérimental; mais alors même que ces parties demeureraient dans leur état de contiguïté et d'adhérence mutuelle, il n'en resterait pas moins mathématiquement certain, dit Newton, qu'on pourrait rationnellement les concevoir divisées en parties moindres. La distinc- tion faite ici entre le rôle de l'expérience et celui de la raison dans l'acquisition de certaines d'entre nos connaissances, met obstacle à ce que Newton, tout physicien qu'il est, puisse être confondu avec l'école empirique, qui rapporte exclusivement aux sens l'origine de toutes les idées. Si Newton ne doit pas être confondu avec les philosophes empiriques, il ne saurait l'être da- vantage avec les matérialistes. En effet, nous rencontrons dans son Optique (liv. III, quest. 28, p. 297-298 de l'édit. de Clarke, 1740) quelques mots qui, malgré leur concision, n'en sont pas moins décisifs en faveur de l'immatérialité. « Ce qui en nous sent et pense, dit-il, perçoit et saisit dans le sensorium les images des choses qui lui arrivent par les organes. » N'est-il pas évident par ce texte que Newton établit une distinction essentielle entre le cerveau et le principe sentant et pensant, tout en admettant cependant que c'est dans le cerveau que ce principe a son siège? Sur la question de la perception, voici la doc- trine de Newton, telle qu'elle résulte de plusieurs passages des Principes et de l'Optique. En premier lieu, il n'appartient pas à la per- ception humaine de saisir et d'atteindre les cluses en elles-mêmes : un tel privilège n'appar- tient qu'à Dieu. « Nous n'atteignons, dit Newton [Optique, liv. III, quest. 28), que les images des choses. « C'est aussi ce que dit Platon, quand il nous compare à des prisonniers enchaînés dans une caverne, qui prennent des ombres pour des réalités. En second lieu, la perception ne nous donne pas la notion des substances, mais seulement la notion des qualités. « Nous nous bornons à voir des figures et des couleurs^, à toucher des surfaces, à flairer des odeurs, à goûter des saveurs. Quant aux substances en elles-mêmes, nous ne les con- naissons par aucun sens : Intimas substantias nullo seiisu cognoscimus. » (Princip. schol. gê- ner.) En troisième lieu, la théorie de la perception, telle que la conçoit Newton (Optique, liv. III, quest. 31), n'est autre chose que cette théorie de l'idée-image, transmise du péripatétisme ancien et de l'épicurisme au péripatétisme scolastique, et de là à un grand nombre de philosophes modernes. Au lieu de reconnaître, conformément aux données de l'expérience et aux croyances du sens commun, que l'action de nos sens atteint les objets eux- mêmes. Newton imagine « certaines apparences (specien) ou représentations des choses qui, à travers les organes des sens, viennent aboutir au siège de la sensation, où l'âme les perçoit.» Ce qui est ainsi perçu, n'est donc point loi. i i lui-même, mais l'image, ou la représentation de l'objet. Eu quatrième lieu, Newton essaye d'expliquer le phénomène de la perception sensible à l'aide d'un agenl naturel auquel il a déjà eu rea pour expliquer en physique le phénomène de la . « La vision, dil-il (Optique, liv. il. 24), ne s'accompht-elle pas surtout parles vibrations de ce milieu éthéré, lesquelles soûl excitées dans le fond de l'œil par des rayons de lumière, et de là se propagent, à travers les rameaux des nerfs optiques, jusqu'au siège de la sensation?» Et qu'on ne croie pas que celte ex- plication soit particulière au phénomène de la vision. Newton la reproduit immédiatement après. et dans les mêmes termes, pour le phénomène de l'audition; et il termine en ajoutant qu'il en est de même de tous les autres sens : Et si/militer in reliquis scnsuum. D'autres questions, occasionnellement abordées et sommairement résolues par Newton, se ratta- chent à la logique: telle est la question de l'analyse et de la synthèse, et des règles d'après lesquelles il faut philosopher. Voici la description que fait Newton de l'ana- lyse et de la synthèse : « De même, dit-il (Optique, liv. III, quest. 21), que dans les mathématiques, de même aussi dans la physique, la recherche des choses difficiles, qu'on appelle méthode analyti- que, doit toujours précéder celle qu'on appelle synthétique. La méthode analytique consiste à recueillir des expériences, à observer des phé- nomènes, et de là à inférer, par voie d'induction, des conclusions générales qui n'admettent au- cune objection, sinon celles qui résulteraient ou d'expériences, ou d'autres vérités certaines. Car, en matière de philosophie expérimentale, les hypothèses sont de nulle valeur.... Cette méthode de raisonnement est excellente, et ce qu'on infère ainsi doit être jugé d'autant plus certain que l'in- duction est plus générale.... Telle est la méthode analytique. La méthode synthétique consiste à prendre pour principes les causes cherchées et vérifiées, et à s'en servir pour expliquer les phé- nomènes qui dérivent de leur action, et pour confirmer ces explications. » Les règles pour philosopher, Regulœ philoso- pltandi. sont au nombre de quatre, et Newton les expose dans la troisième partie de son traité des Principes mathématiques de philosophie natu- relle. En voici les termes : « l'e règle : Il faut n'admettre de causes natu- relles que celles qui sont vraies et qui suffisent à l'explication des phénomènes. « 2* règle : Autant que possible, il faut assigner les mêmes causes aux effets naturels du même genre. « 3e règle : Les propriétés qui conviennent à tous les corps sur lesquels il est possible d'expéri- menter, doivent être regardées comme propriétés générales des corps. « 4e kègle : En philosophie expérimentale, les propositions induites de l'observation des phéno- mènes doivent, nonobstant les hypothèses con- traires, être tenues, soit pour exactement vraies, soit pour très-voisines de la vérité, jusqu'à ce qu'il survienne d'autres phénomènes par le moyen desquels elles deviennent, soit encore plus exac- tes, soit sujettes à des exceptions. » Telles sont, dans leur sévère concision, ces Pegulce philosophandi dans lesquelles Newton a renfermé toute la méthode de la philosophie na- turelle, comme Descartes avait essayé de résumer dans son Discours de la Méthode toutes les règles de la logique. Bien que Newton n'ait posé ces règles que pour la philosophie naturelle, on peut cependant, en leur prêtant un peu plus d'exten- sion, les rendre également applicables à la philo- sophie morale. Parmi les questions de niétiphysiquc qui ont attiré l'attention de Newton, nous citerons celle de l'espace et du temps. Le temps cl l'espace ont-ils une existence absolue, c'est-à-dire indé- lante de toute espèce d'êtres? Ou bien ne sont-ils, l'un qui' l'éternité, l'autre l'immensité de l'être il .ii . :' Newton résout la question dans le dernier i (Tet, les tenues dont il se sert eu parlant de Dieu dans la Scolie >j ' ■ - NEWT — 1189 — NEWT rate de ses Principes mathématiques de philo- tophit naturelle: «Non est aeternitas, etinfinitas, sed aeterir;s et infinitus. Non est duratio et spa- tium, s'A durât et adest. JDurat semper. et adest u bique, et existendo semper et ubique durationem et spatiumeonstituit. » Ce sont les idées de New- ton, son maître et son ami, que Ciarke soutient dans sa polémique contre Leibniz (voy. Clarke). Il nous reste à signaler, dans les écrits de Newton, quelques passages relatifs aux grandes questions qui se partagent la théodicée, et qui sont, d'abord, la question de l'existence de Dieu, puis celle de sa nature et de ses attributs. Dans les divers passages de ses Méditations et de ses Principes où il entreprend de démontrer l'existence de Dieu, Descartes n'a jamais recours aux preuves physiques. La base de son raison- nement, au lieu d être prise hors de l'homme et dans la nature, est empruntée à l'homme même; et cette base est une donnée purement psycho- logique. Newton, au contraire, n'invoque que les preuves physiques. En faut-il conclure qu'il rejette toute autre espèce d'argument? Une semblable assertion courrait risque d'être erronée; car re- marquons bien que Newton n'écrit point ici un traite de métaphysique ou de théodicée, mais uniquement des ouvrages de philosophie natu- relle, et qu'ainsi la seule preuve qu'il puisse, sans sortir de son sujet, donner de l'existence de Dieu, c'est la preuve physique. Et peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt de signaler, à cette occasion, l'idée que se fait Newton de l'office et du but des sciences naturelles. L'illustre savant qui, dans son Optique et dans ses Principes ■mathématiques de philosophie naturelle, avait étendu si loin et porté si haut ses découvertes en astronomie et en physique, se complaît à ne voir dans la science de la nature qu'un moyen d'arriver à des notions tout à la fois plus im- portantes et plus sublimes, c'est-à-dire à la connaissance de l'auteur même de ces lois qui président à l'ensemble des phénomènes de l'ordre physique. «Philosophiae naturalis id rêvera prin- cipium est, et officium, et finis, ut ex phaeno- menis. sine fi:tis hypothesibus. arguamus, et ab effectis ratiocinatione progrediamur ad causas, donec ad ipsam demum primam causam, quae sine dubio mechanica non est, perveniamus. » {Optices, lib. III, quest. 28.) « D'où vient, se demande-t-il encore (Optique. liv. III, quest. 38), cette splendeur qui éclate dans l'univers? A quelle finies comètes ont-elles été créées? D où vient que le mouvement des planètes a lieu pour toutes dans le même sens? Qui empêche les étoiles fixes de se précipiter les unes sur les autres? Comment les corps des animaux sont-ils formés avec tant d'art? etc.» Et, dans un passage uiterieur de ce même livre (quest. 31), Newton reproduit sous une autre forme le même argument, et conclut en ces termes : « L'origine de toutes ces choses ne saurait être attribuée qu'à l'intelligence et à la sagesse d'un être puissant, toujours existant, présent partout, qui a pu ordonner suivant sa volonté toutes les parties de l'univers, beaucoup mieux que notre àme ne peut, par un acte de son vouloir, mouvoir les membres du corps qui lui est associé.» L'existence de Dieu étant démontrée par l'ar- gument des causes finales, quelle idée Newton se fait-il de la nature divine et des attributs divins ? Il nie d'abord que nous puissions con- naître en elle-même la nature divine. « Nous ne pouvons acquérir, ni par les sens, ni par la réflexion, la connaissance des substances, et, bien moins encore que toute autre, la notion de la substance divine Nous ne connaissons Dieu que par ses attributs, par la très-sage et très- bonne économie de l'univers, enfin par les causes finales » (Princip. schol. gêner.). Mais ces attri- buts, quels sont-ils? L'extrait suivant d'un pas- sage assez étendu de cette même Scolie générale, dans l'ouvrage intitulé Principes mathémati- ques de philosophie naturelle, montrera quelle idée Newton s'en faisait : « Dieu est l'être éter- nel, infini, souverainement parfait, maître de tou- tes choses. C'est surtout à titre de maître de tou- tes choses, universorum Dominas, -avToy.pxrojp, que nous concevons Dieu. De ce qu'il est maître souverain, il suit qu'il est un Dieu vrai, un Dieu vivant, intelligent, doué d'omniscience et d'om- nipotence. » Parmi les attributs divins, Newton compte encore l'éternité et l'immensité : « Dieu, dit-il (ubi supra), est toujours et partout, mais sans cesser pour cela d'être un seul et même Dieu. Des parties successives se rencontrent dans la durée, des coexistences dans l'espace; mais rien de tout cela dans la personne humaine, c'est-à-dire dans le principe qui, en chacun de nous, est doué de pensée, et bien moins encore dans cette substance pensante qui est Dieu.... On confesse que le Dieu suprême existe néces- sairement. Eh bien, en vertu de cette même né- cessité, il est partout et toujours. De là suit encore qu'il est tout entier semblable à lui-même, tout œil, tout oreille, tout cerveau, tout bras, toute force sentante, intelligente, agissante, non point du tout à la manière de l'homme, mais d'une façon qui n'a rien de corporel et qui nous est tout à fait inconnue, etc. » Pour achever ce qui concerne les attributs divins, il reste à se demander si Newton recon- naît en Dieu le caractère d'une providence. On peut le pressentir d'après l'ensemble des passages de l'Optique et des Principes que nous avons déjà cités. Mais, indépendamment de cet aveu implicite, il s'en explique formellement vers la fin de la Scolie générale des Principes, lorsqu'il dit qu'étant ôtées la puissance, la providence et les causes finales, Dieu n'est plus que le hasard ou la nature : « Deus, sine dominio, providentia et causis finalibus, nihil aliud est quam fatum aut natura. » C'est en 1687 que fut publié pour la première fois à Londres le principal ouvrage de Newton, Philosophiœ naturalis principia mathematica, qui contient les Regulœ philosophandi et l'expo- sition du système du monde. En 1759, il fut traduit en français par Mme du Chastelet et accom- pagné de notes attribuées à Clairaut. L'Optique parut en anglais en 1704, fut traduite en latin par Ciarke et en français par Coste et Marat. La Chronologie et le Commentaire sur les prophé- ties ne lurent imprimés qu'après la mort de Newton. Une édition complète des Œuvres de Newton fut publiée par Sainson Horsley, Lon- dres, 1779-1785, 5 vol. in-4. A consulter sur Newton : Castillon, préface mise en tète de l'édit. des Opuscules mathéma- tiques, Lausanne, 1744, 3 vol. in-4; — Brewster, Vie de Newton (en anglais), Londres, 1831, in-12, et 1832, in-18; — Euler, Lettres à une princesse d'Allemagne, lettres 17, 23,52;— Voltaire, Lettres philosophiques, t. XXVII, édit. Beuchot, in-8, Paris, 1829, lettre 14, sur Descartes et Newton ; lettre 16, sur l'Optique de Newton; — Eclair- cissements 7iécessaires sur les éléments de la philosophie de Newton ; — t. XXXVIII : Eléments de la philosophie de Newton, et Réponses aux principales objections qui ont été faites en France contre la philosophie de Newton; — Fontenelle, Éloge de Newton, dans les Œuvres complètes ou dans les Eloges; — Biot, article Newton, dans la Biographie universelle. C. M. NICO — 1190 — NICO NICAISE (Claude), né à Dijon en 1623, a été, dit Bayle, fort connu parmi les savants du xviie siècle. Il passa sa vie à entretenir un com- merce de lettres avec les hommes les plus con- sidérables du temps, en France et à l'étranger, tels que Arnauld, Nicole, l'abbé de Saint-Cyran, Bossuet, Fénelon, Huet, Bayle. Leibniz et beau- coup d'autres, sans compter de Rancé qui lui adressa, à propos de la mort d'Arnauld, une lettre qui fit alors une grande impression. On inscrit ici le nom de Nicaise, parce qu'il a été un des correspondants de Leibniz et qu'il s'est trouvé dans ses papiers dix-huit lettres de Leib- niz, que M. Cousin a publiées avec des fragments de celles de Nicaise. Voy. Y. Cousin, Fragments de philosophie moderne, Paris, 1856, p. 70. NICÉPHORE BLEMMYDES , commentateur et abréviateur d'Aristote, était un moine grec qui vivait à Constantinople sous le règne de Théodore Lascaris. On a de lui un Abrégé de la Logique et de la Physique d'Aristote, composé à l'usage du duc Jean {Epitome logicœ et phy- sicœ doctrinœ Aristotclis, grœce et latine, in-8, Augsb., 1605), et un Commentaire sur l'Intro- duction de Porphyre à l'Organum, ou les Cinq universaux, De quinque vocibus, in-8, Bâle, 1542. On lui attribue aussi, mais à tort, un ou- vrage intitulé Syntagma synopticum philoso- phiœ (in-8, ib., 1542). Cet écrit appartient à Nicéphore Grégoras, ou au moine Grégorius Anéponyme. X. NICOLAÏ (Frédéric), né à Berlin en 1733, mort le 6 janvier 1811, membre de l'Académie de Prusse, fut pendant très-longtemps le premier libraire de Berlin et se trouva mêlé, durant cinquante ans, au mouvement de la littérature allemande. Ami de Lessing et de Mendelssohn, il concourut avec eux à l'émancipation de cette littérature, particulièrement par sa Bibliothèque universelle, imitation du Journal des savants, qui obtint un prodigieux succès et s'éleva à plus de cinquante volumes. Nicolaï fut un des chefs du parti des lumières {Aufklaerung), qui voulut jouer en Allemagne à peu près le même rôle que jouaient en France les encyclopédistes et les philosophes. Il com- battit avec violence tout ce qui lui présentait une apparence de mystère, non-seulement en matière de dogme, mais en matière de philoso- phie et de littérature. Il se déclara l'ennemi de Goethe et Shakspeare, de la philosophie deWolf et de celle de Kant, aussi bien que du piétisme et du mysticisme; et pour accomplir cette œuvre de critique, le raisonnement ne lui suffit pas : il employa aussi la satire et le roman. Le plus connu de ces romans a été traduit en français : Vie et opinions de Sébalde Nothanker, 4e édit., 3 vol. in-8, Berlin, 1799. C'est une imitation de ['Andrews de Fielding. On y persifle la sensi- blerie religieuse et philosophique. Les héros sont des pasteurs luthériens, les héroïnes sont leurs femmes ou leurs filles. L'une d'elles, la femme de Nothanker, est une wolfienne enthousiaste, qui met son mari à tout instant en colère, citant à tout propos le principe de la raison suffisante, invoquant pour la moindre chose le déterminisme de nos actions. Elle savait par cœur la Petite Logique de Wolf, surtout le cha- pitre de l'utilité des livres. C'est un ouvrage bien écrk, agréable et même instructif pour qui veut connaître le milieu du xvm" siècle, mais beaucoup trop long. La quatrième édition, pu- bliée en 1799, se compose de trois volumes in-8. Les réfutations et les critiques provoquées par ce roman philosophique, bien que très-nom- breuses, n'atteignent pas le nombre des imita- teurs qu'il eut dans plusieurs langues. Nicolaï commença ses attaques contre Knnt? quoique avec réserve encore, dès 1785, dans un livre fort intéressant : Relation d'un voyage fait en Allemagne et en Suisse. Neuf ans après, en 1794, il le combattit dans l'Histoire d'un gros homme (2 vol. in-8). Ce bon et gros homme, Anselme, zélé partisan de la philosophie critique, dispute avec fureur contre un ancien camarade d'études qu'il avait connu à l'université de Gœttingue, M. de Reitheim. Mais sa destinée se charge de le réfuter. Anselme fait des dettes, est repoussé par le beau sexe, ne sait pas s'arranger en ménage, ne parvient à trouver ni éditeurs, ni lecteurs pour ses livres, et n'est compris n. apprécié de personne ; il s'aperçoit enfin que tout le kanlianisme possible ne mène à rien, et ne se résout que dans une stérile dispute de mots. En 1798, Nicolaï fit paraître un roman plus virulent encore et de plus mauvais goût : Vie et opinions de Sempro7iius Guadibert, philosophe allemand. Guadibert est l'ombre d'Anselme. C'est un baigneur, en même temps meunier à Quirlequitsch, qui tente de convertir le disci- ple de Kant, de lui inspirer le dégoût du trans- cendantalisme, le goût des connaissances utiles, d'un éclectisme raisonnable, d'un usage modéré de l'histoire de la philosophie. Ce fut principalement au sein de l'Académie de Berlin que Nicolaï guerroya contre la philo- sophie kantienne, tantôt avec esprit et savoir, tantôt en raillant amèrement, le plus souvent avec passion. Ses principaux griefs étaient le mépris des kantiens pour l'expérience, leurs contradic- tions subtiles et spécieuses, telles que l'opposition entre la raison spéculative et la raison pratique, le manque d'ordre lumineux dans la plupart de leurs théories et de leurs livres. Ce fut contre le lan- gage de cette école que cet écrivain facile et atta- chant s'éleva particulièrement. Il faut lire dans ses ouvrages mêmes ce qu'il dit de l'impératif catégorique, des postulés, de la connaissance par devant (a priori, von vornigen), de la science par derrière {a posteriori, von hinteri). On consultera, avec le plus de fruit, sur toute sa polémique contre la philosophie nouvelle et novissime, deux mémoires lus à l'Académie, en 1803, sous ces titres : 1° Sur le regressus logi- que; 2° Sur les abstractions, les imperfections qui en sont inséparables et leur fréquent abus. Ses critiques ne restèrent pas sans réponse. Fichte et Aug.-Wilh. S:hlegel prirent en majn la défense de Kant, dans un écrit intitulé Vie et opinions singulières de Nicolaï déduites a priori (Tubingue, 1801). Nicolaï répliqua, et cette réponse a pour titre : De mon éducation scien- tifique et de rn.es connaissances relativement à la philosophie critique, etc. Elle fut, à son tour, vivement critiquée par Kant. Nicolaï accusa le kantisme de superstition, et c'est contre toute espèce de superstition qu'il se crut appelé à défendre la pensée et la liberté de l'esprit humain. Mais cet adversaire des préjugés en eut beaucoup : il vit, par exemple, l'Europe en proie à une immense conspiration, tantôt ourdie par les jésuites, tantôt par les francs-maçons. Son ami Engel disait : «Chacun a son dada, mais Nicolaï en a plein une écurie. » Ardent adorateur de Frédéric le Grand, et patriote chaleureux, Nicolaï ne put voir les désastres de la Prusse sans le chagrin le plus poignant : sa vie en fut abrégée. Cette vie est racontée, non avec charme, mais avec une fidélité précieuse, par Biester, d;ms les Mémoires de l'Académie de Berlin (juilict 1812). C. Bs. NICOLAS de Clémangis, voy. Clémangis. NICO — 1191 — NICO NICOLAS de Cuss ou de Cusa, voy. Cusa. NICOLAS de Damas, renommé à la fois comme poëte, comme historien et comme phi- losophe, naquit dans la ville dont il porta le nom, l'an 74 avant J. C. Élevé avec le plus grand soin, par Antipater son père, il arriva encore jeune à une grande célébrité. Il composa, à peine sorti de l'école, des tragédies qui furent représentées avec succès sur le théâtre de Damas. Une de ces tragédies avait pour titre Susanne, et il nous reste, d'une autre pièce de sa com- position, plus de cinquante vers conservés par Stobée. La rhétorique, la musique, les mathé- matiques furent également l'objet de son appli- cation ; et, enfin, après avoir passé en revue tous les systèmes de philosophie, il se déclara pour celui d'Aristote. Sa passion pour l'étude ne l'empêchait pas de vivre dans la société des grands. Il accompagna Hérode dans un voyage que ce prince fit à Rome pour se justifier des soupçons qu'Auguste avait conçus contre lui, et fut très-utile, par son éloquence, à son royal ami. D'ailleurs Auguste connaissait déjà Nicolas et lui avait donné plus d'une preuve de sa bien- veillance. Outre les pièces de théâtre dont nous venons de parler, Nicolas de Damas a écrit un grand nombre d'ouvrages : des Mémoires de sa vie, dont il nous reste des fragments éten- dus, publiés par l'abbé Sévin dans les Mémoires de l'Académie des inscriptions (t. IX, p. 486), une Histoire universelle en cent quarante-qua- tre livres, et une Histoire de l'Assyrie; des Vies d'Auguste et d' Hérode; un Recueil des coutumes les plus singulières des différentes nations, et, enfin, ses écrits philosophiques. De ces derniers, il ne nous est rien arrivé que les titres que nous rapportons ici : des Dieux ; de la Philosophie d'Aristote; de la Philosophie première ; des De- voirs qu'il est beau de pratiquer dans la vie civile, et un Traité de l'âme, ou plutôt un com- mentaire sur le traité d'Aristote qui porte le même titre. Les fragments historiques de Nicolas de Damas ont été publiés par Henri Valois sous ce titre : Excerpta ex collectaneis Constantin; Augusti Porph>jrogenetœ, grœce et latine, in-4, Paris, 1634 ; par Conrad Orelli, in-8, Leipzig, 1804; et enfin, par Coray, dans son Prodromos Bibliothecœ grœcœ, in-8, Paris, 1805. X. NICOLE (Pierre) naquit à Chartres le 19 oc- tobre 1625. Il appartenait, comme Arnauld et Pascal, à une famille de robe. Son père, Jean Nicole, avocat au parlement de Paris et cham- brier de la chambre ecclésiastique de Chartres, était un homme d'une instruction solide, fami- lier avec les lettres antiques, et qui avait acquis de son temps une assez belle réputation d'élo- quence. Cette instruction n'excluait pourtant pas une certaine licence d'esprit fort répandue alors, et que son fils eut maintes occasions de déplorer amèrement dans la suite. Jean Nicole a laissé des poésies, des traductions où l'on trouve cette liberté parfois cynique qui était le ton na- turel du xvie siècle, et dont l'influence morale du xvir' n'avait pas encore purgé la langue. Nous touchons ici, dans un frappant exemple, l'opposition profonde des deux époques : ce cynisme, que ne pouvait éviter, au milieu de ses tourmentes, le laborieux siècle de Rabelais et de Montaigne, cette licence qui avait pénétré jusque dans de sérieux travaux et qui infectait encore la littérature du temps de Louis XIII, toutes ces irrégularités enfin ne rencontrèrent pas, au xvii" siècle, d'adversaires plus constants et de réformateurs plus autorisés que les austères écrivains de Port-Royal. L'enfance de Nicole fut grave et studieuse. A quatorze ans, il avait achevé le cours ordinaire des humanités, et, envoyé à Paris par son père, il n'avait pas dix-neuf aiïs quand il reçut le bon- net de maître es arts (1644). Ce fut peu de temps après celte date qu'il se lia avec les solitaires de Port-Royal. Nicole ne souhaitait que le repos et l'étude; la piété profondede ces hommes véné- rables, la tranquillité austère de leur vie, devait attirer naturellement un esprit si calme et si méditatif. Il n'eut pas de peine, d'ailleurs, à établir ces précieuses relations : il avait deux tantes religieuses dans cette communauté, Made- leine et Marie des Anges, qui devait être un jour abbesse. Bien qu'il étudiât la théologie à la Sorbonne et qu'il donnât à ces travaux toute l'application de son esprit, il trouvait encore le temps de prendre une part active à la fondation des petites écoles de Port-Royal. On sait quel fut le sort de ces écoles admirables, où des maî- tres tels que Lancelot et Nicole formaient des élèves comme Racine et Lenain de Tillemont. Sans cesse inquiétés par les odieuses persécu- tions des jésuites, les solitaires furent obligés de céder la place à leurs ennemis. Les petites écoles se dispersèrent pour se reformer en dif- férents lieux, à Versailles, à Vaumurier, aux Granges, près de Port-Royal-des-Champs. C'est aux Granges que Nicole forma le futur historien des premiers siècles de l'Église ; c'est là qu'il lui dictait ces cahiers de philosophie qui, rédigés depuis pour une autre circonstance et pubiiés par Arnauld, sont devenus, sous le titre de l'Art de penser, un des monuments philosophiques et littéraires du xvne siècle. C'est là aussi qu'il a écrit le Delectus epigrammatum, c'est-à-dire un excellent recueil d'épigrammes latines et grecques, accompagné de fines et judicieuses remarques. Il est piquant de voir un si solide esprit, un théologien si austère, prendre plaisir aux œuvres les plus gracieuses de l'antiquité. On reconnaît déjà ces nobles intelligences qui, dans des traductions toutes chrétiennes, puri- fieront, pour ainsi dire, le génie du monde païen ; on pressent aussi celui qui prendra le nom de Guillaume Wendrock, celui qui étudiera Térence avec amour, et tâchera de rendre, poul- ies théologiens de l'Allemagne, l'enjouement, la fine raillerie, l'incomparable vivacité des Pro- vinciales. C'est en 1649 que les petites écoles furent pour- suivies par la haine des jésuites; c'est aussi en 1649 que commencèrent les événements dont la suite amena les grandes persécutions de Port- Royal. Nicolas Cornet venait de dénoncer à la Sorbonne les cinq fameuses propositions attri- buées à Jansénius. Tandis que la Sorbonne, mal- gré l'opposition des soixante-dix docteurs, pré- parait les censures qui devaient fournir une arme si perfide aux indignes adversaires de Port-Royal, Nicole, déjà reçu bachelier en théo- logie, s'arrêta brusquement dans ses études, ne voulant pas prendre des engagements plus con- sidérables avec cette Faculté de théologie où régnaient des doctrines si opposées à celles des solitaires. C'est alors qu'il se retira à Port-Royal- des-Champs. Il y vivait depuis quelques années, sous l'austère direction de M. Singlin, unique- ment appliqué à la méditation de l'Écriture, à l'élude des Pères et de l'histoire ecclésiaslique, lorsque le grand docteur de Port-Royal, Arnauld, vint lui demander le secours de son talent (1654). Il fallut tout l'ascendant d'Arnauld et une profonde résignation au devoir, pour arra- cher le doux Nicole aux études paisibles de ss retraite. Personne n'était moins fait que lui pour la controverse, et personne pourtant, après Arnauld, n'a pris une part plus considérable aux luttes théologiques du xvn" siècle. Dès cette NICO — 1192 — NICO année de 1G 54, doux ans avant que Pascal prenne la plume pour écrire son immortel chef-d'œuvre, Nicole, encore obscur et inconnu, est déjà le conseiller, le censeur de Port-Royal. C'est lui qui revoit les écrits d'Arnauld, comme il reverra bientôt les Provinciales et plus tard les Pensées. Cette direction littéraire que lui a confiée la communauté et à laquelle se sont soumis des esprits bien supérieurs au sien, il l'a reçue mal- gré lui, et n la gardera toujours. Ce sera là son rôle dans cette belle assemblée des écrivains de Port-Royal. Esprit judicieux et calme, écri- vain élégant et sans passion, il modérera la lutte, il prendra garde que rien d'excessif n'é- chappe à ses amis, et si la postérité a pu blâmer souvent l'extrême réserve de son goût, elle doit reconnaître, dans ces corrections mêmes qu'elle regrette, un des traits les plus touchants et les plus expressifs de cette sainte communauté où l'esprit ardent d'un Arnauld, où l'altier génie d'un Pascal, s'humiliaient sans peine sous les censures du timide Nicole. Le rôle de conseiller et de censeur, quelque importance qu'il ait eue dans sa vie, n'est pour- tant pas le seul qui lui appartient. Après avoir surveillé pendant toute l'année 1656 la publi- cation des Provinciales, Nicole écrit l'année sui- vante plusieurs dissertations théologiques en latin sur la foi de l'Église touchant la grâce, et sur la morale relâchée des jésuites. Dans l'un de ces ouvrages, publiés sous le pseudonyme de Paul Irénée, il essaye de pacifier l'Église et de prouver que le jansénisme est une hérésie imaginaire : Disquisitiones sex Pauli Irenœi ad prœsenlcs Ecclesiœ tumullus sedandos op- portunœ, in-4, Paris, 1657. (On les trouve, ainsi que toutes les autres dissertations de 1657, dans le recueil d'Arnauld, publié en Hollande sous le titre de Causa janseniana, 1682.) L'année suivante, il traduisit les Provinciales en latin, voulant faire lire à tous les théologiens de l'Europe savante cet admirable ouvrage qui ve- nait de charmer la France entière. C'est alors qu'il relut Térence avec une attention plus ap- pliquée pour lui dérober son enjouement et l'aire passer dans la traduction des petites lettres toutes les grâces de l'original. Ce curieux tra- vail, destiné surtout à l'Allemagne et à la Hol- lande, et dont l'auteur se donnait, en effet, pour un théologien allemand, Guillaume Wendrock, docteur de l'université de Salzbourg, était ac- compagné de notes et de commentaires, fort importants pour l'histoire du jansénisme. Après un assez grand nombre de traités de controverse qui remplissent les années suivan- tes, Nicole s'occupa en 1664 d'un ouvrage plus connu, la Perpétuité de la foide l'Église catho- lique touchant l'Eucharistie, in-12, Paris, 1664. Ce n'était d'abord que la préface d'un livre de piété destiné aux solitaires de Port-Royal ; mais cette préface étant tombée entre les mains du mi- nistre Claude qui en essaya une réfutation, Nicole fut amené à la publier séparément avec une réponse, dans la forme que nous venons d'indi- quer. Tel est le livre qu'on appelle communé- ment la Petite Perpétuité. La Grande Perpétuité ne parut que cinq ans après. C'est un ouvrage considérable, en 3 vol. in-4, dont les développe- ments furent provoqués encore par une réfutation très-étendue que Claude avait publiée en 166'i. La Perpétuité de la foi fut un événement dans l'histoire de la théologie du xvii" siècle; mais Nicole aimait l'obscurité, et sa modestie s'effraya du bruit que son œuvre allait produire. A.CCOU- tumé à combattre au second rang, il voulut que cet ouvrage fût attribué à son illustre ami : «Vous êtes prêtre et docteur, lui disait-il; et moi je ne suis que simple clerc; il est convenable que l'on n'envisage que vous dans un travail où il faut parler au nom de l'Eglise et défendre sa foi sur des points si importants. •> Entre la Petite et la Grande Perpétuité, Nicole publia contre le poëte et romancier Desmarets un livre qui lui attira, comme on sait, les trop spirituelles irrévérences de Racine. Les Vision- Kixireê sont huit lettres publiées l'une après l'autre comme les Provinciales (31 décembre 1665, 10 avril 1666), et dirigées contre le ridi- cule mysticisme de Desmarets. En attaquant Desmarets, Nicole avait condamné la poésie et le théâtre, et c'est ce que ne put supporter le brillant auteur d'Andromaque. Racine était alors dans toute la fougue de la jeunesse et dans le- premier enivrement de son art; les lettres si vives, si cruelles, qu'il adressa à ses anciens maîtres, contiennent des vérités qu'il ne conve- nait pas d'envenimer ainsi, et, certes, il répon- dait plus dignement à Nicole lorsqu'il composait Esther ou Alhalie. Il serait trop long d'énumérer ici tous les écrits de controverse, toutes les lettres, toutes les dissertations de Nicole dans ces vivantes an- nées que remplissent les querelles du jansé- nisme. Son activité, toujours humble et modérée, ne s'est pas lassée un instant, et tandis que le grand Arnauld combattait fièrement à visage découvert, le doux Nicole, sous mille noms supposés, consacrait à Port-Royal tous les tra- vaux de son esprit. Cette douceur et cette cir- conspection de Nicole, mérites bien rares au milieu de tant de querelles pissionnées, ne le mirent pas toujours à l'abri des persécutions. Une lettre qu'il composa pour les évêques de Saint-Pons et d'Arras sur la morale relâchée des jésuites, lui attira de graves embarras et le força de s'expatrier (1677). Nous arrivons enfin à l'ouvrage le plus consi- dérable de Nicole, à celui qui fonda, avec l'Art de penser, sa réputation d'écrivain philosophe. Les Essais de morale sont un recueil de traités sur les points les plus importants de la morale chrétienne. Le premier volume, publié en 1671, contenait les traités suivants : de la Eaiblessede l'homme; de la Soumission à la volonté de Dieu ; de la Crainte de Dieu; du Moyen de conserver la paix avec les hommes, et des Juge- ments téméraires. Trois autres volumes parurent de 1672 à 1678. Les deux derniers furent publiés après la mort de l'auteur : le cinquième en 1700, le sixième en 1714. La fin de cette existence à la fois si active et si humble est dignement remplie par des con- troverses avec Jurieu {de V Unité de VÉglise, 1687); par la révision des œuves de M. Hamon, l'un des plus saints solitaires de Port-Royal, celui aux pieds duquel Racine voulut être enseveli; par de curieux Mémoires sur la dispute entre le P. Mabillon et M. de Rancé (1692), et enfin par la Réfutation des principales erreurs du quiétisme (1695). Mais les œuvres les plus remar- quables de cette dernière période de sa vie, ceux qui, avec la Logique et les Essais de morale, doivent le plus vivement nous intéresser, ce sont ses différents écrits sur la grâce générale. C'est là que se révèle enfin la situation particulière de Nicole au sein de Port-Royal. Déjà dans plu- sieurs traités, et par exemple dans l'une des dissertations publiées en 1657 sous le nom de Paul Irénée, cet esprit si discret, si mesuré avait professé des opinions contraires à l'ef- frayante rigueur du jansénisme. Cette fois, il ne craint pas de se séparer du grand Arnauld. Tel fut le dernier acte important d'une vie toute consacrée aux méditations pieuses et à la recher- NIGO — 1193 — NIGO clie du vrai. Nicole mourut le 16 novembre 1695 ; il avait soixante-dix ans. Le mérite de Nicole, si on considère en lui le philosophe, ce n'est certainement pas l'origina- lité. Nicole est un moraliste qui a étudié avec sagesse Lien des points de psychologie chré- tienne, mais dont la pensée ne s'est pas souvent aventurée hors du cercle rigoureux où l'enchaî- nait la foi. Il faut aimer chez Nicole un esprit calme, une observation fine, un jugement sûr et droit. Parmi ses traités de morale, on vante surtout, et avec raison, celui qu'il a écrit sur les Moyens de conserver la paix avec les hommes. C'est peut-être là son chef-d'œuvre ; personne, du moins, ne pouvait traiter un pareil sujet avec autant de soin et d'amour. Jeté presque malgré lui au milieu des controverses théologiques, en- traîné dans la cause militante du jansénisme plutôt par un pieux dévouement pour des hom- mes vénérés que par une adhésion complète à leurs doctrines, Nicole dut regretter souvent cette paix qu'il avait cherchée vainement au fond de sa retraite. Celui que le grand Arnauld poussait au combat, et qui, résistant parfois et demandant une trêve, recevait cette terrible réponse : « N'avon^-nous pas l'éternité pour nous reposer? «celui-là, bien certainement, ne put écrire un traité sur les Moyens de conserver la paix avec les hommes sans y répandre les plus chères confidences de son âme. Cette situation particulière donna à son analyse plus de finesse et de pénétration. Ce sont ces pages si judicieu- ses que Mme de Sévigné lisait et relisait sans cesse. « Devinez ce que je fais, écrit-elle à Mme de Grignan (lettre du 4 novembre 1671), je recommence ce traité; je voudrais bien en faire un bouillon et l'avaler. » Elle avait tort, assurément, de s'écrier avec son rapide enthou- siasme (12 juillet 1671) : « Nous avons commencé la Morale ; c'est de la même étoffe que Pascal; » mais elle avait raison d'ajouter : « Voyez comme l'auteur fait voir nettement le cœur humain, et comme chacun s'y trouve, et philosophes, et jansénistes, et molinistes, et tout le monde enfin; ce qui s'appelle chercher au fond du cœur avec une lanterne, c'est ce qu'il l'ait. Il nous découvre ce que nous sentons tous les jours et que nous n'avons pas l'esprit de démêler ou la sincérité d'avouer. » Ce n'est pas un médiocre mérite d'avoir été un des moralistes les plus habiles dans un siècle où l'étude et le perfectionnement de l'àme était le souci continuel des natures d'élite. Ce qui donne un caractère distinct à la morale de Nicole, ce qui en fait le charme et l'autorité, c'est un amour du vrai et un sérieux désir de le faire accepter aux autres. De là, dans ce traité, une douce chaleur communicative qui anime un style ordinairement froid; de là aussi, malgré la timidité habituelle de l'auteur, timi- dité qui souvent arrête la pensée et nuit à la finesse; de là, dis-je, une pénétration plus vive, plus hardie, et qui ose sonder jusqu'aux derniers replis de la conscience. N'est-ce pas cette cha- leur précisément et cette sûreté de l'analyse qui troublaient Mme de Sévigné et lui arrachaient ce cri d'une naïve épouvante : « Monsieur Nicole; ayez pitié de moi ! » Le traité de la Connaissance de soi-même n'est pas un traité philosophique comme celui que Bossuet a écrit presque sous le même titre. 11 n'y faut pas chercher une étude psychologique de nos facultés ; Nicole est avant tcut un moraliste chrétien, et c'est surtout dans un intérêt moral, e'est pour la conduite de la vie qu'il recom- mande la connaissance de soi-même. A ce point de vue, on ne saurait mieux faire sentir combien cette connaissance importe au perfectionnement de notre âme, ni analyser plus sûrement les obstacles que lui opposent des instincts contrai- res. Presque tous les autres traités de Nicole sont spécialement théologiques; les dogmes du christianisme y sont le texte de dissertations inorales, ou l'on retrouve le talent modéré de l'écrivain et la sagesse discrète du penseur, mais qui s'éloignent trop de notre sujet pour que nous puissions nous y arrêter ici. Un des meilleurs écrits philosophiques de Ni- cole, c'est le Discours contenant en abrégé les preuves naturelles de Vexislence de Dieu et de l'immortalité de l'âme. « Il parut en 1670, dit M. Cousin, un peu après les Pensées; et on di- rait que Nicole avait en vue les arguments scepti- ques de Pascal, [lorsqu'il écrivait les lignes sui- vantes : « Je suis persuadé que ces preuves « naturelles ne laissent pas d'être solides.... Il » y en a d'abstraites et de métaphysiques, et je « ne vois pas qu'il soit raisonnable de prendre « plaisir à les décrier; mais il y en a aussi qui « sont plus sensibles, plus conformes à notre « raison, plus proportionnées à la plupart des « esprits, et qui sont telles qu'il faut que nous « nous fassions violence pour y résister.... La « raison n'a qu'à suivre son instinct naturel « pour se persuader qu'il y a un Dieu. » Bien que la Logique ait été rédigée par Ar- nauld, elle doit être cependant comptée parmi les titres philosophiques de Nicole. C'est son en- seignement dans les petites écoles de Port-Royal qui forme, nous l'avons déjà dit, le fond de ce célcbre ouvrage. Dans la rédaction même, sa part est considérable, soit pour la première pu- blication du livre, soit pour les éditions qui se suivirent rapidement et qui contiennent de lui des additions importantes. La Logique a déjà été appréciée dans ce recueil, et nous n'avons pas à y revenir (voy. l'article Arnauld); qu'elle nous serve seulement à indiquer la position philoso- phique de Nicole au sein de Port-Royal. L'esprit cartésien qui règne dans l'Art de penser est absolument inconciliable avec les doctrines ex- cessives, avec le scepticisme hautain de Jansé- nius. C'est que Nicole, en effet, était peu jansé- niste. Il croyait, comme Descartes, comme Arnauld lui-même, aux droits et à la puissance de la pensée humaine. Que Nicole ait attaqué maintes fois la philosophie; qu'il se soit plu, comme tant d'auteurs chrétiens, à signaler les incertitudes de la science (lettres 73 et 82, ; qu'il ait particulièrement loué dans Descartes le dédain que professait l'illustre maître pour les systèmes passés (de la Faiblesse de l'homme); tout cela ne prouve rien contre le cartésianisme de Nicole, si l'on veut bien ne pas être dupe des mots. Ces attaques contre la faiblesse de la pen- sée humaine ont une signification et une portée bien différentes, selon l'intention qui les dicte. Chez certains théologiens, comme Jansénius et Pascal, c'est le fondement de ce système insensé qui prétend démontrer la nécessité de la foi par l'impuissance radicale de la raison. Chez les autres, chez le plus grand nombre, c'est un lieu commun de morale générale plutôt qu'une théorie philo- sophique ; c'est, pour ainsi dire, un exercice de pieté, un moyen de nous rappeler le peu que nous sommes et de nous faire courber les genoux devant celui à qui seul appartient la plénitude de l'être. N'est-ce pas dans ce sens que presque tous les grands écrivains de l'Église ont parlé de la faiblesse de l'homme? Ceux qui admet- taient le plus volontiers les droits de la raison et qui en faisaient le plus libre usage; les émi- nents docteurs du xnr' siècle, et au xvn' Bossuet, Pénclon, Malebranche, n'ont-ils pas humilie maintes fois, dans les pieux élans de leur fer- NICO _ 1194 — NIEU veur, cette raison humaine dont ils ont si bien démontré la puissance? faudra-t-il, pour quel- ques paroles dont le sens est bien différent dans leur bouche, les confondre avec Pascal, avec l'abbé de Saint-Cyran, avec Jansénius leur maî- tre? Non, certes. Eh bien! Nicole n'a jamais prêché dogmatiquement l'impuissance philoso- phique de l'homme, et les paroles hostiles que fourniraient çà et là ses ouvrages ne prouveront rien contre l'esprit général de sa doctrine et les leçons de toute sa vie. Il a écrit la Logique avec Arnauld; il a écrit le Discours sur les preuves de l'existence de Dieu; il a, dans ses Essais de morale, reconnu maintes fois et exercé habile- ment le droit de philosopher avec les seules for- ces de la pensée humaine. Qu'il ait osé ou non se l'avouer à lui-même, il est disciple de Des- cartes, à un moindre degré, sans doute, mais au même titre que Bossuet et Fénelon; et lorsqu'il écrit, à propos des Pensées de Pascal, que son amour-propre n'aime pas à être régenté si fiè- rement (lettre au marquis de Sévigné), ce n'était pas seulement l'allure hautaine de ce grand style qui effrayait le goût timide de l'auteur des Essais de morale, c'étaient les affirmations excessives, c'était la rigueur impérieuse de ce nouveau pyrrhonisme qui blessait, à son insu peut-être, le fond cartésien de sa pensée. Cette position de Nicole s'est plus nettement dessinée lorsque le timide ami d'Arnauld osa se séparer de son maître sur la question essentielle du jansénisme, et que, repoussant le système de la grâce telle que l'entendait l'évêque dTpres, il y substitua cette grâce donnée généralement à tous les hommes, quelque barbares et stu- pides qu'ils puissent être (Arnauld, lettre 473). Certes, on ne pouvait mieux profiter des inspira- tions du cartésianisme. On a remarqué très- justement que Nicole était à la fois moins phi- losophe et moins janséniste qu 'Arnauld; c'est précisément pour cela qu'il fut plus philosophe que lui dans une question où le jansénisme était engagé. Quelle est, en effet, cette grâce donnée même aux plus barbares des hommes, et que Nicole appelle encore intérieure et surnaturelle? Ne ressemble-t-elle pas beaucoup à celle qui éclaire tout homme venant en ce monde, à celle que Fénelon appelle si bien le maître intérieur et universel, à cette raison enfin qui, à la fois en nous et au-dessus de nous, découvre au genre humain toutes les vérités éternelles? Descartes venait de consacrer ses droits, et Nicole, comme presque tous les grands esprits de son siècle, ouvrait naturellement les yeux à cette belle lu- mière du spiritualisme cartésien. Les Essais de morale et instructions théologi- ques forment 25 vol. in-12, publiés de 1671 à 1714. Ils furent, réimprimés en 1741 et 1744. L'ouvrage est distribué ainsi : Traités de morale 6 vol.; Lettres sur différents sujets, 3 vol.; Explications des Épîtres et Evangiles, 4 vol.; Vie de Nicole, par l'abbé Goujet, 1 vol.; puis 10 volumes sur les Sacrements, sur le Symbole, sur le Décalogue, sur le Pater, sur la Prière; et enfin l'Esprit de Nicole, par l'abbé Cerveau, 1 vol. — Voy., sur Nicole, sa Vie par l'abbé Goujct. dans le 14e vol. des Essais de morale. Le rôle de Nicole à Port- Royal , son dissentiment avec Pascal, a été par- faitement mis en lumière par M. Cousin : du Scepticisme de Pascal (Revue des Deux-Mondes, janvier 184.")). L'opinion contraire a ét(é défendue habilement par M. l'abbé Flottes, Études sur Pasad, Montpellier, 1846. Voy. encore Besoigne. Histoire de l'orl-Ronal, t. IV, et Sainte-Beuve, Port-Royal, t. II. S.-R. T. nicomaque, fils d'Aristote et d'Herpyllis, sa second': femme. C'est à lui qu'est dédié le traité de morale en dix livres qui a pris son nom ('HO-.xà v.xou.ayeta, Elhica ad Nieomachum). Quelques-uns supposent qu'il a écrit lui-même un traité de morale en six livres et un commen- taire sur la Physique d'Aristote; mais cette hypothèse n'est fondée sur rien, et il ne nous reste aucune trace des prétendus ouvrages de Nicomaque. 11 est vraisemblable, cependant. qu'élevé par les soins de Théophraste, et honoré de la dédicace d'un ouvrage de son père, il ne fut pas étranger à la philosophie. X. NICOMAQUE de Gerasa, philosophe pytha- goricien qui vivait pendant le nc siècle de l'ère chrétienne, et qui tenta, comme Moderatus (voy. ce nom), de restaurer la philosophie des nombres. Il a écrit une Introduction à la théorie des nombres (Introductio in arilhmeticam, grœce et latine, in-4, Paris, 1538) qui a été commentée par Jamblique (In Nicomac, inlroduclionem, grœce et latine, in-4, Arnheim, 1668). On lui attribue aussi un manuel d'harmonie en deux livres, qui a été publié par Meibom, dans son recueil des auteurs de musique de l'antiquité : Enchiridion harmonicum, grœce et latine, in-4, Amst., 1652. Enfin le recueil de Photius nous fournit quelques autres fragments de lui où l'on voit la théorie des nombres appliquée à la phy- sique et à la morale. Tous ces fragments, joints h l'Introduction, ont été publiés par Ast: Theolo- gumena arithmetica et Nicomachi Gerasii insti- tulio arithmetica, in-8, Leipzig, 1817. Quant à la doctrine de Nicomaque, autant que nous en pouvons juger à travers les commentaires de Jamblique et les interprétations plus modernes, elle ne paraît différer en rien de celle de Mode- ratus. X. NIETHAMMER (Frédéric-Emmanuel), né à Beilstein, dans le royaume de Wurtemberg, en 1776, professeur de philosophie et de théologie à l'université d'Iéna, puis revêtu de diverses fonctions ecclésiastiques à Wurtzbourg, enfin appelé à Munich comme membre du conseil supérieur des études, a pris une part active et très-honorable dans le mouvement philosophique dont Kant fut le promoteur en Allemagne. Il s'attacha d'abord à l'auteur de la Critique de la raison pure, puis il épousa la doctrine de Fichte, avec lequel il s'associa dans la rédaction d'un journal de philosophie; mais il sut s'approprier, par un tour original, les idées qu'il emprunta à ces deux maîtres, et montra qu'il savait aussi penser par lui-même. Voici les titres de ses ou- vrages qui, à l'exception du premier, ont été tous publiés en allemand : de Vero revelationis fundamento, in-4, Iéna. 1792 ; — Sur l'essai d'une critique de toute révélation, in-8, ib., 1792; — Essai pour déduire /<< loi morale de la forme de la raison pure, in-8, ib., 1793; — de la Religion considérée comme science, in-8, Neustrelitz. 1795; — Essai d'une démonstration de la révélation éclairéepar la raison, in-8, Leipzig et Iéna, 1798 ; — de la Pasigraphie et de l'Idéographie, in-8, Nuremb., 1808; — la Dispute du philanlhro- ?isme et de l'humanisme dans la théoHe de éducation, in-8, Iéna, 1808; — Journal philo- sophique, publié d'abord par Niethammer seul, puis avec la collaboration de Fichte; plusieurs volumes in-8, Neustrelitz et Iéna, 1795-1798. X. NIEUWENTYT (Bernard Van), médecin, ma- thématicien et philosophe hollandais, né à Wast- graaldykcn 1654, mort en 1718. Son père, pasteur protestant de son lieu natal, le destina d'abord à I Église; mais un goût décidé pour les sciences l'entraîna dans une autre carrière. Il cultiva avec succès les mathématiques, la médecine, le droit et la philosophie. Comme mathématicien, il s'est signalé par plusieurs traités estimés des savants; NIFO 1195 NIZO coninac philosophe^ il entra dans la voie ouverte par Descartes, mais en appelant l'expérience des sens au secours de la raison, et en démontrant l'existence de Dieu par les preuves tirées de l'ordre de h nature. C'est dans cet esprit qu'il a écrit l'ouvrage sur lequel se fonde principalement sa réputation : Le véritable usage de la contem- plation de l'univers, pour la conviction des athées et des incrédules {Regt gebruyk der weereld be8ûhovwinge, in-4, Ainst., 1716). Ce livre, publié en hollandais, puis traduit en anglais, a été, d'après la version anglaise, traduit en français par Noguez, in-4, Paris, 1725 et 1740. Il se divise en deux parties : dans la première , l'auteur établit l'existence de Dieu ; dans la seconde, plus théologien que philosophe, il essaye de poser les bases de la révélation. Toutes les preuves qui y sont développées ne seraient pas avouées par la science de notre temps, mais il serait injusle de n'y pas reconnaître un sens droit, des raisonne- ments solides et un esprit profondément religieux. J. J. Rousseau, dans son Emile, a commis cette injustice. Chateaubriand, dans son Génie du Christianisme, 1™ partie, liv. V, a réhabilité l'œuvre du philosophe hollandais. On doit aussi à Nieuwentyt une réfutation de Spinoza, écrite également "dans sa langue maternelle, in-4, Amst., 1720. X. NIFO (Agostino), en latin Auguslinus Niphus, passa pour le plus habile philosophe de son temps. C'est la réputation que lui avaient faite ses leçons publiques et ses livres, au témoignage de Paul Jove, de Hieronymo Rorario, de Paul Merula et de tous les contemporains. Cette grande renommée n'a pas obtenu la consécration du temps; les derniers historiens de la philosophie ne placent plus Agostino Nifo que dans un rang très-secon- daire, parmi les nombreux adversaires de Pierre Pomponace. Il ne faut pas chercher bien loin la cause de ce discrédit. Ce qui lui a concilié tant de suffrages, ce n'est pas une doctrine originale, un élan heureux ou téméraire vers les régions de l'inconnu. S'il y a des témérités dans ses écrits, elles ne sont pas nouvelles. C'est un interprète savant, subtil et brillant. Or, ce sont là des mé- rites qui ne suffisent pas pour assurer à un phi- losophe une gloire durable. Le dernier venu des érudits met à profit les travaux de ses prédéces- seurs, et fait oublier même leurs noms : l'école ne se rappelle que les novateurs; elle réserve ses hommages pour les esprits qui ont osé quelque chose. Nous négligerons donc d'exposer ici le dé- tail des opinions de Nifo : il nous suffira de distinguer par leurs titres les nombreux ouvra- ges qu'il- a composés sur les diverses parties de la philosophie. Né vers l'année 1473, dans le bourg de Japoli. en Calabre, il quitta fort jeune son pays natal', et vint s'établir dans la ville de Sessa, qu'il adopta pour sa patrie. C'est à l'école de Padoue qu'il se passionna pour la philosophie. Ayant conquis les insignes du doctorat, il enseigna d'abord^ à Padoue, puis à Salerne, à Naples, à Rome, à Pise. 11 eut à Rome un tel succès, que Léon X lui décerna le titre de comte palatin, et lui permit de prendre le nom et les armes de la maison de Médicis. Il mourut, selon quelques biographes, le 8 juin 1538. Gabriel Naudé pro- longe sa vie jusqu'en 1545. On s'accorde à blâ- mer ses mœurs, qui paraissent avoir été celles d'Anacréon. Voici la nomenclature de ses ouvrages philo- sophiques : Translalio et expositio librorum Aristotehs de Interpretatione, in-f", Venise, 1537, et Paris, 1551. Ses commentaires sur Aristote commencent à V Interprétation : au xvi« siècle, oi néglige VIsagoge et les Catégories, qui avaient été, dans les siècles précédents, la matière de si grosses disputes; la logique a été compromise par les excès des élèves de Guillaume d'Occam, et l'école n'a de zèle que pour l'élude des choses. — Commenteriez in libros Priorum Analyli- corum, in-f', Naples, 1526: Venise, 1549 et 15 — Commentaria in libros Poslcriorum Analyti- corum, in-f", Paris, 1540, et Venise, 1553, 1565; — Commentaria in octo libros Topicorum, in-f°, Venise, 0. Scot, 1533 et 1555; Paris, 1542; — Expositio in libi-us de Sophisticis clenchis, in-f", Venise, 1534, et Paris, 1540. Ici se placent les commentaires de Nifo sur les traités d'Aris- tote qui ont pour objet la philosophie naturelle. Ces commentaires sont, pour la plupart, accom- pagnés de nouvelles traductions. Viennent en- suite des études sur la psychologie et la méta- physique péripatéticiennes : Colleclanea et com- mentaria in très libros de Anima, in-f". Venise, 1522, 1549, 1559 et 1544; — In deeem libros de prima philosophia expositio, in-f", Venise, 1547, 1558. A ce commentaire sur la Métaphy- sique d'Aristote, il faut joindre : Metaphysica- rum disputationum dilucidationes , in-f", Ve- nise. 1521, et In duodecimum Metaphysices Aris- toteiis volumen commentarii, in-f", Venise, 1518. Enfin, à la suite de ces travaux sur Aristote, il faut mentionner quelques gloses sur divers trai- tés d'Averroès. Telle est la série des commen- taires publiés sous le nom d'Agostino Nifo. Les ouvrages qu'il a composés de son propre fonds, proprio Marte, ne sont pas moins con- sidérables. Nous ne désignerons pas ceux qui concernent l'astrologie, la médecine et la rhé- torique. Voici, du moins, ses traités philosophi- ques : de Immortalitate animœ, in-f", Venise, 1518, 1524. On connaît la thèse de Pomponace sur l'immortalité de l'âme. Ce philosophe préten- dait que la preuve de l'immortalité de l'âme ne se rencontre ni dans le de Anima, ni dans aucun autre des ouvrages d'Aristote; il inclinait même à penser que cette preuve ne saurait être four- nie par la science humaine. Ce fut, on le sait en- core, la matière d'un grave débat. Sur cette question, Nifo se prononça contre son ancien maître; — de Inlelleclu libri VI, Padoue, 1592, et Venise, in-f", 1503, 1527. Nifo reprend, dans ces ouvrages, la thèse d'Averroès sur l'intellect universel, et combat les objections qui ont été faites à ce système par Albert le Grand, saint Thomas et tous les péripatéticiens du xm" siècle. Il fallait avoir l'esprit d'entreprise pour oser renouveler cette querelle en prenant le parti d'Averroès. Notre docteur appela sur sa tête le plus violent orage, et la protection de l'évêque de Padoue put seule l'arracher aux mains des tho- mistes ameutés; — de In/inilale primi motoris quœstio, in-f", Venise, 1504. C'est une question sur laquelle Averroès et saint Thomas parais- sent d'accord à qui ne va pas au fond de l'un et de l'autre système. Nifo n'a pas franchi la limite au delà de laquelle commence le dissentiment; — Opuscula morulia et politisa, in-4, Paris; 1645. Quelques-uns de ces opuscules avaient été déjà publies à Venise en 1535, in-4, chez J. Scot. Ils contiennent beaucoup de récits qui ne sont aucunement moraux et qu'on pourrait appeler plus justement licencieux. Quant aux traités po- litiques, ils offrent de telles analogies avec le Prince de Machiavel que M. Nourrisson n'hésite pas à porter contre Nifo l'accusation de plagiat. On peut consulter sur A. Nifo le tome XVIII des Mémoires du P. Nioéron; G. Naudé, de Au- gustino Nipho judicium, en tête des Opuscula moralia, édition de 1645'; et M. Nourrisson, Ma- chiavel, p. 195-233. B. H. NIZOLIUS (Marius), né à Bersello, près de NIZO — 1196 NOMB Modène, fut un des adversaires les plus vifs du réalisme scolastiquc. 11 n'avait jamais, disait-il, étudié que la grammaire, et, pour juger toutes ies thèses de l'école, il lui suffisait, ajoutait-il, de rechercher le sens vrai des mots employés pour les formuler. Si ces mots se trouvaient là signifiant autre chose que dans le vocabulaire propre au siècle d'Auguste, il soupçonnait qu'ils devaient exprimer quelque idée fausse, quelque erreur imaginée récemment par l'esprit de sys- tème et subtilement dissimulée sous les dehors du vieux langage. Ses soupçons se trouvèrent si souvent justifiés, que le grammairien passe pour avoir fait la leçon aux philosophes. Sa diatribe contre la scolastiquc parut pour la première fois en 1553, in-4, sous ce titre: de Verts principiis et ver a ratione philosophandi, contra pscudo- philosophos, libri IV. Leibniz l'ayant plus tard rencontrée dans le cours de ses études, et ayant goûté l'esprit fin, le style facile, populaire et véhément de Nizolius, donna de cet ouvrage une édition nouvelle à Francfort, 1670, in-4. Pour un docteur du xvr siècle, c'est assurément une pré- cieuse recommandation que celle de Leibniz. Ajoutons qu'elle nous semble tout à fait méritée. Le traité de Nizolius se divise en deux parties. Dans la première, il combat la manière de phi- losopher et les doctrines des plus fameux scolas- tiques ; dans la seconde, il propose sa méthode. Si l'école s'est égarée, si la philosophie, qui doit avoir pour objet la recherche de la vérité, a pro- fessé l'erreur et cultivé le mensonge, c'est, dit- il, parce qu'elle a pris dès l'abord des abstrac- tions nominales pour des réalités: engagée dans cette voie perfide, elle n'a plus fait que tomber d'abîme en abîme, cherchant de bonne foi la lu- mière, et ne voyant que la nuit. C'est donc aux réalistes que s'adresse Nizolius. Sans discuter ici la valeur de cette sentence, nous ferons remar- quer que notre docteur, beaucoup trop sobre de distinctions en ce qui regarde les personnes, proscrit bien des innocents avec les vrais coupa- bles. Ainsi, non-seulement il compte Albert le Grand et saint Thomas parmi les réalistes, au même titre qu'Averroès et Duns-Scot, mais en- core il poursuit Aristote comme ayant imaginé les essences universelles, et troublé par cette imagination l'esprit de ses crédules disciples. On sait combien ce reproche est peu mérité. En somme, Nizolius ne reconnaît dans tout le moyen âge qu'un vrai philosophe : c'est Guillaume d'Oc- cam. De plus scrupuleuses études l'eussent averti que le nominalisme vraiment et sincère- ment péripatéticien avait eu, parmi les scolasti- ques, beaucoup d'autres adhérents. La seconde partie du traité de Nizolius, consacrée, comme nous l'avons dit, à l'exposition de sa méthode, n'est peut-être pas moins intéressante 'que la première. Cette méthode, c'est une logique élé- mentaire. Il proscrit la métaphysique, qu'il re- garde comme fausse ou inutile, partim fuis, nu, partira mutilent et supervacuam, et indigne d'être comptée au nombre des arts et des scien- ces, ab omni arlium et scientiarum numéro re- ffiovcudam. 11 traite avec aussi pou d'égards la dialectique, la distinguant de la Logique, comme, i>ar exemple, l'astrologie doit être distingu< l'astronomie. En un mot, il voil toute la philo- sophie dans une grammaire bien faite. C'esl â ce point de vue que tous les réactionnaires du xvi* siècle auraient dû se placer pour combattre la scolastiquc avec quelque avantage. La plupart d'entre eux, se laissant aller aux écarts d'un platonisme passionné, sont restés fort au-dessous de ces vieux maitres du xui° siècle qu'ils acca- blaient de leurs dédains. Nizolius a été plus clairvoyant et plus habile. Tous les reproches que nous pouvons lui faire se résument dins ce* lui que Leibniz adressait au philosophe de Mal- mesbury : Plusquam nominalis. Consultez la Dissertation que Leibniz a placée en tête de l'édition citée plus haut des Vrais Principes de Nizolius, et que l'on trouve dans les œuvres de Leibniz publiées par Dutens et Erd- mann sous ce titre: Dissertalio de siilo philoso- phico Nizolii. B. H. NOMBRE. La philosophie du nombre est une des parties les plus curieuses de la philosophie, une de celles où l'imagination s'est donné le plus de carrière, mais dont il y a le moins à profiter, malgré les efforts d'un grand nombre d'esprits supérieurs, pour une philosophie réelle et posi- tive. Cependant, il est intéressant de connaître les diverses théories qui ont été imaginées pour expliquer par les nombres les mystères de la na- ture et de l'essence des choses. Le nombre a un attrait inexplicable, il offre des rencontres sin- gulières et paraît exercer sur la nature une ac- tion puissante; il est d'ailleurs, en mettant à part tous les mystères où se plaisent les imagi- nations superstitieuses, il est la mesure et la rè- gle des phénomènes; toutes les lois physiques se ramènent à des formules numériques ; toutes les harmonies des choses s'expriment par des nombres. Il n'y a donc pas à s'étonner que les esprits préoccupés d'études mathématiques aient été amenés à attribuer aux nombres une grande importance métaphysique. Dans l'antiquité, sur- tout en Grèce, où la spéculation subtile s'unis- sait à l'imagination, dans ce pays de mathémati- ciens et de poètes, l'idée de nombre a dû obtenir un certain empire dans les écoles philosophiques. Deux écoles surtout donnèrent à la philosophie une direction mathématique : l'école de Pylha- gore et celle de Platon. Pythagore fut un grand mathématicien ; il fit, en arithmétique et en géométrie, des découver- tes célèbres, et son esprit fut tellement frappé des rapports harmonieux des nombres, qu'il fut conduit à penser que les nombres étaient les seuls êtres réels, ou du moins les principes des êtres. Aristote expose cette doctrine des pytha- goriciens dans un passage précis que nous rap- portons : « Du temps de ces philosophes, et avant eux, ceux qu'on nomme pythagoriciens s'appli- quèrent d'abord aux mathématiques et firent avancer cette science. Nourris dans cette étude. ils pensèrent que les principes des mathémati- ques étaient les principes de tous les êtres. Les nombres sont, de leur nature, antérieurs aux choses, et les pythagoriciens croyaient aperce- voir dans les nombres, plutôt que dans le feu, la terre et l'eau, une foule d'analogies avec ce qui est et ce qui se produit. Telle combinaison de nombres, par exemple, leur semblait être la jus- tice ; telle autre, l'àme et l'intelligence ; telle autre l'à-propos; et ainsi à peu près de tout le reste. Enfin, ils voyaient dans les nombres les combinaisons de la musique et ses accords. Tou- tes les choses leur ayant donc paru formées à la ressemblance des nombres, et les nombres étant d'ailleurs antérieurs à toutes choses, ils pensè- rent que les éléments des nombres sont les élé- ments de tous les êtres, et que le ciel, dans son ensemble, est une harmonie et un nombre. Tou- tes les concordances qu'ils pouvaient découvrir il i ns les nombres et dans la musique avec les phénomènes du ciel et ses parties, et avec l'or- donnance de l'univers, ils les réunissaient, ils en composaient un système. Et si quelque chose manquait, ils employaient tous les moyens pour que le système présentât un ensemble complet. » Dans ce passage, Aristote expose la doctrine des pythagoriciens et les raisons qui les ont conduits NOMB — 1137 NOMB à une telle doctrine : 1° L'esprit mathématique de cette école dut naturellement considérer les nombres, qui sont les abstractions les plus éle- vées et les plus pures, comme les principes de toute vérité et de toute existence; 2" les pytha- goriciens avaient entrevu entre les nombres et les choses réelles une quantité de rapports : cette analogie entre les nombres et les choses leur fournissait une explication plus philosophique du monde que les principes jusqu'alors adoptés par les philosophes : l'eau, l'air et le feu ; et pensant, avec juste raison, que les principes des choses doivent être rationnels, ils en conclurent que les nombres, c'est-à-dire ce qu'ils connais- saient de plus rationnel, étaient ces principes mêmes; 3" enfin Pythagore avait le premier dé- couvert les lois mathématiques de l'harmonie et les rapports numériques des sons : convaincu que toutes les choses qui existent sont soumises aux lois de l'harmonie, il en conclut que les nombres étaient la règle de toutes choses. On pourrait croire que la doctrine des pytha- goriciens était purement symbolique, et qu'ils exprimaient des vérités aujourd'hui perdues dans ce langage arithmétique, que nous prenons pour leur pensée même. Mais, quoiqu'il soit proba- ble que dans certains cas les formules arithmé- tiques ne furent pour Pythagore que des sym- boles et des expressions abrégées, il est probable aussi que la plupart des principes des pythago- riciens ne cachent rien, et étaient entendus dans le sens précis qui y est contenu. Ce serait dé- truire l'originalité propre de la doctrine pytha- goricienne que d'en faire une doctrine purement symbolique. D'ailleurs, la tentative d'expliquer par les nombres tout ce qui est a dû paraître assez spécieuse aux yeux des philosophes mathé- maticiens, pour que nous ne craignions pas de tomber dans l'illusion en interprétant à la ri- gueur, et en prenant la plupart du temps à la lettre, les doctrines de Pythagore et de ses dis- ciples. Il serait curieux de suivre dans le détail les déductions que les pythagoriciens ont tirées de ce principe, que les nombres sont les principes des choses; mais, outre qu'il est difficile d'arri- ver à quelque chose de rigoureux en liant entre eux des fragments qui ne sont pas du même au- teur ni du même temps, nous ne devons pas an- ticiper ici sur l'article réservé spécialement aux pythagoriciens : nous nous contenterons de si- gnaler la manière ingénieuse, quoique tout à fait vaine, dont les pythagoriciens expliquent, par les principes de leurs doctrines, le corps et la matière. Le passage du nombre au corps se fait par la confusion de l'unité arithmétique \io\àc, et du point géométrique, l'un et l'autre sans au- cune dimension. Ce premier point accordé, les pythagoriciens établissent entre deux points un intervalle, Slao"rr,|jux, qui forme la ligne; un se- cond intervalle entre deux lignes qui forme la surface ; un troisième intervalle qui forme le so- lide; et ainsi, à l'aide des intervalles et du point, c'est-à-dire de la monade principe des nombres, le monde des corps est expliqué. En général, les pythagoriciens ont fait des efforts intéressants cour ramener tout à leurs principes; ils ont échoué devant un obstacle insurmontable, l'im- possibilité de composer quelque chose de réel avec de purs rapports, comme sont les nombres, et de tirer le concret et le réel du pur abstrait. Tel a été le vice de toutes les doctrines qui, sur les traces des pythagoriciens, ont eu recours aux nombres pour expliquer les choses. La phi- losophie d qui, sortie d'abord de So- crat | it, finit cè- pe:', retourner au pythagorisme, et la théorie des idées, particulière à Platon, se con- fondit avec celle des nombres. C'est au moins ce que nous devons supposer d'après le rapport d'Aristote : car, si l'on excepte quelques passa- ges du Timée et du Philébe, il n'y a pas de tra- ces dans Platon de cette philosophie des nombres, contre laquelle Aristote a écrit les deux derniers livres de sa Métaphysique. Il est, du reste, assez difficile de distinguer dans ces livres d'Aristote, seuls témoignages qui nous restent de la théorie numérique de Platon, ce qui appartient à Platon lui-même ou à ses disciples. Quoi qu'il on soit, voici ce qu'il est permis de conjecturer. Platon, à la différence des pythagoriciens, re- connaissait trois espèces de nombres : les nom- bres sensibles, les nombres mathématiques et les nombres idéaux. Les nombres sensibles étaient les choses réelles et contingentes, les nombres engagés dans la matière, par consé- quent livrés au mouvement de la génération et à la corruption. Au-dessus des nombres sensibles, immobiles, éternels, étaient les nombres mathé- matiques, premier degré où la raison s'élève en quittant les contradictions du monde sensible pour rechercher l'accord et la simplicité du monde intellectuel. Enfin, au sommet du monde intellectuel, principe des nombres mathémati- ques et sensibles, résidaient les nombres idéaux, le terme du mouvement de la dialectique. Les nombres idéaux diffèrent des nombres mathé- matiques par ce caractère original et important, qu'étant d'une nature hétérogène, ils ne peu- vent se combiner, s'ajouter, se soustraire; ils sont déterminés et concrets ; chacun d'eux est essence, et correspond à une certaine classe d'ê- tres. Ce caractère de réalité que possèdent les nombres idéaux les rend supérieurs à toutes les opérations arithmétiques, qui ne peuvent s'ap- pliquer qu'à des quantités abstraites. Cette distinction entre trois espèces de nombres avait son principe dans la dialectique platoni- cienne. La dialectique de Platon avait son point de départ dans les choses sensibles, qu'il consi- dérait comme composées de deux éléments : l'in- fini, tô ditetpov, et le fini, tô Trspa;. L'infini était ce que nous appelons aujourd'hui l'indéterminé, le plus ou le moins, et, comme il l'appelait, le grand et le petit, -à ueya v.at tô [juxpov, c'est-à- dire le principe de la variabilité des choses, de leur passage du grand au petit, du plus au moins, principe défectueux, inférieur en soi. même inintelligible, qui ne devient quelque chose de saisissable et de réel que lorsque la me- sure s'y applique, tô jrépaç, c'est-à-dire le prin- cipe de la proportion, de l'unité, de la détermi- nation. Les choses sensibles existent par la par- ticipation, [jlî8£?i;, de l'indéfini ou de la matière, au fini ou à l'idée ; et c'est le résultat de cette participation que Platon appelle, dans son lan- gage pythagoricien, le nombre sensible. Au-des- sus du monde sensible, la dialectique découvre le monde mathématique, le monde de l'arithmé- tique, de la géométrie, de la musique, de l'as- tronomie. Les sciences mathématiques ne nous révèlent pas l'être lui-même, dans sa pure es- sence, mais elles nous préparent à le contem- pler par la régularité, l'accord et l'immobilité qu'elles nous montrent dans leurs objets pr - près, les nombres math • Enfin, au- dessus des sciences mathémal ques, la dialecti- que découvre et développe la science vraie, 1 i science du bien, en qui ont leurs principes les c'est-à-dire les essences primitives de tout ce qu'il y a de bon are, de beau, les chosf idéaux. de vrai dans les choses : ce sont les nombre Ainsi la théorie des nombres n'est guère qu'une NOMB — 1198 — NOM1 traduction de la théorie des idées, et dans Pla- ton lui-même, il est douteux qu'elle ait été autre chose. Mais, après lui, l'influence pytha- goricienne reprend son empire, et Aristote dit aveejuste raison : « Aujourd'hui les mathémati- ques sont toute la philosophie. » Speusippe et Xénocrate donnent ce caractère à la philosophie de Platon. Speusippe fait subir à la doctrine de son maître une modification importante et qui en perd l'originalité ; il supprime le nombre idéal, ce troisième et dernier degré de l'échelle dialectique : c'était supprimer la différence du pythagorisme et du platonisme. Il considère toujours l'unité comme le premier principe; mais il la sépare du bien, et la réduit à l'unité numérique; et, au lieu de la placer à l'origine des choses, il suppose, contre tous les principes Platoniciens, que l'unité est le résultat du déve- loppement de la nature, et que le moins parfait est antérieur au plus parfait. Tous ces principes étaient plutôt les principes de Pythagore que ceux de Platon. Xénocrate, après Speusippe. con- tinua à entraîner le platonisme dans le pythago- risme. Il ne supprima pas le nombre idéal, mais le confondit avec le nombre mathématique. D'autres philosophes introduisirent aussi d'au- tres innovations dans la doctrine de l'Académie; mais il est difficile, dans l'obscurité des témoi- gnages et la rareté des monuments, d'arriver à quelques détails précis, et il est d'ailleurs peu intéressant d'y insister. La philosophie ne nous offre pas dans l'anti- quité d'autres applications importantes de la théorie du nombre. Au moyen âge, le nombre eut sa place dans les superstitions des alchi- mistes et la philosophie cabaliste, qui y eut souvent recours. C'est aux xve et x\T siècles seulement que le retour de la philosophie an- cienne ramena le nombre sur la scène de la métaphysique. Un homme d'un esprit supérieur, Nicolas de Cuss, donna un système dont la plus grande originalité est d'être fondé sur des prin- cipes arithmétiques. C'est sous la forme mathé- matique que se présentent à Nicolas de Cuss ses principales théories. Le premier principe est pour lui le maximum; et, par une apparente contradiction, qu'il serait facile aux partisans de Hegel d'expliquer, le maximum est identique au minimum. Ce qui rend les choses intelligi- bles, selon Nicolas de Cuss, ce sont les rapports et les proportions, et le nombre est ainsi le principe de la raison. La philosophie pythago- ricienne eut encore un interprète illustre dans un disciple de Nicolas de Cuss, Jordano Bruno, le plus brillant et le plus fécond des philosophes du xvie siècle. Dans ses écrits, où toutes les inspirations se retrouvent, où Plotin s'unit à Raymond Lulle et Aristote à Platon, les nom- bres jouissent du même empire mystérieux que dans Pythagore et Pbilolaùs : l'univers est pour lui un système de nombres. Les dix premiers nombres ont chacun un sens particulier qui les rend l'objet de la vénération; mais c'est surtout l'unité, la triade, la tétrade et la décade qui sont pour lui les nombres parfaits. Nous aurions trop à faire, et nous sortirions de notre sujet, si nous voulions raconter toutes les superstitions et toutes les aberrations aux- quelles la théorie du nombre a donné lieu. A mesure que la vraie méthode et le vrai esprit scientifique se sont introduits en philosophie, Jes nombres ont été renvoyés aux mathémati- ques, et n'ont plus eu de place en métaphysique. Kant a fait à l'idée de nombre une place impor- tante dans l'analyse du concept de notre raison; il l'a considérée comme l'intermédiaire par le- quel la catégorie pure de la quantité peut s'ap- pliquer aux phénomènes de 1 : ],. nombre est le noumène de la catégorie de quan- tité; mais si l'idée de nombre mérite d'être analysée dans un traité de l'entendement humain, il n'en résulte pas qu'elle puisse avoir aucune application sérieuse dans la science de l'essence et des principes des choses. Quelques esprits supérieurs, tels que Joseph de Maistre, ont été, même de notre temps, frappés de l'influence et de l'empire des nombres; mais ce sont, en gé- néral, des esprits plus ou moins voisins de l'ilfu- minisme. Le pythagorisme est une curiosité historique; mais il ne peut rien fournir à la philosophie rationnelle de notre temps. Consultez la Métaphysique d" Aristote, VEssai sur la métaphysique d? Aristote de M. Ravaisson, Paris, 1837-1840, 2 vol. in-8, et voyez les articles PytiiagorE; Platon, Aristote. P. J. NOMINÀiISME. Lorsque, vers le milieu du ixc siècle, quelques hommes recommencèrent à penser après une longue période de barbarie, ils n'eurent pas, pour s'aider dans leurs efforts, les exemples et les leçons du génie antique. Les chefs-d'œuvre de la philosophie qui auraient pu hâter leur éducation avaient péri ou demeuraient ignorés : il n'en restait guère pour eux que les écrits de Boëce, parmi lesquels se trouvait une traduction et deux commentaires de Vlntrod/u - lion de Porphyre, préambule au livre des Caté- gories d' Aristote. C'en était assez pour avoir une idée très-incomplète de la logique, et peut-être n'eussent-ils pas soupçonné que cette science faisait partie d'un vaste système de connaissan- ces, s'ils n'avaient lu dans ce dernier opuscule une phrase désormais célèbre, et dont on a pu dire que la scolastique est sortie. « Je ne cher- cherai point, leur disait Porphyre, si les genres et les espèces existent par eux-mêmes ou sont de pures conceptions abstraites ; ni, dans le cas où ils seraient des réalités, s'ils sont corporels ou non ; ni s'ils existent séparés des choses sen- sibles, ou confondus avec elles : cette recherche est trop difficile et exigerait une longue discus- sion qui n'est pas de mon sujet. » Le sens de ces questions est très-clair : c'est un coup d'œil jeté par delà la logique sur les problèmes les plus obscurs de la psychologie et de la métaphysi- que, et c'est par cette porte dérobée que les docteurs de ce temps furent introduits dans la philosophie pure. Les commentaires de Boëce leur donnaient même deux solutions opposées, trop succinctes pour qu'ils pussent en pressentir la gravité : d'après l'une, non-seulement les espè- ces et les genres sont des choses réelles, mais encore il n'y a rien de réel hors d'eux ; d'après l'autre, ce sont de simples conceptions de l'esprit réalisées par le langage. Telles sont les deux voies où s'engagent dès le début les maîtres de l'école, se séparant de plus en plus les uns des autres, à mesure qu'ils s'y enfoncent, retrouvant par ce moyen détourné presque tous les problè- mes autrefois agités, et renouvelant, sous le nom de réalistes et de nominalistes, l'éternel débat de l'idéalisme et de l'empirisme, qui se conti- nuera après eux. Ce ne sont pas deux écoles qui vont se combattre, ce sont les deux grandes tendances de l'esprit humain qui vont se retrou- ver aux prises. 11 suffit, pour s'en convaincre, de considérer le nominalisme dans son principe et dans ses développements. Le problème posé par Porphyre peut s'énoncer sous une forme générale. Parmi les idées que nous avons dans l'esprit, les unes ont un objet réel, indépendant de la pensée qui s'y applique ; les autres sont dépures conceptions formées par l'esprit, fixées par le langage, n'ayant qu'une existence mentale, ou si l'on veut nominale. NOMI — 1199 — NOMI D'un coté il y a des choses, de l'autre des mots. Faire le dénombrement de ces deux classes de connaissances, en d'autres termes, distinguer l'objectif du subjectif, c'est la plus grande diffi- culté de la psychologie de l'intelligence; c'est aussi le grand problème de la métaphysi- que, car on ne se prononce pas seulement, si on le résout, sur la nature et le nombre de nos facultés, mais sur la nature et le nombre des êtres. Le nominalisme incline à considérer la plupart de nos idées, sinon toutes, comme des œuvres de l'esprit aidé du langage, et, par suite, à réduire au minimum les espèces d'objets con- nus, d'après l'adage qu'il ne faut pas multiplier les êtres sans nécessité. Suivons-le dans ses ré- ductions successives, et considérons ce qui res- tera à la réalité quand il aura parcouru toute sa carrière. Nous connaissons d'abord, d'une part, des individus, et, de l'autre, des espèces et des genres, c'est-à-dire des universaux, terme qu'il importe de conserver, puisque seul il dis- pense de dire a priori si les espèces et les genres sont des choses ou des mots. Entre ces deux classes il n'y a pas à hésiter : tout ce qui est particulier a son objet dans la nature ; nous sommes directement en rapport avec ces êtres qui sont des unités distinctes, et formant cha- cune à part un tout indivisible; réciproquement tout ce qui est universel est le résultat d'un travail perpétuel d'abstraction, de comparaison, d'analyse et de synthèse, grâce auquel l'esprit embrasse sous une commune raison un grand nombre d'objets, et donne à toutes ses percep- tions la forme de l'universalité. Les universaux n'ont donc qu'une réalité mentale ; leur lieu est l'entendement, et hors de là toute vie et toute lacivité appartient aux individus. En suit-il que les conceptions générales soient purement arbi- traires, qu'elles ne soient que des mots? Le nomi- nalisme ne paraît avoir jamais soutenu sérieu- sement cette thèse. Non, sans doute, l'humanité, pour répéter un exemple familier aux scolasti- ques, l'humanité n'est pas un simple son articulé, flatus vocis, ni même une conception imaginaire; c'esfun attribut commun aux êtres humains, subsistant en eux et par eux, s'évanouissant comme une fiction dès qu'on veut l'en séparer autrement que par abstraction, et qui, suivant les locutions consacrées, n'est pas ante res, ni post res, mais seulement in rébus. C'est l'inverse de la proposition des réalistes qui regardent l'individu |comme un accident, et le genre comme la vraie substance. Cette thèse ainsi res- treinte paraît plausible, quoiqu'elle souffre de graves difficultés à propos des espèces naturelles ■ on ne peut la regarder comme dangereuse, quana on entend Bossuet lui-même déclarer « qu'il n'y a rien en soi d'universel ». Mais ce n'est qu'un premier essai de nominalisme timide. A quoi reconnaît-on l'individu? Il se voit, il se touche, il fait impression sur nos organes. Et l'espèce ? elle est invisible, on la conçoit et on la nomme, voilà tout. Or, si l'individu seul est réel, si l'es- pèce est un être de raison, on a trouvé en les distinguant le principe général qui servira dé- sormais à ce difficile discernement de l'abstrac- tion et de la réalité : il n'y aura d'êtres que ceux qui tombent sous les sens : tout le reste sera relégué sous le nom d'entités ou d'abstractions, sinon parmi les rêves, au moins parmi les créations de l'esprit humain. Non- seulement il n'y a que des individus, mais tout individu est corporel; toute vérité est physique ; tout principe, une généralisation de l'expérience, et toute raison un raisonnement sur les sensa- tions. De là une psychologie sensualiste, et une métaphysique matérialiste. Et encore les rai- sonneurs sincères ou hardis ne pourront s'y tenir. Non-seulement ils devront avouer que nous n'avons, hors de la foi, nul moyen de con- naître l'âme, ni Dieu, qui sont pour eux de vrais universaux, mais encore qu'il n'y a à pro- prement parler aucune science. La science, en effet, ne peut avoir pour objet cette chose in- saisissable, et sans cesse renouvelée, diverse à cha- que point de l'espace, à chaque division du temps qu'on appelle l'individu : non est fluxorum scientia : elle ne peut se constituer et grandir qu'en s'appuyant sur des vérités universelles; mais toute vérité de ce genre est une pure con- ception ; l'esprit la tire de sa propre substance, comme l'araignée, dit Bacon, tire de ses en- trailles le fil qui servira à son fragile ouvrage. Les œuvres de la science n'ont pas plus de con- sistance. Dans ses efforts pour atteindre le vrai, la pensée ne peut sortir d'elle-même; elle ne saisit que sa propre image : tout ce qu'elle superpose à la réalité individuelle sous le nom de principes, de genres et de lois est son œuvre; et le dernier mot d'un nominalisme conséquent, c'est le scepticisme dans la science, et l'égoïsme en morale. Encore faut-il ajouter que l'individu lui-même s'efface sous cette critique meurtrière, et qu'après avoir été proclamé la seule force réelle, il devient à son tour un nom pour dési- gner un groupe de faits. Ces évolutions du nominalisme, prévues par la logique, l'histoire nous les montre s'accom- plissant au moyen âge, et elles n'ont pas cessé de se continuer dans les temps modernes. Sans doute; plus d'un philosophe s'arrête à moitié chemin; il y a des nominalistes timides et mo- dérés, qui restreignent à la logique l'application de leurs principes; il y en a de clairvoyants qui font des efforts pour échapper au matérialisme et au scepticisme; mais malgré ces résistances individuelles, le courant emporte le gros de l'école jusqu'aux extrémités. Le problème est d'abord posé au ixe siècle comme une question de grammaire ou tout au plus de dialectique, et Raban-Maur et saint Heiric, qui le tranchent au sens péripatéticien, ne paraissent pas se douter des conséquences de leur solution. Un peu plus tard, Bérenger de Tours se charge de les faire apparaître en essayant d'interpréter par cette méthode le dogme de l'Eucharistie, et inspire à l'Église, effrayée de son hérésie, l'horreur de la philosophie et surtout du nominalisme. Roscelin n'en donne pas moins à son tour la formule la plus rigoureuse, en réduisant à de simples mots tous les genres et les espèces, et même toutes les parties d'un tout, et osant l'appliquer à la théo- logie, il se demande s'il faut reconnaître dans la trinité chrétienne trois individus, c'est-à-dire trois dieux, ou un seul individu, c'est-à-dire alors une seule personne. L'orage soulevé par sa témérité était à peine dissipé que déjà Abailard relevait sous un autre nom la doctrine persécutée, qui prend dès lors conscience d'elle-même et s'affirme avec une profondeur et une étendue in- connue de ses premiers interprètes. Par politique ou par illusion, il s'acharne contre Roscelin, et en même temps, il ressuscite ses opinions en leur donnant un sens raisonnable. Les universaux ne sont plus des mots, ce sont des conceptions ; ils n'existent hors de l'esprit que dans les choses d'où on les dégage par abstraction. Voilà le con- ceptualisme qui n'est pas même un nominalisme inconséquent, comme l'a dit M. Cousin, mais le seul nominalisme intelligible. Réduire les uni- versaux à de pures conceptions c'est en même temps proclamer que, hors de l'intelligence, ils ne sont que des mots, et soutenir comme Roscelin cette dernière thèse, c'est reconnaître, à moins NOMI 1200 — NOOD de folie, que ces mots correspondent à des opéra- tions mentales qu'ils expriment et qu'ils fixent. Déguisé sous une nouvelle l'orme, se compli- quant déjà de la question de la matière et de la forme qui va devenir capitule au xnr siècle, laissant aussi entrevoir le problème métaphysi- que du principe de l'individuation, le nomina- nalisme d'Abailard, plus savant, plus profond, plus modéré en apparence que celui de son maître, échoue contre le même écueil. Il implique l'hérésie, et répugne à l'Église qui le condamne. Malheureusement, le réalisme conduit la théol oç ie à un autre abîme, et ses excès, réprouvés déjà en 1209 dans l'arrêt qui frappe Amaury, David et leurs sectateurs, rendent quelque crédit à la doctrine opposée, ou du moins provoquent de grands efforts pour trouver une voie moyenne où s'engage l'école dominicaine du xme siècle, sur les traces d'Albert et de saint Thomas, tour à tour rangés dans l'un et l'autre camp, mais en définitive se tenant plus près de Platon que d'Aristote, malgré l'appareil tout péripatéticien qu'ils affectent. Le nominalisme renouvelé, comme toute la philosophie, par l'étude des œuvres d'Aristote, jusque-là en partie ignorées, fortifié par la contradiction, et par les erreurs de ses adversaires, continue son travail de critique et de négation, et trouve enfin son expression la plus rigoureuse dans les écrits de Guillaume d'Occam, justement nommé par ses comtempo- rains princeps nominalium. INon-seulement il en finit avec tant d'abstractions complaisamment réalisées par l'école opposée, mais il confond dans une même négation les choses invisibles et les choses abstraites, et proclame hardiment que « suivant la loi de la nature, l'homme ne peut rien connaî ire en soi, si ce n'est ce qu'il perçoit par l'intuition des sens. » L'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme ne sont que de pures conceptions mentales, des problèmes aussi in- solubles que le principe d'indi viduation ; la mé- taphysique tout entière est niée par ce prédéces- seur du positivisme, et, chose singulière, l'Eglise d'abord étonnée finit par applaudir à ces con- clusions, qui frappent de discrédit la raison et la philosophie. Le nominalisme trouve grâce devant elle quand il est devenu le scepticisme, et qu'il semble accorder à la foi tout ce qu'il refuse à la raison. Elle ne semble pas apercevoir quel péril il y a à habituer les esprits à distinguer la vérité suivant la philosophie et la vérité suivant la religion. Le nominalisme, souvent déguisé sous le nom de thomisme, triomphe, et après avoir été proscrit par les arrêts de 1339 et de 1340, il condamne à son tour le réalisme, domine dans les assemblées de prélats, s'affirme au concile de Constance par la bouche de Pierre d'Ailly et se complique d'un mysticisme éclairé avec Jean Gerson, qui l'interprète à sa façon, et préfère à toutes les vaines disputes de l'école cette brève maxime : Pœnilemini cl crédite Evangelio! Les destinées du nominalisme ne finissent pas avec, la scolastique qui lui a donné son nom; à partir des temps modernes il se transforme. Dans sa tendance gi nérale, il a été un effort constant pour réduire le nombre des êtres, non pas comme fe p.v réaliste, en les confondant tous dans l'unité de la sut out au con- traire en les séparant suivant la diversité de nos Sensations. Cette rédu tion à outrance, érigée en méthode dans la célèbre proposition d'Occam, «qu'il ii" faul pas multiplier les êtres sans né- té », ne s'est p i tent sur les universaux, *»t les en êtres de raison; des individus eux- , et les genres ne sont rien • que nous ne les percevons pas, pourquoi Dieu et l'âme seraient-ils quelque chose? Le nominalisme a gagné sa cause sur le premier point : Descartes considère comme de simples modes de la pensée « ces idées générales que, dans l'école, on comprend sous le nom d'uni- versaux »; Leibniz, moins dédaigneux du moyen âge. et parfois plus indulgent pour le réalisme, déclare pourtant que « la secte des nominaux est la plus profonde et la plus d'accord avec la méthode philosophique depuis sa reforme » ; et enfin, Spinoza lui-même, dans une page admira- ble du second livre de l'Ethique (proposition 40), reconnaît que « ces termes transcendantaux ne désignent rien autre chose que les idées à leur plus haut degré de confusion». Mais ces grands hommes et tous ceux qui marchent dans leur voie n'en sont pas moins des réalistes, puisque tous soutiennent qu'il y a plus dans la réalité que dans les sens. Aussi à côté d'eux se font entendre les successeurs d'Occam, les vrais no- minalistes acharnés à ramener à de simples mots, ou tout au plus à de simples conceptions, tout ce qui dépasse l'expérience. Tel est Gassendi, logi- cien ingénieux et profond, métaphysicien mé- diocre, comme il convient à un empiriste; tel est surtout Hobbes, le plus grand peut-être des no- minaiistes modernes, le plus rigoureux dans ses déductions, puisqu'il paraît avoir soutenu au pied de la lettre la thèse de Roscelin et mérité d'être appelé par Leibniz plus quarn nominalis. Il serait inutile de suivre pas à pas le développe- ment de l'esprit nominaliste à partir de Locke jusqu'au moment où Kant le ramène, comme jadis Abailard, au conceptualisme; on sait com- ment de nos jours il s'allie au scepticisme chez des philosophes qui, au nom de la science et par horreur pour les fantômes métaphysiques, ré- duisent l'infini à un mot, le moi à une série de phénomènes, et la matière elle-même à des états de conscience. On n'a pas à apprécier ici des doctrines qui se trouvent critiquées d'un bout à l'autre de ce Dictionnaire; on veut seulement remarquer que les questions ont changé de nom s.ms changer de nature, et que le nomi- nalisme n'a jamais été plus savant, ni plus résolu que dans des ouvrages tout récents. Qu'on lise, par exemple, les premiers chapitres de la Lo- gique de Stuart Mill. ou les premiers livres du traité de M. Taine, de l'Intelligence; on y trou- vera avec des précisions inconnues à nos scolasti- ques. les affirmations qui ont signalé les noms de Roscelin et d'Occam ; nos idées y sont ra- menées à des noms, les noms à une classe d'images, et les images à des sensations. Pour l'histoire du nominalisme on consultera surtout : V. Cousin, Fragments philosophiques, Philosophie du moyen âge, Pans, 186 j; — B. Hauréau, Histoire de la philosophie scolastique, Paris, 1872. Yoy. aussi dans ce Dictionnaire l'article Réalisme. E. C. NOODT (Gérard), né à Nimègue en 1647, mort en 1725, fut successivement professeur de droit dans sa ville natale, à Franeker, à Utrecht et à Leyde. Ses nombreux ouvrages sont tous con- sacrés à des questions de jurisprudence et de droit naturel. Les deux suivants peuvent inté- resser la philosophie : de Jure imperii et Lcge regia; de Religione ab imperio. jure gentiumf libéra. Ce sont deux discours qu'il a prononces a si sortie des fonctions de recteur de l'univer- de Leyde, en 1699 et 1706. Barbeyrac les a traduit ei réunis sous ce titre : du I' souverains ci de la Liberté de conscience. Dms le premier, Noodl l'on peut dire qu'elle éin divine, elle n'est et blic directement que KORR — 1201 — NORR pv la volonté des peuples, et elle ne s'étend pas au delà de ce que réclame l'ordre public. Les hommes sont naturellement égaux et libres, non pas d'une égalité et d'une liberté absolues, mais dans les limites du respect qu'ils se doivent réciproquement, d'après les maximes de la mo- rale. En constituant des sociétés, ils ne se dé- pouillent jamais de tous leurs droits, lors même qu'aucun pacte positif n'a fixé les bornes du pouvoir social. La résistance à la tyrannie est une réserve de droit naturel. L'esclave lui-même n'est pas soumis en tout à son maître, et l'ac- ceptation volontaire de l'esclavage par tout un peuple n'autoriserait pas une oppression sans l'rein. Ces principes ne sont pas contredits, sui- vant Noodt, par ce qu'on appelle la Loi royale de VEmpire romain, qui, en dispensant les em- pereurs de certaines lois, ne les mettait pas au- dessus de toutes les lois. — Dans le discours sur la liberté de conscience, Noodt démontre que la religion doit être entièrement indépendante du pouvoir civil. Elle ne se rapporte qu'aux inté- rêts des âmes qui ne rentrent pas dans les attri- butions de la loi. Elle est l'objet d'une convic- tion individuelle que nul ne peut changer à son gré ou au gré des autres. Lors même que l'insti- tution de la société lui aurait soumis les con- sciences, elle ne pourrait s'en prévaloir, sans violer le droit naturel et sans usurper le droit de Dieu. L'intolérance ne peut invoquer ni le bien de la religion, qui puise sa force dans sa vérité même, ni celui des égarés, car ce n'est pas par la contrainte, mais par la persuasion qu'on peut espérer de les ramener, ni celui de la société elle-même, car la diversité des croyances, quand elles se respectent les unes les autres, n'y est pas un sujet de trouble, et elle peut même y neutraliser la puissance des fac- tions. Noodt s'est visiblement inspiré dans ce discours de la lettre de Locke sur la tolérance, dont il n'a guère fait que développer les argu- ments, dans un esprit encore plus libéral, puis- qu'il n'exclut pas l'athéisme, et qu'il admet explicitement au bénéfice de la liberté la super- stition et l'idolâtrie. Ces deux opuscules, dont les principes ne devaient être consacrés dans toute leur extension qu'un siècle plus tard par la révolution française, respirent une mâle élo- quence, sans déclamation. Les œuvres complètes de Noodt ont été pu- bliées à Leyde en 1724, deux volumes in-folio. Les dissertations sur la liberté de conscience terminent le premier volume. La traduction que Barbeyrac a donnée de ces dissertations fut pu- bliée à Amsterdam en 1707 et réimprimée en 1714 et en 1731, avec le discours de Gronovius sur la Loi royale, et un discours du traduc- teur sur la Nature du sort, 2 vol. in-12. Em. B. NORRIS (Jean), né en 1657, à Collingborne- Kingston, dans le Wiltshire, mort en 1711, rec- teur de Bemerton, près de Sarum, est un des philosophes et des théologiens les plus distin- gués que l'Angleterre ait produits à la fin du xvne siècle. Comme théologien, il a cherché à concilier les droits de l'autorité avec ceux du libre examen, à faire une part considérable au mysticisme, sans gêner la spéculation philoso- phique, et à fonder sur la raison même la néces- sité de la foi et d'une révélation surnaturelle. Comme philosophe, c'est un adversaire de Locke et un disciple de Malebranche. Parmi les nom- breux écrits qu'il a laissés, et dont nous don- nons la liste plus bas, trois principalement peu- vent servir à le faire connaître dans sa double qualité et méritent d'être cités ici. Le premier, qui a pour objet l'amour de Dieu, a la forme ou est le résultat réel d'une correspondance entre DICT. PHILOS. l'auteur et une femme, mistress Astell : Lelters conceming (lie love of God, between the aulor of the proposai to the ladics and John Norr.'s, in-8, Londres, 1695. Le second est un traité de la raison et de la foi, dans leurs rapports avec les mystères du christianisme : An Account of reason and faith in relation to the mysteries of christianity, in-8, ib., 1697. Enfin, le troisième, qui est le plus important de tous, a pour titre : Essai sur la théorie du monde idéal ou intel- ligible (an Essay toward the theory of the idéal or intelligible world), 2 vol. in-8, ib., 1701-1704. La doctrine exposée dans les Lettres sur Va- mour de Dieu est purement mystique, et peut se' réduire aux propositions suivantes , déve- loppées dans un style recherché, prétentieux, qui nous rappelle à la fois Mme Guyon et Mlle de Scudéri. L'amour est un chemin plus sûr pour arriver à la perfection, un moyen plus efficace de nous unir à Dieu, que toutes nos autres fa- cultés ensemble. L'homme est plus puissant par l'amour que par la science, par le sentiment que par la raison ; tandis que le premier nous élève aux plus sublimes hauteurs du monde spi- rituel et peut atteindre à la pureté des séraphins et des anges, la seconde ne nous offre qu'incer- titude et confusion, que sujets de doutes et de disputes. Toutes les facultés dont nous sommes doués, quoique venues du ciel, nous laissent sur la terre ; l'amour seul nous transporte, dès cette vie, dans les régions de l'éternité. Mais il n'y a qu'un amour, qui est l'amour de Dieu. L'amour de Dieu n'existe pas s'il n'est pas exclusif, s'il ne détruit pas en nous toute affection terrestre : car l'Être infini veut être aimé infiniment ; celui qui est la source de tout bien est seul aimable. Il y a plus de science et de talent, sinon plus d'originalité, dans le Traité de la raison et de la foi. Une plus grande part est faite à la raison, quoique le but avoué de l'auteur soit de lui imposer des limites. Ce livre, comme on peut l'apprendre dans la préface, a été écrit pour servir de réfutation au Christianisme sans mys- tères, de Toi and, et au socinianisme, au déisme, ou, comme on dirait aujourd'hui, au rationa- lisme, qui pénétrait alors sous toutes les formes et par tous les côtés dans l'Église protestante Les égarements qui attendent les esprits engagés dans cette voie forment, d'après Norris, la pro- gression suivante : de socinien l'on devient déiste, et de déiste on est tout près de devenir athée. Il s'agit donc de démontrer, non pas que la raison nous trompe, car, s'il en était ainsi, il n'y aurait plus aucune différence entre la vérité et l'erreur, mais qu'elle ne peut nous suffire dans la mesure où elle nous est départie; qu'elle n'a pas la même étendue que la vérité en soi, ou les vérités dont nous avons besoin pour nous soutenir et nous diriger, et qu'aux connais- sances instinctives et démonstratives dont nous lui sommes redevables, il est nécessaire que nous ajoutions des connaissances révélées. La question, réduite à ces termes, est une question de fait et pas autre chose. Nous n'avons pas à choisir entre la raison et quelque autre puis- sance qui la contredit dans ses assertions, qui la combat et la dément dans ses principes les plus essentiels ou dans ses conclusions les plus légitimes; il s'agit seulement d'examiner si tel ou tel dogme proposé à notre foi est révèle ou non, s'il doit être regardé comme une oeuvre de i'intelligence humaine, ou s'il y a des preu- ves historiques, irrécusables, qu'il émane d'une source divine et nous a été communiqué par des moyens surnaturels. En effet, comment la rai- son et la révélation pourraient-elles se com- 7fi XORH 1202 — NOTI t3 1 tue? La raison, prise dans un sens absolu., n'est pas autre chose, pour Norris, que la me- sure exacte de la virile, c'est-à-dire la raison divine ; car toute vérité doit être intelligible. Mais ce qui est intelligible pour la raison divine ne l'est pas nécessairement pour la raison hu- maine; car l'homme ne possède pas toute la raison, qui embrasse l'infini, qui est Dieu lui- même ; il ne peut la posséder qu'avec certaines limites. Il en résulte que ces deux raisons ne diffèrent l'une de l'autre que par leur étendue et non par leur essence; qu'elles sont une seule et même chose sous des mesures diverses. Loin donc d'abdiquer la raison devant la révélation, il faut les faire servir l'une à l'autre : la raison à contrôler les titres de la révélation, la révé- lation à combler les lacunes de la raison. « La lumière de la raison, dit Norris (ch. vin, § 4), vient de Dieu aussi bien que la lumière de la révélation ; et quoique la dernière surpasse et éclipse la première, elle ne peut jamais la con- tredire. Dieu, qui est la souveraine vérité, ne peut rien nous révéler qui soit contre la raison, et il ne peut pas exiger de nous, lui qui est la souveraine bonté, que nous croyions une telle chose. Mais je vais plus loin et je dis que, non- seulement il ne peut exiger notre foi pour ce qui est contre la raison, il ne veut pas même que nous croyions ce qui est hors de la raison. En effet, croire à ce qui est hors de la raison est un acte déraisonnable, et Dieu ne peut pas exiger un tel acte, particulièrement d'une créa- ture douée de raison. » Si l'on veut comparer ces idées à celles que Locke a exposées, sur le même sujet, dans le quatrième livre (ch. xvm) de son Essai sur V entendement humain, on ne trouvera pas une grande différence entre elles. C'est qu'en matière d'indépendance philoso- phique, de respect pour la raison humaine, l'école de Descartes, à laquelle appartient Norris, n'a rien laissé à faire à celle de Locke, et une des plus grandes erreurs du xvme siècle est d'avoir pensé que la liberté de l'esprit humain avait quelque chose à gagner dans le triomphe de la seconde sur la première. Quant à savoir si cette théorie atteint le but que se proposait Norris, si elle contient une solide réfutation du socinianisme, du déisme, du rationalisme, c'est une question que nous n'avons pas à traiter ici et que nous abandonnons volontiers aux théolo- giens. On aura déjà reconnu l'influence des idées de Malebranche dans le traité dont nous venons d'exprimer la substance. C'est le système com- plet de ce philosophe, exposé dans un noble langage, résumé et quelquefois développé ou explique sous une forme élégante, facile, onc- tueuse, qui fait seul le sujet de VEssai sur la théorie du monde idéal ou intellectuel. Des deux volumes dont l'ouvrage se compose, et qui ont été publiés à trois ans de distance l'un de l'autre, le premier considère le monde intelli- gible en lui-même, d'un point de vue absolu ou purement métaphysique ; le second l'envisage dans ses rapports avec l'entendement humain, avec les idées et les facultés qui nous attestent son existence, c'est-à-dire d'un point de vue philosophique. Nous avons peu de chose à dire de la première partie. « M. Malebranche, dit l'auteur (ch. i, § 3), est vraiment le Galilée du monde intellectuel : il nous a donné le point de vue, et toutes les découvertes qui seront dites à l'avenir ne pourront l'être que par son téles- cope. » La seule lâche que se propose ici Norris, c'est, pour nous servir de ses expressions, d'a- jouter quelques traits à la céleste peinture que ce nouvel Apellcs a laissée inachevée. Il a mis plus du sien dans la dernière partie, où *a théorie est accompagnée de la polémique. On j remarque surtout le premier chapitre, dirige contre cette proposition de Locke, « que Dieu pourrait donner à la matière la faculté de pen- ser », et le chapitre septième, qui contient en même temps l'histoire et la critique du sensua- lisme. « Ce n'est pas un procédé digne d'un philosophe, dit Norris, d'invoquer la toute-puis- sance divine au lieu d'interroger la nature des choses par l'observation et la comparaison. Or, que nous apprennent ces moyens ordinaires de l'investigation scientifique, sur les rapports de la pensée et de l'étendue? Que la pensée et l'étendue ne sont pas seulement deux modes ou deux qualités distinctes, tels que la figure et le mouvement, par exemple, mais deux essences différentes. Rien n'empêche que le mouvement et la figure, quoique séparés dans notre esprit, ne soient réunis dans le même objet matériel, puisqu'ils ne sont, pour ainsi dire, que des élé- ments de la notion de matière : car tout corps étant limité, est nécessairement terminé par certaines lignes, et est susceptible de changer de place. Mais l'étendue n'est comprise en au- cune manière dans la pensée, ni la pensée dans l'étendue. Bien plus, celle-ci étant nécessai- rement divisible et celle-là simple et une, il est impossible de les réunir dans le même sujet. Donc cette proposition : La matière pourrait penser, n'en est pas moins contradictoire que celle-ci : Le triangle pourrait avoir les mêmes propriétés que le carré. » Quant à la doctrine qui fait dériver toutes nos idées des sens, non content de la réfuter en elle-même en prouvant qu'elle a contre elle la véritable expérience, qu'elle renferme des contradictions sans nom- bre, qu'elle ébranle toutes les bases de la mo- rale et de la foi, l'auteur de VEssai sur la théorie du monde intellectuel s'efforce de la discréditer par l'histoire, en montrant qu'elle n'est qu'une transformation des images maté- rielles, des idoles d'Épicure et de Démocrite, et des espèces intentionnelles de l'école. Outre les ouvrages que nous venons d'analy- ser, Norris a encore laissé les écrits suivants : Tableau de l'amour sans voile, traduit de VEf- figies amoris, in-12, Londres, 1682 ; — Idée du. bonheur, in-12, ib., 1683; — le Whiggisme dé- masqué et confus, in-4, ib., 1683; — Tractatus adversus reprobationis absolutœ decretum, nova methoao, in-8, ib., 1683; — Poésies et dis- cours écrits en différentes occasions, in-8, 1684; — traduction anglaise des quatre derniers livres de la Cyropédie de Xénophon, in-8, 1685; — la Théorie et les Lois de l'amour, in-8, 1688; — la Raison et la Religion ou les Fondements et les mesures de la dévotion, in-8, 1689; — Ré- flexions sur la conduite de la vie humaine, in-8, 1690; — la Béatitude chrétienne, suivie de réflexions sur VEssai sur l'entendement hu- main, in-8, 1691 ; — l'Accusation de schisme continuée (contre les sectes dissidentes), in-12, 1691; — Discours pratiques sur divers sujets, 4 vol. in-8, 1691-1698; — deux Traités concer- nant la lumière divine, in-8, 1692; — le Conseii spirituel ou Avis d'un père à ses enfants, in-4, 1694; — Traité concernant l'humilité, in-8, 1707; — Discours philosophique sur l'immor-^ talité naturelle de iâme, in-8, 1708; — Traité ,/<• la prudence chrétienne, in-8, 1710. NOTION (de nosecre, connaître). C'est le nom que l'on donne quelquefois aux idées; mais il offre un sens plus général, et, par conséquent, plus vague, qui en devrait rendre l'usage très- mspect. Quand nous nous servons du mot idée, nous voulons designer une chose que notre NOVA 1203 NOVA esprit conçoit, qui est présente à notre pensée, sans que nous portions sur elle aucun jugement, sans que nous prenions sur nous d'affirmer ou de nier son existence. Quelques philosophes, lui donnant une signification encore plus restreinte, ne permettent de l'employer que pour les cho- ses universelles et nécessaires, dont il faut ad- mettre l'existence par cela seul que nous som- mes en état de les concevoir. Par une notion, nous entendons à la fois ce qu'exprime le mot idée dans son acception la plus générale, et une vue plus complète des choses, un jugement ou une suite de jugements, une certaine con- naissance d'ensemble, mais superficielle. C'est ainsi que nous parlons de notions de physique, de géométrie, etc. C'est à cause même de cette généralité, sans doute, et parce qu'il laisse une grande liberté à l'esprit, que ce dernier terme, à commencer par Descartes (Regulce ad direc- tionem ingenii), a trouvé tant de faveur dans notre langue philosophique. Il offre le moyen d'éviter et les idées de Platon, et les espèces de la scolastique, et les images ou idées-sensations de l'école empirique. NOUMÊNE (du grec vow(i£vov, ce qui est conçu [>ar l'intelligence ou la raison pure, voù;)- Dans a philosophie de Kant, le noumène est opposé au phénomène. Celui-ci c'est l'objet tel qu'il est formé par expérience, tel que nous pouvons nous le représenter relativement à nous, à l'aide des impressions qu'il produit sur notre sensibilité. Celui-là c'est l'objet tel que nous supposons qu'il est en lui-même, sans aucune relation avec nous. Mais nous ne savons rien des choses ainsi comprises ; car, à part les phénomènes, il n'y a en nous que les formes mêmes de notre enten- dement ou les catégories. Voy. Kant. NOVALIS. L'histoire de la philosophie alle- mande présente, à la fin du xvnr3 siècle, un écrivain enthousiaste, un penseur subtil et char- mant, qui occupe, au-dessous des métaphysi- ciens illustres, une place à part. On sait quel est le caractère de la philosophie en Allemagne de- puis Fichte et Schelling; on sait combien la cir- conspection puissante du profond génie à qui nous devons la Critique de la raison pure a été promptement remplacée par les systèmes har- dis, par les conceptions aventureuses. La part de la poésie est presque aussi grande que celle de la métaphysique dans les théories, ou, comme disent nos voisins, dans les constructions de Schelling et de Hegel. Faut-il s'étonner que, malgré l'appareil scolastique derrière lequel elles se cachent, ces rêveries grandioses aient ravi les imaginations les plus vives, et qu'un romancier, un poëte, mérite d'être cité avec hon- neur à la suite des maîtres de la pensée? M. de Schelling particulièrement compte parmi ses plus beaux titres l'influence prodigieuse que sa philosophie a exercée sur toutes les œuvres de l'esprit, sur toutes les manifestations de l'intelli- gence humaine. Pendant longtemps cette philo- sophie a donné une impulsion féconde aux scien- ces naturelles, à la physique, à la médecine ; elle a renouvelé l'étude de l'histoire et agrandi la théorie des beaux-arts; n'était-il pas naturel que, dans ses premiers jours, dans le premier enthousiasme de ses croyances, elle suscitât un poëte? Ce poëte, en effet, a paru avec le mouve- ment d'idées qui a produit la philosophie de la nature; qu'il ait été le précurseur ou le confi- dent du nouveau système, il n'a pas manqué à la gloire naissante du métaphysicien. A la fois sub- til et ferme, mystique et sensé, image assez fi- dèle, en un mot, de la doctrine de son maître, oe poétique penseur ne peut être oublié désor- mais dans l'histoire de la philosophie allemande, et parmi les noms plus ou moins célèbres qui sont comme le cortège de M. de Schelling, le premier en date et l'un des plus brillants est ce- lui de Novalis. Frédéric de Hardenberg (personne n'ignore sans doute que Novalis est un pseudonyme) na- quit le 2 mai 1772 dans la haute Saxe (comté de Mansfeld), non loin de cette petite ville d'Eisle- ben qui a donné le jour à Luther. Fils du baron de Hardenberg, directeur des salines de Saxe, Frédéric de Hardenberg était destiné de bonne heure aux emplois élevés de l'administration ; mais les inclinations de son esprit et d'illustres amitiés dont il fut honoré dès sa jeunesse, dé- terminèrent en peu de temps sa vocation philoso- phique et littéraire. Au sortir du collège, il étudia aux universités d'Iéna, de Leipzig, de Wit- temberg. C'est à cette époque qu'il se lia inti- mement avec Frédéric Schlegel et Fichte; et bientôt avec Schelling. Des malheurs qui le frappèrent vers le même temps, la mort de sa fiancée, la mort de son frère Erasme, disposaient son âme tendre à une sorte de rêverie exaltée et la rendaient accessible aux ivresses du mysti- cisme. Une telle situation d'esprit était bien fa- vorable aux tentatives ambitieuses de la philoso- phie qui se préparait à l'université d'Iéna, et qui bientôt allait remplacer celle de Fiente. C'était le moment, en effet, où M. de Schelling, à l'étroit dans la théorie hautaine et inflexible du disciple de Kant, aspirant à sortir du moi, à. retrouver Dieu et la nature, abandonnait la mé- thode psychologique et ouvrait les régions de l'ontologie aux élans hardis de l'imagination. Fichte lui-même, dans ses derniers écrits, avait fait des efforts inouïs pour s'arracher aux entra- ves de sa propre doctrine, et ce moi subjectif, comme disent les Allemands, ce moi dont les idées absolues étaient l'œuvre, ce moi qui créait tout, avait fini par se transformer en un moi ob- jectif et impersonnel. L'homme, qui occupait seul la scène du monde, avait remis à Dieu son empire, et, après avoir régné avec orgueil, il tendait à se perdre au sein de l'infini. Le système de Schelling est déjà là en germe. Les livres des alexandrins, les traités des mystiques du moyen âge, les écrits de Spinosa étaient lus avidement par l'héritier de Fichte. Novalis, quoique plus âgé que Schelling de quelques années, subit avec enthousiasme l'influence du jeune maître, et se livra tout entier aux idées nouvelles. Ces idées nouvelles, il les devait sans doute à la si- tuation générale des esprits, aux derniers écrits de Fichte, aussi bien qu'aux premières produc- tions de Schelling ; il est permis de croire ce- pendant que ce dernier eut sur lui l'action la plus décisive, et Novalis peut être compté parmi les esprits qui protestèrent, avec le jeune Schel- ling, contre l'étroite rigueur du système de Fichte. Schelling venait de publier les travaux dans lesquels s'annonce hardiment la philosophie nouvelle, Idées pour une philosophie de la na- ture (1797), l'Âme du monde (1798). Dans la jeunesse passionnée des systèmes, la poésie et la philosophie se confondent; or, si ce double caractère se reproduit quelque part, c'est assu- rément dans le fragment si poétique et si pro- fond intitulé les Disciples de Saïs, et dans le re- cueil de Pensées que Novalis faisait paraître à la même époque. On sait quel événement philosophique sépare en deux périodes distinctes la courte et brillante histoire de la moderne métaphysique allemande. La scifince, n'ayant pu arriver a l'absolu en par- tant de l'homme, abandonna la psychologie et se plaça au sein même de Dieu. Or, au moment où Schelling formule les premières orétentions NOVA — 1204 — NOVA de l'école qui doit succéder à celle de Fiente, Novalis met dans la bouche d'un des disciples de Sais une parole qui indique des préoccupations toutes semblables, et qui pourrait être le pro- gramme même du jeune philosophe. La statue de la déesse de Sais portait cette inscription: « Aucun mortel ne peut lever mon voile.» — «Si nul mortel, s'écrie un des disciples, ne peut le- ver le voile de la déesse, il faut nous-mêmes de- venir immortels ; car celui qui ne le lève pas. ce voile divin, celu'i-là n'est pas un véritable dis- ciple de Sais. » Brillantes et audacieuses paroles que développeront avec puissance et Schelling et Hegel : elles rattachent les systèmes de ces deux maîtres au néo-platonisme ; elles sont dans la philosophie allemande la première apparition des principes d'Alexandrie, qui vont être continués et agrandis à Berlin et à Munich. C'était là, on le sait, une des doctrines de Plotin: Se dépouiller de l'humanité et monter jusqu'à Dieu ou jusqu'à l'Un. Ce n'est plus une contemplation, dit Plotin, on est devenu un autre, l'esprit se voit devenu Dieu, ou plutôt il n'a pas cessé de l'être, et c'est alors seulement qu'il s'apparaît à lui-même (6îov q>evé(i£Vov, [WtXXov ce ôvra, àvaœâvevTa u.èv tôte. L'un. VI. liv. IX, ch. ix). Novalis. qui lisait avec ardeur les philosophes alexandrins, dut être frappé de ces hardiesses qui convenaient à sa pensée. Il a répété ce précepte et l'a livré aux maîtres qui se levaient. Schelling, Hegel surtout, se sont approprié cette idée d'une manière sou- veraine, et ce qui. dans Plotin, ressemblait trop à une extase est devenu chez ce dernier une méthode. C'est ainsi que se termina ce débat chez nos voisins : la philosophie, après la pre- mière expérience de Fichte, s'écria, comme No- valis : «Il faut que je devienne Dieu! » Ce fragment plein de profondeur et d'éclat, les Disciples de Sais, est la première partie d'un roman ou plutôt d'un poëme en prose, dans le- quel les principales questions delà philosophie des sciences devaient être discutées. Novalis n'a pas eu le temps d'achever son œuvre ; mais le fragment que nous possédons contient assez de remarques profondes, assez de pensées hardies et neuves, pour assurer un rang élevé au poète enthousiaste qui l'a écrit. Ces éclairs, il est vrai, brillent souvent au milieu des nuages; il y a bien des bizarreries, bien des sublimités obscu- res dans tout ce que Novalis a produit, et il est probable que la traduction de ses œuvres ne trouverait pas chez nous un accueil très-empressé; cela n'empêche pas de reconnaître la place dis- tinguée qu'il occupe parmi les écrivains de son pays. Les représentants de cette grande école des sciences naturelles qui s'est formée autour de M. de Schelling n'ont pas été ingrats pour Novalis. On peut lire, dans un recueil dirigé par un illustre naturaliste, dansl'ists de M. Oken, un curieux article où Novalis est parfaitement apprécié. L'auteur fait hommage au jeune poète de plusieurs points de vue nouveaux dont a pro- fité la science, et qu'il avait hardiment soup- çonnés. Il salue aussi avec joie cette ère nouvelle où l'enthousiasme poétique et la science de la nature semblent devoir s'allier intimement et se rendre de mutuels services; il rappelle qu'unies d'abord à l'origine des littératures, elles ont été obligées de se séparer bientôt, et qu'elles ten- dent aujourd'hui à se réconcilier dans une unité supérieure. Quelle que soit la valeur des espé- rances exprimées ici par VIsis d'Oken, il n'est pas inutile de citer ce jugement d'un recueil lire dans la science, et de montrer par ce l < ii de mots cruelle haute place occupe Novalis dans l'estime de l'Allemagne. Mais c'est surtout le recueil des Pensée» de Novalis qu'il faut consulter, si l'on veut bii n connaître la direction de son intelligence. Il est là tout entier. On ne saurait demander à Novalis un système, une théorie arrêtée, un ensemble de principes qui s'enchaînent; il exprime seulement avec beaucoup d'élévation l'état des esprits et de la philosophie elle-même, au mo- ment où le système de Fichte se transformait et préparait celui de Schelling. Ces deux influen- ces se retrouvent manifestement dans ce recueil. Tantôt c'est une pensée qui semble dictée par Fichte, tantôt c'est un élan, une inspiration vers l'absolu qui annonce la philosophie nouvelle L'étude de Spinoza, qui alors occupait tant les esprits et qui a exercé une action si puissante en Allemagne, a laissé aussi dans la pensée de Novalis une trace qu'il est facile de suivre. C'est Novalis qui a dit le mot si souvent répété : « Spinoza est un homme enivré de Dieu. » Cette parole pourrait lui être appliquée à lui-même : il est enivré de l'absolu; et comme il joignait à cette passion de l'idéal une imagination vive, une incroyable facilité à se détacher du monde réel, on peut dire qu'il a passé sa vie au sein d'une région toute mystique. Et ce n'était pas la création arbitraire d'un cerveau fantastique, c'était la natare même subtilisée, transfigurée, réduite aux lois qui la gouvernent et qui l'ex- pliquent. Qu'est-ce que la nature? dit-il quelque part. Une encyclopédie, un système, le plan de notre esprit. Qu'est-ce que l'histoire? Une im- mense anecdote. Une seule histoire est sérieuse, celle de la pensée et de l'art. C'est ainsi que ce mystique penseur, plongé au sein de Dieu et plein de dédain pour la réalité, supprimait tout ce qui n'était pas l'absolu ou ce qui ne pouvait le ramener immédiatement à ce but unique de sa pensée. Il connaissait très-bien la physique, les mathématiques, la géologie ; son esprit se plaisait dans l'étude de ces lois au milieu des- quelles il vivait, pour ainsi dire, et qui transfor- maient pour lui la création tout entière. Si les faits n'ont jamais eu à ses yeux une importance sérieuse, s'il a méconnu l'histoire et s'il l'a méconnue à une époque où le monde était re- nouvelé par des événements prodigieux, il a du moins compris et apprécié parfaitement les faits spirituels, l'histoire des sciences, l'histoire des arts, et il a eu de la philosophie et de la poésie le sentiment le plus élevé. Tout ce qu'il y a de vague et d'indécis dans les idées de Novalis aurait sans doute disparu peu à peu, et à cette exaltation souvent bizarre, on eût vu succéder une philosophie plus nette ; mais il n'a pas eu le temps d'accomplir ce travail sur lui-même et de dégager sa pensée du mysti- cisme qui l'enveloppait. Il est mort à l'âge où l'intelligence mûrit, à l'âge où les rêveries de la jeunesse sont remplacées par des conceptions plus viriles. Après avoir été le confident poéti- que d'une philosophie naissante, il n'a pas pu s'associer à ses progrès et grandir avec elle. Il n'a laissé que des fragments. Son roman, Henri fTOfterdingen, où il a fait pour la poésie ce qu'il a tenté pour la science dans les Disciples de Sais, est le plus complet de ses ouvrages, et pourtant ce n'est encore qu'une ébauche. On a de lui de beaux vers où il est facile de retrouver les qua- lités et les défauts de sa pensée philosophique: ce sont les Hymnes à la nuit, cantiques et mé- ditations mêlées de vers et de prose, et les ( h uni s religieux. Les œuvres de Novalis ont été recueillies après sa mort par son ami M. Louis Tieck; elles ont réimprimées plusieurs fois. Une édition beaucoup plus complète que les précédentes, et où l'on trouve d'intéressantes nouveautés, des NUME — 1205 — NU AIE pensées inédites, un journal qui embrasse les années les plus importantes de sa vie, etc., a été publiée à Berlin, en 1846, par les soins de M. Louis Tieck et de M. Edouard de Bulow. — Sur la philosophie de Novalis, consultez Tsis, par M. Oken (ail.), année 1829, premier cahier; — Histoire de la 'philosophie, par Hegel (ail.), 3* volume; — la Littérature allemande depuis Kant et Lessing} par Gelzer (ail.), Leipzig, 1841 ; Au delà du Rhin, par M. Lerminier. S.-R. T. NUMÉNIUS d'Apamée, qu'il faut distinguer de deux autres écrivains de ce nom, l'un pyrrho- nien, l'autre auteur d'un Traité sur la pêche, etc., vécut au second siècle de notre ère, dont il représente une des principales tendances, celle d'un goût prononcé pour les doctrines religieu- ses. Toutefois, l'époque précise de ce philosophe est aussi incertaine que l'école qui le forma. Est-ce de la fin ou de la première moitié du second siècle? Fut-il élève ou ami de quelque disciple de Philon d'Alexandrie, qui mourut vers le milieu du premier, ou ne connut-il les idées de cet écrivain, qui devinrent si puissantes parmi les chrétiens, que par ses ouvrages, si peu ré- pandus parmi les polythéistes? Voilà ce qu'on ignore. Le premier auteur qui le cite, Clément d'Alexandrie (p. 304), qui mourut de l'an 213 à 220, et qui avait pu voir Numénius, ne s'explique pas à ce sujet. Ceux qui le nomment plus tard, le qualifient tantôt de pythagoricien (Origène, Contra Celsum, lih. IV, §4; Eusèbe, Hist. ec- rlésiast., liv. VI, ch. xix), tantôt de platonicien (Porphyre, Vita Plolini, c. m, xiv, xvu, xx et xxi). A la rigueur, il ne fut ni l'un ni l'autre. Sa place est marquée parmi ces éclectiques qui s'atta- chent à l'Orient pour élargir l'horizon des écoles grecques, en s'autorisant toutefois de l'exemple de Pythagore et de Platon, ou, pour mieux dire, des traditions qui mettaient ces deux chefs en rapport intime avec la Perse et l'Egypte. L'Orient était l'attrait du siècle, Numénius s'y livra avec confiance et y renvoya dans ses écrits. Son rôle fut plus considérable que ne porteraient à le croire les rares mentions faites de ses nombreux ouvrages. Amélius, qui s'attacha plus tard à Plotin, rédigea et conserva tous ses enseigne- ments ou ses écrits; il en avait gravé la majeure partie dans sa mémoire. Porphyre ajoute que ce laborieux philosophe s'était fait cent cahiers ou cent scolies, 1% tôv ffwov<7t(Dv, mots qu'on traduit par ex audiendi studio, mais qui veulent dire à la suite des conférences ou d'un commerce intime avec ses maîtres. Amélius donna ce trésor à un fils adoptif qui demeurait à Apamée. Mais, est-ce de confé- rences avec Numénius ou de conférences avec Plotin qu'il s'agit? Harles [Biblioth. grecque, liv. III, p. 180) entend des conférences avec Nu- ménius. Il ne peut être question cependant que du commerce d' Amélius avec Plotin. Tout ce qui suit et précède le prouve. Plotin partagea d'ail- leurs la déférence d'Amélius pour le philosophe d'Apamée, au point qu'il fut accusé de l'avoir trop suivi, et qu'Amélius se crut obligé de dé- fendre à cet égard un maître à qui l'on reprochait aussi de trop reproduire les leçons d'Ammonius. Du désir d'effacer ces accusations vient sans doute le silence que Plotin garde lui-même sur l'un et l'autre de ces philosophes, silence que les néo- platoniciens imitent volontiers, surtout à l'égard de Numénius et de ses écrits. Cette conduite serait assez propre à confirmer, sur la rencontre de quelques théories de Plotin avec celles de Numénius, l'opinion dont il s'agit, et qu'expli- querait d'ailleurs leur respect commun pour Platon, pour Pythagore et pour l'Orient. Toutefois Numénius allait plus loin que Plotin à l'égard de nos textes sacrés. Il est vrai qu'il demeura sincèrement polythéiste, ne traitant que des questions de philosophie, et ne commenta que des écrits émanés des philosophes. Il est vrai, de plus, que Numénius se targuait d'une fidélité absolue à l'égard de Pythagore et de Platon, et qu'il reprochait leur défection, non-seulement aux platoniciens de la seconde et de la troisième Académie, mais encore à Speusippe, à Xénocrate et à Polémon (voy. dans Eusèbe, Prép. évang., liv. XIV, ch. v, des fragments de son traité sur cette défection). Il est vrai qu'en théorie Numé- nius était conservateur absolu; qu'il blâmait les divergences même dans les écoles dont il rejetait les doctrines, par exemple dans celle des stoïciens, et que s'il aima tant Platon, c'est que ce penseur était demeuré fidèle à Socrate, sauf ce qu'il avait emprunté à Pythagore. Il est vrai enfin que Nu- ménius, qui disserta sur la question des nombres d'après Pythagore, comme il avait disserté sur la question du souverain bien d'après Platon, dont il avait aussi commenté le Timée (Eusèbe, Prép. évang., liv. XV, ch. xvu), composa encore d'après ces deux maîtres son Traité du lieu et de l'espace (voy. Origène, Contra Celsum, lib. IV, § 198). Toutefois, dans les questions de philosophie re- ligieuse (c'était l'objet de prédilection de Numé- nius), ce penseur, de simple conservateur, deve- nait conquérant et portait ses vues impartiales plus loin que Plotin et son école, tout en se persuadant peut-être qu'il marchait toujours sur les traces de Platon. En effet, ayant fait connais- sance, par Philon, avec quelques doctrines judaï- ques, et s'étant laissé entraîner par celles-ci à la lecture de quelques textes chrétiens, notamment de l'Évangile de saint Jean, il s'en appropria les idées qui lui convenaient, se mettant à l'aise à l'égard de l'évangéliste en le citant avec l'épithète d'un certain barbare (Eusèbe, Prép. évang., p. 540). A l'égard du législateur des Juifs, il disait que Platon était Moïse se faisant Athénien (Por- phyre, de Antro nymph., c. x; Clément d'Alexan- drie, liv. I, p. 342). Ce respect pour les doctrines de l'Orient était chez lui très-général, embras- sant celles de la Chaldée et de l'Inde comme celles de l'Egypte (Eusèbe, Prép. évang., liv. IX, ch. vu et vin). Même sur les questions de morale, Numénius conseille de remonter plus haut que Platon et Pythagore, et de comparer le sens des rites, des sacrifices et des institutions des peuples les plus célèbres. On trouvera ces peuples d'ac- cord avec Platon, dit-il. Grâce à ce syncrétisme universel; Numénius, dans la philosophie reli- gieuse, tire parti de tout, non-seulement d'un texte métapnysique de saint Jean, mais encore de certains faits de la vie de Jésus-Christ, dont il use, par voie d'allégorisation, comme Philon use de ceux de l'Ancien Testament. Mais il faut le dire, en complétant et en développant ainsi la philosophie grecque, insuffisante à ses yeux, même dans ses organes les plus vénérés et quoique venue de l'Orient, Numénius montre une érudi- tion crédule et une faible critique. Qu'il cite comme du même ordre les écrivains sacrés de la Judée et ceux de l'Egypte, Moïse, Jannès et Mambrès, cela se comprend de sa part; mais ce qui ne s'explique pas dans le langage d'un philo- sophe, c'est qu'il attribue aux prières du premier un singulier crédit près de Dieu, et qu'il assigne aux deux autres le premier rang dans lessciences magiques, au jugement de tous (Eusèbe, ubi supra). En partant de ces principes oui non- seulement élargissent l'horizon des écoles de la Grèce, mais franchissent celui de la spéculation légitime, le philosophe d'Apamée arrive à des doctrines fort différentes de celles de ses maîtres, Platon pt Pythagore, très -analogues à celles NUME — 1206 — NYAY d'Ammonius Saccas, qui furent la source de celles de Plotin. 11 touche même aux théories gnostiques, contemporaines de celles de Nunié- nius. Ainsi l'Etre primitif et simple, que ce philo- sophe, d'accord avec tous les platoniciens, appelle le Bon, le Un, l'Intelligence, est pour lui l'anti- thèse de la substance matérielle, qui est le Mul- tiple et le Mal ; il n'admet pas plus de rapport direct entre l'absolu et la matière que n'en admettent les gnostiques. Le Dieu suprême, étant l'immuable, le repos absolu, il ne saurait être, dit Numénius, le créateur du monde. Son rôle se borne d'abord à produire, selon son image, ce créateur, le second Dieu ; puis à être le légis- lateur de la création ; enfin, à y répandre les âmes par voie d'émanation. Le second Dieu, au contraire, est de nature double; il contemple^ d'un côté le monde des idées, et d'un autre côte la matière sur laquelle il agit en démiurge, et qui se confond avec lui de telle sorte que le monde sensible n'est autre chose que lui-même (Eusèbe, ubi supra, lib. XI, c. xxn). Toutefois, le monde est l'image du second Dieu, comme il est lui-même celle du premier Dieu, ce qui fait dire à Proclus que Numénius enseigne trois dieux (In Tim., lib. II, c. xcm). A cette théologie essen- tiellement cosmique, Numénius ajoutait une an- thropologie essentiellement psychique. De même que le démiurge, l'âme aussi a deux natures : l'une rationnelle, qui tient à Dieu par les dons divins qu'elle en a reçus; l'autre irrationnelle, qui tient par la sensibilité à la matière, au corps. Toutefois, entre les deux âmes il y a union in- time, comme entre le premier et le second dieu. Aussi celui-ci inspiré de celui-là, dirigeant ses regards vers l'âme rationnelle, lui donne ou ranime en elle sa vie divine et la ramène à la source d'où elle est émanée. — Ainsi tout se ré- sume dans la doctrine de Numénius, comme dans les autres systèmes mystiques de son siècle, à ces deux questions fondamentales : passage ou transition de l'intellectuel au sensible, du bien au mal, et retour du sensible à l'intellectuel, du mal au bien (cf. Chalcidius, In Tim. Plat., c. xin, § 295; Stobée, Eclogœ phys., lib. I, c. xl; Rossi, Comment. Laert., p. 206). Il y a dans ce syncrétisme absence d'une critique suffisante; mais ce qui distingue Numénius de tous les phi- losophes de son temps, c'est la liberté d'esprit avec laquelle il consulte les écrits religieux du judaïsme et du christianisme. Son plus bel éloge est dans ces lignes d'Origène : « Je sais d'ailleurs que le pythagoricien Numénius, qui a si bien expliqué Platon et qui était si versé dans la philosophie de Pythagore, cite dans beaucoup d'endroits de ses ouvrages des passages de Moïse et des prophètes, et qu'il en découvre habilement le sens caché. C'est ce qu'il fait dans l'ouvrage qu'il a intitulé Epops, dansson livre des Nombres et dans son Traité de l'espace. Bien plus, dans son troisième livre du Souverain bien, il cite un frag- ment de l'histoire de Jésus-Christ, dont il cherche le sens caché, avec un succès qu'il n'y a pas lieu d'apprécier ici.» Quand on considère que la pensée de Numénius s'élevait à cette hauteur, lorsque ses contemporains les plus distingués n'osaient encore, à la tète de leurs écoles, ni prononcer les noms ni citer les textes religieux auxquels ce philosophe recourait avec tant de liberté, on comprend l'admiration qu'il inspira aux docteurs chrétiens et la froideur qu'il trouva près de leurs adversaires. Une bonne édition des fragments qui nous restent de lui et des textes anciens où il est cité, serait un travail utile pour l'histoire de la philosophie. Consultez : E. Vacherot, Histoire critique de V Ecole d'Alexandrie, Paris, ,1846-51, 3 vol. in-8; — J. Simon, Histoire de VEcole d Alexandrie, Paris, 1845, 2 vol. in-8. Voy. l'article Amélius. J. M. NYÀYA, de la racine sanscrite ni, qui signifie conduire; par extension, le raisonnement, la lo- gique, ou mieux, la méthode, qui conduit l'esprit de l'homme dans certains actes, et particulière- ment dans l'acte délicat et pénible de l'argumen- tation et de la discussion. Nyâya est le nom propre du système de lo- gique attribué dans l'Inde à Gotama, et qui y vit actuellement et y vivra sans doute encore longtemps, avec autant de gloire et d'influence que YOrganon d'Aristote peut en avoir eu depuis plus de deux mille ans dans l'Occident. Le Nyâya n'est guère moins ancien et ne sera pas moins durable, exerçant une action bienfaisante et non moins pacifique sur toutes les sectes de l'Inde et sur toutes les religions qui l'étudient et s'en servent. Aujourd'hui même le Nyâya est peut- être plus cultivé dans l'Inde que la logique péri- patéticienne ne l'est parmi nous; et il est at- testé par des témoins oculaires, que dans les écoles de ce pays le Nyâya est étudié par neuf élèves sur dix. Il a été expliqué antérieurement, en parlant de Gotama, quelle est l'obscurité profonde dont est couverte l'origine du Nyâya. On a dit aussi que, quel qu'en fût l'auteur, le Nyâya remontait tout au moins au ive siècle avant l'ère chrétienne, et qu'il était contemporain des grands systèmes ou darsanâni, qui se sont formés dans l'Inde à cette époque reculée et entre lesquels se par- tagent toutes les écoles, sans exception. Le texte du Nyâya a été publié en 1828, à Calcutta, par les soins du comité général d'in- struction publique. Il est accompagné d'un com- mentaire de Visvanâtha Bhattâtchârya. Les axio- mes ou soûtras y sont au nombre de 525, en prose, et divisés par les commentateurs et pour l'usage des écoles en cinq lectures, qui se par- tagent elles-mêmes chacune en plusieurs cha- pitres. Ces cinq lectures présentent deux parties distinctes : l'une, toute dogmatique, est formée de la première lecture; l'autre, formée des quatre lectures restantes, est toute polémique. Gotama y répond aux objections dont sa doctrine peut être l'objet. La forme axiomatique, qui a pour nos habi- tudes quelque chose de si nouveau et de si étrange, n'est pas propre au Nyâya. C'est la forme d'exposition adoptée par toutes les écoles philosophiques; c'est la forme adoptée également par tous les grammairiens, par tous les philo- logues et autres savants dans l'Inde; c'est, on peut dire, la forme ordinaire et générale de la science dans ce pays. L'avantage principal de cette forme, c'est sa concision, qui suppose de longs travaux antérieurs, aboutissant à ces ré- sumés si condensés et si profonds. Mais cette concision est ordinairement accompagnée d'une obscurité qui en est le véritable inconvénient. La première lecture du Nyâya (ndhyâya) con- tient soixante axiomes; et ce petit nombre de règles renferme la dialectique de Gotama dans ce qu'elle a d'essentiel et de fondamental. C'est la seule qu'il importe de connaître pour se rendre compte de ce système, qu'on a pris quelquefois pour le modèle et l'original de celui d'Aristote, et qui, comme on le verra, n'y a pas le moindre rapport. Gotama promet d'abord la béatitude éternelle à tous ceux qui posséderont la doctrine qu'il en- seigne dans toute son étendue. Celle promesse est comme le préliminaire obligé de tous les systèmes; il n'en est pas un qui ne fasse briller NYAY — 1207 — NYAY aux yeux des néophytes qu'il convie à le suivre cet irrésistible attrait du salut éternel, dont les esprits sont encore beaucoup plus préoccupés dans l'Inde qu'ils ne le sont parmi nous. Ce n'est pas un charlatanisme de la part des écoles; c'est une partie nécessaire des croyances et des ha- bitudes du pays. La béatitude, suivant Gotama, sera donc acquise à tous ceux qui sauront parfaitement ce que c'est que la preuve, l'objet de la preuve, le doute, le motif, l'exemple, l'assertion, les membres de l'as- sertion régulièrement formée, le raisonnement supplétif, la conclusion; puis l'objection, la con- troverse, la chicane, le sophisme, la fraude, la réponse futile et enfin la réduction au silence. Voilà ce qu'on peut appeler les seize topiques de Gotama, et non les seize catégories, comme le dit Colebrooke. Le mot de catégorie a un sens spécial qu'il faut lui laisser et qui ne s'ap- plique pas du tout au sujet traité par Gotama. La connaissance approfondie de tous ces points de doctrine a pour but la destruction de l'er- reur ; et ainsi, c'est par la science régulière que Gotama prétend conduire l'homme à la vérité et à la félicité éternelle. La série de ces seize topiques que Gotama enumère d'abord, comme on vient de le faire ici, sans aucune division, peut être partagée en deux parties, dont l'une se composerait des neuf premiers topiques et s'arrêterait après la conclusion ou décision finale, qu'elle compren- drait, et dont la seconde, commençant avec l'ob- jection, se terminerait par le dernier topique ou réduction au silence. Il me semble évident, et le commentateur confirme en partie cette opi- nion, que l'auteur a voulu présenter toutes les phases par lesquelles le raisonnement ou la dis- cussion doit passer afin d'arriver, d'abord à la certitude pour celui qui l'établit, et, en second lieu, à la certitude pour celui qui le combat et qui, se trouvant enfin réduit au silence, doit accepter la thèse de l'adversaire contre laquelle il n'a plus d'objection qu'il puisse exprimer et faire comprendre. Ainsi, un raisonnement n'est complet et à l'abri de l'erreur que si, d'abord appuyé sur les neuf bases indiquées par la mé- thode, il a pu résister aux attaques diverses dont il peut être l'objet, et s'il est sorti victorieux de tous ces assauts, de l'aveu même des adver- saires réduits à le subir et à se taire. 1° Le topique que Gotama place avant tous les autres (pramânam, mesure antérieure et supérieure), c'est la preuve, qui, dans son sys- tème, doit précéder l'objet même auquel elle s'applique ; en d'autres termes, Gotama pose la question de la certitude au-dessus de toutes les autres. Avant de dire ce que vous allez discuter, il faut dire quelles sont les sources des connais- sances auxquelles vous prétendez puiser. A quel titre pouvons-nous connaître? Quelle est la preuve, l'autorité de la connaissance? Voilà ce que cherche d'abord Gotama, comme doit le faire aussi toute philosophie méthodique et pro- fonde. Que pouvons-nous connaître ? C'est une question ultérieure qui ne sera bien résolue que si la première l'a d'abord été régulièrement et à son rang. Quels sont donc nos moyens de connaître, ou, comme dit Gotama, les preuves (pramdnani), les autorités? Il en admet quatre : la percep- tion d'abord; puis l'inférence ou induction; en troisième lieu, la comparaison ou analogie ; et enfin le témoignage, divin ou humain. Il ana- lyse ensuite avec quelques détails fort exacts, quoique très-courts, chacune de ces preuves et les caractères spéciaux qui les distinguent entre elles. 2° Les objets de la preuve, ou objets que l'homme peut connaître, sont au nombre de douze. Les voici dans l'ordre où Gotama les range : l'âme, le corps, les organes des sens, les objets des sens, l'intelligence, le cœur ou sens interne, l'activité, la faute, l'état après la vie, le fruit des œuvres, la peine et enfin la délivrance. Gotama examine successivement chacun de ces objets de la preuve, et il indique les faces di- verses sous lesquelles ils peuvent être consi- dérés et devenir ainsi un texte de discussion et de controverse Ces détails sont relativement un peu longs dans la composition du Nyâya, et ils y semblent une sorte de digression ou l'au- teur essaye de donner comme un aperçu de la construction entière de l'univers. 3° Après les preuves et les objets de la preuve, le troisième topique, c'est le doute. La connais- sance de l'objet une fois acquise par un des quatre moyens qui la légitiment et relèvent à l'évidence, le premier sentiment qui naît dans l'esprit, c'est le doute de la connaissance qu'il vient d'acquérir. Il est possible qu'on ait réuni dans un seul et même objet des qualités qui sont distinctes, ou bien qu'on ait distingué et séparé des qualités communes. De là la néces- sité d'un examen scrupuleux qui lève toutes les incertitudes et toutes les obscurités. Gotama ne consacre qu'un seul axiome au doute. 4° Il est tout aussi peu explicite sur le quatrième topique, qui est le motif. Après avoir écarté les doutes que peut faire naître l'objet de la preuve, c'est-à-dire le sujet même de la discussion, il faut indiquer le motif qui l'a fait entreprendre. 5° En cinquième lieu, et pour que la clarté de la discussion et de l'objet qu'elle traite soit aussi complète que possible, il faut donner un exemple qui fasse encore mieux comprendre ce dont il s'agit entre les deux interlocuteurs. L'exemple, en effet, est un objet sur lequel tous les deux tombent d'accord en cherchant à s'in- struire ensemble et en s'attachant, pour y par- venir, à des choses tout extérieures, toutes sen- sibles, ou littéralement, comme le dit le texte, toutes mondaines. Cet accord entre les deux ad- versaires sur un point de toute évidence ne peut avoir pour but que d'éclairer quelque autre point qui n'est pas évident. 6° Le sixième topique est l'assertion finale (siddhânta). La traduction de Colebrooke, qui l'appelle vérité démontrée, n'est peut-être |pas fort exacte, et la nôtre paraît plus conforme à l'étymologie même, qui ne veut pas dire autre chose que très-complète. Siddhânta signifiera donc l'assertion définitive, où aboutissent tous les topiques antérieurs, et qui résume, avant de pousser la discussion plus loin; la preuve, l'objet de la preuve, le doute, le motif de la discussion et l'exemple. 7° Le septième topique est l'énumération des cinq membres (avâyava) de l'assertion finale. Les cinq membres sont : la proposition, la raison, l'éclaircissement, l'application et la conclusion. Les commentateurs, pour expliquer cette doc- trine de Gotama, ont donné un exemple com- plet où les cinq membres de l'assertion sont ainsi disposés : 1" proposition : Cette montagne est brûlante ; 2° cause ou raison : car elle fume ; 3° éclaircissement : ce qui fume brûle, comme le foyer de la cuisine ; 4" application : de même la montagne est fumante ; 5" conclusion : donc elle brûle, car elle fume. C'est dans cette disposition systématique des membres de l'assertion que Colebrooke, et bien d'autres après lui, ont voulu voir le syllogisme ; et ils ont prétendu par suite que le syiiogisme NYAY — 1208 NYAY n'était pas seulement dans Aristote, mais qu'il ciait aussi dans l'Inde. 11 suffit d'un examen même superficiel puur reconnaître qu'il n'en est rien. Le syllogisme, tel que l'a compris Aristote, créateur même de ce mot dans son acception spéciale, n'existe pas dans l'Inde. Le croire, c'est se tromper complètement, et c'est ne pas connaître suffisamment ni les monuments in- diens ni le monument même d'Aristote, qui est plus facile à comprendre, sans un modèle qui l'ait inspiré, et qui reste profondément original. 8° Le huitième topique est le raisonnement supplétif, ou, comme le dit assez improprement Colebrooke, la réduction à l'absurde. Le raison- nement supplétif sert seulement, comme le pres- crit Gotama, à faire connaître l'essence propre du sujet, déterminant l'action toute particulière 3u'il exerce. Gotama n'a pas plus connu la ré- uction à l'absurde, telle que l'entend Aristote, qu'il n'a connu le syllogisme. 9° Le neuvième topique, c'est la conclusion, le jugement définitif (nimâya). Après le raison- nement supplétif, qui confirme l'assertion for- mée des cinq membres réguliers et solides qui la constituent, il ne reste plus qu'une chose à faire pour clore le raisonnement entier : c'est de conclure et de se prononcer d'une manière définitive et absolue. Au delà de la conclusion, il ne peut plus rien y avoir, si ce n'est une polé- mique pour ou contre le raisonnement ainsi éta- bli; mais ce raisonnement lui-même est clos et parfaitement terminé. On pourra le défendre contre les attaques des adversaires; on ne pourra le rendre ni plus complet ni plus démonstratif. Le nirnâya, ou conclusion, est donc le but au- quel tendent les huit topiques antérieurs. C'est pour le former qu'ils se sont tous successivement et laborieusement réunis. Les commentateurs ont, avec raison, séparé les neuf premiers topiques des suivants, et ils ont marqué ici la fin de la première partie de la première lecture du Nyâya. C'est comme une pause faite dans le duel dialectique qu'ont en- gagé les adversaires par leur discussion. L'un des adversaires a, pour ainsi dire, fait une pre- mière passe ; c'est maintenant à l'autre de ri- poster. C'est précisément à cet objet qu'est consacrée la seconde section de la première lecture. 10° La première attaque de l'adversaire qui conteste la vérité de l'assertion ou le dixième topique, c'est l'objection, thèse opposée à la thèse primitive, c'est-à-dire, en un seul mot, l'antithèse, formée comme l'assertion elle-même de cinq membres réguliers. 11° La controverse peut alors s'établir, et c'est le onzième topique. 12" L'adversaire qui n'est pas convaincu de sa défaite et qui ne l'avoue pas encore, essaye de chicaner; et, au lieu de faire une assertion régulière avec les cinq membres solidement fondés, il oppose des objections qui sont sans force tout aussi bien que sans régularité. 13° Il est contraint d'en venir alors au so- phisme, c'est-à-dire, comme l'exprime le mot sanscrit dans son étymologie, à une apparence de raison, aune raison apparente (hetvabhdsa). A la première vue, l'objection paraît sérieuse ; mais, au fond, elle ne l'est pas. Elle semble être un motif de discussion véritable ; mais, à y re- garder de près, ce n'en est pas un: il est seu- lement plausible, et disparaît bientôt devant un examen un peu plus attentif. Gotama distingue cinq espèces de sophismes : l'inconsistant, le contradictoire, le sophisme de sujet identique, le sophisme de démonstration identique, et, enfin, le sophisme inopportun, c'est-à-dire qui applique à un certain moment, à un certain temps ce qui ne confient qu'à un autre. 14° L'adversaire ne se contente pas des chi- canes ni des sojliismes, il peut aller plus loin; il peut aller jusqu'à la fraude, jusqu'au mensonge. Gotama distingue trois espèces de fraudes ou de ruses : la ruse verbale, qui ne porte que sur les mots; la ruse par ressemblance, passant d'un objet à un autre objet qui paraît identique sans l'être réellement; enfin, la ruse elliptique, qui, lorsque la discussion s'applique à la qualité d'une chose uniquement, laisse ignorer si la chose même existe, et si au fond on ne discute pas sur une chimère, au lieu de discuter sur une réalité. 15" Le quinzième topique, c'est la réponse fu- tile. L'adversaire a vu toutes ses fraudes déjouées, il n'ose plus en essayer de nouvelles, et il se borne, dans son trouble, à faire une réponse qui n'en est pas une; car elle se réfute elle-même en joignant par des rapports qui se détruisent réciproquement le dissemblable au dissemblable. Les distinctions vraies des choses ont alors disparu pour l'interlocuteur malheureux, qui se contredit et se suicide. 16" Il s'est ainsi donné le dernier coup et se réduit au silence, parce que la méprise énorme qu'il vient de commettre ne lui permet plus de reprendre la parole, et qu'il vaut mieux encore pour lui s'avouer vaincu en se taisant, que de continuer une lutte où il se déshonore. Le seizième topique, c'est le nigrahaslhana , le silence d'un homme à bout d'arguments, qui ne peut plus saisir un seul motif de discussion, et qui s'arrête immobile et stupéfait dans sa honte et dans son impuissance. Ainsi parti de l'antithèse, de l'objection qui portait, sans cependant détruire la thèse primi- tive, l'adversaire est arrivé en quelques pas, et malgré ses efforts, à se perdre lui-même dans des réponses qui n'ont plus de sens, et qui le rendent muet devant son interlocuteur victorieux. Telle est la seconde section de la première lecture du Nyâya; réunie à la première section, elle forme toute la partie dogmatique de la dia- lectique indienne. Voici donc à peu près l'ensemble du système de Gotama : La discussion, quel que soit d'ailleurs le sujet sur lequel elle s'engage, se compose, dans toute son étendue, de deux parties bien distinctes : la position du raisonnement et la défense du rai- sonnement posé. D'abord, il faut établir l'assertion qui doit servir de champ clos à la lutte dialectique. On doit procéder en ceci avec le plus grand soin et la prudence la plus lente. 11 s'agit de poser les bases solides sur lesquelles seules le raisonnement entier doit se fonder. Si l'on veut qu'il devienne victorieux après avoir résisté aux attaques de ses adversaires, on ne saurait apporter trop d'attention à le construire. Il faut donc commencer par faire connaître l'autorité sur laquelle on compte appuyer l'as- sertion. Est-ce des sens, est-ce de l'inférence, est-ce de la comparaison ou du témoignage, de l'écriture ou des hommes, qu'elle emprunte sa légitimité? Ce sont là les quatre colonnes qui la peuvent soutenir, et chacune d'elles prise à part est assez forte pour la porter. L'assertion étant ainsi établie sur ces bases légitimes, dont il faut avant tout spécifier la nature, les objets qu'elle peut embrasser sont au nombre de douze, c'est- à-dire que, ces douze classes renferment les ma- tériaux de la connaissance humaine. Mais une base solide de discussion et un objet qui re- pose sur cette base, sont loin encore de composer l'édifice entier de la dialectique. Comme ii peut NYAY — 1209 NYAY des doutes sur l'objet de l'assertion, sur l'autorité qui la légitime, il faut d'abord dissiper ces doutes en séparant distinctement l'objet de la preuve de tout ce qui pourrait être pris pour lui, de tout ce qui lui ressemble. Ensuite, on explique la discussion en en donnant les mo- tifs, et on la rend parfaitement claire en citant à l'appui des exemples de toute évidence. Les doutes une fois écartés, cet objet bien nettement compris, il faut poser l'assertion dans toute son étendue, en la développant dans les cinq membres qui la composent selon toutes les règles. De plus, il faut démontrer, par une sorte de réduction à l'absurde, que l'assertion ne peut être autre qu'on la présente, sous peine de tomber dans une im- possibilité patente. Une fois qu'on a donné ce dernier appui à l'assertion, il ne reste plus qu'à la formuler de la manière la plus claire et la plus précise, et qu'à en former une conclusion et comme une décision judiciaire. Si Ton a soigneusement observé toutes ces prescriptions de la science ; si, montrant d'abord l'autorité qu'on invoque, on est arrivé, sans omettre aucun des degrés nécessaires, à pré- senter l'assertion dans tout son jour, entourée de toutes les garanties de forme qu'elle doit offrir, on a dès lors appuyé le raisonnement sur des fondements inébranlables. Que l'adversaire, en effet, vienne l'attaquer ; qu'il recoure même, s'il le veut, à des armes moins loyales, la chicane, le sophisme, le men- songe même, il n'en sera pas moins vaincu. Contre cette assertion qu'il ne peut ébranler, il verra bientôt échouer ses efforts impuissants. Il se perdra lui-même dans des réponses qui n'auront plus de sens; il arrivera, de confusion en confusion, à mêler les choses les plus dissem- blables, à se contredire ; et, dans sa honte, il avouera sa défaite par le silence inévitable auquel il sera lui-même réduit. La discussion alors est épuisée, elle est close; l'assertion élevée avec tant de peine est demeurée triomphante ; l'ennemi n'a pu la renverser, tant étaient solides les au- torités qui l'appuyaient, tant étaient vigoureux les membres dont elle était formée ! La lutte dialectique s'est terminée par une éclatante vic- toire. L'ennemi est vaincu; car il est muet. Ajoutez que, dans la croyance indienne, la victoire obtenue par les procédés réguliers porte avec elle une récompense plus haute encore. Comme la béatitude est promise à ceux qui con- naissent les seize topiques de Gotama, à plus forte raison est-elle assurée à ceux qui savent les bien employer, qui savent les employer nu service de la vérité. En offrant à la recherche du vrai un prix aussi élevé, le plus grand des prix, la dialectique indienne n'a pas seulement accru son influence, elle a placé la science sous une protection divine; et, dans ce pays où, de temps immémorial, la religion et la philosophie se sont mêlées pour ne se séparer jamais, on sait tout ce qu'un tel appui doit avoir eu de puissant et de fécond. Telle est l'exposition de la première lecture du Nyâya; c'est la partie dogmatique du système. Reste, en outre, la partie polémique, qui est beaucoup plus longue, puisqu'elle l'est à peu près sept fois autant que l'autre ; mais le temps n'est pas encore venu pour nous de pouvoir étudier et bien connaître cette partie du Nyâya. La polémique ne se comprend entièrement que lorsque l'on connaît les arguments contradic- toires des deux interlocuteurs. Gotama défend ses principes contre les principes opposés des autres écoles; il prévient les objections dont les seize topiques de sa dialectique peuvent être ''objet. Mais pour bien entendre le sens de ses réponses, il faudrait savoir précisément ce à quoi il répond. L'étude de la philosophie sanscrite esf encore trop peu avancée pour qu'il soit prudent d'entrer déjà dans une carrière qui, même joui la philosophie grecque, offre encore tant de dif- ficultés. Colebrooke n'a pas même songé à men- tionner cette seconde partie du Nyâya. Nous nous bornons, pour notre part, à l'indiquer, en montrant les raisons toutes-puissantes qui nous empêchent de l'aborder aujourd'hui. Qu'il suffise ici de dire que Gotama, fidèle à sa propre mé- thode, y reprend un à un les seize topiques énumérés dans son premier soûtra ou axiome, et qu'il les défend d'après les règles qu'il a tracées lui-même et qu'il observe scrupuleusement. Il faut donc laisser de côté cette partie inabor- dable du Nyâya; mais le système qui vient d'être exposé est assez original et assez important pour mériter une appréciation particulière. Il importe d'autant plus de le faire avec soin, qu'on a pré- tendu, ainsi que nous l'avons indique plus haut, qu'Aristote avait emprunté sa logique à l'Inde. Il faut, en jugeant le Nyâya, faire voir que cette assertion n'a pas le moindre fondement, et bannir cette erreur de l'histoire de la philosophie, où elle a pris une sorte d'autorité qui n'est pas encore détruite, toute fausse qu'elle est. La logique, comme les Grecs l'ont entendue, comme Aristote l'a fondée, se compose de deux parties distinctes : dans la première, la science trace, par la plus profonde et la plus délicate analyse, les lois fondamentales du raisonnement : c'est ce qu'Aristote a fait dans les quatre premiers traités de YOryanon : les Catégories, YHermé- néia, les Premiers Analytiques et les Derniers Analytiques, qui partent des éléments du raison- nement, c'est-à-dire des mots isolés, et s'élèvent jusqu'à la démonstration. Dans la seconde de ses parties, la logique quitte la science propre- ment dite; et, montrant les applications de la science, elle passe à la pratique, à la discussion, à l'art qu'Aristote a nommé la dialectique. Il a consacre à cette seconde partie de la logique les deux traités des Topiques et des Réfutations des sophistes. L'analytique, pour prendre le langage d'Aristote et même celui de Kant, est donc la partie supé- rieure de la logique ; la dialectique n'en est que la partie inférieure, quoique fort importante encore et la plus utile, parce qu'elle est la plus applicable des deux. Du reste , la dialectique, toute secondaire qu'elle est, n'en conserve pas moins, comme l'analytique, le caractère spécial qui en fait une science. Comme l'analytique; elle ne s'occupe que des formes mêmes de la pensée, sans s'occuper en rien des objets extérieurs auxquels la pensée peut s'appliquer. Entre la dialectique et l'analytique il n'y a qu'une différence de degré et non point une différence d'espèce. Elles sont des sciences logiques l'une et l'autre, à ce titre, qu'elles sont également générales et formelles. Seulement, l'une porte l'analyse plus loin que l'autre; et, peu satisfaite de l'apparence, elle pousse jusqu'aux lois mêmes de cette apparence; de ce qui est, elle va jusqu'à ce qui doit être ; et voilà pourquoi l'analytique arrive au certain, au démontré, tandis que la dialectique, s'arrè- tant à moitié route, se contente du probable, que viennent même parfois obscurcir pour elle les fraudes et les erreurs de la sophistique. Si telles sont bien les deux parties principales de la logique, si tels sont bien les rapports qui les unissent et rendent l'une fort supérieure à l'autre, il s'ensuit que le Nyâya n'est que de la dialectique, c'est-à-dire que le Nyâya ne com- prend que la partie la moins sérieuse de la lo- gique, la moins profonde et la moins certaine. NYAY — 1210 — NYAY Gotania n'a jamais connu la logique telle que l'a entendue la philosophie grecque, et, sur les pas de la philosophie grecque, toute la philosophie moderne. Dans les règles de la discussion telles que les a tracées Gotarna, les recevant selon la tradition nationale de Brahma lui-même, son beau-père, et telles qu'elles dominent aujour- d'hui même dans toutes les écoles, l'Inde a vu toutes les lois du raisonnement sans exception, et elle nomme cette théorie le Nyâya. Les Dar- sanas, autres que le Darsana Neiyâyika, ont bien étudié aussi certaines parties de la logique; ils ont bien essayé d"en faire des théories systéma- tiques; mais aucune de ces théories n'a égalé ni en autorité ni en profondeur celle du Nyâya, tout imparfaite qu'elle est. Si donc le Nyâya n'est pas, à vrai dire, de la logique ; s'il n'est que de la dialectique, de la topique, on peut avancer que l'Inde n'a jamais possédé la science logique. Cela ne veut pas dire que le Nyâya, indépen- damment de sa valeur historique, qui est incon- testable, n'ait point de valeur scientifique ; seu- lement, il ne faut pas se méprendre sur la nature de cette doctrine. Parler de la logique indienne comme on parle de la logique d'Aristote ou de celle de Kant, c'est faire une confusion complète de mots. Si le Nyâya est de la logique, VOrga- non n'en est pas, et la Critique de la raison pure en est tout aussi peu. Il faut distinguer soigneusement trois choses aussi différentes, et ne pas les réunir sous un nom commun qui ne convient pas également à chacune d'elles. Ainsi donc, ia première et l'une des plus graves observations qu'on puisse faire sur le caractère général du Nyâya, c'est que ce n'est point là de l'analytique ; que, par conséquent, la science de la logique, la science du raisonnement, est restée inconnue à la philosophie indienne, et que si la philosophie possède dès longtemps cette science et la compte pour l'une de ses branches princi- pales et l'une de ses parties constitutives, c'est du monde occidental, de la Grèce, qu'elle a reçu la lumière que l'Inde n'a pas su jadis trouver. Ce fait doit prendre une immense gravité aux yeux de la philosophie de l'histoire. Le Nyâya n'a connu ni les catégories, ni la théorie de la proposition, ni surtout la théorie du syllogisme, malgré ce qu'en a prétendu Cole- brooke. Des quatre parties essentielles de la logique , celle que le Nyâxja paraît avoir le mieux comprise, c'est la démonstration. Le sys- tème des seize topiques de Gotama n'est, dans son ensemble, qu'un essai de la théorie de la démonstration ; mais la démonstration, telle que l'entend Gotama, est superficielle, instable, et n'a rien de cette rigueur et de cette certitude que la science lui demande et qu'y ont introdui- tes d'autres théories que la sienne. La démonstra- tion de Gotama est tout au plus une démonstra- tion dialectique, c'est-à-dire simplement proba- ble; ce n'est pas la démonstration logique telle que la philosophie la connaît, depuis les Derniers Analytiques d'Aristote. Mais si le Nyâya n'est pas véritablement et dans son ensemble un système de logique, il ne s'ensuit pas qu'il ne contienne point absolument de logique. Il en renferme, au contraire, quelques parcelles fort graves, quoique très-peu nombreu- ses j et, chose remarquable, incomplet comme il l'est sous le rapport de la science, il présente certaines théories qui peuvent paraître, si ce n'est plus indispensables, du moins fort utiles, et qui ont échappé au coup d'œil si sagacc, si profond et si vaste du philosophe grec. Telle est la théorie de la preuve ou, pour parler le lan- gage de notre philosophie moderne, la théorie du critérium. En plaçant à la tête de sa dialec- tique une théorie de la certitude, Gotama s'est montré plus sage et peut-être môme plus vrai- ment philosophe qu'Arislote. En établissant avec toute l'autorité d'une parole qui devait faire loi pendant des siècles, que l'homme a quatre sources légitimes de connaissance, il a fondé un iné- branlable dogmatisme, et par là il a préservé la philosophie indienne de bien des faux pas que la philosophie grecque n'a pas toujours su éviter. Mais, quoi qu'il en soit de ce mérite très-réel du Nyâya et de quelques autres qu'il serait facile d"y signaler encore, il faut dire que le oractère général du Nyâya, c'est d'être un système de dialectique qui présente des règles utiles à la discussion, destinées à en diriger le cours, et capables, jusqu'à un certain point, de le faire avec succès et sûreté. Mais ces règles, indépen- damment de quelques aperçus fort profonds, sont, en général, superficielles et s'arrêtent aux dehors les plus extérieurs de la discussion. On doit voir maintenant la réponse qu'il faut faire à cette question, souvent posée, et qui le sera peut-être encore : Le Nyâya a-t-il inspiré VOrganon? Est-ce l'Inde qui a enseigné la logi- que à la Grèce ? On peut, sans la moindre hési- tation, se prononcer et dire : La Grèce ne doit rien à l'Inde ; VOrganon et le Nyâya sont aussi distincts l'un de l'autre, aussi étrangers l'un à l'autre, que le Gange est distinct de l'Eurotas, que l'Himalaya l'est du Pinde. Réciproquement l'Inde ne doit absolument rien à la Grèce, et le Nyâya est dans son genre tout aussi original, si ce n'est tout aussi profond, que VOrganon peut l'être. L'Inde, qui n'a rien donné à la Grèce, ne lui doit, non plus, absolument rien. La tradition, rapportée par "William Jones, n'est pas soutena- ble, et elle tombe devant l'évidence des faits. Le Nyâya et VOrganon n'ont aucun rapport, et si l'on a parlé de leur ressemblance, c'est qu'on ne connaissait ni l'un ni l'autre, et qu'on jugeait sans avoir jamais vu les pièces du procès. Cole- brooke n'a pas dit un seul mot de cette assertion étrange qui accusait Gotama ou Aristote de pla- giat. Cependant il appartenait à un homme tel que lui de décider cette question, en donnant à la solution, quelle qu'elle fût, le poids de son auto- rité. L'auteur de cet article a essayé de résoudre ce problème dans un mémoire inséré dans le tome III des Mémoiresde V Académie des sciences morales et politiques, et voici comment se ter- mine ce mémoire où la première partie du Nyâya, traduite du sanscrit, a été analysée point par point et jugée : « A comparer VOrganon et le Nyâya, on n'aperçoit entre eux absolument que des différences; et le seul lien qui les unisse est celui même qui unit les productions les plus diverses de l'intelligence, l'identité de l'esprit humain et des besoins qui sans cesse le tra- vaillent. Gotama comme Aristote, l'Inde comme la Grèce, voulurent se rendre compte du raison- sonnement; mais la première tentative a été, comme elle devait être, infiniment incomplète, infiniment moins profonde que la seconde. Go- tama s'est arrêté à ia surface; Aristote a pénétré jusque dans l'essence du raisonnement, dont il a reconnu les lois nécessaires et immuables. Entre le Nyâya et VOrganon la distance, au point de vue de la science et de la philosophie de l'his- toire, est au moins aussi grande qu'entre VOi* ganon et la Critique de la raison pure. « D'ailleurs, pour expliquer la composition de VOrganon, toute merveilleuse qu'elle est, il n'est pas besoin de sortir de la Grèce. Les sophistes et Platon ont fourni plus de matériaux a Aris- tote, que le Nyâya parfaitement traduit, texte et commentaires, expliqué, développé, pour son OBJE — 1211 — OBJE usage, par les plus savants des brahmanes, n'au- rait pu lui en donner. Il faudrait certainement plus de génie et d'efforts pour tirer les Analy- tiques du Nyâya, que pour les tirer de l'esprit humain lui-même. Aristote. précédé des études si profondes de l'école d'Élee sur certaines ques- tions où la logique était virtuellement engagée, soutenu par les travaux récents et si divers des sophistes sur le langage et l'art de la parole, instruit surtout par les études si simples et si vraies de Platon sur les éléments généraux et les conditions essentielles de la science, éclairé par les longues leçons et le commerce d'un tel maître, favorisé enfin par son génie personnel, Aristote a pu fonder son inébranlable système sans autre secours que ceux-là. Le Nyâya, si Aristote l'eût connu, aurait bien pu exciter sa curiosité, mais certes il ne lui eût rien appris. » L'auteur de ce mémoire, qui est en même temps l'auteur de cet article, termine par ces trois conclusions qui résument tout son travail sur le Nyâya : 1° L'auteur et la date du Nyâya sont histori- quement inconnus. Dans l'état actuel de nos connaissances; nous n'avons à cet égard que des traditions fabuleuses, et la critique n'a pu les ramener encore à une origine vraisemblable. 2° Le Nyâya n'est point, à proprement parler, de la logique ; ce n'est que de la dialectique, superficielle, bien que fort ingénieuse, qui pré- sente une théorie peu complète de la discussion, et qui n'a pas pénétré jusqu'au raisonnement, à ses principes vrais, à ses éléments essentiels. 3° Enfin, le Nyâya n'a rien de commun avec YOrganon, qu'il n'a point inspiré; selon tou- tes les probabilités, le Nyâya est beaucoup plus ancien que YOrganon, et il l'a précédé de plusieurs siècles chez un peuple qui a donné au peuple grec toutes les origines de la langue dans laquelle YOrganon a été composé. On peut consulter, sur le Nyâya, l'analyse de Colebrooke, t. 1er des Miscellaneous essays, p. 261 et suiv., la traduction et l'analyse de M. Bar- thélémy Saint-Hilaire, t. III des Mémoires de l'Académie des sciences morales et politiques, p. 147 et suiv., et enfin, le texte sanscrit, im- primé à Calcutta en 1828, in-8, sous le titre Nyâya-Soûtra-Vritti. Voy. aussi, dans ce Dic- tionnaire, les articles Gotama, Philosophie in- dienne, et Syllogisme. B. S.-H. O, dans les termes de convention adoptés par l'école pour désigner les différents modes du syllogisme, était le signe des propositions parti- culières et négatives. X. OBJECTIF, SUBJECTIF. Il est impossible de donner une définition exacte de ces deux termes sans les rapprocher l'un de l'autre et sans les réunir, en quelque sorte, dans une même pensée. Tout acte de l'intelligence, soit une idée, un jugement, un raisonnement, ou une percep- tion, supposant nécessairement deux conditions : l'esprit même dans lequel cet acte s'accomplit et qui en a la conscience, et la chose qu'il af- firme^ qu'il nie ou qu'il nous représente, on a appelé le premier du nom de sujet (subjecturn, littéralement traduit du grec Ù7toxei|ji£vov, ce qui est placé dessous, la substance de la pen- sée) et la seconde du nom d'objet {objectum, de oljieere, ce qui est placé devant nous). Mais ce n'était pas assez de ces deux mots pour la précision de l'analyse philosophique : on est convenu d'entendre par subjectif tout ce qui ap- partient au sujet, tout ce qui détermine sa na- ture et son existence, et par objectif tout ce qui est dans les mêmes rapports avec l'objet. On conçoit que la distinction renfermée dans ces termes se soit présentée à l'esprit humain dès les premiers pas qu'il a faits dans la logi- que, dès qu'il a commencé à réfléchir sur lui- même, et à chercher dans sa propre conscienco les moyens de discerner l'erreur d'avec la vérité. Elle apporta nécessairement avec elle un doute terrible, une question de vie et de mort pour la pensée humaine : les objets que nous croyons connaître, esprits ou corps, êtres ou qualités, substances ou rapports, existent-ils véritable- ment, et si ils existent sont-ils conformes aux idées qui nous les représentent et aux juge- ments que nous en portons d'après les lois de notre intelligence? Ce problème se trouve déjà, non pas discuté, /nais agité ou du moins formel- lement énoncé par les sophistes. Protagoras en- seigne que l'homme est la mesure de toutes choses, c'est-à-dire que nous ne savons pas ce que sont les choses en elles-mêmes, que nous ne les jugeons que par rapport à nous ou d'après les sensations qu'elles nous font éprouver. La même idée était exprimée par Gorgias sous une autre forme. L'être, disait-il, ou la vérité est inaccessible à notre pensée : car, s'il en était autrement, la pensée devrait être semblable à l'être, ou plutôt elle serait l'être lui-même. Mais si la pensée et l'être sont confondus, toute pen- sée est vraie ; il n'y a pas de différence entre la vérité et l'erreur |: s'ils sont séparés, aucune pensée n'est vraie ; car aucune ne ressemble à ce qui est. L'abîme que les sophistes cherchaient à creuser, dans l'intérêt de l'art, entre les deux termes de la connaissance, a été fermé pour un moment par l'idéalisme de Platon et le dogma- tisme d'Aristote; mais il a été rouvert par le scepticisme d'yEnésidème et de la nouvelle Aca- démie. On sait qu'/Enésidème, attaquant le principe de causalité dix-huit siècles avant Hume et avant Kant, par les arguments réunis de ces deux philosophes, arrive à cette conclusion : que la relation de cause à effet n'est qu'une simple con- dition de notre intelligence, une simple loi de notre esprit; qu'elle n'existe pas dans la nature des choses. Arcésilas et Carnéade soutenaient contre les stoïciens, que nous n'avons aucun moyen de distinguer entre la représentation vraie et la représentation fausse, c'est-à-dire celle qui ré- pond exactement à la nature des êtres et celle qui est dans notre esprit seulement. Mais si la distinction du subjectif et de l'ob- jectif, avec les doutes qu'elle a provoqués surla légitimité de nos connaissances, se montre déjà dès la plus haute antiquité philosophique, il n'en est pas de même des termes dans lesquels elle est exprimée. Le mot que nous traduisons par sujet ('J7rox£iy.évov) n'avait point pour les philo- sophes grecs, ou du moins pour Aristote qui l'a employé le premier, le même sens que pour nous. Il signifiait la substance entièrement pas- sive et inerte, lesubstralurn indéterminé auquel la forme vient s'appliquer comme le cachet s'imprime dans la cire. Le sujet par excellence, le sujet pur de toute forme et de toute qualité, c'était la matière première ou la simple possibi- lité d'être. Quant aux deux éléments indispen- sables de la connaissance, ils étaient appelés bien plus justement, selon le point de vue où l'on se plaçait, l'intelligence (voue) et l'/ntelligible (votito:), ou la sensation (topa yor^uiv); et s'il nous est permis de nous en faire une idée d'après un fragment cité par Eusèbe {Préparation évangéliquc, liv. V et VI), le ton de cette satire le rendait parfaitement digne de l'école à laquelle appartenait l'auteur. Œnomaùs tournait ses attaques, non-seulement contre les erreurs de son temps, mais contre les sentiments les plus naturels et les plus respec- tables du cœur humain, principalement celui de la décence. Il prenait dans un sens tout à fait étroit et, par cela même, complètement faux, cet adage de ses maîtres : Vivre conformément à la nature. Cependant, il affectait de se mettre au- dessus même des principes de sa propre secte : car, le cynisme, d'après lui, ne consistait pas à suivre servilement les préceptes d'Antisthène et de Diogène ; mais à être libre, tant dans l'or- dre intellectuel que dans l'ordre moral, à triom- pher des préjugés comme des vices. La liberté, disait-il, est le seul fondement de la vertu et du bonheur : car, sans elle, l'homme ne s'appar- tiendrait pas; il ne serait ni bon ni méchant, et tomberait au-dessous de la brute. En effet, la brute môme, selon les idées d'Œnomaùs, po quelque degré de liberté, puisque la vie est le principe du mouvement. Voy. la Bibliothèque grecque de Kabricius, t. III, p. 522 et 523. X. ŒNOPIDE de Cuio, philosophe pythagoricien, qui, suivant Platon, était contemporain d'An ixa- gorc et florissait. par conséquent, dans ]r v« siècle avant l'ère chrétienne. 11 est cité principalement pour ses connaissances en géométrie et en astro- nomie. On lui attribue le problème contenu dans l,i douzième proposition du premier livre des Éléments d'Kuclide, et qui consiste à tirer une perpendicul lire droite, sur une ligne droite don- née infinie, d'un point donné hors de cetlc ligne, D'après Diodore de Sicile, c'est lui qui aurait aperçu le premier l'obliquité de l'écliptique et le mouvement propre du soleil dans ce cercle ; mais on a fait également honneur de cette dé- couverte à plusieurs autres philosophes plus an- ciens qu'Œnopide. Sextus Kmpiricus nous ap- prend {Hypotyposes Pyrrhon., lib. III; Adv. Malhcm. ,'lib. IX) qu'Œnopide ne voulait recon- naître que deux principes des choses, ou plut'>'<, deux éléments de la matière : l'air et le feu. Il prétendait que la voie lactée avait été autrefois la route du soleil. 11 faisait l'année solaire de 365 jours et 8 heures, et établit un cycle au bout duquel les révolutions solaires et lunaires devaient être d'accord. Ayant fait graver sur une table d'airain la série de ses calculs astronomi- ques, appliqués à une période de 59 ans, qu'il appela la grande année, il plaça cette table dans l'enceinte des jeux Olympiques, pour qu'elle servît à l'usage de toute la Grèce. X. OKEN (Lorenz), naturaliste et philosophe alle- mand, né en 1779 à Bohlsbach, devint, tout jeune encore, le disciple enthousiaste de Schelling. Il employa à soutenir et développer le panthéisme de son maître un savoir réel, que l'esprit de sys- tème a le plus souvent compromis. Ses études avaient surtout porté sur les sciences naturelles; il s'était fait connaître par une découverte, dont il disputa la priorité à Gœthe, en annonçant dès 1807 que le crâne est composé de vertèbres. C'est aussi en qualité de naturaliste et même de mé- decin qu'il enseigna successivement à Iéna, à Munich et à Zurich, où il mourut en 1851. Mais il atteignait sa vingtième année au moment où les meilleurs esprits cédaient à l'entraînement de cette philosophie ambitieuse dont Schelling fut l'interprète inspiré. On parlait autour de lui de renouveler toutes les sciences, d'en changer les méthodes et de les vivifier en leur appliquant les formules de la doctrine de l'identité. Ces prétentions s'avouaient naïvement jusque dans le titre des ouvrages : Schelling écrivait en 1797 son livre : de VAme du monde, hypothèse de haute métaphysique pour expliquer l'orga- nisme universel. Une foule d'esprits jeunes et ardents se laissèrent aller à cette manie de spé- culations à outrance, qui devait provoquer tant d'activité et laisser si peu de résultats. L'ana- tomie comparée, la zoologie, la phrénologie, la médecine, la physique et la chimie furent rema- niées, violemment arrachées aux méthodes qui commençaient à leur donner une certitude posi- tive, et torturées pour servir d'épreuves ou de vérification à la métaphysique nouvelle. De ce mélange arbitraire de la philosophie et de la physique, on vit naître des systèmes, ou plutôt, tles romans invraisemblables, qu'on ne peut plus lire sans s'imaginer qu'ils remontent à quelque lointaine époque, et qui contrastent avec les procédés oi prudents de la science contempo- raine. Nul ne s'engagea dans ce mouvement qui troublait tant de fortes têtes, avec plus de har- diesse et de verve imaginative que Lorenz Oken. Dans ses rêves grandioses, il espéra retrouver dans le monde, écrites en caractères vivants, les lois abstraites de la philosophie transcendanlale, et construire l'univers a priori. La philosophie naturelle, suivant lui, est la doctrine de l'éter- nelle transformation par laquelle l'absolu devient le monde. Le principe de toute chose, neutre en lui-même, sans différence et absorbant, dans son unité, des contraires qui l'annihilent, n'est en soi-même aucun des êtres qui le dinéren- ( ienl : il n'est rien à proprement parler, et l'on peu! poser celle formule, depuis si souvent répé- tée, m1"' Dieu égale zéro. Ce zéro est l'origine de toute quantité, mais il est par lui-même l'indif- OLYM — 1217 — 01 A M férence de toute grandeur, et pourtant c'est de lui que l'univers doit sortir. Le néant se scinde, par une antithèse dont le rhytlimc uniforme se retrouve dans toute pensée et dans tout mouve- ment, et se divise en deux différences dont il est la synthèse, le plus et le moins. Ainsi la monade se change en nombre, l'unité en pluralité, et Dieu en" monde et en conscience. Cette transfor- mation comporte trois phases : le repos primitif, le mouvement et l'espace qui est comme la forme de Dieu. Ces trois phases se retrouvent à tout degré dans la nature : ainsi, par exemple, la matière première est d'abord le simple éther, obscur, indistinct, pesant; puis l'éther étendu et lumineux; puis encore la chaleur qui s'étend dans toutes les dimensions et par suite crée la fluidité, c'est-à-dire détruit les dimensions déter- minées. Ces idées paraissent ici obscures ou inin- telligibles; on ose assurer qu'elles le sont en- core plus dans le système d'Oken. A part ses effusions oratoires ou poétiques en l'honneur de la Nature « universel absolu »,il est aussi bizarre dans son langage, aussi extravagant dans ses efforts pour expliquer l'organisation du monde par des vivifications, et la formation du soleil, des planètes et des comètes « par une polarité qui s'active elle-même », qu'un alchimiste enve- loppant sous des formules cabalistiques les re- cettes du grand œuvre. Quoi de plus occulte par exemple que cette Genèse des êtres organisés : Les premiers éléments de tout organisme sont les vésicules ou points organiques; jetées par terre, elles forment les plantes et, dans l'eau, les mimaux, c'est-à-dire des fleurs qui marchent: les unes répètent la vie planétaire, les autres la vie cosmique et solaire. Car tout se répète avec >4a monotonie d'une formule logique : tout se divise et se rapproche suivant les analogies les plus risquées. Tous les êtres représentent Dieu, toutes leurs qualités représentent des idées, ou des actualités de Dieu. Le règne animal à son tour représente ou répète les divers attributs de l'homme. L'homme est doué d'un système ner- veux ; il y aura nécessairement des animaux nerviers; il a des os, il y en aura d'ossiers; des organes des sens, il y en aura de sensiers. Cha- que être devient comme un symbole qui mani- feste une partie d'un être supérieur, ou bien résume en lui les qualités des êtres inférieurs; « le règne animal, dit Oken. c'est l'homme dé- membré. » Cette sorte de représentation, il faut la poursuivre même entre les diverses parties d'un même individu. Ainsi un seul organe repré- sente tous les autres : par exemple, dans la tête de l'homme on trouve un thorax, un poumon et des bronches. On ne peut pousser plus loin l'ap- plication du principe de l'unité de composition. Voici la liste des principaux ouvrages d'Oken : Examen de l'Esquisse du système de la phi- losophie de la nature (ouvrage de Schelling), et i théorie des sens qui s'y rattache, Franc- fort, 1802 ; — de la Génération, Bamberg, 1807 ; — sur l'Univers, fragment pythagoricien, Iéna. 1808; — Doctrine de la philosophie naturelle, léna, 1809; la troisième édition considérable- ment corrigée a paru à Zurich, en 1843. On omet ici des ouvrages nombreux qui concernent l'his- toire naturelle; mais il faut signaler la publica- tion de IVsi's, revue scientifique, qu'il dirigea de 1817 à 1848. OLYMPIODORE. Il a existé deux philosophes de ce nom. tous deux d'Alexandrie, ou du moins qui ont longtemps demeuré dans cette ville; mais l'un était péripatéticien et l'autre néo-pla- tonicien. D'Olympiodore le péripatéticien nous ne con- naissons guère que ces trois faits : qu'il a été le DICT. l'UlLOS. maître de Proclus et, par conséquent, qu'il fio- rissait pendant le v" siècle de notre ère; que son enseignement était très obscur, et que son atta- chement à la doctrine d'Aristote n'empêchait pas qu'il ne cherchât à la concilier avec celle de Platon. A moins d'admettre, contre toute vrai- semblance, un troisième Olympiodore, c'est à lui qu'il faut attribuer un commentaire sur la Météorologie d'Aristote, publié avec une traduc- tion latine et le commentaire de Philopon sur le premier livre du même ouvrage, par Camozzi : Commentarii in Arislolclis quatuor libros Me- teorologicorum, grœcc editos cum Fed. Turri- sani prœfatione, etc., in-f", Venise, 155,1 et 1507. Buhle, dans le tome Ier de son édition d'Aristote (p. 1 57 et suiv.), cite plusieurs autres ouvrages d'OIympiodore, restés manuscrits. Voy. Marinus, Vila Procli, c. ix; — Suidas, au mot Olympio- dorc; — Fabricius, Bibliothèque grecque, t. IX, p. 352. Olympiodore le néo-platonicien ressuscité, en quelque sorte, au commencement de ce siècle, par les travaux de plusieurs savants, principale- ment de MM. Creuzer et Cousin, nous offre beau- coup plus d'intérêt. Il florissait sous le règne de Justinien, avant le fameux édit de 529, qui ferma toutes les écoles païennes. II n'est pas sûr qu'il naquit à Alexandrie; mais il y passa une grande partie de sa vie et, selon toutes les apparences, il y tenait une école. Les principaux écrits que nous possédons de lui sont des commentaires sur ces quatre dialogues de Platon : le Phédon, le Philèbe, le Gorgias, le Premier Alcibiade ; mais dans ces commentaires, dont l'exemple avait déjà été donné par Proclus, c'est sa propre doctrine qu'il nous fait connaître, ou plutôt la doctrine de ses maîtres, la philosophie d'Alexandrie mo- difiée et développée en plusieurs points. Ce qui distingue particulièrement Olympiodore, c'est la manière dont il comprend les rapports de la phi- losophie et de la religion, l'une représentée par la Grèce, l'autre par l'Orient, et l'interprétation qu'il donne aux mythes. Dans son opinion, tout ce que la religion nous enseigne par d'obscurs symboles, la philosophie le conçoit par des idées claires et distinctes. «L'une, dit-il (Commentaire sur le Premier Alcibiade, p. 9), l'une nous montre toujours les choses à travers l'énigme du symbole ; l'autre à la lumière de la parole écrite.» Ainsi, en Grèce, le temple le plus fréquenté porte sur son fronton, en caractères populaires, cette inscription fameuse : Connais-toi toi-même. En Egypte, le même précepte est exprimé par un miroir symbolique placé au fond des sanctuaires. Une autre différence non moins essentielle qui sépare l'esprit philosophique de l'esprit religieux, c'est que le premier se plaît dans la liberté, dans le mouvement, et le second dans l'immobilité. Bien des philosophes, et même des théologiens de nos jours, ne parleraient pas autrement ; mais la religion, ainsi comprise, n'est pas autre chose qu'une allégorie : ses récits et ses dogmes les plus respectés descendent au rang de simples mythes. Or, comment se forment les mythes et en combien de classes faut-il les diviser? La réponse d'OIympiodore à ces deux questions est d'autant plus intéressante à entendre, qu'elle renferme vraisemblablement le dernier mot de son école sur la valeur du paganisme. « Dans notre enfance, dit-il (Commentaire sur le Gorgias, 46e leçon), nous vivons sel .nation, et l'imagination se prend aux forme j des mythes est destiné à satisfaire cette faculté. Le mythe n'est autre chose qu'une fiction qui re- présente la vérité sous une image (Xôyoç ij*ev8r,c EixovtÇwv ôAvjOciav). Si donc le mythe est l'image de la vérité, et si l'âme est l'image de ce qui est OLYM 1218 OLYM au-dessus d'elle dans Tordre des êtres, c'est avec raison que l'âme aime les mythes ; c'est l'image qui se complaît dans l'image.» 11 y a deux espèces de mythes : les mythes philosophiques et les mythes poétiques. Les uns et les autres ont leurs avantages et leurs désa- vantages. « Le mythe poétique est supérieur en ce qu'on est forcé d'écarter l'enveloppe pour pénétrer jusqu'à la vérité qu'il contient : son absurdité même empêche qu'on ne s'arrête à ce qui est apparent, et oblige à chercher la vérité cachée. Il est inférieur en ce qu'à la rigueur l'homme simple, qui s'arrêterait à l'apparence et ne chercherait pas ce qui est caché au fond du mythe, pourrait être induit en erreur; le mythe poétique peut tromper une âme sans expérience. Aussi Platon a-t-il banni Homère de sa Répu- blique, à cause de cette sorte de mythe.... Dans les mythes philosophiques, au contraire, même en s'arrêtant aux apparences , l'esprit n'éprouve rien de très-fâcheux.... Mais l'infério- rité de ces mythes consiste en ce que l'on se contente souvent de leur dehors, parce qu'ils ne sont pas absurdes, et qu'on n'en chercha pas toujours le vrai sens. On emploie encore les mythes philosophiques pour ne pas divulguer ce qui ne pourrait être compris. Comme dans les cérémonies religieuses on voile les instruments sacrés et les choses mystérieuses, afin de les dé- rober aux regards des hommes indignes; ainsi les mythes enveloppent la doctrine, afin qu'elle ne soit pas livrée au premier venu. » [Ubi supra.) Voici maintenant quelques échantillons de la manière dont ces mythes sont expliqués à la lumière de la philosophie alexandrine. Saturne ou Chronos est la cause suprême de tous les êtres ou l'intelligence pure. Les poètes disent qu'il dévore ses enfants et les vomit ensuite, parce que l'intelligence se replie sur elle-même, elle se nourrit de ses propres idées, puis elle les produit et les réalise au dehors. Jupiter ou Zeus (de Çrjv, vivre) est la puissance vitale. Il s'appelle aussi Dios (Aiô:, de Siôoxjc, qui donne), parce qu'il donne la vie par lui-même. Il est le monde con- sidéré dans sa plus haute unité, dans son essence active et vivante. Bacchus, au contraire, est le monde considéré à la fois comme un et divisé : un dans son essence, divisé dans sa manifesta- tion. Les Titans, qui conspirent contre Bacchus, sont les puissances inférieures de ce monde, qui tendent à le faire passer sans cesse à la plus grande divisibilité. Prométhée est la puissance qui préside à la descente des âmes raisonnables sur la terre : car, c'est le propre de l'âme rai- sonnable de se connaître avant toutes choses (npo(tY|6EÏ(r0a(). C'est elle-même qu'on désigne sous l'emblème du feu dérobé au ciel par Pro- méthée : car, ainsi que le feu, elle tend à s'élever au-dessus des choses d'ici-bas. Pandore est l'âme privée de raison, qui sert de lien ou d'intermé- diaire entre, l'âme raisonnable et le corps. Enfin Junon, c'est l'âme raisonnable qui se dépouille de son enveloppe pour retourner au ciel. On voit. par ces exemples, que l'interprétation donnée aux mythes par Olympiodore et l'école d'Alexandrie tout entière est purement métaphysique et mo- rale. Elle se distingue à la fois du système historique d'Évhémère et des explications physi- ques des stoïciens. Voy. Mythologie. Olympiodore ne s'est pas arrêté à ces considé- rations métaphysiques et religieuses; on trouve aussi, dans ses commentaires, des aperçus pleins d'intérêt sur la psychologie et la morale. « Dieu, dit-il {Commentaire sur le Phédon), a forme l'âme de trois cléments : par l'un elle tend vers les objets inférieurs ; par l'autre elle est portée à se replier sur elle-même : ;iar le troisième elle peut s'élever à son auteur. » C'est, sous d'autres noms, notre division des facultés en sensibilité, volonté, raison. La sensibilité est l'occasion, non la cause effi- ciente de nos idées. Semblable à un messager ou à un héraut, elle a pour rôle d'exciter l'esprit à la science. Elle diffère de la raison, en ce qu'elle connaît sans savoir qu'elle connaît, in- capable qu'elle est de revenir sur elle-même ; tandis que la raison se connaît elle-même et les objets sensibles. L'imagination tient le milieu entre ces deux facultés; elle est l'intelligence soumise aux sens et à la passion. La mémoire aussi tient de cette double nature : car elle n'est pas seulement la persistance d'une impression reçue ou une sensation continuée; elle contient aussi un élément actif et intellectuel; et, comme c'est tantôt l'un et tantôt l'autre de ces éléments qui domine, on est forcé de distinguer deux espèces de mémoire : l'une qui nous est commune avec les animaux, c'est-à-dire le souvenir; l'autre qui n'appartient qu'à l'âme raisonnable, ou la réminiscence. Cette dernière est définie : une palingénésie de la connaissance. Au-dessus de la sensibilité, de l'imagination et de la mémoire, vient se placer le raisonnement. Le raisonnement n'est pas la même chose que la raison ou l'intel- ligence pure; il est la raison en action ou en travail, l'intelligence déductive. « D'un côté, il aspire à l'intelligence et réfléchit la lumière de la vérité intelligible; de l'autre, il s'abaisse vers la connaissance déraisonnable et s'obscurcit des ténèbres de l'erreur, inséparable de la sensibilité.» Enfin, la faculté la plus élevée de notre être, c'est l'intelligence pure, qui, entièrement dégagée de la matière, et, par conséquent, de l'ignorance, se confond avec la lumière intelligible. La morale d'Olympiodore se distingue par un mélange de stoïcisme et de mysticisme. La vertu, selon lui. n'est pas autre chose que la sagesse, ou une vie conforme à la raison et dégagée de l'esclavage des sens. Elle n'est donc point l'échange des passions, comme l'enseignenl les épicuriens, mais la défaite des passions. Son caractère c'est le désintéressement le plus ab- solu. Elle doit être indépendante des châtiments et des récompenses, soit dans cette vie, soit dans l'autre, et n'être recherchée que pour elle- même, parce qu'elle convient à notre nature. C'est dans la vertu que réside le vrai bonheur. « Les hommes, dit Olympiodore (Commentaire sur le Gorgias, leçon xxive), qui ne commettent aucune faute, sont comme des dieux. Ceux qui commettent des fautes sans en avoir le senti- ment, sont malheureux au dernier degré ; ceux qui commettent des fautes, qui le savent, et qui s'en affligent, sont au milieu. » 11 est évi- dent, d'après cela, que les hommes, désirant naturellement le bonheur, sont aussi portés, par un désir inné et irrésistible, à la vertu ou au bien. Qu'est-ce donc que le mal? Le mal. c'est l'erreur où nous tombons quant aux moyens de satisfaire le désir ; il consiste à prendre l'appa- rence du bien pour le bien même. C'est la même doctrine qui a été enseignée plus tard par saint Thomas d'Aquin et Malebranche. Après avoir montré en quoi la vertu consiste en général, Olympiodore distingue plusieurs classes de vertus. La première classe est celle des vertus physiques, communes aux hommes et aux animaux, c'est-à-dire des qualités natu- relles dont l'origine est le tempérament; la lie des vertus morales, fruits de l'habitude et d'une saine direction de l'opi- nion ; la troisième classe est celle des vertus poliliq es, qui ne dépendent que de la raison, mais de la raison en tant qu'elle perfectionne ONTO — 1-219 oriN les instruments qui la mettent en rapport avec le monde, de la raison appliquée à la société; la quatrième classe est celle des vertus purifi- catrices, produites par la raison qui se dégage des biens du monde visible pour se retirer sur elle-même ; la cinquième classe renferme les vertus contemplatives, dans lesquelles l'âme, au lieu de se retirer sur elle-même, renonce à soi et tend à se rapprocher de ce qui lui est supé- rieur ou à devenir intelligence ; enfin, la sixième classe des vertus comprend les vertus exem- plaires (roxpaoc'.yjAaTixai). Ici l'âme ne contemple plus l'intelligence ; mais elle est l'intelligence elle-mêrne, exemplaire de toutes choses. Au- dessus de toutes ces vertus, Jamblique en re- connaissait encore une septième classe, les ver- tus hiératiques, qui naissent de la nature divine de l'âme. En politique, Olympiodore se prononce, comme Platon son maître, pour le gouvernement aris- tocratique. L'Ëtat, dit-il, est comme l'homme, un petit monde. Or, dans le monde, il n'y a qu'un maître : Dieu ou l'intelligence; donc l'au- torité ne doit appartenir qu'à un seul homme sage, ou à plusieurs animés d'un même esprit. Le gouvernement aristocratique répond à la partie la plus élevée de l'âme, le démocratique à la partie moyenne, et le démagogique ou le ty- rannique à la plus basse. Voy. Creuzer, Initia philosophiez ac theologiœ ex Platonicis fonlibus clucta, in-8, Francfort- sur-le-Mein, 1820 et 1821 ; et M. Cousin, Frag- ments de p>hilosophie ancienne. Ce morceau contient, à la fois, une analyse philosophique, et un sommaire bibliographique des ouvrages d'Olympiodore. ONTOLOGIE (du grec ôv, ovtoç, être, et >.6yoç, discours ; discours sur l'être et, par extension, science de l'être). La signification la plus ordi- naire de ce mot et la plus conforme à son éty- mologie est la même que celle du mot métaphy- sique. Aristote, en créant, pour ainsi dire, la métaphysique, ou du moins en déterminant le premier son objet et sa méthode, ne la définit pas autrement que la science de l'être en tant qu'être, èiu<7TY)u.Y) toù ôvto; •?] ôvtoç, c'est-à-dire la science de l'essence des choses ; celle qui, laissant de côté tous les êtres particuliers, s'ap- plique exclusivement aux attributs et aux con- ditions de l'être en général. Cependant Aristote ne donne jamais à cette science le nom d'onto- logie, pas plus que celui de métaphysique, il l'appelle la philosophie première. Le nom de métaphysique prévalut chez ses successeurs ainsi que chez les philosophes du moyen âge, sans distinction de doctrine ; mais le nom d'on- tologie leur resta parfaitement inconnu. Nous ne croyons pas nous tromper en affirmant que c'est Wolf qui, le premier, en a introduit l'u- sage, et s'il n'en est pas l'inventeur, c'est lui, du moins, qui l'a fait entrer dans les habitudes de la langue philosophique, mais avec une signi- fication moindre que celle du mot métaphysique. En effet, dans la division que Wolf a donnée de la philosophie, la métaphysique se partage en quatre branches, dont l'ontologie n'est que la première ; les trois autres sont la psychologie et la cosmologie rationnelles, c'est-à-dire la science de l'âme et la science de la nature, en tant que ces deux objets peuvent être connus par la seule raison; et, enfin, la théologie ou la science de de Dieu. Ainsi détachée du monde réel et de tout ce qui peut donner à ses résultats un inté- rêt sérieux, l'ontologie n'est plus que la science de l'être en général, c'est-à-dire de l'être ab- strait, non de l'être absolu. Au lieu de recher- cher dans les objets particuliers que nous pou- vons connaître, ou dans les idées précises que nous avons^ de ces objets, ce qu'il y a d'univer- sel et de nécessaire pour s'élever de là à un être nécessaire, elle commence par des abstractions et ne sort point de ce cercle; elle s'occupe du possible, du nécessaire, du contingent, de la quantité, de la qualité, de la substance, de l'ac- cident, de la cause, etc., sans rechercher s'il existe quelque part rien de pareil, et par quelles conditions de notre nature, par quelles lois de notre intelligence nous sommes forcés d'y croire. Une telle science ne repose sur aucune base so- lide, et n'a d'autre effet que de discréditer la métaphysique, avec laquelle on est naturelle- ment tenté de la confondre. C'est ce qui est ar- rivé. L'école de Kant, succédant à celle de Wolf, condamne, sous le nom d'ontologie, tout com- merce de l'esprit avec le monde réel, ou la croyance que les idées les plus essentielles à no- tre intelligence, telles que les idées de temps, d'espace, de substance, de cause, répondent à de véritables existences, et nous représentent les choses telles qu'elles sont. Ainsi l'on appelle preuve ontologique de l'existence de Dieu, celle qui conclut l'existence d'un être nécessaire de l'idée que nous avons en nous d'un tel être. C'est contre cette preuve que la critique kan- tienne a dirigé particulièrement ses efforts, parce que sa ruine doit avoir pour conséquence celle de la raison elle-même. Depuis que l'idéa- lisme de Kant s'est retiré à son tour devant d'au- tres systèmes, l'ontologie n'a cessé d'être oppo- sée à la psychologie, à la psychologie pure ou sceptique, qui, exclusivement occupée des phé- nomènes de conscience et des lois de la pensée, n'ose rien affirmer de la nature ni de l'existence des êtres. Dans ce sens, l'ontologie se confond avec la métaphysique ; elle est la science des êtres dans ce qu'ils ont de plus essentiel, et de leurs rapports avec les notions fondamentales de l'intelligence, c'est-à-dire, comme elle a été dé- finie dès son origine, la science des principes et des causes, des principes de l'existence et de ceux de la connaissance. Mais alors pourquoi deux noms pour une seule chose? Pourquoi ne pas préférer de ces deux noms celui qui offre le moins d'équivoque, celui qui a pour lui la con- sécration de la plus haute antiquité et des auto- rités les plus considérables? Laissons l'ontologie avec ses attributions ambiguës, ses spéculations nuageuses et son nom décrié à l'école de Wolf, et continuons, sur les pas d' Aristote, de Leibniz, de Descartes, de Malebranche, de sonder avec respect les profondeurs de la métaphysique. Voy. ce mot. OPINION (36£a). Jugement que porte l'esprit en matière contingente, probable ou douteuse. On oppose d'ordinaire l'opinion à la science. De tout temps cette distinction a eu cours en philosophie, et particulièrement en logique; mais les philosophes anciens surtout s'en sont préoccupés, et en général ils y ont attaché une grande importance. L'école d'Ëlée, en établissant cette différence essentielle, prétendait y retrouver l'antagonisme habituel, la contradiction insoluble des sens et de la raison. Parménide, dans les fragments de son poëme, qui nous ont été conservés, nous montre d'un côté la voie de la raison qui con- duit à l'être et à la vérité; de l'autre, le chemin battu de l'habitude et de l'opinion; où l'on a pour guides les yeux qui ne voient point, les oreilles qui n'entendent point et les discours insensés des hommes, et où l'on ne rencontre que l'ap- parence, le faux et le non-être. Pour Empédc- cle, comme pour Parménide, ce sont les sens qui engendrent l'opinion; la science est le fruit de la raison. or in — 1220 — OPIN Platon dit à son tour dans le Timéc, que l'o- pinion se fonde sur le devenir et sur la sensa- tion; dans la. République, il l'appelle irration- nelle et insensée {âloyoc, ivôirro;). Cependant il distingue dans l'opinion la foi solide, mffTtç, et la conjecture, slxacrioc {Rêpubl., liv. VI, p. 62, 63 de la traduction de M. Cousin), c'est-à-dire l'o- pinion vraie et stable et l'opinion hypothétique ou fausse; et il n'hésite pas à reconnaître que la première tient sa vérité et sa stabilité de la raison elle-même s'appliquant, il est vrai, au sensible et au divers, tandis que la pensée pure et la connaissance rationnelle se rapportent au m^me et à l'intelligible (Timée, p. 129 de la traduction citée). En somme, c'est encore par la différence fondamentale du sensible et de l'in- telligible que Platon explique cette autre diffé- rence entre la science et l'opinion, et, comme le sensible n'est à ses yeux qu'une image ou un reflet de la réalité intelligible, il est amené à exprimer sous la forme suivante la distinction qui nous occupe : « L'opinion est à la con- naissance ce que l'image est à l'objet. » {Rê- publ., liv. VI, p. 59 de la traduction de M. Cou- sin.) Aristote poursuit et achève cette analyse. L'o- pinion, suivant lui, est une sorte de conception 'j-oÀr, •!/'.:, c'est-à-dire une pensée, un acte d'en- tendement, qui procède uniquement de l'âme. Elle est donc fort supérieure à la sensation et à l'imagination, qui appartiennent en commun à l'âme et au corps. Mais, d'un autre côté, il faut se garder de la confondre avec cette conception éternellement vraie qu'on appelle la science. En effet, « savoir véritablement une chose, c'est en connaître la cause comme telle et compren- dre qu'elle ne saurait être autrement. » {Der- niers Analytiques, liv. I, ch. ii.) La science, par conséquent, est une connaissance vraie et stable du nécessaire. Or, l'opinion peut être définie « la conception d'une proposition immédiate (indé- montrable) et non nécessaire.» [Ubi supra, liv. I, ch. xxxiii.) Elle diffère donc de la science par son objet, puisqu'elle s'applique à ce qui pour- rait être autrement qu'il n'est pensé ; mais elle en diffère surtout par sa .nature, car elle est in- stable, comporte le vrai et le faux, et ne donne jamais le pourquoi de ce qu'elle avance. Cette double différence subsiste toujours entre l'opi- nion et la science, alors même qu'elles semblent avoir même objet. Il ne faut pas croire, en effet, que l'opinion porte exclusivement sur les choses sensibles et individuelles. Il arrive aussi parfois qu'elle s'attache à l'universel {Morale à Nico- maque, liv. VII, ch. m), même au nécessaire. Mais elle se distingue encore ici de la science par la manière dont elle conçoit son objet. Il semble qu'elle connaisse le nécessaire; mais, à vrai dire, elle ne le connaît jamais comme tel. Tout ce qu'elle atteint, elle le conçoit comme pouvant être autrement. La science est donc seule en possession du nécessaire; l'opinion ne saurait y atteindre, ou, si elle y atteint, c'est sans le savoir. On a donc raison de dire que, comparée à la science, l'opinion est un état de maladie. D'ailleurs, quel que soit son objet, la persuasion qu'elle nous apporte peut toujours £ ! re remplacée par une persuasion contraire {de a, lib. 111, c. m, § 10). Pour Aristote comme pour les philosophes qui l'onl précédé, l'opinion est imparfaite à cause de l'imperfection même de ses objets ; mais il pousse plus loin l'analyse de ce fait intellectuel; il sait y faire la part clu sujet pensant qui peut uchanl les mêmes choses, tantôt la ce et tantôt l'opinion. Ce dernier trait de l'analyse d'Aristolc nous parait être d'une im- portance capitale. 11 mérite au moins qu'on s'y arrête un instant et qu'on l'examine avec quel- que attention. La science proprement dite est toujours vraie; l'opinion est tantôt vraie, tantôt fausse. Or, ce qui fait qu'un jugement est vrai ou faux, ce n'est pas seulement la nature des objets sur les- quels il porte, c'est aussi la nature et la disposi- tion intime de l'âme intelligente dont il pro- cède. Tout fait intellectuel résulte de ces deux éléments, un objet et un sujet. Toute pensée se rapporte à quelque partie de l'être et de la vé- rité, c'est là son objet et sa première cause. Mais, de plus, toute pensée est en elle-même un acte, et suppose, par conséquent, un sujet actif. L'acte intellectuel est fatal sans doute, c'est-à- dire déterminé en nous par une cause autre que nous-mêmes; mais il est produit par notre ac- tivité. Pour n'être pas volontaire et libre, cette activité n'est pas moins réelle, et elle se mani- feste alors, sinon par la personnalité, au moins par l'individualité. On s'en assure facilement en ce qui regarde l'opinion ; car l'opinion est une croyance qui varie d'un individu à l'autre, qui dépend des lumières et des dispositions de cha- cun, et qui semble appartenir en propre à celui qui l'adopte. Voici comment on peut se rendre compte de ce phénomène au moyen de l'analyse psychologique. L'esprit, mis en présence d'une vérité éter- nelle, nécessaire et évidente, n'est pas maître de l'accepter ou de la nier. Son consentement n'est pas un instant douteux ; il adhère sans trouble et sans hésitation à cette vérité, comme à son propre bien; il s'y reconmît et s'y com- plaît. Que l'esprit se soit mis en possession de la vérité par une intuition primitive et sponta- née ou par voie de raisonnement, que son con- sentement ait été réfléchi ou irréfléchi, peu im- porte : du moment qu'il connaît une vérité en concevant qu'elle ne saurait être autrement, il a la certitude, il sait. Cette connaiss mee est stable comme son objet, et de plus elle est im- personnelle, en ce sens qu'elle s'impose fatalement à nous; notre intelligence, en y consentant, a suivi sa loi essentielle et universelle, en sorte que toute intelligence, placée dans les mêmes con- ditions, donnerait le même consentement. Pour tout homme, quels que soient son caractère, ses inclinations et ses habitudes, il est et sera tou- jours vrai, par exemple, ^que deux et deux font quatre, qu'il y a un Etre suprême, que la même chose ne peut pas à la fois être et n'être pas, etc. Mais il n'en est pas toujours ainsi : la vérité ne s'offre pas toujours à nous avec cette irrésistible évidence, et alors une plus grande latitude est laissée à notre faculté individuelle déjuger, d'affirmer et de nier. Lors donc que notre conviction n'est pas invinciblement néces- sité en l'absence de toute preuve, ou bien en présence de probabilités opposées et contradic- toires ; là où le doute, le combat intérieur est possible, il arrive que l'âme, dans son impatience de connaître et de croire, se décide et prend parti, en quelque sorte, pour celle des deux croyances qui répond le mieux à son instinct du vrai et du bien, ou même aux habitudes intel- lectuelles et morales qu'elle a contractées. Ainsi se forme l'opinion qui préjuge et ne démontre pas, qui anticipe sur la s ience et en usurpe sou- venl la place. C'est sur nos opinions que nous réglons d'ordinaire notre conduite; peu à peu elles pénètrent l'âme tout entière, deviennent une pâme de nous mêmes, un trait distinctif de notre caractère. Plus l'effort a été grand et pé- nible pour nous taire ces croyances hasardées et douteuses, pour conquérir celte ombre de vérité. OPTI — 1221 — OPTI plus, se semble, nous y tenons et nous nous y at- tachons. Un tel effort, on le comprend, est chose individuelle. Aussi l'opinion, comme tout ce qui est individuel, est-elle sujette aux variations les plus étranges.Voulez-vous la définir: ne dites pas seulement son auteur, dites encore le jour et l'heure où cette opinion fut la sienne. Telle opi- nion qui est la nôtre aujourd'hui, ne l'était pas bier et ne le sera plus demain peut-être; mais enSn elle est nôtre : il suffit; l'amour-propre autant que la sincérité nous fait une loi de la soutenir, sinon de l'imposer aux autres. Chose étonnante, ces lueurs passagères qui n'éclairent point l'esprit, échauffent le cœur et ont le privilège de le passionner. Tandis que les vé- rités premières et les solides résultats de la science sont en dehors et au-dessus de toute contestation, l'opinion est une source perpé- tuelle de querelles, de luttes et de persécutions. La vérité absolue et la science auraient seules le droit d'être intolérantes et de régner sans partage sur toute intelligence; c'est, au contraire, l'om- bre de la vérité qui règne; c'est l'opinion trom- peuse qui exclut et qui persécute. En vain les philosophes, les amis trop rares de la raison et de la science ont-ils secoué le joug de l'opinion, en vain l'ont-ils combattue comme un préjugé souvent erroné, quelquefois barbare ; l'opinion n'en demeure pas moins la reine du monde, et il est toujours utile de redire aux hommes cet avertissement de Xénophane, l'antique fondateur de l'école d'Élée : « L'homme ne sait rien ; l'o- pinion étend sur tout son voile; » .... Àôxoç ô' ItcI 7iâm xÉTUXTat. Sur l'opinion, voy. surtout Aristote, Derniers Analytiques, liv. I, ch. xxxm; — Kant, Critique de la raison pure, Méthodologie, Critique du jugement, t. II, p. 198 et suiv. de la trad. de M. Barni; — et, dans ce Dictionnaire, le mot Cer- titude. Ch. W. OPTIMISME. L'optimisme est cette doctrine qui, se fondant sur l'idée de la perfection infinie de Dieu, attribue à l'univers, son ouvrage, la plus grande perfection possible. La plupart des métaphysiciens, et même des théologiens, ont reconnu que ce monde devait être le meilleur, quoiqu'ils n'aient point été d'accord sur Je sens auquel il faut entendre cette plus grande per- fection possible de l'univers. L'optimisme, plus ou moins développé, plus ou moins diversement interprété, se trouve dans presque toutes les grandes écoles de l'antiquité, et principalement dans l'Académie, dans le Portique et dans l'école d'Alexandrie; on le trouve, au moyen âge, dans saint Anselme et saint Thomas. Mais c'est dans les temps modernes, au sein des écoles de Des- cartes et de Leibniz qu'il a reçu ses plus grands développements. Quoique partisan de la liberté d'indifférence, Descartes cependant est optimiste. Il est certain, dit-il dans la quatrième Médita- tion, que Dieu veut toujours le meilleur, et que, pour juger de la perfection de l'univers, il faut considérer l'ensemble et non pas les dé- tails. Malebranche approfondit cette même doc- trine. Mais pour faire le monde digne de Dieu, il croit devoir recourir à la théologie chrétienne et invoquer le mystère de l'incarnation, c'est-à- dire l'union d'une personne divine avec le monde. Hors de cette union, le monde ne lui paraît plus qu'un monde profane, imparfait et indigne de Dieu; par cette union seule, il se sanctifie, il se divinise et se concilie avec les perfections infinies de Dieu. Sauf ce point, qui est propre à Malebranche et celui de la perfectibilité de l'univers, qui est propre à Leibniz, les Entre- tiens sur la métaphysique et les Méditations chrétiennes de Malebranche présentent les plus grandes analogies avec les Estais de théodtcée, touchant la doctrine de l'optimisme. Mais, malgré l'autorité de tant de grands mé- taphysiciens, malgré l'autorité de la raison qui semble nous obliger de croire que Dieu, étant souverainement parfait, a dû faire le meilleur, l'optimisme demeure, aux yeux d'un grand nom- bre, couvert d'une sorte de ridicule. Voltaire en effet l'a accablé de railleries et de sarcasmes devenus populaires. Qui n'a pas entendu tourner en dérision ce fameux principe : tout est au mieux dans le meilleur des mondes possibles? Qui ne l'a pas entendu répéter avec une amère ironie, et contre l'optimisme et contre la divine Providence ? Mais ce discrédit, presque popu- laire, n'atteint que de fausses interprétations par lesquelles trop souvent l'optimisme a été défiguré, et non pas l'optimisme lui-même. En effet, autant l'optimisme bien entendu s'élève au-dessus de toutes les railleries des beaux es- prits et de toutes les objections métaphysiques, autant l'optimisme en un sens trop étroit suc- combe presque ridiculement sous les continuels démentis de l'expérience. H y a un faux et il y a un vrai optimisme, qu'il faut sévèrement dis- tinguer l'un de l'autre. Abandonnons le premier aux répulsions du sens commun et même au ridicule qu'il mérite, mais tâchons d'élever l'au- tre à une hauteur où il soit à l'abri de toutes les atteintes de l'expérience. Nous signalerons d'abord trois fausses inter- prétations de ce principe, que tout est au mieux dans le meilleur des mondes possibles; les uns l'ont entendu de chaque individu en particulier; les autres, non pas des individus, mais des espè- ces; non pas de tel ou tel homme, mais de l'huma- nité tout entière et du globe qu'elle habite; les autres, enfin, l'ont entendu de tout l'univers, mais de l'univers considéré dans un point du temps et seulement tel qu'il est dans son état actuel. De là, trois sortes de faux optimismes plus ou moins erronés, plus ou moins en contradiction avec l'expérience et la raison. La plus grossière de toutes est la première. Quel mépris en effet ne faut-il point faire de l'ex- périence et de la raison pour oser soutenir que tout est au mieux dans le monde au regard de chaque individu? Par quel sophisme prouver que tout est au mieux pour celui que la misère, que la douleur accable, et pour cet homme de bien victime des méchants ? Néanmoins cette sorte d'optimisme n'est pas si rare, elle n'est pas non plus si innocente qu'on pourrait le croire au premier abord. Déguisé sous la forme d'un système de compensations entre les peines et les plaisirs du riche et du pauvre, du puissant et du faible, il jouit de la faveur des heureux du siècle. Quel peut être l'effet de ce système de compensations chimériques, ignorées des victimes, et aperçues seulement par ceux qui raisonnent à froid sur leur misère, sinon d'éta- blir faussement que tout est au mieux pour tous les individus et toutes les classes de la so- ciété et, en conséquence, de protéger l'égoïsme des uns et de consacrer la misère des autres? La Bruyère fait justice, en quelques mots pro- fonds, de ce dangereux optimisme : « On de- mande, dit-il dans le chapitre sur les grands, si en comparant ensemble les différentes con- ditions des hommes, leurs peines, leurs avan- tages, on n'y remarquerait pas un mélange ou une espèce de compensation de bien et de mal qui établirait entre elles l'égalité, ou qui ferait, du moins, que l'une ne serait guère plus dési- rable que l'autre. Celui qui est puissant, riche, et à qui il ne manque rien peut former cette OPTI 1222 — OPTI question, mais il faut que ce soit un homme pain re qui la décide. » L'optimisme demeure encore dans le faux quand il ne va pas au delà, des espèces, au delà de l'humanité et au delà de notre petit monde. En effet, si tout ne va pas au mieux pour chaque individu, tout, non plus, ne va pas au mieux pour les genres et les espèces ; si tout ne va pas au mieux pour chaque homme? tout, non moins certainement, ne va pas au mieux pour l'huma- nité. Est-il besoin de dire de combien de maux et de misères l'humanité est affligée? Ne peut- elle donc désirer un degré supérieur de force et d'intelligence? Ne s'accommoderait-elle pas mieux d'un printemps perpétuel que des feux du midi ou des glaces du nord? Est-ce la con- dition la meilleure pour les espèces vivantes de notre globe, que la nécessité de se nourrir aux dépens les unes des autres ? Malebranche a cer- tainement raison de dire : « Si vous jugez des ouvrages de Dieu uniquement par rapport à vous, vous blasphémerez bientôt contre la divine Providence. » Cependant on trouve des traces de cet opti- misme chez des philosophes, des poètes et des naturalistes, qui n'ont pas reculé, pour le sou- tenir, devant les plus étranges sophismes et les plus bizarres subtilités. Ainsi Plotin se croit obligé de prouver que les prisons, les guerres, les épidémies, la mort, sont des biens et non des maux. Les guerres et les épidémies préviennent, selon lui, l'excès de la population ; elles sont utiles à l'individu qu'elles frappent, comme à l'espèce ; elles le préservent par une mort prompte des maux et des infirmités de la vieil- lesse. Enfin, la mort elle-même n'est pas un mal ; elle est si peu de chose, que les hommes s'assemblent dans leurs jours de fêtes pour s'en donner le spectacle. Voilà où un optimisme mal entendu conduit Plotin. Dans son poëme sur l'homme, le célèbre poète anglais Pope nous semble exagérer encore davantage ce faux optimisme. Selon Voltaire, Pope s'est inspiré de Leibniz. S'il en est ainsi, Pope, pas plus que Voltaire lui-même, n'a com- pris Leibniz. En effet, pour justifier l'optimisme, il se condamne à prouver que tout est au mieux dans notre petit monde. Partout le mal est, à ses yeux, compensé et racheté par le bien. Le pauvre est heureux malgré sa pauvreté ; dans les vapeurs du vin, le mendiant s'imagine être un roi, l'aveugle danse, le boiteux chante et le sot est enchanté de lui-même. Pope va plus loin encore dans ce singulier optimisme : à le croire, les défauts et les vices des hommes sont pour le mieux, parce qu'ils tournent à l'avantage de la société. Mais cependant ne vaudrait-il pas mieux qu'il y eût dans ce monde moins de mé- chants et plus de gens de bien? Pope pense qu'un monde où il n'y aurait que des gens de bien ne vaudrait pas mieux que ce monde mé- langé de bons et de méchants ; il en donne cette singulière raison, que tous ces gens de bien ne pourraient pas s'entendre en- tre eux. C'en est assez pour faire apprécier le côté faible et même ridicule de l'optimisme de Pope. Des naturalistes sont tombés dans la même erreur. Je citerai un célèbre naturaliste anglais contemporain, le docteur William Buckland. Dans un ouvrage intitulé de la Géologie et de la Minéralogie dans leurs rapports avec la théo- logie naturelle, il entreprend de prouver que tout est au mieux dans notre globe, au regard de chacne des races vivantes qui l'habitent. Pour la défense de cet optimisme, il se trouve entraîné aux plus étranges assertions. On en I jugera par quelques citations : « La somme du bien-être s'esl accrue pour ions les animaux. et en môme temps celle du mal-être a diminué, par la création des races carnivores. » Tel est le titre d'un des chapitres de l'ouvrage. En effet, selon le docteur Buckland, sans les car- nivores, que deviendraient les herbivores? Expo- sés à toutes les douleurs de la maladie et à la décrépitude d'une vieillesse dont aucune conso- lation et aucun secours n'adouciraient les souf- frances, leur sort serait digne de pitié. Heureu- sement, par le bienfait d'une mort prompte, les carnivores viennent les préserver de tant de maux. Otez les carnivores, et le nombre des herbivores croissant indéfiniment, on ne verrait plus parmi eux que des êtres affamés qu'enlè- verait chaque jour par milliers la mort lente et cruelle de la faim. Mais la Providence n'a pas voulu qu'il en fût ainsi : les malades, les estro- piés, ceux qui dépassent le nombre fixé par les prévisions providentielles, sont immédiatement dévoués à la mort et, en même temps qu'ils sont délivrés des maux qui les affligeaient, leurs cadavres servent providentiellement de pâture aux carnivores, et la place vide qu'ils laissent augmente le bien-être de ceux de leur espèce qui survivent. Ainsi, selon le docteur Buckland, tout est au mieux pour toutes les races vivan- tes de ce monde, et les carnivores sont les bien- faiteurs des herbivores: les chats sont la provi- dence des rats. Les plaisanteries et les sarcasmes répandus dans presque tous les ouvrages de Voltaire, et principalement dans le roman philosophique de Candide et dans le poëme sur le tremblement de terre de Lisbonne, n'ont de valeur que contre un pareil optimisme. Dans le roman de Candide Voltaire met en scène un philosophe optimiste et son disciple, sur lesquels s'accumulent toutes les catastrophes, tous les plus fâcheux démentis que l'expérience peut donner à leur système. Mais, en dépit de toutes les misères et des plus cruelles infortunes, l'un et l'autre, avec une opiniâtreté comique, persévèrent dans leur optimisme, et le docteur Pangloss ne continue pas moins d'en- seigner à son disciple Candide : « Ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise; il fallait dire que tout est au mieux. » Cependant il est incontestable que tout n'est pas au mieux pour Candide ; tout n'est pas au mieux pour lui lorsque, chassé du château du baron et enrôlé de force dans l'armée du roi des Bulgares, il reçoit quatre mille coups de verge qui le réduisent à implorer la mort comme une insigne faveur. Tout également ne va pas au mieux pour le docteur Pangloss, lorsqu'il es* pendu par l'inquisition dans un auto-da-le. Mais que peuvent contre le vrai optimisme les infor tunes de Pangloss et de Candide? Qui prétend que tout soit au mieux pour l'un et pour l'autre? Assurément ce n'est pas Leibniz que Voltaire prétend réfuter. Ce qu'il y a de singulier, c'est que Voltaire, qui fait si vivement la guerre à l'optimisme, est lui-même optimiste, et même grossièrement optimiste, ne tenant nul compte de la perfection infinie de Dieu. En effet, quand il traite sérieusement la question du mal, il pré- tend ne pas trouver de meilleure réponse que. celle-ci : Dieu ayant agi pour le mieux ne peut agir mieux. « Toutes les sectes de philosophie ont échoué contre l'écueil du mal physique et du mal moral. Il ne reste que d'avouer que Dieu, ayant agi pour le mieux, n'a pu agir mieux. Cette nécessité tranche toutes les difficultés et finil toutes les disputes. Nous n'avons pas le front de dire : tout est bien; nous disons tout est le moins mai qu'il se pouvait. » Nous nous garde- OPTI 1223 — OPTI rons donc bien du singulier enthousiasme de S honenhauer pour Candide. Enfin l'optimisme, même étendu à l'univers tout entier, sera encore un faux optimisme, s'U ne s'applique qu'à l'univers tel qu'il est, c'est-à- dire à l'univers dans son degré actuel de per- fection qui ne peut être ni la limite, ni la mesure du vrai optimisme. Si on le restreint en iore de cette façon on se met en contradiction avec l'idée de perfection infinie de Dieu, on limite sa toute-puissance par un infranchissable degré de perfection. Comment répondre, dans ce système, à l'objection, qu'il n'y a pas de meil- leur pas de maximum de perfection ; Dieu, en vertu de sa toute-puissance, pouvant toujours, à un degré quelconque de perfection, en ajouter un autre ? Telles sont donc les trois fausses in- terprétations par lesquelles l'optimisme a légi- timement soulevé contre lui les répugnances du sens commun et les objections des théologiens et des philosophes; mais le vrai optimisme triom- phe là où succombe le faux optimisme. Déjà nous en avons donné l'idée en disant ce qu'il n'était pas ; pour achever de le définir, nous allons le considérer en lui-même et dire com- ment il faut encore l'élever et l'étendre. Nous le dirons d'après la métaphysique de Leibniz, dans / laquelle l'idée de l'optimisme atteint son plus haut degré : nous développerons quelques points indiqués seulement par Leibniz, et nous réfuterons les objections qui portent con- tre le principe fondamental de l'optimisme, que Dieu, en vertu de sa perfection infinie, fait tou- jours le meilleur. En nous représentant sous une forme réfléchie, et successive, ce que Dieu a vu intuitivement, résolu et exécuté de toute éternité, Leibniz nous fait en quelque sorte assister à ce qui dut se passer dans les conseils de la sagesse infinie de Dieu au moment de la création. Devant le Créateur ont comparu tous les plans de tous les mondes possibles, comme autant de candidats à l'existence. En vertu de sa toute-puissance, il pouvait indifféremment réaliser l'un ou l'autre; mais, en vertu de sa sagesse, il ne pouvait réa- liser que le meilleur. Pour discerner entre tous ce meilleur des mondes, il ne considère pas les détails, mais l'ensemble; son choix se fixe sur celui qui, toutes choses balancées, l'emporte en perfection sur tous les autres. Le monde dont nous faisons partie sera donc nécessairement, malgré toutes ses imperfections, le meilleur des mondes possibles. Mais nous avons encore ici à répondre aux récriminations de l'empirisme et du sens com- mun vulgaire. Quoi! ce monde si plein de misè- res serait le meilleur des mondes possibles! Notre faible intelligence peut, sans peine, en con- cevoir un autre où la part du mal serait réduite, et l'intelligence infinie de Dieu ne l'aurait pas pu ! Nous répondrons avec Leibniz : Assurément^ Dieu pouvait concevoir et créer une humanité meilleure ; mais le monde dont cette humanité eût fait partie, considéré dans son ensemble, n'aurait pas été le meilleur des mondes. Dans le plan divin de l'univers toutes les parties se tiennent et s'enchaînent étroitement. L'univers, dit Leibniz, est tout d'une pièce, de même que l'Océan. Dieu ne pouvait donc rien changer a la condition de l'humanité, sans changer en même temps tout le reste et, en conséquence, sans choisir un autre monde qui eût été moins parfait dans son ensemble. Si Dieu, dans la création, n'avait eu, en effet, d'autre but que l'humanité, peut-être faudrait-il convenir qu il n'a pas fait preuve dans son œuvre d'une sagesse souveraine. Mais, dans l'ensemble des choses, l'humanité n'est qu'un détail, la terre n'est qu'un atome en comparaison des mondes innom- brables qui peuplent l'espace. Nos imperfections et nos misères ne sont peut-être qu'un néant au prix de la perfection et du bonheur de tous ces autres mondes. Ainsi , étendu à l'univers entier, rapporté non pas à l'homme exclusivement et à notre monde, l'optimisme s'élève au-dessus des objec- tions tirées des imperfections et des misères de ce monde, mais il n'échappe pas encore au reproche d'incompatibilité avec la liberté sou- veraine et la perfection infinie de Dieu. Selon quelques philosophes et quelques théologiens, au regard de Dieu il n'y a pas de meilleur ; donc Dieu n'a pu choisir un meilleur quelconque entre tous les possibles, et l'optimisme n'est qu'une chimère. Fénelon développe cette objec- tion dans le huitième chapitre de la Réfutation du système du P. Malcbranche, sur la nature et sur la grâce. Il juge incompatible la liberté infinie de Dieu avec cette loi du meilleur à la- quelle l'assujettit Malebranche, et dont il veut l'af- franchir en démontrant que, par rapport à lui, il n'y a point de meilleur. En effet, tous les de- grés de perfection finie, quoique inégaux entre eux, ne sont-ils pas tous en une égale dispropor- tion avec la perfection infinie de Dieu, la distance entre le fini et l'infini étant infinie, et toutes les distances infinies étant nécessairement égales les unes avec les autres? La sagesse de Dieu n'a pas eu de raison pour préférer, dans la création de son ouvrage, tel ou tel degré de perfection à tel autre, puisque tous sont égaux par-devant lui. Ainsi, non-seulement Dieu ne doit pas toujours nécessairement produire le meilleur, mais jamais il ne peut le produire, car, à tout degré de perfection déterminée, il peut toujours en ajouter un autre en vertu de sa toute-puissance. De la supériorité infinie de Dieu résulterait donc une indifférence absolue à l'égard de tous les possibles, laquelle, selon Bossuet et Fénelon, serait l'indispensable condi- tion de l'exercice de sa liberté souveraine. Cette doctrine ne diffère que par la forme de la li- berté d'indifférence de Duns-Scot, et aboutit exactement aux mêmes conséquences. En effet, entre l'optimisme et la liberté d'indifférence avec tous ses excès, il n'y a pas de milieu. S'il n'existe pas un meilleur au regard^ de la volonté divine, il suit rigoureusement quelle est indifférente entre tous les motifs, et qu elle peut également se décider pour ou contre, en toute occasion. Donc, toute considération^ de cause finale, d'ordre et de sagesse devra être absolument bannie, non-seulement en physique, mais encore en métaphysique, puisque rien ne nous assure que Dieu a préféré le plus sage au moins sage, et l'ordre au désordre. Il fau- dra croire qu'il a pu et qu'il peut encore faire précisément le contraire de tout ce qu il a fait, changer le mal en bien et l'erreur en vérité. Fondées sur un décret mobile et arbi- traire, toutes les vérités n'auront plus rien de fixe et d'immuable, même ces vérités qui nous paraissent comme absolues et qui sont les fon- dements nécessaires de toute science ; il n y aura plus partout que scepticisme, désordre et con- fusion. Voilà ou mène nécessairement la négation du principe fondamental de l'optimisme. Cepen- dant Bossuet et Fénelon n'osent aller jusque-là- ils reculent devant les conséquences de a liber e d'indifférence. Aussi Fénelon ajoute-t-il dans le même chapitre : « 11 est pourtant vrai que dans ce choix pleinement libre ou Dieu n a d autre raison de se déterminer que son bon plaisir, sa parfaite sagesse ne l'abandonne jamais. Pour être souverainement indépendant de l'inégalité OPTI 122i — OPTI de tous les objets finis entre eux, il n'en est pas moins sage; il voit cette inégalité de tous les objets finis entre eux, il voit leur inégalité par rapport à sa perfection infinie, il voit leur éloi- gnement infini du néant, il voit les rapports que chacun peut avoir à sa gloire, et toutes les raisons de le produire » Dire que Dieu tient compte, dans ses déter- minations de l'inégalité des objets finis entre eux, de leurs rapports à sa gloire, n'est-ce pas revenir à l'optimisme, et déclarer en d'autres termes que Dieu suit toujours le meilleur? Que toutes les choses finies soient égales par-devant son infinité, il ne s'ensuit pas qu'elles cessent d'être inégales les unes par rapport aux autres ; et Dieu, en vertu de sa sagesse, doit tenir compte de cette inégalité. Mais, disent encore les adver- saires de l'optimisme, où est le meilleur, même relatif aux choses, que Dieu ne puisse augmenter indéfiniment d'un degré nouveau de perfection? où est le meilleur fixe et immobile auquel s'ar- rêteront la sagesse et la toute-puissance de Dieu ? La réponse à cette dernière objection ne se trouve que dans l'idée de la perfectibilité indéfinie des choses, seul fondement du vrai optimisme. Il est vrai que toute chose finie est indéfiniment sus- ceptible de s'accroître en perfection, par le fait de la toute-puissance de Dieu ; il est vrai que notre raison ne peut concevoir l'existence d'un maximum fixe et immobile de perfection, con- centré dans un point quelconque du temps et de l'espace ; de même que dans une série de nom- bres elle ne peut en concevoir un au delà duquel il n'y en ait pas un autre plus grand. Comment donc entendre ce meilleur en vue duquel Dieu se détermine? On ne peut le faire consister dans un degré quelconque, fixe et déterminé, de perfection, mais seulement dans la série indéfinie de tous les degrés possibles de perfection dont la suite et l'enchaînement constituent le plan de l'uni- vers. En effet, une telle série ne limite pas la puissance divine, puisqu'elle ne contient point de degré suprême, point de terme au-dessus du- quel il y en ait un autre. Tous ces degrés, réels ou possibles, sont contenus en germe les uns dans les autres; ils s'engendrent réciproquement, et l'ensemble des termes de leur progression indé- finie est ce plan du monde que Dieu a choisi comme le meilleur de tous les plans possibles. Donc, quoique son ouvrage soit le meilleur des mondes, ou, pour mieux dire, parce qu'il est le meilleur des mondes, Dieu peut sans cesse y ajouter un degré nouveau de perfection; non- seulement il le peut, mais il le fait et il le fera indéfiniment, tous ces degrés de perfection pos- sibles étant déjà compris, de toute éternité, dans le plan du meilleur des mondes. Tel est le meil- leur, qui seul peut déterminer invinciblement la volonté de Dieu sans limiter sa toute-puis- sance. Ainsi, le vrai optimisme n'embrasse pas seule- ment l'ensemble des êtres, mais la série indé- finie de toutes leurs évolutions. Le monde le meilleur n'est pas le monde tel qu'il est? ni même le monde tel qu'il sera un jour, mais le monde tel qu'il devient, et tel qu'il deviendra sans cesse dans la progression sans fin de ses développements. C'est ainsi que Leibniz a en- tendu l'optimisme ; c'est ainsi qu'il a réfuté l'ob- jection que nous venons de combattre, comme il l'indique plutôt qu'il ne le développe dans les passages suivants de ses Essais de Théodicée : « Quelqu'un dira qu'il est impossible de produire le meilleur, parce qu'il n'y a point de créature parfaite, et qu'il est toujours possible d'en produire une qui le soit davantage. Je réponds que ce qui peut se dire d'une créature ou d'une substance particulière, qui peut toujours être .surpassée par une autre, ne doit pas être appli- quée l'univers. Lequel, se de\ <■ par toute l éternité future, est un infini. « [Essais de Théodicée,, § 19Ô.) Plus loin il explique en quel sens il entend que l'univers doit s'étendre dans toute l'éternité future : « On pourrait dire que ute la suite des choses à l'infini peut être la meilleure qui soit possible, quoique ce qui existe par tout l'univers, dans chaque partie du temps, lit pas le meilleur. 11 se pourrait donc que l'univers allât toujours de mieux en mieux, si telle était la nature des choses qu'il ne lût point permis d'atteindre au meilleur d'un seul coup. » [Essais 'le Théodicée, § 202.) La doctrine de Leibniz sur la préexistence des âmes est une application du principe de la per- fectibilité indéfinie de l'univers. Selon Leibniz, ni les âmes humaines ne sont créées par Dieu au moment de chaque naissance, ni elles ne sont engendrées les unes par les antres, mais toutes préexistent dans des germes qui font partie du plan du monde depuis l'origine des choses. Elles n'ont pas toujours été ce qu'elles sont aujour- d'hui, c'est-à-dire des âmes humaines et raison- nables. D'abord dépourvues de sentiment et de conscience, elles ont passé à l'état d'âmes sensi- tives. et enfin elles se sont élevées à la dignité d'âmes raisonnables, sans aucune opération créa- trice nouvelle de la part de Dieu, mais en vertu d'évolutions naturelles et successives dont le germe, dès l'origine, avait été déposé en elles. Si l'âme s'est continuellement développée, avant d'arriver à la condition d'âme humaine et rai- sonnable, on peut induire qu'à partir de ce point elle doit s'élever encore par de nouvelles évolu- tions dans la série des êtres. Nous trouvons aussi cette pensée indiquée dans Leibniz (Essais de Théodicée, § 342) : « 11 n'est pas impossible qu'il y ait quelque part une espèce d'animaux fort ressemblants à l'homme qui soient plus parfaits que nous. Il se peut même qu'avec le temps, le genre humain par- vienne à une plus grande perfection que celle que nous pouvons nous imaginer présentement.» Ainsi, Leibniz ne sépare pas l'idée de l'optimisme de l'idée de la perfectibilité infinie des choses. On sait d'ailleurs quel appui cette idée de la perfectibilité donnée par la raison rencontre dans ce que l'expérience nous atteste par rap- port à notre petit monde. Sur la scène de ce monde les minéraux ont précédé les animaux et les plantes. Les plantes et les animaux n'ont apparu que successivement et dans un certain ordre, des êtres plus parfaits succédant sans cesse à des êtres plus imparfaits. Le plus parfait de tous les êtres qui nous soient connus, l'homme, a paru le dernier de tous. Voilà ce qui est inscrit en éclatants caractères sur les couches de notre globe ; et voilà comment l'expérience s'accorde avec la raison, qui nous force de croire à cette perfectibilité indéfinie, tout monde limité étant un monde indigne de Dieu. Mais qu'on ne se trompe pas sur le sens dans lequel nous entendons ce développement succes- sif des êtres. On peut, en effet, lui donner deux interprétations différentes, soit qu'on l'attribue à l'impuissance du Créateur à produire toutes cho- ses simultanément dans un certain degré de perfection, soit qu'on l'attribue à un plan mer- veilleux comprenant de toute éternité le germe de toutes les évolutions ultérieures des êtres. Ç'esl dans le premier sens que quelques philoso- phes anciens, tels qu'Anaximandre et Anaxagore, et aussi quelques naturalistes modernes, ont admis une formation successive des êtres. Mettre simultanément l'ordre et l'harmonie au sein de OPTI — 1225 — ORBE la masse confuse des éléments primitifs, leur paraissait une tâche supérieure aux forces du premier moteur. Avons-nous besoin de dire que cette théodicée grossière n'est pas la nôtre, et que nous ne concevons pas ainsi la formation successive des êtres ? Elle est le résultat d'un acte unique de la volonté du Créateur, et non le produit successif d'un effort continu ou de di- verses créations. Le monde, tel qu'il a été, tel 3u'il est, tel qu'il sera, était contenu en germe ans le monde tel qu'il est sorti des mains de Dieu. Entre l'hypothèse des créations successives et la doctrine d'Anaximandre ou d'Anaxagore, existe une étroite parenté, et l'une et l'autre sont également inconciliables avec la perfection infinie de Dieu. En effet, dans cette hypothèse des créations successives, comment épargner à Dieu le reproche d'avoir d'abord créé le monde sans y déposer le germe de tout ce qui était nécessaire à son perfectionnement, et d'être obligé de se remettre plusieurs fois à l'ouvrage pour achever le plan de l'univers? Agissant ainsi, il n'aurait pas agi par les voies les plus simples, et il n'aurait accompli que par plusieurs décrets successifs ce qu'il aurait pu faire par un seul acte de sa volonté. Mais, à l'idée d'un perfectionnement successif des choses, on peut encore objecter que Dieu eût bien mieux témoigné sa puissance et sa sa- gesse en créant tout d'abord les choses portées à leur plus haut degré possible de perfection. D'abord, on pourrait répondre, en écartant cette hypothèse, par le double témoignage de l'expé- rience, qui nous montre un perfectionnement successif dans les choses de ce monde, et par celui de la raison, qui repousse l'idée d'un de- gré définitif quelconque de perfection. Mais , même en l'admettant provisoirement, pour la mettre en parallèle avec la doctrine du dévelop- pement successif des choses, on trouve qu'elle ne nous donne pas la plus haute idée possible de la puissance et de la sagesse du Créateur. En effet, la création d'un germe contenant en puis- sance tout ce qui est, tout ce qui a été et tout ce qui sera, ne témoigne-t-elle pas d'une aussi grande sagesse que la création simultanée de toutes choses dans un degré fixe et immobile de perfection? J'admire plus la création de l'œuf d'où l'oiseau sortira, que la création immédiate de l'oiseau lui-même. Dans l'oiseau, il n'y a que l'oiseau; et dans l'œuf il y a, de plus que l'oiseau, l'œuf lui-même, avec son admirable construc- tion, et avec une merveilleuse appropriation des moyens à la fin. Ainsi, l'idée d'un développement successif et indéfini de l'univers non-seulement ne porte nulle atteinte à la perfection du Créa- teur, mais nous en donne la plus haute idée que notre raison puisse concevoir. Autant vaut 1 idée de l'optimisme, autant vaut l'idée de la perfectibilité indéfinie; ces deux idées sont in- séparables l'une de l'autre. Sans l'optimisme, il faut sacrifier la sagesse ou la puissance de Dieu, et sans la perfectibilité indéfinie de l'uni- vers, il faut sacrifier l'optimisme. Résumons, en quelques mots, cette définition et cette défense du vrai optimisme. Souverainement sage en même temps que souverainement puissant, Dieu ne peut pas ne pas faire le meilleur; donc le monde, son ou- vrage, doit être le meilleur des mondes possi- bles. Mais ce meilleur, en vue duquel Dieu se détermine, c'est le meilleur au regard de l'en- semble des choses et non des détails; le meilleur au regard de l'univers, et non de chaque mondo ou de chaque espèce d'êtres ; c'est le meilleur, non par rapport à la création telle qu'elle est, mais telle que sans cesse elle devient, avec tous les progrès indéfinis dont elle contient le germe. Tout meilleur, fixe et immobile, est une borne posée à la toute-puissance de Dieu; un meilleur qu'aucun degré de perfection, aucun degré de temps ou d'espace ne limite, est seul digne de Dieu. Sur l'optimisme, on peut consulter : les En- tretiens métaphysiques de Malebranche, les Essais de Théodicée de Leibniz, la Théologie naturelle de Wolf, la Lettre de Rousseau à Vol- taire, en réponse à l'envoi du poème sur le tremblement de terre de Lisbonne. On trouvera dans le Manuel de Tennemann, t. II, § 357, l'indication d'un grand nombre d'ouvrages sur l'Optimisme. F. B. ORBELLIS (Nicolaus de), qu'on appelle en- core Nicolaus Dorbelli, Nicolaus Dorbellus, Nicolaus Dorbellis et Nicolaus Orbellicus, né dans l'Anjou vers la fin du xiv* siècle, mort en 1455, se signala par son zèle pour la doctrine de Duns-Scot. Il était franciscain, et il combattit, à ce titre, tout ce qu'on pouvait alléguer à l'a- vantage de la thèse dominicaine. Il faut le placer parmi les réalistes, à côté de François de Mayro- nis. Outre qu'il existe une parfaite analogie entre leurs opinions, ils les exposent de la même manière, avec le même goût pour les distinc- tions et la même rudesse de langage. Parmi les ouvrages de Nicolas de Orbellis, nous mentionnerons d'abord son commentaire sur les Sentences, dont voici le titre : Egregia sapientissimi docloris magistri Nich. de Orbel- lis in quatuor Senlentiarum libros exposilio, in-4, Paris, Balligant, 1498; Haguenau, 1503; Paris, 1511, 1517, 1520. Le nombre des éditions indique assez quel fut le succès de cet ouvrage: durant un siècle, il servit de manuel à toute la jeunesse franciscaine. Quand on n'osait pas abor- der du premier coup les gloses ardues du Doc- teur subtil, on se préparait à cet exercice re- douté par l'étude de l'excellent abrégé donné par Nicolas de Orbellis. Dans un avertissement qui précède cet ou- vrage, nous lisons qu'avant de l'entreprendre, le même docteur avait déjà réduit en compendium les gloses de Duns-Scot sur la Logique, la Phy- siques l'Éthique d'Aristote. Cette Logique abré- gée fut publiée à Parme en 1483. Nous regret- tons de n'avoir pu nous procurer les abrèges de la Physique et de YÉthique scotiste ; ils ne se rencontrent à la Bibliothèque nationale ni parmi les livres imprimés, ni parmi les manuscrits. L'historien de l'ordre de Saint-François, Luc Wadding, nous atteste toutefois l'existence de ces ouvrages. Il ajoute que les gloses abrégées sur l'Éthique ont été publiées à Bâle en 15U3, et il inscrit, en outre, un catalogue des œuvres de Nicolas de Orbellis, d'autres gloses sur les livres de l'Ame, des Météores, du Ciel et du Monde, de la Métaphysique. Nous n'avons pas lu sans intérêt sa Petite Somme {Sommula) sur la Lo- gique de Pierre d'Espagne, imprimée en 1489, à Venise, par Bernardin de Choris, dans un re- cueil in-folio qui contient, en outre, les Pas de Mayronis, les Trois principes d'Andréa, les For- malités de Bonnet, et divers autres petits trai- tés. En voici le titre pompeux: Excellent issimi viri, arlium ac sacree theologice professoris, eximii magistri Nicolai de Orbellis, secundum docirinam Docloris sublilis Logica brevis, sed admodum utilis, super textum Pétri Il/spam. C'est là qu'il faut chercher les déclarations de Nicolas de Orbellis sur les problèmes philosophi- ques. Il les fait sans détours, s:ms réserves, avec l'assurance d'un disciple qui, reproduisant les opinions de son maître, cruit fermement ; qu'il ne peut commettre aucune erreur. Réaliste ORES — 1226 ORES fervent, il néglige même de justifier les formu- les employées dans son école; il ne discute pas, il enseigne. On le jugerait mal, toutefois, si on le comptait au nombre de ces compilateurs vul- gaires dont les œuvres indigestes ne provo- quent qu'un sentiment de répugnance. Doué d'un esprit fin, délié, pénétrant, Nicolas de Or- bellis aurait été l'un des principaux maîtres de l'école, s'il avait eu plus d'initiative. C'est, parmi les scotistes, un de ceux qu'on peut interroger avec le plus de profit. B. H. ORDRE. Ce mot désigne l'intelligente distri- bution de toutes les parties d'une œuvre, la ré- gularité du mouvement et la stabilité de ses lois, enfin le rapport harmonieux entre les fins dé- terminées par l'organisation d'un être et ses moyens d'y atteindre. L'ordre éclate dans la nature entière, et l'ob- servation nous le fait découvrir chaque jour da- vantage. Pour les sciences physiques et natu- relles, expliquer les phénomènes du monde ex- térieur, c'est simplement rapporter ces phéno- mènes à leur loi, ou rattacher cette loi à des lois plus générales, c'est-à-dire faire rentrer dans l'ordre ce qui semblait s'en écarter. Dans le monde moral, classer les phénomènes de la conscience, trouver les lois de leur naissance et de leur succession, c'est encore rendre mani- feste l'ordre caché sous la multiplicité et une confusion apparente. Les problèmes humains d'une plus haute portée ont aussi la manifesta- tion de l'ordre pour objet. Chercher la fin assi- gnée à l'homme par la nature, le suivre à tra- vers les droits et les devoirs de la sociélé; con- clure de son état présent ses destinées ultérieu- res, c'est poursuivre, relativement à l'homme, l'accomplissement des lois morales qui consti- tuent encore l'ordre aux yeux de la raison. Si l'expérience nous manifeste l'ordre dans le monde à mesure que nous y pénétrons par l'ob- servation, la conception de l'ordre ne tire pas pourtant son origine de l'expérience, mais elle la dépasse, elle la domine, elle lui sert de règle. Avant de rencontrer l'ordre, nous savons déjà qu'il existe. De là notre étonnement, quand nous voyons se produire un phénomène nouveau en dehors de toute loi connue. C'est un besoin pour notre intelligence de chercher quelle est sa loi ; nous ne pouvons pas supposer qu'H n'en ait point. Nous ne pouvons croire au désordre; il ne prouve que notre ignorance, et les recher- ches les plus persévérantes sont inspirées par la certitude qu'il n'est qu'apparent. Nous faisons rentrer dans la conception géné- rale de l'ordre le principe des causes finales, qui souvent a guidé si heureusement la science dans la voie des grandes découvertes. Une orga- nisation sans une fin en harmonie avec elle, une fin quelconque sans les moyens de l'attein- dre, constitueraient, dans les êtres, un désordre que la raison ne peut souffrir. La croyance innée à l'ordre nécessaire du monde est le fondement secret de toutes nos généralisations. Nous étendons avec confiance les résultats de nos observations sur une partie de la nature à la nature entière, parce que nous croyons fermement à la stabilité et à ta géné- ralité de ses lois. L'idée d'ordre est corrélative de celle d'intel- ligence, et nous force à reconnaître dans le monde l'œuvre d'une cause raisonnable, d'une Providence. Consultez le Cours de droit naturel de M. Jouffroy, de la 28e à la 32° leçon. Voy. Lois, Causes finales. G. V. ORESME (Nicolas), né dans la liasse Norman- diej ensuivant quelques auteurs, dans le village d'Allemagne, près de Cacn, fit ses premières études au collège de Navarre, et, après avoir été reçu docteur en théologie, obtint la charge de grand maître dans cette maison royale en 1356. Il fut ensuite archidiacre de Bayeux, tré- sorier de la Sainte-Chapelle, et doyen du chapi- tre de Rouen. Dès l'année 1360, le roi Jean l'a- vait donné pour précepteur à son fils. Il mourut évêque de Bayeux, le 11 juillet 1382. Nicolas Oresme ne peut être compté parmi les contro- versistes scolastiques : rien, du moins, ne prouve qu'il ait pris quelque part aux débats orageux de l'école, et plaidé pour ou contre l'universel a parte rei. Cependant il rendit à la philosophie d'éminents services. Nous allons les rappeler en peu de mots, et rectifier, en passant, quel- ques-unes des nombreuses erreurs que les bi- bliographes ont commises en publiant le cata- logue de ses œuvres. On avait de son temps plusieurs traductions latines d'Aristote, faites sur l'arabe ou sur le grec; mais il n'en existait aucune traduction française. Charles V et ses conseillers savaient certainement un peu de la- tin, mais ils ne comprenaient pas cette langue, Oresme nous le déclare, de manière à lire cou- ramment les traductions latines d'Aristote : le roi le chargea donc de traduire en français, pour l'usage particulier des principaux officiers de la couronne, la Politique et l'Économique. Il com- mença la traduction de la Politique en 1378, et celle de l'Économique en 1377. Elles furent imprimées l'une et l'autre en 1489, chez An- thoine Vérard, en 2 vol. in-f°. M. Barthélémy Saint-Hilaire a reconnu qu'Oresme a mis du sien dans ces traductions, et a rendu pleine justice à son savoir, à son mérite : nous ne pouvons que souscrire au jugement porté par un arbitre aussi compétent. — L'historien du collège de Navarre, le chanoine Jean de Launoy, n'a pas connu la traduction très-libre faite par Oresme des livres du Ciel et du Monde; elle n'a pas été publiée, mais il en existe quatre manu- scrits à la Bibliothèque nationale : trois dans l'an- cien fonds français, un dans le fonds de Saint- Victor. Il a traduit, en outre, les Remèdes de l'une et de l'autre fortune, de François Pétrar- que, ouvrage qui peut être classé dans la philo- sophie morale, et le Traité de l'espère ou de la sphère. De Launoy mentionne une édition du Traité de la sphère, avec des indications insuf- fisantes. Nous n'avons pu la rencontrer; mais nous en connaissons divers manuscrits : la Bi- bliothèque nationale en possède quatre. — Par- lons maintenant de ses ouvrages originaux, en laissant toutefois de côté ses traités qui concer- nent l'économie politique, la théologie, et avec ses discours, ses sermons, divers autres opus- cules qui n'ont aucun rapport avec la philoso- phie. C'était un mathématicien, un géomètre habile, et il a beaucoup écrit sur la science des nombres et des lignes, moins toutefois qu'on ne l'a supposé. De Ltunoy lui attribue d'abord un traité de Confiyuralione qualilatum, conservé, dit-il, dans la bibliothèque de Saint-Victor, et un autre trait de Uniformitate el difformitate inlentionum, qui su trouvait, sous un autre nu- méro, dans la même bibliothèque. Nous avons consulté ces deux manuscrits; ils contiennent le même ouvrage sous deux titres différents. Cet ouvrage, qui commence par ces mois: Quum imaginationem meam (/•• uniformitate et diffor- mitate intentionum ordinare cœpissem, est en- core à la Bibliol m 1<\ dans un recueil de l'ancien fonds du Roi. Tous les problèmes que discute ici Nicolas Oresme sont des problèmes physiques ou géométriques ; ce terme, intentio, qui a, en scolastique, tant de sens divers, si- ORGA — 1227 ORia gnifie, dans ce petit traité, V étendue. — De Launoy désigne, en outre, un traité de Propor- tioriibus proportionum , dont le manuscrit se voyait, de son temps, à la bibliothèque de Saint- Victor. Nous ne le retrouvons plus. La Biblio- thèque nationale n'en possède qu'un fragment, dans un recueil de l'ancien fonds du Roi. Cet opuscule a été imprimé, en 1505, in-f°, sous le litre de Tractatus proportionum Nicolai Ho- ren, avec divers autres ouvrages de Bassano Politi, de Thomas Bradwardin et de Biaise de Parme. Le même volume contient, en outre, le traité de Latitudinibus formarum, dont la bi- bliothèque du collège de Navarre avait un ma- nuscrit. — Un traité d'Oresme de Proportiona- litatc motuum cœlcstium existe manuscrit à la Bibliothèque nationale, dans l'ancien fonds ; nous avons lieu de croire que c'est l'ouvrage désigné sous le titre de de Proportione velocitatum in motibus, dans les anciens catalogues du collège de Navarre et des Augustins du Pont-Neuf. — En- fin, de Launoy compte au nombre des écrits laissés par Nicolas Oresme, un traité de lnstan- tibus, que nous ne connaissons pas. — Parmi les ouvrages théologiques d'Oresme, il en est un dans lequel on rencontre quelques propositions philosophiques : c'est celui qui a pour titre de Com- municatione idiomatum; il a pour objet de jus tifier l'appropriation aux actes, aux mystères di- vins, des termes qui, dans l'usage ordinaire, expriment des choses tout à fait humaines. Ce traité n'a pas été imprimé, mais nous en con- naissons quatre manuscrits : un dans le fonds de Saint-Victor, trois dans le fonds du Roi. — Rap- pelons enfin que Nicolas Oresme se montra l'un des plus intraitables ennemis des astrologues. L'étude des astres et de leurs mouvements dans l'espace lui semblait, ainsi qu'il le déclare à la fin du Traité de V espère, tout à fait digne d'in- téresser le philosophe ; mais il considérait comme impertinente, comme périlleuse quant à Dieu et au monde, toute conjecture des choses à ve- nir fondée sur l'observation des phénomènes cé- lestes. Il a composé, contre les astrologues, le Livre des divinations, dont on désigne plusieurs manuscrits, une déclamation latine qui a pour titre Contra astrologos judiciarios, dont le ma- nuscrit est au fonds de Saint-Victor, et un assez long traité en trois parties, qui ont été prises par les bibliographes pour trois traités distincts : c'est le n° 439 des manuscrits de Saint-Victor. M. Charles Jourdain a lu récemment à l'Acadé- mie des inscriptions un mémoire plein d'intérêt sur Nicolas Oresme considéré comme un des plus vifs censeurs des visions astrologiques. B. H. ORGANISME, voy. Vitalisme. ORGANUM ou ORGANON (du grec ôpyavov, instrument). C'est le nom par lequel on désigne la réunion de tous les ouvrages d'Aristote qui traitent de la logique, parce que la logique, dans l'école péripatéticienne, était considérée comme L'instrument de la science, et non comme la science elle-même ou une de ses parties. Les ouvrages dAristote que l'on comprend sous cette désignation sont au nombre de six : les Catégo- ries (Kar/iYopta'.), YHerméneia (Ilepî êpiMivsCaç), ou traité de la proposition, les Premiers Ana- lytiques (AvaAutixà TipÔTEpa), les Derniers Ana- lytiques ('AvaAUTixà ûcrtspa), les Topiques (To- ïiixâ) et les Réfutations des Sophistes (Ilepi tùjv atoç'.TTiy.o) i ï'/ i;/.bù'i) . A ces divers ouvrages, il faut ajouter l'Introduction de Porphyre aux Catégories (Ilopsuçioû ElTaywy?) Ttcpi iûv névrs çwvtô-,), qui en est devenue inséparable. La logique d'Aristote eut une fortune sans exemple. Dès le second siècle de l'ère chrétienne, elle était étudiée avec un égal respect dans tou- tes les écoles grecques. Le néo-platonisme lui- même se fit toujours gloire de la défendre et de la propager. Attaqué à la fois, à l'instant de sa naissance, par les philosophes païens et par les hérétiques, le christianisme nu put pas s'en pas- ser. Elle fut également honorée et répandue dans les écoles musulmanes, d'où elle passa chez les juifs. On sait quel rôle elle joua pen- dant le moyen âge, où elle était presque toute la philosophie, et réveilla peu à peu tous les pro- blèmes philosophiques. Enfin, adoptée par la réforme religieuse du xvie siècle, elle passa à peu près tout entière dans les traités de logique des modernes. Quant au nom d'Organum qu'elle porte gé néralement, ce n'est pas à Aristote qu'il en faut attribuer l'usage. Aristote avait dit, dans le XXXe livre (question 5) de ses Problèmes, que la science est l'instrument (ôpyavov) de l'intelli- gence, et dans le VIIIe livre (ch. xiv) de ses To- piques, que c'est un utile instrument pour la science et la réflexion philosophique de pouvoii discerner le pour et le contre de chaque ques- tion ; mais jamais il n'a attaché à ce mot le sens particulier qu'il a reçu depuis, et la même re- marque s'applique à ses successeurs. C'est au ve siècle de notre ère, dans les classifications abrégées qu'Ammonius et Simplicius ont don- nées des œuvres d'Aristote, qu'on voit rangés dans une classe distincte les ouvrages appelés Logiques ou Organiques ('Opyavixâ). Un autre commentateur de la même époque, l'Arménien David, distingue également dans la science pé- ripatéticienne, la partie organique de la partie théorique et de la partie pratique. Enfin, ce n'est guère que parmi les commentateurs latins, au xve siècle, que le mot Organum tout seul devint d'un usage habituel. Bacon, en voulant fonder une logique nou- velle, conserva le nom sous lequel l'ancienne, c'est-à-dire la vraie, l'éternelle logique avait ac- quis tant d'autorité : de là le titre de Novum Organum donné à la seconde partie de Vlnslau- ratio magna. Pour Bacon, comme pour les sec- tateurs d'Aristote, la logique ne fait donc point partie de la science, elle n'en est que le moyen ou l'instrument. Cette pensée, exprimée sous di- verses formes et à plusieurs reprises, n'est ren- due nulle part d'une manière aussi élégante et aussi nette que dans le second aphorisme du premier livre : « La main désarmée et l'intelli- gence livrée à elle-même n'ont pas une grande puissance. Pour accomplir leur œuvre, il leur faut des instruments, que l'intelligence ne ré- clame pas moins que la main. Et comme les in- struments de la main accélèrent ou règlent le mouvement, de même ceux de l'esprit ajoutent à l'intelligence ou la préservent des écarts. » Pour plus de détails, voyez Aristote et Logi- que. ORIGÈNE le chrétien appartient à cette pé- riode d'enfantement théologique qui suivit la prédication de l'Evangile. Les nouvelles notions sur Dieu et sur le monde, que contenait l'ensei- gnement de Jésus-Christ, avaient besoin d'être développées, rédigées et constituées en corps de doctrine. De là ce long travail des siècles sui- vants sur les problèmes de la rédemption, de la Trinité, de la grâce, de l'Incarnation, etc. Ces dogmes n'apparurent d'abord que sous des for- mes obscures et indécises. Origène est a peu près le premier qui comprit la nécessite d'en former un ensemble et de les systématiser; mais, pour accomplir cette œuvre laborieuse, le secours de la philosophie lui était indispensable. Profondément versé dans l'étude des anciens philosophes, il employa toute la puissance de son ORItt 1228 ORIC1 génie à concilier la double autorité de la foi et de la raison. C'est là ce qui lui donne un carac- tère à part, et ce qui fait son originalité dans l'histoire intellectuelle des premiers siècles de l'Église. Né à Alexandrie vers l'an 185, de parents chré- tiens, mais élevé dans l'étude des sciences grecques, Origène montra, dès son enfance, une vive intelligence. Comme on lui faisait appren- dre par cœur des passages de l'Écriture, il ne pouvait se contenter du sens littéral, et il cher- chait toujours une signification plus relevée. Il eut pour maître saint Clément et saint Pantène, qui les premiers enseignèrent la philosophie chrétienne dans Alexandrie. Il fut initié par saint Clément au platonisme, et par saint Pan- tène au stoïcisme. Ce n'est pas lui, mais un au- tre Origène, Origène le païen (voy. l'article sui- vant), qui assista avec Plotin, Longin et Héren- nius aux leçons d'Ammonius Saccas. Dans la persécution que l'empereur Septime Sévère di- rigea contre les chrétiens à Alexandrie, Léoni- das, père d'Origène, fut jeté en prison. Les prières de sa mère l'empêchèrent seules de cou- rir lui-même au-devant du martyre : du moins, il y encouragea son père, qui le souffrit en l'an 202. Origène avait alors dix-sept ans. Pour soutenir sa mère et ses six frères, il se livra à l'enseignement de la grammaire. Le libre exer- cice du christianisme avait cessé dans Alexan- drie. Saint Clément, menacé par les persécu- teurs, s'était réfugié en Cappadoce. Les chrétiens, privés d'enseignement religieux, vinrent en foule autour du jeune maître, qui reprit ses études philosophiques avec une ardeur nouvelle ; il fit même plusieurs conversions éclatantes, et re- venue d'Alexandrie, Démétrius, l'établit, à peine âge de vingt ans, dans la chaire de saint Clé- ment et de saint Pantène. Alors commence pour lui une vie de labeur, d'activité intellectuelle et d'austérités. Préoccupé des fausses idées des Orientaux sur la réprobation du corps, il s'é- puisait de jeûnes et de macérations; enfin, pour dompter les tentations charnelles, il alla jusqu'à se mutiler de ses propres mains. Cet acte, dont il se repentit plus tard, mérite d'attirer l'atten- tion, non-seulement comme source première de ses malheurs, et pour les graves conséquences qu'il eut sur toute sa vie, mais aussi comme té- moignage de sa doctrine, dans laquelle le corps était regardé comme la prison de l'âme. Il re- connut plus tard que c'est par l'énergie de l'es- prit lui-même que doit s'exercer cette lutte con- tre les sens; c'est dans l'âme qu'il faut dompter les passions, sans attenter au corps. Origène avait tenu école pendant vingt-cinq ans, faisant tourner au profit de l'étude son affranchissement des liens de la matière. D'im- menses travaux furent le fruit de sa vaste éru- dition et de son esprit encyclopédique. Sur sa réputation, qui n'avait point d'égale dans tout l'Orient, Mammée, mère de l'empereur, avait voulu l'entendre, et elle le fit venir d'Alexandrie à Antioche, escorté par une garde d'honneur. Ses innombrables écrits, dont une grande partie s'est perdue, peuvent être partagés en trois clas- ses : 1° les travaux de critique, pour la déter- mination du texte des livres sacrés; 2° les tra- vaux d'herméneutique, ou l'interprétation du texte; ;]° enfin les traités dogmatiques. Ses IIexaj>(es, édition de la Bible a six colonnes, sont le plus important de ses ouvrages de la première classe : il y prit pour base le texte alexandrin des Septante. C'est d'après les Hexa- pies que saint Jérôme a écrit sa traduction la- tine, qui est devenue le fond de la Vulgate; mais saint Jérôme, dans sa compilation dis Hexaples, s'est attaché de préférence aux ver- sions d'Aquila et de Symmaque, et montre peu de respect pour les Septante. Les commentaire! d'Origène, sur les livres de la Bible, sont bien plus pour lui une occasion d'exposer sa théologie, que de développer le sens réel des évangélistes et des prophètes. Ses explications ne sont au fond qu'une série de violences ingénieuses, à l'aide desquelles il tire de ces écrivains la jus- tification de sa propre pensée. C'est par ce pro- cédé qu'il est parvenu à greffer son christia- nisme sur la souche des doctrines judaïques. Parmi ses écrits dogmatiques, les deux prin- cipaux sont la Défense du christianisme contre Celse, et le traité Iïepi ipy.wv, des Principes, c'est-à-dire des fondements de la doctrine chré- tienne. Le traité des Principes est le plus important de tous les ouvrages d'Origène, pour l'étude de sa philosophie. C'est là qu'il s'efforce d'em- brasser la doctrine chrétienne dans son en- semble, et de la fonder sur des principes géné- raux et scientifiques. Saint Pamphile le nommait l'office des dogmes d'Origène. Il occupe dans la dogmatique le même rang que le traité Contre Celse dans l'apologétique. L'auteur y annonce bien l'esprit de son travail, qui consiste à recher- cher la raison des préceptes moraux prêches par les apôtres; mais la majeure partie de l'ou- vrage ne nous est parvenue que dans la traduc- tion latine de Rufin, qui en a altéré le texte dans les passages hardis, notamment sur la Tri- nité, pour le rendre plus orthodoxe. C'est là que se révèle le plan d'Origène (tentative audacieuse pour son temps !) de présenter les principes fondamentaux du christianisme dans un en- semble systématique. Cet essai hardi fut peut- être prématuré. Ce fut, du moins, cet écrit qui attira à son auteur le reproche d'hérésie, et qui souleva contre lui tant d'inimitiés. Le caractère le plus général de la doctrine d'Origène est dans la fusion qu'il travaille à opé- rer entre la philosophie antique et le christia- nisme. Entre tous les philosophes anciens, il vénère particulièrement Platon, chez lequel il trouve le dogme de la Trinité. Toutefois, en ce qui concerne les applications, il subordonne Pla- ton même à Épictète, ce qui montre combien la pratique avait pour lui plus de prix que la théo- rie. Dans l'examen que nous ferons des doc- trines d'Origène, nous aurons à constater plus d'une incohérence, plus d'une indécision sur les points essentiels ; toutefois, nous nous attache- rons à montrer l'enchaînement réel de toutes ses idées, d'accord en cela avec Bayle, qui a dit : « On ne s'imagine pas ordinairement que les erreurs d'Origène aient quelque liaison; elles semblent être la production d'un esprit vague et irrégulier, mais elles coulent d'une même source : c'est un véritable système qui forme une chaîne de conséquences. » Les adversaires d'Origène ont prétendu faire de lui le père des ariens, des macédoniens, des pélagiens, des eutychéens, c'est-à-dire de toutes les hérésies qui ont tour à tour divisé l'Église sur le Verbe, sur le Saint-Esprit, sur l'Incar- nation, sur la chute personnelle, en un mot sur tout l'enscmhle du dogme. Le vrai, dans tout cela, c'est que si, en effet, Origène n'a pas su fixer nettement le symbole de la foi chrétienne sur les dogmes de la Trinité, de la gràce^ et de l'Incarnation, ces dogmes, encore indécis à cette époque pour toute l'Église, n'étaient pas alors arrivés à leur point de maturité et à l'heure de leur développement, il a fallu les travaux sub- séquents ifs Ailian ise, des saint Basile, des saint Augustin, des Cyrille, pour préparer une solu- ORIG — 1229 — ORIG tion suffisamment précise de ces dogmes, qu'O- rigène n'avait fait qu'ébaucher. Ainsi, Origène aspire à concilier la notion de l'unité inaltérable de Dieu, telle qu'elle se trouve dans Platon, avec l'idée 'de l'action, dans la- quelle Aristote met l'essence de Dieu. La notion platonicienne est, selon lui, toute dans la notion de Dieu le Père ; l'idée aristotélicienne est ren- fermée dans l'idée du Fils de Dieu. En même temps, Origène nous montre Dieu comme la substance qui pénètre le monde entier et vit de la même vie que l'âme raisonnable. Ritter re- marque avec raison l'influence des idées stoï- ciennes sur cette partie de la doctrine d'Origène. Mais ce qui pénètre le monde, l'espace entier, ne peut être Dieu le Père, l'indivisible, dont la notion repousse tout rapport avec l'espace : ce doit être le Fils de Dieu, le Verbe divin. Il pé- nètre, il traverse la création entière, afin que tout le fini se développe et subsiste par lui. Le Verbe divin accomplit la création par ordre de Dieu. Origène doute parfois si le Verbe de Dieu est la vérité, dins la parfaite acception du mot, ou seulement une copie imparfaite de la vérité. Il se demande : la copie peut-elle être aussi par- faite que l'original ? Il regarde le Fils comme l'image de la bonté du Père. Alors le Fils de Dieu n'est plus Dieu, mais un Dieu, un être devenu Dieu par la communication de la divinité. Comme nous, le Verbe a continuellement besoin de la nourriture spirituelle du Père, qui seul est exempt de tout besoin, et se suffit à lui-même. De là. il n'y a qu'un pas à conclure que le Père est plus grand que le Fils, et le Fils plus grand que le Saint-Esprit. Cependant Origène s'arrête devant cette conclusion Le Fils de Dieu se dis- tingue des créatures, par cela seul qu'il ne laisse jamais le mal pénétrer en lui, qu'il habite toujours auprès de son Père, et qu'en le con- templant, il tient sa perfection de toute éternité; mais il a ceci de commun avec les créateurs, qu'il ne possède tout bien, que parce que le bien lui est communiqué, et qu'il y participe. On peut donc appliquer au Fils la proposition d'Ori- gène, que le bien qui n'est bien que par com- munication, ne peut être un bien par essence. De là une distance infiniment grande qui sépare le Créateur et son Fils; de là encore un pen- chant à considérer le Verbe de Dieu comme une simple créature. Entre les idées contradictoires qui se mani- festent dans la doctrine d'Origène, il faut distin- guer les unes qui sont essentielles au système, les autres seulement accidentelles, comme cela arrive dans les doctrines dont le développement est encore incomplet. Les idées essentielles à la doctrine d'Origène devaient aboutir à recon- naître que la plénitude, la puissance entière de Dieu est dans le Fils de Dieu; qu'il ne doit pas être considéré comme créature, mais comme esprit créateur ; qu'il est véritablement comme Dieu le Père ; qu'à ce titre seul il peut révéler l'absolue vérité et communiquer l'essence divine. Pour lui, le divin est esprit pur, incorporel et insensible, il ne peut se composer de parties. ni, par conséquent, être revêtu des propriétés de l'étendue. En vertu de ce principe fonda- mental dans l'esprit d'Origène, ce ne peut être qu'accidentellement qu'il en est venu à dire que le Père est plus grand que le Fils. Tout en ad- mettant la divinité du Fils, il distingue la per- sonne du Fils de celle du Père; mais cette dis- tinction des deux personnes du Père et du Fils n'est pas pour lui une différence d'essence qui aille jusqu'à nier la divinité du Fils. 11 admet à la fois la divinité du Verbe et sa personnalité; il n'est donc pas arien. Comme il avait à com- battre Noétus, qui niait la réalité des personnes en Dieu, et qui, comme son successeur Sabcl- lius, ne faisait du Fils et du Saint-Esprit que de simples vertus divines, il a naturellement plus insisté sur la personnalité du Verbe que sur sa divinité. Mais les adversaires d'Origène prétendent qu'il est allé jusqu'à professer que la substance du Fils est véritablement différente de celle du Père, auquel cas il serait réellement le précurseur d'Arius, car il faudrait alors que cette substance, différente de celle du Père, eût été tirée du néant comme celle des créatures, et, par conséquent, que le Fils fût une créature aussi, ce qui renverse la Trinité de fond en comble. 11 est à observer que, dans les premiers temps, le mot oùcîa, substance, employé par Origène, a été synonyme d'bïcôffTaatç. qui a fini par signifier personne. C'est le concile de Nicée qui a fixé le sens de ces mots. On sait que la doctrine orthodoxe est que le Fils, distinct du Père quant à la personne, Woaxa.n^, est iden- tique avec le Père quant à la substance, ouata, il est ôuoûaaoç. Origène reconnaît que le Fils n'est pas tiré du néant, n'est pas une créature, ce qui suffit pour le séparer d'Arius. Toutefois, convenir que le Fils est de la même substance que le Père n'est pas tout à fait la même chose que reconnaître avec l'Église que le Père et le Fils sont consubstantiels, c'est-à-dire une seule et unique substance. Quant au Saint-Esprit, Origène insiste encore bien moins sur sa consubstantialité que sur celle du Fils. D'ailleurs, sur cette troisième personne de la Trinité, sa doctrine est fort incomplète, comme celle des Pères de l'Église qui l'ont pré- cédé. Néanmoins, il dit qu'on ne peut sans blas- phème le concevoir passant de l'ignorance à la science ; car les choses divines ne peuvent être conçues sous des rapports de temps. De la manière dont Origène a envisagé le Verbe, dérive sa doctrine sur le monde et sur la création. Si Dieu s'est révélé pleinement par son Verbe, il en résulte que Dieu doit être connu par ses œuvres, et ne se révèle que par elles {des Principes, liv. I, ch. vi). Il emprunte à la philosophie platonicienne cette manière d'envi- sager le Fils de Dieu, ou le Aôyoc, comme le monde intelligible ou l'idée exemplaire de toutes les idées. Cette vue n'est assurément pas facile à concilier avec la doctrine chrétienne, qui éta- blit une différence essentielle entre le Créateur et la création. Il en résulte des expressions qui se rapprochent de la doctrine des émanations. Nulle part Origène n'admet d'une manière for- melle le dogme des esprits sans corps : il ne conçoit les êtres en dehors de Dieu, qu'en rela- tion avec la matière, c'est-à-dire enveloppés dans un corps. L'âme, invisible et incorporelle de sa nature, ne peut exister dans aucun lieu corpo- rel, sans avoir besoin d'un corps approprié à la nature de ce lieu. Il y a une harmonie néces- saire entre l'organisation du corps et les condi- tions physiques de la région où il est appelé à vivre. Ainsi, le ciel primitif étant supposé de la substance éthérée la plus subtile, les corps qui s'y trouvaient ont dû être nécessairement composés de cette même substance. Aussi Platon enseignait que les corps des habitants de l'em- pyrée avaient été tirés par Dieu de la substance du feu. Toute la théorie d'Origène. sur le per- fectionnement des êtres, repose sur l'atténuation progressive des corps, ' à mesure que l'amour de Dieu s'accroît dans les âmes. Il semble donc que la matière se subtilisant de plus en plus, à mesure que la vie s'élève à un degré supé- rieur, toute matière doit finir par s'évanouir. Il paraît n'avoir hésité devant cette conclusion ORIG — 1230 — 01110 que parce qu'il lui semblait impossible de con- cevoir les existences particulières en debors des conditions de la matière. Ses opinions sur la réprobation de la matière le conduisaient à fon- der l'établissement de la vie parfaite sur la des- truction du corps, et par suite sur l'anéantis- sement de l'étendue, et par conséquent à admettre la confusion définitive de tous les êtres parti- culiers, réduits à l'état spirituel dans le sein de Dieu. C'est par la volonté libre que l'homme et les êtres raisonnables se distinguent des êtres ina- nimés, des plantes et des animaux dépourvus de raison. La notion de liberté, en vertu de laquelle l'homme a la faculté d'acquiescer aux idées qui le sollicitent au bien, repose sur la doctrine stoïcienne, suivant laquelle nous avons le pouvoir de faire servir au bien ou au mal les idées qui naissent en nous naturellement et nécessairement, de les approuver ou de les désapprouver. Dans l'état primitif, tous les êtres sont parfai- tement égaux, et parfaitement heureux. Il en résulte que l'égalité, ou plutôt l'identité, est la loi suprême de l'univers. C'est par le péché que s'introduit dans l'univers la diversité ; et cette diversité, quelque harmonie que la Pro- vidence sache en tirer, n'est cependant en soi qu'une dégénération. La seule chose qui change dans l'univers, c'est l'état des créatures. La diversité de l'univers est l'effet du libre arbitre. Les créatures, placées entre deux voies, celle par laquelle on va à Dieu et celle par laquelle on s'en éloigne, sont maîtresses d'opter. De cette diversité des choix naît l'inégalité. Nous ne pouvons attribuer le mal à Dieu : nul être raisonnable n'est destiné au mal et à la corrup- tion. Dieu permet le mal, mais il ne l'accomplit pas. On ne peut dériver le mal que de la liberté des êtres raisonnables. La volonté générale de faire le bien nous vient de Dieu • mais l'incli- nation particulière de la volonté vers tel ou tel acte, vers le bien ou le mal, dépend de nous. Notre liberté nous vient de la grâce divine, qui veut laisser à l'homme la faculté de s'approprier 'ce qui lui est donné; mais en même temps sub- siste toujours la possibilité de s'écarter du bien. De là vient la déchéance des créatures. En con- séquence de l'harmonie de toutes choses dans le monde, la déchéance des esprits influe sur le monde entier. Tous les esprits sont origi- nairement de même nature et de même espèce : leur différence résulte uniquement de ce qu'ils s'éloignent plus ou moins de Dieu, et sont plus ou moins livrés au mal. La différence des corps dépend donc de la différence des esprits • ils sont plus ou moins lourds, plus ou moins opa- ques, en raison de la bonté ou de la perversité des âmes auxquelles ils sont unis. Origène reconnaît la nature spirituelle, même dans l'abaissement le plus profond de la créature li lue : aussi ne peut-il pas absolument refuser au diable tout bien, toute raison, toute connaissance de la vérité. Le diable a commencé la chute des esprits; il les a séduits et il est tombé plus pro- fondément qu'eux : cependant il participe encore à la liberté, et il est capable de retour au bien. Le genre humain est une réunion d'esprits déchus de la grandeur angélique, et engagés par leurs fautes dans des corps grossiers. Ce dogme de la déchéance personnelle de tous les hommes est l indamental dans Origène, c'est la base de sa théorie de la vie; toutes les lois de son système attachent. Sur les astres, il se rattache encore à la tradi- [Ue, qui les tient pour des êtres vivants. Ce son! les anges de Dieu, déchus eux-mêmes mais à un moindre degré que les esprits tomhés jusqu'à la condition corporelle. Origène admet l'intervention continuelle des anges dans les af- faires humaines ; la Providence n'opère en quelque sorte que par eux dans notre monde. L'archange Raphël préside à la médecine, Gabriel a la direc- tion des guerres, Michel a le soin des prières de hommes, un autre veille aux moissons, enfin un ange gardien est attaché à chaque objet. C'est une sorte de résurrection de la mythologie an- tique, dans laquelle les anges sont purement et simplement substitués aux dieux. Malgré les pro- grès que le christianisme avait fait faire à la théologie, les lois de la nature étaient encore peu connues : l'ordre admirable qui règne dans les phénomènes du monde matériel ne pouvait se concevoir que par l'intervention de certaines intelligences déléguées spécialement à cet office. Mais ces intelligences étaient-elles des dieux ou des enfants des dieux, comme l'enseignait le pa- ganisme; des émanations de l'unité suprême, comme l'entendaient les platoniciens, en un mot des substances divines? C'était le seul point que niaient les chrétiens. Ils se bornaient à super- poser la conception d'un Créateur universel à cette hiérarchie angélique. Cette tendance mysti- que était commune à tout l'Orient, et générale dans Alexandrie. Ce qui caractérise Origène, ce n'est donc pas d'avoir admis, avec les philosophes et les gentils, l'existence de ces agents mysté- rieux de la nature, sauf à n'en faire que des créatures; mais d'avoir soutenu que ce n'était pas de Dieu même que venait leur condition. Selon lui, ce vaste enchaînement de puissances qui compose l'univers, au lieu d'être l'effet des ordonnances du Créateur, n'est, comme l'ordre humain, qu'une conséquence des déterminations spontanées des diverses créatures. Origène a plus d'hésitation sur ce qui concerne les anges des nations, et l'ange gardien de chaque homme. Ces importations de l'Orient avaient pénétré jusque dans l'Évangile. Les légendes sur la vie de Jésus- Christ, particulièrement la chronique populaire de saint Matthieu, nous le montrent occupé sans relâche à chasser les démons du milieu des hommes. Il a fallu les progrès de la raison humaine, déterminés par le christianisme lui- même, pour en finir avec cette hiérarchie inter- médiaire des anges. Les découvertes de la science les ont éliminés de la nature physique; l'homme, à son tour, abordant Dieu en lui-même, et le trouvant au fond de sa conscience, les a expulsés de la nature morale. Dans le système d'Origène, le retour à Dieu est le but final de toutes les créatures. C'est seulement dans la science de Dieu, du principe éternel de toutes choses, que réside la connais- sance accomplie à laquelle nous aspirons. L'éga- lité originelle de tous les esprits est d'institution divine et éternelle; mais elle ne se trouve qu'au point de départ et au terme d'arrivée. La con- naissance de Dieu doit en réalité nous unir à lui : car connaître, c'est être uni à l'objet connu. L'être plongé dans la vie des sens s'unit à la matière : ainsi les êtres raisonnables qui tournent leurs regards vers Dieu, et qui vivent dans sa contemplation, sont adhérents à lui. Après la destruetbn du monde par le feu, l'univers re- viendra à sa constitution primitive. Le complé- ment du système est le dogme do la résurrection universelle et la réhabilitation de tous les êtres, par la suite des temps. En définitive, tout est rappelé à la sainteté cl à la béatitude, même le diable. Grâce à la vertu de Jésus-Christ, ce qui rendait le diable mauvais se dissipe, et il ne reste plus que le tond de celte créature, oeuvre do Dieu et Lurc comme 1rs anges. ORIG 1231 — ORIG Il paraît que ce fut surtout ce dogme de la réhabilitation de Satan qui attira à Origène les anathèmes lancés contre lui. A l'espèce de triom- phe dont il fut l'objet dans son voyage à Antioche, où l'avait appelé Mainniée, la mère de ''empereur, succéda tout à coup un orage qui éclata contre lui, et le força de fuir d'Alexandrie sans retour. On a peine à comprendre d'abord l'animosité avec laquelle Démétrius, cet évêque d'Alexandrie qui avait précédemment entouré Origène de tant de faveur, finit par le persécuter. Origène avait fait un voyage en Achaïe, pour en pacifier les Églises désolées par l'hérésie ; passant par Césarée, il avait été ordonné prêtre par son ami Théotiste, évêque de cette ville, et par l'évèque de Jérusalem. A cette nouvelle, l'évèque d'Alexandrie s'emporte; il attaque l'ordination de Césarée, la déclare nulle, réunit un concile des évêques d'Egypte, et y fait condamner Origène; puis il le frappe d'interdic- tion et l'exile d'Alexandrie. Un second concile casse l'ordination d'Origène et l'excommunie. Il s'était réfugié à Césarée. Là commence pour lui une période de malheurs et de persécutions. Dé- métrius mourut l'année même de la condamna- tion. HéraclaS; qui le remplaça comme évêque d'Alexandrie, et qui avait été l'ami de jeunesse d'Origène, maintint les rigueurs de Démétrius contre lui. pendant quinze ans qu'il fut évêque. Après Hérâclas, Denys qui lui succède, également ami d'Origène, n'ose le rappeler de l'exil. Il fallait que sous le premier fait de discipline il y eût une controverse théologique, pour que toute l'Église d'Egypte, soutenue de l'Église de Rome et de toutes celles de l'Occident, ait sévi contre lui : ce ne peut être que la nouveauté des dogmes professés par Origène; et cette guerre de dogmes dura plus de trois siècles. OTigène représentait, en effet, le christianisme systématisé par l'école de Platon; Démétrius, le christianisme de l'école juive de saint Marc. Les deux systèmes ne pou- vaient tarder à entrer en lutte. Démétrius dut être scandalisé de la consécration d'Origène, au moment même où l'Église commençait à s'alar- mer de ses nouveautés. Il était donc naturel que l'Église de Rome, qui se rattachait à saint Pierre, fit cause commune avec l'Église d'Alexandrie, héritière de saint Marc. Démétrius alléguait que l'humanité était outragée dans Origène. Pour que l'anathème ait été lancé contre un homme aussi grand dans la chrétienté que l'était Origène, et qu'on ait annulé sa consécration, il fallait que le grief fût en effet bien grave. Tout l'Occident se souleva contre le mutilé. Il y a à dire que la gloire d'Origène n'était pas aussi vivante en Occident qu'en Orient : si l'Orient était la patrie du dogme, l'Occident était le gardien de la discipline. Plus tard, le concile de Nicée rédigea un canon spécial, pour déclarer l'intégrité sexuelle nécessaire à l'ordination régulière. Cette mutilation, qui dans Origène était comme le symbole de sa doctrine sur la réprobation de la forme corporelle, devait être condamnée comme base de son système. De là au dogme de la réhabilitation de Satan, qui en forme la partie cosmologique, l'affinité n'est pas difficile à saisir : car, si nous sommes tous frappés d'une déchéance personnelle, tous précipités du ciel par suite de nos trimes, tous mauvais anges, il y aurait inconséquence à ce que la rédemption opérée par la charité du Christ ne s'étendit pas de nous à nos frères de l'enfer. L'anathème lancé contre l"un des dogmes devait donc s'étendre né- cessairement à l'autre. Origène passa quelque temps à Athènes, et le reste de ses jours à Césarée et à Tyr. Il vécut encore vingt-trois ans, poursuivant lé développe- ment de ses idées, mais n'ayant plus d"école. Son autorité, ruinée en Occident, ne fit que croître en Orient : il était l'oracle de la Palestine, de la Phénicie, de la Cappadoce, de l'Arabie, de l'Achaîc même. Il était en Palestine, quand la persécution de Décius y éclata : il fut une des premières victimes. Jeté dans un cachot, les fers aux pieds et au cou, à soixante-neuf ans, il résista coura- geusement aux tortures; mais il en resta estropié, et mourut à Tyr, peu après sa délivrance, en 255, dans sa soixante-dixième année. On peut voir dans la Bibliothèque grecque de Fabricius, t. VI, p. 216, les différentes éditions des ouvrages d'Origène. Nous indiquons particu- lièrement l'édition des Hexaples qu'a donnée Montfaucon, Paris, 1713, 2 vol. in-f"; celle dans laquelle Huet publia, en grec et en latin, les Commentaires d'Origène sur toute l'Écriture, avec une introduction précieuse sur la vie, la doctrine et les écrits d'Origène, 2 vol. in-f°, Rouen, 1685. L'édition grecque de Paris, publiée par De- larue, 4 vol. in-f", 1733-1759, peut tenir lieu de toutes les autres. — Le meilleur travail qu'on puisse consulter sur la philosophie d'Origène est celui de Ritter, dans, sa Statistique ou. Philoso- phie des Pères de l'Eglise, qui fait suite à son Histoire de la philosophie. On peut consulter encore Maurial, Origenis de lihertate arbitrii doctrina, Monspelii, 1856, in-8. En 1840, M. Mynoïde Mynas découvrit dans un couvent du mont Athos le premier livre d'un traité sur les Hérésies; peu après, M. Miller dé- couvrit en Espagne sept autres livres du même ouvrage qu'il publia sous le titre de $>ù,oao?ov- [Asva, Oxford, 1851, in-8, en l'attribuant à Origène. D'autres l'attribuent au bienheureux Hippolyte? d'autres à un prêtre romain, nommé Caïus. L'abbé Cruice (plus tard évêque de Marseille), après un examen consciencieux, laisse la question indécise. Voyt la traduction latine qu'il a donnée de cet ouvrage : Philosophumena, sive hœrcsium om- nium confutalio, opus Ôrigeni adscriptum, Paris, Impr. impér., 1860, gr. in-8 ; etvoy. encore : Jalabert, Examen du livre des Philosophumena, Paris, 1853, in-8. A.... D. ORIGÈNE le païen, qu'il ne faut pas confondre avec le docteur de l'Église, mort plusieurs années avant lui (voy. l'article précédent), florissait à Alexandrie vers le milieu du nie siècle de notre ère, sous le règne de l'empereur Gallien. Il suivit, avec Hérennius, Longin et Plotin, les leçons d'Ammonius Saccas. On connaît l'engagement qu'ils avaient pris tous les quatre de ne rien publier, afin de conserver le caractère traditionnel de l'enseignement de leur maître. Mais Hérennius ayant le premier manqué à sa parole, Origène se crut dispensé de garder la sienne, et les deux autres imitèrent son exemple. Des livres publiés par Origène il ne nous reste plus rien que les titres. Nous savons qu'ils étaient au nombre de deux : le premier avait pour objet les génies ou les démons (Iïepi SaijAÔvwv); le second, adressé à l'empereur Gallien, portait cette inscription sin- gulière : "On [jlôvo; noir^r^ à $xgù,zû-. Les criti- ques se sont partagés sur le sens de ces mots. Selon les uns, il faut les prendre à la lettre et ne voir dans l'ouvrage d'Origène qu'une basse adulation ayant pour but de prouver que l'empe- reur (fSa<7t).eijç), qui avait en effet composé quelques vers, était le seul poète, ou le poète par excellence. Mais rien ne nous autorise à admettre cette expli- cation, qui transforme le philosophe en critique, le disciple austère d'Ammonius en courtisan, et fait juger une méchante pièce de vers latins par un Grec, admirateur passionné d'Homère. Un autre suppose qu'Origène, se posant en adversaire de Plotin et des adeptes de ce philosophe, qui re- connaissaient un principe supérieur à l'intelli- gence, voulait démontrer que l'intelligence seule OIIPK 1232 — OIU'II a créé le monde et le gouverne après l'avoir créé. Il propose, en conséquence, la leçon suivante : "Ou vovç iroi^Tr,; xeti patrO.eûç. Cette conjecture de Ruhnken (Disscrlatio de vita et scriptis Lon- gini, Leyde, in-8, 1776), quoique plus vraisembla- ble, n'est pas plus vraie. Creuzer (Adnolaliones in vilain Plolini, p. 52) n'a aucune peine à dé- montrer qu'elle a contre elle tous les manuscrits. Il imagine qu'Origène a écrit son livre, ou contre les gnostiques, ou contre Numénius, qui admet- taient plusieurs créatures. Ce dernier point pour- rait être contesté à son tour; mais il était établi par le témoignage de Proclus qu'Origène ne re- connaissait pour principe des choses que l'intel- ligence. C'est à elle, très-certainement, que s'ap- plique le nom deroi, sous lequel les alexandrins, en général, ont continué de désigner la cause de l'univers. Outre les deux ouvrages dont nous venons de parler, il paraît qu'Origène avait écrit un commentaire sur le Timée ou sur le préam- bule du Timée. Proclus le cite, et la seule con- séquence que nous puissions tirer de ces citations, c'est qu'Origène ne voyait dans V Atlantide qu'une description allégorique de la guerre des bons et des mauvais génies, et.qu'il expliquait par une in- fluence astronomique lasupériorité intellectuelle des habitants d'Athènes. Enfin, c'est aussi par Proclus que nous connaissons son culte passionné pour Homère. Il nous est représenté criant et s'échauflant contre Platon pendant trois jours, pour avoir chassé Homère de sa République. Voy. J. Simon, Histoire de l'école d'Alexan- drie, t. II, p. 44 et suiv. ; — le même, du Com- mentaire de Proclus sur le Timée de Platon, p. 78; — Vacherot, Histoire critique de l'école d'Alexandrie, t. I, p. 354-55. X. ORPHÉE. On regarde ordinairement Orphée comme le poète le plus célèbre des temps anté- homériques. Mais qu'est-ce que cet Orphée? Faut-il admettre tout ce que la tradition nous rapporte à son égard? Est-ce lui, en effet, qui a créé la mythologie grecque ? Toutes ces ques- tions, en l'absence de documents authentiques, ne peuvent se résoudre que par des hypothèses. Les anciens eux-mêmes, qui, plus près de la source, auraient pu y remonter plus facilement et plus sûrement que nous, étaient déjà tort di- visés d'opinions sur ce sujet. Ceux qui nient l'existence d'Orphée s'appuient pour combattre la tradition sur un passage de VÛdysséc (liv.XII, v. 70), où Homère, parlant du navire Argo, ne rappelle pas le nom du poète de la Thrace ; ils s'appuient encore sur le silence, non moins étrange, d'Hésiode. Sans combattre directement cette opinion, qui était celle d'Aristote (voy. Ci- céron, de Nalura Deorum, lib. I, c. xxxvin), de Josèphe (Contre Apion), et qui paraît même avoir été celle d'Hérodote (liv. II, ch. xxm);sans prétendre à déterminer l'époque où vécut Or- phée, on peut admettre qu'il exista dans la haute antiquité un poète de ce nom. Aristote lui-même reconnaît qu'il a existe de très-anciens théolo- giens, qui av, lient exposé en vers le naturalisme anthropomorphique des anciens Grecs: ce sont probablement ces poèmes primitifs dont les ou- vrages ont été attribués à Urpbée et à Musée, son contemporain. Mais (juc sont devenus ces poèmes? A cet 1. il n'y avait pas de doute: les anci étaient unanimes pour reconnaître qu'ils s'étaient perdus; mais on ne sait à quelle époque. Ce n'est qu'au temps où Pisistratc faisait ra bler I auments de la littérature nique, que l'on commence a parler des ou Orphée. Car ISumélus de Corinthe (que i hrétienne) ne le citait . [bycus, qui le premier en fait mention, n'est pas lui-même notoirement antérieur à Pisistratc. Onomacrite, un des sa- vants chargés par le tyran d'Athènes du grand travail de. rédaction des poèmes homériques, était généralement regarde corn brica- teur des poésies qu'il s'était plu à mettre sous le nom d'Orphée : sans doute pour doter son pays de poésies qui parussent antérieures à celles d'Homère. A la même époque, les pythago- riciens refaisaient, à leur usage, les œuvres or- phiques. Le nom d'Orphée était donc alors bien puissant et bien magique, pour que l'on crût augmenter l'autorité d'une doctrine en la met- tant sous son nom. Nous avons de nombreux té- moignages sur les falsifications pythagoricien nés. Hérodote (liv. II, ch. lxxxi) signale une analogie entre les usages des initiés aux mystè- res d'Orphée et de Bacchus et ceux que Pytha- gore avait empruntés aux rites de la religion égyptienne. Ion le Tragique , dans Diogène Laërce (liv. VIII, ch. vin), attribue la compo- sition de quelques poésies d'Orphée à Pytha- gore ; si le maître avait donné l'exemple de telles . falsifications, ses disciples pouvaient l'imiter sans scrupule, et ils l'imitèrent. Aristote, dont Cicéron nous a conservé l'opinion (de ISalura Deorum, liv. I, ch. xxxvm), regardait le pytha- goricien Cercorps comme l'auteur de poésies orphiques. Brontinus, un autre pythagoricien, est accusé de contrefaçons analogues. Les au- tres écoles philosophiques ne voulurent pas laisser les pythagoriciens exploiter seuls, en quelque sorte, Je nom d'Orphée; et, chose sin- gulière! ce furent les stoïciens, dont le rigo- risme en morale était souvent si outré, qui entreprirent d'enlever aux pythagoriciens le mo- nopole de ces fabrications. Chrysippe (Cicéron, de Natura Deorum, liv. I, ch. xv), voulant don- ner à ses opinions l'autorité d'un nom vénéré, composa tout exprès des poèmes qu'il publia pour des poèmes orphiques. Nous n?avons rien conservé de ces singulières compositions. L'antiquité ne paraît pas s'être jamais laissé tromper par toutes ces fraudes. Nous avons vu l'opinion d'Aristote ; quant à Platon, il cite vo- lontiers Orphée, il dit même dans le Protago- ras, en parlant de l'ancienneté du métier de sophiste, qu'Orphée cachait ce métier sous le nom d'initiateur et de devin ; mais il ne faut pas attacher à ces témoignages, quelquefois iro- niques, plus de valeur qu'ils n'eu ont, et en dé- duire que Platon croyait à l'authenticité des œuvres orphiques qui de son temps avaient cours par le monde. Nous pensons sur ce point, comme Lobeck, que Platon cite Orphée, non ad fulem diclorum, sed orationis illustrandœ causa. Des nombreux ouvrages orphiques fabriqués avant le christianisme, il ne nous reste que les titres et quelques fragments. Mais ces titres mêmes offrent une variété intéressante : Ané- moscopic ou Traité sur les vents; — Argoti- ques; — Argonautiques ; — Astronomiques ; — Bachiques; — Traite sur les plantes ; — G giques; — sur Jupiter et Junon; — les Pério- de douze années (AwÔ£-/.a£-r,pîd£c) ; — des épigrammes ou poésies légères; — une Théogo- nie; — un poème sur Cybèle et sur Bacchus j — un autre sur les sacrifices; — Discours sa - un traité sur l'habillement des dieux ; ■ — la Descente aux enfers; — les Changements du monde; — les Corubantes; — un poème inti- tulé Kparrip; — les Lithiqucs .' — Mythologie; — un poème sur les mots ('Ovou-aaTixâ) : — les nts d'Orphée; — le Voile et le Filet (Ué- -ir,-. xat Aùtvov) ; — Tremblements de terre ; — la Sphère; — un poème en action de gi ' ORPH — 1233 — OSWA (Mo)Tr,pia) ; — Mystères ; — les Trois victoires (poème) ; — des hymnes. Quant aui poënies orphiques qui nous restent en entier, ce sont : un poëme des Argonautiqucs; des Hymnes et un poëme sur les pierres intitule LUhiques. Trois hypothèses se présentent à nous sur l'époque de leur composition. Ou ils sont authentiques, ou ils ont été fabriqués dans les anciennes écoles grecques, ou enfin ils ont été composés à une époque postérieure. On ne peut attribuer ces poésies à l'Orphée anté- homérique de la tradition : d'abord elles ne sont citées par aucun auteur des temps classiques; ensuite le dialecto qui y domine est le dialecte alexandrin, et l'on y rencontre même certaines locutions d'une époque encore plus moderne ; quelques expressions seulement et quelques tours révèlent l'imitation des anciens poètes. La composition des Argonautiques fournit aussi des arguments contre l'antiquité de ces poésies. Si Orphée en était l'auteur, il n'aurait pas con- stamment parlé de lui. Celui qui a composé ce poëme semble fort préoccupé de cette idée, que l'on ne verra pas volontiers en lui le vieux poète thrace : il a pensé qu'en faisant parler Orphée à la première personne, en lui faisant dire plu- sieurs fois qu'il est descendu aux enfers, etc., il tromperait plus facilement ses lecteurs, et c'est justement ce qui aujourd'hui empêche l'il- lusion. Quant aux Hymnes, ils ne sont pas plus authentiques : en effet, on y trouve la men- tion de dieux qui n'étaient pas connus des pre- miers Grecs et qui paraissent pour la première fois dans des poètes de beaucoup postérieurs à l'époque où l'on place l'existence d'Orphée; on y trouve, par exemple, le nom de Priape, inconnu d'Hésiode (Strabon, liv. XIII, ch. u, §12); des Titans, « qu'Homère a le premier introduits dans la poésie » (Pausanias, liv. VIII, ch. xxxvn) ; des Furies, déjà qualifiées ô&iOTO.ôxajxoi, tandis qu'Eschyle passait pour être l'inventeur de cette chevelure de serpents (Pausanias, iiv. I, ch. xxvm) que, depuis, les poètes et les artistes leur ont sou- ventdonnée. Ni les Argonautiques ni les Hymnes ne peuvent donc être attribués à Orphée. 11 en est de même du poëme sur les pierres, car il renferme des allusions évidentes au mysticisme théurgi- que des néo-platoniciens. D'autre part, aucun de ces ouvrages ne rappelle la philosophie de Pythagore, ni celle des stoïciens. Reste donc à placer leur fabrication dans les premiers siècles de l'ère chrétienne, à l'époque ou furent compo- sées les oeuvres du faux Hermès Trismégiste (yoy. ce mot), et une grande partie des prédic- tions en vers attribuées aux sibylles. Avant la découverte de l'imprimerie, les luttes philoso- phiques et religieuses ont souvent fait naître de ces livres apocryphes, qui surprenaient la bonne foi des plus habiles, et dont la critique n'a pu que tardivement signaler la véritable origine. Pour ce qui est des Lithiques, il ne peut y avoir le moindre doute; elles ont été écrites dans un temps où le paganisme était attaqué par l'incré- dulité, car le poëte se plaint de voir les autels des dieux abandonnés, et où la magie était ré- putée un crime, car on y lit (v. 67 et suiv.) : « Le mépris^ et la haine de tous les hommes s'atta- chent à celui que la foule nomme magicien ; » or, la magie n'a commencé à être un crime ca- pital que sous Constantin, précisément à l'épo- que ou l'on désertait en foule les autels païens. 11 est parlé dans ce poëme de pierres inconnues a Théophraste, à Pline, à Dioscoride et à Galien ; Ce qui fait supposer que le poëte vivait après tous ces auteurs. Bien plus, Proclus et ses dis- ciples ne citent pas un seul vers de notre collec- tion orphique, quoique les doctrines qui y sont D1CT. PHILOS. exposées soient très-conformes, en général, aux idées alexandrines; d'où l'on peut conclure que, si tous ces poèmes existaient alors, du moins ils n'étaient guère répandus dans le monde savant. Quoi qu'il en soit, un fait reste acquis aujour- d'hui à l'histoire : si jamais il y eut des poëmes orphiques contenant l'exposé des doctrines pri- mitives du paganisme, ces poëmes sont perdus, et ceux qui nous restent aujourd'hui sous ce nom appartiennent à l'époque où le paganisme expirant tentait un dernier effort pour se régé- nérer sous les attaques, déjà triomphantes, de la religion chrétienne. Consulter, pour plus de détails sur ce sujet : Hermann, Orphica (Leipzig, 1805); — Lobeck, Aglaophamus (Kœnigsberg, 1829); — Tyrwhitt, Prœfatio ad Lilhica (Londres, 1781); — Ouva- roff, Ueber das vor homerische Zeitalter, dans les Etudes de philologie et de critique (Saint- Pétersbourg, 1843); — Bode, Quœstiones dean- tiquissima carminum orphicorum œtate (Gœt- tingue, 1838); — Jules Girard, le Sentiment re- ligieux en Grèce, d'Homère à Eschyle (Paris, 1869). E. E. OSWALD (James), philosophe écossais, vécut dans la seconde moitié du xvme siècle. Il se rat- tache immédiatement à Reid, dont il développa la doctrine philosophique dans un ouvrage inti- tulé: Appel au sens commun en faveur de la religion (Appeal to common sensé in behalf of religion), Edimbourg, 1766-1772. Le but qu'il se propose est l'apologie du chris- tianisme ; et, pour y arriver, il s'occupe de res- tituer d'abord l'autorité des vérités morales et religieuses qu'avait si fortement ébranlées le scepticisme de Hume. La prétention de vouloir tout expliquer, tout démontrer, voilà quel est, suivant Oswald, le vice radical de la philoso- phie de tous les temps. Au lieu de s'en tenir aux lumières naturelles de la raison, les philosophes anciens et modernes se sont perdus dans des spéculations aventureuses sur la nature de l'ê- tre, la valeur ontologique des idées, et autres problèmes tout aussi indifférents aux véritables intérêts et à la félicité de l'homme. Ils sont allés chercher bien loin ce qui est près d'eux et en eux-mêmes, la croyance invincible à la réalité du monde extérieur, à l'existence de l'âme et à celle de Dieu. Aussi de toutes ces discussions chimériques ne sont sortis et ne pouvaient sortir que le doute et l'incrédulité. Le matérialisme, l'idéalisme, le scepticisme se succèdent avec une désespérante régularité dans l'histoire ; et quant aux rares systèmes que pourrait accepter la foi du genre humain, ils sont embarrassés d'un tel appareil de démonstrations et de formu- les, qu'ils nuisent plutôt qu'ils ne servent à la défense et à la propagation de la vérité. Quel moyen reste-t-il donc d'échapper à d'aussi tristes conséquences? Il faut, répond Oswald, en finir avec toutes ces ambitieuses recherches qu'on a décorées du beau nom de métaphysique, et s'at- tacher fermement aux seules données du sens commun. Sans doute, le sens commun lui-même peut être altéré par les préjugés, l'éducation, la coutume; mais il ne cesse pas d'aspirer et re- vient toujours au vrai. Rien ne saurait prévaloir contre son témoignage, comme rien ne saurait le remplacer. On ne discute pas l'évidence; elle est. On ne démontre pas les principes ; ce sont eux qui servent à démontrer. Veut-on établir scientifiquement l'existence et les attributs de la Divinité, la responsabilité morale de l'homme, on est bien près de les compromettre l'une et l'autre. Pour croire à l'existence de Dieu, il suffit de re- garder autour de soi : Cœli enarrant gloriam Dei. Pour croire à la moralité du genre humain, 78 PACI — 1234 — PALE il suffit d'interroger la conscience. Ce sont là îles faits, disons mieux, des dogmes au-dessus île tout raisonnement, et qu'on doit accepter avec une respectueuse humilité, comme les fon- dements impérissables de notre bonheur en ce monde et dans l'autre. Tel est, en résumé, l'ouvrage d'Oswald. Il est écrit d'un style emphatique et déclamatoire, et ne fait qu'exagérer la donnée première de la philosophie de Reid. Osvald ne se contente pas d'en appeler au sens commun pour corriger et redresser la science ; il s'en prend à la science elle-même, qu'il proscrit comme inutile et dan- gsreuse. C'est, sous une autre forme, la thèse de Huet et de tous les adversaires de la philosophie et de la raison. Jos. Priestley a fait un examen de l'ouvrage d'Oswald. Voy. plus loin l'article consacré à ce philosophe. A. B. PACHYMÈRE (Georges), né à Nicée vers l'an 1242, mort à Constantinople vers l'an 1310, après avoir été comblé d'honneurs à la cour de Michel Paléologue, est principalement connu comme un des historiens les plus distingués de Byzance. Il a écrit, en treize livres, l'histoire du règne de Michel Paléologue, et des vingt-six premières années de celui d'Andronic (2 vol. in-f°, Rome, 1666-1669); mais il a aussi laissé une Para- phrase des œuvres de saint Denys VAréopagite (in-8, Paris, 1561, et dans l'édition des œuvres de saint Denys, publiée par Balthasar Corder, 2 vol. in-f°, Paris, 1644), et une autre des Œuvres d'Aristote. dont quelques extraits seulement ont été publies (in-8, Oxford, 1666, texte grec avec une traduction latine ; la traduction latine a été publiée séparément, in-f°, Bâle, 1560). La para- phrase tout entière a été conservée manuscrite à la Bibliothèque impériale de Vienne. X. PACIUS (Julius), de Beriga, né à Vicence en 1550, se signala dès sa première jeunesse par une merveilleuse aptitude pour les sciences : à l'âge de treize ans il composait un traité d'arith- métique; aussi Jean Klefeker ne l'a-t-il pas oublié dans sa Bibliotheca eruditorum precocium. Ayant ensuite laissé les mathématiques pour l'étude des langues, il devint un des plus habiles hellénistes de son temps. C'est alors qu'il se fit une fâcheuse affaire avec les tuteurs officiels de l'orthodoxie. Dénoncé comme ayant lu divers ouvrages prohibés, il redouta les suites de cette dénonciation, et prit la fuite, allant chercher un asile dans la ville de Genève. 11 y professa la philosophie qu'il avait apprise de J. Zabarella. Quelque temps après, il commentait Aristote dans une des chaires d'Heidelberg. Jamais homme ne fut plus incapable de s'arrêter à quel- que chose et en quelque lieu. Nous le voyons bientôt abandonner Heidelberg et la philosophie, pour enseigner le droit en France, à Sedan, à NîmeSj à Montpellier^ où il fait la connaissance de Peiresc; ensuite a Aix, àValence; quitter la France pour aller à Padoue, et revenir enfin mourir à Valence, en 1625, âgé de quatre-vingt- cinq ans. Julius Pacius est connu surtout comme jurisconsulte ; mais nous n'avons pas à parler ici des nombreux ouvrages qu'il publia sur le droit public et le droit civil : qu'il nous suffise de 1er ses titres à l'estime clés philosophes. En 1584, il publia : Aristotelis Stagintœ, peripaleti- corumprincipis, Organwn (gre latin), Morgiis, aarius, in-4. C'était une édition nouvelle de i'Organon, collationnée sur les manuscrits de La bibliothèque Palatine, avec une traduction, des divisions, des notes marginales et des tables nouvelles. Elle eut un grand sui i l atte >tent les réimpi i qui en furent faites dans lespao Francfort, in-8,cbez les héritiers d'And. Wechelj 1598; Aurillac. Vignon, 1605; in-4, Lyon. Porta, 1606. En publiant cette édition de VOrganon, Pacius annonçait qu'il devait plus tard corriger, traduire, annoter de la même manière le texte des autres ouvrages d'Aristote. Il remplit une partie de cet engagement. Ainsi on lui doit une traduction de la Physique, qui fut publiée en 1596, in-8, à Francfort; une traduction du Traité de l'âme, éditée la même année, dans la même ville et dans le même format; enfin une traduc- tion des petits traités d'Aristote, sous ce titre : Arislotelis de Cœlo, de Or tu et Interitu, Meteo- rologicorum , de Mundo , Parva naluralia, in-8, Francfort, 1601. Au jugement de Huet, Pacius mérite « le premier rang parmi les meilleurs traducteurs ». Guillaume Duval a reproduit toutes les versions que nous venons de mentionner dans son édition des Œuvres d'Aristote, et M. Barthé- lémy Saint-Hilaire déclare qu'il ne les a pas consultées sans profit. Un élève de Zabarella devait être du parti d'Aristote; Pacius fut un péripatéticien encore plus zélé que son maître. Après avoir parlé de ses traductions, nous de- vons dire quelques mots de trois traités scolasti- ques dans lesquels il fit preuve du même respect pour la mémoire d'Aristote. Le premier de ces traités a pour titre : Institutiones logicœ, in-8, Sedan, 1595 : c'est un manuel de quelques pages ; le second, qui est plus considérable et plus im- portant, fut publié plus tard sous le titre de J. Pacii a Beriga doclrince peripateticœ tomi tres} in-4. Aurillac, la Rovière, 1606. Le P. Nice- ron se trompe lorsqu'il dit que cet ouvrage est d'un certain Daniel Venturinus, parent et disci- ple de Pacius. Nous avons sous les yeux l'aver- tissement auquel le P. Niceron nous renvoie, et nous y lisons qu'une seule des trois parties dont se compose l'ouvrage, la première, a été com- posée par Venturinus, suivant la méthode de son maître. A la suite, dans le même volume, vient un autre opuscule de Pacius, qui a pour titre : Logicœ disputationes octo. Il ne faut chercher dans ces divers traités que des définitions ; on n'y trouvera rien de plus, malgré les promesses des titres. Bien qu'il y eût encore, de son temps, plus d'une controverse engagée sur les problèmes scolastiques, Pacius n'y prend aucune part dans ses livres; c'est un professeur plutôt qu'un phi- losophe. On ne s'explique pas comment Pacius put concilier avec sa ferveur péripatéticienne un goût non moins vif pour Y Art de Raymond Lulle. Il en fit un abrégé latin, qui fut traduit en fran- çais par un sieur Hobier, conseiller d'État, tré- sorier général de la marine du Levant : VArt de Raymond Lullius esclaircy par Julius Pacius, in-12, Paris, Julliot, 1619. L'édition latine, qui fut publiée plus tard, a pour titre : Julii Pacii Artis Lulliauœ emertdalœ libri IV, in-4, Naples, 1631. On peut consulter sur la vie et les ouvrages de Julius Pacius : Jacobi Philippi TomasiniElogia, t .II, p. 169 ; — Freùer, Theatrum, t. II, p. 1070; — et le P. Niceron, Hommes illustres, t. XXXIX, p. 270. B. H. PALEY (William), théologien et moraliste is, né en 17i:i,'à Peterborough, mort en 1805. 11 était (ils d'un maître d'école du York- shire, et devint professeur de théologie à l'uni- versité de Cambridge. Parmi les ouvrages qu'il a laissés, la plupart exclusivement théologiques, il faut distinguer ses Éléments de philosophie morale et politique [Eléments of mural and political philosophy, London, 17S5), et sa Théologie naturelle, ou lence ri des attributs de Û le tir In nature [Natwal theo- logy, or évidences of the existence and atlri* PALM — i235 P\X.K bulcs of the Deity, collecled from the. appea- rances of nature, London, 1802). Dans le premier de ces deux ouvra ges, Paley donne pour fondement à la morale la volonté de Dieu manifestée par l'intérêt général. C'est, au fond, la doctrine de l'unité qu'avait déjà professée Hume, et que Bentham a développée depuis en l'appliquant à la législation. Seule- ment, Paley s'efforce de l'interpréter et de la justifier en la faisant dépendre d'un principe supérieur qui doit en corriger l'insuffisance ou l'abus. Mais l'équation qu'il établit entre le bien et l'intérêt général d'une part, et les décrets de la Providence de l'autre, est loin d'être rigou- reuse. Que Dieu veuille le plus grand bonheur de ses créatures, et qu'il leur ait imposé l'obli- gation de travailler en commun à leur perfec- tionnement mutuel ; que la pratique individuelle du bien concoure à l'intérêt et en soit la plus ferme garantie • qu'il y ait enfin accord entre l'heureux accomplissement de la destinée de chacun et celui de la destinée du plus grand nombre, il n'est pas permis d'en conclure que le bien ait sa raison d'être dans l'intérêt général (lequel n'est, en définitive, que la somme des intérêts particuliers), ni que celui-ci soit, à son tour, l'expression des décrets divins. C'est con- fondre le signe avec la chose signifiée, la con- séquence avec le principe. L'étroite relation de ces différents termes entre eux, et le plus sou- vent leur concordance harmonique, expliquent l'erreur de Paley; mais, en les substituant l'un à l'autre, il en a méconnu la vraie nature, et n'a fait que tourner la difficulté sans la résoudre. Il a été plus heureux dans sa théologie. Elle se rattache aux traditions de cette philosophie sensible et populaire dont Fénelon avait donné l'exemple, et qui s'appuie sur le principe des causes finales pour établir l'existence et les attributs de Dieu. On sait d'ailleurs combien le progrès des sciences physiques et naturelles fa- vorisa, à la fin du dernier siècle et au commen- cement du nôtre, le développement de ce genre de preuves, qui, sous le nom de théologie, a produit en Angleterre tant de remarquables traités. Paley a composé d'autres ouvrages devenus clas- siques dans les écoles. La plupart se rapportent aux preuvesde la vérité du christianisme. En voici la désignation : Horce Paulinœ, or the Iruth of the scripture history of S. Paul, evinced by a comparison of the epistles which béas his name vrith the acts of the Aposlles, and with one another, London, 1787 (trad. en français par Levade, Nîmes, 1800) ; — A view of the éviden- ces of chrislianity, London, 1794 (trad. en fran- çais par Levade, 1808) ; — The young Christian instruclcd in reading, and the principles of religion (livre de lecture à l'usage des enfants) ; — Reasonsfor contentment, addressed to labou- ring classes, 1792 (petite brochure dirigée contre a Révolution française) ; — et un recueil de ser- mons. Les Éléments de philosophie morale et poli- tique ont été traduits en français par Vincent, Paris, 1817, 2 vol. in-8. La Théologie naturelle a été traduite en français par Pictet, de Genève, Paris, 1815. A. B. PALMER (Jean), philosophe et publiciste an- du dernier siècle, qui, après avoir défendu la liberté dans l'ordre politique par plusieurs écrits de circonstance, voulut aussi la soutenir dans l'ordre moral contre le fatalisme de Priest- ley (voy. ce nom). Son principal ouvrage a pour titre : Observations en faveur de la liberté de l'homme, considéré comme un a al, en ise aux Éclaircissements du docteur Priest- ley sur la nécessité philosophique (Observations on defence of the liber ly of man, as a moral agent, in answer to Dr. Pricstlcijs Illustrations of plulosoplucal necessity, in-8, Londres, 1779). Priestley ayant publié une lettre en réponse à cette critique (A leller to John Palmer in de- fence of the Illustrations of philosophical ne- cessity, in-8, ib., 1779), Palmer mit au jour un Appendice à ses Observations {Appendix to the Observations, etc., in-8, ib., 1780,., qui provoqua une seconde lettre de Priestley. De part et d'au- tre on dépensa plus de subtilités que de raisons. Cependant Palmer mit la vérité et le sens com- mun de son côté, en soutenant contre son adver- saire qu'avec la liberté l'homme perd son carac- tère moral. x. PAN-iETIUS, un des philosophes les plus célèbres de l'école stoïcienne, naquit à Rhodes, d'une famille illustre dans les armes, au com- mencement du iie siècle avant l'ère chrétienne. Après avoir passé sa première jeunesse dans sa ville natale, il fut envoyé à Pergame, auprès du grammairien Cratès de Mallus, le contemporain et le rival d'Aristarque. C'est là sans doute qu'il puisa ce goût des lettres et du beau langage au- , quel il dut, dans la suite, une bonne partie de ses succès. De Pergame il se rendit à Athènes, où il étudia la philosophie sous Diogène de Ba- bylone et Antipater de Tarse, appelés successive- ment, après la mort de Chrysippe, à la tête de l'école stoïcienne. Panaetius leur succéda à son tour; mais, avant d'arriver à ce degré d'autorité, il fit un voyage à Rome, où sa réputation l'avait déjà précédé : car Diogène de Babylone, pendant son ambassade avec Carnéade et Critolaûs, le fit connaître à Laelius, qui l'introduisit près de . Scipion. Admis, ainsi que Polybe, dans l'intimité de ce grand homme, il l'accompagna dans son, expédition de Cartilage et dans plusieurs mis- sions qu'il eut à remplir en Egypte et en Asie. Dès lors Panœtius vit accourir à ses leçons ce qu'il y avait de plus illustre parmi les Romains, l'augure Mucius Scaevola, le jurisconsulte Ruti- lius Rufus, Sextus Pompée, les deux Balbus, et celui qui devait continuer son œuvre, Posido- > nius. Antipater de Tarse étant venu à mourir sur ces entrefaites, Panaetius retourna à Athènes pour le remplacer à la tête de l'école stoïcienne, et c'est dans ce poste honorable qu'il passa le reste de ses jours, entouré de la considération générale et écouté avec respect par de nombreux disciples qu'attirait de toutes parts sa réputation de sagesse et_ d'éloquence. Les Athéniens, hono- rés de sa présence au milieu d'eux, lui ayant offert le droit de cité, il refusa en disant qu'un homme modeste devait se contenter d'une seule patrie. Il mourut à l'âge de soixante-treize ans, laissant après lui un grand nombre de partisans et d'admirateurs qui célébraient sa mémoire par des banquets annuels. La doctrine de Panaetius était le stoïcisme réformé, mis en rapport avec les lois de l'huma- nité et de la nature, et élargi par quelques idées empruntées des écoles rivales, particulièrement de Platon et d'Aristotc. D'abord il regardait comme une introduction nécessaire à la philo- sophie l'étude des arts libéraux, des lettres et de l'histoire ; et en cela déjà il se rapprochait beaucoup plus de Platon et de Socrate que des maîtres du Portique. « Il évitait, dit Cicéron (de Finibus. lib. IV, c. xxvm), la sombre gra- vité et la sécheresse des stoïciens; il ne goû- tait ni l'austérité excessive de leurs principes. ni la subtilité de leurs discussions. » Il appelait l'auteur du Phédon l'Homère de la philoso- phie, et le citait à chaque instant, ainsi qu'A- ristote. Xénocrate, Théophraste, Dicéarquc, dans PAN^E — 1236 — PAN.K ses discours et dans ses écrits (Cicéron, ubi supra). Cotte habitude de consulter les autorités les plus diverses, jointe aux ouvrages qu'on lui attribue sur Socrate (Ilepi EooxpâTov;) et les sec- tes philosophiques (Ilepi alpewewv), nous montre quelle importance il attachait à l'histoire de la philosophie. Nous savons qu'il s'occupait aussi de droit politique; il a écrit un livre intitulé des Magistrats (de Magistratibus), dont le titre 'seul nous a été conservé par Cicéron (de Legi- bus, lib. III, c. vi) ; et c'est principalement au talent et à la clarté avec lesquels il traitait de ces matières qu'il dut l'honneur d'attirer à ses leçons les hommes d'État et les jurisconsultes romains. Quant à la philosophie proprement dite, on sait que les stoïciens la divisaient en trois parties : la logique, la physiologie ou la physique, et la morale. Dans la première, Panœ- tius n'a laissé aucune trace; il serait même per- mis de douter qu'il la distinguât nettement de la grammaire, dont il s'était beaucoup occupé dans sa jeunesse, et de la rhétorique, dont il faisait grand usage afin de rendre la philosophie populaire, ad usum popularem atque civilem (Cicéron, ubi supi'a). Dans la seconde, qui com- prenait aussi la psychologie et la théologie, il paraît s'être beaucoup écarté de ses maîtres. Ainsi, il niait que le monde fût destiné à périr par un embrasement, et, au lieu de sept facultés de l'âme, généralement admises par l'école stoï- cienne, il n'en reconnaît que six : la faculté de la parole n'était, à ses yeux, qu'une simple dé- pendance, ou, comme nous dirions aujourd'hui, une simple fonction du mouvement volontaire, et il rejetait hors de l'âme, comme appartenant à la nature, c'est-à-dire à l'organisme, la puis- sance génératrice (Nemesius, de Natura homi- nis, c. xiv). Mais cette réduction du nombre des facultés ne nous donne nullement le droit de supposer, comme le fait Ritter (Histoire de la philosophie ancienne, t. III, liv. XI, ch. vi), qu'il refusât de leur assigner pour principe com- mun la raison. En abandonnant ce point, ce n'est pas seulement la psychologie stoïcienne, mais le stoïcisme lui-même, qu'il aurait aban- donné. Il est enfin le premier philosophe de son école qui, au dire de Cicéron (de Divinalione, lib. I, c. m et vu; lib. II, c. xlii; Academ., lib. II, c. xxiii), ait osé élever des doutes sur l'art divinatoire, et rejeter comme des illusions ou des impostures les prédictions astrologiques, les augures, les oracles et les songes. C'est dans ce but qu'il avait publié un ouvrage sur la divi- nation (llapt (iavTiy.r:). Panœtius, comme les stoïciens qui l'ont suivi, s'est occupé avant tout de la morale : c'est du moins de cette partie de sa doctrine que nous avons conservé le plus de vestiges. A la vieille maxime stoïcienne et cynique : « Vivre confor- mément à la nature, » il substituait celle-ci, qui offre un sens plus clair, et qui, en même temps, le rapprochait beaucoup de la morale péripatéticienne : « Vivre conformément aux impulsions que nous avons reçues de la nature, » Ztjv xorà Ta; SeSojxéva; r,jj.Tv èx çOffeco; àpoppia; (saint Clément d'Alexandrie, Slromales} liv. II). C'est à Aristote aussi qu'il empruntait sa di- vision des vertus en contemplatives et actives (Diogène Laërcc, liv. VII, ch. xcn), tandis que les stoïciens reconnaissaient trois sortes de ver- tus : les vertus logiques, qui ont leur siège dans la raison; les vertus physiques, qui sont les dis- sions naturelles; et enfin les vertus morales. Du reste, toutes ces vertus, quelle que soit la manière de les classer, tendent, selon Panœtius, à une môme fin, comme des archers qui visent au même but; et cette lin c'est le bonheur, vers lequel nous poussent également les lois et les instincts de la nature : Ta; àpexà; ■kô.io.; noie'.T'm téXoç to e'joaijj.o-/£ïv (Stobée, Eclogœ ethic). Ainsi, les deux principes ennemis jusqu'alors sur les- quels se fondent la morale stoïque et la morale péripatéticienne, se confondaient dans la pensée de Panœtius, et ne lui semblaient que deux expressions différentes de la même idée. « Rien de vraiment utile, répétait-il souvent, qui ne soit en même temps honnête ; tout ce qui est honnête est également utile ; et rien n'a fait plus de mal aux hommes que l'opinion de ceux qui séparent ces deux choses. » Nihil mère utile, quod non idem honestum; nihil honestum, quod non idem utile sit, sœpe testatur ; negat- que ullam pestem majorem in vilam hominum invasissc, quam eorum opinionem qui ista dis- traxerint. (Cicero, de Officiis, lib. III, c. vu.) C'est entre les actions qui n'ont que l'appa- rence de l'utile et de l'honnête qu'il peut y avoir contradiction, mais non entre l'unité et l'hon- nêteté réelles. Cependant, quand il fallait en venir à la démonstration de celte proposition, conséquence nécessaire de son système, Panœtius était embarrassé, comme le prouve l'imperfec- tion où il avait laissé son Traité du devoir (Ta «Epi toù xoc67)xovtoç). Dans cet ouvrage, qui a servi de modèle aux Offices de Cicéron, Panœtius ramène toute la morale à trois questions : ce qui est honnête ou déshonnête, ce qui est utile ou inutile, et, enfin, quel parti il faut prendre quand l'utile et l'honnête paraissent se con- tredire. Il avait consacré trois livres aux deux premiers problèmes; mais il n'a pas traité le troisième, quoiqu'il ait vécu encore trente ans après avoir publié cet écrit. Il est à remarquer que Posidonius, son principal disciple, n'a tou- ché ce même point que d'une manière super- ficielle (ubi supra, c. n et m). C'est, sans doute, pour lever en partie cette difficulté qu'il dis- tinguait deux genres de plaisir, l'un conforme, l'autre contraire à la nature (tjôovï] xarà çjgiv, 7rapà yja.\). Mais même avec cette distinction, il devait condamner, et il condamne en effet, l'apathie stoïcienne ; ce qui ne l'empêchait pas, comme nous l'apprend Sénèque (Lettre cxvi), d'être très-sévère pour l'amour. Un jeune homme lui demandant si le sage devait aimer : « Quant au sage, répondit-il, j'examinerai ; mais pour vous et moi, qui sommes encore loin de la sa- gesse, il faut nous garder d'une passion pleine de trouble, d'impuissance, qui nous met dans la dépendance d'autrui et nous avilit à nos propres yeux : car si elle nous est favorable, elle nous irrite par sa complaisance même; si elle nous dé- daigne, nous sommes blessés dans notre orgueil. » En somme, la doctrine de Panœtius est une réaction du sens commun contre l'esprit de-, système, une tentative d'éclectisme dans le do- maine de la morale, et un effort pour popularise^ la philosophie, pour la faire passer de l'école' dans le monde. Outre les livres que nous avons déjà cités de lui, Panœtius en a écrit deux autres : l'un sur la Providence (Ikpi7rpovo£aç), l'autre sur la tran- quillité d'âme (Ilepi £Ù9\j(j.ta:). Cicéron (Tuscul., liv. IV, ch. n) parle aussi d'une lettre de Panœ- tius à Tubéron, dans laquelle il faisait un grand| éloge du Poème d'Appius V Aveugle, oeuvre d'un pythagoricien. Mais de tous ces ouvrages, nous n'avons conservé que les titres et quelques frag- ments, dont les principaux se rapportent au Traité du devoir. "ii peut consulter, sur Panœtius, les Recher- ches île l'abbé Sevin, dans le tomcX des Mémoires de V Académie des inscriptions; — les Observar lions de Garnier sur quelques ouvrages du stoï- PANT — 1237 PANT cien Panœtius, dans le tome II des Mémoires de VInslitut de France, classe d'histoire et de litté- rature ancienne; — une dissertation de Ludovici, Panœtii junioris, sloici philosophi, vitam et tncrita in Romanorum quum philosophiam, lum jurisprudentiam, in-4, Leipzig, 1733 ; — et surtout le savant travail de Van Lynden : Dis- putatio historico-critica de Panœtio Rhodio, phiiosopho sloico, in-8, Leyde, 1802. PANTHÉISME. S'il est un mot qui ait sou- vent retenti de nos jours au milieu de la con- troverse des écoles et des partis, c'est le mot de panthéisme ; et cependant, après tant d'ora- geux débats, après tant de recherches savantes, ce mot est resté obscur, et les nombreux pro- blèmes qui s'y rattachent sont encore couverts d'épais nuages. Personne n'est plus disposé que nous à rendre hommage aux travaux de plu- sieurs excellents esprits qui, dans ces derniers temps, ont touché cette difficile matière ; mais il nous sera permis de dire, sans crainte d'être démenti par quiconque se forme une juste idée du haut degré de précision et de rigueur exigé par la vraie critique, qu'il n'a pas été l'ait encore de réponses parfaitement satisfaisantes à ces trois questions fondamentales : 1° En quoi consiste le panthéisme? Quelle est l'essence, quelle est la formule de ce système? 2° L'idée mère du panthéisme une fois posée, y a-t-il une loi générale qui gouverne tous les développements possibles du système, et quelle est cette loi? 3" Où réside le vice radical du panthéisme? En d'autres termes : quel est le principe d'une réfutation rigoureuse et scientifique de cette doctrine ? Nous allons aborder successivement ces trois questions. Le panthéisme a été entendu et défini dans deux sens également faux et absolument con- tradictoires. Les uns ont pensé que le caractère propre de ce système, c'était l'absorption com- plète de l'infini dans le fini, de Dieu dans la nature, et par suite ils ont identifié le pan- théisme avec l'athéisme absolu. C'est ainsi que la doctrine du panthéiste Spinoza a paru aux meilleurs esprits de son temps, et paraît encore à plusieurs critiques du nôtre, le chef-d'œuvre de l'athéisme. D'autres se sont jetés à l'extré- mité opposée. Pour eux, le trait distinctif du panthéisme, ce n'est pas l'absorption complète de Dieu dans la nature, mais, tout au contraire, celle de la nature en Dieu, du fini dans l'infini ; d'où il suit que le panthéisme se confond avec le mysticisme, ou, si l'on veut, avec une sorte de théisme exclusif, mélange bizarre d'élévation et d'extravagance. A ce point de vue, l'accusation d'impiété élevée contre le panthéisme est ce qui se peut imaginer de plus vain; elle va au re- bours du juste et du vrai. Les philosophes de la famille de Gmrdano Bruno et de Spinoza sont si peu des athées qu'ils exagèrent le théisme. Loin de nier l'absolu, ils ne croient qu'à lui. Pleins du sentiment de son existence infinie, et, comme on l'a dit, ivres de Dieu, ils semblent avoir perdu le sentiment de la réalité et de la vie. Parmi ces opinions, en est-il une qui soit vraie? Evidemment le panthéisme ne saurait avoir deux essences contradictoires; il ne peut pas s'identifier à la fois avec l'athéisme absolu et avec l'absolu théisme. Et cependant, qui oserait dire que ces deux appréciations si anciennes et si répandues n'ont aucune raison d'être? qui n'a senti le mysticisme couler à pleins bords dans_ le système du p inthéiste Plotin? qui n'a démêlé des germes d'athéisme dans les concep- tions de Spinoza et de Hegel? Pour sortir de ces difficultés, pour assigner avec exactitude et précision l'essence réelle du panthéisme, pour le distinguer à la fois de l'athéisme absolu et de l'absolu théisme, pour comprendre enfin ce qu'il y a de vrai et ce qu'il y a de faux dans les deux idées contradictoires qu'on s'en est formées, il est nécessaire d'entrer un peu avant dans l'analyse des conceptions fondamentales de l'esprit humain et des condi- tions nécessaires où se trouve placé quiconque prétend aborder et résoudre les grands pro- blèmes de la métaphysique. Toutes les idées que notre intelligence peut se former touchant l'ensemble des êtres se lais- sent aisément ramener à deux idées primitives et élémentaires : l'idée du fini et l'idée de l'in- fini. Il existe pour nous deux types profondément opposés de l'existence ; tantôt elle nous apparaît mobile et variable, remplissant une certaine portion de la durée de ses vicissitudes, circon- scrite dans les limites d'une étendue déterminée, dépendante et relative, incapable de se suffire à elle-même, toujours sujette à s'affaiblir et à s'éteindre : c'est le cercle toujours renouvelé de la vie et de la mort, c'est le flot intarissable des phénomènes de la nature, c'est le théâtre mobile et divers de la destinée humaine ; tantôt, au contraire, nous concevons une existence éter- nelle, immense, indépendante, incapable de changement, en un mot, parfaite et accomplie : c'est la région des vérités éternelles, c'est le monde idéal, c'est l'intelligible et le divin. Nulle conscience humaine ne peut rester ab- solument étrangère à ces deux notions. Il est des âmes si légères et si corrompues, si aisément emportées par le tourbillon rapide et brillant des choses qui passent, ou si profondément at- tachées aux grossiers objets de la terre, qu'il semble qu'aucune trace des notions sublimes ne s'y fasse sentir, qu'aucun rayon de l'idée de l'in- fini ne pénètre au milieu de ces ténèbres. Et ce- pendant, scrutez au fond de ces âmes, vous y reconnaîtrez à des signes certains l'existence de l'idée de l'infini. Quel esprit assez frivole pour n'avoir pas quelquefois le sentiment de sa fai- blesse? qui de nous ne pense à la mort? Où est l'esprit assez grossier pour n'avoir pas au moins soupçonné par delà les beautés de ce monde, toujours mêlées de laideur, une beauté pure et sans mélange? Où est le cœur qui n'a pas rêvé un idéal de félicité parfaite où tous les désirs seront comblés? Qui n'attache quelque sens à ces mots mystérieux que toute langue redit, que toute poésie chante, que toute religion adore, l'Éternel, l'Unité, le Tout-Puissant, le Très-Haut, l'Infini, l'Unité, l'Esprit universel. Dieu? Quelques intelligences d'élite s'attachent avec tant de force à ces hautes conceptions, quelques âmes choisies éprouvent un charme si vif à se perdre, à s'abîmer dans ces profondeurs mysté- rieuses, qu'elles en oublient et le monde et la vie, et leur propre réalité; mais ce sont là de rares exceptions, des ravissements passagers, et il n'est point d'ame humaine qui n'ait, avec la conscience de son être propre, la notion plus ou moins distincte de tous ces êtres sans nombre qui remplissent la nature et le temps. Voilà donc deux types de l'existence, l'éternité et la durée, l'immensité et l'étendue, l'immua- ble et le mouvement, le parfait et l'imparfait, l'absolu et le relatif. Voilà deux idées, deux croyances indestructibles. Il faut se rendre compte de ces deux idées; il faut expliquer ces deux croyances; il faut concevoir et comprendre la coexistence du fini et de l'infini. C'est le sujet des méditations de tout être qui pense ; c'est l'éternel problème de la métaphysique PANT — 1238 — PANT Le problème est si difficile, le contraste des deux existences qu'il s'agit de concilier est si profond; et, d'un autre côté, l'esprit humain est si faible et si exclusif, qu'il n'est pas malaisé de comprendre qu'aux premières époques de la spéculation philosophique il se soit_ rencontré des esprits impétueux et violents qui aient es- sayé de résoudre la question en supprimant un de ses deux termes. Les uns ont dit : l'infini existe. 11 suffit de le concevoir pour ne pouvoir plus le nier. Il est par soi, il est l"être même. Tout ce qui n'est pas lui n'est rien. Hors de l'ê- tre absolu, parfait, accompli, il ne saurait y avoir que de vains fantômes de l'existence. L'être est, le non-être n'est pas. — On peut re- connaître ici les idées et le langage d'une école célèbre de l'antiquité, à laquelle n'ont manqué ni l'audace, ni le génie : l'école d'Élée. D'autres ont dit : Il y a du mouvement. Aveugle et in- sensé qui oserait le nier. L'homme se sent exis- ter; et, pour lui, exister, c'est changer sans cesse. Tout ce qui l'entoure est livré comme lui- même à un perpétuel changement. La mobilité est donc le caractère essentiel de l'existence. Être immobile, c'est ne pas être; tout ce qui ne se développe pas, tout ce qui ne vit pas, n'est qu'une abstraction. • — Encore ici, nous emprun- tons à une école fameuse, l'école de Thaïes et d'Heraclite, son énergique langage. Voilà donc, d'un côté, le fini, le réel, niés et méconnus; de l'autre, l'infini, l'idéal, l'absolu, sacrifiés à la nature. Sont-ce là des solutions qui puissent satisfaire sérieusement l'esprit humain ? Évidemment non. La négation absolue du fini, si elle était possible, serait le comble de la fo- lie. Nul esprit bien fait et sincère ne peut se dérober aux conditions de la vie; aucun effort d'abstraction ne pourrait étouffer en nous le cri de la personnalité. Et, d'un autre côté, comment croire que toute l'existence est dans ces phéno- mènes fugitifs qui ne paraissent un instant que pour disparaître? Il faut une cause à ces chan- gements. Il faut une base à cette mobilité. L'i- dée même de mouvement suppose un terme fixe qui serve à la comprendre et à la mesurer. La négation de l'infini, de l'être absolu, comme la négation du fini et de la vie, forment à la fois une impossibilité matérielle et une impossibilité logique. En fait, tout homme affirme à la fois le fini et l'infini ; en droit, ces deux idées, ces deux modes d'existence se supposent réciproque- ment. Quel parti prendre en face de cette double né- cessité? Maintenir les deux termes dans leur opposition, concevoir le fini et l'infini comme deux principes contraires, indépendants, ayant chacun leur raison d'être. Cette solution a été essayée. Dans l'histoire des religions, elle s'ap- pelle le manichéisme ; dans l'histoire de la phi- losophie, elle s'appelle le dualisme. Des hommes de génie ont admis cet apparent dénoûment de la difficulté. Anaxagore pose en face de l'intel- ligence infinie, immobile, un chaos où s'agitent les éléments. Platon, dans quelques-uns de ses Dialogues, paraît incliner à une théorie analo- gue, et il est incontestable que le dualisme fait le fond d'un des plus grands systèmes mél tphy- siques de l'aniiquilé, celui dAri^lote. Pour le philosophe du Lycée, il y a deux mondes sépa- les: celui de la nature, dont le mou\' menl I le caractère ; celui de la pensée a b lolue, où rè- gne l'immobilité. Mais comment admettre qu'un imparfail et changeant, comme la nature. ait en boj le principe de son existence? I ment concevoir deui premiers principes, deux êtres ] ar ; oi, deuj absolu i ' Ce qui condamne le dualisme, c'est qu'il est diamétralement opposé à un des besoins les plus impérieux de l'esprit humain, le besoin de l'unité. L'esprit humain aime l'unité avec ardeur, avec excès. Il semble qu'une voix se- crète et mystérieuse l'avertisse que l'unité est la loi souveraine de la pensée et des choses. C'est cet amour de l'unité, d'une part; et de l'autre, l'impossibilité absolue de nier soit le fini, soit l'infini ; ce sont ces deux causes com- binées qui conduisent l'esprit de l'homme à une nouvelle solution du problème qui est précisé- ment le panthéisme. On peut concevoir, en effet, le fini et l'infini, le contingent et le nécessaire, la nature et Dieu, comme les deux faces d'une seule et même exis- tence. Ce ne sont plus deux termes séparés, deux principes opposés qui ont une sphère distincte et dont chacun se suffit à soi-même et ne sup- pose que soi ; c'est un seul et même principe qui, envisagé sur deux points de vue différents, apparaît tour à tour comme fini et comme in- fini, comme contingent et comme nécessaire, comme nature et comme Dieu. Entrons plus avant dans cette conception. Si vous considérez une étendue déterminée, il vous est impossible de ne pas la concevoir comme li- mitée par une autre étendue; elle n'existe pas en soi d'une manière absolue et distincte; mais elle a une relation nécessaire avec l'étendue voisine ; et celle-ci, à son tour, a une relation nécessaire avec une étendue plus grande qui l'enveloppe ; de sorte qu'en multipliant ainsi l'étendue, on est inévitablement conduit à con- cevoir une étendue infinie qui est la base de toutes les étendues partielles. Attachez-vous maintenant à cette idée de l'immensité, et voyez s'il vous est possible de la concevoir, sans la concevoir comme divisée ou tout au moins comme divisible, sans que cette notion d'un es- pace sans bornes s'associe à l'idée de toutes sortes de figures dont cet espace est suscep- tible. L'étendue finie suppose donc l'immensité, et l'immensité suppose la variété des étendues fi- nies. L'immensité sans l'étendue finie, l'étendue finie sans l'immensité, sont de pures abstractions. Dans la réalité des choses, ces deux termes coexistent d'une manière indivisible. Considérez maintenant la notion de la durée. Toute durée finie suppose une durée plus grande, et l'ensemble des durées finies suppose l'éternité. Qu'est-ce à son tour que l'éternité, si vous sup- primez la durée? Une abstraction de l'esprit ou plutôt une création arbitraire du langage: car l'esprit humain ne saurait concevoir l'idée pure de l'éternité; il y joint toujours, par une loi né- cessaire, quelque notion d'un temps qui s'é- coule. Et ce n'est pas là un tribut que nous payons à l'imagination, ce n'est pas une condi- tion accidentelle de notre nature imparfaite. En soi, l'éternité se rapporte au temps, comme le temps se rapporte à l'éternité. Ces deux no- tions se supposent nécessairement; ces deux choses coexistent l'une avec l'autre. Elles se dé- terminent et se réalisent réciproquement. Le temps sans l'éternité, vain fantôme de l'imagi- nation ; l'éternité sans le temps, abstraction creuse de la pensée. 11 n'y a pas deux choses, le temps d'une part, l'éternité de l'autre ; il n'y en a qu'une: l'éternité se développant dans le temps, le temps s'écoulant de la source de re- tenu té. Poursuivez celte analys? et pénétrez de plus en plus dans l'intimité des notions et des choses. Est il possible de concevoir uu effet sans cause, un attribut sans substance? Évidemment non, de l'aveu de tout le monde. Mais, à y regarder PANT 1239 l'A NT de près, n'est-il pas également impossible de concevoir une substance sans attributs, une cause sans effet? Une substance qui n'a point de qualités est une substance qui n'a point de dé- termination, une substance dont on ne peut rien dire. Elle se confond avec toute autre substance, ou, pour mieux dire, elle diffère à peine du néant. Il faut donc que l'être se détermine ; il faut qu'il y ait dans les profondeurs de l'être une loi nécessaire en vertu de laquelle il passe de l'indétermination à la détermination, du pos- sible au réel, de l'abstrait au concret. L'être vé- ritable n'est donc ni dans la substance pure, ni dans la pure qualité ; il est dans la coexistence nécessaire, dans l'union indissoluble de ces deux termes. De même, il n'est pas plus aisé de concevoir une cause sans effet qu'un effet sans cause. Sup- primez la notion d'effet, il vous reste la notion d'une cause qui reste immobile et stérile, d'une cause qui ne se développe pas, d'une cause qui ne se détermine pas, d'une cause qui n'est point cause. Une telle cause est encore une abstraction de la pensée, une artificielle création du langage, qui brise l'unité de la pensée pour être capable de l'exprimer, qui divise et sépare ce qui est uni dans la réalité. Point de causes sans effets, comme aussi point de substance sans attributs, comme aussi point d'éternité sans temps, point d'espace sans étendue. En général, point de fini sans infini, et aussi point d'infini sans fini. Le fini, c'est l'étendue, c'est la durée, c'est le mouvement, c'est la nature ; l'infini, c'est l'immensité, c'est l'éternité, c'est la cause absolue, c'est la substance infinie, c'est Dieu. Ainsi donc point de nature sans Dieu, point de Dieu sans une nature où il se développe et se déploie. La nature sans Dieu n'est qu'une ombre vaine ; Dieu sans la nature n'est qu'une morte abstraction. Du sein de l'éternité immobile, de l'immensité infinie, de la cause toute-puissante, de l'être sans bornes, s'échappent sans cesse, par une loi nécessaire, une variété infinie d'êtres contingents et imparfaits qui se succèdent dans le temps, qui sont juxtaposés dans l'espace, qui sortent sans cesse de Dieu et aspirent sans cesse à y rentrer. Dieu et la nature ne sont pas deux êtres, mais l'être unique sous sa double face : ici, l'unité qui se multiplie ; là, la multiplicité qui se rattache à l'unité. D'un côté, la nature na- turante : de l'autre, la nature naturée. L'être vrai n'est pas dans le fini ou dans l'infini, il est leur éternelle, nécessaire et indivisible coexistence. Voilà le panthéisme. On en peut varier à l'in- fini les formules, suivant qu'on les emprunte à l'Orient, à la Grèce, à l'Europe moderne. On peut dire avec tel philosophe que la nature est un écoulement, un trop-plein de l'unité absolue; avec un autre, que Dieu est la coïncidence éter- nelle des contraires ; avec un troisième, que la nature est un ensemble de modes dont Dieu est la substance; ou encore, que le fini et l'infini, et, en général, que les contradictoires sont identiques ; mais sous la variété des formules, au travers des changements et des progrès du panthéisme, l'analyse découvre une conception unique, toujours la même; et cette conception, c'est celle de la coexistence nécessaire et éter- nelle du fini et de l'infini, de la consubstantia- lité absolue de la nature et de Dieu, considérés comme deux aspects différents et inséparables de l'existence universelle. Nous avons entre les mains une formule pré- cise du panthéisme; elle nous a été fournie par l'analyse des notions élémentaires de l'esprit humain et des différentes solutions qui peuvent être données du problème fondamental de la métaphysique. Avant de faire un pas de plus, assurons-nous que notre formule n'est point une hypothèse arbitraire, et, après l'avoir en quel- que façon déduite a priori, de la nature de la raison, prouvons qu'elle est établie a posteriori, soit par les données de l'histoire, soit par les inspirations du sens commun. Le sens commun se manifeste par les lois du langage. Or, il suffit du plus simple examen de ce mot panthéisme, pour reconnaître qu'il ex- prime à merveille l'essence du système dont il est le signe. Supposez qu'après avoir posé a priori la formule précédemment développée, on veuille composer un mot unique pour la résumer, il se- rait impossible de trouver une combinaison plus simple, plus nette, plus logique que celle qui s'est formée naturellement. Comment s'y pren- dre, en effet, sinon de choisir un mot qui ex- prime la notion de cet ensemble de phénomènes, de ce grand tout, to ttSv, composé de mille par- ties, qui dans son ensemble forme le fini? Puis il faudra chercher un autre mot qui représente la notion de l'être absolu, de l'infini, de Dieu, 0£Ô;, to Gsïov. Réunissez maintenant ces deux mots de manière qu'ils n'en fassent qu'un, ce mot unique exprimera parfaitement l'unité de ces deux éléments, à la fois distincte et insépa- rables, de l'existence universelle, dont l'un est le fini, la nature, le grand tout; et l'autre, l'in- fini, l'être absolu, Dieu. Voilà l'histoire du mot panthéisme. Considérez maintenant les grands systèmes panthéistes que nous voyons se pro- duire aux différentes époques de la philosophie, vous verrez se confirmer les données de l'ana- lyse et celles du sens commun. Je citerai quatre systèmes, reconnus par tous les critiques comme des systèmes panthéistes : le système stoïcien et le système alexandrin dans l'anti- quité, et parmi les modernes, le système de Spi- noza et celui de Hegel. L'école stoïcienne incline si peu à nier le fini, la matière, qu'elle a pu être taxée de matéria- lisme avec quelque apparence de raison ; elle prétend, en effet, que tout ce qui existe est cor- porel; mais il faut bien entendre cette formule, et on voit alors que l'école stoïcienne n'a été nullement étrangère au sentiment de l'idéal et de l'infini. Pour elle, tout être est double, matériel pour le sens, spirituel pour la raison, à la fois passif et actif, visible et invisible. L'univers est un vaste organisme formé d'un corps visible et passif, et d'une âme invisible et active qui le gouverne et l'anime. Cette âme, ce principe uni- versel de vie, est la source de tous les êtres. Elle circule au sein de l'univers, pénètre tout, domine tout; tout vient d'elle et tout rentre en elle. Voilà la notion de l'infini, mais unie par un lien nécessaire à celle dQU'kinni. L'école d'Alexandrie part de l'unité absolue; mais elle reconnaît dans ce principe une loi de développement nécessaire; l'unité s'épanouit en Trinité. Du sein de la Trinité divine s'échappent des êtres qui en portent le caractère, et qui, féconds eux-mêmes, produisent de nouveaux êtres dans un progrès sans fin. Ici encore nous trouvons la notion du fini et la notion de l'infini, la notion de l'unité et la notion de la multipli- cité, réunies par un rapport nécessaire, conçues comme les deux éléments d'une seule exis- tence. Même caractère dans les systèmes de Spinoza et de Hegel. Ce que Spinoza appelle substance, Hegel le nomme idée. Ce qui est pour le philo- sophe d'Amsterdam le développement nécessaire de la substance en une série infinie d'attributs et de modes, le philosophe de Berlin le définit le processus éternel de l'idée, le mouvement de l'A NT — 1240 — PANT l'idée qui tour à tour sort de soi et rentre en soi jiar une loi uniforme et universelle. Les deux philosophes, séparés sur d'autres points, s'ac- cordent donc parfaitement à admettre le fini et l'infini, et à les rattacher l'un à l'autre par le lien d'une connexion nécessaire, par la loi d'un développement éternel qui sans cesse tire le fini de l'infini pour l'y faire rentrer, et ramener ainsi sans cesse à l'unité les deux éléments des choses. Ainsi donc, l'histoire, le sens commun, l'ana- lyse de l'esprit humain, tout s'accorde, tout concourt à nous démontrer que nous avons exac- tement assigné l'essence du panthéisme et la formule qui exprime le plus exactement ce sys- tème. Abordons maintenant notre second pro- blème, et cherchons s'il n'existe pas une loi, fondée sur l'essence même du panthéisme, et qui doit régir souverainement tous les dévelop- pements qu'il peut recevoir. On a remarqué plus d'une fois que le pan- théisme est un système extrêmement simple, et d'une simplicité vraiment séduisante, tant qu'il reste sur les hauteurs de l'abstraction: mais aussitôt qu'on l'en fait descendre, les difficultés commencent, et avec elles la confusion, l'indé- cision et l'obscurité. Aussi, tous les systèmes panthéistes, envisagés dans leur principe général, se ressemblent d'une manière frappante ; ils ne se distinguent les uns des autres qu'en se déve- loppant. C'est alors qu'éclatent les différences, et, comme les deux côtés d'un angle, les divers systèmes se séparent d'autant plus qu"ils s'éloi- gnent davantage du point de départ. Il n'y a rien là qui ne trouve sa raison dans la constitution de l'esprit humain. Un système mé- taphysique, en effet, n'existe qu'à une condition, c'est de rendre raison de la nature des êtres, de leurs conditions les plus essentielles, de leurs plus intimes rapports. On n'a presque rien fait quand on a posé d'une manière générale Dieu, la nature, l'humanité ; il faut déterminer toutes ces conceptions, il faut dire ce que c'est que Dieu, s'il a ou non des attributs ; quelle est sa manière d'être ; il faut s'expliquer sur les choses finies, sur le degré précis de leur existence. On a beau se complaire dans l'arrangement logique des notions, il faut payer tribut à l'expérience, il faut rendre raison des réalités de ce monde. Non-seulement l'univers visible frappe nos sens, mais la conscience humaine, toujours pré- senté, nous fait entendre son impétueux langage. L'esprit a ses lois, le cœur a ses besoins, i'àme a ses inspirations, ses élans, ses pressentiments mystérieux. Toute philosophie doit recueillir ces faits et en tenir compte. C'est ici que le panthéisme rencontre des dif- ficultés qu'aucun génie humain n'a pu surmon- ter. 11 reconnaît l'existence du fini et celle de l'infini, et en cela le panthéisme est en parfaite harmonie avec les lois de l'esprit humain, avec les inspirations de la conscience universelle. Biais le genre humain ne |se borne pas à croire à la nature et à adorer la Divinité; le genre humain croit à une nature réelle et à un Dieu réel; il croit à un univers qui n'est pas peuplé de fantômes, mais de choses effectives, de forces vivantes j il croit à un Dieu qui n'est pas une abstraction, un signe algébrique, une formule creuse, mais un Dieu vivant et agissant, un Dieu déterminé, actif, fécond. Telle est la foi du genre humain, et il faut bien, bon gré mal gré, que le panthéisme en rende raison. Aussi tous ses partisans les plus célèbres l'ont-ils essayé. Si le panthéisme est obligé d'expliquer les croyances du genre humain, il n'est pas moins iinpi rieusement obligé de rester fidèle aux con- ditions de son essence. Or, l'essence du pan- théisme, c'est l'unité, ou, si l'on veut, c'est 1\ réduction du fini et de l'infini, de la nature et de Dieu, à l'unité absolue. Qui ne voit la grandeur de cette difficulté? D'une part, il faut à l'esprit humain, il faut à la conscience universelle, un Dieu réel et une na- ture réelle; de l'autre, il faut ramener toute existence à l'unité. Comment y parvenir? Si vous ne voulez pas d'un Dieu abstrait et indéterminé, il faut lui donner des attributs, il faut à ce* attributs mêmes du mouvement et de la vie ; mais alors ces modes, ces attributs, ces déter- minations de Dieu n'étant plus que Dieu lui-même, la nature s'absorbe en lui; il n'y a plus de na- ture, il n'y a plus que la vie de Dieu. Au contraire, cherchez-vous à donner à la na- ture une réalité qui lui soit propre; admettez- vous que les êtres de ce monde ont une certaine consistance, une certaine individualité : que de- vient alors la réalité de Dieu? Dieu n'est plus qu'un nom, qu'un signe; il se dissipe et s'éva- nouit. En deux mots, le panthéisme est con- damné à cette terrible alternative, de diminuer et d'appauvrir l'existence divine pour donner à l'univers de la réalité; ou de réduire à rien l'exis- tence des choses visibles, pour concentrer toute existence effective en Dieu. Insistons sur ce point fondamental, et, pour l'entourer de la plus vive lumière, transportons- nous sur un terrain plus étroit; concentrons la difficulté sur un problème précis. Parmi les at- tributs que le genre humain reconnaît en Dieu, il n'en est pas de plus éclatant et de plus au- guste que l'intelligence ; parmi les êtres qui peuplent cet univers, il n'en est aucun dont l'existence nous soit plus certaine et mieux con- nue que celle des êtres intelligents. Il y a donc une intelligence infinie, et il y a aussi des intel- ligences imparfaites et bornées qui conçoivent et qui adorent en Dieu la plénitude et la per- fection de l'intelligence. Le panthéisme est obligé de reconnaître ces deux sortes d'intelligence, et au début, du moins, il ne cherche pas à les nier. Mais il ne s'agit pas seulement de les reconnaître, il s'agit d'en expliquer la coexistence et d'en déterminer le rapport. Le problème est difficile et redoutable pour tout système; peut-être sur- passe-t-il l'esprit humain : mais il a pour le pan- théisme une difficulté toute spéciale. Il faut, en effet, tout en posant comme réelles l'intelligence infinie et la variété des esprits infinis, il faut ramener ces deux espèces d'intelligence à l'unité absolue. C'est ici l'écueil où tous les systèmes panthéis- tes viennent se heurter. Jusqu'à ce moment, ils avaient marché de conserve dans une voie sim- ple et droite ; achoppes à cette difficulté, ils se divisent et s'engagent en deux directions tout à fait contraires. Avons-nous affaire à un philoso- phe pénétré d'un sentiment profond de la Divi- nité, de cette pensée parfaite et accomplie qui ne connaît aucune limite, aucune ombre, en qui se concentrent tous les rayons de la vérité absolue, qui embrasse la plénitude de l'être et le réel, le possible, le passé et l'avenir d'un regard unique et éternel; un tel philosophe ne se résoudra jamais à faire de l'intelligence divine une pensée indéterminée, une pensée vide d'idées, une pen- sée sans conscience, en un mot, l'abstraction de la pensée au lieu de la pensée réelle et vivante. 11 admettra donc une intelligence riche et fé- conde, pleine de vie, enfermant en soi toutes les formes de la pensée. Mais, alors que vont être à ses yeux nos intelligences finies? seront-eljes en dehors de l'intelligence absolue? leurs idées seront-elles distinctes de ses idées; leur vie de sa vie? Nous voilà infidèles au principe fonda- PANT — 1241 — PANT mental du panthéisme, à la loi de l'unité. Il faut doue renoncer à toute logique, déserter son principe, ou bien se résigner à cette conséquence, que ce que nous appelons une intelligence finie n'est qu'une partie de l'intelligence infinie, un moment fugitif de sa vie éternelle; en un mot, nos faibles intelligences perdent toute réalité distinctes, toute consistance individuelle, elles se résolvent en purs modes, en idées particu- lières de l'intelligence absolue. Or, il y a des esprits qui ne peuvent renoncer à la conscience de leur réalité propre ; il y a des individualités robustes, décidées à ne pas faire le sacrifice d'elles-mêmes, à ne pas s'absorber au sein d'une existence étrangère. Les esprits de cette sorte, fortement attachés aux données de la conscience, entreprennent de les concilier avec leur principe fondamental, qui est l'unité absolue des êtres. Ils n'ont pour cela qu'un moyen, c'est de refuser à l'intelligence infinie toute vie distincte ; c'est de la réduire à une pensée pure, à une pensée indéterminée, lien de toutes les pensées, de toutes les intelligences finies. Alors, à la place d'une intelligence unique qui seule vit, qui seule pense, qui seule est réelle, vous avez une variété infinie d'intelli- gences distinctes et déterminées, réunies par un caractère général, par un signe commun. Dans le premier cas, Dieu seul est réel et les créatures ne sont que ses formes; dans le second, les créa- tures seules ont de la réalité, et Dieu n'est qu'un signe qui les unit. Telle est l'inévitable loi imposée au panthéisme par la logique et par la nature des choses. Il trouve en face de lui deux réalités que nul esprit raisonnable ne saurait nier, et il entreprend de les réduire à l'unité absolue d'une seule exis- tence. Le voilà condamné, s'il veut un Dieu réel et vivant, à y absorber les créatures et à tomber dans le mysticisme; ou, s'il lui faut un univers réel et effectif, à faire de Dieu une pure abstraction, un pur nom, et à se rendre suspect d'athéisme. Il est inutile d'insister pour faire comprendre l'importance capitale de cette loi ; nous l'avons, pour ainsi dire, déduite a priori, d'une manière générale, de l'essence même du panthéisme mise en rapport avec l'analyse des idées et avec la nature des choses. Confrontons-la maintenant avec les témoignages de l'histoire. Si notre loi est vraie, elle doit expliquer toutes les formes et toutes les vicissitudes du panthéisme. Interro- geons donc toutes les époques de l'histoire de la philosophie; remontons aux premiers développe- ments de la philosophie grecque. Allons même chercher dans les monuments les plus accessi- bles de l'antique et obscur Orient les premières tentatives panthéistes. La seule partie de l'Orient où la critique mo- derne ait découvert des traces certaines et dis- tinctes d'un développement philosophique, c'est l'Inde. Nous ne parlerons donc que des systèmes indiens, et encore faudra-t-il nous imposer la loi d'en parler avec la plus grande réserve, dans la mesure où les travaux récents de Ward et de Colebrooke, de Windischmann et de Lassen, d'Abel Rémusat et d'Eugène Burnouf, permettent à notre ignorance de toucher ces obscures ma- tières. Les systèmes les plus célèbres et les mieux connus sont au nombre de quatre : le système vêedànta, le système sànkhya, le système veisés- hikâ et le système nyàya. De ces quatre systè- mes, les deux premiers ont seuls le caractère d'une doctrine générale, embrassant tous les problèmes de la métaphysique. Le système nyâya, en effet, tel du moins que nous pouvons le con- naître, est surtout un système de dialectique, une école de raisonnement. Pareillement, le sys- tème veiséshika n'est peut-être qu'un système de physique principalement occupé d'expliquer par des combinaisons d'atomes l'économie de l'uni- vers sensible. Les deux autres systèmes ont une plus vaste portée, un plus large horizon; ils partent du premier principe des choses et ne s'arrêtent qu'après avoir épuisé tous les déve- loppements de ce principe. Mais ce qui signale spécialement ces systèmes à notre examen, c'est qu'ils sont évidemment pénétrés l'un et l'autre de l'esprit du panthéisme. Et il n'y a point lieu de s'en étonner. Dans l'Orient, en effet, la philo- sophie ne s'est jamais séparée de la religion. Les systèmes les plus indépendants et les plus hardis de l'Inde tiennent encore par des liens secrets à la doctrine des Védas. Or, quel est l'esprit inté- rieur qui circule dans tous les dogmes, dans tous les symboles de la religion védique? c'est l'esprit du panthéisme. Il est tout simple que cet esprit anime la philosophie védànta, qui n'est autre chose qu'une interprétation des livres sacrés ; mais on ne le retrouve pas moins forte- ment empreint, quoique sous des formes plus libres et plus originales, dans les principes de la philosophie sànkhya. Voilà donc les deux grands systèmes panthéistes de l'Inde, l'un essentielle- ment théologique et fidèle à l'orthodoxie, l'autre d'un caractère plus philosophique et plus dégagé de l'autorité religieuse. En quoi s'accordent, en quoi diffèrent ces systèmes? Ils s'accordent sur le principe fondamental et proclament tous deux l'unité absolue de l'existence, la consubstantia- lité de la nature et de Dieu ; ils se séparent aussi- tôt qu'en développant ce principe ils entrepren- nent d'en déterminer avec un peu des précision les conséquences essentielles. Le premier, le sys- tème orthodoxe, fidèle à l'esprit des Védas, tend ouvertement à sacrifier la nature à Dieu, et se jette aux dernières extrémités du mysticisme ; le second, le système sànkhya (je parle surtout de cette branche de l'école sànkhya qui recon- naît pour maître Kapila), le second, dis-je, fait effort pour se dérober aux pentes mystiques sur lesquelles toute philosophie orientale tend à glisser, et, dans son naturalisme hardi, il s'en- gage si loin qu'il aboutit à une sorte d'athéisme avéré. Il est inutile d'établir ici par des témoignages et des citations le caractère mystique de la philo- sophie védànta; c'est un point qui ne sera pas contesté. Bornons-nous à préciser en peu de mots le naturalisme et l'athéisme du système de Kapila. Le philosophe indien reconnaît vingt-cinq princi- pes des choses, ou, pour mieux dire, il entreprend d'expliquer les degrés successifs de la génération des êtres en les rattachant tous à un premier principe, seul digne de ce nom, duquel émanent dans un ordre logique une série de principes se- condaires et subordonnés. Ce qui importe ici, ce n'est pas la détermination précise de ces vingt- quatre principes subtilement distingués parle phi- losophe indien, mais bien plutôt l'ordre général de leur développement, et surtout le caractère du principe premier. Or, quel est ce principe? c'est la nature, prakriti ou moula prakriti, nommée aussi pradahna, matière universelle des choses. Voilà le dieu de Kapila. Peut-on professer plus expressément le naturalisme? Voulez -vous la preuve que ce dieu, considéré en soi, est un principe absolument indéterminé, absolument abstrait, sans personnalité, sans conscience, bien plus, sans intelligence et sans pensée d aucune sorte? jetez les yeux sur la liste de ces principes subordonnés, qui sont moins des principes véri- tables que la' suite des créations ou émanations successives de l'Être primordial. Il est vrai que l'intelligence, bouddhi, vient immédiatement PANT 124-2 PANT après le premier principe; mais cette intelligence est si peu déterminée, qu'il faut descendre un degré de plus pour trouver la conscience, akan- kam. Enfin, ce qui achève de marquer nettement la direction de la philosophie de Kapila, c'est cette négation expresse et hardie d'un dieu ou isivara. ordonnateur du monde, qui a valu à son école le surnom d'école athée. Ainsi donc, en face du panthéisme mystique et dévot de la philoso- phie védànta, un second panthéisme singulière- ment audacieux, qui débute par le matérialisme absolu et pousse si loin la négation d'un dieu personnel qu'il semble aboutir à l'athéisme, tel est le spectacle que nous montre la philosophie de l'Inde. Hâtons-nous de sortir de ce monde oriental, mal connu encore des plus doctes, et profondément obscur à nos faibles yeux, où, par conséquent, les appréciations les plus mesurées peuvent passer pour de simples conjectures, et allons chercher en Grèce, à l'aide de monuments plus nombreux et plus clairs, les deux grandes formes du pan- théisme. Ici tout devient lumineux et décisif. La philo- sophie grecque, à son début, est empreinte d'un caractère général et incontesté de panthéisme, et elle s'engage ouvertement dans deux directions contiaires, dont l'une aboutit avec les disciples d'Heraclite au naturalisme absolu, et l'autre, sur les traces de Parménide, au théisme le plus ex- clusif qui fut jamais. Arrêtons-nous quelques instants sur ces deux essais de la philosophie naissante. Le panthéisme est indécis encore dans l'école d'Ionie et dans celle d'Élée; mais laissez le génie grec se fortifier et grandir, les germes déposés dans les systèmes de Parménide et d'He- raclite s'épanouiront; la physiologie stoïcienne renouvellera l'héraclitéisme, et l'unité absolue de Parménide revivra dans le système alexandrin, rajeunie et fécondée par les plus riches dévelop- pements. On peut dire que l'idée panthéiste n'est arrivée, ni dans l'école d'Ionie, ni dans l'école d'Élée, à la conscience claire d'elle-même. Pour qu'il en fût ainsi, en effet, il faudrait que les deux termes essentiels du problème métaphysique, le fini et l'infini, eussent été nettement aperçus. Or, il semble que l'école d'Ionie, livrée aux sens et à l'imagination, s'attache si fortement au spectacle de la nature, à la contemplation de ce flot rapide des phénomènes, qu'elle en perd le sentiment de l'être absolu. Et de même, l'école d'Élée, pleine de confiance dans la force de l'abstraction, une fois maîtresse de l'idée de l'être absolu, s'y attache et s'y emprisonne au point de ne plus pouvoir en sortir. Et cependant le panthéisme est déjà tout entier dans ces écoles exclusives, avec son essence constante et la loi non moins invariable qui règle son double développement. Ne croyez pas, en effet, que l'idée de l'infini soit entièrement absente du système d'Heraclite. Ce qui y domine, c'est, il est vrai, le sentiment de la mobilité infinie des choses, ce sentiment que le philosophe ionien exprimait d'une manière si forte et si ingénieuse en disant : « On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve; » mais, sous ces vagues agitées et changeantes qui nous em- portent de la vie à la mort, le génie élevé et mé- ditatif d'Heraclite soupçonne une force unique qui se développe dans les phénomènes de la nature, sans s'y épuiser jamais; qui produit, détruit et renouvelle toutes choses. Cette puis- sance, Heraclite l'appelle le feu, non le feu vi- sible et grossier qui frappe les sens; mais un feu mil rieur, un feu vivant. Et la preuve qu'il ie une idée déjà fort épurée, c'est qu'il le nomme raison divine, laquelle circule dans tout l'univers , et dont nos intelligences reçoivent quelques rayons. Le sentiment de l'infini n'a donc pas manqué à Heraclite, et l'on peut dire que sa doctrine est un panthéisme sensualiste, où l'idée du fini domine et tend sans cesse à absorber l'idée de l'infini, en d'autres termes, un panthé- isme qui se retient à peine sur la pente du na- turalisme absolu. Pareillement, on définirait bien la doctrine de l'école d'Élée en l'appelant un panthéisme abstrait où l'idée de l'infini ou de l'unité domine et tend ouvertement à absorber l'idée du fini. Il ne fau- drait pas croire, en effet^ que l'idée du fini ait manqué aux métaphysiciens éléates. Le chef de l'école, Xénophane, avant de s'élever à cette grande pensée de l'unité absolue, avait tenté une science de la nature. Parménide, génie plus au- dacieux, s'attache avec une puissance d'abstrac- tion et une rigueur d'analyse vraiment prodi- gieuses à l'idée pure de l'unité; mais, il a beau faire, il faut qu'il paye tribut à l'expérience. Le monde sensible est là; il nous illumine de sa clarté, il nous accable de son influence; nul esprit humain ne parvient à en secouer complètement le joug. Parménide élève la raison au-dessus des sens ; mais par là même il reconnaît leur existence. Le monde visible est pour lui une pure illusion; mais cette illusion même a nécessairement une raison d'être. Cela est si vrai que Parménide. après s'être épuisé à pénétrer les profondeurs d.- l'être absolu, consent à tourner son regard vers le monde des sens, et s'efforce de rendre compte de ces apparences décevantes et de les ramener à l'unité. Par une contradiction évidente, mais inévitable, ce philosophe de l'unité indivisible, cet adversaire inflexible des sens, termine son grand poëme par un système de physique. Ainsi donc, ni Héracïite n'a complètement mé- connu la notion de l'infini, ni Parménide ne s'est entièrement affranchi de la notion du fini. Tous deux ont cherché, à leur manière, l'unité absolue de l'existence, chimère éternelle, éternel écueil du panthéisme. L'un, pénétré du sentiment de la réalité sensible, a réduit toute existence à un de- venir absolu; l'autre, enivré d'abstraction, n'a vu dans la nature que limites et néant, et il a con- centré toutes choses dans une seule existence réelle, celle de l'être en soi. Double conséquence à laquelle est condamnée le panthéisme par la loi essentielle de son développement. Si nous voulons maintenant vérifier sur une plus grande échelle les caractères que nous venons d'assigner aux systèmes de l'Ionieet d'Élée, fran- chissons l'époque de Socrate, traversons l'école de Platon, où le panthéisme, s'il s'y rencontre. ' n'existe qu'en germe; dépassons, enfin, l'école d'Aristote, où règne un esprit tout contraire, et arrivons aux deux écoles qui ont honoré le déclin de la civilisation grecque, l'école stoïcienne et l'école d'Alexandrie. La physiologie de Zenon et de Chrysipj.e n'est autre chose qu'un héraclitéisme perfectionné. Elle reconnaît le feu comme principe universel des choses; elle explique par le mouvement alter- natif du feu tous les phénomènes de la vie et de la mort. Enfin, elle est si attachée aux sens et à l'imagination, qu'elle professe en logique ce prin- cipe, que toutes nos idées viennent des sens; et en métaphysique, cet autre principe non moins significatif, que tout ce qui existe est corporel. Il est donc absolument impossible de contester que la doctrine stoïcienne ne soit fortement em- ) reinte de naturalisme. Voici maintenant ce qui donne à cette doctrine le caractère d'un panthé- isme élevé, très-supérieur, quoique parfaitement analogue, à celui d'Heraclite. Les stoïciens ne se sont pas arrêtés à la surface mobile des choses PANT — 1243 — PANT sensibles ; pénétrant plus avant, cherchant le prin- cipe de cette mobilité., ils ont saisi la notion de cause, de force ; au delà du corps, ils ont aperçu l'âme; au delà du phénomène inerte et passif, la force toujours active, et, comme ils disent, tou- jours tendue. Pour les stoïciens, tout corps a une âme, comme toute âme a un corps. Toute la na- ture est pleine de force et de vie ; elle est comme un organisme immense dont chaque être est un membre vivant. Toutes les âmes, toutes les forces sortent d'une âme universelle, d'un esprit de feu partout répandu et partout fécond, centre de tous les mouvements du monde, foyer de toutes les intelligences, semence, lumière, providence, loi vivante et souveraine de tous les êtres de l'uni- vers. Telle est la conception qui élève bien haut le système stoïcien et dépasse infiniment l'horizon d'Heraclite; le panthéisme n'apparaît plus ici comme indécis et flottant: il se montre nettement sous une de ses deux formes essentielles, celle qui incline au naturalisme. Nous n'aurons aucun effort à faire pour établir un caractère opposé, un caractère tout mystique dans le panthéisme de l'école d'Alexandrie. Cette école part, comme les éléates, de l'unité absolue, mais elle ne s'y enferme pas. Au sein de cette unité même, elle admet un principe de diversité, une loi d'émanation nécessaire qui se retrouve à tous les degrés de l'existence, et sert à expliquer le passage de l'infini au fini, de Dieu à l'huma- nité et à la nature. Celui-là seul, suivant les alexandrins, connaît l'origine et la génération des choses, qui, oubliant le monde pour se recueillir en lui-même, et s'ou- bliant lui-même pour ne voir que la vérité, conçoit par delà tous les principes, par delà tout ce qui agit, pense et existe, le principe indivisible de toute pensée, de toute action et de toute existence. C'est l'unité. L'unité est tout et au-dessus de tout. En se multipliant, elle fait tout, devient tout, et reste elle-même tout entière, pure de tout mé- lange, exempte de tout mouvement, dans son identité éternelle. De cet abîme de perfection qui confond la pensée et ne peut être entrevu que far quelques âmes d'élite dans l'éclair rapide de extase, de celte mystérieuse source émané éter- nellement un second principe, l'intelligence, image de l'unité, inférieure à elle, mais comme elle féconde. L'intelligence éternelle enfante l'é- ternelle activité, l'âme, principe de tout mouve- ment. L'unité, l'intelligence, l'àme, voilà les trois hypostases divines; voilà la trinité, type absolu de l'existence, dont toutes choses sont à la fois des émanations et des copies. La même loi qui a fait sortir l'intelligence de l'unité et l'âme de l'intelligence, s'applique à l'âme pour en tirer des êtres inférieurs, et de ceux-ci découlent de nouveaux êtres jusqu'à ce que soit atteinte la li- mite de la réalité et du possible. Ainsi, le dernier et le plus grossier des êtres sejattache, par des anneaux intermédiaires, à l'Être divin. Il est encore l'image, bien plus, il est le produit de l'unité absolue; il est l'unité même multipliée, d'infinie devenue finie, et de nécessaire contin- gente, par une loi uniforme d'émanation qui, in- cessamment, tire le nombre de l'unité pour le faire rentrer ensuite dans l'unité. Voilà une esquisse rapide, mais fidèle, du pan- théisme alexandrin. Ce qui évidemment en fait le caractère, c'est l'idée de l'unité. Et, en effet, qu'est-ce que le monde où nous vivons? une image de plus en plus affaiblie de l'existence divine, ou, pour mieux due, un abaissement de la Divinité. Une seule chose est vraiment bonne et vraiment réelle, c'est l'unité. L'unité seule est immobile et pure ; immédiatement au-des- sous de l'unité apparaissent la mobilité, la dif- férence, la limite, l'imperfection. Le second principe, l'intelligence, est déjà une déchéance de l'être : car l'intelligence, même absolue, im- plique une différence et une sorte de mouve- ment, la différence du sujet et de l'objet, de la pensée et de l'être, et le mouvement qui les unit. Au-dessous de l'intelligence Dieu s'abaisse encore en se divisant. Il agit, il produit des êtres imparfaits et mobiles, et cette production altère et, pour ainsi dire, corrompt de plus en plus sa nature, en la rendant accessible aux li- mitations de l'espace et aux vicissitudes du temps. Bien que placé à un degré élevé dans l'échelle des êtres, l'homme est plein de faiblesses et d'imperfections. La vie terrestre est une vie d'illusion et de mensonge qui dure à peine quel- ques instants fugitifs. L'homme ne vaut que par la pensée, qui le dérobe à ce monde misé- rable, et le transporte aux sublimes régions. Il faut donc se recueillir en soi; il faut rompre tous les liens qui nous unissent à la terre; il faut en soi-même supprimer tout ce qui tendrait à abaisser notre être en le divisant et le répan- dant au dehors. Plus d'activité extérieure ; plus de réflexion même et plus de retour sur soi. L'activité est mauvaise, la pensée distincte est mauvaise, la vie et l'être sont mauvais ; il n'y a de bon que l'extase, parce que l'extase sup- prime l'activité, la pensée, l'existence indivi- duelle, emporte l'âme au sein de Dieu, et la plonge dans l'océan de l'unité. C'est ainsi que les panthéistes alexandrins, partis de l'infini, de l'unité, dont la notion sublime les domine et les enivre, après un puissant effort pour expli- quer l'humanité et la nature, pour leur assigner leur véritable degré de réalite et leur véritable prix, retombent en quelque sorte sur eux- mêmes, accablés et impuissants ; et, affaiblissant de plus en plus l'être du monde au profit de l'être de Dieu, finissent par nier la vie de la nature et la vie numaine, et par ne vouloir affir- mer, penser, aimer que Dieu. Leur panthéisme aboutit au quiétisme absolu. Avec les derniers soutiens du système alexan- drin, s'éteint la philosophie ; et, pour la retrou- ver dans toute la liberté et dans toute la matu- rité de son développement, il faut remonter jusqu'au siècle de Descartes. Le panthéisme va bientôt renaître ; nous Talions voir se produire dans les deux plus grandes écoles des temps modernes, l'école cartésienne et l'école de Kant. Il aura à son service des génies pleins de force et d'originalité, un Spinoza, un Hegel • mais quelques progrès qu'il ait accomplis par la pré- cision plus forte de son principe, par la rigueur plus parfaite de ses déductions, par l'audace de ses dernières conséquences, nous allons nous convaincre que la nature des choses a soumis ses nouveaux développements à la même loi. Le père de la philosophie moderne, après avoir ramené par une analyse hardie le mondecor- porel à la seule étendue, et le monde spirituel à la seule pensée, avait laissé à ses successeurs le soin d'expliquer ce dualisme. 11 était impos- sible de s'y tenir. L'amour de l'unité, entre autres causes dont nous n'avons pas à nous occuper, devait susciter l'idée de ramener 1 e- tendue et la pensée à un principe commun, l'être, la substance, dont l'étendue et la pensée seraient les deux formes nécessaires et essen- ti6ll6S. Cette idée se rencontre chez tous les disciples de Descartes, mais il en est deux qui lui ont donné un développement puissant et original : c'est .Malebranche et Spinoza. Le principe fondamental de Malebranche, c'est PANT — 1244 — PANT qu'il n'y a qu'une seule cause véritablement cause, une seule puissance douée d'efficace : c'est Dieu. Ce qu'on appelle les causes secondes n'a de l'activité véritable que le nom. Les corps sont des étendues absolument passives, inca- pables de se donner ou de se communiquer le mouvement; les âmes n'ont pas, non plus, en elles-mêmes le principe de leurs opérations. Dieu seul meut les corps et les âmes par une action incessante et irrésistible. S'il en est ainsi, s'il n'y a véritablement qu'une seule cause, il n'y a aussi véritablement qu'un seul être. Les corps et les âmes n'ont ni existence distincte, ni réalité propre; ce ne sont que les actes de Dieu, les modes divers de son être. Le fini et l'infini ne sont pas deux choses, mais une seule, considérée sous deux points de vue différents ; nous sommes en plein panthéisme. Maintenant, quelle est l'idée qui absorbe tou- tes les autres dans le système de Malebranche ? c'est évidemment l'idée de cette existence par- faite et souveraine dont l'univers n'est qu'un pâle reflet. Malebranche est si étranger au monde visible, qu'il ne sait comment s'assurer de son existence. Les êtres sans nombre qui remplissent ce vaste univers, les astres qui nous éclairent, tout cela n'est que fantôme et illusion. Il n'y a d'étendue certaine que celle que nous voyons en Dieu. Le monde de la conscience n'est pas moins obscur et douteux à Malebranche que celui des sens ; nous n'avons de notre être et de notre vie propre qu'un sentiment confus. Dieu seul est clair pour nous, et rien ne se peut concevoir clairement qu'en lui et par lui. Dieu seul aussi est aimable : tous les autres biens sont trompeurs, ou n'ont quelque prix que par rapport à lui. En Dieu se concentrent de plus en plus toute perfection, toute réalité, toute vie, et le panthéisme de Malebranche se colore des plus vives teintes d'une haute mysticité. Irons-nous chercher dans Spinoza cette forme tout opposée du panthéisme, où l'existence de l'infini, loin de dévorer toutes les autres, sem- ble s'y absorber tout entière et ne plus conserver en elle-même que la valeur d'une abstraction ou d'un signe? La question mérite d'être éclaircie. D'excellents critiques de notre temps ont consi- déré Spinoza comme un mystique, en qui le sentiment de l'infini avait étouffé celui de la réalité matérielle. C'est à ce point de vue que Schleiermacher était placé quand il écrivait cette invocation éloquente : « Sacrifiez avec moi une boucle de cheveux aux mânes du saint et mé- connu Spinoza! Le sublime esprit du monde le pénétra, l'infini fut son commencement et sa fin, l'universel son unique amour; vivant dans une sainte innocence et dans une humi- lité profonde, il se mira dans le monde éter- nel, et il vit que lui aussi était pour le monde un miroir digne d'amour; il fut plein de reli- gion et plein de l'Esprit-Saint ; aussi nous appa- raît-il solitaire et non égalé, maître en son art, mais élevé au-dessus du profane, sans disciples et sans droit de bourgeoisie. » D'autres écrivains, marchant sur les traces de Schleierniacher, ont comparé Spinoza à un sophi persan, à un mouni indien. Pour comble d'exa- gération, on est allé jusqu'à lui attribuer des pensées de renoncement et de mortification tou- tes chrétiennes, et, par conséquent, très-oppo- sées à l'esprit de sa philosophie ; celle-ci, par exemple : « La vie n'est que la méditation de la mort, » pensée admirable d.ms le Phédon et dans l'Imitation de Jrsus-Chrisl, mais qu'.il Berait par trop étrange de rencontrer dans VI:'- thique. Aussi bien y trouve-t-on en termes ex- près la maxime diamétralement opposée : « La chose du monde, dit Spinoza (4* partie, prop. 67), à laquelle un homme libre pense le moins, c'est la mort, et sa sagesse n'est point une médi- tation de la mort, mais de la vie. » Homo liber de nulla re minus quam de morte cogitât, et ejus sapienlia non inorlis, sed vitœ medilalin est. Dans un autre passage, Spinoza se plaint qu'on représente aux hommes la vie vertueuse comme une vie triste et sombre, une vie de privation et d'austérité, où toute douleur est une grâce et toute jouissance un crime : « Oui, ajoute-t-il avec force {Ethique, trad. franc, t. II, p. 207), il est d'un homme sage d'user des choses de la vie et d'en jouir autant que pos- sible, de la réparer par une nourriture modérée et agréable, de charmer ses sens du parfum et de l'éclat verdoyant des plantes, d'orner même son vêtement, de jouir de la musique, des jeux, des spectacles, et de tous les divertissements que chacun peut se donner sans dommage pour personne. » Ce ne sont là que des indications de détail. Si nous voulons pénétrer dans le véritable esprit de la philosophie de Spinoza, interrogeons-en les principes fondamentaux. Spinoza part de l'idée de la substance, identique à ses yeux avec l'idée de l'être en soi et par soi. De cette idée, il déduit celle des attributs de la substance. La substance étant l'être, l'être absolument infini, pour être infiniment, doit posséder une infinité de manières d'être ou une infinité d'attributs infinis. De ces attributs, l'infirmité humaine n'en atteint que deux, la pensée infinie et l'éten- due infinie; mais ils suffisent pour expliquer toute la nature. En effet, la même loi de déve- loppement nécessaire qui a fait sortir de l'être absolu une infinité d'attributs infinis, tire éter- nellement et, pour ainsi dire, déduit de chacun de ces attributs, une infinité de modes finis; les modes de l'étendue, c'est ce qu'on appelle les corps ; les modes de la pensée, c'est ce qu'on appelle les âmes. Voilà le système entier des existences. La substance et les attributs, c'est, pour le philosophe, la nature naturante ; pour le genre humain, Dieu. La nature naturée, ou la nature proprement dite, c'est la suite infinie des modes de l'étendue divine ou l'uni- vers du corps, dans leur correspondance intime avec la série infinie et parallèle des modes de la pensée divine, ou l'univers des âmes. Serrons de près ces principes de la philosophie de Spinoza, et demandons-nous quelle est la part précise qui est faite ici à la réalité de Dieu et à celle de la nature. Au premier aperçu, on peut s'imaginer que le Dieu de Spinoza a une existence propre et distincte, qu'il est une intel- ligence ayant conscience d'elle-même, avec une sorte de personnalité parfaite et infinie; Spi- noza, en effet, lui assigne comme attribut essen- tiel la pensée, et cette pensée est une pensée parfaite. Un examen plus approfondi dissipe cette illusion et fait comprendre le vrai caractère du dieu de Spinoza. La pensée, dans l'école cartésienne, se mani- feste sous deux formes distinctes, l'entendement et la volonté. Or, Dieu a-t-il une volonté ? Spi- noza répond nettement et résolument que non. La volonté ne saurait appartenir qu'aux régions inférieures de la nature; en Dieu, il ne peut y avoir qu'un développement nécessaire. Dieu a-t-il du moins un entendement? Spinoza ne recule pas plus sur ce point que sur l'autre. 7. déclare expressément que l'entendement, même infini, appartient à la nature naturée, et non à la nature naturante. La pensée de Dieu consi- dérée en soi, est donc une pensée non encore développée en idées, une pensée vide d'Jdéea PANT 12^5 PANT one pensée qui s'ignore, en un mot une pensée absolument indéterminée. Aussitôt que la pen- sée se détermine et se déploie, aussitôt qu'appa- raissent ces déterminations de la pensée qu'on appelle des idées, nous sommes descendus des hauteurs du monde divin; nous tombons dans la région de la nature et du temps. C'est ici qu'on voit l'enchaînement intérieur des spéculations du philosophe hollandais ; son système est un tissu d'abstractions admirable- ment serré. Il n'y a point un Dieu réel, indi- viduel, produisant éternellement le monde; il n'y a que des idées qui se déduisent les unes des autres, et toutes d'une idée première, l'idée de l'être en soi. On croit généralement que Spi- noza est passé sans intermédiaire des attributs de Dieu aux choses de ce monde, de la pensée et de l'étendue infinie aux corps et aux âmes. C'est là, en effet, l'aspect le plus ordinaire et le plus simple de son système; mais regardez-y de près, vous verrez qu'il n'a point ainsi con<;u et ne pouvait pas ainsi concevoir l'économie et la suite des choses. Entre les attributs infinis et les modes finis, il faut un lien : par exemple, entre la pensée absolue, indéterminée, sans conscience, d'une part, et de l'autre, ces idées profondément déterminées et individuelles qu'on appelle des âmes, des intermédiaires sont néces- saires par cela seul qu'ils sont possibles. Aussi, le sévère logicien, dans un passage de V Éthique trop peu remarqué, reconnaît-il expressément des modes éternels et infinis des attributs de la substance, et au-dessous de ces premiers modes, une seconde série de modifications éga- lement éternelles et infinies. Par exemple, Spi- noza admet au-dessous de la pensée absolue, entre cette pensée et l'univers des âmes, un mode éternel et infini de la pensée, qu'il ap- pelle l'entendement infini ou l'idée de Dieu; et au-dessous de l'idée de Dieu, il reconnaît d'au- tres idées qui ont le caractère de l'éternité et de l'infinité, qui, par conséquent, ne sont pas des âmes proprement dites, existences obscures et équivoques, dont la logique lui impose la nécessité, sans lui permettre d'en déterminer et d'en éclairoir la nature. Ainsi le dieu de Spi- noza n'est pas une intelligence ; il n'a ni person- nalité, ni conscience, ni aucun des caractères d'une existence distincte. C'est à peine si l'on peut dire que le dieu de Spinoza possède la pensée. La lettre du système dit cela, l'esprit dit le contraire. Au fond, dans la doctrine de Spinoza, pour trouver une existence distincte et précise, il faut aller jusqu'à ces modes finis où vient se résoudre le développement de la substance ; au-dessus de l'univers, il n'y a que des abstractions. Cette série d'abstractions géo- métriquement enchaînées forme une espèce de pyramide dont le sommet est Dieu ; mais qu'est- ce que Dieu ? La substance, c'est-à-dire l'être sans détermination, l'être sans activité, sans pensée, l'être pur, l'être vide, une abstraction creuse, presque un pur nom. Voilà le dernier mot du système de Spinoza, interrogé avec sévérité, pressé dans ses dernières conséquences; et l'on s'explique maintenant ce qu'il y a de vrai dans le préjugé vulgaire qui l'accuse d'athéisme. Cette accusation n'est pas absolument juste. Spinoza ne veut pas être athée; il admet sérieusement un premier prin- cipe infini de toutes choses, qui est son Dieu; mais si Spinoza n'est pas athée, il y a dans son système une pente qui incline du côté de l'a- théisme, vers un dieu abstrait et indéterminé qui ressemble fort à la négation de Dieu. J'accorderai maintenant que la philosophie de Spinoza se montre quelquefois sous un aspect tout différent. Il y a, dans certaines parties de sa doctrine morale et religieuse, des teintes assez fortes de mysticisme. Qui croirait que le même homme qui vient de refuser à Dieu la volonté de l'entendement; qui a expressément accepté cette conséquence, que l'idée de Dieu n'appartient point à la nature naturante, c'est- à-dire, pour parler clairement, que Dieu, pris en soi, n'a point l'idée de soi-même, ce même philosophe nous assure et nous démontre que « Dieu s'aime soi-même d'un amour intellectuel infini? » (Éthique, 5e partie, prop. 35.) Qui croi- rait que Spinoza se complaît à nous développer toute- une théorie de l'amour intellectuel, qui semble inspirée par Platon et par l'Évangile? Dieu s'aime lui-même et il aime les hommes ; les hommes, qui souvent le blasphèment, ne peuvent s'empêcher de le concevoir et de l'ai- mer. L'amour des hommes pour Dieu est une émanation de l'amour infini que Dieu a pour les hommes. Ces deux amours se confondent dans un même amour qui est le lien des créatures et du Créateur, et comme une sorte d'embrassement éternel qui les enchaîne étroitement. La véri- table vie, ce n'est pas celle qui se disperse et s'égare sur les objets de ce monde, c'est celle qui se rattache à Dieu. Par l'amour de Dieu, qui leur est commun, les hommes s'aiment les uns les autres, toutes les âmes sont sœurs. Par cet amour, l'âme humaine est heureuse et libre ; par lui, elle est immortelle; elle est même éter- nelle, comme son divin objet. Ainsi le même philosophe qui, tout à l'heure, nous paraissait presque un athée, se montre maintenant à nous comme une sorte de mysti- que. Que conclure de là? Rien autre chose que la confirmation la plus éclatante de la loi géné- rale que nous avons assignée aux développe- ments du panthéisme. Spinoza a accepté plus nettement et formulé plus exactement qu'aucun autre philosophe le principe fondamental de l'unité absolue de l'existence, de la coexistence éternelle et nécessaire du fini et de l'infini, de la nature et de Dieu. Spinoza est le génie même du panthéisme. Mais en même temps que Spinoza pose avec une admirable fermeté le principe du système, il veut en déduire rigoureusement les conséquences; il veut déterminer avec le dernier degré de rigueur et de précision la na- ture du fini, celle de l'infini, celle enfin de leur rapport. Ici il rencontre une difficulté insurmon- table, et, malgré toute la force de son esprit géométrique, malgré toute l'intrépidité et toute la candeur de son âme, il faut qu'il se contre- dise, il faut qu'il s'engage tour à tour dans deux voies différentes, l'une qui résout toute réalité dans les êtres de la nature, et fait de Dieu une pure abstraction : c'est le panthéisme naturaliste, voisin de l'athéisme dans ses dernières consé- quences: l'autre qui absorbe tous les êtres de ce monde dans la vie divine et réduit l'âme hu- maine à une Densée divine, presque à un rêve de Dieu : c'est le panthéisme mystique, qui, poussé à ses derniers excès, jetterait l'âme dans une contemplation inerte et passive. S'il n'était pas inutile de pousser plus loin cette vérification historique, nous pourrions poursuivre jusqu'aux temps contemporains notre esquisse des destinées du panthéisme; le voir sortir de l'école de Kant, au xvnr3 siècle, comme il est sorti au xvne siècle de l'école de Descartes; trouver dans Schelling son Malebranche, et dans Hegel son Spinoza, aboutissant une der- nière fois à ses conséquences nécessaires : avec Schelling, vieillissant et fatigué, à une sorte de mysticisme piétiste; avec les derniers disci- ples de Hegel, à un naturalisme sans frein, et à PANT 1246 — l'A. NT l'athéisme le plus audacieux et le plus radical qui ait jamais été. Mais il est temps d'aborder le dernier problème que nous nous sommes proposé de résoudre. Après avoir trouvé dans la détermination exacte de l'essence du panthéisme la loi générale de son développement, nous allons chercher dans cette loi elle-même notre principe de critique et de réfutation. Il ne suffit point à un système de métaphysi- que, pour se faire accepter, d'être parfaitement lié dans toutes ses parties, de former un tissu logique dont la trame ne soit brisée en aucun endroit. Un tel système peut être une œuvre d'art incomparable, et rester presque sans prix pour les sérieux esprits qui ne demandent à la philosophie qu'une seule chose, la vérité. C'est sans doute à ces systèmes réguliers et décevants que pensait Bacon quand il parlait avec tant de mépris de ces toiles d'araignée, lenuilate ftli atqueoperis mirabile$,sed quoad usum frivoles et inanes. Sans aucun doute, c'est une des condi- tions d'un système philosophique digne de ce nom, de n'enfermer aucune contradiction, et d'être en règle avec la logique; mais il est une condition bien autrement importante et décisive : c'est de se mettre d'accord avec la réalité des choses. 11 y a ici deux points à considérer : d'une part, les faits qui nous sont donnés par l'expérience, soit que nous ouvrions les yeux sur le monde qui nous environne, soit que nous assistions, dans le silence des sens, au développement de notre existence intérieure. Évidemment, un sys- tème de philosophie est tenu de compter avec les résultats de l'expérience. Je ne dis pas quïl doive s'y enfermer et s'y asservir; je dis que, de si haut qu'il les domine, il est obligé de les recon- naître et de les expliquer. Ce n'est pas tout. On ne peut faire un système avec une autre nature que la nature humaine. Or, la nature humaine a ses lois, ses limites, ses besoins, et tout philoso- phe est obligé de s'accommoder, bon gré mal gré, à ses conditions. S'il y a dans la nature humaine une croyance qui lui soit tellement inhérente qu'elle se retrouve à toutes les époques, dans tous les lieux, chez tous les peuples, il faut que la philosophie compte avec cette croyance. S'inscrirait-elle en faux contre la conscience du genre humain? taxerait-elle sa foi naturelle de préjugé et d'illusion? il faudrait encore qu'elle en expliquât l'origine et l'universalité. Si tout système est assujetti à cette double condition, de rendre compte et des faits de l'ex- périence et des croyances universelles du genre humain, le panthéisme ne peut avoir la préten- tion de s'y soustraire. Et, cependant, c'est là le double écucil où il vient toujours se briser. Aussi, de tout temps, les philosophes panthéistes ont l'ait profession de mépriser l'expérience. Écoutez Parménide, Plotin, Bruno, Spinoza, Hegel ; ils vous diront que les sens sont trom- peurs; que le vulgaire, en les prenant pour gui- des, se condamne à repaître son intelligence do pures illusions ; qu'il appartient au vrai philo- sophe de des sens et de tout consi- dérer de l'œil de la raison. L'expérience, disent- ils, ne fût-elle pas trompeuse, que donne-t-elle, après tout? Les phénomènes et non les causes, les existences et non les essences, ce qui arrive, ce qui est, et non ce qui doit arriver, ce qui ne peut pas ne pas être. Or, la philosophie est essentiellement la connaissance des causes et des essences, la science du pourquoi et du i om- it de tout la co ni' tnplal ton d ci aire et pure soit donc le D iphe, et le conduise, loin du vul- ■ immerce des sens, dans les plus profonds mystères de l'origine et de la généra- tion des êtres. Telle est la prétention commune à tous les panthéistes, et il est fort naturel qu'ils se défient de l'expérience et du sens commun, pressentant qu'ils en seront infailliblement condamnés. Or, de toutes les prétentions la plus vaine, de toutes les entreprises la plus impuissante, de toutes les folies la plus étrange, ce serait de vouloir se passer absolument de l'expérience. Un seul homme a tenu un instant cette gageure contre l'impossible; cet homme est Parménide. Seul, ce naïf et audacieux génie osa soutenir jusqu'au bout que le philosophe doit s'enfermer dans la raison pure et dans l'idée de l'être, et tenir tout le reste pour rien. La conséquence rigoureuse, c'est que le mouvement, la nature ne sont pas, et qu'il n'y a que l'être absolu, sans attribut, sans différence et sans vie. Fidèles à leur prin- cipe, Plotin, Spinoza et Hegel devraient aboutir au même résultat, rigoureux à la fois et absurde. J'ose défier Plotin de sortir de son unité absolue ; Spinoza de faire un seul pas au delà de l'affirma- tion de la substance; Hegel de rompre le cercle étroit de l'idée absolument indéterminée, s'ils n'empruntent à l'expérience une de ses données, s'ils ne payent tribut à la conscience et aux sens. Plotin voit dans son unité le principe d'une éma- nation éternelle; Spinoza déduit de la substance l'attribut, et de l'attribut le mode. Hegel expli- que tous les développements de l'idée par un certain processus intérieur, par un mouvement naturel et nécessaire, soumis à une loi très- simple et très-uniforme. C'est à merveille ; mais à quelle source ces philosophes panthéistes ont- ils puisé les idées d'émanation, d'attribut, de mode, de progrès, de mouvement? De bonne foi, n'est-ce pas l'expérience qui a fourni le type de ces notions? et quel avantage peut-il y avoir pour un philosophe sincère et sérieux, après s'être emparé de ces notions indispensables, à en dissimuler l'origine ? Il faut donc que le panthéisme en prenne son parti : pas plus que les autres systèmes, il ne peut se passer et ne se passe pas en effet de l'expérience. Le panthéisme ne saurait être reçu à répudier les données des sens, les croyances réelles du genre humain. Nier les faits du haut d'un principe, ce ne serait pas seulement tenter l'impossible et se condamner à l'extravagance, ce serait se contredire misérablement, se servir de l'expérience quand elle est utile et nécessaire, pour la proscrire aussitôt qu'elle devient embar- rassante. Une telle situation n'est pas tenable, et je regarde comme démontré que raisonner con- tre le panthéisme au nom de l'expérience, c'est user d'un droit incontestable en soi, et, qui plus est, d'un droit incontestable à tout panthéiste de bonne foi. Ce point capital une fois établi, il nous sera permis de circonscrire beaucoup le champ de notre critique. Nous n'avons point ici à présen- ter une réfutation régulière et complète du panthéisme, mais seulement à indiquer une mé- thode générale de réfutation. Qu'il nous suffise donc de prouver, sur deux articles essentiels, que le panthéisme, par son essence et sa loi, arrive nécessairement, d'une manière ou d'une autre, à se mettre en contradiction avec les données de l'expérience et du sens commun. Le panthéisme est dans une impuissance radi- cale et invincible d'expliquer à la fois ces deux vérités que le sens commun et la conscience imenl de concert, je veux dire la réalité et l'individualité des êtres finis, la réalité et l'indi- vidualité d'un Dieu provid ces deux grandes vérités il en est au moins une que le PANT 1247 — PANT panthéisme nie, selon qu'il incline au natura- lisme ou au mysticisme ; et quelquefois, dans son effort ardent mais stérile pour les embras- ser l'une et l'autre, il les compromet également toutes deux. Nous avons suffisamment montré dans les pages qui précèdent qu'une des tendances du panthéisme, c'est d'affaiblir et de diminuer l'être des choses finies, au point de les réduire à de purs phénomènes et bientôt à de simples limi- tations, à des formes fugitives de l'être absolu. Si déjà c"est une chose si difficile à un pan- théiste que d'expliquer l'existence distincte d'un brin d'herbe, l'individualité d'une plante, que sera-ce quand, nous élevant dans l'échelle des êtres, où sans cesse avec la complication des organes grandit l'individualité, nous atteindrons les animaux voisins de l'homme et enfin l'homme lui-même? Comment le panthéiste expliquera-t-il cet être merveilleux qui a une conscience dis- tincte et réfléchie de lui-même, qui dit claire- ment : moi, qui réagit sur la nature, qui gou- verne ses passions, règle ses désirs, prend pos- session de sa destinée, et, à travers tous les de- grés d'une moralité de plus en plus pure, atteint cette indépendance sublime qu'on appelle la vertu ? Mettons à cette épreuve un des génies les plus pénétrants qui aient attaché leur nom au panthéisme, Spinoza ; demandons à Spinoza de nous expliquer ces deux choses : le moi, la liberté. Spinoza prétend construire le système entier de l'univers avec trois éléments : la substance, l'attribut, le mode. Voilà pour lui les trois types de toute existence possible. Or, s'il est une vé- rité immédiatement observable pour l'homme, une réalité dont il ait le sentiment énergique et permanent, c'est la réalité du principe même qui le constitue. Cherchez la place du moi dans l'univers de Spinoza ; elle n'y est pas, elle n'y peut pas être. Le moi est-il une substance? Non, car la substance, c'est l'être en soi. l'être absolument infini. Le moi est-il un attribut de la substance? Pas davantage; car tout attribut est encore infini, bien que d'une infinité rela- tive. Le moi est donc un mode. Mais cela n'est pas soutenable; car le moi a une existence pro- pre et distincte, et, quoique parfaitement sim- ple, il contient en soi une infinie variété d'opé- rations. Le moi serait donc tout au plus une col- lection de modes ; mais une collection est une abstraction, une unité toute mathématique, et le moi est une force réelle, une vivante unité. Le moi est donc banni sans retour de l'univers de Spinoza; c'est en vain que la conscience y ré- clame sa place ; une nécessité logique, inhé- rente à la nature du système, l'écarté et le chasse tour à tour de tous les dégrés de l'exis- tence. plus résolument que personne aux tristes consé- quences déjà acceptées par les panthéistes stoï- ciens, par les panthéistes alexandrins, et aux- quelles n'ont pu se dérober de nos jours les panthéistes de l'Allemagne. Deux chemins divers peuvent conduire un philosophe à nier le libre arbitre : ou bien on le déclare impossible a priori, parce qu'il est inconciliable avec certaines idées qu'on s'est formées sur la nature des choses; ou bien on le rejette a posteriori, comme un fait qui n'existe réellement pas, comme -une illusion du genre humain qui se dissipe à la lumière d'une obser- vation approfondie de la conscience. Spinoza nie le libre arbitre a priori et a posteriori; il le nie a priori au nom de la nature de Dieu et do l'ordre de ses développements : il le nie a pos- teriori au nom de cette mathématique des pas- sions qu'il a construite et qui soumet toutes les actions des hommes à des lois invariables. Mais il ne le nie pas seulement dans l'homme ; il le nie aussi en Dieu et dans toute la nature ; il le nie, en un mot, de toutes les façons dont' on le peut nier. ^ Dieu est appelé libre, toutefois, dans ce sys- tème; mais voici de quelle liberté : elle con- siste dans l'absolue nécessité d'un éternel déve- loppement. Cette liberté toute métaphysique, si différente de la liberté morale qu'adore en Dieu le genre humain, Dieu seul la possède, suivant Spinoza : car Dieu seul agit par une nécessité parfaite immédiatement inhérente à sa nature; tout le reste agit par la nécessité de la nature divine, c'est-à-dire par une nécessité plus ou moins imparfaite, suivant qu'elle est fondée d'une manière plus ou moins médiate sur la suprême nécessité. A ce compte, soit qu'on en- tende la liberté au sens de Spinoza, soit qu'on l'entende au sens de tout le monde, l'homme et tous les êtres en sont également privés. Il n'y a rien de contingent dans l'ordre des choses ; car tout ce qui existe et agit est déter- miné à l'existence et à l'action ; et il est aussi absurde de supposer qu'un être que Dieu ne dé- termine pas à l'action s'y déterminera de soi- même, que de s'imaginer qu'une fois déterminé par Dieu à l'existence et à l'action, cet être pourra se rendre indéterminé. L'action d'un in- dividu est fondée sur son être ; l'être d'un indi- vidu est fondé sur l'être de Dieu. Supposer qu'un individu trouvera autre part qu'en Dieu le principe de son action, c'est supposer qu'il trouvera hors de l'être le principe de son être, ce qui implique contradiction. Qu'est-ce donc qu'une chose contingente ? Est-ce une chose qui puisse également être ou ne pas être, être ceci ou être cela? Ce sont là des chimères de l'imagination, qui, ne voyant que les effets, nie les causes qu'elle ne voit pas. Pour la raison, tout ce qui est doit être ; tout ce qui est de telle façon doit être de telle façon ; ce qui arrive à tel point précis du temps ne pouvait arriver une minute avant, ni une mi- nute après, sans que l'ordre entier des choses fût troublé, sans que le hasard envahît le dé- veloppement divin, sans que Dieu cessât d'être nécessaire, c'est-à-dire d'être Dieu. Dieu seul, du reste, est nécessaire de cette nécessité éternelle, absolue, toujours égale à elle-même. Les choses finies, tout en résultant nécessairement de la nature divine, ne peuvent exister dans la durée que d'une manière bornée et successive. Elles apparaissent au jour mar- qué dans l'éternité, mais pour disparaître bien- tôt et céder la place à d'autres êtres. Rien d'ar- bitraire, rien de désordonné dans ce mouvement perpétuel qui crée, détruit et renouvelle sans cesse toutes choses ; chaque être est déterminé à l'existence et à l'action par un être antérieur ; et ainsi à l'infini. Les mouvements produisent les mouvements, les idées enfantent les idées, suivant une loi fondée sur la nature même de la pensée et de l'étendue, et dans une correspon- dance parfaite qui a pour base l'identité en Dieu de l'étendue et de la pensée. Celui donc qui pourrait embrasser dans sa totalité infinie le double développement de l'étendue et de la pen^ sée, c'est-à-dire l'ordre entier des choses, n'y verrait rien de contingent, de libre, d'accidentel, mais une suite géométrique de termes liés entre eux par une loi nécessaire. Mais nous, êtres d'un jour, atomes dans l'infini, intelligences bor- PANT — 1248 — PANT nées dans un corps périssable, nous ne pouvons remonter la chaîne infinie des causes, et quand nous concevons l'existence d'un être sans con- naître la cause qui doit le produire, nous appe- lons cet être contingent. La contingence des choses, le libre arbitre, le désordre, le hasard, tout cela n'est donc que no- tre ignorance. Au tond, tout est nécessaire : en Dieu, d'une nécessité immédiate qui fait l'es- sence de sa liberté ; dans les choses, d'une né- cessité médiate qui exclut à la fois la liberté parfaite et absolue, et cette infidèle et fantasti- que image de la parfaite liberté que les hommes appellent le libre arbitre. Personne ne méconnaîtra dans cette exposition du fatalisme panthéiste un puissant enchaîne- ment. Nous y avons insisté, pour faire toucher au doigt la force et la faiblesse du panthéisme, invincible quand il reste sur les sommets de l'abstraction, impuissant dès qu'il veut entrer en commerce avec la réalité. Or; c'est en vain que le panthéisme voudrait se dérober à cette épreuve ; elle le sollicite et l'attire en dépit de lui. On vient de voir avec quel superbe dédain Spinoza nie le libre arbitre. Eh bien, il en reconnaît si bien l'existence, qu'il fait des efforts désespérés pour l'expliquer. A l'en croire, chacune des modifications de l'àme bumaine a sa cause dans une modification anté- rieure, qui a elle-même sa cause dans une autre modification, et ainsi de suite à l'infini. Un acte produit un autre acte, un mouvement produit un autre mouvement, comme un flot pousserait un autre flot dans un océan sans limites. Or, les modifications de l'âme sont d'une extrême com- plexité, et, parmi elles, les unes apparaissent clairement à la conscience, les autres sont plus ou moins enveloppées d'obscurité. Or, qu'arrive- t-il quand je prends tel ou tel parti, quand je me lève, par exemple, pour aller à la promenade ? Diverses causes concourent pour amener cet ef- fet : la disposition de mes organes, l'état de mon imagination, le chaud ou le froid, la sérénité du ciel, la douceur de la température, etc. Quel- ques-unes de ces causes sont connues de. moi plus ou moins, et c'est ce que j'appelle les mo- tifs de mon action ; d'autres agissent sourde- ment, et ce ne sont pas celles qui exercent l'ac- tion la moins décisive. Ignorant l'influence de ces dernières causes, ne trouvant pas dans celles que je connais l'explication suffisante de ma dé- termination, disposé d'ailleurs à m'exagérer ma puissance propre, ravi du sentiment de mon in- dépendance et de ma grandeur, je me figure que c'est moi qui me détermine par ma propre vertu, indépendamment des motifs ; et cette vertu imaginaire, cette chimère de ma faiblesse et de mon orgueil, je la salue du nom pompeux de libre arbitre. Telle est l'idée que Spinoza se forme de la li- berté humaine; telle est l'explication à coup sûr originale et ingénieuse par laquelle il prétend rendre compte du sentiment du libre arbitre, uu nom même des principes du fatalisme le plus absolu. Mais tout cet échafaudage croule devant une observation fort simple, empruntée à la con- science. Suivant Spinoza, c'est de l'ignorance où nous sommes des causes diverses qui influent sur nos déterminations que naît l'illusion du li- bre arbitre. Plus nous ignorons nos dispositions intérieures, plus nous agissons d'une manière irréfléchie, plus s'exalte en nous le sentiment àt noire liberté. C'est ainsi que l'enfant et l'homme ivre, comme Spinoza se plaît à le dire, sont convaincus qu'il dépend d'eux uniquement d'accomplir des actes où ils sont poussés invinci- blement par des causes ignorées. A ce compte, plus nous descendrons au fond de nous-mêmes, plus nous nous rendrons compte des motifs de notre conduite, plus nous mettrons de sérieux et de maturité dans nos délibérations, et plus nous verrons tomber pièce à pièce le fantôme de no- tre liberté. Or, l'expérience donne ici à Spinoza le plus complet démenti, et il suffit d'avoir con- staté une seule fois combien est ferme et lumi- neux, après une délibération sérieuse et calme, le sentiment de notre liberté, pour mettre à nu l'artifice de ce système. Voilà donc le panthéisme, d'une part, forcé de reconnaître en fait la foi du genre humain dans l'existence de la liberté morale, et, d'autre part, incapable de rendre raison de cette foi. Or, il est un autre article de la foi du genre humain, non moins profondément gravé dans la con- science et non moins rebelle à toutes les expli- cations du panthéisme : c'est la croyance univer- selle dans l'existence d'une intelligence infinie qui préside au gouvernement de l'univers. Ici, plus que partout ailleurs, les philosophes pan- théistes, malgré leur profond mépris pour le vulgaire et pour ce qu'ils appellent l'anthropo- morphisme, sont contraints de courber la tête sous l'inévitable joug des lois de l'esprit humain et des faits de la conscience. Il n'y a pas une seule grande école de panthéisme qui n'ait ex- pressément reconnu la providence divine. Les stoïciens invoquent sans cesse ce nom sacré. Ils en parlent dans le langage tour à tour le plus expressif et le plus magnifique. Ce monde est pour eux comme une maison admirablement gouvernée, où sans cesse l'œil du maître pénè- tre et surveille tout. Le principe divin, circulant à travers le monde, entretient partout la plus exacte économie et l'équilibre le plus parfait : Mutasque in cunctas dispensât fœdera partes. Plotin a des traits admirables sur le gouver- nement moral de l'univers, et on ne saurait ex- primer l'harmonie divine des mondes avec plus d'enthousiasme et de poésie que Giordano Bruno. Génies plus sévères et plus précis, Spinoza et Hegel reconnaissent aussi à leur manière la pro- vidence divine. Spinoza attribue à Dieu la pen- sée comme une des manières d'être essentielles ds sa nature ; Hegel déclare que l'esprit divin, après être sorti de soi pour se répandre dans la nature, rentre en soi, se connaît, se possède en toute plénitude. C'est le terme et la perfection de son développement. Ne soyons pas dupes des formules, et tâchons d'en comprendre et d'en presser le vrai sens. Est-il possible, dans un système panthéiste, d'attribuer à Dieu l'intelligence, je parle de l'in- telligence distincte, de l'intelligence ayant con- science de soi? A la rigueur, cela est possible, mais à une condition : c'est de nier absolument toutes les intelligences finies, c'est-à-dire de se nier soi-même, et de faire de ses propres pen- sées et de toutes les pensées possibles les pen- sées de Dieu. La conscience, la réalité, le bon sens protestent contre cette extravagance, et des esprits comme Spinoza et Hegel devaient tout faire pour s'en préserver. Mais alors il faut re- noncer à un Dieu intelligent, à une divine pro- vidence, ou bien abandonner le principe pan- théiste. En effet, l'essence du panthéisme, c'est de ne point séparer Dieu de l'univers. Dieu, considéré en soi, n'a qu'une existence virtuelle et indéter- minée. Les attributs mêmes de Dieu, quoique moins indéterminés que son être, sont encore, si on les prend en eux-mêmes, des choses toutes virtuelles. Comment y aurait-il conscience, per- sonnalité, là où règne l'indétermination absolue? PAINT — 1249 — PARA La pensée de Dieu contient en soi toutes les intelligences, mais d'une manière virtuelle. Con- sidérée en soi, dans son éternité; dans sa virtualité, dans l'absolu de son être, elle ne peut avoir d'autre objet que l'être même de Dieu, envisagé dans son absolue indétermination. Supposez-vous que la pensée absolue contient en soi, représente en soi, d'une manière distincte et déterminée, non-seule- ment l'être de Dieu pris en soi, mais les attributs de Dieu et les modes de ses attributs : vous intro- duisez dans la pensée absolue autant de distinc- tions qu'en reçoit l'être même de Dieu dans tout le cours de son développement, vous déterminez à l'infini la pensée absolue, vous lui faites par- courir tous les degrés de l'échelle des êtres, vous la faites tomber dans le mouvement et dans le temps. Cela veut dire que vous ne considérez plus la pensée dans sa virtualité, dans son éternité, mais dans son actualisation successive et néces- saire à travers la durée; vous sortez de l'hypo- thèse : car il ne s'agit pas de savoir si la conscience existe quelque part, si elle est possible, mais si Dieu, considéré précisément en soi, abstraction faite de l'univers, a et peut avoir conscience de soi. Dans un système où Dieu est un être déterminé, séparé de ce qui n'est pas lui, on conçoit que Dieu ait conscience de soi, conscience distincte, actuelle ; qu'il dise moi, qu'il s'oppose au non- moi. Mais si le moi implique le non-moi, si Dieu est tout en un sens, s'il n'y a pas pour lui de non-moi, il ne peut dire moi, il ne peut avoir conscience de soi, il ne peut pas être une per- sonne, une intelligence digne de ce nom. Dieu est tout, dira-t-on ; donc, tout est en Dieu ; donc, il y a en Dieu conscience, intelligence, per- sonnalité. Je réponds : Dieu, la substance, sont-ils tout en acte ou en puissance? Dieu en soi, la substance en soi sont tout, il est vrai, pour le panthéisme; mais ils sont tout en puissance, non en acte. Dien en soi est donc un être virtuel, indéterminé. Or, la conscience, la personnalité, supposent l'existence déterminée, distinguée, ac- tuelle, appropriée, individualisée. Il est, dit-on, de la nature de la pensée d'être objective, de représenter quelque chose. Soit; mais il y a un rapport, une analogie nécessaire entre la nature de la pensée et la nature de son objet. Or, de quelle pensée s'agit-il ici? de la pensée en puissance. Elle représente l'être en puissance. Insistera-t-on pour dire que la pensée se représente nécessairement et essentiellement elle-même? J'en conviens ; mais elle se représente selon ce qu'elle est. Or, elle est la pensée indéter- minée, virtuelle. La conscience absolue de la pensée absolue, ce sera la conscience virtuelle et indéterminée, ce sera la possibilité tout au plus, et non la réalité de la conscience. 11 est inutile d'insister davantage. Spinoza, lui- même, après avoir accordé à Dieu la pensée, finit par soutenir qu'il n'y a absolument rien de commun entre la pensée divine et notre intelligence; de sorte que si l'on donne un entendement à Dieu, il faut dire, selon son rude et énergique langage, que cet entendement ne ressemble pas plus au nôtre, que le Chien, signe céleste, ne ressemble au chien, animal aboyant. La démonstration dont se sert Spinoza pour établir cette énorme préten- tion, est aussi singulière que peu concluante. Pour prouver que la pensée divine n'a absolument rien de commun avec la pensée humaine, sait-on sur quel principe il va s'appuyer?Sur ceque la pensée divine est la cause de la pensée humaine, et. que la chose causée diffère de la cause précisément en ce qu'elle en reçoit. Ce raisonneur si exact oublie sans doute que la troisième proposition de VL'tlùque est celle-ci : Si deux choses n'ont rien de DICT. PHILOS. commun, elles ne peuvent être causes l'une de l'autre. A qui persuadera-t-on, on effet, que la pensée humaine est une émanation de la pensée divine, et toutefois qu'il n'y a entre elles qu'une ressemblance nominale? Mais que nous parlez- vous alors de la pensée divine? comment la con- naissez-vous? Si elle ne ressemble à la notre que de nom, c'est qu'elle-même n'est qu'un vain nom ! Nous croyons avoir le droit de conclure en gé- néral que les efforts du panthéisme pour expliquer les faits de la conscience et pour se mettre d'ac- cord avec les croyances et avec le langage du sens commun ne font que mieux ressortir l'égale impuissance où il se trouve de se passer de l'ex- périence et de s'accorder avec elle, de se tenir en dehors de la vie, sur les hauteurs de la raison pure et de l'abstraction métaphysique, et d'expli- quer la vie sous ses deux formes les plus certaines et les plus sublimes, la moralité humaine et la providence de Dieu En résumé, nous avons déterminé l'essence du panthéisme, sa loi souveraine, son défaut radical La loi du panthéisme, fondée sur son essence, en découvre et en démontre le vice intérieur. Sur la foi d'un amour exagéré de l'unité, le panthéisme prend pour principe la consubstantialité éternelle et nécessaire du fini et de l'infini, de Dieu et de la nature, se définissant et se réalisant l'un par l'autre, et n'étant au fond que le double aspect d'une seule et même existence. Partis de ce commun principe, les philosophes panthéistes se divisent en le développant. Suivant qu'ils obéissent de préférence au sentiment de l'existence finie ou à celui de l'existence absolue, suivant qu'ils don- nent plus à la nature ou à Dieu, ils se séparent en deux directions contraires, dont l'une conduit au mysticisme et absorbe tous les êtres dans la vie divine, dont l'autre mène au naturalisme et réduit Dieu à une abstraction. Également con- traires aux faits de l'expérience et aux inspirations les plus sûres du sens commun, les panthéistes de toutes les écoles prétendent récuser d'avance le sens commun et les faits; mais, forcés d'emprunter à l'expérience, sous peine de ne pouvoir former le réseau de leurs abstractions, sous peine de ne pouvoir avancer d'un seul pas au delà de leur premier théorème, subissant d'ailleurs l'inévitable empire de la vie réelle, les panthéistes s'efforcent d'en rendre raison; mais l'insuffisance évidente de leurs explications les condamne, et rend alors sensible à tous les yeux la vanité profonde de leur principe. Consultez : abbé Goschler, du Panthéisme, Paris, 1840, in-8; — Jeanne], des Doctrines qui tendent au panthéisme, 1846, in-8; — Th. Jouf- froy, Cours de droit naturel, Paris, 1843, 2 vol. in-8 ; — E. Saisset, Introduction aux Œuvres de Spinoza et Essai de philosophie religieuse, Paris, 1862, 2 vol. in-12. Voy. les articles consacrés aux philosophes nommés dans cet article. En. S. PARACELSE (Philippe- Aurèle-Théophraste, Bombast de Hohenheim) naquit en 1493, à Ein- siedlen, dans le canton de Schwitz. C'est lui-même qui ajouta aux noms qu'il portait déjà ceux de Théophraste et de Paracelse. Son père, habile dans les sciences, mit le plus grand soin à diriger s.n éducation, et l'inclination de Paracelse le portant à l'étude de la médecine, il s'y livra ave : ardeur. 11 parcourut la France, l'Espagne, l'Italie, l'Alle- magne, pour faire connaissance avec les plus cé- lèbres médecins, et sans doute s'éclairer auprès d'eux. De retour en Suisse, il enseigna la médecine à Bâle; mais, ayant éprouvé quelque désagré ment dans cette ville, il alla s'établir en Alsace. La singularité de ses opinions^, non seulement en mé- decine, mais encore en théologie, la coutume qu'il blessa en enseignant la médecine en langue vul- 79 PAUA 1250 l'A HA gaire;lui attirèrent bcaucoupd'inirnitiés, surtout [lariui ses confrères. Il mourut à l'âge de quarante- huit ans. Ses ennemis ont assuré que la débauche nata la fin de ses jours; il est sage de croire que l'envie eut beaucoup de part aux accusations dont il fut l'objet. Nous n'avons point à l'apprécier sous le rapport de la science médicale, mais nous ferons observer, avant d'exposer les principes de sa ]3 admiration et nos désirs se sont ainsi arrêtés ù un seul objet, nous sommes naturellement portés à voir dans celui- ci les attraits divers que nous pourrions recher- cher dans les autres, nous le parons de toutes les perfections que nous pouvons concevoir, nous transformons en beautés les défauts mêmes qui le défigurent, et nous finissons par ne plus rien PASS — 1265 — PASS aimer, par ne pais :ien comprendre, par ne plus rien sentir hors de lui. Ce que nous disons de l'amour, ou de cette espèce particulière d'amour qui a sa source dans l'imagination et dans les sens plus que dans le sentiment et dans la raison, s'applique tout aussi bien à l'ambition, à la sen- sualité, à l'avarice et à toute autre passion : car, si votre esprit n'est pas attaché opiniâtrement à l'objet qui vous tente ; si vous ne regardez pas cet objet comme votre seul bien, ou ne l'estimez pas au-dessus de tous les autres biens ensemble, vous pourrez avoir des préférences, des prédilec- tions, des désirs; vous serez étranger à la passion. Vous la reconnaîtrez, au contraire, dès que ces deux conditions seront remplies. Aussi la passion est-elle regardée avec raison comme le dernier terme de l'égoïsine : car elle envahit non-seulement le cœur, mais la pensée, et tout au rebours du sentiment qui pousse à l'oubli de soi-même, à l'abnégation et au sacrifice, elle ne laisse subsister à côté d'elle que ce qui peut la servir. Or, ces deux conditions principales de la passion, la ré- flexion et l'imagination, ne sont-elles pas en notre pouvoir; ne sont-elles pas l'exercice même de la faculté que nous avons de diriger et de combiner nos pensées au gré de nos vœux, par conséquent n'est-on pas forcé de dire que les passions sont l'œuvre de l'homme? Oui, l'homme a la puissance d'exalter et de corrompre tous ses penchants et de se faire une autre nature que celle qu'il apporte en naissant. L'attribut qui le distingue, la liberté, le place dans une telle condition, que s'il ne la consacre pas à l'accomplissement des lois de la raison, c'est-à-dire de ses devoirs, il la fera servir à corrompre les instincts de sa nature; que s'il ne s'élève pas à la hauteur de sa propre destinée, il tombe au-dessous de la brute. Jusqu'ici nous avons été occupés principalement des passions qui naissent à la suite d'un désir excessif, attisé avec soin et exalté au delà de toutes les bornes légitimes ; mais il en est d'autres qui ont leur origine dans un désir ou dans un penchant comprimé, heurté, et qui placent notre âme dans un état de réaction ou de répulsion contre le principe de cette résistance. Telles sont, par exemple, la haine et la colère. Il est évident, en effet, que quand nous haïssons nos semblables, ou que nous les poursuivons de notre emporte- ment, c'est que nous voyons en eux un obstacle à ce que nous désirons, à ce que nous voulons; c'est que leurs actions, leurs paroles, ou leur seule présence gênent le libre essor et la pleine jouissance de notre personnalité. Il nous est facile de reconnaître dans les passions de cette espèce les mêmes éléments qui caractérisent les autres, c'est-à-dire la réflexion et l'imagination : car la haine, l'envie, la vengeance et toutes les passions malveillantes se nourrissent, en quelque façon, de leur propre substance et sont pour notre esprit tout aussi envahissantes que l'ambition ou l'amour. Ce n'est qu'à cette condition qu'elles méritent leur nom, ou qu'elles cessent d'être des impres- sions pour devenir des passions. Cette condition n'est pas la seule. Une fois enfermés dans ce cercle magique, ou plutôt dans cet antre lugubre que les poètes nous ont peint sous les traits de l'enfer, nous ne jugeons plus des objets d'après leurs véritables rapports, mais d'après la place qu'ils occupent en nous, d'après les proportions qu'ils ont prises dans notre cœur et dans notre pensée. Ainsi le haineux, le vindicatif, ne conçoit pas de plus grand coupable que son ennemi ; le jaloux, de plus cruel malheur que Je triomphe d'un rival, et l'orgueilleux, d'injure plus sanglante que celle de ne pas reconnaître le culte qu'il se rend à lui-même. L'imagination rassemble ici dans une seule image toutes les difformités du DICT. PHILOS. mal, comme nous l'avons vu toutà l'heure réunir toutes les perfections du bien. On pourrait, il est vrai, nous objecter la colère qui, par la vio- lence et la rapidité de ses mouvements, ne semble laisser prise à aucune des deux facultés dont nous parlons; mais on remarquera facilement qu'il ^ a deux colères très-différentes : l'une en quelque sorte physique ou animale, qui n'est qu'une ré- action fugitive des forces de l'organisme contre tout ce cjui^ semble menacer notre existence , l'autre, refléchie, contenue, dont l'énergie s'ac- croît par la résistance, et qui attend pour éclater le moment favorable. La première est un instinct que nous partageons avec la brute; la seconde n'appartient qu'à l'homme et mérite seule d'être comprise dans la liste des passions. 2° Nous sommes ainsi conduits à distinguer deux ordres de passions : les unes qui nous pré- cipitent sur la pente de nos désirs et de nos penchants, en leur donnant un développement disproportionné à leurs objets; les autres, par lesquelles nous sommes excités à réagir contre tout ce qui les froisse ou les gêne; les unes qui exercent sur nous une force d'attraction, et les autres une force de répulsion. Ce sont ces deux caractères opposés que les philosophes de l'anti- quité et, après eux, les moralistes chrétiens, les docteurs du moyen âge, ont désignés sous les noms de colère (ôviu.6;) et de concupiscence (È7u- 6ûjxia), d'où la distinction des passions irascibles et des passions concupisclbles. Mais si ce premier point paraît être hors de doute, il n'en est pas de même du nombre et de la nature des passions qui sont comprises sous chacun de ces deux titres. La raison en est que les philosophes et les mo- ralistes ne se sont pas encore mis d'accord sur le sens du mot passion, et que les passions elles- mêmes, d'après l'analyse que nous venons d'en donner, n'ayant pas, comme nos instincts, nos ap- pétits, nos penchants naturels, un but déterminé et invariable, suivent nécessairement le cours de l'imagination, et changent de forme, de caractère, de nom, selon les objets auxquels elles s'atta- chent, selon les circonstances dans lesquelles elles prennent naissance. Ainsi, nous avons tous les mêmes instincts, les mêmes appétits et les mêmes facultés, mais non les mêmes passions. Sans tenir compte des différences des âges et des sexes, toujours faciles à expliquer par des causes physiques, on remarquera facilement qu'il y a des passions qui n'appartiennent qu'à une certaine époque, à un certain degré de culture, à une cer- taine forme de la civilisation, à une certaine condition sociale. Nous comprenons avec quelque peine aujourd'hui l'enthousiasme religieux qui a produit les croisades, ou le culte chevaleresque qui unissait autrefois le vassal à son seigneur, le sujet à la personne royale. De même nos pères, s'ils pouvaient renaître entièrement sem- blables à eux-mêmes, ne comprendraient pas mieux, sans doute, les discussions ardentes qui divisent et qui agitent notre siècle. Il ne faut donc point prétendre, comme nous l'avons déjà dit, à une énumération complète des passions humaines : il suffit qu'on en fasse connaître les types généraux et les principes essentiels; car les formes ont beau changer, le fond de notre nature reste toujours le même, et ce que Vico disait de l'imagination n'est pas moins vrai du cœur il a ses universaux comme la raison. La question étant réduite à ces termes, nous placerons, avec les philosophes et tous les mora- listes, au premier rang de nos passions l'amour et la haine : l'amour égoïste et insatiable, non l'amour désintéressé ; l'amour considéré comme le plus haut degré, en même temps que la forme la plus générale du désir, et la haine, tenant la 80 PASS — 1266 — PASS môme place par rapport à l'aversion ou à la co- lère. L'amour et la lutine changent de nom et de caractère suivant les objets qui les excitent, et ces objets eux-mêmes se divisent en un certain nombre de classes auxquelles correspondent au- tant de passions différentes. En effet, ou nous nous aimons nous-mêmes dans un autre, dont la possession nous paraît être l'unique condi- tion de notre bonheur : alors nous sommes sous l'empire de l'amour proprement dit; ou nous aimons les plaisirs des sens, sans égard pour les personnes : alors nous sommes les esclaves de la sensualité, qui s'appelle de différents noms, luxure, gourmandise, ivrognerie, etc., suivant la nature des jouissances que nous lui demandons; ou, au lieu du plaisir, c'est l'intérêt qui nous poursuit sous sa forme la plus étroite et la plus sordide, c'est-à-dire la crainte de n'avoir pas assez, et nous employons toutes nos forces, toute notre intelligence, tout notre courage, non pas à conquérir la fortune, ce qui est le propre d'une autre passion, mais à disputer aux besoins d'au- jourd'hui de quoi satisfaire ceux de demain : alors nous sommes livrés à l'avarice ; ou, cherchant le bonheur dans une carrière plus vaste et plus élevée, nous aimons le pouvoir pour lui-même, non comme un instrument du bien, et, comme moyen d'y atteindre, la richesse : alors nous su- bissons lejoug de l'ambition; ou, enfin, mettant notre félicité et notre existence même dans l'ad- miration de nos semblables, nous sacrifions tous les biens réels à ce bien imaginaire, et nous n'at- tendons la vie que longtemps après notre mort. Ce rîssort particulier de l'âme humaine est celui qu'on appelle l'amour de la gloire. On distingue également plusieurs passions qui ne sont que des manières différentes de haïr : la haine proprement dite, la vengeance, l'envie, l'orgueil, l'intolérance. La haine, nous l'avons définie précédemment, c'est une colère méditée et, pour ainsi dire, de longue haleine, qui, se nourrissant de sa propre substance, ne recon- naît bientôt ni limite ni mesure, et survit en- core quelquefois à la destruction de l'être dé- testé. La vengeance, c'est la haine qui se fait illusion par une apparence de justice; la haine qui s'attache à l'acte plutôt qu'à la personne, et s'apaise quand elle a rendu le mal pour le mal. C'est pour cette raison que les idées de ven- geance et de justice sont si souvent mêlées dans le langage et dans la pensée des hommes. De là la loi du talion ; de là l'opinion des anciens que la vertu ne consiste pas moins à faire du mal à ses ennemis qu'à faire du bien à ses amis ; de là cette expression, encore en vigueur de nos jours, la vindicte publique, venger la société et les lois. L'envie, c'est la haine de l'égoïsme im- Fuissant contre tout ce qui est heureux ; c'est irritation que nous inspirent, non tel acte qui nous a blessé, ou telle personne qui est sur no- tre chemin, mais les avantages dont nous som- mes privés, même par notre faute, et tous les êtres mieux partagés que nous en apparence. En effet, le désir d'augmenter son propre bonheur tient beaucoup moins de place dans le cœur de l'envieux, que la souffrance que lui cause le b 'iiheur d'autrui. N'ayant pas le courage ni le talent de conquérir les biens qui lui manquent, il ne supporte pas que les autres en jouissent; luur prospérité lui pèse tout à la fois comme une injustice et comme un remords. Aussi, de toutes les manières de haïr celle-là est-elle la plus Laiteuse et la plus digne de pitié; car la li la vengeance, la colère, poursuivent un but qui leur est propre ; elles peuvent espérer une satis- laction qui est le fruit de leurs œuvres. N'a- t-on pas dit que la vengeance est le plaisir des dieux? L'envie, au contraire, ne porte avec elle que le témoignage de son impuissance, elle ne peut jamais s avouer, et c'est contre elie-mêine que se tourne sa fureur. Mais il est une autre passion qu'on peut regarder comme une des sources les plus ordinaires de la haine et de l'envie tout a la fois : c'est l'orgueil. L'orgueil- leux, ne voyant que lui dans le monde, et rap- portant tout à lui, est exposé à rencontrer à chaque instant d'humiliantes résistances, et les froissements continuels d'un sentiment aussi ir- ritable que l'amour-propre ne manqueront pas de se traduire en haine. D'un autre côté, lors- qu'on trouve en soi tous les talents et toutes les vertus, en un mot, quand on se croit propre à tout, comment ne pas se persuader que l'on a droit à tout; par conséquent, que tout ce qui ne nous appartient pas nou6 a été dérobé, qu'il n'y a pas un avantage, accordé aux autres par la fortune ou par les hommes, qui ne soit un tort fait à nous-mêmes? L'orgueil, dans les cho- ses qui relèvent de la conscience et de la pen- sée, reçoit le nom d'intolérance. Il n'est pas question ici de cette intolérance intellectuelle, qui n'est que la conviction et qui consiste à pour suivre, par toutes les armes de la raison, par toutes les puissances de la parole, les opinions contraires à la nôtre. L'intolérance dont nous parlons, et que quelques sophistes de nos jours ont entrepris de réhabiliter, est celle qui a al- lumé les bûchers et versé par torrents le sang humain. Or, malgré la hauteur où elle aime a se placer et les noms sacrés qu'elle invoque, tantôt celui de Dieu, tantôt celui de la liberté, cette passion prend sa source dans les régions les plus basses du cœur humain, dans l'orgueil et dans la haine. Le fanatique ne peut souffrir que l'on parle ni qu'on pense autrement que lui, et la cause de Dieu à défendre lui offre un trop beau prétexte pour qu'il néglige de s'en couvrir ; car s'il était pénétré véritablement par un sen- timent religieux, par une foi vive et désintéres- sée, ne se dirait-il pas que celui qui est privé d'un tel bien a tout perdu, et, par conséquent, au lieu de le persécuter, de l'écraser, de lui in- fliger mille tortures, ne chercherait-il pas à le ramener par toutes les voies de la persuasion ? Nous ne compterons parmi les passions du cœur humain ni la joie, ni la tristesse, ni la crainte, ni l'espérance, ni l'admiration, qui, dans 1 opinion de Descartes, constituent, avec l'amour et la haine, la liste complète des pas- sions. En effet, on se réjouit ou l'on s'afflige, on craint ou l'on espère, parce qu'on éprouve quel- que autre affection de l'âme, et en raison de cette affection. Celui qui pourrait vivre sans désir, sans aversion, sans amour, sans haine, celui-là serait certainement au-dessus de la joie et de la tristesse, de l'espérance et de la crainte. Par conséquent, ces différents mouvements de l'âme, quelque place qu'ils tiennent dans notre exis- tence, doivent être regardés, non comme des passions distinctes, mais comme des éléments nécessaires et comme des conséquences insépa- rables de nos passions. Nous en dirons autant de l'admiration, qui entre nécessairement dans l'a- mour, et qui, lorsqu'elle en est indépendant!' c'est-à-dire calme et désintéressée, appartient à» un autre ordre de sentiments. C'est précisément à cause du mouvement qu'elles renferment, à cause des émotions et de l'agitation qui les accompagnent, que les pas- sions, indépendamment de tout autre attrait, sont recherchées, sont désirées pour elles-mê- mes, comme un aliment dont notre âme ne peut se passer. « 11 lui faut, comme dit Pascal, du re- muement et do l'action. » De là une troisième PÀSS 1267 — PASS classe de passions, qui ne sont; pour ainsi dire, qu'une contrefaçon des autres, et ont pour seul but de satisfaire au besoin dont nous parlons. Dans co nombre nous comprenons le jeu, la chasse, le goût des voyages difficiles et des aven- tures de toute espèce. Que demande, en effet, le joueur, le chasseur, le coureur d'aventures (nous entendons celui qui joue ou qui chasse par passion et non par profession)? Est-ce l'argent qu'il peut gagner? le lièvre qu'il court? le pro- fit qui l'attend au bout d'une intrigue ou d'une expédition périlleuse ? Non assurément, et tout le monde dira avec Pascal : « On n'en voudrait pas s'il était offert. » Ce qu'ils demandent, ce qu'ils achètent au prix de leur repos, de leur sé- curité, de leur honneur et de leur fortune quel- quefois, ce sont ces alternatives de crainte et d'espérance, de joie et de tristesse, de mouve- ments opposés qui constituent l'essence et la vie des passions. Aussi est-il à remarquer que les passions de cette espèce, particulièrement l'a- mour du jeu et le démon de l'intrigue, s'atta- quent habituellement à ceux qui ont épuisé ou qui n'ont pu écouter les autres. Parmi celles-ci il y en a deux surtout qui font peser sur nous leur empire, et qui, en s'emparant, l'une de no- tre jeunesse, l'autre de notre âge mûr, semblent s'être partagé la vie humaine. Ces deux passions sont l'ambition et l'amour. « Les hommes, dit La Bruyère, commencent par l'amour, finissent par l'ambition, et ne se trouvent dans une as- siette plus tranquille que lorsqu'ils meurent. » C'est la même pensée que Pascal, dans son Dis- cours sur les passio7is de V amour, a exprimée sous une forme plus animée et plus jeune : « Qu'une vie est heureuse, dit-il, quand elle commence par l'amour et qu'elle finit par l'am- bition! Si j'avais à en choisir une, je voudrais celle-là.... L'amour et l'ambition commençant et finissant la vie, on est dans l'état le plus heu- reux dont la nature humaine est capable. » 3° Nous arrivons à présent au côté moral et pratique de la question, c'est-à-dire à l'usage qu'on peut faire de ces passions dont nous avons essayé de définir la nature et le principe, à l'action qu'elles doivent exercer sur nous, au rôle qui leur appartient dans le développement général des facultés humaines. Cette conclusion, si elle est juste, devra confirmer les prémisses; car la morale est la véritable épreuve de toutes les théories psychologiques et métaphysiques. Si, comme nous le fait penser la puissance qu'elles ont sur nous lorsqu'elles sont parvenues à leur entier développement, et comme aussi il nous est commode de le croire pour notre justi- fication, les passions sont un fait étranger à no- tre volonté, une production spontanée, une con- séquence fatale et inévitable de notre organisa- tion, il faut nécessairement faire un choix entre ces deux suppositions contraires : ou c'est la saine nature qui nous parle par leur voix, c'est- à-dire l'ordre universel, la raison qui préside au mouvement de ce monde et à la marche de tous les êtres, ou elles sont le résultat d'une nature déchue et corrompue, d'un principe maudit, vio- lemment associé à la partie divine de notre être, et qui l'empêche de prendre son essor. Ces deux opinions apportent chacune avec elle une mo- rale toute différente. Si nos passions sont l'ex- pression fidèle des lois de la nature, de l'ordre ou de la raison qui conduit l'univers, alors tout ce qu'elles demandent est légitime, tout ce qu'elles ordonnent doit être exécuté, à moins d'un obstacle insurmontable; elles sont la seule mesure, la règle infaillible du bien et du mal; l'intelligence et la liberté, au lieu d'être appelées à leur commander, ne sont plus que des instru- ments à leur usage. Elles serviront à les entre- tenir, à les développer et à perfectionner les moyens de les satisfaire. Bien plus : si, en par- tant de ce principe, vous reconnaissez un Dieu au-dessus de la nature, les passions seront sa loi, la révélation de sa volonté, et, par un sin- gulier renversement des idées, se placeront sous l'invocation même de la religion. Si, au contraire, nos passions viennent d'un principe mauvais, placé en quelque sorte hors de nous, étranger et hostile à notre âme, quoique fatale- ment lié à sa substance ; dans ce cas il faut, pai une guerre acharnée et sans trêve, nous efforcer de les détruire, non dans elles-mêmes, puis- qu'elles ne sont que des effets ou des consé- quences, mais dans le principe d'où elles éma- nent. Ces deux systèmes de morale se sont pro- duits à toutes les époques de l'histoire, en chan- geant souvent de formes, mais jamais de prin- cipes : l'un est la morale du plaisir et l'autre là morale ascétique. En théorie, la morale du plaisir est différente de celle de l'intérêt; car, tandis que la première sacrifie tout aux passions, la seconde ne vou- drait tenir compte que des besoins, ou des lois essentielles et permanentes de notre nature ré- vélées par les mouvements de notre sensibilité ; mais, en fait, ces deux points de vue se confon- dent : car, comme une sensation n'est ni plus ni moins légitime qu'une autre, en l'absence d'une faculté supérieure à la sensibilité, la limite qui sépare la passion du besoin est purement illu- soire. La doctrine d'Epicure a fourni ,. dans la pratique, les mêmes résultats que celle d'Aris- tippe; les disciples du premier ne se distin- guaient pas par leur conduite de ceux du der- nier. Et ne voyons-nous pas le même spectacle se produire de nos jours sur une plus vaste échelle ? La morale de l'intérêt bien entendu, comme on appelait au dernier siècle la restau- ration du système épicurien, n'a-t-elle pas abouti à ces monstrueuses utopies qui proclament en principe la réhabilitation de la chair, la légiti- mité de toutes les passions, l'identité des appé- tits avec les droits, et qui, divisés sur les moyens de réaliser cette chimère, ne s'accordent qu'en un point, la nécessité de détruire la société ac- tuelle pour la refaire de fond en comble ? De même que, par la morale du plaisir, nous entendons également celle de l'intérêt et celle de la passion, ainsi, dans la morale ascétique,, nous comprenons tout à 1 1 fois le stoïcisme et le mysticisme. Sans doute, le stoïcisme et le mys- ticisme reposent sur deux principes complète- ment différents : l'un invoque la raison, l'autre le sentiment; l'un s'appuie sur la liberté, à la- quelle il croit que rien n'est impossible ; l'autre n'attend rien que de la grâce. Cependant leurs conséquences pratiques sont tout à fait les mê- mes. Le stoïcien, afin d'assurer le triomphe de la raison et de la liberté ; afin que rien d'étran- ger ne se mêle à l'action de ces deux facultés, se croit obligé de mutiler la nature humaine et de détruire en elle, non-seulement les passions, mais le sentiment de ses mouvements les plus élevés et les plus purs; non-seulement les dé- sirs déréglés nés de l'exaltation des sens, mais les sens eux-mêmes dans leurs légitimes exi- gences et les liens inévitables qui unissent l'âme au corps. Ainsi fait aussi le mystique, comme nous l'atteste l'histoire de toutes les sectes de ce genre, et particulièrement celle du jansénisme. Pour offrir, en quelque sorte, un champ libre à la grâce ou à l'action immédiate de Dieu, le mys- tique n'imagine rien de plus efficace que de tuer déraciner en lui la nature, c'est-à-dire tous ens et toutes les affections qui l'attachent à TASS - 1268 PASS ce monde, toutes les facultés sur lesquelles repose son existence personnelle, la volonté aussi b BU que la raison, la raison aussi bien que la sensi- bilité. La nature n'est-elle pas maudite et cor- rompue jusque dans son essence? Alors, pour- quoi la laisser subsister et, à plus forte raison, la propager, la développer? Le mystique arrive donc nécessairement au mépris, non-seulernent de lui-même, mais de la famille, de la société, des intérêts les plus réels et les plus élevés de l'espèce humaine. L'un et l'autre, le mystique et le stoïcien tout ensemble, semblent avoir pour but, non de régler la vie, mais de l'étouffer sous une mort anticipée. Si l'on veut éviter ces deux systèmes égale- ment funestes, et qui nous entraînent, chacun par un chemin différent, à un véritable suicide, il faut abandonner le principe sur lequel ils re- posent ; il faut regarder les passions, non comme un fait spontané de la nature, mais comme une œuvre de l'homme, comme une exaltation et, jar conséquent, comme une corruption volontaire de nos instincts et de nos penchants primitifs. Dès lors, il est en notre pouvoir de veiller sur nous et d'empêcher les passions de naître, en contenant nos inclinations et nos désirs dans les limites de la raison, ou de les vaincre quand elles n'ont pas encore atteint leur dernier degré de violence. Avec cette idée, l'on comprend facile- ment la tâche de l'éducation et le devoir, si difficile qu'il puisse être, de se gouverner soi- même. Avec l'idée contraire, c'est-à-dire que les passions, au lieu d'avoir en nous leurs germes, également propres à une bonne et à une mauvaise culture, nous sont données telles que nous les éprouvons, il n'y a qu'à nous abandonner à la pente qui nous entraîne ou à attendre notre salut d'un miracle de la grâce, d'une intervention expresse de la Divinité. Dans les deux cas c'en est fait de la liberté et de la dignité humaine. Les passions sont naturelles, dans ce sens que nous avons reçu de la nature la faculté de les produire en nous, et que par la réflexion et l'imagination elle nous a placés au-dessus des lois de l'instinct, comme par la sensibilité elle a voulu venir au secours de notre raison. Il y a plus : les passions aux prises avec la nécessité ou le devoir excitent au plus haut point notre intérêt, nous font trouver plus de prix à la vie, plus de grandeur à l'histoire, et forment un des traits les plus puissants de la poésie. Mais, de ce que les passions sont naturelles, de ce qu'elles plaisent à notre imagination et sont d'une grande ressource pour l'artiste et le poëte, enrésulte-t-il qu'elles soient nécessaires et que la morale soit obligée de les absoudre ou de transiger avec elles? Non, tout ce que nous obtenons par leur concours, nous l'obtiendrions bien plus sûre- ment et plus promptement de la raison unie aux sentiments légitimes du cœur humain. Les pas- sions sont dans l'ordre moral ce que les systèmes sont dans l'ordre intellectuel, c'est-à-dire des mouvements extrêmes, exclusifs, opposés, qui s'appellent réciproquement, et dont aucun ne peut subsister. Ainsi, l'excès de la domination amène celui de la licence, l'excès .de l'orgueil celui de la servilité, et il faut qu'après avoir parcouru ces points contraires, tous également impossibles à garder, les hommes arrivent tou- jours à celui que la raison leur indique, à celui où leurs vrais intérêts se rencontrent avec leurs devoirs. Quelques lignes éloquentes, tracées par Mme de Staël dans son ouvrage de l'Influence des passions sur le bonheur des individus et des nations (Introduction, p. 40 et 41), achèveront d'éclairer et serviront à résumer mitre pensée. «Si l'âme doit être considérée seulement comme une impulsion, cette impulsion est plus vive quand la passion 1 excite ; s'il faut aux hommes passions l'intérêt d'un grand spectacle : veulent que les gladiateurs s'entre-détnmcnt I leurs yeux, tandis qu'ils ne seront que les t< '- moins de ces affreux combats, suis doute il faut enflammer de toutes les manières ces êtres in- fortunés dont les sentiments impétueux ani- ment ou renversent le théâtre du monde : mais quel bien en résultera-t-il pour eux? quel bon- heur général peut-on obtenir par ces encourage- ments donnés aui passions de l'âme? Tout ce qu'il faut de mouvement à la vie sociale, tnut 1 élan nécessaire à la vertu existerait sans ce mobile destructeur. Mais, dira-t-on, c'est à diriger les passions et non à les vaincre qu'il faut con- sacrer ses efforts. Je n'entends pas comment on dirige ce qui n'existe qu'en dominant. 11 n'y a que deux états pour l'homme : ou il est certain d'être le maître au dedans de lui, et alors il n'a point de passions, ou il sent qu'il règne en lui- même une puissance plus forte que lui, et alors il dépend entièrement d'elle. Tous ces traités, avec la passion, sont purement imaginaires ; elle est, comme les vrais tyrans, sur le trône ou dans les fers. » 4° Les opinions que nous venons d'examiner ne concernent que l'usage et la valeur morale des passions; mais quelques philosophes ont aussi essayé d'expliquer leur nature et leur ori- gine. Les théories les plus remarquables qui ont été proposées dans ce but sont, dans l'antiquité, celles de Platon et d'Aristote ; dans les temps modernes, celles de Descartes et deMalebranche; et, dans le demi-siècle où nous vivons, celle du patriarche de la secte phalanstérienne, de Charles Fourier. Selon Platon, qui parait avoir puisé cette doc- trine à l'école de Pythagore, il y a deux espèces de passions, qu'il désigne sous les noms de désir (=7u0'ju.ia) et de colère (8u(jl6;). Le désir a son siège et. son origine dans un principe distinct de l'àme? qui, étroitement uni au corps, est destiné à périr avec lui. C'est ce principe, ou cette partie déraisonnable de nous-mêmes, qui a faim, qui a soif, qui est exposée à tous ies excès et entraînée à toutes les voluptés. La colère réside dans une autre partie de l'âme ou dans un autre principe, qui a pour attribut distinctif de résister au désir, quand celui-ci nous emporte hors des bornes légitimes, et de s'irriter contre lui pour mieux le contenir. C'est, à proprement parler, la volonté poussée par l'aversion du mal, ou l'indignation naturelle que nous inspire toute action honteuse et injuste. C'est aussi la faculté de supporter les épreuves et les douleurs que nous croyons né- cessaires ou méritées. Dans le premier cas, il produit la colère, dans le second le courage. Au- dessus de ces deux principes est la raison, la partie divine et vraiment immortelle de notre être, à laquelle ils doivent obéir tous deux : la colère, en exécutant tous ses ordres et en pre- nant partie pour elle contre l'élément inférieur; le désir, en restant dans les limites qu'elle lui prescrit {République, liv. IV, et Phèdre). Ainsi, selon Platon, nuus avons des désirs qui naissent de nos besoins, nous avons des sentiments qui secondent l'action de la raison; mais les passions ne sont point inhérentes à notre nature; elles naissent de l'abandon volontaire de nous-mêmes, quand la raison et la liberté abdiquent devant les appétits du corps. Anstote a conservé les trois principes et, par conséquent, les deux ordres de passions recon- nus par Platon, tout en cherchant à les rattacher à une faculté unique qu'il appelie du nom d'ap- pctil (ôpeÇiç àûExxuév). L'appétit, considéré en PASS 1269 PASS général, c'est le mouvement par lequel tous les êtres sensibles sont portés à rechercher ce qui leur est bon ou agréable, et à fuir ce qui leur est nuisible ou dés igréable. Mais il y a trois espèces d'appétits : l'appétit rationnel, la colère et le désir, ou, comme disent les philosophes sco- lastiques, l'appétit irascible et l'appétit concu- piscible. L'appétit rationnel n'est pas autre chose que la volonté même ((3oû).y]'Hç), la vobnté éclai- rée, réfléchie, d'accord avec la raison. Au con- traire, la colère et le désir dépendent de la sensation et ont leur origine dans les sens : voilà pourquoi, au lieu de les placer, comme Platon, dans deux parties distinctes de l'âme humaine, ou d'en faire deux facultés séparées, il faut plutôt les considérer comme deux formes d'une faculté unique, à laquelle on donnera le nom d'appétit sênsitif. En effet, le même principe par lequel nous sommes entraînés vers ce qui nous plaît, nous détourne aussi de ce qui nous déplaît. C'est ce principe qui donne naissance, non-seulement au désir et à la colère, mais à l'amour et à la haine, à la crainte et à l'audace, à l'émulation et à l'envie, à l'indignation, à la pitié, à la joie, en un mot. à tout ce que nous appelons du nom de passion. Toutes les passions appartiennent donc à notre nature sensible et animale; toutes sont étroitement liées avec le corps et ont pour effet de troubler le jugement, à tel point qu'on peut se demander si c'est réel- lement l'àme qui les éprouve. La vérité est qu'elles appartiennent à la fois à l'âme et au corps, et ce n'est qu'en les considérant sous ces deux points de vue que l'on en pourra donner une définition complète. Cette théorie, qui fait de nos passions l'œuvre de la nature, parce qu'el'e ne sait pas les distinguer de nos besoins, et qui les soustrait, par conséquent, à l'empire de la volonté, confondue elle-même avec l'appé- tit, est très-inférieure par l'exactitude et l'éléva- tion morale à celle de Platon. Cependant elle a traversé tout le moyen âge, associée, on ne sait comment, à la morale chrétienne^ l'un des es- prits les plus sceptiques du xvi8 siècle, Charron {de la Sagesse, liv. I, ch. xx et xxi), l'a prise pour base de ses observations sur le cœur hu- main, et nous la voyons régner à peu près sans partage jusqu'à Descartes et à Malebranche. Descartes, n'admettant point de milieu entre la pensée et l'étendue, ou l'intelligence pure et la matière, est obligé de repousser tout d'abord la distinction reconnue par Platon et par Aristote d'une partie supérieure et d'une partie infé- rieure de notre être, d'un principe raisonnable et d'un principe sênsitif. « Il n'y a, dit-il {des Passions de l'âme, art. 47) ; il n'y a en nous qu'une seule âme, et cette âme n'a en soi aucune diversité de parties : la même partie qui est sensitive est raisonnable, et tous les appétits sont des volontés. » La conséquence rigoureuse de ce principe, c'est que les passions sont étran- gères à l'âme et ne doivent être considérées que comme des mouvements ou des phénomènes du corps. Mais cette conséquence, Descartes ne l'accepte pas et ne peut pas l'accepter, puis- qu'elle est contraire a l'évidence. Il se contente de dire que les passions ont leur origine hors de nous, qu'elles sont des sentiments ou des émo- tions de l'âme causées, entretenues et fortifiées par le même principe qui meut tout l'organisme. Placé sur ce terrain, il avait deux questions à résoudre : 1° Quel est le fait ou l'agent matériel, capable de nous expliquer la naissance et le mouvement des passions? 2° Comment les pas- sions, ayant leur principe et, pour ainsi dire, leur essence dans le corps, sont-elles connues de l'âme et peuvent-elles la soumettre à leur influence? C'est, en effet, à l'examen de ces deux^ problèmes qu'il a consacré son curieux traité des Passions de Vâme. Descartes explique les passions comme il ex- plique les mouvements des êtres vivants et la vie elle-même, par des phénomènes purement mécaniques. Les esprits animaux, c'est-à-dire les parties les plus subtiles du sang, dégigées par la chaleur et la dilatation du cœur, affluent sans cesse vers les cavités du cerveau, d'où ils se rendent par le canal des nerfs dans toutes les parties du corps. En se portant dans un muscle, ils le contractent; en l'abandonnant, ils le relâ- chent, et c'est ainsi qu'ils produisent le mouve- ment : car les muscles s'ont opposés deux à deux, de manière que l'un ne puisse se contracter sans que l'autre éprouve l'effet contraire. C'est à peu près de la même manière que se forment nos sensations et nos appétits. L'impression produite sur nos organes par les objets extérieurs est aussitôt portée au cerveau par les esprits animaux toujours répandus en quantité dans les nerfs et que la moindre impulsion du dehors suffit pour mettre en mouvement. Alors les esprits animaux du cerveau, refoulés dans les muscles, exécu- tent les mouvements qui correspondent à ces dif- férentes manières d'être. Jusqu'ici tout se passe dans le corps par les seules lois de la mécani- que, « en même façon, dit Descartes (art. 16), que le mouvement d'une montre est produit par la seule force de son ressort et la figure de ses roues. » Maintenant voici de quelle manière l'âme et le corps sont mis en communication 1 un avec l'autre. De même que le cerveau est le centre de tout le corps, ainsi il y a un organe, la glande pinéale, qui peut être regardé comme le centre du cerveau. C'est ce point que l'âme a choisi, en quelque sorte, pour sa capitale, bien que sa présence se fasse sentir partout. C'est là qu'elle peut prendre connaissance des diverses impressions que les esprits animaux y apportent du dehors; c'est de là aussi que, par l'intermé- diaire des mêmes agents, elle rayonne dans toutes les parties de la machine. Ainsi, par exemple, quelque animal se présente devant nous; aussi- tôt une image se forme dans nos yeux, qui est portée au cerveau et de là dans la glande pinéale où l'âme en prend connaissance. Si cette image est telle qu'elle nous offre l'animal dont elle est l'expression dans une attitude terrible, elle exci- tera dans l'âme la passion du courage ou de la crainte et provoquera dans le corps un mouve- ment des esprits qui nous disposera à fuir ou à résister. Le même mécanisme sert à expliquer chacune des six passions principales auxquelles Descartes, comme nous en avons déjà fait la remarque, cherche à ramener toutes les autres c'est-à-dire l'admiration, l'amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse. L'admiration est une surprise de l'âme causée par une impression du cerveau, ou une image de la glande pinéale, qui lui repré- sente certains objets comme rares et extraordi- naires, par conséquent comme dignes d'être con- sidérés. Or, en même temps que cette image attire sur elle l'attention de l'âme, elle fait refluer vers elle les esprits animaux propres à la fixer et à la fortifier, et elle po"sse dans les muscles une autre partie de ces subtils agents, de manière à donner à notre corps l'attitude de la conteni] iation. L'amour a sa source dans une impression qui nous montre les objets comme convenables, et qui porte notre âme à s'y joindre de volonté, en même temps qu'elle pousse notre corps, par le mouvement des esprits, à s'y joindre effectivement Les effets opposés constituent la haine Le désir ne diffère de l'amour qu'en un PASS — 1270 PASS seu« poinl . c'est que le premier se rapporte à ir et le second au présent. Ce que les mpressions du cerveau noua représentent comme un bie '. et comme un bien dont nous avons 1 1 possession, produit dans l'âme cette ('motion ible qu'un désigne sous le nom de joie. Enfin la tristesse est définie « une langueur désagréable en laquelle consiste l'inc que l'âme reçoit du mal, ou du défaut que les impressions du cerveau lui représentent comme lui appartenant ». Mais, indépendamment de cette joie et de celte tristesse qui viennent du corps et auxquelles s'applique à juste titre le nom de passions, Dcscarles reconnaît une joie et une tristesse intellectuelles, excitées dans l'âme par l'âme elle-même et relatives aux choses que l'entendement seul nous représente comme notre bien ou notre mal. Il est évident, d'après cela, que ce n'est point dans l'âme qu'est la cause des passions, non plus que celle des mouvements qui les accompa- gnent. La seule faculté qui appartienne à l'âme, c'est de les suivre ou d'y résister intérieurement, en associant ou en opposant ses jugements, ses volontés, aux impressions purement matérielles du cerveau et aux fonctions automatiques des autres organes. Ce qu'on a appelé la lutte de la partie inférieure contre la partie supérieure de l'âme, ou de l'appétit contre la raison, n'est pas autre chose, selon Descartes, que le désac- cord qui se manifeste quelquefois entre ces deux ordres de phénomènes, entre le cours de la pen- sée et celui des esprits animaux. On croira, sans doute, qu'en conformité de ces principes Descartes va nous refuser toute autorité sur nos passions, puisqu'il faudrait, pour les réprimer, changer notre organisation, c'est-à-dire, d'après lui, un mécanisme indépendant de notre vo- lonté. Il n'en est. rien : appelant l'expérience au secours de la morale, contre les conséquences de son propre système, il adopte l'opinion dia- métralement opposée. « Puisqu'on peut, dit-il (art. 50), avec un peu d'industrie, changer les mouvements du cerveau dans les animaux dé- pourvus de raison, il est évident qu'on le peut encore mieux dans les hommes, et que ceux mêmes qui ont les plus faibles âmes pourraient acquérir un empire très-absolu sur toutes leurs passions, si on employait assez d'industrie à les dresser et à les conduire. » Grâce à cette faculté que nous avons de les diriger, les pas- sions peuvent nous être utiles, et ne sont blâ- mables que dans leurs excès. « Les hommes, dit Descartes (art. 212), qu'elles peuvent ie plus émouvoir, sont capables de goûter le plus de douceur en cette vie. » La sagesse consistera à éviter les maux qui les suivent en appréciant les objets à leur juste valeur. Malgré les hypothèses dont cette théorie est remplie, elle ne résout aucune des difficultés contre lesquelles on vient se heurter quand on veut chercher la cause réelle des passions, non- seulement hors de la volonté, mais hors de l'âme. Car si elles n'ont pas d'autre principe que le jeu mécanique des organes, placés eux-mêmes sous l'action fortuite des objets extérieurs, com- ment peuvent-elles ébranler l'âme, dont l'es- sence consiste dans la seule pensée, et qui ne peut rien faire ni rien exprimer que de raison- nable? D'un autre côté, comment celte substance pensante qui n'a d'action que sur elle-même, aeut-elle contenir et diriger cette machine et, pour entrer complètement dans les idées de Descartes, changer les mouvements du cerveau? Ces difficultés ne paraissent pas avoir échap] é à Malebranche, et c'est afin d'y remédier, sans doute, que, sur les principes mêmes de Dcs- carles, il a édifié un autre système < ù, à l'hypothèse des causes occasionne tion de Dieu et la volonté de l'âm ourir avec le mécanisme du corps au jeu de ii" 'i l'auteur de la Rechi de I" vérité, il n'y a dans l'âme humaine que deux fa ultés véritablement distinctes : l'en dément et la volonté. Chacune de ces deux fa- cultés a, pour ainsi dire, deux faces : l'une tour- née vers Dieu, l'autre vers le corps et le monde matériel. Ainsi, qu'est-ce que la raison ou l'en- tendement pur ? l'entendement en rapport avec l'infini, l'absolu, c'est-à dire X>ieu. Qu'< si-ce que l'imagination et les sens? l'entendement en rap- port avec notre corps et tout ce qui lui res- semble. Il y a exactement les mêmes parts à faire dans la volonté. La volonté regardant le ciel, c'est l'amour ou les inclinations naturelles par lesquelles nous sommes portés à aimer Dieu comme notre souverain bien et l'homme comme son image. La volonté regardant la terre et occupée de notre enveloppe terrestre, c'est ce ?;ue nous appelons les passions (Recherche de a vérité, liv. V, ch. i). Les passions, selon Ma- lebranche, sont des émotions de l'âme que l'au- teur de la nature fait naître en nous, à l'occasion des mouvements extraordinaires des esprits ani- maux et du sang, afin de nous incliner à aimer notre corps et tout ce qui peut être utile à sa conservation. Elles ne sont donc plus simplement le résultat fortuit du mécanisme de nos or- ganes ; c'est Dieu lui-même qui les allume en nous, ou qui en est la cause efficiente : le mou- vement des esprits animaux n'en est que la cause occasionnelle ; enfin, elles ont aussi une cause finale, ou une raison d'être, qui est de nous intéresser à cette vie, de nous exciter à en remplir toutes les conditions et de nous aver- tir des dangers dont elle est menacée. Quant à l'âme, elle n'y a point d'autre rôle (nous entendons de rôle actif et libre) que de donner ou de refuser son consentement ; mais qu'elle le donne ou le refuse, les passions n'en vont pas moins leur train : car, selon l'expression de Malebranche {ubi supra, c. iv), « elles sont en nous sans nous. » Au reste, voici comment elles sont formées, ou l'énumération exacte des phé- nomènes dont elles se composent : le premier est le jugement qui nous fait regarder comme un bien ou comme un mal les objets avec les- quels nous sommes en rapport ; le second est la détermination qui suit ce jugement, et qui tend à nous rapprocher ou à nous éloigner des objets, bien qu'elle n'exerce aucune influence sur nos mouvements ; le troisième est le sen- timent qui se joint aux deux phénomènes pré- cédents : sentiment d'amour ou d'aversion, de joie, de désir ou de tristesse ; le quatrième est le mouvement qui précipite les esprits animaux dans les muscles des bras, des jambes, du vi- sage et des organes de la voix, pour les mettre en conformité avec nos dispositions intérieures; le cinquième est une émotion de l'âme propor- tionnée à cette agitation du corps, et qui fait qu'elle s'y associe, qu'elle en prend sa part, comme le corps s'est associé au sentiment intel- lectuel dont elle était remplie auparavant; le sixième, c'est la passion proprement dite, ayant un objet déterminé et formée tout à la fois do l'émotion de l'âme et de l'ébranlement des sens Enfin, après avoir été subjugués par la force, nous sommes retenus dans notre esclavage par la douceur, ou ce sentiment de joie et de volupté secrète qui accompagne toutes nos passions, quel qu'en soit l'objet. C'est ce sentiment qui en forme le septième et dernier élément (ubi su- pra> c ni). PASS — 1271 — PASS La division, comme l'explication des passions, a plus de rigueur dans Malebranche que dans Descartes. Nous avons déjà dit que toutes les passions, selon Malebranche. dérivent d'une même source, l'amour du bien. Mais par cela seul que nous recherchons notre bien, nous fuyons notre mal : de là deux passions primi- tives, dont toutes les autres tirent, pour ainsi dire, leur substance, ou, comme Malebranche les appelle, deux passions mères : l'amour et l'aver- sion. Chacune de ces deux passions se fait sentir en nous de trois manières : ou par la joie, ou par le désir, ou par la tristesse. Il y a un amour de joie, produit par l'idée du bien que l'on possède ; un amour de désir, produit par l'idée d'un bien que l'on ne possède pas, mais que l'on espère ou qu'on juge pouvoir posséder; enfin, « l'idée d'un bien que l'on ne possède pas et que l'on n'espère pas de posséder, ou, ce qui fait le même effet, l'idée d'un bien que l'on n'espère pas de posséder sans la perte de quelque autre, ou que l'on ne peut conserver lorsqu'on le possède, produit un amour de tristesse. » (Ubi supra, c. ix.) On distingue de la même manière une aversion de tristesse, causée par le sentiment actuel de la douleur ; une aversion de désir, née de la seule crainte et ayant pour objet Péloignement de la dou- leur ; une aversion de joie causée par l'idée qu'on est délivré de la douleur ou qu'on n'a rien à craindre de ses atteintes. C'est ainsi qu'au- dessous des deux passions radicales ou mères, on est forcé d'admettre trois passions générales. Enfin, celles-ci, à leur tour, modifiées par les jugements que nous portons sur les objets ou par leurs propres combinaisons, donnent nais- sance à des passions particulières tellement nom- breuses et tellement variées, que le philosophe doit renoncer à les classer. A tous ces degrés de la hiérarchie des pas- sions, l'âme est condamnée à la même impuis- sance, et ne possède rien en propre que son consentement intérieur. Du moins ce consen- tement est-il véritablement libre? l'âme a-t-elle la même force pour le refuser que pour le don- ner, pour se détacher du corps que pour le sui- vre ? Si cela était, il faudrait qu'une force égale à celle des passions et de l'impulsion physique qui les accompagne, l'entraînât dans un sens opposé, c'est-à-dire vers Dieu, vers le souverain bien. Or, cette force, Malebranche ne l'aperçoit pas en nous. « Dieu, dit-il (ubi supra, c. iv), s'est retiré de nous depuis la chute du premier homme. Il n'est plus notre bien par nature, il ne l'est plus que par la grâce.... Le bien du corps étant demeuré le seul qui se fasse main- tenant sentir, il agit nécessairement sur l'homme avec plus de force. Le cerveau en est plus vive- ment frappé et, par conséquent, l'âme le sent, l'imagine d'une manière plus touchante. Les esprits animaux en sont agités avec plus de vio- lence et, par conséquent, la volonté l'aime avec plus d'ardeur et plus de plaisir. » A une nature aussi corrompue et aussi rebelle, il n'y a pas d'autre remède qu'une intervention surnaturelle, « parce qu'en un mot il n'y a que Dieu comme auteur de la grâce qui, pour ainsi dire, se puisse vaincre comme auteur de la nature, ou plutôt qui se puisse fléchir comme vengeur de la désobéissance d'Adam. » Rien de plus logique. Si les passions ne sont pas notre œuvre, mais celle de la nature, et si en même temps elles nous poussent à mal faire, alors la nature est dégradée, il faut un miracle pour la soutenir, et la liberté humaine se trouve étouffée entre le péché originel et la grâce. Voilà où l'on arrive avec l'idéalisme de Descartes et de Malebranche ; voyons maintenant où nous conduit le système opposé, celui qui met l'âme, non dans la pensée, mais dans les sens. A toutes les époques de l'histoire, depuis Dé- mocrite jusqu'à Epicure, et depuis Épicure jus- qu'à Helvétius, il s'est rencontré des esprits qui, confondant dans l'ordre intellectuel la raison avec la sensation, sont arrivés dans Tordre moral à confondre le devoir avec le plaisir ou l'inté- rêt, et à considérer les passions comme la règle suprême du bien et du mal ; mais jamais ce principe ne s'est produit avec plus d'éclat que depuis le commencement de ce siècle ; et dans ce siècle même, témoin de tant de folies, per- sonne ne lui a donné une expression plus auda- cieuse et plus complète que Charles Fourier. Bien entendu qu'il ne sera pas question ici du système social de ce célèbre chef de secte, mais seule- ment de son système moral, ou, pour parler plus exactement, de sa théorie des passions. Ce que nous appelons le désir, l'instinct, l'ap- pétit, la passion, le besoin, en un mot, toutes les impulsions diverses de la sensibilité, sont réunies par Fourier sous un seul nom et con- fondues en un seul fait, l'attraction. L'attrac- tion, c'est l'unique ressort dont la Providence se sert pour ébranler et diriger l'univers, pour lui donner la vie, le mouvement et l'ordre. C'est le même principe que Newton a découvert dans le monde matériel, mais qui s'applique aussi au monde moral, aux esprits comme aux corps, à l'homme comme aux astres, à toute la nature enfin. Dieu, selon Fourier, se devait à lui-même de donner à l'attraction cet usage universel ; autrement il se serait contredit, il aurait man- qué à l'unité, qui est sa première loi, il aurait négligé le seul interprète qui puisse traduire exactement sa volonté, et le moyen le plus sûr, le plus prompt de se faire obéir de ses créatures (Théorie de l'unité universelle, t. II et III). L'attraction, dans ses rapports avec la nature humaine, se manifeste par les passions, et re- çoit le nom d'attraction passionnelle. A l'at- traction passionnelle trois fins sont proposées, hors desquelles on n'en peut concevoir aucune autre : 1° elle nous porte à rechercher ce qui, directement ou indirectement, peut contribuer à notre bien-être, à notre conservation, à l'ac- croissement de nos richesses, de notre santé ou de nos forces, toutes choses que Fourier a réunies sous le nom de luxe; 2° elle nous porte à nous unir avec tous ceux de nos semblables qui ont avec nous certains rapports de consanguinité ou d'intérêt, certaines affinités de goût ou de carac- tère, à former de petites corporations, premiers germes de la société que Fourier désigne sous le nom de groupes; 3° elle développe entre les groupes eux-mêmes des rivalités ou des sym- pathies, des conformités ou des contrastes qui mettent en jeu toutes nos facultés, et d'où naît cette combinaison plus vaste, plus vivante; que, sous le nom de série, Fourier nous représente comme le principal levier de l'ordre social. De là trois espèces de passions : les passions sensi- tivcs, les passions affectives et les passions dis- tribuées ou mécanisantes. Les premières, au nombre de cinq, nous excitent à développer et à exercer autant qu'il dépend de nous nos cinq sens et à recueillir tous les divers plaisir' dont ils peuvent être la source. Elles ne vont pas au delà de l'individu. Les secondes nous font sortir en quelque façon de nous-mêmes pour nous lier à nos semblables, et nous montrent notre bon- heur, non plus dans les choses, mais dans les personnes. Il n'y en a pas moins de quatre, qui donnent naissance à autant de groupes diffé- rents : l'ambition, l'amitié, l'amour et les affec- tions de famille (le familisme), ou, pour parler PATR 1272 — l'ATIi plus exactement, l'instinct paternel. Enfin, les passion? distribtttives ou mécanisantes, ainsi nom- mées parce qu'elles servent tout à la fois à coordon- ner les autres passions et à les mettre en activité . à entretenir dans la société le mouvement et l'har- monie, sont au nombre de trois : la cabaliste, ou l'esprit d'émulation, de rivalité et d'intrigue ; I k papillonne, ou l'amour du changement, de la variété, des contrastes; et. la composite, ou 1 exaltation enivrante, l'aveugle transport que iait naître en nous l'assemblage de plusieurs plaisirs de l'esprit et des sens. Ces douze pas- sions radicales, comme Fourier les nomme; de même qu'elles sortent d'un même principe, l'attraction universelle, vont aboutir à un même résultat, l'amour universel, la passion de l'unité, autrement appelée Yunitéisme. Le secret de la politique est de fonder un état social où ces différentes espèces de passions, s'agençant entre elles comme les rouages d'une mécanique, tantôt se balançant et tantôt s'excitant les unes les autres, puissent concourir ensemble à la vie et au bonheur de la communauté ; mais le moraliste n'a rien à y blâmer, rien à y retrancher : car elles sont la loi authentique de notre nature ou l'expression de la volonté divine, l'ordre uni- versel manifesté à la conscience humaine. Tous les maux dont nous souffrons ont pour cause les entraves que leur ont opposées jusqu'ici une fiusse morale, une fausse religion, une fausse organisation de la société, où les différents prin- cipes de l'activité humaine, au lieu d'être unis ensemble pour leur commun développement, ont été divisés et étouffés. L'homme, par conséquent, n'a pas d'autre destination, nous ne dirons pas que le bonheur, mais que le plaisir; le plaisir sans frein et sans relâche, sans autre mesure que la variété et les forces de la nature [Théorie de l'unité universelle, t. II, p. 30; t. III, p. 403). Ce n'est pas que Fourier nie en principe l'existence de la raison; mais le seul usage de cette faculté consiste, selon lui, à seconder et non à modérer les passions, à raffiner et à multiplier nos plaisirs ; en un mot, à servir d'instrument à l'attraction, seul moyen de communication entre Dieu et l'homme. « La raison, dit-il {ubi supra, t. II, p. 279-280), qu'on veut opposer à l'attraction est impuissante , même chez les distributeurs de raison; elle est toujours nulle quand il s'agit de réprimer nos penchants. Les enfants ne sont con- tenus que par la crainte, les jeunes gens par le manque d'argent, le peuple par l'appareil des supplices, le vieillard par des calculs cauteleux qui absorbent les passions fougueuses du jeune âge.... Plus on observe l'homme, plus on voit qu'il est tout à l'attraction; qu'il n'écoute la raison qu'autant qu'elle enseigne à raffiner les plaisirs et mieux satisfaire l'attraction. » Cette doctrine, non moins hideuse dans ses conséquences que dans ses principes, et qui, par une singulière aberration, tend à matérialiser le d'jgme même de l'immortalité (voy. Métempsy- CBOSE), peut être considérée, avec la précédente, comme une justification historique de l'analyse que nous avons donnée des passions. Les auteurs qu'on pourra consulter avec le plus de fruit, outre ceux que nous avons cités, sont : Platon, Phèdre et République; — Aristote, Rhé- torique, Traité de VAme, Parva naturalia; — Descartes, Tra'té des Passions; — Malebran- che, Rccherchedc la vérité; — Spinoza, Éthique; — Adam Smith, Théoriedes sentiments moraux. PATRIZZI ou PATRICIUS fut un des plus savants et des plus violents adversaires d'Aristote, en même temps qu'un des plus enthousiastes disci- ples de Platon. Il naquit à Clissa en Dalmatie, en 1529. F.nfant, il annonçait la plus vive et la plus précoce intelligence; mais les revers de fur- tune de sa famille le privèrent bientôt de toi les ressources et de tous les loisirs nécessaires pour l'étude. Lui-même il raconte que, depuis l'âge de neuf ans, il fut en proie à la plus affreuse nu sère, obligé de servir les autres, de changer de maîtres, do les suivre dans les plus pénibles voyages sur terre et sur mcr.C'e.stainsi qu'il visita les îles de l'Archipel; la Grèce, l'Asie, l'Espagne et la France. Au retour de ces voyages, il passa sept années, pauvre et misérable, dans l'île de Chypre. On a peine à comprendre comment dans de telles circonstances Patricius a pu s'élever à un si remarquable degré d'érudition. Heureuse- ment il rencontra un protecteur dans le savant évoque de Chypre, Philippe Mocenigo, qui l'amena avec lui à Venise. Dès lors, délivré de la servitude et de la misère, il put se livrer tout entier à l'étude. A Padoué; il suivit les leçons de Lazarus Bonamicus et donna des leçons particulières. Bientôt, sur la recommandation du peripatéticien Montecatinus, il obtint du duc de Ferrare une chaire de philosophie où il professa pendant dix- sept ans. Ce sont des péripatéticiens qui avaient fait la fortune de Patricius; sans doute ils s'en repentirent amèrement quand ils reconnurent en lui le plus redoutable adversaire du péripatétisme. Il est vrai que d'abord Patricius avait feint de n'avoir d'autre but que de concilier Aristote et Platon; mais bientôt il fut évident qu'il voulait immoler le premier au second. Dans son ensei- gnement de Ferrare, il s'était acquis la plus grande réputation. Le pape Clément VIII l'appela à Rome, et lui donna une chaire de philosophie richement rétribuée. Grâce à cette protection, plus heureux que beaucoup d'autres philosophes de la même époque, il put impunément faire la guerre à Aristote. Il mourut à Rome en 1597. Il possédait une connaissance approfondie du grec et du latin; ses ouvrages témoignent d'une érudition remarquable; mais, aveugle par la pas- sion et par un amour-propre excessif, il est, en général, comme la plupart des savants de cette époque, dépourvu de l'impartialité sans laquelle il n'y a pas de saine critique. Ce qui l'aveugle surtout, c'est sa haine contre Aristote, sa passion pour le néo-platonisme, pour la philosophie her- métique, égyptienne ou chaldéenne, dont il avait la prétention de tirer une philosophie destinée à remplacer le péripatétisme dans les écoles. Dans ses efforts pour le détruire, il fit preuve d'érudi- tion et d'habileté. Il ne manqua pas de mettre en avant l'intérêt de la religion, et de faire valoir cette incompatibilité des principes d'Aristote avec ceux du christianisme que Pomponat avait pris à tâche de démontrer. En outre, pour discréditer Aristote et ruiner sa philosophie, soit en elle- même, soit dans ses sources, il accumule les inju- res, les calomnies et toutes les ressources de l'éru- dition la plus subtile et la plus passionnée dans un ouvrage intitulé Discussionum peripatelica- rum libri quatuor. Ces quatre livres n'ont paru que successivement; d'abord Patricius, dissimu- lant son véritable but, s'annonçait non pas comme voulant ruiner Aristote, mais seulement le conci- lier avec Platon. Dans le premier livre, il traite de la vie et des mœurs d'Aristote, de l'histoire et de l'authenticité de ses ouvrages. Il rassemble toutes les accusations portées contre Aristote ; il lesprend partout où il les trouve; il accueille ou même imagine les plus absurdes. Il ne se contente pas de lui reprocher de l'ingratitude à l'égard de Platon, ou bien un amour effréné de la débauche, il va jusqu'à l'accuser d'avoir fourni à Antipater le poison par lequel Alexandre aurait été empoi- sonné. La partie la plus intéressante et la plus originale est la discussion de l'authenticité des PATR — 1273 - PATR ouvrages d'Aristote. Nulle question de ce genre, si ce n'est celle de l'authenticité de l'Iliade, n'a suscité de plus vives et de plus longues contro- verses. Elles prirent naissance dans le xve siècle au milieu des luttes du platonisme et du péripa- tétisme. C'est la passion qui alors engendre la critique. François Pic de la Mirandole avait le premier élevé des doutes sur l'authenticité de tous les écrits d'Aristote. La discussion s'ani- ma, mais sans faire de progrès, entre Nizzoli et Majoraggio. Patrizzi fut le premier qui réunit et discuta les principaux textes en déterminant certaines règles de critique. Il aboutit à cette conclusion, que de tous les ouvrages d'Aristote aucun n'est authentique, sauf trois des moins im- portants. Quelle que soit la partialité de cette première partie, elle se recommande par une grande richesse de matériaux et de recherches. Dans les livres suivants, il attaque la philoso- phie d'Aristote en elle-même. Aristote est-il en accord avec ses devanciers et surtout avec Platon, il l'accuse de les avoir pillés. Est-il au contraire en désaccord avec eux, il l'accuse de combattre par amour-propre tous ses prédécesseurs sans en réfuter aucun, et d'être un censeur sophis- tique, égaré par la jalousie. Le quatrième livre est consacré à une critique directe des principes d'Aristote. A en croire Patrizzi, pour la politique, il aurait été de beaucoup surpassé par les épicuriens, par Platon et Pythagore, pour la théologie, par Platon, par les pythagoriciens, les Égyptiens et lesChaldéens. Quant à la dialec- tique, il a été abandonné même par Théophraste, son élève chéri, et blâmé par les stoïciens. La phi- losophie de la nature a été sa principale gloire, et c'est là où il l'attaque avec le plus de force, prétendant montrer qu'il n'y a rien de vrai et de solide dans tout ce qui lui appartient et que toute sa doctrine est contradictoire. Il faut convenir qu'à part la passion, il y a du vrai dans quelques- unes de ses critiques, et qu'il fait au moins très- bien justice de certaines rêveries introduites par les scolastiques, telles que les formes substantiel- les. Il a encore attaque Aristote dans un libelle intitulé : Aristoteles exolericus. Il le compare à Platon : Aristote est en opposition, t indis que Platon est en conformité avec le christianisme. Il extrait de Platon quarante-trois thèses qu'il ap- porte en témoignage de cette conformité, parmi lesquelles il place la Trinité et la création ex nihilo. Il attribue même à Platon d'avoir prédit. le christianisme; en conséquence, il adjure tous les théologiens d'ouvrir enfin les yeux sur les dangers que fait courir à la religion la philoso- phie d'Aristote, et de la bannir de toutes les écoles de la chrétienté. Patrizzi ne se contenta pas de détruire, il voulut opposer une philosophie nouvelle à celle d'Aris- tote. Cette philosophie est un amalgame d'idées platoniciennes, de doctrines faussement attribuées par les alexandrins à Hermès, à Zoroastre et à Orphée, et de quelques idées empruntées à Te- lesio qui venait de ressusciter la physique de Parménide. Il l'a exposée dans un grand ouvrage intitulé Nova de universis philosophia. Il em- prunte à d'anciennes doctrines de l'Orient cette idée que la lumière est le plus haut élément de l'être. Il considère la lumière du soleil et des étoiles comme la matière de tout ce qui existe, comme l'image et l'effet d'une essence spirituelle supérieure, comme l'émanation de la Divinité et, en conséquence, comme Le guide qu'il faut suivre pour s'élever jusqu'à elle, pour arriver à la contempler et pour en déduire toutes les choses réelles. Il divise la philosophie en quatre parties qu'il désigne sous les noms de panaugie, panar- chie, pampsychie, pancosmie. 'loute lumière dé- coule d'une lumière primitive qui est Dieu ; Dieu, à la fois un et triple, est le principe le plus élevé de toutes choses; tout est animé; c'est l'espace et la lumière qui constituent l'unité et l'harmonie du monde : telles sont les quatre thèses fonda- mentales développées dans chacune de ces parties. Pour toutes preuves Patrizzi ne produit que les autorités des^ néo-platoniciens et de Philon, les oracles chaldéens ou égyptiens et de prétendues révélations divines. Dans le deuxième livre, il veut démontrer comment toutes choses, par cer- tains degrés, dérivent de Dieu; mais dans cette démonstration il n'y a de sérieux que l'idée de la dépendance de toutes choses à l'égard de Dieu, tout le reste n'est qu'un jeu de combinaisons lo- giques et d'abstractions réalisées. Il fait de l'espace un être substantiel antérieur au monde qui sub- siste par lui-même sans avoir besoin d'aucune autre chose, tandis qu'aucune autre chose ne peut subsister sans lui. Il n'est ni corporel, parce qu'il n'offre pas de résistance, ni incorporel, parce qu'il a trois dimensions : aussi le définit-il tantôt corpus incorporeum, et tantôt non corpus cor- poreum. L'espace, la lumière, la chaleur, le fluor, tels sont, suivant lui, les quatre éléments des corps. Le fluor est le fondement et le principe de la résistance des corps. Nous ne pousserons pas plus avant l'exposition de tous ces rêves de Patri- cius. A la suite de la Nova de universis philoso- phia est un appendice où sont réunis les frag- ments attribués à Hermès Trismégiste et à Zo- roastre, et les oracles de la sagesse chaldéenne et égyptienne. La réunion de tous ces fragments est en elle-même un travail d'érudition curieux et utile; mais autant il s'est montré difficile à l'égard de l'authenticité des ouvrages d'Aristote, autant il se montre ici crédule. 11 croit, d'après Bérose, que Noé possédant toutes les sciences au sortir de l'Arche, les aurait enseignées aux prêtres de l'Arménie et de la Chaldée; il fait de Zoroastre un petit-fils de Noé, et d'Abraham un descendant de Zoroastre. C'est Abraham qui aurait transporté sa sagesse en Egypte, d'où l'auraient ensuite transportée en Grèce, Or- phée, Thaïes, Pythagore, Démocrite. D'un au- tre côté, il fait d'Hermès le père de la phi- losophie platonicienne pour la morale et la théologie, et de la philosophie d'Aristote et de Zenon pour la physique et la médecine. Nous citerons encore, à la suite de ces fragments, un petit ouvrage publié par Patrizzi, et intitulé Mgstica JEgyptiorurn et Clialdœorum a Platone voce tradila, ab Aristotele excepta et oonscripta philosophia, ingens divinœ sapientiœ thésaurus. C'est un compendium de la philosophie de Platon, qu'il suppose recueillie de sa bouche même par Aristote. Le caractère apocryphe de cet ouvrage est évident. Néanmoins, il croit à son authenti- cité, et, pour expliquer comment Aristote qui combat toujours Platon, le loue ici sans réserve et sans mesure, il imagine la fable suivante. Il suppose qu'Aristote a loué Platon tant qu'il a été adiru« à sp. principe de toutes les formes est Dieu, l'intelligence première et suprême, et, par conséquent, l'acte absolument par, simple et premier. » {Questions péripatéticiennes, quest. 1 et 3.) Ces pensées sont an bel et pur écho Ao la théodicée d'Aristote. On le voit : battu en brèche pendant la pé- riode de la Renaissance, le péripatétisme con- serve encore das sectateurs ardents et convain- cus. Au xvii* siècle, il a cessé de régner. Com- battu ou délaissé par les grands esprits, troo combattu même et trop délaissé, il est relégué dans l'enseignement sans grandeur et sans at- trait des écoles des jésuites. Bacon écrit son Novutn Organum en opposition à YOrganum d'Aristote. Descartes ne reconnaît d'autre maî- tre que l'évidence. Spinoza écrit ces mots qui sont une rupture avec les anciens : « Platon, Aristote, ni Socrate n'ont pas de crédit chez moi. » Malebranche lit peu, quand il lit. Il se réjouit de vivre dans le temps de Descartes et dans un pays assez heureux, dit-il, « pour nous délivrer de la peine d'aller chercher dans les siècles passés parmi les païens, et dans les ex- trémités de la terre, parmi les barbares et les étrangers, un docteur pour nous instruire de la vérité.... » Seul, Leibniz est plus équitable. Élève du péripatéticien Thomasius, il débute dans les mêmes voies que son maître. Plus tard, il conserve une préférence pour Aristote ; plus tard encore, il tente de concilier Aristote et Platon; mais, quoique éclectique, il est in dépendant et original, il a du génie, il est Leib- niz, et il a un système, la Monadologie. Au xvm" siècle, nos philosophes ne s'occupent même plus de combattre le péripatétisme. Ils l'oublient, ou l'ignorent, ou s'en moquent, ou s'en passent. Mais, en Allemagne, Brucker lui fait une place dans son Historia critica philo- sophiez, et Kant sait lui rendre justice, en at- tendant Hegel, Brandis, etc., etc. Dans notre siècle, grâce à la puissante impul- sion donnée à l'histoire de la philosophie, la doctrine d'Aristote a conquis toute l'attention à laquelle elle a droit. Depuis plus de cinquante ans, elle est étudiée, publiée, traduite, jugée avec l'esprit critique, l'indépendance, l'équité qui avaient plus ou moins manqué aux péripa- téticiens et aux antipéripatéticiens des âges précédents. Aucune des écoles contemporaines n'est péripatéticienne ; aucun des philosophes contemporains n'est, à proprement parler, péri- patéticien. On s'efforce de connaître Aristote, mais seulement pour mettre à profit celles de ses idées qui ont résisté à l'épreuve du temps. La philosophie française peut s'honorer d'avoir suivi avec persévérance et succès cette voie que M. Cousin lui a ouverte et où il l'a dirigée en maître, après s'y être lui-même engagé. Il serait trop long et hors de propos d'énumérer ici les écrits spéciaux publies de notre temps sur les points particuliers de la philosophie aristotéli- que. Nous n'indiquerons que les travaux qui embrassent l'ensemble de la doctrine. Les voici : Histoire universelle de la philosophie, par Henri Hitter (texte allemand), 1829-1835. La partie qui contient la philosophie ancienne a été traduite en français par M. J. Tissot, 4 vol. in-8, 1835- 1837; — Essai sur la Métaphysique d'Aristote, par Félix Ravaisson, 2 vol. in-8. 1845-1846; — la Philosophie des Grecs exposée dans son ERS de la métaphysique. — lln'yapaslieud'insistersur ces étranges propositions, il suffira de dire que Perrault est loin d'être enthousiaste de Descartes, et on ne sait trop quel est celui des modernes qu'il opposerait à Aristote et à Platon. On le soupçonnerait d'incliner du côté de Gassendi. 11 professe que toutes les opérations de l'esprit con- sistent à assembler et à séparer; que l'automa- tisme des bêtes « est trop paradoxe et de trop dure digestion»; que les animaux ont une âme corporelle ; que les preuves cartésiennes de l'exis- tence de Dieu ne prouvent rien, et enfin que la doctrine du doute provisoire est téméraire, dan- gereuse et inutile. E. C. PERSÉE ou Pers.eus de Cittium, surnommé Douothée. philosophe stoïcien qui florissait dans La cxxx' olympiade, ou vers l'an 260 avant J. C. Il était, selon les uns, l'esclave, selon les autres, le parent de Zenon, le fondateur de l'école stoï- cienne, qui le compta parmi ses disciples les plus chers. Antigone Gonatas, roi de Macédoine, ayant prié Zenon de venir habiter sa cour et de répandre dans ses États l'amour de la philosophie, le chef du Portique, déjà vieux, envoya à sa place Per- saeus, assurant que le disciple ne le cédait en rien au maître, et qu'il avait sur lui l'avantage de la jeunesse et de la force. Persaeus fut comblé par Antigone d'honneurs et de richesses. Non con- tent d'enseigner à ce prince et à ses courtisans la philosophie, il exerça plusieurs commande- ments militaires. II se trouvait, dit-on, à la tête de la garnison de Corinthe, quand cette ville fut prise par Aratus, et il périt les armes à la main. 11 parait même avoir été plus soldat que philo- sophe, car on raconte que le roi, pour éprouver sa constance, lui ayant annoncé un jour la fausse nouvelle que ses biens avaient été pillés par l'en- nemi, Persaeus resta loin, dans cette occasion, de l'impassibilité stoïcienne. Diogène Laërce lui at- tribue plusieurs ouvrages, dont les titres seuls nous sont parvenus : de la Royauté; la Répu- blique lacédémonienne ; du Mariage; de l'Im- piété; des Amours; Thyeste. Il avait aussi écrit un grand nombre de dissertations, de discours et de traités polémiques. On peut consulter sur ce philosophe la Vie de Zenon, par Diogène Laërce, édit. Huebner, 2 vol. in-8, Leipzig, 1828. Les documents que l'éditeur a réunis dans le deuxième volume, les notes de Casaubon et de Ménage ne laissent rien à dé- sirer. X. PERSES (Doctrines religieuses et philoso- phiques des). Entre la mythologie, dont les récits et les symboles ne s'adressent qu'à l'imagination, et la philosophie qui ne parle qu'à la raison, il y a un degré intermédiaire de la pensée : c'est la raison revêtue de la forme de la tradition; c'est une religion qui s'efforce de répondre à tous les grands problèmes de la morale, de la physi- que, de la métaphysique, et qui, accueillie d'abord sur la foi d'une autorité immuable, finit par se modifier de mille manières et par engendrer mille sectes opposées sous le travail constant de la réflexion. Tel est le caractère que nous offre l'esprit humain dans la plupart des contrées de l'Orient, mais plus particulièrement dans celle dont nous allons nous occuper; car, quel que soit dans l'Inde ou dans la Chine l'empire des dogmes et des traditions, il est impossible de n'y pas re- connaître une philosophie très-originale et très- avancée. En Perse, au contraire, les doctrines philosophiques, quoique assez nombreuses, sont d'un caractère équivoque et d'une originalité contestable, tandis que les idées religieuses, ar- rivées en peu de temps à un haut degré de per- fection morale, ont toujours conservé la première place dar.s les esprits Les idées religieuses adoptées par les Perses, et dont le système de Zoroastre est la plus haute mais non la seule expression, se sont étendues bien plus loin et ont duré plus longtemps que leur puissance politique. Après avoir conquis la plus grande partie de l'Asie, elles ont pénétré dans l'Egypte et dar.s la Grèce par l'école d'Alexandrie, dans la Judée par la captivité de Babylone et la domination des Séleucides, dans l'Occident, par le gnosticisme, le manichéisme, la secte des ca- tarrhes, puis, détrônées par l'islamisme dans les lieux mêmes qu'elles eurent pour berceau, elles se sont développées et en quelque sorte rajeunies sous le feu de la persécution, ou, réfugiées au fond de l'Inde, elles y ont conservé jusqu'aujourd'hui leurs monuments séculaires et leur pureté origi- nelle. I. Pendant longtemps les croyances religieuses et métaphysiques de la Perse ne pouvaient être connues que par un petit nombre de passages obscurs, quelquefois supposés, et le plus souvent contradictoires, des auteurs grecs et latins. Quel- ques lignes du premier livre d'Hérodote, de l' Introduction de Diogène Laërce, de la Cyropédie de Xénophon, le traité de Plutarque sur Isis et Osiris, des citations éparses de Pline l'Ancien, à peine quelques mots de Platon, de Strabon, de Diodore de Sicile, et les prétendus Oracles de Zoroastre (Aôya toO Zu^oàaTpou) recueillis par Patrizzi, tels sont à peu près les matériaux que l'érudition la plus attentive parvenait à réunir sur ce grave sujet, lorsque, à la fin du xvne siècle, un savant anglais, très-versé dans la connaissance des langues orientales, Thomas Hyde, songea à tirer parti des écrivains musulmans. N'était-il pas, en effet, bien juste de supposer que les suc- cesseurs ou les descendants des anciens disciples- des mages, arabes, turcs ou persans, devaient avoir retrouvé sur les lieux quelques traditions encore vivantes de la vieille religion, et étaient appelés tout à la fois à compléter et à rectifier les documents transmis par les Grecs? Aussi le livre de Hyde, Veterum Persarum et magorum religionis his'toria (in-4, Oxford, 1700 et 1760), fut-il un véritable événement dans la science; et les autres connaissances dont il offre la preuve, les recherches curieuses dont il est rempli, ren- daient ce succès très-légitime. Il n'est pas un érudit occupé des religions de l'Orient qui puisse, même aujourd'hui, se dispenser de le consulter. Cependant il est bien éloigné de ce qu'on était en droit d'espérer et d'attendre. L'auteur, ne sachant ni le zend ni le pehlvi, les deux langues sacrées de la Perse, et ne pouvant, par conséquent, puiser aux sources, se laisse souvent égarer par ses guides, et mêle à leurs erreurs ses propres hypo- thèses. Ainsi, il soutient que les Perses, après avoir reçu de Sem le culte du vrai Dieu, y substituèrent plus tard le culte des astres, niais qu'Abraham les tira de cette idolâtrie et les rendit à la foi de leurs pères; qu'ils adoraient un seul Dieu, créateur du ciel et de la terre, et que les autels sur lesquels ils sacrifiaient au feu étaient une imitation de l'autel de Jérusalem. La partie la plus intéressante de l'ouvr.ige de Thomas Hyde, c'est la traduction du Sad-der, abrégé de la théologie cérémonielle et pratique des Perses, qui, rédigé en pehlvi, fut traduit en vers persans par Schah-Mord, le fils de Malek Schah, en 1493, et ensuite en latin par le théolo- gien anglais. Cet abrégé renferme cent préceptes, qui sont considérés comme autant de portes pour entrer au ciel. De là le nom de Sad-der, qui signifie les Cent portes. Mais que sont tous ces documents indirects et ces traditions incertaines devant les monuments I originaux, devant les livres mêmes de Zoroastre, PERS 12:8 — PERS ou ceux qu'une foi de vingt-deux siècles au moins consacre sous son nom, et que l'on peut appeler les écritures saintes de l'ancienne Perse? Ces monuments précieux, un jeune Français, Anque- til-Dupcrron, alla les chercher, vers le milieu du dernier siècle, dans le Guzarate, au fond de l'Inde, où il savait que les Guèhres ou Parses, c'est-à-dire les Perses restés fidèles au vieux culte de leurs pères et chassés de leurs pays par la persécution musulmane, les conservaient religieusement. Parti de Paris, comme simple soldat, le 7 no- vembre 1754, arrivé dans l'Inde le 10 août 1755, il traversi seul, à pied, sans argent, sans res- sources, au milieu des plus grands dangers, un espace de près de quatre cents lieues, pour se rendre de Cliandernagor à Pondichéry et de Pon- dichéry à Surate, étudia pendant plusieurs années le zend et le pehlvi près des destours, ou prêtres parses, et revint en France le 4 mai 1762 avec quatre-vingts manuscrits, au nombre desquels se trouvaient l'original zend et la traduction pehlvi des ouvrages suivants : 1" YYzeschnê, recueil de prières et d'élévations que M. Eugène Burnouf a publié avec une traduction et un commentaire, sous le titre de Yaçna (in-4, Paris, 1833); 2° le Vispered, où sont énumérés les principaux êtres de la création; 3° le Vendidad, considéré comme le fondement de la loi mazdéienne. Ces trois livres réunis forment ce qu'on appelle le Vendidad- Sadé; 4° les Yescht-Sad'!, diverses compositions et fragments de différentes époques; 5° le livre Sirozi ou les Trente jours, sorte de calendrier liturgique, composé des prières qui doivent être adressées au génie de chaque jour; 6° le Boun- Dehesch, collection de traités dogmatiques sur différents points, et partagée en trente-quatre sections; manière d'encyclopédie théologique, composée probablement en zend, mais qui n'existe plus qu'en pehlvi. Ce sont ces différents écrits qu'Anquetil-Duperron a fait connaître, avec une relation de ses voyages et une Vie de Zoroastre, dans une traduction française publiée à Paris, en 3 vol. in-4, 1771, sous le titre général de Zend- Avesla, c'est-à-dire la Parole de vie, ou, selon M. Burnouf, la Parole de feu. C'est par ce nom qu'on désigne le code entier de Zoroastre, ou la loi révélée dont il se disait l'interprète; mais ce code, dans l'origine, était beaucoup plus considé- rable. D'après le Dabistan, ouvrage dont nous parlerons tout à l'heure, il aurait été formé de vingt et un livres, désignés sous le nom de nosks ou naçkas. Sept de ces livres auraient traité des premiers principes des choses et de l'origine de tous les êtres; sept auraient été consacrés aux lois civiles, morales et religieuses; et les sept derniers à l'astronomie et à la médecine. Mais, au lieu de vingt et un naçkas, il n'en resterait plus aujourd'hui que quatorze dans un état de conservation plus ou moins complète. Nous ne savons pas jusqu'à quel point cette division si étudiée peut s'accorder avec la lettre et avec l'esprit du Zend-Avesta. Ce qui est certain, c'est que les ouvrages que nous venons de mentionner sont les seuls de cet ordre, ou plutôt de cette langue; qui existent aujourd'hui dans l'Inde, où ils ont été apportés de la Perse, en 1276, par le destour Ar- deschir. Non content de les introduire en Europe et deles traduire, Anquetil ena démontré l'authenti- cité et développé l'esprit par une suite de savantes dissertations publiées dans les Mémoires de l'Aca- démie des inscriptions et le t. III des Mémoires de l'Institut (classe d'histoire et de littérature). Les manuscrits si glorieusement conquis par AnqueUl-Duperron acquirent une nouvelle valeur et fournirent des lumières inattendues entre les mains de M. Eugène Burnouf. Cet illustre orien- taliste, ayant découvert que le zend n'est qu'une dérivation du sanscrit, la langue du Zend-Ave i de celle des Védas, fit servir celle-ci comme un", clef infaillible à l'interprétation de celle-là. et donna un sens précis à ce qui n'en avait pas dans l'opinion de son prédécesseur. Par ce résultat philologique, il a été conduit à un résultat philo- sophique que l'on rencontre plus d'une fois dans l'histoire de l'esprit humain. Il s'est assuré que les idées exprimées dans les monuments religieux offraient entre elles le même rapport de filiation que les deux langues, c'est-à-dire que le maz- déisme, ou le culte de Zoroastre, doit être con- sidéré comme une transfiguration, une métamor- phose spirituelle du culte brahmanique. «Les Parses. dit-il dans l'ouvrage que nous avons déjà cité {Commentaire sur le Varna, p. 541), les Perses ont personnifié des abstractions, des qua- lités morales, qui. d'abord significativesau propre, sont devenues par la suite des êtres mythologi- ques. » En d'autres termes, les Indiens adorent la nature, et les Perses s'élèvent au-dessus d'elle. Les livres zends, grâce aux travaux d'Anquetil et de M. Burnouf, peuvent nous donner une idée de la doctrine de Zoroastre. Mais quoi ! avant Zoroastre, qui lui-même en appelle souvent à une révélation plus ancienne, et dont Hérodote, en parlant de l'institution des mages (liv.I, cb. cxl), semble ignorer l'existence, les nations antiques et policées de l'Iran n'ont-elles possédé aucune tradition, n'ont-elles connu aucun enseignement religieux qui ait pu les préparer à recevoir la loi mazdéenne? A cette question vient naturellement s'en rattacher une autre: Comment supposer qu'une œuvre comme le Zend-Avesta n'ait jamais été l'occasion d'aucun autre système, n'ait jamais produit cette diversité d'interprétations, ces opi nions opposées, ces sectes ardentes que l'on voit sortir ailleurs de tous les monuments semblables, surtout si l'on songe aux vicissitudes politiques de la Perse et aux impulsions différentes qu'elle a dû recevoir? Sur ces deux problèmes, les sys- tèmes qui ont existé en Perse avant la religion de Zoroastre, et ceux qui sont sortis de son sein ou qui ont suivi sa chute, il y a deux documents à consulter, très -curieux l'un et l'autre, mais d'une valeur inégale, le Desatir et le Dabistan Le Desatir, c'est-à-dire la Parole du Seigneur ou le Livre céleste, est, si l'on en croit l'éditeur oriental, un recueil de quinze livres envoyés du ciel à quinze prophètes dont le premier est Mah-Abad, c'est-à-dire le grand Abad, et le der- nier, Sasan, deuxième du nom. Parmi ces pro- phètes se trouve Zoroastre, qui n'occupe entre eux, dans l'ordre chronologique, que la treizième place. Sasan II vivait au temps de Khosrou- Parwiz, contemporain d'Héraclius, et termina ses jours neuf ans avant la destruction des Sas- sanides par les Arabes. « La langue, dit Silvestre de Sacy {Journal des savants, janvier 1821), dans laquelle est écrit le Desatir, diffère du zend, du pehlvi, du pers m moderne et de tou- tes les autres langues connues, et il serait de toute impossibilité aujourd'hui d'en entendre un seul mot sans la traduction littérale qu'en a faite en persan Sasan deuxième du nom, et qui est jointe à l'original verset par verset, et pres- que ligne par ligne. Sasan ne s'est pas contenté de traduire le Desatir, il y a joint parfois un commentaire où il déploie une métaphysique subtile et raffinée. » C'est cet ouvrage, déjà connu en partie par l'auteur du Dabistan. et dont un fragment en persan avait reçu le jour en 1789 dans les Nouveaux Mélanges asiatiques de Cal- cutta, qui a été publié à Bombay, en 1818. par Moulla Firous Ben Kaous, accompagné de l'an- cienne version persane et du commentaire du deuxième Sasan, avec une traduction anglaise PERS — 1289 — PERS tant de l'originai que du commentaire (1 vol. gr. in -8). C'est un fait bien extraordinaire qu'un tel mo- nument soit resté ignoré de l'histoire, qu'il ait existé avant et après Zoroastre tant d'écrivains et de livres célèbres dont pas un seul n'est men- tionné dans l'antiquité sacrée ou profane; mais l'incrédulité est complètement justifiée lors- qu'on connaît la chronologie du Desatir et les anachronisuies qu'il décore du nom de prédic- tions. Le premier des quinze personnages qu'il met en scène, et qui a donné son nom à tous les sectateurs du Desatir, Mah-Abad, n'est pas seulement un prophète de l'Iran, il est le pre- mier père et le législateur du genre humain dans la période cosmogonique à laquelle nous appartenons : car, après avoir péri dans un cata- clysme universel, à la fin de la précédente pé- riode, notre espèce a recommence avec lui dans la période actuelle. Mah-Abad a eu pour succes- seurs treize apôtres et princes de sa race, treize Abad qui forment avec lui la dynastie des Mah- Abadiens. Le nombre des années qui marque la durée de cette dynastie ne peut être exprimé dans aucune langue; il faut se contenter de le représenter aux yeux par un 6 suivi de vingt- trois zéros. Encore ce signe n'est-il pas exa:t : car chacun des jours dont se compose l'année mah-abadienne est une révolution de Saturne, évaluée à trente années solaires. Après la dy- nastie des Mah-Abadiens, vient celle de Dji- Afran, le second prophète de l'Iran, dont la fa- mille, déjà singulièrement dégénérée, n'a régné qu'un million d'années mah-abadiennes. Le troisième prophète est Schaî-Kéliv, fondateur d'une nouvelle dynastie, qui, inférieure à la précédente, ne subsiste que pendant un scha- mar, c'est-à-dire un espace de dix millions d'années. A la dynastie de Schaï succède celle de Y.isan, fils de Schaï Maliboul, et quatrième prophète de l'Iran. Celte dynastie dure quatre- vingt-dix-neuf salam. ou neuf millions neuf cents ans. Alors nous entrons avec Ghilschah ou Kaïomors (Cayoumarth, selon M. de Sacy) dans une époque moins fabuleuse. Les faits historiques rapportés par le Desatir, sous forme de prédictions, n'offrent pas moins de prise à la critique que sa chronologie imagi- naire. Ainsi le premier Sasan, qui se dit fils de Darius II et frère d'Alexandre, parle de Manès et de ses disputes avec Sapor, de Mazdek et même de Mahomet, c'est-à-dire de personnages et d'événements postérieurs à lui de six à neuf siècles. Sasan V, qui se place sous le règne de K.hosrou-Par\viz, et qui est mort neuf ans avant la chute des Sassanides, fait mention de la con- quête des Arabes, de la puissance des Turcs et de la corruption de la religion musulmane : d'où il faut conclure, selon M. de Sacy (Jour- nal des savants, février 1821), que les deux derniers livres du Desatir ont été écrits dans l'Inde, ou dans une contrée voisine de l'Inde, six ou sept siècles après l'hégire, et que le reste de l'ouvrage peut appartenir au ne ou nr siècle de la même ère. Quand on admettrait cette supposition dans toute sa sévérité, le Desatir serait encore un monument de la plus haute importance pour l'histoire de la philosophie, comme le fait d'ail- leurs remarquer lui-même l'illustre orientaliste que nous avons pris pour guide dans cette question. «Quoique ce livre, dit-il (ubi supra), soit loin de pouvoir prétendre à la haute anti- quité qu'il s'attribue lui-même, on ne saurait douter qu'il ne contienne d'anciennes traditions dont une judicieuse critique peut profiter, en les séparant des idées plus modernes qui en ont changé la face, et qui peut-être sont dues au mélange des doctrines et des traditions an- ciennes. » Le Dabistan, c'est-à-dire VÊcole des mœurs, est un ouvrage d'un tout autre caractère, mais non moins précieux pour le sujet que nous trai- tons. L'auteur, Mohsan-Fani. ou de quelque au- tre nom qu'il s'appelle, car' les philologues ne sont point d'accord sur ce point, est un Persan de la secte des soufis, qui, né en 1615, sous le règne de Schah-Djéhan, passa la plus grande partie de sa vie à voyager dans l'Inde, en étu- diant partout sur son passage les sectes religieu- ses et philosophiques répandues dans cette vaste contrée. Il prend connaissance de tous leurs li- vres, se fait initier à toutes leurs traditions et à tous leurs mystères, entre en conversation avec leurs plus célèbres docteurs et confronte les in- terprétations orales avec les dogmes écrits. C'est en rédigeant ces observations qu'il a composé le Dabistan, où l'on voit analysées sans art, mais avec impartialité et d'une manière attachante, profonde quelquefois, ces cinq grandes reli- gions : celles des mages, des Indiens, des juifs, des chrétiens, des musulmans, et ce que l'au- teur appelle la religion des philosophes, y com- pris leurs principales ramifications. Ce livre était complètement ignoré des savants de l'Eu- rope, lorsqu'il attira, en 1787, l'attention de William Jones. Ce n'est qu'en 1809 qu'il fut pu- blié pour la première fois, à Calcutta, dans l'o- riginal persan, et qu'il en parut quelques frag- ments, traduits en anglais, dans les Recherches asiatiques. Enfin, une traduction complète de l'ouvrage, également en anglais, accompagnée de notes savantes, d'une introduction et de ta- bleaux analytiques, a été publiée à Paris en 1843 (3 vol. in-8), par MM. David Shea et An- thony Troyer, aux frais du comité de traduction orientale de la Grande-Bretagne et de l'Irlande. Le premier volume est consacré tout entier aux sectes religieuses et philosophiques de la Perse, et peut se diviser en deux parties : celle qui se rapporte aux doctrines antérieures à Zoroastre et à Zoroastre lui-même, et celle où il est question de systèmes plus récents, ou tout au moins rajeunis. Dans la première, l'auteur du Dabistan ne fait guère que répéter, sans aucune différence essen- tielle, le Desatir et le Zend-Avesta ; et cette con- cordance nous fait voir combien l'un de ces deux monuments a été bien compris en Europe, et quelle valeur il faut attacher à l'autre. La seconde partie nous offre des faits entièrement nouveaux, entièrement étrangers jusqu'à ce jour à l'Europe savante, et qui peuvent être accueillis avec con- fiance quand on songe à l'exactitude dont notre voyageur fait preuve dans des matières parfai- tement connues de nous : par exemple, lorsqu'il parle des juifs, des chrétiens et des Indiens. Nous avons cru nécessaire d'indiquer rapide- ment les matériaux que la science a amassés jusqu'à présent pour la connaissance des idées de l'Iran, et les trois principales sources où il faut puiser ; nous allons essayer à présent d'en 1 faire sortir ce qui peut intéresser l'histoire de la philosophie, en commençant toutefois par le Zend-Avestâ; car là est le point fixe sur lequel reposent et autour duquel doivent s'étendre toutes nos recherches ; le système de Zoroastre est l'expression la plus haute et la plus univer selle de l'esprit de l'ancienne Perse. II. La première question que soulève le Zend- Avesta, c'est celle de son authenticité. Les livres zends rapportés de Surate vers le milieu du der- nier siècle ont-ils été véritablement, sinon écrits, du moins inspirés par Zoroastre? Sont-ils une œuvre sincère, originale, ou seulement une de PERS — 1290 — PERS ces impostures si fréquentes en Orient, et où quelques traditions anciennes se mêlent aux in- ventions d'une imagination plus récente? Cette question appartient plus à la philologie qu'à la critique philosophique; or, comme nous l'avons déjà remarqué, la philologie contemporaine l'a résolue dans le premier sens. En démontrant que le zend, cette langue à peine comprise des des- tours eux-mêmes, n'est qu'une dérivation, un fi- lon égaré de la langue des VédaSj elle a prouvé en même temps la haute antiquité des écrits qui nous l'ont fait connaître et des idées dont elle est l'interpiète. Telle est d'ailleurs la nature de ces idées, tel est leur caractère religieux et pri- mitif, telle est leur conformité avec tout ce que nous pouvons savoir sur la religion des Perses par les auteurs grecs et latins, qu'elles offrent par elles seules une garantie suffisante aux soupçons de la critique. Quant à l'âge du Zend-Avesta, quant à la date précise de la mission de Zoroastre et du triom- phe de sa doctrine parmi les peuples de l'Iran, c'est un problème plus difficile à résoudre; car la Perse n'a pas plus de chronologie que l'Inde, ou, si elle en a une, c'est une chronologie fabu- leuse comme celle du Desatir, poétique comme celle du Schah-Nameh. Nous nous trouvons ici placés entre deux points extrêmement éloignés l'un de l'autre. Si nous en croyons la critique moderne, c'est-à-dire les conjectures d'Anquetil- Duperron (Vie de Zoroastre, Zend-Avesta, t. II), généralement adoptées aujourd'hui, Zoroastre, ou, pour l'appeler de son nom zend, Zéréthos- chthrô (astre d'or, astre brillant), serait né à Urmi, dans l'Iran, en 585 avant notre ère, et aurait rempli sa mission en 549. C'est dans cette année même qu'après avoir converti sa patrie, il se serait rendu à Balk, capitale de la Bactriane, où il aurait gagné au nouveau culte, d'abord le roi, puis la cour, puis toute la nation et même un brahmane. Sankara-Acharya, ou, comme l'ap- pelle le Dabistan, Djangran-Ghachah, arrivé de l'Inde pour discuter avec lui. Le roi qui régnait alors à Balk, Ghustasp, père d'Isfendiar, est sup- posé être le même qu'Hystaspes, père de Darius. Ayant passé dans la capitale de la Bactriane en- viron dix ans (de 539 à 529 avant J. C), le pro- phète iranien aurait été prêcher sa doctrine à Babylone, et aurait rencontré Pythagore au nombre de ses disciples. C'est dans ce temps que les Grecs ont placé le règne de Cambyse. Enfin, revenu en Perse après trois ans d'absence, Zo- roastre aurait vu son culte publiquement adopté dans la Chaldée, dans la Perse, dans la Médie, dans la Bactriane, alors réunies sous le sceptre de Darius, et serait mort à l'âge de soixante- dix-sept ans, en 508 avant Jésus-Christ. Tel est le résultat des suppositions d'Anquetil, qui, du reste, est bien éloigné d'en dissimuler l'incerti- tude, et ne les avance qu'avec une extrême cir- conspection. Si nous consultons les auteurs grecs, nous les verrons presque tous s'accorder entre eux pour placer le fondateur de la religion des Perses à une distam e qui détruit complètement notre système de chronologie. Selon Diogène Laërce {Vilœ philosoj/h. Proœm), He platonicien, dans son livre des Xl:matiERS — 1294 — PERS comme les passions de son propre cœur. Mais pour lutter, il faut avoir des forces, il faut êlre exempt des privations qui, en énervant le corps, ne sont pas moins funestes à l'esprit: aussi loin de recommander les macérations et les jeûnes, comme font la plupart des législateurs de l'O- rient, Zoroastre les proscrit formellement. « Si l'on ne mange rien, dit-il (Vendidad-Sadé, forg. 3), on sera sans force et l'on ne pourra pas faire d'oeuvres pures. 11 n'y aura ni forts labou- reurs, ni enfants robustes, si l'on est réduit à désirer la nourriture. Le monde, tel qu'il existe, ne vit que par la nourriture. » A cette idée qui fait de la vie un combat et une épreuve, vient nécessairement se rattacher le dogme de' l'immortalité. L'âme, au sortir de ce monde, est attendue et jugée par Mithra, près du pont Tchinevad, dont Mahomet a fait le pont Sourate. Si le nombre des bonnes actions l'em- porte sur celui des mauvaises, elle traverse sans danger ce pont tranchant comme un rasoir et entre dans le béhescht, c'est-à-dire dans le séjour des élus. Le contraire a-t-il lieu, elle descend près des démons dans l'abîme. Si l'on en croit un recueil de traditions fort anciennes, le Sadder- Boun-Déhesch, traduit en grande partie par An- quetil-Duperron, dans les Mémoires de VAca- démiedes inscriptions (t. XXXVII, p. 646-648), la croyance à la spiritualité et à l'immortalité de l'âme aurait revêtu chez les Perses une forme plus analytique. Toute la partie sensitive et in- telligente de notre être serait considérée comme la réunion de trois principes distincts : d'abord le djan, c'est-à-dire le principe vital, qui con- serve la force du corps et entretient dans toutes ses parties l'ordre et l'harmonie; ensuite Vakko, principe divin et inaltérable qui nous éclaire sur le bien qu'il faut faire, sur le mal qu'il faut éviter, et nous annonce dès cette vie une vie meilleure : en un mot, la conscience ou plutôt la raison morale; enfin, l'âme proprement dite, la personne humaine, qui se compose à son tour de ces trois facultés : 1° l'intelligence, désignée sous le nom de boé; 2° leroùan, qui paraît tenir à la fois du jugement et de l'imagination; 3° le férouer, ou la substance même de l'âme, qui, après avoir existé séparément dans le ciel, a été obligée de s'unir au corps. Le principe vital n'est qu'une sorte de vapeur qui s'élève du cœur et que la mort doit dissiper. La raison morale, Yakko, retourne au ciel d'où elle est descendue ; l'âme proprement dite, formée par la réunion des trois autres éléments, demeure seule respon- sable de nos bonnes et de nos mauvaises actions, est seule réservée aux récompenses du paradis et aux châtiments de l'enfer. Au dogme de l'immortalité de l'âme, le Zend- Avesta ajoute celui de la résurrection des corps. Mais cette révolution qui, selon la loi de Zoroas- tre, doit s'étendre à toute la nature, loin d'éter- niser les supplices, a pour but, au contraire, d'y mettre un terme, en faisant disparaître du même coup le mal physique et le mal moral. Les morts rappelés à la vie comparaîtront devant le tribunal d'Ormuzd. Les bons iront au gorotman (le ciel des élus); les méchants seront précipités dans le douzakh (l'enfer); et quand ils auront éprouvé pendant trois jours, en corps et en âme, les uns toutes les joies du paradis, les autres toutes les peines de l'enfer, ils se trouveront égaux, il n'y aura plus de méchants ni de réprouvés; « tous les hommes seront unis dans une même œuvre, » revêtus de corps immortels, affranchis de tous les besoins humiliants, et assurés pour toujours de la félicité des anges. Ormuzd, ayant terminé ses œuvres, se reposera dans sa gloire ; Ahri- juane, comme nous l'avons dit plus haut, adres- sera des prières et offrira des sacrifices à l'Éter- nel. A la place même de l'enfer, on verra une contrée d'abondance et de délices (Zend-Avesta, t. III, p. 411-415). III. Que quelques-unes des croyances que nous venons d'exposer aient été répandues dans l'Orient avant Zoroastre, c'est ce qu'il est im- possible de contester. Zoroastre, lui-même, en appelle sans cesse à une révélation plus an- cienne, celle de Heômo ou Hom, dont Thomas Hyde a fait Abraham. Le culte de Gâhambars, ou des six époques de la créition, est univer- sellement attribué à Djemschid, un des rois des temps héroïques de la Perse, et dont le règne, selon les calculs de Ferdousi, remonterait à l'an 3429 avant notre ère. Nous savons aussi que la distinction des deux principes, avec tout leur cortège de bons et de mauvais anges, était déjà un dogme consacré par la religion des Chal- déens (voy. ce mot). Mais quand on considère dans leur ensemble les idées développées dans le Zend-Avesta, on y reconnaît sans peine un système original et puissant, dirigé à la fois contre le sabéisme et le brahmanisme. Au sa- béisme, c'est-à-dire au culte des astres, il oppose l'idée a'un monde spirituel antérieur et supé- rieur au monde naturel, d'une intelligence su- prême, dont toute l'armée céleste a reçu l'exis- tence et suit les ordres. Au brahmanisme, qui absorbe tous les êtres en un seul et nous montre la nature divinisée et tournant sur elle-même dans un cercle invariable, il oppose la distinc- tion de Dieu et de l'univers, du bien et du mal, de l'âme et du corps, la providence divine, la liberté humaine, l'égalité des droits et des de- voirs, la lutte considérée comme une condition de la vie, et la vie elle-même comme une pré- paration à une félicité immortelle. Ces deux principes, détrônés mais non emportés par la religion de Zoroastre, nous allons les trouver essayant de se relever et de se rajeunir, à l'aide du mysticisme, dans le système des sipasiens, c'est-à-dire les adorateurs. C'est ainsi que se nomment les sectaires qui prennent pour base de leurs croyances le Desatir et les prétendues prophéties des Abad, affirmant que Zoroastre n'a rien changé à cette primitive révélation, qu'il n'a fait que la traduire en paraboles et en allégories, pour lui donner plus d'accès dans la multitude. Cette méthode allégorique unie avec des prétentions à une antiquité merveil- leuse est un des traits caractéristiques des sec- tes qui se forment à une époque de dissolution et de décadence. Voici, au reste, les opinions les plus importantes des sipasiens, telles que les présentent à la fois le Desatir et le Dabistan. Dieu est l'être universel, l'unique substance. L'unité, l'identité, l'éternité sont ses principaux attributs, ou du moins les seuls que nous puis- sions saisir ; car son essence nous est incompré- hensible. Tout ce qui est participe de son exis- tence et ne peut jamais se séparer de lui; par conséquent, l'univers n'a pas commencé et ne doit pas finir. Il est le résultat, non d'une créa- ture, mais d'une émanation éternelle. Le pre- mier de tous les êtres sortis du sein de Dieu se nomme Azad-Bahman. Il représente l'universelle intelligence, il réside dans la sphère de la plus pure lumière et sert de médiateur entre le prin- cipe suprême et les existences inférieures. A son tour, il donne naissance à une innombrable hiérarchie d'anges, de génies, d'esprits qui ani- ment et dirigent les astres, les éléments, la terre, les minéraux, les végétaux, les animaux y compris l'homme. La nature entière doit donc être considérée comme un être vivant, intel- ligent, dont toutes les parties se lient et réa- PERS 1295 PERS gissent les unes sur les outres comme les mes de notre corps; mais cette vie est uni- verselle, et, comme nous l'avons remarqué tout à l'heure, éternelle et divisée par périodes astro- nomiques dont rien ne peut donner une idée dans Jes autres systèmes. Lorsqu'une période imence, une des étoiles fixes gouverne seule l'univers pendant mille ans. Au bout de ce temps, elle s'associe un autre astre pendant le même bre d'années. Tous les astres, jusqu'au der- nier, qui est la lune, deviennent, ainsi à tour de rôle et pour la même durée, les associés de celui qui a d'abord régné seul. Ce cercle étant épuisé, l'astre dirigeant cède la place à celui qui lui a été associé le premier, et les choses se passent exactement comme auparavant. C'est de cette manière que le gouvernement du monde pusse successivement à tous les astres, dont le nombre total nous représente un pareil nombre de milliers d'années qui forment le règne de chacun d'eux. Au terme de cette succession, la période est accomplie, et une autre période commence, ramenant avec elle tous les phéno- mènes et tous les êtres qui ont existé aupa- ravant. Chacune de ces révolutions s'appelle un jour. Trente de ces jours forment un mois, douze mois une année, un million de ces années un fard, un million de fards un ward, etc. Toute cette chronologie nous rappelle l'année divine des Indiens, comme les quatorze Abad nous font penser aux quatorze Manou. L'opinion que les sipasiens se forment de l'âme humaine est liée à leur système général. Ils supposent que les âmes, non moins diverses dans leur nature que les corps, viennent de dif- férentes régions du ciel, les unes du soleil, les autres des étoiles fixes, d'autres des planètes, selon la disposition du corps qui les reçoit. Après une vie irréprochable, consacrée à la vraie foi et aux bonnes œuvres, elles remontent vers les étoiles et s'élèvent peu à peu jusqu'à la sphère éthérée, séjour des purs esprits, où elles jouissent de la contemplation de la suprême lu- mière, minenivanminou. Si, au contraire, le vice et le crime ont effacé en elles le souvenir de leur origine, elles descendent successivement dans toutes les formes inférieures à la nature humaine, dans les animaux, dans les plantes, dans les minéraux même, et finissent par rester attachées aux éléments bruts. Enfin, si le bien et le mal se balancent dans leur carrière, elles se purifient par un certain nombre de migra- tions, puis arrivent au niveau des âmes bienheu- reuses. C'est par cette foi dans la métempsychose qu'ils justifient le respect qu'ils partagent avec tous les habitants de la Perse pour les animaux utiles ou innocents et la guerre qu'ils font aux animaux nuisibles. Les animaux utiles ont été des hommes coupables de fautes vénielles. Les animaux nuisibles sont habités par des âmes de meurtriers et de criminels endurcis. Ce panthéisme, moitié astrologique et moitié métaphysique, est. dignement couronné par un mysticisme sans règle et sans frein. De même que les étoiles disparaissent devant le soleil, de même, disent les sipasiens (Dabislan, t. I, p. 83), l'âme doit s'anéantir devant Dieu, soleil des êtres. Ils pensent qu'il y a quatre degrés, quatre états de l'intelligence par lesquels on arrive à cette perfection. Le premier est la vi- sion de Dieu en songe; le second, la révélation dans l'état de veille ; le troisième, l'extase ; le quatrième, l'anéantissement en Dieu, avec la faculté de quitter son corps. Ici encore on recon- naît sans peine la doctrine indienne du Yoga, si ce n'est le soufisme. L'auteur du Dabistari a conversé avec plusieurs membres de cette secte; il parle longuement de son dernier chef, Azar Khaivan, qui, né à Khuin. en Perse, en 1588 de notre ère, mourut à Patna, dans l'Inde, en 1673, après avoir passé toute sa vie dans la contemplation et la plus dure abstinence, adoré parmi les siens comme le continuateur et le descendant de la dynastie mahabadienne (ubi supra, p. 97). Le mysticisme indien nous apparaît d'une manière non moins évidente, mais plus exclu- sive, dans la secte des djemschaspiens, ainsi appelés du nom de leur fondateur ; car ils pré- tendent être les disciples de Djemschasp, fils de ce même roi Djemschid à qui l'on attribue l'institution des gâhambars. C'est une origine moins reculée, mais tout aussi imaginaire que celle des sipasiens. Ces sectaires sont aussi con- nus sous l'appellation de yekanah-binan, c'est- à-dire les prophètes de l'unité, parce que Dieu est le seul être dont ils reconnaissent l'exis- tence. Tout le reste, les cieux, les anges, les étoiles, les âmes, les éléments, les animaux, les végétaux, les minéraux, en un mot, l'univers, tant matériel que spirituel, n'existe que dans la pensée divine. Voici en quels termes on fait parler Djemschasp, exposant sa doctrine à un de ses disciples (ubi supra, p. 194) : « Sache, ô Abtin, que le Tout-Puissant a conçu en idée la première intelligence. La première intelli- gence a conçu de la même manière trois choses, à savoir : la seconde intelligence, l'âme de la sphère supérieure et le corps de ce même ciel. La seconde intelligence a conçu de la même manière trois choses, et ainsi de suite, jusqu'aux éléments et à leurs diverses combinaisons. C'est absolument comme lorsque nous nous faisons l'idée d'une ville avec des places, des jardins et des habitants, qui, hors de notre imagination, n'ont aucune existence. » C'est, comme on voit, l'idéalisme, sinon dans sa perfection, du moins dans toute sa hardiesse. Les djemschaspiens ont développé leur système dans plusieurs ouvrages, dont le plus célèbre a pour titre : Testament de Djemschid adressé à Abtin, et pour auteur Far- hang-Destour. Les samradiens, ainsi appelés du mot sam- rad, qui signifie imagination, pensée, ne dif- fèrent pas essentiellement de la secte précé- dente, mais ils se divisent en plusieurs classes, qui marquent autant de degrés dans l'idéalisme, depuis la doctrine de Berkeley jusqu'aux consé- quences sceptiques du système de Kant. La pre- mière classe des samradiens, dont le fondateur, Fartosch, est censé avoir vécu sous le règne de Zohak, c'est-à-dire, selon le calcul de Ferdousi, 2729 ans avant notre ère, ne regarde comme une idée ou une illusion que ce monde élémen- taire ; tout le reste, cieux, substances simples, lui paraît avoir une véritable existence. La seconde classe des samradiens, qui a pour chef Farschid, fils de Fartosch, ne regarde comme réel que les substances simples, et compte parmi les illusions le ciel et les astres. La troisième classe, docile aux leçons de Fariradj, fils de Farschid, abandonne aussi les substances sim- ples, telles que les cieux et les pures intelli- gences, et ne conserve à la réalité que les attri- buts nécessaires de Dieu. Enfin, une quatrième classe, composée des disciples de Faramand, successeur de Fariradj, n'excepte rien de l'idéa- lisme, pas même les attributs divins. Dieu, pour eux, est tout ce qui est, et Dieu n'est qu'une idée (Dabistan, t, I, p. 195 et suiv.). Il est assez vraisemblable que ces quatre personnages se succédant de père en fils à la tête de ces quatre écoles ne sont qu'une manière symbo- lique de peindre les différents degrés de l'idéa- pi; h s — 129.; »i:its lisme et la pente fatale qui l'entraîne au scepti- cisme. Du reste, l'auteur du Dabistan nous assure avoir rencontre dans l'Inde, en 10:>4 de l'hé- gire, ou 1637 de notre ère, un certain nombre de Parses opiniâtrement attachés à ce système. Ce sont les pyrrhoniens de l'Orient, et on leur attribue une foule d'aventures qui rappellent les scènes de Molière dans le Mariage forcé. Du scepticisme à l'athéisme, la distance n'est pas grande. Aussi lisons-nous dans le Dabistan (t. 1, p. 203) que, vers le milieu du règne de Zohak, vivait en Perse un penseur du nom de Schidrang. à la fois guerrier et philosophe, qui ne reconnaissait pas d'autre Dieu que la nature, ou, pour employer ses expressions mêmes, la disposition et la constitution {khoy 7nanisch) ; en un mot, la force qui agit sur les éléments. Ces éléments, toujours les mêmes, selon lui, passent alternativement dans tous les êtres, dans les hommes comme dans les animaux, dans les animaux comme dans les plantes, de la disso- lution à l'organisation et de l'organisation à la dissolution. C'est aussi l'athéisme, ou un panthéisme ma- tériel, que nous rencontrons dans la doctrine des paikariens, ainsi appelés de leur fondateur Paikar. Selon ces sectaires, Dieu ne serait pas autre chose que le feu, dont la lumière aurait donné naissance aux astres. Mais le feu n'est pas seulement lumineux, il est sec et chaud ; par ces deux propriétés, il a engendré l'air; dans l'air, il y a un principe d'humidité qui a produit l'eau. L'eau, étant à la fois humide et froide, a engendré par sa froideur la terre. Enfin, de la combinaison de ces quatre éléments sont sortis tous les corps composés [ubi supra, p. 204). Si la Perse a son Heraclite, elle a aussi son Thaïes dans lx personne d'Alar, chef des ala- riens, et son Anaximène dans Milan, chef des milaniens. En effet, le premier reconnaît pour principe de l'univers l'humidité ou l'eau, et le second, l'air [ubi supra, p. 204-207). Un mé- decin du nom de Schadib, que ses disciples font vivre dans l'Iran, à la fin du règne de Zohak, se figurait que les choses avaient pour principe générateur la terre. Les propriétés froides de ce corps auraient donné naissance à l'eau ; ses propriétés humides, à l'air; sa séchere.sse, au feu ; et celui-ci, à son tour, aurait engendré le ciel et les étoiles. Enfin, toutes ces hypo- thèses matérialistes, presque identiques à celles de l'école ionienne, viennent se résumer et se concilier dans le système du mobed Akhschi, contemporain de Schadib et fondateur de la secte des akhschiens. D'après ce philosophe, Dieu est l'essence de tous les éléments, et, dans ce sens, il est vrai de dire qu'il n'a aucune forme, qu'il est partout et qu'il reste immuable, tandis que tout change dans l'univers. Il admet la résurrection, mais dans une acception pure- ment physique, comme la transformation des éléments et la révolution périodique de la na- ture. 11 rejette les récompenses et les châti- ments d'une autre vie, faisant consister le pa- radis dans les plaisirs des sens, dans la jouissance de tous les biens matériels, et l'enfer dans la douleur et la privation. Des vieilles croyances de l'Iran il n'a conservé que la loi qui com- mande la douceur et défend la cruauté envers les êtres inoffensifs ; mais il permet l'inceste et déclare l'adultère innocent quand le mari con- sent à son propre déshonneur. Le bien et le mal, dit-il, n'ont rien d'absolu ; ils dérivent exclusi- vement des institutions et des lois, que l'homme change à volonté. Les akhschiens peuvent être considérés comme les épicuriens de la Perse. Ils étaient fort nombreux à l'époque où écrivait l'auteur du Dabistan; mus, repoussés par les» autres sectes de leur nation, ils prenaient gé- néralement le masque de l'islamisme [ubi suj/ra, p. 208-211). Ainsi nous avons trouvé en Perse le matéria- lisme, le scepticisme, l'épicurisme, sans compter les systèmes d'un ordre plus élevé: nom allons y rencontrer le communisme, dans une MCte dont l'existence ne peut pas être contestée, car elle a été la cause d'une révolution politique et a fait tomber un roi de son trône. Cette secte est celle de Mazdak, qui, après avoir vu un instant le triomphe de ses principes sous le règne de Kobad, périt dans les suppliées par les ordres de Nouschirvan ou Chosroës le Grand, vers l'an 533 de notre ère. Mazdak était grand prêtre ou arebi- mage de la religion de Zoroaslre [Destouran- Uestour); mais il osa tirer des dogmes qui lui étaient confiés des conséquences étranges. Se donner entièrement à Dieu, se détacher de soi et du monde, voilà quel devait être, selon lui, le but de tous nos efforts. Plus on approche de ce but, plus on est heureux; plus on s'en écarte, plus on est malheureux. Or, qu'est-ce qui nous attache le plus à la terre? Qu'est-ce qui nous empêche de nous donner à Dieu et de vivre en paix avec nos semblables? C'est la possession individuelle, ex- clusive, des biens et des femmes, parce que cette possession est l'essence même de l'égoïsme et le contraire de l'abnégation. Que les biens et les femmes soient donc mis en commun. «Les biens et les femmes, disait Mazdak [ubi supra, p. 372- 380), doivent appartenir à tous exactement comme le feu, l'eau et les plantes de la terre. — C'est une grande injustice que la femme de l'un soit par- faitement belle quand celle de l'autre est précisé- ment l'opposé. II est donc ordonné par les règles de l'équité et de la vraie religion à un homme de bien d'abandonner pour quelque temps son aimable compagne à un voisin qui en a une mé- chante et une laide, et d'accepter en échange cette femme disgraciée. — 11 est également con- traire à la justice et à la nature qu'un homme occupe un rang distingué, tandis qu'un autre reste pauvre et dénué de toutes ressources. C'est donc un devoir pour le vrai croyant de partager sa fortune avec celui qui partage sa foi. Il est même obligé, selon la religion de Zoroastre, de lui en- voyer sa femme pour le visiter, afin qu'il ne reste pas privé de compagne. » On sait que cette doc- trine, acceptée et mise en pratique par Kobad, souleva contre lui toute la Perse, le fit chasser du trône et causa des désordres qui ne finirent que sous le règne de Chosroës. Mais c'est en vain que ce prince fit mourir dans les supplices le nouveau prophète et ses principaux disciples : la secte survécut. L'auteur du Dabistan rencontra encore un grand nombre de ses adeptes qui lui montrèrent un ouvrage de Mazdak, écrit en vieux persan et intitulé le Desnad. Ce livre, si nous en croyons le même écrivain, a été traduit en persan moderne par Ayiu Schakib. Indépendamment de ce système politique et social, le mazdéisme a aussi produit plusieurs sectes philosophiques, qui, au fond, ne reconnais- sant d'autre autorité que la raison, interprètent le Zend-Avesta par la méthode allégorique, dans le sens de leurs propres opinions. Toutes ces sectes sont réunies sous le nom de Beh-Dinan, ou partisans de la vraie foi, d'une religion meil- leure. Elles prétendent que la guerre d'Ormuzd et d'Ahrimane n'est pas autre chose que la lutte de l'esprit et de la matière, et, dans une sphère plus circonscrite, de l'âme et du corps, lutte dans laquelle le principe supérieur doit finir par triom- pher. Les démons sont les passions, les appétits qui naissent du corps, et les anges les facultés PERS — 1297 — PETI de l'esprit ou les qualités de l'âme. Quelquefois aussi c'est l'être et le non-être qu'elles nous re- présentent par les deux puissances. L'être se confond avec le bien, et le mal avec le non-être ; c'est-à-dire que le mal est une pure négation, et que le bien seul est une possession d'une existence réelle, absolue, éternelle (Dabistan, t. I, p. 359 et suiv.). Cette manière d'interpréter les livres saints, dans la langue tbéologique de l'Europe s'appellerait le rationalisme. Il nous resterait encore à parler des manichéens et des soufis; mais ces deux hérésies fameuses sortant du cadre que nous nous sommes tracé ici par les liens qui les rattachent, l'une au christianisme, l'autre à la théologie musulmane, nous avons cru devoir les réserver pour des articles distincts. Au commencement de la dernière moitié de ce siècle, une nouvelle secte, moitié religieuse, moitié philosophique, a été fondée en Perse. Elle porte le nom de Babysme et ses adhérents sont les Babys. Son chef spirituel s'appelle le Bab, c'est-à-dire la Porte, sans doute la porte du salut ou de la vie éternelle. Cette secte a eu ses martyrs, elle a ses livres saints et ses inter- prètes. Elle paraît pencher vers le mysticisme kabbalistique. Mais les écrits émanés de son sein ne sont pas encore assez connus pour qu'il soit possible d'en parler avec certitude. On pourra s'en faire une idée par les ouvrages de M. de Gobineau indiqués à la fin de cet article. Si nous jetons maintenant un coup d'œil d'en- semble sur l'espace que nous venons de parcourir, nous y trouvons, comme dans toute civilisation un peu avancée, trois périodes : l'une de pure soumission, où l'on n'entend que la voix inspirée du prophète ; l'autre de soumission et de raison- nement tout ensemble, où l'on discute sur les dogmes, où l'on remonte le cours des traditions, où des sectes diverses se disputent la préséance ; enfin la troisième de pur raisonnement, de spé- culations indépendantes et souvent hostiles à la vieille foi. Pendant cetle période, la Perse a cessé d'exister comme puissance morale et politique; assaillie à la fois par les idées musulmanes et par les idées indiennes, elle a dû subir néces- sairement cette double influence. Aussi rien de plus contestable, comme nous l'avons dit en commençant, que l'antiquité et, par conséquent, l'originalité de ses systèmes philosophiques; mais ses doctrines religieuses, son dualisme mitigé, ses idées sur la liberté, sur l'unité du genre humain, la régénération du monde, la résurrec- tion des corps et l'avènement futur du paradis sur la terre, sont faits pour exciter les plus graves méditations et ouvrir devant nos yeux un horizon nouveau. Outre les ouvrages que nous avons indiqués dans le cours de cet article, on peut consulter : Faucher, Traité historique de la religion des Perses, dans les tomes XXV, XXVII, XXIX, XXXI et XXXIX des Mémoires de l 'Académie des in- scriptions;— Gœrres, Histoire des mythes du monde asiatique, 2 vol. in-8, Heidelb., 1810 (ail.); — Meiners, de Zoroastris vila, instilutis, doc- trina et libris. dans les Nouveaux mémoires de la Société de Ôœllingue, t. VIII et IX, et dans la Bibliothèque philosophique, t. IV; — Tyschen, Commcntatio de religionum Zoroaslricarum apud exleras génies vestigiis, dans les Nouveaux mémoires de la Société de Gœttingue, t. XI et XII; — Rhode, la Sainte tradition, ou Système complet de la religion des anciens Baclriens, Mèdeset Perses, in-8, Francfort-sur-le-Mein, 1810 (ail.); — Erskin, Dissertation sur les Parses, dans le tome II de la Société littéraire de Bombay; — JeanRaynaud, Zoroastre, encyclopédie nouvelle de Pierre Leroux et Reynaud, t. VIII ; — Joachim fICT. PHILOS. Menant, Zoroastre, Essai sur la philosophie religieuse de la Perse, in-8. Paris, 1844; — de Gobineau, les Bcligions et les philosophies dans l'Asie centrale, 1 vol. in-8. Paris, 186ô; — His- toire des Perses d'après lés auteurs orientaux, grecs et latins, par le même, 9 vol. in-8. Paris, 1869. PERSONNE. PERSONNALITE Dans l'ori- gine, le mot personne (en latin persona, en grec •rcpôtrwaov) ne signifiait pas autre chose qu'un masque de théâtre représentant les traits réels ou supposés, mais arrêtés par la tradition, du per- sonnage qu'on mettait en scène : Œdipe, Achille, Agamemnon, Hécube, Médée. Bientôt, à la place du masque, se substitua le rôle ou le personnage lui-même, et le mot passa de la langue du théâtre dans celle du monde. C'est ainsi que s'est intro- duite cette façon de parler ; être un grand, un petit, un médiocre personnage : personam agere. Mais, comme ce qui distingue particulièrement une personne d'une autre, ce sont moins les traits que le caractère, moins les actions et les paroles que le principe intérieur, la force spirituelle d'où elles découlent, le mot personne est devenu sy- nonyme d'homme, en tant que l'homme est un être intelligent et libre, capable par lui-même de prendre une détermination et de l'exécuter. En effet, il ne suffit pas pour être une personne d'avoir le visage humain, il faut posséder une + âme humaine en état de réfléchir et de répondre de ses actions. Un enfant, un idiot, ne sont pas des personnes; et quand même ils en porteraient le nom, ils n'en exerceraient pas les droits. Enfin, à ce même mot, les philosophes ont attaché une signification plus générale et plus précise, en l'employant pour designer tout être intelligent et libre, tout agent spirituel et moral, toute cause_ qui a la responsabilité et la conscience de ses actions. Dans ce sens, la personne est le contraire de la chose : l'animal, le végétal, le minéral, sont des choses ; l'homme est une personne, et rien n'empêche d'en admettre d'autres au-dessus de lui. Dieu lui-même est une personne, si on le considère comme une cause créatrice distincte de l'univers. Ce qu'on appelle la personnalité, c'est le caractère en vertu duquel un être quel-., conque mérite le nom de personne; c'est 1 idée de personne élevée à son plus haut degré de gé- néralité. Ainsi, par exemple, on disputera pour ou contre la personnalité divine (voy. Panthéisme); on se demandera si la personnalité humaine sub- siste après la mort (voy. Dieu, Immortalité); on soutiendra que la raison est impersonnelle (voy. Raison). PÉTITION DE PRINCIPE [petitio principii, traduction littérale du grec xô iv àp/Y] >au.oàveiv). C'est le nom donné par Aristote à un des sept paralogismes ou faux raisonnements dont il nous offre la définition et ia réfutation dans le cinquième chapitre de ses Bèfutations sophistiques. Ce pa- ralogisme consiste à supposer vrai ce qui est en question : « Ce qu'on voit assez, dit la Logique de Port-Royal (13e partie, ch. xix), être entière- ment contraire à la vraie' raison; puisque, dans tout raisonnement, ce qui sert de preuve doit être plus clair et plus connu que ce qu'on veut prouver.» C'est avec justice que Galilée reproche à Aristote de s'être servi lui-même de ce moyen pour prouver que la terre est au centre du monde. En effet, toute l'argumentation du philu- sophe grec peut se résoudre aux termes suivants : La nature des choses pesantes est de tendre au centre du monde, et celle des choses légères de s'en éloigner; Or l'expérience nous fait voir que les choses pesantes tendent au centre de la terre, et que les choses légères s'en éloignent; 82 PETR — 1298 — ÎTITU Donc le centre ie la terre est le même que le centre du monde. Il est clair qu'il y a dans la majeure de ce syllogisme une pétition de principe; car nous voyons bien que les choses pesantes tendent au centre de la terre, mais rien ne nous apprend que le centre de la terre soit le même que le centre du monde. « On peut, continue la Logique de Port-Royal, rapporter encore à cette sorte de sophisme la preuve que l'on tire d'un principe différent de ce qui est en question, mais que l'on sait n'être pas moins contesté par celui contre lequel on dispute. « Enfin, on peut rapporter à ce sophisme tous les raisonnements où l'on prouve une chose in- connue, ou une chose incertaine par une autre qui est autant ou plus incertaine. » PÉTRARQUE (François), l'un des créateurs de la littérature italienne, mérite une place dans l'histoire de la philosophie, autant comme mora- liste qu'en qualité de précurseur de la renaissance des lettres. Il naquit à Arezzo le 20 juillet 1304. Son père, ami de Dante, gibelin et banni de Florence, s'était établi à Avignon auprès du pape Clément V. Le jeune François commença ses études à Car- pentras, où, plus tard, il devint chanoine ; il les continua à Montpellier, et les acheva à Bologne, sous le légiste poète Cino da Pistoia. Il avait vingt ans lorsqu'il revint à Avignon et qu'il s'y lia avec les Colonne. Ayant conçu la passion la plus vive pour l'épouse de Hugues de Sade, l'immortelle Laure, il se mit à voyager, visita une partie de l'Europe, puis alla s'ensevelir àVaucluse, pour y composer un poème épique dont Scipion fut le héros, YAfrica. Les sonnets et les canzones que sa tendresse lui inspirait, mais qu'il dédaignait autant qu'il s'enorgueillissait de ses vers latins, remplirent la France et l'Italie du nom de Laure et du sien. Rome lui offrit la couronne de poète, et il la reçut au Capitole, le jour de Pâques 1341. Depuis il séjourna dans les principales villes d'Italie, partout admiré et fêté, envoyé en am- bassade par plusieurs souverains, et toujours épargné dans les guerres civiles et étrangères, alors si fréquentes partout. Il laissa sa précieuse bibliothèque à la république de Venise, et mourut d'apoplexie à Arqua, près de Padoue, le 18 juillet 1374, au milieu de ses chers manuscrits grecs et romains. Ce poète, tour à tour amoureux, gracieux et religieux, fut le représentant et le dictateur de la république des leltres au xive siècle, le prince des érudits, des critiques et des moralistes. Sa vie si pleine et si diversement agitée, si stu- dieuse surtout, à la fois un voyage continuel et un constant soupir pour l'affranchissement de l'Italie, est liée à tous les hommes célèbres, à tous les événements mémorables de ce temps orageux. Sx correspondance immense, univer- selle, est une image curieuse et fidèle de l'esprit humain au xivB siècle. Le but poursuivi par Pétrarque, à travers toute l'Europe, était de ranimer l'étude des lettres grecques et latines. Lui-même avait appris le grec du moine Barlaam et de Léonce Pilate, de Thessalonicue. Découvrir, recouvrer, sauver, conserver, publier, répandre les œuvres des an- ciens; en conseiller, en faciliter l'étude, en inspirer le goût; puis, à l'aide de la poésie, de l'éloquence et de laphilosophie antiques, combat- ire lepédantisme de l'école, les froides et arides formules de la scolastique; remplacer le règne du syllogisme, l'esprit de dispute par le culte libre et enthousiaste du beau, du vrai, du bien; l'ar- icntalion par la rêverie, la dialectique par de | tiques aspirations; substituer enfin Athènes ii ],i Sorbonne, Platon et Cicéron à Aristote et a Averroi'Sj tel ('•tait le dessein général de l'acti- vité dont Pétrarque fut l'auteur ou le centre. A cet égard, Pétrarque va beaucoup plus loin que Dante, lequel attaque la barbarie intellectuelle, sans attaquer l'école ni Aristote. Pétrarque est le chef d'une réaction platonicienne contre le péripatétisme officiel : il est le principal devan- cier de l'Académie florentine des Médicis. Mais Pétrarque ne fut pas seulement chef d'opposition, il fut fondateur d'école. Lui-même se croyait aussi propre à la philosophie morale qu'à la poésie : Ingcnio ad moralem prœcipue philosophiam apto. Il créa dans cette partie des sciences philosophiques une sorte d'école moitié poétique, moitié religieuse, dont -es dis- ciples les plus éminents ne parurent qu'au xvie siècle, moins encore en Italie que dans le reste de l'Europe. 11 n'est pas aisé de définir ce qui distingue ce groupe d'hommeset d'écrits, tant il réunit de caractères divers et de tons variés. On peut dire, toutefois, que le platonisme, la doctrine exposée au Banquet, en constitue le fond ou le point de départ. Le Cantique des can- tiques, les Pères de l'Église, saint Augustin, gloriosissimus Pater Augustinus, puis saint Bernard, donnent à cet idéalisme renouvelé un tour plus pratique, plus ascétique; ils rendent chrétien et orthodoxe ce mysticisme élégiaque et parfois erotique. Un élément chevaleresque, héroïque, emprunté aux troubadours, s'ajoute à ces deux premières tendances. Le philosophe, heureux de dévouer à sa dame sa vie comme sa pensée, devient ainsi tour à tour le chevalier de la Vérité, de la Charité, de la Beauté céleste. L'h;;bitude de l'allégorie, qui appartient au moyen âge autant qu'à l'Orient, change l'amour sentimental, romanesque, mélancolique, inspiré par une mortelle; par madonna Laura, en un amour idéal, spirituel, évangélique, dont la sa- gesse éternelle est l'objet. La souveraine perfec- tion est tantôt une personne, tantôt une idée ; l'idée, le type accompli, s'incarne dans la per- sonne ; la personne n'est que l'idée vivante, le type réalisé. D'ordinaire, cette personne est une femme ; le plus rarement c'est la Divinité même ; pour les uns c'est Pallas, pour les autres la Vierge Marie ; toujours c'est, comme la Vérité, une vierge d'une beauté ineffable, mulier ine- narrabilis claritatis. Mais s'il y a diversité quant à la nature de l'objet, adoré, il n'y en a point à l'égard des moyens de s'unir à lui. Ces moyens se réduisent à l'amour enthousiaste et contemplatif, tel que celui des modernes quiétistes. La philosophie morale, par conséquent, ne sera qu'une recherche passionnée, et rêveuse à la fois, de la sagesse, ou de la félicité en Dieu, un amoroso uso si di sapienza in Dio. Le moraliste s'appliquera, non-seulement à défi- nir avec justesse le bien et le mal, mais à en- flammer les hommes d'une ardeur exclusive pour la vertu, à les embraser des feux de l'héroïsme. En présence des secrets tourments de notre âme, occasionnés par le problème de sa destinée, en présence des mystères de la vie et de la mort, en présence des abîmes de la Providence invisi- ble, mais toujours agissante, le moraliste doit nous changer en une fontaine d'amour, iné- puisable en noblesse de cœur et en béatitude. Tous ces aspects différents se rencontrent dans les écrits philosophiques de Pétrarque. Ses ouvra- ges italiens sont dominés par le côté terrestre et mondain de l'amour platonique ; ses ouvrages latins, par le côté religieux et mystique. Mais dans ses livres latins il y a de même mélange et confusion entre les deux caractères, avec cette différence, point mt. que ses productions der- PETR 1299 — PÊTR mères réfléchissent plus purement, plus complè- tement l'amour de la beauté incréée et absolue, de la vérité idéale et parfaite, le vertueux et austère amour du vrai Dieu. Nous allons rapidement indiquer le contenu de ces écrits, en commençant par ceux où l'ado- ration de Laure est encore étroitement unie à l'adoration de la sagesse invisible. 1° Les Six Triomphes, qui sont restés ina- chevés et qui ne furent publiés qu'après la mort de Pétrarque. Le premier de ces Triomphes re- présente l'amour comme le maître de tous les mortels; le second montre Laure victorieuse de l'amour; le troisième, la mort victorieuse de Laure ; le quatrième, la gloire triomphant de la mort; le cinquième, le temps l'emportant sur la gloire; le sixième, la Divinité maîtresse du temps, et par conséquent de toutes choses. 2" La Vie solitaire {de Vila solitaria) est un traité en deux livres adressé à un fidèle ami de Pétrarque, Philippe de Cabassoles, évêque de Cavaillon. C'est la retraite de Vaucluse qui inspire cet éloge de la solitude ; c'est l'antiquité qui en fournit les principaux éléments, les exemples des sages. Dans le premier livre, l'auteur s'a- bandonne aux élans de son imagination éloquente, pour montrer que l'homme est né pour la vertu; que les villes et les cours ne permettent pas de cultiver la vertu ; qu'il faut donc vivre loin de la société. Le second livre est tout historique et plein d'érudition. 3° Le traité de Otio religiosomm, adressé au frère de Pétrarque, chartreux de Montrieu, est plus théologique que philosophique; il contient cependant des parties intéressantes sur la médi- tation et la contemplation, sur la philosophie religieuse, sur celle des Pères, etc. 4° Les deux livres intitulés Remèdes contre Vune et l'autre fortune {de Remediis utriusque fortunœ), adressés au proscrit de Vérone, Azon de Gorége, autrefois maître de Parme, sont une imitation de l'ouvrage de Boëce. Ils se compo- sent, le premier, de cent vingt-deux dialogues ; le second, de cent trente-deux, et doivent établir comme maxime, que tous les biens terrestres sont bornés et périssables, et qu'il n'est point de maux sans remèdes. Pétrarque envisage suc- cessivement tout ce qui semble assurer le bon- heur ici-bas, et conclut que toutes les félicités mondaines ne sont que des biens dangereux pour la vertu, parce qu'elles nous asservissent aux passions. Puis il énumère les peines et les souffrances des hommes, auxquelles le sage se dérobe, en considérant l'adversité comme une école bienfaisante pour le cœur et pour la vo- lonté. 5° Le De sua ipsius et midtorum ignorantia, composé dans la retraite d' Arqua, est un écrit très-important pour connaître l'état de la philo- sophie italienne au xive siècle. C'est une réponse savante et véhémente aux péripatéticiens, qui avaient déclaré Pétrarque un homme sans let- tres, parce qu'il avait refusé de jurer, sur la foi d'Aristote, dei Aristotelis. Il soutient contre eux que le vrai penseur se range du côté de Platon et de Cicéron, à l'exemple des Pères mêmes, qui trouvaient les académiciens, non-seulement plus riches et plus agréables, mais plus conformes au christianisme. 6° Dans les deux opuscules politiques de Re- publica oplime administranda et de Offtcio et mrtutibus imperatoris, Pétrarque rassemble les principales maximes de Platon et de Cicéron sur la politique et le Oouvernernent, sur les droits et les devoirs des peuples comme des princes. Ce double cadre offre le tableau de l'in- dépendance et de la liberté, du patriotisme et de la félicité publique, tels que pouvait les concevoir un platonicien du xive siècle, ami dévoué de tout progrès populaire : c'est une production fort supérieure au de Monarchia de Dante. 7° Les trois colloques de Conlemptu mundi forment une sorte d'autobiographie dans le genre des Confessions. Saint Augustin y est l'interlocuteur de Pétrarque en présence de la Vérité. Ces trois dialogues remplissent trois jours. Le premier prépare la conversion de Pé- trarque, dont la vie avait été si orageuse. Le second représente Augustin passant en revue tous les vices dont l'âme de Pétrarque est domi- née, et que Pétrarque avoue. Le troisième et le plus intéressant rend compte des amours de Pé- trarque; explique la cause du changement qui va s'opérer dans sa vie comme dans ses études, et assigne à ses soupirs, pour unique objet, la beauté infinie, la sagesse divine. 8° C'est cette divine sagesse qui fait le sujet des dialogues De vera sapientia, tenus sur la place de Rome entre un sophiste, rhéteur et érudit, orator, et un ignorant, humble et pieux, idiota. Dans le premier dialogue, l'ignorant essaye de montrer au savant que la sagesse ne s'apprend pas dans les livres ni dans les écoles, mais au fond de la conscience. Se connaître soi- même, voilà l'origine de la sagesse. Mais on ne se peut connaître qu'en déposant toute présomp- tion et en revêtant l'humilité, la modestie et la modération. Alors on reconnaît que si Vhomme est un animal raisonnable et mortel, la raison est viciée par l'orgueil, et son orgueil susceptible d'être humilié par la pensée de la mort. Ainsi se trouve, à côté du mal, un sûr remède. Par la révélation, d'ailleurs. Dieu nous offre non-seule- ment le moyen de chasser le désespoir, mais la force de relever et de purifier la raison. Dieu nous offre, à la place de l'imparfaite sagesse du monde, la parfaite et sainte sagesse du ciel. C'est cette admirable sagesse que l'auteur décrit dans le second dialogue, essayant de la rendre sensible et agréable sous mille formes poétiques, comme l'original de toute beauté. L'effet de cette sagesse véritable est d'inspirer l'amour de la per- fection, le sapere inlernum, par lequel l'homme intérieur est puissamment attiré vers la Divinité, son principe, son milieu et sa fin. Cet amour se manifeste en particulier de deux manières, par la science et par la charité, deux degrés d'ini- tiation et d'épuration, où notre âme se libère de ses ' mauvais penchants et se fortifie dans son instinctive sympathie pour la source de tout bien, pour l'Être infini.... Voilà ce que Pétrar- que entendait par la vraie sagesse; voilà pour- quoi Boccace, son ami, l'appelait un homme cé- leste, cœlestis homo. En réunissant les idées qui servent de fonde- ment à ces ouvrages, on voit que la morale de Pétrarque ne contenait rien de neuf. Elle était une nouvelle application des anciennes doctrines, de celles de Platon et des Pères; mais, dans le siècle où elle parut, elle devait sembler une puissante, une séduisante nouveauté. La forme sous laquelle Pétrarque la produisit, la forme du dialogue et de l'ironie socratique ; la mé- thode qu'il employa, un mélange .ibre et vaiié de l'analyse et de la synthèse, de Anduction et de la divination, de la psychologie et de la preuve a priori, tout cela fait également de Pétrarque un disciple de l'Académie et des plus profonds docteurs de l'Église. Il l'est plus encore par cette tendance éminemment morale qui le distingue entre tous les esprits célèbres de son I s, et que ne lui ont pas empruntée la plupart de ses imitateurs modernes. Voyez, sur Pétrarque, l'abbé de Sade, Mémoire* PHAL — 1300 — PHÊD pour la vie de Fr. Pétrarque, 3 vol. in-4, 1764; — Heeren; Histoire de la renaissance des lettres, t. 1 et II, passim (ail.); — sur sa philosophie morale, une dissertation succincte de M. M - giolo, in-8, Strasbourg, 1843;— sur son éi M. Christian Bartholrnèss, Jordano Bruno, 1847, t. II, p. 34 et suiv., p. 117 128; — sur sa vie et ses œuvres, Alfred Mézières, Pétrarque, in-8, Paris. 1867. C. Bs. PHAI.ÉAS de Chalcédoine , inventeur^ d'une constitution analogue en quelques parties à celles de la République et des Lois de Platon, ne nous est connu que par le seul témoignage d'Aristote, au livre II de sa Politique (ch. iv, édition Schneider; ch. vu, édition Bekker) ; mais ce té- moignage est d'une étendue suffisante pour nous permettre d'apprécier les idées de Phaléas. La réfutation si concluante et si rigoureuse qu'en fait Aristote est si intimement liée à son expo- sition que nous ne saurions mieux faire que de donner ici une traduction complète de cet im- 1 ortant passage. Aristote vient d'analyser les deux utopies de Platon. « Il y a, dit-il, quel- ques autres constitutions tracées, soit par des particuliers, soit par des philosophes et des hom- mes d'État, toutes plus voisines de ce qu'on a vu ou de ce que nous voyons encore que ne sont celles de la République et des Lois. Au:un autre, en effet, que Platon n'a introduit la commu- nauté dés femmes et des enfants, ni les repas communs entre les femmes; en général on com- mence par les réformes les plus nécessaires. Ainsi, quelques-uns pensent que le plus impor- tant est de bien régler ce qui concerne la pro- priété, comme étant la cause principale des dissensions; et voilà pourquoi Phaléas de Chal- cédoine a commencé par ce point : il dit que les propriétés doivent être égales entre les citoyens; la chose est facile, selon lui, à établir au mo- ment de la fondation d'un État, mais plus labo- rieuse quand une fois il est fondé ; néanmoins, l'égalité s'établira bien vite, en décrétant que les riches donneront des dots et n'en recevront pas, et que les pauvres en recevront et n'en don- neront pas. Mais, en posant ce principe, il ne faut pas méconnaître (ce que l'on méconnaît aujourd'hui) que, si l'on fixe le taux des fortunes, on devrait fixer aussi le nombre des enfants; car si la famille s'accroît hors de proportion avec la fortune, la loi sera ruinée d'elle-même; et, outre cet inconvénient, il est mauvais que beau- coup de riches deviennent pauvres : de tels hommes sont trop disposés aux révolutions. Il peut arriver que les fortunes soient égales, mais ou excessives et trop favorables au luxe, ou trop chétives et par là voisines de la misère. Ce n'est donc pas assez que le législateur les ramène à l'égalité; il faut que, dans l'égalité, il cherche la juste mesure. Ce n'est rien encore d'avoir assigné à tous une portion modeste : les passions sont ce qu'il faut égaliser plutôt que les iortu- nes. et cela ne se peut sans une bonne éducation réglée par la loi. Phaléas répondra peut-être que c'est précisément ce qu'il dit lui-même : il pense, en effet, que tous les citoyens doivent avoir même fortune et même éducation. Mais il faut encore dire ce que sera celte éducation : ce n'est rien faire que de la rendre simplement uniforme. L'éducation peut être uniforme pour tous, et telle cependant qu'elle rende les hommes ambitieux d'argent ou d'honneurs, ou de tous les deux à la fois. D'ailleurs, les séditions ne viennent pas seulement de l'inégalité des fortu- nes, mais de celles des honneurs, et elles vien- nent en sens inverse, de chacune de ces deux causes. I t foule se révolte contre l'inégalité des richesses, les honnêtes gens contre l'égalité des honneurs: et les délits ne se commettent pas seu- lement pour obtenir le nécessaire, à quoi remé- dierait, selon Phaléas, l'égalité des bien-. On De vole pas seulement pour se préserver du froid el de la faim, mais pour jouir et satisfaire une pas- sion ; et c'est à quoi nous ne saurions trouver de remède que dans la philosophie. Les plus grands excès se commettent pour atteindre à de supn jouissances, non pour subvenir à de simples be- soins. Par exemple, ce n'est pas pour éviter le froid qu'on s'empare de la tyrann e : la consti- tution de Phaléas n'est donc bonne que contre les petites injustices. Maintenant il s'occupe fort de bien régler la vie intérieure de la cité; mais il faut songer aussi aux rapports avec les voisins et avec tous les étrangers. En conséquence, la cité a besoin d'une organisation qui la rende propre à la guerre, de quoi Phaléas n'a pas dit un mot. De même pour les fortunes : il faut non-seule- ment qu'elles soient appropriées aux besoins de la vie civile, mais capables d'échapper aux périls du dehors; aussi ne doivent-elles pas être si grandes que des voisins plus forts les convoitent, et que ceux qui les possèdent ne puissent les défendre. 11 ne faut pas non plus qu'elles soient si faibles qu'elles ne suffisent pointa une guerre avec des égaux. Phaléas n'a rien déterminé de tout cela. C'est une chose utile assurément que l'égalité de fortune entre les citoyens pour éviter les séditions; mais ce n'est pas, a vrai dire, une grande chose. Les honnêtes gens, en effet, peu- vent s'indigner de n'être pas mieux partagés que les autres, et de là semblent venir bien dt-s attentats et des troubles. D'un autre côté, le vice est insatiable; la passion, de sa nature, est sans bornes, et la plupart des hommes ne vivent que pour assouvir leur passion. En toutes ces choses donc, le vrai commencement est moins d'égaliser les fortunes que de préserver contre l'ambition les natures honnêtes, et d'ôter aux méchants le pouvoir de nuire, c'est-à-dire de faire qu'ils soient les plus faibles, sans, pour cela, être opprimés. Phaléas n'a pas non plus défini convenablement son inégalité de fortune: il ne l'établit que pour les terres ; mais il y a encore les esclaves, le bétail, l'argent, et le reste de ce que nous appelons la richesse mobilière. Tous ces biens, il fallait aussi en prescrire la répartition égale, ou en fixer sagement la na- ture, ou renoncer tout à fait à l'égalité. En outre, il donne, ce me semble, à sa ville de bien petites dimensions, puisque tous les artisans y seront des esclaves et ne s'ajouteront pas au nombre des citoyens. On peut juger, par ce qui précède, de la constitution de Phaléas, de ses avantages et de ses inconvénients. » Ses avantages, Aristote, on l'a vu, les réduit à bien peu de chose; ses inconvénients, il les fait ressortir avec une vigueur de critique qui n'a rien perdu aujourd'hui de son autorité. Phaléas seul, parmi les utopistes politiques de l'antiquité qui nous sont connus, a soutenu la chimère de l'égalité absolue entre les hommes. C'est ce qui le distingue et de Platon, et d'Hip- podamc de Milet (voy. ce nom), et des rêveurs parodiés si souvent par la comédie athénienne (voy. les Oiseaux d'Aristophane et Alhénée, liv. VI. p. 267 et suiv., édit. Casaubon). E. K. PHÉDON d'Eus, un des disciples immédiats de Socrate, qui, par son dévouement à son maî- tre, a mérité de donner son nom à un des plus beaux dialogues de Platon. Ayant été fait prison- nier dans sa jeunesse, il servait comme esclave un marchand d'Athènes, quand Socrate le vit un jour devant la maison de son m lître. Touché de sa physionomie spirituelle et agréable, le philo- sophe le lit racheter par Criton ou par A'cibiade, PHEN — 1301 — PHÉN et l'admit au nombre de ses disciples. Après la mort de Socrate, Phédon essaya de fonder dans sa patrie une école dont le rôle n'est pas bien connu, et qui se confondit, sous la direction de Ménédeme, avec celle d'Érétrie. Il avait écrit plusieurs dialogues très-estimés par les anciens, mais dont il n'est rien arrive jusqu'à nous. Voy. Aulu-Gelle, Nuits altiques, liv. II,ch. xvm; — Diogène Laërce, liv. II, § 103, et l'article Élis et ÉHÉTRIE. X. PHÈDRE, philosophe épicurien, qui florissait à Athènes au temps de Cicéron et de César. Il compta parmi ses auditeurs, sans pouvoir le convertira ses doctrines, Cicéron, qui, dans plu- sieurs de ses ouvrages {de Finibus, lib. I, c. v ; lib. V, ci: — de Natura Deorum, lib. I, c. xxxi'n ; — adFamil.. lib. XIII, épist. i), fait le plus grand éloge de son caractère et professe la plus grande amitié pour sa personne. Il avait écrit un ouvrage sur la Nature des Dieux, dont on suppose que le philosophe romain a tiré un grand parti et a même reproduit plusieurs pas- sages dans son traité de Natura Deorum. Le fragment qu'on a trouvé à Herculanum, et que M. Christian Peterson a publié sous son nom, pourrait bien être authentique. Il est intitulé Pkeedri epicurei, vulgo anonymi Herculanen- sis, de natura deorum fragmentum instaura- tion et illustratum, in-8, Hambourg, 1833. Dans ce fragment, plus historique que dogmati- que, l'auteur se contente de rapporter quelques- unes des interprétations physiques que l'école stoïcienne appliquait à la mythologie grecque. On peut aussi consulter sur Phèdre, et, en géné- ral, sur l'épicurisme chez les Romains, une thèse de M. A. Olleris: de Phœdro epicureo, sive de Romanis Epicuri sectatoribus circa Coisaris tempora, in-8, Paris, 1841. X. PHÉNICIENS (Sagesse des). La petite nation que nous appelons Phéniciens, d'après les Grecs, mais qui se nommait elle-même Chananécns, et dont le siège principal ne fut qu'une côte de Syrie de quarante à cinquante lieues de long sur deux à cinq de large, joue dans l'histoire des doc- trines un rôle secondaire. Mais ce rôle est spé- cial : c'est celui d'intermédiaire entre l'Orient et l'Occident. En effet, elle fait un commerce de lettres et d'idées qui s'allie naturalement dans ses destinées au commerce des riches étoffes et des métaux précieux. L'hellénisme un peu ex- clusif qui régnait dans le domaine de notre éru- dition au commencement de ce siècle, menaçait la gloire des Phéniciens, même sous ce rapport ; il contestait notamment, sinon l'existence réelle de Cadmus, du moins son influence admise jus- que-là sur la Béotie et par elle sur la Grèce. Ottfried Mùller et Niebuhr la mettaient au moins en question, et c'est à peine s'ils accordaient une influence de ce genre exercée par la Phéni- cie sur une contrée voisine, les colonies ionien- nes. Des recherches savantes, celles de Hùll- mann et de Plass d'abord, ensuite celles de Bœckh et de Gesenius, sont venues confirmer l'ancien et vrai rôle des Phéniciens. M. Bœckh, dans ses belles recherches sur les mesures, poids et monnaies de la Grèce, comparées avec ceux de l'Orient, a mis surtout hors de doute l'inter- vention des Phéniciens dans l'établissement de ces rapports. Les travaux de M. Movers sur l'an- tiquité phénicienne, travaux fort inachevés en- core? mais déjà étendus, ont pour but, et en partie déjà pour résultat, de montrer les Phéni- ciens médiateurs de la civilisation et des arts auprès d'un nombre considérable de populations d'Occident. Tout le monde connaît un peu leurs relations avec leurs célèbres colonies ; ce qui est moins su, c'est l'origine et Je caractère de cet ensemble d'idées morales et religieuses, de vues philosophiques et de doctrines sociales que nous désignons sous les mots de sagesse des Phé- niciens, et dont ils ont été, soit les créateurs. soit les intermédiaires. Dans son origine, cette sagesse se rattache, sans nul doute, à l'Asie centrale ou à l'Egypte. Mais la tradition des Phéniciens la fait absolu- ment autochthone, locale et, par conséquent, antérieure à leurs migrations les plus ancien- nes, même à celle où, sous le nom de ///y/esos, ils ont dominé en Egypte, de l'an 2300 à l'an 1700 avant notre ère. Dans tous les cas, il est évident que cette longue résidence dans un pays qui jouissait d'une civilisation plus ancienne que la leur, n'a pas été sans influence sur celle-ci, et il est certain que, revenus dans leur patrie plus instruits et plus nombreux, ils s'en sont ré- pandus avec une grande supériorité de lumières sur toutes les côtes de la Méditerranée, jusque vers les Colonnes d'Hercule et vers l'entrée du Pont-Euxin. En effet, les traditions et les monu- ments, et en particulier les plus irrécusables de tous, les langues, nous présentent les Pélasges, les Cariens, les Lelèges et les Curetés, comme autant de branches de cette même race sémiti- que dont les Phéniciens sont la plus illustre. La filiation et les disséminations de cette race, mal saisies des Grecs, sont toutefois indiquées par quelques auteurs classiques, notamment par Diodore de Sicile, Pausanias et Tacite. Les Phé- niciens eux-mêmes avaient perdu si complète- ment la trace de leur origine et de leur berceau primitif, placé entre les bords de l'Euphrate et ceux de la mer Rouge, qu'ils rattachaient à leur lanière de terre, en Syrie même, la naissance des dieux et celle du genre humain. C'est là que, suivant eux, leur dieu Bel (Kronos, selon les Grecs) a été leur premier monarque. Ils se gardaient donc de se dire une simple branche de la race sémitique. Chananéens exclusifs, ils ne traitaient de frères ni les Araméens ni les Ara- bes, et, soit qu'ils fussent descendus de Cham, comme le pensent les uns, et en particulier M. Etienne Quatremère, ou de Sem, comme le croient les autres, et en particulier M. Movers, le souvenir de cette affinité, ou le désir d'en faire montre, s'était effacé aussi complètement chez eux que chez leurs voisins les Hébreux, qui ne les traitent jamais de frères, et les mettent toujours de la famille des Égyptiens. Selon les Phéniciens, le père de la nation, Chanaan (petit- fils de Noé), son aîné Sidon, et ses autres fils, ont donné leurs noms à toutes les villes et à toutes les tribus de la nation. Cette question d'origine n'a d'importance ici que pour la question de l'originalité des doctri- nes. Or, sous ce point de vue. les prétentions des Phéniciens sont aussi exagérées que celles des autres peuples de l'antiquité, qui tous se disent également les instituteurs du genre humain. Toutefois, la civilisation phénicienne remonte à une époque assez reculée. Elle est antérieure à l'invasion dss Hyksos en Egypte. Qu'elle se soit enrichie dans cette longue expédition, cela est incontestable ; mais ce qui l'est aussi, c'est qu'elle n'en est pas née. Elle est bien réelle dès le temps de la guerre de Troie. C'est l'époque de Moschus et de Sanchoniathun, deux de ses re- présentants les plus célèbres. En effet, le com- merce du pays et ses sanctuaires sont connus à Homère, et, en général, la gloire de Sidon, et de Tyr, qui vint l'éclipser, sont à cette époque des lieux communs dans le monde ancien. Ce- pendant, à toutes les époques aussi, les Phéni- ciens, qui exercent une influence considérable sur le cummerce. l'industrie et les arts, sur les PHEN — 1302 — l'lifiN ? dces religieuses e1 la culture littéraire de plu- sieurs natious étrangères, Bubisseut à leur tour celle d'autres peuples et finissent même par su- bir les lois de la conquête. Leur sort est souvenl uni à celui de l'Egypte. Ils en sont les alliés lorsqu'ils sont a - ir le roi des Chaldéens, Nal'iichodonosor. Des mains des Chaldéens, ils passent successivement entre celles des Perses, des Grecs et des Romains. Mais à chacune de ees époques, ils se distinguent par une haute ci- vilisation, par une étonnante activité d'esprit, par une sagesse dans le choix de leurs institu- tions politiques, et par une intelligence profonde dans le maniement de leurs intérêts sociaux. Ils se font remarquer dans le gouvernement de leurs affaires comme dans l'administration de leurs colonies. Dans les belles-lettres et dans les beaux-arts, dans l'industrie même ils manquent d'originalité. Leur génie est peu créateur. On peut leur accorder, en fait d'inventions, la tein- ture de la pourpre, la fabrication du verre, celle de certains tissus et de certains produits métal- liques; mais quant aux poids, aux mesures et aux monnaies, dont on les a souvent dits les auteurs, ils ne furent que les entremetteurs en- tre la Babylonie et l'Occident, qui leur donna aussi l'astronomie, et assura par ce don l'incon- testable supériorité de leur navigation. Quant à l'écriture alphabétique, c'est encore à la branche araméenne du tronc sémitique qu'il convient désormais de l'attribuer (Bœckh, Meteorolo- gische Untersuchungen, p. 41). L'art pur, l'art plastique des Phéniciens fut d'abord un emprunt fait par eux à l'Egypte et à l'Italie centrale ; il resta longtemps grossier entre leurs mains, même en représentant leurs dieux. Ce qui manqua toujours aux arts et aux scien- ces de la Phénicie en général , ce furent les lumières de la philosophie proprement dite, l'in- dépendance d'esprit qu'elles donnent, la \ os- session des principes suprêmes qu'elle enseigne. Il est vrai que, sous les Romains, la Phénicie eut des écoles de philosophie et des philosophes distingués. Maxime, Paul, Porphyre et Marinus naquirent à Tyr; Diodore, Boéthus, Zenon le Jeune et Dionysius le Grammairien, à Sidon ;. Taurus et Mnaséas, à Béryte ; Philon, à Byblos. Mais c'étaient là des philosophes grecs, élevés dans un ordre d'idées et d'institutions étrangè- res à l'ancienne Phénicie. Jamais elle n'a eu un enseignement philosophique indépendant de ce- lui des sanctuaires, ni des écrits comparables à ceux que la Grèce et l'Italie ont seules possédés dans l'antiquité, c'est-à-dire prenant la raison pour unique source et pour critérium suprême de la vérité. Toutefois, si cette démarcation, inconnue même en théorie à plusieurs autres nations de l'Orient, l'a été aussi aux Phéniciens, cela est loin de prouver qu'ils soient demeurés étrangers à ces notions de psychologie et de logique qui ne sont que l'intelligence humaine enjeu et ayant l'œil ouvert sur elle-même, ni à ces principes de morale et de politique ou à ses spéculations de physiqm le, de cosmologie et de théo- logie, qui ne sont encore que la raison appli- quée à ce qui sans cesse la provoque irrésisti- blement, à quelque degré de civilisation que se trouve notre espèce. Seulement la Phénicie n'a consigné nulle | arl ses réflexions sur le premier de ces div< d'idées, et ses vues sur les autres ne se trouvent que sous les enveloppes de sa religion et de sa mythologie. Nous nous flattions d'avoir sur ces objets des indications puisées aux meilleures sources, c'est- à-dire dans les écrits sacerdotaux de la Phéni- cie ; mais si cela est réellement, elles sont dans i, m 5 [es cas forl altérées : ce lr igmenU de cosmogonie 'i1"' Dam iscius a pris è Eudème de Rhodes, disciple d'Aristot pris lui-môme dans les livres hiératiques des Sido- niens, et dans Moschus (Damascii, />hilosophi platonici. Deprimis principiis. Ad {idem codd. éd. Jos. Kopp., Francfort, 1826), et les fragments analogues qu'on tr . ■■ 'Luis Eusèbe, qui les tira probablement de Porphyre [Prœp. !.. lib. I, c. ix). lequel les avail emprun- tés à Philon de Byblos, traductei via- teur de Sanchoniathon [Eusebii Prcep. evang. lib ri XV. Ad codd. mss. recens. Thomas Gais- ford, in-8, Oxford, 1843). Les premiers de ces fragments, ceux d'Eudèinc, semblent moins al- térés que les seconds, ceux de Philon. Mais quel est le degré de pureté ou de fidélité des uns et des autres? C'est là une question de cri- tique d'une solution difficile en l'état actuel de nos connaissances, et dans tous les cas, plus difficile encore est la solution d'une autre ques- tion, à savoir, de quelle époque et de quel de- gré d'originalité étaient les écrits religieux con- sultés par Eudème et par Philon, ou attribués soit aux prêtres de Sidon, soit à Moschus et à Sanchoniathon. Les seuls points qui paraissent établis sur la dernière de ces questions, ce sont les suivants : d'abord, ces écrits, qu'on disait rédigés sous le règne de BeL, par Taaut ou Hermès, interprète de la Divinité, et personnification de la science sacerdotale, contenaient une révélation sacrée, et ils étaient accompagnés de commentaires pos- térieurement composés par les prêtres pour en expliquer les mythes et les allégories, mais at- tribués par eux à Hermès second et Chusartis (harmonie, personnification de la loi organique du monde) ; en second lieu, on disait ces révéla- tions inscrites en caractères symboliques sur les colonnes des sanctuaires de Tyr par Héraclès, divinité qui répond au Bel de la Chaldée, au Chon de l'Egypte, et qu'on désigne sous le nom d'Hercule philosophe ('llpax).r,; ô ^iXôto^oç, ô ).e- yôuevo; Tûpio;. Chronic. Pasch., t. I, p. 78); troisièmement, la commune tradition compre- nait, sous le nom de Sanchoniathon, ou le re- cueil complet de ces pages sacrées, ou le collec- teur de toutes et le plus illustre d'entre eux; quatrièmement, leur contenu était essentielle- ment cosmogonique, l'astronomie et la physique générale étant la base et la clef de la philoso- phie phénicienne, et toute la partie liturgique de ces écrits étant d'origine postérieure ; enfin, cette dernière partie seule était originale eu purement phénicienne, la première n'étant qu'une imitation, assez libre sans doute, mais très-ma- nifeste encore, des théories et des traditions de l'Egypte et de la Chaldée. Quant à la première des deux questions, celle du degré de pureté et de fidélité des fragments d'Eudème et de Philon, il y a d'abord une nuance sensible entre les uns et les autres, et cette nuance établit une forte présomption en faveur des premiers. Philon, à la vérité, prétend avoir retrouvé, dans un ancien écrit de Sancho- niathon, la véritable théologie des Phéniciens, celle que les prêtres avaient tenue longtemps cachée, par la raison qu'ils l'avaient fortement altérée. Or, on peut lui passer son assertion ou son illusion sur le mérite de ses recherches la- borieuses; mais deux erreurs systématiques faussent l'esquisse qu'il trace de la doctrine des Phéniciens. La première, c'est son évhémérisme, qui le porte à vouloir démontrer, d'après les mythes des Phéniciens et ceux des nations voi- sines, que les dieux de ces peuples ne sont que des hommes divinisés; la seconde, c'est son PHEN 1303 — PHEN hypothèse, que les mythes des Phéniciens ont été la source de ceux des autres nations. Ces deux erreurs sont également profondes l'une et l'autre, et elles doivent éveiller la critique ; toutefois, elles ne sauraient nous engager à re- jeter le fond des renseignements qu'elles enve- loppent. Il nous reste sur la sagesse des Phéniciens d'autres indications nationales : des inscriptions, des monnaies de plusieurs villes et de quel- ques colonies, des monuments relatifs au culte. Mais ces sources sont bientôt épuisées ; il en est de plus abondantes, ce sont les codes sacrés des Juifs, les inscriptions de l'Egypte, les textes des écrivains grecs et latins ; seulement, il faut se défier singulièrement du système des assimi- lations, si familier à ces derniers lorsqu'il s'agit de religion. En consultant ces sources si diverses, et en tenant compte de ces circonstances et de ces altérations, on arrive, dans l'état actuel de nos connaissances, à un haut degré de probabilité pour les résultats suivants. La théologie phénicienne est une des formes les plus tranchées de ce naturalisme pantnéis- tique qu'on retrouve au fond de toutes les an- ciennes spéculations de l'Orient. L'idée de la divinité n'y est pas assez distincte de celle de la nature. Agissant mystérieusement au sein de celle-ci, Dieu est tour à tour une puissance créa- trice, qui anime et conserve, et une puissance destructrice, qui transforme ou anéantit, un principe de fécondation, de vie et de lumière, et un principe de réceptivité, de conception et d'enfantement. C'est un dualisme d'effets ou de manifestations incontestable, mais qui n'ex- clut pas entre les deux principes de ces ef- fets une sorte d'unité androgyne, où le premier se distingue comme élément de vie intellec- tuelle, et le second, comme élément de vie physique. Cette différence se révèle même dans toute la série des dieux qui en émanent ou qui en tirent leur origine. En effet, l'idée fonda- mentale de ce système comporte autant de divi- nités qu'il peut y avoir de manifestations dans la cause suprême. On peut toutefois ranger en deux classes tous les agents reconnus par la théologie phénicienne : les puissances cosmiques ou généra- les, et les puissances sidéralesou particulières, tel- les que le soleil et la lune. Si générales que soient les premières, ce ne sont pas cependant de sim- ples abstractions ou des personnifications allé- goriques ; ce sont des êtres ou des dieux, qui ont leur histoire, leur enfance, leur adolescence, leur âge mûr, leur vieillesse, qui sont fonda- teurs de villes ou de colonies, créateurs de cul- tes et d'institutions sociales, et sont reconnus de la nation entière ou honorés spécialement dans certaines localités. Il y a aussi des divinités qui ne sont que des abstractions ou des person- nifications d'êtres impersonnels, tels que le Temps, l'Année, le Mois, l'Aurore, le Jour, la Nuit, l'Heure, la Jeunesse, la Vieillesse, la Pau- vreté, le Destin. Mais de ces divinités elles- mêmes quelques-unes se confondaient avec les dieux personnels : par exemple, le Temps, qui était Bel ou Belitan, ou Kronos, ou Saturne. Dans tous les cas, leur caractère purement allé- gorique n'infirmait en rien la personnalité des puissances cosmiques, ou des dieux du premier ordre. Les puissances secondaires, ou sidérales, étaient elles-mêmes parfaitement distinctes des astres qui formaient le siège principal de leur gouvernement. Ce gouvernement était si bien subordonné d'ailleurs à celui des puissances cos- miques, que sur les monuments les planètes figurent comme de simples attributs des dieux suprêmes, quoique les cérémonies de leur culte et la richesse des traditions ou des mythes qu'y rattachaient à l'envi l'astronomie, la médecine, l'agriculture et l'astrologie, leur eussent assure près du peuple, à certaines époques, une véri- table prépondérance. Le détail des noms, des attributs et du rôle des nombreuses divinités de la théologie phéni- cienne appartient à l'histoire des religions, qui n'a pas manqué de s'en occuper : mais la phi- losophie doit jeter un coup d'œil sur les prin- cipes qui président aux spéculations théogo- niques et cosmogoniques auxquelles les Phéni- ciens se livraient avec une grande prédilection, avec toute la curiosité et toute la hardiesse de leur génie oriental. Dans les spéculations de la théologie natu raliste, la naissance du monde est étroitement liée à celle des dieux ou des puissances cos- miques qui se déploient dans son sein ; l'ori- gine, les transformations et la fin du premier, est en partie l'origine, la destinée et la fin de ces dieux eux-mêmes. Il est, en effet, des divi- nités qui s'effacent quand leur rôle est accom- pli, pour faire place à d'autres, dont l'apparition est motivée par des faits nouveaux, tout en se rattachant à des éléments anciens ou même éter- nels. La théologie phénicienne a non-seulement des principes, des puissances ou des dieux anté- rieurs à la naissance du monde, mais même ceux qu'elle fait contemporains du monde ou posté- rieurs à lui, elle les conçoit comme une sorte de dédoublement des autres. Les cosmogonies de l'Orient partent généralement d'un principe étemel, de l'idée d'une existence divine sans commencement; elles s'occupent souvent des rapports primordiaux de la double puissance sous laquelle elles la conçoivent, mâle et fe- melle, autant que de l'origine et de la formation du monde. Dans la spéculation phénicienne, le principe mâle, Baal, se borne à l'acte le plus pur, la conception du monde tel qu'il le veut. Il n'en est l'ordonnateur, ou le démiurge, qu'en théorie ; le démiurge, qui réalise sa conception, qui la met en action, c'est un second Baal, c'est Hercule, c'est Chusor Phtha. Le principe féminin de la puissance suprême se déploie de même sous deux formes, ou deux dénominations dis- tinctes, d'abord comme Baau (la Nuit, le Bohou des Hébreux, le Buto des Égyptiens, le Baot et le Bythos des gnostiques), ou mère des choses célestes et des dieux, et ensuite comme Mol, ou mère des choses terrestres, dont A sta rtè, Aphakê, Paphos et Dercélo sont des manifestations ulté- rieures. Sur ces principes fondamentaux, l'esprit phé- nicien paraît avoir établi, dans le cours du temps, plusieurs cosmogonies successives plu- tôt que contemporaines, et, par conséquent, assez diverses. Au moins est-il vrai de dire que les écrivains grecs qui les ont conservées aident singulièrement à les diversifier. La plus ancienne, conservée par Eudème, et qui paraît avoir été celle du sacerdoce de Sidor. et de ses livres sacrés, met à la tête de tout une triade mixte, ayant pour objet d'expliquer le plus grand problème de la cosmogonie, c'est- à-dire l'action d'un principe intellectuel sur un principe matériel, ou la coopération des deux : ce sont le Temps (Bel ou Xpévoç), le Dé^ir (116- 60;), et le principe qui est en germe la lumière et l'air, le feu et l'humidité, le brouillard (ô|j.î- y)r,). Le premier, le Temps, plane au-dessus des autres dans une sphère plus haute ; de l'union des deux autres naissent l'air immobile et l'air- souffle (àyjp et aupa), et leur union engendre l'œuf du monde, emprunté à la cosmogonie as- PIIÉX 1304 — purin syrienne ; de cet œuf enlr'ouverl, fendu en deux sphères, naissent les choses célestes et terres- tres (Damascius, ubi supra, p. 385). La seconde de ces trois cosmogonies, celle de MoschuSj également conservée par Eudème, est une sorte de révision de la précédente. Elle en retranche la triade,, élève l'air et l'éthcr au rang de premiers principe.;, en fait nailre Oulomos, c'est-à-dire Olam, que Damascius prend ou pour le suprême intelligible, la plus haute intelli- gence divine, ce qui ferait sortir un principe intelligent d'un principe physique ; ou bien pour le plan, le paradigme du monde, ce qui fait des deux premiers principes d^s intelligences en germe. En effet, si Olam est le monde à venir, a'.civ, conçu avant d'être, et si cette conception est fille de l'air et de l'éther, les deux principes sont, comme ZsO; et "Hpa, chez les Grecs, à la fois des puissances cosmiques et des intelligences divines. D'Olam naît l'agent qui ouvre l'œuf du monde, ce qui donne naissance au ciel et à la terre, cette grande division de l'univers, dans l'opinion de l'antiquité. Quand Moschus ajoute qu'avant Olam on place les Vents, qui mettent en jeu les deux principes primitifs, mais que pour lui il suit un autre ordre, c'est encore une correction qu'il apporte à l'ancienne cosmo- gonie. La troisième, celle de Sanchoniathon (voy. ce mot), n'est plus une révision, c'est une com- pilation dont les idées appartiennent trop peu à l'ancienne Phénicie pour n'en être pas sépa- rées nettement. La confusion qui a régné jus- qu'à présent à ce sujet a jeté le plus grand trou- ble dans l'histoire de la civilisation phénicienne. et n'a pas permis de distinguer l'influence qu'elle a exercée et celle qu'elle a subie de la part des contrées voisines. L'influence de l'Assyrie et de la Chaldée sur la spéculation phénicienne est attestée par la ressemblance des opinions et celle des termi- nologies, de manière à ne pas laisser la possi- bilité du doute, mais rien ne porte à admettre la. réciprocité, il n'en est pas de même de l'E- gypte, pays que les Phéniciens ont dominé pen- dant une série de siècles, et avec lequel ils n'ont cessé d'entretenir des rapports plus ou moins intimes, de telle sorte que, s'ils en ont reçu une partie de leurs idées, ils ont pu lui en donner à leur tour (voy. Rœth, Histoire de notre phi- losophie occidentale, in'-8, Manheim, 1846 (ail.), ouvrage qui porte aussi ce titre plus exact : les Doctrines religieuses des Egyptiens et de Zo~ roastre, considérées comme les sources de nos idées spéculatives). Si la Phénicie a beaucoup emprunté à l'Egypte et à l'Orient en général, elle a beaucoup communiqué à la Grèce et à l'Occident. De toute la race sémitique, la bran- che des Phéniciens et des Pélasges a été l'in- termédiaire le plus actif entre l'Europe et l'Asie; cela est écrit dans la langue, les traditions, les mythes, et même les noms des plus anciennes divinités de la Grèce. Les premiers matériaux de la spéculation hellénique remontent à l'E- gypte et à l'Assyrie par la Phénicie; et s'il faut attacher peu de prix à cette circonstance, que le premier philosophe de la Grèce, Thaïes, fut d'origine phénicienne, on peut au moins la farder comme une de ces singularités aux- quelles les faits de l'histoire donnent une sorte d'importance. C'est un bien grand rôle pour une petite nation, que d'avoir, tout en s'ennehissant par le commerce et l'industrie, jeté des colonies sur toutes les côtes de la Méditerranée, versé sur l'Europe les idées de l'Asie et enfanté ou i i urri la civilisation de la Grèce, qui est i nue la philosophie du monde. Ce rôle, la Phé- nicie l'a joué incontestablement d'une minière éclatante. Voy. Movers, les Phéniciens, l" tic, Breslau, 1840, Bonn, 1841, Berlin, 1849- 18ô6, 2* partie, '.i vol. (ail.) ; la Religion et lêfl divinités, t. II j l'Antiquité phénicienne. U tome II, dont la première partie est intitu U isi 'tire cl constitution politique, Beriin, 18'i9, a une seconde partie consacrée aux colonies, et une troisième consacrée au commerce, à la na- vigation, à l'art, à l'industrie, aux nneurs et à la littérature. — M. Movers a publié, dans {En- cyclopédie d'Ersch et Gruber, l'excellent article Phéniciens. — On trouve au Journal des sa- vants, année 1846, un article de M. Etienne Quatremère sur le premier volume de M. .Mo- vers.— Voy. aussi la liste des écrivains sur les antiquités de la Phénicie, dans Lobeck Aglao- phamys, p, 1267. J. M. PHÉRÉCYDE, fils de Babys, naquit à Syros, l'une des Cyclades, vers la xlV olympiade, en- viron six cents ans avant notre ère ; c'était le temps où Thaïes, parvenu à la maturité de l'âge, attirait sur lui les yeux de la Grèce entière; le temps ou le port de Syros, visité dès le siècle d'Homère par les navigateurs phéniciens, se remplissait de leurs marchandises et de leurs vaisseaux. Ces deux circonstances décidèrent de la direction d'esprit du jeune Phérécyde. La tradition des écoles conservée par Josèphe, Sui- das, Eusèbe, Hesychius, nous le montre s'ini- tiant aux dogmes religieux de la Phénicie au moyen de livres secrets qu'il était parvenu à se procurer, et s'essayant à suivre les traces de Thaïes, dont l'immense gloire excitait son ému- lation. Diogène Laërce ajoute qu'il reçut aussi les leçons de Pittacus. Mais comment croire à son témoignage lorsque tous les auteurs affirment que Phérécyde n'eut d'autre maître que lui-même et les livres des Phéniciens ? On pense générale- ment, et non sans raison, que Phérécyde fut un des maîtres de Pythagore, né comme lui dans une des îles de la mer Egée. Des récits légen- daires lui attribuent le don de prophétie. Ainsi il aurait annoncé qu'un vaisseau prêt à entrer dans le port serait submergé par la tempête ; qu'un tremblement de terre devait éclater au bout de trois jours, et que l'événement aurait justifié cette double prédiction. Mais la seule conclusion qu'on puisse tirer de ces traditions merveilleuses, c'est que Phérécyde savait obser- ver les phénomènes météorologiques. Son livre sur la Nature des Dieux, écrit en prose, était vraisemblablement un traité philosophique, mais d'une telle obscurité, que Clément d'Alexandrie ne craint pas de placer Phérécyde à côté d'He- raclite dans la liste des écrivains énigmatiques de la Grèce. Voici le sens qu'on peut raisonna- blement tirer des rares fragments qui nous sont parvenus de ce livre fameux. Le monde a été produit par deux principes éternels: une matière informe à l'état liquide et une cause ordonnatrice dont l'action bienfai- sante s'accomplit dans le temps. Cette cause or- donnatrice est la source et le modèle de toutes les perfections. La terre, comme le centre du monde, a été formée la première. Après la terre sont nées, par une certaine intervention de l'amour, des multitudes de divinités secondaires, entre autres Ophionée, le grand serpent. D'Ophionée sont sortis les ophionites qui forment son armée, et l'armée d'ûphionéc esl opposée à celle de Sa- turne, races ennemies et de natures contraires. Un combat s'engage entre les deux armées qui se disputent les régions supérieures. Les vaincus sont précipités dans l'Ogénus, les vainqueurs ut en possession du ciel. PHIL — 1305 — PHIL Une doctrine moins générale est celle de l'im- mortalité des âmes. De tous les philosophes qui ont écrit Phérécyde, dit Cicéron, est le premier .{in Tait enseignée.  qui l'a-t-il enseignée? Sans doute à Pythagore. Mais lui-même, d'où l'a-t-il tirée? Il est vraisemblable que, pour le maître de Pythagore, la doctrine de l'immortalité des âmes se confondait avec celle de la métempsy- ohose, enseignée depuis longtemps dans l'Inde et dans l'Egypte. 11 est encore parlé, dans les fragments de Phé- ré syde, d'un chêne ailé et d'un grand voile orné de diverses couleurs. Ces expressions, proba- blement symboliques, ont donné naissance à de nombreuses interprétations. Selon Sandius, dans son Traité de Vâme, le chêne ailé c'est l'esprit; le grand voile, le corps. Pour Fabricius, le chêne c'est Dieu; les ailes, le temps; le grand voile, la nature prolifique et susceptible de mille trans- formations. Selon Brucker, par sa durée séculaire le chêne figure la matière éternelle; les ailes, le mouvement qui s'y produit ; le voile, le monde qui en résulte. Heinius rejette bien loin toutes ces combinaisons. Il est clair pour lui que le chêne est le globe terrestre, les ailes l'atmosphère, le voile le grand cercle du monde embrassant la terre et les mers. Nous aimons mieux confesser notre ignorance que d'ajouter une interpréta- tion nouvelle à toutes celles que nous venons de citer. Malgré la diversité des traditions relatives aux derniers moments de Phérécyde, il paraît certain qu'il mourut de cette affreuse maladie qu'on ap- pelle pédiculaire. Ses chairs tombaient en lam- beaux, dévorées par une hideuse vermine. Ainsi, dit-on, l'avaient ordonné les divinités de Délos pour venger leur culte outragé. Phérécyde était accusé par les Déliens d'impiété parce qu'il n'of- frait point de sacrifices aux dieux et détournait le peuple d'en offrir. Abandonné de tous, Phéré- cyde fut visité par Pythagore. Pythagore accou- rut du fond de la Grande-Grèce pour lui prodi- guer les dernières consolations, l'ensevelit de ses propres mains et lui rendit les honneurs fu- nèbres. Consultez sur Phérécyde de Syros : Aristote, Métaph., liv. XIV, ch. iv; — Diogène Laërce, liv. I; — Cicéron, Tusculanes, quest. 1, 16; — Tie- demann, Premiers Philosophes de la Grèce, in-8, Leipzig. 1780; — Sturz, Pherecydis utriusque fragmenta, in-8, Géra, 1789; —Heinius, Disser- tation sur Phérécyde (en français), dans les Mé- moires de l'Académie royale des sciences de Berlin, 1747. X. PHILELPHE (François), l'un des plus célèbres humanistes du xve siècle, naquit en 1389, à To- lentino, dans la Marche d'Ancône, et mourut à Florence, le 31 juillet 1481. Disciple et gendre de Jean Chrysoloras, il séjourna, en enseignant les lettres grecques, à Venise, à Constantinople, à Bologne, à Florence, à Milan, à Rome, chassé en quelque sorte de ville en ville, par la peste et la famine, par les troubles civils, par les guerres étrangères, enfin par de nombreuses querelles littéraires. Le pape Nicolas V le nomma secrétaire apostolique, et Alphonse, roi d'Aragon, le créa chevalier de laToison-d'Or, en le couron- nant du laurier poétique au milieu de son camp. Très-versé dans la langue grecque, il traduisit plusieurs ouvrages d'Hippocrate, de Plutarque, de Xénophon et d'autres classiques. On lui doit aussi une version de la Rhétorique d'Aristote. Commp moraliste, il doit être cité ici tant à cause de ses cinq livres de Morah disciplina, que pour les dialogues intitulés Convivia me- diolanensia. Le traité de Morali disciplina dont le cin- quième et dernier livre n'est pas achevé, parut à Venise en 1552. C'est un résumé précis, parfois sec,_ des lois morales établies par Aristote et par Cicéron. Distinction des vices et des vertus, des qualités privées et publiques; indication des moyens d'acquérir les vertus, d'éviter ou de dé- pouiller les vices; le tout sans une marche bien réglée, sans liaison systématique : tel est le som- maire et i'esprit de cet ouvrage. Le Banquet de Milan, publié en 1477, se com- pose de deux dialogues ou il s'agit plus de litté- rature en général que de philosophie. Il y est question pourtant d'un grand nombre de problè- mes métaphysiques, de l'âme et de ses facultés, de l'idée, de l'univers créé par Dieu, de l'harmonie du monde et de celle de la musique, etc., etc. Une profonde connaissance de la philosophie de Pythagore et de Platon s'y révèle à chaque page. Le second livre renferme quelques belles réflexions sur la philosophie, et se termine par cette proposition : Qui n'est pas philosophe est à peine un homme. Mais, par philosophie, l'on entendait alors les humanités et les sciences, aussi bien que l'étude particulière de Dieu et de la nature morale. C. Bs. PHILODÈME, philosophe épicurien, né à Ga- dara, dans la Cœlé-Syrie, florissait environ un siècle avant l'ère chrétienne. Après avoir par- couru la Grèce, il vint à Rome et se lia d'une étroite amitié avec Calpurnius Pison, que Cicéron fit dépouiller du gouvernement de la Macédoine, pour le scandale de sa conduite. Dans sa réponse aux invectives de Pison, Cicéron, sans le nommer, nous représente Philodème comme un homme d'un commerce aimable, qui joignait à beaucoup d'érudition une politesse exquise. Les mœurs de ce philosophe, si l'on en juge par ses relations et quelques-uns de ses écrits, ne devaient pas être moins, faciles que son esprit. Il nous reste de lui des Èpigrammcs, que Brunck a réunies, au nombre de trente et une, dans le tome II des Analecta veterum poelarum grœcorum. Rosini, d'après un manuscrit du Vatican, en a publié deux nouvelles qui ont été reproduites, avec des corrections et un commentaire, dans le tome I des Mélanges de critique et de philologie. Philodème avait aussi composé plusieurs autres ouvrages d'une nature plus philosophique : un Abrégé chronologique des opinions des philosophes*(zû>v cp.locîô'yiov (jûvra^iç), cité par, Diogène Laërce au commencement de la Vie d'Epicure; une Rhé- torique en deux livrés; un Traité des vices et des vertus qui leur sont contraires (Hspi -/ay-icôv xai twv àvT!X£i[A£vwv âpÉTû>v)3 publié avec un frag- ment de l'Économique d'Aristote, par Charles Gœttling, in-8, Iéna, 1830; enfin un Traité sur la musique (llepî u.oy. On pourra aussi consulter sur le môme traité la dissertation de Schutz : in Philodemi «epi |iovHIL — 1311 — PHIL les termes de cette traduction et sur des étymo- logies purement grecques que se fondent la plu- part de ses commentaires. Les œuvres de Philon ont été recueillies et imprimées à Genève, in-f", 1613, avec la tra- duction latine de Gelenius; à Paris, in-f", 1640; à Witteinberg, in-f°, 1690; à Londres, par Tho- mas Mangey ; 2 vol. in-f°, 1742 : c'est jusqu'à présent l'édition la plus complète, la plus cor- recte et la plus abondante en documents de toute espèce; celle de Frédéric-Auguste Pl'eifer (5 vol. in-8, Erlangen, 1785-92) est restée ina- chevée. On a aussi publié séparément en grec, en latin et en français, plusieurs écrits de Phi- lon, dont on trouvera la liste dans la Biblio- thèque grecque de Fabricius (t. IV, p. 721), et dans la Préface de Mangey. Le traité que le cardinal Maï a fait paraître sous ce titre : de Virtute ejusque partibus, in-8} Milan, 1816, n'est pas de Philon, mais de Gemiste Pléthon. On regarde comme plus authentique un autre petit ouvrage publié par le même savant : de Cophini festo et de colendis parentibus, in-8, ib., 1818. Nous citerons enfin la Chrestomathia Philoniana, que l'on doit à J.-C.-G. Dahl, in-8, Hamb., 1800. — Quant aux ouvrages critiques qu'on peut consulter sur Philon, voici les prin- cipe ux : Fabricius, Dissertatio de platonismo Philonis, in-4? Leipzig, 1693; — Stahl, Essai d'une exposition systématique de la doctrine de Philon d'Alexandrie, dans la Bibliothèque générale de la littérature biblique d'Eichorn, t. IV, 5 e cahier (ail.) ; — Schreitet, Idées de Phi- lon sur l'immortalité, la résurrection et la rémunération, etc., dans les Analecla de Keil et de Tzschirner, t. I, 2e cahier; t. III, 2e ca- hier (ail.); — Planckius, Commentatio de prin- cipiis et causis interpretationis Philonianœ allegoricœ, in-4? Gœttingue, 1807 ; — Grossman, iones Philonece, in-4, Leipzig, 1829; — Gfroerer, Philon et la théologie alexandrine, 2 vol. in-8, Stuttgard, 1831 (ail.);— Daehne, Exposition historique de Vécole religieuse des juifs d'Alexandrie, 2 vol. in-8, Hall, 1834 (ail.); — Creuzer, dans le journal intitulé Études et critiques relatives à la théologie, 1™ livr., an- née 1832; — Sarazin, de Philosophica Philonis Judœi doctrina, in-8, Paris, 1835 ; — l'abbé Biet, Quid in interpretatione scripturœ sacrœ allegoria Philo Judœus a grœcis philosophis sumpserit, Paris, 1853, in-8. PHILON. surnommé I'Athënien, philosophe sceptique, disciple immédiat et ami de Pyrrhon. Il aimait beaucoup la discussion, à ce que nous assure Diogène Laërce (liv. IX, § 67 et 69), et citait fréquemment Démocrite, dont les ouvra- ges, avec l'enseignement de Pyrrhon, avaient formé ses opinions philosophiques. Il professait aussi une grande admiration pour Homère, à cause de son mépris pour les hommes, qu'il compare, tantôt aux guêpes, tantôt aux oiseaux, tantôt aux mouches. Philon se plaisait souvent à rappeler ces mots : « La race des mortels est comme celle des feuilles. » X. PHILON de Byblos, voy. Sanciioniathon. philon qu'on appelle le Dialecticien ou le Mégarique, pour le distinguer de Philon le juif, de Philon l'Athénien et de Philon de Larisse, florissait, selon toute apparence, vers les pre- mières années du me siècle avant notre ère. Disciple de Diodore Chronus, il ne l'en a pas moins combattu sur deux points principaux, sur la définition du possible et sur la vérité des pro- positions conditionnelles. Selon Diodore, si je ne dois pas aller à Co- rinthe, il est impossible que j'y aille jamais; et si je dois y aller, il est impossible que ie n'v aille pas, car les contradictoires ne peuvent s'af- firmer en même temps d'un même sujet. En conséquence, pour Diodore, il n'y a de possible que le futur, et le futur est nécessaire. Doctrine dangereuse par laquelle Diodore aboutissait au fatalisme. C'est là ce que Philon semble avoir voulu éviter. Le possible, selon lui, c'est ce qui ne répugne pas à la nature intrinsèque d'une chose, même quand des obstacles intérieurs invincibles en empêcheraient la réalisation. Ainsi, disait Philon, la paille a la puissance de brûler, même quand elle est au fond de l'eau. Doctrine purement dialectique qui se place en dehors de l'expérience et ne peut atteindre que des abstractions. Philon n'est pas plus heureux sur le second point. 11 enseignait que la proposition conjonc- tive conditionnelle peut être vraie de trois ma- nières et fausses d'une seule. Elle est vraie 1° lorsque l'antécédent et le conséquent sont vrais ; 2" lorsque l'antécédent et le conséquent sont faux ; 3° lorsque l'antécédent est faux et que le conséquent est vrai. Elle est fausse seulement lorsque l'antécédent est vrai et que le consé- quent est faux. On peut accorder à Philon ce dernier point, puisqu'il est de toute évidence qu'en raisonnant juste on ne saurait tirer le faux du vrai. Mais il faut absolument nier tout le reste. 1° La pro- position conjonctive conditionnelle n'est pas tou- jours vraie quand l'antécédent et le conséquent le sont. Exemple : Si les rayons du cercle sont égaux, l'âme de l'homme est immortelle. 2° La proposition conjonctive conditionnelle n'est pas toujours vraie quand l'antécédent et le conséquent sont faux. Exemple : Si la terre est immobile, les méchants sont heureux. 3° La proposition conjonctive conditionnelle n'est pas toujours vraie quand l'antécédent est faux et que le con- séquent est vrai. Exemple : Si deux et deux font cinq. Dieu existe. N'est-il pas évident, en effet, que la valeur de cette sorte de propositions ne dépend pas de la vérité ou de la fausseté de leurs parties, mais seulement de la relation, ou, comme on dit en logique, de la conséquence que ces parties ont entre elles? C'est ce qu'a fort bien vu Diodore lorsqu'il enseigne que la proposition conjonctive est vraie lorsqu'il est impossible que, l'antécédent étant vrai, le con- séquent soit faux. On ne voit pas pourquoi, sous ce rapport, Philon avait cru devoir rien changer à la doctrine de son maître. Les auteurs à consulter sont Alexandre d'A- phrodise, Questions naturelles, liv. I, ch. xiv, — Cicéron, de Fato, c. vu; — Sextus Empiricus, Adcersus logicos, lib. VIII, c. cxm; — D. Hen- né, l'École de Mégare, Paris, 1843, in-8; — C. Mallet, Histoire de l'école de Mégare, Paris, 1845, ,in-8; — Ferdinand Delaunay, Œuvres de Philon, traduites en français, t. I, in-8, Paris, 1872; — Moines et Sibylles, 1 vol. in-8, 1874. D. H. PHILON de Larisse, philosophe de la nou- velle Académie, qui florissait environ un siè- cle avant notre ère. Disciple de Clitomaque, il devint son successeur à la tête de^ l'école, et demeura pendant quelque temps à Athènes; mais, ne trouvant pas assez de calme dans la Grèce, alors profondément agitée par la pre- mière guerre de Mithridalc, il alla se fixer à Rome, y ouvrit une école de philosophie et d'é loquence, et rencontra Cicéron au nombre de ses disciples. Le fond de *sa doctrine nous est inconnu. Nous savons seulement par tradition que, tout en restant l'adversaire des stoïciens, et en repoussant leur critérium, il s'écartait de la manière de Oarnéade: il cherchait à rappro- PHIL 1312 — PHIL cher -a nouvelle Académie de l'ancienne, et, par conséquent, essayait de faire un retour vers le dogmatisme. Mais cet effort semble se réduire à un simple désir de trouver la vérité. Il appe- lait de tous ses vœux un adversaire qui con- fond! I ses doutes, qui iui démontrât la possi- bilité de distinguer l'idée vraie de l'idée fausse: possibilité qu'il se refusait à reconnaître avec tous ses prédécesseurs. C'est cette légère modi- fication apportée aux principes de ses maîtres, cet appel et en quelque sorte ce regret adressé à l'idéalisme dogmatique, qui a fait regarder Philon par quelques-uns comme le fondateur d'une quatrième Académie, Arcésilas étant le chef de la troisième. Voici les principaux pas- sages des auteurs anciens qui traitent de Phi- lon : Plutarque, Vie de Cicéron; — Cieéron, Académ., liv. I, en. iv ; liv. II, en. iv et vi; Tus- cul., liv. II, en. m; de Nalura Deorum, lib. I, c. m; de Orat., lib. II, c. xxvm ; Brulus, ch. lxxxix : — Sextus Empiricus, Hypotyp. Pyr- rhon., lib.' I; — Stobée, Églogues, liv. II; — Eusèbe, Préparât, évang., liv. XIV, ch. ix; — voy. aussi Fabricius, Bibliothèque grecque, liv. III, p. 10, et Jonsius, de Scriptorwus phi- losophiœ. lib. III, c. iv. X. PHILOPON ou Philoponus (Jean), dit aussi Jean le Grammairien, philosophe et théologien des vie et vne siècles, était natif d'Alexandrie; et s'il fallait prendre dans son sens le plus naturel un passage souvent cité de sa Réfutation de Proclus (liv. XVI, ch. iv), sa naissance serait an- térieure à l'année 529, où le décret de Justinien dispersa les derniers débris de l'école d'Alexan- drie. Le fait n'est pas absolument impossible, bien que, d'après son propre témoignage, qu'ici l'on doit prendre au pied de la lettre, il écrivit encore en 617. Mais alors il faut renoncer à cette opinion, gratuite du reste, que sa Cosmogonie de Mo'ise, dédiée à Sergius, le fut après l'avènement de ce prélat au patriarcat de Constant inople en 639; il faut surtout reléguer au rang des fables, avec la fameuse réponse d'Omar, la demande qu'aurait, dit-on, présentée J.^an Philiponus au chef arabe, à l'effet de se faire remettre la bibliothèque d'A- lexandrie. En tout cas, nous n'admettons pas qu'il ait reçu des leçons d'Ammonius, le fils d'Her- mias, qui succédait à Proclus en 483. Voici donc à quoi se réduisent les faits certains de sa vie. Évi- demment, il étudia, fort jeune encore, les doctri- nes néo-platoniciennes : Platon aussi, et même Aristote, lui devinrent familiers. A l'étude de la philosophie il joignit celle de la grammaire, de l'astronomie, de la philosophie et de la théologie. Nous n'oserions ajouter sans hésitation, comme on l'a fait, qu'il professa la première de ces sciences dans sa ville natale; toutefois, c'est de là qu'on a dérivé son surnom de Grammairien. Pour celui de Philoponos (ami du labeur), c'est un juste hommage rendu à la multiplicité de ses travaux; et la postérité n'a pas ratifié l'anathème littéraire de Photius qui, jouant sur le tfom, le qualifie de Matœoponos (aux vains labeurs). Jean était hé- rétique; c'est lui qu'on regarde comme le chef de celte variété de l'eutychkinisme, qui reçut le nom de trithéisme, et il sut s'y faire nombre de Dartisans, même dans les plus h;iuts rangs de 'Église. Ce Sergius, qui depuis parvint au de Constantinople, en était un. Au formulaire ou catéchisme de l'archevêque Jean le Scolaslique, BOUS Justin II, il opposa un autre factum dil Bi- blidarion; il décocha un factum contre le concile de Chalcédoine : el quoique, d'autre part, il lit la I utres sectes monophysites, aus phales, aui . aux phthartolàlres, il fut ■ Inorthodoxe au synode de 561, lequel en même temps somma deux évêques ses partisans, Eugène et Conon. de l'anathématiser. Plus tard il tomba dans une autre hérésie. qu'Orij n'avait point évitée, le phantasiasme, et il soutint que nous ressusciterions avec des corps spirituels. .Même pour l'Eglise d'Orient, c'est là nier la ré- surrection. Il s'ensuivit une polémique très-ac- tive, et dans laquelle il eut sur les bras, outre Théodore le moine et Thémistius, ses deux amis les évêques. Il faut lui rendre cette justice, que toutes ces querelles ne l'empêchèrent pas de s'occuper opiniâtrement de philosophie : cet ou- vrage qu'il écrivait en 617, plus qu'octogénaire peut-être, c'était son commentaire sur la Physi- que d'Aristote. La moitié à peu près des travaux du Stagirite eurent en lui un exégète infatigable. Cependant, ce n*est pas comme commentateur de la djetrine aristotélique que Philoponus pré- sente quelque originalité. Sans doute il est clair, il est méthodique, surtout il est ample le plus souvent dans ses développements, lorsqu'il nous explique les Analytiques et les autres livres du maître; il saisit et il rend sa pensée; il dit bien ce qu'ont pensé les autres : venu des derniers, il est précieux en ce qu'il récapitule ses devanciers, et répare pour nous plus d'une perte; mais voilà tout : et l'on peut même trouver que trop fré- quemment il copie d'un peu trop près ceux qui l'ont précédé, notamment Ammonius, et qu'il ne nous fait pas toujours pénétrer à d'assez grandes profondeurs. Ce qui lui donne une physionomie à part, c'est tout imbu qu'il est des méthodes et des doctrines aristotéliques, il est aussi platoni- cien et même néo-platonicien; c'est que, quoique ayant très-positivement des convictions chrétien- nes qui l'enchaînent, il montre pourtant certaine indépendance de raisonnement, du moins sur beaucoup de questions secondaires ; c'est enfin qu'il existe un lien marqué entre cette indépen- dance et l'élément platonicien que nous remar- quons en lui : c'est l'admirateur et le commenta- teur d'Aristote qui est chrétien; c'est le lecteur de Platon et des néo-platoniciens qui s'écarte de l'orthodoxie chrétienne. Très-certainement si Philoponus n'eût pas été influencé par la doctrine des idées au delà de ce qu'il croyait lui-même, il n'eut pas été favorable à la chimère d'Origène. que les corps avec lesquels le genre humain ressuscitera seront des corps spirituels. Très- certainement aussi s'il n'eût pas éprouvé une vive sympathie pour la triade des hypostases, telles que la conçoivent les successeurs de Plotin, il n'eût pas distingué les trois personnes divines au point d'en faire, du moins aux yeux de ses antagonistes, trois dieux à part. Cette unité de ntture, qu'avec les monophysites il attribue au Christ, en même temps que l'unité de personne, décèle bien l'enthousiaste de la doctrine de l'Un, qui, nulle part, n'envahit autant de place que chez les néo-platoniciens. Son opposition aux phthartolàlres découle de la même source que son phantasiasme; et si l'une est en harmonie avec les formules de l'Eglise, tandis que l'autre s'en écarte, l'origine n'en est pas moins la même : seulement le libre penseur n'a su s'arrêter m où le commandait l'Eglise, ni où le voulait la raison. Il n'en est pas moins vrai qu'en fait, le plus sou- vent. Philoponus jouait un rôle de réactionnaire gard de l'écûle néo-platonicienne; et à ce titre il pourrait avoir une place dans l'histoire de cette école, d<>nt le vie siècle voit la ruine s'accomplir sous l'influence chrétienne. Cotte ré- action contre le néo-platonisme se manifeste for- mellemenl chez Philoponus par deux ouvras l'un contre Jamblique, l'autre contre Proclus. eiuier, que nous n'avons plus et qui ne nous est connu que par Photius, avail pour titre des Statues, ainsi que le livre même dont il était la PHIL 1313 PHIL réfutation, et qui semble n'avoir été qu'un re- maniement développé de celui de Porphyre sur le même sujet. On sait que Jamblique soutenait que dans toutes les statues de dieux ou de dées- ses résidait, dès l'instant qu'elles avaient été consacrées, quelque chose de la puissance ou de la vertu divine. C'est cette hypothèse que Jean s'applique à combattre; et, suivant Photius lui- même, souvent ses raisonnements ont de la vigueur et vont au fond des choses, bien que d'autres fois il soit très-superficiel. Le second ouvrage, dont deux ,ou trois pages au plus ont péri, a pour titre de V Éternité du inonde (en grec, Venise, 1537 ; dans la Dibllotheca Patrum grœ- çorum de Galland, t. XII, 1788). Ici, comme le litre même l'indique assez, le problème est plus hardi, et Proclus. qu'il fallait réfuter, est un rude adversaire. Cependant tantôt pour la subtilité, tantôt pour la force et la profondeur, Philoponus ne le cède pas à son rival. Il est vrai qu'il est inégal; mais l'ouvrage est long; car il passe en revue dix-huit prétendues démonstrations de Proclus, et à chacune il oppose une ou plusieurs réfutations. Philoponus suit pied à pied son adversaire. Comme les néo-platoniciens prétendent toujours s'appuyer des principes avancés par Platon, on conçoit que, dans une discussion contre eux, on peut examiner leurs assertions sous deux points de vue : 1° Sont-elles vraiment conformes à la pensée de Platon? 2° Sont-elles conformes à la raison, à l'observation? C'est ainsi que procède constamment Philoponus. Sur le premier point il bat constamment son adversaire, qu'il nous montre, en outre, assez souvent en contradiction avec lui-même et avec les néo-platoniciens, ses prédécesseurs. Mais quand il faut traiter les questions dogmatiquement, il laisse beaucoup à désirer. Cependant il pénètre quelquefois dans le vif des questions. Tel est le mérite de la sixième réfutation, qui est presque un livre, et où il discute l'impossibilité prétendue où serait le dé- miurge, de vouloir anéantir son œuvre. Tels sont aussi les divers morceaux où il examine les caractères, l'essence, les conditions, l'être de la matière. En somme, on peut dire qu'il pose in- trépidement en face des dogmes du néo-platonisme les principes contraires ; et ce serait vraiment quelque chose de curieux que d'opposer article par article sur deux colonnes parallèles, d'une part, les Aphorismes de Porphyre et les Insti- tutions théologiques de Proclus, de l'autre, les principes tout contraires qu'on pourrait tirer du traité de l'Éternité de Philoponus. A cet ouvrage, que nous regardons comme le plus important, s ins contredit, de ceux de Philoponus, se lient ses sept livres sur la Cosmogonie de Moïse, in-4, Vienne et Autriche^ 1630, grec-latin. C'est, en quelque sorte, dit-il lui-même, la suite ou le complément de celui qu'il avait écrit contre Pro- clus. L'ouvrage au fond est curieux : il y a là autre chose que de la théologie, quoique la théo- logie n'y manque pas, et même la théologie la plus hypothétique, par exemple quand il parle des anges. Mais habituellement c'est le physicien, le géographe, le naturaliste, l'érudit que l'on trouve. Ce n'est pas que sa physique, sa géogra- phie_ soient toujours exactes : il prétend que l'Océan ne fait pas le tour de la terre; il affirme que le déluge a couvert tout le globe en même temps; il croit que la sphéricité de la terre n'im- plique pas la sphéricité des masses aqueuses oc- cupant une portion de sa surface. Cependant il serait facile d'en tirer des faits très-intéressants pour l'histoire des sciences. Outre les ouvrages dont nous venons de parler,, Philoponus en a composé beaucoup d'autres. Ce DICT riULOS. sont d'abord des commentaires sur huit ouvrages d'Aristote. Tous existent, sept ont été publiés a part en grec, et sept en latin: 1° le Commentaire sur les Premiers Analytiques, in-f°, Venise, 1536 (trad. lat. : in-f», ib., 1541, 1544, 1553, 1555, 1560); — 2° les Commentaires sur les Seconds Analytiques, in-f°, ib., 1504, 1534 (éd. lat. ■ in-f°, ib., 1542, 1559, 1568; Paris, 1544); — 3° le Com- mentaire sur le premier livre de la Météorologie, in-f°, Venise, 1551 (trad. : Camozzo, in-f', ib., 1551, 1567); — 4° \e Commentaire sur les quatre premiers livres de la Physique, ib., 1535 (trad. lat.: in-f, ib., 1539, 1541, 1558, 1569, 1581); — 5° le Commentaire sur les livres de VAr e, ib., 1535 (trad. : in-f". ib., 1544, 1554, 1558, 1568, K>81 ; Lyon, 1548, 1558); — 6° le Commentaire sur la Génération des animaux, in-f", Venise, 1526 ; — 7° le Commentaire sur la Génération et la mort, in-f", ib., 1527, avec celui d'Alexandre d'Aphrodise sur la Météorologie; — 8" des Notes (plutôt que des commentaires) sur les quatorze livres métaphysiques (en latin seulement: on ne sait où est le texte grec, ni s'il existe encore). A ces huit ouvrages doit être jointe, peut-être, une Vie d'Aristote, souvent donnée comme d'Am- monius, mais qui n'est pas de ce dernier, et que quelques manuscrits attribuent formellement à Philoponus : elle se trouve en tête du Commen- taire d'Ammonius sur les Catégories. Dans une seconde division des ouvrages de notre philosophe se rangeraient, outre la Cosmogonie de Moïse, un opuscule sur la Pâque (à la suite de la Cos- mogonie, et dans la Bibliothèque des Pères), le Biblidarion, les quatre livres contre le concile de Chalcédoine, le factum sur (ou contre) la Résurrection, les dix-sept chapitres contre les Acéphales, le livre contre les autres Hérésies, le Donneur de décisions (Aiaipetfo) sur V Unité, et enfin un traité théologique et philosophique à la fois sur cette question : « Comment les quatre vertus cardinales se distribuent-elles dans les trois facultés de l'âme?» Sauf le premier, tous sont perdus; mais Photius nous parle de presque tous, et Damascène [sur les Hérésies) a conservé des fragments du Diérète. L'ouvrage contre le concile de Chalcédoine paraît avoir été très- perfidement rédigé : l'auteur semble avoir pris à tâche de montrer que cette réunion fut tenue à la plus grande gloire de Nestorius, qui le re- gardait comme son plus beau triomphe. A ces écrits s'ajoutent encore : 1° un livre sur les ac- cents (in-8, Wienberg, 1615; in-8, Leipzig, 1825; — 2° trois petits ouvrages sur les dialectes grecs (in-4, Venise, 1512, 1540, 1557). On veut enfin que Philoponus ait annoté ou commenté \ Arithmétique de Nicomaque de Gérase et la Grande composition de Ptolémée ; qu'il ait laissé un opuscule sur l'usage de l'astrolabe, et des scolies sur Hésiode. Val. P. PHILOSOPHIE (de çîXoç, ami, et de «roipîa, sagesse, science ; l'amour de la sagesse ou de la science). L'homme éprouve naturellement le be- soin de savoir, comme il éprouve le besoin d'agir, d'aimer, de vivre. Il y a plus : de l'état de ses connaissances dépendent la plupart de ses déter- minations, de ses sentiments, de ses plaisirs et de ses peines, des événements heureux ou mal- heureux qui composent son existence ; en sorte que le désir de la science ne peut que s'accroître en lui par les efforts mêmes qu'il a déjà faits pour le satisfaire, et les progrès qui l'éloignent de l'ignorance. Mais la science, c'est-à-dire le vrai savoir, la seule manière de connaître dont l'esprit soit complètement satisfait, est bien dif- férente et des impressions fugitives de nos sens, et des notions isolées que nous devons à l'expé- rience ou au sens commun, et des croyances que 83 PII IL — 1314 PHIL nous tenons de la foi. Ses deux caractères les plus essentiels sont l'unité et la certitude : la certitude, car elle est la connaissance même; la connaissance n"existe pas tant qu'il y a doute; — l'unité, car les objets doivent se montrer à notre intelligence tels qu'ils existent dans la nature. Or l'observation la plus superficielle suffit pour nous apprendre que rien dans la nature n'est absolument isolé et indépendant, mais que toutes les parties de l'univers se tiennent, que tous les êtres et tous les phénomènes s'enchaînent les uns aux autres. Pour que ces deux conditions soient exactement remplies, il ne suffit pis qu'elles s'appliquent à quelques objets, il faut qu'elles les embrassent tous indistinctement et atteignent le plus haut degré de généralité. En d'autres termes, il faut chercher la certitude, non-seulement dans les choses, mais dans l'in- telligence qui les perçoit, ou dans la constitution et les lois de la pensée; il faut chercher l'unité, non-seulement dans les rapports extérieurs, dans la dépendance mutuelle des êtres et des phéno- mènes, mais dans la cause qui les a produits, dans la substance dont ils sont formés, dans la raison de l'existence. A ce point de vue, toutes les sciences, sans perdre leur indépendance et leur division naturelle, peuvent être considérées comme des rameaux d'une science unique, d'où elles tirent, aux yeux d'une raison sévère, leur signification et leur valeur, et qu'elles éclairent à leur tour par des applications innombrables. L'étude de cette science supérieure, la recherche de ces principes sur lesquels reposent à la fois toutes nos connaissances et toutes les existences, ou l'application de la raison aux problèmes les plus généraux et les plus élevés qu'elle puisse concevoir, voilà ce qu'on entend par philosophie; titre modeste qui exprime le désir plutôt que la possession, et dont la tradition fait honneur à Pythagore. Mais la philosophie est plus ancienne que son nom. L'Orient l'a connue avant la Grèce. Partout où l'esprit hum «in, las de croire et de rêver, s'est élevé au désir de savoir, elle a placé devant lui ses redoutables problèmes, elle l'a entraîné dans le cercle de ses audacieu- ses spéculations. Elle est en même temps le commencement et la fin, le premier et le der- nier effort de la raison ; et c'est parce que nous voyons en elle l'idéal, la perfection de la con- naissance, parce qu'elle seule regarde au fond et à la totalité des choses, qu'elle attire tout d'a- bord nos méditations. Car, l'esprit comme le cœur va droit à ce qui le tente, sans calculer les obstacles, sans mesurer la distance. Ce n'est que plus tard, à l'école de l'expérience, qu'il apprend à partager ses efforts suivant la gran- deur de ses désirs et les besoins de sa faiblesse. Aussi faut-il remarquer que les systèmes philo- sophiques ont précédé partout l'étude des scien- ces. Mais en vain les sciences se multiplient, se perfectionnent, enrichissent de leurs découvertes l'industrie et les arts, asservissent la matière à la volonté de l'homme et enfantent chaque jour de nouveaux prodiges, elles ne remplacent pas la philosophie. Ao contraire, plus leur nombre s'accroît, plus leurs recherches sont fécondes, plus aussi l'esprit humain, effrayé de ce clmos, éprouve le besoin de l'unité et cherche en lui-même la source et le lien de ses connaissances, le tronc qui supporte tous ces rameaux confus. La philo- sophie peut faillir à sa mission; l'inexpérii de ses moyens, un excès d'audace ou de timidité peut lui dérober pendant des siècles le but qu'elle poursuit; cela n'empêche pas l'esprit humain d'avoir foi en elle aussi longtemps qu'il aura foi en lui-même, c'est-à-dire dans la neect dans la vérité; et cette foi dans la science et dans la vérité, c'est ia vie de l'intelli- gence, c'est un des éléments de notre nature, qui ne disparaîtra qu'avec nous. Nous venons de dire à quel besoin, à quelle faculté de l'âme humaine répond la philosophie, quelle place elle occupe et a toujours occupée parmi les oeuvres de la pensée. Mais cela ne suf- fit pas pour en déterminer l'objet et la circon- scription ; cela ne nous montre pas les limites précises dans lesquelles elle doit s'arrêter; cela ne peut tenir lieu d'une définition. Comment donc faut-il définir la philosophie, et. si l'on n'est pas d'accord sur ce point, quelle est la cause, quelle est la valeur, quelle est la plus juste de toutes les définitions proposées? Telle est la pre- mière question que nous avons à résoudre. L'objet de la philosophie une fois déterminé, nous serons obligés de le décomposer dans ses parties, nous serons amenés à rechercher les problèmes particuliers qui se cachent sous la définition générale et les liens qui rattachent tous ces problèmes entre eux ; en un mot, nous aurons à nous occuper de la division et de l'or- ganisation de la science philosophique. La nature des questions qui entrent dans le domaine de la philosophie nous fera connaître la méthode qui doit leur être appliquée; car, com- ment se décider pour le choix d'un instrument avant de savoir à quel usage il est destiné? Il est également vrai que les idées plus ou moins justes qu'on a pu se faire de la méthode philosophique décident en dernier ressort des questions qu'on veut traiter. Mais cette confrontation, indispen- sable d'ailleurs, n'a lieu qu'après coup, c'est-à- dire après maints essais malheureux ; l'ordre logique de la pensée n'en consiste pas moins à le poser sous toutes ses faces, à le diviser dans toutes ses parties, puis à chercher la manière de le traiter. La définition, l'organisation et la méthode de la philosophie, tels sont donc les points fonda- mentaux sur lesquels nos réflexions devront se porter d'abord; mais la philosophie n'est pas un pur idéal dont tous les éléments et toutes les conditions peuvent être déterminés a priori par le seul raisonnement : elle est un fait qui dure, qui se développe depuis au moins trois mille ans, qui a exercé une influence incontestée sur les destinées du genre humain, et, comme la religion, la poésie, l'art, la société, ne finira certainement qu'avec lui. Aussi, tant que nous ne l'aurons pas appréciée sous ce dernier point de vue, nous n'en pourrons donner qu'une idée incomplète, et la tâche que nous nous proposons restera inachevée. Nous essayerons donc, après avoir considéré la philosophie en elle-même, ou quand nous aurons répondu aux trois questions principales que nous venons d'indiquer, de mon- trer sommairement ce qu'elle a été, ce qu'elle a fait jusqu'à présent, et quelle tâche il lui reste encore a accomplir. I. « La philosophie, dit un auteur moderne (Jouffroy, Préface de ta traduction des Œuvre* de Reid), est une science donts l'idée n'est pas encore fixée; car, si elle l'était, il n'y aurait pas autant de philosophiesquede ph.losophes, il n'y en aurait qu'une. On ne voit pas qu'il y ait plusieurs physiques, plusieurs astronomies; il n'y a qu'une physique, qu'une astronomie, parce que l'idée de cessciences est déterminée. «Voilà assurément une des assertions les plus fausses qui aient jamais été prononcées, et nous devons mettre d'autant plus de soin à la détruire, qu'elle vient, non d'un ennemi, mais d'un ami et d'un interprète élo- quent de In philosophie. Non, la philosophie n'est pas une science dont l'objet même n'est pis arrêté, ou qui se cherche encore, comme dit le PHIL — 1315 — PHIL même écrivain; mais, depuis qu'elle existe, elle a toujours eu le même objet; elle s'est toujours attachée à la même idée, malgré les formules diverses dont elle s'est servie pour ia traduire, et que l'on a prises à tort pour des définitions contradictoires. Non, il n'y a pas plusieurs phi- losophes, mais plusieurs systèmes de philoso- phie, qui tous aspirent au même but, sont pro- voqués par le même besoin intellectuel, se groupent autour des mêmes problèmes, et appar- tiennent à l'histoire d'une même science. C'est ce double fait que nous allons d'abord lâcher de mettre hors de doute. La première définition de la philosophie est celle qui est contenue dans son nom, et qui veut qu'elle soit la recherche de la sagesse. Or, qu'est- ce que la sagesse d'après les anciens ? En quoi faisaient-ils consister ce bien pour lequel ils osaient seulement avouer leur aiiour, qu'ils se proposaient comme le terme de tous leurs efforts, mais qu'ils n'étaient jamais sûrs d'acquérir? La sagesse, d'après l'opinion unanime des anciens, c'est le plus haut degré de la science, ou simple- ment la science, la connaissance parfaite, la connaissance entière de la vérité, engendrant naturellement la vertu, ou se manifestant par la pratique du bien. Cette idée est très-bien expri- mée par Cicéron {de Officiis, lib. II, c. n) lors- qu'il dit : <■ La sagesse, selon la définition des anciens philosophes, est la science des choses divines et humaines, et des principes qui ren- ferment ces choses. » Sapientia autem est, ut a veteribus philosophis defïnitum est, rerum di- vinarum et humanarum, causarumque quibus hœres continentur, scientia. Mais quoi ! l'esprit borné de l'homme oserait poursuivre un tel but? Quelqu'un ici-bas pour- rait prétendre à la science universelle ? Non, assurément, si l'on entend par ces derniers mots une connaissance particulière et directe, une intuition immédiate de tous les objets de la na- ture, telle que nous sommes obligés de la sup- poser dans l'intelligence divine. Mais, comme nous l'avons dit en commençant, le savoir pour nous consiste à découvrir la source et la raison des choses, à voir les effets dans leurs causes, et les conséquences dans leurs principes. « Il n'y a pas de science du particulier, » a dit Aristote avec beaucoup de vérité. Donc, cette science qui embrasse et qui domine toutes les autres, la philosophie, en un mot, peut être très-bien dé- signée comme la science des causes et des prin- cipes. C'est ainsi qu'en effet on la définit quel- quefois, et cette seconde définition, loin de con- tredire la précédente, n'en est que le dévelop- pement et l'explication. Une fois en 'quête des causes et des principes, c'est-à-dire de la raison dernière, du fondement suprême de ce qui est ou de ce que nous croyons être, l'esprit humain ne peut s'arrêter que de- vant une idée qui ne se laisse résoudre dans aucune autre,, et de laquelle, au contraire, toutes les autres dérivent^ où elles puisent toute leur force, leur autorité, et, en quelque façon, leur substance. Cette idée est celle de l'absolu, de l'infini, de la vérité en soi, de l'être nécessaire. Par conséquent, la philosophie peut aussi se dé- finir la science de l'absolu, de l'infini, de ce qui ne change pas, de ce qui est nécessaire et uni- versel, ou de ce qui est seulement, de l'être en tant qu'être. Ce sont à peu près les termes dont se servent ordinairement les deux plus grands phi- losophes de l'antiquité, c'est-à-dire Aristote et Platon. Et qu'on ne s'étonne pas d'une définition siambitieuse en apparence et si disproportionnée a nos facultés. Nous ne pouvons rien savoir, ni rien affirmer qui ne suppose l'infini et qui ne se rapporte à lui, qui n'ait vue sur lui par un côté ou par un autre. Donc, la science de l'infini doit être considérée à la fois comme la condition et le but de toutes les autres sciences. D'ailleurs, il ne s'agit pas de pénétrer avec notre faible intelligence dans l'abîme de L'infini et d'en visi- ter les profondeurs, d'en percer toutes les ténè- bres, mais de montrer la place que cette idée occupe dans toutes nos pensées, la valeur qu'elle donne à toutes nos connaissances, et de l'éclairer tant par les phénomènes intérieurs de l'âme, que par les conditions et les forces extérieures de la nature. En somme, ce qui fait l'objet de la philosophie, c'est la vérité dans son expression la plus com- plète; la plus élevée, la plus pure, ou à son dernier degré d unité et de certitude. Tel est le sens iden- tique, quoique plus ou moins développé, des dé- finitions que nous avons citées jusqu'à présent. Mais la vérité, en général, ne peut se manifester à nous que par la pensée : car, ce que nous ne concevons pas, ce qui ne tombe en aucune manière sous nos facultés intellectuelles, n'existe pas pour nous. Donc, si l'on connaît les conditions et les principes de la pensée, on connaît par cela même l'expression la plus élevée de la vérité. Vouloir nier cette proposition, c'est nier qu'il y ait une vérité accessible pour l'homme, et même pour tout être intelligent, puisque c'est toujours la pensée qui est la règle de ce qui est; c'est se renfermer dans un scepticisme incurable et in- conséquent. Or, la pensée n'existe pas d'une ma- nière abstraite; la pensée n'est pas autre chose que nous-mêmes, considérés comme des êtres pensants et intelligents, c'est-à-dire comme des esprits; et l'esprit, à son tour, ne peut se détacher de la volonté, de la sensibilité, de tout ce qui tombe sous la conscience, de l'âme tout entière. De là vient que la philosophie a été aussi appelée la science de l'esprit, la science de l'âme, la con- naissance de soi-même, l'étude de l'homme intel- lectuel et moral. Mais il ne faut pas oublier qu'en prenant son point d'appui dans la conscience ou dans l'observation de ia pensée, la philosophie aspire à la connaissance vraie, à la raison der- nière des choses, et qu'elle demeure, selon l'opi- nion unanime des anciens et toutes les grandes intelligences des temps modernes, la science des causes et des principes, la science de l'infini ou de l'absolu, la recherche de la suprême vérité. Celui qui voudrait s'en tenir à ce premier pas, ou qui réduirait la philosophie aux proportions de la psychologie, ne serait pas seulement cou- pable de la mutiler sans profit pour les autres sciences, en lui enlevant précisément les seuls problèmes par lesquels elle intéresse toute l'hu- manité, il la condamnerait à la stérilité et à l'impuissance dans le cercle même où il cher- cherait à l'enfermer. En effet, point de psychologie sans métaphysique : car, comment analyser la pensée sans songer un instant à l'être qui pense; sans se faire aucune question sur la nature, la durée, l'origine de cet être, et la place qu'il oc- cupe au milieu de l'univers; sans chercher à se rendre compte de la valeur de la pensée et de la manière dont elle peut atteindre l'existence? Nous dirons de même : point de métaphysique qui n'ait pour but de découvrir le fond des choses et d'offrir une base commune, un lien et un principe iné- branlable à toutes les connaissances humaines. La métaphysique est à la philosophie ce que la philosophie est aux autres sciences, c'est-à-dire le but et le centre de toutes ses recherches, le tronc qui supporte et qui fait vivre toutes ses branches. Ainsi, toutes les définitions de la philosophie (car il serait difficile d'en citer d'autres qui ne PHIL — 1316 PHIL rentrent pas dans colles que nous venons d'expié quer), toutes les définitions de la philosophie expriment la même idée, mais avec des mots différents et sous des formes plus ou moins ré- fléchies. En offrant pour but à nos recherches la vérité dans son état le plus parfait, dans son caractère le plus absolu, elles semblent en même temps la rapprocher de nous par degrés, et finis- sent par la montrer comme enveloppée dans les replis de notre âme, comme ensevelie au fond de notre conscience. C'est ce but que poursuivent tous les systèmes; c'est cette idée que toutes les écoles philosophiques qui ont laissé une trace dans l'histoire se sont efforcées d'atteindre et de réaliser. Qu'on cite, en effet, un système ou une école de quelque importance qui n'aspire pas à découvrir Je fond le plus caché de la nature des choses, le dernier fondement soit de la connais- sance, soit de l'existence, soit de toutes deux ensemble? D'abord se présentent les vastes systè- mes de l'Orient, qui, rapportant tout à Dieu et faisant tout dériver de son éternelle, de son ineffable substance, ne reconnaissant pas d'autre existence ni d'autre science que celle de l'infini, mais qui, au lieu de s'élever, par la contempla- lion de l'univers et de l'âme humaine, à cet objet unique de leurs spéculations, se placent directe- ment dans son sein, s'établissent en quelque façon dms ses profondeurs, où ils nous font assister à la conception, puis au laborieux enfantement de lous les êtres. Après les systèmes de l'Orient, viennent ceux de la Grèce, où la raison, plus calme et plus maîtresse d'elle-même, n'a plus la prétention de dévoiler d'un coup tous les mystères de l'absolu; elle se reconnaît des limites, elle aperçoit des obstacles, elle s'exerce comme une faculté humaine qui s'affranchit des entraves de la coutume, et veut aller aussi loin que sa nature le permet ; mais le terme de ses efforts est toujours le même. Ioniens, pythagoriciens, éléates, disci- ples de Démocrite, Empédocle et Anaxagore, tous sans exception, tous les philosophes grecs depuis Thaïes jusqu'à Socrate, ont cherché la pourquoi et le comment de l'universalité des choses, ont poursuivi un principe qui pût rendre compte de tous les phénomènes, de ceux de la pensée comme de ceux du monde extérieur, et qui n'ait besoin de s'appuyer sur rien. Ce n'est pas ici le lieu d'expliquer comment ils sont arrivés à des résul- tas si différents; qu'il nous suffise de constater que la diversité des solutions ne porte aucune atteinte à l'identité du problème. Et Socrate, con- sidéré à juste titre comme l'auteur d'une révolu- tion intellectuelle, a-t-il changé l'objet de la philosophie? a-t-il proposé un autre but général au travail de la raison humaine? Non, la réforme qu'il a introduite, ne porte que sur l'a méthode; il a voulu que l'homme cherchât la raison des choses dans sa propre pensée, au lieu de la chercher hors de lui, puisque c'est par la pensée qu'il atteint la vérité. Jamais il n'a voulu ren- fermer ses investigations dans le domaine étroit de la psychologie ou de la morale; jamais la maxime de Delphes ne se présente dans sa bouche comme une limite imposée à l'horizon infini de la science. La preuve, c'est qu'il est lui-môme avant tout un métaphysicien; c'est que ses inter- rogations, ses définitions, tendent presque tou- jours à un résultat métaphysique, comme la détermination des idées premières, comme la démonstration de l'existence de Dieu par les causes finales, comme ses doctrines sur la spiri- tualité et l'immortalité de L'âme. Celte même méthode, entre les mains de Platon, son disciple, est devenue la théorie des idées, et l'on sait que la théorie des idées ne comprend pas seulement la métaphysique, mais aussi la physique entendue dans le sens des anciens, en un mot, la substance de toute vérité, la base de toutes les connais- sances humaines. Il est inutile de rappeler ce qu'est la philosophie pour Aristote, le créateur de la métaphysique, le génie de la méthode, l'en- cyclopédie de toutes les sciences connues dans l'antiquité; ce qu'elle est pour les stoïciens, les épicuriens, l'école d'Alexandrie. Partout, et dans quelque but qu'on la recherche, dans un bu) spéculatif ou dans un but pratique, au nom de la vérité ou du souverain bien, la philosophie se présente comme la science; non comme telle ou telle science, mais celle qui les renferme et les soutient toutes, qui leur donne à toutes leurs titres de légitimité. Le scepticisme lui-même ne s'en fait pas une autre idée; seulement il déclare cette idée irréalisable; la vérité qu'il prétend avoir cherchée de toutes les forces de la raison, il la montre inaccessible, et en même temps qu'il nie la philosophie, il nie toutes les autres sciences. Pendant le moyen âge, la philosophie n'était cTabord que la forme, et la théologie devait être le fond de la pensée ; cependant cette forme, longtemps renfermée dans les humbles propor- tions de la logique, acquiert peu à peu une telle importance, ou se mêle si étroitement avec le fond, que la science reparaît, sinon dans son in- dépendance, au moins dans son unité : nous voulons dire son universalité. Les mêmes ques- tions qui avaient autrefois divisé l'Académie et Je Lycée, sont agitées avec passion au fond des cloîtres et des monastères, et produisent des œu- vres comme le Monologium et le Proslogium ou la Somme de saint Thomas d'Aquin. Enfin, que dirons-nous des temps modernes? Est-ce que Bacon, Descartes, Leibniz, trois hommes de génie dans lesquels se résume et se concentre toute la vie intellectuelle du xvn* siècle, n'ont pas embrassé dans leurs découvertes et dans leurs réformes fé- condes l'universalité des connaissanceshumaines? Est-ce que ces puissants esprits ne se sont pas attachés surtout à mettre en lumière les idées qui dominent toutes les sciences, les principes d'où découle toute vérité? On attribue à Descartes une révolution semblable à celle que Socrate a accomplie dans l'antiquité. Mais quoi! Descartes songeait-il à confiner la philosophie dans l'étude du moi humain? Il est si éloigné de cette idée, qu'à peine a-t-il jeté un regard sur lui-même et constaté par la pensée sa propre existence, qu'il s'élève aussitôt, de proposition en proposition, selon la manière des géomètres, aux plus hautes considérations de la métaphysique, pour en des- cendre ensuite à toutes les parties de la pliysique, de la pliysiologie et de la philosopliie naturelle. Et qu'on ne dise pas que Descartes n'était nulle- ment forcé par ses principes de s'exercer à la fois sur des sujets si divers. Sa physique toute méca- nique est la conséquence nécessaire de sa méta- physique, et celle-ci dérive de sa psychologie. Après lui, ses illustres disciples Malcbranche et Spinoza, loin de rien retrancher à ce domaine de la philosophie, ont essayé de lui donner encore plus d'élévation et d'unité. En partant d'un point tout opposé, c'est-à-dire en ne cherchant que l'explication des phénomènes plrysiques, Newton, à la fin de ses Principes mathématiques de j>hi- losophie naturelle, se trouve tout à coup devant les mêmes problèmes. Il n'y a pas jusqu'aux esprits révolutionnaires du xviii0 siècle qui, tout en les déclarant insolubles sous prétexte qu'ils dépassent la splière de l'observation, n'aient été obligés de les discuter et de les résoudre à leur manière, les uns par un spiritualisme inconsé- quent, comme Locke et Condillac; les autres par Un déisme sentimental, comme Rousseau; ceux- ci par le matérialisme, comme d'Holbach et Hel- PHIL — 1317 — PHIL vétius et beaucoup par le panthéisme. La plus haute expression, dans l'ordre spéculatif, de cette époque de critique et d'analyse, Kant, après avoir enfermé l'esprit humain dans la conscience in- dividuelle, comme dans une prison sans issue; après avoir rompu toute communication entre nos idées et les choses, n'a-t-il pas fait entrer dans l'unité savante et les compartiments symétri- ques de son système, non-seulement Dieu, rame, rhumanité, la morale, le droit, les beaux-arts, la religion, mais aussi la nature extérieure? On oublie trop que l'auteur de la Critique de la raison pure a aussi écrit les Éléments métaphy- siques de la science de la nature, où il s'efforce de déterminer, au point de vue général de sa doctrine, les éléments constitutifs du monde physique. Le caractère dominant du temps où nous vivons est de chercher à unir l'esprit ana- lytique du xviue siècle avec l'esprit de synthèse et d'organisation qui distingue le xvir". Aussi la psychologie d'une part, et de l'autre les sciences naturelles, ne sauraient lui suffire^ mais, après avoir observé séparément les phénomènes de chaque ordre, après avoir recueilli des faits dans les parties jusque-là les plus négligées du do- maine de l'expérience, il éprouve le besoin de remonter à leurs communes lois, à leur origine, et de les voir, en quelque sorte, tous à la fois dans une seule idée. C'est l'exagération de cette disposition qui a donné lieu en Allemagne, pendant le premier quart de ce siècle, à de si audacieuses tentatives; mais, contenue dans les bornes de l'intelligence humaine et éclairée, cor- rigée par une analyse sincère, elle n'est pas autre chose que l'esprit même de la philosophie. L'objet de ia philosophie, soit qu'on le cherche dans les dt' finitions ou dans les systèmes, n'a donc jamais changé; il est aujourd'hui ce qu'il était au xvne et au xvme siècle, ce qu'il était au moyen âge, dans la Grèce et chez les peuples de l'Orient, ce qu'il sera toujours, c'est-à-dire le savoir hu- main dans ses dernières profondeurs, les premiers principes, les causes premières de tout ce qui est, la vérité dans son caractère absolu et im- muable, ou du moins sous la forme la plus élevée qu'elle puisse offrir à l'homme; et comme la vérité, ainsi que nous l'avons déjà remarqué, ne peut communiquer avec nous, ne peut se mani- fester en général que par la pensée, l'étude de la pensée ou de l'esprit humain, la connaissance de la raison par elle même, et, par conséquent, la jouissance la plus complète, le développement le plus libre de ses forces, est le but immédiat, ou, si l'on peut ainsi parler, la matière prochaine de la philosophie. II. Voilà l'objet de la philosophie déterminé, non d'après une théorie, mais d'après les faits; non d'après une conviction personnelle, mais d'après les témoignages et les efforts unanimes de tous les philosophes. Voyons maintenant quels sont les problèmes qu'elle renferme dans cette idée générale. Essayons d'indiquer le nombre et l'ordre de ses parties; faisons en quelque sorte la carte des sciences philosophiques. Tant qu'elle n'était qu'une vague aspiration vers la vérité et se confondait avec l'amour gé- néral de la science; en un mot, pendant les siècles qui signalent son début, la philosophie ne reconnaissait dans son propre sein aucune dis- tinction de parties. La raison en est facile à com- prendre : c'est que distinction est synonyme d'observation, d'analyse, et que l'esprit humain ne commence point par l'analyse, mais par la synthèse : ignorant la grandeur du monde et sa propre petitesse, il voudrait tout embrasser d'un seul coup d'oeil. Le premier essai d'une division de la philosophie est celui qu'on est en droit, d'après les interprétations les plus naturelles el les observations les mieux fondées, d'attribuer à Platon. Il paraît, en effet, autant, que le lui permet sa nature d'artiste et la forme dramati- que de ses œuvres, que Platon partageait la phi- losophie en trois sciences distinctes, quoique in- séparables : la dialectique, la physique et la morale. La dialectique était la partie essentielle et s'occupait des principes les plus généraux ; voilà pourquoi on la voit souvent confondue avec la philosophie tout entière. Elle comprenait à la fois ce que nous désignons sous les noms de psychologie, de logique et de métaphysique. Dans la morale, comme nous le voyons dans le dialogue de la République, était renfermée la politique el aussi la philosophie de l'histoire. La physique, contenue tout entière dans le Timée, avait pour but de fonder sur les principes de la dialectique une cosmogonie et une théorie gêné raie de la nature. A cette division incomplète Aristote en substitua une autre beaucoup plus nette et plus savante. Il plaça au sommet de la philosophie la métaphysique, qu'il désigna aussi sous le nom de philosophie première. 11 accorda une place distincte à la logique, création de son génie, instrument universel de toutes les scien- ces, comme la métaphysique en est le fond. La physique et la morale furent maintenues dans le même rang et les mêmes attributions que Platon leur avait assignés. Enfin, dans son traiié de l'Ame, Aristote n'a pas seulement tracé les linéaments de la psychologie, mais il a été plus loin : il a cherché, à tous les degrés de la nature, les rapports qui existent entre les facultés de l'âme ou de la vie et la conformation organique. Les stoïciens et les épicuriens retranchèrent de cette sage économie la métaphysique, qui s:; confondit pour eux avec la science de la nature, et donnèrent le premier rang à la morale. Dans les écoles du moyen âge, la philosophie n'était d'abord que la dialectique et l'application de la dialectique à la théologie ; mais la division d'A- ristote reparut tout entière avec la connaissance de ses œuvres. Les pères de la philosophie mo- derne, les grands hommes du xvue siècle, fu- rent plus occupés à fonder ou à régénérer qu'à ordonner et à classer ; et dans le mouvement si fécond qu'ils laissèrent derrière eux, la science, sans changer de limites, changea souvent d'hori- zon et de contours, suivant le point de vue où elle se plaçait. Chaque système apporta naturel- lement avec lui son cadre particulier. Cependant la vieille division se conserva au fond des idées et du langage philosophique ; les questions qu'on agita continuèrent d'être classées sous les an- ciennes dénominations : questions de physique ou de philosophie naturelle, questions de logi- que, questions de morale, questions de méta- physique. Aujourd'hui, il y a deux manières d'ordonner les problèmes philosophiques : l'une, à l'usage de l'école, et généralement consacrée à l'ensei- gnement public ; l'autre indépendante de toute tradition, de toute règle officielle, et qui ne con- sidère que le fond des choses. Selon le cadre de l'école, la philosophie se compose de quatre parties : la première, celle qui sert d'introduc- tion à toutes les autres, est la psychologie, ou l'étude du sujet pensant, du moi, considéré dans l'exercice, non-seulement de la pensée, mais de toutes les facultés dont nous avons conscience ; la deuxième, c'est la logique, ou l'art de se ser- vir de la pensée pour la découverte ou la démonstration de la vérité, après l'examen de cette question fondamentale : La vérité est-elle accessible à la pensée humaine, ou les idées mêmes les plus nécessaires de la raison sont- PHIL 1318 PHIL elles l'expression fidèle de ce qui est? Les lois que la raison impose à notre volonté; et le but général qu'elle marque à notre existence, for- ment l'objet de la troisième partie, désignée sous le nom de morale. Enfin, la quatrième, qu'on appelle la Théodicce, à l'imitation des Es- sais de Leibniz, comprend toutes les questions relatives à la religion naturelle : l'existence de Dieu, ses principaux attributs, ses rapports avec la nature et avec l'homme, la destinée de l'âme après la mort. Ces quatre branches de connais- sances sont certainement des éléments indispen- sables d'une science qui a, comme nous l'avons dit, pour objet immédiat l'esprit humain : car, comment se faire une idée de l'esprit humain, si l'on n'embrasse dans ses recherches l'âme tout entière, puisque la pensée ne peut se con- cevoir sans l'être qui pense, ni s'exercer sans le concours des autres facultés du moi? Or, si l'é- tude de l'esprit, sous peine de s'égarer dans de vaines abstractions, est la même que celle de l'âme, et si l'étude de l'âme est possible à l'aide de la conscience qui enveloppe toutes les facul- tés, il est clair qu'il faut ajouter aux questions de logique les questions de morale ; qu'indépen- damment des lois de l'intelligence et des condi- tions du vrai, il faut aussi chercher les lois de la volonté, le but de la liberté et les fondements du bien. Ce n'est qu'après avoir épuisé cette double série d'observations, et quand un aura une idée à peu près complète de la personne humaine, qu'on pourra essayer d'atteindre la cause première de notre existence, c'est-à-dire le principe universel de tous les êtres. Car la li- berté et ses lois ne sont pas moins nécessaires que la raison pour nous faire concevoir, dans la mesure de nos facultés, la nature divine; ce n'est pas en mutilant la copie qu'on peut re- trouver l'original. Mais s'il n'y a rien à effacer dans ce programme habituel de la philosophie, en résulte-t-il qu'il n'y a rien à y ajouter? Parce qu'on n'y remarque rien de superflu, y trouve- t-on tout ce qui est nécessaire? Nous ne le pensons pas, et les questions que nous allons indiquer sommairement se justifieront et se re- commanderont d'elles-mêmes. D'abord, si l'on veut connaître l'esprit humain, sur lequel s'appuie et autour duquel viennent se coordonner toutes les recherches philosophiques, ce n'est pas assez de l'observer dans l'homme, il faut l'étudier dans l'humanité. L'homme, en effet, considéré individuellement, possède dans une mesure plus ou moins étendue tous les at- tributs essentiels, toutes les facultés distincti- ves de son espèce, et il en dispose d'une manière souveraine, c'est-à-dire comme un être li- bre, comme une personne morale ; mais ces fa- cultés ne se développent qu'à travers les âges, par l'influence que nous exerçons les uns sur les autres, sous les excitations réunies de la so- ciété et de la nature. C'est ainsi que toute la suite des hommes, comme dit Pascal, doit être considérée comme un même homme qui sub- siste toujours et qui apprend continuellement ; c'est sur ce fait que repose l'unité du genre hu- main, non moins réelle et non moins expéri- mentale que la liberté de l'individu. Observer dans son ensemble cette marche collective, cette évolution continue du genre humain, en déter- aiiner les différentes phases, en dégager les principales lois, tel est l'objet qu'on attribue à ! i philosophie de l'histoire. La philosophie de l'histoire est donc la continuation, le complé nient nécessaire de la philosophie de la con- ice in de la psychologie. Mais nous nous P que, sans la dernière de ces deu\ la première est absolument im- possible; car comment espérer de comprendre l'humanité si l'on ignore ce que c'est que l'homme? Comment celui qui n'a aucune idée de la raison, de la liberté, du sentiment moral, de l'imagination, qui doute même que ces fa- cultés existent, pourrait-il en suivre le dévelop- pement à travers tous les événements exté- rieurs ? M lis la philosophie de l'histoire n'est elle- même qu'un tout composé de plusieurs parties. Tant que ces parties ne seront pas démêlées les unes des autres, tant qu'on n'aura pas une idée nette et précise de chacune d'elles, c'est en vain qu'on se flattera d'en saisir l'ensemble; on n'embrassera qu'un nuage. Or, puisqu'il s'agit d'étudier l'esprit humain, la faculté de l'âme humaine, dans la vie collective et les efforts communs de l'humanité, continués de siècle en siècle et de génération en génération, comment se manifeste l'esprit humain dans cette sphère générale? Il se manifeste par les institutions et les lois; par les lettres et les arts, par les croyan- ces religieuses, par les systèmes philosophiques. Les actions et les mœurs, tant, publiques que privées, ne sont elles-mêmes, dans leur signi- fication générale, que la traduction vivante de toutes ces choses. La philosophie de l'hu- manité comprend donc nécessairement la phi- losophie du droit ou de la législation, l'his- toire philosophique des lettres et la philosophie des beaux-arts, ordinairement réunies sous le nom d'esthétique, l'histoire philosophique ou la philosophie des religions, et l'histoire de la phi- losophie, qui est en même temps celle de toutes les sciences. La première doit nous apprendre comment se forme et s'organise, et aussi com- ment se dissout quelquefois la société , com- ment peu à peu la liberté succède à l'oppression, le droit à la force, l'ordre moral à l'anarchie ou à la violence ; la seconde, comment se développe et quelle place tient dans la vie humaine l'ima- gination, comment l'idée du beau se mêle à tou- tes nos autres idées, comment toute pensée se réalise sous une forme extérieure dans une image sensible, avant que l'esprit la saisisse en elle-même. La troisième mettra sous nos yeux toutes les expressions que peuvent revêtir le sentiment et l'idée de l'infini, les degrés qu'ils traversent dans la conscience humaine et les conditions sous lesquelles ils arrivent à leur dernière forme. La quatrième, enfin, nous ex- pliquera par quelles lois, quelle suite d'efforts, de contraditions et de combats avec elle-même, la raison, et avec elle l'âme tout entière, est ar- rivée à se chercher, à se comprendre, à faire sa propre conquête. Quand on aura étudié séparé- ment ces quatre branches des connaissances hu- maines, tout ne sera pas fini : il faudra alors re- chercher les rapports qui existent entre elles, ou déterminer l'influence qu'exercent les unes sur les autres les lois, les œuvres de l'imagina- tion, les idées philosophiques et les croyances religieuses. Les faits généraux qui sortiront de cette comparaison seront le résultat le plus im- portant, la conclusion définitive de la philoso- phie de l'histoire : car ils devront nous offrir la plus haute expression des destinées du genre humain, et nous montrer par le chemin qu'il suit le but vers lequel il est appelé. Les mêmes rapports que nous venons de dé- couvrir entre l'individu et l'humanité dans l'or- dre psychologique, c'est-à-dire dans la constitu tion générale île nos facultés, nous les trouvons dans le cercle de la logique et de la morale, ou dans l'application de ces facultés à la recherche du vrai et à la pratique du bien. En effet, la lo- gique, considérée dans toute son étendue, ou du PHIL — 13i9 — PHIL moins telle qu'on la conçoit aujourd'hui, com- prend, indépendamment du problème de la cer- titude et des règles de la méthode, la démon- stration de la vérité. C'est même dans cette der- nière partie qu'elle est restée renfermée depuis son fondateur jusqu'à son premier réformateur, depuis la composition de l'ancien jusqu'à celle du nouvel organum. La démonstration de la vérité suppose la connaissance non-seulement des lois de la pensée, mais des lois du langage, et des rapports qui existent entre les unes et les autres. Tel est aussi le cercle qu'embrasse le premier monument de la logique, c'est-à-dire vOrganum d'Aristote, qui est en même temps le premier monument de la grammaire générale. Mais, avant de donner des règles au langage, avant de fixer ses éléments et ses formes pour les mettre d'accord avec les éléments et les for- mes de la pensée, n'est-il pas utile de savoir comment il se constitue en quelque sorte de lui-même, sous les inspirations spontanées de l'âme, modifiant ses signes et les multipliant, variant ses inflexions et ses formes suivant les besoins, c'est-à-dire suivant les idées, les pas- sions, le caractère de chaque peuple et de cha- que âge, et aussi suivant les images que la na- ture offre habituellement à nos yeux? Or, cette science, c'est la philosophie des langues, qu'il ne faut pas confondre avec la philologie compa- rée : car celle-ci ne tient compte que des élé- ments matériels de la parole, tandis que la pre- mière considérera surtout son développement spirituel, ou les lois selon lesquelles elle arrive successivement à exprimer toutes les idées. La philosophie des langues est donc étroitement liée à la grammaire générale, qui elle-même fait partie de la logique. La morale aussi soulève des questions qui s'é- tendent hors du cercle ordinaire de ses recher- ches. Nous citerons d'abord celle des devoirs et des droits respectifs de l'individu et de la so- ciété. Qu'est-ce que la société doit à l'individu ? Qu'est-elle autorisée à exiger de lui, et récipro- quement"? Voilà un problème dont personne, as- surément, ne contestera aujourd'hui l'impor- tance, et que la science, au milieu des événe- ments qui s'accomplissent, n'a pas le pouvoir d'ajourner. Mais une société déterminée, c'est-à- dire un Etat, n'est pas une puissance isolée dans ce monde. Les États ont des rapports entre eux qui sont soumis aux mêmes lois, qui relèvent des mêmes principes que ceux qui règlent les rapports et les actions des individus. La morale, indépendamment des devoirs individuels ou prives et des droits qui en découlent, comprend donc le droit politique et international, fondé sur ses bases naturelles. Nous ne craignons pas d'y ajouter, dans ce qu'elle à de plus essentiel et de plus général, l'économie politique : «car il existe, comme nous l'avons dit ailleurs (voy. Mo- rale), une étroite relation entre le bien-être matériel de la société et son développement mo- ral; chacune des lois de la conscience, et par conséquent chacun des efforts que nous avons faits pour nous en rapprocher, comme chacune des erreurs on des passions qui nous en éloi- gnent, a des conséquences inévitables dans la sphère de nos intérêts. » Toutes les sciences que nous venons d'énu- mérer, la philosophie de l'histoire avec toutes ses divisions, la philosophie des langues, le droit des gens ou international et l'économie poli- tique, n'en forment qu'une seule, qu'on peut appeler la philosophie de V humanité, pour la distinguer de la philosophie proprement dite, très-justement nommée la science de l'homme. Mais de même que l'homme est lié à l'humanité, de même l'humanité est liée à la nature, à ce vaste univers au sein duquel se déroulent ses destinées. La nature, en effet, n'a-t-elle pas comme nous ses propriétés ou ses forces, ses lois, son organisation, sa fin, dont nous unis- sons nécessairement l'influence ? Le E morales et intellectuelles qui composent essence ne sont-elles pas attachées à une cer- taine forme de l'organisation physique, soumise elle-même au reste de l'univers, et dont les modifications répondent souvent à autant d'ap- titudes diverses, à autant de génies ou de carac- tères différents? Quel est le principe, quels sont les éléments de ce tout qui pèse avec tant de force sur notre espèce? Quelles sont les limites respectives de son existence et de la nôtre? Quelles sont les ressemblances et les différences entre lui et nous? Ces questions ne peuvent être résolues qu'à une hauteur qui domine tous les phénomènes, par une science qui embrasse toutes les sciences naturelles, et qu'on appelle pour cette raison la philosophie de la nature. Quant à l'objet de cette science, on pourra se plaindre de son étendue et de ses difficultés, personne n'en contestera l'existence, si l'on songe au nombre et à la variété des problèmes qui se présentent dans le cercle du monde phy- sique, au delà des phénomènes sensibles et des rapports de quantité. Qu'est-ce que le temps, l'espace, le mouvement, la matière, l'organi- sation, la vie? Le temps et l'espace ont-ils par eux-mêmes une véritable existence, ou ne sont- ils que l'ordre, le rapport des choses successives et simultanées? Ou bien encore faut-il les con- sidérer comme de simples lois de notre sensi- bilité? Le mouvement a-t-il son principe, sa cause, son siège dans la matière, ou vient-il d'une cause supérieure? Est-il éternel et iné- puisable, ou a-t-il commencé et doit-il finir? Et la matière, en quoi consiste-t-elle ? N'est-elle que l'étendue ? Est-elle une force, un agrégat de forces ou d'atomes inertes? Comment cette ma- tière sans intelligence obéit-elle à des lois si intelligentes? D'où lui viennent ces formes, ces dessins, ces structures merveilleuses que, dans quelques-unes de ses combinaisons, appelées des corps organisés, elle conserve et reproduit avec tant de persévérance ? Qu'est-ce qui donne à ces corps la faculté de se mouvoir, de se con- server, de rester unis, en dépit des lois ordi- naires de l'affinité élective? D'où leur viennent et en quoi consistent toutes les facultés par les- quelles ils se rapprochent de nous ? Quels sont les rapports de la psychologie animale et de la psychologie humaine? Tels sont quelques-uns de ces problèmes, dont on chercherait vaine- ment la solution dans les observations du phy- sicien et du naturaliste ou dans les déductions du géomètre. Aussi ni les philosophes anciens, ni les grands philosophes modernes ne les ont oubliés dans leurs systèmes; ils étaient com- pris, comme nous l'avons déjà dit, dans la phy- sique générale, qui formait une partie essen- tielle de la philosophie. Aujourd'hui, ils sont, pour ainsi dire, la frontière commune de la philosophie et des sciences naturelles. Ainsi, la science philosophique, considérée dans sa plus vaste extension, se partage en trois grandes branches : d'abord la philosophie pro- prement dite, OU la science de l'homme, exclu- sivement fondée sur la raison < t la conscience; ensuite la philosophie de Vhwtnanitéj qui ap- plique les deux facultés précédentes à tous les éléments essentiels de l'histoire ; enfin la philo- sophie de la nature, qui est obligée d'ajouter à ces mêmes facultés la connaissance des lois cl des principaux phénomènes de l'univers. La na- PII IL — 1320 — PHIL lire même de ces trois ordres de connaissances justifie la disposition que nous adoptons, puis- qu'ils forment comme trois cercles concentri- ques dont le premier est enveloppé dans le second, et le second dans le troisième. C'est par l'homme que l'on comprend l'humanité; c'est par l'homme et l'humanité tout ensemble qu'on peut espérer de parvenir aux points les plus éle- vés de la nature. Nous ajouterons que le centre commun de ces trois cercles, le point autour duquel ils se meuvent et auquel ils aboutissent par tous leurs rayons, c'est la science de Dieu, la théodicée ou ia métaphysique générale. En effet, l'idée de Dieu n'est pas seulement le der- nier résultat de la raison repliée sur elle-même et appliquée à l'observation des phénomènes de l'âme; elle est aussi la source des plus hautes inspirations, des œuvres les plus accomplies de "humanité, et la seule lumière qui puisse éclai- rer sa marche ; elle apparaît aussi dans chacune des lois, dans chacune des forces, et surtout dans l'ordre général du monde. Il n'y a donc de théodicée complète que celle qui repose sur cette triple base, ou qui nous montre la puis- sance divine présente à la fois dans la con- science, dans l'histoire et dans la nature. Ce cadre de la philosophie, ce n'est que l'idée même de la philosophie sous une forme plus analytique. Il est impossible d'admettre celle-ci et de repousser celui-là. Si l'on croit que la vérité est une, et si l'on aspire à la connaître dans son unité, il ne faut point la chercher sur un point isolé de l'existence. La philosophie n'est pourtant pas la science universelle : comment proposer une telle chimère? Elle a pour objet les principes et les lois universelles, c'est-à-dire- ce qu'il y a de commun à toutes les sciences. Mais il ne suffit pas que les divers problèmes que nous lui attribuons lui appartiennent à juste titre et appellent tout notre intérêt, il faut sa- voir encore par quel moyen, c'est-à-dire par quelle méthode, elle les résoudra. C'est cette question que nous allons aborder, en faisant observer d'abord qu'il ne s'agit de rien moins, au fond, que de l'existence même de la philoso- phie : car si la philosophie n'est pas soumise à une marche déterminée par la natuia de ses re- cherches, si elle n'aperçoit pas, avec le but qu'elle poursuit, les moyens naturels d'y atteindre, c'est en vain qu'elle prétend au premier rang parmi les sciences, elle n'est qu'un rêve irréalisable, une stérile ambition de notre esprit. ITI. La méthode, en général, c'est l'ensemble des opérations par lesquelles notre esprit s'é- lève à une vue claire et distincte de la vérité, ou à ce degré de la connaissance qu'on appelle la science. Ces opérations sont en petit nombre : car, lorsqu'on a nommé l'analyse et la synthèse, l'observation, la généralisation, l'induction et la déduction, on les a à peu près citées toutes; mais on peut les employer tantôt réunies, tan- tôt séparées dans une sphère plus ou moins étendue, en commençant par une extrémité ou par une autre, selon la nature des objets qu'on veut connaître et le degré où l'on veut par- venir dans cette connaissance. De là, autant de méthodes particulières qu'il y a de sciences essentiellement différentes. Par exemple, les mathématiques qui n'ont rien à demander à l'expérience et qui fondent leurs théorèmes sur les définitions et les axiomes, se servent exclu- sivement du raisonnementdéductif. Les sciences physiques, au contraire, s'adressent surtout à l'observation et à l'induction. Pour nous, il s'agil de la méthode qui convient, non pas à telle ou telle branche de connaissances dont nous avons essayé de tracer le tableau mais à la philosophie tout entière, c'est-à-dire de la méthode philosophique portée à sa plus haute expression, et qui doit être aux autres méthodes ce que la philosophie elle-même est aux autres sciences. Posée dans ces termes, la question a été réso- lue de plusieurs manières, selon les points de vue divers où l'esprit peut se placer en com- mençant à réfléchir sur la nature et sur lui- même. Les uns, frappés de l'ascendant qu'exerce sur nous le monde extérieur, et voyant ses impressions se mêler à toutes nos idées, ses lois peser sur toutes nos facultés et déterminer la plupart de nos actions, se sont imaginé que l'âme n'était qu'un effet de l'organisation, la pensée une combinaison de la matière, et que, pour trouver la raison des choses, il faut pro- céder du dehors au dedans, de l'univers maté- riel aux sens, et des sens à l'intelligence. Cette marche a été suivie invariablement, mais avec plus ou moins d'art ou de résolution, par tous les philosophes de l'école dite sensuaUste, de- puis les ioniens, Démocrite et Ëpicure, jusqu'aux sceptiques du dernier siècle et aux sectateurs de la philosophie prétendue positive de notre temps. Nous l'appellerons, avec plusieurs histo- riens de la philosophie, la méthode empirique : car en vain cherche-t-elle l'ordre et l'unité dans ses résultats ; en vain quelquefois en prend-elle les apparences; comme elle anéantit l'autorité de la raison, sans laquelle toute idée d'ordre est détruite dans son principe, elle ne peut aboutir qu'à la plus triste confusion. Les autres, au contraire, observant que le monde, que les cho- ses en général seraient pour nous comme si elles n'existaient pas sans la pensée qui les con- çoit, et que la pensée elle-même ne serait rien sms la conscience, ou si elle n'assistait à l'exer- cice de ses propres facultés, si elle n'était in- struite de tout ce qui se passe en elle, en tirent cette conclusion, que la connaissance du moi, du sujet pensant, est le fondement sur lequel repose toute autre connaissance, et que, pour atteindre aux vérités premières, c'est-à-dire à la science philosophique, il faut procéder non du dehors au dedans, mais du dedans au dehors, de la conscience à l'âme, de l'âme à l'univers. Cette seconde méthode, entrevue par Socrate, définie et propagée par Descartes, poussée à la dernière exagération par Kant, a reçu le nom de méthode psychologique. D'autres, enfin, se placent également au-dessus du monde de la conscience et de celui des sens, de l'esprit et de la matière, de l'âme et de la nature. Ces deux objets de notre connaissance, irréductibles l'un à l'autre, et cependant incapables de se suffire à eux-mêmes, ne sont plus dans leur conviction que des formes diverses, des manifeslations pa- rallèles ou opposées d'un seul et même principe à la fois spirituel et matériel, étendue et pen- sée. De là la nécessité de chercher immédiate- ment dans ce principe, dans ce fond identique et immuable de toute existence, la cause et la raison, l'essence et la loi de tous les phéno- mènes. En ciret, les êtres et les causalités inter- médiaires, et, par conséquent, les propriétés de ces êtres étant supprimés, toute explication des faits intellectuels ou physiques, toute théorie de l'homme ou de la nature doit être tirée de l'idée de l'absolu et ne peut être qu'une déduction ou une analyse de cette idée. 11 faut donc que l'homme, pour ainsi dire, usurpe la place de Dieu, qu'il s'attribue sa raison, la conscience de son existence infinie, et qu'au lieu d'observer l'univers, il le construise a priori, il le crée sous un certain rapport, en montrant dans quel ordrp il est sorti nénessai rement du sein de i'être PHIL — 1321 — PHIL nécessaire. Ce mépris de l'expérience, cet usage usif du raisonnement et des notions a priori dans le champ tout entier de la philo- sophie, voilà ce qui caractérise la méthode spé- culative. C'est cette méthode que pratiquaient déjà les philosophes d'Élée et de Mégare, ces intrépides raisonneurs qui, sur les ruines amon- celées par leur subtile dialectique, ne laissaient subsister que les notions de l'unité et de l'être. Après avoir essayé de nier et de confondre l'ex- périence, elle voulut la remplacer; au rôle né- gatif qu'elle avait joué d'abord, elle substitua un rôle positif, dogmatique, et c'est avec ce ca- ractère qu'on la retrouve dans l'école d'Alexan- drie, au-dessous des régions abandonnées au mysticisme. Mais nulle part elle ne s'est exercée avec plus de hardiesse et de puissance, nulle part elle n'a enfanté des conceptions plus vastes, plus profondes, plus dignes d'admiration que dans les systèmes de Spinoza et de l'école alle- mande. C'est là véritablement que la raison hu- maine, comme nous l'avons dit tout à l'heure, se confond avec la raison divine, ou plutôt avec Dieu, se substitue à lui et considère la philoso- phie comme la science universelle, comme un retour du principe des êtres sur sa propre exis- tence ou la conscience qu'il a de lui-même. On parle aussi quelquefois d'une quatrième méthode, désignée sous le nom de méthode tra- ditionnelle, et qui consiste à demander à la tra- dition, à l'Ecriture sainte, les principes les plus essentiels de la métaphysique et de la morale, pour les développer ensuite ou pour les expli- quer à l'aide du raisonnement et de l'obser- vation. Ce procédé, malgré les défenseurs qu'il a trouvés en France, il y a quelques années, ne peut être sérieusement proposé comme une mé- thode philosophique : car, tradition et philoso- phie sont deux choses aussi différentes que croire et savoir, que raison et autorité. Si la phi- losophie, dans la sphère qui lui appartient, n'est pas complètement libre, si elle ne dépend pas uniquement de nos facultés intellectuelles et des lois que l'esprit humain tient de sa propre nature ; si elle n'est pas, comme nous l'avons dit, la plus haute application de ces facultés et de ces lois, elle cesse d'exister. Qu'à une cer- taine époque, comme celle de la scolastique, et sous une forme aussi nette que le syllogisme, un pareil compromis soit considéré comme une transition utile, on le comprend sans peine ; mais apprécié en lui-même et conserve dans l'étendue qu'on a essayé de lui donner, il n'est pas moins incompatible avec la foi qu'avec la raison : car, qu'est-ce qui peut répondre que l'explication ne tuera pas le dogme, que le com- mentaire n'emportera pas le texte ? Les exem- ples ne nous manqueraient pas pour justifier ce soupçon. Restent donc les trois méthodes que nous avons exposées précédemment, et entre lesquel- les nous sommes obligés de choisir, si nous ne réussissons pas à les concilier : la méthode em- pirique, ou, pour n'employer que des termes ac- ceptés par tout le monde, l'expérience des sens prise pour seule base de la vérité philosophique; la méthode psychologique, ou l'expérience inté- rieure, l'aperceplion de conscience donnée pour fondement aux autres opérations de la pensée; enfin, la méthode spéculative, ou l'emploi ex- clusif du raisonnement ou de la raison pure. De ces trois méthodes, la première est sans contredit la moins fondée en principe et la moins soutenable dans ses conséquences. Quoi de plus arbitraire, en effet, quand on examine de près la question, que d'en appeler tout d'a- bord aux sens pour analyser et. exnliauer l'in- telligence et le principe même dont l'intelli- gence n'est qu'un attribut, c'est-à-dire l'être pensant, l'âme avec toutes ses facultés? Les sens ne s'appliquent qu'à un seul ordre d'exis- tences ou de phénomènes, aux phénomènes, aux existences qui sont hors de moi, qui oc- cupent une place déterminée dans l'espace; mais, moi, je ne me connais, je ne m'aper- çois que par la conscience ou la propriété qu'a l'être pensant, l'esprit, de se replier sur lui-même, de savoir ce qu'il est et comment il est. Sans cette propriété, la pensée n'existe pas et ne nous présente absolument rien dont nous puissions nous faire une idée : car on ne pense pas sans savoir ce qu'on pense. Avant donc d'expliquer l'intelligence par aucun fait exté- rieur, sachons ce qu'elle est, interrogeons-la elle-même. Avant de chercher hors de nous l'o- rigine, les éléments et le principe de notre exis- tence, descendons en nous et observons, suis parti pris, tout ce qui s'y trouve. Bien plus, tant que cet inventaire n'a pas été fait, tant que nous n'avons pas vu clair dans la nature de no- tre esprit et que nous ignorons sous quelles con- ditions, dans quelles limites, par quels moyens il atteint la vérité, nous ne sommes pas autori- sés à croire au monde extérieur, ou nous y croi- rons de la foi du charbonnier, non de celle du philosophe. C'est qu'il y a autre chose dans la idée de cause, sans laquelle nous n'irions pas cher- cher dans l'étendue des forces distinctes de nous, c'est-à-dire les corps qui expliquent nos sensa- tions; il y a l'idée de substance, sans laquelle il n'y aurait dans les corps ni unité ni durée. Qu'on supprime tous ces éléments que la per- ception emprunte à la raison, au sujet pensant, au moi, et que la conscience seule peut aperce- voir, il ne restera que des impressions fugitives et dépourvues de tout lien, de toute significa- tion, qui ne pourront se rapporter ni à l'esprit, ni à la matière, ni à l'âme, ni à la nature, om- bres sans forme et sans nom. Aussi l'histoire, qui n'est souvent que la logique en action, nous apprend-elle que le sensualisme a toujours fini par le scepticisme. Tous les arguments des scep- tiques anciens, depuis Protagoras jusqu'à Car- néade et à yEnésidème, peuvent se déduire de cette supposition, que toutes nos connaissances prennent leur origine dans les sens, que toute idée n'est dans l'origine qu'une image imprimée dans notre cerveau (^avîaaîa). 11 en est de même du scepticisme moderne. C'est un disciple de Locke qui en est l'interprète le plus conséquent et le plus hardi. Toutes les objections de Hume contre la notion de cause et de pouvoir, repo- sent sur la doctrine qui fait sortir toutes nos fa- cultés de notre entendement de la sensation et de la réflexion; et l'on sait où aboutissent ces objections elles-mêmes : au doute et à la confu- sion universels : car, avec la notion de cause se trouve aussi emporté le principe d'induction, cette source de tout ordre et de toute lumière dans l'expérience. Tel est le résultat logique de la méthode qui cherche dans les sens l'origine et le principe de la pensée. , La méthode empirique admet l'expérience sur une base tellement étroite et avec des moyens tellement bornés, qu'elle la réduit à une com- plète impuissance; la méthode spéculative es- saye de s'en passer complètement. L'une est aussi chimérique que l'autre: car, soit qu'elle pro- cède par déduction, à la manière des géomètres, more geomelrico, comme dans le système d2 Spinoza, ou par opposition et conciliation, par PIIIL — 1322 PII IL antithèse et synthèse, comme dans la dialecti- que allemande (voy. Hegel), la méthode spécu- lative est toujours la même; elle se place tout d'abord au sein de l'absolu, nous montrant que dans cette seule idée sont comprises toutes les autres, que toutes en sortent, que toutes y ren- trent, et confondant cette identité logique avec celle des choses. Or, nous avons le droit de de- mander à ceux qui préconisent ce système : De quel droit parlez-vous de ce qui est en soi et absolument, vous qui ne vous connaissez pas vous-mêmes ? Comment savez-vous qu'une telle chose existe ? Ils répondront que l'être en soi existe par cela seul qu'il peut être pensé ; ce que Spinoza exprime par ces mots ■ « L'idée de la substance implique nécessairement l'exis- tence; » ce que Hegel, plus hardi et plus systé- matique, traduit de la manière suivante : « La pensée et l'être sont identiques ; tout ce qui est dans la raison est dans la réalité, et tout ce qui est dans la réalité est dans la raison. » Mais nous demanderons de nouveau : de quel être, de quelle pensée est-il question ? Où avez-vous trouvé cette idée de substance; comment êtes- vous venus à concevoir cette raison et cette réa- lité dont vous parlez? En effet, nous compre- nons qu'on nous entretienne de tel ou tel être, par exemple des corps, de l'âme humaine, de Dieu, ou d'une pensée dont j'ai parfaitement conscience, qui existe quelque part, qui appar- tient à quelqu'un; mais nul ne conçoit ce que c'est que l'être ou la pensée en général. Tout être a des attributs, infinis si l'on veut, lorsqu'il s'agit de l'Être infini, mais déterminés et qui n'appartiennent qu'à lui. Toute pensée et, par conséquent, toute idée se manifeste dans une in- telligence, dans un esprit, et tout esprit a con- science de lui-même : car c'est précisément par là qu'il mérite son nom. Quant à la raison et à la réalité, ce ne sont que des noms différents de la pensée et de l'être : la pensée, considérée dans ses éléments universels et nécessaires, voilà ce qu'on appelle la raison ; l'être, consi- déré comme l'objet de la pensée et distingué des phénomènes qui l'annoncent aux sens, des formes qui passent, voilà ce qu'on appelle la réalité. La raison ne peut exister que dans un être raisonnable ; la réalité, dans un être réel ; et si je ne savais pas que je suis moi-même un être pareil, d'où l'idée m'en serait-elle venue ? A qui serait-elle venue? La méthode spéculative est donc une méthode purement verbale, pure- ment algébrique. Elle repose sur des abstrac- tions qui ne répondent à rien de réel, ou sur des signes qui ne représentent véritablement au- cune idée. L'être en général et la pensée en gé- néral sont des signes de cette espèce : car com- ment discerner avec notre esprit ce qui n'a au- cun caractère, aucun attribut distinct, comme cette substance de Spinoza, qui n'a pour elle que l'existence, ou cet être pur de l'école alle- mande, assimilé avec raison au pur néant? Qui Îiourra jamais voir nuire chose qu'un mot dans a pensée abstraite, telle que nous la montrent ces mêmes systèmes, avant qu'elle se manifeste sous la forme de la raison et de la conscience, c'est-à-dire une pensée qui ne pense pas? Une fois hors de la réalité, c'est-à-dire de '■née. in ne trouve plus que l'arbitraire: tel est aussi le vice fondamental de la méthode spéculative, sous quelque forme qu'elle se pré- sente. D'abord, connue nous venons de le mon e ne peut pas justifier ses principes, elle ne peut pas due d'où elle les tient ni en discu- ter i.-i valeur; car une pareille lâche est impos- sible quand on commence par se placer en quel- que sorte au dessus de soi-même et de sa propre intelligence; quand, au lieu de parler au nom de la conscience et des facultés bornées de l'homme, on se substitue à la raison et à l'être universels. Mais ce n'est pas tout : la méthode spéculative ne tenant compte que d'une seule faculté, la pensée, parce que c'est la seule qui se prête à ses exigences et qui renferme la no- tion de l'absolu, est obligée d'y faire entrer tou- tes choses, d'en faire la substance et la forme de tout ce qui est, ou de nous expliquer, comme des faits intellectuels, de nous représenter comme des idées, comme des opérations de la pensée, les phénomènes les plus divers de l'âme et de la nature. C'est précisément ce qu'elle s'ef- force de faire dans toutes les doctrines qu'elle a mises au jour, depuis Plotin jusqu'à Hegel. Et si l'on objecte que Spinoza reconnaît l'étendue comme un attribut parallèle à la pensée, nous ferons remarquer que cette étendue purement intelligible, renfermée dans la notion abstraite de substance, n'est elle-même qu'une idée ab- straite, dont la matière et les corps nous repré- sentent les diverses déterminations. Aussi l'au- teur de V Éthique a-t-il pu dire (2e partie, prop. 13 et 21) que l'idée du corps et le corps lui-même ne sont qu'une seule et même chose, aussi bien que l'idée de l'âme et l'àme elle- même. Or, on conçoit qu'une fois aux prises avec cette nécessité, on ne puisse pas marchan- der avec l'arbitraire, et qu'on se laisse aller à créer, ou, comme on l'a dit, à construire le monde que notre principe exige. C'est ainsi que, dans l'ordre moral, le désir, la volonté, les pas- sions, la douleur, le plaisir ; dans l'ordre physi- que, l'attraction, l'affinité élective, l'organisation, la vie, ne sont que des déterminations diverses de la pensée, des degrés successifs de la raison, d'une raison qui ne se connaît pas et qui n'ap- partient à personne. Mais plus on est chimérique au fond, plus on cherche à se faire illusion par les sévères artifices et la rigueur didactique de la forme. De lacet appareil de définitions, d'axio- mes, de propositions, de démonstrations, de corollaires, de scolies, que Spinoza appelle la méthode géométrique, et cette chaîne intermi- nable de termes qui se divisent pour se recon- struire, et qui se construisent pour se diviser, à laquelle Hegel a donné le nom de dialectique immanente. Cependant, à la considérer de près, cette alchimie métaphysique, qui fait sortir tou- tes choses de Vidée (c'est le mot dont se sert le philosophe allemand), n'est pas plus fondée que le procédé de Condillac, qui tire toutes nos fa- cultés de la sensation. Elle vise seulement plus haut et remue plus de questions; elle est plus hardie et plus savante. Les mêmes raisons qui détruisent dans notre' confiance la méthode empirique et la méthode spéculative, servent à fonder l'autorité de la mé- thode psychologique. Il n'y a, en effet, que la conscience prise pour point de départ de la phi- losophie, qui puisse nous sauver en même temps d'un sensualisme étroit, nécessairement entraîné au scepticisme, et d'un idéalisme chimérique où tout s'en va en abstractions. Mais il ne suffit pas qu'on interroge cette précieuse faculté, il faut encore savoir écouter ses dépositions. Il faut accepter les faits qu'elle nous présente dans l'ordre et dans l'état ou elle nous les présente, en évitant de les mutiler, de les isoler, de les confondre. Or, la conscience est formée par la réunion de trois éléments très-distincts : l'élé- ment personnel, l'élément actif et l'élément uni- versel ou absolu. L'élément personnel, ou, pour parler plus exactement, l'attribut distinctif, le signe caractéristique de la personnalité, c'est cette propriété de la pensée de se replier sir PIIIL — 1323 — PIIIL elle-mêine et d'apercevoir ses propres opérations, qui nous permet de dire je pense et, par consé- quent, je suis, au moins comme sujet pensant, ou, pour nous servir des expressions de Descar- tes, comme chose pensante. L'élément actif, c'est la volonté qui tombe en même temps que la pensée sous la perception de la conscience, et sans laquelle le sujet de la pensée, le moi, ne serait encore qu'une intelligence personnelle, un esprit, non une âme. Enfin, l'élément uni- versel, ce sont les idées de la raison ou les prin- cipes a priori qui nous forcent à nous élever de ce qui est en nous à ce qui est hors de nous et au-dessus de nous, du phénomène à la substance, de l'effet à la cause, du contingent au néces- sité, du relatif à l'absolu, etc. Il n'y a vérita- blement dans la conscience que ces trois choses qui lui appartiennent et qu'elle tire, en quelque sorte, de son propre fonds : car la sensation est comme une matière qu'elle reçoit du dehors, mais qu'elle ne conserve pas toujours, et qui n'arrive à sa connaissance que lorsqu'elle y ap- plique son activité. Qu'on essaye de séparer ces éléments, ou, ce qui revient au même, de les réduire l'un dans l'autre, aussitôt ils cessent d'exister, notre esprit ne peut plus les concevoir. Ainsi l'on n'imagine pas que la personnalité, ex- primée par ces deux mots : je pense, ou la con- s:ience prise dans un sens étroit, puisse se ma- nifester quelque part si l'on ne pense pas en effet, ou si l'on ne fait pas quelque usage des idées fondamentales, des lois universelles de la raison : car qu'est-ce donc qu'on appelle penser si ce n'est pas cela ? D'un autre côté, l'on ne comprend pas mieux, comme nous l'avons déjà remarqué, que la pensée puisse s'exercer sans qu'on sache que l'on pense ; qu'il y ait des idées, des jugements, des raisonnements qui n'appar- tiennent à aucune intelligence déterminée, qui ne se trouvent dans aucun esprit. Enfin, quoi qu'en dise l'auteur du Discours de la Méthode, nous ne sommes pas seulement un esprit, ou une chose pensante. Ce que la personnalité ou la conscience est par rapport à la raison, la raison déterminée dans un moi, dans une intelligence ou dans un esprit, l'est par rapport au principe actif : nous voulons dire que tout esprit, que toute intelligence, est nécessairemeut l'esprit, l'intelligence de quelqu'un, ou d'un principe plus réel, plus substantiel, plus efficace : car l'esprit se borne à concevoir, à se représenter les choses ; il ne les fait pas ce qu'elles sont. Or, quand on fait abstraction de la conscience et de la raison, qu'est-ce qui reste de moi? Il reste la force par laquelle je marque ma place et je compte parmi les êtres, la force par laquelle j'agis, en un mot la volonté. La volonté, c'est ma substance, c'est le fond de mon être : car être et agir, substance et force, sont une seule et même chose. D'ailleurs j'aperçois aussi direc- tement ma volonté que mon intelligence, puis- que l'une ne peut s'exercer qu'avec le concours île l'autre : toute opération de l'intelligence sup- pose nécessairement un acte d'altention; c'est- à-dire de volonté, et tout acte de volonté com- prend au moins la conscience de celui qui veut et l'idée de ce qu'il veut. Ainsi, .a méthode psychologique, sansm'exposer aux défaillances du raisonnement, ou aux erreurs d'une longue et laborieuse expérience, par un simple regard de l'esprit tourné vers lui-même, me met tout d'abord en possession du monde réel : car assurément il n'y a rien de plus réel que moi, je n'imagine rien qui me puisse être mieux connu et dont l'existence soit plus évidente que cette force intelligente et libre que je suis, que j'aperçois à la fois, par un même acte de la pensée, d ms ses et dans son principe. Biais de ce que je suis obligé de chercher d'abord la vente en moi, il n'en résulte pas que je ne la puisse pas trouver hors du cercle de ma con- science. Au contraire, plus je m'observe attentive- ment, mieux je reconnais, avec l'éléme nel et actif de ma nature, un élément universel c'est-à-dire la raison. Les principes de la raison' pour être connus de moi et trouver en moi leur application, ne cessent pas d'exister comme le fond nécessaire de toute pensée, comme les con- ditions universelles de toute existence. Bien plus comme ils ne s'appliquent en moi qu'à un être parfaitement réel et déterminé, je ne puis égale- ment les transporter hors de moi qu'à des êtres parfaitement réels et distincts les uns des autres. Prenons pour exemple la notion de cause. Comme je suis une cause véritable, agissante, vivante, je ne puis rapporter hors de moi la même idée qu'à une existence analogue, mais plus ou moins dé- veloppée, d'une nature supérieure ou inférieure à la mienne^ selon les effets que je lui attribue. La cause première l'être infini, sera nécessaire- ment à mes yeux lé plus haut degré de la liberté, de la conscience, de l'activité et de la vie; au- dessus de moi, dans la nature, ces caractères iront en diminuant et en se dégradant, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que les forces aveugles de la matière. La méthode psychologique peut donc atteindre toutes les existences, sans les isoler ni les confondre. Du sein de la conscience, après avoir assuré à l'âme son existence, son indi- vidualité, sa liberté, elle entre dans le monde extérieur, continue ses observations dans l'his- toire et prend son vol vers l'infini, en chassant devant elle les noirs fantômes du scepticisme, du fatalisme et de Videntité absolue. IV. Nous avons montré ce que doit faire la philosophie pour réaliser l'idée qu'elle a toujours eue d'elle-même et qu'elle ne peut ni abandonner, ni restreindre. Voyons maintenant ce qu'elle a fait; jetons un rapide coup d'œil sur ses œuvres, sur ses résultats, et demandons-nous s'ils répon- dent à la grandeur de son but, à la puissance et à la sévérité de sa métbode. Les résultats de la philosophie, les fruits qu'elle a portés jusqu'à présent et qui donnent le droit de la juger, ne sont point renfermés dans un système particulier, mais dans l'enseignement qui résulte de tous les systèmes, dans le dévelop- pement continu que ces systèmes nous repré- sentent, dans le degré de savoir, de liberté et de perfection morale où elle a conduit l'humanité par la totalité de ses efforts. En effet, la philo- sophie est dans une situation bien différente de celle des autres sciences. Dans celles-ci. notre esprit est à la fois réglé et contenu par l'objet sur lequel il s'exerce : car, cet objet étant distinct et indépendant de lui, ne manque pas de l'avertir quand il s'égare, et le circonscrit dans une sphère nettement déterminée. Ainsi, la nature est là avec ses phénomènes visibles, toujours les mêmes, ou tournant éternellement dans le même cercle, pour protester contre les erreurs des sciences physiques. Les mathématiques, encore mieux partagées, trouvent la rigueur et la certitude dont e''^s sont si fières dans les propriétés ri- goureusement déterminées des nombres et des figures, et dans l'avantage de pouvoir confirmer par l'expérience des sens chacun des résultats de la déduction. Dans la philosophie, au contraire, l'esprit, n'ayant pour objet que lui-même, ne peut, lorsqu'il se trompe, être redressé que par lui-même, c'est-à-dire par ses propres contradic- tions, par les doctrines opposées dans lesquelles il cherche nécessairement à se reconnaître : car l'esprit humain, quoique essentiellement le PII IL — 1324 — PII IL même chez tous les hommes, quoique formé des mêmes facultés et éclairé par les mêmes prin- cipes, n'atteint pas chez tous le même degré de développement, et, surtout à cause de la liberté dont il jouit en face de lui-même, ne se dirige pas dans le même sens, ne se concentre pas sur le même point. De là autant de systèmes différents qu'il y a d'éléments principaux à distinguer dans la conscience; et comme ces éléments, ainsi que nous avons pu nous en assurer, sont tellement liés entre eux qu'ils paraissent s'engendrer ré- ciproquement, chacun des systèmes qu'ils font naître, se renfermant en lui-même, se croit^ na- turellement l'expression complète de la vérité philosophique et attaque tous les autres comme un tissu d'illusions et d'erreurs. Mais cette con- tradiction dans son sein, et dont elle est elle-même l'objet, c'est l'aiguillon qui pousse notre raison à marcher en avant, à déployer toute sa puissance de réilexion, à se considérer sous toutes ses faces et dans toute sa profondeur, jusqu'à ce qu'elle arrive à se connaître entièrement et que la vé- rité lui apparaisse dans son unité. Voilà com- ment la philosophie ne peut jamais être appréciée par une œuvre partielle ou une époque déter- minée de son histoire ; voilà comment la diversité de ses systèmes et les luttes ardentes dont elle nous offre le spectacle ne portent aucune atteinte à l'unité de son but et de son influence. Elle nous représente, en quelque sorte, la vie de l'intelligence prise dans son foyer, ou le mouve- ment non interrompu par lequel l'esprit humain, en cherchant en lui-même la dernière raison des choses, le fondement de ses pensées et le but de son activité, opère par degrés son affranchisse- ment dans l'ordre intellectuel et moral, dans la double sphère de la raison et de la conscience. Considérée sous ce point de vue, ou comme le principe commun de la liberté et de la science, la } hilosophie ne manque pas de titres à la re- connaissance et au respect des hommes. D'abord, pour nous borner aux faits le plus vulgairement connus et ne pas aller chercher des preuves surabondantes dans des contrées ou des temps encore trop peu explorés, quel était l'état de l'humanité, quelles étaient ses connaissances et ses croyances lorsque parurent les premiers systèmes philosophiques de laGrèce?De connais- sances proprement dites, c'est-à-dire de science, il n'y en avait pas : car. ainsi que nous l'avons dit en commençant, la philosophie a précédé toutes les sciences. C'est elle qui les a créées et qui, dans les systèmes les plus imparfaits, en a déposé le premier germe. Aussi les voyons-nous successi- vement sortir de son sein, grandir pendant des siècles sous son abri et sous son nom, lui em- pruter ses principes et sa méthode, jusqu'à ce qu'elle arrive à se suffire à elle-même, ou que la métaphysique, avec ses dépendances, occupe dé- cidément le premier rang dans ses méditations. Les physiciens, les géomètres, les astronomes, les naturalistes de cette époque, ce sont les philoso- phes; et telle est leur influence, que nous en trouvons encore des traces jusque dans la science contemporaine. Ainsi, les atomes de Démocrite et d'Épicure se sont conservés dans la chimie; l'hypothèse astronomique de Pylhagcre est de- venue une vérité démontrée par les mc»..iémati- ques, et. les découvertes, aussi bien que la mé- thode d'Aristote, n'ont pas été moins utiles aux sciences naturelles qu'à la philosophie proprement dite. Quant aux croyances qui étaient alors la seule nourriture des âmes et la seule règle des mœurs, qui oserait sérieusement les mettre en parallèle avec quelques-uns des enseignements ' philosophie? nue l'on compare les dieux de l'Olympe, ces dieux de hair et de sang, exemples de tous les vices et de toutes les passions, « ces dieux abominables, comme dit J. J. Rousseau, qu'on eût punis ici-bas comme des scélérats, » qu'on les compare avec le dieu de Platon, de Socrate, d'Aristote, et même d'Anaxagore ou des stoïciens, et qu'on dise si les instincts religieux de l'âme humaine ont beaucoup perdu au change. Qu'on rapproche aussi des institutions et des mœurs réelles de leur temps les leçons pratiques de ces philosophes, leurs idées sur le but de la vie, sur le devoir, la vertu, le bien et le mal, e* l'on comprendra ce qu'ils ont fait pour l'éduca- tion morale du genre humain. Socrate, au milieu d'une petite république idolâtre d'elle-même et pleine de mépris pour les autres nations, qu'elle appelle des barbares, se proclame citoyen du monde. A un peuple artiste et sensuel, unique- ment épris de la beauté extérieure, il montre, dans les profondeurs de l'âme, une beauté invi- sible, il enseigne le mépris de la volupté, la sagesse, et l'amour de la vérité poussé jusqu'au martyre. A une démagogie effrénée, toujours prête à se révolter contre sa propre puissance, il ap- prend par sa mort à respecter les lois et les arrêts de la justice, même quand ils frappent un inno- cent. Platon, par sa métaphysique, a préparé l'avènement et fourni au nom de la raison une démonstration anticipée de la morale chrétienne. Quel est, en effet, le principe le plus essentiel de la métaphysique de Platon? C'est l'unité ou, si l'on peut ainsi parler, la fraternité intellectuelle du genre humain, fondement nécessaire de la fraternité morale enseignée par l'Évangile, et de la fraternité physique, de l'unité de race alfirmée par la Genèse. Une seule raison, la raison éter- nelle, le Verbe divin, éclaire et vivifie tous les êtres. L'intelligence qui brille dans chacun de nous, les idées qui forment le fond invariable de notre pensée, ne sont qu'une participation, un reflet des idées de Dieu. Par conséquent, elles relient tous les hommes comme dans une même âme, elles leur composent une même substance spirituelle. Ce n'est pas tout : cette raison divine qui nous apparaît comme la source de toute vé- rité et de toute science, est aussi la source de toute beauté et de tout amour ; car, de même que rien ne peut être connu que par elle, de même rien n'est beau que par un reflet de sa splendeur, rien n'est aimable que par l'amour qu'elle nous inspire. De là, évidemment, il n'y a qu'un pas jusqu'à cette maxime, que tous les hommes doivent s'aimer les uns les autres pour ce qu'il y a de divin en eux; que leur première loi est de rester unis dans cet amour qui vient de Dieu et retourne vers lui. C'est d'après ces idées que Platon a pu renfermer toute sa morale dans un seul précepte : Imitez Dieu (é^&t/o'.waiç -îw 0es jours, est encore dans le commerce de la .^Jérature même sérieuse. Elle n'a aucun fondement dans l'œuvre de Philostrate, qui ne fait pas une seule allusion de ce genre. Seu- lement, il est vrai que Hiéroclès opposa, d'après ce livre, l'autorité d'Apollonius de Tyane à celle du chef des apôtres, ce qui provoqua de la part PHIL — 1328 - PHOT d'Eusèbe une réfutation dont l'écho se répéta dans Lactance, saint Cyrille, saint Chrysostomc et Isidore de Péluse. Hiéroclès lui-même était trop instruit pour se tromper sur la valeur réelle du témoignage de Philostrate; mais, ad- versaire passionné du christianisme, il admettait ce que lui livrait la tradition polythéiste em- bellie par les soins d'un rhéteur. C'est là ce qu'est Philostrate; il n'est ni philosophe ni his- torien, si ingénieux qu'il se montre dans l'arran- gement des élégances oratoires et dans l'imita- tion des beautés de Thucydide ou d'Hérodote. Sur ce point, celui d'une constante reproduction de ce que ses lectures lui ont fourni de plus classique, toutes ses pages se ressemblent, mais rien n'y avance la philosophie proprement dite. Ses Vies des sophistes intéressent davantage l'histoire des lettres et celle des mœurs. Eunape a plus tard compris également, sous le titre de sophistes, des hommes qui tenaient réellement aux écoles philosophiques; les sophistes de Phi- lostrate ne sont pas, en majorité, de ce nombre; ce sont d'abord Eudoxe, Carnéade, Philostrate l'Égyptien et Phavorinus d'Arles ; ce sont ensuite les fameux dialecticiens de l'ancienne époque, celle de Socrate et les orateurs attiques, moins Démosthène, et enfin des rhéteurs de l'ère ro- maine. On voit par cette énumération ce qui regarde la philosophie. Les Tableaux (Elxôve;) de Philostrate n'ont d'importance que pour l'his- toire de l'art ou l'histoire de l'esthétique des anciens. Ce sont des descriptions (èx [ m la OU luen il les réuni! sous le nom de PI ""'■'■ I par Newton. Suivant Prançi is Bacon, la Ph une science qui embrasse : 1° la théorie des principes des choses; 2° la structure du monde; 3° l'étude des diffé- rents êtres, et des différentes classes de phéno- mènes du monde visible. Pour la physique ainsi définie, Bacon préconisa la méthode expérimen- tale, mais en la mutilant par la suppression do la partie mathématique; qui en fait l'exactitude et la puissance, et par la substitution de la re- cherche des essences à la recherche des causes et des lois : comprenant mal cette méthode, il sut fort peu la pratiquer. Descartes rejeta aussi la physique d'Aristote, mais pour se faire une autre méthode a priori : Descartes employa les mathématiques en physique ; mais il ne donna à cette application qu'une base ruineuse, en ne commençant pas par l'observation, l'expérimen- tation et la mesure. Ce fut par cette méthode a priori que Descartes embrassa l'étude de la nature dans ses Principes de la philosophie, dont la lre partie a pour objet les Principes de la connaissance humaine; la 2e, les Principes des choses matérielles ; la 3°, le Monde visible ; et la 4e, la Terre et tous |les objets animés ou inanimés qu'elle présente. Ses disciples, par exemple Rohault et Régis, donnèrent le nom de Physique à des ouvrages du même genre. Les traités dans lesquels on s'efforçait d'embrasser tant de choses soutenaient mal, pour chaque par- tie, la comparaison avec les traités généraux des imitateurs de Galilée. A mesure que la vraie méthode des sciences physiques devint prédomi- nante, le champ des observations et des théories se divisa de plus en plus. Les principes les plus géné- raux de ces sciences, de même que de toutes les autres, restèrent à la philosophie; mais ces scien- ces elles-mêmes cessèrent d'être considérées comme des parties de la philosophie. Elles ces- sèrent aussi d'être réunies ensemble sous le nom de Physique : l'astronomie, la météorologie, la géographie physique, la géologie, la physiologie animale et végétale, la zoologie, la botanique, la minéralogie, la cristallographie, la chimie, furent autant de sciences distinctes, et la Physi- que resta seulement la science des propriétés et des phénomènes que les corps présentent en tant qu'ils n'éprouvent pas de changements dans leur composition. Cette science ainsi restreinte se divisa elle-même en plusieurs sciences, qui ont pour objets les mouvements, les sons, la cha- leur, la lumière, l'électricité, le magnétisme. Toutes ces sciences, formées ainsi par des dé- membrements successifs de la physique antique, doivent rester unies entre elles par leur union commune avec la philosophie, qu'elles ont besoin de consulter sur quatre choses essentielles, savoir : sur leurs principes, sur leur méthode, sur leur classification et sur les rapports du monde physique avec le monde intellectuel et moral. Voy. les articles Science, Nature, Galilée et Ampère. Th. H. M. PIBRAC (Guy du Faur, seigneur de), un de ces jurisconsultes français qui jouèrent, au xvie siècle, un rôle si brillant et si utile, n'est plus connu qu'en qualité de moraliste, c'est-à- dire cou. ne' l' tuteur des Quatrains. Fils d'un président au parlement de Toulouse, où il naquit en lo29, élève de Cujas et d'André deur au concile de Trente, mi- nistre en Pologne, chancelier de plusieurs prin- ces du san I généra] au parlement de eiller d'État, Pibrac mourut en 15 d'une de langueur, causée par les trou- bles ci p r sa haute ; ité ei par - ble ei forl recherché, appartenant à l'école de Ronsard et de Du Bartas, mais fuyant, comme P1CC 1331 PICC les, le pédantisme de ce groupe de ri- irchéologues. Pibrac jeta des vues philo- sophiques dans tous ses vers, dans ses sonnets, dans son poème inachevé Sur les plaisirs de la tique, mais en particulier dans ses Qua- trains. On se fait difficilement aujourd'hui une juste idée de la réputation dont jouirent, pendant plus d'un siècle, les Quatrains contenant pré- ceptes et enseignements utiles pour la vie de l'homme, compotes à l'imitation de Phocilides, Epicharmes, et autres poètes grecs (in-4, Paris, 1574). D'abord au nombre de cinquante, puis portés jusqu'à cent vingt-six, ces gnomes ou dis- tiques, dont Thcognis et le vieux Caton avaient donné l'excin: !e chez les anciens, furent le livre le plus populaire du xvic et du xvne siècle, plus populaire que les Essais de ce Montaigne qui contribua tant à les accréditer, se plaisant à les citer, et à présenter ce bon Pibrac comme un esprit si gentil, d'opinions si saines et de mœurs si douces {Essais, liv. VIII, ch. ix). Il n'est point d'ouvrage français qui ait été traduit et commenté en plus de langues européennes et orientales. En France même, au xvne siècle, on réimprimait ce recueil, on l'admirait, on le sa- vait par cœur dans toutes les familles, comme le vrai et simple bréviaire des honnêtes gens. En- fin, au milieu du xviii" siècle, V Encyclopédie le vante encore à cause de sa rare solidité, et fait remarquer que son style seul, qui est suranné, l'a fait abandonner. La doctrine qu'exposent ou respirent les Qua- trains est en effet excellente, puisée dans l'ex- périence et le bon sens, tour à tour empreinte de l'esprit de Platon ou de celui d'Aristote, tou- jours conforme au génie de la religion, toujours dégagée de l'alliage des sectes et des partis. Si elle manque souvent d'une expression élégante et harmonieuse, elle se distingue par une cer- taine grâce originale et piquante; elle a du trait et un tour animé. Dans sa partie politique, elle est libérale : elle hait (lciii) Ces mots de puissance absolue, De plein pouvoir, de propre mouvement. Elle veut que tous, citoyens ou princes, par- ticuliers et corporations, s'inclinent respectueu- sement devant les lois divines et humaines (par ex. lcii) : Changer à coup de loy et d'ordonnance, En fait d'Estat, est un point dangereux ; Et si Lycurgue en ce point fut heureux, Il ne faut pas en faire conséquence. C'est à cause de ces sages maximes, alors l'apanage de la magistrature française, que Pi- brac est comparé, par Du Bartas, à Nestor et à Scévola tour à tour; et cette comparaison est plus exacte que celle qui vient ensuite, avec le grave-doux Virgile. — Voy. les Mémoires sur lu vie de Pibrac, par Lépine de Grainville, in-12, Paris, 1758. C. Bs. PICCART (Michel), né à Altdorf. en 1574, mort le 3 juillet 1620,' a beaucoup écrit et sur divers sujets. De ses nombreux ouvrages, nous n'avons à mentionner ici que: Isagoge in le nem Aristolelis, hoc est hypotyposis tolius phi- losophiez Aristotelis, in-8, Nuremberg, 1605; — In politicos Aristolelis libros commentarii, in-8, Leipzig, 1615; — Disputationes pht phicœ ei Orationes, in-8, Nurei 1644; — Observât ion um historico^polili pûsthumœ, in-8, ib., 1621 et 1624. Dans la pré- face de sa traduction de la Politique à M. Bartl ire place les (aires de Michel Piccart au-dessus de ceux de Mélanchthon, de Lefèvre d'Étaples et de Came- rarius. Quant au traité qui a pour second titre Hypotyposis totius philosophiœ Aristotelis, ce n'est pas, comme on pourrait le supposer, une exposition sommaire des dive?s ouvrages qui portent le nom d'Aristote, c'est une dissertation assez étendue sur l'ordre dans lequel ces ouvra ges doivent être classés et sur la matière qu'ils ont pour objet. Michel Piccart avait l'intelli- gence ouverte aux questions philosophiques, et il s'est principalement occupé de philosophie morale. B. H. PICCOLOMINI (Alexandre), un des plus élo- quents professeurs à l'université de Padoue au xvie siècle, s'est particulièrement distingué en traitant le premier les matièies philosophique- et scientifiques en langue commune. Il apparte- nait à l'illustre famille qui a fourni au saint- siége Pie II et Pie III, et était né à Sienne en 1508. C'était non-seulement un savant universel, un érudit éminent, un habile mathématicien, mais un poëte agréable, imitateur de Virgile et d'Ovide, et auteur comique fort goûté de son temps. Il professa successivement la philosophie morale à Padoue et à Rome. Dans son âg avancé, il se retira dans une villa proche aV Sienne, où les plus célèbres étrangers venaient lui rendre visite. Sa réputation égalait son sa- voir, sa politesse et sa modestie. Il mourut en 1578. Dans sa première jeunesse il publia un écrit. licencieux intitulé Rafaella, qui lui inspira de- puis les regrets les plus vifs. Quelque temps après, il fit paraître une sorte d'ouvrage d'édu- cation en six livres : Institution de la vie entière d'un homme noble et ne dans une ville libre. in-4, 1542. Dans cet ouvrage il fit de nombreux emprunts à un moraliste contemporain, Sperone Speroni, et cela sans le citer. Son Cours de philosophie se compose de trois parties publiées séparément : la première, con- sacrée » la logique, est intitulée l'Instrument de la philosophie; la seconde a pour titre Phi- losophie naturelle; la troisième, c'est i'Institu- tion morale. L'Instrument de la philosophie (in-8, Rome, 1551) se divise en quatre livres, précédés d'une introduction où Piccolomini expose ses vues gé- nérales sur la philosophie, sur l'univers, sur l'homme, sur la fin de toutes choses, qui est le bien suprême, ou Dieu; puis sur l'origine et les progrès de la science philosophique, sur le be- soin de créer une logique, et de distinguer la logique artificielle d'avec la logique naturelle. Le premier livre s'occupe du principal dessein de la logique, c'est-à-dire de la vérité et de la fausseté des propositions. Le deuxième livre demande comment les conceptions peuvent s'ac- commoder à signifier le vrai et le faux. Le troi- sième livre traite de la démonstration et du complet syllogisme. Le quatrième livre du syl- logisme dialectique ou disputatif, et en général de la faculté de disputer, de sa matière et de son sujet. La Philosophie naturelle de Piccolomini^ a paru en deux parties distinctes, l'une en 1551, l'autre en 1504: mais ces deux insemble. Cb i :une e l divisée en quatre livres, et dans chaque livre l' entend par philosophie naturelle, et la métaphysique à la fois, c'est-à dire I rvation et de la spéculatii n appliqui la nature, ditions religieuses et en dehors de la révélation. mine 1rs c'est-à-dire sub- stance e1 :. forme et matière, lieu et PICC — 1332 — PIEU temps, etc., avant que de passer en revue les éléments mêmes de l'univers, les parties sim- ples, puis les parties composées et mixtes, enfin les êtres sensibles et raisonnables. Le second vo- lume et tout l'ouvrage (p. 450), se termine par la déclaration suivante : « J'ai marché sur les traces de la nature; mais, comme la nature dé- pend d'un maître souverain, de même je sais que la vérité complète doit être révélée, non par les philosophes naturels, mais par les saints théologiens, auxquels je me soumets de tout mon cœur. » Néanmoins Piccolomini ne cesse pas, dans le corps même de l'ouvrage, de dis- tinguer la philosophie d'avec la théologie, aussi bien que la physique d'avec les mathématiques. La Philosophie morale ou active (in-4, 1560) se compose de douze livres, dont voici le som- maire. Liv.I. De la noblesse naturelle de l'homme, et comment il est capable d'arriver au bonheur. Il est naturellement un animal civil et sympa- thique. A quelle lin et de quelle façon les cités sont nées et se sont gouvernées. — Liv. IL Quelle est la fin dernière de l'homme, et sa félicité. De quels biens son bonheur peut se former. Des puissances de notre âme, sources de félicité. Deux sortes de bonheur: l'un contemplatif, l'au- tre pratique ou civil. — Liv. III. Comment peut- on conduire l'homme à ce double bonheur. Ici tout un traité d'instruction et d'éducation. — Liv. IV. De la philosophie et des sciences : toute une encyclopédie méthodique. — Liv. V. Des ap- pétits et coneupiscibles et irascibles. De la raison qui les doit gouverner. Des vertus morales, de la volonté et de nos actions. — Liv. VI. Force, tempérance, continence, libéralité, magnani- mité, etc. — Liv. VIL Confiance, reconnaissance, compassion, etc. — Liv. VIII. Justice, et ses dif- férentes espèces : particulière, distributive, ci- vile. Vertus intellectuelles : sagesse, prudence, culte des arts, etc. Vertus héroïques. — Liv. IX. Bienfaisance et amitié. — Liv. X. Amour. — Liv. XL Mariage et famille; gouvernement do- mestique; devoirs des époux, des parents, des enfants. — Liv. XII. Relations des maîtres et des serviteurs. — Administration de la fortune et de la propriété, organisation de l'indus- trie, etc. On le voit, dans sa philosophie morale comme dans sa philosophie naturelle, Piccolomini est sectateur d'Aristote : il l'avoue avec reconnais- sance, en appelant maintes fois ce philosophe son chef et son guide, mio principe c guida, et en le déclarant le philosophe le plus ordonné, le plus sensé, le plus d'accord avec la nature et la raison. Il ajoute même que c'est encore suivre Aristote que de l'abandonner alors qu'il^ se trompe, que de se ranger, contre lui, du côté de l'observation et d'une expérience plus complète. Le Stagirite lui semble un homme presque sur- humain, più che huomo; mais tout homme est sujet à errer, et le progrès des siècles doit mo- difier sans cesse les découvertes des génies les plus beaux. Aussi Piccolomini s'est-il encore attaché, avec un soin particulier, à traduire, à paraphraser, à commenter la Rhétorique d'Aris- tote, en trois ouvrages distincts (in-4, 1557- 1575), et à écrire sur la sphère et sur le mouve- ment dans le sens du péripatélisine pur et ori- ginal (in-8, 1540 et 15G5). Si, pour ses divers travaux sur Aristote, il était loué et honoré en Italie et en Europe, il '.'t. lit vivement attaqué, parfois injurié et me- nacé, à cause de sa persévérance à philosopher en langage vulgaire cl maternel, en discours toscan, et il ne perdit pas une occasion de s'en excuser, autant que de s'en glorifier. Cette nou- veauté avait contre elle, non-seulement le clergé, mais les lettrés laïques. On lui repro- chait de dégrader, de souiller la science, de la dépouiller de son idiome sacré. Il citait l'exem- ple des classiques italiens, et on lui répondait que ceux-ci avaient écrit pour les dames et les soldats, peur la scène comique, pour les marchés et les boutiques. Ouelques-uns n'hésitèrent pas à déclarer Picolomini un dangereux hérétique, d'autant plus condamnable qu'il osait sp vanter de ses innovations, et s'autoriser du suffrage d'un Arétin. Voy. sur ce dernier artic'o. la dédicace de la traduction française de Vluslilulion morale, par le Champenois Pierre de Larivey, in-8, Paris, 1585. C. Bs. PICCOLOMINI (François), parent et contem- porain d'Alexandre Piccolomini, était né à Sienne en 1520. Il professa avec succès la philosophie à Sienne, à Perouse; puis, entre 1560 et 1601, à Padoue. En 1601 il se retira dans sa ville natale, où il mourut en 1604. François était, comme Alexandre, sectateur d'Aristote; mais il l'était avec moins de liberté et moins d'originalité. C'était un commentateur plutôt qu'un penseur ou qu'un observateur. Il traduisit et annota différents ouvrages d'Aristote, le de Ortu et interilu et le de Anima, en 1602, le de Cœlo en 1607. Il écrivait d'ailleurs, non pas en italien, mais en latin. Il eut une longue querelle de logique et de droit naturel avec un autre professeur de Padoue, Zabarella. Cette discussion donna lieu à son Cornes politicus pro recta ordinis rationepropugnator (in-8, 1596). La question de la méthode sur la- quelle il combattait Zabarella était agitée dans son Universa philosopliiox de moribus (in-f°, 1583). C'est là son principal ouvrage, et celui qui mérite d'être analysé. Il est divisé en dix sections, lesquelles sont rangées sous deux chefs princi- paux, savoir, la. morale générale et commune, de Moribus; puis la morale sociale et politi- que, de Republica. Voici les dix sections : 1° de la nature intime des vertus morales, et des pas- sions de l'âme; 2° des principes de ces vertus; 3° de la demi-vertu, c'est-à-dire de la continence, de l'obéissance, de la tolérance, etc.; 4° de la vertu morale; 5" de la vertu, de l'esprit et de la raison; 6° de la vertu héroïque: 7° du principal usage de la vertu, c'est-à-dire de l'amitié ou de la bienveillance; 8° des instruments des vertus, des dons de la nature et de la fortune; 9" de la fin des vertus, ou du souverain bien; 10° de la vertu, considérée comme un devoir à remplir par les magistrats chargés de la répandre dans les villes et les Etats, ou de la propagation du souverain bien. — Dans le développement de ces différents chapitres, François Piccolomini cherche souvent à concilier Aristote avec Platon, et croit avoir débuté par une conciliation semblable, en définissant la morale universelle, ou la philoso- }>hie civile, « la science de la vie privée et pu- , blique, domestique et politique, de la vie uni- verselle des hommes entre eux.» C. Bs. PIERRE d'Auvergne, élevé dans le couvent des dominicains, de Clermont, vint achever ses ' éludes à Paris et demeura clerc séculier. En l'année 1275, un légat, grand admirateur de son mérite, le nomma, contre les statuts et .'u- sage, recteur de l'Université ds Faris. On ne sait pas exactement l'année de sa mort. Il vi- vait encore en 1301. Pierre d'Auvergne défendit ' avec beaucoup de succès la doctrine de ses premiers maîtres et particulièrement celle de saint Thomas. Ses ouvrages, presque tous iné- dits, sont des mélanges ou des commentaires sur Mis traités d'Aristote. N us nous efforcerons PIER 1333 PIM d'en dresser une liste exacte : 1° Qttodlibcla, ouvrage inédit : il en existe cinq manuscrits à la Bibliothèque nationale, n°* 31 21 A de l'ancien fonds, 546, 666 et 704 de la Sorbonne, 214 de Saint -Victor; — 2° Sophisma déterminai urn, inédit: n° 841 de la Sorbonne; — 3° In lolam logicam vétéran, inédit : n° 955 de la Sorbonne; — 4° Super Porphyrium, inédit : dans le inênie volume que le précédent opuscule; — 5" In libros posteriorum, inédit et, comme il semble, perdu; — 6° In Metapltysicam, inédit, à la bibliothèque Mazarine et à la Bibliothèque nationale, dans le tonds de Sorbonne; — 7° In Arist. de Sommo et vigilia, inédit : n° 625 de la Sorbonne ; — 8" In Arist. de Juventule et senectute, in-f°, pu- blié à Venise, par les Juntes, 1566, avec quel- ques gloses de saint Thomas sur divers autres fragments de la collection aristotélique; — 9° In Arist. de Morte et vit a, et de Longitudinc et brevitale vitœ, publié dans le même recueil: — 10° In Arist. de Motu animalium, dans le même recueil; — 11° In Arist. libros Politicorum, inédit : la Bibliothèque nationale possède deux commentaires différents de la Politique, attri- bués l'un et l'autre, soit totalement, soit partiel- lement, à Pierre d'Auvergne. Celui que nous offre le n° 841 de la Sorbonne est certainement son ouvrage; il passe, en outre, pour l'auteur des cinq derniers livres du commentaire contenu dans le n° 6457 de l'ancien fonds, les trois pre- miers livres étant de saint Thomas. — 12° In Arist. libros Meteororum : il en existe plu- sieurs manuscrits à la Bibliothèque nationale, notamment dans les nos 954 de la Sorbonne cl 227 de Saint-Victor; le Répertoria m de Louis Hain eous en désigne une édition que nous n'avons pas encore pu rencontrer, in-f°, Salaman- que, 1497 ; — 13" In Arist. de Veget. et plantis, inédit: n° 954 de la Sorbonne; — 14° In Arist. de Anima, inédit : n° 955 du même fonds; — 15° In tertium et quartum librum Aristotelis de Cœlo et mundo, inédit : n° 227 de Saint-Vic- tor. Aucun de ces commentaires n'est assez étendu pour offrir beaucoup d'intérêt. Pierre d'Auvergne ne suit pas la méthode d'Albert le Grand, il suit celle de saint Thomas : il ne disserte pas sur le texte, mais il l'éclaircit par des notes continues. B. H. PIERRE d'Espagne (Petrus Hispanus), né à Lisbonne, dans les premières années du xme siè- cle, fut un des plus célèbres logiciens de l'école de Paris, avant d'être, sous le nom de Jean XXII, un pape d'une orthodoxie équivoque et d'une moralité contestée. Nous ne nous occuperons que du logicien. Le plus célèbre de ses ouvrages est un abrégé de logique souvent imprimé. Nous le désignerons sous le titre de Summulœ : c'est celui que les éditeurs et les glossateurs parais- sent avoir préféré; mais il est encore nommé Scriptum Summularum, Textus omnium Sum- mutarum, Textus septem tractatuum, etc., etc. M. Daunuu {Hi.it. litlér., t. XIX, p. 330) ne l'a pas distingué d'un autre ouvrage de Pierre d'Espagne, dont les éditions sont aussi très-nombreuses; nous appellerons celui-ci, avec la plupart des éditeurs, Tractatus parvorum logicalium. La mention la plus sommaire de toutes les éditions de ces deux opuscules occuperait ici beaucoup trop d'espace. Nous renvoyons les curieux au Répertoire biographique de Louis Hain. Il ne faut pas rechercher dans la logique de Pierre d'Espagne des propositions nouvelles, des expli- cations originales; il explique peu de chose, et ne propose rien de nouve lu. Consultc2 : Ch. Thurot, de la Logique de Pierre d'Espagne; extrait de la Revue Archéologique. B. H. PIERRE de Mantoue, docteur fameux du xve siècle, est aujourd'hui tout à fait oublié. Vainement nous demandons à Fabricius et à Ti- rabosehi quelques détails sur sa vie; ils n'ont rien appris à cet égard. Au moins nous cst-il permis de parler de ses œuvres. 11 reste de ce philosophe quelques petits traités appartenant tous à la logique, qui ont été réunis et imprimés1, pour la première fois, à Pavie, in-f°, en 1483, par les soins de Franeesco de Bobio. Cette édition est mentionnée dans le Répertoire de Hain. Nous en avons une autre sous les yeux, dont voici ïincipit : « Viri Prseciarissimi ac subtilissimi logici magistri, Pétri Mantuani, Logica ineipit féliciter. » Revue et corrigée par Giovanni-Maria Mapello, de Yicence, cette édition sortit, en 1492, des presses de Bonetus Locatellus; elle est in-4, à deux colonnes. Des traités sommaires dont l'ensemble forme la Logique de Pierre de Man- toue, le moins bref et le plus intéressant a pour titre de Instanli. 11 fut l'objet d'une réfutation assez étendue, qui est jointe à l'édition de 1492: IUuslris philosophi ac medici Apollinaris Of- fredi, Cremonensis, de primo et ultimo Instanli, adversus Pclrum Mantuanum. B. H. PIERRE de Saint-Joskph, religieux bernardin, doit être placé dans un rangassez honorable parmi les docteurs du xvn° siècle. Il nous a laissé deux traités qui ont la philosophie pour objet. Le pre- mier est intitulé Idea philosophiœ universalis, scu Melaphysica et idea philosophiœ naturalis, seu Plujsica, 2 vol. in-12, Paris, Josse, 1654. Le titre du second est : Summula philosoj hiœ in qua- tuor partes distincla, in-12, Paris, Muguet, 1662. Nous ne trouvons pas dans ces ouvrages de pro- positions ou de solutions nouvelles. Pierre de Saint-Joseph ne prétendit pas à la renommée d'un chef d'école; il se contenta d'interpréter simple- ment les formules traditionnelles. Les bernardins s'étant déclarés, dès le xme siècle, pour saint Thomas contre Duns-Scot, notre docteur proteste énergiquement, avec tous les thomistes, contre la thèse de l'universel a parte rei. Nous remar- quons, cependant, qu'il hésite à reconnaître toutes les conséquences de cette protestation. Le prin- cipal mérite de ses écrits est une grande clarté. 11 est vrai que ce mérite est commun à la plupart des ouvrages élémentaires de l'école française. Il faut les comparer aux ouvrages de même vo- lume qu'ont produits en si grand nombre les disciples de Wolf : cette comparaison fera bientôt voir combien l'esprit français est supérieur à tous les autres par sa méthode et par sa disci- pline. B. H. PINI. et non pas Pmo, comme écrivent quel- ques historiens de la philosophie (Hermenegild), naturaliste et philosophe, naquit à Milan en 1741. et entra de bonne heure dans la congrégation des barnabites, vouée en Italie à l'éducation de la jeunesse. Doué d'un esprit très-facile et animé d'un vif désir de savoir, il fit marcher de front dans ses études la théologie, la métaphysique, les mathématiques, la mécanique, l'architecture, les sciences naturelles. Nommé par le gouverne- ment autrichien professeurde chimie et de ralogie au collège de Saint-Alexandre, à Milan, il rendit de grands services à cette dernière branche des connaissances humaines. Le - nement français le combla de dignités et d'hon- neurs. Après avoir été membre de l'Institut ita- lien, de la Société des sciences, du conseil des ministres et l'un des trois inspecteurs gi de l'instruction publique, il mourut à Milan, le 3 j mvier 1825. Nous ne parlerons pas des nom- rits que Pini a publiés sur les sciences naturelles. Nous nous contenterons de faire re- in irquer que le théologien s'y montre souvent à PLAC — 1334 PLAG côté du savant. Ainsi, on géologie, tandis que l'op nion commune expliquait tous les phénomènes par l'action du l'eu, Pmi donna la préférence à celle Je "eau, par ce seul motif, que la Genèse nous montre l'esprit de Dieu flottant sur là surface des eaux. Le seul ouvrage dont nous ayons à nous occuper ici, et qui fit un certain bruit au moment où il parut, a pour titre Pro- tologia, analysim scientiœ sistens rationeprima exhibitam. 3 vol. in-8, Milan, 1803. C'est tout à la fois un traité de logique et de métaphysique, dirigé contre la philosophie régnante, ou ce qu'un appelait alors l'idéologie, mais où la théologie ne tient pas moins de place que la philosophie. On y voit poindre quelques-unes des opinions que de Maistre et de Donald développèrent plus tard, entre autres la fameuse théorie de la révé- lation divine de la parole. L'auteur se propose de rechercher le premier principe des sciences, et de fonder par ce moyen une science unique, universelle, dans laquelle on puisse faire rentrer toutes les autres. Ce principe, il le trouve dans la nature divine, considérée comme la source de la raison humaine, et nous offrant poui caractère l'unité avec la pluralité de personnes. En effet, il démontre que la raison, dans l'homme, est distincte des sens, qu'elle est une et identique dans tous les actes de la pensée, et que, malgré cette unité, nous sommes tout à la fois le sujet, l'objet de l'intelligence et l'esprit intelligent qui va chercher sa cause, et son modèle en Dieu. Toute lumière et toute vérité viennent donc de Dieu, et la nature divine, c'est-à-dire le dogme de la Trinité, se réfléchit nécessairement dans tous les objets que nous connaissons, devient la base de toutes les sciences, sans excepter la morale. Cette idée, développée avec talent, aurait pu donner lieu à un livre plein d'intérêt et commencer une réaction salutaire contre l'école de Condillac; mais Pini, outre le tort qu'il a eu d'écrire en latin, est un esprit confus, bizarre, qui semble fuir la clarté et qui prend la recherche pour l'élégance. Son ami et son collègue, M. Rovida, lui a consacré une notice biographique sous ce titre : Elogio biograj/hico e brève analysi délie opère di Ermenegilao Pini, in-8, Milan, 1832. PITTACUS, voy. les sept Sages. PLACCIUS (Vincent) professa le premier la philosophie morale avec quelque indépendance en Allemagne. Après avoir fait ses études à Helmstaadt, à Leipzig, à Padoue, il enseigna la philosophie à Hambourg, sa ville natale, où il mourut vers la fin du xvile siècle. On lui doit un grand nombre d'ouvrages d'his- toire, de législation, de philologie. Dans tous ces écrits il se propose pour principal objet ia réforme des études, selon lui commencée mais non achevée par Vives et Bacon. En physique, il embrassa le système de Descartes; en morale, sans prétendre abandonner tout à fait Aristote, régnant encore dans les écoles allemandes, il suivit une sorte d'éclectisme. Son travail le plus distingué sur la morale est intitulé de Morali scienlia augenda (in-8, 1677). 111e présente comme le complément du VIIe livre du de Dignitate et augmentis scieniiarum; mais c'est une réfutation, plutôt qu'un commentaire de Bacon. Ainsi, Placcius blâme d'abord le phi- losophe anglais d'avoir divisé la murale en exem- plaire et en géorgique; ii veut substituer une division correspondante, non pas aux travaux i culture, m. lis à ceux de 1 1 médecine et de l'hygiène. M combat aussi Bacon pour avoir rap- porté à la théologie tout ce qui regarde le bien erain : c'est la philosophie qui doit s'en o - cuper. il trouve trop subtile el peu utile la du bien personnel [suilatxs) en bien actif et bien passif; comme celle du bien passif en bien conscrvalif et bien perfectif. Une partie très-intéressante de ce livre est intitulée la Thé- rapeutique moraZe (p. 343-362). Une autre se tien fort instructive présente un abrégé de l'histoire de la morale (p. 19-84), qui paraît avoir servi à Puflendurf et à Barbey rac. Placcius distingue avec sagacité, avec clarté, la morale d'avec le droit naturel, dans un ou- vrage intitulé Accessioncs elhicœ, juris nalu- ralis et rhelorieœ. Dans une autre production, de Fruclu philosophiœ moralis prœripuo, il tenta, non-seulement de concilier la morale na- turelle avec la morale religieuse, mais de prou- ver la nécessité de la révélation au moyen des imperfections de la philosophie morale. Il ne faut pas oublier, non plus, l'ingénieux parallèle tracé par Placcius entre ce qu'il appelle la répu- blique de Platon et d'Aristote, et celle de Morus, de Campanella et de Bacon. C. Bs. PLACE (Pierre de La), jurisconsulte et histo- rien, mérite ici, comme moraliste, un rapide souvenir. Né vers 1520, à Angoulême, d'une famille ancienne, élevé à Poitiers et à Paris, La Plaje remplit, sous Henri II, la charge de pré- sident de la cour des aides. Ayant embrassé la doctrine de Calvin, son ancien condisciple à Poitiers, il fut obligé de s'enfuir plusieurs fois de Paris, et eut le malheur d'y être rentré le jour de la Saint-Barthélémy. Il fat assassiné dans la rue de la Verrerie, à l'âge de 52 ans. Il n'avait pas seulement joui de l'estime de Erançois V", de Henri II, de Charles IX, mais des respects de tous les magistrats de France, et particulièrement de l'amitié du chancelier de L'Hospital. — Trois de ses ouvrages touchent par plusieurs points à la philosophie morale, ainsi que Biyle l'a fait voir. Ce sont : Traité de la vocation et manière de vivre à laquelle chacun est appelé, in-4, Paris, 1561, écrit con- sacré à l'instruction et à l'éducation de l'enfance, appuyé sur les lumières du bon sens et sur l'ex- périence des anciens, autant que sur une étude réfléchie de l'Écriture sainte ; — Traité du droict usage de la philosophie morale avec la doctrine chrestienne, in-8, Paris, 1562; — Traité de l'excellence de l'homme chrétien, pu- blié peu de semaines avant le massacre du 27 août 1572. C'est dans le Traité du droict usage que La Place expose le mieux ses vues philosophiques; ces vues, qu'il était si fier de partager avec L'Hospital, ne sont autre chose qu'une alliance entre la morale d'Aristote et celle de l'Évangile. La philosophie morale, il la définit une explication de la loi de nature (p. 5). Aussi repousse-t-il l'opinion de ceux qui, dit-il, foulent aux pieds les systèmes des anciens phi- losophes, comme chose flétrie et de nulle valeur. L'Éthique d'Aristote lui semble identique aux leçons de Platon et de Socrate : elle constitue « ces leçons mêmes, réduites en un corps en- tier par un grand artifice. » De là vient qu'il fait consister la vertu dans la médiocrité. Rien par excès, dit-il. D'autres fois, sur les traces d'Aristote encore, il nomme la vertu une habi- tude, laquelle incline à faire selon la droite mison. Ce qui le mène de là au christianisme, c'est la réflexion que la volonté de l'homme n'est pas toujours assez Forte pour faire le bien que sa raison voit et que son cœur désire. La coopération divine vient alors suppléer à L'in- suffisance naturelle des hommes. 11 est curieux de remarquer combien ce système ressemble à celui que Mélanchthon lit régner dans les écoles prolestantes du Nord. C. Es. PLACETTE (Jean de La), né en 1639, à Pon- tuc, en Béa in, réfugié, après la révocation de PLAT 1335 — PLAT l'édit de Nantes, à Copenhague, en qualité de r français, mourut à Utrecht. le 28 avril 171 S. Ce maître d'Abbadie eut, au xvne siècle, une réputation extraordinaire qui le fit surnom- mer le Xicole des protestants. Il publia, en ef- fet, un très-grand nombre de traités de morale, ses à ceux du candide janséniste. Le style de La Placette est simple, facile, plus clair qu'é- légant, mais d'une clarté qui dégénère parfois en diffusion. L'ordre, la méthode, une exacti- tude parfois trop scrupuleuse, sont les qualités qui distinguent ses raisonnements. On regrette que le soin de la popularité dans l'expression l'ait empêché d'approfondir ou d'étendre cer- taines de ses idées. Quant aux règles et aux pré- ceptes qu'il donne, ils annoncent un esprit juste et sage, modéré et ferme, également éloigné de l'austérité des rigoristes et du relâchement des casuistes. Ne citons que le traité de V Orgueil, celui de la Conscience, celui du Serment, celui de l'Aumône. Le plus intéressant de ces essais. c'est un recueil en quatre volumes, intitule Nouveaux Essais de morale. — Voy. le Père Ni- ceron, au tome II de ses Mémoires des hommes illustres. C. Bs. PLATNER (Ernest), né à Leipzig, en 1744, et mort dans cette ville, professeur de physio- logie et de philosophie, célèbre en son temps, comme tel, mérite encore aujourd'hui un sou- venir dans l'histoire de la pensée allemande. Quoiqu'il fût de vingt années plus jeune que Kant, il ne se laissa pas entraîner sur les pas de ce penseur illustre. Formé à l'école de Wolf et de Leibniz, il demeura fidèle à l'esprit de leur philosophie, dont il reproduisit avec une certaine indépendance les idées principales, les appuyant parfois de considérations nouvelles. Il était d'ailleurs très-versé dans l'histoire des sys- tèmes, ce qui le disposait à une sorte de scepti- cisme, assez semblable à celui de Kant, quant à la prétention de tout expliquer et de tout démontrer. Très-savant en physiologie et obser- vateur plein de sagacité, il a surtout du mérite comme psychologue et comme moraliste. Le principal ouvrage de Platner a pour titre : Aphorismes philosophiques (i-eipzig, 1776; nou- velle édit. 1793-1800, 2 vol. in-8). C'est un précis encyclopédique des sciences philosophi- ques, qui servait de texte à l'enseignement de l'auteur. Il peut être instructif de voir quelle marche suivait à cette époque, avant que se fût accomplie la révolution commencée par Kant, un des professeurs de philosophie les plus re- nommés de l'Allemagne. Quelques pages d'introduction sont consacrées à la définition et à la division de la philosophie. Si les hommes ne se livrent pas plus ordinai- rement à des méditations sur le système du monde, et sur leurs rapports avec lui, c'est parce qu'ils ne naissent pas avec une pleine conscience d'eux-mêmes, et qu'ils s'habituent insensiblement aux merveilles qui les envi- ronnent. Si l'homme arrivait à l'existence dans un état de parfaite maturité de corps et d'esprit, la question de l'origine du monde et celle de sa propre destinée auraient pour lui un attrait irrésistible. La réflexion sur l'univers, sur la vie et la mort constitue l'esprit philosophique. Des recherches suivies et méthodiques sur ces grandes questions, sous l'empire des idées sou- veraines et di;s principes de la raison pure, sont l'objet de la métaphysique, de la philosophie proprement dite. La métaphysique suppose nécessairement la logique, l'ex imen critique de la faculté de con- naître, logique supérieure, dont l'objet est de rechercher si l'homme est capable de reconnaître la vérité; si l'intelligence humaine est une juste mesure de la ré dite. Après la métaphysique, la réflexion se porte naturellement sur la destination de la vie pré- sente et sur les moyens de nous procurer la félicité de concourir à celle d'autrui; ces re- cherches donnent lieu à la philosophie morale. En conséquence, la science philosophique se di- vise en deux parties : la philosophie théorique qui comprend la logique et la métaphysique^ et la philosophie pratique. La logique est divisée en trois chapitres, qui traitent, le premier, de la nature de L'âme ; le second, de la faculté de connaître, au moyen des sens ; le troisième, de la raison, comme fa- culté supérieure de la connaissance. Le premier chapitre est une sorte de psycho- logie, selon les principes de Leibniz. L'âme est active ; elle est donc une force, par conséquent un être individuel, c'est-à-dire une substance. La conscience est d'abord le sentiment de l'exis- tence : l'âme sent qu'elle est active, elle se dis- tingue elle-même de ses produits, et distingue ses idées les unes des autres. Elle est ensuite le sentiment de la personnalité : l'une sait ce qu'elle est; elle se distingue de son corps, et a conscience de ce qu'elle pense et de ce qu'elle veut par elle-même, ainsi que du lieu et du temps où elle existe. L'âme est une force pen- sante, toujours et essentiellement pensante; cette force est le principe de toute son activité, de la connaissance, du sentiment, de la volonté. La raison n'appartient qu'à l'homme, et c'est par elle que le moindre mouvement de l'âme est quelque chose d'humain. Elle suppose le ju- gement; mais elle est plus qu'une simple faculté logique. Ici l'auteur fait la critique du sensua- lisme, et lui oppose le système des idées et des principes a priori, qui sont l'essence de la rai- son pure, et qui se distinguent essentiellement des idées générales et des inductions fondées sur l'expérience. Les idées et les principes purs ne se développent qu'à l'occasion des idées sen- sibles; toutes les vérités nécessaires dérivent de cette source, et leur ensemble constitue la raison. Le corps est pour l'âme un organe nécessaire, et forme avec elle l'être humain; mais il n'en est pas l'organe essentiel, et c'est par celui-ci qu'elle est immortelle. 11 y a deux espèces d'idées sensibles : les unes accompagnées du sentiment de la présence de tout objet, les autres présentes à l'esprit en l'absence des choses. De là, la division du se- cond chapitre en deux sections, dont l'une traite de la sensibilité, et l'autre de l'imagination et de la mémoire. Faisant l'histoire delà représentation sensible, l'auteur distingue entre l'impression externe, effet immédiat de l'action des objets, l'impres- sion interne qui a lieu dans le cerveau, siège de l'âme, et la perception au moyen de V atten- tion. Celle-ci est plus ou moins forte et soutenue, selon que les impressions sont elles-mêmes plus frappantes, plus nouvelles, plus extraordinaires. Comment ensuite la sensation devient repré- sentation, idée, cela est inexplicable. L'impres- sion interne n'est qu'une modification opérée par une cause extérieure dans le système ner- veux. Comment devient-elle idée? La science n'a, sur ce point, que des peut-être, des conjec- tures. L'hypothèse de l'harmonie préétablie ne lève pas toutes les difficultés. Comment sont possibles, dans un être incorporel, des idées de choses matérielles? A cela, on peut répondre que l'idée d'une chose corporelle n'est pas un corps ou son image, mais le produit d'une ac- PLAT — 1336 — PLAT lion par laquelle l'Ame produit l'idée de cette chose, et en a conscience comme d'un objet extérieur. Toute idée sensible suppose dans le sujet le sentiment de sa propre existence, celui de la présence d'un objet correspondant et la comparaison de l'idée avec d'autres idées pré- sentes à la mémoire. A la suite de cette théorie des idées sont expo- sées les règles de la critique logique et de l'ob- servation. Les représentations sensibles ne nous l'ont connaître que l'existence des choses et leurs rapports à nous. Elles peuvent donner lieu à des illusions qu'il importe de prévenir par une bonne méthode d'expérimentation. Le but prochain de l'observation est de voir à quel genre appartient un individu ou un phénomène, au moyen de l'analyse de ses parties, de ses qualités, de ses effets et de ses rapports, qui en constituent ensemble 1b caractère. Ceux-ci sont ou théoriques ou empiriques, selon qu'ils sont attribués à une chose en vertu du genre auquel elle est rapportée, ou d'après l'expérience ;ac- tuelle. Outre cette observation analytique, il y a l'observation philosophique, qui s'applique à saisir partout le nouveau, l'extraordinaire, l'es- sentiel, la cause, le général, les différences dans les choses semblables, les similitudes dans les choses différentes, et l'observation pratique, qui distingue entre les circonstances les plus identiques, en apparence; qui saisit partout ce qu'il y a de plus individuel dans un cas présent, de plus pressant dans un moment donné; qui apprécie nettement l'effet des moyens à employer, et qui, se traduisant en action, est lente à se décider et résolue dans l'exécution. Traitant ensuite des idées qui existent dans l'esprit, indépendamment de la présence actuelle de leurs objets, l'auteur se demande où et com- ment sont conservées les idées? Quelles sont les conditions d'une bonne mémoire ? Dans quelles circonstances les idées se reproduisent-elles, et par quels rapports sont-elles liées entre elles? Comment opère l'imagination? A propos de cette dernière, il caractérise les différents genres d'enthousiasme et de fanatisme ; l'engouement philosophique n'est pas oublié. Le chapitre in de la Logique est consacré à la théorie de la raison. Il faut distinguer entre ses produits et son essence : ses produits sont les notions abstraites et générales, le langage, le jugement et le raisonnement, les conjectures, la conviction et le doute. Son essence est, d'une part, le système des lois éternelles de la vérité, et, d'autre part, son activité sous l'empire des idées et des principes a priori. Dans une bonne réfutation du scepticisme absolu, l'auteur admet, dans une certaine mesure, l'idéalisme subjectif de K.tnt, mais il soutient que, bien que nos ju- gements d'expérience n'expriment l'essence des objets que par rapport à nous, néanmoins la con- naissance numaine est vraie, d'abord en ce qu'elle représente les rapports véritables des choses à l'homme, et ensuite en ce qu'elle re- pose sur des idées et des principes rationnels qui sont absolus et de toute vérité. Quelques paragraphes servent de transition de la logique supérieure à la Métaphysique. La philosophie proprement dite est fondée sur les idées de la raison pure, qui sont supérieures à toute illusion sensible ou psychologique. Elles sont l'expression du possible et du nécessaire, et l'objet de la métaphysique est précisément de rechercher, non ce qu'est la réalité selon l'expé- rience, mais ce qui est possible et nécessaire se- lon la raison pure. Le possible est ce qui peut ■C concevoir sans contradiction logique, et le nécessaire ce qui ne peut pas n'être pas pensé comme tel sans que cela implique contradiction. Or. le contradictoire étant impossible, et l'impos- sible ne pouvant être conçu, il s'ensuit que tout ce qui est possible est nécessaire. Les principes de la méthode philosophique sont le principe de la contradiction, celui de la raison suffisante et celui de la conséquence nécessaire. Il n'y a pas de chose possible ou de notion qui n'ait sa raison, par laquelle elle est déterminée, et qui ne soit la raison d'une autre. La raison humaine est la mesure de la vérité; ce qu'elle ne comprend pas est impossible. Ce qu'il y a d'incompréher- sible dans les choses réelles ne tient pas à la faiblesse de la raison, mais à l'insuffisance de la connaissance physique et historique. La Métaphysique est divisée en trois chapitres, qui traitent, le premier, de l'essence interne du monde et du fondement vrai de nos idées des choses réelles; le second, de la liaison des êtres simples dans ce système universel ; le troisième, de la perfection du monde et de l'existence du mal. Quelle est la véritable essence du monde, et quel est le fondement possible de nos idées des choses réelles? Je sens que je suis parce que je me sais actif; en tant que je me sens passif et déterminé par autre chose que moi, j'ai la con- science de l'existence d'un monde réel hors de moi. Exister c'est donc agir; ce qui existe agit et ce qui n'agit point n'existe pas. Existentia est actus essendi. Rien de plus légitime que de douter que le monde soit tel qu'il nous apparaît selon le sens commun. L'auteur passe en revue les divers systèmes qui ont été proposés sur l'essence des choses, et se prononce sur la mo- nadologie de Leibniz. Selon le système de Hume, il n'y a pas de substances réelles, mais seule- ment des accidents, parce que, si l'on fait ab- straction de ceux-ci, il ne reste plus rien, tandis que, selon la raison, une substance est un être permanent, subsistant en soi, une force dont les accidents sont les modes d'action et d'existence. L'univers est un système de substances dont l'ac- tivité combinée produit le monde physique et le monde moral. Selon le matérialisme, ou l'homme est une pure machine, ou l'âme qui l'anime est matérielle, ce qui revient à dire que la matière composée peut penser; chose impossible, parce que toute pensée est comparaison. Le dualisme, celui de Descartes par exemple, qui n'admet d'autres êtres simples que les êtres spirituels et compose la matière d'êtres étendus eux-mêmes, ne peut pas se maintenir non plus. Les princi- pes de la matière sont des substances absolu- ment simples. L'idée de l'espace n'a rien de réel, et n'est qu'un produit de l'imagination. La critique du dualisme a conduit au système de Spinoza, qui repose sur UDe idée fausse de la substance et qui révolte le sentiment de notre personnalité. D'autres penseurs, pour échapper aux difficultés du dualisme, se sont réfugiés dans^ Yidèalisme? qui nie la réalité du monde matériel. Les raisons sur lesquelles il se fonde sont invincibles comme critique du dualisme, mais la conclusion qu'il en tire n'est pas admis- sible. Ces mêmes raisons ont conduit Leibniz à un tout autre résultat : la monadologie résout toutes les difficultés. Cette partie de l'ouvrage de Platnerest d'un grand prix. Dans le second chapitre^ qui traite de la liai- son des êtres simples, d'où résulte l'ordre uni- versel, l'auteur expose les trois systèmes qui ont été imaginés à ce sujet: celui de Vinflucncc physique, qui admet entre les substances un lien 'ii' causalité réciproque, l'occasionalisme, et le système de Vharmonit préétablie. Platner pro- PLAT 1337 PLAT pose un moyen terme qui tend à conserver à chaque être sa nature, sa force propre, et à reconnaître néanmoins entre les substances diverses une action réciproque, d'où résulte l'I) irmonie universelle, prédéterminée par l'ac- tion providentielle, qui peut se concilier par- faitement avec la liberté des êtres doués de rai- son. Le troisième chapitre de la Métaphysique est un essai de théodicée dans le sens de Leibniz. La perfection éclate partout dans le monde. Le théisme seul peut l'expliquer. L'athéisme est ab- surde, parce qu'il nie les causes finales, les idées oui ont évidemment présidé à la création de Funivers. Il fait violence à la raison en faisant naître tous les mouvements et tous les phéno- mènes du hasard, de la nécessité, et l'organisa- tion et l'intelligence de la nature inorganique et inintelligente. Mais comment concilier le mal avec la perfection et avec la félicité, qui sont la fin de la Providence ? Le mal n'est qu'une exception. D'ailleurs l'idée de Dieu étant donnée, il s'ensuit que l'univers actuel est le meilleur possible, et le sentiment ni l'expé- rience ne peuvent rien contre cette déduction a priori. La sagesse divine est en même temps bonté et sainteté. Elle ne peut vouloir que la félicité des êtres animés, et la félicité par la vertu pour les créatures raisonnables. — L'âme étant une substance simple, est par là même on- tologiquement impérissable. L'immortalité per- sonnelle n'en résulte pas nécessairement, mais elle est physiquement possible, et moralement probable : elle est surtout garantie par la sagesse et la justice de Dieu. La seconde partie des Aphorismes est consa- crée à la philosophie morale. Nous devons nous borner à en indiquer la marche et l'esprit géné- ral. Elle est divisée en quatre chapitres, dont le premier traite de la destination morale de l'homme, le second des facultés morales, le troi- sième de la volonté et de la liberté, le quatrième, enfin, des caractères moraux. L'homme est destiné à être heureux, mais la vie présente n'est heureuse qu'autant qu'elle rend digne et capable de la félicité dans la vie à venir. Il y a cette harmonie entre les deux existences, que nulle jouissance qui n'est pas contraire à la destination de la vie actuelle, n'est contraire à celle de la vie future. La fin de l'une et de l'autre est la perfection. Les facultés morales sont la raison morale, le sentiment moral, la sympathie, la sociabilité et la liberté. La raison morale est la conscience des perfec- tions divines et des desseins de la Providence quant à notre destination, la conviction qu'il n'y a de dignité et de félicité pour l'homme que dans sa ressemblance morale avec Dieu. Le sentiment moral, c'est la faculté de distinguer entre le bien et le mal sous l'empire des idées morales innées, qui, selon Platon, ne sont autre chose que les idées de la raison appliquées aux objets de la moralité. En traitant de la sociabilité, il discute les opinions de Hobbes et de Rousseau sur ce sujet. Il se prononce, quant au commen- cement de l'espèce humaine, pour l'hypothèse de L'origine historique ou par création, et les pages qu'il a consacrées à cette grave question sont très-curieuses et bonnes à consulter. Le troisième chapitre, dans lequel il essaye lier le déterminisme universel avec le sentiment de la liberté, est suivi d'une disserta- tion sur les tempéraments moraux, qui s'expli- quent par la diversité des rapports ou se trou- vent dans un sujet la nature intellectuelle et la nature animale. Ils sont de quatre genres: le tempérament al tique, où prédomine l'esprit: le scijthiquc, où l'emporte l'animalité; le romain, où les deux natures sont également fortes, et le phrygien, où elles sont également faibles. Le dernier chapitre, celui des caractères mo- raux, a surtout été fort remarqué, et a fait prin- cipalement la fortune littéraire du livre. Nous le recommandons encore aux moralistes et aux psychologues. Outre les Aphorismes philosophi- ques, Platner a encore publié les ouvrages sui- vants : Anthropologie à l'usage des médecins et des philosophes, Leipzig, 1772, in-8 ; — Nou- velle anthropologie, inachevée, Leipzig, 1790, t. I, in-8; — Entretiens sur Vathéisme, Leipzig, 1795, in-8; — Quœstiones physiologicœ, et de nombreux programmes concernant la médecine légale, publiés par le docteur Chonrant. à Leip- zig, en 1824. Le fils de Platner a publie une no- tice sur son père dans le Journal littéraire d'Iêna, 1819, n° 38. J. W. PLATON naquit à Athènes ou dans l'île d'Ê- gine la troisième année de la lxxxvii" olympiade (430-429), et mourut la première année de la cvine olympiade (347). Sa vie embrasse donc une période de plus de quatre-vingts ans, qui corres- pond à l'époque laplus malheureuse de l'histoire d'Athènes. Platon vit les désastres de la guerre duPéloponnèse, la prise d'Athènes par Lysandre, la domination des démagogues ou des tyrans, la corruption des mœurs républicaines, l'agrandis- sement menaçant de l'empire macédonien, et mourut avec le pressentiment de l'esclavage et de la ruine prochaine de sa patrie. Sa jeunesse ne fut pas d'abord consacrée aux études philoso- phiques, mais aux arts et à la poésie. Ce fut So- crate qui lui révéla sa vocation véritable. Platon avait vingt ans lorsqu'il s'attacha à Socrate ; il lui fut fidèle jusqu'au dernier jour, c'est-à-dire pendant dix années. Avant d'avoir connu So- crate, il avait suivi les leçons de Cratyle, dis- ciple d'Heraclite. A l'école de Socrate, il dut connaître Euclide, disciple de Parménide d'Élée, et Simmias, élève du pythagoricien Philolaûs. Malgré sa préférence pour Socrate, toutes les doctrines le trouvaient attentif et excita ent son intérêt. Lui-même, avant la mort de Socrate, donna carrière à son inspiration personnelle. Il paraît qu'il écrivit le Lysis à cette époque; quelques critiques pensent de même, mais peut- être à tort, pour le Protagoras et le Phèdre. So- crate étant mort, Platon dut fuir Athènes, et se retira à Mégare, où le même Euclide, qui avait étudié auprès de Parménide et de Socrate, fon- dait une école nouvelle. De là, il passa à Cyrène, où il fréquenta Théodore le mathématicien; et enfin en Italie et en Sicile: il alla trois fois à la cour de Denys l'Ancien, et deux fois à celle de Denys le Jeune. On peut consulter, à ce sujet, la septième des lettres qui lui sont attribuées, et la Vie de Dion, par Plutarque. Le premier voyage de Platon est de l'année 389, selon le calcul des chronologistes ; le second, de 364, et le troisième de 361 (voy. Barthélémy, Voyage d'Anacharsis, notes xlvi et cxxm). C'est dans l'intervalle du premier au second voyage en Si- cile qu'il faut placer la fondation de l'Académie, vers 380. On ne peut guère ajouter foi aux péré- grinations que la légende prête a Platon, en Orient et jusque dans l'Inde; le voyage en Ê"vpte seul, quoique dénué de preuves, n est pas sans vraisemblance. Platon passa les derniè- res années de sa vie à l'Académie, livré à ren- seignement et à la composition de ses^ chefs- d'œuvre ; il y mourut, nous l'avons dit, à l'âge de quatre-vingt-deux ou trois ans. Les dialogues de Platon, par un singulier bon- heur, nous sont tous parvenus. 11 est difficile PLAT 1333 — PLAT d'en donner une classification rigoureuse. On l'a dit. chacun des grands dia Platon est presque une philosophie i oinplète. Le même dialogue peut se ramener avec une égale lité à des points de vue très-différents ; les plus opposés ont de nombreux points de contact. On pourra cependant les ranger, pour la commodité de l'esprit, dans les catégories suivantes : 1° Dialogues métaphysiques et dialectiques : Eutydème, ou de la Sophistique; Théétète. ou de la Science; Cr aigle, ou de^ la Propriété des noms ; le Sojjhisle, ou de VEtre; Parménide, ou de l'Un; Tintée, ou de la Nature. — 2" Dia- logues moraux et politiques : Le Premier Alci- biade, ou de la Nature humaine ; Philèbe, ou du Plaisir; Ménon, ou de la Vertu; Prolago- ras, ou les Sophistes ; Eutyphron, ou le Sai ,nt : Crilon, ou le Devoir d'un citoyen; Apologie de Socrate; Phédon, ou de l'Immortalité de l'âme; Lysis, ou de l'Amitié; Charmide, ou de la Sa- gesse; Lâchés, ou du Courage; le Politique, ou de la Royauté; la République, ou de la Justice; les Lois. — 3° Dialogues esthétiques : Le Ban- quet, ou de l'Amour; Phèdre, ou de la Beauté; Gorgias, ou de la Rhétorique ; Hippias, ou du Beau; Ménexène, ou de l'Oraison funèbre; Ion, ou de la Poésie. Nous négligeons les dialo- gues, ou de nulle importance, ou certainement inauthentiques. Il est vrai de dire, en effet, que parmi les dialogues attribués à Platon, quelques-uns ne sont pas de sa main ; les anciens eux-mêmes en convenaient, malgré le peu de sévérité de leur critique ; mais l'érudition moderne a essayé, dans ces derniers temps, de resserrer bien da- vantage le domaine propre de Platon. C'est en Allemagne qu'ont eu lieu ces tentatives. Trois écrivains, trois savants éminents, ont pris à cœur ce problème de l'authenticité des dialogues de Platon, et ont poussé aussi loin que possible les scrupules et le scepticisme : Schîeiermacher {Introduction à la traduction de Platon), Ast [Vie et écrits de Platon) et Socher [Sur les écrits de Platon). Nous résumerons rapidement les résultats de ces recherches. Il faut d'abord mettre hors de cause les dialo- gues unanimement acceptés ou unanimement rejetés. Les premiers sont : la République, le Timée, le Phédon, le Banquet, le Phèdre, le Gorgias; le Protagoras. A ces dialogues d'une authenticité certaine, on peut ajouter le Philèbe, le Théétète et le Cratyle, dont l'authenticité, selon Socher, a le plus haut degré possible de vraisem- blance. En opposition à ces dialogues admis par tous les critiques, on peut également mettre hors de cause, par une raison contraire : l'Epi- nomis, Démodocus, Sisyphe, Erixias, Axiochus, Hi/>parquc, Minos (admis toutefois par Bœck), Glilophon, le Deuxième Alcibiade, les Rivaux, les Dialogues sur la Justice, sur la Vertu, les Ëpigrummcs, les Définitions, le Testament, les Lettres (sauf la septième, dont Bœck soutient l'authenticité). Entre ces deux extrêmes se placent divers dia- logues d'une plus ou moins grande importance, rejetés, pour des raisons diverses, par l'un ou par l'autre de nos trois critiques. Le Premier Alcibiadee\ le Théagès son\ les dialogues qui réu- nissent contre eux le plus d'opposition. Schîeier- macher et Ast l.-s rejettent tous deux. Soch< considère comme vraisemblablement authenti- ques. Ritter. en général plus réservé, les exclut ndant. Cette exclusion est importante pour le Premier Alcibiade, auquel les anciens accor daient une si grande valeur, que les meilleurs critiques de l'école d'Alexandrie, Proclus, Olym- P'odoro, D lui i m consacré des i mentaires. De plus, tout en reconnaissant que quelques-unes de de l'A Icibi aa pas habituelles à Platon, il faut 'lire que le du dialogue, quoi qu'en dise Hitler, est profondé- ment platonicien ; que l'indépendance el la per- sonnalité de l'âme y sont fortement établies; enfin, que V 'Alcibiade peut être considéré comme, l'introduction du Phéaon. Les dialogues rejetés à moitié par Schîeiermacher, el I par Ast, sont : i Apologie, le Crilon, le Grand et le petit Hippias, l'Ion et le Ménexène. Selon Ast, on ne retrouve pas dans le Crilon la manière habituelle de Platon, qui est de mêler l'idéal au réel; comme si la prosopopée des lois, dans le l 'riton, n'avait rien d'idéal, c'est-à-dire de poé- tique; comme si d'ailleurs Platon n'avait pas pu varier une fois sa manière, et déconcerter, par la richesse de ses formes, l'étroite admiration de ses critiques? Schîeiermacher suppose, de son côté, que le Criton est un entretien réel dont Platon n'a été que le rédacteur. N'en peut-on pas dire autant de l'Eutyphron, du Phédon? Passons sur ces différents dialogues, pour ar- river à ceux de plus grande importance que Ast a pris seul la responsabilité de rejeter : ce sont l'Eutyphron, V Eutydème, le Ménon et les Lois. Il faut, à vrai dire, un singulier courage d'érudit pour ôter à Platon le charmant dialogue de l'Eu- typhron; le Ménon, si profondément platonicien, les Lois, enfin, qui, malgré leurs imperfections, couronnent admirablement les travaux politiques de Platon. Ast reproche à l'Eutyphron de ter- miner sans que l'auteur ait défini son objet, la sainteté, et de ne contenir aucune grande vérité spéculative. N'est-ce pas avoir bien mal compris V Eutyphron, que de n'y avoir pas lu cette con- clusion voilée, mais certaine, que la sainteté est absolue, qu'elle est indépendante de la volonté des dieux, et supérieure à leurs caprices? L'Eu- typhron ruine par la base la mythologie païenne. N'est-ce pas, pour un dialogue si court, une vé- rité d'une assez grande conséquence? Quant à la forme négative et ironique de l'Eutyphron, c'est faire preuve d'un sentiment bien peu platonicien que d'y voir un témoignage d'inauthenticité. Ast rejette le Ménon comme VEulydème. Com- ment croire, selon lui, que Platon a pu définir la vertu une opinion droite (opOri cô^a), c'est-à- dire un principe sans raison, une inspiration aveugle, semblable à celle des poètes, des devins et des politiques? Nous laisserons à Socher le soin de lui répondre : « Le Ménon, dit ce critique, se rattache aux autres dialogues authentiques de Platon : par le dogme de la préexistence et de l'éternité des âmes, au Phèdre et au Phédon; par la distinction de la science et de l'opinion, au Théétète; par le jugement sur les grands hommes d'État d'Athènes, au Gorgias; par tout son contenu enfin, au Protagoras. » Il nous reste à citer l'opinion de Ast sur les Lois; elle n'est pas plus sérieuse. Il conteste d'abord le témoi- gnage d'Aristote, qui est formel, puisqu'il con- sacre un chapitre entier de la Politique à la discussion des Lois de Platon. N'cst-il pas puéril de prétendre qu'Aristotea pu être trompé comme tout le monde en attribuant à Platon l'ûUVl - d'un de ses écoliers ? En outre, selon Ast, l'ouvrage n'esl pas platonicien. En effet, les Lois contredi- sent ta République. La République est la poli- tique vraie de Platon. Les Luis sont une corrup- tion, une extension fausse des principes de la l; publique. Ajoutons que la composition des Lois est bien inférieure à celle des autres dialogues de Platon. Voilà les raisons de Ast contre l'authen- ticité 'les Lois! Mais quelle étrange i ritique que celle qui veut que Platon ail été absolument à l'abri des imperfections, des défaillan ■■ PLAT 1339 PLAT aces du génie? D'ailleurs, les Loin, où la de la vieillesse est sensible, contiennent ibles morceaux. Nous citerons le troi- livre. le cinquième elle dixième. Quant aux contradictions prétendues, il est aisé de les lever : la République expose les principes d'un parfait; les Lois développent les moyens d'appliquer ces principes et de réaliser cet État. différence primitive explique toutes les de Socher, plus paradoxale encore que celle de Ast, est en un sens plus scientifique; il ne rejette pas arbitrairement et comme au hasard les dialogues de Platon qui ne lui con- viennent pas; mais, frappé, comme tous les commentateurs impartiaux, de la difficulté de concilier la métaphysique du Parménide et du Sophiste, avec celle de la République, il a tranché le nœud d'une manière hardie, en contestant l'unité de main dans ces divers dialogues. Il a donc nié que le Parménide et le Sophiste, auquel il ajoute le Politique et le Critias, fussent de Platon. Quant à l'origine de ces dialogues, l'expli- cation de Socher est ingénieuse. On sait qu'après la mort de Socrate, Platon se retira à Mégare avec Euclide, fondateur de l'école de Mégare. Il eut là de fréquents rapports avec les mégariques : il subit leur influence, et leur communiqua la sienne. On doit attribuer à cette influence réci- proque, du côté de Platon, le Théétèle; du côté des mégariques, le Sophiste, le Politique et le Parménide. Il faut convenir que si cette opinion d Socher avait le moindre fondement, elle serait dv.ne haute valeur. D'une part, elle débarras- serait ce que l'on peut appeler l'exégèse platoni- cienne, de la plus grande difficulté qu'elle ren- cuntre : Platon, en effet, n'est difficile et obscur que dans le Sophiste et le Parménide; elle dé- terminerait, en la limitant, la vraie théorie de Pliton. D'autre part, elle ferait, pour ainsi dire, jaillir une école nouvelle, sur laquelle nous n'a- vons ou nous ne croyons avoir que des renseigne- ments épars, incohérents, et dont nous posséde- rions tout à coup trois monuments du premier ordre. Mais plus les conséquences de cette opinion sont importantes, plus il est nécessaire qu'elle ne repose pas sur le vide. Or, la théorie de Socher pèche par la base. Toute la question est dans la contradiction des doctrines du Parménide et de celles de la République. Mais il ne faut admettre cette contradiction que sous réserve : quand même l'obscurité des monuments ne nous per- mettrait pas d'en apercevoir la conciliation, faudrait-il conclure de notre impuissance à une contradiction réelle? Bien plus, cette conciliation n'est pas impossible, et, sous une différence de for- mes se fait sentir à un lecteur attentif une doctrine commune. D'à illeurs, des raisons bien fortes, quoique indirectes, renversent l'hypothèse de Socher. Comment l'école de Mégare qui aurait produit d'aussi grands monuments, a-t-elle pu entièrement disparaître? Comment cette école n'aurait-elle pas laissé de disciples empressés de rapporter à leurs maîtres leurs titres légitimes et de ne pas laisser augmenter à leurs dépens la gloire d'un génie rival? Comment l'homme su- périeur qui aurait composé le Parménide et le Sophiste n'a-l-il pas laissé de nom? Rien ne s'explique dans cette hypothèse : elle est gran- diose, mais elle est vide. En résumé, la faiblesse des critiques élevées contre l'authenticité des dialogues de Platon nous fait penser que sur cette question, le plus sûr est de s'en rapporter en général à la tradition; que l'autorité des anciens, ci'Aristote surtout., doit être notre règle, et qu'il vaut mieux, saul les exceptions universellement adoptées, faire à Platon la plus grande part pos- sible. Les contradictions de certains dialogues n'ont rien qui doive étonner : un génie riche et actif comme celui de Platon a dû plus d'une fois modifier ses idées dans le cours d'une si longue carrière; la faiblesse et l'infériorité de quelques œuvres ne doit pas étonner davantage : car la perfection continue n'appartient point à la nature humaine. Depuis que ces lignes ont été écrites, M. Grote, dans son livre de Platon et les aut):es disciples de Socrate, a repris la question et a soutenu fortement l'authenticité de tous les dialogues de Platon contenus dans le Catalogue de Thra- sylle. Il est au contraire très-sceptique sur la chronologie. Voy. art. Grote. La seconde question que soulève la critique des écrits de Platon est la question du temps et de l'ordre dans lequel ils ont été composés. 11 est difficile d'avancer sur ces deux points autre chosequedesconjectures.il faut prendre d'abord pour point d'appui les différentes époques de la vie de Platon. On peut aisément en discerner trois : la première s'étend jusqu'à la mort de Socrate (399); la seconde jusqu'à la fondation de l'Académie (vers 380); la troisième jusqu'à sa mort. Pour fixer d'abord quelques points d'une manière précise, nous considérons comme au- thentique la double tradition qui place la com- position du Lysis avant la mort de Socrate, et celle des Lois tout à la fin de la vie de Platon. C'est donc à peu près entre ces deux termes qu'a lieu le développement des écrits platoniciens. Il est facile, en outre, de déterminer la date relative de plusieurs dialogues. Ainsi, il n'est pas douteux que le Timée n'ait suivi la République, que le Politique ne vienne après le Sophiste et le So- phiste après le Théétète. Les preuves sont dans les indications des dialogues eux-mêmes. Pour la République, il y a une grande vraisemblance qu'elle a été composée dans la pleine maturité de l'auteur, à l'époque où sa raison était la plus haute, sans que son imagination fût refroidie. Nous placerions volontiers la République vers la soixantième année de Platon. Quant à la trilogie du Théétète, du Sophiste et du Politique, auxquels on peut joindre le Parménide, il y aurait bien quelque probabilité, en empruntant quelque chose à la théorie de Socher, à en placer la composition à l'époque où Platon venait de subir l'influence de l'école de Mégare, s'il était facile de trouver une place pour ce travail entre les nombreux voyages qu'il fit alors. On peut au moins con- sidérer comme certain que ces différents dialo- gues ont précédé la République, au moins le Théétète, le Sophiste et le Politique : car ce dialogue, le dernier des trois, n'est évidemment qu'une ébauche des idées politiques de Platon. Quant au Parménide, il paraît également anté- rieur à la République et, à cause de ses analogies avec le Sophiste, à peu près contemporain de celui-ci. Nous rapprocherions plus de la Répu- blique des dialogues qui, sans avoir la même sévérité, la même subordination harmonieuse de l'imagination à la pensée, s'y rattachent par le lien d'une inspiration et d'une direction corn m unes, par exemple le Phèdre, le Phédon, le Gorgias et le Banquet. La tradition qui l'ait du /J/e dialogue de la jeunesse de Platon n'est pa samment établie pour qu'on ne puisse la n en doute. Il y a dans le Phèdre, si on y regarde bien, plus de maturité que de jeunesse : la pensée est profonde, la composition est d'un art accompli ; l'enthousiasme juvénile que l'on prétend y voir est exactement le même que celui du Banquet; et personne n'a placé le Banquet dans la jeunesse de Platon. La date du Banquet est à peu près établie vers l'an 383 par une allusion à la sepa- PLAT — 1340 PLAT ration des Cercadiens et des Lacédémoniens qui eut lieu vers cette année. Quant au Phédon, Socher a tort de supposer qu'il a dû être écrit peu de temps après la mort de Socrate : la mort de Socrate a dû garder longtemps son intérêt; elle ne i'a pas perdu encore aujourd'hui. Quoi qu'il en soit de ces diverses hypothèses, nous croyons que les dialogues de Platon peuvent se partager en trois classes : 1° Dialogues de la jeu- nesse de Platon, composés avant ou peu de temps après la mort de Socrate : Cysis, Charmide, Loches, Thêagès, auxquels on peut ajouter le Protayoras et même VEuthyLAT — 1341 — PLAT Au temps de Platon, toutes les doctrines phi- losophiques se résument dans deux grands sys- tèmes : celui d'Heraclite et celui de Parménide. Ces deux écoles étaient arrivées, sur la question de la nature de l'être, à des conclusions diamé- tralement contraires. Heraclite réduisait la na- ture au mouvement et au phénomène ; Parmé- nide. au repos absolu et à l'être absolument simple : l'un niait la permanence et l'unité dans les choses^ l'autre niait la possibilité même de la pluralité et du changement. Platon se déclara contre l'une et l'autre de ces doctrines, et fit voir qu'il était impossible de séparer ces diffé- rents principes. Contre Heraclite, il établit dans le Théétèle que le mouvement absolu et indéfini implique contradiction: que s'il n'y a rien de fixe, il n'y a rien de mobile ; que le mouvement, dans ce système, se dévore en quelque sorte lui-même, et. que le phénomène se disperse dans le néant. Con- tre Parménide, il établit, au contraire, dans le Sophiste, que l'être, conçu dans son absolue ab- straction, n'est pas plus l'être que son contraire ; que, dépouillé de toute détermination, il échappe comme le non-être lui-même à la pensée et au langage ; que cette magnifique entité n'est en- core que le néant. Le non-être, c'est-à-dire la différence, la pluralité et le mouvement sont les conditions nécessaires de l'existence véritable : il faut les admettre en même temps que l'un, le simple, l'absolu : c'est dans la conciliation de ces deux termes qu'est le secret du problème des êtres. Ainsi, dans le système de Platon se réunissent et s'accordent les deux principes jusqu'alors rivaux de l'un et du multiple (voy. le Philèbe). Toutes choses sont composées de deux éléments, le fini et l'infini. Platon définit l'infini (àoptaxov), ce qui est susceptible de plus ou de moins, ce qui n'a par soi-même ni unité, ni fixité, ni dé- termination : c'est le devenir d'Heraclite. Le fini (Tîépi;) est, au contraire, un, déterminé, et porte partout avec lui ces caractères. Ces deux prin- cipes ne sont pas des suppositions arbitraires. Ils correspondent aux deux degrés de la con- naissance, l'opinion et la science : l'objet de l'opinion, c'est l'infini; l'objet de la science, le fini : c'est la réminiscence qui nous fait passer de l'opinion à la science, et de l'infini au fini. Quel est le premier objet de la connaissance, le point de départ de la dialectique ? c'est le phé- nomène. Mais dans tous les phénomènes, nous l'avons vu, il y a quelque chose d'un et d'iden- tique qui donne aux phénomènes une forme stable : par exemple, nous ne pouvons apercevoir la multitude des choses belles sans concevoir qu'elles sont toutes belles par la présence d'une seule et même chose, la beauté ; de même pour les choses égales ou pour les choses bonnes, qui nous révèlent l'existence de l'égalité et de la bonté. En général, toute multitude, revêtue d'un caractère commun, et appelée d'un même nom, ne doit être communauté de nom et de caractère qu'à la vertu d'un principe unique qui réside en elle, lui communique l'unité, la spécifie et la sépare de toute autre multitude revêtue d'un autre caractère et appelée d'un autre nom (voy. lePhcdon, la République., liv. VI). Ce principe un et distinctif est ce que Platon appelle l'idée (etoo;, îôéa). L'idée n'est autre chose que l'essence, et, comme dirait Aristote, la forme des êtres; c'est le type parfait d'après lequel se règle, se modèle et s'harmonise un certain groupe de phénomènes. D'où il suit que les ,'lées platoniciennes ne sont nullement de simples conceptions de l'esprit, quoiqu'elles soient les vrais principes de la science et de l'intelligence ; ce sont les essences mêmes des choses, ce qu'il y a de réel, d'éternel, d'universel dans les choses. Or, par cela même qu'elles sont éternelles et absolues, elles ne peuvent résider dans les choses que par une participation diffi- cile à comprendre, mais sans s'y absorber tout entières. Elles sont séparées des choses et exis- tent en soi, unies par de certains rapports, coor- données selon leurs degrés de perfections ; elles forment un monde à part, le monde des intel- ligibles, qui est au monde sensible ce que la raison est à l'opinion. Mais le monde des idées n'est pas, comme on l'a cru quelquefois, une réunion de substances différentes et individuel- les : c'est là une interprétation peu profonde du système de Platon. Au fond, les idées ne se dis- tinguent pas les unes des autres par Ici" sub- stance : leur substance commune , celle qui donne à toutes leur essence, c'est l'idée du bien. Or, qu'est-ce que l'idée du bien dans le système de Platon? C'est Dieu lui-même. En effet, à Dieu seul peuvent convenir les attributs de l'idée du bien : elle est au sommet des intelligibles, elle ne repose que sur elle-même (àvvmoOeTov, i/.av6v), elle est le principe de la vérité et de l'être. L'idée du bien, le soleil intelligible, n'est autre chose que l'être absolu dont il est parlé dans le Sophiste, auquel il est impossible, dit Platon, de refuser la vie, le mouvement, l'auguste et sainte intelligence. L'idée du bien étant Dieu même, les autres idées qui se rattachent à celle-là comme à une substance commune, sont les dé- terminations de l'existence divine, les choses qui font de Dieu un véritable Dieu en tant qu'il est avec elles (voy. le Phèdre). Quant à la question si débattue par les alexandrins, de quelles cho- ses il y a ou il n'y a point d'idées, nous ne pouvons la discuter ici. On ne peut nier que Platon n'ait souvent considéré comme des idées réelles des choses abstraites et générales, qui ne sont à nos yeux que de pures conceptions. par exemple la vitesse, la lenteur, la santé, ou encore l'homme en soi, le bœuf en soi, le lit en soi. Ce sont là les excès de sa doctrine : il n'a pas déterminé d'une manière suffisamment pré- cise la limite où il fallait s'arrêter. Mais en gé- néral, c'est le réel et le parfait des choses, qui, conçu dans son absolu, est pour lui le type idéal et l'idée. L'esprit humain, après s'être élevé par la dialec'ique de la nature jusqu'à Dieu, doit re- descendre de Dieu à la nature. C'est la seconde partie de la philosophie des anciens, la physi- que. Nous avons vu déjà que Platon compose la nature de deux principes, le fini et l'infini, en d'autres termes, l'idée et la matière (ûXr,). Platon est loin d'avoir sur la matière des notions pré- cises : tantôt il la considère comme la substance indéterminée qui prend successivement toutes les formes, tantôt comme une sorte de vide ou d'espace (ywpa) où a lieu la génération des cho- ses. Dans le Philèbe, il l'appelle le plus ou le moins : c'est la dyade du grand et du petit (tô (iéya xai tô (xr/.pôv) dont parle souvent Aristote; enfin, dans le Sophiste, il lui donne le nom de non-être, tô p.?) ôv, et paraît se le représenter comme la limite, la différence des clioses. On peut enfin supposer que Platon, sans être jamais arrivé aune théorie très-déterminée sur la na- ture de la matière, était disposé à n'y voir qu'un principe négatif et logique plus qu'une réalité effective. Cependant, on ne peut nier qu il n'ac- cordât quelque degré d'existence à la i Elle agissait, selon lui, d'accord avec le principe organisateur pour la lormation du monde réelle était en quelque sorte la mère ; Dieu, le père ; et le monde, le fils (tôxo:) : c'est la trinite pla- tonicienne. Platon disait encore que toutes cho- PLAT 1342 PLAT ses résultent de la coopération de l'intelligi e1 de la né essité; attribuant la nécessite à la matière : l'intelligence à la cause première et divine. Le système tic Platon est un dualisme moins caractérisé que celui d'Aristote, mais c'est un dualisme. Dieu n'est pas le créateur du monde, il en est le formateur, l'organisateur ; c'est lui qui y met le germe de tout ce qui est bon et doué de vie. Quelle cause a déterminé Dieu à transformer la matière et à créer le monde que nous habitons? C'est sa bonté : car Dieu est le bien, et agit toujours d'après le principe du mieux (voy. le Plu-don). Il a toujours présente à ses yeux l'idée du bien, qui est lui-même, et forme ses œuvres sur un modèle absolu, éternel. inimitable dans son absolue perfection, le monde intelligible, le monde des idées. Nous ne pou- vons suivre dans tous ses développements la physique de. Platon, tout entière inspirée du principe des causes finales. Disons quelques mots sur deux points impor- tants : la théorie des dieux, la théorie de l'âme. On a cru voir dans le récit du Timcc la preuve du polythéisme de Platon. Outre que cette opi- nion est contraire à l'esprit général du système de Platon, il est aisé de voir, par le passage du Timée, que l'existence des dieux n'y est admise que par complaisance pour les préjugés popu- laires. Au fond, les dieux de Platon sont des cau- ses intermédiaires, entre Dieu et le monde, qui participent plus que tout le reste de la nature divine, et qui, obéissant aux ordres de Dieu, achèvent selon ses desseins les œuvres inférieu- res de la création, auxquelles sa majesté ne lui permet pas de mettre la main sans déroger. Quant à l'àme, elle est une des œuvres créées immédiatement par Dieu : elle est, on peut le dire, la première de ses œuvres, parce qu'elle est la plus parfaite. Dieu la composa de deux éléments, le même et l'autre, le même étant quel- que chose de divin, et Vautre participant à la nature divisible et corporelle, et mélangea ces deux principes selon des combinaisons arithmé- tiques, dont le mystère emprunté à l'école py- thagoricienne n'intéresse que médiocrement la science de notre temps. Le propre de l'àme est de porter avec elle la vie et le mouvement. C'est elle qui meut tous les animaux mortels, et qui. dans l'homme, c'est-à-dire l'espèce la plus excel- lente de toutes celles qui sont sur la terre, par- ticipe aux choses divines par la raison et par la justice. L'àme humaine est unie à un corps, soit qu'elle y ait été originairement placée par le Créateur, soit qu'elle y soit tombée accidentel- lement et qu'elle expie, par son commerce avec une substance terrestre et mortelle, les fautes d'une première naissance. Quoi qu'il en soit, l'âme est essentiellement distincte du corps : le à ce qui est passager et multiple, "aine à ce qui est éternel. Les objets naturels de l'àme sont les essi nelles, les idées; [u'elle obéit au corps, elle se trouble, et n'aperçoil plus rien distinctement; mais qu'elle s'affranchisse des liens du corps, elle retrouve la pureté e1 la sérénité de sa nature, elle se repose dans la contemplation de ce qui est immortel, témi r la qu'elle est do ne nature. Non-seulement l'âme est autre que le corps, mais elle lui ( ommande ; et connue l'âme même, on peut définir 1 OrpS. TO /fwjAÉvov i pas Ih irmonie «lu lui donm le ton, lien d< i ■ Mi du corp divine. Cependant Platon semble admettre une divi- sion dans l'âme; car il distingue dans /<• 'limée l'àme divine, dont il place le siéj la ré- gion du cerveau, et l'âme mortelle qui réside dans le tronc; et il subdivise, en nuire, cette seconde âme en deux nouvelles parties, dont l'une, siège des passions et des affections, ré- side dans la poitrine, et l'autre, siège des appé- tits grossiers, dans le ventre, au-dessous du diaphragme. Il admet donc en apparence trois âmes, comme le firent plus tard quelques sco- lastiques. Mais il faut remarquer que le Timcc a un caractère poétique et mythique très-mani- et avoué de Platon même; et Platon, dans le. quatrième livre de la Rcpublitjue, ramène cette opinion à des termes plus philosophiques. 11 n'admet là qu'une âme, mais douée de puis- sances diverses, l'intelligence ou la raison (voQç), le cœur ou le courage (ôuu.6;), le désir ou l'ap- pétit (é7u6v|j.r,Tixév). La raison se distingue de l'appétit, en s'opposant à lui : quand il dit oui, elle dit non. A la raison seule appartient le droit de défendre et de commander, elle a seule la souveraineté : l'appétit, au contraire, n'est qu'une force aveugle qui peut entraîner, mais qui n'a aucun titre pour ordonner. Quant au courage, il ne se distingue pas moins de l'ap- pétit que de la raison. Dans le conflit de ces deux forces, le courage prend parti pour la rai- son, mais sans se confondre avec elle, puisqu'il se rencontre même chez les enfants, ou la rai- son n'est pas encore née; et, enfin, la raison commande au courage comme à l'appétit. Telle est la théorie des facultés de l'àme de Platon. Un mot encore sur un élément de l'àme hu- maine, à laquelle Platon attache une grande importance, l'amour (ifw;). L'amour est repré- senté par Platon, dans le Phèdre, comme un délire ; mais le délire n'est pas en soi quelque chose de mauvais : le délire, c'est l'enthou- siasme, et l'enthousiasme est une inspiration des dieux. Ainsi le don de prophétie est un délire, mais un délire divin. Il en est de mêmi de l'amour. Quelle est la place de l'amour dans l'âme humaine, et à laquelle des trois fonctions de l'âme doit-on le rapporter? Platon distingue deux espèces d'amour : l'un grossier et ter- restre, qui n'aspire qu'à la jouissance sensible; cette partie intérieure de l'amour se rattache évidemment à l'appétit; l'autre, noble et géné- reux, a pour objet la beauté, non la beauté cor- porelle, mais la beauté morale, intellectuelle, divine. Cet amour, compagnon inséparable de la raison, et que Platon compare à un généreux Mer dont la raison est le guide, s'éveille en nous quand le monde sensible nous révèle quel- ques vestiges de la beauté dont l'âme a soif par l'essence divine de sa nature; c'est par la rémi- niscence que s'opère ce réveil de l'amour , comme de la raison; et c'est en traversant les différents degrés de la beauté, depuis la beauté sensible et corporelle jusqu'à la beauté en soi, que l'amour accomplit sa marche, imitant, ou plutôt préparant le mouvement de la raison elle- même, qui s'élève aussi, comme nous l'avons vu, du monde sensible au monde intelligible, par l'intermédiaire des idées. Tel est le rôle de l'amour et de l'enthousiasme dans la psychologie et la métaphysique de Platon. La psyi nous conduit naturellement a la nid:. Platon établit dans le Philèbe, par de longues et savantes analyses, la différence du plaisi du In en. Mais le Bienn'a pas pour lui un carat «'\ili i. Il amène souvent I ilu bi i bonheur. S m- doute l'élément :is e bien, selon PI PLAT 1343 — PLAT mais il n'y est pas seul, l'utile, l'avantageux s'y joint presque partout; c'est, du reste, un trait commun à toute la philosophie ancienne. Le souverain bien comprend toujours les deux élé- ments du bien moral et du bonheur. Quelquefois même Platon, dans le Protagoras par exemple, parait confondre le bien avec l'agréable. Mais ce n'est pas là évidemment son opinion vraie : il faut lire dans le Gorgias, dans le Philèbe, la polémique profonde qu'il institue contre la so- phistique réduction du bien au plaisir. Cepen- dant, sans confondre le bien avec le plaisir, Pla- ton considère le plaisir comme un élément nécessaire du bien. Les deux éléments du bien sont le plaisir et l'intelligence; mais la part la meilleure est à l'intelligence et à la sagesse : c'est l'intelligence qui donne au mélange son caractère de bonté; car c'est elle qui y apporte la mesure et la règle. D'ailleurs toute espèce de plaisir ne doit pas entrer dans le mélange auquel Platon donne le nom de bien ; car il y a des plaisirs mélangés et des plaisirs purs. Les plaisirs purs ne sont pas les plaisirs les plus vifs et les plus forts, mais ceux auxquels ne se mêle aucune douleur, en un mot, les plaisirs sim- ples, tels que la vue des belles lignes, de belles figures, l'audition de beaux sons, surtout les plaisirs qui s'attachent à la culture des scien- ces ; du reste, l'idée du bien, telle qu'elle est développée dans le Philèbe, n'est que l'idée d'un bien relatif, mais non pas du bien en soi, type et principe de tous les biens. La question posée dans le Philèbe est celle de la vie la plus esti- mable et la plus avantageuse pour l'homme ; c'est en celie-là que le mélange du plaisir est nécessaire. Car, pour la vie divine, Socrate ré- pète plusieurs fois que c'est autre chose. Il est, d'ailleurs, de toute évidence que cette espèce de bien où Platon fait entrer les sciences infé- rieures et même les arts mécaniques, n'est qu'un bien relatif, le bien de l'homme. Le véritable bien, celui dont la justice tient son essence, celui vers lequel nous devons toujours tourner nos regards pour nous conduire avec honnêteté, dans la vie publique comme dans la vie privée, c'est l'idée du bien qui est au sommet du monde moral comme du monde intellectuel (Répu- blique, liv. VI, Vil). C'est à ce bien absolu, éternel, d'une beauté immuable, que la justice se rattache. La justice n'est pas, comme le prétendent les sophistes, une opinion qui varie au hasard avec les temps et les lieux. Elle n'est pas, non plus, le droit du plus fort, ni le pouvoir de se livrer à toutes les passions, et l'art de les satisfaire, comme le di- sent Calliclès dans le Gorgias, et Thrasymaque dans la République. Il est vrai qu'il y a une différence entre la justice selon la loi et la jus- tice selon la nature ; mais la justice selon la nature n'est pas la vraie justice : car elle con- fond la moralité avec la force, et le bien avec la jouissance ; elle autorise et consacre l'iné- galité et l'oppression. La vraie justice n'a pas été créée, instituée parles lois humaines : c'est elle, au contraire, qui est le principe des lois humaines et qui se révèle par elles. La vraie justice ne fait pas de l'homme le centre de I tû- tes choses; elle le subordonne, au contraire, comme la partie au tout. Aussi Platon fait-il consister le bonheur dans le rapport de l'âme avec la justice et avec l'ordre. De là ce prin- cipe admirable du Gorgias, qu'il est plus beau, qu'il est meilleur et môme plus avantageux de souffrir une injustice que de la commettre. L'in- justice est le mal de l'âme, comme la justice est son bien ; mais l'injustice n'est pas un mal sans remède : le remède est le châtiment. Le châtiment rétablit l'homme dans son état pri- mitif et naturel, c'est-à-dire dans l'ordre. Le châtiment est donc un bien, et l'impunité un mal ; et si l'injustice est déjà un grand mal, l'injusti e impunie est le plus grand des maux. Mais la justice, quoique la plus excellente des vertus, n'esl pas la vertu elle-même. Qu'est-ce que la vertu selon Platon, et quelles sont ses différentes parties? Pour Socrate, son maître, la vertu est identique à la science, le vice â l'ignorance. En effet, la différence de la vertu et du vice ne vient pas de ce que les uns veu- lent le bien, les autres le mal : car nul homme ne recherche volontairement et sciemment ce qui lui est nuisible ; mais l'homme recherche le mal parce qu'il le prend pour le bien, et ainsi sa faute vient de son ignorance. Il est vrai que Platon paraît combattre lui-même sa théorie dans le Protagoras et le Mcnon, en déclarant que la vertu ne peut pas être enseignée, et en la définissant une opinion droite; mais il faut observer que dans le Ménon, Platon parle de la vertu telle qu'elle est dans la plupart des hom- mes, vertu sans principe et toute d'instinct, mais qui n'est pas moins sûre, parce qu'elle est une sorte d'inspiration des dieux : une telle vertu n'a pas besoin d'enseignement, elle ne comporte pas l'enseignement. Mais Platon distingue la vertu vraie (àXr.ô'.v/) àpctri) et l'ombre de la vertu («rxià àpsvôç). La vraie vertu repose sur l'inten- tion claire du bien; elle est donc la science du bien, et elle peut être enseignée comme la science même. Mais ce n'est pas une science impuissante et inactive : elle est une énergie, une force ; elle commande et détermine l'exé- cution. Platon reconnaît quatre parties principales ou quatre principaux aspects de la vertu, qui est une en elle-même. Ces quatre vertus, que l'on a appelées plus tard vertus cardinales, sont la prudence, le courage, la tempérance et la jus- tice. Quant au principe de cette division, il est dans la psychologie de Platon. On se rappelle que Platon distinguait trois facultés de l'âme la raison, le cœur, l'appétit. Chacune de ces facultés a sa vertu propre, déterminée par sa fonction. La fonction de la raison est d'aper- cevoir le vrai, et de commander aux autres facultés : sa vertu est la prudence (aospîa). La fonction du cœur est d'exécuter les ordres de la raison, de renverser les obstacles, de lutter contre les passions qui ont leur source dans le corps; sa vertu est le courage (à\6; — Uberweg, Untcrsu- chungen iiber die Echtigkeit und Zcifolge pla- lonischer Schriften, Vienne, 1861 ; — Grote, Plato and other comportions of Socrat, Lon don, 18n."i. — S cli tarschmidt, die Sammlung der mischen Schriften. Berne, 1866. doctrine de Platon en général : Bessa- ri'jn. in Platonis calumnialorem libri quinque, DICT. PHILOS. in-f*, Rome, 1469; —Georges de Trébizonde. Comparationes philosophorum Aristolelis et Platonis, in-8, Venise, 15*23; — Marsile Ficin, Theologia Platonica, in-f". Florence. 1482; — Th. Gale, Of Plato and Platonik philosophy, in-8, Londres, 1676; — Herbart, de Platonici syslematis fundamento, in-8, Gœttingue, 1805; — S. Parker, A free and impartial censure of the Platonik philosophy, in-4, Oxford, 1666; — G. Tennemann, System der Platonischen Philo- sophie, 4 vol. in-8, Leipzig, 1792-95; — P. Janet, Éludes sur la dialectique de Platon, 2e édition, Paris, 1811; — A. Fouillée, la Philosophie de Platon, 2 vol. in-8, Paris, 1818. Sur l'origine de la philosophie de Platon : Van Heusde, Initia philosophiez Platonicœ, 3 vol. in-8, Amst., 1827-31. Sur les points particuliers de la doctrine de Platon : Hoffmann, Die Dialectik Platons, in-8, Munich, 1832; — jptfast, de Platonis melhodo philosophiam docendi diaiogica, in-8, Stutt- gart, 1787; — Trautman, de Necessitudinc qua amoris enthusiasmus cum dialecticis usu Pla- toni conjungitur in-8, Breslau, 1735; — Buttstedt, de Platonicorum reminiscentia, in-4, Erlangen, 1761 ; — Scipion Agnelli, Disc.ept. de ideis Platonis, in-4, Venise, 1615 ; — Richter, de Ideis Platonis libellus, in-8, Leipzig, 1827; — Taylor, A dissertation of the Platonik doc- trine of ideas, in-8, Londres, 1788; — Trende- lenburg, Platonis de ideis et numeris doctrina ex Aristotele illustrata, in-8, Leipzig, 1826; — Fergius, de Theologia Platonis, in-4, Giessen, 1664; — Pufendorf, Dissertatio de theologia Platonis, in-4, Leipzig, 1653 ; — Rotthe, Tri- nitas Platonica, \n-k,ib., 1693; — Bœck, Uber die bildung der Weltseele im Timœus des Pla- ton (dans le tome III des Études de Daub et de Creuzer) ; — du même auteur: Explicalur Pla- tonica corporis mundani fabrica conflati ex élément is geometrica ratione concinnatis, in-4, Heidelberg, 1809; — Henri Martin, Études sur le Tim^e de Platon, 2 vol. in-8", Paris, 1841: — Chaignet, la Psychologie de Platon, Paris, 1811; — Grotefend, Platonicœ elhices cum christiana comparatio, in-4, Gœttingue, 1720; — Heumann, de Platonis ethica philo- sophia (Acta philosoph., t. III); — Javellus, Dispositio moralis philosophicœ Platonicœ. in-4, Venise, 1536; — Brucker, Politicorum quœ docuerunt Plato el Aristoleles disquisitio et comparatio, in-4, Leipzig, 1824; — De Geer, Diatribe in Platonicœ politices principia, in-8, Utrecht, 1810; — Leibniz, Dissertatio de Repu- blica Platonis, in-4, Leipzig, 1676. Bailly, Lettres sur l'Atlantide, in-8, Paris, 1805; — Fraguier, Sentiments sur la poésie (Mémoires de VAcad. des inscript., t. I) ; — G-arnier, des Fables politiques, théologiques de Platon [ib., t. XXXII); — La Mothe Le Vayer, Discours de la lecture de Platon et son élo- quence (dans ses Œuvres complètes, 15 vol. in-8, Paris, 1766). P. J. PLESSING (Frédéric-Victor), né en 1752^ en Saxe,mort en 1806, professeur à l'université de Duisbourg, après l'avoir été à Kœnigsberg, ou- vrit sa carrière d'auteur par un Essai pour dé- montrer la nécessité du mal et des douleurs chez les cires sensibles et raisonnables, in-8, 1783. Ses meilleurs travaux ont cependant pour objet l'histoire de la philosophie, plutôt que la philosophie môme. Voici les titivs des princi- paux d'entre eux, tous écrits en allemand : Osiris et Socratc, in-8, 1783;-- Recherches historiques et philosophiques su. les opinions théologiques et philosophiques des peuples les plus anciens, particulièrement des Grecs, in-8, 85 PLOT — 1346 — PLOT 1785; -- Memnonium, ou Essai pour dévoiler les mystères de l'antiquité, 2 vol. in-8, 1787 ; — Essais pour eclaircir la philosophie de l'anti- quité la /'lus reculée, 2 vol. in-8, 1788-90. Plusieurs hypothèses de Plessing furent vive- ment controversées à la fin du dernier siècle : par exemple, l'opinion que les Égyptiens ont été le peuple primitif et le berceau de la civilisation; et cette autre, que Platon prenait ses idées pour des substances réelles. C. Bs. PLÉTHON, voy. Gémiste. PLOTIN est certainement un des plus grands génies philosophiques de l'antiquité. Il inaugure l'école d'Alexandrie, et en résume en lui toute la doctrine et toute la destinée; car ses successeurs, même les plus illustres, n'ont fait que creuser davantage les sillons qu'il avait tracés. Disciple de Platon et d'Aristote, philosophe et poëte, Égyptien et Grec tout à la fois, Plotin réunit dans son vaste éclectisme les tendances les plus di- verses, et n'en est pas moins, à force d'inspiration et de génie, un penseur original. Il aurait pu se passer d'érudition; ce n'est pas par elle qu'il a créé son système : au contraire, c'est son système qui, par sa vertu encyclopédique, l'a contraint de chercher un lien entre toutes les écoles et toutes les civilisations. Cette école d'Alexandrie, placée entre le christianisme naissant et le paga- nisme grec et oriental qui r'écroule, résume en elle les doctrines des siècles passés, pour s'opposer à l'esprit nouveau avec les forces concentrées de tout un monde. Plotin est né vers l'an 205 après J. C.; à Lyco- polis, dans la haute Egypte. Il mourut la deuxième année du règne de Claude, à soixante-six ans. Il avait vingt-six ans lorsque, étant entré au cours d'Ammonius, à Alexandrie, il s'écria : « Voilà l'homme que je cherchais ! » A l'âge de trente- neuf ans, voulant connaître la philosophie des Perses et des Indiens, il se joignit à l'armée que Gordien menait contre la Perse; mais Gordien ayant été tué en Mésopotamie, Plotin se sauva à grand'peine à Antioche, et se rendit, l'année suivante, à Rome, où il se fixa. Là, sa réputation de talent et de vertu lui attira de nombreux disciples, parmi lesquels il faut compter Amélius et Porphyre. L'empereur Gordien le connaissait et l'aimait; et peu s'en fallut qu'il ne tentât de réaliser, sous le règne et avec le secours de ce prince, le rêve de la république de Platon, dans une ancienne ville de la Campanie, qu'il aurait appelée Plalonopolis. Nous n'avons aucun autre détail sur la vie de Plotin; lui-même, dans son exaltation mystique, rougissant d'avoir un corps, refusa constamment, dans ses entretiens avec ses disciples, de leur donner des détails sur sa fa- mille et sur son pays. Porphyre, qui a écrit la vie de son maître, s'est borne à recueillir quel- ques anecdotes bizarres, essais timides de super- naturalisme que les biographes de Jamblique ont aisément surpassés. Le seul trait qui mérite d'être rappelé, parce qu'il importe à l'intelligence de la philosophie alexandrine, c'est cette déclaration de Porphyre, que Plotin s'éleva souvent, et quatre fois pendant le temps qu'ils passèrent ensemble, à l'intuition extatique du premier et souverain Dieu. « Pour moi, ajoute Porphyre, je n'ai été uni à Dieu qu'une seule fois, à l'âge de quarante- huit ans. » Plotin n'était pas versé seulement dans l'his- toire des doctrines religieu.'.es et philosophiques; il savait la géométrie, l'arithmétique, la méca- nique, la musique. 11 avait étudie l'astronomie plutôt en astrologue qu'en métaphysicien; mais ayant reconnu la fausseté de plusieurs prédictions, il renonça à cette prétendue science, et en écrivit môme la réfutation. Plotin était très -éloquent dans ses leçons, malgré un vice de prononciation, et l'absence absolue de méthode. Il ne faisait pas de discour à proprement parler, et se bornait à répondre avec beaucoup de feu aux questions qu'on lui posait. Il enseignait depuis dix ans quand il com- mença ses ouvrages. La philosophie, dont il croyait avoir le dernier mot, était, à ses yeux, une initiation. Elle était le patrimoine des sages, et non l'héritage de l'humanité. Lrennius et Ori- gène, ses condisciples à l'école d'Ammonius, avaient pris, ainsi que lui, l'engagement de ne pas publier la doctrine du maître; Plotin ne se décida à écrire que quand Érennius le premier, et Origène ensuite, eurent manqué à leur pro- messe. Non-seulement l'habitude d'écrire, mais l'orthographe même lui faisait défaut ; ses phrases restaient inachevées; ses raisonnements n'étaient qu'indiqués, et cette allure négligée et abrupte ne le garantissait pas de la diffusion. C'est la force seule de la pensée qui le rend éloquent, sans aucun art. Il ne se propose pas de plan : tantôt il développe une doctrine qui le préoccupe, tantôt il réfute un livre qui vient de paraître. Ces morceaux épars, réunis et corrigés par Porphyre après la mort de son maître, formèrent cinquante- quatre livres, divisés en six Ennéades. Même après la révision de Porphyre, les Ennéades ne sont qu'un recueil de dissertations philosophiques sur tous les sujets, à travers lesquels il faut chercher, non sans difficulté, l'unité de la pensée de Plotin. Dans l'éclectisme le plus systématique, il y a toujours une tendance qui domine. Plotin, dont l'éclectisme est un résultat plutôt qu'un principe, ayant lui-même une doctrine et surtout un ca- ractère, ne pouvait manquer d'avoir, en histoire, une prédilection. Son maître est Platon, mais Platon largement interprété; non pas le Platon du Premier Alcibiade et du Phédon, non pas même celui du Phèdre, mais le Platon du Timée et du Parmàiide. Sa pensée s'enchaîne d'abord dans les liens de la dialectique ; comme Platon, il part de la connaissance du multiple, et s'efforce, en généralisant, de remonter à l'unité ; comme Platon, il exagère le néant des phénomènes et de la nature sensible, et, comme lui, dans chacun des universaux qu'il atteint, il voit une image de l'unité absolue, et, pour ainsi dire, l'un des échelons par lesquels l'esprit s'élève à Dieu. L'armée des phénomènes qui composent le monde mobile se discipline ainsi sous les yeux de Plotin, et bientôt, de loi en loi, de simplification en sim- plification, il arrive à ces principes supérieurs, qui engendrent tous les principes, et qui, rayon- nant de sphère en shpère, font dû monde entier la traduction toujours logique et toujours variée d'une même parole. Mais à mesure qu'il se sent maître du multiple, ses aspirations vers l'unité deviennent plus ardentes, et le dialecticien s'ef- face devant le mystique. Platon, si l'on ose le dire, ne l'a conduit que jusqu'à la porte du sanc- tuaire. On sait que ce noble esprit de Platon arrêtait là l'effort de la science. Sur la porte du sanctuaire il avait écrit ces paroles : «Il est difficile de dé- couvrir l'auteur et le père du monde; et quand on l'a trouvé, il est impossible de le faire con- naître aux hommes. » Au delà de l'être, dernier terme scientifique qu'il voulût admettre, il aper- cevait bien l'unité supérieure à l'être; mais il n'osait accepter ce principe, qui avait, pour ainsi dire, caché le monde aux yeux des éléates. La raison dont, après tout, la dialectique n'est que l'instrument, le forçait à placer ce principe au- dessus de l'être en soi; mais elle ne pouvait ni le comprendre, ni expliquer par lui l'existence PLOT — 1347 — PLOT ei la vie du reste des idées et de tous les phéno- mènes. Ainsi toute la chaîne des déductions dia- lectiques était rationnelle et rigoureuse, à con- dition de rester inachevée : car le dernier mot de la raison contredisait la raison ; et d'un autre côté, si la raison refusait de dire ce dernier mot, non-seulement elle infirmait la valeur d'un prin- cipe qu'elle n'osait pas pousser à son extrême conséquence, mais elle restait sans conclusion et, par conséquent, sans véritable système. On peut voir dans le Parménide et dans le sixième livre de la République à. quel point Platon était préoc- cupé de cette difficulté capitale. Comment sortir de celte difficulté, à moins de sentir de la raison? Pour tout autre qu'un mysti- que la difficulté était insoluble. La raison engendre la dialectique; la dialec- tique, poussée a son extrême conséquence, con- tredit la raison : Plotin un conclut que la raison n'est qu'une faculté subordonnée. Les règles de la raison cessent pour lui d'être absolues; s'il n'y a pas, dans l'homme, de faculté supérieure à la n, il existe cependant un moyen d'échapper à l'empire des facultés, de connaître sans leur secours : ce moyen c'est l'extase. L'extase est la participation de l'homme à l'intelligence et au bonheur de Dieu, par la fusion complète et mo- mentanée de la nature infinie et de la nature individuelle. Grâce à l'extase, Dieu, conséquence suprême du la dialectique, peut tout à la fois la contredire et en résulter. Ainsi la psychologie de Plotin marche paral- lèlement avec sa métaphysique. Il admet les données des sens; il place au-dessus d'eux la raison avec les principes, les lois générales et tout le système des idées; et au-dessus de la raison il place l'extase, qui nous découvre l'unité . absolue pour laquelle ne sont pas faites les lois w;e, est le roi du monde intelli- gible, le soleil de la pensée, cette intelligence immobile, dont Aristotedira^ formulant à son insu la doctrine même de son maître, qu'elle est la pen- sée de la pensée? Plotin s'élève, à la suite de Pla- ton, jusqu'à cette parfaite et divine intelligence, et, sms trembler, comme Platon, à la vue de ces nécessités contradictoires, il place résolument PLOT 1348 PLOT I in!;clli|encc immobile, qui est le premier des êtres, au-dessus de l'activité mobile, qui est le roi du monde multiple, au-dessous d'un troisième concept plus complet encore, c'est-à-dire de l'unité absolue, supérieure à l'être, dont il fait le pre- mier terme de la trinité divine. Ainsi ce dieu en trois hypostases résoudrait tous les problèmes, s'il n'était pas lui-même de tous les problèmes le plus grand. Le démiourgosexplique et engendre la nature; l'intelligence réunit et domine les intel- ligibles, ou les idées; et l'unilé couronne l'effort de la science et la réalité ontologique. Mais aus- sitôt que «es trois mots sont prononcés : l'âme du monde, l'esprit, lieu des idées, l'unité supé- rieure à l'être, le système paraît double, car ce n'est plus seulement la conception de l'unité qui étonne la raison, c'est ce rapport de l'unité ave,; l'esprit, et de l'esprit avec l'âme, ou le démiour- gos, ou la force. C'est cette unité supérieure à l'être, et pourtant cause de l'être ; c'est cette in- telligence immobile, principe et cause de l'âme universelle. Y a-t-il là trois dieux? La question ne peut même pas être posée. Y a-t-il un seul dieu, l'unité; et au-dessous d'elle, des principes sépa- rés? En d'autres termes, l'intelligence est-elle déjà le monde? Non; car alors il serait aussi diilicile d'appuyer l'existence de l'intelligence sur le concept antécédent de l'unité, que d'ap- puyer le monde lui-même sur l'unité supérieure à l'intelligence et à l'être. L'unité, l'intelligence et la force, ce sont, dans cet ordre, les trois hypostases d'un seul et unique dieu. Ce dieu en trois hypostases explique la science et le monde. Quant à l'expliquer lui-même, la raison ne le peut; elle ne peut que le démontrer. Elle ne peut ni comprendre en elle-même l'unité abso- lue, ni comprendre que sur cette unité, qui ne saurait être cause, s'appuie l'intelligence; ni que de l'intelligence immobile sorte le principe du mouvement. Mais si la raison ne peut ni comprendre ni exprimer ces profondeurs, l'es- prit les saisit, dans ces éclairs d'illumination surnaturelle qui le transportent au-dessus de la sphère rationnelle. La trinité hypostatique est un philosophème, comme conséquence; comme intuition, c'est un mystère. Dieu une fois donné, il faut descendre au monde. Ici se place la théorie de l'émanation. L'extase, la trinité et l'émanation : voilà tout Plotin. La théorie de l'émanation, comme toute théo- rie sur l'origine du monde, est fort obscure. Ce grand problème du passage de l'absolu au contingent et de l'immuable au mobile, n'a guère été résolu que par des métaphores; les plus sages sont ceux qui affirment sans essayer de comprendre, et qui reconnaissent humblement que, le pouvoir de créer n'appartenant qu'à la nature divir.s, il participe nécessairement de l'incompréhensibilité et de l'ineffabilité de Dieu. Ce n'est donc pas ce mot d'émanation qui peut nous éclairer sur la doctrine de Plotin; et (Tail- leurs Plotin a souvent changé d'expression et de métaphore. Tantôt c'est émanation qu'il em- ploie, tantôt c'est irradiation. 11 se sert aussi au verbe faire, de ce même verbe grec que l'on a souvent traduit en français par le mot Gi'éer. Au reste, que le inonde sorte de sa cause car émanation, comme le contenu d'un vase s'en échappe quand Le vase est trop plein; ou par irradiation, comme la lumière s'élance de son foyer; ou par génération, comme l'enfant des- cend de son père, ce qui nous importe, ce. n'est p> de comprendre L'acte môme de la produi tion, puisque cel égard tous nos efforts seraienl Vains; c'est d'en connaître les caractères, de savoir, par exemple, si le monde a commencé et s'il doit finir, s'il existe en Dieu ou hors de Dieu, si Dieu pouvait ne pas le faire ou le faire autrement. Toutes les réponses de Plotin sont catégo- riques. Qu'est-ce que Dieu? Le premier , par défini- tion. 11 ne saurait être premier et dernier; donc il n'est pas seul ; donc il n'a pas pu l'être et ne le sera jamais. Ainsi le monde existe nécessai- rement, et il n'a ni commencement ni fin. Si Dieu était seul, il ne serait point principe : car il faut être principe de quelque chose; il ne serait point cause, ou du moins, ce qui est tout un, il ne serait que cause virtuelle. Dieu serait donc impuissant, ce qui est absurde; ou puissant, et n'exerçant pas sa puissance, ce qui est plus absurde encore. Un effet ne peut exister sans cause ; mais une cause qui ne produit pas d'effet, perd sa définition et sa dignité. Sans doute, Dieu n'est pas cause comme l'homme est cause, ou comme toute force créée est cause. L'intelligence, par exemple, la se- conde hypostase divine, n'est pas cause de la troisième : car si elle l'était, elle serait mobile, et elle est immuable. Elle n'est pas cause, et pourtant c'est par elle qu'existe 1 1 troisième hypostase ; elle en est le principe. En même temps elle a pour principe l'unité. L'unité seule, principe de tout, n'a pas de prin:ipe. Elle seule est absolue. Ce n'est pas seulement Dieu qui est principe. Tout est principe, à l'exception du dernier. Tout est conséquence de l'être antécédent, et prin- cipe de l'être immédiatement inférieur. Dans cette chaîne immense, qui va de Dieu au chaos et à la nuit, la loi de l'émanation unit solide- ment tous les chaînons, et en fait un seul et même tout. Le premier est principe et n'est pas conséquence ; le dernier est conséquence et n'est pas principe ; mais entre eux tout engendre et est engendré ; tout remonte vers l'unité par son principe, et descend par ses effets vers la mul- tiplicité. Dieu produit donc le monde nécessairement, sans commencement ni fin. Il le produit tel qu'il est, parce que telle est la nature qu'il de- vait avoir. En un mot, il ne pouvait ni ne pas le faire, ni le faire autre. Accoutumés que nous sommes à tout rapporter à notre nature, nous voulons juger de la puissance de Dieu par notre faiblesse. Nous ne comprenons pas notre propre liberté, et, quand nous nous trompons sur elle, nous entendrions celle de Dieu ! Si Dieu pouvait faire le -monde autre qu'il ne l'a fait, Dieu ne serait pas libre; mais il est libre, parce qu'il n'avait pas la possibilité de choisir. Qu'est-ce que le choix, sinon la possibilité, entre deux routes, de prendre la moins bonne? Supposer que Dieu choisit, c'est supposer qu'il peut hé- siter dans son jugement, ou succomber dans son action ; c'est donc le supposer imparfait. La pos- sibilité d'errer, ou la possibilité d'échouer, in- firmeraient la puissance et. par conséquent, h liberté divine, Plotin n'est pas le seul panthéiste qui, voulant enchaîner la puissance de créer dans les mains de Dieu, ait donné le nom de liberté à cette nécessité inévitable, et consîdéfi comme un hymne à la liberté cette consécratioi du fal ilisme. Il ne reste plus, pour entendre ce qui peut être entendu du système des émanations, qu'à savoir où ce dieu, libre, selon Plotin, par l'im- possibilité de choisir, \a placer ce monde. Y a- l-il linéique chose hors de Dieu, qui puisse de- venir le réceptacle des émanations? Selon Plotin, L'espace n'esl rien; la matière, en tant qu'elle PLOT — 1349 PLOT ssl dans les êtres, y descend en même temps que là l'orme, parce que chaque principe en- gendre au-dessous de lui de la multiplicité, c'est- à-dire de la matière, et de l'unité, c'est-à-dire la forme ou l'image du principe lui-même. Ainsi, rien hors de Dieu, ni espace, ni matière. S'il exis- tait quelque chose hors dé Dieu, fût-ce même le monde créé, Dieu serait limité, ce qui est impossible. Donc tout est en Dieu: et c'est en lui-même qu'il produit fatalement le monde. Comme l'intelligence divine est le lieu des es- prits, lame divine est le lieu des corps. Voilà donc le panthéisme avec tous ses carac- tères : le monde, produit fatalement, nécessaire à Dieu, sans commencement ni fin, profondé- ment distinct, mais non séparé de ia nature divine. Telle est la loi qui explique l'origine du monde, ou, p. us généralement, les origines de tous les êtres. Avec cette loi finit la métaphy- sique proprement dite. Si nous cherchons main- tenant là loi du mouvement, nous devons, en quelque sorte, remonter le courant. Tout est expansion et concentration : expansion dans la génération, concentration dans le mouvement vital. Par ces deux lois contraires, le monde demeure indéfiniment semblable et égal à lui- même. A peine l'être est-il engendré, qu'il se meut pour retourner à sa source. Comme tout, à l'exception du premier et du dernier, est produit et producteur, tout a aussi deux amours : l'amour des conséquences, et l'a- mour du principe ; le premier, qui affaiblit l'être et le rapproche du multiple ; le second, qui le fortifie en le simplifiant et en le ramenant à l'unité. Voilà donc la loi, la loi éternelle : tout sort de Dieu, tout retourne à Dieu. La science du monde est entière dans ces deux mots; le premier nous donne son origine, et le second sa destinée. Le dieu de Plotin est aussi l'alpha et l'oméga, comme celui de l'Écriture. 11 est le principe du mouvement, parce qu'il engendre; et la cause finale, parce qu'il attire. Il n'est pas seulement le soleil des intelligences, il est le centre où aspirent tous les amours. Ce dieu parfait, mais nécessaire dans son es- sence, dans son attribut et dans son acte; ce dieu cause, mais qui se dégrade, en quelque sorte, en prenant la qualité de cause, puisque la force active n'est que la troisième hypostase ; ce dieu, l'idéal et l'amour du monde, comme il en est le principe, mais qui pourtant ne con- naît pas le monde, puisqu'il ne peut penser sans déchoir, et que sa pensée est la pensée de la pensée ; ce dieu fatal, concentré en lui-même, est pourtant, suivant Plotin, une providence. Mais comment sera-t-il la providence du monde, s'il l'ignore, et s'il n'est pas libre? D'abord, il est libre, aux yeux de Plotin, quoi- qu'il ne puisse choisir, parce que Plotin, comme Spinoza, fait consister la liberté à n'obéir qu'aux lois de la nature. L'action libre, dit-il, est celle que l'on fait avec intelligence et sans contrainte. Dieu est donc certainement libre, car il n'a pas de maître. Ensuite, Dieu connaît le monde, non pas directement, mais en se connaissant lui- même. En effet, il est cause, cause actuelle ; il se connaît tel qu'il est, c'est-à-dire comme cause actuelle ; il connaît donc éminemment, sinon formellement, les effets qu'il produit, de même que par la connaissance d'un principe il en con- naît éminemment, et sans raisonner, toutes les conséquences. Dieu étant la perfection, tout ce qu'il fait est pirfait dans son espèce et selon son rang. Rien n'existe, ou ne se développe, ou ne se meut au hasard. Non-seulement tout être, mais dans chaque être tout attribut, et même tout phéno- mène a une cause finale. Cette théoiie des cau- ses finales est longuement et habilement déve- loppée dans Plotin; elle le mène droit à l'opti- misme; et de même qu'après avoir dén que Dieu fait fatalement ce qu'il fait, il se sert néanmoins du mot de providence, de même il lui arrive fréquemment, en développant son optimisme, de paraître attribuer à la volonté de Dieu ce qui en réalité ne peut être, dans ce système, attribué qu'à sa nature. Quoi qu'il en suit, à part cette contradiction, sa doctrine à cet égard, et même ses développements, rappellent Leibniz. Il est plein de force quand il discute l'objection tirée de l'existence du mal. « Le mal, dit-il, n'existe jamais à part, il est toujours mêlé à un bien : lui-même est un bien, non en soi, mais par ses effets. L'inégalité est la condi- tion de l'ordre. Il est vrai, le mal est un mal si on l'isole ; la laideur est laide, et non pas belle ; mais si tout était beau, le tout ne serait pas beau. Qu'il y ait un peu de mal répandu dans le monde, cela est un bien. » 11 est plus éloquent que Sénèque et tous les stoïciens dans la guerre contre la douleur et contre la mort. La mort est si peu de chose, que les hommes s'assemblent dans leurs jours de fête pour s'en donner le spectacle. Ce sont des jeux de scène, dit-il. Ce n'est pas notre âme qui souffre et qui meurt, c'est le personnage. Le devoir seul est vrai, dit-il encore ; le mal n'est rien : ces cris et ces sanglots dont le monde retentit, prouvent la lâcheté humaine, et ne prouvent pas l'exis- tence du mal. Le devoir? Panthéiste et fataliste, Plotin de- vait confondre le devoir avec la nature, la nature avec la nécessité. Mais il traite la liberté de l'homme comme il a traité la providence de Dieu : il la nie en principe, et il en parle comme s'il ne l'avait pas niée. Libre ou non d'obéir à la loi, ne faut-il pas d'ailleurs que nous ayons une loi, et que notre intelligence s'applique à la connaître? La morale de Plotin est la morale même de Platon, pure, austère, détachée du monde, invariablement appliquée à reproduire l'idéal de la perfection divine. L'influence même du stoïcisme se fait sentir dans cette partie de la doctrine de Plotin ; il est plus grand casuiste que Platon, et casuiste plus inexorable. Quand il a disserté en platonicien, ou plutôt en stoï- cien, sur la prudence, le courage, la tempérance, qu'il appelle des vertus politiques, parce qu'elles sont les vertus de l'homme considéré comme citoyen du monde, il s'élève à une sphère supé- rieure, et là le mystique se retrouve. Les vertus du philosophe ne sont pas seulement ces vertus politiques que le vulgaire ne dépasse pas. Les vertus du philosophe sont des vertus purifi- catrices, initiatrices, qui nous dégagent absolu- ment du monde et nous préparent à l'extase. Ces vertus sont : la justice, la science, l'amour. Pour lui, comme pour Platon, la science est une vertu, parce qu'elle élève l'homme et engen- dre l'amour. Enfin, au-dessus de toutes les ver- tus, se place, couronnement de la morale comme de la métaphysique, l'union avec Dieu, l'extase. Le mvsticisme de Plotin paye cependant son tribut à" la faiblesse humaine. A force d'exalter les perfections et le bonheur de l'extase, il perd un instant le sens moral ; et son exa tique l'égaré, comme l'orgueil de la force éga- rait, à côté de lui, les stoïciens. Dans 1 dit-il, l'homme a tous les biens; rien ne lui manque ; il ne peut soulfrir. 11 ne sent ni la dou- leur ai la mort; il ne s'inquiète même pas de la conduite future de ses enfants. Seulement, il ne s'agit pas ici du sage stoïcien proclamant que la reconnaissance est un vice, et plaçant au-des- TLOU — 13c0 — PLOU sus des devoirs de la famille l'orgueil de sa liberté solitaire. Le sage de Plotin, tant qu'il vit réellement, accomplit tous les devoirs de la société. L'extase est une interruption de la vie. L'extase n'est qu'une immortalité anticipée. Toute la doctrine de Plotin respire la spiritualité et l'immortalité de l'âme. Il n'avait pas à la démontrer, puisqu'elle ressort de tout son système. Il la démontre cependant, et avec une rigueur que ne désavouerait pas la critique mo- derne. Quelques mots sur la métempsychose i xpriment-ils une croyance sérieuse? Ne sont- ils qu'un hommage rendu aux mythes de Pla- ton et aux symboles de la théologie? Dans ce courant que remontent les êtres pour retourner à leur source en vertu du principe de concen- tration, rien n'empêche de placer la migration des âmes. Pourquoi ne remonterait-on pas de sphère en sphère, selon l'efficace des purifi- cations accomplies, jusqu'à ce que l'on ait entiè- rement triomphé du multiple et de l'individuel? Quoi qu'il en soit, médiate ou immédiate, l'ab- sorption de Dieu est le terme; c'est-à-dire que, pour Plotin, l'immortalité de l'âme n'est pas l'immortalité de la personne. Éditions des Ennéades. Édition grecque-la- tine, avec les notes, les arguments et la tra- duction de Marsile Fiein, in-f°, Bâle, lôSO. — La même, avec la dite de 1615. — Trois éditions de la traduction latine de Ficin, sans le grec ; les arguments seuls, dans le second volume de ses œuvres. — Édition du sixième livre de la première Ennéade {sur le Beau), éd. Fréd. Creu- zer, in-8, Heidelberg, 1814. — Traduction du huitième livre de la troisième Ennéade {de la Nature, de la Science et de l'Être), éd. Fréd. Creuzer, dans le premier volume de ses Stu- dien, in-8, Francfort et Heidelberg, 1805. — Traduction de la première Ennéade, d'Engel- hardt, 1820. — Édition complète, avec commen- t die perpétuel et notes, par Creuzer, 3 vol. in-4, Oxford, 1835. — N. Bouillet, les Ennéadcs, traduites pour la première fois (en français), Paris, 1857, 3 vol. in-8. Consulte/. Porphyre, Vie de Plotin; — Va- cherot, Histoire critique de l'école d'Alexan- drie, 3 vol. in-8, Paris, 1846; — Jules Simon, Histoire de l'école d'Alexandrie, 2 vol. in-8, iîi., 1845 ; — Daunas, Etudes sur le mysticisme, Plotin el sa doctrine, in-8, Paris, 1848; — Ch. Lévèque, la Science de l'Invisible, 5 vol. in-8, 1865; — le même, la Science du Beau, 2 vol. in-8, 2e édition, 1872. J. S. PLOUCQUET (Godefroy), né à Stuttgart, en 1716, d'une famille protestante réfugiée de France, mort à Tubingue, en 1790, comme pro- fesseur de logique et de métaphysique, s'est fait remarquer singulièrement par ses efforts pour recommander la monadologie et pour per- fectionner la logique, en rapprochant la pre- mière de l'expérience, la seconde des mathé- matiques. S'étant formé principalement par l'étude des œuvres de Leibniz et de Wolf, il se proposa de rendre leur doctrine plus complète et plus claire. Il annonça cette intention dans son premier travail : J'rimaria monudologiœ eapita (in-8, 1748), coup d'essai qui le fit rece- voir membre de l'Académie de Berlin. Un autre mérite de cet écrivain, aussi distin- gué par son érudition que par sa sagacité, c'est le zèle qu'il mit à défendre les doctrines capi- tales du spiritualisme contre les matérialistes du xvui" siècle. H combattit éiiergiqucment Lainel- trie h. l'Homme-Machine dans La dissertation de Matérialisme (in 'i. 1750): Robinet et ses para- sur l'équilibre du bien et du mal, sur la physiqu il" e pril . sur l'origine de la n tture et son expansion, dans diverses autres disserta- tions également pressantes (1765); ilelvétius et le livre de l'Esprit; enfin, la tendance de la philosophie régnante, dans une série de traités font les plus importants portent les titres sui- vants : de Cosmogonia Epicuri (in-4, 1755); — Examen meletematum Lockii de personalttale (in-4, 1760 ; — Dinsertatio de lege continua- lionis seu gradationis (in-4, 1761); — Provi- dentia Dei res singulares curans e nalura Dei et mundi exstrucla (in-4, 1761). Mais il critiqua aussi Kant, qui, bien avant que de publier la Critique de la raison pure, avait avancé que la preuve cosmologique était la seule preuve possible de l'existence de Dieu. Voy. ses Observationes ad Comment. E. Kant de uno possibili fundamento démonstrations existentiœ Dei (1763). Ploucquct ne se borna point, d'ailleurs, à ju- ger les systèmes modernes du point de vue propre aux sectateurs de Leibniz ; il tâ;ha de reconstruire et d'apprécier plusieurs théories de l'antiquité, par exemple, celles de Thaïes, d'A- nixagore, de Démocrite, de Pyrrhon, de Sextus Empiricus. La plupart de ces essais d'histoire sont restés dignes d'attention, et furent réunis dms les Comment ationes philosophicœ selec- tiores (in-4, Utrecht, 1781). En logique, on vit Ploucquet se dévouer à la réalisation d'une idée souvent développée par Leibniz sous le titre de caractéristique univer- selle. 11 s'attacha à représenter les divers élé- ments des propositions par des figures géomé- triques, par des formules mathématiques ; à appliquer la géométrie à l'art de raisonner, au syllogisme. L'auteur du Nouvel Organon et de l'Architectonique, le profond et bizarre Lam- bert (voy. ce mot), l'avait précédé dans cette voie, déjà ouverte par les docteurs scolastiques. Ploucquet exposa cette entreprise, d'abord dans son Methodus calculandi in togicis (in-8, 1764); puis, avec plus d'étendue et de rigueur, dans ses lnstituliones philosophiœ theorelicœ (1772). Ce calcul logique, destiné à simplifier la théo- rie, l'emploi des raisonnements et des jugements, mais seulement composé de notations géomé- triques et algébriques, consiste à représenter par les grandes lettres les propositions univer- selles, par les petites lettres les propositions particulières; l'affirmation par le signe, — la négation par Z. Ainsi, pour exprimer cette pro- position universelle : Toute vertu est louable, on aurait V — L; et celle-ci : Nul vice n'est louable, donnerait V Z L. Ce système de modifi- cations tout extérieures, qui restent étrangères au fond même de la pensée et loin du but qu'elles doivent atteindre, puisqu'elles ne peuvent re- produire des phrases un peu compliquées; ce procédé fut dis uté, tour à tour détendu et blâ- mé ; personne n'en fit une plus juste critique que celui qui passait pour le maître de Plouc- quet, Lambert. Les pièces de cette discussion, qui n'est pas sans importance dans l'histoire de la logique, furent recueillies par Bœck (in-8, 1766-73). Esprit fertile et varié, Ploucquet a composé plus de vingt volumes, mais n'a jamais ecril qu'en latin. Sa diction, en général pure et nette. esi souvent trop sobre, plus souvent encore trop raffinée. Un incendie qui détruisit sa maison et • res, et dont lui-même ne fut sauvé qu'a- vec peine, causa la perte de plusieurs manu- scrits intéressants. L'étude de la Bible remplit les dernières années de sa vie. Voy. Ebernstein, Histoire de la logique et de la méta/ilujsiquc, t. I, p. 303 et suiv.' (al) ). C. Bs. l'LUT — 1351 — PLL'T PLUTAKQUE. Cet écrivain nous apprend lui- même qu'il était originaire de Chéronée, en Béotie. On ne sait la date précise ni de sa nais- sance ni de sa mort ; mais on peut conclure de quelques passages de ses écrits qu'il était né vers le milieu du premier siècle de l'ère chré- tienne et tru'il prolongea sa vie jusqu'à un âge avancé. Il étudia sous un certain Ammonius d'Alexandrie, péripatéticien qu'il ne faut pas con- fondre avec des philosophes du même nom, mais d'une date postérieure et appartenant à l'é- cole néo-platonicienne. Plutarque, qui met en scène dans ses dialogues ses amis, ses parents, et qui s'y met lui-même, n'a pas oublié son maître Ammonius. Il cite même de lui un trait singulier : « Quelques personnes, dit-il (de la re de discerner un flatteur d'un ami), pour ramener un ami. reprennent des étrangers d'une faute que cet ami a commise. Un jour, par exemple, notre maître Ammonius, qui savait que quelques-uns de ses disciples avaient fait un dîner trop recherché, ordonna que son propre fils fût fouetté par un affranchi, sous prétexte qu'il ne pouvait dîner sans vinaigre. En même temps, il jeta sur nous un regard tel, que les coupables prirent pour eux la réprimande. » Heureusement, les leçons d'Ainmonius n'avaient pas toutes cette forme bizarre et cette signifi- cation énigmatique. Plutarque fit le voyage d'Italie, et tint école à Rome. On a prétendu qu'il avait été précepteur de Trajan. Suidas raconte même qu'il reçut de cet empereur la dignité consulaire. Cette double tradition, acceptée par Amyot, n'est pas con- firmée par la lecture des écrits de Plutarque. On voit seulement, au commencement de ses Apophthegmes, qu'il connaissait Trajan, puisqu'il lui dédie ce traité « comme un petit présent d'a- mitié ». Il revint, jeune encore, à Chéronée, et y remplit plusieurs fonctions publiques, entre autres, celle de prêtre d'Apollon. Plutarque a composé une multitude d'écrits, dont le catalogue a été dressé par un de ses fils, nommé Lamprias : ce sont ses Vies paral- lèles, ses Œuvres philosophiques et morales, enfin, plusieurs traités sur des questions de rhé- torique, de musique, de médecine, de physique, d'astronomie, de théologie païenne, etc. Quel- ques-uns de ses livres se sont perdus ; d'autres nous sont parvenus incomplets; et la critique moderne a contesté l'authenticité d'une partie de ceux que nous possédons : ces doutes s'ap- pliquent surtout à certains ouvrages trop in- formes et trop négligés, pour qu'on puisse, sans hésiter, les mettre sous le nom de Plutarque. Quant à ceux qui sont incontestablement de lui. il serait intéressant d'en rechercher la date et d'en essayer le classement chronologique. C'est un travail pour lequel on trouverait dans Plu- tarque lui-même des indications précieuses. Ainsi, dans le passage des Apophlheg?nes qui contient une dédicace à Trajan, il dit : « Voici les humbles prémices de mes études philoso- phiques.... Il est vrai que dans un autre recueil j'ai écrit les vies des généraux, des législateurs et des rois les plus célèbres de Rome et de la Grèce. » Ce passage prouve que les Vies ont pré- cédé les Œuvres philosophiques et morales. 11 y a beaucoup d'autres endroits de Plutarque où il parle de ses ouvrages antérieurs ; mais ce n'est pis le lieu d'entreprendre une pareille recherche. Nous ne nous arrêterons pas, non plus, à juger son mérite littéraire; nous préfé- rons nous en rapporter sur ce point à l'autorité de M. Villemain, qui a consacré à Plutarque une de ses plus belles notices. Comme tant d'autres écrivains de l'antiquité, Plutarque a fait des dialogues; c'est la form« qu'il a donnée à la plupart de ses écrits de phi- losophie morale. Dans ces diaiogues, imités de Platon, il introduit, pour varier l'intérêt, tantôt une digression mythologique : par exemple, cette description des enfers qui termine son livre des Délais de la justice divine, et qui rap- pelle le récit d'Er l'Arménien dans la Répu- blique; tantôt des épisodes d'une grâce tou- chante, qui servent de cadre à son ré( it; tel est ce charmant passage du dialogue sur l'amour, où il raconte qu'à la suite de quelques démêlés avec les parents de sa femme, il fit avec elle un voyage au mont Hélicon, pour sacrifier à l'amour et placer sous la protection de ce dieu sa félicité conjugale. Plutarque n'est pas un philosophe, à propre- ment parier, quoiqu'il ait écrit sur la philoso- phie autant que personne au monde, et qu'il ne manque aucune occasion de la célébrer. C'est plutôt un agréable compilateur, qui s'amuse à déployer sur chaque sujet son inépuisable éru- dition, sans s'inquiéter beaucoup de la précision- du langage ni de l'enchaîr ement rigoureux des idées. Le catalogue de ses œuvres mentionne un livre sur les contradictions des stoïciens et un autre sur celles des épicuriens, celui-ci perdu. Il ne serait pas impossible d'en faire un sur les contradictions de Plutarque lui-même. Toutefois, dans cette prodigieuse variété d'écrits qui se rapportent à différents âges de la vie de l'au- teur, et dans lesquels il était dilfici le à un es- prit plus littéraire que philosophique de ne pas se contredire plus d'une fois, il y a quelque chose qui domine et ne varie pas : c'est le res- pect de la mémoire de Platon. Plutarque est un disciple avoué de l'Académie* il aime à citer, à reproduire Platon, excepte dans ce qu'ont d'excessif et de choquant certaines institutions politiques de la République, et dans ce qu'a de trop hypothétique la théorie des idées; en:ore, sur cedernier point, Plutarque défend-il Platon contre Aristote, qu'il accuse d'avoir repris Pla- ton a en revenant sur cette matière à tout pro- pos, et en multipliant les objections plus opi- niâtrement que philosophiquement. » (Contre l'épicurien Colotès.) En psychologie, Plutarque admet cinq facultés : « L'àme, dit-il, d'après sa division naturelle, comprend : premièrement et au degré le plus bas, l'âme végétative; deuxièmement, la sensi- tive; troisièmement, l'appétitive:qu itrièmement, l'irascible; cinquièmement, le raisonnement,. qui est le degré le plus haut de perieclion. » (Sur la signification du mol d. — Voy. aussi le traité Sur les oracles qui ont cessé.) On recon- naît dans ces trois dernières facultés ce les qui jouent un si grand rôle dans le système de PI iton. En théodicée, Plutarque admet, comme PI ton, une intelligence souveraine quij dès le commen- cement, a ordonné le monde dans un ] lan de sagesse et de bonté; et, au-dessous de cel être supi-ême, des puissances intermédiaires des- génies qui lui servent de ministres, et qui veillent sur les différentes espèces d'êtres, sur l'Iio.ume principalement. « Il nous reste, dit-il dans son traite du Destin, à parler de la providence di- vine qui comprend aussi le destin. H esl une première et suprême providence, qui est .'intel- ligence du premier et souverain . si vous l'aimez mieux, sa volonté bienfaisante en- vers tous les êtres, et qui, la première, a donné à l'ensemble des choses divines et à chacune en particulier l'ordre le plus admirable et le plus parfait. La seconde providen e est celle des se- conds dieux, qu: parcourent le ciel, qui retient toutes les cho: es humaine, et maintiennent PLUT — 1352 — PLUT tout ce qui est nécessaire pour la conservation et la perpétuité des différentes espèces d'êtres. La troisième providence peut s'appeler l'inspec- tion des génies qui, placés auprès de la terre, observent et dirigent les actions des hommes. » Plutarque, on le voit, croit à l'existence d'une Divinité suprême, servie, dans l'accomplisse- ment de ses desseins providentiels, par des dieux inférieurs. Quant à la mythologie païenne, il y fait souvent allusion, mais sans y croire autrement que Cicéron, Platon et les autres grands esprits de l'antiquité; et, s'il semble en accepter quelques dogmes, c'est sans doute un ménagement commandé par sa dignité sacerdo- tale, peut-être aussi une fidélité d'érudit aux vieilles traditions de la Grèce. Personne n'a mieux démontré que Plutarque le danger de la super- stition. C'est au point qu'on le soupçonnerait presque d'incliner à cette thèse tavorite des sceptiques du xviii0 siècle, que l'absence de reli- gion est préférable à une religion fausse. « J'ai- merais mieux, dit-il dans un passage cité par Rousseau, qu'on dit de moi que je n'ai jamais existé et qu'il n'y a pas de Hutarque, que si on venait dire : Plutarque est un homme inconstant, mobile, enclin à la colère, disposé à se venger ou à s'affliger à tout propos.... L'athéisme ne donne pas lieu à la superstition, tandis qu'on a vu la superstition engendrer l'athéisme. » (De la Superslilio?i.) Ailleurs, dans son traité d'/sî's et Osiris, Plutarque fait justice de ces divinités locales, grecques ou barbares, qui ne sont que des noms divers donnés au dieu que la philosophie proclame et que la superstition défigure : « Les dieux ne sont pas autres dans un pays, et autres dans un pays différent; ils ne sont pas grecs ou barbares, septentrionaux ou méridionaux; mais, comme le soleil ou la lune, le ciel et la terre et la mer, ils sont communs à tous, et appelés de divers noms en divers lieux. Ainsi, une même intelligence qui ordonne tout le monde, et une même providence qui le gouverne, et les puis- sances inférieures, chargées de veiller sur le tout, ont reçu différents honneurs, selon la di- versité des lois; et les prêtres usent de symboles et de mystères, les uns plus obscurs, les autres plus clairs, pour conduire notre entendement à la connaissance de la Divinité, non sans péril toutefois, parce que les uns, ayant dévié du droit chemin, sont tombés dans la superstition, et les autres, fuyant la superstition, ne prennent pas garde qu'ils tombent dans l'impiété. Il faut en cela prendre conseil de la philosophie, qui nous guide en ces saintes contemplations.... » Quand on compare Plutarque avec les philo- sophes de son temps, on peut se demander jus- qu'à quel point il a participé à ce curieux mou- vement philosophique qui préparait, par le mélange des doctrines antérieures, grecques ou orientales, l'avènement de l'école alexandrine. Dans leurs conjectures à cet égard, quelques historiens prêtent à Plutarque une sorte d'éclec- tisme, une tentative de fusion entre les doctrines philosophiques ou religieuses du passé. Cette assertion ne paraît pas démontrée. Ce qu'on peut dire, c'est que Plutarque qui discute quelquefois des mythes étrangers, particulièrement dans son traité d'/sis et Osiris, leur applique un système d'interprétation assez hardi, qui consiste à les regarder comme des symboles, et à les ramener au sens des idées philosophiques de la Grèce. Sous ce rapport, il a quelque chose de commun drins. Seulement, le procédé que Plutarque avait employé avec mesure, et dans quelques cas particuliers, les alexandrins l'ont généralisé en l'exagérant. Remarquons aussi qi-.e ces philosophes ont trouvé dans les écrits de Plutarque un répertoire abondant de faits et d'idées qu'ils ont plus d'une fois mis à profit, Proclus surtout, qui puise sans scrupule à cette source, et qui néglige de le nommer. (Comparer le traité de Proclus, De decem >i"l>ilalionibus circa providentiam, avec le livre des Délais de la justice divine, de Plutarque.) Plutarque a la réputation d'un moraliste plu- tôt que d'un philosophe, et c'est ainsi en effet qu'il faut le considérer. Sa place en morale est à égale distance des épicuriens et des stoïciens, deux écoles qu'il combat tour à tour et avec vigueur dans ses écrits. Chez les stoïciens, Plu- tarque condamne l'orgueil et la folie de leurs paradoxes: il renouvelle contre eux les raille- ries sur lesquelles s'était jouée un instant l'élo- quence de Cicéron. 11 reproche aux épicuriens le relâchement et le danger de leurs maximes, et jusqu'à la vanité de leurs efforts pour attein- dre le bonheur, cet unique but qu'ils assignent à la vie humaine. Du reste, Plutarque n'a pas plus en morale qu'en philosophie de prétentions systématiques. C'est un écrivain aimable, qui se plaît à discourir sur toute espèce de sujets, et qui les traite au point de vue spirituahste des opinions platoniciennes, tempérées par la jus- tesse de son bon sens, quelquefois par des em- prunts faits à la morale aristotélique. Il y mêle tout ce que son expérience de la vie, ses voya- ges, ses innombrables lectures lui offrent de gracieux souvenirs. Plutarque, comme il le dit lui-même, avait donné des leçons à Rome ; et, comme il le dit encore, de ces leçons il avait fait des livres qui se sentent un peu de cette origine. A côté des conseils de conduite les plus sensés, il place des lieux communs, des para- doxes de rhéteur. Ces paradoxes ont trompé Rousseau, qui était fait pour les goûter; et c'est très-sérieusement que l'auteur d'Emile a tiré de Plutarque le fameux passage contre l'usage des viandes, sans s'apercevoir qu'il ne citait qu'un jeu d'esprit, qui avait probablement fait le sujet d'une déclamation publique. A part l'inconvénient de ses thèses paradoxa- les, qui sont d'ailleurs en petit nombre et pres- que toujours rachetées par l'agrément de la forme que Plutarque leur à prêtée, ses œuvres morales sont certainement le recueil le plus utile, le plus varié, le plus attachant qui nous soit resté de l'antiquité. Elles ont été, avec les Vies, la lecture habituelle de quelques-uns de nos meilleurs écrivains, et leur ont fourni plus d'une heureuse inspiration. Plutarque a des conseils pour tous les âges, pour toutes les situa- tions de la vie. Il répand sur toutes les ques- tions morales une clarté ou une grâce nouvelle ; il n'en est pas une, même la plus vulgaire ou la plus insignifiante, qui n'acquière avec lui de l'intérêt; et Laharpe a pu, dans une leçon très- médiocre, du reste, sur Plutarque [Cours de littérature ancienne), citer comme très-spirituel un traité dont le titre ne ferait pas pressentir cet éloge, l'écrit Sur le bavardage. Dans un autre traité sur un sujet aussi rebattu. Sur les moyens de réprimer la colère, Plutarque réussit à nous intéresser, en nous racontant les moyens qu'employaient les philosophes anciens pour se corriger de certains défauts, et que Franklin, chez les modernes, a remis en pratique. « J'ai toujours approuvé, dit-il, les engagements et les vœux de ces philosophes qui promettaient de s'abstenir de femmes et de vin pondant un an, pour honorer Dieu par la continence. J'ai encore applaudi à leurs promesses de ne point mentir pendant un certain temps.... Comparant mon âme avec celle des anciens sages, cl jugeant que. je ne leur cédais pas en amour pour Dieu, je PLUT — 1353 — L>NKU me su;s d'abord prescrit de passer quelques jours sans me mettre eu colère ; et après m'être ainsi éprouvé peu à peu moi-même, j'ai reconnu que j'avais l'ait de grands progrès dans la patience. » Amyot a été si frappé de ce passage, qu'il l'a cru ajouté par un chrétien. Enfin, dans le traité de la Vertu morale, Plutarque, avec un admi- rable bon sens, s'efforce de réhabiliter les pas- sions, contrairement à l'opinion des stoïciens qui les sacrifiaient, et de Platon lui-même qui ne les avait pas ménagées : « Le principe des passions, dit-il, ;oin de venir à l'homme du de- hors, est si naturel à son être, qu'il en fait une partie nécessaire, et qu'au lieu de chercher à le détruire, il faut le régler et le tourner vers des objets légitimes. La raison ne va donc pas, comme autrefois Lycurgue, roi de Thrace, abat- tre indifféremment ce nue les passions ontd'utile avec ce qu'elles ont de dangereux; mais, telle que ce dieu sage et intelligent qui préside à nos jardins, elle retranche ce qu'il y a de sauvage et de superflu, adoucit l'àpreté de la sève, et rend les fruits plus agréables et plus sains. Un homme qui craint de s'enivrer ne jette pas son vin, il le tempère. Ainsi, pour prévenir le trouble des passions, il ne faut pas les détruire, mais les modérer. » La Fontaine, dans la fable où il réfute les stoïciens, leur a-t-il opposé des raisons plus fortes et plus ingénieusement présentées? Les principales éditions des œuvres philoso- phiques et morales de Plutarque sont : celle des Aides, in-f", Venise, 1509 : c'est la première édition du texte grec ; celle de Henri Estienne, 13 vol. in-8, Genève, 1572; celle de Reiske. in-8, Leipzig, 1777 ; celle de Wyttenbach, 5 vol. in-8, Oxford, 1795-1810; et plus ré emment celle qui a paru dans la Bibliothèque des classiques grecs de Didot. Les principales traductions françaises sont : celle d'Amyot. G vol. in-8, Paris, 1574, réimprimée dans le même format, en 1784, avec des notes de l'abbé Brotier et plusieurs autres savants; et celle de Ricart, 17 vol. in-12, Paris, 1783; sans compter plusieurs traductions par- tielles, entre autres celle que La Porte du Theil a faite du traité de la Manière de discerner un flatteur d'un ami, et du Banquet dessept sages, in-8, Paris, 1772. — Outre les historiens de la philosophie on peut consulter Gréard, la Morale de Plutarque, 1 vol. in-8, Paris, 18(57; 2e édi- tion, in-18, Paris, 1874. A. D. PLUTARQUE n'A ruÈSEs, fils de Nestorius, mérite dans l'histoire de la philosophie plus d'attention qu'il n'en a obtenu jusqu'ici. C'est le chef et le principal fondateur de cette école néo-platonicienne d'Athènes dont Proclus fut l'interprète le plus illustre. Ce n'est cependant ni un penseur fécond, ni surtout un penseur original. De qui tenait-il sa méthode et la doc- trine qu'il enseigna à Proclus et même au maî- tre de Proclus, Syrianus? Était-ce de Priscus, d'^Edésius ou de Jamblique lui-même? A cet égard, la critique ne peut offrir que des induc- tions. Mort dans une vieillesse avancée, deux ans après l'arrivée de Proclus à Athènes, c'est- à-dire l'an 436, il doit avoir vu le jour vers l'an 356, et sa première éducation doit s'être faite à l'époque où florissaient les Priscus, les Chrysanthe, les Maxime d'Éphèse, les Eustathe, les uns dis.iples de Jamblique, les autres de son continuateur ^Edésius. Il n'est donc pas étonnant que Priscianus Lydus mette Plutarque en rap- port avec Jamblique. En effet, ce renseignement, d'ailleurs isolé et donné en termes vagues , acquiert un certain degré de probabilité et de précision par cet autre, que le père de Plutar- que, Nestorius, professait déjà pour les Oracles da Chaldéens le culte qui, depuis, a distingué cette école jusque sous les successeurs de Pro- clus (Marinus, Vita Procli, c. xxvm). Cela étant ce serait Nestorius, le contemporain de Jambli- que, non son fils Plutarque. qui serait le véri- table fondateur de cet enseignement néo-plato- nicien d'Athènes. Mais Nestorius, que ce soit le prêtre de ce nom qui présidait au sacerdoce athé- nien au temps de Vaientinien, ou un autre per- sonnage, est si peu connu qu'on ne doit pas in- sister sur ce fait. Nous ne possédons aucune autre indication sur les rapports de Plutarque et de Janiblique. Nous ne savons rien de plus précis sur ceux qu'il a entretenus avec Priscus. Eus- tathe ou iEdésius, quoique la communauté de leurs tendances, leur rencontre dans les mêmes lieux et l'activité avec laquelle ces défenseurs du polythéisme recouvert de philosophie ser- vaient leur cause ne permettent pas de mettre en doute l'intimité de leurs relations. Il est surtout inadmissible que Plutarque soit resté étranger à Priscus de Thesprotie, qui fut de la société intime de Julien, et qui professa dans Athènes au temps du fils de Nestorius. Au surplus, la doctrine de Plutarque ne laisse subsister aucun doute sur son origine philosophique. Selon Marinus, Plu- tarque prenait son point de départ dans Aristote ; il en expliquait à ses élèves quelques traités à titre d'introduction à la philosophie, surtout le livre de l'Ame. Il passait ensuite à Platon, sur- tout au Phêdon, sans doute pour arriver enfin au Timêe, qu'il expliquait tout en continuant l'étude d'Aristote. Venait la science par excel- lence, celle des oracles chaldéens, que Plutarque avait enseignée à sa fille Asclépigénie, ainsi que les grandes orgies ou les mystères orphiques, et la théurgie. Celle-ci, la jeune enthousiaste, émule des iEdésia et des Sosipatra, l'expliquait à son tour aux seuls élus d'entre les élèves de son père (Marinus. Vita Procli, c. xxvm), à la famille philosophique. En effet, depuis les rigueurs by- zantines provoquées par la réaction polythéiste de Julien, toutes ces idées étaient une tradition privée plutôt qu'un enseignement public. Mié- sius, déjà, ne souffrait plus qu'on rédigeât ses leçons, et Plutarque ne parait avoir toléré cet ancien usage qu'à l'égard de Proclus qu'il trai- tait comme un lils. Quand ce futur chef de l'école athénienne lui arriva d'Alexandrie, sortant des cours d'Olympiodore, l'école d'Athènes ressem- blait si bien à un cercle de famille, qu'il ne trouva chez Plutarque que son neveu Archiade et ce même Syrianus déjà cité, que le fils de Nestorius traitât de fils spirituel et à qui il légua les deux jeunes gens, Archiade et Proclus. Voy. sur Plutarque, Fabricius, Bibliothèque I grecque, liv. III, en. xcv; — Lambecius, de iii- I bliotheca Vindobonensi, t. VII, p. 93 et 101 sq.; — Mosheim, de Turbata per Platonic. Ecclesia, § 12, p. 762; — J. Simon, Histoire de Vécole d'Alexandrie, Paris; 1845, 2 vol. in-8;— T. Va- cherot. Histoire critique de l'école d'Alexan- drie, Paris, 1846-1851, 3 vol. in-8. J. M. PNEUMÂTOLOGIE. Presque tous les peuples, voulant exprimer le caractère impalpable de l'es- prit, l'ont, par une analogie naturelle, comparé au souffle de la respiration. Ce rapprochement dut leur paraître d'autant plus juste, que la respira- tion est le signe de la vie, et accompagne tou- jours la présence de l'âme dans le corps. Le mot qui exprime le soulfle a donc, dans plusieurs langues, signifié esprit, quoique en réalité la sub- stance spirituelle ne ressemble en rien au ii:- vement de l'air que nous respirons. C'est en particulier pour cela que le mot grec pneuma, qui veut dire souille, a été employé pour dire esprit, e*/>ril substantiel, et que les Pères grecs n'expriment pas autrement la troisième personne PNEU — 1354 — PNEU de la triniié. l'Esprit-Saint. C'est enfin ce mot pneuma qui, réuni au mot logos, a formé le composé pneumatologie, qui signifie la connais- sance ou la science des esprits. Il est impossible à la philosophie, quelque hardie qu'elle soit dans ses conceptions ontolo- giques, d'atteindre avec certitude, par l'observa- tion ou par l'induction, l'existence d'un ensem- ble d'esprits intermédiaires, anges, démons, etc., placés entre l'homme et Dieu, divisés en diverses classes selon les fonctions qu'ils ont à remplir, et capables de devenir les auxiliaires bienveillants ou les ennemis implacables de l'homme. Vraie ou fausse, la pneumatologie ne saurait être con- nue que par révélation ; elle n'appartient donc qu'aux religions, ou; si quelques philosophes n"y sont point restés étrangers, ce sont des mys- tiques, qui ont accepté les révélations comme moyens de parvenir à la connaissance des faits religieux. La philosophie proprement dite, circon- scrite dans ses moyens de connaître, ne saurait atteindre à ta démonstration d'un système de pneumatologie. Mais le fait général et traditionnel de la croyance à l'existence d'esprits intermédiaires ne peut échapper à l'examen de la philosophie. L'observation psychologique nous fait reconnaî- tre dans l'enfant et dans l'homme une disposition à supposer une cause intelligente partout où se produit une action, même lorsque celle-ci peut être rapportée à des forces aveugles, telles que paraissent être celles de la nature. Les éclats de la foudre, le bruit du vent dans les forêts, ont été souvent attribués par le vulgaire à des êtres surnaturels dont la science prophétique annon- çait par ces présages un avenir heureux ou malheureux. Les superstitions populaires ont attaché aux arbres, aux fleuves, aux astres, un guide intelligent qui en ménageait la croissance ou en dirigeait le cours; la poésie s'est sans doute emparée ensuite de ces instincts pour les revêtir de ses brillantes couleurs; mais le fait psychologique n'en reste pas moins constant, et demande à être expliqué. L'homme le moins exercé à la réflexion com- prend instinctivement qu'une loi n'a en soi ni l'intelligence ni la force de se mettre elle-même à exécution. Conception purement abstraite de l'esprit, elle ne peut ni communiquer l'être qu'elle n'a pas, ni modifier les conditions d'exis- tence d'un objet, puisqu'elle n'est que la règle d'une action, et non une action. D'un autre côté, malgré nos dispositions à l'idolâtrie, et par une contradiction qui n'est pas rare, il répugne à l'intelligence de diviser Dieu, en quelque sorte, pour l'enfermer ensuite dans une multitude d'ac- tes particuliers, d'opérations individuelles aux- quelles ne sauraient se prêter son unité et sa ■ leur. Dans celte alternative, on a recours à l'idée d'êtres intermédiaires, doués du degré d'intelligence et de pouvoir nécessaire à l'ac- complissement de ces actes particuliers. Cette induction est naturelle, et si la philosophie, par la connaissance qu'elle a des bornes de notre raison, est obligée de reconnaître qu'elle ne peut nare, ni a priori, ni par expérience, l'i tence de ces esprits intermédiaires, elle doit convenir aussi qu'elle ne peut pas davantage en démontrer la non existence. La philosophie est donc souvent restée dans le doute sur l'existence de ces esprits intermé- diaires; quelquefois elle a nié, quelquefois elle a affirmé : elle a nié toutes les fois qu'elle incli- nail avec plus ou moins de force vers le tèmes empiriques; elle a affirmé toutes les fois qu'elle s'esl montrée favorable au mysticisme; les> religions ont toujours affirmé. Il y a donc une pneumatologie religieuse et une pneuma- tologie philosophique. Nous allons indiquer suciessivement les principaux traits de lune et de l'autre. Dans la pneumatologie religieuse, le caractère universel, commun à toutes les religions, c'est l'opposition fondamentale entre 1 espril i on et l'esprit mauvais, tous deux se multipli mt en une foule d'êtres subalternes qui obéissent à leur impulsion et participent à leur essence. Dans l'Inde, dans La Perse, et en général en Orient, on paraît avoir supposé d'abord que ces deux principes étaient égaux en puissance; plus tard, en Perse du moins, on peut croire que l'unité de Dieu s'élève au-dessus de l'antago- nisme de ces deux forces contraires, et les main- tient toutes deux dans les limites de leur action réciproque. Dans le christianisme et en Occi- dent, le principe du mal a toujours été considéré comme secondaire, accidentellement devenu ce qu'il est, et subordonné au principe du bien; la pneumatologie chrétienne est donc celle qui conserve le plus à l'essence divine le caractère d'unité auquel la raison est for. ée de croire par les conditions psychologiques de l'intelligence. C'est là une différence profonde qui la distingue de l'absolu dualisme des doctrines orientales, même quand ce dualisme n'aurait jimais existé dans toute sa rigueur. Nous nous y arrêterons un instant. D'après la tradition judaïque et chré- tienne, il y a eu une époque où le mal n'existait ni à l'état d'une entité substantielle, ni à celui d'une condition abstraite, d'un rapport : c'est celle qui a précédé la chute de l'auge rebelle. Celui-ci était né bon ; il a commis le mal, et il est devenu mauvais, non d ms son essence pri- mitive et nécessaire, mais dans sa volonté cri- minelle. 11 n'y a donc point, à proprement par- ler, dans le christianisme, un principe du mal ; mais il y a un être accidentellement méchant, qui pousse les hommes à imiter ses prévarica- tions. Entre cette doctrine et le dualisme orien- tal il y a une différence visible, et sur laquelle nous n'insisterons pas. Nous conviendrons néan- moins que l'histoire de la chute des anges re- belles se trouve dans les traditions de l'Orient ; mais nous ajouterons que le dualisme du bien et du mal s'y trouve aussi, sorti sans doute d'une autre origine, et avec le caractère plus prononcé d'une existence absolue. La pneumatologie religieuse consiste, du reste, dans la connaissance des divers systèmes d'êtres spirituels réels, intermédiaires entre Dieu et l'homme. Nous n'exposerons pas ces divers sys- tèmes, dont la place est aux traités spéciaux sur les diverses religions de l'Inde, de la Perse, de l'Egypte, de la Grèce, que le lecteur pourra consulter. Nous n'avions à présenter ici qu'une définition, en quelque sorte, et une appréciation générale de la pneumatologie religieuse. La pneumatologie philosophique est moins étendue, elle est cependant réelle. La philoso- phie antérieure à Socrate, plus voisine du ber- ceau des sociétés humaines, s'identifie; sous plus d'un rapport, avec les croyances religieuses. Il y a évidemment quelque chose de sacerdotal dans Orphée et ses successeurs ; aussi partici- pent-ils pour la plupart à la croyance aux es- prits. Thaïes peuple l'univers de lares invisibles; 'le admet que l'esprit n'existe pas seu- lement dans l'homme, mais partout ailleurs. Démocrite répand dans l'air cerl lins êtres sem- blables à nous, qui causent nos rêves et sont pour nous les sources de la divination. Quoique doué d'une raison plus froide, et appartenant à une époque moins mystique, Socrate se complut à ces communications mystérieuses avec uu PNEU — 1355 — POIR monde supérieur et presque divin. Il n'est per- sonne qui ne connaisse le démon familier qui le dirigea plus d'une fois dans le cours de sa vie, et principalement à l'époque de sa mort. Platon ne fit pas défaut à cette partie de la doc- trine de son maître, et la foi aux esprits ne perdit quelque chose de son importance que devant l'an ilyse plus sévère d'Aristote. Dans la décadence même de la philosophie grecque, on retrouve des traces irrécusables de la foi aux esprits. Zenon croyait qu'il existait des lares invisibles, unis aux hommes par une communauté de sentiments, et spectateurs des choses humaines; il disait aussi que les âmes des gens de bien devenaient des héros (Diogène Laërce, Vie de Zenon). Épicure ne niait ni les dieux ni les génies intermédiaires; mais, comme Lucrèce après lui, il en expliquait l'existence par les lois imaginaires de la mauvaise physi- que. De quelque manière qu'on explique les res- semblantes qui existent entre la doctrine néo- platonicienne d'Alexandrie et les traditions ca- balistiques des juifs (voy. la Kabbale, par M. Ad. Franck, 3e partie, ch. n), la pneumatologie joue un très-grand rôle dans le système que l'iotin et ses disciples tentèrent d'opposer au christianisme naissant (voy. Vacherot, Histoire critique de l'école d'Alexandrie, t. II, et Berger, Thèses sur Proclus), comme elle occupe une très-grande place dans les doctrines des héré- siarques des premiers siècles. La pneumatologie du moyen âge est toute chrétienne ; elle se fonde en grande partie sur les livres des noms divins et de la hiérarchie céleste du pseudo Denis l'Aréopagite. Si la phi- losophie s'en occupe quelquefois, toujours étroite alliée de la théologie, elle la suit pas à pas, et s'arrête devant l'autorité religieuse. Une seule science, qui n'a pas manqué d'adeptes à cette époque, la philosophie hermétique, ou l'alchi- mie, paraît contenir un système de pneumato- logie qu'il n'est pas facile de connaître dans tous ses détails. Du reste, la croyance aux reve- nants, aux esprits, aux démons, aux apparitions de tout genre est universelle alors et constitue cette pneumatologie vulgaire qui se reproduit dans les superstitions de tous les peuples. La réhabilitation de Platon, à l'époque de la Renaissance, malgré la part d'épicurisme qui s'infiltrait dans les doctrines d'alors, disposa de nouveau les esprits à l'amour de ces commu- nications mystiques avec un monde invisible. L'exaltation des religionnaires les poussa à leur tour dans cette voie : le protestant Jacob Boehm, era poslhuma, Amster- dam, 1721, in-4. C. Bs. POLÉMON, philosophe grec de l'ancienne Aca- démie, né, selon Diogène Laërce, à Oete, bourg de PAttique, et mort à Athènes, vers l'an 272 avant i'ère chrétienne. On le cite comme une preuve du pouvoir que la philosophie peut exer- cer sur la moralité des hommes. Jeune et maître d'une grande fortune, il menait la vie la plus dissipée, lorsqu'il arriva un jour, au sortir d'une orgie, la tète encore couronnée de fleurs, dans l'enceinte où Xénocrate enseignait à ses disci- ples les sévères maximes de la morale de Platon. Le philosophe ne fut point déconcerté par cette brusque apparition, et, continuant le discours qu'il avait commencé, il peignit si bien l'abru- tissement où nous jette l'intempérance, que Po- lémon, pour la première fois, rougit de s A partir de ce moment, il s'attacha à Xénocrate, dont il devint, non-seulement le disciple, mais l'ami, et plus tard le successeur. Polémon avait laissé plusieurs écrits, si nous en croyons Dio- gène Laërce (liv. IV, § 16-20), mais qui ont tous péri, et dont les titres même ne sont pas arri- vés jusqu'à nous. Tout ce que nous savons de l'enseignement de ce philosophe, c'est qu'il cherchait en toutes choses à ressembler a son maître: comme, lui. mettant la pratique au-des- sus de la théorie, il taisait surtout consister la philosophie dans la morale, et attachait peu lance à la dialectique, qui joue un si grand rôle dans le système de Platon. C'était ouvrir la voie à l'école stoïcieano; et, en effet, il passe pour avoir été un des maîtres du fou- le cette école, et on lui attribue celte POLI — 135 ►OLI maxime si unanimement professée par [es sages du Portique, que notre vie doit être conforme à la nature: Honcsle vivere fruentem rébus hii quas primas komini natv/ra conciliai (Cicéron, i/c Finibus, lib. IV, c. vi). Il regardait aussi le bonheur comme une conséquence nécessaire de la vertu (Clément d'Alexandrie, Slromatcs, Iiv. II). POLIGNAC (le cardinal de), célèbre par son habileté en diplomatie et par son poëme de V Anti-Lucrèce, était un cartésien. Né en 1 661, il avait fait sa philosophie au collège d'Harcourt. Ce sont les objections mêmes de son professeur péripatéticien qui lui firent connaître et goûter Descaries. Quand le temps fut venu de choisir et . et prÔS < que « la vie animale serait Inintelligible sans les attributs supérieurs que la sociologie seule peut apprécier ». S'il faut en croire ces déclarations, les sciences inférieures ne sont donc pas dé simples préliminaires de cette science suprême; c'est en elle qu'elles trouvent une explication, c'est par elle qu'elles deviennent intelligibles, et, par suite, c'est à elle, et non aux mathémati- ques, qu'appartient « l'universelle domination ». M. Ravaisson a signalé avec sagacité cette évo- lution d'une pensée devenue presque à son insu infidèle à son système. 11 ne faudrait pourtant pas en conclure que Comte ait fini par admettre des causes finales; il ne voit dans l'humanité et dans son histoire, qui seule peut la révéler, que des phénomènes en relation avec d'autres phénomènes ; seulement il est un peu chancelant, sur la nature de ces relations. Ses disciples le lui ont reproché. On se demande quelle est la place de la philoso- phie dans cette organisation des sciences. S'agit- il de celte philosophie surannée qui s'acharne à « des doctrines métaphysiques perdues dans les nuages de la subjectivité »? le positivisme a pour but de l'exclure et de la remplacer ; il l'ef- face du nombre des sciences ; mais il y substitue une autre philosophie, selon lui la vraie, qui sans avoir sa place en dehors des sciences, c'est-à-dire en dehors de la réalité, ne se con- fond pourtant pas tout à fait avec elles. Cette philosophie est très-claire en tant qu'elle nie la recherche de l'invisible , celle des causes efficientes et des causes finales : elle est moins précise dans ses affirmations. Stuart Mill et M. Littré la comprennent différemment. Sui- vant le philosophe anglais, la philosophie d'une science diffère de la science elle-même, comme l'emploi raisonné de l'intelligence diffère de la réflexion qu'on peut faire sur les procédés qu'elle a suivis. La philosophie d'une science, dit-il à peu près, c'est cette science considérée non dans ses résultats ni dans les vérités qu'elle établit, mais dans les moyens dont elle se sert pour les découvrir, dans les signes auxquels on peut les reconnaître, dans leur disposition mé- thodique et claire. La philosophie générale est la coordination de toutes ces idées ; elle est la lo- gique de la science, l'étude des conditions de la connaissance. M. Littré l'entend tout autrement, et s'élève contre une interprétation qui ramène- rait dans la science la méthode subjective, et ferait une part prépondérante à la psychologie. La philosophie, d'après lui, est une conception du monde et non de l'homme, et ne se confond pas avec la logique. La logique est formelle, la philosophie est réelle; l'une est une manière d'être de l'entendement, l'autre une vue des choses: on arrive à celle-là par la psychologie, à celle-ci par la nature. Chaque science devient une philosophie quand elle coordonne les faits généraux ou les vérités fondamentales qui lui appartiennent : elle a pour matière des faits du même genre arrangés, subordonnés, généralisés. De toutes ces philosophies partielles se forme une philosophie totale qui résume les lois des lois, les rapports des rapports, les relations à leur état le plus général. Le plus haut degré de généralisation de l'expérience, voilà son but; elle n'a pas d'objet propre. Comte l'a constituée POSI 1375 POSI « en étendant scientifiquement le point de vue positiviste à tous les objets de la connaissance humaine ». En d'autres termes, le contenu de la philosophie est exactement le même que celui des sciences, et elle emploie la même méthode. Comme il n'est guère possible d'achever une science sans en coordonner les vérités, ni de réfléchir sur l'ensemble des sciences sans en comparer les résultats, la philosophie se confond avec les sciences; elle n'a rien de propre, ni son objet, ni ses procédés, ni ses conclusions. Elle provient de deux opérations : déterminer les faits généraux de chacune des sciences fondamenta- les; grouper ces faits et les réduire en système. Bref, « recueillir les faits supérieurs de tout le savoir humain, les coordonner suivant une mé- thode naturelle, en tirer une conception réelle du monde, constituer une notion assez positive pour être en plein accord avec les éléments scientifiques, et assez générale pour en assigner la place et la valeur dans l'ensemble, telle est la philosophie positive. » Elle est « le lien général du savoir ». Cette définition, qui nous paraît à nous une des formules déjà vieilles de l'empi- risme, une négation renouvelée de toute réalité inaccessible aux sens, M. Littré la regarde comme l'œuvre capitale de son maître. Il est à remarquer que les positivistes ne s'entendent pas dans leur admiration ; ils placent tous leur patron au rang des plus grands génies, « au- dessus de Descartes et de Leibniz. » Mais les uns désignent comme sa plus grande découverte la loi des trois états ; les autres la classification des sciences, ceux-ci la constitution de la « so- ciologie » et d'autres encore la conception de la philosophie. C'est ce dernier titre qui paraît le plus éclatant à M. Littré et lui arrache cet hommage enthousiaste : « Pour la première fois, il a été prouvé que le savoir forme un tout qui a sod lien non pas dans un système quelcon- que conçu par l'intelligence, mais dans la nature des choses, dans l'évolution de l'histoire, dans l'enchaînement didactique. De quelque côté que le philosophe positiviste porte les regards, les grandes connexions lui apparaissent ; le souffle d'une généralité féconde l'inspire; et le charme lui vient de là même d'où lui vient la puis- sance. » La philosophie positive se compose donc de six sciences, suivant Comte ; de sept, suivant M. Lit- tré. L'on n'y trouve pas la place de la psycho- logie. Comte l'a proscrite, ou, ce qui revient au même, confondue avec la physiologie, ou plutôt avec la phrénologie. L'observation par la con- science est, suivant lui, un procédé stérile où l'homme, à supposer qu'il puisse observer quel- que chose, n'observe que des faits personnels, sujets à varier : il y faut substituer l'observation extérieure, celle des organes et des produits des fonctions cérébrales tels qu'ils se manifestent dans l'histoire. Comment pourrions-nous nous « observer observant ou raisonnant »? L'atten- tion que nous donnerions à cette opération en annihilerait l'objet en suspendant le procédé même qu'on voudrait étudier. C'est donc par le dehors qu'il faut aborder l'étude de la nature humaine. « Les fonctions morales et intellectuel- les » sont des propriétés cérébrales attachées à des parties diverses de l'encéphale. Gall a jeté les rendements de cette partie de la physiologie : Comte, en essayant la répartition des facultés entre divers organes, se flatte de l'avoir élevée à l'état positif, et il expose comme dernier mot de la science une classification des « dix-huit fa- cultés élémentaires » de l'esprit, qui dévoile une fois de plus le vice capital de son éduca- tion : l'ignorance ùe la philosophie. Stuart Mi 11 a refusé de le suivre jusque-là, et proteste con- tre cette condamnation de la psychologie; M. Littré la maintient tout en l'expliquant. La psychologie,danssonopinion,n'estpas le pointde départ de la philosophie : elle dépend do toutes les sciences qui la précèdent, et qui se constituent parfaitement sans elle. « Il est certain que la connaissance des lois de l'intelligence n'est pos- sible qu'après et par la connaissance de toutes sortes de lois inférieures. » Elle se rattache à toute la série des connaissances, et la pensée elle-même est dépendante de la fi-ure et du nombre. La substance nerveuse, qui "est l'organe de toute intelligence, n'est-elle pas constituée par des éléments matériels qui ne se séparent pas de leurs conditions? Le travail intellectuel a cour équivalent un travail chimique, lequel équivaut à une certaine quantité de chaleur, la- quelle à son tour équivaut à une certaine quan- tité de mouvement. Ainsi il n'y a pas d'hiatus : la psychologie est comprise dans la biologie, et « la constitution matérielle de la substance ner- veuse est le point de jonction entre l'esprit hu- main et les lois ou faits généraux ». C'est la vraie doctrine positiviste, et si Stuart Mill s'en éloigne, c'est qu'il appartient à « un autre mode de philosopher-». Il a passé du côté des méta- physiciens en soutenant qu'on doit commencer par s'observer soi-même, avant de comprendre les signes qui nous révèlent chez nos semblables l'existence des facultés dont nous sommes pourvus ; que cette observation est possible , et s'étend même à plusieurs faits à la fois ; qu'on ne peut établir autrement la correspon- dance entre l'activité mentale et les fonctions organiques ; et surtout en définissant la philoso- phie : « la connaissance scientifique de l'homme en tant qu'être intellectuel, moral et social. » Il n'y a pas de science du subjectif : « subjectif ne peut signifier que la faculté d'élaboration dépar- tie aux cellules nerveuses. » La psychologie n'est donc que la physiologie cérébrale , et l'é- tude des phénomènes « psychiques » est limitée aux fonctions, aux facultés, aux pouvoirs de l'or- gane psychique; seulement les produits de ces facultés donnent lieu à d'autres études, parce qu'ils prennent dans l'histoire une sorte d'exis- tence progressive. Ainsi, après avoir étudié les facultés esthétiques, morales, intellectuelles, comme fonctions du cerveau, il faudra en consi- dérer les résultats extérieurs sur la scène de l'histoire, et ainsi se constitueront l'esthétique, la morale, l'idéologie, que M. Littré extrait « du bloc de la sociologie », et qu'il établit à titre de septième science dans « la hiérarchie grandiose qui est l'âme de la philosophie positive ». Il re- connaît toutefois que « toute philosophie positive sera matérialiste à cet égard » ; ce qui dispense de critiquer des idées dont la critique se trouve à chaque page de ce dictionnaire. Il reste donc dans le positivisme peu de chose des « sciences philosophiques » dont le nom est inscrit en tête de ce recueil. Ce qui y ressemble le plus, il faut le chercher dans la « sociologie », constituée de toutes pièces par A. Comte, si l'on en croit M. Littré: à peine ébauchée, « et com- plètement manquee » par lui, suivant M. Stuart Mill. Mais beaucoup de ses disciples refusent leur assentiment à une bonne partie de ses travaux politiques, qu'ils rattachent à « la pé- riode pathologique » de sa vie. Il ne conviendrait pas d'y insister pour décrier une doctrine qui a droit à une sérieuse exposition. Il suffira d'in- diquer quelles sont les critiques que Comte a di- rigées contre les « sciences sociales » et les re- mèdes qu'il propose pour en corriger les défauts. Ces sciences ont passé comme les autres par POSI — 1376 — POSI lesencurs inhérentes à la théologie et à la mé- taphysique. D'abord; les règles de la conduite et la destinée des sociétés semblent dépendre d'or- donnances divines; plus tard, on les rattache à une prétendue loi morale. Le premier régime est celui du droit divin; le second celui des droits naturels; en passant du premier au second, on substitue aux commandements de Dieu « la loi imaginaire de l'être imaginaire nature » , encore souveraine dans la morale qui érige en règle une simple création de l'esprit. On a peu à peu usurpé la licence de penser à son gré en ces matières, et on a revendiqué la liberté de conscience : mais « il n'y a pas de liberté de conscience en astronomie, en physique, en chimie, en physiologie ; s'il en est autrement en morale et en politique, c'est parte qu'il n'y a pas de principes établis. Quand il y en aura, ce qui ne peut larder avec l'avéne- ment du positivisme, l'opinion commune ne de- vra plus être consultée : un certain nombre d'hommes préparés à cette mission « fabrique- ront » les idées pour le reste de la société. On n'aura pas plus le droit de révoquer leurs ar- rêts que celui de réfuter Newton. Les volontés individuelles ne sont pas aussi respectables qu'on le dit : il doit y avoir dans chaque nation un pouvoir directeur et des citoyens dirigés, et cha- cun doit rester à la place qui lui est marquée par ses aptitudes. La souveraineté du peuple est le dogme le plus funeste à la civilisation ; « c'est une sorte de transfert au peuple du droit divin tant reproché aux rois. » A ces causes de dépé- rissement qui menacent l'avenir de l'humanité, il faut ajouter l'apparition d'une prétendue science, l'économie politique, simple rameau de la vieille métaphysique, qui n'a rien de positif, rien de scientifique, et qui doit disparaître. Stuart Mill, il est superflu de le remarquer, proteste contre cet arrêt, et pas un positiviste ne s'y est soumis. Pour édifier une morale et une politique posi- tives, il faut employer la seule méthode qui con- vienne à l'étude des faits : l'interrogation et l'interprétation de l'expérience. Les lois de la société ne peuvent se déduire des lois de la na- ture humaine : celles-ci, au contraire, ne sont connues que par celles-là. L'histoire n'est pas seulement propre à vérifier les résultats de l'ob- servation , elle contient dans ses annales les seuls faits à observer. Tous les phénomènes de la vie individuelle sont déterminés non-seule- ment par les tendances de la nature humaine, mais par l'influence accumulée des générations passées sur la génération actuelle. Les êtres hu- mains sont faits par la société bien plus qu'elle n'est constituée par eux. L'histoire est donc la seule source où l'on doive puiser. Si elle sug- gère une théorie sociologique contraire aux lois de la biologie, c'est qu'on Ta mal interrogée ; car la vie sociale dépend de la vie organique. Or l'histoire, comme la biologie, renferme deux éléments : l'un est stable, à peu près comme la vie végétative, et l'autre en mouvement comme la vie intellectuelle ; la sociologie a donc une pailie statique et une partie dynamique. 11 n'y a presque rien à dire de la pn : l'élément permanent et directeur de la société sera natu- rellement constitué par un cor| s de savants po- sitivistes, unanimes dans leurs voyances, et tonnant un pouvoir spirituel qui imposera ses opinions. Stuart Mil! veut bien avouer que « cette tentative est peu satisfaisante ». La dynamique sociale a pour objet de déter- miner les lois de l'évolution de la société. Elle suppose comme acquises ces deux vérités : il y a une évolution naturelle; cette évolution est un progrès. « Ce progrès social consiste dans l'accroissement de nos attributs humains com- parativement à nos attributs animaux et pure- ment organiques; » il a pour marque le triom- phe de l'homme sur Ja béte. C'est ce mouveim int qu'on appelle civilisation, et l'obligation de le seconder est la grande règle morale. Les devoirs individuels dérivent ainsi des devoirs sociaux. Hais l'homme a diverses facultés toutes éminen- tes, toutes supérieures à celles de la bête ; il a des pouvoirs moraux, intellectuels, esthétiques. Auquel faut-il donner la prépondérance dans le développement? A l'intelligence, non parce qu'elle est la plus forte, mais parce qu'elle dirige les autres. C'est elle qui fortitie les instincts, c'est elle qui réunit en un même courant les passions, divergentes quand elles sont aveugles. Le mot de Bacon est vrai : les idées dirigent le monde. Plus tard, A. Comte, en proie aux accès d'un mysticisme maladif, dépossédera l'intelligence de sa suprématie pour la décerner à la sensibi- lité : il décrétera que c'est au cœur de comman- der, à l'intelligence de servir. Mais il est alors oc:upé à démentir presque tous les principes de sa première doctrine : et c'est au même moment qu'il essaye « de subordonner la science de la quantité aux fins morales et sociales de l'huma- nité ». C'est sans doute en arrêtant ses méditations sur l'histoire qu'il conçut ce vif amour de l'hu- manité, qui lui inspira quelques grandes idées perdues au milieu de conceptions bizarres. C'est de là qu'il tire toute sa morale : au principe de l'égoïsme, il substitue celui de l'intérêt général de la race humaine : rien de plus respectable pour lui que ce grand être collectif « qui remonte dans les profondeurs inconnues du passé, em- brasse le présent avec ses diversités et descend dans l'avenir infini et insondable. » Avant d'en faire un Dieu, il en avait l'ait le sujet même de la loi morale. Nous avons en nous une hieneil- lance naturelle et un instinct de sociabilité qui nous rapproche des autres hommes; et d'autre part, des penchants égoïstes qui par nature semblent l'emporter sur les autres. L'éducation de l'esprit doit tendre à faire prédominer les pre- miers, qui constituent, en face de l'égoïsme, une inclination qu'il est d'usage dans l'école d'appe- ler « altruisme ». Sans doute cette sorte d'édu- cation doit être avant tout de l'hygiène ; car les instincts grandissent ou diminuent avec les or- ganes auxquels ils sont attachés. 11 faut donc « atrophier » l'organe des penchants personnels, afin de les mortifier ; il faut développer l'organe de l'altruisme pour substituer à tous les autres ce seul sentiment. Car il est le pivot de la vie morale. Cette belle maxime : « faire aux autres ce que nous voudrions qui nous fût fait, » est encore entachée d'égoïsme; il faut en éliminer jusqu'à la moindre pensée du moi. Vivre pour autrui, voilà la devise. Étouffer en nous la tota- lité dé nos désirs personnels, voilà le devoir : « amem te plus quam me, nec me nisi propter te. » Ainsi sont proscrits même les plaisirs innocents, s'ils ne sont pas utiles à la société; ou du moins la faiblesse qui nous y attire doit être regrettée comme « une infirmité inévitable ». En dehors du devoir, il n'y a que le péché : aussi l'homme n'a-t-il qu'un seul droit, « celui de faire son de- voir».On a dit de cette morale qu'elle était cal- viniste, on pourrait l'appeler aussi bien stoï- cienne. Elle a même du stoïcisme son penchant à l'unité systématique, qui lui est reprochée par Mi 11 comme un défaut d'origine française, et elle tend à l'unité de pratique, à l'accord de tous les actes ramenés à une seule intention. Systématiser son existence, ne vouloir qu'une seule chose, ne concevoir qu'un seul motif. POSI — 1377 — l»OS[ voilà la perfection. C'est peut-être la première fois que l'empirisme, poussé à outrance dans la théorie, n'a pas pour conséquence l'égoïsme en morale. Cette heureuse inconséquence qui range Comte parmi les moralistes du sentiment est due à une vue peut-être inconsciente de la nature humaine, et à ce sentiment très -vif qu'il y a en elle des penchants de dignité iné- gale, qu'il ne faut pas tous développer, ni satis- faire. On conçoit qu'animé de ce grand amour pour le genre humain, Comte se soit laissé aller jus- qu'il en diviniser l'objet, et à en faire une reli- gion. 11 serait injuste de mettre au compte du positivisme « les spéculations sentimentales » qu'il a répudiées par la voix de ses représen- tants les plus autorisés ; mais on ne peut cepen- dant les passer sous silence. puisqu'elles ont en- core leurs adeptes. Il y a d'ailleurs un intérêt historique à montrer l'ennemi déclaré de toute conception théologique, s'érigeant, pour donner satisfaction à un sentiment qu'il trouve en son cœur et dans celui de tous les hommes, en grand prêtre du culte de l'humanité. La race humaine envisagée dans son ensemble, avec son passé et son avenir, voilà le grand être qu'il faut ado- rer, supérieui à Dieu par cela même qu'il profite de notre amour et qu'il a besoin de nos services; plus digne d'être aimé parce qu'il ne peut ré- compenser ses fidèles ni les induire aux calculs de l'amour mercenaire. Les femmes, « ce sexe aimant », symboliseront surtout l'humanité, et la mère, la femme, la fille la représenteront dans les trois divisions du temps. Le culte qu'on leur doit, à moins d'indignité, se célébrera par quatre-vingt-quatre fêtes annuelles, et se dis- tribuera en neuf sacrements. Il comporte des pratiques de tout genre, des signes extérieurs comme celui qui consiste « à toucher successi- vement les principaux organes que la théorie cérébrale assigne à ses trois éléments » et qui remplace le signe de la croix. 11 est dirigé par un clergé, composé de « la classe spéculative », chargée en même temps de l'éducation, de l'exer- cice de la médecine, et laissant le pouvoir tem- porel aux chefs d'industrie. Le grand pontife, juge infaillible, est le fondateur de la doctrine, et après une première période de sept ans, on devra remettre entre ses mains la direction de l'enseignement. Cinq ans après, le chef du pou- voir exécutif abdiquera au profit de trois prolé- taires positivistes. Ils auront pour mission de faire la guerre à l'intelligence, qui s'est mise en insurrection contre le cœur ; de faire brûler tous les livres, à l'exception d'une centaine d'ou- vr.iges, de partager la France en dix-sept répu- bliques, et enfin de préparer l'avènement défi- nitif du positivisme, qui est fixé à trente-trois ans à partir du moment où le philosophe, de- venu prophète, propose ses mesures. Rien ne manque à ce délire mystique : la terre est trans- formée en grand fétiche, l'espace devient ie destin ou la fatalité, les nombres ont des vertus mystérieuses. Après avoir fermé au nom de la science la sphère « de' l'incognoscible », Comte la renvoie aux aberrations de la superstition; la philosophie supprimée fait place aux puérilités de l'imagination, et la religion à l'idolâtrie. Sans doute, beaucoup de positivistes sont dis- posés à regretter ces spéculations et à déplorer, comme ledit Stuart Mill," cette triste décadence d'un grand esprit, ses pensées extravagantes et sa colossale confiance en lui-même ». Pourtant il en est parmi les meilleurs qui l'ont suivi jus- que dans ses excès; plusieurs de ses idées, qu'on pouvait croire à jamais oubliées, ont re- paru au grand jour dans une insurrection mé- DICT. PHILOS. morable, qui voulait inaugurer une pontique positive; et l'homme respectable qui prête parmi nous à la doctrine l'appui de sa science et de son caractère, a versé des larmes, dit-on, en se souvenant qu'il avait contribué a les propager. Le positivisme, tel que Comte l'avait conçu, est donc une doctrine complète ; snns doute, il n'a pas de métaphysique, ou du moins il se vante de n'en pas avoir, quoiqu'il se prononce parfois trop résolument sur « l'immensité fermée ». Mais il a sa psychologie, sa logique, sa morale, sa politique et sa philosophie de l'histoire. Sa psychologie est plus ou moins franchement ma- térialiste, et les écrivains qui l'entendent autre- ment ne sont pas avoués pour « des philosophes du mode positif». Sa logique est celle du pur empirisme, telle que Hobbes l'écrirait aujour- d'hui; sa morale n'est qu'une généralisation de l'histoire, sa politique l'absolutisme, et sa philo- sophie de l'histoire une interprétation aventu- reuse des faits. Mais de cet ensemble d'idées qui remplissent tant de volumes, beaucoup semblent avoir déjà disparu, et les disciples ont fait parmi elles un triage qui n'en laisse subsister que le plus petit nombre. Il devient même difficile de trouver le trait saillant auquel un positiviste puisse se reconnaître. A part M. Robinet, qui est, suivant Stuart Mil!, « un disciple selon le cœur de M. Comte, un homme qu'aucune difficulté n'arrête et qu'aucune absurdité n'effraye, » cha- cun des hommes éminents qui acceptent ce titre demande à faire des réserves. M. Littré le reven- dique; mais il ne reconnaît plus pour siennes que les doctrines du « Cours de philosophie po- sitive », et encore yrelève-t-il plus d'une erreur notable et y fait-il d'heureuses corrections. M. Taine est « à côté du positivisme », mais il ne semble pas devoir s'en rapprocher davantage; M. Robin lui prête l'autorité de sa science, mais cette science est loin de confirmer les théories physiologiques de Comte ; elle y ressemble seu- lement parce qu'elle ramène toute l'activité intellectuelle et morale à des propriétés du sys- tème nerveux; mais Cabanis et Broussais en ont donné l'exemple. Le positivisme, il est vrai, a passé en Angleterre, où M. Lewes l'a introduit. Mais les psychologues anglais, tous déterminés à pratiquer l'observation par la conscience, et à réserver « la queslion de l'incognoscible» ou celle de l'absolu, sont les descendants de Hume et de James Mill plutôt que les imitateurs de Comte. Parmi les savants, M. Huxley a combattu la fameuse triade historique, et la classifica- tion des sciences. Parmi les philosophes, M. Spen- cer approuve beaucoup moins qu'il ne critique l'ensemble des doctrines positivistes. M. Stuart Mill, que l'école vaudrait adopter peur son lo- gicien, ne mérite guère ce titre que par son goût pour les sciences d'observation et pour l'a- nalyse, et par sa répugnance pour la métaphysi- que. Il n'en a pas moins ruiné, par une discus- sion sérieuse, les assertions les plus essentielles du système, que M. Littré a essayé de défendre contre lui. Bref, si l'on retranche au « comtisme » ce que chacun de ses adhérents se refuse à ad- mettre, il ne restera plus guère qu'un certain nombre de propositions communes à toutes les philosophies empiriques, et l'on devra dire avec un écrivain positiviste : « La véritable originalité de la philosophie positiviste est dans la méthode beaucoup plus que dans la doctrine. » Encore cette méthode n'est pas originale en elle-même. Ce qui est à peu près nouveau, c'est son exten- sion à tous les problèmes, et la négation de ceux qu'elle ne peut résoudre. Voy. dans ce dictionnaire, les articles Comte. Stuart Mill. Consultez Ravaisson, Rapport sur 87 POST — 1378 — POST ia philosophie en France au dix-neuvième siècle, Paris, 18 8. Stuart Mill, Auguste Comte et le Po- sitivisme, traduction de M. Clemenceau, Paris, 1867, e1 les ouvrages de M. Littré. E. C. POSSIBLE. Le possible peut être défini avec Leibniz : ce dont l'existence n'implique pas contradiction, et peut ainsi être considéré comme le plus bas degré de la probabilité. Lorsque l'idée de la possibilité s'unit à l'affirmation ou à la négation dans une proposition, elle modifie la valeur de celle-ci. C'est pourquoi les logiciens ont le plus souvent appelé le possible un mode, et modules les propositions dans lesquelles inter- viennent les idées du possible, du nécessaire, etc. L'idée du possible est le principe de l'hypothèse. On peut raisonner rigoureusement et utilement sur le possible, mais à la condition de conserver aux conclusions le caractère hypothétique du point de départ et de ne jamais confondre le possible avec le réel. Voy. Leibniz, Meditationes de cognilione, ve- ritate et idœis. et les Essais de Thcodicée; — Aristote, Analytiques; — Logique de Port- Royal, 2e partie; — Kant, Critique de la Raison pure, Analytique transcendanlale. POSTEL (Guillaume), né le 25 mars 1510, à Barenton ou à Dolerie, dans le diocèse d'A- vranches, fut un des hommes les plus savants du xvie siècle. Orphelin de bonne heure, ni la maladie ni la misère ne l'empêchèrent de satis- faire son goût pour l'étude. Les langues de l'O- rient fixèrent surtout son attention, et, dans un voyage en Asie Mineure et en Syrie, il fortifia et développa la connaissance qu'il en avait pui- sée dans les livres. Nommé par François Ier, en 1539, professeur de mathématiques et de langues orientales au Collège de France, il eût pu passer sa vie dans le repos et la culture des lettres, si l'ardeur de son imagination ne l'eût entraîné ailleurs. Tour à tour jésuite et renvoyé de l'or- dre par saint Ignace, à cause de ses rêveries, emprisonné, échappé à sa captivité, réfugié à Venise, accusé d'hérésie devant l'inquisition de cette ville, déclaré innocent, mais fou, par ce tribunal, il visita de nouveau Constantinople, pénétra jusqu'à Jérusalem, et revint apportant de son voyage de nombreux et précieux ma- nuscrits. Malheureusement prur lui, ses rêve- ries, qu'il n'abandonnait pas, créèrent une com- plication de circonstances qui le condamnèrent de nouveau à la vie errante qu'il avait déjà menée. Rentré à Paris en 1562, il y rétracta les erreurs qu'on avait cru pouvoir lui reprocher, et se retira dans le monastère de Saint-Martin- des-Champs, où il composa encore quelques ou- vrages. Il y mourut le 6 septembre 1581, après avoir, depuis sa retraite, édifié les religieux par sa pieté sincère et sa vie studieuse. Les ouvrages de Postcl sont nombreux ; ils se rapportent à des sujets de linguistique, d'his- toire, de théologie, de droit même. Une partie sont consacrés aux rêveries qui firent tous les malheurs de sa vie. Un seul peut être classé parmi les ouvrages de philosophie proprement dite : c'est celui qui a pour litre De orbis lerrœ concordia libri quatuor. L'analyse rapide que nous allons en donner fera suffisamment con- naître quels furent les principes philosophiques de ce savant homme; le reste de ses rêves mys- tiques ne mérite point de nous arrêter. Le premier de ces quatre livres est consacré à présenter telles que les concevait l'auteur, les preuves du christianisme, I à la rai- i a I i ] . 1 1 1 1 1 > . , ] , 1 1 i t ■ . Il étulilil d'abord l'unité du m le en la fondanl sur celle de Dieu, qui seul i le lien de ses parties con- traires. Les pri a ■ qu'il apporte ensuite de l'existence de Dieu pouvaienl < de la Renaissance, le fruit, nouveau pour les con- temporains, d'une érudition étendue et intelli- gente ; elles sont aujourd'hui devenues vulgaire. Elles sont fondées sur l'impuissance où est la matière de s'être créée elle-même, sur la néces- sité d'un premier moteur, sur l'intelligence qui éclate dans ses œuvres, sur le consentement général des peuples, etc. Il ajoute à ces consi- dérations quelques mots sur ce qu'il appelle les substances séparées, Dieu, les anges et les dé- mons, et complète ses preuves de l'existence d'une cause première pir des arguments em- pruntés à la physique imaginaire de son temps et à une science des nombres plus imaginaire encore. Dieu y est considéré comme un sixième corps, enfermant les cinq corps élémentaires dont il forme l'unité; c'est encore là l'idée de lien que Postel a développée précédemment. Il passe ensuite à l'exposition des attributs de Dieu, et la fait procéder de cette énonciation juste et opportune, que toute l'essence divine est actuelle. Il témoigne la crainte qu'on ne lui reproche de ne parler de ces attributs que comme on parlerait des qualités, des vertus d'un homme, et il s'excuse en disant que, s'il s'ex- prime dans un langage qui ne reproduit pas la véritable nature de Dieu, c'est qu'il n'en a pas d'autre, et qu'il est forcé de se servir de la lan- gue humaine. Après cette exposition des attributs de Dieu, le développement de la doctrine chrétienne l'a- menait naturellement à la démonstration du dogme de la Trinité. Il n'en apporte pas moins de quinze espèces de preuves, les unes emprun- tées à la philosophie, les autres tirées des cho- ses créées, d'autres, encore, puisées dans les livres de Moïse, dans le Talmud, dans la Kab- bale. La quinzième, enfin, est formée par une induction en vertu de laquelle l'auteur, rappro- chant quelques textes de î'Alcoran, convainc Ma- homet de contradiction, et fait sortir la Trinité de son dogme unitaire. Au terme de ses démons- trations, il s'adresse aux mahométans avec les expressions les plus affectueuses. « Vous êtes, leur dit-il, une partie de nous-mêmes, qui s'est séparée de nous, qui a péri ; » il les appelle à la foi à la Trinité en résumant tout ce qu'il a dit précédemment. Jusque-là il regarde les philosophes comme partageant son avis sur l'existence de Dieu ; mais, dans ce qui va suivre, il en aura, dit-il, un grand nombre pour adversaires. Il s'agit, en effet, de savoir si le monde est éternel ou créé, s'il a commencé, s'il doit finir. Or, il n'y a pas sur ce point moins de cinq opinions distinctes : la première admet que le monde n'a point eu de commencement et n'aura jamais de fin; la se- conde reconnaît qu'il a commencé, mais non qu'il doive finir; la troisième lui refuse un com- mencement, mais lui assigne une fin ; la qua- trième lui attribue un commencement, et une fin ; la cinquième, celle que Postel entreprend de défendre, celle que nous enseigne le christia- nisme, c'est que le monde a commencé, qu'il ne finira pas, mais qu'il sera transformé. Il prouve que le monde a été créé, en partie( par les arguments par lesquels il a démontre l'existence de Dieu; mais il y ajoute une consi- dération peu commune, tirée des principes de la logique de cette époque. Les quatre éléments qui forment le monde se détruisent par leur ac- tion mutuelle; l'eau, l'air surtout, périssent dé- vorés par le feu. Des considérations géologiques fondées sur la présence des coquilles sur les montagnes, le souvenir du déluge, prouvent qu'il y eut un temps où la masse d'eau sur le POST 1379 — POST globe était moins considérable qu'elle ne le fut a l'époque de ce grand cataclysme. Or, si le monde était éternel, les divers éléments y se- raient toujours en même quantité, et dans des rapports constamment semblables. Si donc la maese d'eau a été plus considérable à l'époque du déluge qu'elle ne l'avait été auparavant et qu'elle ne l'a été depuis ; si l'air absorbé par le feu est remplacé chaque jour par un air nou- veau, c'est que la cause créatrice de l'univers crée, sans se reposer, une quantité de chaque élément égale à celle qui périt par les révolu- tions ordinaires des êtres ; et s'il est nécessaire qu'elle crée à chaque instant pour soutenir l'existence de l'univers, c'est que c'est elle qui l'a créé une première fois : l'univers a donc eu un commencement. Sans doute cette démonstration ne satisfera pas ceux qui, s'appuyant sur les principes de la physique contemporaine, croient que la masse de chaque élément est toujours la même dans l'univers, et qu'ils y subissent seulement des transformations qui en réduisent ou en aug- mentent passagèrement le volume apparent ; mais c'est précisément parce que cette preuve appartient à un système de physique tout autre que le système généralement admis, que nous avons jugé à propos de la faire connaître. Il n'est pas beaucoup plus heureux dans les comparaisons qu'il emprunte à la physique de son temps, pour faire comprendre comment le monde a été créé de rien. Il rejette surtout loin de lui l'idée que l'on pourrait supposer qu'il admet une matière coéternelle à Dieu, soumise à son action ordonnatrice, mais indé- Î)endante de sa puissance créatrice. Aussi, pour ui, nier que le monde ait été créé de rien, n'est autre chose qu'affirmer l'éternité de la matière. Il réfute ensuite les philosophes qui, admet- tant l'existence de Dieu, ne croient pas qu'il s'abaisse au détail des choses humaines, et nient, par conséquent, la Providence. Il fait remar- quer que, dans la simplicité de son acte éternel, la divine Providence n'éprouve ni fatigue ni al- tération, et ne saurait être comparée aux êtres que nous connaissons par l'intermédiaire des sens, êtres matériels essentiellement limités, dont l'existence ne se prolongerait pas sans la présence d'une force conservatrice qui n'est que l'action de Dieu lui-même. Nous ne nous arrêterons pas à ce que dit Pos- tel de l'existence et de la nature des substances séparées [substaniiœ separatœ), c'est-à-dire des anges et des démons ; non que les arguments sur lesquels il s'appuie soient absolument sans valeur aux yeux de la philosophie; il en em- prunte, au contraire, quelques-uns à la raison, et même à Aristote ; mais parce que, nonobstant leur origine philosophique, ils sont peu con- cluants. Les idées qu'il développe sur la nature de l'homme et sur le but proposé à sa vie par le Créateur sont conformes à la croyance chré- tienne de la chute originelle, et se lient natu- rellement aux dogmes de l'incarnation et de la rédemption. Il rentre dans la philosophie par la question de l'immortalité de l'âme. Le premier adver- saire auquel il répond, c'est la doctrine stoï- cienne, pour laquelle le but de l'homme est, non l'immortalité, mais la pratique de la vertu dans cette vie. Il établit en principe que toute action tend à son accomplissement qui engendre le repos ; qu'elle a, par conséquent, pour but ultérieur le repos; et, alléguant que la vertu est une action, il en conclut qu'elle est le moyen de parvenir à un but déterminé, mais qu'elle "»a saurait être ce but. 11 montre que les faits sont d'accord avec ce qu'il avance, puisque nous voyons les hommes vertueux sacrifier tout à leur désir d'immortalité. Ses autres preuve? sont empruntées, 1° à la nature des facultés de l'âme., qui ne sauraient être le résultat d'une lison des éléments; 2° à l'accomplisse- ment nécessaire de la justice de Dieu, qui n'at- teindrait pas les coupables si l'homme mourait tout entier avec son corps; 3° à la constitution de l'univers, à la bonté divine, aux conditions du péché, et à d'autres arguments encore faibles ou insuffisants, mais qui, repris par une analyse plus profonde que celle de l'auteur, ne seraient pas sans valeur. Nous ne dirons rien du second Lvre, consacré tout entier à la réfutation de la doctrine de Ma- homet ; mais le troisième livre mérite de nous arrêter plus longtemps. Le xvie siècle fut une époque d'activité singu- lière pour les esprits; et, s'il fut rarement heu- reux dans ses projets de réforme, plusieurs des grandes intelligences qui en firent la gloire s'honorèrent par la seule pensée de chercher de meilleures méthodes d'investigation, et de dominer la science par des principes plus géné- reux et plus vrais : Postel fut de ce nombre. Malgré le respect qu'il professait pour le droit romain, il était frappé de ce que les passions des hommes, leur ignorance, la multitude des interprétations avaient fait, en quelque sorte, périr la science du droit dans de vaines arguties. Il se proposa de résumer les règles immuables de la justice dans un certain nombre d'axiomes empruntés à la sagesse de tous les temps et de tous les peuples, et qui fussent comme le code universel de l'humanité. On voit ainsi que la tentative dont nous avons fait honneur à Gro- tius, au milieu du xvne siècle, fut précédée d'un siècle, par celle de Postel. C'était aux sour- ces de la philosophie, e fontibus philosophie?, qu'il voulait puiser les principes du droit com- mun des nations, idée assurément nouvelle à une époque où la tradition, la coutume, les conventions locales divisaient le droit, et oppo- saient partout la justice à elle-même. Il reconnaît deux sources de droit. Il trouve la première dans la nécessité, qui, saisissant les hommes au milieu de leur faiblesse et de leur isolement, les force à rechercher la pro- tection mutuelle que leur garantit la réunion en société ; il place la seconde dans la croyance en Dieu, dont l'idée, en l'absence de la connais- sance du vrai Dieu, naît de l'admiration, de l'amour, de la crainte. Ce droit religieux et humain, tout à la fois, est celui que connurent les païens. Inférieur au droit né, chez les peu- ples modernes, des lumières du christianisme, il n'en est pas moins consacré par la sainteté des croyances primitives du genre humain. Pos- tel le considère sous trois aspects : le droit na- turel, exclusivement fondé sur la nature ; le droit des gens, qui modifie le droit naturel par l'intervention de la raison, dans l'intérêf de la durée et de l'individualité de chaque peuple ; le droit civil, qui résulte des mœurs, des cou- tumes, des lois particulières accréditées chez chacune des nations. Ainsi la constitution même du genre humain, telle qu'elle a été établie par la Providence, est l'origine du droit dans son expression la plus complète. Il semble qu'après avoir analysé le droit, tel qu'il put être connu par les peuples de l'anti- quité, Postel eût dû opposer à cette idée une notion plus parfaite de la justice et des devoirs éclairée par les lumières du christianisme. 11 n'en est rien néanmoins. Son quatrième livre est consacré à développer les moyens et les IM>TA — 1380 POTA arguments par lesquels un prince, zélé pour le triomphe de la vérité, pourrait amener les ido- lâtres, les mahométans et les autres infidèles à croire en la religion de Jésus-Christ. Dans la partie de son ouvrage où il a traité des principes fondamentaux et des sources du droit. Postel s'est surtout inspiré des ouvrages moraux de Cicéron. C'est un rapprochement que l'on peut faire également à l'occasion de la doc- trine de Grotius. Ce sera la gloire éternelle du grand orateur de Rome, d'avoir popularisé, par la beauté de son style et la richesse des déve- loppements qu'il leur a donnés, les principes de In morale antique. Quiconque voudra constater d'une manière certaine l'état de la science mo- rale à la venue de Jésus-Christ, devra le cher- cher dans le de Officiis, dans le de Finibus bo- norum et rnalorum, dans la République, les Lois et les autres ouvrages philosophiques de Cicéron. C'est à cette source que Postel, comme la plupart des érudits de son siècle, a puisé la part de philosophie qu'il a introduite dans ses ouvrages. S'il en est résulté que le fond n'est pas neuf, l'auteur a fait néanmoins, dans l'expo- sition de ses idées, preuve de sagacité et d'ori- ginalité. Une des bonnes éditions de l'ouvrage de Postel ayant pour titre : De orbis terra concordia libri quatuor, est une édition sans date et sans nom d'imprimeur, petit in-f°. On en cite encore une autre également in-f°, Bâle, Oporin, 1544. On peut consulter, sur les détails de la vie de Postel, un ouvrage curieux du P. Desbillon, intitulé : Nouveaux éclaircissements sur la vie et les ouvrages de G. Postel, Liège, 1773, in-8; — Th. Ittig, Excrcitatio historico-philosophica de G. Postello, Leipzig, 1704, in-4; — A. Péricaud, F. "Wilson, G. Postel et L. Castelvetro, Extrait d'un supplément à Vhistoire littéraire de Lyon, du père Dominique de Colonia, Lyon, 1850^ in-8. H. B. POSTULAT (de postulatum, traduction litté- rale du grec aixr^oi : ce qui est demandé). On appelle ainsi, d'après Aristote {Derniers Analy- tiques, liv. I, ch. x), une proposition qui n'a pas encore été démontrée et qui, peut-être, ne le sera jamais, mais qu'on est cependant prié d'ac- corder pour le besoin de la discussion, ou qui se présente comme un complément nécessaire d'un certain ordre d'idées, quoique nous ne puissions pas en donner une preuve directe. C'est conformément à cette signification, que l'immortalité de l'âme paraît être à Kant un postulat de la raison pure; c'est-à-dire qu'il ne croit pas ce dogme susceptible de démonstra- tion, mais qu'il le considère comme une consé- quence nécessaire à l'ordre universel, qui nous appelle au bonheur par les lois de la sensibilité, et nous impose des sacrifices au nom du devoir. 11 existe, comme on voit, une différence entre un postulat et une hypothèse. Toutes les fois, dit Aristote [ubi supra), qu'on pose, sans les avoir soi-même démontrées, des choses qui pourraient être, et qu'on les admet avec l'assentiment de celui à qui on les apprend, c'est une hypothèse que l'on fait. » Le postulat, au contraire, n'étant pas de pure invention, quoique nous soyons souvent hors d'état d'en donner une démonstra- tion directe, peut être contesté dans la discus- sion et ne s'établit que par l'ensemble des idées. POTAMON d'Alexandrie. « 11 y a peu de tcmps,_ dit Diogènc Laërcc (liv. I, § 21), une école éclectique (èxXextty^ u; aîpemc) lut fondée par Potamon d'Alexandrie, lequel choisissait les doctrines qui lui avaient convenu dans chaque école. » C'est sur ce témoignage principalement que Potamon a été considéré comme le fonda- teur de la grande école qui compte dans son seinPlotin, Porphyre, Procïus, et qui a proie son existence jusqu'au milieu du vi° siècle de notre ère. Quel est donc ce Potamon? A quelle époque a-t-il vécu, et que savons-nous de sa du - trine? Telles sont les deux questions auxquelles nous devons répondre avant d'examiner si l'hon- neur qu'on lui a fait est mérité. Quant au temps où il faut placer la vie de Potamon, nous som- mes condamnés aux plus vagues suppositions. Ii n'y a rien à tirer des paroles de Diogène Laërce, puisque nous nesommespasen état de fixer d'une manière précise l'âge de cet historien. On lit dans Porphyre [Vie de Plotin, ch. ix) que les pè- res, en mourant, recommandaient leurs enfants à Plotin, et que, de ce nombre, èv tovtoiç, était Potamon. Évidemment, c'est dans le nombre des pères et non des enfants qu'il faut le compter : car Porphyre ajoute que Plotin se plaisait à en- tendre Potamon disserter sur une philosophie nouvelle dont il jetait les fondements. Dans ce cas, Potamon serait plus âgé que Plotin et ap- partiendrait à la fin du ne et au commencement du me siècle de notre ère. Mais voici une troisième version qui contredit absolument les deux précédentes. D'après Suidas (aux mots Aïpeffiç et ÏIoTàjjLwv). Potamon aurait vécu sous Auguste et serait né quelque temps» avant ce prince. Quelques critiques, substituant arbitrairement au nom d'Auguste celui d'Alexan- dre, ont placé Potamon les uns sous le règne d'Alexandre Sévère, les autres sous celui d'A- lexandre le Grand. De ces assertions opposées, la plus probable est, sans contredit, celle de Porphyre. Mais si Potamon, par le temps et le lieu où il a vécu, a pu être en relation avec Plotin. en devons-nous conclure qu'il a été son maître, et que c'est à lui qu'appartient la gloire d'avoir fondé l'école d'Alexandrie? D'abord l'idée de l'éclectisme, la pensée que la vérité est par- tout mêlée à l'erreur, qu'elle est divisée en quel- que sorte entre tous les systèmes, et qu'il s'agit seulement pour le sage, pour le vrai philosophe, de recueillir ses membres épars ; cette pensée n'était pas nouvelle à l'époque dont nous par- lons : on la rencontre chez Philon, chez les Pères de l'Eglise, chez Plutarque, Galien, Cicéron : elle était, pour ainsi dire, le fond de tous les esprits en dehors de l'école sceptique. Ensuite, quelle était la doctrine de Potamon? Nous ne la connaissons aujourd'hui que par un très-court passage de Diogène Laërce, ainsi conçu : « Il lui parut que le critérium de la vérité comprend, d'une part, le principe même qui dirige le juge- ment, c'est-à-dire la raison (to i,yiao-ny.c\); et, de l'autre, le moyen dont se sert la faculté de juger, à savoir la représentation fidèle des objets (xfjV âxptëeffxar^v çavtacrîav). Quant aux prin- cipes de toutes choses, il en distinguait quatre : la matière, la qualité, l'action [noir.crw) et le lieu (xÔ7rov) ; car tout ce qui est a été l'ait de quel- que chose et par quelqu'un, existe d'une certaine manière et quelque part. La fin à laquelle il veut que tout soit rapporté, c'est une vie par- faite qui renferme toute vertu, et d'où ne sont pas exclus les biens corporels et extérieurs. » Nous voyons, par ces lignes, que Potamon n'a touché qu'à trois points : la logique, la morale et la physique. Sur les deux premiers, il a essayé de concilier ensemble le stoïcisme et 1 épicurisme. Sur ce dernier, il s'en lient aux quatre principes d' Aristote. On n'imagine rien de plus incomplet, de plus grossièrementsuperficiel. surtout de plus contraire tanl à l'esprit qu'à la lettre de la phi- losophie ] I i inicienne; comment une telle doc- trine aurait elle pu devenir le germe du néo-pla- tonisme alex indrin? roui — 1381 PRED Potainon avait composé deux ouvrages, dont l'un, entièrement perdu, était un commentaire sur le Timée de Platon; de l'autre, intitulé Traité éléments (Stoi/eiu><7iç), il ne nous reste que le fragment cité par Diogene Laërce. — On peut consulter sur Potamon : Glœckner, Disscrtalio de Potamonis Alexandrin! philosophia, in-4, Leip- zig, 1745; — E. Vacherot, Histoire critique de ie d'Alexandrie, Paris, 1846-1851, 3 vol. in-S; — J. Simon, Histoire de l'école d'Alexan- drie. POUILLY (Louis-Jean Levesque de), né àReims en 1691, y mourut le 4 mars 1750. De bonne heure, le goût des sciences et de la méditation s'annonça en lui. A vingt-deux ans, il essaya une exposition des principes, fort nouveaux alors, de la philosophie naturelle de Newton. Il renonça ensuite aux mathématiques pour se livrer en- tièrement à des études philosophiques et litté- raires, et fut reçu membre de l'Académie des inscriptions et; belles-lettres en 1722. Mais déjà le travail avait fatigué sa santé. Pour la refaire, il parcourut le midi de la France, puis l'An- gleterre où il visita, entre autres personnages, lord Bolingbroke et Newton. Nommé, à son re- tour en France, lieutenant général de Reims, il signala son administration par des améli '.ations et des embellissements dont les habitants de cette ville gardent encore aujourd'hui le souvenir. Cet écrivain, contemporain de Vauvenargues, mais peu célèbre comme philosophe, mérite pourtant une place dans l'histoire de la philoso- phie par la précision, la netteté de ses idées, par la douceur même des théories qu'il essaya de répandre, par la clarté de ses écrits, et sur- tout par la pensée qui domine dans le seul ou- vrage de lui dont nous avons à nous occuper ici. Ce livre fut publié d'abord sous la forme d'une Lettre à lord Bolingbroke, dans un recueil de divers écrits sur l'amour, l'amitié, la politesse, la volupté, les sentiments agréables, l'esprit et le cœur, m-12, Paris, 1730. La Lettre à Bolingbroke eut du succès, et les amis de l'auteur l'engagèrent à en reprendre les idées sous une forme plus sérieuse et plus sui- vie. 11 refit donc ce livre, et, avec des additions nombreuses, le publia de nouveau sous le titre qu'il a conservé depuis, Théorie des sentiments agréables, Genève, 1747 ; Paris. 1748 et 1749, in-8. Une autre édition fut publiée en 1774, vingt- quatre ans après la mort de l'auteur. Dans cette dernière, le fond est toujours le même ; seule- ment les pensées y ont plus de développement ; le style est aussi plus régulier, plus châtié; mais, en revanche, il a perdu un peu de sa vivacité. L'ouvrage se divise en six chapitres : 1° La théorie des sentiments est du même genre que les sciences physico-mathématiques ; 2° Du plaisir attaché à l'exercice des facultés ; 3° Des objets qui sont agréables par eux- mêmes, soit aux sens, soit à l'esprit; 4° De l'agrément des biens utiles ; 5° De l'auteur des sentiments agréables ; 6° Du plaisir attaché à la vertu. Le titre de ces chapitres indique à lui seul l'ensemble de la pensée de l'auteur, le milieu d'idées, pour ainsi dire, où son esprit se meut, le caractère de sa philosophie. Comme la plupart des philosophes de cette époque, Levesque de Pouilly ne cherche qu'une chose dans la vie : la rendre aussi facile, aussi douce que possible. Et c'est dans ce but qu'il interroge la nature hu- maine, qu'il observe les divers mouvements, les diverses conditions, les diverses nuances de la passion. 11 était persuadé que le seul tort d'Ëpi- cure est d'avoir borné l'ambition humaine à une sphère grossière, et de n'avoir pas insisté suffisamment sur le prix et l'étendue des plai- sirs de l'esprit. Il voulait mettre en lumière le plaisir attaché à la vertu, et, par cet accord du bien et du bonheur, fonder les principes d'une morale exacte et douce à la fois. Tout ceci n'est pas nouveau ; et si Levesque de Pouilly n'avait eu que cette pensée, on l'eût facilement oublié comme tant d'autres. Mais, en creusant son idée, il rencontre une veine originale qui, vu sa date surtout, n'est pas sans mérite. C'était l'époque où l'esprit d'observation commençaitd'êtreappliquéavec succès aux scien- ces naturelles. Le grand nom de Newton sortait déjà de la foule avec éclat. Levesque de Pouilly conçut l'idée formelle d'abandonner cet esprit systématique, qui jusqu'alors avait dominé dans les recherches des philosophes, et de soumettre ces recherches à la pure observation des faits. Son idée, qu'il expose explicitement, est que, dans cette voie, la théorie du sentiment (et par ce mot il entendait tous les phénomènes internes) est susceptible d'une certitude pareille à celle des sciences naturelles, qu'il appelle physico- mathématiques. Or, c'est la première fois au xvme siècle que nous rencontrons cette idée exprimée d'une ma- nière aussi formelle; car, si elle est en germe dans Buffier ce nouveau genre d'observation n'est pas proposé par lui comme capable d'une certitude analogue à celle des sciences naturelles. Les Ecossais seuls ont repris cette pensée. Quant à l'exécution de son idée, Levesque de Pouilly montre une science psychologique bien imparfaite. Son observation est souvent superfi- cielle. Mais ce qui est remarquable, c'est qu'il essaye de temps en temps des descriptions psy- chologiques telles que les entendait Jouffroy. Il expose les faits avec clarté, avec simplicité ; il s'efforce de les analyser, et rencontre de la sorte des vues souvent intéressantes. Là est le vrai mérite du livre de Levesque de Pouilly, qui fut un bon exemple plutôt qu'un livre savant et profond. J. S. Levesque de Pouilly, fils du précédent, né à Reims en 1734 et mort en 1820, membre de l'Académie des inscriptions comme son père, a écrit, outre une Vie de l'Hôpital, une Théorie de l'Imagination, 1803. Levesque de Burigny (voy. Bl-rigny) était frère de Levesque de Pouilly. F. R. PRÉDESTINATION. Le mot prédestination appartient à la langue théologique plutôt qu'au vocabulaire de la philosophie; mais comme il a une acception distincte, et qu'il désigne un ordre d'idées voisines de certaines questions philosophiques, il est utile de déterminer cette acception. Ce mot a un sens analogue à celui de fatalisme, mais plus restreint : c'est une sorte de fatalisme appliqué à l'individu. Cependant, lorsque l'on considère que le fatalisme est surtout la négation du libre arbitre, et que le libre arbitre n'appartient qu'à l'homme, qu'ainsi le fatalisme semble aussi ne se rapporter qu'à lui, on est tenté de ne voir dans la prédestination qu'un mot différent pour exprimer la même chose. Néanmoins on se tromperait en ne tenant point compte de la nuance qui les distingue. Le mot fatalisme entraine en effet l'idée de l'absence de toute liberté dans les actes de l'homme; mais, en même temps, il suppose que ces actes, accomplis nécessairement, entrent dans un système général de faits préordonnés qui constituent le développement inévitable de la destinée de l'individu et de celle du monde. Le fatalisme est l'affirmation générale, a priori, que tous les faits qui se produisent dans l'univers, à quelque ordre qu'ils appartiennent, arrivent né- PPJED — 1382 — PRED ccssairement ; la prédestination ne concerne que lits relatifs à l'individu : elle est donc con- tenue dans le fatalisme, comme une idée parti- culière dans une idée générale, et en même temps la prédestination une fois admise, conduit, par une induction rigoureuse, au fatalisme. Il y a donc d'abord entre le fatalisme et la prédestina- tion une première différence, qui est celle du général au particulier; celte différence n'est pas la seule. Le fatalisme s'applique à la fois à l'en- semble et aux détails, quels qu'ils soient, des faits qui se produisent dans l'universalité des choses ; la prédestination ne s'applique habituel- lement qu'à l'ensemble résultant de la vie de l'individu : on le dit prédestiné à la gloire, à l'obscurité, à la richesse, à la misère, etc.... On ne dit pas que les détails de sa vie sont prédesti- nés, que tel ou tel de ses actes est prédestiné ; le mot de prédestination s'applique à l'homme et ne s'applique point aux faits. Il est vrai qu'il y a ici une sorte d'inconséquence : car plusieurs des résultats généraux de la vie d'un homme ont été nécessairement amenés par des faits qui de- vraient être dits prédestinés aussi bien que lui ; et si la gloire a dû nécessairement couronner la vie de tel ou tel homme, les travaux et les actes par lesquels il l'a méritée ont dû être prédestinés avec la même nécessité que cette gloire. Nous signalons cette inconséquence; mais quelle qu'elle soit, il n'en reste pas moins vrai que tel est le sens restreint du mot prédestination. La prédestination est entrée dans le domaine de la théologie et de la religion chrétienne par ce passage de saint Paul dans son Épître aux Romains (ch. vin, t 29 et 30) : « Ceux qu'il a connus dans sa prescience, il les a aussi prédes- tinés, pour être conformes à l'image de son fils, afin qu'il fût l'aîné entre plusieurs frères. Et ceux qu'il a'prédestinés, il les a aussi appelés, il les a aussi justifiés, et ceux qu'il a justifies, il les a aussi glorifiés. » L'Église, dans sa sagesse pra- tique, a toujours pris soin d'adoucir ce qu'il y a d'exclusif et d'absolu dans ces paroles; mais les sectes sorties de son sein n'ont pas imité cette prudence, et souvent, par un esprit d'opposition difficile à justifier, elles ont défendu le dogme de la prédestination avec un zèle qui ne laissait guère à la liberté morale que ce qu'il lui fallait de vie pour s'abdiquer elle-même. Il est vrai que saint Augustin, pressé par les pélasgiens ses adversaires, n'avait pas toujours suffisamment ménagé le libre arbitre, et on ne pouvait s'at- tendre à ce que ceux qui se disaient exclusive- ment les défenseurs de la grâce ne missent pas en avant, dans tout ce qu'elle avait de favorable pour eux, une semblable autorité. La réforme du xvie siècle se montra surtout fidèle au dogme de la prédestination : Luther en fut le défenseur fanatique, et Calvin le surpassa encore dans le zèle de sa polémique. Les mêmes inspirations de prudence, qui avaient dirigé la conduite de l'Église catholique,|se firent apercevoir sur quel- ques points de la communion protestante; mus comme l'Église catholique avait rencontré les disciples de saint Augustin, et, plus tard, Jansé- nius et ses partisans, les théologiens modérés de la réforme se heurtèrent contre les méthodistes, qui déclarèrent que les élus sont prédestinés au salut, que cette prédestination est gratuite, c'est- à-dire qu'elle ne peut être méritée par l'homme, et qu'elle sauve sans que les bonnes œuvres y aident, sans que les mauvaises en empêchent l'effet. Tel est le dernier mot de la doctrine de la prédestination où l'on voit clairement que la prédestination se rapportait au terme final de la vie de l'homme, et non au détail de ses actions, puisqu'elles sont indifférentes. La question dégagée de l'élément théolopiquo, se pose dans les termes suivants de la raison conduisent-elles à admettre que l'homme est prédestiné par un décret de Dieu à la récompense ou au châtiment dans une autre vie?» La réponse affirmative serait tout simplement l'affirmation du fatalisme : car on ne peut com- prendre la prédestination à la récompense ou au châtiment, sans admettre au préalable la préor- dination fatale des actes qui les ont amenés. Les arguments par lesquels on prouve l'erreur des fatalistes étant les mêmes que ceux que nous pourrions opposer à la doctrine de la prédestina- tion, nous renvoyons le lecteur aux articles Fa- talisme et Liberté. Mais nous avons vu que le dernier mot de la doctrine de la prédestination dans les sectes les plus exclusives, ce qui la distingue véritablement de la fatalité, c'est la prédestination au bonheur ou au malheur dans l'autre vie, sans considéra- tion aucune des actes accomplis dans celle-ci. Le fatalisme est du moins, dans son erreur, consé- quent avec lui-même. S'il admet le honneur ou le malheur comme inévitable pour l'individu après sa mort, il admet pendant sa vie une égale né- cessité pour les actes dont le bonheur ou le mal- heur seront les suites inévitables. Mais que dire de l'inconséquence d'une doctrine qui, sans nier la liberté, et par conséquent le mérite et le dé- mérite dans les actes moraux de la vie de l'homme, le prédestine arbitrairement à la récompense ou au châtiment éternels, sans égard pour ses vertus et pour ses vices?... Voici l'explication de cette singularité. 11 n'y a guère que l'Église catholique dont la sagesse ait ôté au dogme de la prédestination ce qu'il a d'exclusif et de choquant. Plusieurs des sectes issues de son sein ont, à l'exemple de Luther dans son livre de Scrvo arbilrio, prêché sans ménagement la prédestination; elle appar- tient également aux religions de l'antiquité, a celles de l'Asie, et l'islamisme en particulier l'admet sans atténuation. Elles fondent ce dogme sur le dogme universel d'une chute primitive par laquelle l'homme a entraîné dans un malheur mérité sa postérité tout entière, et voici comment leurs docteurs raisonnent : tous les hommes sont criminels, et, comme tels, justement et éternel- lement condamnés. Si la miséricorde de Dieu veut bien arracher quelques-uns à cette proscrip- tion méritée, c'est à elle qu'il appartient de les choisir, et ceux qui demeurent dans la proscrip- tion n'ont point à se plaindre de cette préférence, ni à en chercher les motifs, car elle ne serait point une grâce (gratia gratis data), disent-ils, si elle prenait en considération les mérites per- sonnels des élus. Nous ne rappelons ces détails que pour bien caractériser la doctrine de la prédestination, telle qu'elle a été admise par ses défenseurs exclusifs. On ne peut connaître en détail la doctrine de la prédestination sans prendre connaissance des nombreuses controverses sur la grâce; cependant l'article du Dictionnaire théologique de Bergier, faisant partie de V Encyclopédie méthodique, au mot Prédestination, fournira sur ce point des lumières suffisantes. II. B. PRÉDÈTERMINATION, voy. FATALISME et. Pbesch PRÉDICAMENT {Pnrdicamcnlum). C'est le nom sous lequel on désignait autrefois les caté- gories (voy. ce mot). PRÉDICAT {Prœdicatum, de prœdicare, dire> ou affirmer une chose d'une autre; en grec, xirr.- YOpoOjxevov ou xaTriYÔpr.na). On appelle ainsi toute idéCj soit qu'elle représente une substance ou une PRÊJ — 1383 — l'UEJ qualité, qui peut être niée ou affirmée d'une autre; en un mot, toute idée générale. Par exemple, dans ces deux propositions : Pierre est un homme; l'homme est un animal; homme, animal sont des prédicats. Par conséquent, le même mot, qui est prédicat dans un cas, peut devenir sujet dans un autre. Aux termes de la définition de l'école, le prédicat, «c'est ce qui peut être dit de plusieurs choses, soit que l'on comprenne toutes ces choses sous un même nom, soit qu'on les considère séparément. » Unum aplum preedicari de mullis, univoce el divisim. Ainsi l'idée d'animal, ou d'animal raisonnable, s'applique aussi bien à tous les hommes réunis sous une même dénomination, qu'à Pierre et à Paul, pris individuellement. On voit qu'il y a une différence entre un prédicat et un attribut. Le premier de ces deux termes n'a qu'un sens pure- ment logique (imivcrsale logicum), déterminé par la place qu'il occupe dans la proposition; voilà pourquoi il s'applique indifféremment à une substance ou à une qualité. Le second, au con- traire, a un sens métaphysique et invariable; il exprime toujours une qualité, et même une qua- lité d'un certain ordre (voy. Attributs). — On trouve aussi chez les anciens logiciens le mot prédicable (prœdicabilc) pour désigner toute idée susceptible de servir de prédicat; mais c'est exactement la même chose : il s'agit toujours d'une idée générale servant à déterminer une idée particulière. Ce sont ces idées générales que Porphyre, dans son Introduction aux Catégories, a rapportées à cinq chefs : le genre, l'espèce, la différence, les qualités propres, l'accident. PRÉEXISTENCE, VOy. MÉTEMPSYCHOSE et Platon. PRÉJUGÉ (de prœ, d'avance, et de judicarc, juger, juger d'avance; en allemand, Vorurlheil est composé de la même manière). Ce terme, sans synonyme dans les langues anciennes,' a appartenu d'abord à la jurisprudence : il servait à désigner soit une cause jugée d'avance par la nature des faits produits au jour, soit par un arrêt rendu auparavant dans une question sem- blable à celle qu'on avait à décider. Transporté ensuite par analogie dans la langue philosophi- que, il a conservé depuis le xvne siècle la même signification : celle d'un jugement que nous pro- nonçons, ou plutôt que nous acceptons sans examen, et considéré par cela même comme erroné; celle d'une opinion à la fois irréfléchie et fausse, à laquelle nous sommes aussi attachés qu'aux vérités les plus évidentes. Il y a, en effet, un double caractère à considérer dans les pré- jugés : l'irréflexion et l'erreur. Un grand nombre de nos jugements sont irréfléchis sans être faux, et d'autres parfaitement convaincus de fausseté ont été précédés d'un examen approfondi. Toute erreur n'est donc pas un préjugé; le champ de la première est plus vaste que celui du second, «et c'est à tort que plusieurs philosophes les ont confondus. Mais toujours est-il qu'un préjugé est un jugement, c'est-à-dire qu'il repose sur certains principes, sur certaines notions personnelles qu'on désigne sous le nom de préventions. Est-il vrai, est-il possible même, comme le prétend Bacon, qu'il y ait des préjugés naturels, ou, pour nous servir de ses expressions, des idoles de la tribu, c'est-à-dire des erreurs nées avec nous et inséparables de notre espèce? Si des erreurs de ce genre existaient, nous n'aurions certainement aucun moyen de les reconnaître, puisqu'elles seraient conformes aux lois de notre intelligence, et que plus nous les considérerions, plus nous serions forcés de nous y attacher comme a la vérité même. Ce qui distingue, en effet, 'erreur de la vérité, c'est uniquement que celle- ci est d'accord et celle-là en opposition avec les lois générales et invariables de notre nature; l'une nous représente la santé et l'autre la maladie de l'esprit. Mais s'il n'y a pas d'erreurs naturelles dans le sens propre du mot, il y a des dispositions na- turelles qui, détournées de leur but ou dévelop- pées avec excès, et maintenues dans cette direc- tion vicieuse par la force de l'habitude, peuvent nous conduire à accepter sans examen les opinions les plus fausses ou à nous y arrêter comme à des vérités premières. Ce sont ces dispositions qui engendrent tous nos préjugés, et, pour être juste, c'est à elles qu'il faut rapporter tout ce que dit Bacon des erreurs inséparables de notre existence. On peut les ramener à deux principes : la con- fiance que nous avons dans nos semblables, et celle que nous avons en nous-mêmes; le senti- ment de l'autorité et celui de l'amour-propre, une prédilection ardente pour tout ce qui nous touche de près ; enfin, sous quelque forme qu'elles se manifestent, l'abnégation cl la personnalité. Retenez ces deux principes dans de justes limites, ils seront également précieux à l'homme; iis contribueront dans une même mesure à son perfectionnement intellectuel et moral. Le sen- timent de l'autorité, l'abnégation deviendront la base de toute éducation, de toute discipline, de toute tradition, de tout gouvernement et, par conséquent, de tout lien social. L'amour-propre, le sentiment personnel, la confiance en soi com- pléteront l'œuvre de l'éducation, feront sortir de nouveaux effets des forces qu'elle a éveillées en nous et nous feront vivre de notre propre vie sans nous isoler des autres. Laissez, au contraire, es mêmes principes se développer sans résistance et sans contrôle; ajoutez-y, comme nous le disions tout à l'heure, la puissance de l'habitude, vous verrez se déchaîner aussitôt tous les préjugés qui obscurcissent l'esprit humain : préjugés de secte, de nationalité, de profession, de caste, d'école, et ceux qui naissent dans la solitude du cabinet. En effet, dans chacune de ces maladies de notre pauvre espèce, on reconnaîtra sans peine ou un excès d'abnégation ou un excès de présomption, et le plus souvent, si étrange que cela paraisse, tous les deux ensemble. Ainsi, dans les préjugés de secte, qu'il faut bien distinguer des vérités religieuses, puisque la religion élève el unit les âmes, tandis que le fanatisme les abaisse et les divise; dans les préjugés de secte, nous apercevons bien au premier rang l'influence de l'éducation et de l'autorité bien ou mal com- prise; mais l'amour-propre et même l'orgueil y tient aussi sa place. Nous ne souffrons pas volon- tiers qu'on pense autrement que nous sur des sujets aussi graves, et si nous ne pouvons tirer aucune vengeance matérielle de ceuxqui prennent cette liberté, nous nous dédommageons par la persuasion qu'ils n'ont aucune de nos vertus, de nos qualités, de nos puissances intérieures, sans compter les tourments qui les attendent dans une autre vie. La même remarque s'applique aux préjugés politiques et sociaux, avec cette diffé- rence que l'amour-propre y joue le principal rôle, et que l'éducation, l'habitude, les idées reçues n'y viennent qu'en sous-ordre. Comment se re- fuser à cette douce croyance, que la nation à laquelle on appartient est la première du monde ; que la classe où l'on est né, que la profession qu'on exerce, pourvu qu'on y trouve beaucoup d'avan- tages, est la plus belle, la plus glorieuse, la plus utile de toutes? Ces vanités en commun sont ha- bituellement les plus enivrantes, parce qu'elles ont un certain air d'intérêt public, et, loin d'en rougir, on les érige en vertus. Les préjugés d'école ne sont que des préoccupa- PKÉJ 1384 — 'REM tions et des habitudes de l'esprit; rarement ils pénètrent dans les iceurs et s'élèvent entre les personnes. On s'est accoutumé, dans une sphère déterminée, à penser d'après certains principes, à y rapporter toutes ses idées, l'esprit n'a plus la liberté de s'en passer un instant, il ne comprend pas et ne supporte pas qu'ils soient mis en ques- tion, il les considère en quelque sorte comme une partie de lui-même, s'il ne s'y absorbe pas tout entier. Enfin, sur les préjugés qui nous viennent de nous-mêmes, qui naissent dans l'étude et la mé- ditation solitaire, nous ne pouvons mieux faire que de laisser parler Malebranche. « 11 y a, dit-il (Recherches de la vérilé, liv. II, 2' partie, en. vu), trois sortes de personnes qui s'appliquent à l'étude. Les uns s'entêtent mal à propos de quelque auteur ou de quelque science inutile ou fausse; les autres se préoccupent de leurs propres fantaisies; enfin, les derniers, qui viennent d'ordinaire des deux autres; sont ceux qui s'imaginent connaître tout ce qui peut être connu, et qui, persuadés qu'ils ne savent rien avec certitude, concluent généra- lement qu'on ne peut rien savoir avec évidence, et regardent toutes les choses qu'on leur dit comme de simples opinions. « Il est facile de voir que tous les défauts de ces trois sortes de personnes dépendent des pro- priétés de l'imagination, qu'on a expliquées dans les chapitres précédents, et que tout cela ne leur arrive que par des préjugés qui leur bouchent l'esprit, et qui ne leur permettent pas d'aperce- voir d'autres objets que ceux de leur préoccupa- tion. On peut dire que leurs préjugés font dans leur esprit ce que les ministres des princes font à l'égard de leurs maîtres : car, de même que ces i ersonnes ne permettent autant qu'ils peuvent tju'à ceux qui sont dans leurs intérêts ou qui ne peuvent les déposséder de leur faveur, de parler à leurs maîtres; ainsi les préjugés de ceux-ci ne permettent pas que leur esprit regarde fixement les idées des objets, toutes pures et sans mélange ; mais ils les déguisent, ils les couvrent de leurs livrées, et ils les lui présentent ainsi toutes mas- quées, de sorte qu'il est très-difficile qu'il se détrompe et reconnaisse ses erreurs. » Après avoir décrit le mal, il serait très-utile, sans doute, d'indiquer le remède, et la chose serait bien aisée, si nous en croyons le docteur Reid. « Il n'est pas toujours facile, dit ce philo- sophe (Œuvres complètes, traduites par M. Jouf- froy, t. V, p. 182), étant donnée la maladie qui afflige le corps, de déterminer le remède qui lui convient. 11 n'en est pas de même des désordres de l'entendement : dans le plus grand nombre de cas, le mal indique le remède; il sulfit de con- naître l'un pour apercevoir l'autre. » Mais nous sommes très-éloignés de cet optimisme : car les préjugés ne tiennent pas seulement à l'esprit, leurs véritables racines sont dans le cœur, c'est- à-dire dans les passions, et dans la plus intrai- table de toutes, l'orgueil. Quand on aura guéri le genre humain de l'orgueil, ce jour-là on aura détruit le plus grand nombre et les plus funestes de ses préjugés. Cependant il est juste de dire que les préjugés, comme les erreurs d'une autre espèce, s'usent peu à peu les uns contre les autres, et deviennent moins malfaisants à mesure que les hommes, admis à une grande part de liberté, ont plus de relations entre eux. Sur les préjugés, en général, on lira avec hi- térôl le chapitre n du livre IV de VEssai sur l'entendement humain, de Locke: et sur les préjugés particuliers des gens d'étude, la 2e par- tie du livre II de la Recherche de la vente, de Malebranche. — Dumarsais (dùivrcs complètes, t. VI, in-8, Paris, 1797) a publié un Essai sur les préjugés; niais, loin de nous offrir une ana- lyse et une réfutation des erreurs de ce genre, ce livre en est plutôt un parfait modèle. L'au- teur, dans ses déclamations outre les préjugés politiques et religieux, semble oublier qu'il y a aussi des préjugés philosophiques. PRÉMISSES, voy. Sïllogisme. PKÉMONTVAL "(André-Pierre Le Guay), né en 1716 à Charenton, est devenu célèbre sous le nom de Prémontval, nom qu'il avait pris après s'être enfui de la maison paternelle, où Ton avait voulu le forcer d'étudier la théologie ou la jurisprudence, au lieu des sciences exactes. D'a- bord caché dans Paris, il s'y fit remarquer à vingt-quatre ans, en donnant un cours de ma- thématiques, fréquenté ou prôné par une foule d'auditeurs des deux sexes. Déshérité par un père qui avait continué d'abhorrer la géométrie, et ac :ablé de dettes, il se réfugia en 1743 à Genève, et entraîna avec lui une de ses écolières, déguisée en jockey, la fille de l'habile mécanicien astro- nome Pigeon d'Osargis. Un secours de douze cents francs, envoyé par un bienfaiteur anonyme qui était Fontenelle, avait aidé sa fuite. A Bàle, il se fit protestant en même temps que sa com- pagne d'évasion qu'il venait d'épouser. Après avoir erré quelques années en Suisse, en Alle- magne, en Hollande, il arriva en 1752 à Berlin, où sa femme, personne très-spirituelle et. très- instruite, devint lectrice de l'épouse du prince Henri. Noblement soutenu par ce prince, Pré- montval établit une maison d'éducation, et forma des élèves distingués, dont il se plaisait pour- tant trop à vanter les prodiges. Reçu à l'Acadé- mie quelques mois après son arrivée en Prusse, il y manifesta, dès le début, une double ten- dance : il critiqua avec une égale vivacité la philosophie de Wolf et le style des réfugiés, ambitionnant ainsi, à côté du renom d'un mé- taphysicien indépendant, le titre de puriste in- corruptible. L'ordinaire victime de ses blâmes et de ses railleries fut Formey ; mais comme celui-ci ne répondit que par un grave et digne silence, Prémontval se prit à admirer Formey. L'ouvrage où il avait consigné ses censures grammaticales, le Préservatif contre la corruption de la lan- gue française en Allemagne, fit grand bruit en son temps. Mais la querelle avait révélé chez Prémontval un amour-propre violent, une vanité irritable et inquiète, une humeur contredisante, caustique, paradoxale, qu'un ton tranchant ren- dit encore plus bizarre et plus difficile à sup- porter. Quoique diligent et laborieux, il aimait les pièces de courte haleine, traçait d'une manière impétueuse des esquisses rapides sur des sujets détachés, et débitait avec feu des petits discours qui ne manquaient pas de vigueur, mais où l'exagération non plus ne faisait pas défaut : il appelait ce genre des protestations et des décla- rations. Aussi, malgré tant d'années consacrées à l'étude et à la méditation, n'a-t-il laissé qu'une foule incohérente de dissertations écourtees; et pas une œuvre achevée. Il est vrai qu'il mourut dans la force de Tâge, dès 1764; et sa mort fournit une nouvelle preuve de son caractère violent. Se regardant comme le meilleur écrivain français de l'Allemagne, il se croyait naturellement désigné pour la chaire d'uloquenee que Frédéric 11 allait fonder à Ber- lin, lorsqu'il apprit que le roi l'avait destinée à Toussaint. 11 prit la fièvre sur-le-champ, et expira quelques jours après, le 3 septembre 1764. Les Lettres sM/' la monogamie (3 vol. in-8, 17. ',:',). qu'il avait publiées en Hollande, dans lesquelles il prouvait par toutes sortes de rai- sons, d'autorités et d'exemples, que la pluralité des femmes nuit à la saine politique, aulant PRÉ M 1385 PREM qu'elle est contraire à la religion véritable, ont été attribuées à sa femme; mais elles portent tous les caractères qui distinguent le style de Prémontval. Ses Pensées sur la liberté (in-8, 1750), spécia- lement dirigées contre l'école de Leibniz, sont piquantes et curieuses, mais fourmillent de so- !S et de paradoxes, comme l'a prouvé Mendelssobn, l'un de ses adversaires. Son traité du Hasard sous l'empire de la Providence (in-8. 1734). dont le titre ingénieux annonce le dessein souvent formé de concilier des opinions extrêmes sur le gouvernement du monde, est un travail estimable, plus mathéma- tique que philosophique ; et les contradictions nombreuses que Béguelin y a relevées n'ont pas empêché d'autres géomètres de le citer avec éloge. Son Diogènc de d'Alcinbcrt, ou Diogcne décent (2 vol. in-8; 1755), ce censeur que d'Alembert avait souhaité à son siècle, mais qu'il avait dé- siré plus retenu que le cynique d'Athènes, res- pire une misanthropie hautaine, aussi peu faite pour guérir les hommes que pour leur plaire. Ses Vues philosophiques (2 vol. in-8, 1756) forment un recueil de morceaux pour la plupart lus à l'Académie de Berlin, et dont les sujets trop variés n'appartiennent pas tous à la philo- sophie. Philosophe, Prémontval peut être considéré sous deux aspects, comme polémiste dans ses perpétuelles Protestations, comme dogmatique dans ses Déclarations sans fin. Polémiste, il s'attaque sans relâche à deux sortes d'ennemis, aux pieux disciples de Wolf, et aux athées de toutes les nuances. Après avoir harcelé les pre- miers, qui passaient pour les antagonistes les plus ardents de l'athéisme, il poursuit les autres avec le même acharnement, afin de prouver qu'on peut plaider la cause de Dieu tout en combattant celle de Leibniz. En qualité de dogmatique, Prémontval s'atta- cbe successivement à quatre objets : 1° à déduire l'existence et la nature de Dieu des idées de fètre et de l'infini, fondements de l'ontologie ; 2° à prouver l'indépendance de chaque être en particulier, comme de tout l'univers, et en même temps leur dépendance à l'égard de Dieu ; 3° à combiner une hypothèse nouvelle sur la com- munication de l'âme avec le corps , ce qu'il appelle la psychocralie ; 4° à remplacer l'onto- logie variable des écoles par un catalogue inva- riable des pensées primitives et fondamentales. Suivons-le, dans ce double rôle, qu'il ne rem- plit pas entièrement, quoiqu'il ne manquât ni d'idées originales ni de sagacité : c'est la patience qui lui faisait principalement défaut. Le tort qu'il reproche le plus aux wolfiens, c'est l'abus des définitions; et ce reproche était fondé. Mais, Prémontval l'exagérait, lorsqu'il chicanait Wolf, par exemple, sur la définition du mot quelque chose (Mémoire de l'année 1754). Il poussait trop loin aussi l'esprit d'opposition, en accusant le principe de la raison suffisante et la loi de la continuité de conduire infaillible- ment au fatalisme (autre Mémoire de l'année 1734). 11 ne craignit pas, poussé par ce même esprit; de soutenir que la distinction leibnitienne des vérités en nécessaires et contingentes était une hypothèse inadmissible. Quant aux athées, il s'applique tour à tour à les réfuter et à 'es convertir. Il reproche aux théistes ordinaires, non-seulement ae ..e pas réfuter l'athéisme, mais d'en être cause, en avançant des preuves si peu conformes à la sainte idée de Dieu, et en présentant la divinité surtout avec les attributs de la puissance créa- trice. Si Dieu est créateur, s'il fait toutes choses de rien, pourquoi laisse-t-il l'univers en proie à mille vices, à mille maux? Prémontval s'em- presse donc de substituer à la notion de eau-.: créatrice celle de la nécessité et de l'indépen- dance des individus. Il pose en principe la sim- plicité de tous les êtres, qu'il appelle d'un terme scolastique Vaséilé universelle. Lu admettant ce principe de l'aséité, il déclare se transporter volontairement sur le terrain qu'occupent les athées; mais, c'est pour leur montrer que là même on est forcé de reconnaître un dieu infini- ment parfait, sage et bon, une divinité qui n'est qu'amour et charité. C'est Vaséilé qui doit servir de préambule à une théocharis, laquelle mérite de prendre la place de la théodicée, comme de la théologie. En vertu de Vaséilé, tout ce qui est substance, ou être simple, est nécessaire, a toujours été et sera toujours. De là, continue Prémontval, l'exis- tence d'une infinité complète pour les êtres qui n'impliquent pas contradiction; actualité d'un infini suprême et sans degrés, qui est la somme des individus, [des réels et des possibles, qui est le tout, l'universalité et Vomnitude des êtres. Or, si les noms d'intelligence, de bienveillance, de puissance, ne sont pas des mots vides de sens, il doit y avoir une intelligence cent millions de fois plus grande que celle de Newton; une bienveillance cent millions de fois plus étendue que celle de Titus, jointes à une puissance pro- portionnée, soit dans le globe, soit hors du globe que nous habitons. Il y a l'infini à parier que, dans la variété infiniment infinie de i'omnitude des êtres, il y a un être pareil. Cet être, se trouvant au souverain degré, est unique. Son éternité diffère de même de notre éternité : chaque instant de son existence a une intensité infinie et forme une éternité en exten- sion, non en succession. Cet être enfin, on peut l'appeler Dieu. Voilà ce que Prémontval nommait la théologie de l'être, « une chaîne d'idées de l'être jusqu'à Dieu. » Quelque cas qu'il en fît, il essaya pour- tant de prouver la réalité de la notion divine par une autre voie, par la pensée de l'infini (1758). De toutes parts s'offre à nous, dit-il, un être infiniment infini; l'essence du réel et du positif, c'est l'infini; le négatif, l'imparfait, voilà le fini. Si le terme d'être a un sens rai- sonnable, il doit se confondre avec l'idée d'in- fini ; et puisqu'une conception indispensable à l'esprit humain correspond nécessairement à un objet réel, l'esprit humain ne peut se passer de Dieu, et nulle réalité n'est plus réelle que la divinité. Par l'un et l'autre de ces essais, Prémontval se flattait d'avoir donné au spiritualisme plus de consistance. Il voulait lui donner plus de spiritualité encore par sa psychocralie. Qu'en- tend-il par cette expression? L'influence alterna- tive entre l'être simple, ou notre âme, et d'autres êtres, soit analogues à notre âme, et par consé- quent spirituels, soit ayant en commun avec elle la simplicité de leur matière. L'âme et le c agissent et réagissent manifestement l'un sur l'autre ; mais, si cette action réciproque est na- turelle et réelle, elle est loin d'être physique. Lorsqu'on dit : l'âme agit sur le corps réellement, et le corps agit réellement sur l'âme, on veut dire qu'il arrive dans le corps des changements qui ont leur cause et leur raison dans les modi- fications de l'âme, et non dans les états précé- dents du corps, ni dans l'intervention d'un troi- sième être di lièrent de l'âme et du corps, tel que Dieu ; — ou bien, l'on veut dire qu'il arrive dans l'âme des changements qui ont leur cause et leur PRES 1386 — PRES raison dans les modifications du corps, et non dans les états précédents de l'âme, ni dans l'in- tervention d'un troisième être différent du corps et de l'âme, tel que Dieu. La mutuelle influence des deux substances n'est donc point une in- fluence physique : c'est une influence entre des êtres simples. Telle est l'hypothèse qui doit détrôner Vin flux physique, les causes occasionnelles et Vharmo- nie préétablie. C'est à cette dernière supposition que la psychocra lie ressemble le plus. Psychocra- tie signifie empire de l'àmesur lamultitude d'êtres simples, mais d'ordre inférieur, dont le corps "est composé. Cependant, comment ces êtres d'une nature inférieure influent-ils sur l'âme, leur maîtresse? Prémontval oublie de nous en in- struire. Ce n'était pas, non plus, une suffisante solu- tion que cette ébauche d'un Alphabet des pen- sées humaines, plusieurs fois recommencée par Prémontval, et dont on trouvera la description à l'article Lambert. Cet alphabet, suivi d'un Sylla- baire et d'un Dictionnaire, devait consister dans la réunion de tous les termes qui ne peu- vent s'expliquer par d'autres, de toutes les no- tions indécomposables et irréductibles, de toutes les conceptions indéfinissables et, par conséquent, primitives et universelles. On y joindrait, afin d'épuiser une aussi importante matière, leurs opposés, leurs annexes, leurs synonymes, et l'on formerait ainsi la liste des éléments de l'esprit humain. Cette liste, évidemment, n'était qu'une imitation des catégories d'Aristote, comme elle devait être la contre-partie des tableaux ontolo- giques des wolfiens, et comme elle peut avoir concouru à préparer les analyses auxquelles Kant soumit les formes de l'entendement. Il est curieux de remarquer, en terminant, que Prémontval avait ambitionné ce titre de Copernic de la philosophie, que Kant se donna vingt ans après. Par sa psychocratie, le mathé- maticien de Berlin avait prétendu faire tourner le corps et le monde autour de l'esprit, Gomme l'astronome de Torn avait fait tourner la terre et les corps célestes autour du soleil. C. Bs. PRESCIENCE. Tout est pour nous un mys- tère dans la nature divine, et il n'est pas un seul des attributs de Dieu qui, considéré de près, n'accable notre faible intelligence. Mais l'obscu- rité redouble, quand il s'agit de la connaissance des choses futures, en un mot, de la prescience. En effet, rien n'est plus difficile que de com- prendre comment cette prescience divine peut se concilier avec la liberté de l'homme, fonde- ment de l'ordre moral tout entier. Pour résoudre ce problème, il y aurait trois choses à faire : premièrement, établir que Dieu prévoit l'avenir ; en second lieu, déterminer comment il le pré- voit ; enfin, de prouver que la prescience de Dieu n'est pas incompatible avec la liberté de l'homme. Malebranche, Leibniz, Fénelon, tous les phi- losophes qui font de la prescience un attribut de la nature divine, s'appuient sur ce principe que Dieu est l'être parfait. Tout ce qui convient à la perfection convient à Dieu; tout ce qui n'est pas la perfection est absolument indigne de Dieu. Il suit de là que Dieu doit être une intelligence; sinon, où serait sa dignité? Le Créateur tom- berait au-dessous de la créature. Comme dit un ancien, il ressemblerait à un homme endormi. Il résulte encore du môme principe que rien ne peut être caché à l'intelligence divine. Ce n'est pas assez pour elle de la science complète du présent et du passé, il y faut ajouter la science de l'avenir. En effet, si Dieu ne connaît pas l'avenir, comment sera-t-il la providence de l'humanité dont il ignore les actes futurs? S'il la gouverne, c'est au jour le jour, comme un roi malhabile. Comment Dieu connaît-il l'avenir? C'est ici que les difficultés abondent. De tous les attri- buts de Dieu, la prescience est le plus éloigné de notre nature et le plus incompréhensible. Que l'on parle de la sagesse infinie, l'homme la conçoit s'il ne peut la comprendre, parce que lui-même est doué d'une certaine sagesse et qu'il a l'idée de l'infini ; il conçoit même la toute-puissance par la puissance bornée dont il dispose. Mais nul de nous ne sait ce que c'est que la prescience, parce que nul n'est doué de la faculté de connaître l'avenir. Nous le devi- nons, il est vrai, à nos risques et périls ; nous nous le figurons à l'image du présent et du passé ; nous en raisonnons comme d'une proba- bilité : jamais nous n'en avons une connaissance directe et véritable. Celui qui dit d'un homme d'honneur qu'il ne commettra pas une lâcheté, dit souvent vrai, mais peut aussi se tromper et, dans les deux cas, ne fait après tout qu'une in- duction. Les savants décrivent une éclipse fu- ture; en ont-ils la prescience? En aucune ma- nière. Quand on connaît les lois des phénomènes astronomiques, il est facile de raisonner d'après ces lois ; mais raisonner ce n'est pas savoir • c'est ignorer et suppléer par industrie à la vue directe qu'on voudrait avoir et qu'on n'a pas. On a si peu cette vue directe, qu'on ne fait que s'appuyer sur une supposition. Mais si l'on ne peut dire ce qu'est la pres- cience, on sait du moins ce qu'elle n'est pas, ce qu'elle ne peut pas être. Elle ne peut pas être incertaine, sinon Dieu pourrait se trom- per, il se tromperait peut-être, et l'erreur, même possible, est incompatible avec la per- fection. En second lieu, la prescience ne peut pas être indirecte : car si Dieu ne connaissait l'avenir que par un détour, qu'au moyen d'un intermédiaire quelconque, il s'ensuivrait qu'il l'aurait ignoré, ne fût-ce qu'un instant. Dieu irait donc s'instruisant d'un jour à l'autre, se perfectionnant à la manière de l'homme ; il ne serait donc ni infini ni parfait. Toute prévision de l'avenir tirée de la considération des anté- cédents, tout procédé réfléchi, tout raisonnement soit inductif soit déductif, tout tâtonnement comme tout effort sont à jamais exclus de la prescience divine. D'après cela, ce qu'il y a d'analogue à cette prescience, ce ne sont pas nos prévisions tou- jours indirectes et souvent fautives ; ce sont nos perceptions et, parmi elles, les plus claires, les plus spontanées. Dieu, dit Fénelon, connaît le présent de la même manière qu'il connaît l'a- venir. Il ne le prévoit pas, il le voit; il en a la science plutôt que la prescience. Le phénomène dont la cause est encore à naître et qui ne se produira que dans plusieurs milliers d'années, Dieu le voit et le contemple de toute éternité, il le perçoit en son temps et en son lieu, il le constate comme le constatera après sa produc- tion l'intelligence bornée qu'arrête l'insurmon- table barrière de l'avenir. Platon, Aristote; Des- cartes, Leibniz, Malebranche, Bossuet, Fénelon professent que l'existence de Dieu n'est pas suc- cessive comme celle des créatures, que, pour Dieu, il n'y a point de temps qui s'écoule, point do passé et point d'avenir; mais un présent per- manent, éternel. Selon cette manière de con- cevoir l'éternité, les mots prescience, avenir, etc. n'ont de sens qu'au regard de l'homme : ils n'en ont point rapportés à Dieu. Ce n'est pas à dire que Dieu confonde les divers moments de la durée et mêle arbitrairement les différents âges II PRES 1367 PRES voit dans l'avenir ce qui est dans l'avenir, et dans le passé ce qui est dans le passé. De sorte qu'à parler rigoureusement, c'est Dieu qui se rend présent à ce qui n'est plus et à ce qui n'est pas encore, spectateur de l'avenir auquel il assiste dans le lointain des âges, comme l'œil saisit ses objets à distance, témoin inévitable; et infaillible qui, sans effort, embrasse les temps et les espaces d'un seul et même regard. C'est encore attribuer à Dieu une manière trop humaine de connaître l'avenir que de se le représenter comme un témoin qui voit hors de lui du haut de son éternité immobile les phé- nomènes qui se succèdent hors de lui dans le temps. Dieu, disent Malebranche, Leibniz, Fé- nelon, ne voit pas les événements du monde hors de lui; c'est en lui-même qu'il les connaît. 11 n'a pas besoin de considérer le monde comme un spectateur ; il le connaît parce qu'il en est l'auteur, comme l'architecte qui a construit une maison en connaît tous les détails par le plan qu'il en a tracé, sans se promener en réalité à travers tous les appartements. Dieu sait ce qui s'accomplit et s'accomplira dans le monde, parce que c'est par un effet de sa volonté que tout s'y passe, s'y passera et s'y est passé. Il prévoit l'avenir, parce qu'il le prédétermine. Mais c'est alors que s'élèvent contre la pres- cience et la prédétermination qui en rend raison les plus grandes difficultés. Il s'agit en effet désormais de concilier la science qu'a Dieu de l'avenir et la détermination de tous les faits physiques ou moraux par la volonté divine avec la liberté de l'homme. Que Dieu, disent en effet certains philosophes, prévoie les phénomènes de la nature, rien n'est plus simple, puisque c'est lui qui les produit ; mais si sa prescience infaillible s'étend aux fu- tures déterminations des hommes, il s'ensuit qu'au moment d'agir nous ne pouvons nous déterminer autrement que Dieu l'a prévu. Nous nous consultons, il est vrai, nous délibérons avec maturité, nous croyons même choisir entre le pour et le contre. Vaine illusion! Après un peu d'agitations, il faut finir par se conformer à la prévision divine. De deux choses l'une : ou Dieu prévoit infailliblement nos déterminations fu- tures, et alors elles ne sont pas libres ; ou elles sont libres, et alors il ne les prévoit pas infail- liblement. Cicéron, le premier, si nous ne nous trompons, qui se soit nettement posé ce pro- blème; sacrifie résolument la prescience à la liberté. Au xvie siècle, les stoïciens en ont fait autant; d'autres tiennent peu à la liberté, et la sacrifient à la prescience. Pourquoi citer des noms lorsque l'histoire est pleine des exemples et des effets du fatalisme religieux ? Plusieurs doctrines célèbres ont essayé de sau- ver, en les conciliant, la prescience divine et la liberté humaine. Certains théologiens, disciples prétendus de saint Augustin, partent de ce principe, que la liberté actuelle de l'homme n'est pas celle dont il jouissait avant le péché. Avant le péché, di- sent-ils, l'homme possédait la volonté et, de plus, le pouvoir d'en disposer en l'appliquant à son gré au bien ou au mal, en un mot, le pou- voir de^ choisir. Depuis le péché, l'homme reste borné à la puissance de vouloir, puissance in- déterminée que Dieu dirige et tourne à son gré, pour l'accomplissement de ses desseins. La li- berté consistant dans la volonté que la pres- cience ne nous ôte pas, on trouve que cette pres- cience et cette liberté ne se font point obstacle. Soit; mais la difficulté n'est pas de concilier la prescience avec une liberté de fantaisie, ima- ginée en vue de cette conciliation même. Il s'açit de la concilier avec la vraie liberté hu- maine. Or, celle-là n'est pas seulement une volonté vague et indéfinie, une puissance géné- rale de vouloir ; c'est le pouvoir de prendre un tel parti lorsqu'il dépendrait de nous d'en pren- dre un autre ; de commencer un tel acte pou- vant ne pas le commencer; de le continuer pou- vant l'interrompre. Le problème subsiste donc tout entier. Une autre doctrine est celle de la contempé- ration ou de la suavité et de la délectation, qu'on appelle victorieuse. Les partisans de ce système reconnaissent toute la liberté humaine; mais, pour être vraiment libre, disent-ils, l'homme n'a pas besoin d'être déraisonnable ou insensible. Dieu parle à la raison et à la sensi- bilité : connaissant à fond nos humeurs et nos inclinations de chaque instant, il sait avec certi- tude le motif qui doit nous déterminer. En con- séquence, il dispose les objets, nous met en l'esprit certaines pensées, fait naître en notre cœur certains penchants, nous environne de tant d'attraits, nous séduit par tant de charmes, que la volonté est gagnée tout en restant libre. Nous pourrions résister, mais nous ne résistons pas. Dieu prévoit donc nos actes libres, parce qu'il nous y détermine par son influence victo- rieuse. Il les sait à l'avance, comme nous savons d'un enfant gourmand qu'il ne résistera pas à la séduction de quelques friandises. Mais on demande à cette doctrine si cette influence s'é- tend à tous les actes humains, sans exception, ou seulement aux actes conformes à la loi mo- rale? Quelque parti que l'on prenne, on n'abou- tit qu'à des impossibilités. Si l'influence divine est restreinte aux bonnes actions, Dieu ne pré- voit pas les mauvaises, et c'en est fait de sa prescience. Si cette influence est universelle, on soulève une autre difficulté, celle de concilier la providence divine avec l'existence du mal moral, dont il sera question tout à l'heure. Dans un cas comme dans l'autre enfin, il n'y a plus de prescience véritable, plus de connaissance directe et immédiate des choses à venir, mais une connaissance raisonnée, une conclusion dé- coulant nécessairement de certaines prémisses. Une autre doctrine, entachée du même dé- faut, c'est celle de la' science moyenne ou con- ditionnée. Il est au pouvoir de Dieu, dit-on, de donner ses inspirations et ses grâces en teHes circonstances et en telle mesure qu'il lui plaît. Or, il n'est pas un seul homme qui, pris en tel temps et dans telle situation d'esprit, ne doive librement se déterminer pour tel parti; pourvu que Dieu lui donne ce qui lui est nécessaire pour agir. Connaissant ses propres desseins, Dieu sait de toute éternité ce que chaque homme doit faire en conséquence de ce qu'il fera lui-même, et c'est ainsi qu'il prévoit infailliblement nos actes libres sans rien leur ôter de leur liberté. Dans cette doctrine, la prescience de Dieu n'est que médiate et conditionnée. Or, toute condi- tion, tout intermédiaire sont incompatibles avec la nature de l'Être parfait et absolu. Un dernier système plus célèbre encore est celui de la prémotion physique, pour lequel les thomistes ont combattu, auquel Bossuet a prête l'éclat et l'autorité de son nom. Ce système re- pose sur ce principe, que tout ce qui est, en quelque manière qu'il soit, doit nécessairement venir de Dieu; sans quoi la créature ayant une sorte d'indépendance, la puissance infinie serait limitée et la cause universelle n'existerait plus. Par conséquent, la créature libre dépend de Dieu, non-seulement en ce qu'elle est et en ce qu'elle est libre, non-seulement en ce qu'elle sera heureuse ou malheureuse selon l'usage PRES — 1388 — PRES qu'elle fera de sa liberté; mais encore en ce que Dieu dispose de cetle liberté même, en ce qu'il en décrète et en produit tous les actes comme partie intégrante de ses desseins éter- nels. Ainsi s'explique la prescience divine . Dieu connaît à l'avance nos actes libres parce qu'il sait à l'avance ce qu'il opérera lui-même. Si quelque action n'avait pas sa cause dans la volonté divine, non-seulement Dieu ne pourrait la prévoir, mais il l'ignorerait une fois produite, parce que l'Être parfait ne recevant rien du de- hors, rien ne peut lui être connu que lui-même et ce qu'il produit. Sans aucun doute, dans la doctrine de la pré- motion physique, ce grand mystère de la pres- cience divine n'offre plus la moindre difficulté; mais que fait-on de la liberté humaine, et com- ment les actes que Dieu décrète et qu'il opère peuvent-ils s'appeler encore les actes libres de la créature ? C'est ici que triomphent les parti- sans de cette doctrine, dans leur pensée du moins. Nos actes libres que Dieu a décrétés res- tent libres, disent-ils. précisément parce qu'il les a décrétés libres. Il veut de toute éternité que nous accomplissions tel acte, mais il veut que ce soit librement que nous l'accomplissions. Le décret de Dieu, loin de ruiner notre liberté, en est la cause et le fondement. Il faut entendre ici Bossuet lui-même : •< Le propre de Dieu, dit-il, c'est de vouloir ; et en voulant, de faire dans chaque chose et dans chaque acte ce que cette chose et cet acte sera et doit être. Et comme il ne répugne pas à notre choix et à notre détermination de se faire par notre volonté, puisqu'au contraire telle est sa nature ; il ne lui répugne pas, non plus, de se faire par la volonté de Dieu qui le veut et la fera être; telle qu'elle serait si elle ne dépen- dait que de nous.... Car, à parler proprement, l'état de notre être, c'est d'être tout ce que Dieu veut que nous soyons. Ainsi, il fait être homme ce qui est homme, et corps ce qui est corps, et pensée ce qui est pensée, et passion ce qui est passion, et action ce qui est action, et néces- saire ce qui est nécessaire, et libre ce qui est fibre, et libre en acte et en exercice ce qui est libre en acte et en exercice : car, c'est ainsi qu'il fait tout ce qu'il lui plaît dans le ciel et dans la terre, et que dans sa seule volonté su- prême est la raison a priori de tout ce qui est. » La doctrine de Leibniz se rapproche en certains points de celle de Bossuet. C'est elle qui mérite essentiellement le nom de doctrine de la pré- détermination. Leibniz prétend d'abord concilier absolument la simple prescience divine avec la liberté humaine : le futur, dit-il, est certain comme le passé, sans que cette certitude purement métaphysique nécessite les futurs contingents. Or la nature de cette certitude n'est pas changée et par conséquent la contingence des actions fu- tures, si celte certitude, au lieu d'être purement métaphysique, vient à être possédée par quelque esprit; donc la prévision d'un futur contingent et libre par l'intelligence divine n'est pas incom- patible avec la liberté humaine. L'intelligence divine conçoit tous les possibles, tels qu'ils sont, c'est-à-dire quand il s'agit de certaines actions humaines, à l'état de contingents libres. La prescience de Dieu est donc, selon Leibniz, parfaitement intelligible, même sans en chercher la raison dans la prédétermination, à savoir dans la dépendance absolue où seraient les actions humaines des décrets divins. Il va plus loin et prétend que la prédétermination elle- ■ ne rendrait point nécessaire le futur con- tingent : m le décret de Dieu consiste uniquement dans la résolution qu'il prendrait de choisir le meilleur entre tous les possibles et si ce possible est réalisé par le mot tout-puissant de fiât; ce fiât ne changeant rien à la nature i, le futur contingent et libre demeure libre et con- tingent quoique devenu réel et prédéterminé, aussi bien que lorsqu'il n'était que prévu et possible. Une autre difficulté qui résulte des doctrines de la prémotion ou de la prédétermination con- siste à concilier avec la bonté de Dieu l'existence de cette espèce particulière du mal, qu'on a ap- pelé mal moral, c'est-à-dire la faute, le péché, le mauvais usage que fait l'homme de son libre arbitre. C'est encore Leibniz qui a exposé cette difficulté avec le plus de lumière et a dépensé le plus de puissance et de subtilité pour tenter de la résoudre. Dieu, dit-il, participerait, selon l'objection, au mal que renferment les actions humaines d'un double concours, physique et moral : physique, il serait l'auteur de l'être, du réel, du mal ; moral , il serait le complice de la faute en la voulant. Dieu, répond Leibniz, ne participe au mal d'aucune de ces deux manières. Il n'y participe pas physiquement, car toute action, même mauvaise, contient quelque bien, par cela seul qu'elle est une action et une action libre; ce bien est l'être ou le réel de cette action mauvaise et Dieu est l'auteur de ce bien ou de ce réel du mal. Mais toute action mauvaise con- tient aussi du mal qui en est la limitation ou le formel, dont le principe, si on rapporte cette action à Dieu qui la prédétermine, n'est pas la volonté de Dieu, mais son intelligence, ou mieux les essences qu'elle contient. Dieu ne participe pas davantage par un concours moral au mal des actions humaines. C'est que, dit Leibniz, il y a plusieurs manières de vouloir. D'abord Dieu veut d'une volonté productive ses propres actes, mais ceux-là seuls; il ne veut les actes libres de l'homme que d'une volonté permissive. Ensuite Dieu veut certaines choses d'une volonté anté- cédente et certaines autres d'une volonté consé- quente. Antécédemment à tout décret, Dieu veut toute espèce de bien, parce qu'il est bien, d'une volonté qui serait elficace si elle n'était empêchée ; d'une volonté semblable il repousse toute espèce de mal. Mais, lorsqu'il se détermine à créer tous les biens qu'il veut antécédemment, il ne peut les vouloir conséquemment parce qu'ils se con- trarient; il est donc obligé, par sa nature et non par une contrainte extérieure, de vouloir dune volonté conséquente, non plus tous les biens, mais le meilleur. Or le meilleur peut entraîner à sa suite un mal que Dieu ne veut pas anté- cédemment, mais qu'il se doit à lui-même de vouloir d'une volonté conséquente. Ainsi, voulant le libre arbitre de l'humanité, antécédemment parce qu'il est un bien, conséquemment parce qu'il est le meilleur possible, il veut aussi, mais seulement d'une volonté permissive et à la fois eonsi'ijuente et non antécédente et productive la possibilité de la faute. Et Leibniz pense que ces distinctions suffisent à absoudre Dieu de toute participation au mal moral et à concilier la pro- vidence de Dieu, la prescience et la prédétermi- nation avec la liberté humaine. La raison doit avouer sans embarras que ni saint Augustin, ni saint Thomas, ni Bossuet, ni Leibniz n'ont résolu les difficultés du plus im- périeux de tous les problèmes. Bossuet lui-même semblait croire à la vanité des efforts des théolo- giens aussi bien que des philosophes, si l'on en juge par le soin prudent avec lequel il proclame, avant d'examiner les moyens de concilier noire liberté avec /es décrets de la Providence, que ni la prescience de Dieu, ni la liberté de l'homme PREV — 1389 PHEV ne doivent être révoquées en doute, quelque dif- ficulté qui survienne quand on veut les concilier, parce qu'une vérité ne peut être absolument en 1 radiction avec une autre vérité, « mais qu'il li ut au contraire, pour ainsi parler, tenir toujours ment comme les deux bouts de la chaîne, quoiqu'on ne voie pas toujours le milieu par où l'enchaînement se continue. » On peut consulter saint Augustin, Traité de l'esprit et delà lettre: — Descartes, Correspon- dance, éd. de M. Cousin, 9e vol., p. 368 et 373; — Bossuet, Traité du libre arbitre; — Leibniz, Th 'odicée; — Fénelon, Existence de Dieu; — Jouffroy, Cours de droit naturel. Voy. Providenxe. PREVOST (Pierre) naquit à Genève, le 3 mars 1751, d'Abraham Prévost, pasteur et principal du collège, homme distingué par sa modestie autant que par son savoir. Après avoir étudié la théo- logie et le droit, en même temps que les lettres et les sciences, il accepta une place de précep- teur en Hollande, où il pouvait non-seulement s'instruire auprès des grands humanistes de Leyde, les Ruhnkenius et les Walckenaër, mais goûter le fils de l'un d'eux, le philosophe Hernsterhuys, qui venait de publier ses premiers écrits. Un voyage en Angleterre suivit le séjour en Hollande et ouvrit de nouveaux horizons au curieux Ge- nevois. D'Angleterre il vint à Paris, et eut pour élève Benjamin Delessert. Prévost fut l'instituteur que l'auteur d'Emile avait conseillé de choisir, un maître doux, attentif et d'une patience in- vincible. Cependant Rousseau, qu'il connut alors et qui l'aima, reconnut en lui non-seulement un homme bon et vertueux, mais un savant aussi judicieux que solide. Le monde lettré de Paris apprit bientôt à le connaître par une exacte tra- duction d'Euripide (1770), à laquelle succédèrent, vingt ans plus tard, d'intéressantes études sur la philosophie du tragique grec (1808). Cette version le recommanda à Frédéric II, qui lui fit offrir une position devenue vacanle par la mort de Sulzer. En 1780, Prévost se rendit à Berlin comme pro- fesseur à l'École militaire et comme membre de l'Académie. Il s'y lia intimement avec trois aca- démiciens dont le commerce journalier lui fut également utile : l'helléniste Bitaubé, le géomètre Lagrange et le philosophe Mérian. Son séjour en Prusse ne fut pourtant que de quatre ans. Etant allé voir ses parents en 1784, il reçut du conseil de Genève l'offre d'une chaire de littérature qu'il accepta, au grand déplaisir de Frédéric. Cette chaire, il l'échangea, en 1793, contre celle de philosophie, à laquelle il joignit, en 1810, l'enseignement de la physique générale. L'activité qu'il développa dans l'université gene- voise tient du prodige. Non-seulement il mena de front des cours de philologie, de philosophie et de sciences naturelles, mais il prit une part con- sidérable à l'administration des écoles et des affaires publiques. Il fut longtemps un des légis- lateurs, un des négociateurs de sa patrie. Il con- courut, de plus, à la rédaction d'un grand nombre de journaux littéraires et scientifiques, particu- lièrement des Annales de chimie et de physique, et de la Bibliothèque universelle que les frères Pictet a.vaient fondée. Il traduisit un grand nom- bre d'ouvrages célèbres; il en composa lui-même qui ne manquèrent pas d'importance ni de succès. C'était un savant presque universel, qui, sans se montrer inventeur, était doué d'une rare sagacité. C'est ainsi que, dans la théorie du calorique rayonnant, il devina des lois confirmées plus tard par l'expérience. Une dialectique serrée, une précision parfois un peu sèche, une douce ironie qui rappelle le lecteur assidu de Platon et de Xénorhon, forment les traits les plus essentiels de son style. Grâce à ces dons divers, tous appuyés sur une admirable mémoire, il cultiva avec pa- tience et bonheur, à côté de la philosophie, la physique, l'économie politique, la littérature an- cienne, jusqu'au jour de sa mort, qui arriva le 8 avril 1839. La réputation de Prévost est due à ses traduc- tions autant qu'à ses travaux personnels et origi- naux. Par les premières, il a concouru à faire connaître ou apprécier sur le continent Adam Smith, H. Blair, Bell, Malthus, Dugald Stewart, son ami et son correspondant. Rien donc de plus naturel que le crédit dont il jouissait dans les Sociétés royales de Londres et d'Edimbourg. D'autres académies s'honorèrent de son affiliation, les unes à cause de son ouvrage Sur Vorigine des forces magnétiques, les autres à cause de son travail Sur Vinflucnce des signes relative- ment à la formation des idées, d'autres encore à cause de ses Essais de philosopjhie (2 vol. in-8, 1804). L'enseignement philosophique, dans l'univer- sité de Genève, lui eut des obligations particu- lières pendant près d'un demi-siècle. Cet ensei- gnement n'avait cessé d'être très-remarquable depuis la fin du xviie siècle; Prévost le rendit encore plus solide et plus complet. Les maîtres, ses devanciers, avaient toujours tenu la philo- sophie dans un rapport intime avec les sciences naturelles et exactes, les lettres et la religion. Prévost maintint cette triple alliance, et même il la fortifia par des ressources empruntées aux autres nations. Son mérite consiste à avoir, d'une part, affermi davantage la méthode d'observation appliquée à la nature de l'homme; d'autre part, rattaché l'expérience à l'histoire de la philoso- phie, à ce qu'il appelait les meilleures autorités. Le philosophe, dit Prévost dans ses Essais de vhilosophie, étudie la nature; la nature des corps est l'objet de la physique; celle de l'esprit est l'objet de la métaphysique. Il n'y a qu'une ma- nière d'étudier la nature : c'est de l'observer. Toutefois, l'observateur se peut placer à deux points de vue ; il peut considérer l'espèce dans les procédés les plus généraux de l'intelligence, comme on étudie les procédés de l'instinct animal : il peut analyser ensuite l'esprit humain d'une manière individuelle, classer ses facultés et suivre par ordre les phénomènes qui s'y rapportent.^En analysant l'esprit humain, on arrive à reconnaître trois facultés distinctes : la sensibilité, l'intel- ligence, la volonté. La philosophie rationnelle se composera donc de trois parties : sensation et sentiment, raison et raisonnement, volonté et action; en d'autres termes, psychologie, logique et morale. L'expérience individuelle est la source ordinaire des connaissances philosophiques; car le philosophe est avant tout le naturaliste de l'esprit humain, le physicien de l'âme. Cependant, l'observation de soi-même est insuffisante : il y faut joindre les expériences d'autrui, les travaux des hommes savants et ingénieux, ces travaux qu'il serait peu sage de rejeter, lorsqu'ils diffèrent de nos idées. Attendons qu'ils aient subi l'épreuve du temps, et éprouvons-les par nous-mêmes. Les autorités auxquelles il a recours, Prévost les partage en trois classes : l'école écossaise, l'école française, l'école allemande. La première a ses sympathies les plus vives et les plus con- stantes; il lui reconnaît l'avantage d'avoir surtout contribué au perfectionnement de la morale, et de s'être éclairée des lumières de la physiologie; mais il lui reproche aussi d'avoir détaché des études spéculatives la logique, c'est-à-dire la branche à laquelle il attachait le plus grand prix. L'école française commence pour lui à Descartes et à Malcbranche, dont il voit avec peine la mé- PREV — 1390 — PRIC taphysique mêlée à une physique vicieuse ; elle s'arrête à Destutt de Tracy et à Maine de Biran; et elle lui offre pour caractère commun la netteté d'investigation et d'expression. Condillac et ses disciples lui paraissent à tort réduire toutes les opérations de l'âme à la seule sensibilité, se per- mettant de prendre ce mot tour à tour au propre et au figure, et manquant ainsi à la précision, cette première loi du langage philosophique. En disant : « Penser, c'est sentir des sensations, des souvenirs, des rapports , » ils donnent au mot sentir une extension fâcheuse. Tous ces actes de la pensée se passant au dedans de nous, sont des modifications de nous-mêmes dont nous avons la conscience; mais il ne s'ensuit pas que tous soient des sensations, comme le prouve la division même qu'on en fait. Aussi Prévost penche-t-il moins vers Condillac que vers Charles Bonnet, son compatriote. Quant à l'école allemande, à laquelle il assigne trois chefs, Leibniz, Wolf et Kant, elle lui inspire moins d'intérêt. La doctrine de Kant surtout lui semble peu faite pour se répandre en Europe. Il convient, toutefois, que le philosophe de Kcenigs- berg a montré mieux que personne que nos sensations et nos jugements revêtent nécessaire- ment la forme de notre esprit, s'encadrant dans les catégories de notre esprit, dépendant enfin de notre constitution primitive, de notre organisa- tion intellectuelle. Prévost désire, d'ailleurs, qu'en critiquant la philosophie de Kant on dis- tingue ce qui lui est propre, et ce qu'elle s'est approprié [Essais de philosophie, t. I, p. 43 et suiv. — Traduction des Essais philosophiques d'Adam Smith, t. II, p. 263 et suiv.). Celui des philosophes écossais dont il se rappro- che le plus, c'est Dugald Stewart. Aussi le cite-t-il maintes fois dans ses Essais. Avant de connaître les écrits de Stewart, il était pourtant arrivé, par lui-même, sur la plupart des points, à des con- clusions analogues. L'influence prolongée de Mé- rian et d'autres penseurs, qu'il avait connus en Prusse, peut suffisamment expliquer cette res- semblance. Prévost avait, en effet, entretenu des relations avec ses amis de Berlin, après son retour à Ge- nève; et cette correspondance valut au monde savant plusieurs mémoires très-curieux ou très- instructifs. Outre une série d'études sur le cal- cul des probabilités, considéré en lui-même et dans ses applications au gain fortuit, à la valeur du témoignage, à l'estimation des causes par les effets, etc., Prévost fournit à l'académie prussienne un travail étendu Sur les méthodes employées pour enseigner la morale, sorte de parallèle entre la morale de principe, la morale de sentiment et la morale d'expérience; puis un Essai sur le principe des beaux-arts, qu'il en- visage successivement dans leur partie méca- nique et dans leur partie libérale, et qu'il suit tantôt dans leurs liens avec l'imagination, tan- tôt dans leurs effets sur les organes de l'homme, sur sa sensibilité, sur sa raison, sur son plaisir et son bonheur. Dans un autre mémoire où il compare l'éco- nomie des anciens gouvernements et des nou- veaux (1783), par rapport à l'administration raie des finances et aux principes des di- verses opérations économ vost s'an- nonce déjà comme le disciple de Smith et de Malthus. Ses études d'économie politique, reste, ne se sont guère éloignées des doctrines de l'école écossaise. Signalons encore, parmi ses travaux dé un ou\ a e également envoyé à Berlin, et intitule lu. Les arguments à l'appui sont trop connus pour que nous ayons besoin d'insister; il suffira de mentionner ceux que l'auteur a développés le plus de prédilection. « S'il y avait en i us, dit-il, une. âme immatérielle, un principe. de li pensée, distinct du corps, plus le ci ocherait du terme de sa dissolution, plus la sée des entraves qui 1 a ênent, devrait se manifester avec éclat; or l le contraire qui a lieu. Les fonctions par lesquelles se révèle la vie, vont s'affaiblissant avec elle, et s'éteignent quand elle s'éteint, ou plutôt on conclut de la cessation des unes à la cessation de l'autre : ainsi devrait-on, dans toute hypothèse, conclure de l'alanguissement suc- cessif des facultés de l'âme et de leur dispari- tion finale à l'épuisement et à la mort de rame elle-même. La simplicité de l'âme, enfin, parait entièrement incompatible avec la multiplicité des actes dont on veut qu'elle soit le sujet ou la cause. » Priestley s'occupe eusuite de répondre aux objections tirées; suivant lui, de la fausse idée qu'on se fait généralement de la nature de la matière, de ses forces et de ses pro- priétés. Quand on prétend établir une in- compatibilité radie de entre ;l'essence de la ma- tière et la production de la pensée, on oublie que cette essence nous est inconnue. Et de quel droit limiter le nombre des phénomènes qu'elle est capable de produire, surtout lorsque ces phénomènes n'apparaissent jamais que dans un rapport étroit et constant avec d'autres qui dé- pendent évidemment du corps? Mais c'est prin- cipalement aux théologiens que Priestley avait à cœur de répondre. Grand érudit, versé dans la connaissance de l'hébreu, il oppose à ses adver- saires le texte même des livres saints qui témoi- gnent bien plutôt, à son gré, de la matérialité que de la spiritualité de l'âme. Dans l'hypothèse de la spiritualité, le dogme de la résurrection ne se conçoit plus, ou il entraîne avec soi l'existence d'un purgatoire (il ne faut pas oublier que Priestley est dissident et qu'il s'adresse à des théologiens de l'Église anglicane) ; et encore n'a-t-on pas résolu toutes les difficultés que la question soulève. Si l'âme survit au corps, en effet, ou la sanction rénumératoire et pénale se trouve immédiatement appliquée, et la résurrec- tion est inutile; ou bien il faut que l'âme perde la pensée pour ne la recouvrer qu'au jour du jugement, ce qui n'est pas moins contradictoire. Avec le matérialisme, toutes ces impossibilités disparaissent ; il coupe court à une foule de questions autrement insolubles, telles que la question des rapports du corps et de l'âme., et de l'immortalité des animaux. Priestley l'adopte donc comme plus conforme aux données de l'ex- périence, de la raison et de la foi. C'est par des motifs analogues que Priestley soutint contre Price la doctrine du déterminisme. Voici son procédé ordinaire d'argumentation par voie de raisonnement : il met deux thèses en présence, et sans presque s'occuper des faits invoqués à l'appui de l'une ou de l'autre, il compare les conséquences qui en résultent, et se prononce suivant qu'elles concordent ou ne concordent pas avec d'autres vérités préalable- ment établies, ou supposées telles. Ainsi, dans cette question de déterminisme, Priestley combat la liberté, parce qu'elle lui parait en opposition avec la science infinie et la providence de Dieu. Il lui semble encore que Je système du libre arbitre, rompant la chaîne nécessaire des effets et des causes, tient toujours l'homme ini dans l'attente de l'avenir, et 1 même a l'indifférence et au désespoir. El i le déterminisme, enfin, remet aux mains de Dieu le sort di es, que Dieu ne peut vouloir absolument le mal d'aucune d'elles, parce qu'il est absolument bon, Priestley se prononce en faveur de cette hypothèse qui. dans son opinion, autorise ci sauvegarde pour l'éternité n chères espérances de bonheur. La liberté, du reste, n'eut jamais de plus fervent apologiste. Il la défendil avec passion, avec éloquence contre le scepticisme de Hume, et ne cessa de la réclamer sous toutes ses for- PRIX — 1393 — PRIX mi'8, civile, politique et religieuse. Toute sa vie fut d'accord avec ses doctrines. Il n'eut jamais qu'une passion, celle du bien, de la vérité; noble cause à laquelle il eut la force de sacrifier ce qui tient le plus au cœur de l'homme, ses préjugés nationaux et religieux. Les principaux ouvrages philosophiques de Priestley sont : An examina lion of Dr Reid's Inouiry into Ihe human mind, Dr Beattie'sessay on lltc nature and immulabilily of Irulh, and Dr OswalcTs appeal to the common sensé, Lond., 1774; in-8; — Lettcrs la a philosopkical unbe- lievei containing an examination of Ihe prin- cipal objections to Ihe doctrins of natural re- ligion and especially those contained in the wrilings of M. If unie. Balh, 1780, in-8; — Dis- guîsilions relating to matler and spirit, Lond., 1777 i:i-8 ; — Three dissertations on the doc- trine of matérialisai and philosophical neces- sihj, Lond., 1778, in-8; — The doctrine of phi- losujjhical necessily, Lond., 1777, in-8 ; — Letters on materialism and Hartley's theory of the human mind, Lond., 1776, in-8. On peut consulter aussi : The life of J. Priest- ley with crilical observations on his worhs and extracts from his iuriti?igs illuslralive of the caracler, principles, etc., by J. Carry,Lond.; 1804, in-8; et un autre extrait publié en alle- mand Sur les vibrations des nerfs frontaux con- sidérés comme causes matérielles de la sensibi- lité et de la pensée, avec un parallèle de cette doctrine et de la phrénologie, Altona, 1806, in-8. Son Histoire de l'électricité a été traduite en français par Brisson, 1771, 3 vol. in-12, et ses Expériences sur les diverses espèces d'air, par Gibelin, 9 vol. in-12. Enfin, Priestley a laissé des Mémoires sur sa vie publiés en 1806 et continués par son fils. Voy. le second volume du Cours de droit naturel de M. JoufTroy. A. B. PRINCIPES (de principium, àpy/1, commen- cement). Nos jugements et les objets auxquels ils se rapportent peuvent se diviser en deux grandes classes : les uns possèdent par eux-mêmes la certitude et l'existence que nous leur attribuons; les autres ne sont qu'une dérivation, une exten- sion d'un jugement ou d'un objet antérieur. C'est aux premiers que nous donnons le nom de principes, parce qu'ils occupent le premier rang dans l'univers et dans notre pensée ; parce que les idées et les choses nous représentent comme une chaîne dont ils forment le commencement. En effet, le mot principe a ce double sens : il s'ap- plique à la fois à ce que nous pensons et à ce qui est d'une manière évidente, d'une manière nécessaire ; il exprime toute existence et toute connaissance que nous sommes forcés d'admettre sans la supposition d'une existence ou d'une connaissance antérieure. Ainsi, nous disons éga- lement que Dieu est le principe de l'univers, lame le principe de la pensée, et que les ma- thématiques ont pour principes les axiomes et les définitions. De là vient qu'on a distingué tout d'abord deux espèces de principes : les principes de la connaissance (principia cognoscendi) et lesprin- cipes de l'existence [principia essendi) , ou, comme les appelle la scolastique allemande, les principes formels et les principes réels. A moins d'être abandonné à un scepticisme irrémédi ible, il n'est pas difficile de voir que ces deux sortes de principes sont inséparables de leur nature : car comment atteindre au fond des choses, sinon par les idées et les jugements les plus néces- saires de notre intelligence"? Comment, par exemple, rechercher la substance et la c l'univers, si l*on ne sait pas ce que c'est qu'une substance et une cause? D'un autre côté, lors- LilCT. riIILCS. qu'on a reconnu l'universalité et la nécessité de ces idées, comment ne pas les appliquer à l'exis- tence et a la nature des êtres? Cependant la sé- paration a eu heu : tant l'analyse est nécessaire à l'esprit humain pour se comprendre! On peut dire que les anciens, en général, se sont occupés presque exclusivement des principes de l'exis- tence, et les modernes des principes de la con- naissance. Les premiers cherchaient à savoir d'où vient l'univers et de quoi il se compose ; les autres se demandent quels sont les éléments et les lois de la pensée, et quelle valeur nous pou- vons y attacher par rapport aux objets qu'ils représentent. Dans chacune de ces deux espèces de principes, il faut examiner si les idées et les choses, si les jugements et les objets qui se présentent sous ce nom, en sont véritablement dignes, ou s'ils ne l'ont reçu que par comparaison; s'il est impos- sible de concevoir quelque chose qui leur soit antérieur dans l'existence ou dans la pensée, c'est-à-dire qui offre un plus haut degré de cer- titude, de nécessité, de généralité; ou s'ils n'ont obtenu la priorité que par rapport à d'autres ju- gements, à d'autres objets, moins certains, moins généraux, moins nécessaires ; en d'autres ter- mes, il faut distinguer entre les premiers prin- cipes et les principes secondaires, les principes absolus et les principes relatifs, les principes des vérités nécessaires et ceux des vérités contin- gentes. Par exemple, les prémisses d'un syllo- gisme, une fois accordées, sont des principes par rapport à la conclusion qu'elles renferment; mais elles perdent ce titre devant des proposi- tions plus générales, et surtout devant celle sur laquelle repose la certitude du raisonnement lui-même. On dira de même que l'attraction est le principe qui fait mouvoir les astres, que l'oxy- gène et l'hydrogène sont les principes de l'eau, quoique ces prétendus principes n'aient rien de nécessaire ni d'absolu. La science les a long- temps ignorés, et l'on conçoit facilement qu'en faisant un nouveau pas elle puisse les résoudre dans un principe supérieur. Les principes apparaissent à notre esprit de diverses manières : ou ils ne sont connus qu'a- près les faits et les conséquences qui en décou- lent; ou nous en avons une connaissance anté- rieure ; ou ils se montrent dans les faits mêmes, tout en les dominant et en gardant leurs carac- tères distincts. De là trois sortes de sciences, puisqu'il n'y a pas de sciences sans principes, c'est-à-dire sans certitude et sans unité : 1° les sciences naturelles ou physiques ; 2° les sciences mathématiques; 3° les sciences philosophiques. En effet, les principes que recherchent les scien- ces naturelles, c'est-à-dire les lois, les éléments et les forces dont l'ensemble constitue l'univers, ces principes ne peuvent être découverts que par une observation laborieuse de tous les faits, directement ou indirectement appréciables à ncs sens. Par exemple, c'est par les phénomènes de l'électricité, du magnétisme, de la chute des corps, que nous nous faisons une idée du fluide électrique, magnétique, et de la force appelée pesanteur.' Les mathématiques, au contraire. débutent par leurs principes : car il est i que les définitions et les axiomes n'ont rien de commun avec l'expérience. On chercherait en vain dans la nature quelque chose qui ressem- ble à un point, à une ligne droite, à un ti parfait, à un carré parfait; ce n'est pas. n n plus, par elle que nous savons que la ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre, et que deux quantité égales à une même troisième sont égales entre elles : car l'égalité parfaite, la ligne droite n'existent pas ailleurs que PRIN — 1394 — PROB dans notre espr.it. Enfin, les principes sur les- quels reposent les sciences philosophiques, par exemple ceux-ci : tout ce qui commence d'exister a une cause; tout phénomène se rapporte à un être ou à une substance, nous sont donnés im- médiatement avec leurs caractères distinctifs, c'est-à-dire la nécessité et l'universalité, dans les faits de conscience. Ce n'est que par moi que je sais ce qui se passe hors de moi et au-dessus de moi. Or, je ne puis m'apercevoir moi-même que par la- conscience ou la pensée. Je ne puis m'apercevoir que je pense, sans savoir que je suis; et le rapport que je découvre entre ma pensée et mon être, se justifie à l'instant même par le principe universel qui lie le phénomène à la substance. Mais je ne pense pas sans agir, l'intelligence est inséparable de te. volonté; en même temps donc que je m'aperçois comme une substance, je m'aperçois comme une cause ; et dans le lien qui unit mes actes à ma propre puissance, je découvre tout aussitôt le rapport universel de la cause et de l'effet. De ces trois sortes de principes, il est facile de voir que les derniers seuls méritent ce nom dans un sens rigoureux et absolu, c'est-à-dire que seuls ils ne supposent rien au-dessus d'eux ; tandis que les autres sont soumis à des condi- tions. Ils seront vrais si notre raison, si nos sens, si nos facultés en général ne nous trompent pas; ils seront vrais si la vérité, en général, est ac- cessible à l'esprit humain; ils seront certains s'il y a une certitude pour nous ; il y aura dans la nature des éléments et des forces, c'est-à-dire des substances et des causes ; il y aura des rap- ports de vitesse et d'étendue, si les notions mêmes de substance, de cause, d'espace, de temps ne sont pas de pures illusions. La science qui a pour objet de résoudre ces questions et de re- monter, dans l'ordre de la connaissance comme dans celui de l'existence, au vrai commence- ment des choses, à l'absolument premier, la philosophie, en un mot, est donc justement ap- pelée la science des principes (voy. Philosophie). Mais si cette proposition est vraie, il ne l'est pas moins qu'il n'y a pas de place pour une théorie particulière des principes^ qu'une semblable théorie; si elle repondait a son but, ne serait pas moins qu'un système complet de philosophie : par conséquent il faut se borner, sur ce point, à des considérations de définition et de division. En effet, envisagez-vous les principes par rap- port à l'intelligence, comme source et comme condition de la certitude ? Vous avez à la fois une question de logique et de psychologie. Vous êtes obligé de vous éclairer sur le nombre et la nature de vos facultés, de rechercher si elles sont distinctes ou si elles peuvent se ramener à une seule ; et dans l'un et l'autre cas d'appré- cier leur valeur, leur autorité, leur étendue. L'existence des principes une fois admise, vou- lez-vous savoir quelles formes ou quelles sortes d'idées les représentent à notre intelligence? Vous avez la question des catégories ; question épineuse que ni Aristote ni Kant n'ont complè- tement résolue. La tâche est encore plus vaste et plus difficile^ si vous cherchez les principes, non de l'intelligence, mais de l'existence. Y a- l-il un seul principe ou faut-il en admettre plu- sieurs? Est-ce la matière qui a produit l'esprit, ou l'esprit qui a produit la matière? Ou sont-ils t"iis deux éternels, ou dérivent-ils tous deux «l'une essence supérieure? Il faut donc faire un choix entre le panthéisme, le matérialisme, le dualisme, le système de la création; en un mol, il faut examiner sous toutes ses faces le probli tm il'1 la métaphysique. Enfin, si, non con- tent de rechercher la substance et la cause dis êtres, vous voulez savoir aussi quelle est leur fin et surtout la vôtre, c'est-à-dire quel doit être le principe déterminant de vos actions, vous rencontrez devant vous le problème le plus éleyé de la morale. Qu'on passe en revue les différents systèmes philosophiques de l'antiquité, et l'on verra qu'ils répondent tous à cette même question : « Quel est le principe des choses? » Les systèmes mo- dernes, comme nous l'avons déjà remarqué, ont surtout pour but de déterminer le principe de nos connaissances. Aristote, en cherchant à re- monter aux premiers principes, qu'il réduit à quatre : la cause motrice, la cause finale, la matière et la forme, aboutit à la création de toute la science métaphysique. Kant, en remet- tant en question et en soumettant à une analyse nouvelle tous les principes de l'intelligence hu- maine, aboutit à un système de métaphysique et de psychologie tout à la fois. Il est donc im- possible d'accorder une grande valeur aux trai- tés spéciaux qui ont été écrits sur les principes, tels que celui qu'on rencontre dans les œuvres de Reid (t. V, p. 69-182, de la traduction de Jouffroy), ou le livre Ier de l'Essai sur Venten- dement humain. Quant au Traité des vérités premières, du P. Buffier, c'est un traité com- plet de psychologie. PRISCUS de Molosse , ou de Thesprotie, philosophe néo-platonicien, florissait vers le mi- lieu du v8 siècle de notre ère. Il était disciple d'^Edésius, et se distingua par ce seul fait, qu'il repoussa la théurgie et les pratiques supersti- tieuses qui envahissaient alors l'école d'Alexan- drie. Eunape (Vitœ sophistarum) est le seul historien de l'antiquité qui nous ait transmis son nom. X. PRIVATION (aTÉpriffiç). Ce mot a été employé par Aristote dans la partie de sa doctrine qui con- cerne la matière. Selon Aristote, la matière, qui est un des quatre principes des choses, n'existe pas sans la forme qui en est un autre. Mais la matière, supposée encore indéterminée, peut revêtir défi- formes contraires, par exemple, le chaud ou le froid; à ce titre Aristote l'appelle une simple puis- sance. Lorsqu'elle est devenue un corps chaud, elle n'est plus une simple virtualité, elle est en acte; mais par cela même qu'elle est revêtue d'une forme, le chaud, elle est privée de la forme contraire, le froid, qu'Anstote appelle du nom de privation. En sorte que toute réalité, dit-il, exige trois principes : la matière, la forme et la privation, c'est-à-dire la puissance de devenir l'un des deux contraires, l'un des contraires réalisé, le contraire non réalisé. Voy. Aristote, Métaphysique, liv. IX, X, XI, XII ; — Ravaisson, Essai sur la métaphysique a" Aristote, t. I, liv. III, ch. n, et l'article Aristote. Leibniz a aussi fait un assez fréquent usage du mot privation ou de ses dérivés. Il est pour lui simplement synonyme de limitation. .imper- fection. Voy. Leibniz, Théodicée. X. PBOBAbilisme. Voyez Carnéade. PROBABILITE. Nous traiterons dans cet ar- ticle de deux sortes de probabilités : de la pro- babilité qu'on appelle mathématique, et qui se ramène à une évaluation numérique des chan- ces, et d'une autre probabilité qui ne comporte nullement une telle évaluation, et que nous proposerions de nommer la probabilité philoso- phique, parce qu'elle tient essentiellement à l'idée que nous nous faisons de l'ordre et de la raison des choses, idée qui est à la fois l'ori- gine et le terme de toutes les spéculations des philosophes. De I" probabilité mathématique. L'idée de la probabilité mathématique se rattache à l'idé« PROU 1395 PIKHJ du hasard ou du cas fortuit; et celle-ci, comme nous allons essayer de l'expliquer, résulte de l'idée que nous nous faisons, et que nous devons nous faire, de la solidarité et de V indépendance des causes. 11 n'est pas impossible qu'un événement ar- rivé à la Chine ou au Japon exerce une certaine influence sur des faits qui doivent se passer à Paris ou à Londres ; mais, en général, il est bien certain que la manière dont un bourgeois de Paris arrange sa journée n'est nullement influencée par ce qui se passe actuellement dans telle ville de Chine où jamais les Européens n'ont pénétré. Il y a là comme deux petits mondes, dans chacun desquels on peut observer une chaîne de causes et d'effets qui se dévelop- pent simultanément, sans avoir entre eux de connexion, et sans exercer l'un sur l'autre d'in- fluence appréciable. Il prend au bourgeois de Paris la fantaisie de faire une partie de campagne, et il monte sur un chemin de fer pour se rendre à sa des- tination. Le train éprouve un accident dont le pauvre voyageur est la victime, et la victime fortuite, car les causes qui ont amené l'acci- dent ne tiennent pas à la présence de ce voya- geur : elles auraient eu leur cours de la même manière lors même que le voyageur se serait déterminé, par suite d'autres influences, à pren- dre une autre route ou à attendre un autre train. Mais si l'on suppose qu'un motif de curio- sité, agissant de la même manière sur un grand nombre d'individus, amène ce jour-là et à cette heure-là une affluence extraordinaire de voya- geurs^, il pourra se faire que les embarras qui en résultent dans le service du chemin de fer soient la cause déterminante de l'accident. Des séries de causes et d'effets, primitivement indé- pendantes les unes des autres, cesseront de l'être, et il faudra reconnaître entre elles un lien étroit de solidarité. Un homme, surpris par l'orage, se réfugie sous un arbre isolé et y est frappe de la foudre. Cet accident n'est pas purement fortuit, car la physique nous apprend que le fluide électrique a une tendance à se décharger sur les cimes des arbres comme sur toutes les pointes. Il y avait une raison pour que l'homme ignorant des principes de la physique courût à l'arbre isolé comme à un abri ; et il y en avait une autre, tirée aussi de la forme de l'arbre et de son iso- lement, pour que la foudre vînt le chercher pré- cisément à cette place. Au contraire, si l'homme avait été frappé au milieu d'une prairie ou d'une forêt, l'événement serait fortuit : car il n'y au- rait plus aucune liaison entre les causes qui l'ont amené sur le lieu de l'accident et celles qui font que la foudre s'y rencontre en même temps que lui. Un homme qui ne sait pas lire prend un à un des caractères d'imprimerie entassés sans ordre. Ces caractères, dans l'ordre où il les amène, donnent le mot amitié. C'est une ren- contre fortuite ou un résultat du hasard : car il n'y a nulle liaison entre les causes qui ont di- rigé les doigts de cet homme, et celles qui ont fait de cet assemblage de lettres un mot des plus employés dans notre langue. Ce n'est point parce que les événements sont rares et surprenants qu'on doit les qualifier de résultats du hasard. Au contraire, c'est parce que le hasard les amène entre beaucoup d'au- tres auxquels donneraient lieu des combinai- sons différentes, qu'ils sont rares: et c'est parce qu'ils sont rares qu'ils nous surprennent. Quand un homme extrait, les yeux bandés, une boule d'une urne qui renferme autant de boules blan- ches que de boules noires, l'extraction d'une boule blanche n'a rien de surprenant, tandis que le même événement nous paraîtrait sur- prenant si l'urne renfermait mille fois plus de boules noires que de boules blanches. Mais, dans l'un comme dans l'autre cas, l'événement est le résultat du hasard^ parce qu'il n'y a manifes- tement aucune liaison entre les causes qui font tomber sur telle boule les mains de l'operateur, et la couleur de cette boule. Nous employons ici le mot de cause, confor- mément à l'usage ordinaire, pour désigner tout ce qui influe sur la production d'un événement, et non pas seulement pour désigner les causes proprement dites, ou les causes efficientes et vraiment actives. Ainsi, au jeu de croix ou pile. l'irrégularité de structure de la pièce projetée sera considérée comme une cause qui favorise l'apparition d'une des faces et contrarie l'appa- rition de l'autre : cause constante, la même à chaque coup, et dont l'influence s'étend sur toute la série des coups pris solidairement et dans leur ensemble, tandis que chaque coup est indépendant des précédents, quant à l'intensité et à la direction des forces impulsives, que l'on qualifie pour cela de causes accidentelles ou for- tuites. A cette notion du hasard s'en rattache une autre, qui est de grande conséquence en théorie comme en pratique : nous voulons parler de la. notion de l'impossibilité physique. C'est encore ici le cas de recourir à des exemples pour ren- dre plus saisissables les généralités abstraites. On regarde comme physiquement impossible qu'un cône pesant se tienne en équilibre sur sa pointe ; que l'impulsion communiquée à une sphère soit précisément dirigée suivant une li- gne passant par le centre, de manière à n'im- primer à la sphère aucun mouvement de rota- tion sur elle-même ; qu'un instrument à mesurer les angles soit exactement centré ; qu'une ba- lance soit parfaitement juste, et ainsi de suite. Toutes ces impossibilités physiques sont de même nature, et s'expliquent à l'aide de la notion qu'on a dû se faire des rencontres fortuites et de l'indépendance des causes. En effet, supposons qu'il s'agisse de trouver le centre d'un cercle : l'adresse de l'artiste et la précision de ses instruments assignent des li- mites à l'erreur qu'il peut commettre dans cette détermination. Mais, d'autre part, entre de cer- taines limites différentes des premières et plus resserrées, l'artiste cesse d'être guidé par ses sens et par ses instruments. La fixation du point central, dans ce champ plus ou moins rétréci, s'opère sans doute en vertu de certaines causes, mais de causes aveugles, c'est-à-dire d>- i tout à fait indépendantes' des conditions géomé- triques qui serviraient à déterminer ce centre sans aucune erreur, si l'on opérait avec des sens et des instruments parfaits. Il y a une infinité de points sur lesquels ces causes aveu- gles peuvent fixer l'instrument de l'artiste, sans qu'il y ait de raison, prise dans la nature de l'œuvre, pour que ces causes fixent l'instrument sur un point plutôt que sur un autre. La coïn- cidence de (a pointe de l'instrument et du véri- table centre est donc un événement complè- tement assimilable à l'extraction d'une boule blanche par un agent aveugle, quand l'urne ren- ferme une seule boule blanche et une infintté de boules noires. Or, un pareil événement est avec raison réputé physiquement impossible en ce sens que, bien qu'il n'implique pas contra- diction, de fait il n'arrive pas; et ce:i ne veut pas dire que nous ayons besoin d'être rensei- gnés par l'expérience pour réputer l'événement PROB — 1396 — PHOB impossible : au contraire, l'esprit conçoit a priori la raison pour laquelle l'événement n'ar- rive pas, et l'expérience n'intervient que pour confirmer cette vue de l'esprit. De même, lorsqu'une sphère est rencontrée par un corps mû dans l'espace, en vertu de cau- ses indépendantes de la présence actuelle de cette sphère en tel lieu de l'espace, il est physi- quement impossible, il n'arrive pas que, sur le nombre infini de directions dont le corps cho- quant est susceptible, les causes motrices lui aient précisément donné celle qui va passer par le centre de la sphère. En conséquence, on ad- met l'impossibilité physique que la sphère ne prenne pas un mouvement de rotation sur elle- même en même temps qu'un mouvement de translation. Si l'impulsion était communiquée par un être intelligent qui visât à ce résultat, mais avec des sens d'une perfection bornée, il serait encore physiquement impossible qu'il en vînt à bout : car, quelle que fût son adresse, la direction de la force impulsive serait subor- donnée, entre de certaines limites d'écart, à des causes indépendantes de sa volonté et de son intelligence; et, pour peu que la direction dévie du centre de la sphère, le mouvement de rota- tion doit se produire. On expliquerait de la même manière l'impossibilité physique admise par tout le monde, de mettre un cône pesant en équilibre sur sa pointe, quoique l'équilibre soit mathématiquement, possible ; et l'on ferait des raisonnements analogues dans tous les cas cités. Ainsi qu'on vient de l'expliquer, l'événement physiquement impossible (celui qui, de fait, n'arrive pas, et sur l'apparition duquel il serait déraisonnable de compter tant qu'on n'embrasse qu'un nombre fini d'épreuves ou d'essais, c'est- à-dire tant qu'on reste dans les conditions de la pratique et de l'expérience possible) est l'é- vénement qu'on peut assimiler à l'extraction d'une boule blanche par un agent aveugle, quand l'urne renferme une seule boule blanche pour une infinité de boules noires; en d'autres termes, c'est l'événement qui n'a qu'une chance favorable pour une infinité de chances con- traires. Mais on a donné le nom de probabilité mathématique à la fraction qui exprime le rap- port entre le nombre des chances favorables à un événement et le nombre total des chances ; en conséquence, on peut dire plus brièvement, dans le langage reçu des géomètres, que l'évé- i.einent physiquement impossible est celui dont la probabilité mathématique est infiniment pe- tite, ou tombe au-dessous de toute fraction, si petite qu'on la suppose. D'un autre côté, il ré- sulte de la théorie mathématique des combinai- sons que, quelle que soit la probabilité mathé- matique d'un événement A, dans une épreuve aléatoire, si l'on répèle un très-grand nombre de fois la même ('preuve, le rapport entre le nombre des épreuves qui amènent l'événement A et le nombre total des épreuves doit différer très-peu de la probabilité de l'événement A ou du rapport constant entre le nombre toi il des chances pour chaque épreuve en particulier. Si l'on peut accroître indéfiniment le nombre des épreuves, on fera décroître indéfiniment et l'on rendra aussi petite qu'on le voudra la probabilité que la différence des deux rapports dépasse une quantité donnée, si petite qu'elle soit; et l'on ipprochera ainsi de plus en plus des cas il impossibilité physique cités tout à l'heure. Dans le langage rigoureux qui con\icnt aux vérités abstraites el absolues des mathématiques 'i de la métaphysique, une chose es) possible du elle ne l'< ;l pas : il n'y a pas de degrés de possibilité ou d'impossibilité. Mais, dans l'ordre des faits physiques et des réalités qui tombent sous les sens, lorsque des faits ou phénomènes contraires sont susceptibles de se produire et se produisent effectivement selon les combinaisons fortuites de certaines causes variables et indé- pendantes d'une épreuve à l'autre, avec d'autres causes ou conditions constantes qui régissent l'ensemble des épreuves, il est naturel de regar- der un phénomène comme doué d'une habileté d'autant plus grande à se produire, ou comme étant d'autant plus possible, de fait ou physi- quement, qu'il se reproduit plus souvent dans un grand nombre d'épreuves. La probabilité ma- thématique devient alors la mesure de la possi- bilité physique, et l'une de ces expressions peut être prise pour l'autre. L'avantage de celle-ci, c'est d'indiquer nettement l'existence d'un rap- port qui ne tient pas à notre manière de juger ou de sentir, variable d'un individu à l'autre^ mais qui subsiste entre les choses mêmes : rap- port que la nature maintient et que l'observation manifeste lorsque les épreuves se répètent assez pour compenser les uns par les autres tous les effets dus à des causes fortuites et irrégulières, et pour mettre au contraire en évidence la part d'influence, si petite qu'elle soit, des causes ré- gulières et constantes, comme cela arrive sans cesse dans l'ordre des phénomènes naturels et des faits sociaux. Il n'est donc pas exact de dire, avec Hume, « que le hasard n'est que l'ignorance où nous sommes des véritables causes; » ou, avec Laplace, . « que la probabilité est relative en partie à nos connaissances, en partie à notre ignorance; » de sorte que, pour une intelligence supérieure qui saurait démêler toutes les causes et en suivre tous les effets, la science des probabilités mathé- matiques s'évanouirait, faute d'objet. Sans doute, le mot de hasard n'indique pas une cause sub- stantielle, mais une idée; cetie idée est celle de la combinaison entre plusieurs systèmes de causes ou de faits qui se développent chacun dans sa série propre indépendamment les uns desautres. Une intelligence supérieure à l'homme ne différerait de l'homme à cet égard qu'en ce qu'elle se tromperait moins souvent que lui, ou même, si l'on veut, ne se tromperait jamais dans l'usage de cette donnée de la raison. Elle ne se- rait pas exposée à regarder comme indépen- dantes des séries qui s'influencent réellement, ou, par contre, à se figurer des liens de solida- rité entre des causes réellement indépendantes. Elle ferait avec une plus grande sùrete, ou même avec une exactitude rigoureuse, la j art qui re- vient au hasard dans le développement successif des phénomènes. Elle serait capable d'assigner a priori les résultats du concours de causes indé- pendantes, dans des cas où nous sommes obligés de recourir à l'expérience, à cause de l'imper- fection de nos théories et de nos instruments scientifiques. En un mot, elle pousserait plus loin que nous et appliquerait mieux la théorie de ces rapports mathématiques, tous liés à la notion du hasard, et que l'expérience ou l'obser- vation statistiques constatent en tant que lois de la nature, aussi bien en ce qui concerne les ac- tes réfléchis des êtres libres, qu'en ce qui tient au jeu des forces mécaniques ou aux détermina- tions fatales de l'appétit et de l'instinct. A la vérité, les géomètres ont appliqué leur théorie des chances et des combinaisons à deux ordres de questions bien distinctes, et qu'ils ont parfois mal à propos confondues : à des ques- tions de possibilité qui onl une valeur tout ob- jective, ainsi que l'on vient de l'expliquer, et à des questions de probabilité, dans le sens vu!- PROB — 1397 — PROB R»irc du mot, qui sont en effet relatives en par- lic à nos connaissances, en partie à notre igno- rance. Quand nous disons que la probabilité ma- Lique d'amener un sonnez au jeu de tric- trac est la fraction j%, nous pouvons avoir en vue un jugement de possibilité; et alors cela signifie que si les dés sont parfaitement régu- liers et bomogènes, de manière qu'il n'y ait au- cune raison prise dans leur structure physique pour qu'une face soit amenée de préférence à l'autre, le nombre de sonnez amenés dans un grand nombre de coups, par des forces impulsi- ves dont la direction, variable d'un coup à l'au- tre, est absolument indépendante des points in- scrits sur les faces, sera sensiblement un ■— du nombre total des coups. Mais nous pouvons aussi avoir en vue un jugement de simple probabilité, et alors il suffit que nous ignorions si les dés sont réguliers ou non, ou dans quel sens agis- sent les irrégularités de structure, si elles exis- tent, pour que nous n'ayons aucune raison de supposer qu'une face paraîtra plutôt que l'au- tre. Alors l'apparition du sonnez, pour laquelle il n'y a qu'une combinaison sur trente-six, sera moins probable relativement à nous que celle du point deux et as, en faveur de laquelle nous comptons deux combinaisons, suivant que l'as se trouve sur un dé ou sur l'autre : bien que ce dernier événement soit peut-être physiquement moins possible, ou même impossible. Si un joueur parie pour sonnez et un autre pour deux et as, il n'y aura pas moyen de régler leurs en- jeux autrement que dans le rapport d'un à deux, et l'équité sera satisfaite par ce règlement, aussi bien qu'elle pourrait l'être si l'on était certain d'une parfaite égalité de structure; tandis que le même règlement serait inique de la part de l'arbitre qui saurait que les dés sont pipés et en quel sens. En général, si, dans l'état d'imperfection de nos connaissances, nous n'avons aucune raison de supposer qu'une combinaison arrive plus fa- cilement qu'une autre, quoique, en réalité, ces combinaisons soient autant d'événements dont les possibilités physiques ont pour mesure des fractions inégales ; et, si nous entendons par probabilité d'un événement le rapport entre le nombre des combinaisons qui lui sont favora- bles et le nombre total des combinaisons que l'imperfection de nos connaissances nous fait ranger sur la même ligne, cette probabilité ces- sera d'exprimer un rapport subsistant réelle- ment et subjectivement entre les choses; elle prendra un caractère purement subjectif, et sera susceptible de varier d'un individu à un autre, selon le degré de ses connaissances. Elle aura encore une valeur mathématique, en ce sens qu'elle pourra et que même elle devra ser- vir à fixer les conditions d'un pari ou de tout autre marché aléatoire. Elle aura de plus cette valeur pratique, d'offrir une règle de conduite propre à nous déterminer (en l'absence de toute autre raison déterminante) dans des cas où il faut nécessairement prendre un parti. Mais ce ne sont point là les importantes applications, dans l'ordre des phénomènes naturels, que nous avons eues surtout en vue. en rappelant ici les vrais principes de la théorie des probabilités mathématiques, et en discutant les idées fonda- mentales d'où cette théorie procède. De lu probabilité philosophique. Pour mieux préciser les idées, nous recourrons d'abord à des exemples fictifs, abstraits, mais très-simples. Supposons donc qu'une grandeur sujette à va- rier, soit susceptible de prendre les valeurs ex- primées par la suite des nombres de 1 à 10 000, et que quatre observations ou mesures consécu- tives de cette grandeur aient donné quatre nom- bres, tels que : 2.'), 100, 400, 1600, offrant une progression régulière, et dont la ré- gularité consiste en ce que chaque nombre est le quadruple du précédent : on sera très-porté à croire qu'un tel résultat n'est point fortuit; qu'il n'a pas été amené par une opération com- parable à quatre tirages faits au hasard dans une urne qui contiendrait 10000 billets, sur chacun desquels serait inscrit l'un des nombres de 1 à 10 000; mais qu'il indique, au contraire, l'existence de quelque loi régulière dans la va- riation de la grandeur observée, en correspon- dance avec l'ordre de succession des mesures. Les quatre nombres amenés par l'observation pourraient offrir, au lieu de la progression indi- quée, une autre loi arithmétique quelconque. Ils pourraient former, par exemple, quatre ter- mes d'une progression dans laquelle la diffé- rence d'un terme au suivant serait constante, ou quatre termes pris consécutivement dans la série des nombres carrés ; ou bien encore ils pourraient appartenir à l'une des séries des nombres qu'on appelle cubiques, triangulaires, pyramidaux, etc. H y a plus (et ceci est bien important à remarquer), les algébristes n'ont pas de peine à démontrer qu'on peut toujours assigner une loi mathématique et même une in- finité de lois mathématiques différentes les unes des autres, qui lient entre elles les valeurs suc- cessivement amenées, quel qu'en soit le nom- bre, et quelques irrégularités que présente, au premier coup d'oeil, le tableau de ces valeurs consécutives. Si pourtant la loi mathématique à laquelle il faut recourir pour lier entre eux les nombres observés était d'une expression de plus en plus compliquée, il deviendrait de moins en moins probable, en l'absence de tout autre indice, que la succession de ces nombres n'est pas l'effet du hasard, c'est-à-dire de causes indépendantes. dont chacune aurait amené chaque observation particulière : tandis que, lorsque la loi nous frappe par sa simplicité, il nous répugne d'ad- mettre que les valeurs particulières soient sans liaison entre elles, et que le hasard ait donné lieu au rapprochement observé. Mais, en quoi consiste précisément la simpli- cité d'une loi? Comment comparer et échelon- ner, sous ce rapport, les lois infiniment variées que l'esprit est capable de concevoir et aux- quelles, lorsqu'il s'agit de nombres, il est possible d'assigner une expression mathémati- que ? Telle loi peut paraître plus simple qu'une autre à certains égards, et moins simple lors- qu'on les envisage toutes deux d'un point de vue différent. Dans l'expression de l'une n'en- treront qu'un moindre nombre de termes ou de signes d'opérations; mais, d'un autre coté, ces opérations seront d'un ordre plus élevé; et ainsi de suite. Pour qu'on pût réduire à la probabilité ma- thématique le jugement de probabilité fondé sur le caractère de simplicité que présente une loi observée, entre tant d';mtres qui auraient pu se présenter aussi bien, si la loi prétendue n'é- tait qu'un fait résultant de la combinaison for- tuite de causes sans liaison entre elles, il fau- drait premièrement qu'on lût à même de faire deux .-atégories bien tranchées, l'une des lois réputées simples, l'autre des lois auxquelles ce caractère de simplicité ne convient pas. 11 fau- drait, en second lieu, qu'on fût autorisé à met- tre sur la même ligne toutes celles qu'on aurait rangées dans la même catégorie, et, par exem- pror — 1398 — PROU pie, que toutes les lois réputées simples fussent simples au même degré. Il faudrait, en dernier lieu, que le nombre de lois fut limité dans cha- que catégorie; ou bien, si les nombres étaient de part et d'autre illimités, il faudrait que, tan- dis qu'ils croissent indéfiniment, leur rapport tendît vers une limite finie et assignable, comme il arrive pour les cas auxquels s'applique le cal- cul des probabilités mathématiques. Mais au- cune de ces suppositions n'est admissible- et, en conséquence, par une triple raison, la réduction dont il s'agit doit être réputée radicalement im- possible. Lorsqu'à l'inspection d'une suite de valeurs numériques, obtenues ainsi qu'il a été expliqué plus haut, on a choisi, entre l'infinité de lois mathématiques susceptibles de les relier, celle qui nous frappe d'abord par sa simplicité, et qu'ensuite des observations ultérieures amènent .'autres valeurs soumises à la même loi, la pro- babilité que cette marche régulière des obser- vations n'est pas l'effet du hasard va évidemment en croissant avec le nombre des observations nouvelles; et même elle devient bientôt telle, qu'il ne reste plus à cet égard le moindre doute à tout esprit raisonnable. Si, au contraire, la loi présumée ne se soutient pas dans les résultats des observations nouvelles, il faudra bien l'a- bandonner pour la suite, et reconnaître qu'elle ne gouverne pas l'ensemble de la série; mais il ne résultera pas de là nécessairement que la ré- gularité affectée par les observations précéden- tes soit l'effet d'un pur hasard : car on conçoit très-bien que des causes constantes et réguliè- res agissent pour une portion de la série et non pour le surplus. L'une et l'autre hypothèse au- ront leurs probabilités respectives ; seulement, pour les raisons déjà indiquées, ces probabilités ne seront pas de la nature de celles qu'on peut évaluer et comparer numériquement. Il pourrait aussi se faire que la loi simple dont nous sommes frappés à la vue du tableau des observations s'appliquât non pas précisé- ment aux valeurs observées, mais à d'autres valeurs qui en sont très-voisines. L'idée qui viendrait alors, c'est qufc les effets réguliers d'une cause constante et principale se compli- quent des effets de causes accessoires et pertur- batrices, qui peuvent elles-mêmes être soumises à des lois régulières, constantes pour toute la série des valeurs observées, ou varier irréguliè- rement et fortuitement d'une valeur à l'autre. Mais la probabilité qu'il en est ainsi se lie évi- demment à la probabilité de l'existence d'une loi régulière dans le cas plus simple que nous avons considéré d'abord, et elle ne saurait, plus que celle-là, comporter une évolution numé- rique. | Les mêmes idées peuvent revêtir une furme géométrique que certains esprits saisiront plus volontiers. Supposons donc que dix points aient pu être observés comme autant de positions d'un point mobile sur un plan, et que ces dix points se trouvent appartenir à une circonfé- rence de cercle : on n'hésitera pas à admettre que cette coïncidence n'a rien de fortuit, et qu'elle indique bien, au contraire, que le point mobile est assujetti à décrire sur le plan une ligne circulaire. Si les dix points s'écarta fort peu, dans un sens ou dans l'autre, d'une circonférence de cercle convenablement trs on attribuerait les écarts à. des erreurs d'ob i Jjatio erturbatrices et secon- daires, plutôt que de renoncer à l'idée qu'une e régulière dirige le mouvement du mobile. Au lieu de tomber sur une circonférence de cercle, les points observ» pourraient être si- tués sur une ellipse, sur une parabole, sur une infinité de courbes diverses, susceptibles d'être mathématiquement définies ; et même la nous enseigne qu'on peut toujours faire passer par les points observés, quel qu'en soit le nom- bre, une infinité de courbes susceptibles d'une définition mathématique, quoique la ligne effec- tivement décrite par le mobile ne soit ni l'une ni l'autre de ces courbes, et ne se trouve assu- jettie dans son tracé à aucune loi régulière. La probabilité que les points sont disséminés sur le plan d'après des influences régulières dépendra donc de la simplicité qu'on attribuera à la courbe par laquelle on peut les relier, soit exactement, soit en tolérant certains écarts. Or, les géomètres savent bien que toute classifica- tion des lignes, d'après leur simplicité, est plus ou moins artificielle et arbitraire. Il n'est donc pas possible, pour les raisons déjà indiquées, que cette probabilité comporte une évaluation numérique, comme celle qui résulte de la dis- tinction des chances favorables ou contraires à la production d'un événement. Ainsi, lorsque Kepler eut trouvé qu'on pouvait représenter le mouvement des planètes, en ad- mettant qu'elles décrivent des ellipses dont le soleil occupe un des foyers, et qu'il eut proposé de substituer celte conception géométrique aux combinaisons de mouvements circulaires, par excentriques et épicycles, dont les astronomes avaient fait usage jusqu'à lui (guidés qu'ils étaient par l'idée d'une certaine perfection atta- chée au cercle, et qui devait correspondre à la perfection des choses célestes), sa nouvelle hypo- thèse ne reposait elle-même que sur l'idée de la perfection ou de la simplicité de l'ellipse, d'où naissent tant de propriétés remarquables qui avaient dû attirer l'attention et exercer la sagacité des géomètres immédiatement après les propriétés du cercle. En effet, le tracé ellip- tique ne pouvait relier l'ensemble des observa- tions astronomiques que d'une manière appro- chée, tant à cause des erreurs dont les obser- vations mêmes étaient nécessairement affectées, qu'en raison des forces perturbatrices qui altè- rent sensiblement le mouvement elliptique. Une courbe ovale, qui diffère peu d'un cercle, diffé- rera encore moins d'une ellipse choisie conve- nablement; mais, pour regarder le mouvement elliptique comme une loi de la nature, il fallait partir de l'idée que la nature suit de préfé- rence des lois simples comme celles qui nous guident dans nos conceptions abstraites; il fal- lait trouver, dans la contemplation des rapports mathématiques, des motifs de préférer, comme plus simple, l'hypothèse du mouvement ellip- tique à celle des mouvements circulaires com- binés. Or, de tout cela il ne pouvait résulter que des inductions philosophiques plus ou moins probables, et dont la probabilité n'était nulle- ment assignable en nombres, jusqu'à ce que la théorie newtonienne, en donnant à la fois la raison du mouvement elliptique et des pertur- bations qui l'altèrent, eût mis hors de toute contestation sérieuse la découverte de Kepler et ses droits à une gloire impérissable. En général, une théorie scientifique quel- conque, imaginée pour relier un certain nombre de faits trouvés par l'observation, peut être as- similée à la courbe que l'on trace d'après une définition mathématique, en s'imposant la con- dition de la faire passer par un certain nombre de points donnés d'avance. Le jugement que la raison porte sur la valeur objective de celle est un iugemenl probable, dont la pro- babilité tient d'une part à la simplicité de la formule théorique, d'autre part au nombre de PROB — 1399 — PUOB fai;s ou de groupes de faits qu'elle relie : le même groupe devant comprendre tous les fails qui sont une suite les uns des autres, ou qui s'expliquent les uns par les autres, indépendam- ment de l'hypothèse théorique. S'il faut compli- quer la formule à mesure que de nouveaux faits se révèlent à l'observation, elle devient de moins en moins probable, en tant que loi de la nature, ou en tant que l'esprit y attacherait une valeur objective; ce n'est bientôt plus qu'un échafau- dage artificiel qui croule enfin, lorsque, par un surcroît de complication, elle perd même l'uti- lité d'un système artificiel, celle d'aider le tra- vail de la pensée et de diriger les recherches. Si, au contraire, les faits acquis à l'observation postérieurement à la construction de l'hypothèse sont reliés par elle aussi bien que les laits qui ont servi à la construire ; si surtout des faits prévus comme conséquences de l'hypothèse re- çoivent des observations postérieures une con- firmation éclatante, la probabilité de l'hypo- thèse peut aller jusqu'à ne laisser aucune place au doute dans tout esprit suffisamment éclairé. L'astronomie nous en fournit le plus magnifique exemple dans la théorie newtonienne de la gra- vitation, qui a permis de calculer avec une si minutieuse exactitude les mouvements des corps célestes ; qui a rendu compte jusqu'ici de toutes leurs irrégularités apparentes; qui en a fait pré- voir plusieurs avant que l'observation les eût démêlées, et qui a indiqué à l'observateur les régions du ciel où il devait chercher des astres inaperçus. Cet accord soutenu n'emporte cependant pas une démonstration formelle, comme celles qui servent à établir les vérités géométriques. On ne réduirait pas à l'absurde le sophiste à qui il plairait de mettre un tel accord sur le compte du hasard. L'accord observé n'emporte qu'une probabilité, mais une probabilité comparable à celle de l'événement réputé physiquement cer- tain, ou dont le contraire est réputé physique- ment impossible, en prenant ces termes dans le sens qui a été expliqué plus haut ; et il serait contre la nature des choses qu'une loi physique pût être établie d'une autre manière. Il n'y a pas de question de physique qui ne soit propre à nous fournir des exemples palpa- bles de l'application des mêmes principes. Sup- posons qu'après avoir pris de l'air à la pression atmosphérique ordinaire, on soumette successi- vement la masse d'air enfermée dans un vase clos, à des pressions de deux, de trois, de qua- tre..., de dix atmosphères; on trouvera que le volume de cette masse d'air est devenu succes- sivement, la moitié, le tiers, le quart..., le dixième de ce qu'il était primitivement. C'est en cela que consiste une loi fort importante, dont la découverte est attribuée à Mariotte ou à Boyle, et que nous connaissons sous le nom de loi de Mariotte. A la rigueur, les dix expé- riences indiquées ne démontreront pas cette loi pour des pressions intermédiaires, par exemple pour la pression de deux atmosphères et demie. Le jugement que nous porterons en affirmant que cette loi subsiste pour toutes les valeurs de la pression d'une à dix atmosphères, com- prend incomparablement plus qu'aucune expé- rience ne peut comprendre, puisqu'il porte sur une infinité de valeurs, tandis que le nombre des expériences, si grand qu'il soit, est nécessai- rement fini. Or, ce jugement d'induction est rationnellement fondé sur ce que, dans l'expé- rience telle qu'on vient de l'indiquer, le choix des points de repère (ou des valeurs de la pres- sion pour lesquelles la vérification expérimen- tale a eu lieu) doit être considéré comme fait au hasard : car la raison n'aperçoit aucune liaison possible entre les causes qui, d'une part, font varier les valeurs d'une masse gazeuse selon les pressions, et les circonstances qui, d'autre part, ont déterminé l'intensité de la pesanteur à la surface de la terre et la masse de la couche atmosphérique, d'où résulte la valeur de la pres- sion atmosphérique. Il faudrait donc, pour con- tester la légitimité de l'induction, admettre d'un côté que la loi qui lie les pressions aux volumes prend, pour certaines valeurs des pressions, una forme très-simple, et se complique sans raison apparente pour les volumes intermédiaires. 11 faudrait en outre supposer que le hasard a fait tomber, plusieurs fois de suite, j>armi un nom- bre infini de valeurs, précisément sur celles pour lesquelles la loi en question prend une forme constante et simple. C'est ce que la rai- son ne saurait admettre , et si l'on trouve que le nombre de dix expériences est insuffisant, qu'il faudrait les espacer plus irrégulièrement, il n'y aura qu'à changer les termes de l'exem- ple. On arrivera toujours à un cas où l'induction repose sur une probabilité telle que la raison ne conservera pas le moindre doute, en dépit de toute objection sophistique. Supposons maintenant qu'il s'agisse d'étendre la loi de Mariotte au delà ou en deçà des li- mites de l'expérience, par exemple à des pres- sions de onze, douze atmosphères, ou (au re- bours) à des pressions égales aux neuf dixièmes, aux huit dixièmes de la pression atmosphérique : ce sera encore une induction, et même une in- duction très-permise ; car il serait encore infi- niment peu probable que le hasard eût arrêté l'expérience précisément aux points où la loi expérimentée cesse de régir le phénomène. Mais, dès qu'on se place à une distance finie des termes extrêmes de l'expérience, il n'est plus infiniment peu probable que la loi n'éprouve pas d'altération sensible, bien qu'il soit encore très-probable, quand la distance est petite, que la loi se soutiendrait, du moins avec une ap- proximation très-grande. En général, la proba- bilité du maintien de la loi s'affaiblit, tandis que la distance aux termes extrêmes de l'expérience va en augmentant, sans qu'il soit possible d'as- signer une liaison mathématique entre la varia- tion de la distance et celle de la probabilité correspondante ; sans qu'on puisse évaluer nu- mériquement cette probabilité qui dépendra, d'ailleurs, du degré de simplicité de la loi ob- servée, et des autres données expérimentales ou théoriques qu'on possédera sur la nature du phénomène. Dans l'exemple particulier, il y a d'autant plus de motifs d'admettre la possibilité d'écarts notables en dehors des limites de l'ex- périence, que, même entre ces limites, la loi de Mariotte ne se vérifie pas en toute rigueur, d'après les observations les plus délicates et les plus récentes. Nous ne prétendons pas avoir énuméré toutes les formes dont est susceptible le jugement par induction; mais ces exemples suffisent, et, bien que nous les ayons conçus à dessein dans des termes qui ont la simplicité et aussi la séche- resse des définitions mathématiques, ils laissent assez comprendre comment il faudrait inter- préter des jugements analogues, portés dans d'autres circonstances où il s'agit de toute autre chose que de mesurer des grandeurs ou d'assi- gner la loi suivant laquelle une grandeur dé- pend d'une autre. On peut voir par là combien est peu fondée celte assertion reproduite par tant de logiciens, que le jugement inductif repose sur la croyance à la stabilité des lois de la nature, et sur la maxime que les mêmes cm- PROB — 1400 — PROB ses produisent toujours et partout les mêmes effets. D'abord, il ne faut pas confondre cette maxime avec le principe de la stabilité des lois de la nature. Si les mêmes causes, dans les mêmes circonstances, produisaient des effets différents, cette différence même serait un effet sans cause, ce qui répugne à la loi fondamentale de la raison; et les jugements portés en con- séquence de cette loi fondamentale sont des ju- gements a priori qu'il ne faut point ranger parmi les jugements induclil's. Quant aux phé- nomènes physiques, il y en a qui sont régis par des lois indépendantes du temps, et d'autres qui se développent dans le temps, d'après des lois dans l'expression desquelles entre le temps. Ainsi, de ce qu'une pierre, abandonnée à elle- même, tombe actuellement à la surface de la terre, nous ne pourrions pas légitimement in- duire que cette pierre tombera de même et avec la même vitesse au bout d'un temps quelcon- que : car, si la vitesse de rotation de la terre allait en croissant avec le temps, il pourrait arriver une époque où l'intensité de la force centrifuge balancerait celle de la gravité, puis la surpasserait. A la vérité, nous savons, par la théorie et par l'expérience, que le mouvement de rotation de la terre ne comporte pas une telle accélération; mais il faut cette connaissance extrinsèque pour légitimer, en pareil cas, l'in- duction du fait observé au fait futur. Au con- traire, de ce que la température de la surface de la terre est depuis longtemps compatible avec l'existence des êtres organisés, et même ne pa- raît pas avoir subi depuis les temps historiques de variation appréciable, nous aurions grand tort d'induire qu'elle a été et qu'elle sera tou- jours compatible avec les conditions de vie des animaux et des végétaux connus, ou même de végétaux et d'animaux quelconques. Le juge- ment par lequel nous croyons à la stabilité de certaines lois de la nature, ou par lequel nous affirmons que le temps n'entre pas dans la défi- nition de ces lois, repose, ou sur une théorie du phénomène, comme dans le cas de la pesan- teur pris pour exemple, ou sur une induction analogue à celle que présentent d'autres cas déjà cités; mais il ne faut pas dire inversement que l'induction provient d'une pareille croyance. Dans tous les jugements que nous venons de passer en revue, l'esprit ne procède point par voie de démonstration, comme lorsqu'il s'agit d'établir un théorème de géométrie, ou de faire sortir, par un raisonnement en forme, la conclusion des prémisses. Mais, tandis que la certitude acquise par la voie de la démonstration logique est fixe et absolue, n'admettant pas de nuances ni de degrés, cet autre jugement de la raison, qui produit, sous de certaines conditions, une certi- tude ou une conviction inébranlable, dans d'autres cas ne mène qu'à des probabilités qui vont en s'affaiblissant par nuances indiscernables, et qui n'agissent pas de la même manière sur tous les esprits. Cette probabilité subjective, variable, qui par- fois exclut le doute et engendre une certitude sut yeneris; qui d'autres fois n'apparaît plus que comme une lueur vacillante; est ce que nous nommons la probabilité philosophique, parce qu'elle tient à l'exercice de celte faculté supé- i'.'ir laquelle nous nous rendons compte de l'ordre et de la raison des choses. Le sentiment confus de semblables probabilités existe chez tous j » mes raisonnables; il détermine alors ou justifie les croyances inébranlables qu'on appelle commun. Lorsqu'il devient distinct, ou ' • applique à des sujets délicats, il n'appar- tient qu'aux intelligences exercées, ou même il peut constituer un attribut du génie. 11 ne s'ap- plique pas seulement à la poursuite des lois de la nature physique et animée, mais à la recherche des rapports cachés qui relient le système des vérités abstraites et purement intelligibles. Le géomètre lui-même n'est, le plus souvent, guidé dans ses investigations que par des probabilités du genre de celles dont nous traitons ici, qui lui font pressentir la vérité cherchée avant qu'il ait réussi à lui donner par déduction l'évidence dé- monstrative, et à l'imposer sous cette forme à tous les esprits capables d'embrasser une série de raisonnements rigoureux. Laprobabilitéphilosophique se rattache, comme la probabilité mathématique, à la notion dii hasard et de l'indépendance des causes. Plus une loi nous paraît simple, mieux elle nous semble satisfaire à la condition de relier systématiquement des faits épars, d'introduire l'unité dans la diversité; plus nous sommes portés à admettre que cette loi est douée de réalité objective; qu'elle n'est pas simulée par l'effet d'un concours de causes qui, en agissant d'une manière indépendante sur chaque fait isolé, auraient donné lieu fortuitement à la coordination apparente. Mais, d'autre part, la pro- babilité philosophique diffère essentiellement de la probabilité mathématique, en ce qu'elle n'est pas réductible en nombres : non point à cause de l'imperfection actuelle de nos connaissances dans la science des nombres, mais en soi et par sa nature propre. Il n'y a lieu ni de nombrer les lois possibles, ni de les échelonner comme des grandeurs, par rapport à cette propriété de forme qui constitue leur degré de simplicité, et qui donne, dans des degrés divers, à la conception théorique des phénomènes, l'unité, la symétrie, l'élégance et la beauté. La probabilité mathématique se prend en deux sens, ainsi que nous l'avons expliqué dans la première partie de cet article : objectivement, en tant que mesurant la possibilité physique des événements et leur fréquence relative; subjecti- vement, en tant que fournissant une certaine mesure de nos connaissances actuelles sur les causes et les circonstances de la production des événements; et cette seconde acception a incom- parablement moins d'importance que l'autre. La probabilité philosophique repose, sans doute, sur une notion générale et généralement vraie de ce que les choses doivent être : mais, dans chaque application, elle doit changer avec l'état de nos connaissances, et par suite elle est nécessairement empreinte de subjectivité. L'idée de l'unité, de la simplicité dans l'éco- nomie des lois naturelles est une conception de la raison, qui reste immuable dans le passage d'une théorie à une autre, soit que nos connais- sances positives et empiriques s'étendent ou se restreignent; mais en même temps, nous com- prenons que, réduits dans notre rôle d'observa- teurs à n'apercevoir que des fragments de l'ordre général, nous sommes grandement exposés à nous méprendre dans les applications partielles que nous faisons de cette idée régulatrice. Quand il ne reste que quelques vestiges d'un vaste édi- fice, l'architecte qui en tente la restauration peut aisément se méprendre sur les inductions qu'il en tire quant au plan général de l'édifice. Il fera passer un mur par un certain nombre de té)7ioins dont l'alignement ne lui semblera pas pouvoir être raisonnablement mis sur le compte des rencontres fortuites; tandis que si d'autres vestiges viennent à être mis au jour, on se verra forcé de changer le plan de la restauration pri- mitive, et l'on reconnaîtra que l'alignement ob- serve est ['effet du hasard: non que les frag- absistants n'aient toujours fait partie d'un PROB — 1401 — PHOG me et d'un plan régulier, mais en ce sens que les détails du plan n'avaient nullement été coordonnés en vue de l'alignement observé. Les fragments observés étaient comme les extrémités d'autant de chaînons qui se rattachent à un an- neau commun, mais qui ne se relient pas immé- diatement entre eux, et qui, dès lors, doivent être réputés indépendants les uns des autres dans tout ce qui n'est pas une suite nécessaire des liens qui les rattachent à l'anneau commun. Consultez: Gouraud, Histoire du calcul des probabilités, Paris, 1848, in-8; — A. Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères delà critique philosophique, Paris, 1851, 2 vol. in-8. A. C. PROBLÈME (-rtp6ê>Yi[ia, de7tpoodc).).w, proposer, mettre en avant ou en question). On appelle ainsi non pas uns simple question, mais une question obscure, sui laquelle on n'a que des données in- complètes, et dont l'examen peut conduire à des résultats opposés; ou, comme disent les logiciens, c'est une proposition qui peut être soutenue ou combattue par des raisons également plausibles, au moins tant qu'on n'est pas entré dans le fond des choses. On peut diviser les problèmes, comme les sciences mêmes ou les diverses branches de con- naissances auxquelles ils se rapportent, en pro- blèmes physiques, métaphysiques, logiques, mo- raux, mathématiques, historiques, littéraires, etc. Aristote, dans son traité des Topiques (liv. I, ch. ix), se contente de les ramener sous trois chefs: les problèmes pratiques, ou plus particulièrement moraux; les problèmes de pure spéculation ou scientifiques; et ceux qui ne sont pour nous qu'un moyen d'arriver à quelque vérité supérieure, c'est-à-dire les problèmes auxiliaires. « En effet, dit-il, il y a certains problèmes qu'il est utile de résoudre, soit pour rechercher, soit pour faire telles ou telles choses : par exemple, si le plaisir est ou n'est pas un bien. Il en est d'autres qu'on se borne uniquement à savoir : par exemple si le monde est éternel ou ne l'est pas. Il en est d'autres qui ne se rapportent directement et en soi à aucune de ces choses, mais qui peuvent pourtant y contribuer : car il y a beaucoup de choses que nous désirons connaître, non pas pour elles-mêmes, mais seulement à cause d'autres choses.... » Tous ces problèmes peuvent être examinés ou d'une manière sérieuse, dans le seul intérêt de la vérité, ou d'une manière superficielle, par amour de la discussion et pour exercer l'intelligence. Dans le premier cas, ils appartiennent aux dif- férentes sciences que nous avons nommées, et dont ils subissent toutes les lois; dans le second, ils sont du ressort de la dialectique. Dans tout problème dialectique, on considère le sujet et le prédicat. Sur le sujet, il n'y a pas de difficulté : car on discute sur ce qu'on veut; chacun choisit à son gré la matière de la discus- sion. Mais comment le sujet doit-il être qualifié? Quelle est la qualification qui lui convient ou ne lui convient pas? Voilà où s'élèvent les doutes et où la discussion elle-même commence. Les prédicats sur lesquels portent toutes les discussions d ialectiques sont au nombre de quatre : la définition, le genre, le propre, l'accident. Ainsi, par exemple, on demandera si l'homme est un animal raisonnable : problème de définition , problème relatif au genre ; s'il a pour attribut distinctif la raison ou la sensibilité : problème relatif au propre; enfin, si tel homme en parti- culier est vivant ou mort, bon ou méchant : pro- blème relatif à l'accident (voy. Aristote, Topiques, liv. I, ch. i-ix). On reconnaît aussi différents problèmes parti- culiers qu'on désigne habituellement soit par h- nom de celui qui les a proposés le premier, s >i t par un mot qui en détermine l'objet. Ainsi, le problème qui consiste à trouver le lieu d'une planète dans un temps donné a reçu le nom de Kepler, parce que cet homme de génie l'a proposé le premier ; on donne le nom de problème dé- liaque ou de Dêlos à celui de la duplication des cubes, parce que, dit-on, les habitants de Délos, affliges de la peste, ayant consulté l'oracle sur les moyens de faire cesser le fléau, l'oracle leur répondit qu'ils devaient élèvera Apollon un autel double de celui qu'il avait. Nous citerons égale- ment le problème plan, le problème linéaire, le problème solide, le problème des (vois corps, etc. PROCLUS est né à Byzance en 412. On l'ap- pelle quelquefois Proclus Lycius, à cause de la patrie de son père, qui était un Lycien de Xanthe; ou Proclus Diadochus, c'est-à-dire le Successeur, parce qu'il succéda à Syrianus dans la direction de l'école d'Athènes. Marinus nous a laissé une Vie de Proclus. dans laquelle, en véritable alexandrin, il n'épargne pas les merveilles. Pro- clus étudia d'abord en Lycie, chez un grammai- rien ; puis il se rendit à Alexandrie, où il étudia la langue latine sous Orion et l'éloquence sous Léonas. De retour à Alexandrie, après un court voyage à Byzance, il entendit Olympiodore et le mathématicien Héron. C'est dans l'école d'Olym- piodore qu'il apprit à fond la philosophie d'Aris- tote. Le désir de connaître Platon le conduisit de là dans l'école d'Athènes, où il eut pour maîtres Syrianus et le vieux Plutarque, qui, tout cassé par l'âge, se remit.pour lui à enseigner. Proclus. à peine âgé de vingt ans, avait déjà embrassé la. vie pythagoricienne; et comme Syrianus et Plu- tarque s'unissaient pour lui reprocher ses austé- rités : « Que mon corps me mène jusqu'où je veux aller, leur dit-il, et puis qu'il meure. » Plutarque mourut deux ans après, laissant une fille, Asclépigénie, par laquelle Proclus fut initie dans la connaissance des oracles chaldéens et de la théurgie. Il vécut dès lors dans l'intimité de Syrianus, auquel il succéda au bout de quelques années dans la direction de l'école d'Athènes. Dès ce moment, son histoire n'offre plus d'autre événement qu'un exil volontaire auquel il se con- damna pour échapper à la malveillance denses ennemis. Il passa une année en Asie, occupé de l'étude des anciens rites, et rentra dans Athènes, où il mourut en 485, sans s'être marié et sans avoir occupé aucun emploi, assez honteux, comme il paraît, de prolonger sa vie, en dépit d'une prédiction qu'il avait faite, au delà de soixante et dix ans. Parmi les ouvrages de Proclus qui nous sont parvenus, les plus importants sont : les Eléments de théologie, la Théologie selon Platon, le Com- mentaire sur le Timce, et le Commentaire sur le Parménide. Voici la triple base de la philosophie de Pro- clus : l'existence du parfait, éternelle, absolue; celle du monde, empruntée, éphémère; l'homme entre ces deux pôies de toute pensée et de toute vie, entraîné vers la terre par les passions et les besoins du corps, ramené à Dieu par la philoso- phie, par la théurgie, par l'extase. On ne peut ni nier ni démontrer 1 existence de Dieu et celle du monde. Nous percevons le monde par nos sens, et nous voyons Dieu dans notre raison. Le monde ne peut exister sans Dieu : car, étant imparfait, il a besoin d'un auteur et d'une cause finale. Dieu n'a pas besoin du monde pour être, mais il en a besoin pour être déterminé, actif, intelligible. Le monde est nécessaire non pas a l'existence de Dieu, mais à sa splendeur. Qu'est-ce que Dieu? Nous pouvons arriver à lut PROC — 1402 — PROC de dsux manières : par un effort énergique de la pensée repliée sur elle-même, ou par la contem- plation du monde. Si nous interrogeons la pensée spéculative. Dieu est pour elle l'unité absolue; mais si nous le cherchons dans Je monde, nous l'y trouvons comme cause et comme fin, et par conséquent, il est esprit. Un esprit ne peut exister que dans une âme. Il y a donc en Dieu trois hypostases : l'un, l'esprit et l'âme. L'un n'est pas cause : car s'il l'était, il serait mobile et actif. 11 n'est pas l'intelligence : car l'intelligence la plus parfaite, qui est la pensée parfaite, se comprenant parfaitement elle-même comme o'bjet parfait de la pensée, pensante et pensée tout à la fois, est double danssa forme, quoique unique dans son essence. N'étant pas l'intelligence, il ne peut être l'intelligible, puisque la première intelligence est nécessairement le premier intelligible, selon la profonde formule d'Aristote : « La pensée est la pensée de la pensée.» S'il n'est pas intelligible, il n'a pas d'essence; il n'est pas l'être. Supérieur au mouvement, à la cause, à la pensée, à l'intelligence, à l'être : tel est l'un, incompréhensible, ineffable, dépouillé de tout, parce qu'aucune des conceptions hu- maines ne peut lui être appliquée ; mais source de tout, parce que sans lui la cause éternelle elle-même ne serait pas. Au-dessous de l'un, est l'esprit, qui est l'intelligence, l'intelligible, l'être; au-dessous de l'esprit est l'âme, qui est l'intel- ligence discursive, la vie et la cause. De ces trois hypostases de Dieu, la première est l'unité, la seconde possède l'unité, la troisième participe de l'unité. . Si la théologie de Proclus se bornait à ces données, elle ne différerait pas sensiblement de celle de Plotin. Cependant elle en diffère, et surtout en ce point que, pénétré de la nécessité d'exclure de l'unité tout ce qui implique mou- vement et division, Plotin ne consent qu'à re- gret à placer en Dieu la faculté créatrice, et ne la place que dans la troisième hypostase; tan- dis que Proclus, comprenant mieux la nature de la dialectique, fait l'unité ineffable sans la faire vide, et reconnaît que, si elle n'est pas cause aux conditions sous lesquelles notre esprit conçoit la cause, elle n'en est pas moins, de toute nécessité, pour la seconde et pour la troisième hypostase, ce que ces hypostases sont à leur tour pour le monde. Ainsi s'efface la dernière trace d'éléatisme dans l'école d'Alexandrie. Quand Malebranche a dit plus tard que Dieu a bien voulu prendre la condition basse et humi- liante de créateur, il a été plus près de Plotin que de Proclus. De cette conception nouvelle sur la nature de la cause première, il résulte que Proclus donne quelquefois à l'un le nom de père; et qu'il attri- bue, comme Platon, à l'intelligence divine la qualité d'organisateur du monde, que Plotin ne Dlaçait que dans la troisième hypostase. Voilà donc une différence établie entre la qua- lité de père du monde et celle d'organisateur du monde. Le principalement la source de l'être, et l'organisateur est la source de l'être et de l'harmonie, la providence. Mais il no faut pas oublier que la production el l'organisation du monde, quoique rapportées à deux hypostases différentes, dependenl du même dieu et de la, même action divine. C'est le dieu un et triple de l'école d'Ab is simple et di- mme dieu, multiple dans ses hy- postases. Ces divisi se multiplienl Proclus; el si son dieu est d'abord une t, uni.', comme celui de Plotin, chaque ternie de cette Limité donne lien à une nouvelle ana- dté devient ainsi ennéade. Ces analyses, poussées à l'excès, donnent à tout système alexandrin l'apparence d'un ensem- ble de conceptions dialectiques, n'aboutissant pas à des réalités distinctes. Dans Proclus, sur- tout, l'analyse est poussée si loin, qu'il semble impossible d'y saisir des monades. Il faut pour- tant, même par fidélité, s'arrêter aux divisions les plus importantes et, au fond, les plus per- sistantes. Il est très-vrai que, sous la dialectique de Proclus, chaque hypostase de la trinité se divise en trinités nouvelles; mais il est vrai sur- tout qu'après avoir parcouru cette ennéade, en la modifiant plusieurs fois dans le cours de ses écrits, Proclus revient sans cesse à la trinité de Plotin, et y adhère fermement, comme à la forme la plus incontestable et la plus saisissante de la nature divine. De même que Proclus place dans l'esprit l'at- tribution ou la fonction d'organisateur, il y place l'être en soi, ou l'animal en soi, ou l'éternel pa- radigme, c'est-à-dire l'ensemble des idées con- tenues, sous forme de système, dans une seul'' idée, qui est la nature même de l'esprit, consi- déré, non comme intelligent, mais comme in- telligible. Et de même que le père, existant dans l'unité sous une forme ineffable, précède l'orga- nisateur qui n'est, dans la seconde hypostase, que la paternité arrivée à une forme déterminée et intelligible; le paradigme n'est aussi que la première apparition, dans l'ordre de l'intelligi- ble, de l'idée intelligible, ineffable, enfermée dans l'un. Fénelon n'a pas dit autre chose, lors- que, avec moins de subtilité dans les termes, il a avancé que la nature corporelle elle-même était comprise d'une façon incompréhensible, dans la nature du créateur, quojque le créateur fût nécessairement un et immatériel. De ce que l'intelligibilité du paradigme et de la cause commence seulement à la seconde hy- postase, il suit que les spéculations sur l'origine du monde ne peuvent ni ne doivent remonter au delà. Ce n'est donc pas le père qu'on étudie, c'est l'organisateur; et, dans l'ordre des idées, ce n'est pas l'un ineffable, antérieur et supérieur à l'être, c'est le premier' intelligible, ou le pa- radigme. La première spéculation sur l'organisateur a pour but de déterminer si l'intelligence organise ou produit toujours. 11 est clair qu'elle organise toujours, puisque le monde organisé n'a ni com- mencement ni fin. On doit se demander ensuite si son action sur le monde est nécessaire ou volontaire. Dans la pensée de Plotin, pour lequel les négations de la dialectique avaient une valeur absolue, Dieu ne pouvant penser au monde, ni l'aimer sans déchoir, agissait sur lui sans le savoir. Son ac- tion était donc nécessaire; mais Proclus ayant, comme nous l'avons montré, mieux saisi la na- ture de la dialectique, son dieu en se pensant lui-même, se pense tel qu'il est, c'est-à-dire comme cause, et cette cause qu'il pense, il la pense aussi telle qu'elle est, c'est-à-dire actuelle et actuellement déterminée par la totalité de ses effets. Dieu peut donc, sans sortir de lui, con- naître le monde; il peut, il doit connaître et aimer le monde, sans cesser de se connaître ou de s'aimer uniquement. Donc, l'action de Dieu sur le monde est intelligente et volon- taire. Seulement, dans la peur de paraître considé- rer la production du inonde comme contingent'1, s'il est produit volontairement, il arrive à Pro- clus de démontrer que l'origine du monde doit attr buée à la nature de Dieu et non à la volonté île Dieu. Cette contradiction ne peu: expl quée que par l'équivoque du mot volonléj PROG 1403 — PROG qui, dans l'homme, implique contingence. Nous oiimie Proclus, que Dieu est libre; et nous croyons en même temps que la liberté de Dieu ne peut faillir. lus, qui représente particulièrement dans île d'Alexandrie le mysticisme arrivé à la complète intelligence de lui-même, ne pouvait manquer d'exceller dans la psychologie. 11 en démontre l'importance en prouvant qu'il est in- sensé d'étudier le corps, qui n'est que le vête- ment, et de négliger l'âme, la personne même. Si nous voulons connaître notre destinée, com- mençons par déterminer notre nature, nos fa- cultés, nos relations, nos aspirations. L'homme est un tout : car il se connaît et se réfléchit. Partie intégrante et capitale du système du monde, il est aussi dans le monde un système à part, un microcosme. Nous pouvons tour à tour chercher la vérité dans le grand ou dans le petit monde, car pour l'un et pour l'autre il n'y a qu'un modèle. La psychologie de Proclus a pour point de dé- part cette définition, empruntée à Platon et à Plotin : « L'homme est une âme qui se sert d'un corps. » On trouve déjà dans cette formule, avec la distinction de l'âme et du corps, l'activité de l'âme et la subordination de la matière. Proclus démontre avec évidence le dogme de la distinction de l'âme et du corps. Bien loin d'avoir besoin du commerce du corps, pour at- teindre la perfection dont elle est capable, l'âme le traîne après soi comme un obstacle et un en- nemi, jusqu'à ce qu'elle l'ait usé, fatigué, dompté, réduit au néant, et que, par la mort et la des- truction du corps, elle ait en quelque sorte re- conquis et renouvelé sa propre vie. Cependant, si le corps est l'ennemi de l'âme, et s'il lui est un obstacle, il n'en résulte pas que l'âme puisse absolument se passer du corps ou d'un corps. De même que l'esprit ne peut être Sue dans une âme, une âme ne peut être que ans un corps. Apres la vie, dégagés de ce corps grossier, nous avons un corps incorruptible, im- palpable, à la fois nécessaire et nuisible à l'âme, mais supérieur aux besoins, aux misères et à la caducité du corps physique. L'âme est simple physiquement; métaphysi- quement, elle est, comme tout être à l'exception de l'un, une forme dans une matière ; et cette forme est elle-même métaphysiquement conçue comme impliquant trois éléments, savoir : l'es- sence, le même et le divers. L'essence est l'être même, la réalité hypostatique, communiquée à chaque forme par l'hypostase supérieure, qui en est la cause efficiente, en vertu du principe des émanations. Le même est l'unité, l'identité pos- sédée par cette réalité hypostatique ; elle est ce qui facilite l'opération par laquelle l'esprit rap- porte cette réalité au genre; le divers n'est pas le multiple indéfini, puisqu'alors il se confon- drait avec la matière; il est le multiple défini, la différence spécifique. Le même et le divers sont les éléments logiques de l'essence, qui est une réalité métaphysique, et cette réalité méta- physique est rendue physique par son union avec la matière. Cette métaphysique est bien subtile, et l'on doit reconnaître que le fond qu'elle enveloppe sous ces formules prétentieuses est à peu près de nulle valeur. Proclus est plus heureux et plus clair dans la partie de sa psychologie qui traite des facultés de l'âme. 11 les range d'abord sous deux classes : les facultés vitales ou motrices, et les facultés in- tellectuelles. Les facultés motrices représentent à peu près l'âme végétative. Ce sont elles qui animent notre corps, même Lorsque l'esprit est absent, absorbé par l'extase. Les facultés intellectuelles comprennent la raison; la conscience et la volonté. .Mais ces i facultés elles-mêmes enveloppent toute une hié- rarchie de facultés secondaires. Ainsi, au dernier rang de la conscience est la sensation qui engendre le désir et l'amour sen- sible, et qu'accompagne l'imagination ou fan- taisie. L'opinion s'élève plus haut, et nous con- duit au raisonnement et à la science, qui déjà appartiennent à la raison et supposent l'inter- vention de la volonté. Enfin, le terme de dos efforts intellectuels est la réminiscence, qui est la raison elle-même sous la forme la plus pure. Ici commence, au-dessus de la raison et de la science, le monde du mysticisme : l'amour pur, la pensée pure, l'extase, l'unification. L'objet propre de l'extase, c'est la conception de l'un. La science peut atteindre la troisième hypostase divine, elle peut prouver la provi- dence; mais nous atteignons l'un par l'extase seule. C'est qu'en effet l'un étant supérieur à l'être, ne peut être ni exprimé, ni défini, ni connu. L'appréhension de l'un par l'extase sem- ble négative, tandis qu'elle est, au contraire, le plus positif des actes; de même que l'un semble nu et dépouillé lorsqu'il commence à rayonner au delà de la dialectique, quoique en réalité il soit le père, et, par conséquent, l'être dans sa plénitude. Les lois de la raison expirent donc nécessairement dans l'extase, parce que les lois de l'être expirent dans l'objet de l'extase; et comme les lois mêmes par lesquelles nous nous rattachons à notre genre disparaissent, les phé- nomènes qui caractérisent nos individus ne peu- vent subsister. De là l'expiration passagère de la personne en même temps que de la raison dans l'union extatique de l'âme avec Dieu. La théorie de l'activité, de la liberté et de la volonté, est admirable dans Proclus. si l'on s'en tient à la surface. Il pose l'activité comme la loi de tout notre développement : elle est double, fatale et instinctive pour toutes les fonctions essentiellement vitales qu'accomplissent notre corps et notre esprit, maîtresse d'elle-même, et, par conséquent, volontaire et libre pour les ac- tions humaines, c'est-à-dire pour toutes celles qui nous servent à atteindre non la destinée commune de l'humanité comme genre . mais notre destinée particulière comme individus. Ainsi tout à la fois nous sommes menés et nous nous menons. Notre corps croît, respire et vit, notre âme souffre, pense, agit en vertu de lois générales, et par une force qui est en nous, sans dépendre de nous dans son essence; mais, de plus, nous usons de cette force, nous la détour- nons d'un objet, nous l'appliquons à un autre, nous en augmentons ou nous en diminuons l'énergie, nous en coordonnons les résullats; nous en combinons les efforts dans un plan ré- gulier, en vertu de déterminations autonomes qui constituent notre liberté et notre personna- lité. Proclus démontre par la conscience et par le plan de l'univers que cette liberté existe; il prouve qu'elle est nécessaire pour fonder le mé- rite et le démérite, et que, par conséquent, elle est un des titres de la grandeur humaine. Rien de mieux jusque-là, et toute cette doctrine est d'un platonicien. Mais puisque la personnalité expire dans l'ex- tase, il faut bien que la liberté expire avec elle; et puisque l'extase est l'idéal, il faut bien que la liberté ne soit bonne que relativement, et qu'il y ait trois conditions pour l'humanité : la nécessité de la nature et de l'instinct, qui est au dernier rang; la liberté de la personne humaine, PHUC — 1404 — mon qui est déjà plus parfaite- et ensuite une autre nécessité, conséquence de l'identification de l'àrne avec Dieu et du néant des passions. Tant que nous sommes dans le multiple, et par consé- quent sujets à faillir, et agités alternativement par la concupiscence et par l'amour pur, la li- berté vaut mieux que la nécessité; mais lorsque, par l'habitude de la vertu, par la prière et par la purification, nous nous sommes élevés à l'ex- tase et à l'unité, ni la possibilité de faillir, ni celle de choisir ne subsistent, et il n'y a plus de place pour la liberté. Elle nous manque au de- gré inférieur par l'incapacité de choisir, et au degré supérieur pur l'incapacité de faillir. Ici elle est un bien, là un mal. La liberté a le même sort que la raison et la science. Elle n'est ni niée, ni condamnée; elle est subordonnée. Les alexan- drins sont fidèles au caractère général de leur mysticisme dans la morale comme dans la spé- culation métaphysique. Dans les jugements exprimés sur la doctrine morale de Proclus, on doit distinguer avec soin le fait, qui est vrai, et l'appréciation du fait, qui est erronée. L'extase commence par gêner la li- berté, et poussée au plus haut degré de l'exalta- tation, elle la suspend; de même, dans l'ordre intellectuel, elle trouble l'usage de la raison, et engendre une sorte de folie : folie lumineuse, mais dont l'incurable malheur est de ne pas être maîtresse d'elle-même. L'erreur de Proclus est de regarder comme un état de perfection supé- rieure cette exaltation extatique, qui nous arra- che à la raison et à la liberté. L'homme peut et dojl se perfectionner, dans sa condition humaine d'être raisonnable et libre; mais il ne saurait en sortir, et s'il en sortait, ce serait pour déchoir. L'habitude de la vertu, qui rend facile l'amour du bien, impossible l'amour du mal, la délibé- ration inutile, le sacrifice aisé et naturel, quoi- que différente essentiellement de l'extase, con- stitue un état de perfection morale supérieur à la vertu difficile, qui n'est que le résultat d'une lutte victorieuse. L'erreur de tous les mystiques a été de se tromper sur l'origine de cette habi- tude d'aimer le bien et de le vouloir. Ils ont at- tribué à la méditation et à la prière ce qui est surtout le résultat de la volonté et de la prati- que. Ils ne se sont pas moins trompés sur le caractère de cet état de perfection humaine re- lative. L'effort étant le signe ordinaire de la vo- lonté, ils ont cru que la volonté périssait au mo- ment de son triomphe, c'est-à-dire quand, en supprimant la résistance, elle a du même coup supprime l'effort; et la volonté étant la forme la plus complète, et en quelque sorte la plus loppée, ou, si l'on veut, la moins envelop- pée de l'acte libre, ils ont cru que, là où il n'y ! ni Choix, ni délibération, ni par conséquent ité, il n'y avait pas, liberté. Les conséquences morales sont évidentes. Le mysticisme, en subordonnant la raison, met au- dessus dYlle, non pas Dieu, comme il le croit, mais le sentiment individuel sans aucune règle; et en préférant la nécessité extatique à la li- berté, il va à l'inaction. Iln théodicée, les conséquences ne sont pas moins fatales. Proclus démontre la liberté de Dieu et la providence avec force; mais il place l'une et l'autre dans la seconde hypostase. Dans l unité, nu il n'y a qu'un ainuur et qu'un con- cept, m même on peul employer ces mots sans contradiction, il n'y a ni choix, m volonté; ni li- berté; el l'un n'en est que plus parfait. De telle la providence existe, mais comme une supériorité relative d en quelque sorte idéale sur l- m i.- de ■ hypo 1 1 i ; car le père, qui est l un, est étranger a la volonté et à la liberté. Ainsi le panthéisme subsiste, p:ir,:e qu'après avoir vu la grandeur de la providence, Proclus n'a pas compris qu'il n'y avait rien au-dessus. Parmi les ouvrages de Proclus qui nous sont parvenus, quelques-uns (de Providcntia et du falo el co quod in nobis) ne nous ont été con- servés que dans une traduction latine du moyen âge, par Guillaume de Morbeck, archevêque de Corinthe. M. Cousin a donné deux éditions des œuvres de Proclus : Procli. philosophi plalonici. opéra, Paris, 1819-1827, 6 vol. in-8; — Proch opéra mu nia, Paris, 1864, in-4. Marini vita Procli, gr. et lat., éd. J.-A. Fa- bricius, Hambourg, 1700, in-4; éd. Boissonade, Leipzig,1814, in-8; — Lévesque de Burigny, Vie de Proclus, dans les Mémoires de l'Acad. des inscr., t. XXI. Consultez : Berger, Proclus, exposition de sa doctrine.'Pdvïs, 1840, in-8; — J. Simon, du Com- mentaire de Proclus sur le Timéa de Platon, Paris, 1839, in-8; Histoire de l'école d'Alexan- drie, t. II; — Vacherot, Histoire critique de l'école d'Alexandrie, t. III; — V. Cousin, Frag- ments de philosophie ancienne et Histoire géné- rale de la philosophie. 3. S. PRODICUS ueCéos florissait à la fin du y' siècle avant notre ère. Formé à l'école de Protagoras, admiré de ses concitoyens que charmait sa vive éloquence, il reçut d'eux l'honorable mission d'aller à Athènes défendre leurs intérêts. Prodi- cus vit là surtout une occasion de fortune. Il parla en public, éblouit la jeunesse athénienne, exigea bientôt de ses auditeurs un salaire, et fit de l'enseignement une industrie et un métier. Il avait par toute la Grèce des courtiers chargés de lui amener les enfants des familles riches, et il n'en spéculait pas moins sur ceux des famil- les pauvres. Ses leçons étaient à la portée de tou- tes les fortunes, comme certaines denrées des marchands sans conscience. Il en faisait de toute qualité, et par conséquent de tout prix, sur un même sujet : pour les pauvres, des leçons à une drachme; pour les riches, à cinquante drachmes par tête. Dans Platon, Socrate dit plaisamment qu'il pourrait peut-être expliquer la nature des noms s'il avait entendu les leçons de Prodicus à cinquante drachmes par tête, mais qu'il n'en peut rien dire, n'ayant reçu que la leçon à une drachme. Cet homme, âpre au gain, qui dépensait en plaisirs les sommes immenses qu'il gagnait sans beaucoup de peine, déclamait pourtant fort bien surla vertu. Toute l'antiquité cite de lui lebel apologue d'Hercule adolescent qui, sollicité par deux divinités contraires, la Vertu et la Volupté, se donne à la première et parvient ainsi à l'im- mortalité. Se piquant de parler sur toutes sortes de ma- tière et sans préparation, Prodicus avait été conduit à une classification des lieux communs si célèbres dans les écoles des rhéteurs. Esprit subtil, il s'était étudié à distinguer les nuances dans la signification des mots : de là le traité des Synonymes et celui de la Rhétorique. Il ne nous en reste absolument rien. Prodicus enseigna que les dieux étaient un produit de notre reconnaissance, qui divinisait les objets qui nous sont utilei. C'était en réalita les nier. Déjà Aristophane avait, dai s les Nnéei et dans les Oiseaux, jeté le ridicule sur Pro- dicus et sur ses doctrines. Traduit en justice et convaincu d'athéisme, il fut condamné, comme Socrate, à boire la ciguë. Déjà l'opinion publi- qùe les avait confondus pendant leur vie. La multitude «lisait : ■ Plus sage que Prodicus. » La différence ne commence que pour la postérité. I.rs principaux auteurs à consulter sont les PROG — 1405 PROG dialogues de Platon, particulièrement le Ménon, le Crahjle et le Grand Hippias; — Xénophon, Mémorables, liv. II; — Philostrate, Vies des so- phistes) — Cougny, de Prodico Ceio, Socralis magistro, Paris, 1857, in-8. D. H. PROGRÉS (de pro, en avant, et gressus, mar- che, marche en avant). Employé d'abord dans le langage ordinaire, tantôt au propre et tantôt au figuré, avec une signification générale et com- mune, ce mot, dans la langue philosophique du xixe siècle, est devenu comme un nom propre par lequel on désigne la marche de la société^ du genre humain pris en masse, vers un degré de plus en plus élevé de perfection et de bon- heur, vers un développement de plus en plus complet de toutes ses facultés, vers une amélio- tion indéfinie de ses œuvres. Entendu dans ce sens, le progrès suppose nécessairement la per- fectibilité : car il n'est que cette faculté même mise en action, ou traduite en faits dans l'his- toire. S'il est vrai que l'humanité passe du mal au bien, de l'ignorance à la science, de la bar- barie à la civilisation, c'est parce qu'elle est capable de ce mouvement, ou que la nature l'a ren- due perfectible. Mais, dans l'ordre moral, comme dans l'ordre physique, ce n'est pas autrement que fiar les effets qu'on découvre les causes, ou par es actes qu'on peut constater la puissance. Nous aurons donc prouvé la perfectibilité humaine, si nous réussissons à démontrer le progrès, et toutes les observations que nous pourrons faire sur celui-ci s'appliqueront aussi à celle-là. 1° Le progrès, tel que nous venons de le défi- nir d'après l'usage même du mot; le progrès, considéré comme une loi générale de notre es- pèce, comme un fait essentiel de la nature hu- maine, est une idée complètement moderne, à laquelle, ainsi que nous le verrons bientôt, on peut assigner avec précision une date et un lieu de naissance. En effet, plus on remonte dans l'antiquité, plus on voit dominer dans les esprits une idée diamétralement opposée, celle de la corruption, de la décadence du genre humain et de l'univers tout entier, troublé par ses désor- dres et entraîné dans sa ruine. Philosophes, poètes, législateurs religieux, tous tiennent à peu près le même langage ; tous font entendre les mêmes plaintes sur la déchéance de l'homme et sur l'accroissement de ses vices, de ses crimes, de ses misères; « plaintes aussi anciennes que l'histoire, dit Kant, et même que la poésie, qui a précédé l'histoire ; aussi ancienne que le plus ancien de tous les poèmes. » A écouter les échos de ces temps, rien ne manquait à notre espèce, sortant des mains de la Divinité ; mais, depuis le jour où elle a été livrée à elle-même, elle n'a pas cessé de dégénérer et de communiquer son mal à toute la nature. C'est la tradition de l'âge d'or, accompagnée de son corollaire inséparable, le dogme de la chute, et que l'on trouve, sous une forme ou sous une autre, dans les croyances religieuses et les idées poétiques de tous les peuples de l'antiquité. Il y en a qui, allant encore plus loin, ont regardé la naissance même de l'homme, son appariliun sur la terre, son union avec le corps, comme une déchéance, et ont placé dans le ciel, au milieu d'un monde incorruptible, l'âge de son innocence et de son bonheur. C'est à ce point de vue surtout que l'homme peut être appelé « un ange tombé qui se souvient du ciel ». Cette idée a traversé successivement l'Inde, la Perse, la Judée, la Grèce, l'école gnostique, les différentes écoles d'Alexandrie; on la reconnaît également dans le dogme oriental de l'émana- tion et dms la doctrine platonicienne de la ré- miniscence. Cependant, lorsqu'on pénètre plus au fond de ces traditions, les unes philosophiques, les autres religieuses, on ne les trouve pas aussi éloignées qu'on le pensait d'abord des idées de progrès et de perfectibilité. A quelle condition, en effet, l'homme est-il perfectible"? A quelle condition peut-il avoir et la faculté et le désir d'avancer? A la condition de savoir vers quel but doit tendre sa marche, et d'avoir sous les yeux un idéal avec lequel il puisse se comparer, qui lui apprenne ce qu'il a déjà fait et ce qui lui reste encore à faire. Cet idéal, les anciens l'ont placé dans le passé, tandis que les modernes le placent dans l'avenir. Il n'est personne qui n'ait entendu citer ces paroles d'un réformateur célèbre : « L'âge d'or, qu'une aveugle tradition a placé jusqu'ici dans le passé, est devant nous. » Nous ajoute- rons que telle est la loi de l'esprit humain : la plupart de idées fondamentales de notre raison, surtout celles qui appartiennent à la morale et à la métaphysique, avant d'être conçues en elles- mêmes, sous leur forme abstraite, se présentent à notre imagination sous des traits plus palpa- bles, comme des êtres vivants, ou des faits déjà accomplis. Quant aux résultats, il ne faut pas se faire illusion, ils restent à peu près les mêmes, soit que le modèle accompli dont nous cherchons à approcher se présente au début ou au terme de notre carrière. C'est ce modèle lui-même qu'il faut considérer, non la place qu'il occupe aux deux extrémités du temps. Aussi est-il facile de se convaincre que les législateurs, les philo- sophes, les moralistes de l'antiquité, et quelque- fois ceux des temps modernes, quand ils évoquent devant leurs contemporains le souvenir des aïeux, quand ils proposent pour exemples la piété, la vertu, la sagesse des anciens temps, sapientia major um, ouvrent presque toujours une voie nouvelle et, sous prétexte de retourner au passé, s'avancent hardiment vers l'avenir. C'est un trait qui est commun à presque tous les réformateurs de cette époque, reformateurs de la religion, de la société ou de la science, de se donner pour des auteurs de restaurations. 11 y a aussi des réformateurs anciens, surtout en politique et en philosophie, qui, dédaignant ce masque, ont an- noncé hardiment leurs desseins. Au reste, com- ment l'esprit humain aurait-il pu atteindre dans l'antiquité à cette haute civilisation que nous ne cessons d'admirer, si, malgré toutes les traditions qui le rappelaient sur ses pas, il n'avait obéi au désir de marcher en avant, et de se surpasser lui-même. La foi dans l'avenir, c'est-à-dire dans le pro- grès, et, par conséquent, dans sa propre perfec- tibilité, n'a donc jamais manqué au genre hu- main; mais il s'est écoulé bien du temps avant qu'elle passât de l'instinct dans l'intelligence, et qu'elle cessât d'être un obscur sentiment pour devenir une idée, un principe philosophique, et nous oserions presque dire une notion du sens commun. Cette idée, nous chercherons vaine- ment à la reconnaître avant le xvue siècle. C'est Bacon qui l'exprime pour la première foi dans le titre même d'un de ses principaux écrits : 0/ Ihc proficience and advancement of learniny divine and hun ian} c'est-à-dire : Du pr de l'avancement de* sciences divines cl humaines. L'ouvrage est parfaitement digne du titre : car il a pour but, après avoir dressé l'inventaire de nos connaissances actuelles, de montrer qu'elles n'atteignent pas à la hauteur de leur objel OU a la majesté de la nature; que L'esprit humain, faute d'avoir suivi la bonne route, se trouve seu- au début de sa carrière et à l'entrée du royaume qu'il est appelé à conquérir par l'in- dustrie et par la science. Désertes, dans s"u PUUG — 1406 PROO Discours de la Mcthode (6e partie, § 2), pro- ie-se la même opinion, au moins quant aux sciences naturelles, et des applications qu'on en peut tirer pour le perfectionnement des arts. Parlant des découvertes qu'il a faites en physi- que, a elles m'ont fait voir, dit-il, qu'il est pos- sible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu'au lieu de cette philo- sophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions em- ployer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. » Il espère surtout dans l'avenir de la médecine, et l'on s'étonne beaucoup moins du rêve de Condorcet sur l'immortalité physique de l'homme, lors- qu'on a lu cette phrase : « Qu'on se pourrait exempter d'une infinité de maladies tant du corps que de l'esprit, et même aussi peut-être de l'affaiblissement de la vieillesse, si on avait assez de connaissance de leurs causes et de tous les remèdes dont la nature nous a pourvus. » Mais le principe du progrès n'a pas eu au xvne siè- cle d'interprète plus éloquent et plus hardi que Pascal. Chacun se rappelle cette admirable pen- sée, primitivement contenue dans la préface du Traité du vide, que « non-seulement chacun des hommes s'avance de jour en jour dans les scien- ces, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès, à mesure que l'univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges diffé- rents d'un particulier; de sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. D'où l'on voit avec combien d'injustice nous respectons l'antiquité dans les philosophes : car, comme la vieillesse est l'âge le plus distant de l'enfance, qui ne voit que la vieillesse de cet homme universel ne doit pas être cherchée dans les temps proches de sa naissance, mais dans ceux qui en sont le plus éloignés? etc. » Quoique beaucoup moins célèbres, parce que l'éclat du langage et de la gloire de Pascal a tout effacé, ces lignes de Malebranche {Recherche de la vérité, liv. II, 2e partie, ch. v) ne sont pas non plus in- dignes d'être citées : a En matière de théologie on doit aimer l'antiquité, parce qu'on doit aimer la vérité, et que la vérité se trouve dans l'anti- quité. Mais, en matière de philosophie, on doit, au contraire, aimer la nouveauté, par la même raison qu'il faut toujours aimer la vérité, qu'il faut la chercher, et qu'il faut avoir sans cesse de la curiosité pour elle. Si l'on croyait qu'Aristote et Platon fussent infaillibles, il ne faudrait peut- être s'appliquer qu'à les entendre; mais la raison ne permet pas qu'on le croie. La raison veut, au contraire, que nous les jugions plus ignorants que les nouveaux philosophes, puisque, dans le môme temps où nous vivons, le monde est plus vieux de deux mille ans, et qu'il a plus d'expé- rience que dans le temps d'Aristote et de Platon, comme on l'a dit; et que les nouveaux philoso- peuvent savoir toutes les vérités que les anciens nous ont laissées, et en trouver encore plusieurs autres. » Toutefois, il faut bien le remarquer, chez tous il n'est question que de la pér- iclité intellectuelle ou du progrès consi- ' ' philo: opl I dans les sciences ; on leseûl bien surpris, et non moins scandalisés. en donnant à leur principe l'extension qu'il reçut dans les deux siècles suivants. Déjà Leibniz, placé en quelque façon sur la limite du xvir5 et du xvin0 siècle, n'entend plus le progrès à la ma- nière de ses devanciers ; il en fait un simple corollaire de sa fameuse loi de continuité, c'est- à-dire un principe métaphysique qui embrasse tous les êtres et l'univers lui-même, considéré dans son ensemble. On sait, en effet, que pour l'auteur de la Théodicée et de la Monadologie l'univers se compose de monades, c'est-à-dire de substances simples et incorruptibles, véritables atomes spirituels ou points métaphysiques, dont l'activité est l'essence, et qui, créés tous ensem- ble avec des qualités diverses et un même désir de les étendre, ne peuvent sous les apparences de la génération et de la mort, que se dévelop- per et se perfectionner indéfiniment. Les âmes raisonnables ou humaines, quoique douées de qualités supérieures, telles que la conscience et la liberté; quoique formant dans l'universalité des êtres un ordre à part, que Leibniz appelle la cité de Dieu, les âmes humaines sont soumi- ses à la même loi : elles n'ont pas toujours été ni ne resteront pas toujours ce qu'elles sont au- jourd'hui. D'abord dépourvues de sentiment et de conscience/ elles ont passé à l'état d'âmes sensi- tives, puis se sont élevées à la dignité d'âmes raisonnables ; et rien n'empêche que, sans dé- pouiller leur nature morale, qui, une fois con- quise, ne peut plus se perdre, elles ne soient réservées à de nouveaux développements. « Il se peut, dit Leibniz (Essais de théodicée, § 341), qu'avec le temps, le genre humain parvienne à une plus grande perfection que celle que nous pouvons nous imaginer présentement. » C'est sur ce principe de transformations appliqué au monde physique comme au monde moral, et impliquant dans l'un et l'autre la préexistence des êtres, que Charles Bonnet a édifié plus tard son système de palingénésie; mais ce n'est pas de ce point de vue, c'est dans le cercle exclusif de l'humanité et de tous les faits qui y sont compris, sciences, croyances, industrie, moeurs, civilisation, bien-être, que le progrès a été com- pris, au xvme siècle, par la généralité des esprits. Alors, ce n'est plus simplement une idée philo- sophique; c'est presque une religion. Aussi, ne faut-il pas nous demander de produire des au- torités, car il faudrait citer presque tous les grands noms de cette époque : Fontenelle , Turgot, Condorcet, en France ; Lessing, Kant, Schiller, en Allemagne; Price et Priestley en Angleterre. Cependant, parmi tous ces écrivains, il y en a deux, Lessing et Condorcet, dans lesquels semble se réunir d'une manière plus complète et plus vive la foi du xvm° siècle dans la perfectibilité humaine. Lessing, dans son petit livre de l'Édu- cation du genre humain, s'est fait l'apôtre populaire du progrès religieux ou spirituel, et Condorcet du progrès matériel et social. En effet, voici la pensée du philosophe allemand fidèlement résumée par Mme de Staël, dans son ouvrage de l'Allemagne (4e partie,, ch. i) : « Lessing soutient, dans son Essai sur l'éduca- tion du genre humain, que les révélations reli- gieuses ont toujours été proportionnées aux lu- mières qui existaient à l'époque où ces révé- lations ont paru. L'Ancien Testament, l'Évangile, et, sous plusieurs rapports, la réformation, étaient, selon leur temps, parfaitement en har- monie avec le progrès des esprits ; et peut-être, suivant lui, sommes-nous à la veille d'un déve- loppement du ebristianisme qui rassemblera dans un même foyer tous les rayons épars, et qui nous fera trouver dans la religion plus que PROG 1407 — PROG la morale, plus que le bonheur, plus que la phi- k sophie, plus que le sentiment même, puisque chacun de ces biens sera multiplié par sa réu- nion avec les autres. » Au fond, la doctrine de Lessing est la même que celle qu'Amaury de Chartres, David de Dinan et l'abbe Joachim en- seignaient au xnie siècle. Selon ces docteurs du moyen âge, de même que la loi de l'Évangile a succédé à l'ancienne loi, et le règne de Dieu le Fils à celui de Dieu le Père; de même, l'Évan- gile de Jésus-Christ doit être détrôné à son tour par l'Evangile éternel, le culte du Fils ou du Verbe, par celui de l'Esprit ou de l'amour. Quant à Condorcet, son Esquisse d'un tableau his- torique des progrès de l'esprit humain nous fait espérer pour l'avenir, non-seulement que l'humanité sera plus heureuse, plus éclairée, plus libre, plus unie, mais que les bornes mê- mes de la vie humaine pourront reculer indéfi- niment. L'idée du progrès, transmise comme un héri- tage du xvme au xix" siècle, n'a jamais compté de plus nombreux, de plus illustres ni de plus ardents défenseurs que pendant ces cinquante dernières années : en Allemagne, Fichte, Schel- ling, Hegel; en France, une foule d'historiens, de publicistes, d'hommes d'État, de littérateurs, de philosophes, dont la plupart vivent encore, et dont les autres sont trop près de nous pour avoir besoin d'être cités. Déjà cette idée n'ap- partient plus exclusivement à la philosophie et à la science; elle est devenue une conviction ou une sorte de foi populaire, entretenue et for- tifiée chaque jour par les milie organes de la presse, propagée par tous les canaux de la vie publique. Mais, à cause de cela même, peut-être, nous sommes obligés d'ajouter qu'à aucune épo- que elle n'encouragea plus d'erreurs, ne servit de prétexte à de plus chimériques doctrines, à de plus périlleuses tentatives, et n'eut plus be- soin d'être réglée et définie. 11 faut donc qu'a- près avoir parlé seulement de l'idée du progrès et des développements successifs qu'elle a reçus, nous considérions le progrès en lui-même, comme un fait général ou une loi de l'espèce humaine, en déterminant autant que possible ses limites et sa sphère. 2° Nier le progrès d'une manière générale, absolue, est aussi impossible que de nier l'his- toire : car, comment faire un pas dans l'his- toire, pourvu qu'on y embrasse tout le genre humain, sans y rencontrer une conquête de l'une ou l'autre des diverses facultés, de l'un ou l'au- tre des différents principes dont le développe- ment commun a reçu le nom de civilisation? Qui oserait soutenir, par exemple, que les sciences mathématiques et physiques, la géométrie, l'as- tronomie, l'histoire naturelle, toutes les con- naissances, enfin, qui ont pour objet le monde extérieur, n'ont rien gagné depuis Thaïes et Py- thagore, ou seulement depuis la renaissance des lettres au xvie siècle jusqu'à nos jours? Qui pourrait fermer les yeux à la lumière éclatante que l'observation et le calcul viennent répandre chaque jour, tant sur les parties les plus imper- ceptibles, que sur l'ensemble de l'univers, ou sur les deux infinis dont parle Pascal? Ce n'est pas, non plus, l'érudition pure, comprenant dans son sein la philologie, l'archéologie, l'histoire proprement dite, qu'on peut accuser d'immo- bilité. Les découvertes obtenues, depuis un siè- cle seulement, par les travaux de cet ordre, les monuments précieux arrachés à la poussière, les antiques symboles dépouillés de leurs voiles, les langues retrouvées après des siècles d'oubli, ont de quoi enorgueillir l'intelligence et étonner 1 magination. Est-ce à l'industrie qu'on voudra contester le chemin qu'elle a fait, les merveilles qu'elle a produites coup sur coup, le temps et la dignité qu'elle ajoute à la vie humaine par la suppression des distances, la rapidité de ses oeuvres et la substitution, dans les travaux maté- riels, du service des éléments à celui de nos bras? La somme du bien-être, quoi qu'on ait dit, s'est accrue avec ces résultats, la richesse est mieux et plus divisée, la misère perd tous les jours de son empire en même temps qu'elle diminue d'intensité. Au progrès matériel, industriel et scientifique, nous sommes obligés d'ajouter le progrès so- cial, c'est-à-dire le perfectionnement des insti- tutions, des lois, des mœurs [et des relations sur lesquelles repose la société humaine. Ce n'est plus la force qui gouverne le monde, mais l'in- telligence, et quelque chose de plus élevé encore que l'intelligence, la justice et l'humanité. La guerre n'est plus la dernière raison des nations et des rois. Par le développement de l'industrie, du commerce et des sciences, les vieilles animo- sités, les rivalités traditionnelles tendent à s'ef- facer de peuple à peuple pour céder la place à des relations plus utiles et plus douces. Déjà l'Europe ne forme presque plus qu'une vaste fédération. L'esclavage a disparu de tous les pays civilisés, et l'égalité civile, établie depuis un demi-siècle chez quelques nations, est à la veille de triompher chez toutes les autres. L'é- galité civile est inséparable de la liberté civile, de la liberté religieuse, de l'égalité dans la fa- mille, ou de l'abolition de cette antique iniquité, de cette institution contre nature qui s'appelait le droit d'aînesse. En même temps que l'idée de la justice fait triompher peu à peu tous les droits, le sentiment de l'humanité adoucit tou- tes les peines. Grâce au ciel, les monstrueux supplices qui déshonorent les temps passés et qui ont eu plus pour effet de pervertir que de corriger les hommes, sont également proscrits par nos lois et par nos moeurs : même pour les plus grands crimes, la peine de mort devient chaque jour une exception plus rare. Ces faits sont de telle nature, qu'il n'y a pas de système ni d'esprit de parti qui puisse les altérer ou les obscurcir; il faut les accepter si l'on accepte l'histoire. Il y a plus, la religion même, en la considérant du point de vue le plus orthodoxe, semble consacrer, dans une mesure déterminée, entre la chute et la réhabilitation, l'idée du progrès. Ne voyons-nous pas, en effet, l'idolâtrie précéder la vocation d'Abraham et la révélation laite aux patriarches? Cette révélation n'est-elle pas inférieure à celle qui a eu Moïse pour inter- prète ? La révélation de Moïse n'a-t-elle pas été développée par les prophètes ses successeurs ; et enfin, tout l'Ancien Testament n'est-il pas considéré par l'orthodoxie chrétienne, comme une figure du Nouveau ? Mus, parce que le progrès est un fait incon- testable de la nature humaine, il ne faut pas croire qu'il soit infini, qu'il n'admette ni règles ni limites, qu'il puisse changer la nature des choses et les principes éternels de la raison. Quant à ces derniers, il ne peut qu'en étendre et en multiplier les applications, ou les pré- senter sous une forme plus précise et plus noble, mais non les altérer ni les supprimer. En géo- métrie, la ligne droite sera toujours le plus court chemin d'un point à un autre. En morale. nête passera toujours avant l'utile; nos inté- rêts et nos passions seront toujours obligés de céder à nos devoirs. En métaphysique, la cause sera toujours supérieure à l'effet ; et si l'homme est doue de liberté et d'intelligence, à plus forte raison Dieu sera-t-il un être intelligent et libre PROP — 1408 — PP.OP C'est précisément pour cela que la métaphysi- que, comme nous l'avons démontré ailleurs, ne peut prétendre à une carrière aussi étendue que les autres sciences; car elle ne s'occupe que des premiers principes de la raison. Aussi faut- il remarquer que les systèmes qu'elle a mis au jour n'ont pas beaucoup varié et ne sont pas très-nombreux; qu'il n'y a plus en présence l'une de l'autre qu'une bonne et une mauvaise métaphysique, qui semblent également avoir dit leur dernier mot. 11 ne paraît pas, non plus, que le progrès soit illimité dans le domaine des beaux-arts. Nous ne voyons pas que la sculp- ture, l'architecture, et même la poésie mo- derne, soient supérieures à la sculpture, à l'archi- tecture, à la poésie antiques. La raison en est facile à concevoir : l'imagination une fois arri- vée au point de pouvoir imiter par la parole ou par le travail des mains ce qu'elle conçoit clai- rement, semble d'autant mieux réfléchir la na- ture, source et modèle du beau, qu'elle en est plus près et qu'elle a moins senti l'action person- nelle de l'homme. 11 y a aussi dans l'ordre in- dustriel et dans le domaine des arts utiles des lois qu'on ne peut supprimer, des limites qu'on ne peut franchir, parce qu'elles sont dans la nature des choses. Ainsi, la vie de l'homme ayant un terme, qui suppose, à son tour, une altération successive de nos organes et à cette altération fatale venant se joindre l'action di- recte des objets extérieurs, quiconque viendrait nous promettre l'immortalité dans ce monde, ou ran moyen de nous soustraire à la maladie et à l'infirmité, peut être hardiment traité d'utopiste. Pourquoi donc en serait-il autrement dans l'or- dre social ? Pourquoi serait-il permis d'espérer an ordre de choses où l'homme échapperait com- plètement aux conséquences de sa liberté, ou il n'y aurait plus ni vices, ni passions, ni cri- mes, ni souffrances, ni misères ; où le bien et le mal, l'activité et la paresse, l'incurie et la prudence, l'égoïsme et le dévouement, cesseront de produire des résultats tout opposés : où tous, fatalement élevés au même degré d'intelligence, de moralité, de santé, de force, seront con- fondus dans le même bonheur? C'est à de pa- reils traits qu'on distingue l'utopie : le progrès ue sort pas de la réalité ; il ne change rien aux lois et aux facultés que la nature nous a don- nées, il n'en promet que le développement dans les limites qu'elles apportent avec elles. M. Javary a publie un traité sous ce titre : t'e l'Idée du progrès, 1851, in-8. PROPOSITION. Aristote est le premier qui ait défini la proposition : c'est, dit-il, un dis- cours où une chose est affirmée ou niée dune autre, ).6yo; xaTaçattr.o; r, ànûepat'.xo; ttvoç xaxâ tivoç. C'est, en un langage plus psychologique, l'expression d'un jugement. 11 s'agit donc ici, non du jugement lui-même et de la pensée, mais de la parole et de l'expression : et toute- Ibis ce n'est pas de grammaire qu'il est ques- tion, mais de logique. Pour se rendre compte de ce que doit com- prendre une théorie logique de la proposition; il suffit de se rappeler qu'elle esl placée par Aris- tote et par tous les logiciens sans exception après l'analyse des idées el des termes que la proposition unit ou sépare, et avant une autre théorie dont elle est la préparation, celle du onn< ment el du sj llogisme qui combine et eu oeuvre plusieurs propositions. Cela suffit, , pour taire voir pourquoi et en quelle me »ure m convient d'étudier la proposition en logi- le r tomber m il ma les pi ■ métaphysique ainlntini.se. m dan.s [i ms oiseuses d'une logique verbale et sans profit pour la conduite de l'es- prit. En effet, puisque le logicien étudie la pro- position en vue du raisonnement et des métho- des de raisonnement, il est clair que tout ce qui peut servir à l'analyse et à l'emploi régulier de ce procédé, et cela seul, doit faire partie d'une théorie logique de la proposition. Telle est la règle très-simple à observer dans celte étude, pour en définir exactement l'objet et la portée essentielle. Le raisonnement proprement dit recherche ou établit un rapport entre deux termes à l'aide d'un troisième qui leur a été comparé successi- vement. Tout raisonnement présuppose donc au moins deux propositions déterminant un double rapport d'où sera déduit le rapport cherché. 11 est donc nécessaire, pour bien raisonner, de connaître exactement la nature et le sens, l'é- tendue, la mesure et la portée des affirmations ou des négations exprimées dans les propositions qui servent de principes. En second lieu, comme le syllogisme, ou le raisonnement considéré dans son expression adéquate, a besoin de trois termes au moins pour tirer de deux propositions ce qui y est contenu, s'il est possible en certains cas de faire sortir une proposition d'une autre sans recourir à un troisième terme, ces inféren- ces immédiates n'étant que des formes variées d'un même jugement, appartiennent évidemment à la théorie logique de la proposition. Cette théorie comprend donc deux parties : d'abord l'analyse de la proposition dans sa relation in- time avec la pensée, l'étude des rapports que nous pouvons concevoir entre deux idées ou deux objets, des différentes manières dont nous les pensons et des formes que peut recevoir no- tre pensée ; puis l'examen du contenu de cha- cune de ces expressions et les conséquences que l'esprit en déduit immédiatement, de manière à passer de l'une à l'autre par une conclusion di- recte. Le logicien doit évidemment procéder ici du simple au composé. Il étudie donc avant tout la proposition simple, c'est-à-dire celle qui n'a que deux termes, savoir : un sujet et un attribut, et la première chose qu'il y considère est la qua- lité ou le rapport de convenance ou de discon- venance qui existe entre ces deux termes. S'ils conviennent entre eux, il y a affirmation, et la proposition est dite affirmative, tandis qu'elle est négative quand elle exprime leur différence ou disconvenance. Cette distinction est fonda- mentale ; c'est pourquoi Aristote et la plupart des logiciens veulent qu'on s'habitue tout d'a- bord à reconnaître la nature et le vrai caractère d'une proposition sous ce premier point de vue. L'emploi de termes négatifs dans le discours pouvant induire en erreur à cet égard, il im- porte de se souvenir que c'est proprement le verbe qui exprime l'affirmation et la négation, et que c'est de l'usage qu'on en fait que dépend la qualité de la proposition soit affirmative, soit négative. 11 n'y a, d'ailleurs, qu'un verbe en lo- gique, le verbe cire employé, non pour exprimer l'existence comme attribut, mais seulement pour unir ou séparer certain sujet et cei tain attribut ou prédicat. En second lieu, les propositions sont distin- guées communément, en vertu de leur quantité, universelles el particulières. On entend par quantité d'une proposition l'extension suivant laquelle esl employé son sujet: si donc ce sujet esl employé dans toute s extension ou dans sa tolali lorsqu'on dit : « Tout plaisir esl un bien. » la proposition esl dite universelle : s'il n'esl pns que partiellement ou dans une par- tie de son extension, la proposition esl dite par- PHOP — 1409 PROP ticulière, comme dans cet exemple : «Quelque plaisir est un bien. » Si les mots : tout, quelque font défaut et qu'on dise : « Le plaisir est un bien, • la proposition est indéterminée, àôpiiToi:. et Aristote l'exclut du raisonnement comme équivoque, ou il ne l'y admet que comme parti- culière, ou plutôt comme partielle : car, si l'on veut parler exactement, les mots xaâo>ou et àv- Ijupei. par lesquels ce philosophe désigne la quan- tité, des propositions, seraient mieux traduits par les mois total et partiel que par ceux d'«- niversel et de particulier, qui ont quelque chose d'équivoque et qui ont donné lieu à plusieurs logiciens modernes de croire qu'ils complotaient la division aristotélique en y ajoutant des pro- positions individuelles, c'est-à-dire qui ont pour sujet un individu, tandis que, dins la terminolo- gie des Premiers Analytiques, les propositions ne diffèrent pas en quantité parce que leur su- jet est un individu, une espèce, ou un genre, mais uniquement parce que ce sujet, quel qu'il soit, est pris tout entier ou en partie. Les propo- sitions propres, singulières ou individuelles des logiciens modernes, rentrent donc, aussi bien que les propositions dites générales et spéciales, dans l'une des deux divisions tracées avec tant de netteté par Aristote ; et c'est ce que recon- naissent eux-mêmes les logiciens de Port-Royal: « Quoique la proposition singulière, disent-ils (2* partie, ch. m), soit différente de l'univer- selle, en ce que son sujet n'est pas commun, elle doit néanmoins plutôt s'y rapporter que la parti- culière;... car il importe peu, pour l'universi- lité d'une proposition, que l'étendue de son su- jet soit grande ou petite, pourvu que, telle qu'elle soit, on la prenne tout entière; et c'est pourquoi les propositions singulières tiennent lieu d'universelles dans l'argumentation. » En combinant la division des propositions, suivant leur quantité, en universelles et parti- culières avec leur précédente division en affir- matives et négatives, Aristote et tous les logi- ciens à sa suite, jusqu'à sir William Hamilton. distinguent en tout quatre espèces de proposi- tions simples, savoir : 1° la proposition univer- selle affirmative. Ex.: « Tout plaisir est un bien »; 2° la proposition universelle négative : « Aucun plaisir n'est un bien» ; 3" la proposition particu- lière affirmative : « Quelque plaisir est un bien » ; 4° la proposition particulière négative : «Quelque plaisir n'est pas un bien ». Voici maintenant comment, pour le besoin de l'argumentation, ces quatre propositions peu- vent se renverser dans leurs termes, le sujet de- venant attribut et l'attribut sujet, comme lors- qu'on tire de cette proposition : « Aucun plaisir n'est un bien, •> cette autre proposition de même qualité et de même quantité, qui lui est à la fois réciproque et identique : « Aucun bien n'est un plaisir.» C'est le procédé logique qu'on appelle conversion des propositions, et voici les règles qu'en donnait Aristote : 1° la proposition univer- selle négative se convertit, comme on vient de le voir, totalement dans ses propres termes, c'est-à-dire en une autre proposition universelle et négative. 2° La proposition universelle affir- mative se convertit partiellement, c'est-à-dire en une particulière affirmative. Ex. : « Tout homme est animal; » convertissez : <« Quelque animal est homme, » et non pas : « Tout anima] est homme; » car, en affirmant que l'homme est animal, on a entendu dire seulement qu'il est une espèce du genre animal. 3° A plus forte raison la proposition particulière affirmative ne se pourra-t-elle convertir qu'en une particulière affirmative. Ex. : « Quelques plaisirs sont des biens; » convertissez: « Quelques biens sont des DICT. PHILOS. plaisirs. » 4* Quant à la proposition particulière négative, elle ne se convertit nullement. Ex. : « Quelques hommes ne sont pas grammairiens. » Vous ne sauriez convertir cette proposition ni en celle-ci : « Aucun grammairien n'est homme,» ni en cette autre: « Quelques grammairiens ne sont pas hommes; » car il se peut qu'il n'y ait de grammairiens que dans l'espèce humaine. Donc il n'y a point de conversion légitime de la pro- position particulière négative, puisqu'on n'en saurait tirer rigoureusement ni une universelle ni une particulière. On doit ajouter à ces règles une exception d'assez grande importance et dont il est très-souvent question dans les Premiers et les Derniers Analytiques : je veux parler de cette espèce de propositions universelles affir- matives dans lesquelles le sujet et l'attribut, étant de même extension, peuvent être pris l'un pour l'autre. Telles sont les définitions que l'on reconnaît précisément à ce signe, que leurs ter- mes sont réciproques, la définition pouvant, comme on dit, se prendre pour le défini. Ex : « Tout triangle est un polygone de trois côtés;» convertissez : « Tout polygone de trois côtés est un triangle. » Les propositions de cette sorte se convertissent en gardant leur caractère d'uni- versalité, contrairement à la seconde règle gé- nérale. En résumé, les propositions étant de quatre espèces, il y en a qui se convertissent simple- ment dans leurs propres termes : ce sont les universelles négatives, les particulières affirma- tives et un certain nombre d'universelles affir- matives. Il y en a ensuite qui se convertissent partiellement, savoir: la plupart des universelles affirmatives. Troisièmement enfin, il y en a qui ne se convertissent en aucune façon, et ce sont les particulières négatives. Voilà, dans ce qu'elle a de plus saillant, la doctrine aristotélique tou- chant les propositions simples et les règles de leur conversion. C'est sur cette doctrine répu- tée exacte que reposait depuis vingt-deux siècles toute la théorie des modes du syllogisme, lors- qu'un savant logicien écossais, William Hamil- ton, est venu lui en substituer une autre qui distingue huit espèces de propositions simples au lieu de quatre, et qui réduit à une règle uni- que les anciennes règles de la conversion. Cette réforme, ce progrès d'analyse, devrais-je dire, est de trop grande importance en logique pour qu'on ne doive pas en donner au moins une ex- plication succincte. M. Hamilton invoque d'abord un principe qu'il considère comme un axiome et qu'il est en effet imnçssiiie de lui contester: c'est que « le logicien doit exprimer d'une manière explicite dans le langage ce qui est implicitement dans la pensée.» C'est en vertu do ce principe qu'Aristote veuf qu'on dise : Tout A est B, ou quelque A est B, et non pas seulement A est B. afin que l'on sache jusqu'à quel point l'esprit applique au sujet A ['attribut B. Eh bien, dit à son tour Hamilton, ce n'est pas seulement le sujet qui a une ceitaine extension dans notre pensée, c'est aussi l'attribut ou prédicat. Un jugement dais l'esprit n'est autre chose qu'une équation entre le sujet et le pré- dicat, et ces deux objets de la pensée sont éga- lement déterminés : il doit en être de même de la proposition, puisqu'elle est dans le langage ce qu'est le jugement dans la pensée. Cela posé, lorsqu'un dit : «Tout triangle est un polygone de trois côtés, » on laisse à deviner s'il le tous les polygones de trois côtés ou de quelques-uns seulement. Avez-VOUfl conçu ce prédicat comme égal et réciproque au sujet en extension et en compréhension, pourquoi ne di- riez vous pas, comme en effet vous le pensez ; 89 PROP — 1410 — PROP « Toitl triangle est tout polygone de trois côtés?» De cette manière vous supprimez l'équivoque, et l'on comprend que vous ayez le droit, comme l'enseigne Aristote, de prendre la définition pour le défini et de dire : «Tout polygone de trois côtés est triangle,» savoir: tout triangle; car il est évident que, sous cette autre forme? vous n'affirmez que ce que vous aviez affirme d'abord, rien de nouveau, rien de moins, rien de plus. Mais vuici une autre proposition dont le sujet est encore pris dans sa totalité : « Tout homme est animal.» Qu'est-ce à dire? s'agit-il de tout animal? Non, mais de quelque animal. Donc, encore une fois, l'attribut a une certaine quantité dans l'esprit, et cette quantité est équi- valente à celle du sujet. On doit donc dire, puis- qu'on le pense : « Tout homme est quelque animal, » et l'on peut convertir cette proposition dans ses propres termes, puisque les quelques animaux désignés par le prédicat sont précisé- ment les hommes. On a donc, par conversion simple, cette proposition équivalente à la pre- mière : « Quelques animaux sont hommes.» Cette proposition, à son tour, comment l'énoncer si l'on veut qu'elle exprime la quantité du prédicat aussi bien que du sujet? Il est évident qu'elle doit être ainsi formulée : « Quelques animaux sont tous les hommes, » ou : « Quelque animal est tout homme;» car l'espèce du genre animal que l'on pense comme sujet de cette expression : quelque animal, est l'espèce humaine tout entière et sans restriction. 11 n'est pis moins évident que la con- version légitime de cette proposition nous rendra notre proposition de tout à l'heure : « Tout homme et quelque animal. » Dans ce dernier exemple, je sujet et l'attribut sont opposés par la quan- tité; il n'en est pas ainsi de cette proposition : « Quelques hommes sont vertueux; » qu'il faut traduire : « Quelques hommes sont quelques ver- tueux ; » car il ne s'agit pas ici de tout le genre vertueux, mais d'une partie de ce genre. La conversion légitime donne une proposition de même sorte : « Quelques êtres vertueux sont quelques hommes (ou des hommes). » Voilà donc jusqu'ici quatre espèces de propositions affirma- tives : la première que M. Hamilton appelle toto- tolale et dont les termes sont tous les deux em- ployés sans restriction; la deuxième qu'il nomme tulo-pvrtielle, pour marquer que le sujet y est pris tout entier, et l'attribut en partie, èv [lépei, comme disait Aristote; la troisième est parli- lolale, c'est-à-dire que le sujet y est pris partiel- lement et l'attribut totalement • dans la quatrième enfin, qui est dite parti-partielle, les deux termes sont pris avec restriction ou partiellement. Toutes ces propositions se convertissent simplement en leurs propres termes. Il en est de même, suivant M. Hamilton, des propositions négatives, dont il distingue aussi quatre espèces, savoir: 1" La proposition toto- totale, qui se convertit en une toto-tolale. E\. : « Aucun être libre n'est aucun être inintelli- gent;» convertissez : * Aucun être inintelligent n'est aucun être libre. » 2° La proposition partielle qui se convertit en une parti-totale. Ex. : » Aucun homme n'est quelque savant,» c'esl- à dire savant d'une certaine manière: conver- tirez : « Quelque savant n'est aucun home c'est-à-dire que certaine science ne se rené chez aucun homme. 3" La proposition parti-to- tale, qui se convertit en une tolo-parliclle. V.\. : « Quelque homme n'est aucun vertueux, » i à-dire nullementvertueux; convertissez- «A ucun Être vertueux n'esl quelque homme, » c'est-à-dire p uni cerl uns hommes. En ré umi au lieu de quatre propositions, M. Hamilton en compte huit; mais, par contre, an lieu des trois règles de conversion qu'enseignaient avant lui tous les logiciens, et dont la dernière concernant les particulières négatives laissait des doutes aux meilleurs esprits, il n'en admet qu'une seule très-claire et très-évidente, savoir: que toute proposition formulée suivant ses prescriptions se convertit en ses propres termes, le sujet et le prédicat conservant toujours la quantité qui leur a été une fois assignée par l'esprit. Ces deux modifications ont subi avec succès depuis trente ans l'épreuve de la discussion, et l'on peut dire qu'elles demeurent acquises à la science. Il con- vient seulement de n'en pas exagérer l'originalité et la nouveauté, et de ne pas accepter les yeux fermés toutes les autres innovations que le philo- sophe d'Edimbourg et ses disciples ont présentées co"mme des conséquences rigoureuses de leur ré- forme. Il est certain d'abord qu'Aristote avait lui-même indiqué les développements que pou va i t recevoir sa théorie des propositions simples; et il n'avait rien laissé à faire pour les propositions universelles affirmatives à termes réciproques. que M. Hamilton appelle toto-lotales, et qui sont assurément les plus importantes parmi celles qu'il prétend ajouter au domaine de la logique. Ici. comme pour la quatrième figure du syllogisme. Aristote avait laissé quelque chose à faire : mais ici encore, il avait fait le premier pis et le plusdécisii dans la voie des perfectionnements possibles. 1! avait même connu et appliqué la règle qui a guidé M. Hamilton dans toutes ses recherches, et qui con- siste à reproduire explicitement dans le discours tout ce qui est dans la pensée d'une manière im- plicite. 11 est donc tout à fait injuste, pour ne pas dire davantage, après avoir emprunté à Aristote ce principe et le précédent, d'ajouter « qu'il faut bien les admettre, malgré Aristote et ceux qui le répètent (Discussions on philosophy, p. 614) ». D'un autre côté, en voulant aller plus loin qu'Aristote, M. Hamilton a commis plus d'une erreur. Je n'en relèverai qu'une, parce qu'elle tuuche à l'un des points les plus essentiels en cette matière, qui est la nature de l'affirmation et de la négation, soit dans la pensée, soit dans le langage. « Toute proposition, dit M. Hamilton, exprime une équation entre son sujet et son prédicat. » Le logicien écossais exagère ici une vérité, comme il arrive souvent aux esprits les plus pénétrants. Dans toutepropositionaffirmative.enerfet, l'esprit établit une sorte d'équation entré la quantité du sujet et celle de l'attribut, celui-ci étant affirmé du sujet dans la mesure et suivant l'extension où ce sujet a été pensé. Mais il y a loin de là à une équation absolue entre les deux termes que le jugement unit ou sépare. Une telle équation. prise à la lettre, serait inconciliable avec le progrès de la pensée. L'esprit qui observe ou qui réfléchit ne va pas ainsi toujours du même au même : soit qu'il aperçoive un attribut dans un sujet, soit qu'il découvre un sujet sous un attribut . ces deux notions sont toujours distinctes, quoique, pour entrer dansun mêmejugement, elles doivent être ramenées en quelque sorte à une commune mesure, àsavoir :une même quanti té ou extension. Par là elles sont semblables et même égales, mais par là, seulement; et si, par hasard, M. Hamilton a entendu quelque chose de plus; si, comme on peut le croire, il a voulu indiquer une équation ibsolueou une identité véritable entre les termes du jugement et de la proposition, il est tombé à son tour dans l'erreur, eu substituant à la marche naturelle et possible de l'esprit humain, qui va sans cesse du connu à lin :onnu, je ne s lis quel exercice stérile qui co sisterail à aller toujours du même au m< toute la rigueur de cette expressi m, et conformément à cette PROP — 1411 — PROP chimérique d'identité que certains logiciens lui ne règle unique et comme loi fa- illie de son développement. Est-il besoin d'ailleurs df taire remarquer ce que cette idée d'équation absolue el d'identité a de bizarre et d'incohérent, appliquée aux propositions négatives, c'est-à-dire les qui affirment précisément la différence, ite, l'opposition, la non-identité? On a beaucoup disserté, depuis que la logique ei ste, sur la nature de l'affirmation et de la né- :i. et cette question est trop intimement liée à la théorie logique de la proposition pour qu'il île de 1 i passer sous silence. Or, il y a ici deux vérités de l'ait dont l'évidence s'impose à tout hommeayant réfléchi sur sa propre pensée. icnt que, là où le langage, par l'opposition qu'il marque entre la forme affirma- tive et la forme négative, semble indiquer deux opérations différentes de l'entendement, l'une qui Consiste à affirmer, l'autre à nier, il n'y a en réalité qu'une seule opération, le jugement, lequel est tout entier dans l'adhésion intime et fatale de l'esprit à ce qu'il sait ou croit être la vérité. C'est ensuite que cette adhésion, qui est le principe de toute affirmation, est tantôt immédiate, intuitive et directe, tantôt médiate, résultant de l'attention et de la comparaison, et que, dans le second cas. elie porte sur deux sortes de rapports, savoir: les rapports de convenance qui s'expriment dans le lang ge au moyen de la forme affirmative, et les rapports de disconvenance qui ont donné lieu à la forme négative, toujours réductible elle-même à une ou à plusieurs affirmations. Si l'on prend par exemple cette proposition : «Dieu n'est pas injuste, » il est aisé de comprendre qu'elle n'ex- prime pas un jugement primitif, mais qu'elle en suppose et en résume au moins trois, tous les trois affirmatifs dans l'esprit, savoir que Dieu est parfait, que sa perfection enveloppe la justice et que la justice est autre chose que l'injustice qui s'observe dans des êtres imparfaits. Or, les deux premiers jugements affirment un rapport de con- venance et, s'ils étaient seuls, ils se traduiraient na'urellement en propositions affirmatives. Ils n'aboutissent ici à une proposition négative qu'à c ;use du troisième et dernier jugement affirmant la différence qui existe entre la justice conçue par la raison et l'injustice comme par l'expérience. Il résulte de là que la proposition affirmative est proprement celle qui exprime un rapport de. con- venance entre ses deux termes. Ces simples no- tions, empruntées à l'observation psychologique et à l'analyse la plus élémentaire de la pensée, suffisent pour réfuter le système qui suppose l'identité ou l'équation absolue du sujet et du prédicat de la proposition, et pour définir les si- gnifications essentielles des mots oui et non et de ce mot eut, qui a tant exercé la subtilité des - iens anciens et modernes. Le verbe représente dans la proposition l'affir- mation du rapport que l'esprit conçoit entre le sujet et le prédicat. Est-ce un rapport de con- venance, le verbe est employé sous une forme directement affirmative. S'agit-il d'un rapport de disconvenance, le verbe est mis sous une forme dite négative, et qui au fond est indirectement affirmative, ainsi qu'on l'a vu dans l'exemple cité plus haut. Ce n'est pas tout, et l'on se tromperait étran- gement si l'on croyait que le verbe être a en logique une signification unique, précise et tou- jours la même. C'est précisément l'erreur de ceux qui lui font exprimer soit l'identité, soit une équation absolue entre les termes qu'il unit. Ce qui est vrai, c'est que la fonction logique du verbe est de servir de lien ou de copule deux termes, dont il indique la convenan la disconvenan-e d'une manière vague et géné- rale, sans en marquer expressément ni le degré ni même la nature. Quelquefois sans doute la convenance va jusqu'à l'identité, comme dans la définition, ou jusqu'à l'égalité ou l'équivalence; comme dans un grand nombre de propositions mathématiques et dans les calculs d'arithmé tique ou d'algèbre. Mais ce n'est souvent qu'une ressemblante, une analogie ou une proportion; souvent aussi nous unissons la cause et l'effet, la substance et la qualité, la fin et le moyen, le tout et la partie, le genre et l'espèce. Dans tous ces cas si divers, la proposition est affirma- tive. La disconvenance affirmée dans la proposition dite négative comporte les mêmes différences : elle peut signifier la contrariété, l'opposition absolue ou relative, l'inégalité, la dissemblance, la disproportion, etc. Toutes ces nuances de la pensée modifient plus ou moins le sens du verbe être, et si l'on reproduisait explicitement dans le langage ce qui est implicitement dans l'es- prit, la copule des logiciens, sortant de son ab- straction calculée, perdrait ce sens neutre pour ainsi dire, cette insignifiance, cette banalité qui permet de lui faire exprimer tour à tour des rapports si multiples et si divers entre les ob- jets de nos idées et de nos jugements. La différence de ces rapports et en général des objets de la pensée n'est pas la seule chose à considérer, quand on veut définir exactement, la signification du verbe dans une proposition donnée. Il est indispensable en outre de tenir compte du degré d'énergie de l'affirmation et de la mesure de confiance qu'on lui accorde. Ce qui est affirmé ou nié dans cette proposition est il connu avec certitude ou comme nécessaire, sui- vant l'expression d'Aristote, ou bien n'est-ce qu'une chose d'opinion, quelque chose de pro- bable ou de contingent? C'est à cette question que répond l'auteur de VOrganon par sa fameuse théorie des modales, si justement critiquée pour ce qu'elle a de compliqué, de subtil et même d'erroné dans le détail, mais en général si mal comprise par ceux qui, comme M. Hamilton, la déclarent étrangère et nuisible à la logique. Si le logicien a le droit de dire ce que c'est qu'une démonstration et en quoi elle diffère d'un argu- ment probable ou dialectique, comment pour- rait-il faire abstraction de la modalité des pro- positions, c'est-à-dire de leur certitude ou de leur plus ou moins grande vraisembl ince? A\rc des propositions certaines ou nécessaires, la démonstration et la science démonstrative sont possibles. Avec des propositions probables ou cont ngentes, on est réduit à la dialectique et à la probabilité. Comme il y a des propositions qui expriment les unes la certitude, les autres la croyance ou l'opinion, on peut se. demander s'il n'y en a pas pour exprimer le doute. Ce serait non la propo- sition douteuse, c'est-à-dire dont on aurait droit de douter, mais la proposition dubitative c'esl à-dire l'expression d'une question et non d'un jugement : car la question proprement difi' sup- pose la possibilité du oui et du non: elle n'ad- met et elle n'exclul ni l'affirmation ni la néga- tion ; elle, omprend donc les deux alternatives el laisse l'esprit en suspens devanl une contradic- tion dont une partie détruit l'autre. Toute pro- position vraiment dubitative, alors même qu'elle n'exprime qu'une solution, renferme implici tement une "soin ie. il n'en esl pas même de la proposition douteuse, c'est-à-dire ou négative, mus illégitime, équi- voque ou fausse, qu'Aristote appelle sophistique el qu'il oppose, sous ce nom, à la proposition [>ROP — 1412 - Mil)!' démonstrative ou analytique cl à la proposition dialectique. Il n'y a don,- pas d'autres propositions simples que celles que l'on a délinies plus haut et dont il nous reste à dire qu'elles se produisent dans le discours avec plus ou moins de complexité, mais sans qu'il soit utile en logique de s'arrêter à des tours et à des manières de parler dont l'analyse appartient à la rhétorique ou à la gram- maire. La proposition simple, à laquelle nous nous sommes borné jusqu'il i. doil être distinguée ave : soin de la proposition composée, qui a plus d'un sujet ou plus d'un attribut, ou plusieurs sujets et plusieurs attributs, comme quand on dit : « La science et la vertu sont aimables, » ou : « Le paresseux est lâche et imprudent, » ou bien : « Les ambitieux et les avares sont aveu- gles et injustes. » De ces trois propositions, la première exprime en réalité deux jugements faciles à distinguer l'un de l'autre, puisque l'attri - but peut n'être pas affirmé des deux sujets dans la même mesure et avec la même signifkation. Il en faut dire autant de la seconde, ou les deux attributs peuvent n'être pas affirmés au même degré du même sujet. La troisième enfin résume quatre jugements et peut se décomposer en qua- tre propositions distinctes, et en général une proposition composée contient autant de propo- sitions simples qu'on y peut compter de sujels distincts ou d'attributs différents. On range d'ordinaire parmi les propositions composées les propositions hypothétiques ou conditionnées, mais à tort : car ces formes de langage n'expriment pas des propositions, mais des raisonnements, savoir : tantôt un raison- nement simple ou inférence immédiate, comme le : « Je pense, donc je suis, » qui peut s'énon- cer de cette manière : « Si je pense, je suis, » sans qu'il y ait lieu de sous-entendre ce que Descartes appelle énergiquement une majeure ridicule : « Tout ce qui pense existe, » tantôt un en- thymème énoncé d'abord sous forme dubitative : « Si Dieu est juste, il y a une Providence, » puis sous forme absolue ou catégorique : « Dieu est juste, donc il y a une Providence. » C'est faute d'avoir compris la vraie nature de ces sortes de propositions ou plutôt d'arguments, que les logi- ciens ont perdu tant de temps et de peine à ana- lyser les syllogismes hypothétiques, simples ou composés, sans parvenir toujours à se mettre d'accord. Quelques lignes suffiront pour donner une idée générale de la seconde partie de la théorie de la proposition, concernant les inférences im- médiates ou les conséquences que l'on peut tirer d'une proposition, s.ins faire intervenir aucun autre terme que ceux dont elle affirme ou nie la convenance. Une proposition simple étant donnée, il est toujours possible d'en l'aire sortir une autre, ou plutôt de, la mettre sous une autre forme par le moyen de la conversion, ainsi que cela a été expliqué précédemment. Un second moyen de tirer des conséquences immédiates d'une proposition donnée est fourni par l'étude des différentes oppositions que l'on remarque entre deux proposition* simples de même sujet et de même attribut. Ces opposi- lions sont au nombre de quatre, savoir : 1° Entre les subalterne*, c'est-à-dire les pro- positions de même qualité, mais qui diffèrent entre elles pai la quantité, comme celles-ci : • Tout plaisir est un bien ; » et « quelque plaisir est un bien; „ ou celles-ci: « Aucun plaisir n'est un bien ; „ ,.| „ quelque plaisir n'est pas un bien. » i» h, . ce pi emier cas, l'universelle étant donnée, la particulière en résulte nécessaire- ment. 2° Entre les contradictoires, c'est-à-dire les propositions qui diffèrent à la. lois en qualité el en quantité. Ex. : «Tout plaisir est lion; •> el « quelque plaisir est bon; » ou bien : « Aucun plaisir n'est bon » et « quelque plaisir n'est pas lion. » Dans ce second cas, l'une des deux con- tradictoires étant vraie, la. lausseté île l'ail Ire e I démontrée par cela même, et réciproquement. 3" Entre les contraires , c'est-à dire euh' deux propositions universelles, l'une affirmative, l'autre négative. Ex. : « Tout plaisir est bon, •> i i « aucun plaisir n'est bon. » Si l'une des deux est vraie, l'autre est fausse, mais non récipro- quement : car les deux propositions contraires peuvent être fausses toutes les deux. 4° Entre les subcontraires, c'est-à-dire entre deux propositions particulières, l'une affirma- tive, l'autre négative, comme : « Quelque plai- sir est bon , » et « quelque plaisir n'est pas bon. » Ces deux propositions peuvent être vraies toutes les deux et alors les deux propositions contraires sont fausses; mais elles ne peuvent être fausses l'une et l'autre, puisque autrement les contradictoires seraient toutes deux fausses, ce qui est impossible. Enfin, si une proposition est mise en avant avec son mode d'affirmation nécessaire ou con- tingente, on passe légitimement et sans inter- médiaire de cette proposition à celles qui lui sont cquipollcnles. Si, par exemple, il est néces- saire que Dieu ait la toute-science, il est impos- sible (ou non contingent) qu'il en soit ainsi ; ou bien s'il est contingent (ou possible) que tel événement se produise demain, cela n'est pas nécessaire, etc. Outre la célèbre consécution des modales, à laquelle sont empruntés ces exem- ples, l'étude attentive des axiomes peut aussi conduire à des cas remarquables d'équipollence donnant lieu aussi à des inférences immédiates. Soit par exemple l'axiome d'identité : « Ce qui est, est. » Cette proposition peut évidemment être remplacée par celle-ci, qui n'a pas une autre signification : « Le même est le même. » Celle-ci à son tour étant admise, comment re- fuser d'admettre que « le même n'est pas au- tre? » ou bien « la même chose ne peut pas à la fois être et n'être pas, » ou que « les deux con- tradictoires ne peuvent être ni vraies ni fausses en même temps, » ou encore « qu'il faut choisir entre les deux contradictoires, » ou « qu'en toute question il faut affirmer ou nier?» On peut faire le même travail d'analyse sur tous les au- tres axiomes et en particulier sur le principe de causalité. Pour la théorie logique de la proposition, on lira toujours avec fruit, dans YOrganon d'Aris tote, le Ttspi ép|j.r,veia; et le Ie' livre des Pre- miers Analyliijues ; la IIe partie de la Logique de Port-Royal; le 2e livre de la Logique de Bossuet ; les Discussio7is on Philosophy de W. Ilamilton. On peut aussi consulter la Nou- velle Analytique de M. Baynes et les Essais de logique de l'auteur de cet article. Ch. W. PROPRIÉTÉ. L'usage a attaché à ce mot deux sens très différents : un sens métaphysi- que et un sens moral. Selon le sens métaphy- sique, propriété esta peu près synonyme de qua- lité. Mais on distingue deux sortes de qualités: celles iiui constituent l'essence même de chaque Chose, et dont il est impossible de faire abstrac- tion en pensant à cette chose; et celles qui déri- vent de celles-ci, ou qui du moins la supposent. C'est aux qualités de celle dernière espère qu'on donne le nom de propriétés, tandis que les pre- mières s'appellent des a-Llributs. Ainsi, l'éten- PROP U13 — PROP due dans les corps, l'unité dans l'esprit, sont des attributs; la divisibilité, la dilatabilité, etc., sont des propriétés. Une propriété se distingue aussi d'une faculté, en ce que ceile-ci, supposant l'intervention de la volonté et de l'intelligence, ne peut se dire que de l'esprit. La raison, la li- berté, la sensibilité même, sont des facultés, non des propriétés. Pris dans son acception mo- rale, le mot propriété s'applique à un objet dont nous pouvons jouir et disposer à notre gré, et suppose, par conséquent, dans l'homme en général, un droit d'user de cette façon de cer- taines choses, c'est-à-dire le droit de propriété. C'est ce droit, si vivement contesté par certai- nes sectes et certains partis politiques, que nous allons essayer de démontrer, au nom des lois éternelles de la justice et de la raison. Du droit de propriété. Toutes les r. lisons qu'on peut alléguer en faveur de ce droit sont rigoureusement contenues dans les trois propo- sitions suivantes : 1° La propriété est une consé- quence nécessaire de la liberté, ou plutôt elle est la liberté même considérée sous une de ses formes et dans une de ses conditions les plus essentielles; 2" la propriété est une conséquence nécessaire et une condition de la famille; 3° la propriété est une condition de la civilisation et de la société en général. Nous insisterons plus particulièrement sur la première de ces propo- sitions, parce qu'elle renferme le fondement de la propriété, considérée comme un droit de la nature humaine, tandis que les deux autres n'en expriment que les conséquences. 1° Nous ne sommes nullement opposés à ceux qui pensent que le droit de propriété se fonde sur le travail. Mais le travail lui-même, qu'est- ce qui le rend sacré ? qu'est-ce qui lui donne cette vertu d'assimiler, en quelque sorte, l'œu- vre à l'ouvrier, et de rendre inviolable aux au- tres tout ce qui a été produit par mes mains ? Pas autre chose que la liberté, ou le droit ab- solu que j'ai sur ma personne. Disons donc sur- le-champ que la propriété dérive de la liberté. En effet, être libre, c'est avoir la possession de soi-même; c'est avoir l'usage de ses facultés et de ses forces, de son âme et de son corps, de son intelligence et de ses organes ; c'est avoir le droit d'employer, comme on veut, à telle œuvre que l'on préfère, les diverses parties de son être, sous la seule condition de ne pas blesser le droit d'autrui. Or, si mes facultés, mes forces, mon esprit, mes organes sont à moi, il est évident que l'œuvre à laquelle je les ai consacrés, que les résultats qu'ils ont produits et créés en quel- que sorte m'appartiennent au même titre : car ces résultats ne sont, en vérité, qu'un prolonge- ment, qu'une extension de moi-même. J'ai ajouté à ma personne tout ce qui est la conquête de mon activité, de mon industrie, de ma prévoyance, de mon courage. «Te me retrouve moi-même, avec le droit inhérent à mon être dans tout ce qui est sorti de mon intelligence et de mes mains. Me refusez-vous en fait -cette faculté de disposer des fruits de mon travail? Vous les empêcherez par là même de naître, vous m'empêcherez de les produire: car je ne voudrai pas me consumer à un labeur dont il ne me sera pas permis de jouir; vous m'empêcherez d'user de mes facul- tés comme je l'entends. Ou bien, vous forez pis encore en me forçant à m'en servir malgré moi, pour d'autres que pour moi, au delà de mes forces et de mes moyens naturels. D ms les deux cas. j'ai perdu ma liberté, je suis esclave, je ne m'appartiens pas. parce que rien ne m'appar- tient. Mais contre cet argument une objection est élevée par tous les systèmes hostiles à la pro- priété, et à laquelle il faut que nous répondions tout d'abord: car toute la difficulté est là. On dit qu'il n'y a aucune exactitude dans l'assimi- lation que nous voulons établir entre la liberté et la propriété, entre le droit que nous avon- sur notre personne ou les diverses facultés dont cile est douée et celui que nous revendiquons sur les choses qui ont subi l'action de ces facul- tés. Nuire personne, nos facultés, nos organes sont complètement à nous: mais, dans la pro- priété, si subtile, si spirituelle qu'on la suppose, et en admettant qu'elle n'ait pas d'autre source que celle que nous reconnaissons pour légitime. il y a toujours deux choses à considérer : la matière première, et le travail ou la façon. Par exemple, pour faire une statue, un tableau, un livre (à plus forte raison, des ouvrages plus vul- gaires), ce n'est pas assez du travail de l'artiste et de l'auteur : il faut aussi une matière qui en puisse recevoir l'empreinte, et qui, sous la forme première, est un pur don de la nature. Si le travail est à nous, la matière est tirée du do- maine commun; elle appartient également à tous, comme l'air que nous respirons, comme la lumière qui nous éclaire, et personne n'a le droit de s'en approprier exclusivement la moin- dre parcelle. Ce même principe, adopté comme un axiome par toutes les sectes communistes, on l'applique particulièrement à la propriété du sol. de la terre qui nous nourrit, et d'où nous tirons les autres matières à notre usage. La terre, dit-on, est le patrimoine commun du genre humain; elle nous a été donnée à tous avec la vie. et nous appartient au même titre ; elle est notre mère, notre nourrice, notre habi- tation à tous: il est donc absolument contraire aux lois de la justice et de la nature que quel- ques-uns la possèdent à l'exclusion de leurs sem- blables. Cette objection, pour être très-ancienne, car elle remonte jusqu'aux premiers siècles de l'ère chrétienne, et a été reproduite depuis ce temps sous toutes les formes, n'en est pas plus solide. Sans doute, il n'est pas permis d'enlever à la jouissance commune un bien naturel dont l'u- sage ne demande ni préparation ni travail, et qui se prête à cette communauté : par exemple, une source d'eau, un bois qu'une tribu sauvage aurait rencontré sur un sol vierge. Mais il n'y a aucune usurpation à s'attribuer des objets qui, tant qu'ils restent dans le domaine commun et n'ont pas été transformés par le travail, ne sont utiles à personne. Ainsi, à quoi aurait servi ce morceau de bois dont je me suis l'ait un bâton. ou bien un arc et des flèches, et que personne avant moi n'avait songé à employer? A quoi au- raient servi ces plumes d'oiseau dont je me suis fait un vêtement, ce tronc d'arbre que j'ai creusé en canot? A quoi serviraient-ils encore si mon industrie ne s'en était emparée? De même, celui qui a réussi à dompter un cheval sauvage, à apprivoiser un bœuf abandonné à l'état de nature, et qui. en ayant fait sa pro- priété, a fini par élever des troupeaux, peut-on dire qu'il ait rien enlevé à ses semblables'.' foui au contraire, il les a enrichis en leur apprenant l'usage de ces pré:ieux serviteurs, et en versant sur eux le suj erflu des biens qu'il en a retirés. Il n'en est pas autrement de la terre. Sans doute, la terre n'est pas une matière inerte, qui emprunte toute sa valeur au travail de l'homme on ne peut pas compter pour rien les fruits qu'elle produit spontanément, le gibier qui peu- ple les forêts vierges, le poisson des lacs et des rivières; mais nous connaissons aujourd'hui les misères du sauvage qui tire toute sa subsis- tance de ces biens naturels: nous savons ce PROP 1414 — PROP qu'il faut penser de ces prétendus droits de chasse, de pêche, de cueillette, de pâture, qu'un accuse la propriété d'avoir usurpés sur l'espèce humaine. Il n'est pas un homme civilisé, si mal- heureux qu'un le suppose, qui, mis en demeure de choisir, avec une parfaite connaissance des deux états, ne préférât mille fois sa condition à cette abondance tant vantée, à cette commu- n m té dans les bois. Nous dirons donc de la terre ce que nous avons dit du marbre, du bois et de ti ns les matériaux qu'elle porte dans son sein ou à sa surface : celui qui s'en attribue une partie pour la cultiver ne fait aucun tort à ses semblables; il a droit non-seulement aux fruits qu'il a tirés du sol. niais au sol même qu'il a fécondé, et qui a acquis entre ses mains, sous le soc de sa charrue, arrosé de ses sueurs, une va- leur intrinsèque qu'il n'avait pas, ou ce qu'on appelle, dms le langage économique, une plus- ealue ; enfin ce qu'il a pris à la vie sauvage et à ses épouvantables misères, il le rend au cen- tuple à la civilisation. On a fait cette remarque, qu'il faut une lieue carrée environ pour nourrir un sauvage des produits de la chasse, tandis que le même espace de terrain convenablement cultivé suffit à la subsistance de mille habi- tants. Ain*i, toute espèce de propriété, soit celle des choses inanimées, soit celle des êtres vivants. soit la propriété mobilière, soit la propriété foncière, se justifie également par la liberté, ou, comme on dit plus communément, par le travail. Le travail, c'est la liberté ; la liberté, c'est l'homme lui-même; et il ne saurait venir à l'esprit d'aucun homme sensé de contester ce droit, ainsi présenté dans son caractère absolu. Mais qui veut la fin, veut les moyens; qui veut les prémisses, veut les conséquences. Comme le travail ne peut s'exercer que sur une matière, parce que l'homme n'a qu'une puissance de transformation, non de création, il est impossi- ble de lui a corder ou de lui refuser l'une de ces deux choses sans l'autre; il est impossible d'ad- mettre la liberté s ms la propriété. Mainten mt est-il vrai que la propriété a encore une autre base que le principe si évident, si in- contestib'e et si incontesté dont nous avons fait usage? Faut-il admettre, avec un certain nombre de jurisconsultes et de philosophes, ce qu'un a appelé le droit de premier occupant? Nous sommes loin de le penser; nous croyons, au con- traire, que ce prétendu droit, loin de servir la propriété, ne fait que l'ébranler et l'obscurcir. F.n effet, ou le droit de premier occupant n'a absolument aucun sens, ou il signifie ceci : qu'il n'y a pas encore de droit établi, de droit acquis par nos semblables sur un objet dont nous pre- nons possession pour la première fois. Mais cette idée, toute négative ne peut rien fonder. L'ab- du droil d'autrui ne suffit pas à établir le mien. Il faut donc quelque chose de plus; il me faut un titre réel, et ce titre n'est pas ailleurs que dans ma liberté. L'usage de ma liberté, rela- tivement aux choses, se manifeste de deux nia- mères : ou par le travail, ou par l'occupation. Dans le premier cas, mon droit est manifeste. comme nous venons de le démontrer; dans le second, il ne l'est pas moins: car, si j'ai jugé à propos de me fixer ici plutôt qu'ailleurs, de ramasser ce morceau de bois et de le garder d.itis ma main, qui peut me forcer à changer de place "H d'attitude, sans porter atteinte à ma liberté individuelle ? Ce qu'on nomme le droit de premier occupanl n'eal donc absolument rien la liberté, et, .ivec la liberté, il devient Inutile : car le même droil que je réclame pour moi, l.i même liberté dont je fais usage, je suis obligé de l'accorder aux autres; ce qui revient à dire que personne ne peut être force à abandon- ner la place qu'il occupe. Quant à ces pa Cicéron {de Finibus, lib. III, c. xx) : que le monde est comme un théâtre public dont les pla:es appartiennent à ceux qui les ont prises : Quemadmodum theatrum, quutn commune, ait, recle (amen dici polest ejus esse eum locum quem quisque occuparit ; il faut les prendre pour ce qu'elles sont, c'est-à-dire pour une figure de rhétorique. Encore celte comparaison manque- t-elle totalement de justesse : car on ne peut pis disposer pour l'avenir d'un siège au théâtre, comme on dispose de son bien; et l'on ne per- mettrait à personne d'y oc uper deux ou trois places à la fois, tandis que nos propriétés ne sont pas toujours proportionnées à nos besoins. C'est ce que n'a pas manqué de remarquer l'auteur du mémoire Qu'est-ce que la propriété ? La propriété et la liberté sont si étroitement unies entre elles, qu'elles ont toujours eu les mêmes destinées, qu'elles ont toujours été re- connues et sacrifiées ensemble et dans les mêmes proportions.^ Ainsi, dans la plupart des États de l'Orient, où l'esclavage politique existe dans toute sa force, il n'y a pas d'autre propriétaire que le prince ou la caste dominante. <■ Le brah- mane, disent les Lois de Manou, est le seigneur de tout ce qui existe ; tout ce que le monde ren- ferme est la propriété du brahmane; c'est par la générosité du brahmane que les autres hommes jouissent des biens de ce monde. » Le même droit que nous voyons ici attribué au prêtre se trouve encore aujourd'hui entre les mains de la plupart des souverains de l'Asie. En Grèce ce n'est ni le roi, ni le corps sacerdotal, mais l'État qui a un pouvoir souverain sur la propriété, comme sur la famille et sur l'individu. On voit les philosophes grecs parfaitement d'accord sur ce point avec les législateurs. Platon, qui de- mande la communauté, Aristote, qui préfère la propriété individuelle, reconnaissent tous deux à l'État le droit d'établir l'un ou l'autre de ces systèmes. A Rome, où dominent les grandes fa- milles, le chef de chique famille, le pater farai- lias, est le seul propriétaire, et réunit à ce titre le droit de disposer des siens, de la vie de sa femme, de ses enfants et de ses petits-enfants. Plus tard, sous les empereurs, la propriété, sans échapper complètement à l'État, s'individualise davantage et approche de plus en plus du droit naturel. Le même rapport entre l'état des per- sonnes et celui des biens s'observe dans l'histoire moderne. Sous le règne de la féodalité, la pro- priété, comme la liberté, est un privilège uttacln- à la naissance. Elle dérive de la conquête et sj trouve tout entière entre les mains du seigneur, le descendant des conquérants. En principe de droit féodal, le seigneur est propriétaire origi- naire de tous les biens situés dans le ressort de sa souveraineté; les sujets ne les tiennent que de sa libéralité, sous la réserve de lui en faire hommage et de recevoir à chaque mutation une institution nouvelle. Avec la monarchie absolue renaît la doctrine orientale, « que le roi est le. seigneur universel de toutes les terres qui sont dans le royaume. » — « Les rois, dit Louis XIV (t. II, p. 93 de ses Œuvres), sont seigneurs ab- solus, et ont naturellement la disposition pleine et libre de tous les biens qui sont possédés, aussi lnen par les gens d'Église que par le séculiers, pour en user en tout comme de sages économes. » Enfin, la révolution française et les institutions 3iii l'uni suivie, en fondant la liberté dans l'or- rc civil et politique, ont aussi fondé la propriété sur ses véritables bases. De toutes les consti- tutions qui se sont succédé en France, c'est PROP — 1415 — PROP peut-être celle de 1793 qui l'a le mieux définie par ces mots : « Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. » Nous venons d'établir par le raisonnement et par l'histoire que la propriété est une consé- quence nécessaire de la liberté ; nous n'aurons pas de peine à démontrer qu'elle n'est pas moins nécessaire à la famille. 2° La famille, comme nous l'avons fait voir dans un article spécial (voy. Famille), est for- mée de deux liens principaux : le lien conju- gal et celui qui unit les parents avec les en- fants. Eh bien, que l'on supprime la propriété, ces deux liens sont détruits l'un et l'autre. Ce qui donne, indépendamment des enfants qui en sont issus, le plus de force et de durée à l'union des époux, c'est sans contredit leur dévouement mutuel, les sacrifices qu'ils se font, par devoir ou par tendresse, à chaque instant de leur commune existence; le souci que chacun des deux porte au bonheur de l'autre, dans l'a- venir comme dans le présent. Le mari travaille à acquérir de la fortune, la femme à la conser- ver et à en régler l'usage, afin de s'affranchir mutuellement du besoin, afin d'étendre au delà de la mort les fruits de la sollicitude qu'ils se portent l'un à l'autre. Rien de tout cela n'est pos- sible sans la propriété, car on ne peut sacrifier que ce que l'on a, et le dévouement vit surtout de sacrifices, tant chez celui qui les fait que chez celui qui en est l'objet. « Qui ne sait, a dit un grand moraliste, que les hommes s'attachent autant par le bien qu'ils font que par celui qu'ils re- çoivent? » Cela est surtout vrai au foyer domes- tique, où l'on s'intéresse d'autant plus l'un à l'autre qu'on a plus besoin l'un de l'autre. Ce n'est pas dans les plus brillantes conditions de fortune qu'on trouve les ménages les plus heu- reux, parce qu'on y a moins besoin, et par suite qu'on y est moins occupé l'un de l'autre. Qu'ar- riverait-il donc dans un ordre social où le sort des personnes resterait entièrement, avec la disposition des choses, au pouvoir de la commu- nauté? où l'État, possédant tout et chargé de pourvoir à tout, ne laisserait à la société conju- gale d'autre garantie ni d'autre raison d'être qu'un amour capricieux, qu'un goût fugitif, in- capable de résister au moindre souffle des pas- sions humaines ? Ces observations s'appliquent encore bien mieux au fondement le plus essentiel de la famille, aux sentiments, aux devoirs réciproques des parents et des enfants. Ce qui fait de la paternité un des caractères les plus sacrés dont l'homme puisse être revêtu, ce n'est pas l'action d'appeler au jour un être semblable à soi et de continuer l'espèce ; cette action nous est commune avec la brute : ce sont les obligations, les sentiments et la situation purement morale qu'elle apporte avec elle. Les parents doivent à leurs enfants de veiller à leur existence, de pourvoir à tous leurs besoins, de développer toutes leurs facultés, de les soutenir, de les conduire, de les diriger dans cette vie à laquelle ils les ont appelés, et de les pourvoir de tous les moyens et des connaissances nécessaires pour s'y conduire eux-mêmes, pour s'y plaire autant que possible. Ce que le devoir et la raison commandent, le cœur humain, tel que la nature l'a fait, l'exige et y ajoute encore. Non contents de nous continuer dans nos en- fants, nous voulons qu'ils soient plus que nous. Sur eux se concentrent toutes nos espéranceSj toute notre ambition, tous nos soucis et toutes nos craintes : c'est pour eux que nous désirons les honneurs, la puissance, la fortune ; pour eux que nous travaillons, que nous luttons, que nous affrontons les privations et les périls. L'a- mour qu'ils nous inspirent l'ut la meilleure par- tie de notre volonté et de nos œuvres. Mais de toutes ces affections et de tous ces devoirs, que nous reste-t-il, une fois la communauté substi- tuée à la propriété? Ce n'est plus nous, c'est la société qui dispose de ceux à qui nous avons donné le jour; c'est elle qui se charge nécessai- rement de leur entretien, de leur éducation, de leur avenir. Elle nous enlève toutes nos obliga- tions en nous ôtant personnellement les moyens de les remplir ; et le même acte par lequel elle nous enlève nos obligations détruit aussi tous les sentiments de la famille, tant chez les pa- rents que chez les enfants : car, sans la pro- priété, plus de bienfaits, plus de sacrifices, plus de dévouement, partant, plus de reconnaissance. Sans la propriété, point de responsabilité mo- rale ; pas d'autorité d'une part, pas de respect de l'autre, pas d'éducation à donner ni à rece- voir, pas de commerce entre les âmes, pas de foyer domestique. En rattachant la propriété à la famille, nous nous prononçons par là même sur l'étendue et la portée de ce droit; nous distinguons la pro- priété, jus in re, comme disent les juriscon- sultes, de la simple possession. En effet, l'une, c'est le droit ; l'autre, c'est le fait. Or, c'est du droit que nous parlons; et ce droit n'existe pas, ou il comprend la faculté de disposer à notre gré des choses qui nous appartiennent, la faculté de les donner, de les aliéner, de les transmettre. Aussi, rien de plus juste que cette définition qu'en a donnée le droit romain : Jus utendi et abutendi re sua quatenus juris ratio patitur ; « le droit d'user et d'abuser de son bien autant que le comporte la nature du droit. » Si l'on admet le droit de donation et de transmission, qui est la plus noble manière de jouir des cho- ses, il faut nécessairement admettre l'hérédité, non comme un droit dans la personne qui hérite, mais dans celle qui transmet. 3° La propriété ainsi comprise, c'est-à-dire re- connue tout entière, n'est pas seulement une des bases de la famille; elle est aussi un des instru- ments les plus puissants, une des conditions les plus essentielles de la civilisation. Que faut-il entendre, en effet, par civilisation? La civilisa- tion, c'est la société elle-même, à son expression la plus générale et la plus élevée; c'est le déve- loppement de toutes les facultés et de toutes les relations humaines, manifesté par le progrès des arts, des sciences, des lettres, de l'industrie, du bien-être. Or, le raisonnement et l'expérience se réunissent pour nous apprendre que, sans la pro- priété, ce mouvement devient impossible. Qu'on supprime quelque part le droit, non-seulement de consommer, mais de conserver, d'accumult r et de transmettre les fruits de son travail, ei, par conséquent, de créer, de multiplier les ri- chesses; que chacun soit tenu de pourvoir à sa subsistance, sans pouvoir profiter des labeurs de ses pères, voici ce qui arrivera : obligés de son- ger aux étroites nécessités du moment, courbés sous le poids d'un travail matériel et pénible, n'ayant ni le loisir, ni le droit de songer à l'ave- nir, tous resteront abaisses au même niveau, toutes les générations tourneront dans le même cercle d'ignorance et de misère, s'épuiseront à nencer sans fin le même sillon. Les arts, les sciences, les lettres n'auront pas le temps de naître ou seront abandonnés; les sources des plus vives el des plus pures jouissances seront im- médiatement taries. 11 a fallu la fortune d'un Alexandre le Grand pour recueillir les trésors de science et d'érudition qui ont servi au génie 1MU)P 1416 — IMtOT d'Aristotc: i! a fallu la prosj - andeurque Périclès procura i Athènes pour que le c i m Phidias créât tous ses prodiges; il a fallu la fortune des Médicis pour payer les œuvres des Raphaël, des Michel-Ange, et fonder des acadé- mies à Florence; il a fallu l'éclat et la puissance du règne de Louis XIV pour que la France pût conquérir au xviie siècle, avec la domination politique, la domination intellectuelle de l'Eu- rope. Mais que parlons-nous de peinture, de sculp- ture, de poésie, de philosophie, de tout ce luxe de la pensée et de l'imagination, sans lequel, certainement, la vie serait sans dignité et sans éclat, mais dont le besoin ne se fait pas immé- diatement sentir? L'industrie elle-même, celle qui répond aux premières nécessités de notre existence, celle qui nous procure nos vêtements, nos aliments, nos meubles, nos instruments de travail: l'industrie ne saurait se développer ni multiplier ses bienfaits, les rendre accessibles à tous, sans le secours de ces richesses accumulées que, dans la langue de l'économie politique, on appelle des capitaux. Dans l'ordre industriel comme dans l'ordre moral, les leçons de l'expé- rience coûtent cher. Les moindres perfectionne- ments dans les arts utiles, les plus légères amé- .iorations dans notre existence matérielle, ont été achetés par une longue suite d'essais, de tâtonnements et de stériles sacrifices. Or, com- ment ces sacrifices seraient-ils possibles s'il n'exis- tait d'avance des fortunes préparées à les sup- porter? Comment les inventeurs feraient-ils profiter l'humanité des fruits de leur génie, s'il n'y avait des capitalistes assez riches pour appli- quer leurs découvertes et les soumettre à une expérience décisive, c'est-à-dire tentée sur une grande échelle? En effet, c'est un axiome d'éco- nomie politique qu'en produisant peu, on pro- duit mal et chèrement; que plus les opérations se font en grand, plus il y a de valeur dans les produits, et moins ils coûtent. Maintenant, dira- t-on que la fortune publique pourra suffire à ces dépenses tout aussi bien et mieux encore que les fortunes particulières? Nous demanderons quelle sera la source de cette fortune publique, comment elle aura pu su former en l'absence de tous les aiguillons du travail, de la liberté, in- séparable de la propriété, de l'intérêt personnel, désaffections de la famille? Mais supposons qu'elle existe, qu'âne baguette magique l'a fait descen- dre du ciel : il sera toujours incontestable que les risques et ies aventures que peut courir un particulier sont sévèrement interdits à l'État. L'État a bien assez à faire de veiller à sa sécu- rité, à son indépendance, au maintien et au perfectionnement de ses institutions les plus essentielles; il n'a ni la faculté ni le droit de se faire entrepreneur d'industrie et de s'engager dans de périlleuses spéculations. Enfin, par cela même que la propriété sert aux progrès des sciences, des arts, de l'industrie et du bien-être, elle contribue ainsi aux progrès des mœurs, de l'ordre, de la sociabilité. La faim est mauvaise conseillère, a dit un poëtc : malesuada faines. Au contraire, le travail, l'in- dustrie, l'aisance qui en est le fruit et la seule faculté de l'acquérir, relèvent l'homme à ses propres yeux, l'attachent à son pays et à sa fa- mille, lui donnent le sentiment de sa dignité, contiennent ses passions, ennoblissent ses habi- tudes et mûrissent sa i Après avoir établi directement le droit de propriété par les raisons que nous venons de développer, nous pourrions en fournir une preuve indirecte dans li réfutation de tous les syslèmes compris sous le nom de socialisme; mais le sujet est assez vaste pour avoir besoin d'être traité séparément. Les principaux auteurs qu'on peut consulter sur la propriété, considérée au point de vue philosophique, sont les suivants : pour la pro- priété, Aristote, Politique, liv. II, ch. iv: — Ci- céron, TuscuL, lib. II; c. xiv, et de I'inibus, lib. III, c. xx; — Sencque, de Deneftciis; — Locke, du Gouvernement civil, ch. v; — Reid, Œuvres complètes, traduction de M. Jouffroy, t. VI, p. 3(j;j; — M. Cousin, Philosophie mo- rale, t. II, 23e leçon; Justice et chanté, in-12. Paris, 1848; — M. Troplong. de la Propriété d'après le Code civil, in-12, ib., 1848; — M. Thiers, de la Propriété, in-12, ib., 1848; — Ad. Franck, le Communisme jugé par Vhisioire, in-12, ib., 1848; — Contre la propriété : Mably, de la Lé- gislation, dans ses Œuvres complètes ; — J. J. Rousseau, Discours sur l'économie polilii/ue . Contrat social; Discours sur l'inégalité des conditions; — Morelly, Code de la nature; — Proudhon, Qu'est-ce que la propriété? l*r et 2'' mémoires, in-12, Paris. 1848. PROSTLLOGISME. Quand, dans une longue suite de raisonnements par déduction, on consi- dère un syllogisme détaché de la série, on trouve le plus souvent que ses prémisses ne sont pas évidentes d'elles-mêmes, mais suppo- sent quelque raisonnement antérieur. Ce raison- nement préalable, exprimé ou sous-entendu, est, d'après l'étymologie et l'usage des anciens logi- ciens, un prosyllogisme par rapport à celui que l'on considère. Hais cette signification primitive s'est un peu modifiée : on appelle le plus sou- vent prosyllogisme l'ensemble des deux raison- nements réunis, de celui qui prouve la majeure et de celui qui s'en sert. On en cite souvent cet exemple : Une substance simple ne peut se dis- soudre, l'esprit est une substance simple, donc il ne peut se dissoudre, mais 1 âme est un esprit, donc, etc., etc., il y a là tout simplement deux syllogismes; on évite de répéter la proposition qui sert à la fois de conclusion au premier et de majeure au second. La dénomination de prosyl- logisme appliquée à l'ensemble des deux raison- nements est très-défectueuse ; elle ne convient qu'au premier. Aussi quelques logiciens alle- mands plus s.rupuleux appellent cette suite dé- nonciations un polysyllogisme; le premier mem- bre est alors appelé proprement prosyllogisme, et le second épisyllogisme. E. C. PROVIDENCE. Si Dieu est une personne, c'est-à-dire s'il réunit en lui la triple perfection de la puissance, de l'amour et de la raison, s'il est un créateur, il ne peut cesser d'intervenir dans le gouvernement du monde dont il est l'auteur. Cette action, par laquelle, comme le dit Platon, il procure le bien de l'univers est appelée providence; elle est prouve ou niée suivant l'idée qu'on se fait de sa nature. Les questions auxquelles elle donne lieu ne peuvent donc être séparées de celles qui concernent Bon existence et ses attributs; on en trouvera la solution dms les articles de ce recueil qui trai- tent de la philosophie religieuse, Dieu, Infini, Panthéisme, etc. Les difficultés qu'elle soulève ont été particulièrement examinées à l'article Mal. E. C. PROTAGORAS, sophiste fameux, n tquit à Ab- dère, à une époque qui n'a j imais été détermi- née d'une manière bien précise. Diogène Laërce se contente de dire qu'il étiit dans la force de l'âge vers la LXXXlV olympiade (444 ans avant J.-C). Un jour que Protagoras apportait de la campagne à la ville une charge de bois tort pesante, Démocrite le rencontra, et lui émerveillé du procédé tout géométrique suivant PROT — 1417 — PROT lequel il avait disposé son fardeau. Dès ce jour, Protagoras fut le disciple et l'ami de Démocrite. Devenu maitre à son tour, il allait dans les villes et les bourgades des environs d'Abdère, enseigner aux jeunes gens la grammaire. Cepen- dant il s'adonnait aussi à l'étude de la physique, qui était alors l'étude dominante, et "bientôt il se sentit capable d'aller étaler dans Athènes son savoir et son éloquence. Il y trouva beau- coup d'admirateurs, parmi lesquels Périclès, qui fut séduit, comme tant d'autres, par la sin- gularité de ses doctrines et par la douceur de son éloquence. Protagoras partit d'Athènes pour aller se faire connaître dans les principales villes de la Grèce, et y recueillir tout à la fois de la gloire et des richesses ; car il exigeait de ses auditeurs le prix de cent mines. Il passa ensuite en Sicile, où il séjourna assez longtemps, et de là en Italie, où il donna des lois aux ci- toyens de Thurium. Puis il revint à Athènes, où son second séjour ne fut pas de longue durée. Un jour que, dans la maison d'Euripide, ou, selon d'autres, dans celle de Mégaclès; ou, sui- vant d'autres encore, dans le Lycée, il lut, ou fit lire par son disciple Archagoras, son traité sur les dieux, il fut accusé d'impiété, con- damné, et forcé de quitter Athènes. Ses livres furent brûlés sur la place publique, après que, par toute la ville, un héraut eut fait comman- dement à ceux qui les possédaient de les ap- porter. Chassé d'Athènes, Protagoras, au rapport de Philostrate, voulut se rendre en Sicile; mais le vaisseau qui l'y transportait fit naufrage. D'autres disent que Protagoras mourut pendant la traversée. Il avait atteint l'âge de soixante- dix ans. Diogène Laërce nous a conservé les titres des différents ouvrages de Protagoras. Ces ouvrages eurent pour objet tout à la fois la rhétorique, la dialectique, la logique, la morale. En ce qui concerne la rhétorique et la dia- lectique, Protagoras offre le même caractère que tous les sophistes, à savoir : l'alliance des for- mes oratoires les plus élégantes et des arguties les plus captieuses. Au rapport de Diogène Laërce et de Quintilien (Instil. orat., liv. III), il s'était principalement attaché à cette partie de la rhétorique qui concerne le mécanisme du discours; néanmoins, il n'avait pas entièrement négligé l'invention : car il passe pour le pre- mier qui ait travaillé à réduire en art ce qu'en termes de rhétorique on appelle les lieux com- muns. Protagoras rerum illustrium disputa- tor} qui deinde communes loci appellati suit t. dit Cicéron, dans son Brutus. Il fut encore lé premier qui divisa le discours en quatre parties, la requête, l'interrogation, la réponse, Je pré- cepte. A l'appui de sa rhétorique, Protagoras faisait intervenir une dialectique artificieuse. Il s'était étudié à se pourvoir de sophismes et d'en- thymèmes captieux. En voici un exemple. Il s'a- gissait d'un salaire que le sophiste réclamait d'Évathlus, son disciple. Celui-ci répondit : « Si je prouve au juge que je ne te dois rien, tu n'auras rien, parce que j'aurai gagné ma cause. Si, au contraire, je ne puis le prouver, je ne te devrai rien non plus, parce qu'alors tu ne m'auras pas mis en état de gagner mes causes devant les juges. » A quoi Protagoras repartit : « Bien au contraire, dans l'une et l'autre hypo- thèse tu seras tenu de me payer : car si tu per- suades aux juges que tu ne me dois rien, tu sau- ras ton état, et ainsi tu devras me tenir ce que tu m'as promis pour cela. Si, au contraire tu ne peux convaincre les juges, tu seras condamné, et il faudra bien que tu me payes. » Tout ce que nous savons de la logique de Pro- tagoras se rapporte à la question de la certi- tude, et nous donne la mesure de son scepti- cisme. Et, d'abord, Diogène Laërce rapporte qu un des traités de Protagoras (il ne dit pas lequel) commençait en ces termes : L'homme est la mesure de toutes choses de celles qui sont en tant qu'elles sont, et de celles qui ne sont pas en tant qu'elles ne sont pas. Ce qui veut dire, en d'autres termes, que les choses ne, sont que ce qu'elles paraissent à cha -un de nous, et qu'ainsi chacun de nous n'a d'autre juge a écouter sur ce qui est ou n'est pas, que son opi- nion individuelle. Aliwl judicium P rolagorœ est. dit Cicéron (Acadëm., liv. II, ch. xlvii), qui pu- tet id cuique verum esse quod cuique videatur. Sextus Empiricus [Hypolyp. Pyrrh., liv. I. ch. xxxn) s'exprime en termes analogues. « Pro- tagoras, dit-il, prétend que l'homme est la me- sure de toutes choses, et par mesure il entend la règle suivant laquelle on doit juger. De sorte que le sens de ces paroles est que l'homme est le critérium ou la règle de la vérité et de la fausseté des choses. « Et plus loin (ibid.) : « On voit donc que, selon Protagoras, l'homme est la règle de vérité de toutes les choses qui existent ; que, selon lui, toutes les choses qui paraissent aux hommes existent par cela seul, et que celles qui ne sont aperçues par aucun des hommes n'existent en aucune manière. » C'est cette opi- nion que Platon combat dans le T/u'étète. Théé- tète, l'adversaire de Socrate, vient d'avancer que la science n'est autre chose que la sensation: et ces mots servent de point de départ à Socrate pour exposer et combattre en même temps les idées de Protagoras. Si la sensation est la science, objecte Platon, il ne faut plus attribuer l'intel- ligence à l'homme seul, mais à tous les êtres doués de sensation, aux plus infimes des ani- maux. De plus, comme la sensation est bornée au moment actuel, si elle est la science, il n'y a plus pour l'homme d'autre connaissance que celle du présent. De plus encore, la sensation variant d'homme à homme, et, même dans le même homme, étant différente d'elle-même d'un instant à l'autre, si elle est la science, il n'y a plus d'unité dans les jugements; la même chose est vraie pour l'un, fausse pour l'autre, vraie et fausse tout à la ibis pour le même homme, suivant que d'un moment à l'autre il est diffé- remment affecté. Il n'y a plus ni vrai, ni faux, et avec le vrai et le faux s'évanouissent, par des raisons analogues, le bien et le mal. Ce sys- tème de Protagoras sur le principe de la certi- tude est la conséquence rigoureuse du sensua- lisme de Démocrite. Le Protagoras et le Théètète de Platon nous font connaître la morale du sophiste abdéritain. Dans le premier de ces deux dialogues, Platon introduit un jeune Athénien, Hippocrate, qui veut s'instruire à ses leçons. Mais, la vertu étanl la base de tout enseignement. Socrate, qui ac- compagne Hippocrate, interpelle Protagoras sur le caractère et l'essence de la vertu, et entre- prend de prouver son unité réelle, malgré la diversité de ses manifestations, comme, par exemple, la science, la justice, la tempérance, la sainteté, tandis que Protagoras s'ingénie a établir que c'est de l'ensemble de ces vertus par- ticulières et distinctes que résulte la vertu. Or, l'on saisit parfaitement la différence des deux doctrines : dans celle de Socrate, le bien en soi, le devoir, considéré absolument, préexiste aux diverses espèces de vertus, et c'est de lui que celles-ci empruntent leur existence et laur carac- tère ; tandis que dans la doctrine de Protagoras. la vertu n'est, en quelque sorte, qu'une déno- mination générique, une appellation commune PROT — 1418 — PSEL de la justice, de la science, de la tempérance^ de la sainteté, et n'a plus ainsi qu'une unité purement nominale. « Toutes ces vertus, dit il, sont des parties de la vertu, non comme les par- ties de l'or, qui sont semblables entre elles et au tout dont elles font partie, mais comme les parties du visage, qui diffèrent du tout auquel elles appartiennent, et aussi entre elles, ayant chacune leur caractère propre. » Néanmoins, cette discussion et les termes dans lesquels elle est établie prouvent que Protagoras, au juge- ment même de Platon, ne niait pas formellement toute vertu; et Platon, dans le même dialogue, met dans sa bouche une réplique qui ne peut laisser aucun doute à cet égard, lorsque Socrate, lui demandant si « vivre dans les plaisirs est un bien, et vivre dans la douleur un mal », il lui fait répondre : « Oui, pourvu qu'on ne goûte que des plaisirs honnêtes. » Il est vrai que, dans son Théétète, Platon prête à Protagoras des opinions beaucoup moins acceptables : « Pour le juste et l'injuste, le saint et l'impie, ses par- tisans assurent que rien de tout cela n'a par sa nature une essence qui lui soit propre, et que l'opinion que tout un État s'en forme de- vient vraie par cela seul, et pour tout le temps qu'elle dure. Et ceux mêmes qui, sur le reste, ne sont pas tout à fait de l'avis de Protagoras, suivent ici sa doctrine. » Cette différence pro- vient de ce que, dans son Protagoras, Platon a rapporté les opinions du sophiste d'Abdère telles que celui-ci les professait ostensiblement; tan- dis que, dans son Théétète, Platon a imposé aux doctrines psychologiques et logiques de Prota- goras leurs véritables conséquences. Aristote (Métaphysique, liv. II, ch. vi) juge de la même manière la doctrine de Protagoras : « Protagoras disait que l'homme est la mesure de toutes cho- ses : ce qui revient à dire que chaque chose est réellement ce qu'elle apparaît à chacun de nous individuellement; d'où résulte une inévitable confusion entre être et n'être pas, entre le bien et le mal, et les autres choses désignées par des noms opposés les uns aux autres. » Ainsi, bien qu'Aristote n'accuse pas Protagoras d'abolir formellement toute distinction entre le bien et le mal, il signale cependant la confusion du juste et de l'injuste comme étant une conséquence inévitable de ce principe : l'homme est la mesure de toutes choses. L'opinion de Protogoras sur l'existence et la nature de la Divinité se trouve résumée tout entière dans quelques lignes que cite Diogène Laërce, et qui paraissent avoir appartenu à l'un de ses écrits. Au sujet des dieux, je ne puis savoir s'ils sont ou s'ils ne sont pas. Bien des choses contribuent à laisser la question dans le doute, à savoir, la difficulté de la matière et la courte durée de la vie humaine. Platon, dans (e Théétète, fait parler Protagoras en des termes tout à fait conformes aux paroles mentionnées par Diogène Laërce: «Voici ce que nous répon- drait Protagoras ou quelqu'un de ses partisans: Généreux enfants ou vieillards, vous discourez assis à votre aise, et vous mettez les dieux de la partie; tandis que moi, dans mes écrits, je laisse de côté s'ils existent ou s'ils n'existent pas. » Cicéron {de Nat. Dcorum, lib. I, c. xn et xxni) ne lui Kuère que répéter la citation de Diogène. Enfin, la physique de Protagoras s'accorde avec ses autres doctrines, autant que nous en pouvons juger par quelques lignes de Scxtus Empirions (Hypotyp. Pyrrh.. lil>. I, c. xxxn). Suivant Pro- tagoras, il n'y a point d'existence absolue, et tons les objets que nos sens nous représentent comme existants n.-iissmt dans !e moment même, par rapporl à chacun de nous, tels que nous les aper cevons. C'est sur ce fondement qu'il établit que le mouvement est le principe général dos ihoses, et que tous les êtres que nous nous représentons sont produits par les différentes déterminations de ce mouvement et par les mélanges réciproques. <• Protagoras, dit encore Scxtus, prétend que la matière est fluide, et que, comme elle s'écoule continuellement, il s'opère des additions pour remplacer ce qui s'est écoulé. » Or, ce système n'était pas nouveau dans la philosophie grecque. On y reconnaît sans peine la doctrine d'Heraclite, comme l'atteste d'ailleurs expressément un pas- sage du Théétète, qui attribue la même opinion à Empédocle et, en général, à tous les premiers philosophes de la Grèce, P^rménide excepté. La doctrine de Protagoras offre donc, à travers la multiplicité de ses parties, une remarquable unité, et constitue un ensemble où tout s'en- chaîne. Consultez (outre les sources déjà indiquées dans le cours de cet article) : J.-L. Alefeld, Mutua Protagorœ et Evathli sophismata,'m-&. Giessen, 1730; — Chr. Gottlob Heyne, Prolusio in narra- tionem de Protagora Gellii, in-8, Gœttingue, 1806; — J.-C.-Bapt. Nûrnberger, Doctrine du sophiste Protagoras sur l'être et le non-être. in-8, Dortmund, 1798 (ail.); — C. Mallet, Études philosophiques, t. II, in-8, Paris, 1844. C. M. PSELLUS (Michel-Constance), polygraphe et philosophe byzantin, est né à Constantinople en 1018; on ignore le lieu et la date exacte de sa mort, postérieure à l'année 1077. Il existe deux personnages de ce nom dans la littérature byzantine. Le premier Psellus, origi- naire de l'île d'Andros, florissait vers la fin du vin" siècle ; il fut le précepteur du mathémati- cien et philosophe Léon de Byzance. Il avait composé une chronique aujourd'hui perdue, qui comprenait la période des empereurs icono- clastes. Le second, Michel Psellus, est la plus grande renommée littéraire du xie siècle byzantin. De- puis Allatius jusqu'à Fabricius et Harlès, on a beaucoup écrit sur sa vie et sur ses ouvrages; malheureusement, tous les auteurs qui ont parlé de lui sont tombés dans de nombreuses erreurs, dont la plus grande est d'avoir partagé arbitrai- rement ses écrits entre plusieurs écrivains qui auraient porté le même nom. On l'a aussi quel- quefois confondu avec Michel d'Ëphèse, dont nous avons des scolies sur quelques ouvrages d'Aristote. Cette page de l'histoire littéraire des byzantins n'a été éclaircie que depuis ces der- nières années par les travaux de M. Constantin Sathas, principalement par la publication, faite en 1874, des Mémoires historiques de Psellus. Ces Mémoires embrassent une période de plus de cent ans (976-1077); ils font suite à l'Histoire de Léon le Diacre. Ayant occupé de hautes fonc- tions publiques et vécu dans l'intimité des empe- reurs, étant doué d'ailleurs d'une grande vanité, qui le portail à exagérer plutôt qu'à diminuer la part qu'il avait prise aux événements politiques. Psellus nous donne dans cet ouvrage de quoi re- constituer sa biographie. De plus, sa correspon- dance, dont M. Sathas annonce la prochaine publication, permet de contrôler et de compléter les renseignements contenus dans les Mémoires. 11 naquit, comme nous l'avons dit, à Constan- tinople; ses parents étaient pauvres, mais issus d'une ancienne famille consulaire et patricienne. Il porta d'abord le prénom de Constance. Très jeune encore, ayant terminé ses études de drcii et de philosophie, il entra dans les fonctions pu- bliques : à vingt quatre ans, il était sous-secré- taire de la cour impériale. Secrétaire particulier et ministre de Constantin Monoraaque, il per- PSEL — l'ilO — PSEL suada à cet empereur de rouvrir l'Acad* utinople, tombée en dëc;idcnce depuis intin Porphyrogénète et enfin fermée sous Basile II. Nommé directeur de cet établissement, il en fut aussi le prin.ipal professeur. Son ensei- gnement était encyclopédique; mais il professait surtout la philosophie. 11 expliquait les anciens auteurs : ses comment tires sur vingt-deux comé- dies de Ménandre furent conservés à Constantino- ple jusqu'au xvie siècle ; nous possédons encore ceux qu'il avait consacrés à Homère et aux Oracles chald'ens (œuvre anonyme qu'une lettre inédite de Psellus semble devoir faire attribuer à Julien le mystique, contemporain de Trajan). 11 interprétait VOrganon et d'autres ouvrages d'Aristote; mais sa prédilection était pour Platon, le précurseur du christianisme, selon lui, et « le plus grand génie que le monde ait jamais connu ». 11 expliquait les mythes homériques comme des allégories, dont le sens profond, révélé par une lecture attentive, était d'accord avec les dogmes de la vraie religion. Pour lui, Platon, Homère et l'Ancien Testament représentaient à peu près le même degré de vérité religieuse, et étaient, sous, des formes diverses, autant de préparations à l'Évangile. Son éloquence et la variété de ses cours atti- raient autour du jeune professeur un grand nombre d'auditeurs, Grecs, Arabes, Persans, et même Celtes, c'est-à-dire occidentaux. Sa largeur d'interprétation ne scandalisait pas le clergé de Constantinople : le patriarche Michel Cérulaire fréquentait l'Académie, et ses neveux étaient au nombre des élèves favoris de Psellus. L'opposi- tion lui vint d'ailleurs : Jean Xiphilin de Trébi- zonde, son ami d'enfance, et son collègue à l'Académie, où il enseignait le droit, était mé- content, sinon jaloux, de sa popularité. Initié à la philosophie dans sa première jeunesse par Psellus lui-même, Xiphilin professait un grand dédain pour Platon et une vive admiration pour Aristote. De la philosophie aristotélique et de celle qu'on appelait alors Chaldéenne, il com- posa un système, plus théologique que vraiment philosophique, qu'il enseignait en opposition aux idées profanes de Psellus. De là dans l'Aca- démie de grandes querelles, auxquelles l'empe- reur, dans sa sollicitude pour le repos intellec- tuel de ses sujets, crut devoir mettre fin par la plus bizarre des solutions : il ferma l'Académie et retira la parole aux deux adversaires; mais, au lieu de les séparer^ il les attacha à son palais. Xiphilin comme ministre de la justice, Psellus comme ministre des affaires étrangères et grand chambellan. Psellus reçut en outre, en même temps qu'il se voyait enlever le droit de philoso- pher publiquement, le titre de prince des philo- sophes ('j7raxoi; TtSv çi).oc6ça>v), titre honorifique qui avait été accorde précédemment à plusieurs savants moines, et qu'on a accusé à tort Psellus de s'être attribué de sa propre autorité. C'est à cette époque de sa carrière que Psellus prit part à la grande controverse théologique qui aboutit au schisme des deux Églises grecque et latine ; il soutenait, bien entendu, les prétentions des Grecs. Toujours amis, malgré le désaccord de leurs prédilections philosophiques, Psellus et Xiphilin étaient en butte aux attaques de nombreux ri- vaux qui enviaient leurs places. Un jour, dé- goûtés de ces intrigues, ils prirent en commun Ta résolution d'embrasser la vie monacale. Mo- nomaque s'opposa à leur départ; puis il céda aux instances de Xiphilin, à la condition que Psellus resterait à la cour et remplirait, outre sa charge celle de son ami. Psellus, dont la vocation n'avait rien de profond, promit à Kiphi- lu '' 'c rejoindre bientôt au monastère du mont Olympe en Bithynie; mais, à peine son ami parti, le courage lui manqua; il fallut une maladie pour le décider à tenir sa parole : il prononça ses vœux à Constantinople vers le mois de novembre 1054, changeant, suivant l'usage, son prénom de Constance en celui de Michel, sous lequel il est généralement cité. Arrivé au mont Olympe, il y devint bientôt suspect, pour deux motifs : d'abord l'extrême négligence qu'il apportait à observer la règle monastique, en- suite son amour pour Platon; tous ses i gnons le fuyaient comme un réprouvé, et Xiphi- lin lui-même rompit absolument avec lui. Alors Psellus jeta le froc aux orties, au grand scanda'e des moines, qui écrivirent contre lui de violentes satires : on le comparait à Jupiter, qui aban- donne l'Olympe, parce qu'il n'y trouve plus ses belles déesses; Psellus répliqua par d'autres satires, où il traitait ses anciens confrères d' « ani- maux qui ne savent rien, sinon boire du vin ». Le scandale de cette affaire n'empêcha p;s Psellus d'être parfaitement reçu à la cour de Constantinople par l'impératrice Théodora. On avait, paraît-il, besoin de ses services. A partir de ce moment , nous lui voyons jouer sous plu- sieurs règnes un rôle politique important : le successeur de Théodora, Michel VI, l'envoie comme ambassadeur au camp du rebelle Isaac Comnène; son éloquence lui concilie la faveur de celui-ci ; maître du trône, Isaac le nomme président du sénat et en fait son principal con- seiller. Sa fortune s'accroît encore sous Constan- tin Ducas; il est alors considéré à l'égal des membres de la famille impériale, et l'empereur lui confie l'éducation de son fils aîné. Son crédit commence à tomber sous le règne d'Eudoxie et de Romain Diogène ; il conspire alors avec les Ducas contre cet usurpateur, et contribue à faire monter sur le trône son élève Michel Du- cas. Le nouvel empereur, qui devait à Psellus une double reconnaissance; commença par le combler d'honneurs; mais bientôt il l'éloigna de ses conseils, et Psellus se vit presque refuser l'entrée de ce palais dont, à deux reprises et durant de longues années, il avait été l'un des personnages les plus influents. Pour se consoler de sa disgrâce, Psellus reprit avec ardeur l'étude de la philosophie platoni- cienne. Mais, cette fois encore, il retrouve comme adversaire Xiphilin, devenu patriarche de Cons- tantinople. Xiphilin le menace et déclare sans ambages qu'un adorateur du philosophe aihé» nien ne peut être un chrétien orthodoxe. Psellus réplique qu'il est aussi bon chrétien que le pa- triarche et qu'il sait concilier les exigences de sa foi avec l'amour d'une philosophie sans rivale au monde. La querelle continua, sans amener ni violences ni rupture, jusqu'à la mort de Xi- philin. Psellus prononça l'oraison funèbre de son ancien ami, de son constant adversiire, et célébra les vertus du défunt; mais il profita peu généreusement de l'occasion pour railler, sans crainte de réplique, ses idées sur la philosophie. La mort de Xiphilin eut lieu en 1077; après cette d.;le, on perd complètement la trace de Psellus. Selon toute probabilité, il quitta Cons- tantinople et finit ses jours dans quelque paisi- ble et studieuse retraite. S'il faut en croire le témoignage de plusieurs contemporains, et surtout son propre témoi- gnage, Psellus fut le prodige de son siècle par la force de son génie, par la variété de ses con- naissances et de ses aptitudes. Son œuvre la plus méritoire assurément fut la restauration des études classiques à Byzance; œuvre malheureu- sement éphémère, car Psellus, pendant un PSEL 1420 — PSEL instant de faveur sous Eudoxie, demanda en vain la réouverture de l'Académie. Les nom- breux ouvrages qui nous restent sous son nom témoignent d'une rare activité d'esprit et d'une science peu commune.' Mais là se réduit toul leur mérite; ils ont pu ser\ir à renouveler, à entretenir le feu sacre, comme il dit lui-même : mais ils n'ajoutent rien aux richesses amassées par les grands hommes de l'antiquité classique. Les opuscules publiés par H. Boissonade pei- gnent au vif Psellus dans ce n le de pédagogue et de vulgarisateur : ce sont des abrèges de grammaire, de tactique, d'histoire naturelle, des déclamations scolastiques de la dernière puérilité. des allocutions à ses élèves pour les encourager au travail, ou pour les réprimander d'être venus trop tard à la classe, etc. ; enfin neuf lettres, dont l'élégance maniérée, tout à l'ait conforme au mauvais goût qui régnait alors à Byzm e, forme un étrange contraste avec la grossièreté des polémiques contre les moines du mont Olympe. Comme mathématicien, comme légiste, comme philosophe, Psellus n'a produit que des abrégés, soit en prose, soit en vers politiques, et des commentaires. Son Manuel de droit a quelque importance encore, grâce à la rareté des docu- ments originaux de cette période sur le même sujet. Son Introduction à la philosophie, son analyse de VOrganon d'Aristote, ressemblent à des compositions d'écolier. Les Commentaire* sur le traité de l'Interprétation et sur la Phy- sique d'Aristote, bien inférieurs, sous tous les rapports, à ceux d'Ammonius et de Simplicius. offrent plus d'intérêt. Encore Psellus s'y atta- che-t-il seulement à expliquer pour ses élèves les difficultés du texte : nulle érudition histori- que, si ce n'est quelques souvenirs des dialo- gues de Platon; nulle critique, nul sentiment des progrès de la science. Ce qui n'empêche pas Psellus, dans plusieurs de ses écrits, de parler de ses travaux sur la logique avec l'orgueil le plus naïf. 11 faut dire, à sa décharge, que l'attribution à son nom de Y Analyse ou Synopsis de VOrganon est vivement contestée. Cette question a donné lieu, dans ces dernières années, à une intéres- sante controverse. D'étroites ressemblances exis- tent entre ce manuel et l'abrégé de Logique composé au xme siècle par Pierre d'Espagne; l'un des deux auteurs a copié l'autre, évidem- ment; si le plagiaire est l'auteur grec, il a usurpé le nom de Psellus. Cette dernière opinion a été soutenue contre M. Prantl. l'auteur de VHistoire de la Logique en Occident, par MM. Ch. Thurot et Val. Rose. Une lettre, encore inédite, de Psellus à un nommé Constantin Xiphilin, lettre que va publier M. S ithas, prouve seulement que Psellus avait eu l'intention de rédiger une explication de VOrganon ; ce témoignage peut se rapporter à d'autres écrits , publiés ou perdus; il ne peut infirmer l'autorité de quatre manuscrits sur cinq, qui donnent la Synopsis pour l'œuvre de Georges Scholarius, celui-là même qui lut pa- triarche de Constantinople eu 1453, sous le nom de Gennadius. Quant à l'ancienne mythologie grecque, trois courtes dissertations de Psellus sur les fables 'lu Sphinx, de Tantale et de Circé, et son analyse du traité de Porphyre Sur l'Antre des Nymphes décrit (lms l'Odyssée d'Homère, nous le montrent appliquant au profil 'les dogmes chrétiens la méthode d'interprétation allégorique pral par les Alexandrins. On s'étonnerait de le voir commenter aussi par l'allégorie le ('antique des cantiques, si l'un ne Bavai I que les Pères de l'Église avaient depuis longtemps donné l'exem- ple d'appliquer auz livres sacrés la même mé- thode qu'appliquaient les païens aux œuvres de leurs \ ieui pi L'ouvrage le plus intéressant de Psellus est son recueil de Questions sur toute espèce de sujets compilation forl analogue à celle que nous avons SOUS le nom de Problèmes parmi les ouvres d'Aristote. L'auteur, qui, du reste, a sous les yeux ces Problèmes d'Aristote et y fait plus d'un emprunt, traite suis aucun ordre une foule de questions de théologie, d'histoire naturelle, de philosophie, d'astronomie, etc., le tout avec une certaine connaissance des anciens auteurs, parmi lesquels il cite Platon, Aristote, Cléanthe, Plolin. Jamblique, etc., mais souvent avec une concision excess ve, souvent aussi avec une curiosité pué- rile, et sans trop s'inquiéter de concilier les divers chapitres où tant de sujets sont tour à tour effleurés. C'est ainsi qu'après avoir débuté pnr des doctrines du christianisme le plus orthodoxe, il discute comme un païen sur la manière dont s'est composé le monde; puis il se demande si l'âme a un principe hors d'elle-même, si la mort en fait un ange, si c'est elle qui se sépare du corps, ou si c'est le corps qui se sépare de l'âme, etc. A chaque instant les souvenirs de Platon et d'Aristote se substituent involontairement dans sa pensée aux leçons de la Bible et des prédica- teurs chrétiens. Quelques pages de cet étrange- recueil paraissent originales, par exemple celle où il donne de la nature une définition excel- lente et fort semblable, pour le fond, à celle que Buffon a éloquemment développée; mais Psellus se montre partout ailleurs si pauvre d'idées personnelles, qu'on hésite à lui faire honneur des choses mêmes que l'on ne trouve que chez lui et auxquelles on ne peut assigner avec certitude une origine plus ancienne. Il faut enfin citer, parmi les ouvrages de Psellus, un curieux document pour l'histoire des croyan.es orientales : c'est le dialogue Sur l'O- pération des démons, où sont décrites avec de vives couleurs les abominables superstitions de la secte, alors célèbre, de Thontracides. Mélange de manichéisme et des autres religions secrètes de l'Asie, cette secte prit naissance à Thontrag. en Arménie, vers l'an 840 ; étouffée un moment par la persécution, elle reparut au temps de Psellus en Asie et jusqu'à Constantinople; exer- çant une dangereuse séduction sur l'imagination populaire par l'impudicité de ses pratiques, très- redoutée, et avec raison, par les évêques et par les politiques. Les historiens arméniens complè- tent sur ce point les renseignements que nous devons à Psellus (voy. Arisdaguès de Lasdiverd. Histoire d'Arménie, trad. Prud'homme, Paris. 1864, p. 123 etsuiv.). Consultez sur la \ ie et les ouvrages de Psellus : Fabricius, Bibliothèque grecque (édition origi- nale), t. V : là se trouvent la dissertation de L. Allatius, de Psellis, et une édition, avec tra- duction latine, des Questions diverses; — le même ouvrage, édition Harlès, t. X, où l'on renvoie aux autres biographes qui ont traité de Psellus; — Sathas, introduction au tome IV de sa Dibliotheca greeca medii œvt. Une liste des nombreux opuscules de Psellus se trouve dans le Lexique bibliographique de Hoffmann; cette liste aurait aujourd'hui besoin d'être complétée d'après les découvertes de M. Sathas. Plusieurs des ouvrages de Psellus sont perdus, comme ses commentaires sur Me nandre ; d'autres sont encore inédits : tel est le cas de plusieurs écrits théologiques (manu- scrit n" 1182 de la Bibliothèque nationale) d'autres enfin ne nous Boni connus que par de traductions latines; et, parmi ceux dont l'ori- PSYG — 1421 — PSYC 1 grec a été publié, il en est dont le texte aurait besoin d'une révision critique attentive. Tous, en effet, n'ont pas eu la bonne fortune d'avoir Boissonade pour éditeur. Ce célèbre dogue a donné en 1838 (Nuremberg, in-8) la première édition correcte du traité Sur l'Opéra- tion des démons; il y a joint un grand nombre d'opuscules inédits; en outre, le tome III de ses Anecdola gr;vea contient un ouvrage de Psellus sur la grammaire, écrit en vers politiques. — L'abbé Migne a réuni dans le tome CXXIL' de sa Patrologia grgeca un certain nombre d'ouvrages de Psellus sur les sciences (dont les Questions diverses), sur la théologie, le droit et la philoso- phie; voici les titres de ces derniers : Opinions illustres sur Vâme, Sur la psychogonie de Pla- ton, Commentaire sur les Oracles chaldéens. L'analyse de VOrganon d'Aristote n'a pas été réimprimée depuis l'édition de 1597 (par Elias Ehinger, Augsbourg, in-8). Pour la controverse relative à cet écrit, voy. Ch. Thurot, Revue ar- chéologique, oct. 1864; Revue critique, 30 mars et 6 juillet 1867 ; l'auteur renvoie aux écrits alle- mands sur le même sujet. M. Sathas a publié les Mémoires historiques de Psellus. et trois oraisons funèbres, dont celle de Xiphilin, dans le tome IV de sa Bibliothcca grseca medii xvi; il nous promet, pour les vo- lumes suivants, quatre cents lettres et plusieurs opuscules historiques. Le même savant a donné, dans Y Annuaire de l'Association des éludes grecques de 1874, deux documents historiques rédigés par Psellus, et, dans celui de 1875, les commentaires sur Homère. E. E. PSYCHOLOGIE (de 4"J*iî; âme, et Xôyoçj dis- cours : discours sur l'âme, science de l'âme). On appelle ainsi cette partie de la philosophie qui a pour objet la connaissance de l'âme et de ses facultés considérées en elles-mêmes et étu- diées par le seul moyen de la conscience. Les autres branches de la philosophie se rapportent, non à 1 âme toute seule, mais à son principe, à sa destinée, à ses rapports avec les autres êtres; non à ses facultés proprement dites, mais aux lois qui les régissent, aux fins qu'elles doivent se proposer, aux objets qu'elles peuvent attein- dre. Par là, la psychologie occupe nécessaire- ment la tête et devient l'introduction ou le pre- mier chapitre de la philosophie tout entière : ,'àme qui se connaît et s'observe elle-même à l'aide de la conscience, ce n'est pas autre chose que ma personne, ce n'est pas autre chose que moi considéré dans la sphère de mon existence propre. Or, si je ne sais pas d'abord que je suis et de quelle nature je suis, c'est en vain que je chercherai à découvrir d'où je viens, où je vais, ce que je dois faire, ce que je puis savoir, quelle place je tiens dans l'univers. Le nom de la psychologie est assez nouveau : car ce n'est qu'à la fin du xvie siècle, si nos re- cherches ne nous trompent pas, qu'un philoso- phe allemand, appelé Goclenius, l'inscrivit pour la première fois en tête d'un de ses ouvrages : fvixo'Aoyia, hoc est de hominis perfeclionc, anima, orlu, etc., in-8, Marbourg, 1590. Mais la science que ce nom désigne est aussi ancienne que la philosophie: car elle n'est que la philoso- phie même, considérée dans son élément le plus indispensable, c'est-à-dire dans les facultés dont elle est obligée de faire usage, dans les princi- pes d'où découlent et auxquels se ramènent tous ses résultats. Est-il possible, en effet, de ne pas apercevoir tout un système psychologique, toute une théorie de la nature et des facultés de l'âme, principalement de l'intelligence; dans les systèmes de Pythagore, de Parménide, de Démocrite. d'Empédocle, d'Anaxagore? Quant à Socrate, ce n'est pas au hasard, e1 comme par surprise, qu'il a admis la psychologie ; il a net- tement indiqué son objet cl' son principe et l'a présentée comme la base de toute recherche philosophique en appelant d'abord l'homme à la connaissance de lui-même. Après lui, les obser- vations psychologiques prennent de plus en plus de place dans la philosophie, et il ne sciait pas difficile de recueillir dans Platon, dans Aiistotc, chez les épicuriens, les stoïciens, les alexan- drins, les sceptiques, autant de corps de doc- trine parfaitement distincts où les facultés de l'âme humaine sont scrupuleusement analysées et classées. La maxime que Socrale avait pro- clamée dans l'antiquité, Descartes la renouvela dans les temps modernes, en lui donnant l'évi- dence et la précision d'un axiome de géométrie. Par le cogilo, ergo sum, ou en montrant que la conscience est le seul fondement sur lequel re- pose la certitude de notre existence, et par suite celle des autres êtres, il a fait de l'observation de soi-même, de l'analyse de la pensée, le dé- but nécessaire et la partie la plus essentielle de la philosophie. En effet, autant vaudra cette ana- lyse, autant vaudront les conséquences que nous en pourrons tirer relativement à Dieu, à la nature, à la substance de notre être, à la fin qui nous est proposée, puisque de toutes ces choses nous ne savons absolument rien que par les idées qui sont en nous, que par la connaissance que nous avons de notre propre pensée. Aussi la psychologie prit-elle dès ce moment un essor auparavant inconnu, comme on peut s'en assu- rer par les oeuvres de Malebranche, d'Arnauld, de Leibniz, de Locke, de Berkeley, de Hume; mais ce n'est guère qu'à la fin du dernier siè- cle, principalement en Allemagne et en Ecosse, dans l'école de Kant et celle de Reid, qu'elle est devenue une science tout à fait distincte ; et c'est encore beaucoup plus tard qu'elle a été re- connue dans l'enseignement à sa place légitime et sous son véritable nom. Conformément à une tradition très- ancienne, la philosophie, avant cela, ne comprenait que trois parties : la logi- que, la métaphysique et la morale, auxquelles se mêlaient, sans ordre et sans méthode, les observations psychologiques dont chacune de ces sciences était obligée d'emprunter ses prin- cipes. Après la définition que nous venons de don- ner et les considérations historiques qui la jus- tifient, plusieurs questions se présentent à l'es- prit. 1° Quand on la compare, soit aux connais- sances qui composent le domaine propre de la philosophie, soit à des connaissances étrangères, à la physiologie, par exemple, la psychologie forme-t-elle une science véritablement à part et qui ne peut se confondre avec aucune autre? 2° Quelle est l'étendue, la circonscription et l'or- ganisation de cette science? Quels sont les pro- blèmes ou les faits qu'elle embrasse, et quel est l'ordre dans lequel elle les doitdisposer? 3° Quelle est la méthode dont elle doit faire usage, et comment cette méthode doit-elle être employée pour suffire également à toutes les parties de la science ? Tant que ces questions n'ont pas été résolues, la psychologie et la philosophie tout entière, contestables dans leur existence même, n'ont pour règle et pour guide que le hasard. Nous allons essayer de les traiter successive- ment, dans la proportion que nous impose la nature de ce recueil. 1° Il faut rendre cette justice à la raison de notre temps et aux progrès que nous avons faits dans la connaissance de la nature, qu'ils ont discrédité complètement ces vieilles hypothèses qui, telles que Valomisme de Démocrite ou psy ; 1422 — PSYC Ylvjlozoïsme de Si raton, expliquaient les phéno- mènes de la sensibilité et de la pensée par les propriétés générales delà matière. Mus parmi 1rs sciences naturelles, cultivées aujourd'hui ave: tant de succès, il y en a une qui, placée en quelque sorte tout près de l'àme et constam- ment en relation avec elle, est très-portée à la revendiquer comme une partie de son domaine. C'est la physiologie ou la science de la vie et des fonctions organiques dans le corps humain. Cette prétention de la physiologie à absorber dmsson sein la psychologie a été très-bien ex- posée et combattue avec beaucoup de force par M. Jouffroy, dans son mémoire De la légitimité cl de la distinction de la psychologie cl de la physiologie (publié dans les Nouveaux mélan- ges et le tome XI des Mémoires de V Académie des sciences morales et politiques). « Que l'homme, dit M. Jouffroy, cette créature éminente, doive être l'objet d'une science spéciale, on n'en dis- convient pas ; mais que cette science puisse lé- gitimement se subdiviser en deux autres, la physiologie et la psychologie, voilà ce que l'on conteste. En vain le sentiment d'une double na- ture dans l'homme apparaît-il sous une forme ou sous une autre dans les opinions de tous les peuples] en vain ce sentiment se faisant jour dans la science, y a-t il introduit dès l'origine cette subdivision, et, plus puissant que toutes les objections, l'y a-t-il affermie ; en vain a-t-il reçu du christianisme la consécration de la foi, et des plus grands esprits qui aient étudié la mture humaine, celle de la science; de nos jours encore, aux yeux de beaucoup d'hommes, ce sentiment n'est qu'une illusion, et la dualité qu'il affirme qu'une apparence. A les en croire, la nature humaine, étudiée de près, ne présente rien qui le justifie. On y trouve bien tous les phénomènes qu'on rapporte à l'àme; m:is rien n' lutorise à les attribuer à un être particulier, et à y voir autre chose qu'une des fonctions de de la vie. Car, dire qu'ils sont d'une n tture spé- ciale, ce n'est rien avancer qui ne soit vrai cL -s phénomènes de toute autre fonction, qui ont aussi leurs caractères propres. C'est de cette va- riété même que résulte la diversité des fonc- tions, qui n'en concourent pas moins toutes, chacune à sa façon, à une même fin. Au fond. la vie est une, c'est un mécanisme dont les fonctions sont les rouages; à ce titre, toutes s ni égiles; à ce titre, elles ne sonl toutes que les éléments d'une seule et même unité, qui, s us peine de n'être pas comprise, doit rester l'objet d'une seule et unique sci"nce; la s ience de la nature humaine. Les phénomènes qu'on rapporte à l'àme peuvent devenir l'objet d'une monographie; l'importance et la variété de ces phénomènes peuvent prêter à cette monographie un intérêl très-grand; mais il n'y a pas plus de rais n de l'ériger en science particulière que ci le de toute autre fonction. Le dédoublement de 1 1 science de l'homme en deux autres, la physiologie et la psychologie, peuvent donc 1 1 un er eu s pi ét< ite mai de fonde- table dans la réalité j 1 < psychologie, qu ii qu'on lasse, n'est et ne sera jamais qu'un ch ipitre de la science de l'homme. » A l'appui de c tte objection, un grand nombre de faits sont habituellement cités. On signile la dépend m e qui exi ite entre les prétendus phénomènes de l'âme el les fon étions oi ques. Celles-ci sont elles troubl b e supprimées ; les rnéu, if< steiil dans ceux-là. t'n organe de inoins nous i tout un ordre d'idées et de sensations. Certai- ne :> mal i0 ni 1,, mémoire, el d'autres la ! i e ii raison que devienl la vo- lonté ? Ce que nous appelons l'esprit a son en- fance, sa jeunesse, si maturité, sa décrépitude comme le corps, et, par conséquent, comme la vie du corps, comme la somme des fonctions que nous observons en lui. De plus, un grand nombre de nos connaissances et de nos affec- tions, des faits de notre sensibilité et de notre intelligence, ne peuvent pas plus se concevoir qu'ils ne peuvent exister sans le corps, c'est-à- dire qu'ils se rapportent toujours à quelque ob- jet matériel, à quelque fait extérieur, qui. à son tour, suppose l'intervention des sens. Comment, en effet, s'occuper de la perception et de la sen- sation sans penser aux choses mêmes, aux qua- lités physiques el aux corps que nous avons perçus ou sentis, et, par conséquent, aux orga- nes qui nous ont servi d'instruments? M-iintenant si l'on songe que la perception du monde sensi- ble précède toutes nos autres connaissances, et que la sensation est antérieure à nos sentiments, n'est-on pas autorisé à généraliser cette obser- vation, et à dire du sujet ce que nous disons des phénomènes, à considérer l'esprit comme abso- lument incapable de s'observer lui-même? Un célèbre physiologiste de ce siècle et un des en- nemis les plus ardents de la psychologie, Brous- sais, a surtout été frappé de cette difficulté. Il ne pouvait comprendre, disait-il, ces expé- rimentateurs d'une nouvelle espèce qui se fer- ment les yeux et les oreilles pour s'écouler penser. On remarquera d'abord que .nous n'avons pas à traiter ici, quoique nous y touchions de fort près, la question métaphysique de l'esprit et de la matière. Il ne s'agit pas de savoir si l'àme existe ou n'existe pas à l'état de substance indé- pendante, ou du moins séparable du corps; si le corps pourrait être doué de la faculté de penser, de sentir et de vouloir; mais si la pen- sée, la sensibilité, la volonté et tous les phéno- mènes du même ordrs peuvent être l'objet d'une science distincte, et, autant que le permet l'har- monie générale des lois de la nature, indépen- dante de celle qui étudie la nutrition, la géné- ration, la respiration, la circulation, en un mot, toutes les fonctions de la vie animale. Or. sur quel fondement repose en général la division des sciences? Il suffit, pour que deux sciences soient distinctes, que les objets ou les faits dont elles s'occupent puissent être connus les uns sans les autres, fussent-ils d'ailleurs connus par le même sens ou la même faculté, et qu'ils obéissent, par conséquent, à des lois différentes : car c'est l'unité des lois qui fait surtout l'unité de conn iissan:e; il n'y a pas de connaissance véritable, digne du nom de science, sans lois. Prenez pour exemples la physique et la chimie. Voilà deux branches de connaissances qui ont certainement entre elles bien des points de con- tact. Elles reposent l'une et l'autre sur l'expé- ce des sens; elles se rapportent l'une et l'autre, non-seulement aux corps en général, mais souvent aux mêmes corps, fa chimie orga- nique pouvant être considérée comme une dé- pendance de la physiologie. Cependant elles forment deux sciences parfaitement distinctes. Pourquoi cela? Par cette seule raison que 1 1 physique a pour objet les corps tout constitués, i In. nie. les éléments qui entrent dans leur constitution, les m itéri tui plus simples dont ils nous offrent l'assemblage et les conditions sous lesquelles ces matériaux se combinent et se arent. En effet, les propriétés el les lois qu'on '■ dans l'un de ces états ne ressemblent .< celles qui appartiennent à l'autre, et rien de plus légitime, de plus rationnel que de les sép irer. PSYC — 1423 — PSYC Les différences qui s'élèvent entre la psycho- logie et la physiologie sont bien plus impor- tantes et plus profondes : car ce qui les distin- ce n'est pas seulement la nature des faits dis à leurs recherches; ce sont aussi les fa- cultés par lesquelles ces faits sont portés à notre connaissance et les causes qui les expliquent. Les fonctions de la vie purement animale et les propriétés qui caractérisent les tissus orga ni- ques, les lois qui président à leur composition et à leur dissolution, ne peuvent pas s'observer autrement que p ir les sens, aidés de nombreu- ses expérimentations et d'instruments matériels. Les fonctions de la vie intellectuelle et morale ou les phénomènes de l'esprit ne sont connus que par la conscience. Pour savoir ce que c'est que le plaisir, la douleur, l'amour, la haine, l'admira- tion, le jugement, le raisonnement, la volonté, il n'est pas nécessaire que j'ouvre les yeux et les oreilles ; je n'ai besoin ni du scalpel ni de la loupe; il me suffit de me recueillir, c'est-à-dire d'empêcher mon attention de se porter au de- hors : car telle est la nature de ces phénomènes, que par cela seul qu'ils existent ils me sont connus; la connaissance ou la conscience que j'en ai, fait partie de leur existence et se ren- contre également chez tous, quoique plus ou moins nette, selon le degré d'observation et d'a- nalyse dont on est capable. En esl-il de même des faits qui appartiennent à la vie du corps ? Excepté les physiologistes, qui est-ce qui con- naît la plupart de ces faits? nous parlons de ceux qui ne demandent pas le concours de la volonté et qu'aucune sensation particulière ne distingue. Les physiologistes eux-mêmes n'ont- ils pas ignoré pendant longtemps la circulation du sang et les fonctions du système nerveux ? Nous ajouterons que la connaissance des facultés et des phénomènes de l'esprit n'a absolument rien à gagner à la connaissance des fondions vitales. Sans doute il existe entre ces deux ordres de faits de nombreux et perpétuels rap- ports dont l'étude est du plus grand prix pour le philosophe comme pour le physiologiste et leur offre à tous deux une sorte de frontière commune ; mais ces rapports ne changent pas la mture des faits mêmes, comme la comparai- son établie entre deux quantités n'augmente ni ne diminue ces quantités. En effet, quoique la perception, comme nous en avons déjà fait la remarque, se rapporte aux choses du dehors et ne puisse se produire en nous sans l'interven- tion des organes, en aurons-nous une idée plus exacte, comprendrons-nous mieux comment elle nous représente le monde extérieur, comment elle nous introduit dans l'espace et ce que c'est que l'espace, quand nous saurons quel mé.a- e, quel jeu de muscles et de nerfs la pré- cède ou l'accompagne ? On peut faire la même question pour la sensation et pour tout ce qui se rattache à cette manière d'être : plaisir phy- s [ne, douleur physique, appétit, aversion. Qu'est-ce donc lorsqu'il s'agit de phénomènes plus relevés et sur lesquels les sens ne parais- sent avoir aucune action, tels que le sentiment du vrai et du bien, la liberté, les idées de de- voir, de droit, d'infini, et;.? La distinction de la physiologie et de la psy- chologie se montre encore bien plus évidente lorsqu'on quitte le terrain des faits pour remon- ter aux causes. Quelle est la cause des fonctions de la vie? D'où viennent aux diverses parties de ps et les formes et les propriétés qui les distinguent? Qu'est-ce qui donne aux poumons la force d'absorber l'air nécessaire à la respira- t >n et au renouvellement du s mg : au foie, ■ de sécréter la bile; à l'estomac, celle de trans- former les aliments dans la substance de notre organisation; aux nerfs, celle de transmettre les sensations el les mouvements? Noua l'ignorons, et sommes condamnés à l'ignorer toujours. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que la cause de tous ces phénomènes existe; qu'elle n'est pas nous, puisqu'elle agit à notre insu, et souvent maigre nous; qu'elle n'est pas, non plus, notre corps ou la totalité 'les atomes dont il est formé puisqu'il est reconnu qu'ils se renouvellent plu- sieurs fois durant notre existence, et que la force qui les retient ensemble, sous des formes inva- riables, est précisément la cause que nous cher- chons. Cette cause inconnue, nous la désignons sous le nom de principe vital, comme nous dé- signons sous celui de gravitation la cause in- connue des mouvements des astres. Nous con- naissons parfaitement, au contraire, la cause à laquelle se rapporte le principe dans lequel se produisent les phénomènes psychologiques. Cette cause, ce principe, c'est moi-même, et il n'y a rien dont l'existence me soit plus assurée, et dont j'aie une idée plus exacte, plus infaillible que moi. Ce n'est pas d'une manière indirecte, ou par voie d'induction, en remontant des effets à la cause, ou des phénomènes au sujet, que j'arrive à savoir que je suis; je le sa:s par un sentiment direct, par une aperception immé- diate et inséparable de mon existence même : car, pour moi, être et savoir que je suis, mon existence et ma conscience sont un fait identi- que. Or, il ne m'est pas donné de savoir que je suis sans que je sache en même temps de quelle nature je suis. La conscience, c'est la pensée; je me con- nais donc nécessairement comme un être pen- sant. En même temps que je pense, j'agis, je veux, je sens; je me connais donc comme un être sensible, actif et libre. Excepté pour les rapports de l'esprit et du corps, terrain commun aux deux sciences, la psychologie n'a donc au- cun besoin de la physiologie; et toutes les fois que celle-ci a voulu usurper ses attributions, elle a été obligée de se créer d'abord, tant bien que mal, un système psychologique. La place de la psychologie n'est pas moins distincte dans le cercle même de la philosophie, quand on la compare aux autres parties de cette science. Tenons-nous-en, pour un instant, à la division la plus ancienne et la plus répandue, à celle qui réduit toute la philosophie a la logi- que, à la morale et à la métaphysique. Il est bien évident que chacune de ces trois branches de connaissances s'appuie sur certains faits, sur certains principes qui ne peuvent être puisés que dans la conscience, ou, ce qui est la même chose, qui ne peuvent être constatés que par l'observation intérieure, parce qu'ils n'appar- tiennent qu'à l'esprit humain. Ainsi, la logique, en donnant des règles à l'intelligence, en lui enseignant les moyens de trouver la vérité et d'échapper à l'erreur, suppose nécessairement 1'inteliigence déjà connue dans ses facultés, ses lois et ses principales opérations. De même, la morale est incapable de nous montrer ce qu'exige de nous, dans toutes les situations de la vie, le principe du devoir, si elle n admet d'abord que ce principe existe dans notre âme ; que nous sommes des êtres libres, capables non-seulement de discerner, mais de choisir entre le bien et le mal, et poussés vers l'un, détournés de l'autre, par le sentiment. Enfin la métaphysique ne peut rien nous apprendre de la nature et de l'exis- tence des êtres, de leurs causes, de leurs prin- cipes, de leurs rapports, qui ne soit une applica- tion, et, par conséquent, ne suppose une analyse approfond e des notions premières de la ' i. Il s'agil donc simplement de savoir si PSYC — 1424 — PSYC - rvation de nos facultés intellectuelles et des doit être partagée entre ces trois spien- iiu si elle doit faire l'objet d'une science à d'une quatrième partie de la philosophie, destinée à servir aux autres de base et d'introduc- iiou commune. Réduite à ces termes, la question est bientôt résolue : car nos diverses facultés, n un es dans un être dont l'unité est le premier attribut, sont de leur nature inséparables, et ne peuvent ni s'exercer ni être étudiées l'une sans l'autre. Celte vérité peut être considérée comme le premier et le plus important résuit it de l'expé- rience psychologique : c'est pour l'avoir oubliée que les philosophes sont tombés dans la plupart des hypothèses et des erreurs qu'on leur re- proche. 2° La psychologie une fois reconnue comme une science distincte, se présente la seconde question que nous nous sommes posée : Quelle est la division et l'organisation de cette science'? quel est le nombre et l'ordre de ses parties ? Suivant Kant, la psychologie se partage en deux branches principales : la psychologie em- pirique, qui a pour objet les phénomènes du sens intime, abstraction faite de la substance à laquelle ils se rapportent, c'est-à-dire de l'àme, Je notre être spirituel; et la psychologie ration- nelle, occupée seulement de la substance de notre être, de la spiritualité et de l'immortalité de l'àme, abstraction faite de tous les phénomènes. Séparées par leur objet, ces deux parties de la science ne le sont pas moins par la méthode ou par la faculté qu'elles mettent en usage, puis- que l'une n'en appelle qu'à la conscience, assi- milée par Kant à un sens particulier, et l'autre qu'à la raison. Nous déclarons qu'il n'existe pas dans notre opinion de division plus mal fondée que celle-là. Ni les phénomènes dont se compose notre existence intérieure, notre vie intellec- tuelle et morale, ne peuvent se concevoir sans le principe dans lequel ils résident, sans la cause dont ils émanent, ni cette cause ou ce principe ne peuvent être conçus sans les phénomènes. De quoi s'agit-il, en effet? quel est l'objet véri- table de la science que nous essayons de définir ? Ce n'est pas l'âme en général, l'esprit en géné- ral, c'est-à-dire un être abstrait auquel nous ne pouvons atteindre que par une suite de raison- nements, et dont nous ne trouvons en nous qu'une idée plus ou moins vague ; c'est au con- traire, ce qu'il y a de plus près de nous, de plus particulier et de plus personnel dans notre con- naissance, notre personne elle-même, notre moi. Or, comme nous l'avons déjà remarqué plus haut, c'est dans le fait même que nous saisissons, par une aperception immédiate, notre moi identique et indivisible ; nous ne faisons pas intérieure- ment ce syllogisme : la pensée suppose un être pensant, la volonté un être actif; or, je pense et je veux ; donc je suis : mais la même apercep- tion de conscience qui accompagne chacune cle mes pensées, chacune de mes sensations, chacun des actes de ma volonté, m'apprend que je suis comme une personne, comme une cause, comme un être intelligent et sensible, toujours le même au milieu des changements de mon existence. Il ne faut donc pas faire deux parts, l'une pour la raison et L'autre pour l'expérience ; il n'y a de e ici que pour l'expérience, et pour une ex- périeuce particulière, celle de la consi u en de laquelle nous saisissons à la fa laits, la cause et les actes, l'être et > .-.. Qu'on essaye de partager ces deux éléments de notre existence entre deux facultés différentes, et par Buite entre deux sciem es. on aura dun coté des idées abstr hypothèses, une scolastique stérile; et de l'autre, des faits sans cause, sans raison d'être, un grossier empirisme. Bien que la psychologie soit une seule science, dont l'expérience, telle que nous venons de la définir, est l'unique fondement, il est cependant permis d'y faire trois parts, ou de considérer la personne humaine sous trois aspects principaux: le premier esl celui desphénomèn -que nous subissons ou dont nous sommes les auteurs, mais qui ne persistent pas en nous; le second est celui des ['acuités ou des propriétés permanentes, des pouvoirs particuliers, au moyen desquels on expliqueet entre lesquels se partagent les diverses espèces de phénomènes ; le troisième est celui du moi étudié en lui-même. c'est-à-dire dans son unité, son identité, sa personnalité, dans son existence comme être et comme cause. Évidemment, ces trois choses sont inséparables, comme nous l'a- vons démontré plus haut; nous ne les connais- sons pas, et ne pouvons pas concevoir qu'elles existent l'une sans l'autre. Cependant elles nous présentent de profondes différences, et il faut absolument qu'on les distingue, si l'on veut substituer la clarté de l'analyse et de la science aux confuses lueurs du sens commun. La per- sonne humaine, le moi, n'est pas une collection de sensations, comme l'affirmait Condillac ; ou d'impressions et d'idées, comme le pensait Hume ; ou, selon la supposition de Kant, la conscience qui accompagne toutes nos pensées : c'est véritable- ment un être, une force, une cause qui a son existence propre et absolument indivisible. D'un autre côté, entre la personne humaine, consi- dérée dans son unité, et les phénomènes innom- brables, les modes fugitifs dont elle est le prin- cipe, il y a, non pas une idée, une pure abstrac- tion de l'esprit, mais un fait intermédiaire, la distinction des pouvoirs ou des facultés de l'àme. Comment, en effet, si mes facultés n'ont rien de réel, s'il n'y a pas dans notre être des aptitudes diverses, des dispositions ineffaçables et comme des organes spirituels, nous expliquer les diffé- rences qui existent entre ces trois laits généraux et constamment mariés ensemble : sentir, pen- ser, vouloir"? Mais nous répétons que ces ma- tières appartiennent toutes également à l'obser- vation, qu'elles ne dépassent pas la portée de la conscience, aidée par l'analyse. Les objets que nous venons d'indiquer : les phénomènes, les facultés et le principe même, le fond identique de l'àme humaine ou du moi, voilà ce qui constitue le domaine propre de la psychologie, son patrimoine, en quelque sorte inaliénable. Là, elle est chez elle ; là elle se suffit à elle même, et est en droit de repousser tout con- cours étranger; là aussi elle ne rencontre que des vérités générales, nous voulons dire sans excep- tion et vraiment dignes de former une science : car la nature de l'esprit humain est la même chez tous les hommes. Mais nous avons parlé d'un terrain commun entre la psychologie et la physiologie, à savoir : les rapports de l'àme et du corps, ou pour nous exprimer plus exacte- ment, de l'àme et de la vie. Ce terrain, aucune des deux sciences n'est autorisée à le négliger. Au philosophe comme au médecin il importe de savoir quelle influence réciproque la nature a établie entre les divers états de l'organisation, comme ceux qui résultent de l'âge, du tempé- rament, de la santé, de la maladie, 'lu climat. de la es différents développemenl nos incultes intellectuelles et morales. C'esl il ms cette sphère d'observations qu'un rencontre Si attachantes du sommeil. d< - rêves, de la léthargie, de la folie, de l'hallucina- tion, de l'âme des betes ou de la psycholog < animaux ; quesl i mal étudiées jusqu'à PSYC 1425 — PTOL présent, parce qu'elles l'ont éle sous des préoc- cupations exclusives, et en général par le côté qui regarde la physiologie. A cette branche accessoire, ou à cette sorte d'appendice de la psychologie, nous en joindrons un autre non moins digne d'intérêt : c'est ce que nous appellerons la psychologie spéciale, c'est-à-dire l'étude de certains phénomènes de l'âme qui n'appartiennent point au cours ordi- naire de la vie, et ne se produisent pas indis- tinctement chez tous les hommes, même quand ils sont placés dans les mêmes conditions et sous l'action des mêmes causes. Tels sont, par exemple, les phénomènes de l'enthousiasme, de l'extase, du mysticisme, du somnambulisme et du magnétisme animal. Quel que soit le principe qu'on désigne sous ce nom, il a été imaginé pour rendre compte de certains faits d'une na- ture particulière. Ces faits existent-ils, oui ou non? et s'ils existent, quels sont-ils ? A quelles facultés appartiennent-ils? quelles sont leurs causes, leurs lois, leur influence sur les facultés ordinaires? Tant que ces questions seront aban- données ou à des enthousiastes, ou à des observa- teurs sans expérience, ou à une pratique étroite qui n'y cherche que la guérison des maux phy- siques, on ne pourra pas dire qu'elles sont réso- lues. Elles ne le sont pas davantage par une simple négation des faits. Or, comme elles inté- ressent encore bien plus l'esprit que l'organisation, il est impossible qu'elles se passent de l'observa- tion psychologique. 3" En définissant la psychologie comme nous venons de le faire, et en montrant quel est son objet, de quelles parties elle se cornpose, sur quel fondement s'appuie son indépendance comme science, nous avons résolu par cela même la dernière question qu'il nous reste à examiner, celle de la méthode psychologique. En effet, puisque la psychologie se distingue essentiel- lement de la physiologie, et que la conscience lui offre un moyen d'observation tout à fait indépendant, la méthode dont elle fait usage n'est pas celle qui explique le dedans par le dehors, la volonté par les passions, la raison par les sens, l'être intelligent par des forces sans intelligence, en un mot elle repousse la méthode empirique. D'un autre côté, comme elle est avant tout une science d'observation, comme elle saisit à la fois, par la perception de con- science, le fait et la cause, le sujet et les phéno- mènes, la raison universelle et l'être particulier, la personne que cette raison éclaire, elle re- pousse également la méthode rationnelle ou spé- culative qui ne procède que par déduction et ne repose que sur des idées abstraites, c'est-à-dire sur des hypothèses. La psychologie a donc sa méthode propre, qui ne peut être confondue avec aucune autre. Sans doute, c'est à l'expé- rience qu'elle emprunte tous ses résultats : mais, comme nous l'avons déjà dit, à une expérience à part, sui generis, où tout ce qui constitue notre existence est donné à la fois, pour être ensuite éclairé et distingué par l'analyse. L'œu- vre de déduction ne commence, à proprement parler, que dans les autres parties de la philo- sophie ; et c'est là ce qui marque à la psycho- logie son rang parmi ces parties; et c'est ce qui nous montre l'impossibilité de la substituer à la place de la philosophie tout entière. Voy. pour plus de détails l'article Philosophie. Ne pouvant citer tout ce qui a été écrit sur la psychologie, nous nous contenterons d'indi- quer ici quelques traités plus ou moins complets de psychologie générale et quelques ouvrages historiques, en faisant remarquer que ces dif- férentes histoires de la psychologie laissent in- DICT. PHILOS. liniment à désirer et se distinguent à peine d'une histoire générale de la philosophie : A. Garnier, Précis d'un cours de psychologie, Paris, 1831, in-8; Traité des facultés de Vântr, Paris, 1863, 3 vol. in-12 ; — P. Gratry, de U Connaissance de V âme, Paris, 18G0, 2 vol. in-12; — Waddington, de l'Ame humaine, Paris, 1862, in-8; — Buchanan, Historia anima humanoe, in-8, Paris, 163(5;— Schmid, Histoire de la con science (ùeschichte des Sclbstgefùhls) , in-8, Francfort, 1774 (ail.); — Henning, Histoire de* âmes des hommes et des bêtes, in-8, Halle, 177 'i (ail.); — Schmid (Charles-Chrétien-Krliardt), in- troduction de la psychologie en général, en tôla de la Psychologie empirique, in-8, Iéna, 1791- 96; Magasin psychologique, 3 vol. in-8, ib., 1796 (ail.) ; — Maass, Sur les premiers essais psychologiques chez les Grecs, dans le tome 1" du Magasin psychologique de Schmid; — Carus (Frédéric-Auguste), Histoire de la psychologie, in-8, Leipzig, 1808 (ail.). C'est l'ouvrage le plus complet de ce genre; maison y trouve moins une histoire de la psychologie qu'une suite d'analyses des ouvrages qui traitent de cette science. PTOLÉMÉE (Claude), le célèbre astronome d'Alexandrie, dont les travaux scientifiques ont duré quarante ans, depuis le milieu du règne d'Adrien jusqu'aux premières années du règne de Marc-Aurèle Antonin, s'est montré philosophe dans plusieurs de ses ouvrages, en même temps que mathématicien et physicien, et il nous reste de lui un opuscule purement philosophique Sur le critérium et la faculté dominante. Les doc- trines contenues dans cet opuscule remarquable et peu connu ont plus d'une analogie avec celles du médecin Galien, contemporain de Ptolémée, mais plus jeune que lui d'une vingtaine d'an- nées. 11 est aisé d'y reconnaître un mélange éclectique des doctrines d'Aristote, des stoïciens, d'Hippocrate et de Platon ; mais elles forment pourtant un ensemble original, qui est le résul- tat des méditations de l'illustre astronome. Ces doctrines paraissent remonter aux études de son adolescence et avoir présidé à toute sa carrière scientifique, sans avoir subi elles-mêmes aucune modification capitale. On les entrevoit au com- mencement de la Grande Composition mathé- matique en treize livres, œuvre de sa jeunesse, où il embrasse l'astronomie dans son ensemnle; on les trouve exposées dans le traité Sur le cri- térium, dont la date ne peut être fixée ; on les retrouve appliquées dans les Harmoniques, traité en trois livres sur la théorie mathématique des sons musicaux, ouvrage de sa vieillesse, interrompu, dit-on, par sa mort. Dans le préam- bule de la Grande 'Composition , outre quelques aperçus métaphysiques, Ptolémée fait connaître ses vues sur l'ensemble des sciences, les motifs de sa préférence pour les mathématiques, et le plan de ses études pour toute sa vie. Dans le traité Sur le critérium, il expose sa théorie des facultés intellectuelles, de l'origine et de la lé- gitimité des connaissances humaines, de la mé- thode scientifique, de la nature de l'âme et des relations de l'âme avec les organes. Dans quel- ques chapitres des Harmoniques (liv. I, eh. i et il, et liv. 111, ch. m et vi), il applique et com- plète sa psychologie et sa méthode, ses vues sur l'ontologie générale et sur l'enchaînement des sciences. Parmi ses ouvrages perdus, le traite de V Étendue et le traité des Eléments concer- naient la métaphysique et la physique spécu- lative. Le traité de la Pesanteur paraît aussi avoir été plus spéculatif qu'expérimental, et le peu qu'on en cite est très-erroné. L'Optique de Ptolémée, en cinq livres, dont il existe une tra- 90 PTOL — 1426 — PTOL duction latine inédite, faite sur une traduction arabe où le premier livre manquait, est traitée avec plus de succès, malgré la grande place qu'y occupe la fausse et inutile hypothèse plato- nicienne des rayons visuels émis par les yeux et allant se combiner avec les rayons lumineux émis ou réfléchis par les objets. Un opuscule perdu, de Ptolémée, concernait un théorème de géométrie pure (que deux droites qui font avec une troisième deux angles dont la somme vaut moins de deux droits, se rencontrent si on les prolonge), et un traité de trigonométrie est compris dans la Grande Composition. La Méca- nique de Ptolémée, en trois livres, est perdue. Outre sa Grande Composition, nous avons de lui quelques autres ouvrages astronomiques, sa- voir : les Hypothèses et époques des planètes, les Tables manuelles avec le Canon chronolo- gique des 7*ois, et l'Inscription de Canobe, en grec, le Planisphère et VAnalemne dans une traduction latine. Nous avons aussi en grec ses Apparitions des fixes, calendrier accompagné de prédictions météorologiques, et sa Géogra- phie, en huit livres, l'un de ses plus remar- quables ouvrages. C'est à tort que des critiques modernes ont contesté l'authenticité de ses trai- tés astrologiques, cités et commentés par les anciens. Nous avons sa Composition en quatre livres, manuel complet d'astrologie, et les Cent Aphorismes, ou Fruit, qui en sont un extrait ; son traité astrologique Sur les époques de la vie est perdu. Dans ses Harmoniques (liv. III, ch. ix), il se réfère évidemment à quelques principes de la doctrine superstitieuse exposée dans la Composition en quatre livres (liv. I, ch. xi et xiv). Tel est le vaste ensemble des ou- vrages de Ptolémée. Une analyse étendue de sa philosophie nous paraît très-utile à donner ici. car cette philo- sophie a une importance réelle. Tous les histo- riens de la philosophie l'ont entièrement négli- gée ; l'édition, longtemps unique, de l'ouvrage principal où elle se trouve exposée est fort rare, et les autres textes philosophiques de notre au- teur sont rarement à la disposition des philoso- phes. Dans le jugement, élément principal de toute pensée scientifique, Ptolémée [Sur le critérium) distingue l'intellect, qui est juge ; les sens, qui sont l'instrument dont il se sert pour juger; le raisonnement, qui est la loi suivant laquelle il juge; les faits sensibles, qui sont la matière du jugement, et la connaissance de la vérité, qui est le but du jugement. En outre, il com- pare au délibéré des juges le langage intérieur de l'àme, et au prononcé du jugement le lan- gage externe. Mais il remarque que la sensation et l'intellect sont les deux facultés d'où tout le reste dépend, et dont il s'agit avant tout de dé- terminer le rôle. Suivant Ptolémée, la sensation, sans aucune coopération ni aucun acte anté- rieur de l'intellect, atteint immédiatement et par elle-même, avec une certitude entière, les phénomènes sensibles des objets par lesquels les organes sont actuellement affectés, mais non ces objets eux-mêmes, ni leurs qualités perma- nentes. La sensation ne nous trompe que quand nous lui demandons ce qu'elle ne peut pas nous donner. Par elle, la notion des phénomènes est transmise à l'intellect, qui ne peut rien faire sans elle ; seulement la mémoire et l'imagina- tion peuvent tenir lieu de sensation présente. Ensuite l'intellect, aidé de la mémoire et de l'imagination, juge des sensations diverses pro- duites par un môme objet en des temps diffé- 8ur un même organe, ou bien en même temps sur des organes divers; par ces sensa- I tions, il juge des objets mêmes et de leurs qua- lités persistantes, et il prévoit les sen futures. Ainsi l'intellect, par ses méditations propres sur la nature des choses, ajoute beau- coup aux données de la sensation. Chaque sens n'atteint légitimement que certaines manières d'être des objets ; c'est l'intellect qui recueille et examine tous ces témoignages divers ; c'est lui qui discerne et compare les sensations et les objets eux-mêmes; c est lui qui remarque que les sens peuvent être affectés diversement pur des objets semblable*, et semblablement par des objets divers ; c'est lui qui rectifie les con- clusions instinctives de la sensation, en démê- lant soit dans les organes, soit dans les objets externes, les causes des erreurs commises, et en contrôlant alors le témoignage d'un sens par celui d'un autre sens qui échappe à la même cause d'erreur, ou bien en employant pour la même observation, avec des précautions plus grandes, les mêmes organes mieux disposés, ou les organes d'un autre homme. L'intellect peut donc s'appliquer aux mêmes objets que la sen- sation, mais postérieurement, d'une manière différente et pour un autre résultat plus élevé. En outre, l'intellect a son objet propre, consis- tant en certaines notions universelles qu'il at- teint immédiatement et avec certitude, mais toujours à propos de la sensation présente ou passée, savoir : par sa faculté spéculative, les notions d'identité ou de diversité, d'égalité ou d'inégalité, de ressemblance ou de dissemblance ; et par sa faculté pratique, les notions de conve- nance ou de disconvenance avec la nature des choses. C'est à l'aide de ces notions qu'il inter- prète les sensations, et qu'il compare les objets entre eux. Ainsi, les notions complexes des ob- jets s'acquièrent par le concours des sens, qui nous mettent en rapport avec la réalité sensi- ble ; de la mémoire, qui a son point de départ dans la sensation, mais qui va au delà et con- duit aux notions générales ; de l'imagination, qui, par assimilation ou par combinaison, forme des notions de choses qui n'ont jamais été sen- ties ; et enfin de l'intellect, qui atteint les no- tions universelles et qui, avec elles, prononce ses jugements sur les données sensibles. Les brutes n'ont que la sensation, la mémoire et l'imagination. L'homme seul a de plus la raison (Xôyo:), discours interne de l'àme par lequel nous développons et nous discernons ce qui était caché dans la mémoire. En puissance, l'intellect et la sensation ne sont ni antérieurs ni postérieurs l'un à l'autre ; mais, en acte, le développement de la sensation précède celui de l'intellect. Chez les animaux, le développement de l'intellect s'arrête au premier pas, et chez eux le développement de la faculté de sentir est plus ou moins lent et plus ou moins complet, suivant les espèces. Les animaux les plus par- faits sont ceux qui atteignent le plus lentement le degré de perfection qui leur est propre. Dans l'homme, le langage intérieur de l'in- tellect peut procéder sans raisonnement et sans méthode ; alors l'intellect n'arrive qu'à des opi- nions (56Çai), à des conjectures (àxaaiai). Mais lorsqu'au contraire il procède avec art, par des distinctions et des comparaisons méthodiques, fondées sur les différences et les ressemblances des objets, alors il arrive à la science (îmtrnfJij.Yi) , à la compréhension (xaTcc).Y] qui Ie réalise dans l'intelligence, et la raison modifiante (Xoyo; èOiÇwv), qui le réalise au dehors, en lui assimilant la matière (Harmoniques, liv. III, ch. m). Pour déterminer le but propre de la science spéculative, Ptolémée a recours à la doctrine d'Aristote sur les quatre principes; mais il réduit ces principes à trois, la matière, la forme et le mouvement , parce qu'il identifie expressément la finalité avec la forme. Quant au mouvement, il l'identifie avec la cause, et il distingue trois espèces de causes : celles qui concernent la na- ture et Vexistence seulement, celles qui concer- nent la raison et Vexistence bonne, et celles qui concernent Dieu et Vexistence bonne et éternelle. Suivant lui, l'objet de la science spéculative est de montrer que les œuvres de la nature sont faites avec raison, avec art, en vue du bien, et non au hasard. Mais la spéculation doit se mettre d'accord avec l'expérience. Les hypothèses ration- nelles doivent être fondées sur les observations, qui ne peuvent jamais être que grossièrement approximatives; la raison les précise d'après la considération du bien, et les élève à l'exactitude, qu'elles ne pouvaient atteindre par elles-mêmes (Harmoniques, liv. I, ch. i et n). Comme on le voit, Ptolémée, bien qu'il soit matérialiste en ce qui concerne la question de la nature de l'àme, et bien qu'il exagère un peu la part des sens en ce qui concerne la question de l'origine des idées, est cependant bien loin d'être sensualiste par sa méthode scientifique, et d'y faire la part de la raison trop petite. Au contraire, il se fait trop aisément des conceptions générales qui ne sont ni exigées par la raison, ni suffisam- ment motivées par l'expérience; il ne demande à l'observation qu'un aperçu grossier des choses, et il ne demande l'exactitude qu'à la spéculation a priori, sous laquelle il fait plier les résultats de l'observation. 11 ne sait pas de quelle exactitude ces résultats sont susceptibles, quand on s'entoure de précautions convenables, quand on emploie de bons instruments, et surtout quand, après avoir répété un grand nombre de fois une même obser- vation, l'on prend une moyenne entre les résultats obtenus. En astronomie, Ptolémée, comme La- place, ne demande à l'observation que le nombre PUFE — U29 — PUFE de données strictement nécessaire, et demande tout le reste au calcul mathématique. Mais le calcul de Ptolémée, par lequel il croit pouvoir suppléer et rectifier l'expérience, appelle en aide de fausses hypothèses, qu'il essaye vainement de démontrer, par exemple, celles de l'immobilité absolue de la terre et de sa position au point central de l'univers; et de faux principes, dont il est forcé de s'écarter lui-même plus ou moins pour obéir à l'évidence des observations, par exemple, les principes de l'uniformité des mou- vements célestes, de la circularité parfaite des orbites, et de leur concentricité, principes dont il s'écarte par l'emploi des excentriques, des équants, et des épicyclesavec leurs roulettes. Au contraire, le calcul de Laplace s'appuie uniquement sur une loi expérimentalement démontrée, sur la loi de l'attraction universelle. En outre, pour déterminer en détail chacun des mouvements célestes, il faut que le calcul s'applique à des données expérimen- tales : Laplace réduit ces données au moindre nombre possible; mais il veut que chacune soit établie par des observations très-précises et très- nombreuses. Ptolémée prend, pour établir chaque donnée, le nombre d'observations strictement nécessaire, comme s'il était sûr de l'exactitude de chacune d'elles, et il choisit, artifieieusement celles qui se prêtent le mieux à sa doctrine pré- conçue; quelquefois même il suppose fictivement des observations qu'il n'a pas faites (voy. l'article Ptolémée, rédigé par Delambre. dans la Biogra- phie universelle de Michaud, et un article de M. Biot, dans le Journal des sava7ils, juillet 1847). Ptolémée a systématisé puissamment l'astronomie grecque; il l'a précisée et fixée; il l'a enrichie en quelques points : mais, en d'autres points, il a faussé les résultats des observations d'Hipparque. D'après l'analyse précédente de la philosophie de Ptolémée, on peut voir que les mérites et les défauts de son astronomie s'expliquent par les mérites et les défauts de sa méthode philoso- phique. Il nous reste à indiquer les éditions de ceux des ouvrages de Ptolémée qui intéressent la philosophie. Le traité Ilepi toù xpinnptou xat r,y£p.ovi/oO a été publié en grec et en latin, avec 1 Inscription de Canobe, par l'astronome Ismaël Boulliau, in-4, à Paris, en 1663. La traduction latine de ce même traité par Boulliau a été im- primée à part, la même année, in-4, à la Haye. Une nouvelle édition du texte grec' de ce traité philosophique de Claude Ptolémée a été publiée par Friedrich Hanow, Leipzig, Teubner, 1872, 15 pages grand in-4. — Wallis a publié les Har- moniques, en grec et en latin, in-4, à Oxford, en 1682; et ce même ouvrage a été réimprimé, en grec et en latin, dans le tome III des Opéra mathemulica de Wallis, 3 vol. in-f°, Oxford, 1699. — La Grande Composition mathématique, dont il existe plusieurs traductions latines imprimées, a été publiée deux fois en grec, savoir : in-f", à Bàle, en 1538, sans traduction et sans notes, mais avec Je commentaire de Théon en un vo- lume à part; et un peu plus correctement à Paris, par l'abbé Halma, 1813-1815, en 2 vol. in-4, avec une traduction française très-fautive : il ne faut se fier qu'au texte grec. En outre, le premier livre seulement de la Grande Compo- sition avait été publié en grec, avec la traduc- tion latine de Reinhold, à Wittemberg, en 1549. Tu. H. M. PUFENDORF (Samuel), né en 1632, près de Chemnitz en Misnie, était fils d'un pasteur lu- thérien. Dès qu'il fut en âge de faire un choix entre les différentes branches de connaissances dont on avait entretenu sa jeunesse, il s'ap- pliqua avec ardeur à l'étude de la philosophie et du droit naturel. Descartes et Grotius fu- rent ses auteurs favoris, et il s'efforça de marcher sur leurs traces. Son premier ouvrage a pour ti- tre : Eléments de jurisprudence universelle [EÛ- menla jurisprudenliœ universalis). Le succès en fut tel que l'électeur palatin Charles-Louis créa pour l'auteur une chaire de droit naturel et de droit des gens à l'université de Heidelberg. Pufendorf ayant publié peu de temps après un autre livre, ou il signale les vices de l'empire ger- manique [de Statu imperii germanici), s'attira l'animadversion de la cour de Vienne, et fut obligé de chercher un refuge en Suède. Charles XI le pomma professeur de droit naturel à l'univer- sité de Lund. C'est là qu'il fit paraître, en 1672, son grand ouvrage sur le droit de la nature et des gens (de Jure naturce et gentium). Appelé à Stockholm en qualité de secrétaire d'État et d'his- toriographe, il écrivit en latin l'histoire contem- poraine delà Suède; il écrivit, en 1686. celle de l'électeur de Brandebourg, Frédéric-Guillaume, qui l'avait dans ce but attiré à Berlin. Il mourut dans cette ville le 26 octobre 1694. Voici, en résumé, la doctrine que Pufendorf a développée dans son grand travail Du droit de la nature et des gens : Sous le titre d'êtres moraux (enlia moral ia), il établit à l'origine, et comme base de son système, les idées des rapports qui règlent les mœurs et les actions des hommes. Il leur donne pour auteur Dieu, et pour but d'introduire l'or- dre et la beauté dans la vie humaine. C'est à l'aide de ces êtres moraux que Dieu règle l'usage de la liberté de l'homme, et lui prescrit des bornes. L'homme se trouve naturellement soumis à ces rapports, véritable institution de Dieu, d'abord par les conditions générales de la société humaine dont il fait partie après si naissance, ensuite par les conditions particulières sous les- quelles il est né, telles que le rang occupé par sa famille, le mariage, la paternité, les obliga- tions de fils, de sujet, de citoyen, etc., états moraux qui produisent tous certains droits, et engendrent certains devoirs. Cet état moral général auquel Pufendorf donne le nom d'état de nature, comporte ainsi certains droits et certains devoirs des hommes les uns envers les autres, déterminés par la ressem- blance de leur nature, et qui les poursuivent dans toutes les situations. Or, de l'oubli ou de la pratique de ces devoirs, du respect ou du mépris de ces droits naissent deux états moraux opposés des sociétés : la paix et la guerre. Mais ces deux états ne sont point absolus, et la guerre elle-même a ses lois. Ces êtres moraux, à l'état de purs rapports, ne sont pas les seuls. Pour qu'ils soient repré- sentés efficacement dans l'action sociale, il fuit qu'ils trouvent leurs interprètes dans des êtres réels, substantiels, dans des hommes ou des réu- nions d'hommes qui prennent alors la qualifica- tion de personnes morales. De même que les rapports qui constituent les lois morales des êtres n'existent que parce que Dieu les a institués; de même les luis qui sent les Etats n'existent que par l'institution des personnes morales qui jouissent du droit, et auxquelles incombe le devoir d'imposer certai- nes règles, certaines obligations. Telle est l'idée que Pufendorf se fait du pouvoir, qu'il définit une qualité en vertu de laquelle on peut faire quelque chose légitimement et avec un effet moral (liv. I, ch. i). A cette définition du pou- voir il ajoute la définition du droit :, qualité morale par laquelle on a légitimement quel- que autorité sur les personnes, ou la possession de certaines choses, ou bien en vertu de (/uoi PUFE 1430 — PYRR il nous est dû quelque chose (ubi supra) ; et celle de l'obligation : qualité morale en vertu de laquelle on est astreint, par une nécessité morale, à faire, recevoir ou souffrir quelque chose (ubi supra). Telles sont les bases sur lesquelles notre au- teur se prépare à faire reposer tout le système du droit de la nature et des gens. Mais ces principes, qui sont pour lui le fruit de ses méditations et de ses études, et dont la vérité n'est pas douteuse à ses yeux, il a besoin d'en retrouver la connaissance certaine dans le genre humain. Il est donc conduit à traiter de la certitude des sciences morales. Il la trouve d'abord dans les procédés de la démonstration logique, dont il emprunte les règles et les élé- ments à Aristote, et la poursuit jusque dans la nature même de la morale, dont il oppose la certitude à l'incertitude des maximes de la po- litique. Néanmoins, malgré la marche vraiment phi- losophique de ses déductions, Pufendorf faiblit en cet endroit, et abandonne mal à propos ce qu'il y a de solide et d'absolu dans son point de départ, lorsqu'il pose en principe qu'il n'y a rien de juste ou d'injuste avant toute institution, égalisant ainsi la qualité morale des actions sous un niveau uniforme d'indifférence avant que Dieu ou le législateur humain se soit pro- noncé. Il y a là, et certainement Pufendorf s'en croyait fort éloigné, quelque apparence d'affinité avec le système de Hobbes. Il est vrai que les lois positives qui régissent les diverses nations n'imposent aucun devoir avant d'être, et qu'elles ne sont qu'après que le législateur a prononcé ; mais on ne peut comparer Dieu à ces législa- teurs humains, soumis à tous les procédés de notre existence finie, et attendre qu'il prononce, à une époque déterminée du temps, les lois éternelles de la morale qui résultent nécessaire- ment de la nature qu'il a attribuée aux choses. Ainsi, la force que Pufendorf donne au droit, en le faisant sortir de la morale, il l'ôterait à la morale en la faisant en quelque sorte relever de l'arbitraire du législateur. Si Grotius n'a pas été aussi explicite que son disciple dans son exposi- tion, il a été du moins, après Cicéron, plus in- telligent défenseur du principe absolu de la jus- tice et du droit: et c'est à tort que Pufendorf le blâme (liv. I, en. vi) d'avoir soutenu que la loi ne constitue pas la justice des actions, mais sup- pose déjà existante et supérieure à elle cette justice même. Il y a encore une autre observation à faire sur cette opinion de Pufendorf, c'est que si elle est fondée jusqu'à un certain point, quand il s'agit de quelques détails des législations particulières aux divers peuples il n'en saurait être de même dans les rapports dont Pufendorf étudie de pré- férence les principes, puisque le droit interna- tional n'agit qu'entre des pouvoirs indépendants les uns des autres, et ne se fonde que sur la science, trop souvent individuelle et arbitraire, et sur les traditions diplomatiques des peuples, sans qu'un pouvoir ou un conseil supérieur in- tervienne par des décisions. Raison de plus pour que le jurisconsulte philosophe n'ébranle pas lui-même les seules bases sur lesquelles puisse reposer avec sécurité l'édifice qu'il est ap- pelé à construire. Nous n'entrerons point dans les détails, quel- quefois oiseux, quelquefois plus subtils que vrais, à l'aide desquels Pul'cndorf développe les considérations morales auxquelles il rattache la doctrine du droit. Et quant aux autres parties de l'ouvrage, au-dessous des principes généraux que nous venons d'analyser se trouvent des questions particulières de droit qui ne sont point de notre sujet. Il est donc facile d'assigner à Pufendorf sa vé- ritable place dans la science du droit naturel. Il se rattache évidemment à Grotius; il est son dis- ciple, malgré le désaccord que nous avons si- gnale plus haut, sur un point important, il est vrai, mais où l'opposition est dans la manière moins abstraite et moins rationnelle d'exprimer des vérités analogues, plus que dans la pensée elle-même. Génie moins ferme et moins élevé que Grotius, il le surpassa par le développement et la méthode de son exposition scientifique, et dut être, par cela même, un utile propagateur de sa doctrine. Il se distingue de Selden en ce qu'il n'a point admis, ou n'a du moins admis ([ue dans un très-petit nombre de cas, des élé- ments empruntés a la théologie et à la tradition sacrée; il se distingue encore plus de Hobbes, malgré l'observation faite plus haut, en ce que, rattachant sa doctrine à la morale et la mo- rale à la volonté de Dieu, il tend à opposer des principes fixes et des motifs désintéressés d'ac- tion aux conclusions égoïstes et aux calculs va- riables de l'intérêt privé. La meilleure édition du de Jure naturœ et gentium est celle de Leipzig, 1744, cum notis variorum , a Golll. Moscovio, 2 vol. in-4. Il a été traduit en français avec beaucoup de soin et d'utiles observations par Barbeyrac. On a de cette traduction plusieurs belles éditions. Nous citerons en jarticulier celle de Londres, 3 vol. in-4, 1740. Pufendorf a donné lui-même de ce grand ouvrage un extrait sous le titre : de Of- ficiis hominis et civis, Lund, 1673, in-8, tra- duit également en français par Barbeyrac, Am- sterdam, 1707. Les autres ouvrages de Pufendorf qui se rapportent à l'école philosophique du droit sont : Elementa jurisprudentiœ naturalis me- thodo mathematica, premier essai de sa doc- trine; et deux écrits polémiques : Spécimen con- troversiarum circa jus naturale; — Eris scandica, réponse aux attaques dont ses prin- cipes avaient été l'objet de la part du professeur Be.kmann. Consultez : Anonymi sententia de tractatu cl. viri Sam. Pufendorfii qui inscri- bitu/r, de Officiis hominis et civis; dans un pro- gramme de J.-Ch. Bœhmer, 1709, in-4, H. B. PUISSANCE, voy. Acte. PYRRHON, PYRRHONISME, ÉCOLE PYR- RHONIENNE. Pyrrhon, qui a donné son nom à une des écoles les plus célèbres de l'antiquité, naquit à Elis où il florissait vers l'an 340 avant Jésus-Christ. Les deux seuls faits certains de sa vie, c'est qu'il voyagea en compagnie de son maître Anaxarque, à la suite de l'expédition d'Alexandre le Grand, et que, de retour dans sa patrie, il reçut les fonctions du sacerdoce de l'estime de ses concitoyens. Voilà la part du vrai dans la biographie de Pyrrhon;^ tout le reste n'est qu'une sorte de légende où il faut moins chercher le caractère réel de ce person- nage que l'impression que son étrange système avait laissée de lui dans l'imagination populaire. On le représente comme pratiquant, avec une fidélité invraisemblable, la maxime sceptique de l'indifférence absolue, n'aimant rien, ne crai- gnant rien, répétant sans cesse ce passage d'Ho- mère : « Comme naissent et tombent les feuilles des arbres, ainsi les opinions des mortels. » Dans une traversée qu'il fit sur mer, il s'éleva une tempête. Voyant ses compagnons saisis de crainte et de tristesse, il les pria, d'un air tranquille^ de regarder un pourceau qui était là et qui mangeait à son ordinaire : « Voilà, leur dit-il, quelle doit être l'insensibilité du sage. » PYRR — 1431 PYRR Laissons là les légendes, et essayons de ressai- sir les traits un peu indécis de cet homme ex- rdinaire qui n'écrivit pas une ligne, et qu'a- Erès vingt siècles on n'a pas oublié ; de cet omnie qui le premier conçut et prit au sérieux l'idée sceptique, et la marqua si fortement de son empreinte, qu'aujourd'hui encore elle porte son nom et parle son langage. Pyrrhon commença ses études philosophiques par la lecture de Démocrite. 11 s'attacha ensuite à l'école de Mégare et à celle des sophistes, dont la dialectique stérile le dégoûta du raisonne- ment et de la science. Fatigué des livres et des écoles, Pyrrhon vou- lut lire dans le grand livre du monde, et, comme Descartes plus tard, il n'y recueillit que l'in- certitude. De retour en Grèce, il y retrouva ce qu'il y avait laissé : au lieu de principes fixes, l'orgueil et la lutte des systèmes, et partout, au moins en apparence, la raison en guerre avec la raison. Platon était mort, et l'Académie, que la forte main du maître ne retenait plus sur ses mauvai- ses pentes, dérivait vers le pythagorisme. Aris- tote fatiguait de ses objections l'Académie affai- blie, et lui-même parvenait à peine à désarmer d'obstinés contradicteurs. A côté de ces grandes écoles, les cyniques étalaient le scandale de leur extravagant rigorisme, tandis que les disciples d'Aristippe, fort peu épris de l'austérité, s'aban- donnaient mollement à la vie avec les sens pour guide et le plaisir pour boussole. A qui se fier? où se prendre dans cette univer- selle variété? où trouver la sagesse? dans l'af- firmation ? dans la négation ? dans un autre parti ? Ce troisième parti, Pyrrhon a l'honneur de l'avoir conçu ; beaucoup de bons esprits avaient douté avant Pyrrhon ; mais personne avant lui n'avait élevé le doute au rang d'une ■* méthode. La gloire des philosophes est moins dans les idées qu'ils prennent pour drapeau, que dans l'emploi qu'ils en savent faire. Pyrrhon conçut le premier l'idée du doute régulier et systématique ; et si la force lui manqua pour l'organiser fortement, il sut, du moins, l'expri- mer avec une netteté supérieure. Suivant Pyrrhon, aussitôt que la raison entre- prend de percer les mystères qui l'environnent, elle s'embarrasse entre deux alternatives contra- dictoires où il lui est également impossible de se fixer. Les uns disent qu'il y a une vérité ab- solue : ce sont les philosophes dogmatiques pro- prement dits ; les autres le nient : ce sont les sophistes, lesquels sont encore des dogmatiques, quoique négatifs. Chacun des deux partis donne ses raisons, et ces raisons se valent. Choisit-on la première alternative, on y trouve la lutte et la contradiction. Choisit-on la seconde, même lutte, même contradiction : car qu'y a-t-il de plus absurde et de plus contradictoire qu'une néga- tion absolue qui se nie elle-même avec tout le reste ? Prend-on le parti désespéré de nier les deux alternatives ou de les affirmer ensemble, on est accablé du poids de toutes deux. Que - faire? Pyrrhon répond: S'abstenir, inéyew. Mais, dira-t-on, il est impossible de s'abstenir en toutes choses. Un doute universel est le com- ble de l'extravagance ; car s'il doute de soi, il • est assez réfuté; et s'il s'affirme, voilà le douteur qui, malgré lui, ne doute plus et se condamne à l'affirmation, c'est-à-dire à la contradiction. Raisonner ainsi, c'est, selon nous, ne pas en- tendre Vinv/ji pyrrhonienne. D'où vient cette £7tO/-r) ? des contradictions de la raison, àvriôeaiç * Twv Xovtuv. Mais où se rencontre cette àv-ttôsaiç? est-elle universelle? certainement non : elle est tout entière dans le domaine des choses obscures, à5r,).a, c'est-à-dire des essences, des rapports et des lois invisibles des êtres. Mais quant aux pures impressions de conscience, aux faits in- ternes, elle n'y pénètre pas. En un mot, s'il est permis d'appliquer à une école de l'antiquité une terminologie toute moderne, le doute pyrrho- nien est tout entier dans la sphère de l'objectif; ' il n'atteint pas la région de la conscience et de la subjectivité. Que ce soit là la doctrine avouée de l'école pyrrhonienne, c'est ce qui résulte évidemment de vingt passages décisifs de Sextus Empiricus, confirmés pleinement par Diogène Laërce (Sextus, Hypolyp. Pyrrh., lib. I, c. xi, xm ; Adversua Mathem., p. 143, édit. Henri Estienne. — Dio- gène Laërce, liv. IX, p. 262, édit. Ménage). Et si l'on doutait que cette doctrine fût déjà dans Pyrrhon, voici un témoignage qui trancherait la question. Pyrrhon admettait positivement un critérium ; ce critérium, c'est l'apparence, tô cpaivôfjiEvov (Diogène Laërce, liv. IX, p. 263 B). Or, que signifie ce critérium de vérité dans la doctrine sceptique par excellence? est-ce un cri- térium absolu au sens où un matérialiste eût pu l'admettre? il est trop clair que non. 11 s'agit donc ici d'un critérium purement subjectif. Pyrrhon doute absolument de tout ce qui dépasse la conscience ; mais comme Pyrrhon n'est pas un sophiste, il ne doute pas de son doute, il ne doute pas de la conscience. Ce point est capital ; ne craignons pas d'y in- sister encore. Les sens disent que la nature est pleine de vie et de mouvement ; Parménide dé- montre que le mouvement et la vie sont impos-^ sibles : voilà Yanlithèse. Gorgias et Protagoras le résolvent en disant, l'un : « Il n'est pas vrai qu'il y ait du mouvement; il n'est pas vrai, non plus, que le mouvement soit impossible, car rien n'est vrai. » L'autre : « Il est vrai qu'il y a du mouvement; il est également vrai qu'il n'y en a pas, car tout est vrai. » Pyrrhon, témoin de ce conflit, en prend acte, et s'abstient sim- plement, oùôàv ôpiÇei Il ne nie pas, il ne doute pas que le mouve- ment n'apparaisse aux sens : c'est un fait. Il na nie pas, il ne doute pas que la démonstration de Parménide ne semble irréfutable à l'entende- ment : c'est un autre fait. Il ne nie pas, enfin, il ne doute pas que les solutions de Protagoras et de Gorgias n'aient l'air d'être contradictoires : c'est encore un fait, un fait de conscience, un fait qui est au-dessus de la négation et du doute. Mais, maintenant, y a-t-il du mouvement, abso- lument parlant? il en doute. N'y en a-t-il pas? il en doute. Le mouvement est-il tout ensemble et n'est-il pas? il en doute encore. Et ainsi, Pyr- rhon évite la contradiction : car que le miel paraisse tantôt doux et tantôt amer, il n'y a laque deux apparences successives; il n'y a pas de contradiction. La contradiction commence quand on veut prononcer absolument sur la douceur ou l'amertume du miel ; et là, suivant Pyrrhon, elle est, ou du moins elle paraît inévitable. Qu'on le remarque bien. Pyrrhon ne déduit pas l'inox^ de l'impossibilité absolue de nier ou d'affirmer, comme on déduit une conséquence de ses prémisses. Il ne lui attribue pas une va- leur absolue et objective. Ce seraient là deux contradictions, puisqu'il n'admet ni la légitimité du raisonnement, ni l'existence absolue de quoi que ce puisse être. Pyrrhon exprime un fait, et rien de plus; une simple apparence, et non pas une déduction logique ; et Pyrrhon n'admet pas la réalité absolue de cette apparence, il la donne comme subjective et ne l'affirme qu'en tant que subjective. En elle-même et absolument parlant, est-elle quelque chose? Pyrrhon ne le nie pas, I'YHH — 1432 — l'YTII mais ;1 ne l'affirme pas; il n'en sait rien. Tel est le vrai caractère, tel est l'exacte portée de Yiitoyr, pyrrhonienne, si généralement mal comprise. Cette inoyr\ n'est pas seulement une règle spé- culative, c'est encore un principe pratique. En effet l'Èuo-/T|, en préservant de la contradiction, . donne à l'àme la paix et la sérénité, à7tâ6£ia, . Cela est clair. De même que dans les doctrines où la nature se compose d'êtres, de substances, le principe premier s'appelle l'être en soi, la substance; de même que dans le système de Platon, où toutes choses se composent d'idées, le premier principe est une idée, l'idée du bien ; de même qu'Aristote, qui ne voit dans toute réalité que des actes, appelle son premier principe l'acte pur : de même, Pythagore ap- pelle le nombre en soi, l'essence du nombre, ou plus simplement le nombre, le principe de toutes choses composées de nombres. Et selon que l'on entend dans un sens symbolique ou littéral cette formule, que les nombres sont les principes des êtres, on entendra dans le même sens cette autre formule que le nombre est le principe des nombres et l'essence de toutes choses, Le nombre joue tout à fait dans le monde le rôle de Dieu. Nous le considérerons tout à l'heure en lui-même. Voyons-le d'abord mêlé avec les choses : « Le nombre, dit Philolaùs, dans un très-beau langage digne de Platon, niais mal- heureusement mutilé, le nombre réside dans tout ce qui est connu. Sans lui, il est impos- sible de rien penser, de rien connaître. C'est dans la décade qu'il faut contempler l'essence et la puissance du nombre. Grande, infinie, tou- te-puissante, la décade (l'un des noms symbo- liques du nombre en soi, ou de Dieu) est la source et le guide de la vie divine et de la vie humaine. C'est l'essence du nombre qui enseigne à comprendre tout ce qui est obscur ou inconnu. Sans lui, on ne peut s'éclaircir ni les choses en elles-mêmes, ni les rapports des choses.... Ce n'est pas seulement dans la vie des dieux et des démons que se manifeste la toute-puissance du nombre, mais dans toutes les actions, toutes les paroles de l'homme, dans tous les arts, et sur- tout dans la musique. Le nombre et l'harmonie repoussent l'erreur ; le faux ne convient pas à leur nature. L'erreur et l'envie sont filles de l'in- fini, sans pensée, sans raison; jamais le faux PYTII 1436 — PYTII ne peut pénétrer dans le nombre, il est son éternel ennemi. La vérité seule convient à la nature du nombre, et est née avec lui. » C'est donc Dieu, ou le nombre, qui apporte la clarté et la vérité dans les choses; c'est encore lui qui y apporte l'harmonie ; sans harmonie il serait impossible à des principes, de nature et d'origine diverses, de se réunir et de revêtir les belles formes que nous présente l'univers. Ainsi, Dieu donne aux choses particulières leur clarté, leur harmonie et leur beauté ; mais qu'est-il en lui-même? Qu'est-ce que le nombre dans son essence? C'est l'unité. L'un est prin- cipe de tout, dit Philolaùs, ëv àpyà iraviûw : « Il est un Dieu, dit-il encore, qui commande à tout, toujours un, toujours seul, immobile, semblable à lui-même, différent du reste. » Nous sommes encore ici en présence d'un doute : Pythagore ou son école entend-il par l'unité un principe métaphysique, semblable à celui que défendirent plus tard les éléates et les alexandrins, ou bien un principe mathématique? Le principe de toutes choses est-il l'unité absolue, l'être en soi, ou l'unité arithmétique? Selon nous, il se faisait vraisemblablement une certaine confusion dans l'esprit des pythagoriciens, et ils passaient insen- siblement de l'une de ces conceptions à l'autre. Servis par leurs formules, ils s'étaient faci- lement élevés des nombres en général au nombre en soi, el la définition du nombre les condui- sait naturellement à l'unité : arrivés là, ils ap- pliquaient à ce principe abstrait et peu intelli- gible les notions qui s'attachent ordinairement a l'idée de Dieu; et ainsi s'opérait, presque à leur insu, la transformation d'un dieu mathé- matique en un dieu vivant. Mais les pythagoriciens ne se contentaient pas de dire que Dieu était l'un, ils en définissaient plus précisément la nature. Selon les pythago- riciens, le premier principe doit contenir en lui- même, et comme en germe, tout ce qui existe dans l'univers. Or, l'univers est composé de con- traires : les contraires se doivent donc retrouver dans le principe premier. C'est pourquoi le pre- mier principe est appelé le pair-impair (àpuo- iréptffffoç), c'est-à-dire qu'il contient en soi les deux principes élémentaires et constitutifs des nombres, l'impair et le pair; et comme nous avons vu que cette opposition est une des tra- ductions, une des formes de la grande opposi- tion du parfait et de l'imparfait, du bien et du mal, on peut dire que l'unité de Philolaùs n'est pas cette unité absolue et sans tache que le genre humain adore sous le nom de Dieu, mais un mélange ou une lutte de deux principes con- traires. Tantôt, comme le remarque très-bien Ritter, les pythagoriciens représentent cette union du pair et de l'impair, du fini et de l'in- fini, comme primitive; tantôt comme une ren- contre qui a lieu dans le temps. Mais Aristote nous explique cette apparente contradiction, quand il nous dit : « Ce n'est qu'au point de vue logique que les pythagoriciens traitent de la genèse des nombres. » Ainsi, ies pythago- riciens racontent comme s'étant passé dans le temps ce qui est l'état éternel et nécessaire des choses ; mode d'exposition familier à la philo- sophie antique. La naissance des choses est donc expliquée dans le système pythagoricien par la rencontre du fini et de l'infini, c'est-à-dire du pair et de l'impair, et dans leur langage, du ciel et du vide. Le ciel qui est originairement un (l'im- pair), aspire le vide, et en l'aspirant le divise; cette division de la primitive unité donne les nombres. Cette absorption du vide dans le ciel donne naissance aux différents intervalles dont rps, i l'infini par le fini, du vide par le ciel, du pai par l'impair 4 toutes expressions identiques, forme la vie du monde. On voit, d'après celte exposition, que Dieu, dans le système pythago- ricien, est mêlé au monde, qu'il l'orme l'aine du monde. Miis Dieu est-il tout entier dans le monde? Peut-on le croire, lorsque l'on voit les pythagoriciens distinguer deux espèces d'unités? En un sens, dit Eudocie, rapporté par Simpli- cius, l'un est le principe absolu de toutes cho- ses ; en un autre sens, la nature se compose de deux éléments, l'un, et son contraire. De telle sorte que l'un se trouve à la fois au sommet des choses et dans les choses mêmes. Il est au com- mencement de l'univers et se retrouve dans son développement. Ne poussons pas trop loin ces conséquences, et ne traduisons pas Pytha- gore par Plotin. Ce qui est certain, c'est que le pythagorisme a placé l'unité au-dessus de tout ce qui est, ce qui était la conséquence néces- saire de ses déductions mathématiques. Il l'a vue aussi dans tout ce qui est, ce que lui décou- vrait la plus simple analyse mathématique. En un mot, les nombres dérivent du nombre, et le nombre de l'unité; et, en outre, les nombres se composent d'unités. L'unité est donc à la fois principe et élément. A l'état de principe, elle contient en soi, d'une manière indiscernable, les deux contraires ; à l'état d'élément, elle se dis- tingue de son contraire. Comme principe, elle est Dieu, et Philolaùs lui prête tous les attributs de l'existence divine. Comme élément, elle est la matière des choses. Il est évident qu'un tel système, si on le presse, conduit facilement à la doctrine de l'émanation. Mais ce qui distingue profondément le système pythagoricien du grossier panthéisme ionien, c'est le sentiment de l'ordre et de l'harmonie des choses. Il y a en effet deux points de vue d'après lesquels on peut considérer les rapports mathématiques. En un sens, les mathématiciens d'Italie ne paraissent pas se distinguer facile- ment des physiciens d'Ionie. Lorsque Philolaùs compose le corps de points géométriques, sépa- rés par des intervalles, il ne parle guère autre- ment que Démocrite, qui ramène les éléments du corps aux atomes et au vide. Il y a un degré d'abstraction de plus dans la doctrine pythago- ricienne ; mais voilà tout. Son explication ma- thématique de la nature n'a rien de philosophi- quement supérieur à l'explication physique des atomistes. Si c'était seulement dans ce sens que les nombres sont les principes des choses, le pythagorisme n'aurait, à proprement parler, rien d'original ni d'intéressant. Mais il y a dans les nombres autre chose qu'une simple réunion d'unités, qu'une composition indéterminée et insignifiante ; il y a une raison. Les rapports de nombre ont quelque chose d'intellectuel ; ils sont du moins le symbole de l'intelligence. Sans doute, toute espèce de nombre et toute es- pèce de rapports numériques ne sont pas le signe et le principe de la raison et de l'ordre. Aussi les pythagoriciens n'honoraient-ils pas tous les nombres ni toutes les figures, mais cert-ains nombres particuliers qui paraissent jouer un rôle plus particulier dans la création : trois, sepî; dix, par exemple, et les figures, les proportions fondées sur ces nombres; en un mot, les pytha- goriciens voyaient dans les nombres plutôt en- core les raisons des choses que leurs forces con- stitutives; ils étaient plus frappés de la beauté et de l'harmonie que des éléments physiques de l'univers. Les nombres pythagoriciens sont le premier germe des idées platoniciennes, c'est-à- dire de ces principes d'ordre et de sagesse que 1>ÏTH — 1437 — J'YTH Platon, comme il nous l'explique dans le Plié- don, par la bouche de Socrate, avait substitués aux explications toutes matérielles de ses de- vanciers. Si l'on descend de ces considérations générales aux théories de détail, le peu de clarté que nous avons essayé d'apporter dans cette épineuse ex- position s'évanouit selon nous entièrement. Le pythagorisme, dans son ensemble, et si l'on ne veut pas trop presser le sens des formules qui nous en restent, n'est pas inexplicable; mais si l'on j rétend rendre compte de tous les problèmes dans le sens pythagoricien, et les interpréter comme on ferait pour une école moderne, on ren- contre à chaque pas des difficultés. Par exemple, quelle différence le pythagorisme établit-il entre le corps et l'âme? et peut-il reconnaître entre ces deux êtres une différence? Le corps est un nombre, dans cette doctrine; mais l'âme est aussi un nombre. Comment distinguer ces deux espèces de nombres? Il est vrai qu'on leur attribue quel- quefois cette doctrine, que l'âme est un nombre qui se meut soi-même. Mais tout le monde sait que cette définition appartient à Xénocrate, c'est- à-dire au pythagorisme platonicien. D'après l'opi- nion prêtée à Simmias, dans le Phédon, on peut supposer que Philolaùs définissait l'âme une har- monie, ce qui fournirait une conjecture assez subtile. Le nombre pourrait jouer tour à tour le rôle de matière et de forme : comme matière, il constituerait le corps; comme forme, il en serait l'harmonie. Mais cette hypothèse toute gratuite «"itérait à l'âme toute individualité, comme Platon, du reste, le démontre fort bien. Or, le pythago- risme reconnaît si bien l'individualité de l'âme, qu'il la fait passer de corps en corps, ainsi que le prouve la doctrine si connue et si populaire de la métempsychose. Nous ne pouvons donc que nous faire des idées très- vagues sur les degrés et les différences que les pythagoriciens établissaient entre les êtres. Quel sens ont pour nous ces repré- sentations numériques qui définissent l'existence physique par le nombre cinq, le végétal par six, l'animal par sept, la vie humaine par huit, la vie ultramondaine par neuf, la vie divine par dix? 11 est clair que ces expressions sont purement symboliques : elles nous indiquent bien l'échelle de perfection que les pythagoriciens établissaient entre les choses, mais non l'idée exacte qu'ils se faisaient de ces choses mêmes. C'est ainsi que nous ne sommes nullement éclairés en apprenant par Aristote qu'un certain nombre était pour eux l'essence du cheval, un autre l'essence de l'homme, et qu'ils définissaient par tel ou tel nombre, la justice, l'à-propos et les qualités morales. N'est-ce pas répéter, sans y rien ajouter, la formule du système : les nombres sont les principes de toutes choses? Mais, si l'on ne veut pas entrer dans les détails, qui ont perdu pour nous tout leur intérêt et tout leur sens, on se rendra bien compte des idées morales des pythagoriciens, en se reportant aux principes généraux de leur système. Nous avons déjà vu que Philolaùs rapporte à l'infini, c'est- à-dire au mauvais principe, l'erreur, le mensonge, et réserve au nombre, à l'unité, la vérité, comme son éternel patrimoine. C'est de même au désordre et au principe de Terreur que le pythagorisme rapporte l'injustice, et au nombre lajustice et la rertu. Du mélange de ces deux principes différents dans la nature humaine naît la lutte que l'homme est obligé de soutenir avec lui-même : ce n'est qu'une partie de la grande lutte que, dans la nature, le fini soutient contre l'infini, l'un contre le multiple, le bien contre le mal. L'homme, point de rencontre de la raison et du déraison- nable, de la lumière et des ténèbres, est appelé par la nature et par Dieu à lutter sans cesse, et cela sans quitter jamais son poste, contre' le principe du mal. Ces idées nous révèlent un nouveau côte de la doctrine pythagoricienne. La philosophie de Pythagore n'était pas seulement une philosophie spéculative, elle était une doc- trine morale, nous dirons presque une doctrine religieuse. Ce n'est même que plus tard, et pro- bablement déjà dans la corruption de la secte, qu'elle a pris, entre les mains de Philolaùs, ce caractère scientifique sur lequel nous nous sommes longtemps arrêtés. Mais aucune tradition authen- tique ne rapporte à Pythagore lui-même un sys- tème de philosophie déterminé. On sait ses travaux mathématiques : l'esprit de l'école a, sans doute, sa première source dans sa personne. Mais la tradition nous le représente plutôt comme un réformateur moral que comme un métaphysicien. C'est sous l'influence d'idées morales, et dans un but tout moral, que l'école s'est constituée. Cette idée de la lutte de l'homme contre lui-même et contre ses passions, qui n'était plus guère déjà, à l'époque de Philolaùs, qu'une théorie, était chez Pythagore l'objet pratique de ses institutions. De là le caractère ascétique et austère de l'institut pythagoricien à l'origine ; de là la grande autorité que prit en Italie cette admirable société; de là son influence politique. Les pythagoriciens ap- pliquaient à la société leurs théories morales : ils voulaient que l'État, comme l'âme humaine, fut guidé parla raison; l'aristocratie n'était pour eux que le gouvernement de l'État par les sages. C'est cette aristocratie qu'ils approuvaient. En général, leur politique paraît s'être vivement inspirée de l'idée de la justice. Mais ils paraissent aussi avoir trop conçu l'État sur le type de leur association particulière, ou peut-être aussi peut- on les accuser d'avoir tenté d'asservir l'État à cette association. Enfin, il n'est pas impossible que leurs nobles idées sur l'amitié les aient con- duits à quelques conclusions chimériques; et l'on ne peut pas déterminer le sens exact et la juste mesure de cette maxime célèbre qui leur ap- partient : «Tout est commun entre amis. » Après Philolaùs, on peut considérer comme finie l'histoire du vrai pythagorisme, du pythagorisme pur et original. Depuis, il s'est associé à d'autres systèmes; il leur a prêté ses formes ou a pris les leurs. A quelques époques, il a essayé de repa- raître d'une manière plus indépendante; mais c'a été d'ordinaire aux époques de décadence ou de révolution intellectuelle, c'est-à-dire dans ces temps où l'agitation des esprits ne permet pas de discerner la vraie valeur des doctrines, et se porte vers celles qui flattent davantage la curiosité, l'imagination et l'ardent désir de l'extraordinaire. Aussi est-ce moins par ses profondeurs sérieuses que par ses côtés superstitieux que le pythago- risme, aux époques dont je parle, a séduit les esprits qui s'y attachèrent. Une exposition rapide de ces phases de la doctrine pythagoricienne terminera cette incomplète esquisse. Un des titres de gloire de la philosophie de Pythagore et de Philolaùs est d'être le premier germe d'une bien plus grande philosophie, qui vit encore dans l'esprit et dans 1 aine des hommes, tandis que le pythagorisme n'intéresse plus guère que la curiosité savante des érudits. Platon, toujours inspiré par l'excellente méthode et le sens exquis de Socrate, a ôté aux formules de Pythagore ces voiles mystérieux qui cachaient de grandes vérités : il a présenté ces vérités elles- mêmes : et, laissant dans quelque coin obscur do ses dialogues les traces de l'enseignement de Philolaùs, il a traduit la doctrine des nombres dans la doctrine plus claire et plus humaine des idées. Il n'a plus vu dans les nombres qu'un des PYTH — 1438 PYTH aspects des choses, et, tout en laissant aux êtres mathématiques une place élevée dans l'ordre des êtres, il ne les a pas placés au premier rang du monde intelligible. Les considérations mathéma- tiques ne sont pour lui que les degrés qui con- duisent aux vraies essences (voy. Platon). Malheu- reusement, Platon ne resta pas toujours dans ces justes limites ; et, si l'on en croit Aristote, sa doc- trine, sur la fin de ses jours et dans son enseigne- ment intérieur, serait retournée au pythagorisme. dont elle n'était, en effet, qu'un développement! Faut-il prendre à la lettre les témoignages d'Aris- totc? Faut-il juger la philosophie de Platon d'après les traductions de son plus irréconciliable adver- saire? Ce qui prête faveur aux expositions d'Aris- tote, ce sont les analogies évidentes de la doctrine des nombres, telle qu'il la décrit, avec la théorie des idées. Mais faut-il en conclure que la théorie des idées ne soit au fond qu'une théorie des nombres, ou que cette doctrine des nombres n'est que la traduction symbolique de la théorie des idées? C'est un problème qui nous semble tout à fait insoluble, dans l'absence de données claires et suffisantes. Quoi qu'il en soit, voici la doctrine de Platon, selon Aristote. Platon, comme Philo- laûs, compose tout être de deux principes : le fini et l'infini (ce sont les termes mêmes du Philèbe), ou, si l'on veut, de l'unité et de la dyade indéfinie, expressions toutes pythagoriciennes. L'union de ces deux principes est un nombre. Mais, au lieu de n'admettre, comme les pythagoriciens, qu'une seule espèce de nombres, Platon établit une échelle, et, de même que, dans la théorie des idées il reconnaît trois degrés, en quelque sorte trois mondes (le monde sensible, le monde ma- thématique, le monde idéal), il reconnaît trois espèces dénombres qui correspondent à ces trois mondes. Ces trois sortes de nombres sont les résultats divers du commerce de l'unité et de la dyade. On n'a pas de peine à montrer les con- tradictions et les impossibilités de cette théorie : on fait voir, d'après Aristote, que cette distinc- tion des trois nombres est purement arbitraire; que tous les nombres se ramènent nécessairement aux nombres mathématiques, à la quantité pure abstraite, indéterminée, laquelle, nous en con- venons, ne peut rien produire de réel. Toutes ces dilficultés, renouvelées d'Aristote, sont vraies dans l'hypothèse où la doctrine des nombres est entendue par Platon dans le sens littéral. Elles tombent, si cette doctrine n'a qu'un sens sym- bolique. On comprend, en effet, dans une doc- trine philosophique la distinction de trois ordres d êtres, ce qu'on traduit mathématiquement par les trois ordres de nombres : cette distinction devient inintelligible et impossible dans une doc- trine exclusivement mathématique. Quoi qu'il en soit, il n'est pas douteux que le platonisme, sinon dans Platon même, du moins dans ses disciples immédiats, n'ait fini par prendre un caractère pythagoricien, chaque jour plus prononcé. Aussi n est-il pas lacile de distinguer dans la longue polémique d'Aristote à ce sujet ce qui va à l'adresse des pythagoriciens ou des platoniciens: il est probable que ces deux écoles devaient se confondre, et c'était avec raison qu'Aristote jetait ce cri de désespoir : a Aujourd'hui, les mathé- matiques sont toute la philosophie.» Speusippc le neveu et le successeur de Platon, détruisait' en effet, toute l'originalité du système de son maître, en supprimant dans sa philosophie le nombre idéal, en ne conservant que le nombre mathématique; ce qui signifie simplement qu'il abandonna la théorie des idées pour la théorie des nombres, et Platon pour Philolafls. Apres Platon et ses disciples, le platonisme et le pythagorisme disparurent ensemble : on sait ce que fut la nouvelle Académie. Des doctrines nouvelles effacèrent les anciennes doctrines. Ce- pendant le pythagorisme ne s'évanouit pas entiè- rement; mais il n'eut plus que de rares partisans et, dans sa décadence, il perdit son originalité et sa pureté. Il ne dut quelques restes de puissance qu'en trompant le vulgaire superstitieux par les mensonges d'un art chimérique, la magie que Pythagore, disait-on, avait appris lui-même à Babyione. En métaphysique, le pythagorisme re- vêtit les formes et adopta les idées du stoïcisme Le dieu de Pythagore, dit Cicéron, était l'âme des choses, tendue et répandue dans toute la nature Virgile, dans sa belle traduction du système pythagoricien, au VIe livre de V Enéide, nous peint le principe vivant de l'univers animan tout de son esprit, et donnant à chaque être son ame et sa vie particulière. Ovide, enfin, ratta- chant la doctrine de la métempsychose au sujet de son charmant poëme, prête à Pythagore une théorie du mouvement universel des choses qui ne diffère guère des principes d'Heraclite, d'où est sortie, comme on sait, la métaphysique stoï- cienne. Ainsi se perdaient, dans ces temps de confusion intellectuelle, tous les caractères pro- pres des écoles : c'était le temps où Cicéron ne voyait entre Platon, Aristote et Zenon qu'une différence de mots. C'est la même doctrine qui se retrouve dans les lettres attribuées à Apollonius de Tyane, le plus célèbre des nouveaux pytha- goriciens. Mais, à cette époque, le pythagorisme était moins une philosophie qu'une thaumaturgie. Il se confondit, ainsi que le nouveau platonisme, dans la doctrine éclectique des alexandrins. Au moyen âge, le pythagorisme eut une part très- peu importante dans la philosophie scolastique. Pour en retrouver les traces, il faudrait sortir de a philosophie proprement dite, et pénétrer dans les mystères de l'alchimie ou dans les symboles non moins obscurs de l'architecture mystique. On attribue, en effet, à Albert de Strasbourg, l'un des fondateurs de la franc-maçonnerie, une doc- trine scientifique, morale, architecturale, où les nombres jouaient un grand rôle soit comme principes, soit comme symboles. On sait, en effet, que les nombres, dans l'architecture du moyen âge, ne servaient pas seulement à exprimer les proportions et la symétrie, mais avaient par eux- mêmes un sens mystique et secret qui faisait de 1 architecture une langue religieuse. Si nous voulions suivre l'histoire secrète du pythagorisme nous ne finirions pas; mais nous sortirions des limites et du dessein de cet article. Pour re- trouver la trace- des doctrines pythagoriciennes dans la philosophie, il faut aller jusqu'à la Re- naissance. A cette époque, où tous les systèmes de l'antiquité classique reparurent, le pythago- risme eut aussi sa résurrection. Nous citerons seulement le célèbre Nicolas de Cusa, et le nom plus connu encore, de Jordano Bruno. Nicolas de Cusa, dont le système n'est guère que le panthéisme alexandrin exprimé dans le langage de Pythagore, emploie les nombres comme des formules symboliques; et, quoiqu'il recommande d'affranchir l'esprit de toutes les tormes sensibles et mathématiques, afin de s'é- lever jusqu'aux idées pures, il n'exprime lui- même ces idées que par des formules mathéma- tiques. C'est ainsi qu'il appelle le premier prin- cipe le maximum, ce qui ne signifie pas le plus grand des nombres, mais ce qui est au-dessus de tout nombre. Le maximum n'est pas un nom- '' ■ il est l'unité absolue. Il n'est pas intelligi- ble en lui-même, précisément parce qu'il n'est pas un nombre : car le nombre est ce qui rend toutes choses intelligibles; c'est la raison ex- pliquée (ralw explicata). Cependant lintelli- PYTH — 1439 — QUAL gcnce peut comprendre qu'il y a quelque chose au-dessus des nombres ; mais non pas s'en faire une idée : elle ne peut qu'en avoir une repré- sentation symbolique. C'est ainsi que le maxi- mum est en même temps le minimum : car, étant plus grand que toute grandeur conceva- ble, il est la parfaite unité, et, par conséquent, l'intininient petit. C'est encore par des images mathématiques que l'on peut se représenter la Trinité. Le maximum est un par lui-même; en second lieu; il est égal à lui-même; en troisième lieu, l'unité est jointe en lui à l'égalité. Comme un, c'est le Père; comme égal, c'est le Fils; comme un et égal à la fois, c'est la troisième personne de la Trinité, le Saint-Esprit. Mais je ne pousserai pas plus loin ces analogies : on voit assez ce qu'est le mysticisme mathéma- tique de Nicolas de Cusa. Les mêmes prin- cipes se retrouvent dans son célèbre disciple Bruno. Les deux principaux maîtres de Bruno sont Pythagore et Platon. 11 adopte tous les principes de Platon, d'après les interprétations alexandrines ; mais il lui reproche d'avoir aban- donné les formes et les termes de Pythagore. Pour lui, comme pour Nicolas de Cusa, le pre- mier principe est à la fois le maximum et le minimum; il l'appelle la monade. La monade est le principe de la force et de la vie dans l'u- nivers ; elle engendre toute multiplicité, sans perdre son unité, comme l'unité arithmétique engendre le nombre, comme le point géométri- que engendre la ligne. Comme les pythagori- ciens, Bruno oppose la dyade à la monade, c'est- à-dire le principe du désordre, la pluralité, au principe de l'unité et de l'harmonie. Comme eux encore, il reconnaît des propriétés divines dans les dix premiers nombres, et n'attribue pas moins la perfection absolue à la décade qu'à la mo- nade ; comme eux, enfin, il découvre ou invente des rapports arbitraires entre les choses el les nombres. Toutes ces idées, d'ailleurs, se trouvent mêlées dans Bruno à d'autres idées d'origine différente. Il les embrasse toutes dans un confus éclectisme. Depuis le xvi" siècle, le pythagorisme n'a plus eu aucune place dans la philosophie. On en trou- verait des traces dans les doctrines secrètes; mais ce n'est pas notre objet. A la fin du xvme siècle, le pythagorisme eut certainement sa part dans toutes les espèces d'illuminisme qui séduisi- rent un moment cette société incrédule. Dans notre temps, assez semblable, par la confusion des doctrines, au xvie siècle et à l'époque alexan- drine, le pythagorisme a encore trouvé des par- tisans, surtout parmi les esprits hardis et aven- tureux. Le comte Joseph de Maistre, qui, malgré la raideur de son orthodoxie, trahit une certaine faveur pour l'illuminisme de Saint-Martin, dé- veloppe avec complaisance et avec l'originalité passionnée de son éloquence les mystères et les beautés de la doctrine des nombres. Il n'est pas aussi difficile de reconnaître l'influence pytha- goricienne dans le système d'attraction univer- selle du célèbre Fourier. L'idée d'appliquer aux âmes les principes des mathématiques et de la musique, c-^te idée, qui est le fond du système fourierisk est certainement une idée pythago- ricienne. Mais le philosophe de notre temps qui *;est fait le restaurateur officiel de la doctrine de Pythagore, est, sans contredit, M. Pierre Le- roux. On connaît sa fameuse triade et sa doc- trine de la métempsychose ; mais ces idées su- rannées n'ont pas beaucoup plu aux bons esprits. Consultez pour l'histoire du pythagorisme : Henri Dodwell, Exercilationes duœ, prima de titate Phalaridis, altéra de œtate Pythagorœ, in-8, Londres, 1699 ; — Dissertations sur l'épo- que de Pythagore, par Delan.iuze et Fréreî, t. XIV des Mémoires de l'Académie des inscrip- tions ; — Haniberger, Exercitationes de vila el symbohs Pythagorœ, in-4, Wittemberg, 1676; — Dacier, la Vie de Pythagore. les Sym- boles, aie, 2 vol. in-12, Paris, 1706; — Schra- der, Dissertatxo de Pythagora, in-8, Leipzig, 1808 ; — Scheffer, de Natura et conslitutionè philosophiœ italicœ, Wittemberg, in-8, 1701; — Wendt, Commentatio de rerum pAneipiis secundum Pythagoram, in-8, Leipzig, 1827 ; — Bœck, Doctrine de Philolaùs, in-8, Berlin 1819 • — Ritier, Histoire de la philosophie pythago- ricienne, in-8, Hambourg, 1826 ; — Brandis, Sur la théorie numérique des pythagoriciens et des platoniciens, dans le Musée du Rhin, 3e année ; — Rheinhold, Essai d'explication de la méta- physique pythagoricienne, in-8, Iéna, 1827 ; — Trendelenburg, de Platonicis ideis et numeris, in-8, Leipzig. 1826; — Hartenstein, de Archytœ Tarentini fragmenlis, Leipzig, 1833; — Egger, de Archytœ vita, operibus et. philosophia, Paris, 1833; — Ravaisson, Essai sur la métaphysique dAristote, 2 vol. in-8, Paris, 1837 et 1846. Indépendamment des ouvrages précédents, on consultera soit sur la doctrine, soit sur les écrits pythagoriciens, les ouvrages suivants parus de- puis Ta première édition de ce dictionnaire : Fragmenta philosopharum grœcorum, de Mul- lach (éd. Firmin Didot) . — Zeller, Geschichle der philosophie der Griechen, Ier vol., 3P édit.j — Schaarschmidt, Die angebliche Schrifstellerei des Philolaos, Bonn, 1864;— D. Bywater, On the fragments of Philolaos (The Journal of phi- lology, vol. Ier, 1868) ;— Hint, de Priorumpylha- gorearum doctrina et scriptis, Parisiis, 1873; Pythagore et le Pythagorisme, par Ed. Chaignet. Paris, 2 vol. in-8, 1874. P. J? QUALITÉ (de qualis, en grec uot'oç, quel, c'est-à-dire de quelle nature; d'où Aristote a fait le substantif 7tûtoTïK, et les Latins qualitas). On appelle, en général, du nom de qualité tout ce qui sert à déterminer la nature d'une chose ; tout ce qui a rapport, non pas à l'existence d'un être, mais à la manière dont il est. A ce point de vue abstrait, la notion de qualité semble contenir celle de quantité, puisque grandeur et petitesse, beaucoup et peu, unité et pluralité, en un mot, toutes les idées relatives à la grandeur et au nombre, indiquent autant de manières d'exister, de déterminations de l'être. Mais on se convaincra sans peine que les idées de cette es- pèce ne dérivant d'aucune autre et occupant le même rang dans l'esprit, sont aussi nécessaires à la pensée que la notion de qualité. Elles nous représentent moins la nature des êtres que leurs rapports dans le temps et dans l'espace. Voilà pourquoi la quantité suppose toujours un terme de comparaison, ou une mesure prise pour unité; la qualité n'en a pas besoin. Voyez plus loin Quantité. D'après la définition générale qu'on donne de la qualité, et la seule étymologie du mot, on pourrait croire qu'elle comprend aussi les modes, les phénomènes, les faits les plus transitoires, les simples accidents, comme on disait dans l'é- cole : cependant il n'en est pas ainsi. On entend par qualité ce qui constitue véritablement la na- ture d'une chose, ce qu'elle est, ce qui lui ap- partient d'une manière permanente, soit indivi- duellement, soit en communauté avec des êtres semblables à elle; et non ce qui passe, ce qui s'évanouit, ce qui ne répond à aucun jugement durable. Ainsi, un corps tombe : c'est un fait, un accident; il est pesant, c'est une qualité. Tout fait, tout accident, tout phénomène suppose une qualité par laquelle il est produit ou par la- QUAN — 1440 — QUAN quelle il est subi ; et réciproquement, chaque qualité des êtres que nous connaissons par ex- périence se manifeste par certains modes ou certains phénomènes ; car c'est par là précisé- ment que ces êtres se découvrent à nous. Il faut distinguer deux grandes espèces de qualités. Les unes constituent le fond même de chaque être, ou ce qu'on appelle la substance, et ne peuvent être supprimées par la pensée, sans qu'il en résulte la suppression de l'être tout, entier : telle est, dans les corps, l'impénétrabi- lité et l'unité dans les esprits; les autres sont comme attachées ou ajoutées aux premières, et ne peuvent être conçues sans elles : comme la couleur et la figure dans l'ordre physique ; la sensibilité et l'intelligence, dans l'ordre moral. Selon qu'elles appartiennent au corps ou à l'es- prit, les qualités de cette espèce prennent le nom de propriétés ou de facultés : car on n'a pas voulu confondre ensemble ce qui exige le concours de la volonté et de la pensée, et ce qui appartient aux forces aveugles de la nature. Les autres, celles qui nous représentent l'essence des choses, sont appelées des attributs. Nous avons donné la définition et la division de la qualité ; quel est maintenant le rang qui lui appartient parmi les idées de notre intelli- gence? Quel est le rôle qu'elle joue dans la con- naissance humaine? Aristote et Kant sont d'ac- cord pour la compter au nombre des notions premières de la raison, des idées sans lesquelles la pensée ne peut exister, en un mot des catégo- ries. Ce que nous avons dit jusqu'à présent suffit pour nous démontrer que cette opinion ne peut être ni rejetée ni adoptée entièrement. En effet, ce n'est pas toute espèce de qualité qui entre né- cessairement dans la manière dont notre raison conçoit les choses, mais certaines qualités seule- ment, en très-petit nombre et parfaitement dé- terminées dans notre esprit, telle que l'unité, l'identité, l'activité, c'est-à-dire la notion de cause. D'autres ne sont connues que par l'expé- rience et peuvent être facilement supprimées par la pensée. Ce n'est donc pas la qualité en géné- ral; ce n'est pas cette notion vague et abstraite, applicable à des choses de natures si diverses, qu'il faut considérer comme un élément néces- saire de la raison, comme une catégorie ; mais ces qualités déterminées, parfaitement distinctes l'une de l'autre, qui entrent dans toute exis- tence et sans lesquelles l'idée même de l'être n'est qu'une abstraction vide de sens. QUANTITÉ. L'idée de quantité, toute simple qu'elle est, et quoiqu'elle ait été généralement considérée comme une catégorie fondamentale ou une idée primitive, n'est point telle en réa- lité. L'esprit humain la construit au moyen de deux idées vraiment irréductibles et fondamen- tales, l'idée de nombre et l'idée de grandeur. Dès que notre intelligence commence à démê- ler quelques perceptions, elle acquiert la notion d'objets distincts et semblables, comme les étoi- les sur la voûte céleste, les cailloux sur les pla- ges de la mer, les arbres ou les animaux à tra- vers une campagne ; de là l'idée de nombre, la plus simple, la plus vulgaire de toutes les con- ceptions abstraites, et celle qui contient en germe la plus utile comme la plus parfaite des sciences. Quand même l'homme, privé de ses sens ou de certains sens, n'aurait pas la connaissance des objets extérieurs, si d'ailleurs ses facultés n'é- taient pas condamnées à l'inaction, on conçoit que l'idée de nombre pourrait lui être suggé- rée par la conscience de ce qui se passe en lui, par l'attention donnée à la reproduction inter- mittente des phénomènes intérieurs, identiques ou analogues. Le nombre est conçu comme une collection d'unités distinctes, c'est-à-dire que l'idée de nombre implique à la fois la notion de l'indivi- dualité d'un objet, de la connexion ou de la con- tinuité de ses parties (s'il a des parties), et celle de la séparation ou de la discontinuité des ob- jets individuels. Lors même qu'il y aurait entre les objets nombres une contiguïté physique, il faut que la raison les distingue et qu'on puisse les séparer mentalement, nonobstant cette conti- guïté ou celte continuité accidentelle et nulle- ment inhérente à leur nature. Des cailloux qui se touchent ne cessent pas pour cela d'être des objets distincts, et le ciment qui. parfois, les ag- glutine, n'empêche pas d'y reconnaître des frag- ments de roches préexistantes, de nature et d'o- rigine diverses. D'un autre coté, tous les phénomènes sensibles nous suggèrent l'idée de grandeur continue, c'est-à-dire l'idée d'un tout homogène, suscepti- ble d'être divisé, au moins par la pensée, en tel nombre qu'on voudra de parties parfaitement similaires ou identiques, ce nombre pouvant croître de plus en plus sans que rien en limite l'accroissement indéfini. Nous disons que les phénomènes sensibles nous suggèrent l'idée de la continuité et non qu'ils nous la donnent, puisque lexpérience sen- sible ne peut opérer qu'une division limitée. C'est par une vue de la raison que l'idée de la continuité et, par suite, l'idée de la grandeur continue sont saisies dans leur rigueur absolue. Ainsi nous concevons nécessairement que la distance d'un corps mobile à un corps en repos, ou celle de deux corps mobiles, ne peuvent va- rier qu'en passant par tous les états intermé- diaires de grandeur, en nombre illimité ou in- fini } et il en est de même du temps qui s'écoule pendant le passage des corps d'un lieu à un autre. En général, lorsqu'une grandeur physi- que varie avec le temps, ou en raison seule- ment de la variation des distances entre des corps ou des particules matérielles, ou par les effets combinés de l'écoulement du temps et de la variation des distances, il répugne qu'elle passe d'un état à un autre sans passer, dans l'in- tervalle, par tous les états intermédiaires. A la notion de grandeur se rattache immé- diatement celle de mesure : une grandeur est censée connue et déterminée lorsqu'on a assigné le nombre de fois quelle contient une certaine grandeur de même espèce, prise pour terme de comparaison ou pour unité. Toutes les grandeurs de même espèce, dont celle-ci est une partie aliquote, se trouvent alors représentées par des nombres ; et comme on peut diviser et subdivi- ser, suivant une loi quelconque, l'unité en au- tant de parties aliquotes que l'on veut, suscepti- bles d'être prises, à leur tour, pour unités déri- vées ou secondaires, il est clair qu'après qu'on a choisi arbitrairement l'unité principale et fixé arbitrairement la loi de ses divisions et subdi- visions successives, une grandeur continue quel- conque comporte une expression numérique aussi approchée que l'on veut, puisqu'elle tombe nécessairement entre deux grandeurs suscepti- bles d'une expression numérique exacte, et dont la différence peut être rendue aussi petite qu'on le veut. Les grandeur? continues ainsi exprimées numériquement au moyen d'une unité abstraite ou conventionnelle, passent à l'état de quantités, ou sont ce qu'on appelle des quantités. Ainsi, non-seulement l'idée de quantité n'est point primordiale, mais elle implique quelque chose d'artificiel. Les nombres sont dans la nature. c'est-à-dire subsistent indépendamment de l'es- prit qui les observe ou les conçoit ; car une fleur QUAN 1441 — QUAN a quatre, ou cinq, ou six étamines, sans inter- médiaire i ossible, que nous nous soyons ou non avisés de les compter. Les grandeurs continues sont pareillement dans la nature ; mais les quan- tités n'apparaissent qu'en vertu du choix artifi- ciel de l'unité, et à cause du besoin que nous éprouvons (par suite de la constitution de notre esprit) de recourir aux nombres pour l'expression des grandeurs. Dans cette application des nombres à la me- sure des grandeurs continues, le terme àhmité prend évidemment une autre acception que celle qu'il a quand on l'applique au dénombrement d'objets individuels et vraiment uns par leur nature. Philosophiquement, ces deux acceptions sont tout juste l'opposé l'une de l'autre. C'est un inconvénient du langage reçu, mais un incon- vénient moindre que celui de recourir à un autre terme que l'usage n'aurait pas sanctionné. Au contraire, on blesse à la fois le sens philo- sophique et les analogies de la langue lorsqu'on applique aux nombres purs, aux nombres qui dé- signent des collections d'objets individuels, la dénomination de quantités, en les qualifiant de quantités discrètes ou discontinues. Le mar- chand qui livre cent pieds d'arbres, vingt che- vaux, ne livre pas des quantités, mais des nom- bres ou des quotités. Que s'il s'agit de vingt hectolitres ou de mille kilogrammes de blé, la livraison aura effectivement pour objet des quan- tités et non des quotités, parce qu'on assimile alors le tas de grains à une masse continue quant au volume ou quant au poids, sans s'oc- cuper le moins du monde d'y discerner et d'y nombrer des objets individuels. Une somme d'argent doit aussi être réputée une quantité, parce qu'elle représente une valeur, grandeur continue de sa nature, et que le compte des pièces de monnaie, compte qui peut changer, pour la même somme, selon les espèces em- ployées, n'est qu'une opération auxiliaire pour arriver à la mesure de la valeur. D'après la définition vulgaire, on appelle quan- tité tout ce qui est susceptible d'augmentation ou de diminution ; mais il y a une multitude de choses susceptibles d'augmenter et de dimi- nuer, et même d'augmenter et de diminuer d'une manière continue, et qui ne sont pas des grandeurs ni, par conséquent, des quantités. Une sensation douloureuse ou voluptueuse aug- mente ou diminue, parcourt diverses phases d'intensité, sans qu'il y ait de transition sou- daine d'une phase à l'autre, sans qu'on puisse fixer l'instant précis où elle commence à poin- dre et celui où elle s'éteint tout à fait. Cepen- dant il n'y a Fien de commun entre la sensation de douleur ou de plaisir et la notion mathéma- tique de la grandeur. On ne peut pas dire d'une douleur plus intense qu'elle est une somme de douleurs plus faibles. Quoique la sensation, dans ses modifications continues, passe souvent du plaisir à la douleur, et quelquefois inversement de la douleur au plaisir, en traversant un état neutre (ce qui Fappelle, à plusieurs égards, l'évanouissement de certaines grandeurs dans le passage du positif au négatif), on ne peut pas regarder l'état neutre comme' résultant d'une somme algébrique ou d'une balance de plaisirs et de douleurs. Il est vrai que, par l'étude de l'anatomie et de la physiologie, nous arrivons à comprendre comment la variation continue d'intensité, dans une sensation de douleur ou de plaisir, peut se lier à la variation continue de certaines gran- deurs mesurables, et dépendre de la continuité inhérente à l'étendue et à la durée. Ainsi, nous voyons très-bien que plus un cordon nerveux EJCT. PHILOS. est gros (en ne tenant comple, par l'évaluation de la section transversale, que de la somme des sections transversales des fibres nerveuses élé- mentaires, et non des tissus qui les enveloppent), et plus la sensation de douleur causée par le tiraillement du cordon acquiert d'intensité. 11 y a une certaine intensité do la douleur corres- pondant à chaque valeur de l'aire de la section transversale du cordon, les autres circonstances restant les mêmes ; mais la liaison de l'une à l'autre ne saurait comporter l'expression mathé- matique, puisque la mensurabilité qui appar- tient à l'aire de la section transversale n'appar- tient pas à la sensation. Si l'on plonge la main dans un bain à quarante degrés, et qu'on l'y laisse un temps suffisant, on éprouve d'abord une sensation de chaleur, brusque en apparence ; après quoi, sans que le bain se refroidisse, la sensation ira en s'affai- blissant graduellement et sans secousse, de ma- nière qu'on ne puisse assigner l'instant précis où elle prend fin. L'intensité de la sensation dépend, toutes circonstances égales d'ailleurs, du temps écoulé depuis l'instant de l'immersion ; et la continuité dins l'écoulement du temps rend suffisamment raison de la continuité dans la variation d'intensité de la sensation produite; mais cette sensation n'est pas pour cela une grandeur mesurable qu'on puisse rapporter à une unité et exprimer numériquement. Puisque la vitesse de vibration d'un corps sonore ou celle de l'éther sont des grandeurs mesurables et continues, on voit une raison suf- fisante pour que le passage de la sensation d'un ton à celle d'un autre ton, de la sensation d'une couleur à celle d'une autre couleur, se fasse avec continuité : mais il n'y a pas pour cela, entre les diverses sensations de tons et de cou- leurs, des rapports numériques assignables, comme il y en a entre les vitesses de vibrations qui les occasionnent. La sensation du ton sol n'équivaut pas à une fois et demie la sensation du Ion ut. parce que la vitesse de la vibration correspondant au sol vaut une fois et demie la vitesse de vibration correspondant à Vut. La sen- sation de l'orangé n'est pas les cinq septièmes, ni toute autre fraction de la sensation du violet, parce que la vitesse de la vibration de l'éther serait pour le rayon orangé à peu près les cinq septièmes de ce qu'elle est pour le rayon violet. De même que la continuité de certaines gran- deurs purement physiques suffit pour soumettre à la loi de continuité des forces, des affections, des phénomènes de la vie organique et animale, qui ne sont plus des grandeurs mesurables; de même on conçoit que ces forces ou ces phéno- mènes, susceptibles de continuité, mais non de mesure, peuvent introduire la continuité dans la variation que comportent des forces ou des phé- nomènes d'un ordre supérieur, qui dépouillent bien plus manifestement encore le caractère de grandeurs mesurables. Si, par exemple, chez l'homme, les phénomènes de la vie intellectuelle et morale s'entaient sur ceux de la vie animait' ou les supposaient, comme les phénomènes de la vie animaie s'entent sur les phénomènes gé- néraux de l'ordre physique ou les supposent, la continuité des formes fondamentales de l'espace et du temps suffirait pour faire présumer la con- tinuité, ou pour rendre raison de la continuité qu'on observerait habituellement dans tout ce qui tient à la trame de l'organisation) de la vie et de la pensée, dans les choses de l'ordre intel- lectuel et de l'ordre moral qui relèvent le plus médiatement des conditions de la sensibilité animale et de celles de la matérialité. Là est le 91 QUAN — 1442 — QUAN fondement du vieil adage scolastique, tant invo- qué par Leibniz : Natura non facit sallus. On peut dire que la continuité est quantita- tive ou qualitative, selon qu'elle concourt ou qu'elle ne concourt pas avec la mensurabilité ; mais, en opposant ainsi la qualité à la quantité, il ne faut pas considérer avec Aristote la qualité et la quantité comme deux attributs généraux (prédicaments ou catégories) de même ordre ; il faut, au contraire, pour la justesse de l'idée, entendre que le rapport entre ces prédicaments ou catégories est celui de l'espèce au genre, du cas particulier ou plutôt singulier au cas général. De sorte que, si l'on distrait l'espèce singulière pour la mettre en opposition avec la collection de toutes les autres espèces, en conservant à cette collection la dénomination générique, c'est parce que l'espèce singulière acquiert pour nous, en raison de son importance, une valeur com- parable à celle que l'idée générique mise en contraste conserve par son extension, ou par la variété sans nombre des formes spécifiques qu'elle peut revêtir. Ainsi, pour employer une comparaison, le cercle peut être considéré comme une variété de l'ellipse : c'est une espèce d'ellipse où le grand et le petit axe deviennent égaux, et où, par suite, les deux foyers viennent se réunir au centre. Mais ce n'est pas simplement une espèce particulière, perdue, pour ainsi dire, dans la foule des autres; c'est une espèce singulière, et qu'il convient, pour deux raisons, de traiter à part : d'abord parce que les propriétés commu- nes à tout le genre des ellipses éprouvent des modifications et des simplifications très-remar- quables quand on passe au cas du cercle ; en second lieu, parce que toutes les ellipses peuvent être considérées comme les projections d'un cercle vu en perspective, et qu'en rattachant ainsi la génération des ellipses à celle du cercle, on trouve dans les propriétés du cercle la raison de toutes les propriétés des courbes du genre des ellipses. De même, cette espèce singulière de qualité qu'on appelle quantité se prête dans ses variations continues à des procèdes réguliers de détermination que nulle autre qualité ne com- porte; et, en outre, il est très-permis d'admettre, ou au moins de conjecturer, que la continuité ne s'introduit dans les variations qualificatives qu'en raison de la continuité inhérente à cer- taines variations quantitatives dont elles dépen- dent. Selon les circonstances, une variation en quan- tité peut être conçue comme la cause ou comme l'effet d'une variation en qualité; mais, dans l'un ou l'autre cas, l'esprit humain tend, autant qu'il dépend de lui, a ramener à une variation de quantité (pour laquelle il a des procédés ré- guliers de détermination et d'expression) toute variation dans les qualités des choses. Par exem- ple il serait presque toujours impossible de soumettre à une mesure les agréments et les jouissances, ou les incommodités et les inconvé- nients attachés à la consommation de telle na- ture de denrée, à la possession de telle nature de propriété, par comparaison avec les avantages ou les inconvénients attachés à la consommation d'une autre denrée, à la possession d'une pro- priété d'une autre nature. Tout cela influe d'a- bord tris menl sur le débat qui s'éta- blit entre le vendeur et l'acheteur; puis bientôt, lorsque les transactions sont nombreuses et fré- quemment répétées, elles s'influencent mutuel- lement : un prix courant s'établit; et une gran- deur très savoir, la valeur vénale d'un immeuble, d'une denrée, d'un service, se trouve dépendre de qualités non mesurables; mais celte dépendance tient au développement de l'organisation sociale, au besoin qu éprouve l'homme, par la constitution de ses facultés, de soumettre aux nombres et à une mesure indi- recte les choses qui, par leur nature, sont le moins susceptibles d'être directement Jusque dans ces examens, dans ces concours où il s'agit de classer des candidats nombreux d'a- près leur savoir et leur intelligence, n'est-on pas amené à faire usage des nombres? Comme si l'on pouvait évaluer en nombres l'érudition, la sagacité et la finesse de l'esprit ! A la vérité, le petit nombre de juges fait que ces nombres sont très-hasardés; mais si l'on pouvait réunir des juges compétents en assez grand nombre pour compenser les anomalies des appréciations individuelles, on arriverait à un chiffre moyen qui donnerait sinon la juste mesure, du moins la juste graduation du mérite des candidats, tel qu'il s'est manifesté dans les épreuves. Il n'y a rien de plus variable selon les cir- constances, et de moins directement mesurable que la criminalité d'un acte ou la responsabilité morale qui s'attache à la perpétration d'un délit. Mais quand le législateur a voulu laisser aux juges la faculté de tenir compte de toutes les nuances du délit, et d'arbitrer entre de certaines limites l'intensité de la peine, il a dû faire choix de peines, comme l'amende ou l'empri- sonnement temporaire, qui sont vraiment des grandeurs mesurables. La graduation des peines donnerait encore la juste graduation dos délits (tels du moins qu'ils nous apparaissent, à nous autres hommes), ai le nombre des juges était suffisant pour opérer la compensation des écarts fortuits entre les appréciations individuelles. Le développement prodigieux, parfois mala- droit ou prématuré, de ce qu'on nomme la sta- tistique dans toutes les branches des sciences naturelles et de l'économie sociale, tient au besoin de mesurer, d'une manière directe ou indirecte, tout ce qui peut être mesurable, et de fixer par des nombres tout ce qui comporte une telle détermination. A quoi tient donc cette singulière prérogative des idées de nombre et de quantité? D'une part, à ce que l'expression symbolique des nombres peut être systématisée de manière qu'avec un nombre limité de signes conventionnels (par exemple, dans notre numération écrite, avec dix caractères seulement) on ait la faculté d'ex- primer tous les nombres possibles, et, par suite, toutes les grandeurs commensurables avec celles qu'on a prises pour unités; d'autre part, à ce que, bien qu'on ne puisse exprimer rigoureu- sement en nombres des grandeurs incommen- surables, on a un procédé simple et régulier pour en donner une expression numérique aussi ap- prochée que nos besoins le requièrent ; d'où il suit que la continuité des grandeurs n'est pas un obstacle à ce qu'on les exprime toutes par des combinaisons de signes distincts en nombre limité, et à ce qu'on les soumette toutes par ce moyen aux opérations du calcul : l'erreur qui en résulte pouvant toujours être indéfiniment atténuée, ou n'ayant de limites que celles qu'ap- porte l'imperfection de nos sens à la rigoureuse détermination des données primordiales. La métrologie est la plus simple et la plus com- plète solution, mais seulement dans un cas sin- gulier, d'un problème sur lequel n'a cessé de travailler l'esprit humain : exprimer des qua- lités ou des rapports à variations continues, à l'aide de règles syntaxiques, applicables à un système de signes individuels où discontinus, et en nombre nécessairement limité, en vertu de la convention qui les institue. En posant la ques- QUAN — 1443 — QUES tioii dans ces termes généraux, on serait amené à faire dos remarques qui jetteraient, nous le croyons, un jour nouveau sur la théorie du lan- gage et sur presque-toutes les parties de la lo- gique, mais qui s'éloigneraient beaucoup trop du sujet restreint et des bornes naturelles du présent article. Les trois grandes innovations qui ont succes- sivement étendu, pour les modernes, le domaine du calcul, savoir le système de la numération décimale, la théorie des courbes de Descartes et l'algorithme infinitésimal de Leibniz, ne sont, au fond, que trois grands pas faits dans l'art d'appliquer des signes conventionnels à l'expres- sion des rapports mathématiques régis par la loi de continuité. La chose n'a pas besoin d'au- tres explications en ce qui touche à l'invention de notre arithmétique décimale. L'idée de Des- cartes fut de distinguer dans les formules de l'al- gèbre, non plus (comme on l'avait fait avant lui) des quantités connues et des quantités inconnues, mais des grandeurs constantes par la nature des questions, et des grandeurs variables sans discon- tinuité, de façon que l'équation ou la liaison algé- brique eût pour but essentiel d'établir une dépen- dance entre les variations des unes et les variations des autres. C'était avancer dans la voie de l'ab- straction : car tandis que par l'algèbre ancienne, sans rien spécifier sur les valeurs numériques de certaines quantités, on avait toujours en vue des quantités arrivées à un état fixe et en quel- que sorte stationnaire, maintenant la vue de l'esprit, embrassant une série continue de va- leurs en nombre infini, portait plutôt sur la loi de la série que sur les valeurs mêmes; et en même temps que les symboles algébriques, ori- ginairement destinés à représenter des valeurs numériques individuelles, se trouvaient ainsi appropriés à la représentation de la loi d'une série continue, Descartes inventait un autre arti- fice qui rendit cette loi sensible, qui lui donna une forme et une image ; et il peignait par le tracé d'une courbe la loi idéale déjà définie dans la langue de l'algèbre. Il ne se contentait pas d'appliquer, ainsi que l'a dit poétiquement un célèbre écrivain moderne, « l'algèbre à la géo- métrie, comme la parole à la pensée, » il appli- quait réciproquement et figurativement l'une à l'autre ces deux grandes pensées ou théories mathématiques ; et il tirait de l'une comme de l'autre des expressions symboliques singuliè- rement propres, chacune à sa manière, à soute- nir l'esprit humain dans l'enquête de vérités plus cachées, de rapports encore plus généraux et plus abstraits. L'invention de Descartes devait surtout pré- parer la troisième découverte capitale que nous signalons : celle du calcul infinitésimal, des- tiné à remplacer les méthodes compliquées et indirectes, fundées sur la réduction à l'absurde ou sur la considération des limites. La méthode dite des limites consiste à supposer d'abord une discontinuité fictive dans les choses soumises réellement à la loi de continuité : à substituer, par exemple, un polygone à une courbe, une succession de chocs brusques à l'action d'une force qui agit sans intermittence ; puis à cher- cher les limites dont les résultats obtenus s'ap- prochent sans cesse, quand on a assujetti les changements brusques à se succéder au bout d'intervalles de plus en plus petits, et par con- séquent à devenir individuellement de plus en plus petits, puisque la variation totale doit res- ter constante. Les limites trouvées sont préci- sément les valeurs qui conviennent dans le cas d'une variation continue : et ces valeurs se trou- vent ainsi déterminées d'après un procédé rigou- reux, quoique indirect, puisque ce passage du discontinu au continu n'est pas fondé sur la nature des choses, et n'est qu'un artifice logique approprié à nos moyens de démonstration et de calcul. La complication de cet échafaudage artificiel entravait le progrès des sciences, lorsaue Newton et Leibniz imaginèrent de fixer directement la vue de l'esprit, à l'aide de notations conve- nables : l'un sur l'inégale rapidité avec lamelle les grandeurs continues tendent à varier, tandis que d'autres grandeurs dont elles dépendent subissent des variations uniformes ; l'autre, sur les rapports entre les variations élémentaires et infiniment petites de diverses grandeurs dépen- dant les unes des autres, rapports dont la loi contient la vraie raison de la marche que sui- vent les variations de ces mêmes grandeurs, telles que nous les pouvons observer au bout d'un intervalle fini. De là le calcul infinitésimal, dont la vertu propre est de saisir directement le fait de la continuité dans la variation des grandeurs; lequel est, par conséquent, accom- modé à la nature des choses, mais non à la ma- nière de procéder de l'esprit humain, pour qui il n'y a de sensibles et de réellement saisis- sables que des variations finies. De là toutes les objections élevées contre la rigueur logique de la méthode infinitésimale, objections dont la discussion détaillée ne saurait trouver place ici, où il doit suffire d'avoir posé des principes et indiqué quelques aperçus généraux. A. C. QUESNAY (François), le fondateur de la secte célèbre des économistes au xviii8 siècle, naquit en juin 1694, à Mercy, près de Montfort-1'A- maury, et mourut à Paris, le 18 décembre 1774. Quesnay est un de ces hommes dont le nom est fameux, et dont les ouvrages ne sont guère lus. Esprit exact, ferme, étroit peut-être, affectant surtout les formes du dogmatisme, il exerça une influence considérable sur le mouvement intel- lectuel de son temps. Honnête, bon, loyal et désintéressé à la cour de Louis XV, il obtint une estime personnelle qui ajoutait singulièrement à la puissance de ses ouvrages, écrits, en gé- néral, d'un ton très-tranchant et très-senten- cieux, et souvent même obscurs. Sa première éducation, celle qu'il reçut dans le sein de sa famille, lui donna le goût des con- naissances agricoles. Son père, avocat peu aisé, vivait retiré à la campagne, et, occupé d'af- faires, le laissait entièrement sous la tutelle morale dé sa mère. Celle-ci, en bonne ména- gère, ne trouva rien de mieux que d'apprendre de bonne heure à son fils tous les détails de l'exploitation de la ferme qu'ils possédaient. C'est ainsi qu'il apprit à lire, à l'âge de douze ans, dans la Maison rustique de Liebault, avec le secours d'un jardinier. Son ardeur à l'étude prit bientôt un essor plus large et plus élevé, et il apprit rapidement les sciences et les langues anciennes. Il tourna d'abord son ambition vers la médecine, qu'il vint étudier à Paris, en même temps que les mathématiques et la philosophie. Il s'était éta- bli ensuite avec succès comme médecin à Man- tes, lorsque le maréchal de Noailles le recom- manda à la confiance de la reine. Il publia alors une réfutation du traité de Silva sur la saignée. En 1737, sa réputation était déjà telle, que La Peyronie, occupé du projet de fonder l'Académie de chirurgie, lui oblint la charge de chirurgien ordinaire du roi, avec le brevet de professeur royal et le poste de secrétaire perpétuel de cette Académie. C'est à ce titre qu'il mit en tête du premier volume des Mémoires de l'Académie de chirurgie une préface fort appréciée. D'autres QUKS 144'* — QUES écrits publics successivement sur la médecine et la chirurgie justifient amplement l'empres- sement dont il était l'objet. Mais là goUtte l'empêcha de se livrer acti- vement à la chirurgie, et il revint de nouveau, mais cette fois avec la passion d'un homme à systèmes, à ses anciennes recherches sur l'agri- culture et sur le rôle de cette source de ri- chesses dans le développement économique des nations. Ce furent ces études nouvelles et ces travaux spéculatifs qui donnèrent au nom de Quesnay le plus grand éclat. On oublia en lui le médecin pour ne voir que le publiciste et l'économiste. Vers la fin de sa vie, il voulut, il est vrai, se livrer également aux mathéma- tiques; mais sa tête était affaiblie, et il ne porta dans l'élude de cette science que des idées chimériques, au point qu'il s'imagina, comme tant d'autres avant lui et depuis, avoir résolu l'insoluble problème de la quadrature du cercle. Ce n'est donc que l'économiste qui doit ici nous occuper, c'est-à-dire l'homme qui, le pre- mier, à une époque si fertile en aspirations vers de nouvelles destinées, discuta d'une manière scientifique le grave problème de l'organisation intérieure du corps social. C'est par ce motif et à ce point de vue que Quesnay a droit à une place dans l'histoire de la pensée humaine : car c'est de lui que date, comme science, la re- cherche des lois selon lesquelles se forment et se distribuent les richesses au sein des sociétés. La manière dont une nation travaille, agit, se nourrit, dépense, acquiert, est, en effet, trop intimement liée à celle dont elle se développe moralement et intellectuellement, c'est-à-dire à la manière dont elle fait des progrès dans la civilisation, pour que tout le monde ne saisisse pas de suite l'importance du rôle de l'économie politique dans ce développement, et, partant, le rôle philosophique du vrai fondateur de cette science, à laquelle il donna son nom, en créant la secte dite des économistes. La chute du système de Law vers 1721, les ruines effroyables, les bouleversements de for- tune qui en furent inévitablement la consé- quence, avaient jeté le trouble dans toutes les imaginations. Par une réaction naturelle, la fa- veur publique s'était subitement reportée vers la propriété foncière, qui, seule s'était main- tenue intacte, et avait résisté heureusement à la tempête. Beaucoup de propriétaires voulant, en outre, refaire une partie de leur fortune, rudement atteinte par les spéculations finan- cières, s'occupèrent alors très-activement de leurs terres ; non plus comme cela avait été de mode jusque-là, en amateurs des champs, mais en agriculteurs, en administrateurs qui cher- chaient et qui voulaient un résultat positif. De là la division et l'amélioration d'une foule de propriétés. Une pareille disposition des esprits ne tarda pas à se faire jour au dehors d'une manière très-marquée ; et, comme on exagère tout dans les moments d'enthousiasme, après avoir cru, du temps de Law, qu'on pouvait, en multipliant à l'infini et sans mesure le papier-monnaie, multiplier du même coup la richesse positive elle-même, on tomba ensuite dans l'exagération opposée, et on déclara à l'envi qu'il n'y avait qu'une seule richesse véritable, et que cette richesse c'était la terre. Bientôt on désigna sous le nom de parti agri- cole les hommes de tout rang, grands seigneur* ou gens de lettres, hommes pratiques ou purs Spéculatifs, qui, dans les salons, dans les livres, dans les Journaux, à ta ville, à la cour, défen- daieni e1 propageaient cette opinion. C'est à ce moment et dans ces circonstances, vers 17.J0, que parurent les écrits de Quesnay, qui apporta à ce parti ce qui lui manquait, des dogmes précis et des formules scientifiques. Les impôts, surtout après Law et l'abbé Terray, étaient devenus écrasants: l'attention des éco- nomistes se porta sur ce coté tout pratique de la politique. Le besoin de réforme» rendit bientôt l'opinion favorable aux idées et aux principes des économistes qui promettaient et annonçaient une perception des impôts plus facile, plus fructueuse pour l'État et cependant moins oné- reuse pour les citoyens. Aux yeux de Quesnay, la terre seule produit des richesses. Le travail agricole donne deux choses : 1" La nourriture et l'entretien de l'ou- vrier ; 2D un excédant de valeur qui appartient au propriétaire, et que Quesnay appelle le pro- duit net, expression qui devint rapidement fa- meuse. Quant au travail humain qui s'applique à d'autres choses qu'à la terre, Quesnay en niait la fécondité. C'était, on le voit facilement, une erreur énorme. Le vaisseau a une autre valeur que le bois du chêne dont il a été construit; Ve- nise, privée de territoire, sut montrer, pendant des siècles, qu'on peut s'enrichir autrement que par la culture de la terre. Mais n'importe. La formule de Quesnay était simple, absolue, facile à retenir; elle avait pour elle le courant d'idées du moment; elle séduisit un grand nombre de personnes. D'ailleurs, le chef des économistes ne reculait pas devant les conséquences de son principe. Puisque la terre seule donne la richesse, seul le produit net doit supporter le fardeau de l'impôt. En revanche, le propriétaire foncier doit avoir la prééminence dans l'ordre politique. Aux autres citoyens, né- gociants, industriels, ouvriers, la liberté du tra- vail appartient de droit comme étant la meil- leure protection qu'on puisse leur accorder. De là l'axiome si connu, formulé par Gournay : Laissez faire, laissez passer. C'est la force de ce principe, si conforme au développement normal de la nature humaine, qui renversa les vieilles barrières de l'esprit féodal, les corporations, les jurandes, les maîtrises, et qui créa la concur- rence, ce stimulant énergique de l'esprit d'en- treprise et surtout de progrès. Ainsi, d'un côté, Quesnay favorisait la liberté d ms l'industrie. Pour le reste, dans la politique proprement dite, il était, au contraire, l'ennemi de la liberté. Il exposa plus particulièrement ses idées politiques dans les Maximes générales du gouvernement économique du royaume agri- cole, qui semblent respirer à chaque page la doctrine de Hobbes sur le gouvernement ab- solu, sans aucun mélange d'institutions libéra- les. Chose singulière et bien digne d'être re- marquée ! Quesnay et ses disciples croyaient pouvoir laisser à la liberté humaine une cer- taine part d'action dans le mécanisme social, et lui refuser une place dans la direction générale des affaires. Du reste, c'était dans l'intérêt des peuples eux-mêmes que les disciples de Quesnay, et par- ticulièrement Mercier de la Rivière et l'abbé Baudeau préconisaient le despotisme. Ils se le re- présentaient sous les couleurs d'un gouverne- ment paternel et patriarcal, et n'apercevaient dans les institutions libérales que les germes de l'anarchie. De plus, ils estimaient plus facile de persuader un prince, c'est-à-dire un homme seul, qu'un peuple entier. Par conséquent, les réformes devant descendre du trône (Colbert avait montré comment cela peut s'accomplir), elles devenaient plus faciles et plus assurées sous le gouvernement absolu d'un seul que sous QUES — 1445 QUIÉ un gouvernement populaire. Ajoutons que les exemples de souverains libres penseurs que donna le XVIIIe siècle dans la personne de Fré- déric II, Joseph II, Catherine, et d'autres, ve- naient assez à l'appui de cette théorie et la ren- daient plus spécieuse. Ainsi s'explique la protection singulière dont Quesnay et ses disciples furent couverts par Louis XV, par opposition aux philosophes et aux encyclopédistes. Quesnay, d'ailleurs, méritait cette protection par une grande réserve de con- duite. Jamais il ne se mêla d'aucune intrigue littéraire ou politique. Mais les économistes avaient beau faire : les attaques contre les abus administratifs de tout genre qui existaient alors portaient néces- sairement plus haut qu'ils ne pensaient eux- mêmes et qu'ils ne voulaient. On ne donne pas impunément un élément sérieux à l'esprit de discussion. Avec et par les économistes, aussi bien que les encyclopédistes, la polémique s'em- parait des plus graves problèmes sociaux, et pré- parait dans les intelligences la grande et radi- cale réforme qui s'appela plus tard la révolution de 1789. A dater de 1750, l'agriculture et les travaux publics, tels que les routes, les canaux, les ports, les ponts sur les rivières, préoccupèrent de plus en plus l'opinion publique. Quelques ré- sultats furent atteints dans cette voie, particu- lièrement sous le ministère de Turgot. La con- dition du paysan fut un peu améliorée par l'abo-- lition de la corvée. Mais ces réformes timides et incomplètes furent en quelque sorte de l'huile sur le feu, en montrant, par le peu que l'on fai- sait, tout le bien qu'on ne faisait pas. C'est ainsi que les économistes, Quesnay à leur tête, prirent une part si importante et si déci- sive au mouvement qui emportait vers des des- tinées inconnues toutes les intelligences. Ils eu- rent beau faire des réserves sur tout le reste et se montrer plus ouvertement que personne les amis du pouvoir établi, c'est-à-dire du pouvoir absolu; à leur insu, malgré eux, ils servaient la cause de la révolution. Aussi, plus tard, plus d'un point de leurs doctrines fut-il appliqué et réalisé au milieu d'une foule d'autres innova- tions, sans que personne songeât à se rappeler que les écrivains qui avaient recommandé ces innovations s'étaient montrés en même temps les partisans du despotisme politique. Quesnay a publie un grand nombre d'écrits de médecine qu'il serait inutile d'indiquer ici ; dans l' Encyclopédie, des articles sur les grains et les fermiers, et un grand nombre de mémoi- res dans les journaux d'agriculture et les éphé- mérides des citoyens. Outre les Maximes générales dont nous avons parlé plus haut, il y a de lui : 1° La Physiocralie, ou Constitution naturelle du gouvernement le plus avantageux au genre humain. Cet ouvrage, recueil de divers traités, et qui fut comme l'Évangile des économistes, a été publié par Dupont de Nemours en 1768. C'est dans ce livre que se trouve le Tableau éco- nomique qui excita un si vif enthousiasme, et qui fut si ardemment lu, commenté, expliqué, amplifié et développé par les disciples de Ques- nay. L'épigraphe •: Pauvres paysans, pauvre royaume; pauvre royaume, pauvre roi, indi- que énergiquement quelle était la pensée de cet écrit. Le Tableau économique, avec son expli- cation, et les Maximes générales du gouverne- ment économique, sous le titre d'Extraits des économies royales de Sully, fut imprimé au châ- teau de Versaillles, in-4, 1758. Il a été réim- primé dans VAmi des hommes, dont il forme la tin de la 6e partie. 2° Recherches philosophiques sur l'évidence des vérités géométriques, in-8, 1773. Ce livre, sans valeur aucune, public un an avant sa mort, malgré ses amis, atteste seulement l'affaiblisse- ment de ses facultés. Nous le mentionnons à cause du titre qui pourrait tromper. 3° Observations sur la psychologie, ou Science de l'âme. Cet ouvrage, avec deux autres, fut imprimé à Versailles, par ordre exprès de Louis XV, qui en tira lui-même quelques épreu- ves ; mais il fut séquestré, et il n'en est pas resté un seul exemplaire dans la famille de l'auteur. C'est tout ce qu'on en sait. Fr. R. QUEVEDO DE VILLEGAS (Don Francisco), né à Madrid, en l'année 1580, mort à Villanueva- de-los-lnfantes, en 1645, est un écrivain de grand renom ; mais il n'est guère connu parmi les philosophes. Le Manuel de Tennemann nous indique un de ses ouvrages comme devant être consulté pour l'histoire de la philosophie stoï- cienne. C'est un opuscule qui a pour titre : Epic- leto y Phocilides, con el origen de los estoicos y su defensa contra Plutarco, y la defensa de Epicuro contra la comun opinion, in-12, Ma- drid, 1635. Si Quevedo de Villegas avait rempli toutes les promesses de ce titre, il aurait pu faire un ouvrage très-intéressant; mais il ne se proposait, pas autre chose que de mettre en vers les sentences d'Épictète. L'apologie d'Épicure qui termine le volume est écrite en prose; mais la prose de Quevedo n'a guère plus de gravité que ses vers. Il y a plus de philosophie dans ses paraphrases sur le Brutus de Plutarque, qui ont été traduites en latin par Graswinckel, sous le titre de In Plutarchi Marcum Brulum excursus politici, in-4, la Haye, Vlacq, 1660. B. H. QUIDDITÉ [quidditas ou quiditas: de quid, quoi?). C'est la traduction, en langage scolasti- que, de ce qu'Aristote appelle tô il yjv elvai, et qu'on a nommé plus tard forme substantielle ; c'est ce qui répond à cette question : quelle est la nature d'une chose, -ci èa-ri ? ou qu'est-ce qui la distingue de toute autre? Qu'est-ce qui fait que nous la concevons, non comme l'être en général, mais comme tel ou tel être ? En effet, l'être est un attribut qui appartient indistincte- ment à tout ce qui est ; mais tout ce qui est ne se ressemble pas; une chose n'est pas simple- ment, elle est aussi telle ou telle chose. L'en- semble des conditions d'où résulte ce caractère, et qui la font concevoir à notre esprit comme un être particulier, déterminé, concret, voilà ce que les philosophes du moyen âge désignaient sous le nom de quiddilè, à l'imitation de l'expression employée par le philosophe grec. La quiddité est donc l'essence même de chaque chose, et com- prend, en un tout indivisible, la substance aussi bien que les qualités; car l'un de ces deux élé- ments n'est qu'une abstraction sans l'autre, c'est- à-dire un être en général, non an être déter- miné. C'est dans la substance même que les qualités ont leur principe, et c'est par les quali- tés que la substance se manifeste et devient une nature distincte. Voy. Aristote, Métaphysique, liv. VII, ch. vi. QUIÉTISME. On appelle quiétisme une sorte de mysticisme religieux, qui s'est produite à di- verses époques au sein de l'Église, malgré les condamnations dont elle a été l'objet. Elle a paru au xn° siècle parmi les sectes manichéennes des albigeois et des vaudois, au xiv" siècle dans l'intérieur des couvents, dont les moines, sur- nommés hésychiasles (d'y] rappelle distinctement sont réellement arrivées; 4° nous sommes certains de notre identiir per- sonnelle et de la continuité de notre existence depuis l'époque la plus reculée que notre mé- moire puisse atteindre; 5° les objets que nous percevons par le ministère des sens existent réel- lement, et ils sont tels que nous les percevons; 6° nous exerçons quelque degréde pouvoir sur nos actes et sur les déterminations de notre volonté; 7° les facultés naturelles par lesquelles nous distinguons la vérité de l'erreur ne sont pas il- lusoires; 8° nos semblables sont des créatures vivantes et intelligentes comme nous; 9° certains traits du visage, certains sons de la voix, certains gestes indiquent certaines pensées et certaines dispositions de l'esprit; 10" nous avons naturel- lement quelque égard au témoignage humain en matière de faits, et même à l'autorité humaine en matière d'opinion; 11° beaucoup d'événements qui dépendent de la volonté libre de nos sembla- bles ne laissent pas de pouvoir être prévus avec une probabilité plus ou moins grande; 12° dans l'ordre de la nature, ce qui arrivera ressemblera probablement à ce qui est arrivé dans des cir- constances semblables. Quant aux vérités ou principes nécessaires , Reid a essayé de les classer d'après les sciences auxquelles ils se rapportent, et il les distingue : 1 ° en principes grammaticaux ; 2° logiques ; 3° ma- thématiques; 4° esthétiques ; 5° moraux; 6° méta- physiques. 11 se contente, pour la plupart, de quelques indications sommaires. Trois seulement, à cause du rôle important qu'ils jouent dans l'acquisition des connaissances humaines, sont l'objet d'un examen approfondi : le principe de substance, le principe de causalité et le principe des causes finales. Toujours préoccupé du scepti- cisme de Hume, Reid insiste avec force sur les deux premiers, et remet en honneur le troisième, qu'avaient semblé proscrire Bacon et Descartes. Cette double liste des vérités contingentes et des vérités nécessaires n'est ni toujours justifiée, ni suffisamment rigoureuse. Il serait facile d'y si- gnaler ou des repétitions ou des lacunes; mais le travail de Reid n'en est pas moins remarquable ; et s'il n'a pas résolu le problème, il a mis, du moins, sur la voie pour le résoudre, en faisant la part des éléments a priori de toute connaissance possédée par l'esprit humain. Dans les Essais sur les facultés actives, Reid combat encore la théorie de la sensation, qui ruine, avec la liberté, le fondement même de toute morale. Prouver que l'homme est libre. qu'il est tenu de conformer ses actes à une loi du juste et du bien, et que la sanction de cette loi suprême a son complément dans une autre vie, tel est le but qu'il se propose. On sait quels nombreux systèmes de philosophie morale avaient vu le jour en Angleterre et en Ecosse au xvme siècle; il suffit de citer les noms de Shaftes- bury, de Butler, d'Hutcheson, de Smith. Révoltés des conséquences sauvages de la doctrine de Hobbes, presque tous les philosophes écossais avaient cherché dans la nature de l'homme un principe désintéressé d'action, et ils avaient cru le trouver soit dans les perceptions particulières d'un sens qui serait affecté par la bonté ou la méchanceté des actes, comme les sens physiques le sont par les propriétés des corps, soit dans les sentiments de bienveillance naturels au cœur humain, soit dans les irrésistibles entraînements de la sympathie. L'œuvre était méritoire, sans REID — 1472 — lUll.M doute; ruais ils s'étaient mépris sur les vrais caractères de ce principe, et leurs explications les plus ingénieuses ne pouvaient convertir la simple absence d'égoïsmecn un désintéressement réel. Il fallait donc creuser plus avant pour dé- couvrir les bases de la morale, et c'est ce que Reid tenta de faire en analysant avec une rare sagacité les différents principes d'action qui sont en nous. Les principes primitifs d'action sont, suivant Reid, au nombre de sept : les instincts, les habitudes, les appétits, les désirs, les affections, les intérêts, le devoir. Il les divise encore en trois classes, et les généralise de la manière suivante : principes d'action mécaniques, prin Jpés d'action animaux, principes d'action rationnels. Dans la première classe sont compris les principes d'action qui, pour entrer en jeu, ne supposent ni délibé- ration ni volonté; la seconde comprend les prin- cipes communs à l'homme et à l'animal; la troi- sième, les principes qui n'appartiennent qu'à l'homme en tant qu'être raisonnable. Reid dis- tingue d'abord, sous le titre de principes méca- niques d'action, les instincts et les habitudes; l'instinct, ou impulsion naturelle et aveugle qui nous pousse à certains actes, sans que nous nous proposions aucun but, et, très-souvent, sans que nous ayons aucune idée de ce que nous faisons; l'habitude, qui n'agit pas avec moins de sûreté que l'instinct lui-même, et qui n'en diffère au point de départ que parce qu'elle est acquise. Viennent ensuite les principes animaux d'action, à savoir : les appétits, les désirs, et les affections. Reid traite, en dernier lieu, des principes ration- nels d'action, qui sont l'intérêt nien entendu et le devoir. Toute cette analyse est, on peut le dire, irréprochable, et la théorie de la liberté des agents moraux, qui la couronne, est la réfutation la plus solide des objections dirigées de tout temps par les sceptiques contre ce dogme essen- tiel. On doit seulement regretter que Reid n'ait pas élevé sur ces fondements un système complet de morale. Sa réserve et son extrême circonspec- tion l'ont ici retenu, comme dans toutes les ques- tions qu'il a traitées. Dans la crainte de l'hypo- thèse, il se refuse parfois aux plus légitimes inductions. Mais c'était le caractère même de cet excellent esprit de ne se fier qu'à l'évidence im- médiate des faits et aux plus irrécusables données du sens commun ; ce qui explique en même temps les mérites et les défauts de son œuvre. Pour Reid, les sciences philosophiques sont des sciences de fait exactement au même titre que les sciences physiques et naturelles, et la seule méthode qui leur soit applicable est la méthode d'observation et d'induction. Cette méthode, il l'a pratiquée, pour son propre compte, avec une ri- gueur et une loyauté dont tous ses écrits témoi- gnent hautement. Il a combattu sans relâche l'esprit de conjecture et d'hypothèse, et montré que tous les problèmes philosophiques ont leurs éléments de solution dans la connaissance préa- lable des phénomènes de la nature humaine et de ses lois. Il a constitué définitivement la psy- chologie, et noblement réclamé contre le scepti- cisme métaphysique et inoral, au nom du sens commun et de sa conscience indignée. Ce sont là d'incontestables services. Mais Reid a eu trop peur du dogmatisme à son tour. Dans la crainte de compromettre la science par des spéculations aventureuses, il l'a réduite et mutilée. Toute question qui dépasse la portée de l'expérience vulgaire lui fait ombrage. Il veut bien décrire avec un soin minutieux les phénomènes et les facultés du moi, et il se résigne à ignorer la nature du moi lui-môme, comme n'étant pas immédiate- ment accessible a l'observation. Cette extrême prudence lui fait ajourner, sinon proscrire, les recherches de la métaphysique. Mais la prud< a ses dangers, comme la hardiesse, et Reid est bien près de sacrifier les vérités essentielles qu'il avait voulu d'abord arracher au scepticisme de Hume. La psychologie toute seule, si elle ne doit aboutir à un système sur toutes les grandes tionsqui préoccupent si justement l'esprit humain^ n'est plus qu'une œuvre stérile : c'est le fonde- ment moins l'édifice; et l'on peut appliquer à la doctrine du philosophe écossais ce que disait Leibniz de la philosophie de Descartes, qu'elle est ['antichambre 'Hna, ou de l'Immortalité, in-8, Stuttgart, 1827. _ « Une triple foi, dit Jean-Paul [Introduction a l'Esthétique), réunit presque tous les peuples : la foi en Dieu, dans la loi morale et dans l'im- mortalité de l'àme. Celte foi a revêtu différentes formes, mais elle est restée la même au fond, et c'est toujours par elle que les peuples dun> léjiw jeunesse sont guidés vers la civilisation. C'est plus tard que la réflexion, séparant l'idée de la réalité, et ne respectant pas même le monde présent, a pu mettre en doute la vie future. » u Outre certains philosophes, le dogme de l'im- mortalité a pour ennemis les hommes d'action, comme César, dont l'existence se confond avec celle de l'État, et les hommes sensuels qui ont perdu leur âme et étouffé leur cœur dans de grossiers plaisirs. Néanmoins, il y a peu d'hommes qui osent nier résolument l'immortalité de l'âme. Il y en a peu aussi qui y croient d'une manière décidée, effrayés qu'ils sont de la grandeur d'une telle destinée, comparée avec notre existence ter- restre. La plupart balancent incertains entre l'affirmation et la négation. Il y a cependant, dans notre âme, un monde spirituel qui reluit comme un soleil du sein des nuages du monde matériel : c'est le monde de la vertu, de la beauté et de la vérité. Cette triade harmonique nous élève nécessairement au-dessus de cette terre, avec laquelle elle n'a rien de commun; car elle ne sert ni à notre conservation, ni à notre félicité actuelle. Nous avons une faim divine, le goût d'un Dieu, et la terre ne nous offre que la nour- riture des bêtes. De cet amour infini, nous sommes forcés de conclure à une existence sans terme. » Ces idées sont particulièrement développées, avec une grande puissance d'imagination, dans la Vallée de Campan. Le roman de Selina est destiné à faire ressortir, par les ressources réunies de la poésie et de la logique, les conséquences de la doctrine qui ne laisse à l'homme aucune espérance après la mort. Admettez résolument que tout en nous périt avec le corps, alors l'existence des peuples et des siècles est sans but, le passé est perdu pour le présent, et le pré- sent pour l'avenir; le monde n'est qu'un cimetière qui va s'élargissant toujours; un Dieu solitaire rèjzne sur des mourants et des morts. L'amour même devient impossible entre les hommes; car, sans l'immortalité, nul ne peut dire j'aimais, il dira seulement je voulais aimer. L'amour sup- pose la vie; et, sans l'immortalité, la vie n'est qu'une apparence vaine. Tout le monde connaît la Vision de Jean-Paul, traduite par Mme de Staël, dans le livre de l'Al- lemagne; c'est toujours la même pensée, l'horreur et la désolation que présente l'athéisme. On trouve également des idées élevées et très- saines dans Levana, ou la Théorie de l'éducation. L'éducation est une puissance multiple et variée, car elle n'est pas seulement donnée par l'école, mais aussi par la famille, par la nature à laquelle on appartient, et, enfin, par le temps où l'on vil. Le but de l'éducation est, comme l'a dit Kant, de réaliser l'homme idéal que chacun purtc en soi. Par conséquent, il faut développer également toutes les facultés de l'enfant, mais en respectant son caractère individuel, car l'idéal infini do l'humanité ne se réalise pas tout entier dans un homme; les facultés sont inégalement et diver- sement réparties entre les individus. Il faut s'oc- cuper du caractère encore plus que de l'intelli- gence. Il faut faire reposer l'éducation sur la morale et la morale sur l'idée de Dieu. Jean-Paul ne partage pas l'opinion de Rousseau, que l'en- seignement religieux doit être différé jusqu'à l'âge de raison, mais il demande que l'enfant i;iin — i486 — KOBE n'i'ii tende prononcer le nom de Dieu que rare- ment, et dans des moments solennels, afin qu'il se présente toujours à son esprit avec le caractère du sublime. Surtout, il faut lui donner l'exemple de la piété, et lui apprendre à respecter tous les cultes, comme autant de langues qui expriment les mêmes sentiments. L'Esthétique de Jean-Paul, sa Théorie du beau, et des moyens de l'exprimer, est digne de sa morale et de sa métaphysique; niais sa manière de l'exposer est trop liée à son génie littéraire pour qu'il soit possible d'en donner une rapide analyse. M. Philarète Chasles a publié une traduction française des Œuvres choisies de J.-P. Richter, Paris, 1834-38, 4 vol. in-8. Voy. de l 'Allemagne, par Mme de Staël. X. BIDIGER ou RTJDIGER (André), né à Roch- litz en 1673, étudia d'abord la philosophie et la théologie à l'université de Halle, sous la direc- tion de Thomasius, en qui il avait trouvé tout à la lois un maître et un protecteur. Le séjour de Halle étant contraire à sa santé, il se rendit, dans l'intention d'y continuer ses études théolo- giques, à l'université d'Iéna; mais les leçons particulières, sur lesquelles il avait compté pour vivre, lui ayant fait défaut, il quitta cette der- nière viile pour aller à Leipzig. Là, de nouveaux obstacles l'attendaient. Les théologiens de Halle étaient en très-mauvaise odeur auprès de ceux de Leipzig, et Ridiger, en se vouant à l'état ecclé- siastique, n'aurait jamais pu espérer, en Saxe, le plus chétif emploi. Il quitta donc la théologie pour la jurisprudence, qu'il ne tarda pas à aban- donner pour la médecine. Il s'arrêta enfin à cette dernière Faculté, mais sans abandonner la phi- losophie, qu'il enseigna avec succès dans des cours particuliers, et à laquelle il consacra de nombreux ouvrages, en même temps qu'il prati- quait l'art de guérir. Il mourut a Leipzig en 1731. Ni la science ni le talent ne manquèrent à Ri- diger. C'était un esprit pénétrant, mais essen- tiellement critique. Il apercevait bien les vices de la philosophie régnante: mais, après avoir changé plusieurs fois d'opinion, il ne put jamais réussir à enfanter lui-ruême un système défini- tif. Ses études se portèrent principalement sur la logique, qu'il eut cependant le tort de ne pas distinguer assez de la métaphysique; et, dans cette science, ce qui le préoccupa le plus, c'est la distinction, fort négligée jusqu'alors, de la vérité et de la vraisemblance. Il essaye égale- ment de définir avec précision la différence qui existe entre les mathématiques et la philosophie. Celle-ci, selon lui, ne peut s'appuyer que sur une démonstration sensible ou sur l'expérience, et celles-là sur une démonstration intelligible. C'est convenir, en d'autres termes, que tout ce que nous savons de l'existence et de la nature des choses, que toute connaissance philosophique a son fondement dans le témoignage des sens. En effet, Ridiger appartient à l'école sensualiste. Il attribue l'étendue à la substance de l'âme, ainsi qu'à toutes les choses créées, et considère l'élas- ticité comme la propriété essentielle des corps. Dans ses Vues générales sur la nature, ou ce que l'on appelait alors la physique, il essaye d'unir le principe vital avec le principe mécani- que, et reconnaît comme premiers principes de la nature l'âme ou la vie, l'éther ou la lumière, l'air et la terre. 11 soutint cette doctrine contre le mathématicien Richtcr, en même temps qu'il défendait contre Wolf l'étendue de l'âme, et combattait, an nom du libre arbitre, l'hypotl de l'harmonie préétablie. Les principaux écrits de Ridiger sont : Dispu- tatto de eo quod omne» ideœ oriantur a sensa- tionc, in-4, Leipzig, 1704; — de Sensu ven et falsi , libri quatuor, in-8, Halle, 1709, et in ï Leipzig, 1722; — Philosophia synthetica , in s. Halle, 1707, et Leipzig, 1711 et 1717; cett< conde édition a pour titre : Institutiones trudi- tionis; — Physica divina, recta via eadem>ji<- inter superstitionem et atheismum média, ad utramque liominis felieitatem naturalem algue moralcm tendens. in'», Franc fort-su r-le-M cin , 1716; — Philoêophia pragmalica, in-8, Leip- zig, 1723; — Instruction pour l'apaisement de l'âme, in-8. ib., 1 7 1> 1 (all.y — Opinion de Wolf sur l'existence et la nature de l'âme cl d'ni principe spirituel en général, et objections d<- Ridiger. in-8, ib., 1727 (ail.). RIEBOV ou RIBBOV [Riebovius). né à Lu- chow en 1703, mort à Hanovre en 1774, après avoir occupé pendant longtemps la chaire d'' théologie de l'université de Gcettingue, est un partisan de Wolf. Il défendit le professeur de Halle contre les accusations de Lange, en mon- trant que sa philosophie était parfaitement d'ac- cord avec les dogmes du christianisme. Il a laissé deux ouvrages: Développement des idées ration- nelles de M. Wolf sur Dieu, etc., in-8, Francfort et Leipzig, 1726 (ail.); — Dissertatio de anima brutorum, jointe à deux éditions de Rorarius, in-8, Helmstaedt, 1829. RTXNER (Thaddei-Anselme), né à Tegernsée, pics de Munich, entre 1780 et 1785, mort à Mu- nich en 1838, après avoir été successivement moine bénédictin au couvent de Metten, dans la basse Bavière, professeur de philosophie au ly- cée d'Amberg, et enfin membre libre (membre extraordinaire) de l'Académie des sciences de Munich, se montra d'abord un disciple ardent de Schelling; mais, sur la fin de sa carrière, il se rapprocha de l'école de Hegel. C'est dans l'esprit de ces deux philosophes qu'il composa les ouvra- ges suivants, tous en allemand : Aphorismes pour servir de guide da>is l'étude de la plàloso- phie, in-8, Landshut, 1809; —le même ouvrage refondu avec ce titre : Aphorismes pour toutes les parties de la philosophie. 2 petits vol. in-8. Sulzbach, 1818; — Manuel de l'histoire de la philosophie, 3 vol. in-8, 1822-23, 2e édition, 1828-29 ; — Maximes et saillies recueillies dans les écrits de Hamann et de Kant, et disposées par ordre alphabétique, in-8, Amberg, 1828; — la Vie et les opinions dés célèbres physiciens de la fin du xvie et du commencement du xvne siè- cle, publié avec la collaboration de Thaddei Si- ber, in-8, Sulzbach, 1819 ; — Histoire de la phi- losophie dans la vieille Bavière, la Souabe bavaroise et la Franconie, in-8, Munich, 183Ô. ROBERT, évêque de Lincoln, que l'on appelle encore Robert Grosthed, Grosthead, Grostead . Gratheard. et, en français, Robert Grosse-Tête, né à Strodboock dans les premières années du xiue siècle, fit ses premières études au collège d'Oxford, et vint les achever, suivant l'usage, à Paris. Étant évêque de Lincoln, il fut un des ad- versaires les plus résolus et les plus éloquents de l'omnipotence romaine, et mourut, dit-on, ex- communie. La liste de ses écrits philosophiques esl assez longue. On trouvera dans VÛistÔria litteria de Guill. Cave et dans VAnglia sacra de Wharton le détail des ouvrages inédits de Ro- de Lincoln Les catalogues de la Bibliothè- que nationale ne nous font connaître qu'un seul manuscrit de Robert qui ait la philosophie pour î : c'est une glose sur le livre de la Cou talion de Boëce que contient le n° 200 du fonds de Saint-Victor. De ses ouvrages imprimés, ceux (lui nous intéressent sont : 1° Roberti Lincol- niensis in octo libros Physicorum brève compen- dium, in-f», Venise. 1498 et 1500; in-8, Paris, UOBI — H87 — aoBi 1538; — 2° In Analytica Posleriora , in-f°, Pa- doue, 1497, ouvrage souvent réimprimé à Ve- nise, au xvc et au xvie siècle, comme nous l'at- teste le Repertorium bibliographicum de Hain. Robert de Lincoln appartenait à la secte réaliste, et, comme il fut un des premiers interprètes d'Aristote dans l'université de Paris, on doit sup- poser qu'il exerça quelque influence sur la di- rection des esprits. Ace titre, ses écrits méritent d'être étudiés avec soin. Il croyait à la perma- nence objective des universaux, non-seulement au sein des choses, mais au delà des choses, dans les corps célestes, et il considérait les vertus de ces corps comme les raisons causales des uni- versaux naturels. Son système sur l'origine et les conditions de l'être est, on le voit, celui qu'Aristote met au compte de Platon dans le septième livre de sa Métaphysique. Robert de Lincoln l'avait retrouvé dans le Livre des cau- ses, commenté par le juif David. Roger Bacon était un admirateur passionné de Robert de Lin- coln. Il y a beaucoup d'analogie entre les opi- nions et le caractère de ces deux maîtres. B. H. ROBINET (Jean-Baptiste-René), naquit à Ren- nes le 23 juin 1735. Après avoir fait ses études avec un certain succès, il entra chez les jésuites ; mais il ne put y rester. L'esprit de son siècle l'avait déjà atteint, et il passa presque sans tran- sition de l'institut de Loyola dans le camp des philosophes. Après quelques années consacrées à des travaux très-divers, il se rendit en Hollande, et y fit paraître son livre de la Nature (4 vol. in-8, Amst., 1761-68), que l'autorité n'aurait pas permis de publier en France. Telle fut l'impres- sion que fit d'abord cet ouvrage, que, publié d'abord sans nom d'auteur, il fut attribué aux écrivains les plus célèbres de l'époque, à Diderot, à Helvétius, à Voltaire lui-même. Soit loyauté, soit amour-propre, Robinet ne voulut pas laisser aux autres la responsabilité de son œuvre, et il la revendiqua en très-bons termes, où la fermeté s'unit à la modestie. Sa fortune grandit moins vite que son nom. Obligé, pour vivre, de se met- tre aux gages des libraires, il publia des romans traduits de l'anglais. Il s'adressa même à des ressources moins honorables. S'étant procuré, on ne suit par quel moyen, un certain nombre de lettres de Voltaire, il les vendit à un libraire au prix de vingt-cinq louis, et les fit paraître sous le titre de Lettres secrètes de Voltaire (in-8, Genève, c'est-à-dire Amst., 1765). Il quitta la Hollande un peu plus tard , s'arrêta quelque temps à Bouillon, où il travailla avec Castilhon à différentes entreprises littéraires, et revint à Paris en 1778. Quoique vivement attaqué, peu d'années auparavant, par l'abbé Barruel et le P. Richard (la Nature en contraste avec la reli- gion et la raison, in-8, Paris, 1773), le livre de la Nature avait laissé si peu de traces, que Ro- binet lut nommé censeur royal, et put garder ces fonctions jusqu'à l'époque où elles furent supprimées. Durant les orages de la Révolution, il se retira à Rennes, où il mourut le 24 janvier 1820, après avoir rétracté, si l'on en croit ses biographes, les opinions de toute sa vie, et signé la déclaration * qu'il voulait vivre et mourir dans le sein de l'Église catholique, apostolique et romaine, en communion avec le souverain pontife et les évêques légitimement institués par lui. » L'ouvrage de Robinet étant peu lu aujour- d'hui, et, à l'exception de Buhie, qui en parle d'une manière très-confuse, aucun historien de la philosophie n'ayant jugé à propos de s'y arrê- ter, nous croyons utile d'en donner ici une ra- pide analyse. Le partage du bien et du mal sur la terre ; la génération et la reproduction des êtres; le fon- dement de l'ordre moral, ou le principe de la société, des lois et des mœurs; la nature des êtres intelligents, ou, pour nous servir des ex- pressions mêmes de Robinet, la physique des es- prits; enfin la nature et les attributs de Dieu, tel est le sujet complexe du livre de la Nature. Il se compose, comme on le voit, des problèmes les plus élevés de la morale, de la philosophie naturelle, de la psychologie et de la métaphysi- que. Voici maintenant, dans le même ordre, les solutions proposées. Les biens et les maux répandus dans la nature prennent entre eux un équilibre parfait. Le plai- sir et la douleur, le vice et la vertu sont comme des espèces qui ont un cours réglé, et qui haus- sent et baissent toujours en même proportion. Les êtres les plus parfaits après Dieu, ceux qui ont reçu les facultés les plus puissantes et les plus riches sont aussi les plus susceptibles de se corrompre, de devenir méchants et, par consé- quent, les plus malheureux; en sorte qu'il y a compensation entre les facultés de chaque être et le bien ou le repos dont il jouit. Mais la croyance à l'équilibre des biens et des maux se fonde sur cette hypothèse métaphysique : il n'y a d'immuable que l'infini et ce qui n'est pas, Dieu et le néant; l'être fini change à chaque in- stant, et, dans un instant donné, il ne possède que la plus petite part possible d'existence; en sorte qu'il perd, d'un moment à un autre, au- tant d'existence qu'il en reçoit ; et comme exister c'est le bien, ne pas exister le mal, voilà l'équi- libre de l'un et de l'autre établi par le fait même de la création. Il se démontre aussi par tous les grands phénomènes de la nature : par la nutri- tion, qui ne peut restaurer sans détruire; par l'activité, qui détruit autant qu'elle produit; par la sensibilité, qui ne donne point de plaisir sans peine. Il se démontre enfin par l'ordre so- cial, où chaque état a ses joies et ses misères ; par les développements de l'intelligence, les progrès des sciences, des lettres et des arts, aux- quels est attaché un égal nombre d'inconvénients et d'avantages. C'est cette théorie qu'un homme d'esprit s'est efforcé de restaurer, au commence- ment de ce siècle, sous le nom de Système des compensations. Non-seulement tous les êtres ont la même condition, c'est-à-dire la même part de biens et de maux; ils ont aussi la même origine ;_ ils naissent et se reproduisent de la même manière. En effet, comme les animaux et les plantes, les minéraux et même les astres sont soumis, d'a- près Robinet, aux lois de la génération. « Pour- quoi, dit-il, ce qui est vrai des corps que con- tiennent les astres, ne le serait-il pas des astres eux-mêmes? Oui, tout est vivant dans la créa- tion, et tout reçoit et communique la vie d'une manière au fond uniforme. » Avec la généra- tion et la vie, on rencontre partout les organes nécessaires à la production de ces deux phéno- mènes ; tous les êtres sont donc organisés ; les corps bruts n'existent pas; et une grande partie de l'ouvrage que nous analysons est consacrée a démontrer physiquement cette organisation uni- verselle. En un moi, tous les êtres ne sont que des va- riétés du type animal ; par conséquent, les lois qui les gouvernent, les principes auxquels ils obéissent sont essentiellement les mêmes, quoi- que mis en rapport avec les facultés de chacun d'eux. Or, la loi universelle de la nature animale, quelle est-elle ? C'est l'instinct. Donc, la loi sur laquelle se tondent la société et les mœurs, la loi de l'espèce humaine, la loi morale enfin, n'esl qu'un instinct plus parfait que celui des autres nom — 1488 HUMA animiux, ou un sens d'un autre ordre ; <• sens intérieur qu'on ne peut mieux comparer qu'au goût du doux et de l'amer, et qui nous détermine à juger du juste et de l'injuste, comme nous jugeons dos saveurs, avant toute réflexion. » Il agit aussi à la manière de la vue, lorsqu'il nous rend sensibles à la beauté et à la difformité des actions, comme nous le sommes à la beauté et à la laideur des choses visibles. 11 agit à la ma- nière de l'ouïe, en nous faisant concevoir les bonnes et les mauvaises actions comme des ac- cords et des discords ; à la manière de l'odorat, en nous représentant la vertu comme un parfum ; enfin, à la manière du tact. Le sens moral est donc un véritable sens comme un autre, et il a aussi son organe, mais caché dans les profon- deurs de notre organisation. De la théorie de l'instinct moral, nous sommes naturellement conduits à celle de f'àme en géné- ral, ou ce que Robinet appelle la physique des esprits. Partant de ce principe, emprunté à Leibniz, que l'univers est un certai n développement de semences préexistantes, notre philosophe sup- pose que tous les esprits, dès l'instant de la créa- tion, ont existé en germe ou en raccourci, unis à des germes d'organisation. Ainsi, point d'àme sans corps, ni de corps sans âme. Ces deux na- tures ne dérivent pas l'une de l'autre ; mais elles ne peuvent ni exister, ni se concevoir l'une sans l'autre. A chacune des fonctions de l'esprit, aux sensations, aux idées, aux volontés, correspon- dent certains organes intérieurs, certaines fibres du cerveau ; en sorte que le corps n'est animé que par l'esprit, et que l'esprit ne pense que par le corps. Si ce n'est pas là le matérialisme, c'est du moins une doctnne qui lui est très-favo- rable. Quant à la nature et aux attributs de Dieu, Robinet pense que l'idée qu'on s'en fait ordinai- rement n'est que l'idée même de l'homme, éle- vée à des proportions chimériques. Par consé- quent, il se propose de purifier la notion du pre- mier être de tout alliage d'anthropomorphisme; et, dans ce but, il s'applique à démontrer qu'au- cun des attributs de la nature humaine ne con- vient à Dieu, puisque l'homme est un être fini, divers, successif; tandis que Dieu est infini, un, indivisible. Cependant, comme il nous est im- possible de donner à Dieu des attributs inférieurs à ceux que nous apercevons en nous, et que les qualités des créatures sont le seul moyen que nous ayons de nous représenter le Créateur, il faut nous résigner à cette conclusion, que la nature divine nous est absolument incompré- hensible. Nous savons que Dieu existe ; nous le connaissons comme créateur : car l'effet nous atteste la cause, et le fini l'infini ; mais entre ces deux ordres d'existence, et, par conséquent^ entre Dieu et l'homme, il n'y a aucune analogie pos- sible : ils diffèrent à la fois de degré et de nature. La cause première habite une gloire inaccessible, et tout ce que nous pouvons faire, c'est de la distinguer de ce qui n'est pas elle. Après avoir parlé du Créateur, Robinet, dans une dernière partie de son livre, qui a pour titre de l'Origine, de Vantiquilé et des bornes de la nature, s'explique aussi sur la création. Il veut que la création soit éternelle, mais non le monde, non les objets créés. Il croit que Dieu, de toute éternité, donne à la nature une existence temporaire, la seule qui lui convienne ; et, par cette proposition, il pense échapper à la fois à deux opinions extrêmes : celle qui considère le monde comme éternel, et celle qui suppose qu'il a été créé après une éternité. Cette même hypothèse le sauve du spinozisme, qui confond le monic avec Dieu : car l'existence du monde ne complète pas celle de Dieu; f t la nature D'ajouté rien à la nature iacn 'i elle est la doctrine philosophique, nous ne dirons pas le système de Robinet, plus ambi- tieuse de nouveauté que de vérité, plus \ que conséquente, plus aventureuse qu'originale. Elle n'appartient, a proprement parler, à aucune école; mais elle emprunte à plusieurs leurs principes les plus importants, sans trop s'occuper de leurs rapports : à Locke la théorie de la con- naissance par les sens: à Leibniz, li loi de con- tinuité, l'idée d'une vie répandue dans toute la nature et d'un certain équilibre du bien et du mal ; à Hutcheson l'hypothèse de l'instinct mo- ral. Au livre de la Nature se rattachent les Con- iidératioru philosophiques sur la graduation naturelle des formes de lêlre, ou Essais de la nature qui apprend à former l'homme, in-8. Amst., 17t 8. Ce volume ne renferme guère que des extraits de divers naturalistes, qui devaient servir de matériaux à un autre ouvrage, que Robinet n'a pas composé. — M. Damiron a con- sacré à Robinet un mémoire étendu, dont des fragments ont été publiés dans le Compte rendu des séances de l'Académie des sciences morales cl politiques, t. VI et VII, 2e série. ROEL ou ROELL (Hermann-Alexandre), théo- logien hollandais, mort à Utrecht, en 1718: grand partisan de la philosophie cartésienne, il la défendait contre les adversaires qu'elle avait en Hollande, et essayait de l'appliquer à la théo- logie. On a de lui deux écrits : Roelii Disser- talio de religione naturali, in-f°, Franecker, 1686 ; — Disputationes philosophicœ de Iheo- logia naturali duœ, deideis innatis una, Ger. de Vries diatribœ oppositœ, in-8, ib., 1700. et Utrecht, 1713. X. ' ROHAULT fut un des premiers et des plus zélés propagateurs du cartésianisme en France. Voyant en lui un des plus fermes appuis de la philosophie nouvelle, Clerselier lui donna sa fille en mariage, sans tenir compte de l'infériorité de sa naissance et de sa fortune. Rohault ne trompa pas les espérances de son beau-père. En reprochant, non sans quelque injustice, aux disciples de Descartes leur stérilité et leur ser- vile attachement à la doctrine du maître, Leibniz fait une exception honorable en faveur' de Ro- hault. II s'attacha, surtout, à la physique, où son goût naturel le portait : « La nature, par un avantage tout singulier, lui avait donné un esprit tout à l'ait mécanique fort propre à inventer et à imaginer toutes sortes d'arts et de machines, et, avec cela, des mains artistes et adroites pour exécuter tout ce que son imagination pouvait lui représenter. » Il inventait et il faisait une foule d'expériences par où bientôt il s'acquit une grande réputation. Les jeunes gens de première qualité venaient lui demander des leçons. Des professeurs eux-mêmes, dit Clerselier, n'ont point eu honte d'abandonner leurs chaires pour devenir ses disciples. Bien plus, sa réputation s'étant étendue en pays étranger, il lui en venait de toute part, et en si grand nombre, qu'il ne pouvait plus suffire à tous. Toutefois il a tiré sa plus grande gloire des conférences publiques qu'il faisait à Paris tous les mercredis. On y voyait accourir des personnes de toute sorte de qualités et conditions, des prélats, des abbés, des courtisans, des médecins, des philosophes, des écoliers et des régents, des provinciaux, des étrangers, et des dames qui étaient placées au premier rang. Clerselier nous apprend aussi la méthode qu'il suivait dans ses conférences. Il expliquait, l'une après l'autre, toutes les ques- tions de physique, en commençant par l'établis- ROMA — 1489 — HOMA sèment de ses principes, et descendant ensuite à la preuve des effets les plus particuliers et les plus rares. Il publia, en 1771, un Traité de physique, dont le succès fut immense, non-seu- lement en France, mais à l'étranger. « Nos li- braires, dit Clerselier, tâchent partout de le con- trefaire ; dans les pays étrangers il s'imprime publiquement, et déjà on l'a traduit dans plu- sieurs langues. » Il fut annoté par Antoine Le- grand, et traduit en latin par Samuel Clarke. Jusqu'à Newton le Traité de physique de Ro- hault fut un ouvrage classique en France et en Angleterre. Il se recommande surtout par la mé- thode et la clarté. Rohault est aussi l'auteur d'un petit ouvrage de métaphysique intitulé Entretiens de philo- sophie. Il s'y applique surtout à repousser toutes les accusations qui pouvaient attirer la censure sur ses principes et sur ceux de son maître Des- cartes. Dans la première partie, pour calmer les partisans fanatiques d'Aristote, il cherche à éta- blir la similitude de leurs principes avec la phy- sique de Descartes, à quoi il ne parvient qu'en altérant singulièrement le vrai sens du pôripaté- tisme. Dans la seconde partie il traite de l'auto- matisme des bêtes, et il tâche de répondre aux objections que provoquait de toute part l'hypo- thèse de Descartes. De même que Descartes, Clerselier et beaucoup d'autres cartésiens, et non moins malheureusement, il a voulu aussi démontrer l'accord de la philosophie cartésienne avec les principes du concile de Trente, relati- vement au dogme de l'eucharistie. Suivant cette philosophie, les accidents du pain et du vin. au lieu d'être dans les objets eux-mêmes, sont dans des impressions de nos sens ; ils ne sont pas réellement dans les choses; mais en nous ; ils sont donc non-seulement separables, mais sé- parés des objets. Or, avons-nous quelque diffi- culté à concevoir que Dieu puisse faire par lui- même, dans nos sens, les mêmes impressions que le pain et le vin y feraient s'ils n'avaient pas été changés ? C'est ainsi que, selon Rohault, le cartésianisme facilite l'explication de l'eucha- ristie. Malgré tous ces efforts pour concilier le cartésianisme avec la foi, et les principes de la physique avec les décisions du concile de Trente sur la transsubstantiation, Rohault n'en demeura pas moins suspect sous le rapport de la foi, et même quelques persécutions troublèrent la fin de sa vie. En voici le dernier trait, rapporté par Cler- selier : « Son curé, qui d'ailleurs était assuré de sa foi pour s'être plusieurs fois entretenu avec lui sur ce mystère, se crut obligé, lorsqu'il lui porta le saint viatique, pour avoir des té- moins qui pussent, comme lui, répondre de sa foi, de l'interroger en présence de toute la com- pagnie qui assistait à cette triste cérémonie, sur les principaux articles de notre croyance. » Il mourut en 1672, et fut enterré à Sainte-Gene- viève, à côté de son maître Descartes. Voir, sur Rohault, la préface de Clerselier, au second volume des Lettres de Descartes, et aux Œuvres posthumes de Rohault, in-4, Paris, 1682. Consultez l'Histoire de la philosophie du dix- septième siècle par M. Damiron; — ['Histoire de la philosophie cartésienne, de F. Bouillier. F. B. ROMAGNOSI (Gian-Domenico), philosophe et jurisconsulte italien, naquit à Salso-Maggiore, près de P'aisance, en 1761. Après avoir fait ses premières études au collège Alberoni, à Plai- sance, il suivit, à Parme, les cours de l'Uni- versité, et prit le grade de bachelier en droit civil et en droit canon. Il fut successivement préteur de la ville de Trente, en 1793, secré- taire général du ministère de la justice, sous la D1CT. PHII.OS. domination française; professeur de droit public à l'université de Parme, ensuite de Milan, et plus tard de Pavie. Destitué de ses fonctions au retour de l'ancien gouvernement, en 1817, il chercha d'abord des ressources dans les cours particuliers qu'il fit, tantôt à Milan, tantôt à Venise ; puis ayant accepté, en 1824. sur l'invi- tation de lord Guilford, une chaire à l'université de Corfou, il conserva cette position jusqu'à sa mort, arrivée en 1835. Romagnosi a laissé 1rs ouvrages suivants, tous consacrés à la philo- sophie proprement dite, ou à la philosophie du droit : la Genèse du droit pénal (Gcnesi del diritto pénale), 3 vol. in-8, 1791 et 1823 ; Flo- rence, 1832 ; — Introduction à l'étude du droit public {Introduzione allô studio del diritto publico), 2 vol. in-8, Parme, 1805 ; — la Phi- losophie morale des anciens (l'Antica morale filosofia), in-12, Milan, 1832; — de l'Enseigne- ment primitif des mathématiques [delV Inse- gnamento primitivo délie malemaliche), 2 vol. in-8, ib., 1832 ; — Qu'est-ce que le bon sem> (Che cosa e la mente sana)? in-8, ib., 1827 ; — de la Suprême économie du savoir humain [délia Suprema economia deW umauo sapere), in-8, ib., 1828. — On lui attribue encore d'au- tres petits écrits, et une grande part dans la tra- duction italienne du Manuel de l'Histoire de la philosophie, de Tennemann (in-8, Milan, 1832), et les notes qui y sont ajoutées. X. ROMAINS (Philosophie chez les). Le génie politique et militaire des Romains, et leur res- pect pour la tradition, pour la sagesse des an- cêtres, sapienlia majorum, les rendaient peu propres aux pures spéculations de la pensée : aussi n'ont-ils produit aucun philosophe de pre- mier ordre, aucun système ; et quant à la philo- sophie grecque, elle ne pénétra chez eux qu'as- sez tard, c'est-à-dire vers le milieu du n° siècle avant l'ère chrétienne. Leur orgueil national, justifié par le succès de leurs armes et la puis- sance de leurs institutions, ne pouvait pas les disposer à accueillir facilement des idées étran- gères ; mais telle est l'attraction qu'exercent sur l'esprit humain ces grandes questions qui s'agi- tent dans les écoles depuis Thaïes et Pythagore jusqu'à notre temps, qu'elles finissent toujours par triompher des préjugés et des passions de chaque âge, de chaque peuple. Aussi, lorsque Athènes envoya en ambassade près du sénat trois de ses philosophes les plus célèbres, Dio- gène le stoïcien, le péripatéticien Archélaûs, et Carnéade, le chef de la nouvelle Académie, la jeuaesse romaine accourut en foule à leurs le- çons. Elle écouta avec une curiosité ardente ces discussions, tantôt graves, tantôt subtiles, qui dévoilaient à ses yeux un monde tout nouveau. Carnéade, surtout, réussit à la captiver par la souplesse de sa parole et la finesse de sa dialec- tique. En vain Caton le Censeur fit-il partir au plus vite ces hôtes dangereux, le mal était fait ; la philosophie grecque, par l'éducation de la jeunesse, avait conquis l'élite de la nation: Gros- cia capta ferum victorem cepit. Déjà, comme nous l'apprenons de Cicéron et de Plutarque, Ti- berius Gracchus avait eu pour maîtres Diophane de Mitylène et Blossius de Cumes, élevé dans la philosophie stoïcienne par Antipater de Tarse. Un autre stoïcien beaucoup plus célèbre, Panx- tius, réunit à ses leçons Scipion l'Africain, le ju- risconsulte Rutilius Rufus, l'augure Mucius Scae- vola, Sextus Pompée, Laelius, qui avait également entendu Diogène le Babylonien, et beaucoup d'autres jeunes gens des familles les plus dis- tinguées, et devenus plus tard des hommes il- lustres, caton lui-même, si nous en croyons Ci- céron, le sévère Caton, cédant au torrent se 94 aOMA — 1490 — UOMA mit à étudier, à la fin de ses jours, la langue et la philosophie grecques. Mais, même en devenant les disciples de la Grèce, les Romains restèrent fidèles à leur carac- tère. Les doctrines métaphysiques de Platon et d'Aristotc ne rencontrèrent parmi eux qu<- de rares et obscurs partisans. Le scepticisme absolu de Pyrrhon et d'/Enésidème les trouva encore plus rebelles; car on ne voit pas qu'ils lui aient fourni un seul disciple. Ils montrèrent plus de penchant pour le scepticisme mitigé, ou le pro- babilisme de la nouvelle Académie; mais à celte opinion ils joignaient toujours les enseignements plus élevés et plus mâles du Portique. C'est aux .systèmes qui donnent le plus de place à la mo- rale, qui poursuivent le plus directement le but pratique de la vie, et ne considèrent les autres questions que dans leur rapport avec ce but ; en un mot, c'est au stoïcisme et à l'épicurisme qu'ils s'attachèrent de préférence. A la première de '•es écoles se rattachent, outre les disciples de Panaetius que nous venons de nommer, tout ce que Rome, dans les derniers siècles de son his- toire, renfermait encore de cœurs généreux et de véritables citoyens: le second Brutus, le sa- vant Varron, Caton le jeune, celui qui mourut à Utique, pour ne pas survivre à la liberté de son pays, et les derniers soutiens du nom romain sous la tyrannie des empereurs, ceux qu'on peut appeler les martyrs de la philosophie stoï- cienne : Canius, Julius, Thraséas Paetus et Hel- vidius Priscus. Le stoïcisme n'agit pas seule- ment sur les idées et les sentiments des Romains, il pénétra aussi dans leur législation, il régé- néra leur jurisprudence. L'influence de cette doctrine philosophique sur le droit romain, quelques efforts qu'on ait faits dans ces derniers • emps pour la révoquer en doute, demeure un fait incontestable. Tous les principes généraux des jurisconsultes romains, et l'on en peut citer un grand, nombre, sont des maximes stoïcien- nes fondées sur l'idée que les stoïciens se fai- saient de la raison et de l'universalité de ses lois. C'est pour cela même que le droit romain a été défini la raison écrite, ratio scripla. Dès le premier contact de l'esprit romain avec la phi- losophie grecque, nous voyons Mucius Scœvola, l'élève de Panaetius, fonder une école de jeunes jurisconsultes auxquels il enseigne les principes du stoïcisme, et qui comprend dans son sein Aquilius Gallus et Lucilius Balbus, tous deux contemporains de Cicéron. N'est-ce point cette école, continuée par un autre stoïcien, Servius Sulpicius, le disciple de Posidonius, qui se pro- longe jusqu'à Gaïus, à Ulpien et à Paul ? La philosophie épicurienne semble avoir exercé sur la société romaine une action plus étendue, plus générale, mais beaucoup moins profonde. Son influence attaquait plus les mœurs que les opinions et les institutions. Aussi ne cite-ton qu'un petit nombre de ses partisans avoués et ; éfléchis, ou qui aient fait publiquement profes- sion de ses doctrines: Titus Albucius, que Cicé- ron appelle un demi-Grec, contemporain du poète Lucilius et une des victimes de sa verve satirique; Pomponius Atticus, l'ami de Cicéron; Cassius, un des meurtriers de César; César lui- même, comme nous en pouvons juger par le discours qu'il prononça à l'occasion de la conju- ation de Catilina; Lucius Torquatus, le descen- dant du grand citoyen de ce nom, et Caïus Vel- leius, que Cicéron, dans son traité de la Nature des dieux, choisit pour interprète de la doctrine d'Kpicure. Tous les noms que nous avons cités jusqu'à nnenl à des jurisconsultes, à des ers, à des hommes d'État; mais Rome a aussi produit des ;i n i u a l/res, qui ont défendu dans leurs écrits les opinions philosophiques dont leur esprit s'était imbu, la philosophie épicurienne a eu d'abord pour orga- nes Amafaniusou Amalinius, Rabirins et Catius, donl le seul mérite, si nous en croyon {Tuscul., liv. IV, en. ni), est de n'avoir pas eu de devanciers. Les deux premiers se sont atta- chés surtout à la morale d'Ëpicure et le dernier à sa physique. Il avait écrit, sur la nature des choses, quatre livres dans un style assez ag ble, à ce que Quintilien nous assure, mais dont il n'est resté aucune trace. La Nature des chou* {de Natura rerum), tel est aussi le titre sous lequel Lucrèce a enseigné, dans son immortel poëme, le culte désolant de la matière et du plaisir. Il ne faut pas croire, cependant, que Lu- crèce n'ait ajouté aux idées de son maître que les richesses de son imagination et l'éloquence de son langage; il a conservé quelque chose de romain, c'est-à-dire de mâle et d'austère, même en exposant le système d'Épicure. C'est ainsi qu'au lieu de livrer le monde au hasard, il le soumet à des lois invariables, à une marche ré- gulière qui résulte de la nature même et s'étend à la totalité des phénomènes de l'univers. Il re- connaît dans l'homme la puissance qu'il exerce sur ses propres actions, et fait dépendre sa des- tinée de l'usage qu'il fait de sa volonté. Enfin, au nom de la volupté, il prêche la justice, la frugalité, la modestie, la haine du mal, avec au- tant d'ardeur et de conviction qu'un stoïcien. Cicéron se donne lui-même pour un disciple de la nouvelle Académie, et, en effet, c'est vers ce côté qu'il penche par l'indécision de son carac- tère et de son esprit; mais, lorsqu'on ne tient compte que des opiniono qu'il exprime formelle- ment dans ses ouvrages, on est forcé de recon- naître en lui un philosophe éclectique, dans les limites où l'éclectisme pouvait exister alors et chez un Romain. Il accueille toutes les doctrines qui s'accordent, dans sa pensée, avec l'intérêt de la société et le but pratique de la vie, laissant de côté, et condamnant même chez les autres, les recherches ardues et difficiles qui ne sont pas d'une utilité immédiate dans les relations hu- maines, res obscuras atque difficiles easdemque non necessarias {de Offic, lib. I, c. vi). Ainsi, il accepte de Platon la foi dans la divine Provi- dence et le dogme de l'immortalité de l'âme, parce que ces deux croyances lui semblent né- cessaires pour fortifier les hommes dans le bien et les détourner du mal. Il emprunte aux stoïciens le principe de la justice et du devoir, l'idée d'une loi universelle, immuable, éternelle, con- forme à la nature et à la raisor ou plutôt la raison même, qui domine toutes res autres lois et ne peut être abrogée par aucune. Est quidem lex vera, recta ratio, nalurœ congruens, dif- fusa per omnes, constans, sempiterna, quœ vo- cet ad officium jubendo, vetando a fraude de- terreat, etc. Pour tout le reste, pour les questions de physique, de métaphysique ou de logique, il se renferme dans la méthode de la nouvelle Aca- démie, c'est-à-dire dans un scepticisme prudent et timide, parce qu'il estime qu'il n'est pas né- cessaire de savoir ces choses pour vivre en hon- nête homme et en bon citoyen. Cependant nous serions injustes de ne pas ajouter que, dans le cercle de la morale, où s'exercent principale- ment ses méditations philosophiques, Cicéron s'est élevé à une plus grande hauteur que les stoïciens et que Platon lui-même. Non-seulement il a compris dans toute sa pureté l'idé> Rousseau ne veut pas qu'on se méprenne sur le sens qu'il donne à ce dernier terme si élastique, et il ajoute « qu'un grand a deux jambes ainsi qu'un bouvier, et n'a qu'un ventre non plus quelai.» Une telle formule réduirait la vie humaine et la tâche de la société à l'unique et stricte satisfaction des besoins ma- tériels; l'anathème jeté par l'auteur aux plaisirs de l'intelligence, aux arts et aux lettres, prouve assez d'ailleurs à quelle simplicité de civilisa- tion il conviait la démocratie. La Lettre à d'Alembert sur les spectacles n'est que la conséquence de cette austérité systé- matique. On sent à la fois dans ce beau mor- ceau, appendice éloquent et ingénieux du Dis- cours sur les arts , l'inspiration de la répu- blique de Platon, qui bannissait les poètes au nom de la morale, et l'influence du calvinisme qui fermait les théâtres, comme il dépouillait de tableaux et de statues l'intérieur des églises. Quelle noble protestation, d'ailleurs, en faveur du sentiment inné -de la pudeur! Partout, quelle élévation spiritualistel Quel appel de l'esprit de licence à l'esprit de famille 1 Là, comme bientôt dans la Nouvelle Héloïse, se trouve annoncé VÉmile. Thèse de la bonté native de l'homme, prédication du sentiment moral, dé- fense du libre arbitre, revendication de la sain- teté du mariage, toute cette partie philosophique du célèbre ruina n de Rousseau est connue, et nous n'en parlerons que lorsque nous la re- trouverons dégagée et épurée dans son grand ouvrage sur l'éducation. Il nous reste à achever d'exposer et de discuter l'écrivain politique par l'examen du Contrat social, livre plein de nerf, de feu, d'audace et de chimères. On se souvient de Platon désespérant de voir l'humanité atteindre à l'idéal de sa République et se résolvant à écrire, en l'accommodant un peu plus à La faiblesse; humaine, son livre des loi : ainsi fait Rousseau, tout en restant philo- Bophiquemenl < t littérairement fort inférieur à son modèle, lorsqu'il Be résigne 3 d mner à l'homme comme une compensation; selon lui, fort insuffisante de la vie sauvage, le Contrai social. On peut ainsi expliquer le dessein de Jean-Jacques : si la société est une chute, mais une chute irrévocable^; si la propriété est comme le péché originel indélébile de l'homme social, la politique doit régulariser ce qui ne saurait être empêché, atténuer le mal quand il est im- possible de le prévenir, retrouver l'ordre ou en créer un nouveau à force de raison et de volonté, et, de même qu'en morale à l'innocence a suc- cédé la vertu, substituer ainsi à l'inoffensive in- dépendance de l'homme isolé l'autorité omnipo- tente de la loi. Aussi le législateur est-il tout dans le Contrat social. L'idée que la société peut être façonnée, pétrie suivant un certain modèle idéal, n'a pas, dans les temps modernes, d'organe plus dé- terminé, et, on le sait, plus écouté que J. J. Rousseau. Son livre est le premier modèle com- plet et rigoureux de ces constructions a priori, de ces systèmes d' 'organisation qui prétendent refaire la société de la base au faîte. L'erreur fondamentale du prétendu axiome d'un contrat primitif se répand sur tout l'ouvrage et en corrompt toutes les déductions. Presque tous les publicistes commencent par s'occuper de la famille, comme du fait générateur de la société, et de la justice, comme de sa règle idéale. Pour l'auteur du Contrat social, « les enfants ne restent liés au père qu'aussi longtemps qu'ils ont besoin de lui pour se conserver : sitôt que ce besoin cesse, le lien naturel se dissout. Si le père et les enfants continuent de rester unis, ce n'est plus naturellement, c'est volontairement, et la famille elle-même ne se maintient que par convention. Tous les membres de la famille étant nés égaux et libres, n'aliènent leur liberté que pour leur utilité. » Voilà donc la famille fondée sur^ un contrat ayant pour base l'intérêt ! Quant à la justice, Rousseau la maintient sans doute contre le droit du plus fort, qu'il flétrit énergiquement dans des pages admirables. On pourrait même citer maint passage dans son livre, où les droits antérieurs et supérieurs de la raison et de la justice sont proclamés avec autant de netteté que par Montesquieu lui-même, au début de l'Esprit des lois. Mais ces aveux influent peu sur la marche de sa logique et sur les derniers résultats de son système, et ni la raison ni la justice ne peuvent avouer un livre où elles se trouvent su- bordonnées à une autorité étrangère? mutilées même dans quelques-uns de leurs éléments es- sentiels. Une analyse impartiale et complète des principes du droit étudiés dans leur fondement moral, envisagés dans leurs grandes applications et mis au-dessus de tout arbitraire, voilà par où devrait commencer Jean-Jacques, pour ne pas s'exposer à faire de la loi une reproduction im- parfaite de l'idée du juste, et souvent une arme à son insu dirigée contre elle. Dans le Contrat social, il n'y a que le droit de coopérer à la lui que l'individu n'aliène pas : la société n'étant que le fruit d'une convention, on ne voit pas pourquoi, en effet, une loi qui ne serait pas notre œuvre réclamerait notre obéissance. La conséquence d'un tel principe va plus loin que ne le voudrait Rousseau. Si la justice et la raison n'imposent pas le respect par elles-mêmes, si l'accord expli- cite des volontés peut seul engendrer la Légitimité des codes, il faut traiter d'usurpation le droit de punir les coupables, que s'est de tout temps attribué l'État; il faut dire que le tribunal qui condamne un voleur avant que la propriété ait élé mise aux voix et confirmée par la majorité, bien plus, par l'unanimité sociale, commet un abus de pouvoir. ROUS — 1499 — ROUS Le droit le plus absolu de l'Elat sur l'individu est la conséquence de la théorie de Rousseau. «Toutes les clauses du contrat social bien enten- dues, dit-il, se réduisent à une seule, savoir, l'aliénation totale de chaque associé, avec tous ses droits, à toute la communauté; car, première- ment, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous; et la condition étanj égale pour tous, nul n'a intérêt de la rendre onéreuse aux autres ... Enfin, chacun se donnant à tous ne se donne à personne; et comme il n'y a pas un associé sur lequel on n'acquière le même droit qu'on lui cède sur soi, on gagne l'équivalent de ce qu'on perd, et plus de force pour conserver ce qu'on a. En un mot, chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale. » (G. 6, du Pacte social.) Quel sera le premier usage de cette volonté générale? Selon Rousseau, elle légitimera la propriété, non qu'elle y soit obligée, car VÉlat, à V égard de ses membres, est maître de tous leurs biens par le contrat social qui sert de base à tous les droits, mais unique- ment parce qu'elle juge qu'il est de son intérêt de ne nuire à aucun de ses membres. Ainsi, « loin qu'en acceptant les biens des particuliers, la communauté les en dépouille, elle ne fait que leur en assurer la légitime possession, changer l'usurpation en un véritable droit, et la jouis- sance en propriété. Alors les possesseurs étant considérés comme dépositaires du bien public, leurs droits étant respectés de tous les membres de l'État, et maintenus de toutes ses forces contre l'étranger par une cession avantageuse au public et plus encore à eux-mêmes, ils ont, pour ainsi dire, acquis tout ce qu'ils ont donné. » (C. 9, du Domaine réel.) Il reste dès lors à montrer que cette volonté générale, investie de la merveilleuse puissance de créer le droit, est infaillible, qu'elle va toujours à ce qui est juste. Rousseau l'affirme. Après avoir établi que la souveraineté est inaliénable (liv. II, ch. i), que la souveraineté est indivisible (ch. n), il soutient que la volonté générale ne peut errer. Les objections se pressent ici contre l'auteur du Contrat social. On peut et on doit lui demander d'où vient cette infaillibilité mystérieuse conférée aux masses; comment l'individu pris isolément étant sujet à l'erreur, même dans le cercle borné de l'intérêt particulier, des milliers d'individus votant sur des questions d'intérêt général souvent obscures et complexes, se trouveront miraculeu- sement investis du don d'omniscience et d'impec- cabilité. Rousseau cherche à échapper à l'objec- tion. En soutenant que la volonté générale va infailliblement au bien, il avoue que le jugement du peuple est sujet à se tromper, et que « si on veut toujours son bien, on ne le voit pas toujours. » Distinction vaine dans la pratique ! Que l'erreur appartienne à la faculté qui juge plutôt que le vice à la faculté qui résout, que l'homme soit droit et l'esprit humain faux, il n'importe. Que sera-ce donc si toute une dépendance essentielle du droit naturel (la famille et la propriété, par exemple) est jugée par le législateur purement facultative, indéfiniment modifiable? L'erreur de J. J.Rousseau consiste précisément dans cette préférence si hautement accordée à la volonté sur le jugement. Il oublie ici, lui qui, dans la profession de foi du vicaire savoyard, établit qu'il n'y a pas d'acte de liberté vraie sans un acte de jugement, que la liberté dépourvue de lumière ne s'appelle plus liberté, mais ca- price. Bien que Rousseau ait incontestablement contribué à établir et à répandre le dogme de la souveraineté nationale, il est de la plus haute importance de distinguer nettement la fausse conception du Contrai social, de la véritable intelligence de ce principe. Sans doute, il faut savoir gré au philosophe d'avoir réclamé pour les nations le droit d'intervenir dans leurs affaires et de décider de la forme de leur gouvernerai mais ce qu'il a complètement méconnu, c'esl cette souveraineté doit avoir des règles, et peul être organisée de bien des manières. On ne peut présenter comme le premier et le plus impres- criptible de tous les droits, celui-là même qui est le plus contesté, celui-là qui souffre plus d'exceptions que d'applications dans les théories, même les plus radicales, puisqu'il exclut dans les femmes, les enfants, les incapables et les indignes, plus des trois quarts du genre humain du droit de suffrage. Un publiciste qui se serait rendu un compte exact de l'idée du juste, aurait- il placé un tel droit au-dessus ou à côté de ceux qui n'admettent que très-peu d'exceptions ou qui n'en souffrent pas? Rousseau oublie que les so- ciétés n'ont pas seulement une volonté et des droits, mais une raison qui leur trace des règles et leur impose des devoirs, et qui leur enjoint de puiser dans le bon sens naturel, dans le* leçons de l'expérience, tout un ensemble de sages précautions et de prescriptions obligatoires. Vainement Rousseau se flatte d'atteindre à la liberté et à l'unité ; il les manque l'une et l'autre, pour n'arriver qu'à la licence et à l'absolutisme. Il manque la liberté : car, dans l'Etat comme dans la personne humaine, et dans la sphère des applications politiques comme dans celle des systèmes de philosophie, qu'y a-t-il de plus tyrannique au monde que la domination d'un principe unique, abandonné sans contre-poids à toute l'impétuosité de sa pente, à toutes les exigences de sa nature intolérante? et que sera- ce quand ce principe unique est lui-même bien moins encore une vérité exclusive, comme il arrive souvent, qu'une erreur absolue et fonda- mentale, qu'une pure hypothèse? Il manque l'unité, qui se perd dans son excès, et qui ne tarde pas, quand on la force, à se briser dans le désordre. La vraie unité, d'ailleurs, non plus que la liberté véritable, n'est pas dans la simplicité, mais dans l'harmonie. Quelle liberté et quelle unité enfin sans stabilité? Et quelle stabilité y a-t-il dans un système qui proclame que la sou- veraineté ne peut pas plus être représentée qu'aliénée, et que les députés du peuple, simples commissaires, ne peuvent rien conclure sans la ratification du peuple constamment assemblé? Dans l'État de Rousseau, tous votent, votent toujours, votent sur tout, sans en excepter même le pacte fondamental. «Si tous les citoyens s'as- semblaient pour rompre ce pacte d'un commun accord, on ne peut douter qu'il ne fût très-légiti- mement rompu. » Or, on sait aussi que « si le peuple veut se faire du mal, nul n'a droit de l'en empêcher.» Bien que Rousseau, enfin, re- connaisse forcément que le peuple peut et doit être représenté, non pas dans la puissance lé- gislative, mais dans la puissance executive, qui n'est que la force appliquée à la loi, ce dernier pouvoir lui-même n'offre pas plus de stabilité, puisqu'il peut être, quant a sa forme et quant à son existence, incessamment remis en question. Jean-Jacques, pour prévenir les abus et les usur- pations du pouvoir exécutif, demande des assem- blées périodiques du peuple, lesquelles auront lieu sans convocation formelle, et devront tou- jours s'ouvrir par ces deux propositions qui pas- seront séparément par les suffrages : la première, s'il plaît au souverain de conserver la présente forme de gouvernement; la seconde, s'il lui plaît d'en laisser l'administration à ceux qui en sont actuellement chargés; il se flatte, par là, d'éviter iîois — 1500 — HOUS les révolutions. N'esl-ee pas plutôt leur tenir la porte périodiquement ouverte? Il ne faudrait que les pages sensées du Contrat social, et il s'en trouve d'empreintes d'une haute raison même dans ce livre, pour détruire de fond en comble sa théorie, à laquelle ne saurait les souder nul artifice de dialectique et de langage. Obsédé par le fantôme des républiques de l'an- tiquité, et de la république de Genève, ou de la république de Neufchâtel, plus petite encore, Rousseau ne peut é:happer pourtant à tout sen- timent de la civilisation moderne et des_ néces- sités politiques des grands États européens, si prodigieusement différentes. De là plus d'une contradiction. S'il pense ici que le législateur doit se sentir de force à transformer la nature hu- maine, dangereuse maxime qui donnera naissance aux Robespierre et aux Babeuf, là il déclare qu'il doit tenir le plus grand compte des mœurs du pays, et ne pas chercher à les violenter. Tantôt il exige que l'État soit petit (liv. II, ch. ix et x), tantôt il affirme (liv. III, ch. xn) que les bornes du possible, dans les choses morales, sont moins étroites que nous ne pensons, et il ne désespère pas de l'introduction dans les grands pays du gouvernement direct du peuple. Frappé des dif- ficultés que trouveront les modernes à pratiquer les perpétuels devoirs de la démocratie, rendus faciles chez les anciens par le loisir que donnait l'esclavage aux citoyens, il se demande si la ser- vitude ne serait pas nécessaire pour maintenir l'égalité et la liberté (liv. III, ch. xv), et il répond par ce fameux et terrible peut-être, souvent in- voqué depuis par les républicains de l'Amérique du Sud. Il va jusqu'à déclarer qu'à prendre le terme à la rigueur, il n'a jamais existé de vé- ritable démocratie et qu'il n'en existera jamais (liv. III, ch. iv), ajoutant que « s'il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocrati- quement, mais qu'un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes. » Il critique avec verve et condamne absolument la monarchie (liv III, ch. vi). et il déclare un peu plus loin (liv. III, ch. vin), que « toute forme de gouverne- ment n'est pas propre à tout pays; que la liberté n'étant pas un fruit de tous les climats, n'est pas à la portée de tous les peuples ; que plus on mé- dite ce principe établi par Montesquieu, plus on en sent la vérité. » La tyrannie du système paraît dans tout son yiuv au chapitre de la religion civile. Après avoir envahi tout le domaine de l'activité indi- viduelle, l'industrie qu'il limite, le commerce qu'il entrave, les arts qu'il proscrit. Rousseau ne s'arrête même pas devant l'inviolable asile du for intérieur. Cependant son style impérieux ne suffit pas ici à dissimuler ses perplexités. Comme osophe. il veut la tolérance; comme légis- 1 iteur, il d«.it mettre la religion entre les mains de l'État, ainsi qu'il y a mis la propriété. 11 cberche à se dérober à la contradiction en nous laissant, comme hommes, libres de croire selon que nous le jugerons raisonnable, et d'adopter telle ou telle église ; mais en nous obligeant, comme citoyens, d admettre une religion publi- que. Lui-même en énumère les principaux dog- mes : l'existence de la Divinité puissante, intel- ligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante ; la vie avenir, le bonheur des justes, le châti- ment des méchants, la sainteté du contrat so- 1 liai. On souffre à voir Jean-Jacques tracer lui- même le code de l'intolérance et de la persécu- tion. Celui qui refuse de prêter serment à ces dogmes^ il le «-liasse de sa république. Bien plus, ■ que si quelqu'un, ayant admis cette profession fle foi, se conduit après comme n'y croyant pas, qu'il soit puni ri,. moj i : ,i a commis le pins grand des crimes, il a menti devant les lois. » La manière dont il apprécie le christianisme au point de vue civil, montre combien peu il com- prenait la civilisation moderne. Cet affranchis- sement de l'homme intérieur par une religion spiritualiste, d'où l'on devait arriver peu à peu à l'affranchissement de l'homme civil ; cette éga- lité par le rachat, ce prix infini donné à l'indi- vidu, tous les bienfaits historiques du christia- nisme, si vivement saisis et rappelés par Mon- tesquieu et par Turgot. il les voit si aai, qu'il s'attache à montrer dans le christianisme une religion tout à fait antisociale et antilibérale. Outre les démentis qu'une telle assertion reçoit de faits nombreux dans le passé, les religieuses colonies de l'Amérique du Nord lui préparaient, dans leur émancipation , une réfutation sans réplique; elles faisaient voir aussi. en continuant d'allier la démocratie et l'Évangile, combien est supérieure la réalité moderne, même imparfaite, au prétendu idéal des disciples exclusifs de l'an- tiquité. Nous avons rappelé les principaux points de la politique de Rousseau. Remarquons encore que le Contrat social se lie étroitement au Discours sur l'inégalité. Si le premier ouvrage, en effet, exagère le principe et les conséquences de la communauté, c'est parce que le second la considère comme factice et arbitraire : combien d'efforts, combien de science ne faudra-t-il pas pour maintenir ce lien social jugé par l'auteur si artificiel ! Rousseau le resserre d'autant plus qu'il lui semble toujours plus près de se dissoudre. De là cette toute-puissance de l'État, que nous avons signalée. D'un autre côté, par une inévi- table contradiction, dans le même Contrat social, il semble travailler à relâcher ce lien après l'avoir serré à l'excès, puisque la société étant purement de convention, elle peut être ou rom- pue ou changée presque du jour au lendemain, ce qui ouvre un champ illimité aux rêveries des sectes et aux entreprises des factions. Entre les deux écrits de Rousseau il y a donc un rapport intime, et le même principe donne lieu à un double excès. Avant de passer à l'exposition de ses idées morales, il nous reste à marquer le point com- mun de sa morale et de sa politique. Hormis ce point, nous ne rencontrerons guère que des contrastes. Ce nœud, c'est le principe même de la philo- sophie de Jean-Jacques, principe unique d'où il a tout fait découler : l'homme est né bon; ou encore : l'instinct, le sentiment primitif, non altéré, va spontanément au bien. Si l'homme, en effet, est bon, d'une bonté absolue, pourquoi dans l'État lui demander des garanties? Si l'instinct va nécessairement au bien, voilà l'intervention, l'omnipotence, l'in- faillibilité des masses proclamées et consacrées. Si l'homme est né bon, et si nos sociétés nous le montrent corrompu, il faut refaire ces sociétés. Voilà la politique de Rousseau; voilà le fond de toutes les écoles qui, plus ou moins, se ratta- chent à lui. Le saint-simonisme, avec sa répar- tition pair l'État, le fouriérisme, avec l'attraction passionnelle, née du système de l'excellence de l'instinct, y ont également leur origine. Or, quelle est "la valeur de ce principe? Que l'instinct, dans l'espèce humaine en masse, soit essentiellement bon, qu'il tende à un but de conservation et de progrès, c'est ce qu'on no pourrait nier sans accuser la Providence. Oui, tout instinct a son but. et ce but est conforme à l'ordre. Mais s'ensuit-il que la répartition insliniis dans l'individu soit toujours irréprocha- ble, et que toul homme caisse également bon? ROUS — 1501 ROUS Non assurément; les natures, si profondément diverses, ne présentent ni cette rectitude absolue, ni cette harmonie -parfaite, et c'est de là même que naît la nécessité de la lutte, de la vertu. Rien de plus opposé qu'une telle vue de celle de Rousseau et des écoles qui l'invoquent , sous quelque bannière qu'elles se rangent. La thèse de la bonté absolue, égale chez tous, mène à prendre les hommes pour des unités de même valeur, pour des chiffres, en un mot, à la théorie du nombre. La thèse de la bonté relative, im- parfaite, perfectible moyennant le travail, et au prix de la responsabilité, conduit aux consé- quences contraires, à chercher non l'addition purement numérique des forces sociales, mais l'harmonie des différences, c'est-à-dire l'inégalité ordonnée suivant la justice et la raison, au lieu d'un tyrannique et injuste nivellement. La pre- mière de ces politiques est matérialiste et bru- tale; la seconde est à la fois conforme au bon ordre et au développement régulier des sociétés humaines. Rousseau, en appliquant sa grande maxime à la morale, devait en obtenir de meilleurs effets, et cela en partie à cause de la différence des objets, en partie par suite de l'usage qu'il fait du même principe. Il est clair, d'abord, que le sentiment joue un rôle plus considérable en mo- rale qu'en politique. La politique est une science très-compliquée, un art très-diificile; la morale a des prescriptions plus simples, des intuitions plus rapides et plus sûres. Ensuite, l'auteur épure et modère plus souvent son principe quand il en vient à la morale. En politique, il était ré- duit à l'instinct pur, sous le nom de volonté; en morale, c'est généralement aux instincts éclairés par la raison et rendus plus délicats par l'éducation qu'il s'efforce de faire appel. Même dans ces termes, nous nous demanderons si la base qu'il donne à la morale est suffisante, mais en rendant justice à tout ce qu'il y a de noble, de généreux dans sa doctrine. Rappeler la conscience humaine au sentiment du bien et du ma!, obscurci par le sophisme ; ranimer dans une civilisation corrompue le sen- timent de la nature; raviver, dans un monde d'inégalités factices et au sein d'un profond éguïsme, le sentiment de la pitié pour ceux qui souffrent; réveiller le sentiment religieux en- gourdi ou desséché ; réchauffer dans le cœur des femmes le sentiment maternel ; en un mot, plai- der éloquemment et avec succès la cause du sentiment à tous les points de vue, tel a été le rôle de Rousseau comme moraliste. C'est là qu'est son génie, son titre impérissable à la sympathie, au respect. L'Emile, nous devons le dire toutefois, en même temps qu'il se sépare profondément des idées que nous avons exposées et combattues, s'y rattache aussi par un lien étroit. Le premier acte du maître, dans ce traité, ou, comme on l'a dit, dans ce roman d'éducation, est d'arracher son élève à la société, c'est-à-dire de le soustraire à toute influence du dehors, d'après ce principe : « Que tout est bien sortant des mains de la na- ture, et dégénère entre les mains de l'homme. » Rousseau n'en reconnaît pas moins la puis- sance de l'éducation, et croit que sans elle tout irait plus mal encore. Mais l'éducation, selon lui, est triple : elle vient de la nature, des hom- mes, des choses. L'homme bien élevé est celui dans lequel s'accordent ces trois genres d'éduca- tion, presque toujours en désaccord dans notre état social. 11 se demande s'il fera de son disciple un homme ou un citoyen, c'est-à-dire s'il lui don- nera l'éducation qui Yient de la nature ou celle qui vient du monde, et il .se décide pour le pre- mier parti. Il insiste sur la nécessité d'oter les contradictions de l'homme, ces contradictions qu'à tort il attribue toutes à la contrariété des éducations, et dont il signale les troubles avec l'énergie d'un homme qui les a connues amère- ment pour son propre compte. Il faut donc con- naître, il faut élever l'homme naturel. Mais pour former cet homme rare, que doit-on faire V Beaucoup, sans doute; c'est d'empêcher que rien ne soit fait. De là, l'éducation négaltve, tant recommandée par l'auteur et qui s'accorde on ne peut mieux avec l'idée métaphysique em- pruntée à son siècle, que la pensée est une sen- sation transformée ; avec l'idée morale, que l'homme est naturellement bon; et avec le prin- cipe de politique spéculative, que la société et la civilisation sont mauvaises. Au reste, il s'en faut de beaucoup que l'auteur d'Emile n'ait tiré de ce principe de l'éducation négative que de? erreurs, surtout en ce qui concerne la première enfance : on doit dire même qu'il en a fait sortir de profondes et utiles vérités. Il est difficile de frapper plus juste, et il est impossible d'être plus intéressant que ne l'est Rousseau dans cette première partie de son ouvrage sur les soins matériels, sur la part de liberté et de surveil- lance que réclame le premier âge. Locke et Buffon, au nom de l'hygiène, s'étaient déjà éle- vés contre les gênes physiques qui compromet- taient la santé de l'enfant et peut-être sa vie ; mais aucun ne l'avait fait avec cette parole vive et mordante de Jean-Jacques, flétrissant dans le maillot une première tyrannie. Buffon conseille aussi aux mères, par des raisons tirées de l'histoire naturelle et dans l'intérêt même de leur santé, d'allaiter leurs enfants. Jean-Jacques le leur prescrit au nom du sentiment et du devoir, et son appel fut mieux entendu. Il veut aussi que le père prenne un intérêt constant, actif à l'en- fant, et il souhaiterait que celui-ci n'eût pas d'autre gouverneur que lui, de même qu'il n'a pas eu d'autre nourrice que sa mère. Rousseau a écrit peu de pages plus touchantes que ces pages mêlées d'un retour douloureux sur lui- même. « Il n'y a ni pauvreté, ni travaux, ni res- pect humain, dit-il, qui dispensent un père de nourrir ses enfants et de les élever lui-même. Lecteurs, vous pouvez m'en croire : je prédis à quiconque a des entrailles et néglige de si saints devoirs, qu'il versera longtemps sur sa faute des larmes amères, et n'en sera jamais consolé. » A défaut du père, Rousseau se contente d'un gouverneur. Il est vrai qu'il exige de lui une quantité de vertus et une perfection de caractère aussi exagérées que celles qu'il demandait dans le Contrat social au législateur. Le gouverneur ne se sépare pas pour lui du précepteur ; sa tâche consiste non pas à donner des préceptes à son disciple, mais à les lui faire trouver: maxime qui résume tout le système. Ayant à choisir sou élève, l'auteur d'Emile le prend de préférence dans un climat tempéré, en France, par exemple, parce que ce n'est, selon lui, que dan» les c tempérés que l'homme devient tout ce qu'il peut être; plutôt riche que pauvre, parce qu'il sera au moins sûr de faire un homme de plus; plutôt noble que roturier, parce que ce sera toujours une victime arrachée au préjugé. Il veut que son élève soit sain et robuste. On voit que Rousseau se fait la part belle, et on se demande s'il n y a pas déjà quelque contradiction entre ce choix de circonstances si favorables et si rarement réunies, et la prétention à l'universalité qu'alti- che un tel plan d'éducation. L'éducation des sens tient une grande et légi- ROUS 1502 — ROUS timc place dans cette période de l'existence où l'homme est un être presque tout physique. Rousseau sait déjà pourtant y démêler les symp- tômes de la vie morale, et saisir dans ce premier langage de l'humanité; composé de cris et de pleurs, les idées naissantes de commandement et d'obéissance. Ne pas contrarier les enfants, mais ne pas leur obéir ; démêler l'intention se- crète qui dicte la plainte ou qui guide le geste, et distinguer toujours le besoin du caprice, voilà ses règles relativement au gouvernement de la première enfance. On sait que l'auteur d'Emile élève son disciple à la campagne, dans toute la liberté de son âge ; il veut que son existence ne soit qu'une suite de jeux et de plaisirs, s'élevant contre notre pré- voyance qui sacrifie le bien-être et la joie de l'enfance à un avenir très-douteux. L'enfance, pour lui, est l'état véritablement heureux de la vie, c'est-à-dire le seul dans lequel l'équilibre du pouvoir et du désir se rencontre. 11 ne faut ni éteindre nos désirs, ni trop les étendre, la misère ne consistant pas dans la privation des choses, mais dans le besoin qui s'en fait sentir. Or, le besoin dépend en partie de l'imagination : le monde réel est borné, le monde imaginaire est infini ; ne pouvant élargir celui-là, tâchons donc de rétrécir l'autre, et pour cela apprenons tout aussitôt à l'enfant à sentir sa faiblesse. Mais s'il faut qu'il dépende, Rousseau ne veut pas qu'il obéisse. Maintenez l'enfant, dit-il, dans la seule dépendance des choses ; vous aurez suivi l'ordre de la nature dans le progrès de son 'éducation. Rousseau blâme la méthode de Locke de raisonner avec les enfants ; c'est, selon lui, se servir mal à propos de la dernière faculté qui se développe pour développer toutes les au- tres. La raison, ajoute-t-il, est le frein de la force, et l'enfant, qui est faible, n'a pas besoin de ce frein. Lorsque l'enfant feint de céder à la raison, au fond il ne cède qu'à la contrainte ou à l'intérêt. On le croit raisonnable, obéissant à la voix du devoir, tandis qu'il n'est que dissi- mulé et mené par la crainte, l'avidité, la vanité qu'on a suscitées en lui. « Posons, dit-il, pour maxime incontestable que les premiers mouve- ments de la nature sont toujours droits : il n'y a point de perversité originelle dans le cœur humain. Il ne s'y trouve pas un seul vice dont on ne puisse dire comment et par où il y est entré. » On fait aisément dans toutes ces maxi- mes la part du vrai et du faux. Oui, sans doute, la mauvaise éducation trop souvent met en jeu et surexcite des mobiles dont il serait bien de ne pas faire usage ou de n'user que modérément ; urnerons contre lui, au sujet de ■s i Un-: ordinaire, les faits qu'il allègue. On conduit, dit-il, les enfants par la crainte, l'avi- dité, la vanité. Comment, si le germe au moins de ces vices n'existait dans le cœur humain, les miitres trouveraient-ils une telle facilité à les inspirer aux disciples? L'éducation négative, moins insuffisante pour la première enfance, pour cet état que les Ro- mains appelaient infantia, devient plus d tueuse a mesure que mais avançons. « L'é lion de l'enfance (pueH/ïa), dit l'auteur d'Emile, ne ci e point i i eigner la vertu, ni la ité, mais à garantir Le cœur du vice, et l'es- \ cille; mais pour arri- n'est-il pas néce de quelques sentiments honnêtes el de qu nés qu'il est possible de déveî dan-- l'enfant? Avec l'abus de l'éducation n a e 1 obligé <»* du pbi- ROYE — 1508 — ROYE losophe écossais. Il acheta le livre pour un prix trop modique à son gré, l'emporta à Ja campagne, et employa toute une saison à le méditer. De là, il passa au grand ouvrage de Reid, sur les fa- ciales intellectuelles et sur les facultés actives, qui n'était pas encore traduit en français. Il se borna d'abord à en traduire quelques pages, qu'il lisait à son auditoire, les accompagnant de ses réflexions. L'année suivante, étant devenu plus maître de son sujet, il composa lui-même des leçons sur les questions traitées dans les ouvrages de Reid; il refondit la matière dans le moule de son propre esprit, et lui donna ainsi plus de so- lidité et d'éclat. On peut voir les fragments de ses leçons dans la traduction des œuvres de Reid donnée par M. Jouffroy. Ces leçons ne portent pas seulement sur les connaissances des sens extérieurs, comme on l'a dit quelquefois; mais sur toute la perception externe, entendue dans l'acception la plus large, c'est-à-dire sur la connaissance de tout ce qui est hors de l'esprit et, par conséquent, sur les données de la raison pure. On est étonne de l'at- tention que prête à tous ces problèmes méta- physiques ce futur homme d'État, et de la pro- fondeur à laquelle il s'est enfoncé dans un sujet auquel il s'est appliqué si peu de temps. Le phénomène de la sensation est un phéno- mène très-complexe. Il était resté obscur non- seulement dans Descartes et dans son école qui refusait aux sens toute participation à la con- nîissance, mais même dans Locke et dans Con- dillac. qui en dérivaient toutes les idées. Reid montra dans la Recherche sur l 'entendement hu- main, que les sens connaissent, qu'ils ne sont pas seulement le théâtre de certains mouvements à propos desquels, comme le disait Descartes, l'intelligence conçoit des idées qui lui sont pro- pres et qui pourraient ne pas ressembler aux objets extérieurs ; mais que les sens saisissent les obj ets extérieurs eux-mêmes, qu'ils les connais- sent, c'est-à-dire qu'ils jugent de leur existence, et qu'en conséquence la sensation contient un jugement. Reid fit voir que, faute d'avoir reconnu que les sens perçoivent; c'est-à-dire qu'ils pro- noncent un jugement sur l'existence de leur objet, tous les philosophes, aussi bien ceux de l'école de la sensation que ceux de l'école de la raison, s'étaient mis dans l'impuissance d'affirmer l'existence du monde extérieur. M. Royer-Collard fut extrêmement frappé de cette remarque, et il employa toute la première année de son ensei- gnement à la développer. Dans la seconde année, il porta son étude sur les objets que l'esprit dé- couvre, à propos des connaissances fournies par les sens, c'est-à-dire sur les connaissances de l'entendement pur ou, comme le dit Descartes, de l'intuition de l'esprit, inluilus mentis. Cette partie de son enseignement où il resserra et fortifia les découvertes de Reid sur les connais- sances les plus importantes de l'esprit humain, est celle qui doit surtout fixer notre attention. Nous l'analyserons, en conservant, autant que possible, les expressions mêmes de l'auteur. « Les sens, dit M. Royer-Collard, nous font connaître les qualités des corps; l'entendement pur nous fournit le principe d'induction ou l'idée de la stabilité et de la généralité de la nature, I' principe de causalité, la notion de la substance, de l'espace et du temps. Le principe d'induction contient les deux jugements suivants: 1* l'univers rné par des lois stables; 2' il est gou- verné pai des lois générales. Les qualités de la ii-i 1 ij r-o qui sont connues dans un point de la t connues pour tous les autres points; qui sont connues d.ms un seul cas, le sonl I' >ur tous les cas semblables. L'induction nous donne l'idée de l'avenir et rend possible le juge- ment par analogie. Sans l'induction, il n'y aurait que des faits particuliers et passagers; la nature bornée au moment présent serait pour nous comme un vaste cadavre. Les sciences physiques reposent sur l'induction, et les sciences mathé- matiques sur la déduction. Le principe d'induc- tion n'est pas un principe nécessaire comme le principe de causalité et la notion de la substance, de l'espace et du temps, et il ne dérive cependant pas de l'expérience; il en découle si peu, qu'il agit le plus fortement à l'âge où l'expérience est la plus faible. L'induction est encore ce qui nous fait communiquer par le langage avec nos sem- blables. Sans elle, comment saurions-nous que les hommes emploient aujourd'hui les signes dans le même sens qu'hier, et qu'ils leur conser- veront demain la même signification qu'aujour- d'hui? D'où nous vient cette prescience des actions libres de l'homme? Elle nous vient de notre na- ture elle-même : il faut donc mettre l'induction au nombre des principes intellectuels qui se distinguent de nos sens. « Le principe de causalité s'exprime en ces termes : Tout ce qui commence d'exister a une cause, expression qu'il ne faut pas confondre avec cette proposition tautologique : Tout effet a une cause. Dès qu'on pose l'effet, on pose la cause, puisque le mot effet signifie un phénomène produit par une cause; mais l'expression ce qui commence d'exister ne contient pas l'idée de cause; il faut donc l'y ajouter : c'est l'expérience qui nous donne la notion de ce qui commence d'exister; mais ce n'est pas elle qui nous fournit l'idée de la nécessité de la cause. Ce principe est ou un préjugé, ou un produit du raisonne- ment, ou une généralisation de l'expérience, ou un principe primitif, évident de lui-même, fourni par la raison pure. S'il est un préjugé, qu'on tâche de le détruire; s'il est un raisonnement, qu'on en montre les prémisses; s'il est une gé- néralisation de l'expérience, il sera général, mais non absolu, nécessaire, universel. L'expérience extérieure ne peut produire ce principe, car elle ne nous montre qu'une succession de phénomè- nes. L'expérience intérieure nous donne bien la notion d'une cause, c'est-à-dire de celle que nous sommes, car le moi est une cause; mais c'est une cause spéciale et non une cause universelle et nécessaire. Il reste donc que la notion d'une cause nécessaire et éternelle soit un principe évident de lui-même, fourni par la raison. « Le principe de la substance est immédiat comme le principe de causalité, et n'est dérivé d'aucun autre. Dire que le néant n'a pas d'at- tribut, pour prouver que la substance existe, c'est faire un cercle vicieux. Il ne faut pas rai- sonner sur cette notion comme les anciens et les scolastiques; il ne faut que la constater. Si l'idi'e de la substance est relative à celle de la qualité, on ne doit pas la nier pour cela, comme le fait Condillac. Nous acquérons à la fois l'idée de qua- lité et l'idée de substance : l'une par la percep- tion des sens extérieurs ou de la conscience, l'autre par l'entendement. Nous ne disons pas que nous soyons froissés par la dureté, mais par quel- que chose de dur. On prétend que la substance n'est que la collection des qualités; mais une collection suppose trois choses : 1° des individus existant réellement dans la nature; 2° un rapport de similitude entre ces individus; 3° un esprit qui aperçoit ce rapport. Or, ici les individus ne seraient que des abstractions, telles que la du- reté, l'étendue, la forme ou la pensée, la sen- sibilité et la volonté, et il n'y aurait ni corps ni esprit. Se plus, que) rapport de similitude existe- t-il entre la dureté et rétendue, entre la pensée ROYE — 1509 — ROYE et la sensibilité? Dira-t-on que ces qualités existent dans le même lieu? Mais qu'est-ce que Je lieu? Une qualité ou une substance? Si c'est une qualité, ajoutez-la aux autres qualités; s'il est une substance, la substance est donc autre chose que la collection des qualités. Enfin, que sera l'esprit qui perçoit la collection? S'il est lui-même une collection qui en perçoive une autre, ce sera une addition qui aura la vertu d'additionner. Condillac dit que le moi est une collection de sensations ; mais de deux choses l'une : ou la première sensation est sentie, ou elle ne l'est pas ; si elle ne l'est pas, qu'on explique ce que c'est qu'une sensation non sentie ; si elle est sentie, il y a un moi qui la sent. Le moi est déjà à la première sensation ; il est donc autre chose que la collection des sensations. Condillac dit encore : Un corps est une collection de qua- lités que vous touchez, voyez, etc.; mais est-ce la dureté qui est dans la l'orme ou la forme qui est dans la dureté? ou si elles ne sont pas Tune dans l'autre, comment s'unissent-elles? Il faut qu'il y ait au fond de la collection une chose dans laquelle résident les qualités, c'est-à-dire une chose qui soit figurée, dure, mobile, etc., sur laquelle s'appuie la collection, et que la col- lection ne crée pas. La collection n'est pas la même aux yeux de tous les individus, car elle est plus ou moins complètement connue de l'un que de l'autre, et cependant tout le monde se fait la même idée de la substance; donc l'idée de la substance ne dépend pas de l'idée de la collection. La cause principale des erreurs que l'on commet sur la substance est l'ambition de faire dériver toutes les connaissances humaines d'une seule origine. La substance et la qualité ne sont séparées que par la pensée et par le langage, qui sont des analyses; mais elles sont inséparables dans la réalité. Nous ne savons point quelle est la nature de la substance; nous savons seulement qu'elle existe. Il y a dans toute science des bornes qu'elle ne peut passer. La science de l'esprit humain aura été portée au plus haut degré de perfection qu'elle puisse atteindre, elle sera complète, quand elle nous mènera puiser l'igno- rance à sa source la plus élevée. « La notion de l'espace est actuellement dans notre intelligence. Nous ne pouvons remonter par la mémoire à une époque où elle n'y fût point présente. Il nous est impossible de concevoir rien hors de l'espace. Nous sommes forcés de le con- cevoir infini. Nous ne pouvons nous former une image sensible de l'espace infini; nous le conce- vons seulement. L'espace est conçu comme éternel et indestructible. C'est une notion nécessaire qui nous impose une croyance absolue. Cette notion ne dérive point de l'expérience : nul de nous n'a vu l'infini ; ni du raisonnement : où en est le principe? Il faut la rapporter à une loi spéciale et primitive de notre intelligence. La circonstance psychologique dans laquelle a été donnée lano- tion de l'espace, est la perception de la solidité par le toucher. L'espace que nous concevons à propos de la solidité, laisse celle-ci bien loin en arrière ; car il devient, dans notre esprit, universel et éternel. Il ne faut ni confondre l'espace avec l'ordre et la situation des corps, ainsi que l'a fait Leibniz; ni le regarder comme un attribut de Dieu, suivant l'exemple de Clarke. Si l'espace était un attribut de Dieu, aucune pensée hu- maine ne les aurait séparés, et l'esprit passe- rait de l'un à l'autre, comme il passe de la mo- dification à la substance. L'espace est distinct du corps et de Dieu; il est aussi distinct de notre esprit, et il existe en lui-même. « Pour rendre compte de la notion de la durée, il faut distinguer la durée contingente et la durée absolue. La notion de la première est due à la mémoire, dont l'objet est une chose passée. On ne peut concevoir une chose passée sans conce- voir la durée du moi entre cette chose et le moment présent. La notion de la durée ne vient pas de la notion de succession, car la possibilité de la succession présuppose la durée; elle ne vient pas, non plus, de la notion du mouvement, car la notion du mouvement implique déjà celic delà durée, et il suffit, d'ailleurs, de la mémoire de nos pensées pour nous donner l'idée de la durée. Il n'est même pas besoin d'une suite de pensées pour nous donner la notion de la durée. Cette notion nous viendrait dans une seule opéra- tion de notre esprit, puisque cette opération aurait elle-même une durée. Nous n'aurions pas l'idée de l'espace sans le toucher, ni l'idée de la durée sans la mémoire. La durée ne nous est donnée que comme notre dans la mémoire; par induction, nous concevons que toute chose dure, comme nous durons nous-mêmes. Quand on dit que les choses extérieures durent, on veut dire qu'elles coexistent à tous les instants de notre durée. Nous seuls, nous réalisons, nous localisons, en quelque sorte, la durée observable, comme les corps seuls réalisent l'étendue, objet de l'ob- servation ; et de même que, pour nous, la mesure de l'étendue ne peut être qu'un corps étendu, de même la mesure de la durée ne se rencontre que dans cette fraction de la durée universelle qui nous est accordée et qui s'écoule en nous. En un mot, la durée observable ne sort jamais du moi, pas plus que l'étendue observable n'y peut entrer. Le mouvement volontaire nous donne une mesure exacte de la durée, parce que l'ac- tivité de l'âme y est plus marquée que partout ailleurs, et que la seule durée que nous mesu- rions est celle de l'activité de l'âme. La mémoire nous atteste que chaque effort volontaire simple est d'égale durée ; or, comme chaque effort peut se traduire au dehors par un pas, c'est-à-dire par un mouvement, et, en conséquence, par une por- tion d'étendue, nous avons des parties d'étendue qui sont entre elles comme les durées de nos efforts volontaires; et si nous sommes sûrs de l'uniformité de ces durées, nous pouvons appli- quer la mesure de l'étendue parcourue à la me- sure de la durée écoulée. Au lieu de nos pas, supposez le mouvement d'un pendule, dont nous vérifions l'égale durée en la comparant à celle de nos efforts volontaires, et vous comprendrez comment les oscillations du pendule peuvent nous servir à mesurer la durée du jour. D'où vient que nous estimons si diversement les par- ties de notre propre durée? De ce qu'on les estime et de ce qu'on ne les mesure pas. Pour les mesurer, il faut 1° faire attention à la durée de notre activité; 2° diviser mentalement cette durée en parties observables, comme on l'a in- diqué plus haut dans l'exemple du mouvement volontaire; 3° additionner toutes ces parties. Or, c'est ce qu'on ne fait pas. On ne se trompe d'ailleurs que sur des durées de grande étendue. Dans ces heures qui s'écoulent si rapidement ou si lentement, faites uu pas, appelez quelqu'un : le moment rempli par cet acte ne vous paraîtra ni plus long ni plus court que de coutume. L'homme est incapable de mesurer la durée sans la traduire au dehors par une étendue, et de mesurer l'étendue sans la durée; car, pour me- surer la durée, il faut compter, il faut durer : c'est le temps qui est le père du nombre. « A l'occasion de notre durée, la seule que nous observions par la mémoire, nous concevons la durée des choses contingentes hors de nous, et enfin une durée indépendante de nous et des choses matérielles, durée invariable, illimitée, ROYE — 1510 — ROYI'] éternelle, universelle, nécessaire. Ces deux au très durées ne sont pas déduites de la mienne; elles me sont données à son occasion. Elles ne sont pas, non plus, des abstractions réalisées, car une abstraction réalisée, c'est une qualité remise dans son sujet. Si la durée d'aulrui est l'abstrac- tion de ma durée réalisée, qu'en résultera-t-il? L'abstraction de ma durée étant la durée réalisée ou remise dans son sujet, elle me donnera moi durant, et non pas la durée d'autrui. S'il n'y a au dehors de moi que ma durée réalisée, rien au dehors de moi n'a une durée qui lui soit propre, et le monde est une chimère. Mon père ne dure pas : c'est ma durée que je vois dans ce que j'appelle la sienne, et c'est ici le fils qui engendre le père. La durée d'autrui n'est donc pas une abstraction de la mienne, et la durée absolue n'est pas abstraite de la mienne, ni de (elle des autres choses; elle en est indépen- dante. Selon Condillac, il n'y a que des durées relatives, at ce qui est un millier de siècles pour les uns peut être, non pas seulement en appa- i ence, mais réellement et en soi, un instant pour les autres. Si on peut mettre un siècle en un instant, on peut mettre Paris dans une bouteille. Nous pouvons nous tromper sur la mesure de la durée et de l'étendue, mais nous concevons l'une et l'autre comme invariables en elles-mêmes. L'espace et le temps deviennent pour nous in- dépendants des objets qui les introduisent dans notre pensée. Ils ne peuvent être supposés anéan- tis, quoique l'objet qu'on a touché ou dont on se souvient puisse l'être. Ils deviennent universels et immuables. Nous ignorons ce que sont le temps et l'espace, mais nous les regardons comme indépendants de notre pensée. Le temps et l'es- pace sont infinis et non pas seulement indéfinis. L'indéfini peut avoir des limites, dont on fait ab- straction pour le moment, et ces limites on peut les déplacer toujours sans jamais les faire dispa- raître, tandis que l'infini est ce dont on affirme que les limites ne peuvent être atteintes. » On voit que cette doctrine ne contient pas seulement une théorie sur l'exercice des sens extérieurs, mais des vues sur la casse, la sub- stance, l'espace et le temps, c'est-à-dire sur toutes les matières de la métaphysique. Elle embrasse, comme on voit, le problème de toute la connais- sance humaine. Après avoir établi d'une main très-ferme, à l'imitation de Reid, la véracité de la connaissance fournie par les sens, il a recueilli toutes les connaissances que l'entendement pur ajoute à la connaissance sensitive ; il les a ras- semblées dans une forte synthèse qui ne se trouve pas chez Reid. Il a placé d'un côté la croyance inductive, qui dépasse la portée des sens, mais qui ne fournit pas de principes nécessaires, et de l'autre, la connaissance nécessaire qu'il réduit à quatre principes : le principe de causalité, le principe de substance, la notion de l'espace pur et la notion du temps absolu. On regrette pour la philosophie qu'un esprit aussi délié et aussi ferme n'y ait pas consacré sa vie. Doué d'autant de perspicacité que Reid, avec plus de force de généralisation, il aurait donné aux analyses du philosophe écossais l'ensemble qui leur manque, il aurait ramassé de sa main puissante tous ces excellents matériaux et en aurait construit un solide et imposant édifice. Lorsque M. Royer-Collard avait paru à la Fa- culté des lettres, la philosophie y jetait déjà un tit celle de la fin du xviic siècle, par les réformes d'un philosophe clairvoyant, de M. Laromiguière. Ce profes- ■'.'"' J' gnail a. [a finesse de l'esprit le charme d'une pu.,!, facile, claire, élégante, et relevée enco.e par l'accent méridional, 11 attirait dans les sombres murs du collège du Plessis, où se tenait alors la Faculté des lettres, une l brillante et mondaine. Les jeunes disciples de l'École normale, auxquels on n'avait point ensei- gné de philosophie dans les lycées, étaient éton- nés de cette nouveauté, que les grâces du maître rendaient encore plus séduisante. C'est au milieu de ce succès populaire qu'apparut la grave et sévère figure de M. Royer-Collard. Au lieu d'une abondante improvisation, une lecture un peu traînante; au lieu de ces brillantes clartés répan- dues sur des sujets faciles, des profondeurs obs- cures qui descendent jusqu'aux questions les plus cachées ; au lieu d'une parole ample et développée, un style concis et resserré. Une forme nouvelle et une doctrine plus nouvelle encore : l'auditoire s'étonne; l'École normale, peu préparée à l'intelligence des problèmes épi- neux de la philosophie, écoute sans comprendre, mais est retenue par l'austère beauté du langage. Dans l'intérieur de ses murs, elle se divise par groupes et lit curieusement les exemplaires du discours d'ouverture que le professeur a fait distribuer. Elle admire cette concision expres- sive, cette propriété savante, cette couleur sobre et juste. Le mérite évident de la forme couvre et fait accepter peu à peu les aspérités du fond. C'est la beauté littéraire qui introduit dans l'école la philosophie nouvelle, qui fait prendre le temps de reconnaître et d'apprécier la solidité de la doctrine. Les événements de 1814 vinrent enlever M. Royer-Collard à l'enseignement. La royauté rétablie trouva en lui un partisan déjà ancien, que recommandait la correspondance qu'il avait entretenue avec le roi, par l'intermédiaire de l'abbé André et de l'abbé de Montesquiou. Ce dernier étant devenu ministre, M. Royer-Collard fut placé auprès de lui comme directeur de l'im- primerie et de la librairie. Pendant le cours de la première restauration, il soutint de ses con- seils M. de Montesquiou et commença à lutter contre les exigences du parti de l'émigration. On aperçut l'influence de ce parti dans la for- mation de la maison militaire du roi, dans quel- ques prétentions de la noblesse et du clergé. M. Royer-Collard sentit le souffle de l'esprit an- cien dans une tentative qui fut faite auprès de lui-même. On lui offrit des lettres de noblesse, comme si un titre suranné pouvait donner à son nom plus de valeur que le mérite de celui qui le portait. « Dites au ministre, répondit-il, que j'ai assez de dévouement pour oublier cette imper- tinence. » Le retour de Napoléon le dépouilla de ses fonctions de directeur de l'imprimerie. 11 avait conservé son titre de professeur et de doyen à la Faculté des lettres. Il signa en cette qualité l'acte additionnel aux Constitutions de l'empire. La seconde restauration le trouva peu em- pressé. « Comment choisir, s'écria-t-il, entre le despotisme de Napoléon et le gouvernement de ces malheureux princes qui reviennent dans les bagages de l'étranger? » Cependant le roi Louis XVIII, instruit par la récente catastrophe dont il avait été la victime, avait pris la résolu- tion de faire une plus grande part aux intérêts de la France nouvelle. Il s'était entouré d'un ministère dont les sentiments modérés pouvaient rassurer les esprits contre les influences des partisans de l'ancien régime. M. Royer-Collard fut bientôt nommé président de la commission de l'instruction publique, et envoyé par son dé- partement à la Chambre des députés. 11 n'avait répudié aucune des idées salutaires de 1789 : il voulait favoriser le progrès de la raison et de:; sciences, et maintenir l'abolition des privilèges, ROYE — 151 1 — ROYE l'égalité des cultes et la complète sécularisation de l'État. Il voulait que l'armée, les cultes, la justice et l'enseignement restassent sous la main du pays, et qu'en un mot aucune exception ne vînt détruire l'unité de la France. Il pensait qu'une royauté héréditaire, tempérée par des conseils où viendrait siéger l'élite de la nation, était la forme la plus propre à protéger tous les intérêts du pays ; mais la forme ne lui fit jamais oublier le fond. L'organisation du gouvernement n'était pour lui qu'un moyen; le but était l'abo- lition de tout privilège, le progrès des sciences et des lumières, l'unité de l'État fondée, non sur le culte qui était divers, mais sur la justice, qui devait être uniforme. Ce n'est pas ici le lieu de retracer en détail la vie parlementaire de M. Royer-Collard ; il nous suffira d'indiquer les idées politiques qu'il essaya de faire prévaloir, et qui sont dans une étroite alliance avec sa philosophie. Après avoir lutté contre la Chambre de 1816, toute remplie des partisans de l'ancien régime, et avoir contribué à la faire dissoudre, il se trouva, dans la session de 1817, d'accord avec le roi et le ministère, qui étaient favorables aux intérêts de la France régénérée. Il consentit donc à leur accorder un certain pouvoir sur les journaux : « Il s'agit uniquement de savoir, dit-il, si le gouvernement du roi sert la nation, ou s'il sert un parti. En définitive, c'est sous cette question que sont ca- chées toutes les autres.... Or, nous pensons, nous, que le gouvernement appartient en ce moment aux grands intérêts qui font l'objet de notre sollicitude. » Il montrait par là que les formes politiques n'étaient pour lui que des moyens de conserver la constitution civile de la France nouvelle. Un de ces grands intérêts était la complète égalité des consciences et des cultes, et, par conséquent, la direction de l'éducation publique par des mains laïques, sous l'autorité de l'État. C'était aussi l'un des intérêts nouveaux que les partisans de l'ancien régime attaquaient avec le plus d'ardeur. Puur reconstituer une Église do- minante, il fallait changer les esprits en France, et l'on espérait changer les esprits en mettant l'instruction entre les mains du clergé. Dans un discours prononcé le 25 février 1817, M. Royer- Collard repoussait cette agression avec une ex- trême énergie. « L'université, dit-il, n'est autre chose que le gouvernement appliqué à la direc- tion universelle de l'instruction publique. Elle a été élevée sur cette base fondamentale, que l'instruction ,et l'éducation publique appar- tiennent à l'État, et sont sous la direction supé- rieure du roi. Il faut renverser cette maxime ou en respecter les conséquences; et pour la renver- ser il Lut l'attaquer de front; il faut prouver que l'instruction publique, et avec elle les doc- trines religieuses, philosophiques et politiques qui en sont l'àme, sont hors tics intérêts géné- raux de la société; qu'elles entrent naturelle- ment dans le commerce comme les besoins pri- vés, qu'elles appartiennent à l'industrie comme la fabrication des étoffes, ou bien, peut-être, qu'elles forment l'apanage indépendant de quel- que puissance particulière qui aurait le privi- lège de donner des lois à la puissance publique... L'Université a donc le monopole de l'éducation, à peu près comme les tribunaux ont le monopole de la justice, ou l'armée celui de la force publique. » Dans la session de 1819, l'opposition de droite, toujours préoccupée du désir de faire prédomi- ner le culte catholique, voulait que l'on punît les offenses à la religion et non les offenses à la morale publique, alléguant qu'il n'y a point de morale sans religion : ce qui est vrai si on en- tend parler de la religion commune à tous; ce qui n'est plus vrai si l'on entend parler exclusi- vement de la religion catholique. M. de Serre prononça en sa qualité de garde des sce n\. un discours dans lequel il montra que le lien com- mun des Français n'était plus le culte, mais la morale; que nous avons des dogmes politiques fixes, mais non des dogmes religieux communs à tous les Français; que nous ne pouvons établir des lois pour faire respecter des dogmes religieux qui n'obligent pas tous les citoyens ; que la mo- rale publique est celle qui est révélée par la conscience à tous les peuples, comme à tous les hommes, parce que tous l'ont reçue de leur divin auteur en même temps que l'existence; qu'il n'est jamais arrivé que tous les caractères sacrés de cette morale aient été effacés; que, plus une religion a sanctionné cette morale commune à toutes, plus elle a été sainte, et que c'est l'hon- neur immortel du christianisme de l'avoir portée au dernier degré de pureté et de sublimite. Ces principes étaient ceux de M. Royer-Collard. Il avait souvent pris en main la cause de la phi- losophie, qu'on attaquait déjà et qu'on voulait retrancher des études. « Le pays qui a donné Descartes à l'Europe, avait-il dit, ne repoussera pas le flambeau allumé par ce grand homme. Sans la philosophie il n'y a ni littérature ni science véritable. Si de pernicieuses doctrines se sont élevées sous son nom, c'est à elle, non à l'ignorance, qu'il appartient de les combattre, à elle seule qu'il est réservé de les détruire.... La pensée a maintenant relrouvé dans les épreuves de l'analyse sa sublime origine, la morale son autorité, l'homme ses destinées immortelles. » A la fin de 1819, se trouvant en désaccord avec le gouvernement au sujet d'une loi sur les élections, dans lesquelles le ministère voulait augmenter l'influence des partisans de l'ancien régime, M. Royer-Collard donna sa démission de président de la commission de l'Instruction pu- blique. Quelque temps après, le ministère lui ôta son titre de conseiller d'État, enveloppant dans sa disgrâce M. Guizot, que M. Royer-Col- lard avait proposé à M. de Fontanes pour la chaire d'histoire moderne à la Faculté des lettres; et M. Camille Jordan, qui était toujours demeure uni à M. Royer-Collard depuis le conseil des Cinq-Cents. L'un des vœux les plus ardents de la faction de droite était de reconstituer le clergé sur ses anciennes bases, d'en faire un corps indépendant de l'État, pour qu'il arrivât bientôt à le domi- ner. On revint au projet de 1816, de lui consti- tuer une dotation inaliénable, et d'abord de faire accroître au budget du clergé les pensions ecclésiastiques à mesure de leur extinction. M. Royer-Collard se chargea de repousser cette nouvelle attaque. Il traça la situation du clergé dans la société nouvelle. « L'alliance entre l'État et le clergé, dit-il, consiste en ce que. de la mission du prêtre, l'État l'ait une magistrature sociale, la plus haute de toutes, puisqu'elle a pour fonction d'enseigner la religion. Le prix de l'alliance, qu'on excuse cette expression né- cessaire, est la protection; la condition, c'est que le prêtre restera dans le temple, et qu'il n'en sortira point pour troubler l'Etat. Voila la matière de tous les concordats. La condition des ministres de la religion catholique est n surtout en ce qu'ils sont placés, à l'égard des cultes chrétiens, sous la lui de l'égalité, à l'égard de la société, sous la loi de la liberté de con- science.... Sous des formes bénignes, le concordat de 1817 cachait la contre-révolution dans le clergé. Je juge la révolution aussi sévèrement qu'il convient et que la justice l'exige ; mais je ROYE 1512 — ROYE ne crois la contre-révolution bonne ni permise nulle p:irt Des traitements fixes ont remplacé les dotations territoriales : ainsi le clergé catho- lique est une magistrature légale, instituée sur les mêmes bases et le même plan que l'ordre judiciaire. >> Le ministère, en 1825, proposa une loi sur le sacrilège. Il y avait des peines dans nos codes contre ceux qui avaient outragé les objets ou les ministres d'un culte. On voulait davantage ; on voulait non-seulement augmenter la peine, et, par exemple, couper le poing au coupable, mais forcer la loi à faire profession de la religion ca- tholique, et à nommer sacrilèges les outrages qui seraient adressés à cette religion. On voulait, selon l'expression de M. Royer-Collard, que cette religion tout entière fût tenue pour vraie, et les autres pour fausses; qu'elle fît partie de la con- stitution de l'État, et de là se répandit dans les institutions politiques et civiles, ou autrement, disait-on, l'État professe l'indifférence des reli- gions, il exclut Dieu de ses lois, il est athée. M. Royer-Collard prononça sur ce sujet son dis- cours le plus éloquent, celui qu'il préférait lui- même à tous les autres, a Les gouvernements, dit-il , sont-ils les successeurs des apôtres et peuvent-ils dire comme eux: «Il a semblé bon « au Saint-Esprit et à nous?» Ils ne l'oseraient, ils ne sont pas les dépositaires de la foi, et ils n'ont pas reçu d'en haut la mission de déclarer ce qui est vrai en matière de religion, et ce qui ne l'est pas. » M. Royer-Collard ajouta que si l'on frappait la profanation des hosties, il faudrait bientôt frapper Je blasphème, l'hérésie, l'incrédulité. « De quel droit votre main profane scinde-t-elle la majesté divine, et la déclare-t-elle vulnérable en un seul point, invulnérable sur tous les autres, sensible aux voies de fait, insensible à toute autre espèce d'outrage?» Il conclut que le gouvernement de- viendrait théocratique, mais que, si la théocratie avait pu dans d'autres temps surprendre encore quelque autorité à la faveur de l'ignorance, elle ne serait de nos jours qu'une imposture décriée, à laquelle la sincérité manquerait d'une part et la crédulité de l'autre. « Il est faux, poursuivit-il, qu'on ne sorte de la théocratie que par l'a- théisme.... Ouvrez le budget : vous y trouverez que l'État acquitte annuellement trente millions pour les dépenses du seul culte catholique. La loi de finances, au moins, n'est pas athée. Mais voici une preuve plus convaincante, s'il est possible, que Dieu n'est pas exclu de nos lois : c'est que les lois elles mêmes se sont mises, et avec elles la société entière, sous la protection du serment.... Quoi ! le serment est un acte de religion où Dieu, partout présent, intervient comme témoin et comme vengeur; et quand les lois se confient sans cesse au serment, que sans cesse elles le prescrivent et peut-être le prodiguent, on ose dire que Dieu est exclu de ces mêmes lois, et que l'Étatest légalement athéel... Cet anathème lancé de toutes parts et avec tant d'éclat n'est que le cri de l'orgueil irrité, une vengeance tirée de la loi dont la molle indifférence a négligé de dé- clarer une seule religion vraie et toutes Tes aulres fausses. La liberté et l'égale protection des cultes, voilà tout l'athéisme de la Charte. » Examinant ensuite le rôle politique de la religion, il fit re- marquer finement que les fausses religions ont, pour la stabilité et la splendeur des sociétés, les mêmes avantages que la vraie. Il opposa les pros- pérités de l'hérétique Angleterre à la décadence de la catholique Espagne, et remontra que. dans l'alliance qu'on appelait sainte, le premier' rang appartenait à la Russie, que nous tenons au moins pour schismatique. La dernière lutte soutenue par M. Roycr-Col- lard fut dirigée contre le projet de loi par lequel la faction de droite voulut envelopper la presse de liens plus forts que ceux qu'elle lui avait donnés jusqu'alors. L'indignation avait été le ton dominant du discours contre la loi du sacrilège; les dernières paroles de M. Royer-Collard furent marquées par l'accent de l'ironie et du mépris : « Dans la pensée intime de la loi, dit-il, il y a eu de l'imprévoyance, au grand jour de la créa- tion, à laisser l'homme s'échapper, libre et in- telligent, au milieu de l'univers: de là sont sortis le mal et l'erreur. Une plus haute sagesse vient réparer la faute de la Providence, restreindre sa libéralité imprudente, et rendre à l'humanité sagement mutilée le service de l'élever enfin à l'heureuse innocence des brutes! » Les partisans du privilège, en faisant voter la septennalité dans l'année 1824, s'étaient crus pos- sesseurs de la Chambre et du pays pour long- temps, et cependant, déjà en 1827, ils ne se sentaient plus assurés de la majorité dans le par- lement, et ils voulaient essayer de la recomposer d'éléments nouveaux, qu'ils espéraient voir plus favorables à leurs desseins. Ils firent donc dis- soudre la Chambre des députés et convoquer les collèges électoraux. M. Royer-Collard reçut alors la recompense de ses longs combats pour les intérêts de la France nouvelle : il fut élu par sept départements. L'Académie française voulut aussi concourir à l'éclat de son triomphe et lui ouvrit ses portes. Elle ne pouvait d'ailleurs se dispenser d'appeler dans son sein un écrivain dont le langage était si pur et si élevé, et qui était le premier orateur politique de ce temps. Nommé président de la Chambre des députés pendant les sessions de 1828 et 1829, M. Royer- Collard, satisfait des efforts du ministère pour concilier la liberté et la prérogative royale, essaya de contenir le zèle de ses amis; mais sa voix ne fut pas entendue, et le ministère Mar- tignac n'ayant pu réussir à faire recevoir de la Chambre la loi qu'il venait de lui présenter sur l'organisation départementale, le roi prit avan- tage de cet échec essuyé par un cabinet qui n'était pas de son choix : il forma alors le ministère déplorable qui inspira au pays de si tristes pres- sentiments, et qui ne tarda pas à amener la chute de la dynastie. M. Royer-Collard vit cette révolution avec une extrême répugnance; il n'aurait pas voulu qu'on répondît à une violation de la Charte par une autre violation. « Les révolutions, dit-il, vendent cherjes avantages qu'elles promettent. La pos- térité jugera si celle-ci était inévitable ou si elle pouvait s'opérera d'autres conditions.» Cependant il ne se retira point de la Chambre, parce que, derrière la révolution politique, il entrevoyait des tentatives de révolution sociale, et qu'au- dessus des dynasties et des gouvernements, disait- il, règne la question permanente, la question souveraine de l'ordre et du désordre, du bien ou du mal, de la liberté ou de la servitude. Il prit la parole dans la discussion sur la constitution de la Chambre des pairs, en 1831. et plus tard, en 1835. En 1839, après le triomphe de la coali- tion, il se retira définitivement de la carrière politique. Cependant M. Royer-Collard approchait peu à peu de sa fin. 11 était depuis longtemps resigné à la mort; et il se mit tranquillement à en l'aire les apprêts. 11 avait résolu d'aller mourir à la campagne, au milieu de sa famille et de ses métayers, entre les bras du curé de son village. Il avait fait enseigner à ses enfants les dogmes et les actes d'une religion sévère, mais il n'en RUCK — 1513 — RUYS suivait pas lui-même toutes les pratiques. Quels étaient ses motifs? Nul ne peut le dire, car il a souvent répété qu'il ne s'était révélé à personne tout entier. Quoi qu'il en soit, il se trouvait ainsi dans une contradiction pénible pour lui et surtout pour ses filles. Il leur disait : « J'ai la foi qui croit, mais je n'ai pas la foi qui voit; elle est si précieuse, cette foi, qu'il faudrait aller la cher- cher jusque dans les entrailles de la terre. Je ne suis pas tel que je le voudrais pour m'approcher de l'autel; si je voulais y aller, je tomberais.» On lui répondait « qu'à force de respecter la loi, il la violait. » Il voulut cependant, trois ou quatre ans avant sa mort, recevoir les entretiens d'un prêtre; et l'année qui précéda sa fin, il dit à sa fille, car il n'en avait plus qu'une alors : « Je suis maintenant résolu d'accomplir ce que j'ai toujours différé par la remise au lendemain. » Mais, soit par un reste d'hésitation, soit par la répugnance naturelle à la secte de sa mère pour la fréquence des sacrements, il ajourna pour lui la communion aux derniers moments de sa vie. Dans l'été de 1845, M. Royer-Collard partit pour la campagne, devançant comme à l'ordinaire le départ de sa famille. Il dit, en arrivant dans la cour du château, qui était comme le rendez-vous des métayers au moment du repos , et qu'il trouva remplie de paysans : « Mes amis, je viens mourir au milieu de vous. J'ai voulu vous revoir encore une fois, m'occuper de pourvoir à vos besoins de cet hiver et vous faire profiter des dépenses et des libéralités inséparables même des plus simples funérailles. » Il se fit porter dans sa chambre et n'en sortit presque plus; il n'admit auprès de lui que le médecin et le curé. Il dit à celui-ci : «Ne demandez pas au ciel pour moi la guérison; demandez-lui la patience et la soumission. » et il ne s'occupa plus que des pré- paratifs de sa mort, disposant lui-même, soit les objets qui devaient servir aux cérémonies funè- bres, soit les dons qu'il voulait laisser après lui. Il n'entretint sa pensée que de méditations sur le moment suprême, et l'on trouva, quand il ne fut plus, tous ses livres marqués par les signets aux passages qui traitent de la mort. Lorsque sa famille vint le rejoindre, il ordonna que son gendre fût d'abord admis seul auprès de lui. Il voulait compter exactement le nombre de moments qu'il lui restait à vivre. Il exigeaune réponse sérieuse, et comme on la doit faire à un homme qui ne craint pas la mort. Il reçut alors le reste de sa famille. Il fixa lui-même la nuit où l'on devait lui donner les sacrements, fit dresser un autel dans sa chambre par les mains de ses proches, et il leur disait avec sérénité : « Je suis pas à pas les progrès de ma mort, j'apprends petit à petit à me séparer de toutes choses; je me vois déjà dans le cimetière du village et je m'y mets. » Ses dernières paroles furent celles-ci : «Il n'y a dans ce monde de solide que les idées religieuses; ne les abandonnez jamais, ou si vous en sortez, rentrez-y. » Les Fragments philosophiques de M. Royer- Collard ont été publiés dans la traduction fran- çaise en six volumes qu'a donnée M. Jouffroy des Œuvres de Th. Rcid. Consultez : de Barante, Royer-Collard, sa vie politique, ses discoui^s et ses écrits, Paris, 2 vol. in-8; — Baudrillart, Publicistes modernes, Paris, 1862. in-8;— H. Taine, les Philosophes français du aix-neuvi''me siècle, Paris, 1857, in-12. A. G. KXJCKERT (Joseph), né à Beckstein, dans la Franconie, en 1771, mort à Wurtzbourg, profes- seur d'histoire de la philosophie, en 1813 ou 1823, essaya de fonder, au commencement de ce siècle, une nouvelle philosophie sur des bases purement pratiques. Après avoir fait la critique de tous les philosophes, ses devanciers, depuisïhalès jusqu'à Ficbte, il arrive à l'exposition de sa propre doc- trine dans un ouvrage intitule : le Réalisme, ou Fondement d'une philosophie exclusivement pra- tique, in-8, Leipzig, 1801 (ail.). Il publia plus tard un autre écrit : du Caractère de toute vraie phir losophie, in-8, Bamberg et Wurtzbourg, 1805. Mais la tentative de Ruckert n'eut aucun succès. Elle rencontra un seul partisan, dans la personne de Weiss, qui ne tarda pas à l'abandonner pour d'autres idées. X. RUYSBROEK (Jean), et non pas Rusbrok, un des plus célèbres mystiques du xive siècle, naquit en 1293, dans le village dont il porte le nom, entre Bruxelles et Halle. Dès l'âge de quinze ans, montrant déjà un goût prononce pour la vie con- templative, il quitta l'étude des lettres pour celle de la théologie; mais là même son esprit ne put se plier à aucune règle, à aucune méthode pré- cise, et se laissa entraîner dans les voies de la rêverie et de la spéculation solitaire. Aussi n'est-ce point à son savoir qu'il a dû sa renommée. Ses lectures ne s'étendaient pas au delà de saint Augustin, du prétendu Denis l'Aréopagite, et de quelques Pères de l'Église. Il écrivait en flamand, sa langue maternelle, et c'est à Surius, un de ses disciples, qu'on doit la traduction latine de ses œuvres. Consacré prêtre à vingt -quatre ans, nommé vicaire, puis curé de Sainte-Gudule, à Bruxelles, Ruysbroek arriva promptement à la plus haute réputation de sainteté. De toute part on venait le voir ou on lui écrivait pour le con- sulter sur les mystères de la vie spirituelle. Par- venu à l'âge de soixante ans, il quitta sa modeste cure pour entrer au monastère nouvellement fondé des chanoines réguliers de Groendal (Viridis vallis), dont il fut le premier prieur. Il y demeura, partagé entre les austérités de la vie ascétique et les douceurs de la contemplation, jusqu'à sa mort, arrivée le 1er décembre 1387. Retiré, le plus sou- vent, dans quelque sombre réduit de la forêt de Soignies, qui entourait son monastère, il se livrait entièrement au pouvoir de l'extase, croyant que chaque parole qu'il écrivait lui était dictée par le Saint-Esprit. Ruysbroek. se place à cette hauteur où la théo- logie et la philosophie se confondent; mais, à sa manière de composer, on ne doit pas s'attendre à trouver chez lui un système ou un corps de doctrine présenté avec ordre et clarté. Son langage est constamment allégorique. Son mysticisme est une sorte d'ivresse, au milieu de laquelle il semble avoir à peine conscience des paroles qui lui échap- pent. Cependant, à travers ces ténèbres, on dis- tingue un certain nombre d'idées dominantes, les mêmes qui forment à peu près le fond invariable de tout mysticisme spéculatif. L'essenje divine est une unité simple, qui ne peut être exprimée par aucune parole, ni représentée par aucune image. Pour la concevoir, la raison ne suffit pas; il faut le secours d'une illumination surnaturelle. C'est, eneffet.au nom de cette faculté supérieure que Ruysbroek expose toutes ses conviaiuns. Un dans son essence, Dieu est triple dans ses mani- festations; il forme trois personnes : le l'ère est \eprincipe; leFils est la sagesse éternelle, mereée du Père; le Saint-Esprit, c'est Vamoy.r, émanant à la fois du Père et du Fils, et les unissant en un seul Dieu. En conservant le nom de 1 c'est véritablement à l'idée de l'émanation que Ruysbroek semble se rattacher, comme la plupart des mystiques. La création, selon lui. est éter- nelle. Les créatures, quoique différentes de Dieu, comme existences finies, doivent cependant ren- trer en Dieu, d'où elles sont sorties, qui est leur centre commun, et au sein duquel elles perdent leur nom et leur différence. Dans l'homme, il SABE 1514 — SAUF, faut distinguer l'esprit et Vâmc , qui forment ensemble une même vie. L'âme est le principe de la vie de l'homme, considéré comme homme; et l'esprit est le principe de la vie en Dieu. L'àim1, par ses trois facultés supérieures et ses trois qualités essentielles, est le miroir de la Trinité divine. Tous les hommes sont un dans leur type éternel, qui est le Fils. Malgré ce lien intime, cette consubstantialité établie entre le Créateur et la créature, Ruysbroek accorde une grande influence à la volonté. « Tu n'as qu'à vouloir être quelque chose, dit-il, et tu le seras. » Éclairée par la grâce, la volonté peut tout; abandonnée_à son état naturel, elle n'a que le pouvoir de haïr le péché et de désirer la grâce. Dans le chemin que l'homme doit parcourir pour arriver à la perfection, Ruysbroek distin- gue trois degrés, ou, pour parler comme lui, trois vies : la vie active, la vie inlime ou affec- tive et la vie contemplative. La première consiste dans les œuvres de pénitence, bonnes actions, bonnes mœurs; la seconde, dans le renoncement volontaire et absolu à toute affection pour la créature, dans la dênudation du cœur ou l abstraction intérieure ; enfin, dans la troisième, l'âme n'a plus même la conscience de son abné- gation et de son union avec Dieu : elle est au- dessus de l'espérance, de la foi et de toutes les vertus; elle est au-dessus même de la grâce; elle demeure éternellement dans le Père, émane de lui avec le Fils, et se réfléchit dans le Saint- Esprit ; en un mot, elle devient déiforme, mais elle ne devient pas Dieu. Dieu et l'âme sont unis par l'amour ; ils ne sont pas un en substance et en nature. C'est par cette distinction que Ruys- broek s'efforce d'échapper au panthéisme; mal- heureusement, il n'y est pas toujours fidèle ; ses expressions, surtout dans les Noces spirituelles, vont souvent au delà de la limite tracée par sa pensée ; aussi a-t-il été accusé par Gerson (voy. ses Œuvres, édit. Dupin, t. II, 2e partie, p. 59) de renouveler la doctrine d'Amaury de Bène, depuis longtemps condamnée par l'université de Paris, et d'être attaché à la secte des beghards. La doctrine de Ruysbroek est renfermée prin- cipalement dans les ouvrages suivants : Spécu- lum œternœ salutis; — de Calculo, sive de Per- fectione filiorum Dei ; — Samuel, sive de alla contemplatione apologia. Les autres, au nom- bre de neuf, ne sont que des répétitions de ceux- ci. Tous, comme nous l'avons dit, ont été com- posés en flamand, puis traduits en latin et réunis par Surius, in-f°, Cologne, 1552, 1609 et 1692. On peut consulter sur Ruysbroek les Études sur le mysticisme allemand au quatorzième siècle, par M. Schmidt, dans les Mémoires de VAca- démie i -à-dire une histoire universelle en 62 volumes, don4 ■ 1 * - Sales a écrit les M premiers] — \ta fk publique, a iton, éditeur .). de Sales, 13 vol. in-12, 1791 : réimprimé sous le titre à' Éponine, 6 roi. in-K. 179.5. SALISBURY OU SARISBÉRY (Jean PETIT, Johannet Parvus, plus cnnnu sous le nom de) était ainsi appelé de sa ville natale, la capital': du YViltshire. Comme cette province s'appelait autrefois Severia, en souvenir de l'empereur Sé- vère, conquérant de la Grande-Bretagne, il n'est pas rare que l'écrivain dont nous nous occupons soit aussi désigné sous le nom de Severianus. 11 nous apprend lui-même qu'il était très-jeune encore, adolescens admodum, quand il vint étu- dier en France, un an après la mort de Henri I", roi d'Angleterre, c'est-à-dire en 11*36. Il suivit d'abord les leçons d'Abailard. pour qui il conserva toute sa vie la plus vive admiration, et dont la doctrine semble avoir laissé le plus de traces dans son esprit. Lorsque Abailard eut cessé d'ensei- gner, il eut successivement pour maîtres de dia- lectique Albéric de Reims, Robert de Melun, Guillaume de Conches, Adam du Petit-Pont, qui fut aussi son protecteur, Guillaume de Soissons, Gilbert de la Porrée, Robert Pullus et Simon de Poissy. L'évêque Richard le fit surtout avancer dans le quadrivium, c'est-à-dire l'arithmétique, l'astronomie, la géométrie et la musique, et il étudia la rhétorique sous Théodoric et Pierre Hélie. Son extrême pauvreté l'ayant chassé de Paris, il alla chercher un asile à l'abbaye de Moûtier-la-Celle, dans le diocèse de Troyes. Il y fut reçu en qualité de chapelain de l'abbé Pierre de Celle, avec qui il se lia d'une étroite amitié, et qui devint son successeur comme évêque de Chartres. Au bout de trois ans, il retourna en Angleterre, où il arriva rapidement à une position très-élevée. Recommande à Thibaut, archevêque de Cantorbéry, et introduit par ce prélat près de Thomas Becket, alors chancelier d'Angleterre, il fut chargé de plusieurs missions importantes près des papes Eugène III, Anastase IV, Adrien IV, et se concilia la faveur de ces trois pontifes, parti- culièrement d'Adrien, qui était Anglais d'origine. Plus tard, dans la lutte qui éclata entre Henri II et Thomas Becket, récemment élevé au siège de Cantorbéry, Jean prit parti pour son protecteur, fut enveloppé dans sa disgrâce et obligé de se réfugier à Paris, où il arriva aussi pauvre que dans sa jeunesse. En 1170, le fougueux archevêque ayant paru se réconcilier avec son souverain, Salisbury l'accompagna en Angleterre et faillit tomber comme lui sous le poignard d'un assassin. Enfin, en 1176, après avoir été attaché au succes- seur de Thomas Becket, il dut à la protection de Guillaume, fils de Thibaut, comte de Champagne, d'être appelé à l'évêché de Chartres, où il mourut en 1180. Jean Salisbury, esprit critique et sensé, d'une érudition choisie et rare pour son époque, qui a entendu par lui-même les chefs de toutes les écoles, les maîtres les plus célèbres, est une autorité très-précieuse à consulter, non-seulement sur l'histoire de la philosophie, mais sur l'his- toire des lettres et des sciences, sur l'état des idées au xnc siècle. Ses deux principaux ouvra- ges sont le Policratious et le Metalogicus, deux SALL — 1523 — SALL titres qu'il serait bien difficile de traduire exac- tement. Le Policralicus, également intitulé de Nugis curialium etvestigiis philosoph vum (des Amuse- ments des courtisans et des veiiiges des })hiloso- phes) . est le plus important des deux pour l'étendue. Il est précédé d'une épitre en vers, consacrée à l'éloge de Thomas Becket, et se divise en huit livres où sont agitées les plus importantes ques- tions de la morale, de la politique et de la philo- sophie, mais sans ordre et sans aucun plan. C'est un recueil d'observations et de réflexions diverses, où l'on remarque principalement cette doctrine, attribuée à des auteurs plus modernes : « Il est non-seulement permis, mais méritoire de tuer un tyran. Sont réputés tyrans tous les rois que le peuple a déposés, tous ceux qui ne reconnaissent pas la suprématie temporelle du peuple, et refusent de se laisser conduire par ses conseils. Le roi n'est que le ministre des prêtres et leur subalterne. » Il y a tout un chapitre qui a pour titre : Quod princeps minister est sacerdolum et minor eis. Le Metalogicus a un objet plus précis et plus intéressant pour l'histoire de la scolastique : il est destiné à défendre les belles connaissances contre une secte barbare de charlatans et de sophistes, que l'auteur appelle les cornificiens, du nom de Cornificius, leur chef réel ou supposé. C'est dans ce livre qu'on rencontre les renseigne- ments les plus précis sur l'état des études, et particulièrement sur la philosophie et les philo- sophes de son siècle. Salisbury ne les flatte pas, tout en exprimant de l'admiration pour quelques- uns d'entre eux. Il leur reproche de ne pas puiser leur science à sa véritable source, de ne pas con- naître Aristote par ses œuvres mêmes, au lieu de l'étudier dansdes traductions informes et infidèles. Il se plaint aussi de l'obscurité qu'ils affectent dans leurs leçons et des discussions frivoles, des subtilités puériles dont ils ont embarrassé la dialectique. Partout il se raille des nominalistes; ce qui ne veut pas dire, comme on l'a prétendu, qu'il ait épousé la cause du réalisme. Il est plus probable qu'il est resté attaché au conceptualisme d'Abailard. Du reste, il n'exprime pas la même opinion dans ses deux ouvrages. Le Poiicratiaus nous le montre attaché aux doctrines de Platon, sans qu'il admette la supposition, très-accréditée alors, que Platon a puisé toutes ses idées dans les livres saints. Dans le Metalogicus, au con- traire, il se donne expressément pour un disciple d'Aristote. Les deux ouvrages de Salisbury ont été im- primés plusieurs fois, tantôt séparés et tantôt réunis. Les éditions où ils se trouvent réunis sont celles de Lyon, in-8, 1513; de Leyde, in-8, 1639, et d'Amsterdam, in-8, 1664. Le Policratiquc a été traduit en français par Mézerai, sous ce titre : Variétés de la Cour, par Jean de Saris- béry, in-4, Paris, 1640. On a aussi de Salisbury un petit poème, de Membris conspiranlibus ; — une Vie de saint Anselme de Cantorbéry, dans VAnglia sacra de Warthon, t. II, p. 14;— une Vie de Thomas Becket, Vita atque passio sancli Thomœ, dans le Quadrilogus, publié par ordre de Grégoire XI, in-4, Paris, 1495; — un Commentaire sur les Épîtres de saint Paul, in-4, Amst., 1646; — et 339 lettres. Tous ces écrits sont analysés avec le plus grand soin dans YHistoire littéraire de la France, t. XIV, par le marquis da*Pastoret. SALLUSTE. 11 a existé deux philosophes de ce nom : l'un néo-platonicien, qui florissait au ive siècle de notre ère, et auteur du petit traité des Dieux, et du monde (Hept 0£ùW xaï xotiaoô); l'autre cynique, qui appartient au vie siècle. Nous nous occuperons d'abord du premier. Secundus Sallustius Promotius, ordinairement appelé Salluste le Philosophe, naquit dans les Gaules, d'une famille patricienne, au commen- cement du ive siècle après Jésus-Christ. Nommé préfet des Gaules par l'empereur Constance, et chargé de surveiller la conduite de Julien, il ne tarda pas, grâce à son amour pour la philosophie, à se lier d'amitié avec ce prince. Devenu pour cela même suspect à Constance, il fut appelé en Illyrie, au grand chagrin du jeune César, qui nous a laissé dans un discours l'expression de ses regrets. Après la mort de Constance , Julien, devenu empereur, l'emmena en Orient où nous le voyons, en 563, élevé à la dignité de consul. Il suivit l'empereur dans son expédition contre les Perses, dont il avait vainement essayé de le détourner; et lorsque, après la mort de Julien, les soldats lui offrirent la couronne impériale, il la refusa en s'excusant sur ses infirmités et son âge, et contribua de tout son pouvoir à faire nommer Valentinien. Salluste, pendant la durée de sa puissance, rendit de grands services aux chrétiens, en opposant à la rigueur dont ils étaient l'objet et qu'ils devaient bientôt dépasser contre leurs adversaires, le principe philosophique de la tolérance. Ainsi il défendit Marc, évêque d'Aréthuse, contre les habitants de cette ville, qui voulaient le forcer à rebâtir un temple païen. Le temple de Daphné, dans le faubourg d'Antioche, ayant été réduit en cendres, et les chrétiens, sur les ordres de Julien, étant poursuivis comme les auteurs de l'incendie, Salluste, chargé de les juger, prononça l'absolution des accusés. Julien, en lui laissant sa faveur, finit par lui ôter la connaissance des adirés relatives aux chrétiens. Selon la Chroniqwt d'Alexandrie, il vivait encore en 379; mais on ignore l'époque de sa mort. C'est le Salluste dont nous venons de parler, l'ami de Julien, le disciple de l'école d'Alexandrie, qui est évidemment l'auteur du petit traité des Dieux et du monde, car le fond de cet écrit est purement alexandrin. C'est un sommaire précis, fidèle et très-élégant des doctrines les plus essen- tielles dont se compose la philosophie néo-platoni- cienne. Il parle successivement des rapports de la mythologie et de la philosophie, ce sujet si cher aux alexandrins, de la nature divine, du monde, de l'âme et de l'intelligence, do la pro- vidence, du destin et du hasard, de la distinction du vice et de la vertu, de la meilleure forme du gouvernement, de l'origine et de la nature du mal, du culte et des sacrifices, de la rémunération des bonnes et des mauvaises actions, de la mé- tempsychose et de l'immortalité de l'âme. 11 n'est pas sans intérêt de voir comment l'auteur résout la première de ces questions. Il croit que les dogmes religieux ont besoin d'être enveloppés dans des symboles, d'être enseignés sous la forme de récils, pour frapper l'esprit du grand nombre et porter le sage à la méditation. Ces symboles, ou ces mythes, comme on les appelle, viennent de deux sources, de la poésie et de la philosophie, de l'inspiration et de la réflexion. Ils se divisent en cinq classes : les uns se rapportent uniquement à la nature de Dieu, et sont appelés théologiques; les autres aux phénomènes de la nature, et sont appelés physiques; les autres aux opérations de l'âme, et sont appelés psychiques; d'autres, sous le nom de mythes matériels, désignent les diffé- rents éléments, les différentes parties de l'univers; enfin d'autres, qui réunissent ces différents carac- tères, forment un genre mixte. Cette théorie est la même que nous voyons développée dans les œuvres d'Olympiodore. On remarquera aussi la manière dont Salluste parle des sacrifices et des cérémonies du culte. La Divinité n'a besoin de rien et ne peut se laisser diriger par nos prières : SALV — 1524 — sa m; mais l'homme a besoin d'agir sur lui-même et d'élever sa pensée jusqu'à l'auteur de toutes choses pour s'unir à lui et devenir meilleur. L'ouvrage dont nous parlons a été publié, pour la première fois, par Gabriel Naudé, avec une traduction latine de Léon Allatius, in-18; Rome, 1638; réimprimé à Leyde, même format, en 1639. Th. Gale l'a recueilli dans ses Opuscula mytho- logica, in-8, Cambridge, 1671, et Amst., 1688. Formey Fa traduit en français, in-8, Berlin, 1748, et dans le Philosophe païen, 2 vol. in-12, ib., 1759. Salluste le Cynique naquit au vie siècle de notre ère, à Emèse, en Syrie. Se préparant d'abord à la carrière du barreau, il prit des leçons d'éloquence près du sophiste Eunoïus qui se trouvait alors à Emèse; mais il comprit que l'étude des modèles valait mieux que toutes les règles, et il se mit à apprendre par cœur les harangues de Démos- thène. Il composa lui-même des discours, fort admirés de son temps, mais qui ne sont pas arrivés jusqu'à nous. Ayant quitté plus tard l'élo- quence et le droit pour la philosophie, il se rendit à Alexandrie pour y suivre sa nouvelle vocation. D'Alexandrie, où il ne rencontra point de maître digne de lui, il alla à Athènes, où il entendit Proclus. Enfin, il quitta Athènes avec Isidore, déserteur comme lui de l'école platonicienne, et retourna à Alexandrie où il adopta la vie et les maximes de l'école cynique, renonçant aux plai- sirs et aux simples commodités de la vie, aban- donnant sa fortune, se faisant respecter par l'austé- rité de ses mœurs et redouter par ses sarcasmes. Son enseignement philosophique n'a pas laissé plus de trace que ses compositions littéraires. — On peut consulter sur Salluste le Cynique, Phr- tius, Cod. 242, et Suidas, art. Salluste et Athéno- dore. SALVIEN, écrivain religieux, né sur les bords du Rhin, on ne sait au juste en quelle ville ni en quelle année, florissait vers 418 à Marseille où il fut honoré comme une des gloires de l'É- glise. Son nom appartient à l'histoire de la reli- gion; et il serait peu sensé de le compter parmi les philosophes, ou même parmi ceux qui, comme saint Augustin, ont mêlé la philosophie aux dé- monstrations théologiques. Il a pourtant droit à une courte mention parce qu'il a laissé un livre célèbre sur la Providence : de Gubernatione Dei et de justo Dei prœscnlique judicio. Ce livre, écrit au moment où les chrétiens de la Gaule, foulés par l'invasion des .barbares, désespéraient malgré eux de la justice de Dieu, et devenaient incrédules aux promesses de l'Eglise, n'est pas un traité du genre de celui que Leibniz appela plus tard Essai de Théodicée. Il s'agit bien de soutenir la cause de Dieu : « Causam Dei agi- mus. » dit Salvien ; mais non pas par des raison- nements abstraits. C'est surtout l'histoire qui est appelée en témoignage de l'intervention divine, et le de Gubernatione ressemble plus au Discours sur l'histoire universelle qu'à un traité de métaphysique. Le pieux écrivain annonce qu'il va établir ces trois propositions : Dieu est présent partout, et toujours agissant ; il est l'auteur du monde; il le gouverne et le juge; et, en s'appuyant prin- cipalement sur les préceptes du christianisme, Silvien ne dédaigne pas non plus les argu- ments des philosophes; mais la part qu'il leur fait dans sa démonstration est bien insignifiante. Il a du reste des preuves plus frappantes, et d un à propos saisissant : à ces hommes qui se lamentent et accusent Dieu, au milieu des dé- tres, il ordonne de rentrer en eux-mêmes, et de se demander si le mal qu'ils souffrent n'est pas plutôt une marque de la justice de Dieu, qu'une présomption en faveur d'un destin a\ut: le souffle d'un air obscur et un chaos ténébreux; l'un plus actif, l'autre plus passif, infinis, illimités, mais non pas purement matériels tous les deux. En effet, dans l'air surgit un désir, une inspiration (71680;), qui mit en jeu sa I qui figure en mythologie comme frère d'Eros et lils d'Astart<:. Tel fut le commencement, de toutes choses. D'abord naquit Mot, le mélange qui con- tenait les germes du monde et des êtres dont le monde est peuplé. En vain Philon, dominé par la mythologie égyptienne, fait-il de Mot une substance purement matérielle, il ne peut réussir, avec cette interprétation, à expliquer l'origine de l'intelligence. «11 y avait, dit-il, quelques animaux n'ayant pas de sensibilité (^wa oCx ty-o\xa.o.laQr,aiy), qui devinrent des animaux doués d'intelligence ((«ce voepâ). Comment le devinrent-ils? C'est ce que le matérialisme de Philon ne saurait expli- quer; mais, compilateur érudit, il nous apprend le nom de ces êtres, celui de Çw:fa<îY]|j.iv, dont on a fait les mots sémitiques tzophé schemaïm, gar- diens du ciel, par la raison que Philon les appelle lui-même eÇ oùpavoù xaXourai, speculatores c cœlo. » 11 ajoute : « Ils furent façonnés d'une manière semblable à la figure d'un œuf, et Mot brilla ainsi que le soleil, la lune, les astres et les grandes étoiles. » Mais ces mots rendent bien imparfaitement sa pensée ou sa théorie, car il veut dire que, de la masse liquide de forme ovale sortit, non pas d'abord la terre, mais le ciel où brillent ces astres animés et intelligents auxquels fut confiée, selon Platon, la création des hommes. Toutefois le Sanchoniathon de Philon est loin d'admettre l'intervention de pareilles intelligen- ces dans la formation de notre espèce. Au con- traire, il a recours à un conte ou à une allégorie ridicule : « De la terre et de la mer, échauffées par le soleil, s'élevèrent des vapeurs qui enfan- tèrent des orages, et, au bruit du tonnerre, à la lueur des éclairs, s'éveillèrent mâles et femelles les animaux intellectuels.» Ce sont ceux-là mêmes qui ont figuré déjà comme des puissances cosmi- ques. L'origine de l'intelligence dans l'homme n'est donc pour lui qu'un réveil; il est de sa nature même un animal intellectuel et n'a pas besoin qu'il lui soit fait don de l'intelligence de la part d'une intelligence suprême. On reconnaît à ces traits l'évhémérisme, et ce caractère fonda- mental, joint à celui d'une absence complète de toute idée de création ou de créateur, distingue si nettement cette cosmogonie de celle de Moïse, dont on l'a dite tour à tour le type ou la copie, que nous sommes dispensés de discuter quelques- unes de ces analogies qui se rencontrent là comme à peu près dans toutes les cosmogonies de l'an- cien Orient. Ces analogies, toutefois, sont frap- pantes. De même que l'Éternel assiste l'homme l'ait de terre et prend part à ses destinées pre- mières, les dieux Alcàv et npw-ôyovoç, pères de Génos et de Généa, assistent les premiers hommes sortis de la terre. A'twv, qui est aussi appelé Ophion, le Serpent, leur enseigne à se nourrir du fruit des arbres. D'autres divinités, Adoni, par exemple, rappellent les noms ou les épithètes du Dieu d'Israël. Mais ce que Philon a pris dans Sanchoniathon et ce qu'il en a fait est si évidemment un mé- lange d'idées égyptiennes et chaldcennes, les unes et les autres revêtues d'une forme grecque, qu'on ne doit plus se llalter d'avoir la cosmogonie phénicienne. Cela est, sans nul doute, fort regret- table; toutefois cela atteste, une fois de plus, un SANK — 1527 SANK grand fait dans l'histoire des idées, la liaison intime de l'Orient et de l'Occident, liaison telle, qu'en effaçant les différences nationales, on peut retrouver les idées qui forment comme la trame dans l'enchaînement de tous les grands systèmes. Il résulte, en effet, de cette compilation philoso- phique de Philon, que la Phénicie a joué, dans les spéculations théogoniques et cosmogoniques, le même rôle que dans les institutions, 1 industrie et le commerce, c'est-à-dire un rôle d'interprète, d'intermédiaire. Son génie forme comme une nuance, sa science une transition entre l'Orient et l'Occident. C'est le rôle que lui assignait évidem- ment sa situation géographique. Outre les ouvrages cités dans le courant de cet article, on doit consulter : Roth, Zur Litteratur des Sanchoni" thon. 1841; — Hengstenberg, Bei- traege zur einleitung ins alte testament, t. II, p. 209 et suiv.; — Vibelit, de Sanchoniatone, Christiania, 1842; — Guigniaut, sur Sanchonia- thon, Revue de philologie, 1847, p. 485; — Albert Matter, de la Cosmogonie de Sanchoniathon, in-8, 1849. — Il n'est pas besoin de parler désor- mais de la prétendue découverte de Hagenfeld (Sanchoniathori 's Urgeschichte, Hanovre, 1836, et Sanchoniathonis historiarum Phœniciœ li- bri IX, grœce versos a Philone, 1837), qui n'était qu'une fraude grossière. J. M. SANKHYA, le plus indépendant et le plus complet des systèmes, eu darsanas, de la philo- sophie sanserfte. Le fondateur du sànkhya est Kapila, personnage sur lequel nous n'avons aucun renseigement au- thentique, et dont le nom se trouve cité dans le Mahabhârata et dans le Bhagavata Pourâna (voy. plus haut l'article Kapila). Il est aujourd'hui constaté que la doctrine sànkhya est plus ancienne que le bouddhisme; et comme la date de la mort de Bouddha est fixée, sans qu'on puisse le révo- quer en doute, à l'année 547 avant notre ère, la philosophie sànkhya compte aujourd'hui tout au moins vingt-quatre siècles de durée. Elle est encore dans l'Inde l'une des plus célèbres et l'une de celles que les savants du pays cultivent avec le plus de curiosité. Le mot sànkhya, quand on le prend substan- tivement, veut dire nombre, et adjectivement, numérique. Il veut dire aussi, par extension : calcul, supputation, raisonnement, raison. Cole- brooke a eu tort de rapprocher le nom de Pylha- gore de celui de Kapila; et l'on pourrait croire, selon lui, que dans le sànkhya les nombres jouent un grand rôle. Il n'en est rien, et la seule inter- vention des nombres dans ce système, c'est que Kapila porte à vingt-cinq le nombre des principes qui, suivant ses théories, constituent l'universalité des choses. Le véritable sens du mot sànkhya, c'est le second que nous venons d'indiquer : ce mot signifie le système de la raison, et, pour prendre un terme tout moderne, le rationalisme. L'un des traits caractéristiques du sànkhya, c'est en effet de répudier hautement toute autre autorité que celle de la raison. Kapila ne s'en fie qu'à elle, comme plus tard Platon et Descartes; et il re- pousse avec fermeté, quoique toujours avec respect, l'autorité de la révélation et des livres saints. On connaît déjà les principaux dogmes de la philosophie sànkhya par ce qui en a été dit an- térieurement dans les deux articles sur la philo- sophie indienne et sur Kapila. Il faut les rappeler de nouveau et avec le plus de concision possible. Selon Kapila, les vingt-cinq principes sont : 1° la nature, ou le principe secret et tout-puissant de la vie universelle; — 2° l'intelligence; — 3° la conscience; — 4°-8° les cinq particules subtiles, ■qui sont comme les essences des cinq éléments grossiers, c'est-à-dire les particules de la lumière, du son, de la saveur, de l'odeur et de la tangi- bilité; — 9M9° les onze organes des sens et de l'action, c'est-à-dire, d'une part, la vue, l'ouïe, le goût, l'odorat et le toucher ; et, d'autre part, la voix, les mains, les pieds, les génitoires et les excrétoires; puis, au onzième rang, le minas chargé de transmettre à la conscience les infor- mations des sens et d'en recevoir des ordres que les organes d'action doivent exécuter ;— 20-24° les cinq éléments grossiers, qui sont l'éther, l'air, la lumière, l'eau et la terre; — 25° enfin l'àme, qui connaît et qui juge tout le reste. La nature consiste essentiellement dans le principe primordial qui anime et qui soutient tout : elle se développe dans les vingt-trois prin- cipes qui la suivent et qui ne sont, en quelque sorte, que son épanouissement. L'ensemble de ces vingt-trois principes forme le monde, la création, destinée à périr un jour, ou plutôt à rentrer dans le sein de la nature d'où elle est sortie, et à en ressortir de nouveau. La nature est éternelle et incréée : elle dure sans commen- cement et sans fin, et c'est elle qui crée tout ce que nos sens peuvent apercevoir. Elle produit d'abord l'intelligence, qui produit à son tour la conscience; et la conscience produit les principes qui la suivent. Ces principes secondaires sont donc à la fois produisants et produits. Quant à la nature, elle produit, mais elle n'est pas produite. En dehors de toutes ces catégories, l'âme, éternelle comme la nature, n'est pas produite plus qu'elle ; mais elle ne produit pas ainsi qu'elle ; et de même que l'âme est incréée, elle est aussi éternellement stérile. Au fond, il y a donc deux principes coéternels, la nature et l'âme: et la totalité des vingt-cinq principes que compte ordinairement le sànkhya se réduit en définitive à ces deux-là. L'âme est indépendante de la nature en ce sens que ce n'est pas la nature qui la produit; elle lui est supérieure en ce sens que la nature est aveugle et que l'àme seule connaît les choses et peut acquérir la science. Mais, sans la nature, l'âme ne saurait atteindre le but qu'elle poursuit ici-bas, c'est-à-dire le salut éternel. Il faut que l'âme étudie la nature pour s'en distinguer pro- fondément; il faut qu'elle étudie les choses pour ne se confondre avec aucune d'elles. L'âme a donc besoin de la nature; et sans la nature, qui vient la solliciter sans cesse, l'àme3 qui est par elle-même incapable d'agir, ne sor- tirait pas d'une éternelle inertie. C'est la nature seule qui agit, et l'àme ne fait qu'assister comme un témoin impassible, comme un arbitre et un juge impartial, au spectacle qui se déroule sous ses yeux. On peut ainsi comparer l'association d?. l'àme et de la nature à celle d'un aveugle et d'un boi- teux : le boiteux, qui ne peut marcher, est porté par l'aveugle qui ne peut voir; il le dirige sans pouvoir lui-même faire un pas; et tous deux, grâce au secours commun qu'ils se prêtent, ar- rivent au but qu'ils cherchent, et qu'isolés ils ne sauraient atteindre. La nature est faite pour être connue; l'âme est faite pour connaître : et dans cet échange de ser- vices réciproques, si l'activité apparente est du côté de la nature, l'activité véritable, celle de la science et de la pensée, est du côté de l'âme. Une fois que l'àme a connu la nature, l'union cesse : la nature connue n'a plus de séduction pour l'âme. Comme une actrice aimable et habile, elle avait provoqué et soutenu l'attention de l'àme par ses jeux, par ses transformations, par ses illusions infinies; elle l'avait poussée à la science ; mais cette science une fois acquise, SANK — 1528 — SANK l'âme, qui sait désormais ce qu'elle est et ce que vaut la nature, n'a plus rien à apprendre; et toutes les conditions du salut éternel sont rem- plies pour elle. Réunie au corps qu'elle anime, elle peut bien vivre encore en ce monde jusqu'à ce que ce corps périssable soit dissous et absorbé dans les éléments grossiers dont il avait été formé; mais l'àme reste alors sur la terre comme la roue du potier tourne encore quelques instants même après qu'a cessé l'impulsion qui la mettait en mouvement. Quand la mort arrive, l'àme, délivrée des liens matériels du corps, délivrée des liens bien autrement redoutables de l'igno- rance, entre dans la béatitude éternelle. Cette béatitude, sur laquelle Kapila ne s'expli- que pas en des termes fort précis, consiste surtout à être soustrait pour jamais à la loi fatale de la renaissance. L'àme, une fois rachetée par la science que propose le sânkhya, une fois par- venue à se connaître elle-même et à se distinguer de tout ce qui n'est pas elle, n'a plus à craindre de renaître dans aucun des degrés de l'échelle des êtres. Il y a en tout quatorze degrés, depuis Brahma, le plus grand des dieux; jusqu'à la pierre immobile, jusqu'à la matière inerte. Cinq sont au-dessous de l'homme et se composent des divers êtres inorganiques ou organisés, sans vie ou vivants. L'humanité forme une classe à part. Au-dessus d'elle est le monde supérieur où l'on compte encore huit degrés, depuis les moins puis- sants des génies jusqu'aux dieux les plus élevés. L'âme peut successivement parcourir ces quatorze échelons, et monter dans la série des êtres, selon qu'elle a été vertueuse et savante; ou bien y descendre, selon qu'elle a été ignorante et dé- pravée. Mais dans toutes ces transformations, depuis les plus infimes jusqu'aux plus hautes, elle est toujours soumise à la métempsychose ; et les dieux eux-mêmes n'échappent pas à cette terrible loi. La science seule, et la science telle que l'enseigne l'école du sânkhya, peut soustraire l'àme à ce joug redoutable : la science est l'instru- ment et la condition du salut. Tel est l'ensemble de la doctrine sânkhya ; telle est la foi qu'inspirait Kapila à ses disci- ples. Comme on le voit, le caractère éminent de cette doctrine, c'est d'être spiritualiste. Sans doute, le spiritualisme de Kapila n'est ni très- conséquent ni très-complet, mais il est incon- testable* et c'est en vain que l'histoire de la philosophie a voulu quelquefois classer Kapila parmi les sensualistes. Il n'y a pas trace de ma- térialisme dans cette doctrine ; et bien que la notion de l'âme, telle que Kapila la conçoit, ne soit ni très-claire, ni très-juste, et qu'on ait peina à comprendre ce qu'est l'âme isolée de l'intelligence et du moi, cependant on ne peut nier que l'âme, profondement séparée de la na- ture qu'elle seule connaît et juge, ne soit bien l'âme telle que le spiritualisme l'admet. Un autre reproche, aussi peu fondé, qu'on a fait à Kapila, c'est de l'accuser de scepticisme. Kapila est encore moins sceptique, s'il est pos- sible, qu'il n'est matérialiste : on s'est mépris sur le sens d'un des distiques de la Kârikâ ; et ce distique, loin d'impliquer en quoi que ce soit le doute et le nihilisme, ne fait, au contraire, qu'affirmer, dans les termes les plus énergiques et les plus nets, la distinction de l'esprit et de la matière, la séparation absolue du principe spirituel, qui ne peut être confondu avec aucun autre. La méthode de Kapila est entièrement dogmatique, et les trois critériums qu'il admet, la sensibilité, l'inférence et le témoignage, sont ceux que le scepticisme a toujours repoussés et combattus. Mais il s'est élevé contre la doctrine de Kapila une critique plus grave encore et plus juste à certains égards. Kapila n'a pas méconnu le prin- cipe de causalité, comme l'a cru Colebrooke : il a fait de la nature la cause universelle de toutes choses; et, comme s'il eut craint qu'on ne se trompât plus tard sur sa pensée, il a essayé de démontrer l'existence de la cause par les plus nombreux et les plus irrésistibles arguments. Mais Kapila, dans son système tout entier, a omis l'idéede Dieu ; et dans l'Inde, on appelle ce système le sânkhya sans Dieu (nirisvara), pour le distinguer du Sânkhya de Latandjali, qui, adoptant toutes les théories de Kapila, les a couronnées et achevées par une théorie plus vaste et plus profonde sur l'existence de Dieu. Cette lacune, signalée souvent dans le sânkhya, est considéra- ble, mais elle ne suffit pas cependant pour clas- ser parmi les athées un philosophe spiritualiste comme l'est Kapila. Il est vrai qu'il ne parle pus de Dieu ; du moins la Kârikâ, ou recueil de vers mémoriaux du sânkhya. garde sur ce grand sujet le plus complet silence; mais la Kârikâ ne combat pas l'existence de Dieu. Sans doute, il est regrettable qu'elle se taise ; mais c'est pousser trop loin les inductions que d'imposer à un système une conséquence aussi fâcheuse quand lui-même ne l'a pas formellement admise. A n'en juger que sur la Kârikâ, on ne peut donc pas soutenir que Kapila soit athée ; il est possible que dans les Soûlras, qui sont les apho- rismes primitifs du maître, l'athéisme ait été plus nettement exposé; mais jusqu'à ce que les Soûtras nous soient complètement connus, il est prudent de ne pas prononcer une sentence qui ne serait peut-être pas tout à fait équitable. Aujourd'hui tout ce qu'on peut faire, c'est de suspendre son jugement. Les classifications or- dinaires qu'adopte l'histoire de la philosophie ne conviennent pas bien au système de Kapila; il ne faudrait pas le mutiler pour le faire ren- trer de force dans des cadres où il ne peut être compris. Pour bien apprécier le génie de Kapila, il faut. reconnaître que la doctrine professée par lui est la plus profonde et la plus vaste de toutes celles que nous offre la philosophe indienne. On peut même aller jusqu'à dire que la science de nos jours, tout éclairée qu'elle est par les travaux des siècles précédents, peut encore profiter à cette école. Les rapports généraux de l'homme et de la nature n'ont jamais été mieux compris : le but de notre destinée terrestre, rattachée à la pensée du salut éternel, n'a jamais été mieux montré, et jamais méditations plus sérieuses n'ont fixé l'esprit humain sur de plus nobles sujets. Quand on se rappelle que le sânkhya remonte au moins à six siècles avant notre ère, et qu'on sait ce qu'il est, on comprend alors ce renom de sagesse que la philosophie indienne avait con- quis dans le monde ancien, et l'on partage l'ad- miration qu'elle a provoquée jusqu'à nos jours. Voici, dans l'ordre chronologique, les docu- ments qu'il faudrait consulter pour bien con- naître le sânkhya : la lettre du P. Pons au P. du Halde, Karikal, 23 novembre 1740, Lettres édifiantes, mémoires de l'Inde, t. XIV ; — l'analyse de Ward, Wiews of Indoslan, t. I, p. 318; — le mémoire de Colebrooke, Transactiotis de la Société asiatique de Londres, 1823; — les Leçons de M. Cousin, Cours de 1829, p. 123 et suivantes; — le texte et la traduction latine de la Kârikâ du Sânkhya, par M. Lassen, en 1832, dans le 1er cahier du Gymnosophista; — la traduction française de la Kârikâ, par M. Pauthier, dans sa traduction des Mémoires de Colebrooke; — la traduction allemande de M. C.-J.-H. Windisch- SAY — 1529 SAY mann, dans son Histoire de la philosophie: — le texte de la Kârikà, avec le texte du commentaire de Gaoudapada sur cet ouvrage et la traduction anglaise de ces deux monuments par M. Wilson, professeur de sanscrit à Oxford (M. Wilson a gardé pour la Kàrikâ la traduction de Colebrooke, et il a fait lui-même un commentaire nouveau sur chacun des slokas) ; — enfin, un mémoire de M. Barthélémy Saint-Hilaire dans les Mémoires de V Académie des sciences morales et politiques, t. VITI, p. 107 et suivantes. Ce dernier travail, qui renferme une traduction nouvelle de la Kârikà, et la traduction de très-nombreux soû- tras de Kapila, résume et complète tous les tra- vaux antérieurs. B. S.-H. SABNANUS (Constantius), ou mieux Constan- tius Buccafoctjs, né à Sarnano, bourgade de l'Ombrie, fut un des maîtres franciscains qui défendirent avec le plus d'ardeur, au xvie siè- cle, les conclusions de Duns-Scot. On le vit d'abord enseigner la théologie dans la ville de Pérouse, puis occuper le siège épiscopal de Ver- ceil. Sixte V l'avait nommé cardinal au titre de saint Vital. Il mourut à Rome en 1595. On lui doit diverses éditions d'ouvrages théologi- ques ou philosophiques, laissés par des docteurs de son ordre, saint Bonaventure, Pierre Auriol, Duns-Scot, Sirectus. De ses ouvrages particu- liers, ceux qui regardent la philosophie sont : Directorium in logicam, philosophiam et theo- logiam, ad mentem Scoti, in-8, Venise, 1580; — De secundis intentionibus ad mentem Scoti, ib., 1619; — /. D. Scoti in universam Aristo- lelis logicam exactissimœ quœstiones, quibus, adjectœ sunt dubilaliones, cum earum solutio- nibus, a Const. Sarnano, in-4, Ursel, 1622; — De conciliandadoctrinaD.Thomœet Scoti, Lyon, 1597; — Expositiones quœstionum J. D. Scoti in universalia Porphyrii, in-8, Venise, 1576. I! passait pour un très-habile homme, et c'est, en effet, un ingénieux interprète. Mais il ne faut lui demander son opinion personnelle sur aucun problème ; il ne prétend jamais penser autrement que son maître Duns-Scot. B. H. SATURNIN, philosophe sceptique. Voy. Cy- thenas. SATURNIN le Gnostique, voy. Gnosticisme. SAY (Jean-Baptiste), célèbre économiste, na- quit à Lyon en 1767, d'une famille de négociants très-honorables, et mourut à Paris le 17 novem- bre 1832. J.-B. Say fut initié à la politique de Mirabeau, sous la direction duquel il travailla à la rédaction du Courrier de Provence. De là, il devint secrétaire du ministre des finances Cla- vière ; plus tard, il fonda avec Ginguené, Cham- forl. et son frère Horace Say, la fameuse Décade philosophique, littéraire et politique. De 1800 à 180i, il lit partie du tribunat; il en fut exclu par suite de son vote contre l'établissement de l'Empire. Enfin, pendant quelque temps, il rem- plit les fonctions de receveur des droits réunis dans le département de l'Allier. Mais vers cette époque il se décida à quitter tout à fait la poli- tique active pour étudier exclusivement l'éco- nomie politique, à laquelle il voua le reste de sa vie, et à laquelle il doit la célébrité qui s'est attachée à son nom. J. B. Say avait enseigné l'économie politique à l'Athénée ; il y eut du succès, et fut chargé officiellement du même enseignement, en 1826, au Conservatoire des arts et métiers, et plus tard au Collège de France. Il occupa ces deux chaires jusqu'à sa mort. Le succès de Say, comme professeur et comme écrivain, a été considérable. Il possédait, dans l'exposition de ses idées, le don d'une merveil- leuse clarté. Say savait surtout rendre accessibles aux esprits vulgaires les théories économiques en apparence les plus difficiles et les plus com- pliquées. On ne peut dire qu'il fut créateur dans la science qu'avaient fondée avant lui Quesnay et Adam Smith; mais il propagea les idées de ses deux devanciers avec une méthode recommandable ; et le zèle qu'il apporta dans cette propagation ne contribua pas médiocre- ment, avec le retour de la paix, à répandre par- tout le goût et presque la passion des problèmes économiques. 11 y eut d'ailleurs un point de doctrine où Say porta l'analyse plus loin que personne avant lui. Adam Smith s'était principalement occupé de la science de la production : Say développa surtout celle de la distribution des richesses. Là, il défendit et poussa jusqu'à des limites extrêmes le vieil axiome : Laissez faire, laissez passer. Appuyé sur ce principe, il battit en brèche l'an- cien système des restrictions et des prohibitions, sur lequel se basait, entre autres, notre vieil édifice colonial. Say était fort absolu dans ses idées. Il voulait donc la séparation absolue aussi de la politique et de l'administration d'avec l'économie politique, imposant ainsi à la science des conclusions plus rigoureuses que la réalité ne peut, en effet, les supporter : car l'économie politique aura beau réclamer pour la production la plus entière liberté et agrandir le domaine de l'industrie, elle ne pourra pas faire qu'à cha- que instant la question éminemment politique de l'impôt ne touche à la question théorique et pratique de la production. Mais on sortait à peine de l'ancien système, et on était loin d'apercevoir encore les inconvénients de l'individualisme outré, en industrie comme en toutes choses. Le mérite de Say fut, avec celui de la clarté et de la lucidité dans l'exposition des théories, de montrer comment tous les peuples sont soli- daires dans la production des richesses; com- ment la ruine des uns influe sur la misère des autres; comment ainsi la paix est toujours le plus grand des biens; et de donner de cette vérité une démonstration d'un ordre différent de la démonstration des moralistes et des hom- mes purement religieux. Say acheva en outre de mettre en évidence les résultats funestes que renferment les entraves qu'une politique aveugle et étroite apporte trop souvent au développe- ment du commerce et de l'industrie. Le mal des théories de Say fut, en revanche, d'oublier trop dans la production le producteur lui-même; de ne pas voir qu'à côté du bien général, produit par le feu de la concurrence et par les progrès incessants de l'activité hu- maine, il y a trop souvent les malheurs indivi- duels du négociant ruiné par cette même con- currence, et la misère de l'ouvrier, instrument sacrifié de cette activité et de ces progrès. Mais Say appartenait tout entier à ses doctri- nes ; et quand on lui faisait des objections, quand on lui montrait l'inconvénient de placer l'industrie trop en dehors de l'action gouverne- mentale, il répondait hardiment par son adage favori : « Le Gouvernement l'ait déjà beaucoup de bien quand il ne fait pas de mal. » Aussi, en conséquence de ces doctrines, demandait-il qu'on adjugeât les travaux publics a l'industrie privée. et que l'action du Gouvernement se bornât à des mesures de police. Un instant, sous la Restauration, à l'époque où la dynastie régnante cherchait hautement le retour aux vieilles traditions, et faisait une guerre ouverte à tous les principes de 1789, les doctrines économiques et politiques de Say eurent un grand succès. Mais bientôt commença, après la mort de Say, une réaction contre ses idées SGEP — 1530 — SGEP Le mou . . - ; 1 1 . • ! i ( philosophique auquel nrut cet écrivain est donc, on le voit, le m 3! lui d'où sortirent un assez grand nombre eu féconds qui oubliaient dans l'homme le côté social, et un peu même le côté moral. Sous ce rapport, l'inHm-nce de cet économiste sur le couranl des idées de ce siècle ne fut pas sans inconvénient, malgré sa modération per- lle. il importait de le signaler. Les prin ipaus ouvrages de Say furent d'abord son Traité d'économie politique, in-8, publié en 1803; — puis le ( atéehisme d'économie politique, in-12, 1815; — le Cours complet d'économie po- litique, 6 vol. in-8, Paris, 18:28-30; — et enfin les Mélanges et correspondances d'économie poli- tique, in-8, publiés après sa mort, en 1833, par M. Charles Comte 'Ire. F. R. scepticisme. dans son sens le plus rigoureux, le scepticisme est l'opposé du dogmatisme: il consiste, non pas dans une simple sition de l'esprit à douter, non pas dans un doute partiel et limité; mais dans un doutesysté- matique et universel, aussi précis que la science, aussi vaste que l'esprit humain. Le scepticisme, ainsi entendu, est né en Grèce, dans l'école de Pyrrhon. Aussi, qui dit pyrrho- nisme, dit scepticisme universel et absolu, et réciproquement. Les pyrrhoniens faisaient pro- n de tout examiner (-jxÉ-roy.ai), et c'est pourquoi on les appela crxEimxoi; de retenir en tout leur jugement (iné/ot), et c'est pourquoi on les appela è?extixo(. En effet, l'énoyri de Pyrrhon, la suspension absolue du j ugement," appliquée à tous les objets de la connaissance humaine, voilà bien le caractère distinctif et comme l'éternel idéal du scepticisme. Il suffit de cette courte explication pour pré- venir une méprise assez ordinaire. On donne souvent le nom de scepticisme à la négation de certains principes généralement admis, surtout à la négation de certains dogmes religieux. C'est abuser des mots et confondre les idées. Nier, n'est pas douter. Xénophane n'avait aucun doute sur la réalité des dieux homériques, il la niait très-positivement. Or, ici, la négation, au lieu de supposer, comme le doute, un manque de cer- titude et de foi, part d'une conviction énergique et d'une foi précise. Fermement persuadé que Dieu est une unité immuable, Xénophane poursuit de sa dialectique et de ses moqueries les divinités multiples et changeantes de la religion populaire. lia us des temps plus voisins de nous, lorsqu'une grande religion, qu'il serait d'ailleurs injuste imiler au paganisme, essuya les atteintes de l'esprit d'examen, ce fut aussi du haut d'un dog- matisme impérieux que les réformateurs et les philosophes, les Calvin et les Spinoza, rompirent en visière aux enseignements de l'Église. Trans- former de tels esprits en sceptiques, c'est ne pas s'entendre : on est sceptique, non pas pour af- firmer (juc la vérité n'est pas ici ou là, dans tel système philosophique ou dans telle croyance re- ligieuse, mais pour mettre en question l'existence même de la vérité. Nous en avons assez dit pour définir le scepti- cisme et le distinguer nettement de ce qui n'est pas lui. Il s'agit de reconnaître son origine, d'eiaminer les fondements sur lesquels il repose, d'apprécier enfin sa valeur. la science comme dans la vie, l'état pri- mitif et naturel de l'homme, c'est la foi. Quand la raison fait ses premiers pas, loin de douter cl'e" elle est plutôt disposée à s'exagérer lance, hardie et naïve, dans la l( i spéculations, et enfante mille svstè- e et d'une étendue merveil- ». Telle est la nature de la raison, toile est son invariable loi. il n'y a pas d'exemple cru leule ' ; oque do la pen ée humaine ail ja par le scepticisme. Les Pyrrhos les David Hume ne viennent qu'après le et lc> . Mais quand l'esprit hum pendant une longue suite d'années, s'est fai a la rechen he de la vérité, quand il a travi un grand nombre de systèmes opposés, sans pouvoir se reposer dans aucun d'eux, alors se produit un pbénomène particulier, étrange aux yeui du Bens commun, mais inévitable. La raison s'interroge avec inquiétude sur l'origine de ces contradictions où ell<- urne ballottée; panthéisme et dualisme, matérialisme et spiri- tualisme, tous c< lui ont tour à tour paru vrais; et cependant ils ont été tour à tour convaincus de contradiction et d'erreur. Qu'est- ce à dire"? L'erreur et la contradiction, au lieu Le fait du philosophe qui use mal de la raison, viendraient-elles de la raison elle-même, qui alors égarerait le philosophe? Si le mal vient des philosophes, il est susceptible de guérison : car, dans ce cas, la raison se chargera de redresser les esprits qui, en se servant d'elle, ont désobéi à ses lois; mais si le philosophe était innocent et la raison coupable, si la racine de la contradic- tion et de l'erreur était dans l'organisation même de la raison, alors, plus d'espoir de redresser la raison égarée, plus de confiance en elle : c'en serait fait de toute science et de toute vérité. Arrivée là, la raison fait un pas de plus dans la route du scepticisme, et ce pas la conduit jusqu'à une limite qu'il est impossible de dépasser. La raison se demande de quel droit elle affirme une vérité. Elle s'aperçoit que toute affirmation hu- maine suppose un postulat, savoir : qu'il existe de la vérité, et que nous avons un moyen infail- lible de la reconnaître. Or, ce postulat est in- démontrable : car, prouver qu'il y a une vérité, et que nous sommes capables de l'atteindre, c'est se servir de la raison pour établir l'autorité de la raison. De là, un paralogisme éternel qui semble planer sur l'humaine raison et ne lui laisser de place qu'entre un dogmatisme arbitraire et le doute absolu. En indiquant l'origine et le progrès du scepti- cisme dans l'esprit humain, nous venons de saisir à leur source les deux grandes thèses sur lesquelles les sceptiques de tous les temps ont appuyé leur système. Parcourez, en effet, l'histoire du scepti- cisme, depuis Pyrrhon ou même depuis Prota- goras jusqu'à Sextus, de Sextus à Montaigne, de .Montaigne à l'auteur de l'Essai sur l'indifférence, sous les formes les plus diverses, vous ne trou- verez jamais que ces deux thèses invariablement reproduites : 1" Thèse. La raison ne pouvant se prouver à elle-même sa propre dignité, toute affirmation est une hypothèse gratuite. 2e Thèse. La raison est condamnée par sa nature à des contradictions insolubles. Selon nous, la force vraie et la vraie utilité du scepticisme sont surtout dans cette seconde thèse; mais la première a fait une si brillante et si singulière fortune dans l'antiquité et dans les temps modernes, elle a rencontré de nos jours même tant d'adhérents parmi des esprits supé- rieurs, que nous devons l'exposer et la discuter ici avec une certaine étendue. La première origine de cette objection tant répétée de l'impossibilité d'un critérium absolu de vérité, se trouve dans l'école académique. C'est une chose curieuse de lire dans Cicéron comment le père de l'école stoïcienne fut con- duit, presque malgré lui, par les objections d'Arcésilas qui le pressait et le harcelait sans re- lâche, à établir peu à peu pour la première fois SGEP — 1531 — SGEP une théorie régulière sur le critérium de la vérité. Zenon soutenait contre Arcésilas (Cicéron, Quest. acad., liv. II, ch. xxiv) que le sage peut , quelquefois se fier sans réserve aux représenta- ; tions de l'esprit humain (çavTafftcei). Arcésilas lui opposait les illusions des rêves et du délire, la diversité des opinions humaines, les contradic- tions de nos jugements. Pressé par son adversaire, Zenon crut qu'il lui fermerait la bouche s'il dé- • couvrait un caractère, une règle qui fît distinguer les représentations illusoires de celles qui sont véridiques. Ce caractère, cette règle, il l'appela représentation eompréhensive , çavraoîa xaxa- ).Yi7mxYi. Voici la définition qu'il en donna d'abord : «C'est une certaine empreinte sur la partie prin- cipale de l'âme, laquelle est figurée et gravée par un objet réel, et formée sur le modèle de cet objet. » — Mais, objecta Arcésilas, cette repré- sentation eompréhensive ne servirait de rien, si un objet imaginaire était capable de la produire. Zenon ajouta alors: «Qu'elle devait être telle qu'il fût impossible qu'elle eût une autre cause que la réalité. » — Recte consensit Arcésilas, dit Cicéron. Cette définition; en effet, était entre les mains de l'habile académicien, une source in- tarissable d'objections. Voici la seule qui nous intéresse : s'il existe des représentations non compréhensives et illu- soires, d'une part, et des représentations com- préhensives et véridiques, de l'autre, il faut un critérium pour les démêler. Quel sera ce crité- rium? Une représentation eompréhensive et vé- ridique, dites-vous? Or, la pétition de principe est manifeste, puisqu'il s'agit de discerner la représentation eompréhensive et véridique de ce qui n'est pas elle. Ainsi donc, ce critérium arbi- traire demandera un autre critérium, et celui-ci un autre, et ainsi à l'infini. H est facile de reconnaître dans cette argumen- tation, qu'Arcésilas légua àCarnéade et Carnéade à Clitomaque, le germe de l'objection plus gé- nérale que l'école pyrrhonienne adressait vers le premier siècle de l'ère chrétienne à toutes les écoles dogmatiques. « La raison, disait-elle (Sextus, Ado. Uathem., p. 223, D; Hyp. Pyrrh., lib. II, c. ix. Cf. Diogène Laërce, liv. II, ch. xi), est un témoin souvent trompeur. Si elle veut qu'on se fie à ses dépositions, il faut qu'elle établisse les titres de sa véracité; mais il faudrait pour cela que la raison cessât d'être suspecte, c'est-à-dire qu'elle cessât d'être elle-même. Ainsi, ou bien on admet aveuglément toutes les représentations de la raison, et alors on se condamne à la con- tradiction; ou bien on fait un choix, et dans ce cas on tourne dans un cercle vicieux, ou l'on se perd dans un progrès à l'infini.» Voilà la question nettement posée entre le scepticisme et le dogmatisme. C'est l'honneur de l'école pyrrhonienne de l'avoir dégagée de toute controverse particulière et de l'avoir ainsi élevée à son plus haut degré de généralité et de rigueur. Avant de la discuter, nous ferons remarquer que, depuis les sceptiques de l'antiquité, elle a été mille fois répétée, sans qu'on ait jamais pu y rien ajouter d'essentiel. Montaigne, cet inter- prète ingénieux du pyrrhonisme, mais qui, si l'on excepte la grâce incomparable de son style, dérobe à l'antiquité presque tout le reste, se garde bien d'oublier l'objection du critérium parmi celles qu'il veut rajeunir. « Pour juger, dit-il (Essais, liv. II, ch. xn), des apparences que nous recevons des subjects, il nous faudroit un instrument judicatoire ; pour vérifier cet instru- ment, il nous fault de la démonstration; pour vérifier la démonstration, un instrument : nous voylà au rouet. Puisque les sens ne peuvent ar- rester notre dispute, étant pleins eulx-mêmes d'incertitude, il fault que ce soit la raison; aul- cune raison ne s'establira sans une autre raison : nous voylà à reculons jusques à 1 i'infiny. » C'est bien là, sous une forme piquante. Le progri s sans terme et le cercle vicieux dont l'école pyrrho- nienne laisse le choix aux dogmatistes. Dès l'origine de la philosophie moderne, ce mauvais génie, non mains rusé et trompeur que méchant et qui emploie toute son industrie à tromper les hommes, fantôme dont le génie de Descartes fut trop souvent obsédé, qu'est-ce autre chose qu'un retour de l'opinion pyrrhonienne qui, sous les traits nouveaux dont l'imagination la déguise, se laisse pourtant reconnaître ? Des- cartes, en effet, demandait à laraison de prouver qu'elle n'est pas le jouet d'une illusion perpé- tuelle. N'était-ce pas-la précipiter dans l'inévitable contradiction d'un témoinsuspect qui, pour établir sa véracité, est obligé de la supposer? On sait quelle a été la fortune de ce mauvais génie évoqué par le père de la philosophie mo- derne. Pascal l'appelle à son secours, afin de contempler la superbe raison, invinciblement froissée par ses propres armes, et l'homme en révolte sanglante contre l'homme. «Nous n'avons, dit-il (Pensées, 2e partie, art. 1), aucune certitude de la vérité des principes, hors la foi et la révéla- tion, sinon en ce que nous les sentons naturelle- ment en nous. Or, ce sentiment naturel n'est pas une preuve convaincante de leur vérité, puisque, n'y ayant point de certitude, hors la foi, si l'homme est créé par un Dieu bon ou par un démon méchant..., il est en doute si ces principes nous sont donnés ou véritables ou faux ou in- certains, selon notre origine. De plus, personne n'a d'assurance, hors la foi, s'il veille ou s'il dort, vu que, durant le sommeil, on ne croit pas moins fermement veiller qu'en veillant effectivement. De sorte que la moitié de notre vie se passant en sommeil par notre propre aveu, où, quoi qu'il nous en paraisse, nous n'avons aucune idée du vrai, tous nos sentiments étant alors des illusions, qui sait si cette autre moitié de la vie où nous pensons veiller, n'est pas un sommeil un peu différent du premier, dont nous nous éveillons quand nous pensons dormir, comme on rêve souvent qu'on rêve en entassant songes sur songes? » Ce doute que Pascal vient de peindre en vives images, le dialecticien Bayle le ramène à une forme précise : « Il est impossible, je ne dirai pas de convaincre un sceptique, mais de raisonner juste contre lui, n'étant pas possible de lui op- poser aucune preuve qui ne soit un sophisme, le plus grossier de tous, je veux dire la pétition de principe. En effet, il n'y a point de preuve qui puisse conclure, qu'en supposant que tout ce qui est évident est véritable, c'est-à-dire qu'en supposant ce qui est en question.» (Diclionn. crit., art. Pyrrhon.) Demander qu'on prouve que la vie humaine n'est pas un long rêve, et de- mander qu'on démontre que tout ce qui est évident est véritable, n'est-ce pas absolument la même chose? et tout cela ne revient-il pas à demander la preuve de la légitimité de la raison? Nous pourrions citer encore un grand nombre de sceptiques modernes, mais il vaut mieux aller droit au plus sérieux, au plus original et au plus profond de tous, au père de la philosophie cri- tique. On peut ramener toute l'Analytique trans- cendantale à deux points très-simples, une question par où elle commence, une réponse par où elle finit. Voici la question : Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possi- bles? Voici la réponse : Ces jugements sont possibles comme formes a priori de la raison, et par suite, comme conditions subjectives de SGEP — 1532 — SCEP l'expérience. En d'autres termes, quand la raison cherche les garanties de la légitimité des pre- miers principes, elle n'en trouve pas d'autres que l'impossibilité où elle est, par le fait de son organisation naturelle, de ne pas porter avec soi ces premiers principes dans tous ses juge- ments. Dès lors, suivant Kant, on ne peut leur attribuer qu'une valeur subjective, et la méta- physique est impossible. N'est-il pas évident que ce scepticisme ontologique dont l'originalité a été tant célébrée, repose tout entier sur cette antique prétention pyrrhonienne : la raison doit être tenue pour suspecte jusqu'à ce qu'elle ail prouvé sa véracité par un critérium infaillible? Ainsi donc, Kant est venu à son tour répéter l'argumentation des sceptiques de la Grèce, comme firent à un autre âge Montaigne, Pascal, Bayle et, quoique dans un autre but, Desc.irtes lui-même. Cette curieuse destinée d'un argument aussi vivace, et dont la chute ou le triomphe semblent entraîner le triomphe ou la chute du dogmatisme, rend plus étroite encore l'obliga- tion qui nous est imposée de le soumettre à une critique approfondie. i Dans les débats sans nombre que cet argu- ment a suscités, il semble qu'on ait oublié trop souvent qu'une question mal posée est une ques- tion insoluble. Les dogmatistes, en se tourmen- tant de difficultés imaginaires, ont prêté le flanc aux attaques victorieuses du scepticisme, et celui-ci, abusé à son tour par un stérile triom- phe, ne s'est pas aperçu qu'il s'épuisait à com- battre contre des ombres. Comme des ennemis qui luttent dans les ténèbres, dogmatistes et pyr- rhoniens, en croyant abattre leurs adversaires, n'ont souvent frappé que sur eux-mêmes. Au milieu de cette controverse embarrassée, on peut démêler trois questions fort indifféren- tes, qui, perpétuellement prises l'une pour l'au- tre, ont jeté partout la confusion : 1° En fait, l'esprit humain reconnaît-il à un certain carac- tère ce qui est pour lui la vérité? 2° Appelons ce caractère critérium et supposons qu'il existe réellement. L'esprit humain peut-il démontrer la véracité, l'infaillibilité absolue du critérium de la vérité? 3° Admettons que l'esprit humain ne puisse faire cette démonstration. Faut-il prendre le parti de douter de la légitimité du critérium de la vérité, et, par suite, de la vérité elle-même? Selon nous, un scepticisme sérieux et un dog- matisme conséquent doivent tomber d'accord sur les deux premières questions. Ils ne diffè- rent que sur la troisième. Toute la difficulté est là. Nous espérons prouver en peu de mots que l'argument si vanté des sceptiques n'emprunte quelque- solidité apparente qu'à ia confusion de ces trois éléments du problème. Aussitôt que le débat sera replacé sur son véritable terrain, cet argument se dissipera avec les nuages qui en déguisaient la vanité. Si la question du critérium de la vérité était ainsi posée : En fait, l'esprit humain reconnaît-il à un certain caractère ce qui est pour lui la vérité? je ne crois pas qu'aucune discussion sérieuse pût s'engager sur ce point entre le scepticisme et le dogmatisme; car, du moment qu'il ne s'agit pas de savoir si les choses qui nous semblent vraies sont réellement et absolu- ment vraies, mais seulement si de certaines choses nous semblent vraies, sceptiques et dogmatistes doivent se trouver d'accord. Quel est. en effet, L'objet de leur controverse? Le voici : les uns soutiennent que ce qui nous paraît vrai est vrai ; les autres doutent qu'il en soit ainsi. Mais cette opposition implique un point accordé de tous, c'est que certaines choses nous semblent vraies. Nier ce point, c'est nier la discussion même, c'est nier la conscience, c'est si- niei avec tout le reste. Quand le scepti vient là, misérable sophisme ou incui il perd jusqu'au droit d'être réfuté. Mais les sceptiques sérieux reconnaissent les faits de conscience. Ils reconnaissent donc que la science humaine aperçoit une différence entre le vrai et le faux, et, par conséquent, qu'elle les dis- tingue l'un de l'autre par un certain caractère. Ce caractère, c'est le critérium de la vérité. Jusque-là, il n'y a pas de controverse. Nous accorderons maintenant que si l'on en- tend par critérium de la vérité une certaine règle, placée en dehors de la raison et au-dessus d'elle, soit qu'au moyen de cette règle on veuille redresser les jugements que la raison a portés, ou confronter avec la réalité 1rs idées qu'elle a conçues, la question alors est toute différente. Mais sur cette question encore, le scepticisme et le dogmatisme ne peuvent différer sérieusement, car il est en vérité trop clair que si la raison n'a pas sa règle en elle-même, elle ne la trou- vera jamais en dehors et au-dessus d'elle, puis- que, pour l'y trouver sûrement, il faudrait qu'elle l'eût déjà. Le critérium ainsi entendu est la plus absurde des chimères. Voila donc la première question ramenée à deux points qui semblent incontestables pour un sceptique de bonne foi, comme pour un dog- matiste raisonnable : le critérium de la vérité, pris comme une règle extérieure et supérieure à la raison humaine, c'est une contradiction insoutenable; mais le critérium de la vérité, considéré comme le caractère auquel l'esprit humain reconnaît ce qu'il doit croire, est un fait qui échappe à toute discussion. Ce que la logique vient d'établir, l'histoire le confirme. L'école pyrrhonienne, tout en contes- tant la légitimité absolue de tout critérium de vérité, admettait expressément un critérium de fait, savoir ce qui paraît, tô çouvôu-evov. Dans les temps modernes, Kant, après avoir reproduit, dans la Critique de la raison pure, avec des développements qui lui sont propres, la théorie pyrrhonienne contre la possibilité d'un critérium absolu, reconnaît avec force l'existence et la nécessité d'un critérium subjectif, lequel est, dans sa doctrine, l'accord de la connaissance avec les lois formelles de la raison. Si donc, laissant de côté pour un moment la question de la légitimité absolue, de la portée objective du critérium de la vérité, nous interrogeons le scepticisme et le dogmatisme sur la question de fait : — Le critérium de ia vérité, c'est l'évi- dence, dira tel dogmatiste. — C'est l'apparence, dira le pyrrhonien. — Tel autre dogmatiste sou- tiendra que la vérité est dans la liaison des idées. — Non, dira le sceptique, elle est dans l'accord de la raison avec ses lois constitutives. — Dans ces limites, je le demande, Descartes et Pyrrhon, Leibniz et Kant, ne peuvent-ils pas s'entendre? Ce qui est évident et ce qui paraît vrai, la liaison des idées ou leur accord avec les formes de l'entendement, n'est-ce pas au fond la même chose? Notre seconde question n'a pas été moins em- brouillée que la première : L'esprit humain peut-il démontrer la légitimité absolue du critérium de la vérité? C'est ici qu'il faut voir triompher tous les sceptiques anciens el modernes ? Ils n'ont pas assez de pitié pour cette raison si impuis- sante et si orgueilleuse, qui peut tout démontrer, dit-elle, et ne sait pas se démontrer elle-même; aveugle qui nous vante sa clairvoyance, esclave qui veut secouer le joug des préjugés, et qui s'enchaîne, dès le premier pas, au plus grossier SCEP — 1533 — SCEP de tous; ouvrière ignorante, insensée, qui pose dans le vide la première pierre de son édifice. A tenir peu de compte des déclamations, la forme que les anciens pyrrhoniens donnaient à cette objection est encore la plus précise: Celui qui entreprend, disaient-ils, de démontrer la légitimité du critérium de la vérité se sert pour cela de ce même critérium, ou bien il en em- ploie un autre. Dans le premier cas, il fait un paralogisme ; dans le second, il se perd dans un progrès à l'infini. Assurément, cette argumentation est con- cluante; mais les sceptiques n'ont pas pris garde à une chose, c'est qu'elle ne conclut pas pour eux. A quoi vient-elle aboutir, en effet? A ce seul point, qu'on ne peut prouver l'évidence. Mais qui le conteste? N'est-ce pas là une des maximes éternelles du sens commun? et n'est-ce pas en même temps le premier principe de toute saine logique? Le père du dogmatisme le plus vaste et le plus absolu de l'antiquité n'a-t-il pas cent fois répété que, dans la série des principes de la connaissance, comme dans celle des prin- cipes de l'existence, il est nécessaire de s'arrê- ter? J'ose dire qu'il n'existe aucune vérité sur laquelle deux hommes de bonne foi aient moins de peine à s'accorder que celle-ci : Si tout .peut être démontré, rien ne saurait l'être ; prouver l'évidence, c'est la détruire. Quand donc les sceptiques s'écrient qu'il est à jamais impos- sible de prouver que l'esprit humain ne soit pas le jouet d'un mauvais génie qui l'abuse, la vie est un long rêve, la raison folie, et la folie raison, il n'y a qu'une seule réponse sensée à leur faire : Vous prouvez le plus évidemment du monde qu'on ne peut prouver l'évidence; la philosophie et le genre humain sont de votre avis. Malheureusement le dogmatisme ne s'est pas toujours renfermé dans cette sage réserve. Il s'est rencontré, même dans les âgés modernes, des hommes de génie abusés à ce point par la force même de leur intelligence, qu'ils ont essayé de démontrer ce qui est antérieur et su- périeur à toute démonstration. L'un croit trouver dans la véracité divine la garantie infaillible de l'évidence, oubliant que rien ne peut servir de garantie à l'évidence, si ce n'est elle-même, puisque c'est elle qui sert de garantie à la véra- cité divine comme à tout le reste. L'autre, ou- trageant aveuglément la raison, ne veut devoir qu'à la foi la certitude des premiers principes ; que disons-nous? la certitude qu'il ne rêve pas en veillant ; semblable, malgré son génie, à un insensé qui, mécontent de la lumière du soleil, se crèverait les yeux pour chercher une lumière plus pure. Ces vaines tentatives, renouvelées dans tous les temps, expliquent et absolvent les attaques du scepticisme contre le critérium de la vérité. Il fallait un contre-poids à l'absurdité de donner la preuve de l'évidence, c'était l'absurdité de la demander. Arrivons maintenant au nœud de la discussion. 11 résulte des aveux mutuels que la logique et l'histoire imposent aux deux écoles opposées : 1° que l'existence de fait du critérium de la vé- rité est incontestable; 2° que toute tentative pour démontrer la légitimité de ce critérium est absurde. Le scepticisme nous accorde le premier point, nous accordons le second au scepticisme ; mais, qu'on y prenne garde, il lui est impossi- ble a'en abuser. En effet, tant qu'un philosophe se borne à soutenir et à démontrer qu'il est im- possible de prouver l'évidence, il est sur le ter- rain du dogmatisme. Il ne devient sceptique qu'au moment où il raisonne sur cette impossi- bilité et prétend en déduire cette conclusion, que la légitimité de l'évidence est une chose incer- taine. Toute la valeur de la théorie sceptique sur le critérium de la vérité est donc dans la valeur de cette conclusion. Si celle-ci succombe, celle-là devra partager le même sort. Or, le scepticisme raisonne ainsi : La légiti- mité du critérium ne peut se démontrer; donc, elle est incertaine. Il est clair que ce raisonne- ment suppose cette majeure : Tout ce qui ne peut se démontrer est incertain. Supprimer cette majeure, ce serait supprimer la conclusion et l'argumentation tout entière. Autant donc vaut cette majeure, autant valent la conclusion et l'argumentation du scepticisme. Mais cette majeure est absurde, on peut le prouver avec évidence ; et, qu'on veuille bien le remarquer, je n'entends parler ici que de cette évidence de fait admise par le scepticisme, et je ne suppose, par conséquent, rien ici qu'un adversaire de bonne foi ne me donne le droit de supposer. Nous prouvons ainsi l'absurdité de la majeure sur laquelle tombe maintenant toute la discus- sion : Dire que tout ce qui ne peut pas se dé- montrer est incertain, c'est dire en même temps que toute certitude est dans la démonstration et qu'aucune certitude ne peut s'y rencontrer. Car toute démonstration supposant des principes indémontrables, c'est-à-dire des principes cer- tains sans démonstration, nier qu'il existe des principes certains sans démonstration, c'est nier la démonstration elle-même. Le scepticisme ne peut donc poser sa majeure sans la détruire. De plus, le scepticisme, en posant ce principe : « Tout ce qui ne peut se démontrer est incer- tain, » ne le démontre pas. S'il ne le démontre pas, c'est qu'il le prend pour certain. Le voilà donc obligé d'admettre un principe certain sans démonstration. C'est, en vérité, une singulière majeure que celle du scepticisme. Il la pose comme certaine, puisqu'il la pose sans la dé- montrer ; mais par cela seul qu'il la pose sans la démontrer, il est obligé de dire qu'elle est in- certaine, réduisant ainsi sa majeure et son argu- mentation à une logomachie inintelligible. On dira peut-être que cette réponse ne termine pas le débat; qu'un pyrrhonien habile ne se tiendrait pas pour battu et qu'il répliquerait ainsi : Je veux bien supposer que vous ayez établi de la façon la plus régulière que mon ar- gumentation contre la légitimité du critérium de la vérité n'est pas d'accord avec la raison; mais comment avez-vous établi cela? Par des raisonnements. Et sur quoi reposent ces raisonne- ments? Apparemment sur des principes certains, qui reposent eux-mêmes sur l'évidence. C'est donc finalement l'évidence que vous avez in- voquée pour me confondre. Mais vous oubliez que c'est l'évidence elle-même qui est ici en question. Vous avez affaire à un adversaire qui conteste la légitimité de l'évidence, et pour le convaincre, vous ne trouvez rien de mieux que de la supposer. C'est une grossière pétition de principe. Du reste, elle est inévitable dans le système du dogmatisme. L'objection contre le critérium atteignant en effet la raison jusque dans son essence, celui qui veut réfuter cette objection, par cela seul qu'il la discute, et la discute avec sa raison, se condamne à la supposer résolue, c'est-à-dire à un cercle vicieux palpable. Notre objection n'échappe donc pas seulement à toute réfutation, mais même à toute controverse possible. Cette réplique ne paraîtra embarrassante qu'a ceux qui perdront de vue la véritable position de la question entre le dogmatisme et le scepticisme. Nous pourrions nous borner à la rétablir et à SCEP — 153i — SGEP dire : Il est vrai que nous nous servons de l'évidence pour convaincra .votre argumentation d'absurdité; mais il n'y a pas là de pétition de principe. En effet, vous laites profession d'ad- mettre l'évidence, sinon comme absolument lé- gitime en soi. au moins comme un l'ait. C'est au nom de cette évidence de fait que vous argumentez (■mitre le critérium. Votre argumentation doit donc satisfaire à la condition de l'évidence de fait, sous peine de n'être plus, pour vous comme pour nous, qu'un assemblage de mots vides de sens. Lors donc que nous vous prouvons,. à la lumière de cette même évidence que vous in- voquez contre nous, que votre argumentation est absurde, contradictoire, inintelligible, nous la détruisons radicalement, et nous la détruisons sur le terrain même que vous avez choisi et avec les armes que vous nous avez mises dans les mains. A la rigueur, cette réponse pourrait suffire; mais, comme les sceptiques ont ici, plus que partout ailleurs, embrouillé la discussion, quel- ques éclaircissements ne seront peut-être pas inutiles. A entendre les sceptiques, on dirait que les hommes naissent dans une complète indiffé- rence entre ces deux choses, croire et douter. Mais la nature n'a pas voulu qu'il en fût ainsi: elle a fait l'humanité dogmatique. Il suit de là que la plus grande dissidence qui soit possible entre les philosophes est celle-ci : les uns se séparent violemment du genre humain et décla- rent que l'évidence qui suffit à leurs semblables ne leur suffit pas : ce sont les sceptiques: les autres se font gloire, au contraire, de s unir étroitement au genre humain, en se confirmant par la réflexion philosophique dans cette foi naïve et spontanée qui fut le premier besoin de leur intelligence au berceau : ce sont les dogmatiques. Il est clair qu'il y a un point de départ commun entre le dogmatisme et le scepticisme, c'est le fait de l'évidence naturelle et de la foi du genre humain à cette évidence, fait antérieur et supé- rieur à toute controverse. Tout le débat consiste en ce que le dogmatisme s'en tient avec le genre humain à la foi primitive et profonde que l'évi- dence lui inspire, sans rien chercher ni rien désirer au delà; tandis que le scepticisme déclare cette évidence suspecte et insuffisante, et, en dépit de la conscience qui proteste, rompt en visière au genre humain. Les partisans du scepti- cisme sont évidemment tenus, sinon de justifier, au moins d'expliquer une aussi prodigieuse pré- tention. Refuser de le faire, ce serait entreprendre de se placer en dehors de toute espèce d'évidence et de foi, ce serait douter sans vouloir convenir de son doute, ce serait abdiquer son intelligence et refuser de confesser cette abdication elle- même. Certes, un tel scepticisme est irréfutable. Il échappe, je l'avoue, à la controverse; mais qui ne voit que, perdant tout rapport avec l'évi- dence et la raison, il n'en a plus aucun avec l'humanité? qui ne voit qu'il est absolument impossible et inconcevable, je ne dis pas seu- lement dans la pratique de la vie, mais même dans la pure spéculation? Ce n'est pas là un état réel de l'esprit humain, ce n'est pas là un faux système, un égarement, une folie; c'est un vain fantôme dont se repaît l'imagination d'un scepti- que aux abois, un je ne sais quoi que la pensée ni le langage ne peuvent saisir. nous qu'il faut toujours, sceptique ou dogmatiste, en revenir à l'évidence et à la raison : l'évidence, seule lumière qui puisse éclairer les controverses; la raison, seul arbitre qui puisse lcs J' idence < t la raison, qui forcent ceux-là mêmes qui les accusent à confesser leur autorité, qui précèdent tous les systèmes comme tous les doutes et survivent à tous, immuables comme la vérité, leur source éternelle. Arrivons à la Beconde thèse du scepticisme, Laquelle peut être formulée ainsi : La ra .-,,,,• est condumiirc par sa nature à des contradictions insolubles. Autant le sceptique est faible et stérile quand, ait et niant tout à la fois les conditions du ït humain, il demande la preuve de 1 dence; autant il retrouve de force et de vie quand il s'associe au mouvement des idées spécula et cherche dans la profondeur des grands pro- blèmes les difficultés les oppositions, et, qu'il croit, les contradictions de l'esprit humain et des choses. Non, sans doute, que le scepticisme atteigne ici son but et parvienne à convaincre la raison de contradictions naturelles et néces- s lires, car alors il faudrait renoncer à la scie à la vérité, à la vie; mais, en voulant faire une chose impossible, le scepticisme fait deux choses éminemment utiles : la première, c'est de montrer au grand jour les faiblesses et les contradictions des faux systèmes, ce qui met l'esprit humain en garde contre des erreurs pleines de prestige : la seconde, c'est de signaler aux philosophe écueils de la raison humaine, les difficultés qui lui restent à surmonter, les limites qu'elle ne peut franchir. C'est àce double titre que des esprits tels que Pyrrhon et Carnéade, tels surtout que Bayle, David Hume et Kant, ont contribué, sans le vouloir, aux progrès de la philosophie dogma- tique, et mérite une place parmi les grands ser- viteurs de l'esprit humain. Quel a été le principal effort de ces maîtres du scepticisme, et de quoi sont remplis les ouvrages qu'ils nous ont laissés? Lisez les Académiques de Cicéron, les Hypotyposes pyrrhoniennes de Fextus Empiricus; méditez les Essais de Mon- taigne, les Pensées de Pascal, le livre d'Huet de la Faiblesse de l'esprit humain, le Dictionnaire historique et critique de Bayle; parcourez, en un mot, tout l'arsenal de l'école sceptique : dans ces ouvrages si divers de forme, d'intention et de génie, que trouverez-vous d'uniforme et de constant? C'est le parti pris de mettre l'esprit humain en contradiction avec lui-même : tantôt on prétend prouver que nos diverses facultés in- tellectuelles se heurtent les unes contre les autres, l'expérience contre la raison, la raison contre l'expérience, et le raisonnement contre toutes deux; tantôt on nous montre nos facultés en lutte avec elles-mêmes, tel sens donnant un dé- menti à tel autre sens, et les mêmes principes aboutissant aux conséquences les plus opposées; puis on passe de l'individu à l'espèce, et on re- trouve encore ici la lutte éternelle des idées; on nous montre les générations présentes toujours prêtes à condamner à l'erreur celles qui ont pré- cédé, sauf à subir à leur tour le même arrêt rendu par les générations futures. Bien plus, au sein d'une même époque, d'un même état social, éclate l'irréconciliable guerre des préjugés et des systèmes. En un mot, l'immense et désolant tableau des contradictions de la raison, voilà ce qui remplit les livres des sceptiques. Mais, de l'aveu de tout le monde, l'homme qui a donné à cette antique stratégie du scepticisme une face toute nouvelle; l'esprit grave et sévère qui, sans jamais déclamer, n'employant d'autres armes que l'analyse et la dialectique, a dre>- la raison spéculative, l'acte d'accusation le plus redoutable; celui, enfin, qui a imprimé au doute moderne la précision, la rigueur et la régularité d'une science, c'est l'auteur de la Critique de la raison pure, c'est Kant. Avoir affaire à lui. c'est avoir affaire au scepticisme en poi lyser et réfuter dans ses parties essentielles son erreur SCEP — 1535 — SCEP capitale, c'est ôter à la thèse sceptique l'appui le plus solide qu'elle ait jamais rencontré. L'idée mère de la Critique de la raison pure est aussi simple que hardie; des deux éléments dont le rapport et l'harmonie composent la science, savoir, l'esprit humain d'une part, le sujet ; et de l'autre, les choses, les êtres, l'objet, Kant se propose de supprimer le second, et de réduire la science au premier. Écarter à jamais Yobjeclif, comme absolument inaccessible et in- déterminable, tout résoudre dans le subjectif, voilà le but de Kant. De là les grandes lignes de son entreprise. Kant arrive à son but par deux voies diverses et convergentes. Il s'enferme d'abord dans le sujet, c'est-à-dire dans l'analyse de l'esprit hu- main; ramenant toutes les lois qui gouvernent la pensée à un certain nombre de concepts élémen- taires rigoureusement définis et régulièrement classés, il s'efforce de prouver que ces concepts n'ont qu'une valeur subjective et relative, inca- pables qu'ils sont de nous rien apprendre sur l'essence des choses, et utiles seulement à coor- donner les phénomènes de l'expérience, ou, en d'autres termes, à imprimer à nos connaissances le caractère de l'unité. Cette œuvre achevée, Kant appelle la dialectique au secours de l'analyse ; il parcourt successivement les trois grands objets des spéculations métaphysiques, l'âme, l'univers et Dieu, et entreprend d'établir qu'il n'y a pas une seule assertion dogmatique sur l'essence de l'âme, sur l'origine et les éléments de l'univers, enfin sur l'existence de Dieu, qui ne puisse être convaincue de s'appuyer sur un paralogisme, de couvrir une antinomie ou de réaliser arbitraire- ment une abstraction. Suivons tour à tour la Critique de la raison Înire sur le terrain de l'analyse et sur celui de a dialectique; peut-être parviendrons-nous, sinon à prouver sur tous les points, au moins à faire comprendre sur quelques-uns des plus essentiels, que l'analyse de Kant, quelque force d'esprit qu'il ait dépensée, est radicalement fausse et artifi- cielle, comme sa dialectique, si ingénieuse d'ail- leurs, est au fond une œuvre stérile. Suivant Kant, tout le mécanisme de la connais- sance humaine se décompose en trois fonctions intellectuelles, savoir : la sensibilité, l'entende- ment et la raison. Apercevoir les choses, ou; en d'autres termes, former des intuitions particu- lières, voilà l'acte propre de la sensibilité; saisir les rapports des choses, ou former des jugements, voilà l'acte propre de l'entendement ; enfin, former des raisonnements, c'est-à-dire lier entre eux les jugements, et rattacher les conséquences à leurs principes, voilà l'acte propre de la raison. Or, dans l'exercice de chacune de ces trois fonctions intellectuelles, l'analyse découvre deux éléments, l'un qui est a priori, l'autre qui est a posteriori; le premier sert de matière à la connaissance, le second en constitue la forme; celui-là est donné pour ainsi dire du dehors, celui-ci sort du propre fond de l'esprit, de son activité, de sa spontanéité natives. C'est ainsi que nul acte de la sensibilité, nulle intuition n'est possible qu'à l'aide des no- tions d'espace et de temps ; Kant soutient que ces notions sont a priori et il les appelle formes Pures de la sensibilité. — De même, nul acte de 'entendement, nul jugement n'est possible qu'à l'aide de certaines notions d'unité, de réalité, de nessibilité , etc., lesquelles sont également a î'riori, et que Kant appelle les concepts purs de l'entendement. Enfin, nul acte de raison, nul raisonnement n'est possible qu'à l'aide de certaines notions de /absolu ou de l'inconditionnel; Kant leur donne .e nom d'idées pures de la raison. Il s'agit maintenant de recueillir ces formes, ces concepts, ces idées, lois suprêmes, ressorts consti- tutifs de la raison humaine, pour en approfondir la nature et en mesurer la portée. L'analyse de la sensibilité est, dans le système de Kant, une affaire capitale. La sensibilité, en efiet, est la source des intuitions, lesquelles de- viennent la matière des jugements, et par suite celle des raisonnements, ce qui nous conduit jusqu'à l'idée de l'absolu, tonne suprême de toutes nos connaissances. 11 nous importe donc d'arrêter Kant dès le premier pas, et de prouver que son analyse de la sensibilité, ou esthétique transcendantale, est profondément entachée d'er- reur. Dans toute perception d'un phénomène extérieur, Kant distingue deux choses : d'une part, le phénomène lui-même, par exemple, tel mouvement corporel; de l'autre, la condition de ce phénomène, savoir : l'espace, sans lequel aucun mouvement ne saurait être perçu. Les phéno- mènes extérieurs varient à l'infini ; la condition de ces phénomènes, l'espace, est toujours la même. L'espace est donc, suivant Kant, la forme pure des sens extérieurs. De même le temps est la forme pure du sens intime, nulle sensation, et en général nulle modification de nous-mêmes ne pouvant être perçue que sous la condition du temps : l'espace et le temps, voilà donc les deux formes pures de la sensibilité. Étant conçus comme antérieurs aux phénomènes, comme uns et infinis, l'espace et le temps ne sont pas des objets de l'expérience, laquelle ne donne que des phéno- mènes toujours divers et toujours limités. Qu'est- ce donc que l'espace et le temps? Voulez-vous en faire des choses absolues, objectives? Soit que vous les éleviez au rang d'êtres absolus ou d'at- tributs de Dieu, soit que vous les réduisiez à des propriétés ou à des rapports des êtres de la na- ture, vous tombez également dans l'absurde : dans le premier cas, en effet, vous aboutissez à deux êtres absolus, qui sont des non-êtres; dans le second, ne donnant à l'espace et au temps qu'une valeur contingente, vous êtes dans l'im- possibilité d'expliquer le caractère absolu de deux sciences fondées sur les notions d'espace et de temps, savoir : la géométrie et la mécanique rationnelle. Il suit de là que l'espace et le temps ne sont autre chose que des formes de la connais- sance, formes nécessaires, universelles, données a priori, mais n'ayant aucune portée objective, n'exprimant que la nature de la pensée, ne ser- vant à aucun autre usage qu'à rendre l'expérience possible. Cette analyse de la sensibilité est fausse, et les conclusions qu'en déduit Kant doivent suc- comber avec leur principe. Kant, en effet, tombe ici dans une erreur qui se retrouve dans toute la suite de son œuvre analytique et en corrompt tous les résultats : au lieu d'observer la réalité, il tourmente des abstractions; au lieu de cher- cher dans la conscience l'origine des notions fondamentales, il les prend toutes formées à l'état où une longue suite d'abstractions les a portées, et il s'imagine que ces notions abstraites sont anté- rieures à l'expérience, sans laquelle pourtant elles seraient inexplicables, parfaitement vides et inin- telligibles. Ainsi, Kant considère l'espace et [le temps sous leur forme la plus g I la plus abstraite, antérieurement à toute notion d'éten- due sensible et de durer particulière el déter- minée. Or, il est 'parfaitement taux que l'esprit humain débute par de telles conceptions. Avant l'abstrait, le concret ; avant la m. lion d'espace, il y a dans l'esprit humain la no! uni de due; avant la notion du temps, il y a la notion de surcession et d'identité personnelle. Je rois un corps ou je le touche; je le perçois comme étendu, en le maniant, je passe d'une impies- SGEP — 1136 — SCEP lion aune autre; je ma sens identique dans la, Buccession de ces deui états: je me mus durer . il n'y a point encore dans mon esprit l'idée abstraite S'espace, l'idée abstraite du temps. Ce n'est qu'après avcir perçu bien des étendues et bien des durées que je me formerai par l'ab- straction l'idée générale d'espace et l'idée gé- nérale du temps, pour arriver, enfin, à conce- voir, par la raison, au delà de tous les corps et de toutes les durées; un être infini, absolu, pur des limitations de l'étendue, étranger aux vicis- situdes du temps, en un mot, immense et éternel. Ainsi donc, d'abord, par un acte d'intuition, les notions concrètes de telle étendue sensible, de telle durée déterminée; puis, par un acte d'abstraction, les notions générales d'espace et de temps; puis, par un acte de raison, les concep- tions absolues d'éternité et d'immensité : voilà la vraie histoire de l'esprit humain, à la place de l'histoire fantastique tracée par Kant. Ayant une fois séparé, isolé l'espace et le temps de toute intuition concrète d'étendue et de durée, il n'est pas merveilleux qu'il trouve ces notions vides, creuses, insignifiantes; pour leur rendre leur réalité et leur sens, il suffit de les rappor- ter à leur véritable origine, de les replacer au sein de la conscience. Kant nous demandcra-t-il maintenant ce que nous pensons de la nature objective de l'espace et du temps? Nous lui répondrons qu'il faut distinguer entre l'étendue, l'espace et l'immensité, comme il faut distin- guer entre la durée, le temps et l'éternité. L'étendue est une propriété réelle des corps ; la durée, une propriété réelle de tous les êtres qui changent; l'immensité et l'éternité sont deux attributs de l'être divin; lesquels expriment la permanence et l'omniprésence de son être, profondément distinctes et indépendantes de toute succession et de toute forme finie ; l'es- pace et le temps, enfin, sont de pures abstrac- tions. Faire de l'espace et du temps des êtres en soi, cela est absurde, nous en convenons; conce- voir Dieu comme durant et étendu, même à l'infini, cela n'est pas moins insoutenable, nous l'accordons encore à Kant; mais nous n'en som- mes pas pour cela condamnés à refuser à la science de l'étendue et à la science du mouve- ment leur caractère absolu. En effet, nous re- connaissons que toutes le propositions de la géométrie sont absolument nécessaires: mais nous expliquons autrement que Kant leur né- cessité. La géométrie repose sur l'idée de l'es- pace, idée abstraite selon nous; mais cette idée abstraite étant, donnée, toutes les consé- quences qui s'en déduisent sont nécessaires, par la nécessité inhérente au principe même du raisonnement, le principe d'identité. Le triangle, le cercle, ne sont pas des choses réelles ; ce sont de pures constructions de l'esprit, traçant, pour ainsi dire, au sein de l'idée abstraite de l'étendue, diverses limitations précises; mais ie cercle étant une fois posé comme cercle, il est néces- saire que ses rayons soient égaux. Voilà la né- cessité inhérente aux propositions géométriques; elle n'a nul besoin d'une prétendue intuition a priori de l'espace un et infini ; elle n'a besoin que de la nécessité de ce principe : A est A, un cercle est un cercle ; en général, une chose ne peut pas être autre chose que ce qu'elle est : principe évidemment nécessaire et absolu, qui communique sa nécessité à toutes les consé- quences qui s'en déduisent rigoureusement. L'analyse de l'entendement a, dans le système de Kant, les mêmes défauts que celle de la sen- sibilité : elle est artificielle et fausse, prenant des abstractions pour des réalités, étrangères à l observation vraie de la conscience. De quoi l'agit-il en définitive) De rendre compte d'un certain nombre «h- notions premières, qui sont, en effet, présentes dans tous nos jugemi comme les notions de cause, de substance d u- nité, lesquelles deviennent la ba randi principes de causalité, de subslantialité, sur les- quels repose le système entier de no sances. C'ue fait Kant? Au lieu 'I I con- science humaine, au lieu d'avoir l'oeil fixé mu ce principe réel el vivant qui s'appelle lo moi, qui se saisit immédiatement lui-même, qui se sent vivre, agir, durer, qui s'aperçoit non comme une condition abstraite de la pe: mais comme le sujet vivant de 11 pensée, eomme une véritable cause, comme une véritable sub- stance, comme une véritable unité; au lieu, dis-jc, de contempler ce monde des réalités intérieu- res. Kant se perd dans un labyrinthe inextricable de conceptions abstraites et de distinctions arbi- traires, il dresse une table de tous les jugements possibles; il en reconnaît douze espèces, répar- ties trois à Imis dans quatre cadres distincts, suivant leur quantité, leur qualité, leur relation et leur modalité. Ces douze espèces de juge- ments, généraux, particuliers et singuliers, af- firmatifs. négatifs et limitatifs, catégoriques. hypothétiques et disjonctifs, problématiques, assertoriques et apodictiques, représentent a ses yeux douze fonctions logiques de l'entendement, douze procédés distincts pour ramener une va- riété donnée à l'unité. Il conclut de là qu'il doit y avoir dans l'entendement douze concepts purs, qui seuls peuvent rendre possibles ces diverses formes du jugement. C'est ainsi que sont intro- duites les fameuses catégories : unité? pluralité et totalité; réalité, négation et limitation; inhé- rence, dépendance et réciprocité; possibilité, existence et nécessité. Suivant Kant, tous ces concepts sont a priori. antérieurs à toute expérience, absolument né- cessaire à la formation du moindre jugement. Ce n'est pas tout, une nouvelle condition est nécessaire : au-dessus de ces douze formes pures de l'entendement, Kant place une forme géné- rale qu'il appelle l'unité synthétique de l'aper- ception, ou encore l'unité transcendantale de la conscience. Et n'allez pas croire qu'il soit ici question de la conscience réelle que chacun de nous a de ses actes, de cette conscience qui se traduit par des affirmations permanentes comme celle-ci : Je sens, je pense, je suis. Non, la con- science de Kant est une conscience abstraite, un cogito logique, une forme générale de la pensée ; en un mot, ce n'est pas un fait, une réalité ; c'est une pure abstraction, arbitrairement érigée en condition nécessaire et a priori de tout juge- ment possible. Voilà une analyse qui paraît déjà bien com- pliquée; mais nous ne sommes pas au bout; nous avons des concepts purs d'unité, d'inhé- rence, de dépendance, etc.; nous n'avons pas encore atteint la notion de cause, de substance, d'activité, ni les principes correspondants. Kant place ici sa théorie du schématisme. Outre ses douze concepts purs, il lui faut douze schèmes, c'est-à-dire douze représentations a priori du temps, schèmes de quantité, schèmes de qualité, schemes de relation, schèmes de modalité. Il lui faut ces représentations pour vivifier ses concepts abstraits, pour les rendre applicables aux don- nées de l'expérience, pour leur donner une va- leur et un sens. Telle est la série compliquée, subtile, laborieuse des conditions sous lesquelles Kant croit parvenir à rendre compte enfin des principes de l'esprit humain, et pour ne prendre qu'un ou deux exemples des principes de cau- salité et de substance. Eh bien, rien de plus SCEP — 1537 SGEP faux, rien de plus vain que cette prétendue dé- duction qui lui a coûté tant d'efforts. Kant altère essentiellement les notions de cause et de sub- stance. La notion de cause se transforme pour lui en celle de succession constante; la notion de substance, en celle de permanence. Ce sont là deux erreurs psychologiques de la dernière gra- vité. Quand je produis une action volontaire, un effort des muscles, par exemple, il n'y a pas entre ces deux termes, ma volonté et l'effort, une simple relation de succession, comme entre le jour et la nuit, entre le vent qui souffle et le roseau qui ploie; il y a une relation bien plus intime, bien plus profonde : ma volonté produit l'effort; ma volonté est une cause dont l'effort est un effet, cause fixe, une, identique, qui se manifeste par une variété indéfinie de phéno- mènes. Approfondissez la notion de cette acti- vité, de ce moi qui fait le fond de la conscience, vous trouverez qu'il s'aperçoit non-seulement comme cause, mais comme substance; je veux dire comme un être tour à tour ou simultané- ment actif et passif, mais toujours identique sous la succession de ses modifications diverses. Ce n'est point là une substance abstraite, comme celle de Kant, un je ne sais quoi conçu comme permanent en opposition avec un écoulement de phénomènes dont ce terme permanent serait la condition abstraite et a priori; c'est une substance réelle, une substance déterminée, une substance qui se sait et se sent exister et agir. Voilà une analyse bien simple, bien facile à véri- fier; elle suffit pour faire crouler tout l'écha- faudage d'abstractions, symétrique, subtil, ingé- nieux, mais essentiellement artificiel et fantas- tique, élevé par les mains de Kant. A la place de concepts a priori, parfaitement vides et creux, il faut donc substituer des intuitions im- médiates de la conscience, pleines de réalité et de vie : à la place de principes arbitraires, sans usage et sans portée, de véritables principes tenant par leurs racines à l'expérience et dans leurs amples développements, éclairant la science de l'univers et portant jusqu'à la science de Dieu. Nous croyons en avoir dit assez, sinon pour réfuter d'une façon régulière et complète l'œu- vre analytique de Kant, au moins pour en si- gnaler les vices essentiels et pour mettre en garde contre les conséquences qu'il va en tirer dans la partie dialectique de son entreprise. On a vu quel est, suivant Kant, le rôle de la raison dans l'économie de nos connaissances : la raison, prise en général, est la faculté de rai- sonner, c'est-à-dire de ramener le particulier au général. Or. cette opération suppose un dernier principe général qui soit la condition de tous les autres, et qui lui-même soit inconditionnel. La conception de cet inconditionnel, tel est l'office de la raison pure. Mais la raison pure ne se borne pas à concevoir l'inconditionnel ; elle entend se servir de cette idée pour spéculer a priori sur la nature des êtres. De là, si l'on en croit Kant, des égarements nécessaires. Pour les détruire à jamais, il entreprend d'en mettre à nu les racines, et de construire, en quelque sorte,!la science des erreurs naturelles de l'esprit humain. Le principe général de la raison pure est celui- ci : Le conditionnel étant donné, avec lui est donnée la série entière des conditions, et, par conséquent, l'inconditionnel lui-même. Ce prin- cipe reçoit trois grandes applications : 1° au sujet de la pensée, au moi; 2° aux objets sensibles, aux phénomènes de l'univers ; 3° aux choses en général. De là trois idées : l'idée psychologique, l'idée cosmologique et l'idée théologique. Ces DICT. PHILOS. trois idées correspondent aux trois formes du jugement comprises dans la forme générale de la relation, savoir : la forme catégorique, la forme hypothétique et la forme disjonctive. La raison cherche, suivant la forme catégorique, un sujet qui ne soit pas l'attribut d'un autre sujet, un sujet absolu, le moi, substance pen- sante. Suivant la forme hypothétique, la raison remonte de cause en cause, et conçoit quelque chose de premier et de définitif, qui sert de base et de principe aux phénomènes de Tunivers. En- fin, suivant la forme disjonctive, elle embrasse la totalité absolue de toute existence possible, et pose comme condition de cette totalité une unité absolue qui enferme et contient tout, Dieu. Ces trois idées, ces trois principes ne peu- vent être, par leur nature même; ni démontrés ni réalisés; ils ne peuvent être démontrés, puis- qu'ils sont ce qu'il y a de plus général, ce qui fonde toute démonstration ; ils ne peuvent être réalisés, puisqu'ils représentent ce qui est au delà de toute expérience possible. Leur valeur est donc purement subjective et circonscriptive; ils achèvent et limitent la connaissance humaine, voilà tout. Mais la métaphysique, dit Kant, a d'autres pré- tentions; elle prétend faire la science de l'âme, celle de l'univers et celle même de Dieu. De la conception transcendantale de notre être pensant, laquelle ne contient rien de multiple, elle conclut à l'unité absolue de cet être, ce qui est un para- logisme. De l'impossibilité de s'arrêter dans la série régressive des effets et des causes, elle conclut à une unité absolue embrassant la totalité des conditions des phénomènes, et cette unité se présentant de deux façons contradictoires, il en résulte une antinomie; enfin; de la totalité des conditions ou des objets en général, elle conclut à l'unité absolue de toutes les conditions de la possibilité des choses, et à l'être des êtres comme fondement de l'existence de tous les êtres, bien que cet être nous soit absolument inconnu. De là un idéal que nous prenons arbitrairement pour une réalité et pour le fondement de toute réalité. La conclusion dernière de toute cette dia- lectique, c'est que la métaphysique entière, avec les trois sciences qui la constituent, psychologie rationnelle, cosmologie rationnelle, théologie ra- tionnelle, est ruinée à jamais. Nous nous bornerons à de très-courtes obser- vations sur les objections élevées par Kant contre la psychologie et la théologie rationnelles, \x cause du dogmatisme ne nous paraissant pas sérieusement engagée dans ce débat. Il sera né- cessaire d'insister davantage sur les prétendues antinomies de la cosmologie rationnelle; c'est ici, en effet, que Kant se flatte d'atteindre le beau idéal du scepticisme, je veux dire de mettre la raison spéculative en contradiction flagrante avec elle-même. Kant ramène la psychologie rationnelle aux quatre propositions suivantes : l'âme est une substance, l'âme est simple, l'âme est une, l'âme est spirituelle. Or, suivant lui, ces quatre pro- positions reposent uniquement sur quatre argu- ments vicieux, où se retrouve toujours le même paralogisme. On pose, en effet, dans les prémisses un moi purement empirique et subjectif, lequel n'est qu'une condition logique de la perception des phénomènes; et dans le passage des prémisses à la conclusion, on transforme ce moi subjectif et logique en un moi objectif, doué d'une réalité absolue. Il suffit de répondre à Kant que sa dialectique peut être victorieuse contre une mauvaise psycho- logie exclusivement fondée sur l'abus des pro- cédés logiques, mais qu'elle ne saurait atteindre 97 SGEP — 1538 — SGEP v< ritable, laquelle prend son point d'appui, non dans des syllogismes, mais dans une analyse approfondie de la conscience. En effet, quelle est la véritable base de la psychol C'esl un fait permanent et univi ut de conscience. I uacun de nous sont vivre au dedans do lui un principe toujours présent, s111 [ confond pas avec la série changeante de ses mo- difications, qui se retrouve identique à lui-même sous ! nies de son existence mobile, qui, soit en subissant l'action des eboses extérieures, soit en ré igissanl au dehors, soit en se concen- trant sur soi dans une action tout intérieure, à chaque instant se connaît, à chaque instant s'affirme avec une clarté et une certitude infail- libles. Est-ce là ce moi subjectif dunt parle Kant, ce sujet logique, cette forme abstraite, pure condition de la possibilité de l'expérience? Non, évidemment non. Ce moi de la conscience est une force en action, une énergie, quelque chose, en un mot, d'essentiellement réel, Ci vivant. Maintenant, pour être réel et concret, ce moi n'a-t-il qu'une valeur empirique? N'est-il pas un véritable èlre, une véritable subst On répondra non, si, avec Kant, on fait de la substance un principe mystérieux, un je ne sais quoi, une X (se) algébrique ; si, avec lui, on se plaît à creuser un abîme infranchissable entre la région de la conscience et la région de la raison pure , entre le monde des phénomènes et le monde des êtres ; mais, pour l'observateur attentif, ces deux mondes sont toujours unis et ja séparés; ils s'identifient, en quelque sorte, dans la conscience. Là, en effet, le sujet se saisit lui- même et s'affirme comme objet. Entre le ynoi qui agit et le moi qui se sent agir, l'analyse peut distinguer; mais la nature, le mouvement réel de la vie réunissent les deux termes en un seul. En un mot, pour emprunter à Kant son langage en répudiant sa pensée, l'objectif et le subjectif coïncident. Et maintenant, pour établir l'unité, la simpli- cité, la substantialité, la spiritualité de l'âme, faudra-t-il faire appel au raisonnement, construire des syllogismes? Il est clair que cela est parfaite- ment inutile ; ajoutons que cela est très-dangereux. En effet, raisonner pour trouver l'âme, c'est ad- mettre que l'âme ne s'aperçoit pas elle-même, c'est établir une distinction artificielle entre deux moi, le moi de la conscience et le moi de la raison; c'est élever entre ces deux moi une bar- rière arbitraire que le raisonnement ne pourra plus franchir. A ce point de vue, Kant a raison. Il n'y a plus de psychologie dès qu'il n'y a plus une intuition de conscience qui atteigne l'être, l'unité, la substance, dans leur profondeur; je dirai plus, s'il y a une intuition immédiate de la cause, de l'unité de la substance, toute métaphy- sique est coupée à sa racine; l'esprit humain est condamné à ignorer l'univers et Dieu, à rester hermétiquement enfermé dans la région des phé- nomènes. Voilà ce que Kant a supérieurement vu; voilà la valeur et l'intérêt de sa dialectique; mais ce qu'il n'a pas vu, c'est que la vraie psycho- logie a pour base, non pas un moi logique, mais un moi réel; non pas un moi purement phéno- ménal, mais un moi cause, un moi substance, un moi un, identique, vivant, objectif et subjectif tout ensemble. Rétablir ce principe, c'est réfuter Kant, et c'est du même coup rendre à la psy- chologie rationnelle et à sa métaphysique leur inébranlable fondement. Les objections du philosophe allemand contre la possibilité d'une théologie rationnelle viennent encore d'une fausse analyse de la conscience. Après avoir altéré et méconnu l'intuition immé- diate du moi par lui-même, Kant altère et mé- • i une intuition plus haut ire. mais également irréfrag ible : Fin tu il n soi. Ici encore il n pas, d'un côté, un conci pi abstrait, logiqui concept d'une cm mme purement possible; de l'autre, l'esprit humai consumant en raisonnements sl< Uogismes pour trouver, par delà i parfaitement Yide de toute réalité, un Dieu réel et vivant, qui s.. ai échappe et semble 3 ses efforts, c'est là u de la . sur laqui peut édifier qu'une fausse De mémo que l'esprit humain ne d'abord un moi abstrait, un moi possible, pour arriver ensuite, à travers des raisonnements ar- bitraires, à un moi réel, concret, effectif, uh stantiel; de même, quand nous rattachons notre ince fragile à cette source infinie d'être, de pensi que nous adorons sous le : de Dieu, ce n'est point là un raisonnement fondé sur des conceptions abstraites, c'est une véritable intuition où l'être des êtres est saisi et affirmé, non comme possible, mais comme réel et présent. Vienne maintenant Kant réduire la théologie rationnelle à trois ar( ons, l'une qu'il appelle physico-théologique, l'autre qui constitue la preuve cosmologique, la troisième qui est l'ar- gument ontologique, nous lui dirons qu'il peut avoir raison contre une théologie raisonneuse et nourrie de pures abstractions, contre la théologie ~tique de Wolf; mais il n'atteint pas une théologie amie des faits et solidement ap- puyée sur les intuitions réelles et fécondes de la conscience. Remarquez, en effet, le procédé dont se sert Kant pour battre en brèche la théologie ration- nelle. Après avoir fait justice de l'argument physico-théologique fondé sur les causes fin lequel devient entre ses mains une preuve pure- ment empirique, étrangère à toute notion de perfection absolue, incapable, par conséquent. d'atteindre jusqu'au principe de l'existence, il ramène subtilement l'argument cosmologique, tiré de la contingence du monde, à l'argument ontologique, sur lequel il se plaît à concentrer tout le débat. Or, quel est cet argument suprême? c'est la preuve inspirée à saint Anselme par le génie subtil de la scolastique et mal à propos ressuscitée par le grand géomètre qui a fonde la philosophie moderne. Elle consiste à poser le concept d'une perfection possible pour en faire sortir par le raisonnement l'existence réelle et actuelle d'un êlre parfait. Toute la subtilité in- génieuse de saint Anselme, toute l'industrie géo- métrique de Descartes, sont impuissantes, il est vrai, à opérer cette déduction. Nous l'accordons à Kant, et voilà le résultat net de cette partie de son entreprise dialectique. Mais a-t-il atteint son but? a-t-il prouvé l'impuissance de l'esprit hu- main à saisir le principe premier de la pensée de l'être? Il est clair que non, et lui-même s'est heureusement plus tard contredit sur ce point. Arrivons à ces fameuses antinomies qui passent chez beaucoup d'esprits pour le désespoir éternel et l'éternel écueil de la philosophie spéculative. Elles résultent, dans le système de Kant, de l'ap- plication du principe fondamental de' la raison, savoir: que le conditionnel étant donné, avec lui est également donnée la série entière des con- ditions, et, partant, l'inconditionnel lui-même. Appliquez ce principe à l'idée du monde considéré comme un ensemble de phénomènes extérieurs, vous verrez se former quatre thèses, contre les- quelles s'élèveront aussitôt quatre antithèses, d'où résultera une quadruple antinomie. Gom- ment cela se fait-il? C'est que chaque fois que SCEP — 1539 SGHA fous affirmez qu'un phénomène est subordonné à une série de conditions, vous pouvez également concevoir cette série comme finie ou comme in- finie. Dans les deux cas, l'absolu semble donné, et l'absolu, pour Kant, c'est la chimère que l'esprit humain, par les lois de sa nature, cherche sans cesse, sans pouvoir jamais la saisir. Considérez- vous le monde suivant les catégories de la quan- tité et de la qualité? vous le concevrez avec un droit égal comme limité en extension et en durée, c'est-à-dire comme fini, ou comme illimité dans l'espace et dans le temps, c'est-à-dire comme infini ; vous vous le représenterez alternativement comme composé de parties simples ou comme infiniment divisible. — Ce sont là les antinomies que Kant appelle mathématiques. Concevez-vous le monde suivant les catégories de la relation et de la modalité? vous rattachez tous les effets à une cause première et libre, ou bien, tout aussi arbitrairement, vous le concevez comme une chaîne infinie de phénomènes liés par une aveugle fatalité. — De même, vous êtes également porté à donner pour base à la série des choses con- tingentes une existence nécessaire, et à concevoir cette série comme prolongée indéfiniment. Ce sont là les antinomies nommées par Kant dyna- miques, et qui terminent ce système de contra- dictions régulières par lui imposées à l'esprit humain. Une première réflexion, c'est que Kant ne considère comme absolument insolubles que les antinomies mathématiques; les autres admettent une solution, et Kant l'indique expressément. Certes, voilà une concession qui est de la der- nière importance; car il ne peut échapper à personne que les antinomies dynamiques sont les plus graves de toutes, puisque l'existence de la liberté et celle même de Dieu y sont engagées, c'est-à-dire la morale et la religion. Kant accorde donc que sur ces grands objets, la raison n'est pas réduite au désespérant aveu d'une contradic- tion inévitable. La morale et la religion sont à couvert. Il ne reste donc plus de sérieusement compromis que l'intérêt de curiosité qui s'attache pour l'homme à ces questions purement méta- physiques qui restent pour la masse du genre humain parfaitement indifférentes, et sur les- quelles l'ignorance est facile à supporter même au petit nombre d'esprits curieux qui les agitent, par exemple, la question de savoir si la matière est ou non divisible à l'infini. — Voilà donc où aboutit ce grand et solennel acte d'accusation si laborieusement construit, où le scepticisme a épuisé toute sa force et tous ses artifices. On conviendra aisément que, concentrée sur ce terrain, la discussion perd à la fois de sa gran- deur et de ses périls. Si la psychologie et la théodicée sont sauvées, si la morale et la religion sont hors de tout péril, si ces grandes vérités qui sont le fond du dogmatisme du genre humain, la spiritualité de l'âme, l'existence de Dieu, la liberté et la responsabilité humaine, si tous ces principes restent à l'abri des atteintes du scepti- cisme, qu'importe, après tout, que sur quelques points de subtile métaphysique l'esprit humain soit obligé de confesser son impuissance à sortir des alternatives contraires? Eh bien, même dans cet ordre de problèmes abstraits, Kant n'aboutit pas à la conclusion où il aspire, il ne convainc pas la raison humaine de se donner à elle-même un inévitable démenti. En effet, on peut ici s'armer contre Kant de ses propres aveux. Il résout les antinomies dynamiques par une distinction fort juste entre le point de vue de l'expérience et le point de vue de la raison. De ce que pour les sens il n'y a que des phénomènes contingents, il ne s'ensuit pas, dit-il, qu'au delà des phénomènes, dans une région ou les sens ne peuvent atteindre, il n'y ait pas un être nécessaire, une cause spon- tanée et première qui soit le principe de tous les phénomènes de l'univers. C'est à merveille; mais nous dirons à Kant, en lui empruntant son moyen de solution et en le poussant plus loin que lui, que si les^ sens et l'imagination nous invitent à nous représenter un monde infini, cela ne prouve pas que la raison n'ait pas le droit de concevoir, au moins comme possible, un univers sans bornes, dont l'étendue et la durée illimitées réfléchissent en quelque sorte l'éternité et l'immensité incom- municables de Dieu. De même, si les sens et l'imagination s'arrêtent avec complaisance à la vieille et grossière hypothèse des atomes, rien n'empêche la raison de détruire ces fausses ap- parences , de faire comprendre l'impossibilité d'un atome étendu, c'est-à-dire d'un indivisible divisible ; rien ne l'empêche surtout de saisir au delà de l'étendue et du mouvement les causes invisibles dont l'action permanente anime la face du monde, et de concevoir ces causes comme des principes doués d'unité, inférieurs sans doute, mais plus ou moins analogues à cette cause simple et indivisible que nous sentons vivre et palpiter au dedans de nous. Ainsi s'évanouit le fanatique assemblage de contradictions imaginé par le scepticisme; et il ne reste de tant d'efforts d'un génie fait pour un meilleur usage, qu'une leçon de modestie donnée à l'esprit humain. Oui, dirons- nous avec Kant, oui, la métaphysique est une science périlleuse; elle est, comme l'esprit hu- main, enfermée dans d'étroites limites qu'une curiosité inquiète nous sollicite de franchir. Oui, il faut renoncer à une explication complète, adéquate, absolue, de toutes choses. Il faut se résigner, étant homme, à savoir peu et à beaucoup ignorer; mais l'acte de foi par lequel la raison humaine s'affirme primitivement capable de cer- titude et de vérité, cet acte de foi ne rencontre aucun démenti dans les analyses les plus pro- fondes de la science. La raison humaine est sou- vent forcée de convenir qu'elle ignore et qu'elle ignorera toujours; jamais elle n'est forcée de se contredire. Où la lumière abonde, et elle abonde sur tous les points qui intéressent notre être moral, sachons affirmer; où la lumière s'affaiblit, sachons ignorer et attendre : tel est le conseil du bon sens, tel est le dernier mot de la science. On peut consulter quelques ouvrages spéciaux sur le scepticisme : E. Saisset, le Scepticisme, Paris, 1865, in-8; — Maurial , le Scepticisme combattu dans son principe, Paris, 1847, in-8; — Revue des doctrines sceptiques, Paris, 1857, in-8. Voy. Certitude. Em. S. SCHAD (Jean-Baptiste), né en 1758, près de Bamberg, fut élevé par les jésuites; entra com- me novice dans un couvent de bénédictins, d'où il s'enfuit en 1798, persécuté pour ses opinions indépendantes. Il devint successivement profes- seur à Iéna, à Charkow, à Berlin, et mourut à Iéna vers 1830. Il publia un grand nombre d'é- crits allemands et latins, dans un style souvent obscur. Ses premiers ouvrages sont théologiques et même ascétiques, plus ou moins dans l'esprit de l'Église. Ses ouvrages les plus nombreux sont conçus d'abord sous l'influence de Fichte, puis sous l'inspiration plus durable de Schelling. La logique, la métaphysique, la théodicée, furent l'objet ordinaire de ses meilleurs traites. Nous recommandons particulièrement son Exposition populaire du système de Fichte et de la théorie religieuse qui en découle^ 3 vol. in-8, 1800 (allem.). Voy. son Autobiographie, 1828 (allem.). C Bs. SCHAUMANN (Jean-Christian-Guillaume), né à Husum, dans le duché de Schleswig, en 1768; mort à Giessen en 1821, acres y avoir enseigné SC1IK — 1540 — SCHK la philosophie, en qualité de professeur ordinaire, depuis 1794. C'est un des premiers disciples et des propagateurs les plus ardents de la philoso- phie de Kant, qu'il a expliquée, développée et appliquée dans les écrits suivants, tous rédigés en allemand ou en latin : de l'Esthétique (ra?is- cendantale, essai critique, avec une lettre à M. Feder sur l'idéalisme transcendanlal, in-8, Leipzig, 1789; — Psyché, ou Entretiens sur Mme, 2 vol. in-8. Halle, 1791 ; — de Principio juris naturalis, in-8, ib., 1791 ; — de Johanne Lugduno Vive, Valentino, philosopha prœsertim anthropologo, ex libris ejus de anima et vita, in-8, ib., 1791 ; — Idées pour servir à une psy- chologie criminelle, in-8, ih., 1792; — le Droit naturel selon la science, in-8, ib., 1792; — Essai sur les lumières, la liberté et l'égalité, in-8, ib., 1793; — Philosophie de la religion en général et du christianismeen particulier. in-8, ib., 1793 ; — Apltorismes de logique et de métaphysique, in-8, Giessen, 1794; — Éléments de la logique géné- rale, avec une esquisse de la métaphysique, in-8, ib., 1793; — Leçons sur les doctrines philoso- phiques, in-8, ib.", 1794; — Traités critiques sur la pthilosophie du droit, in-8, Halle, 1795; — • Philosophie morale, in-8, Giessen, 1796; — Essai d'u)i nouveau système de droit naturel. 2 vol. in-S, Halle, 1796; — Méthodologie de la réflexion, in-8, ib., 1796; — Explication sur l'appel de Fichte et les accusations contre la philosophie, in-8, Giessen, 1799; — l'Homme et la Femme, ou Déduction du mariage, in-8, Hadamar, 1802. Indépendamment de ces nombreux ouvrages, Sjhaumann a publié aussi plusieurs articles dans le Journal philosophique de Niethammer. X. SCHEGK (Jacques), médecin et philosophe al- lemand, né en 1511 à Schorndorf, dans le Wur- temberg. Après avoir étudié la théologie, la philosophie, la jurisprudence, il se consacra dé- iinitivenient à la médecine qu'il cultiva pourtant plutôt en philosophe qu'en praticien. La dialec- tique d'Aristote commençait alors à perdre un peu de son crédit en Allemagne, et il y avait plusieurs années qu'on ne l'avait enseignée à l'université de Tubingue, lorsque Schegk fut chargé, en 1554, de ranimer le péripatétisme. Il s'acquitta de sa tâche avec un grand éclat, publia non*bre d'ouvrages pour interpréter la doctrine du maître, forma des disciples dont le plus célèbre est Taurellus, et fut pendant quelques années le véritable chef du péripatétisme allemand, Germa- norumperipateticorumprinceps. Aussi s'opposa- t-il de toutes ses forces aux progrès de la réforme entreprise par Ramus, et d'abord accueillie avec quelque faveur au delà du Rhin. On a publié, en 1569, un recueil de lettres échangées entre lui et le philosophe français; le ton qui y domine n'est pas précisément celui de la courtoisie : le sco- lastique allemand s'y montre insolent et brutal; il accuse son adversaire d'ignorance, de mauvaise foi; d'ambition. « Vous n'avez rien prouvé contre Anstote, lui dit-il, si ce n'est que vous êtes inca- pable de le comprendre. » D'ailleurs Ramus est coupable d'un autre crime : il fait peu de cas des Commenlaliones physicœ du commentateur alle- mand, et il ne recommande pas l'usage de ses livres. Ramus garde l'avantage dans cette polé- mique, où ne figure qu'une lettre de son contra- dicteur; il a au moins pour lui le bon goût et l'esprit. « Comment, dit-il, aurais-je empêché vos livres de pénétrer dans nos écoles? Avant mon voyage en Allemagne, j'ignorais jusqu'au nom d'un homme si considérable; et je n'en connaî- trais rien eficprè, si par aventure je n'avais trouvé à Strasbourg vos livres en proie à la poussière et aux vers, dans la boutique d'un libraire. Comme je lui demandais qui vous étiez et comment des ouvrages d'un si grand poids ne se vendaient pas, il me répondit que vous étiez le grand philoso- phe de l'académie de Tubingue, mais que l'on ne comprenait rien à vos écrits, etc. » Ramus in- vite son irascible correspondant à plus de calme: « Furiosam istam et agrcslein logicae tempesta- tem dediscito, et socraticam disserendi tranquil- litatematque urbanitatem in Xenophontis et Pla- tonis schola perdiscito. » Ces railleries portèrent à l'excès l'animosité de Schegk, qui ne cessa de défendre l'orthodoxie scolastiquc jusqu'à sa mort, en 1587. Ses ouvrages n'ont rien d'original- on en trouve la liste dans le livre de Melchior Adam, Vitœ medicorum. On y distingue, outre des com- mentaires sur Aristote, un traité du syllogisme hypothétique, et un dialogue, de Principatu animes, Tubingue, 1542. C'est une dissertation sur le siège de l'âme, et l'auteur hésite entre Aristote qui la place dans le cœur, et Galien qui la loge dans le cerveau. Ses procédés de discus- sion y montrent que déjà les plus fervents péri- patéticiens pratiquaient la méthode du libre exa- men, et admettaient cette maxime qu'on y lit : « Libéra debent esse judicia. » Voy., outre Bruc- ker et les historiens de la philosophie, Liebler, Oratio funebri de vita, moribus el sludiis J. Schegkii, Tubingue, 1587. E. C. SCHELLING (Frédéric-Guillaume-Joseph de) naquit à Léonberg, dans le royaume actuel de Wurtemberg, le 27 janvier 1775. Après avoir étudié la philosophie et la théologie à Tubingue, où il eut Hegel pour condisciple, il se rendit à l'université d'Iéna, où il connut et entendit Fichte, et où il enseigna quelque temps. 11 quitta ensuite cette université pour celle de Wurtz- bourg. De 1807 à 1820. il vécut à Munich comme secrétaire perpétuel de l'Académie des beaux- arts. En 1820, il se retira à Erlangen, d'où il re- vint à Munich, en 1827, comme professeur à l'u- niversité qui vernit d'être établie dans cette ville. Il fut en même temps président de l'Académie Enfin, en 1841, il fut appelé à Berlin, pour y enseigner dans la chaire qu'avaient occupée Fichte et Hegel. Il mourut en 1854, aux bains de Ragatz, en Suisse, où son élève le roi Maximi- lien Ier lui a élevé un monument. Schelling avait vingt ans à peine lorsqu'il pu- blia ses premiers écrits. A quarante, il déposa la plume pour ne la reprendre que vingt ans après. Il n'a jamais produit son système sous une forme définitive, et « fit, comme dit Hegel, ses études devant le public; » mais il faut ajouter que le public les suivit avec un vif intérêt, et que le jeune et ardent écrivain exerça sur lui une puis- sante influence. S'il n'a pas exposé sa philosophie avec une précision systématique, s'il l'a présen- tée sous plusieurs formes, revenant sans cesse sur son travail précédent et recommençant sa course à plusieurs reprises, il n'en demeura pas moins fidèle'à son génie, et ses œuvres respirent le même esprit du commencement à la fin. Sa philosophie se modifia, varia dans son expres- sion, s'accrut et se compléta, sans changer es- sentiellement. Lorsqu'en 1841 il reparut avec éclat devant le public, il a pu dire, dans sa pre- mière leçon de Berlin, sans blesser la vérité, qu'il ne désavouait pas la pensée de sa jeunesse, pensée qu'on y retrouve, en effet, bien qu'un peu vieillie et usée par le temps. C'est qu'il ne dé- pend pas de l'homme de génie de changer ses idées à son gré ; il est sous leur empire plus qu'il ne les possède; il leur appartient plus qu'elles ne sont à lui. Schelling était doué au plus haut degré de l'i- magination spéculative. 11 était philosophe^ dans toute la force de l'expression; mais sa pensée dé- daigne les allures lentes et compassées d'une dia- SCHE 1541 — SCHE lectique précise et scolastique, et revêt naturelle- ment les formes de la poésie. Il était né tout à la l'ois avec le génie poétique et le génie philoso- phique, et s'il avait voulu être poète, il eût été parmi les poètes un grand philosophe, ainsi qu'il est le plus grand poète parmi les penseurs. Et en nous exprimant ainsi, nous n'entendons ni lui faire un reproche ni faire son éloge, mais sim- plement le caractériser. D'ailleurs, comme il l'a dit souvent, tout système de philosophie, lorsqu'il est puisé à la source vive de l'inspiration intel- lectuelle, et lorsqu'il prétend représenter le monde physique et moral, et reproduire la pensée créa- trice, n'est-ce pas un poème dans le sens le plus élevé de ce mot, ainsi que l'univers est lui-même le poème le plus vaste et le plus sublime dont toutes les philosophiez et toule véritable poésie ne sont que d'imparfaites imitations? Schelling se forma sous l'influence de l'école de Kant et de Fichte, et se rattacha à eux par ses commencements historiques, mais avec une tendance manifeste à s'élever au-dessus d'eux, en même temps qu'à remonter au delà. Pour le fond de sa pensée, il s'inspira des néo-platoniciens, de Jordan Bruno, de Spinoza surtout, et arriva ainsi, à travers quelques variations peu essentielles, à un panthéisme idéaliste ou à un idéalisme pan- théiste. Sa carrière philosophique, jusqu'en 1815, peut se diviser en deux périodes. Pendant la première, qui va jusqu'en 1800, il essaye ses forces et cherche à formuler sa pensée. Pendant la se- conde, il l'exprime avec une pleine assurance, la développe et la défend contre ses adversaires. Il débuta, en 1792, par une dissertation acadé- mique sur l'Origine du mal, d'après le cha- pitre ni de la Genèse (Antiquissimi de prima malorum origine philosophematis explicandi ten(amen), et, ainsi qu'on l'a fait observer, il est remarquable qu'il ait choisi ce sujet, lui qui, de- puis, n'a cesse de se préoccuper des commence- ments de l'histoire et de la fin de l'humanité, de sa déchéance et de sa réhabilitation. Les écrits qu'il publia de 1794 à 1796 [de la Possibilité d'une forme de la philosophie en gé- néral; — du Moi comme principe de la philo- sophie; — Lettres philosophiques sur le dogma- tisme et le criticisme) semblaient, au premier aspect, conçus dans l'esprit de Fichte, et Fichte s'applaudissait d'avoir rencontré un pareil com- mentateur, tout en se plaignant peut-être de n'a- voir pas été parfaitement compris par lui. Mais, en y regardant de plus près il put se convaincre sans peine que le jeune philosophe s'éloignait de lui tout autant que lui-même s'était éloigné de Kant. Dans le premier de ces écrits, l'auteur re- cherche le principe général de la philosophie. Une science est un tout sous la forme de l'unité. Or, cette unité n'est possible qu'autant que la science est fondée sur un principe unique et absolu quant à elle. La philosophie, la science souveraine doit donc reposer sur un principe suprême, absolu à la fois pour le contenu et pour la forme. Dans ce principe doivent être données en même temps la forme et la matière de la science. Or, on ne peut reconnaître pour principe absolu que ce par quoi tout le reste est posé et ce qui se pose soi-même. Ce caractère n'appartient qu'au moi, et le prin- cipe absolu sera celui-ci : moi est moi. Dans le second écrit, Schelling s'écarte déjà plus sensiblement de Fichte. Son idéalisme tend de plus en plus à devenir objectif. Le moi qu'il pose comme le principe souverain du savoir, ce n'est plus l'activité libre du moi individuel, qui se sent limité par le non-moi et tend à s'affran- chir de ces limites : c'est déjà le moi mis réso- lument à la place de la substance absolue de Spinoza, le moi absolu, l'identité du sujet et de l'objet. Loin de vouloir relever le drapeau flétri de Spinoza, Schelling déclare qu'il prétend le renverser en le combattant avec ses propres armes; mais, dans le fait, il ne le reïiversé pas; il le corrige, en remplaçant la substance absolue par le sujet absolu. Il faut nécessairement ad- mettre quelque chose d'absolu qui soit le prin- cipe suprême et fondamental de toute réalité et de tout savoir, et qui n'ait d'autre fondement que lui-même. Or, cet absolu ne peut être ni un sujet déterminé par un objet, ni un objet déterminé par un sujet, puisque, dans l'un et l'autre cas, il ne serait pas indépendant; il faut donc le cher- cher soit dans un objet, soit dans un sujet absolu. Mais il ne peut se trouver dans un objet, parce que tout objet a besoin d'être posé, reconnu par un sujet. Il doit donc être dans un sujet absolu, se posant et se déterminant lui-même. C'est sur ce principe suprême de connaissance et d'exis- tence qu'est fondé V idéalisme critique ou trans- cendantal. Le sujet absolu est moi pur, identité pure, unité pure, liberté, réalité, substantialité absolue, causalité immanente, être pur, infini, indivisible, immuable. Cet être ne peut se conce- voir que par une intuition intellectuelle qu'il faut savoir produire en soi. La philosophie qui en résulte n'est ni l'idéalisme vulgaire, qui nie la réalité absolue du monde objectif, ni l'idéalisme pur, qui nie tout non-moi. Selon l'idéalisme transcendantal, la création est l'expression de l'infinie réalité du moi. une manifestation posi- tive et réelle de l'esprit dans les limites du fini. Par l'intuition intellectuelle, nous nous élevons dans la sphère de l'être absolu, dans le monde intelligible, où tout est moi et où le moi est un. Cet idéalisme prétend se concilier avec le réa- lisme ; la philosophie nouvelle sera philosophie de la nature en même temps que philosophie de l'esprit; elle sera dogmatique et réaiiste en même temps que critique et idéaliste. Elle en- tend convertir en idéalisme objectif le réalisme subjectif de la Critique de Kant, et en idéalisme subjectif le réalisme objectif de l'ancien dogma- tisme : en d'autres termes, à la doctrine qui attribue aux objets extérieurs une réalité abso- lue, elle substitue l'idéalisme qui leur refuse toute réalité indépendante du sujet ; et à. la théorie critique de Kant, qui n'accorde aux cho- ses phénoménales qu'une réalité relative, elle substitue un idéalisme selon lequel les choses sont l'expression réelle des idées. Cette philoso- phie, que le jeune penseur annonçait dans ses Lettres sur le dogmatisme et le criticisme, il l'appelait philosophie de Videntité, parce qu'elle pose dans l'absolu l'identité non-seulement de la pensée et de l'être, des idées et des choses, mais encore celle de toutes les différences et de tous les contraires, et qu'elle prétend concilier, en même temps que l'idéalisme et le réalisme, la nécessité et la liberté, le stoïcisme et l'épi- curisme, la moralité et la félicité. Elle aspire à un réalisme tel qu'il peut se concevoir en Dieu, et selon lequel Dieu voit les choses telles qu'elles sont en soi, réalisme qui est identique avec l'idéalisme le plus absolu, puisque les objets pris en soi cessent d'être opposés au sujet, et que l'esprit, en les voyant ainsi, ne voit autre chose que lui-même et sa propre réalité. Schelling reconnaît tout d'abord la raison pour l'organe et la mesure absolue de la vérité. Il part du principe que l'essence de l'homme in- tellectuel est liberté, indépendance absolue.^ En attribuant à l'intelligence humaine la faculté de la science parfaite, il l'égale à la raison divine et l'identifie avec elle. Il fait ainsi des idées et SGHE 1542 — SGHE des lois de l'esprit la mesure réelle des choses, ci du développement de la conscience ration- nelle le type du développement universel. En vertu de l'identité de la pensée et de l'être dans l'absolu, la science de l'esprit et la science de la nature sont parallèles l'une à l'autre comme expression identique d'un même con- tenu. Jusqu'en 1800, Schelling publia sur la philo- sophie de la nature les quatre ouvrages suivants : Idées sur la philosophie de la nature, 1797 ; — de l'Ame du monde, hypothèse de physique supérieure pour expliquer l'organisme uni- versel, 1798; — Première esquisse d'un système de la philosophie de la nature, 1799; — Intro- duction à l'esquisse du système, 1799. En voici les propositions principales : Tandis que la philosophie transcendantale explique le monde réel par les idées, et consi- dère l'esprit comme le type de l'univers, la phi- losophie de la nature explique les idées par le monde réel, et. démontre par l'expérience même que la nature est faite à l'image de l'esprit. La philosophie de la nature, la physique spéculative, a pour objet de ramener le monde de l'expé- rience à des principes rationnels. Pour cela, il faut admettre une harmonie préétablie entre la raison et la nature, et arriver à ce résultat que le système universel n'est autre chose que l'ex- pression de l'esprit dans la matière ; que dans le développement continu de la nature règne un seul et même principe d'action, tendant à ex- primer progressivement un seul et même type, qui est la forme même de l'esprit. Tout nous ramène à cette identité de la pensée et de la matière, de la liberté et de la nature. Comment expliquer autrement leur action réciproque, et concevoir la nature comme un tout organique, plein de convenance et d'harmonie? Evidemment la nature est l'esprit visible. Pour faire de la physique une science vérita- ble, il faut, pour ainsi dire, construire la nature, non avec de simples idées sans doute, car nous n'en savons rien que par l'expérience, mais par une expérimentation fondée sur des principes rationnels. 11 faut interroger la nature d'après ces principes, et soumettre toutes les lois secon- daires et tous les phénomènes à une loi suprême. Cette loi souveraine que l'expérience ne four- nit pas, mais qu'elle doit confirmer, ne peut être qu'une hypothèse, mais une hypothèse aussi nécessaire que la nature. De cette manière, la connaissance expérimentale sera transformée en un savoir philosophique a priori. La nature est un système organique, dont le tout a dû, par conséquent, exister avant les parties, loin de résulter de celles-ci ; elle est donc elle-même a priori, construite d'après l'idée d'une nature en général, et c'est à la com- prendre comme telle que consiste la philoso- phie. Selon Kant. le système universel était le sys- tème des phénomènes déterminé d'une part par les choses, qui y apparaissent, et d'autre part par les lois de la sensibilité et de l'entendement humain; ce qu'on appelle les lois générales de la nature, ce sont les lois de l'esprit. Schelling alla plus loin. Selon lui, la nature est la mani- festation objective, réelle de l'absolu, l'esprit réalisé : elle doil donc former un tout organi- que i li-iii de vie, animé d'un même principe, "l"i ci i ipn i I et explique le mécanisme lui- même. Tel es1 le résultat général du traité de / .1 me du monde. lui moment que l'on conçoit la nature comme un grand tout, procédant d'un même principe et tendant à une même fin, il n'y a plus réelle- ment opposition entre le mécanisme e1 l'< nisme ; tout, au fond, est o sique tout entière est une dynamique. ! forces, l'une positive, l'autre négative, consti- tuent la nature parleur opposition môme : elles dépendent toutes deux d'un même principe, qui est l'âme du monde, source et eau se permao de tout mouvement, de tout phéne principe suprême, qui est la force positive elle- même, considérée comme infinie, est l'objet immédiat de la physique spéculative. 11 se ma- nifeste en se limitant, en se déterminant. Son premier phénomène, sa première manifestation, est la lumière, combinaison de l'éther et de l'oxygène. La chimie sera le système général de la nature. La végétation est une désoxyda- tion, la vie animale une oxydation! continuelle. L'élément positif de la vie est le même pour tous les êtres animés, et ainsi qu'un même prin- cipe est présent partout, un même type se révèle dans le développement progressif de la nature. Tout, dans la nature, procédant d'un principe unique, la loi de continuité préside nécessaire- ment à son évolution; de sorte que le mouve- ment de production peut se comparer à celui d'un fleuve, avec cette différence, qu'à tout instant, grâce à l'intervention d'une force de re- tardation, imaginée à cet effet, il se produit une forme déterminée qui sert de transaction à une forme suivante, toujours plus parfaite. Selon Kant, la loi de continuité n'est qu'une idée d'après laquelle il est utile de considérer la nature dans l'intérêt de la science; selon Schelling, c'est une loi réelle, positive. Selon lui, la nature, prise comme sujet actif, natura naturans, est la productivité même. Or, en toute productivité il y a continuité absolue. Mais si l'action productive de la nature était absolue, l'évolution s'opérant avec une vitesse infinie, ne produirait rien de déterminé, rien de réel. Il faut donc que cette infinie productivité soit à tout moment suspendue, et qu'à tout moment elle reprenne son cours : de là des produits dé- terminés, formes diverses, quoique continues d'un seul et même produit. Pour expliquer la diversité des qualités, Schel- ling admet des actions simples et primitives, des entéléchies pures, raisons idéales de toutes les différences. Ces actions remplacent dans le système les atomes et les monades, et, par là, il devient atomistique dynamique. L'analyse ne peut remonter au delà ; elles ne peuvent être déduites; c'est par elles que toute déduc- tion commence. Par la division de la force productive en des directions opposées, le produit général se partage en des produits individuels, qui sont autant de métamorphoses d'un même type fondamental : cette échelle dynamique progressive est l'objet principal du système. Il s'agit de réduire la construction du monde organique et celle du monde inorganique à une commune expression. Le premier suppose le second; il est le produit à la seconde puissance : de là, on peut conclure et poser comme principe de l'interprétation de la nature, que la construction du produit orga- nique est analogue à la construction primitive du produit. 11 n'y a pas une opposition réelle entre les deux natures; la nature organique est le résultat des mêmes forces à un plus haut degré de développement. Les trois forces du monde organique, la sensibilité, l'irritabilité et la faculté de reproduction, correspondent à celles du monde organique, le magnétisme, l'électri- cité et l'action chimique, dont celles-là ne sont que des fonctions supérieures. Les unes et les autres doivent pouvoir être ramenées à des SGHE — 1543 — SGHE principes communs, à des forces plus itmdamen- . qui sont celles de la nature générale. Ainsi, de la nature considérée comme objet ou comme produit, natura naturata, et qui comprend le monde organique et le monde inorganique, il faut distinguer la nature générale, la nature considérée comme sujet actif, natura naturans, qui anime et domine le tout par des lois com- munes. Telles sont les idées fondamentales exposées djns l'Introduction à l'esquisse du système. L' Esquisse en est le développement et l'applica- tion. Ne pouvant donner ici une analyse détail- lée de cet écrit, nous nous bornons à en relever quelques points seulement. L'auteur commence par établir que la nature agit organiquement dans ses produits les plus primitifs; mais que, néanmoins, la nature dite organique a pour condition de son existence le monde inorganique. La vie est une activité qui réagit contre toute influence du dehors, m»«£ qui, sans cesse, a besoin d'être ranimée par une action extérieure. Par là se trouve posée, à côté de la nature organique, une nature inorgani- que, qui forme un tout avec elle, et qui, à son tour, est soumise à une influence étrangère. Pour expliquer le monde inorganique, Schelling, rejetant tout ensemble le système mécanique ou atomistique et la métaphysique de l'abstrac- tion, tout comme en physiologie il repousse à la fois le matérialisme et l'immatérialisme, pro- fesse ce qu'il appelle le système de l'attraction physique, d'après lequel il y a dans le phéno- mène de la gravitation en même temps quelque chose de matériel comme dans la théorie des atomistes, et quelque chose d'immatériel comme dans la pesanteur des newtoniens. Toutes les parties d'une même masse ne tendent à s'unir étroitement entre elles que par l'influence sur elles d'une autre masse avec laquelle elle tend à s'unir en même temps à une troisième ; la tendance qui porte toutes les parties d'une même masse vers une autre est aussi ce qui les lie entre elles. Par l'influence du soleil sur la terre, toutes les parties de ceile-ci tendent vers toutes les parties de celle-là, et cette action du soleil sur la terre s'explique par eelle qu'exerce sur elle-même une troisième masse, vers la- quelle se porte le soleil avec toutes les planètes. De là, un organisme universel, une synthèse primitive qui constitue et maintient le monde. Le seul mécanisme ne peut expliquer l'uni- vers ; on doit le concevoir comme organique, comme produit par une expansion et une con- traction alternatives : il n'est pas3 il devient indéfiniment, par une évolution continue, par une métamorphose perpétuelle. Le mouvement part d'un centre idéal, qui est sans cesse trans- porté ailleurs. Avec l'attraction universelle est mise dans la nature la tendance à une universelle intussus- ception ; mais, pour que cette tendance se réa- lise, il faut qu'il vienne s'y joindre une autre action. 11 n'y a intussusception que par le tra- vail chimique, et toute action chimique, dans une sphère donnée, suppose un principe venu d'ailleurs , issu d'une sphère supérieure. Le principe de toute action chimique sur la terre, et qui, comme tel, est là chimiquement invinci- ble, est, selon Schelling, l'oxygène, produit du soleil. C'est par l'oxygène que le soleil exerce sur notre globe cette action qui vient s'unir à la pesanteur, et dont la lumière est le premier phénomène. De là un rapport secret entre l'action de la lumière, principe de la tendance chimique des corps, et celle de la pesanteur, principe de leur tendance statique ou de l'équilibre. Il y a cette différence entre l'action de la pesanteur et l'ac- tion chimique du soleil sur la terre, que la première est déterminée par une influence supé- rieure que le soleil subit lui-même; et qui fait qu il forme avec les planètes un m me, tandis que la seconde résulte uniquement de la nature particulière de cet astre. ^ Si l'on admet que les soleils sont subordonne? a leur tour à un centre commun, leur réunion en un même système doit être déterminée par une cause pareille, et, dans ce cas, la lumii qui en jaillit et qui est, relativement aux pla- nètes, à l'état positif, doit être négative quant à l'influence supérieure qui en est le. | mais ce qui est au-dessus de la lumière est au- dessus de toute science. Dans la troisième partie de l'Esquisse , qui traite des rapports de la nature organique et d< ia nature inorganique, Schelling expose sa théo- rie sur l'instinct et l'industrie des animaux ; selon lui, c'est une seule et même force qui de- vient graduellement sensibilité, irritabilité, fa- culté de reproduction et industrie instinctive. L'instinct de l'abeille n'est qu'une modification de la faculté reproductive, et, en dernière ana- lyse, de la sensibilité. Le caractère de l'activité de l'instinct étant l'imperfectibilité, on ne peut l'expliquer par une faculté analogue à l'intelli- gence. L'instrument dont l'animal se sert et son usage sont identiques ; avec l'organisation est en même temps prédéterminé son produit; la cellule que construit l'abeille est le dernier terme de son développement organique; c'est le résul- tat nécessaire d'une impulsion primitive : de là, la parfaite régularité, la perfection géométrique de l'œuvre. Schelling n'accorde à l'animal au- cune espèce d'intelligence, et lui refuse même toute faculté de représentation : il y a, selon lui, un abîme entre l'instinct des animaux et la rai- son de l'homme. 11 attribue à ceux-là la sensibi- lité, des sensations; mais il n'admet pas que la sensation puisse produire des idées. Et si , dans l'homme, une perception coexiste avec la sensa- tion et semble s'y rapporter, ce n'est pas qu'il y ait de l'un à l'autre un lien de causabilité, c'est en vertu d'une sorte d'harmonie préétablie. L'homme seul est doué d'intelligence, et il n'y a pas de degrés d'intelligence : la raison est une; elle est l'absolu lui-même. Là où elle est pré- sente , elle existe tout entière. Ainsi la loi de progression continue, qui, d'ailleurs, régit le monde, ne s'applique pas aux facultés intellec- tuelles. Du reste, cette loi de continuité, Schelling ne l'impose pas seulement aux formes et aux fonc- tions de la nature organique, ce qui suppose pour toutes les organisations unité de type et unité d i force; il l'applique aussi à l'organfsme universel, ce qui suppose pour le tout, unité de force pre- mière et de mouvement. Par là s'efface la différence réelle de la nature organique et de la nature inorganique, subor- données ensemble à une troisième nature, la ture générale. Trois forces gouvernent le i. organique : la force productive, l'irritabilité pro- prement dite et la sensibilité, qui en est le nier degré : celle-ci est partout, même dans les plantes; elle va en augmentant, et au sommet de l'organisation elle devient indépendante des forces inférieures, et domine souverainement tout l'organisme. De même trois forces, degrés progressifs d'une même force fondamentale, ré- gissent le monde inorganique : l'action chi- mique, l'action électrique, et le magnétisme. Et, ainsi que les deux natures sont coordonnées ensemble; les trois forces de l'une correspondent SC1IE — \bkk SCHE aux trois forces de l'autre. Celte analogie, cette correspondance respective des trois forces des deux natures a sa raison dans leur dépendance commune des trois forces qui constituent la na- ture générale, et qui sont la lumière, \]éleciri- citè et le principe du magnétisme. Il résulte de là que la lumière, principe suprême et commen- cement de la création que nous connaissons, est la cause immédiate de l'action chimique dans la nature inorganique, et par elle, la cause indi- recte de la taculté de production, force première de la nature organique, et qui n'est autre chose que l'action chimique élevée à une plus haute puissance. De même, l'électricité, qui est la se- conde force de la nature générale et une trans- formation de la lumière, produit immédiatement l'action électrique, et par elle l'irritabilité. Enfin, le principe supposé du magnétisme, troisième force de la nature générale, est, par le magné- tisme, la cause de la sensibilité. Il y aurait ainsi une double production dynamique, l'une d'une force à l'autre dans les trois natures, et l'autre qui les relie ensemble, et qui va d'une force de la nature générale à la force correspondante de la nature organique par le moyen de la force du même degré de la nature inorganique. Il n'y a donc pas au fond progression unique et vrai- ment continue. Mais la grande objection contre ce système, c'est que, si l'on conçoit bien que la lumière soit la causé de l'action chimique, que l'action chimique soit la condition de la force productive, on ne comprend pas comment la lu- mière devient action chimique , et comment celle-ci devient force de production. Une condi- tion n'est pas une cause suffisante. Que l'action électrique ait sa cause dans un principe qui le produit, rien de plus simple ; qu'il y ait de l'ana- logie entre l'électricité et l'irritabilité, entre le magnétisme et la sensibilité, cela se peut; mais évidemment l'irritabilité est plus, est autre chose que l'électricité, et la sensibilité autre chose que le magnétisme. Cette progression, si elle existe, n'est donc pas l'effet d'un simple développement qui mette successivement au jour ce qui est en germe : elle se fait par addition; il n'y a pas simplement métamorphose, mais accroissement et changement au fond. Ce qu'on appelle puis- sance en mathématiques ne peut s'appliquer à la nature. On a beau multiplier une force par elle- même : elle en sera plus puissante; mais elle n'en restera pas moins ce qu'elle est. La progression dynamique fondée sur l'unité des forces étant admise, comment la diversité sortira-t-elle de cette identité? S'il y a continuité dans l'évolution de l'univers, comment expliquer les différences? La cause de tout développement, de toute différenciation sera le magnétisme. Le magnétisme, qui, dans la nature générale, cor- respond à la sensibilité, source de toute activité organique, doit être la source de toute activité dynamique. A cette force seule appartient l'iden- tité dans la duplicité, et la polarité n'est pas autre chose que cette identité. C'est elle qui a produit cette dualité universelle et organique sans la- quelle il n'y aurait pas création, et qui empêche l'univers de retourner à l'état d'unité, d'homo- généité absolue, et la nature organique de s'é- teindre par un retour à l'état de parfaite identité. C'est le magnétisme qui, en portant la division dans l'unité primitive^ est le principe de tout mouvement, de toute différence, de toute produc- tion déterminée. L'homogénéité primitive est constamment troublée par l'action continuelle du ma-gnétisme universel , condition de tout déve- loppement chimique et dynamique. Telle est donc l'organisation de l'univers; mais, outre les forces premières qui la rendent possi- ble, il en faut d'autres encore qui la construisent réellement et qui en déterminent l'évolution dans le temps et l'espace : ces forces sont la force d'ex- pansion, la force de retardalion ou de sus/,*',, sion, et la force de gruvitation. Le principe de l'évolution est une dualité primitive née au sein de l'identité absolue. Par la force d'expansion . elle tend à se développer avec une vitesse inli- nie; la force de suspension la retarde à etaque instant, et rend possibles des produits détermi- nés, qui sont fixés par la force de gravitation. Sous l'empire exclusif de la première, la nature se perdrait dans l'espace infini; sous celui de la seconde, tout serait réduit à un point mathéma- tique, et il y aurait involulion absolue : grâce à leur concours, la nature reste suspendue entre ces deux états; et grâce à la pesanteur, les pro- duits sont déterminés dans le temps et dans l'es- pace, et fixés à toujours. Après les forces primitives et les forces organi- satrices viennent les forces purement mécani- ques : celles-ci ne sont plus du domaine de la philosophie de la nature, dynamique supérieure, que l'expérience doit confirmer, bien qu'elle soit au-dessus de l'expérience. Le Système de l'idéalisme tmnscendant'd, qui parut en 1800, a quelques airs de ressemblance avec la Théorie de la science de Fichte; mais il en diffère essentiellement. Dans l'impossibilité de faire ici l'analyse de cet ouvrage, nous devons nous contenter d'en indiquer la marche générale, en insistant sur les points les plus remarqua- bles. Essayons d'abord d'en faire comprendre l'objet et le but, en en consultant l'introduction. L'idéalisme transcendantal, dit l'auteur, est le système de tout savoir, offrant dans une parfaite continuité toutes les parties de la philosophie, l'histoire continue de la conscience. Il est sur- tout nécessaire dans l'intérêt de la philosophie pratique. Tout savoir repose sur l'accord d'un objet avec un sujet; car la vérité est la conformité des idées avec leurs objets. Tout ce qui est objectif peut se comprendre sous le nom de nature, et tout subjectif peut s'appeler le moi ou V intelligence. Il y a opposition entre le moi, qui a conscience de lui-même, et la nature, qui est sans conscience : d'où vient leur accord? Dans le savoir même, les deux éléments, l'ob- jectif et le subjectif, sont mêlés ensemble: ils y sont contemporains et identiques. Pour démon- trer cette identité, il faut partir de l'un des deux facteurs du savoir pour arriver à l'autre. A cet effet, on peut poser l'objectif le premier, et re- chercher comment le sujet vient s'accorder avec lui, comment la nature est perçue par le sujet; ou bien, si l'on pose le sujet comme le premier, la question sera de savoir comment vient s'y unir l'objet. Dans le premier cas, on obtient la philosophie de la nature; dans le second, la phi- losophie transcendantale. Celle-là va de la nature à l'intelligence, et tend à intellectualiser les lois physiques; celle-ci, partant du moi ou du sujet posé comme absolu, en fait sortir la nature. Elle commence par douter de la réalité de l'objet; elle est d'abord un scepticisme absolu, qui s'at- taque à la prévention fondamentale du sens com- mun, qui affirme qu'il y a des choses hors de nous. La confiance imperturbable avec laquelle nous admettons cette proposition, qui pourtant n'est pas d'une certitude immédiate, ne peut s'ex- pliquer que par la supposition quelle est iden- tique avec quelque principe d'une évidence ab- solue. Or, il n'y a d'immédiatement certain que cette proposition : Je suis. Celle qui dit qu'il y a un monde hors de nous ne sera donc vraie que par son identité avec celle-là. Établir cette idcnH SCHE — 1545 SCHE tité est précisément le problème de la philoso- phie transcendantale. Son objet est le savoir en général. Or, tout sa- voir se réduit à certaines convictions primitives que la philosophie doit ramener à une seule, qui sera son premier pri-, "ipe, principe absolument certain et source de toute certitude. Ces convic- tions naturelles sont les suivantes : D'abord, il existe hors de nous et indépendam- ment de nous un monde réel , qui est tel que nous nous le représentons : de là pour la philo- sophie le devoir d'expliquer avant tout comment les idées peuvent s'accorder avec les objets, qui, cependant, sont indépendants d'elles. La solu- tion de cette question constitue la philosophie théorique, qui recherche comment est possible l'expérience. En second lieu, il y a en nous des idées qui n'ont pas, quant à leur origine, le caractère de la nécessité comme nos idées objectives, mais qui naissent de la liberté, et qui tendent à se réaliser dans le monde réel. De là, pour la philosophie, le devoir d'expliquer comment la pensée peut modifier la réalité extérieure. La solution de ce problème constitue la philosophie pratique, qui recherche comment est possible la liberté. Mais, en voulant résoudre ces deux problèmes, on s'engage dans une contradiction. Selon la première des deux propositions, les idées sont déterminées par leurs objets, qui sont absolument indépendants de nous; et selon la seconde, la pensée prétend agir sur le monde extérieur, le modifier d'après les idées. Cette contradiction ne semble-t-elle pas compromettre soit la réalité de la connaissance, soit celle de la volonté? Les deux questions sont donc dominées par celle-ci : Comment est-il possible de considérer à la fois les idées comme se conformant aux ob- jets, et les objets comme se conformant à nos idées? Pour résoudre ce problème il faut admet- tre, entre le monde idéal et le monde réel, une harmonie préétablie; et cette harmonie suppose elle-même que l'activité par laquelle le monde objectif a été produit est primitivement identique à celle qui se manifeste dans la volonté. En ad- mettant que cette activité unique et identique est productive sans conscience dans le monde réel et avec conscience dans le monde intellec- tuel et moral, la contradiction se trouve résolue. Mais il faut encore expliquer comment le moi peut avoir conscience de cette harmonie prééta- blie entre le sujet et l'objet, entre l'intelligence et la nature. Tel est le résultat de la téléologie, qui nous fait voir dans la nature un ensemble plein d'ordre, de sagesse, de convenance, bien qu'elle ait été produite sans conscience par le mouvement nécessaire et aveugle de la pensée. Enfin, pour comprendre parfaitement comment une activité peut être productive à la fois avec conscience et sans conscience, il faut chercher en nous-mêmes une pareille activité. C'est celle de l'art, celle du génie, dont les œuvres ont en même temps le caractère d'un produit de la na- ture et celui d'un produit de la liberté. Dans le génie, l'absolu se révèle dans toute sa vérité en le faisant agir comme il agit lui-même. Le génie, en effet, n'est ni cette activité aveugle qui pro- duit la natuie, ni l'activité libre et consciente qui produit le monde moral ; il les comprend toutes deux. Ainsi l'art est à la fois le dernier terme du développement et le moyen d'en dévoi- ler le mystère, et la philosophie de l'art sera en même temps le couronnement du système, le moyen de construire la philosophie en général La philosophie elle-même est le produit d'une double action : l'une par laquelle l'intelligence se développe selon ses propres lois et avec néces- sité; l'autre, la réflexion par laquelle le sujet pensant se donne la conscience de ce mouvement de la pensée. Elle est une production comme celle de l'art; seulement, au lieu que dans l'art la force productive se porte au dehors et se ré- fléchit dans ses œuvres, la production philoso- phique est tout interne et se réfléchit dans l'in- tuition intellectuelle. L'idéalisme transcendantal est l'histoire de la conscience jusqu'au dernier degré de son déve- loppement; l'intuition esthétique le couronne et l'explique. Il repose tout entier, dit l'auteur dans sa conclusion, sur l'intuition de soi, élevée à une puissance toujours plus haute, depuis la conscience naturelle et immédiate jusqu'à la conscience ab- solue, dans l'activité qui produit l'art. Il nous est impossible de suivre l'auteur dans ses déductions des moments à travers lesquels l'esprit se donne la conscience philosophique de sa puissance infinie et de l'identité essentielle de l'intelligence et de la nature. Nous ferons seule- ment ressortir quelques détails importants. On l'a vu, le grand problème de la philosophie transcendantale, dans le système de Fichte et de Schelling, c'est de montrer comment, sans que rien du dehors vienne l'affecter, le sujet pensant, par son seul développement, produit un monde idéal parfaitement correspondant au monde réel, de manière que les divers degrés de l'organisation de celui-ci, tels qu'ils sont donnés par l'expérience, soient exactement représentés dans l'histoire continue de la conscience de soi. Tandis qu'en Dieu la pensée est immédiatement créatrice, elle n'est dans le sujet humain que représentative; mais, du reste, elle est parfaitement identique dans l'intelligence absolue et dans l'homme. C'est ainsi qu'il y a dans le développement de la con- science un moment correspondant à celui où, dans la réalité, se produit la matière; un autre est parallèle à celui où viennent à se produire les êtres organiques. C'est ce que Schelling appelle construire, et voici comment, par exemple, il construit la matière. Par un effet de l'antagonisme constant des deux activités du moi, l'une subjective ou idéale, l'autre objective ou réelle, il se produit une série d'actes continue dont la fin idéale est une synthèse ab- solue. Trois époques marquent ce développement de la conscience. La première part de la sensation primitive et aboutit à Y intuition productive ; la seconde va de celle-ci à la réflexion ; Ja troisième de celle-ci à la volonté. La matière se construit dans la première de ces trois périodes, et cette construction s^accomplit par trois moments, qui sont autant d'actes de la conscience de soi. Les deux activités opposées du moi, en se pénétrant dans une troisième, produisent un résultat com- mun, quelque chose de fini : c'est l'antagonisme fixé, et c'est par là que le moi se regarde comme limité. Or, ce produit commun, résultant de l'équilibre des deux activités, est la matière pure, le (j.t) ôv de Platon, ce qui, sans forme encore, n'existe pas. Ce n'est pas encore la ma- tière proprement dite, indépendante, pour que le moi conçoive quelque chose comme matière positive, il faut qu'il pose son propre produit comme une réalité extérieure, comme une chose en soi qu'il sente, qui le limite. Cette opposition entre la chose en soi et le moi mtuitit une fois établie, opposition par laquelle le moi primitif est divisé en sujet et objet, les deux activités apparaissent désormais comme étant celle du moi et celle de la chose. Par leur concours, elles produisent encore un résultat commun, qui par- ticipe de la nature des deux facteurs, et tient la milieu entre eux. Ce sont deux forces, l'une po- sitive, l'autre négative, qui correspondent à ;a SGHE — 1546 SGHE force d'expansion ci à La l'arec d'attraction dans la nature : par leur synthèse ou leur réunion dans une troisii deviennent matière. Cette troisième activité; activité véritablement productive, correspond à la gravitation. C'est ainsi que l'esprit conçoit ses trois activités comme les trois forces fondamentales de la nature, et c'est ainsi que toutes les forces physiques doivent pouvoir se réduire à des puissances de l'intelli- gence. La matière n'est autre chose, dans son principe, que l'esprit dans l'équilibre de ses acti- vités : c'est l'esprit éteint, comme l'esprit est la matière en formation. De même, il arrive dans le travail progressif de la nature un moment où elle devient orga- nique, nature animée. Or, dans la déduction des phénomènes de la conscience, il arrive un instant qui correspond à ce moment de l'évolution créa- trice, et qui explique en même temps la nature de l'âme des animaux. Chez eux, la conscience reste à jamais fixée à ce point du développement intellectuel où l'intelligence se conçoit comme objet vivant ou sensible. Dans ce système, tout est intuition et la vo- lonté elle-même n'est que l'intuition à une plus haute puissance. A ce degré de son développe- ment, le moi est productif avec conscience, avec liberté; il se réalise, et de là sort une seconde nature, le monde moral. Mais cette liberté ne mérite pas ce nom, puisqu'elle n'est que le produit d'un développement nécessaire. Les idées que Schelling expose ici sur la philosophie de l'his- toire offrent un grand intérêt; mais le bon sens ne peut y souscrire. La fin de l'histoire, selon Schelling, est la réalisation successive d'un idéal par l'espèce tout entière à travers trois périodes. Dans la première, le principe dominant apparaît, comme destin; dans la seconde, comme nature ou nécessité; dans la troisième enfin, comme Providence : alors Dieu sera. Ainsi, l'histoire de l'humanité est celle de Dieu. Dieu ne devient providence, ne se réalise que dans la conscience humaine; il y est déjà présent dans l'origine, mais sous la forme de destin, et il ne devient explicitement Dieu véritable que par l'établisse- ment de cet ordre moral que l'espèce, dans son progrès, tend à réaliser. Sans doute, Schelling a voulu aire qu'alors que les destinées du genre humain seront accomplies il sera manifeste que ce qui avait paru d'abord comme le règne du destin ou de l'aveugle nécessité, était déjà im- plicitement le règne de la Providence. Tel est, quant à l'essentiel, le système primitif de Schelling. Depuis, il l'a modifié dans la forme plutôt que dans le fond. De 1800 à 1809, il publia les ouvrages suivants : Exposé de mon système de philosophie (dans le Journal de physique spéculative, 1800-1803, t. II); — Bruno, dialogue sur le principe divin et le principe naturel des choses. 1802; — Leçons sur la méthode des éludes académiques (1803); — Philosophie cl religion, 1804; — Aphorismcs pour servir d'introduction à la philosophie de la nature (dans le iomcl ùcs Annales de Médecine) , 18Q6; — du Rapport de la réalité et de l'idéal dans la nature, 180G; — du Rapport des arts plastiques à la nature, 1807; — Recherches phi- ïo \ophiques sur l'essence de la liberté humaine, 1809 : les deux ouvrages se trouvent dans le I de ses ouvrages philosophiques. De 180!) àl81.r,, Schelling n'a plus publié qu'une e de sa philosophie au point de vue reli- tx, contre les accusations de Jacobi (1812), et 111 ' ii de mythologie philosophique [Sur les divinités de Samothrace, 1815). Nous allons indiquer rapidement ce que ces divers écrits offrent de plus remarquable sur la philosophie en général, sur l'histoire de la philo- sophie et sur la philosophie de l'histoire, sur la de la nature, sur la philosophie de et sur l.i philosophie morale et religieuse. V Exposé de mon système n'est encore qu'un fragment. L'auteur voulait ; nde- menl commun de sa philo: o i nature et de sa philosophie de l'esprit. Il consent à ce que sa doctrine soit appelée idéalisme, bien qu'elle soit tout aussi bien réalisme, pourvu qu'on ne la confonde pas avec l'idéalisme subjectif de Fichte, qui dit que le moi est tout, tandis que l'idéalisme objectif, qui est le sien, dit : tout est moi. Sa méthode est celle de Spinoza, dont il se rapproche aussi le plus pour le fond. Voici quelques-unes des principales propositions de ce fragment : « Le point de vue de la philosophie est celui de la raison absolue^ c'est-à-dire de la raison con- sidérée comme l'indifférence totale du subjectif et de l'objectif, et abstraction faite du sujet pen- sant. — La raison est absolument une et identique avec elle-même. Sa loi suprême, et la loi de tout ce qui est, puisque en dehors d'elle il n'y a rien, est la loi de l'identité. — La seule connaissance absolue est celle de l'identité absolue, et celle-ci est infinie, éternelle, immuable. — Rien n'est venu à naître quant à ce qu'il est en soi ; et rien, pris en soi. n'est fini. — Il y a une connaissance primitive de l'identité absolue; elle est posée im- médiatement avec la proposition A= A. L'identité absolue ne peut se connaître elle-même d'une manière infinie sans se poser comme infinie, comme sujet et comme objet. Elle n'est pas sujet et objet en soi. mais dans sa forme. Il n'y a d'autre différence entre le sujet et l'objet qu'une différence de quantité. — L'identité absolue est totalité absolue, univers. Elle est essentiellement la même en chaque partie de l'univers. Rien d'individuel n'a en soi le principe de son existence. — // n'y a qu'une matière; elle est homogène en soi : c'est comme un aimant infini. En chaque matière, toute autre est virtuellement renfermée. Le magnétisme est la condition de toute forma- tion. L'aimant naturel est le fer, dont tous les corps ne sont que des métamorphoses. Toute leur différence vient uniquement de la place qu'ils occupent dans l'aimant universel. — La lumière est la matière pure à la seconde puissance (A2) : elle est l'existence de l'identité absolue. — Le produit à la troisième puissance (A3) est l'orga- nisme : c'est la lumière combinée avec la gravi- tation. La pensée elle-même n'est que le dernier développement de la lumière. Le cerveau de l'homme est la fleur, le dernier terme des mé- tamorphoses organiques sur la terre. La nature actuellement inorganique n'est autre chose que le résidu du développement organique. » On le voit, ce système repose tout entier sur une définition arbitraire de la raison absolue et se développe au moyen d'une formule absolument vide : A = A. Ces mêmes idées, quelque peu modifiées, sont reproduites en d'autres termes en tête de la 2e édition des Idées (1803). La condition de toute philosophie, dit ici Schel- ling, est la conviction de l'identité de l'idéal absolu et de la réalité absolue, et l'affirmation que, hors de l'absolu, il n'y a qu'une réalité relative et phénoménale. L'absolu est identité pure, et se répand identiquement dans le sujet et dans l'objet, dans l'esprit et dans la nature. — L'absolu est un acte de connaissance éter- nel, qui est à lui-même sa matière et sa forme. On peut y distinguer trois actions ou trois unités : celle par laquelle son contenu infini est transformé en objectivité, en un monde fini, la nature; celle par laquelle l'objectivité ou la SGHE 1547 — SCIIE forme redevient essence ou subjectivité, le inonde idéal;, enfin celle qui rétablit l'absolu pur et identique, qui est la totalité des trois unités. — Les choses en soi sont les idées dans l'acte de connaissance éternel, et, comme dans l'absolu les idées sont une seule et même idée, toutes les choses sont intrinsèquement une seule et même essence. Chacun des deux mondes, représentation distincte de l'absolu, est de même nature que celui-ci, et renferme les mêmes trois unités qu'on peut encore appeler puissances; de sorte que ce type universel se reproduit nécessairement dans tous les phénomènes particuliers. Il résulte de là que la nature se développe parallèlement avec le monde idéal, que les deux mondes sont, au fond, identiques et forment ensemble un seul et même système. L'idée de l'absolu, dit ailleurs Schelling, est l'idée des idées (Videa idearum de Spinoza, Vidée absolue concrète de Hegel), l'unique objet de la philosophie. La connaissance absolue, la forme des formes, est éternellement en Dieu, est Dieu lui-même, le fils de l'absolu, identique avec lui. Connaître celui-ci, c'est connaître le père. Un des ouvrages les plus intéressants de Schel- ling, ce sont ses Leçons sur les études académi- ques. Ces leçons sont au nombre de quatorze. La première traite de Vidée absolue de la science et insiste sur la nécessité de vues encyclopédi- ques. Plus les sciences tendent à se diviser, plus il importe d'en comprendre la connexité et l'unité. C'est à la philosophie, comme science des sciences, qu'il appartient de faire connaître l'organisme du savoir universel. Toutes les sciences sont des parties de la philosophie, qui est la tendance à participer au savoir primitif et divin. — Dans le second discours, qui traite de la destination des universités, Schelling admet, comme ailleurs, l'existence d'un peuple primitivement éclairé par une révélation divine, ou par des êtres d'un ordre supérieur. — Il est au-dessous de la dignité de la philosophie de prouver son utilité; cependant Schelling consent à réfuter les objections qui se sont élevées contre la philosophie : cette réfuta- tion est le sujet de la cinquième leçon. A l'ob- jection qu'on lui fait d'être un danger pour la religion et pour l'État, il répond : Qu'est-ce qu'une religion, qu'est-ce qu'un État que la philosophie pourrait mettre en péril? Deux directions de la science peuvent devenir funestes à l'État. La pre- mière a lieu lorsque le savoir vulgaire prétend se mettre à la place du savoir philosophique ; il n'y a pas de moralité en dehors des idées. La seconde, c'est l'utilitarisme: la recherche exclu- sive de l'utile étouffe dans une nation tout germe de grandeur. Pour ce qui est de ceux qui ne voient dans la philosophie qu'une mode passa- gère, Schelling les compare au paysan de la table : Rusticus expectat dum defluat amnis. A cette occasion, il expose ses vues sur l'his- toire de la philosophie, dont les variations, dit-il, n'existent que pour les ignorants. Les véritables philosophies ne sont qu'autant de métamorphoses. L'essence de la philosophie demeure invariable- ment la même; mais c'est une science pleine de vie et de mouvement. Tout système nouveau est un pas de plus vers la forme définitive, et ajoute à la force et à la sagacité de l'esprit philosophique. — La sixième leçon est consacrée à l'étude de la philosophie. Il faut être né philosophe, et l'on ne peut apprendre que la méthode, la dialectique. Le génie philosophique est essentiellement pro- ductif. L'imagination spéculative est pour les choses idéales ce que l'imagination ordinaire est pour les choses réelles, réduction à l'identique du général et dm particulier. Schelling n'admet pas que la logique vulgaire puisse servir d'organe à la philosophie; c'est à tort qu'elle donne les lois de l'entendement pour des lois absolues. 11 con- damne également là. psychologie comme base de la philosophie spéculative, qui a surtout pour objet les idées, que, selon lui, la psychologie ne comprend pas. — Dans la septième leçon, qui traite des rapports de la philosophie avec les sciences positives, il soutient que la moralité et la philosophie sont identiques, et que les idées seules donnent à l'action de l'énergie et une va- leur morale. Les diverses sciences historiques ou positives sont l'expression réelle et objective du savoir absolu, la révélation successive du savoir primitif. Elles présentent séparé ce qui, dans le savoir absolu, dans la philosophie, est uni. Mais ensemble, dans leur séparation même, elles doi- vent encore offrir l'image du type interne du savoir philosophique. La théologie représente le point d'indifférence absolue où le monde idéal et le monde réel sont unis; la science de la nature avec la médecine exprime le côté réel de la phi- losophie, et la science de l'histoire avec le droit en représente objectivement le côté idéal : de là les trois facultés académiques. Dans les trois leçons suivantes, Schelling ex- pose sommairement ses idées sur la philosophie de l'histoire, et spécialement sur le christianisme comme fait historique. Il revient ici à son hypo- thèse d'une révélation primitive. Une certaine civilisation fut, selon lui, le premier état du genre humain. L'histoire, comme la nature, a sa source dans l'éternelle unité, dans l'absolu ; elle est le produit d'un développement nécessaire. Les in- dividus ne sont que les instruments prédestinés pour exécuter les desseins de la Providence. Le point de vue le plus élevé sous lequel puisse être considérée l'histoire, c'est celui de la religion. L'histoire est le miroir de l'esprit universel, l'é- ternel poème de l'intelligence divine; elle est un drame où tout se lie, où tout concourt à l'expres- sion d'une nécessité supérieure. Schelling considère le christianisme surtout dans son opposition avec le génie du monde an- cien. Avec le christianisme commence ce qu'il appelle l'âge de la Providence. Le monde ancien, pris en général, est, au point de vue religieux, ce que la nature est quant à l'esprit, l'expression de l'infini dans le fini. Le monde moderne, sous l'empire du christianisme, est le côté opposé, le côté idéal : par lui, le fini doit faire retour à l'infini. L'idée fondamentale de la religion chré- tienne est Dieu devenu homme, l'infini qui s'est fait chair. Le Christ, après avoir accompli sa mis- sion, retourne au sein de l'absolu, laissant au monde la promesse de la venue de l'esprit, le principe idéal qui doit ramener le fini à l'infini. Par là s'expliquent, selon notre philosophe, tous les mystères, toutes les institutions du christia- nisme, dont le principe est la réconciliation du fini déchu avec Dieu par l'incarnation de l'infini. Du reste, l'idée de la nouvelle religion a existé longtemps avant son avènement historique. L'i- déalisme est aussi ancien que le monde ; il a sur- tout régné en Orient, et l'on en trouve des traces même chez les Grecs : Platon est comme une prophétie du christianisme. En parlant de l'étude du droit, Schelling ex- pose ses vues sur la philosophie politique. 11 veut que l'État soit construit d'après des ul 'es, et non d'après un but pratique déterminé. Platon seul, à son gré, a résolu le problème en ce sens, et il appelle sa. République une œuvre divine. Le dialogue intitulé Bruno est un des plus beaux ouvrages de Schelling. Il y expose sous une forme nouvelle la doctrine de Videnlilé. Il SCI 1K — 1548 — SGLÎE çsi précédé d'un discours sur la vérité et la tirante, st d'une exposition de la théorie desi ssens un esprit où je remarque un mouvement je devine une pensée.... la nature est un Dieu divisé à l'infini. • L'amour est aussi la loi du monde moral, et le devoir n'a pas d'autre règle, à condition toute- foisque cet amour comporte le renoncement à soi- même, et ne compte sur aucune récompense, pas même sur celle que peut promettre une autre vie. L'homme doit élever son cœur jusqu'à cette per- fection; mais il n'y parviendrait jamais sans le secours de l'art et l'attrait de la beauté; aussi l'artiste est-il l'éducateur du genre humainj et la beauté qui est le symbole du bien, est un moyen pour la vertu qui reste l'idéal suprême de la vie. Schiller s'est donc déjà prop< - problème des rapports de l'esthétique et de la morale; il y revient après avoir étudié Kant: c'est en cette recherche que consiste toute son œuvre philosophique. Il avait commencé par subordonner la première à la seconde; peu à peu il arrive à les mettre sur le même rang, et il finit peut-être, comme il convient à un poëte, par donner la préférence à l'esthétique. Kant fait consister la dignité humaine dans l'accomplissement du devoir, au nom d'une maxime purement rationnelle, et sans aucune sollicitation des penchants. Schiller est loin de le contredire; il comprend cet idéal, mais il en connaît un autre. A la vertu qui est le triomphe de la raison sur les penchants, il ajoute une vertu involontaire qui est le développement d'une inclination bonne en elle-même ou deve- nue telle par habitude; à côté de la dignité qui consiste à dominer la nature, à faire son devoir uniquement par devoir, il reconnaît la grâce morale, qui est l'accomplissement spontané de la loi. Sans doute l'esprit doit triompher des penchants. Cette victoire, quand elle est obtenue par la lutte, et consacrée par la souffrance, est plus que belle, elle est sublime, et l'art tragique, qui en est l'expression, met aux prises l'âme humaine avec cette fatalité qu'elle subjugue par un effort douloureux.Mais l'esprit a une autre ma- nière de manifester sa liberté et sa supériorité; il s'affranchit parfois par un élan tout spontané, avec aisance, et comme en vertu d'une force qui lui est innée : il s'exprime sans violence, avec mesure et liberté, et pour dire le seul mot exact, avec cette beauté que nous appelons la grâce. La dignité gouverne volontairement le cœur, et commande de parti pris à la passion; la grâce est maîtresse, sans le vouloir, sans sentir l'ob- stacle qu'elle surmonte ; l'une est respectable, l'autre est charmante; l'une est sublime, l'autre est belle. L'une et l'autre ne se rencontrent que dans l'âme humaine. La nature n'est pas gra- cieuse, même quand elle semble s'abandonner ; elle n'est pas sublime, bien que nous lui prê- tions parfois cette qualité : le sublime ne réside pas dans l'espace, il est dans l'esprit soumis à La loi, et l'accomplissant au prix de la douleur, tous deux peuvent se réunir dans cette âme, s'y confondre dans une admirable unité, et y réa- liser la beauté parfaite. Là semble expirer le contraste si fortement accusé par Kant entre la nature et la volonté; le monde intelligible et le monde réel se rapprochent ; le devoir devient penchant, parce qu'il est devenu comme un in- stinct acquis vers le bien, et la morale et l'esthé- tique n'ont plus qu'un seul et même idéal. Si l'homme n'agissait jamais moralement qu'en sacrifiant ses désirs, en immolant son cœur, il serait à la fois sublime et malheureux, et l'hon- SGIII — 1551 — SGML nête homme serait un chartreux ; s'il allait vers le bien par un mouvement irréfléchi , il man- querait de dignité, et n'apprenant jamais que la raison et le désir peuvent être en conflit, il serait à peine une personne. Mais au-dessus de ces deux conditions il en est une où il accomplit le devoir sans douleur, où il réconcilie en lui la raison et le sentiment, « où il devient citoyen complet de la nature, sans perdre son droit de cité dans le monde intelligible. » Cette perfec- tion esthétique où le bonheur et la vertu sont en accord, est en même temps une perfection morale. Entre le beau et le sublime, il ne faut pas choisir : « Ne vous confiez jamais à un seul, ne confiez jamais à l'un votre dignité, à l'autre votre bonheur. » Mais pour vivre sous les lois de la raison, comme dans son élément, et pour respirer à l'aise dans ce milieu comme s'il était naturel, l'homme a besoin d'une préparation : ce sont les beaux-arts qui doivent l'élever au- dessus de « l'état de nécessité », jusqu'à « l'état de raison ». Une fois qu'ils l'ont introduit de l'un de ces deux mondes dans l'autre, ils l'ont transformé : il n'a plus besoin de vouloir être moral, il l'est devenu ; il accomplit naturelle- ment le devoir, et ne désire plus que ce qu'il doit. N'est-ce pas en effet, d'après Kant lui- même, un caractère du sentiment du beau d'exclure tout désir égoïste, tout retour sur soi- même? l'âme qu'il anime est à la fois affranchie de la sujétion des penchants, et de la souffrance qu'elle éprouve à les maîtriser; quand tous les désirs sont nobles, il n'y a plus besoin de réso- lutions héroïques. Peut-être pourtant tous les hommes ne sont-ils pas capables de s'élever jusqu'à ce niveau ; mais qu'importe, puisque ceux qui 'ne peuvent pas aimer la beauté, ont toujours au moins le pouvoir de vouloir le bien; ne doivent-ils pas se consoler? S'il leur est in- terdit d'être beaux, ils peuvent être sublimes. Kant avait accueilli avec bienveillance les criti- ques de Schiller; il s'était déjà refusé, dans une note de la Religion dans les limites de la raison, à accompagner de grâce l'idée du devoir ; il avait exprimé la crainte que la majesté de la loi ne fût abaissée, et tout en avouant que l'accom- plissement de la loi n'implique pas la tristesse qui souvent dissimule une haine cachée pour le devoir, il avait maintenu que le sentiment ne peut jamais être un motif moral, bien qu'il soit parfois un résultat de la moralité. Il aurait sans doute marqué plus fortement la dissidence des deux doctrines, s'il avait su que Schiller devait finir par substituer l'esthétique à la morale. Voici les ouvrages où l'on peut trouver les élé- ments de la philosophie de Schiller : Théosophie de Julius, œuvre de jeunesse, où Schiller inter- prète l'optimisme de Leibniz de façon à le rap- procher du panthéisme de Spinoza, qu'il ne pa- raît pourtant avoir jamais étudié; — Lettres phi- losophiques de Jules et de Raphaël, 1786 à 1789 ; c'est dans la dernière seulement que l'on décou- vre l'influence des idées de Kant, et l'on conteste qu'elle soit l'œuvre de Schiller; — les Artistes, petit poème philosophique, publié en 1789; — Lettres sur l'éducation esthétique du genre humain, 1793-1795; — Sur la grâce et la dignité, 1793; — Du beau et du sublime, opuscule d'abord intitulé les Deux Guides de la vie, 1795 ; — Traité de la poésie naïve et sentimentale, 1795-1796; — I Idéal et la Vie, poëme publié en 1795 et qui marque le retour de Schiller à la poésie, et la fin de ce qu'on peut appeler sa période philoso- phique. On consultera avec intérêt sur les ques- tions résumées dans cette notice :Karl Tomascheck, Schiller et Kant, Vienne, 1857 ; — Kuno Fisher, Schiller comme philosophe, Francfort, 1858. Ce dernier travail a été traduit en français dans la Revue germanique, t. VI, p. 477. E. C. SCHLEGEL (Charles-Frédéric) naquit à Hano- vre en 1772. Après avoir enseigné quelque ti la philosophie à Iéna, il alla vivre à Paris, où il s'appliqua principalement à l'étude de la langue et de la littérature de l'Inde, eu même t( qu'à celle des littératures romanes. Eu 1808, après avoir embrassé le catholicisme, il se rendit à Vienne, où il fit avec succès des leçons publi- ques, et où il prit part à la rédaction de VObscr- vateur autrichien. Il fut ensuite conseiller de légation près de l'ambassade d'Autriche à la diète de Francfort, et revint en 1818 à Vienne. Il mourut en 1829, d'une attaque d'apoplexio foudroyante, à Dresde, où il venait de commen- cer un cours sur la philosophie des langues. Frédéric Schlegel fut, comme son frère Guil- laume, un savant philologue, un critique de premier ordre, un poète original, un des chefs de l'école romantique. Il fut, de plus, un publi- ciste dévoué à l'absolutisme, un historien de parti, et un philosophe médiocre et remarqua- ble seulement par ses excentricités. Son Histoire de la poésie des Grecs et des Romains, son ou- vrage sur la Langue et la Sagesse des Hindous, ses Leçons sur l histoire de la littérature an- cienne'et moderne, malgré quelques jugements hasardés, les Critiques, qu'il publia avec son frère, seront toujours comptés parmi les meilleures productions de la littérature allemande. Ses œuvres historiques passeront avec les intérêts du parti qui les ont inspirées, et il ne marquera dans l'histoire de la philosophie que comme un épisode de peu d'importance; heureux si, en appréciant sa pensée, elle veut bien laisser dans l'ombre l'histoire de sa vie, à moins, toutefois, qu'il ne lui importe de montrer par son exemple jusqu'à quel point les vices du caractère peu- vent corrompre le plus beau talent. Frédéric Schlegel ne marque réellement dans l'histoire de la philosophie allemande, dont quelques historiens n'ont pas même daigné le nommer, qu'à la suite de l'école de Fichte, dont il exagéra d'abord l'idéalisme en le poussant à l'extrême. Il prétendit ensuite, à l'exemple de Schelling, y substituer un idéalisme plus absolu. Plus tard, enfin, après sa conversion, il s'aban- donna à une sorte de panthéisme mystique. Sa première philosophie est exposée dans le trop fameux roman de Lucinde (1799), dans i'^/ienee (1798-1800), et dans les Critiques (1801). Dans ses Leçons philosophiques, de 1804 à 1806, publiées par Windischmann (2 vol. in-8, Bonn, 1836), on le voit passer à l'idéalisme absolu et au panthéisme. Frappé de ce que laissait à désirer, au point de vue de l'idéalisme absolu, la philosophie de Kant, qu'il prétendait, à tort, n'être qu'un composé des doctrines de Locke, de Hume et de Berkeley, Frédéric Schlegel avait songé de bonne heure à fonder un idéalisme plus parfait. Il crut le trou- ver d'abord dans le système de Fichte, parce que. dans son principe, celui-ci fait dériver du moi, non pas seulement la forme, mais encore la matière de toutes les idées. Cependant, au lieu de puiser dans la philosophie de Fichte cette morale généreuse qui, à l'exemple de celle de Platon et du chrislianismej impose le devoir d'aspirer à la perfection et a la liberté divines, l'auteur de Lucinde fait consister la sagesse dans une entière licence de conduite et une oisiveté orgueilleuse. « Pourquoi les dieux sont- ils dieux, dit-il. si ce n'est parce qu'ils vivent dans une parfaite inaction? Et voyez comme les poètes et les saints cherchent à leur ressembler en cela, comme ils l'ont à l'envi l'éloge de la SCHL — 1552 SCHL solitude, de l'oisiveté, de l'insouciance! Et n'ont- ils pas raison? Tout ce qui est beau et bien n'existe-t-il pas sans nous, et ne se maintient-il pas par sa propre vertu? A (moi bon cet effort incessant tendant à un progrès sans relâche et sans but? Cette activité inquiète, qui s'agite sans fin, peut-elle le moins du monde contribuer au développement de la plante infn.ie de l'hu- manité, qui croît et se forme d'elle-même? Le travail, la recherche de l'utile, est l'ange de mort à l'épée flamboyante, qui empêche l'homme de rentrer au paradis. Ainsi que la plante est, de toutes les formes de la nature, la plus belle et la plus morale, la vie la plus divine serait une végétation pure. Je me contenterai donc de jouir de mon existence, et je m'élèverai au- dessus de toutes les fins de la vie, parce que toutes elles sont bornées, et par conséquent mé- prisables. » Mais il y a plus : tout ce qui constitue la vie morale, tout ce que la conscience univer- selle révère, les mœurs, les convenances, les lois, le culte établi, ne sont que des formes finies et sans consistance, un reflet passager du moi infini, indignes des respects de l'homme cultivé, du sage: et si celui-ci consent néanmoins à faire comme les autres, il se rit intérieurement de sa propre action, en tant qu'elle est individuelle et qu'elle n'a pas le caractère de l'absolu, de l'in- fini. La sagesse (die Bildung, comme on disait à Berlin) consiste à s'affranchir de la morale du vulgaire : c'est un raffinement qui tend à la licence plutôt qu'à un sens moral plus délicat et à une volonté plus libre, plus ferme et plus constante. Le roman de Lucinde est plus parti- culièrement l'évangile de l'amour libre, la cri- tique du mariage, de l'amour consacré par la religion et la loi; et telle était alors à Berlin, sept années avant la bataille d'Iéna, la disposi- tion des esprits, que Schleiermacher lui-même en fut un moment séduit. Il consentit à publier les Lettres sur Lucinde. « L'amour doit ressus- citer, dit-il dans la préface; une vie nouvelle doit réunir et ranimer ses membres meurtris et épars, afin qu'il règne libre et heureux dans l'âme des hommes et dans leurs œuvres, et qu'il se mette à la place de vos vertus prétendues. » Dans l 'Athénée et dans les Critiques, Frédéric Schlegel exagère ce que Fichte avait dit du vé- ritable savant et de l'artiste. Selon lui, la poésie et la philosophie sont identiques au fond. L'artiste est l'homme complet, le seul homme vraiment religieux, le prêtre véritable : en lui se manifeste la voix de la Divinité, voix qui est à Vimpératif catégorique de Kant ce que la fleur vivante est à la fleur desséchée de l'herbier. Ce qui fait l'artiste, le poète surtout, c'est l'inspiration par laquelle il s'élève au-dessus de la vie vulgaire. Cette vie poétique constitue ce que Schlegel ap- pelle génialité; la véritable vertu elle-même est du génie; le génie seul est vraiment libre, parce qu'il pose tout lui-même, et qu'il ne reconnaît d'autre loi que la sienne. Supérieur à la gram- maire morale, il peut se permettre contre elle toute sorte de licences. Pour les natures vulgaires, même au point de vue de la philosophie de Kant, il n'y a rien de plus élevé que le travail : pour le génie il n'y a que jouissance. La fantaisie, l'imagination créatrice, l'esprit, Yhumour, sont une seule et même chose, et cette chose est tout. Sur cette philosophie se fonda, en grande partie du moins, le romantisme nouveau, qui, au com- mencement du siècle, fit irruption dans la litté- rature allemande, malgré la puissante opposition de Schiller et de Goethe, et dont les deux Schlegel, Tieck et Novalis furent les chefs. «Les pi romantiques, dit M. Erdraann (dans son Histoire ilr li spéculation allemande depuis Kant, t. I, 18'iK). prirent de cette philosophie If prin que le Renie ne doit s'intéresser qu'à ce qu'il produit lui-même ; qu'il doit s'élever, par l'ironie, au-dessus du présent, du monde réel, comme lui étant étranger, et ne s'en occuper que pour le persifler, ou se réfugier soit dans les régions fan- tastiques du conte, soit dans un passé arbitraire- ment saisi et reproduit, également fantastique. » Cependant Frédéric Schlegel ne tarda pas à quitter cette hauteur factice de la souveraineté absolue du moi. Selon une expression du même historien, il y fut saisi de vertige, et il en tomba plutôt qu'il n'en descendit. Au lieu de chercher à concilier la dignité du moi humain avec la suprématie du moi divin, il le sacrifia complète- ment; et; après avoir prêché une liberté de pfcnser sans frein, le mépris de toute règle et de toute convention, il finit par recommander un abandon complet de toute individualité, et par se sou- mettre aveuglément à l'autorité. Cette tendance commence à se manifester dans ses Leçons philosophiques de 1804 à 180o, et ar- rive à 'ses conséquences extrêmes dans sa Philo- sophie de la vie (1828, traduite en français par M. l'abbé Guénot, 1837, 2 vol. in-8), et dans la Philosophie de Vhistoirc (1829, traduite en fran- çais par M. l'abbé Lechat, 1836, 2 vol. in-8). Dans les Leçons philosophiques. Schlegel com- mence par exposer ses vues sur la logique, qu'il considère comme la méthode de la philosophie, et à laquelle il mêle des recherches de métaphy- sique. Il la divise en psychologie, ontologie et syllogistique. Sous le premier titre il traite, non pas seulement de la formation des idées, mais encore de leur origine réelle; sous le second, des principes logiques, des catégories, du rapport du fini à l'infini, des lois génétiques, c'est-à-dire des lois d'après lesquelles tout devient et se dé- veloppe; enfin, sous le litre de syllogistique, il traite du raisonnement et de la méthode. Schlegel soutient que l'idée suprême et qui domine toutes les autres est celle de Yunilé infinie, idée primitive, éternelle, innée. De cette idée est inséparable celle de plénitude infinie, qui est au fond identique avec celle-là. Et, puisque l'expérience ne la fournit point, comment l'ex- pliquer, si ce n'est par une sorte de réminiscence qui nous est restée d'un état antérieur, où notre moi était encore uni à la conscience divine du moi infini? De là la double tendance de l'esprit humain à ramener tout à l'unité et à retrouver partout l'infinie plénitude; par là, la pensée hu- maine est pensée divine, et par là aussi est donnée la vraie méthode, la méthode génétique. Cette méthode est, dans le principe, la même que celle de Schelling et celle de Hegel, et repose sur la supposition que le mouvement de la pensée hu- maine, le développement psychologique est iden- tique au développement de la vie divine, de la dialectique du moi divin, avec cette différence que celle-ci est créatrice, tandis que la pensée humaine ne peut que reconstruire le monde. Ainsi l'histoire du développement de l'esprit dans l'homme est en même temps celle du monde et de Dieu, qui devient, comme dans le premier système de Schelling, à mesure qu'il est reconnu et désiré. Dans sa théorie de la nature et de l'univers, Schlegel prétend construire le moi universel d'après sa psychologio. Le monde n'est pas un système, mais une histoire; il a commencé, et Dieu, comme moi universel, a commencé avec lui. A son commencement, le moi universel est unité infinie, simplicité absolue; il ne peut avoir conscience de cette unité, de ce vide absolu, sans éprouver le besoin infini d'une plénitude et d'une SCHL — 1553 — SLÎUL variété infinies: tel est le principe d'une activité qui produira l'univers. C'est le néant de Hegel, la soif de l'existence que Schelling attribue à l'absolu. Cette première activité ne tend encore à rien de déterminé; infinie, elle s'étend dans t jus les sens, dans toutes les directions : de là l'espace, qui est la première forme d'existence du moi universel. Mais l'espace n'est encore que le vide, et plus il s'étend, plus s'accroît le désir de le remplir : de là une activité nouvelle plus vive, plus agitée. Nous ne dirons pas comment, après cela, Schlegel construit les forces élémentaires, le feu, l'air, la nature tout entière, les êtres organisés, et l'homme qui en est le couronnement. Il construit ainsi la Trinité elle-même, mais dans l'ordre in- verse : l'Esprit vient d'abord, puis le Fils, enfin le Père. Le Père, roi du monde, souverain de la lu- mière et législateur moral, n'a aucune part immé- diate à la création matérielle, puisqu'il y a tant de productions imparfaites. Le père ne doit être considéré comme créateur qu'en tant qu'il est l'auteur de ce qu'il y a de divin et d'idéal dans Thomme. Il n'est pas, non plus, la source des lois naturelles, qui sont nées d'un mouvement du premier amour. Dieu le Père est l'auteur de la loi morale; il dirige et gouverne les esprits, qui ont leur racine dans le moi universel. Pour caractériser cette philosophie d'un mot, on peut dire que c'est une sorte de gnosticisme où l'imagination a plus de part que la raison, une théosophie qui n'est pas plus d'accord avec le bon sens qu'avec la véritable doctrine chré- tienne. Dans ce système, l'univers est le produit d'une sorte d'expansion du moi universel, qui se dé- veloppe dans l'espace et le temps. Le moi humain en est issu par une sorte de chute, et le dernier terme de son activité doit être son retour à sa source, à l'unité primitive : tel est le thème traité dans la Philosophie de la vie, théologie appliquée et morale supérieure, ayant pour but d'enseigner la voie à suivre pour revenir à Dieu : c'est le pendant de la Vie bienheureuse, de Fichte. L'his- toire n'est autre chose que le récit du dévelop- pement par lequel l'humanité tend à retourner à son origine. Elle commence par la révélation primitive, et sa fin est le jugement dernier; le moyen de la réhabilitation est l'établissement du royaume de Dieu, dont l'Église est la forme. Tel est le sujet des Leçons sur la philosophie de l'histoire. Aussitôt après la chute, le genre humain se divisa en deux partis, les enfants de Caïn et les enfants de Seth, seuis restés fidèles. Cette division domine toute l'histoire. Une partie du genre hu- main s'éloigna de plus en plus de l'état primitif, tandis que chez d'autres nations on retrouve des traces de la primitive révélation, que les Hébreux conservèrent dans toute sa pureté. Le christia- nisme vint ensuite renouveler et répandre les idées dont le triomphe amènera la réhabilitation universelle. Cependant le génie du mal sema l'esprit de révolte au sein même de l'Église chrétienne. L'individualisme, le rationalisme, le libre examen, qui remplit l'histoire des derniers siècles, est une inspiration de l'antechrist. Ce mouvement insurrectionnel commença par la lutte des Gibelins contre l'autorité du saint-siége. La réformation, favorisée par l'imprimerie, fut la première grande manifestation de cet esprit de rébellion. En vain l'institution de l'ordre des jésuites offrit-elle un remède au mal, la révolu- tion française fut la conséquence et le complé- ment delà réforme : par elle la liberté subjective s'est étendue à toutes les sphères de la réalité. 11 a fallu que, de nos jours, le mal arrivât à son dernier période, afin de préparer le triomphe D1CT. PHILOS. de la bonne cause, lequel consiste dans la sou- mission de tous à la religion positive et à la triple autorité du père, du prêtre et du roi L autorité royale est la plus élevée, parce qu'elte embrasse la vie publique tout entière. Le ro*. exécuteur des justices divines, n'est responsable qu'envers Dieu. La domination absolue de ces trois vicaires de la Divinité, le père, le prêtre et le roi, est la fin de l'histoire. Reconnaissons, en terminant, que l'ouvrage de Frédéric Schlegel renferme cependant des obser- vations justes et profondes sur les peuples histori- ques, et principalement sur les commencements et la fin de l'histoire ; mais on peut admettre en d'autres termes le principe d'où il part, sans les conséquences qu'il en a tirées, et tout en con- damnant l'application qu'il en a faite et les ré- sultats auxquels il est. arrivé. Consultez : J. Willm, Histoire de la philosophie allemande, 1846 et siirv.J 4 vol. in-8. J. W. SCHLEIERMACHER (Frédérie-Dinicl-Ernest), illustre comme philologue, comme philosophe et comme théologien, naquit aBreslau en 1768. Après avoir été élevé dans les principes et les habitudes des frères Moraves, il quitta en 1787 le séminaire de Barby et la communauté morave, pour aller étudier à Halle, où il fut nommé professeur en théologie en 1805. Appelé à Berlin, en 1809, comme prédicateur, il devint en 1810 professeur à l'université de cette ville, et l'année suivante, membre de l'Académie des sciences, près de laquelle il remplit depuis 1814 les fonctions de secrétaire perpétuel de la classe de philosophie. Il mourut en 1834. M. Michelet de Berlin classe Schleiermacher parmi ceux qui, dans le mouvement philosophique suscité par Kant, forment la transition de Fichte à Schelling, de l'idéalisme subjectif à l'idéalisme absolu. Reinhold, au contraire, prétend que si première direction fut déterminée par la. philo- sophie de la nature. Ce qui le prouve, dit-il, c'es: l'esprit panthéiste qui règne dans ses Disconfm sur la religion, ainsi que la méthode que [dus tard, alors qu'il eut renoncé au panthéisme, il continua d'appliquer à la solution des problèmes philosophiques. Il serait plus juste de dire que, dans ses commencements, Schleiermacher était à Fichte dans le même rapport, à peu près, que Schelling, et que plus tard il s'éleva tout aussi bien au-dessus du panthéisme quo du théisme ordinaire. Schleiermacher fut en même temps le disciple de tout le monde et de personne, et, tout en su- bissant l'influence de Spinoza, de Leibniz, de Kant, de Jacobi, de Fichte et de Schelling, il sut rester lui-même et maintenir son originalité. Nourri jusqu'à l'âge de vingt ans à l'école des frères Moraves, devenu ensuite à Halle l'élève du théologien Semler, en même temps que celui de la philosophie nouvelle et par suite de Spinoza, très-lié avec les chefs de l'école romantique, lit- térateur et patriote, doué à la fois d'un esprit flexible, étendu et indépendant, Schleiermacher, tout en s'assimilant les idées et les sentiments qui agitaient ses contemporains, sut conserver à sa pensée un caractère propre et individuel. Comme il l'a dit, il n'a consenti à relever de personne en particulier, ni voulu s'ériger en cher d'école. Selon lui, il importe que, dans l'intérêt de tous, l'esprit de chacun s'exerce et se dé- veloppe, que chacun ait conscience de son rapport à l'univers. De là sa prédilection pour la critique et la dialectique, comme un moyen à la fois d'exercer les forces de l'esprit et de fonder la science. Schleiermacher, à son début, publia presque en même temps ses Discours sur la religion, 98 SCHL — 1554 — SCHL Berlin, 1799, in-8 (anonymes), et ses Monologues. Les premiers s'adressent aux détracteurs éclairés de la religion, à ceux qui se vantent de leur dé- tachement de la vie religieuse comme d'une preuve de la supériorité de leur esprit et de leurs lumières: c'est au nom même de la philosophie que l'auteur veut leur démontrer la vérité de la religion. 11 prouvera que cette culture intellec- tuelle en vertu de laquelle on méprise les choses religieuses, n'est pas la véritable, puisque la religion répond au plus noble besoin de la na- ture humaine. Le second discours surtout est remarquable : il traite de l'essence de la religion. La religion n'est ni un simple savoir, ni une sorte d'activité, ni un mélange de l'un et de l'autre, mais le fruit d'une disposition primitive et particulière. Sans doute elle suppose la pensée et l'expérience du monde; mais le savoir de l'homme religieux est la conscience immédiate que tout ce qui est fini a sa raison d'être dans l'infini. Chercher et trouver l'infini, l'éternel en toutes choses, voilà la reli- gion, selon Schleiermacher. Pille est distincte de la morale, en ce qu'elle rapporte toute action à Dieu, bien qu'elle ne reconnaisse pour divin dans les actions que ce qui est conforme aux décisions de la raison et de la conscience. La morale sup- pose la liberté, tandis que la piété pourrait être tout aussi vive et profonde alors que tout serait soumis à l'empire de la nécessité. Toutefois, bien que la religion soit autre chose que le savoir et l'action, elle ne peut exister sans l'un et l'autre. L'unité du moi et de l'infini, tel est le but du savoir et de la moralité; mais on y peut tendre aussi par le sentiment, et c'est là ce qui constitue la vie religieuse. La religion est le sentiment, le goût de l'infini; pour elle, l'être et la vie sont être et vivre en Dieu et par lui. Aimer l'esprit universel, contempler ses œuvres avec amour et admiration, comprendre l'unité divine et l'éter- nelle immutabilité du monde, l'harmonie qui l'anime, telle est la fin de la religion. Mais pour ressentir ainsi la vie de l'esprit divin, il faut avant tout sympathiser avec l'humanité, et notre intérêt pour elle est la mesure de notre piété. Pour aimer les hommes, il ne faut pas vouloir trouver l'idéal de la perfection humaine réalisé dans les individus, mais dans l'espèce tout en- tière, dont chaque individu est un membre né- cessaire. L'histoire aussi, par le progrès constant qui s'y manifeste, est une souree de religion : elle est une œuvre éternelle de rédemption. Ainsi, l'esprit religieux est appliqué à voir partout l'unité, l'action de l'esprit qui gouverne le monde, la vie universelle, et par la religion notre existence devient elle-même vie universelle, et participe du '1ère de l'infini. La religion, en un mot, est !" vif sentiment qu'un esprit divin se révèle en n ius et nous inspire. On reconnaît ici sans peine le disciple de Spi- ; iza, à qui l'auteur rend un éclatant hommage, mais en l'interprétant à sa manière et en le cor- rigeant. « Pour lui, dit-il, L'infini était le com- '■ement et la lin ; l'univers, son unique et ■. I amour ; avec une sainte innocence et une humilité profonde, il se mirait d .unie éternel, et en était lui-même le miroir fidèle. » Mais tandis que Spinoza sacrifie innalité à Dieu, qu'il conçoit lui- : ne impersonnel, Schleiermacher s'efforce de Hier la Bubstantialité indépendante du moi uliiel avec la souveraineté de la subs icevoir celle-ci comme une per- s innalité infinie. finissant s Lmet im- D u el l'immortalité d< I ami Dire que la religion atiment de : de Dieu en nous, c'est évidemment professer Dieu, qui est précisément cet infini, cette unité suprême que le sentiment religieux cherche et trouve par-, tout. On peut à la l'ois concevoir Dieu comme substance universelle, infinie, et comme person- nel, pourvu qu'on s'applique à écarter de cette notion tout ce qui est en contradiction avec l'idée de l'être infini et absolu. Ce que dit Schleiermacher de l'immortalité de l'âme, comme implicitement renfermée dans sa définition de l'essence de la religion, est moins satisfaisant. « Au milieu du monde fini.se sentir un avec l'infini et être éternel à chaque instant, voilà, dit-il, l'immortalité religieuse. Celui qui a compris qu'il est plus que lui-même, sait qu'en se perdant il perd peu de chose. Celui-là seule- ment qui a éprouvé un plus saint et plus vaste désir que le vœu de durer comme individu, a droit à l'immortalité; lui seul comprend l'exis- tence infinie a laquelle nous devons infaillible- ment nous élever par la mort. » Dans les discours suivants , Schleiermacher traite de Véducation religieuse, de VÉglise, des formes diverses de la religion. La religion n'é- tant pas, en soi, une doctrine, ne peut être en- seignée; mais on en peut faire naître le besoin et le sentiment. Telle est la fonction du prêtre, ani- mé de l'enthousiasme qui saisit l'homme reli- gieux. Le laïque est celui qui a besoin de rece- voir une impulsion. La véritable Église est une république où chacun est tour à tour prêtre et laïque. L'Église actuelle est un moyen de préparer l'avènement de l'Église véritable. Ce qui l'empêche d'agir plus efficacement, c'est son union avec l'État. Schleiermacher fut toujours le défenseur décidé de la liberté absolue de l'Église, en même temps .que d'une entière tolérance, la pluralité des formes religieuses étant, selon lui, donnée dans l'essence même de la religion, qui est surtout exprimée dans le christianisme. Dans les Monologues, on retrouve ce même mysticisme philosophique qui respire dans l'ou- vrage de Fichte, de la Destination de Vhomme. Il y insiste principalement sur la souveraineté de l'esprit, sur la liberté en présence de la nécessité physique, sur le principe de l'individualité. L'es- prit est ce qu'il y a de plus grand, de seul grand dans le monde; les formes éternelles des choses ne sont que le reflet de mon intelligence. La liberté est ce qu'il y a de plus primitif, et n'a d'autre limite que la loi du monde moral et la liberté d'autrui. Tout homme doit repré- senter l'humanité selon sa nature particulière. Chacun est individuellement voulu par Dieu, un ouvrage particulier de sa puissance, posé pour lui-même, destiné à jouir d'un développement spécial, ou viennent se concentrer et se pénétrer en une essence propre et distincte tous les élé- ments de la nature humaine. i'.n cette doctrine de l'individualité, Schleier- macher s'éloigne entièrement de Spinoza, et se rapproche de Leibniz. Mais ce principe du d loppenient particulier et de l'existence indivi- duelle frappée d'une empreinte qui lui est propre, ne détruit pas l'identité de rhum. mité, la soli- darité de tous; il la supposo, au contraire : c'est précisément pour que l'humanité se développe tout entière, que c'est un devoir pour chacun de se former selon m nature. Une sympathie univer- selle est la première condition du perfectionne- ment de chacun dans une sphère déterminée. Le sentiment et L'amour sont la condition du il loppemenl individuel, et par là même de la Mo- ralité. Un< cupée uniquement du bien- être matériel, ri qui, en perdant de vue le bien- ipirituel, ne songe pas ."i pourvoir au vrais besoins de l'humanité, est mie société barbare, et SCIIL — 155o — SUIIL l'homme véritablement libre n'appartient pas à ce monde-là, mais à un monde meilleur, qu'il neut espérer avec certitude, et dont il jouit déjà par l'esprit, par la puissance poétique de la pensée; En traitant de la mort, dans le dernier mono- logue, Schleiermacher nous fournit ou plutôt re- nouvelle un des meilleurs arguments en faveur de l'immortalité individuelle. Un homme qui ar- riverait dans cette vie à la perfection, n'aurait plus de raison d'être; il cesserait d'exister. Mais la mort vient toujours mettre un terme à la vie avant que nous soyons parvenus à la perfection. Par là se trouve garantie la durée de la vie de l 'àme après le trépas. Pour l'assurer à toujours, il res- terait à établir que l'éternité elle-même ne suffit pas à l'œuvre imposée aux individus, parce que l'homme est un être fini avec des tendances in- finies. Schleiermacher s'est beaucoup occupé de la dialectique et de la morale; nous ne pouvons ici indiquer que quelques idées principales. La Dialectique n'a été publiée qu'en 1839 (elle fait partie de ses œuvres posthumes). Dans l'in- troduction, l'auteur expose quel est, selon lui, le rapport de la dialectique à la philosophie. « La philosophie, dit-il, est la pensée la plus parfaite avec une parfaite conscience, le développement complet de la conscience; et la dialectique est l'art de philosopher. La logique ordinaire, sans métaphysique, n'est pas une science; et la méta- physique ou la connaissance du rapport de la pen- sée et de l'être, sans la logique, est une science fantastique et arbitraire. La dialectique est in- compatible avec le scepticisme, ainsi qu'avec la supposition d'une différence absolue entre le sa- voir ordinaire et le savoir philosophique; il y a seulement progrès de l'un à l'autre. La philoso- phie, comme science, est le plus haut dévelop- pement d'un seul et même savoir qui existe vé- ritablement dans la conscience. » La Dialectique se divise en une partie trans- icndanlale et une partie formelle ou technique. La première part de l'idée du savoir, et examine d'abord ce que le savoir est en soi, afin d'en re- connaître le principe. Or, le savoir est d'abord produit nécessairement de la même manière par tous ceux qui pensent; et, en second lieu, il est considéré comme correspondant à un objet pensé. Par le premier de ces deux caractères, il est dé- livré de tout ce qu'il y a de personnel et d'arbi- traire dans la pensée individuelle ; par le second, il est reconnu pour réel. Il est fondé sur l'iden- tité des sujets pensants, sur l'irnpersonnalité de la raison, étant le produit de l'intelligence et de l'organisation humaine telles qu'elles sont en tous. Il exprime le rapport de l'univers au sujet qui pense, et suppose l'accord de la pensée et de l'être. La pensée résulte du concours de l'activité intellectuelle et des sens. La seule sensibilité n'est pas encore la pensée; elle ne sait pas même fixer l'objet; mais, à son tour, l'activité intellec- tuelle, sans le concours des sens, ne suffit pas à la pensée. Il n'y a pas jusqu'aux idées les plus générales et les plus abstraites qui ne renferment un élément sensible. La forme la plus parfaite de la pensée est l'intuition, et il y a intuition lors- que l'objet est perçu dans ses rapports avec le reste; elle suppose un concours égal de l'activité intellectuelle et de l'activité organique ou des sens. Schleiermacher réfute à la fois le sensua- lisme ou le réalisme pur et matérialiste, et l'i- déalisme de Kant et de Fichte, ainsi que le spi- ritualisme pur. Sa doctrine, à cet égard, est peut-être la plus heureuse conciliation du réa- lisme et de l'idéalisme; elle repose sur l'indépen- dance objective des deux activités, l'intelligence et le monde, indépendance qui n'exclut p:is leur harmonie, et qui est la condition de toute vie, de toute intuition et de tout savoir. Cependant Schleiermacher admet, avec Schelling et Hegel, l'identité primitive de la pensée et de l'être, l'a nité absolue de l'être, principe absolu, substance ou sujet infini dont l'évolution produit le monde ; mais il conçoit autrement cette évolution, et cherche à échapper au panthéisme. Les existences particulières, expression phénoménale des idées éternelles ; le monde fini, comme ensemble des phénomènes, n'a, selon Schleiermacher, d'autre rapport au principe absolu que celui de la dépen- dance. Dans son développement, il y a tout à la fois mouvement et persistance ; point de conti- nuité absolue. Toute existence est déterminée, constante en soi. Si, d'une part, notre philosophe ■ refuse toute individualité réelle aux plantes et aux animaux, n'admettant comme des réalités vraies que. les espèces, d'un autre côté il reven- dique pour chaque homme une essence propre, une existence véritablement individuelle, agis- sant par soi, et par conséquent libre, malgré sa dépendance de l'être infini et de l'univers. Dans tous, cependant, ia raison est une et identique . Il admet la doctrine de Kant sur les concepts a priori, les formes synthétiques de la pensée; mais il leur accorde, de plus, une réalité abso- lue. Grâce à l'harmonie de notre organisation avec la totalité des existences, nous percevons véritablement l'être réel, en l'adaptant par le jugement au système des concepts rationnels. Schleiermacher professe ainsi avec Leibniz la théorie de la pré formation intellectuelle. Dans les derniers paragraphes de la Dialec- tique transcendantale, Schleiermacher, s'occu- pant de l'idée de Dieu, repousse le panthéisme et le dualisme. Il soutient que l'idée de Dieu, comme être suprême, universel, substance ab- solue, ne répond pas au sentiment religieux, qui suppose en Dieu autre chose que des attributs ontologiques. Selon ce sentiment, Dieu est en nous et dans les choses, et non hors du monde. et la présence de Dieu en nous constitue notre être véritable. Schleiermacher n'admet pas que la pensée puisse saisir le tout, Dieu et le monde. Selon lui, bien que l'idée de Dieu soit présente en tout acte de la pensée, et qu'avec l'idée du monde elle constitue notre être et notre savoir, la Divinité est placée dans une sphère où nulle science ne peut la saisir tout entière, et la science la plus avancée ne peut connaître la totalité des choses, l'organisme universel, que par approxi- mation. Ces deux idées, Dieu et le monde, ne sont ni identiques ni opposées, mais corrélatives; on ne peut ni les séparer, ni les identifier, et l'on ne peut concevoir entre Dieu et l'univers d'autre relation que celle d'existence connexe : nulle parole humaine ne peut exprimer convenable- ment ce rapport. La seconde partie de la Dialectique, qui traite de la réalisation du savoir, offre moins d'intérêt, bien qu'elle renferme encore des aperçus remar- quables. La science est le résultat de deux opé- rations, la production et la combinaison. Il y a une double production : l'une, naïve et sponta- née, d'où résulte l'expérience, le sens commun; l'autre, réfléchie et volontaire, qui est complé- tée par la combinaison. Sous le titre de la Con- struction du savoir, échleiermacher traite de la formation des idées et des jugements; et sous le titre de la Combinaison du savoir, il expose sa théorie de l'invention et du travail architecto- nique par lequel les connaissances sont réduites en système. Le système absolu est la réalisation complète de Vidée du savoir, où viennent se com- biner et se pénétrer l'expérience et la science SCHL — 1506 S IIM spéculative, dont 1 identité constitue la vraie phi- losophie. Schleiermacher a exposé ses idées sur la mo- rale, principalement dans sa Critique des sys- tèmes de morale (1803), et dans un ouvrage posthume intitulé Esquisse d'un système de la morale (Berlin, 183.")). Selon lui, la morale doit pouvoir se réduire en système et se rattacher à la science souveraine, à la philosophie générale, parce que le savoir est un. Toutefois, d'accord avec Kant. il accorde à la conscience morale une sorte de suprématie, ou du moins une grande influence sur le savoir théorique. « L'idée vraie d'un système des con- naissances humaines, dit-il, dépend pour chacun de l'idéal qu'il se fait de la moralité accomplie, ou, ce qui revient au même, de la conscience complète des lois souveraines et du vrai carac- tère de l'humanité. » Dans sa critique, plus né- gative que positive, il s'applique surtout à mon- trer ce que les systèmes les plus connus laissent à désirer pour la méthode. L'idée dominante dans la morale de Schleier- macher est encore celle du développement indi- viduel de chacun par une assimilation univer- selle : entrer en communauté d'existence avec ses semblables, en restant soi-même et pour mieux devenir soi-même; se livrer tout entier à la so- ciété, avec la seule réserve de sa personnalité, ou s'assimiler tout autour de soi, avec la seule réserve de l'intérêt universel, tel est le devoir général. L'action des hommes en société est à la fois identique et diverse, universelle et indivi- duelle : ils ont ensemble à remplir une mission commune, qui s'accomplit par cela même que chacun y concourt selon sa nature particulière. Ainsi, partout dans la philosophie de Schleierma- cher domine le principe de l'individualité : c'est partout l'effort de la conserver et de la dévelop- per en présence de l'identité et de l'universalité. Il a laissé sur la science politique divers écrits (Sur les formes de VElai; Sur la mission de l'État quant à l'éducation , dans les Œuvres philosophiques, vol. II et III; la Politique, ou- vrage posthume, Berlin, 1845), où respire un libéralisme sage et modéré. 11 n'admet ni la maxime que toute constitution est bonne pourvu que l'État soit bien administré, ni celle qui at- tend tout de la seule constitution, ni celle enfin qui prétend que tout est pour le mieux lorsqu'il est bien pourvu à la conservation de l'État, au dedans et au dehors. Selon lui, la constitution doit se régler, d'une part, sur' la grandeur du pays qu'elle doit gouverner, et, d'autre part, sur les besoins de l'administration et de la défense. Parmi les ouvrages de théologie proprement dite de Schleiermacher, le plus remarquable est celui qui est intitulé la Foi chrétienne selon les principes de V Eglise êvangëlique (2 vol., Berlin, 1821 et 1830). Dans l'Introduction, qui est toute philosophique, il l'ait encore consister l'essence de la religion dans le sentiment de l'infini, de l'absolu; mais l'absolu, c'est ce que tous les peu- ples appellent Dieu, et la religion est la con- science de notre dépendance absolue de Dieu : le monothéisme est la forme la plus parfaite de la religion, et le monothéisme le plus pur est celui du christianisme. Deux sentiments opposés, mais inséparables et également nécessaires, le senti- ment de la liberté, par lequel nous sommes nous- nes, et le sentiment de notre dépendance, constituent la conscience. Par le premier, prin- '1'' imite action, l'individu travaille àsc main- tenir comme tri et à s'assimiler 1': monde] le se- ! le porte à s'unir à l'univers, à Dieu, à se confondre avec lui. Ce sentiment, en tant qu'il est rapporté à Dieu, est la religion. L'idée de Dieu est virtuellement donnée dans la conscience, et c'est dans ce sens qu'il y a une révélation pri- mitive : c'est par là que Dieu est présent en nous. Il ne doit être conçu ni comme l'univer- salité des choses, ni comme un objet donné et déterminé, comme un être individuel et aperce- vable dans le sens humain. Pour donner une idée complète de l'œuvre de Schleiermacher, il faudrait encore rappeler ses travaux de haute critique sur la philosophie an- cienne. On lui doit un travail très-remarquable sur Heraclite, dont il a le premier mis en ordre les fragments, des dissertations sur les Ioniens Anaximandre et Diogène d'Apollonie, sur la phi- losophie de Socrate et sur le philosophe Hippon. Ces travaux ont été publiés dans les Mémoires de l'Acad. roy. des sciences de Berlin, dans le Musoêum '1er Altt-rthumsiLHSscnschaften, depuis 1808. Sa traduction des oeuvres de Platon (Ber- lin, 1804-1810, 6 vol. in-8) , malheureusement laissée incomplète, accompagnée d'introductions et de commentaires, est un modèle de fidélité intelligente. J. W. SCHMALZ (Théodore-Antoine-Henri), né en 1759 à Hanovre, successivement professeur de droit à Gœttingùe, à Kœnigsberg et à Berlin, où il est mort en 1831, a appliqué les principes de Kant à la philosophie du droit. Il a laissé les ou- vrages suivants, tous rédigés en allemand, à l'ex- ception d'un seul : le Droit de la nature dam sa pureté, in-8, Kœnigsberg, 1794; — le Droit naturel politique , in-8, ib., 1794; — le Droit naturel de la famille, in-8, ib., 1795; — le Droit naturel ecclésiastique, in-8, ib., 1795. Ces trois ouvrages ont été réunis en un seul sous ce tilre : le Droit de la nature, 3 vol. in-8, ib.. 1795; — Explication des droits de Vhomme et du citoyen • — un Commentaire sur le droit naturel et le droit politique, in-8. ib., 1798; — Annales des droits de l'homme, des citoyens et des peuples, 2 livr. in-8, Halle, 1794; — de la Liberté civile, in-8, ib., 1804;— Petits Ecrits sur le droit et l'Étal, in-8; ib., 1805; —Manuel de la philo- sophie du droit, in-8, ib., 1807; — des Sujet* héréditaires, in-8, Berlin/1808: — Jus naiu- rale in aphorismis. in-8, ib., 1812; — la Science du droit naturel, in-8, Leipzig, 1831. Il a aussi publié un Manuel d'économie politique , in-8. Berlin. 1808, où il adopte le système des phy- siocrates. Schmalz n'a pas persévéré jusqu'à la fin de sa vie dans les idées libérales_qu'il avait empruntées de Kant; dans ses Petits Ecrits on le voit même incliner au despotisme. X. SCHMAUSS (Jean-Jacques) naquit à Landau en 1690, suivit les cours des universités de Stras- bourg et de Halle, fit lui-même des cours d'his- toire dans cette dernière ville, puis y revint pins tard comme professeur de droit naturel, après avoir pendant neuf ans, de 1734 à 1743, occupi la même chaire à l'université de Gœttingùe. 11 retourna à Gœttingùe en 1744 et y mourut en 1747. Schmauss s'est principalement signalé comme historien et comme publiciste; mais il appartient aussi à l'histoire de la philosophie par les ouvrages suivants : Dissertaliones juris na- turalis quibus principia novi systematis kujus juris ex ipsis naturw hhilosopjhiœ Renati Descaries, in-8, ib., 1643, précédé d'une iongue préface, par Voët. X. SCHOPENHAUER (Arthur), philosophe alle- mand, né à Dantzig en 1788. Son père était un riche banquier, et sa mère s'était lait connaître •h é ;rivanl des relations 'I- l'un était un peu misanthrope, l'autre spirituelle et frivole, et Schopenhauer prétendait avoir hé- rité de l'esprit de sa mère et du caractère d< ' >n le destinait aux affaires, et après quelque résistance, il entra dans une maison de commerce ii son père s'était retiré, pour ne pas tomber sous la domination prussienne. Après i ce dernier, il quitte cette carrière, 3 études, commence par lire Platon et : Mire a l'université de eptique Ernst Schulze, l'auteur me. En 181 1. il devenait à Berlin l'au- . qu'il a très-maltraité. tout en mprunt inl beaucoup. En 1813, au milieu du ut de toute l'Ail' . Qtre la do- mination française, il conserve toute sa sérénité, ou plutôt toute son indifférence, et jugeant dès lors que le patriotisme est une sottise, il con - assez de liberté d'esprit pour écrire sa thèse sur la Quadruple Racine du princij/e de la raison suffisante, et prendre àléna le grade de docteur. Il passe l'hiver suivant à Weimar; il s'attache à Gœthe, qui le séduit par son caractère dédaigneux et impassible; il adopte ses idées sur la lumière, et commence un traité sur l'optique, qu'il publie plus tard. En même temps, il s'initie à l'antique philosophie de l'Inde, ou pour mieux dire à la religion de Bouddha, qui lui paraît la forme la plus achevée de la sagesse. De 1814 à 1818, il habite à Dresde, méditant son ouvrage principal, /■: Monde comme perception et comme voloiité, sur lequel il fonde des espérances de gloire, bientôt déçues; son livre reste dans une profonde obscurité, dont il ne devait sortir que trente ans après. 11 se distrait de ce mécompte en voyageant en Italie ; des pertes d'argent le forcent à chercher des ressources dans l'enseignement, et en 1820, il enseigne la philosophie à l'université de Berlin, en qualité de privat'-docent. Ses succès ne ré- pondirent pas à son attente; il ne put obtenir une chaire, et il en garda contre des rivaux plus heureux une rancune qui se traduit dans ses ouvrages en récriminations amères contre l'en- seignement de l'État et contre les professeurs de philosophie. Hegel surtout devient l'objet de son animosité : suivant lui, c'est un charlatan, une tète médiocre; sa doctrine n'est qu'une poésie scolastique et pédantesque, bonne pour les ado- lescents" et les démagogues. En 1831, il quitte Berlin et se retire à Francfort, où il vit dans la retraite, attendant obstinément que ses compa- triotes lui rendent justice. Ce jour tant souhaité arrive enfin, quand l'Allemagne fatiguée des spé- culations a priori se dégoûta de l'hegelianisme; Les ouvrages de Schopenhauer avaient devancé ce mouvement de réaction, et dès lors plus connus, ils l'accélèrent. Ses traits mordants, sa critique acérée, ses aphorismes spirituels ser- virent plus à sa gloire que ses doctrines; mais peu à peu ils attirèrent l'attention sur elles. La mode et l'engouement portèrent très-haut dans quelques cercles la réputation de Schopenhauer, qui mourut en 1860, en possession d'une re- nommée qui n'a pas encore trop sensiblement diminué. L'analyse succincte de son système montrera sans doute qu'il n'en est pas indigne. Dans son premier ouvrage, de la Quadruple Racine du principe de la raison suffisante, Scho- penhauer se propose de démontrer que ce que nous appelons le monde n'est qu'un phénomène intellectuel, et d'établir scientifiquement l'espèce d'idéalisme qui lui est propre. Voici la substance de cette subtile dissertation, qui sert de préam- bule à son système. Tous les principes de l'ordre métaphysique, physique ou logique se ramènent au seul axiome de la raison suffisante, à savoir : que rien n'existe sans une raison pour laquelle il est, et n'est pas autrement. Cette proposition unique résume et combine toutes les vérités que les logiciens de l'école nomment principes du devenir, du connaître, de l'être et de l'action {principia fiendi, cognoscendi, essendi, agendi). Mais elle exprimé en définitive, sous forme d'un jugement a priori, la liaison nécessaire de nos perceptions, l'impossibilité où nous sommes de connaître un seul objet en lui-même et séparé '1' - a utres. Cetle liaison varie avec les objets: elle peut prendre différents noms, mais au fond c'est toujours celle de plusieurs perceptions, c'est- à-dire une loi purement subjective de l'esprit. Il y a quatre classes d'objets; le principe de la raison suffisante aura donc quatre formes, ou si SCHO — 1559 SCHO l'on veut quatre racines. Premièrement, s'il s'agil des objets de l'expérience, des faits qui se pro- duisent sous la condition de l'espace et du temps, nous ne pouvons les percevoir que sous la forme de la causalité : tout état nouveau d'un objel a été précédé d'un autre, que le second suit né- cessairement, c'est-à-dire toutes les fois que le premier se manifeste; l'un s'appelle la cause et l'autre l'effet. Ce principe de causalité implique celui de l'inertie, puisque, sans l'action d'une cause, le premier état se maintiendrait; et celui de la permanence de la substance qui, nominale- ment au moins, se distingue de celle des modes ou des manières d'être. Une cause est donc toujours un fait qui est pour nous la raison suffisante d'un autre : qu'il s'agisse d'actions mécaniques, comme dans le monde matériel, de désirs ou d'instincts, comme dans les êtres orga- nisés, de motifs intelligibles, comme chez les agents doués de conscience, la causalité se ra- mène toujours à la liaison de nos perceptions; elle est un rapport que nous établissons nous- mêmes, et sous ce premier aspect elle se ramène à la raison suffisante du devenir, principium fiendi. En second lieu, si nous passons à l'ordre des conceptions, des matières abstraites et des jugements que nous en formons, nous trouvons que ce monde intellectuel est soumis à l'empire d'une loi unique, à savoir : que tout jugement doit avoir une raison suffisante; à ce titre, il devient vérité. La vérité a donc son principe comme le devenir, dans cet axiome universel de la raison suffisante. C'est la liaison des actes intellectuels qui en constitue la valeur. Sans doute on peut distinguer, comme Kant, la vérité logique qui dépend de la régularité formelle des rapports des jugements entre eux, et la vérité matérielle qui semble fondée sur les rapports des objets eux- mêmes; mais ces objets sont en définitive des perceptions, c'est-à-dire encore des faits intel- lectuels. Lorsque même la raison s'établit entre les conditions de toute pensée, qu'elle s'exprime sous la forme du principe de contradiction, ou d'identité, ou d'exclusion du milieu, elle marque toujours l'impuissance où nous sommes dépenser à une chose sans penser à une autre, et résume en elle tous les principes de la connaissance, principia cognoscendi. Il en est de même de la troisième classe d'objets, c'est-à-dire des intui- tions a priori du temps et de l'espace, qui sont les formes nécessaires de nos perceptions, mais peuvent en être distinguées. Qu'est-ce que penser a l'espace? C'est considérer des parties telles que chacune d'elles est bornée par d'autres, c'est-à- dire des lieux, des positions, des figures, un ensemble de rapports dont la géométrie étudie toutes les variétés. De même le temps a cette propriété que chacun de ses éléments, qu'on nomme des instants, est borné par un autre, et cette relation qui dans l'espace se nomme posi- tion, dans le temps s'appelle suite; de même encore chaque nombre suppose les précédents comme raison de son existence. Et comme rien n'existe, du moins dans l'ordre naturel et con- tingent, sans former succession ou série étendue, on peut dire qu'envisagée de cette façon, la dou- ble loi de l'espace et du temps n'est encore que celle de la raison suffisante, qui devient ensuite le principe de l'être, principium essendi. Enfin il y a un dernier objet de connaissance, c'est celui que saisit directement le sens interne, et qui se révèle à lui-même par l'action, à la fois sujet de l'acte qu'il produit, et objet pour le sujet con- naissant; il ne se manifeste que dans le temps, par la succession des déterminations de la vo- lonté, seul objet delà conscience. Mais le vouloir lui-même n'est pas connu en soi, indépendam- ment de sa relation avec quelque autre chose, et hors de i lu principe de 1 1 raison suf- >i ii motif, c'est-à-dire une (-•anse. qui. à ce titre, rentrerait d • des objel la détermination, ne m nu du dehors et par voie indirecte; nous |( b en nous dans | avec sa cause el tanément avec l'activité du motif; le i l'acte sont réunis dans un seul jugement, qui nous révèle ce que c'est qu'une cause et qu le sens de ce mot si souvent répété, produire: l'action du motif (motivation), c'est la causalité vue du dedans. Ainsi chaque démarche de l'intel- ligence s'opère sous l'empire du principe de la raison suffisante- on peut dire de lui qu'il est la forme de tous les objets, et comme il n'est évidemment qu'un procède intellectuel, inhérent à notre entendement, et fatalement employé dans toute opération de l'esprit, il en résulte que c'est nous-mêmes qui imprimons aux choses leur forme essentielle, et que le monde est encore quelque chose de nous. Qu'est-ce que le monde sans le temps et ses divisions, sans l'espace et ses con- figurations? qu'est-ce que le monde sans l'enchaî- nement des causes et des effets, sans l'activité, sans l'ordre et la vérité ? Or, toutes ces conditions fondamentales de l'existence, du mouvement, de l'action, de l'intelligibilité, ne sont rien en dehors de nous; c'est nous qui les constituons, qui les projetons hors de nous-mêmes; à la lettre, le monde est nous; le connaître, c'est le créer. Jusque-là, Schopenhauer se borne à donner une forme systématique à des idées qu'on a proposées avant lui. Berkeley, Kant et Fiente reconnaî- traient chacun quelques portions de leurs doc- trines dans ce subjeclivisme à outrance; les critiques y retrouveraient la plupart de leurs paradoxes. Mais ce n'est là qu'un prélude, et le système va devenir plus original dans la vérité et dans l'erreur. « Le monde est ma représentation, » v première proposition du grand ouvrage de Scho- penhauer : le Monde comme volonté et comme représentation. Il faut la prendre au pied de la lettre et en écarter tout sens métaphorique. Elle ne signifie pas que l'homme entrevoit l'univers à travers un esprit et des organes qui mêlent leur propre nature à celle] des autres ; ni que notre connaissance est fatalement relative à nos moyens de connaître. Parler ainsi, c'est croire à l'existence du monde comme forme dis- tincte, et proclamer à la fois qu'il est et que nous ne le connaissons pas tel qu'il est. Schopenhauer, tout au contraire, professe qu'il est tel que nous le connaissons et seulement parce que nous le connaissons. Ses phénomènes, ses mouvements, ce sont nos sensations; ses lois, son ordre, ses causes, ce sont nos idées. Sans doute nous sommes invinciblement portés à discerner noire âme, qui connaît, de l'objet extérieur, qui est connu ce que nous prenons pour deux réalités distinctes, ce sont seulement deux phases d'une opération intellectuelle : l'idée sous sa forme en: ou intuitive se présente à nous comme d de nous-mêmes; au contraire, quand nous l'ame- nons par notre activité à l'état d'idée nure ou abstraite, nous y reconnaissons un acte du moi; au fond c'est toujours la même idée, la même modification de l'esprit ou du cerveau : objet ou idée c'est tout un. Le monde est-il pour nous un objet? En cette qualité, est-il autre chose qu'une perception, a-t-il une au tre existence que celle qui est relative au sujet percevant? Si on supprime l'œil, y a-t-il quelque chose qui ressemble à la couleur? si on l'ait disparaître toute ti système nerveux, restc-t-il rien des qualités du SCIIO 1560 — SCHO corps? si l'on suppose les organes autrement constitués, le cerveau formé sur un autre plan, la scène extérieure devient tout autre; non- seulement elle change avec le spectateur, mais encore elle s'évanouit si personne ne la contem- ple, puisque son essence et sa réalité c'est d'être vue. Elle n'a rien à elle, pas même ses lois qui sont celles de notre esprit, ni sa beauté qui est le sentiment de notre affranchissement. « Le monde tout entier, avec l'immensité de l'espace; dans lequel Je Tout est contenu, et l'immensité du temps, dans lequel le Tout se meut, avec la merveilleuse variété des choses qui rem- plissent l'un et l'autre , » ne sont que des phénomènes cérébraux. Tout cela tient « dans cet organe à peine aussi gros qu'un gros fruit », tout cela périrait « si cette sorte d'objet ne pullu- lait sans cesse comme des champignons». Bref, de même que Fichte répète qu'il n'y a pas de non -moi sans moi et prétend établir par là que le monde n'est qu'une projection ou une affir- mation du moi, de même Schopenhauer proclame qu'il n'y a pas d'objet sans sujet, et il en conclut que le monde « en tant qu'objet » est une simple représentation de notre esprit. Au delà de cette sphère, la seule où notre intelligence, asservie au cerveau et peut-être identifiée avec lui, puisse se mouvoir, y a-t-il une autre réalité mystérieuse, celle des « choses en soi» que Kant nous laisse entrevoir, tout en nous dépouillant du pouvoir d'y pénétrer? C'est une question réservée, et qu'on résoudra tout à l'heure. Mais on peut dire dès à présent que l'intelligence, quand elle aurait une puissance infinie, ne trouverait jamais dans !e monde ce chimérique absolu; c'est ailleurs, en nous-mêmes, par un procédé qui s'affranchit des lois de la connaissance, que l'on découvrira l'essence immanente des choses. Quant à leur essence transcendantale , la métaphysique ne peut y atteindre, elle est au-dessus de l'intelli- gence et peut-être en dehors de toute intelligence. Rien ne dit, malgré les excès de l'idéalisme lo- gique, que le principe des choses ne soit pas étranger à toute pensée, inintelligible à la fois et inintelligent. Quoi qu'il en soit, le monde n'est qu'un objet, c'est-à-dire une perception; et par celte seule proposition on ruine à la fois le ma- térialisme pur, et l'idéalisme de Fichte. Grâce à une métaphysique qui prétend ne pas s'affranchir des données de l'expérience, tout en les inter- prétant, on trouve une vraie moyenne entre ces deux excès. Le matérialisme nie la réalité du sujet, et avec elle les formes universelles de la connaissance qu'il porte en lui-même; il suc- combe sous cette énorme contradiction d'un objet qui n'est l'objet de rien; d'une perception qui n'est pas perçue. Fichte au contraire commence par poser le sujet, mais il cherche à en tirer l'objet par voie de déduction; il semble ignorer qu'il avait déjà posé l'un avec l'autre, puisqu'ils ne sont intelligibles que dans leur relation; il commet de plus un monstrueux sophisme; car toute déduction s'appuie sur le principe de raison suffisante, et ce principe est, comme on l'a dit plus haut, la forme universelle de l'objet, le suppose déjà connu, et n'est absolument rien avant lui ni hors de lui. Entre ces deux extrémi- tés, la vraie philosophie — celle de Schopenhauer — prend son point de départ dans l'idée, premier l'ail de conscience, ayant pour forme la distinc- tion du sujet et de l'objet, et la dépendance du second à l'égard du premier. Le inonde est donc une simple représentation; mais n'est-il que cela? La pensée est-elle, comme le disent les rationalistes, la principale ou plutôt la seule réalité? Non ; elle est elle-même un phé- nomène secondaire, engagé avec ses conditions, c'est-à-dire avec les mouvements du cerveau, dans la série infinie des relations. Derrière elle il y a quelque chose de plus consistant, un absolu en dehors des lois subjectives du temps, de l'espace, de la causalité, et pour tout dire, de la raison suffisante. Mais comment l'atteindre? comment penser en dehors des lois de la pensée, qui né- cessairement donnent à tout objet le caractère d'un phénomène relatif ? comment connaître en s'affranchissant du temps, de l'espace, de la cau- salité? Tout effort pour échapper à cette fatalité est inutile : le sujet ne peut sortir de lui-même et s'identifier aux choses. Kant a commis une in- conséquence en déclarant tout à la fois que cet inconnu existe, et que la raison est incapable de l'atteindre; s'il est l'inconnu, comment le con- naît-il? comment au moins sait-il qu'il existe? La pensée n'a pour objet que la pensée, et se re- trouve sous tout ce qu'elle prétend distinguer d'elle-même; elle se repaît de ses abstractions qu'elle décore du nom de réalité; et la métaphy- sique qui repose sur ce fondement ruineux ne peut être qu'une logique, comme celle d'Hegel, « une philosophie qui met les questions la tête en bas, et tire l'existence du monde sensible de conceptions mentales. » Il y a pourtant un moyen de pénétrer par delà cette face extérieure de la réalité, jusqu'au principe absolu de l'univers, et jusqu'à cette « chose en soi » que Kant nous in- terdit, et dont Schelling et Hegel ne nous mon- trent que l'ombre : le fond immuable de l'être, le sentiment le découvre perpétuellement en nous. C'est la volonté, la volonté toujours et par- tout identique à elle-même, c'est-à-dire étrangère aux formes du temps et de l'espace, et dégagée des liens de la causalité, puisqu'elle est la cause en soi, la cause d'elle-même. Qu'on le comprenne bien, il ne s'agit pas ici d'une volonté sans effet, d'une pure virtualité qui nous rejetterait dans le monde des abstractions, qui serait Vidée de la volonté, et par suite soumise à toutes les condi- tions de la pensée ou de l'expérience : c'est la volonté en acte, la volonté sentie, et non pas connue; ce n'est pas non plus ma volonté ni la vôtre, c'est la volonté en soi, sans individualité Elle se manifeste à nous de deux façons, dans son principe et dans ses actes, comme la force qui produit et le mouvement qui est produit; il ne faut pas dire comme une cause et un effet; le mouvement du corps n'est pas l'effet de la vo- lonté, il est son acte direct; c'est encore quelque chose d'elle-même; c'est elle qui s'objective, qui se représente, qui devient connue, qui entre dans les conditions de toute connaissance, et se change en phénomène. Notre corps est un ensemble de mouvements, c'est-à-dire l'ensemble des phéno- mènes de la volonté; lui et elle ne sont qu'une seule et même chose donnée de deux manières différentes. Que pourrait être un mouvement de notre corps, sans la volonté qui l'exécute? et, d'autre part, que serait la volonté sans les actes? L'action du corps n'est autre chose que l'acte de la volonté qui s'objective, c'est-à-dire qui passe dans la perception, et le corps tout entier n'est que l'objectivité, pour ne pas dire Yobjcclivation de la volonté. La connaissance du corps, c'est donc la perception de la volonté à tra\ers les formes de l'entendement, la vue de cette force troublée par l'interposition des principes sub- jectifs de la connaissance qui y introduisent les relations de tout genre, et la forme de l'indivi- dualité résultant à la fois de l'espace et du temps; ce n'est pas la volonté pure, c'est telle ou telle volonté agissant ou paraissant agir ici ou là, de cette façon ou de cette autre. Encore une fois, le corps et la volonté sont identiques; mais celle-ci est saisie directement par le sentiment, elle est :CHO — 15G1 SGHO L'objet-sujet; l'autre est connu par l'intelligence, et seulement objet : au fond, ce sont deux aspects d'une seule et même chose, absolue d'un côté et relative de l'autre. 11 y a donc quelque chose au- dessus de l'intelligence, c'est Je sentiment; il y a aussi quelque chose au-dessus du shenomène, c'est l'absolu; quelque chose au-dessus de la science, c'est la métaphysique. Mais ces termes qu'on oppose ici ne sont pas séparés : le senti- ment et l'intelligence saisissent la même chose, chacun suivant sa nature; le phénomène, c'est l'absolu représenté; et la métaphysique, c'est la science élevée à son principe. Nous avons ainsi trouvé au-dessus de toutes les relations et en dehors de toutes les catégories qui, suivant Kant. s'imposent à nos actes intel- lectuels, le principe de l'existence. Mais si l'on peut dire que l'homme, corps et âme, est une volonté, comment rendre compte de l'univers? comment passer de l'homme à la nature? La na- ture peut être envisagée de deux façons, dans ses lois et dans ses mouvements. Les lois, on sait d'où elles proviennent : c'est notre connaissance qui les impose au monde; ce sont celles de l'in- telligence, et par suite celles de la réalité con- nue. Mais les mouvements ou les corps sont-ils aussi les apparitions d'une volonté ? Pourquoi pas? La volonté que nous saisissons dans ses actes n'est pas, qu'on s'en souvienne, une volonté personnelle; le temps et l'espace, voilà le prin- cipe d'individuation, et ce qui est en dehors d'eux reste universel. La volonté en soi est donc uni- verselle. Ce n'est pas mon être ni ma volonté que je sens; la conscience est un accident secondaire du sentiment primitif; avant tout, je pose l'é- quation de l'être et du vouloir : tout ce qui est est volonté. Ensuite, à moins d'extravagance, on ne peut rejeter toute analogie : ce que je sais de moi je l'attribue à mes semblables, puisqu'ils sont pour moi ce que je suis en quelque façon pour moi-même, des objets. De mon corps, qui est une volonté objectivée, à tous les corps que je perçois avec lui, et comme soumis aux mêmes lois, le passage n'est pas plus difficile. Le monde est donc une volonté objectivée. Si l'on conteste la sûreté de ce procédé, on tombe dans l'absurdité; on se condamne à tenir pour vrai l'égoïsme théorique, le solipsisme, c'est-à-dire cette croyance d'un in- dividu qui n'admet pas d'autre existence que la sienne, « chimère qui ne peut se combattre par raison démonstrative, mais qui est un pur so- phisme sceptique, et ne peut être prise au sérieux que dans une maison de fous. » Nous jugerons donc (le peut-on sans reconnaître quelque valeur objective aux catégories de l'unité et de la plu- ralité?), nous jugerons des choses extérieures par analogie avec notre propre corps; nous admet- trons que, comme lui, elles sont des perceptions, et, en outre, que si on fait abstraction de leur existence comme perceptions du sujet, ce qui reste en elles, leur fond intime et leur substance, doit être ce que nous appelons vouloir. C'est la volonté se manifestant, c'est-à-dire tombant sous la diversité et la relation, revêtant des formes qui n'attaquent pas son être en tant que réalité, mais seulement ses apparitions en tant qu'objet. Sans doute, nos préjuges nous font trouver l'apparence d'un paradoxe à cette assertion : l'univers est vo- lonté. C'est que nous confondons perpétuellement la volonté avec les circonstances qui l'accompa- gnent chez nous, la conscience de soi-même, la conception d'un motif et d'un but. Mais ces phé- nomènes intellectuels ne sont pas essentiels à la volonté; ils ne la constituent pas; tout au con- traire, c'est elle qui se les crée comme des moyens. L'intelligence est un instrument, et non pas un principe; elle est faite pour la volonté et par la volonté. Cette dernière puissance qui pro- duit tout, s'assure en même t'inps les moyens de tout conserver; il lui suffit, chez le ni d'une sorte d'obscure tendance et de mouve- ments spontanés. Déjà le végétal a des instincts, une sorte d'irritabilité qui est un degré de la vo- lonté pure ou élémentaire; à un étage plus élevé, l'animal, dont l'existence plus complexe a plus de besoins, se conserve par des moyens plus mul- tipliés, tels que la mobilité et la sensibilité : il veut exister, et par là même il veut toutes les conditions de son existence, parmi lesquelles on trouve une première et obscure ébauche de l'in- telligence. Quant à l'homme, sa vie précaire ne peut se soutenir qu'à l'aide d'une puissance qui remplace toutes les autres, la pensée, qui est im- plicitement contenue dans sa volonté de vivre, comme les moyens sont contenus dans la lin. Le langage est, sur ce point, singulièrement ex- pressif : nous disons des corps qu'ils ont des ten- dances, des affinités, des répulsions, qu'ils se re- poussent ou s'attirent, qu'ils ne veulent pas céder. Ce même mot, vouloir, nous l'appliquons sans cesse à toute la nature organisée : le laboureur dit que son « blé ne veut pas pas pousser », et que son « cheval ne veut lui obéir ». Le natura- liste philosophe reconnaît que l'organisation cor- respond au genre de vie, qu'elle se conforme aux penchants, et qu'un être est pour ainsi dire déter- miné par sa volonté; que le lion a des griffes parce qu'il veut déchirer sa proie, et l'oiseau des ailes, parce qu'il veut voler. Nul mot ne peut rem- placer celui-là, qui résout l'énigme universelle. Les individus sont donc des déterminations particulières de la volonté universelle : m forment des espèces, sont conformes à des types et régis par des lois. Pour parler le langage de Platon, ils « imitent les idées » ou y participent. Il y a donc des idées qui comblent l'intervalle immense qui semble séparer la volonté de ses formes variables, et sont intermédiaires entre elle et les individus. Les idées sont la première expression, ou, comme parle Schopenhauer, la première objectivation de la volonté, la première forme du désir d'exister, qui implique la réalisa- tion de la possibilité de l'existence. Elles sont les déterminations constantes de ce principe absolu, au-dessus du temps et de l'espace, qui servent de milieu à l'individu, durant toujours, sans chan- gement, sans devenir, tandis que tous les objets sont soumis à un mouvement incessant. Elles forment une sorte de hiérarchie : aux plus bas degrés, la volonté, en s'objectivant, produit les idées, qui sont les formes de tous les agents na- turels, aveugles et inanimés, comme la pesanteur et l'impénétrabilité; ou de quelques-uns d'entre eux, comme l'élasticité, la solidité, la fluidité, l'électricité et les propriétés chimiques. En mon- tant les degrés de cette échelle, on s'élève à des formes où l'individualité va croissant; mais cha- cune d'elles ne subsiste qu'en disputant à celles qui lui sont inférieures leurs conditions ù:Vvi>- tence. Chaque organisme exprime l'idée à mt il est la représentation, en y dominant les id férieures. Il y a pour ainsi dire un conflit perpé- tuel, un véritable combat pour la vie. I. ■ obtient !c plus de succès dans cette lutte, est l'expression la plus complète de son idée: il se rapproche de l'idéal auquel, dans son genre, ap- partient la beauté. C'est ainsi que le platonisme fait brusquement irruption dans un système où il semble hors de propos, et que l'intelligible devient l'inexplicable manifestation d'un prin- cipe inintelligent. La doctrine des idées sert de fondement à la théorie de l'art. L'intelligence, on l'a vu, a une fonction presque servile; elle est entre les mains SGHO 1562 SGHO de la volonté comme un agent secondaire, chargé de pourvoir à la vie de l'individu. Elle ne s'élève pas du premier coup à la connaissance des idées, qui en elles-mêmes sont soustraites à l'empire du principe de la raison suffisante, hors duquel il n'y a pas pour nous d'acte intellectuel ; elle per- çoit plus aisément l'utile que l'idéal. L'homme, en tant qu'individu, ne peut donc s'élever au- dessus du réel : pour pénétrer dans la sphère des idées, il faudrait qu'il pût abdiquer cette nature individuelle, et par suite égoïste, et qui rapporte tout à soi. Que l'intelligence, après avoir pris des forces dans l'accomplissement de son œuvre nier- cenaire, secoue la domination de la volonté qui la lui a imposée, qu'elle s'affranchisse de ce souci de la vie, et elle pourra se reposer dans la con- templation de l'objet sans considérer ses rap- ports avec elle-même : elle le verra alors dans son idée, d.ms son type. L'objet et celui qui_ l'en- visage seront en quelque sorte transfigurés; il n'y aura plus rien d'individuel dans l'un ni dans l'autre. Ce joug du principe de la raison suffi- sante qui pèse si lourdement sur nous sera sinon renversé, au moins légèrement déplacé, et nous pourrons respirer plus librement. Lorsque l'homme cesse de se soumettre aux choses dans leurs rapports les unes avec les autres, et avec son propre vouloir, quand il ne leur pose plus ces questions, où, quand, pourquoi et à quoi bon? mais qu'il en contemple seulement l'essence ; quand il accomplit cet acte non par une pensée abstraite, mais par l'intuition pure de l'objet ac- tuellement présent, alors ce qui est connu n'est plus une chose particulière, c'est l'idée, la forme éternelle, l'objectivité directe de la volonté; alors aussi le sujet échappe aux servitudes de l'indivi- dualité, il est le sujet pur de la connaissance, sans volonté et sans douleur. Le génie recueille dans ces pures contemplations les idées éter- nelles, et son privilège est de les exprimer aux autres, et de détourner la pensée des préoccu- pations égoïstes, pour lui faire découvrir ou du moins entrevoir un monde plus réel. L'art est donc un affranchissement; il nous délivre pour un moment de notre personnalité; il suspend en nous la volonté, c'est-à-dire le désir de vivre, il nous donne comme un avant-goût du repos et de cette liberté suprême qui consisterait à ne plus être. Telle est en effet la conclusion morale de toute cette métaphysique : la vie est détestable, et ce monde est le plus mauvais possible. Etre en soi, vivre, exister, vouloir, ce sont autant de mots qui désignent la souffrance, et une destinée digne de compassion ou d'épouvante. Ce n'est pas pour rien que Schopenhauer a insisté tant sur la su- bordination de l'intelligence à la volonté. Le principe de toute chose, volonté pure, est par cela même l'absurde absolu. En se développant, en se produisant sous la forme de la vie indivi- duelle, il ne peut, comme une force intelligente, adapter les moyens à la fin, ni éviter les con- tradictions. Elles éclatent surtout chez l'homme : la volonté va chez lui, comme partout, d'elle- même à la vie, et la pensée découvre que les conditions de la vie sont la guerre et la destruc- tion : il faut anéantir pour exister. En laissant de côté la nature brute, où la volonté se déploie sans conscience et sans individualité, aussitôt qu'apparaissent les premières lueurs de la vie, le désir le plus aveugle, la connaissance la plus sourde, on voit en mi me temps commencer le conflit de la vie contre elle-même, avec toutes •s et les douleurs qu'il entraine. Rien te fatalité originelle : dans les forêts et dans les prairies les brins d'herbe et les .nbres se disputent le sol, la lumière et l'air, et s'exterminent silencieusement: Lesbétes oursuivent et se dévorent, et vivre, pour elles, s'est se livrer au carnage; l'homme à son tour ne se conserve qu'aux dépens des animaux et même -de ses semblables. A l aux privations, aux efforts que réclame toujours le m pour la vie, il joint par surcroit l'ennui, la tristesse, le souvenir de son impuissance oii la prévision de ses épreuves; et malgré tout, le désir d'exister est si violent en lui-même, que dans son égoïsme il y sacrifierait l'univers en- tier. La vie est donc hostile à la vie; la volonté de vivre est donc à la fois absurde et funeste; et. le monde est si mauvais, que s'il était un peu plus imparfait, il ne subsisterait pas une minute. L'optimisme est plus qu'une erreur de théorie : c'est une aberration morale qui trompe les hom- mes sur leurs devoirs, en leur persuadant que la vie est bonne. La vie c'est le mal. et le pessi- misme est la vérité; il est démontre à la fois par la spéculation qui nous découvre la contradic- tion fondamentale de [la volonté pour la vie, et par l'expérience qui nous fait cruellement res- sentir les malheurs attachés à l'être. L'art, il est vrai, nous soulage, et en nous donnant quelque relâche, nous fait sentir déjà combien il est dur de pâtir, et combien il est doux de ne pas vivre. Mais il nous ouvre à peine la voie; beaucoup d'entre nous sont incapables de s'y avancer, et les mieux doués s'y fatiguent et s'y épuisent vite. t Ce qu'il faut obtenir, c'est le quietisme de la vo- lonté, condition d'une libération définitive. La cause du mal est connue : c'est M affirmation de la volonté ; le remède est indiqué du même coup, c'est la négation de la volonté. La volonté s'af- firme, lorsque après avoir acquis la connaissance de la vie, elle persévère à vouloir comme au pre- mier moment où elle n'était qu'une nécessité aveugle. La volonté se nie , quand elle renonce à la vie, s'en détache par une abdication persé- vérante et s'abolit librement. Il ne s'agit pas de tuer le corps, qui peut disparaître et laisser in- tact l'être, c'est-à-dire la volonté universelle, source inépuisable de toutes les douleurs, il faut consommer un suicide autrement difficile, anéan- tir en soi cette force maudite, et lui ôter toutes les idées qui. sous le nom de motifs, la remuent incessamment. Détruire la volonté absolue, c'est une tâche impossible et contradictoire ; détruire la volonté pour la vie, c'est un devoir que le christianisme et le bouddhisme ont recommandé et que la philosophie impose à tout homme éclairé. Les obligations de cette morale ascétique ne sont pas nombreuses : compassion pour les autres, mortification pour soi-même, repos dans l'anéantissement, ou pour parler indien et mêler comme Schopenhauer le langage de Bouddha à celui de Kant et de Platon, « sortir du monde de la vie (smsara), et entrer dans l'inconscience (nirvanah). » Il est vrai pourtant que ces for- mules générales impliquent des pratiques moins difficiles à observer, et d'une application plus im- médiate : admettre que la volonté est le fond commun de tous les êtres, c'est proclamer la imité des membres de la famille humaine, et y faire même une place aux autres hôtes de l'univers; renoncer à trouver dans ces objets des motifs pour satisfaire ses désirs, c'est abdiquer ïsme, et ouvrir son cœur à la sympathie. Enfin une conséquence qu'il faut oser avouer, quoiqu'elle puisse exciter la raillerie, c'est qu'on doit s'abstenir de contribuer à perpétuer cette tragédie dont nous sommes les héros; si les hommes le voulaient bien, ils arriveraient à l'extinction d'une des formes les plus raaii- i île li vie. et le christianisme, en sancti- fiant le célibat, leur a montré la voie du salut. SCHO — 1563 — SGHU Voilà; sauf erreur, comme il faut toujours le dire après avoir exposé un système, voilà l'es- quisse de cette philosophie, qui a eu tant de re- tentissement, et qui demeure un épisode consi- dérable de l'histoire de la pensée moderne. On /.'y trouve pas celte vigueur d'esprit ni cette ■*'erve d'invention, qui dans les temps où le génie ihilosophique n'est pas appesanti par l'érudition, ( rée d'un seul jet des théories originales. C'est *at-être une construction savante, dont les ma- lenaux ont été patiemment recueillis et ajustés avec une habileté qui parfois en dissimule les di^oarates; il n'est peut-être pas un seul philo- s'.^ne de grande valeur depuis Platon, pour ne pas parler de Çakia-mouni, jusqu'à Schelling et Hegel, qui n'ait contribué à l'élever; mais l'agen- cement savant de ces pièces de rapport, leur emploi en vue d'une seule et même idée, et la conception même de cette idée qui les rattache et les unit, voilà l'œuvre propre de Schopenhauer. Bien qu'il n'emprunte pas toujours des vérités à ses maîtres, il est inutile de signaler les erreurs qui ne lui appartiennent pas. Ce qui est bien à lui, c'est la théorie de la volonté absolue, con- ception artificielle, qui semble avoir eu pour mo- dèle la doctrine de l'identité de l'être et de la pensée, et s'être proposé de la détruire tout en l'imitant. C'est là aussi qu'il rencontre des obs- tacles qu'il a dissimulés plutôt qu'il ne les a sur- montés. On ne sait pas où il prend le type de cette volonté étrangère à l'intelligence, hors du temps, de la causalité et des autres catégories ; sa métaphysique, qui se vante d'être expérimen- tale, commence par forger une chimère, et lui imposer un nom, consacré à un autre usage par l'affirmation primitive de notre conscience. Il ne sait plus ensuite comment faire apparaître l'in- telligence dans cette puissance aveugle, où elle n'est plus en tout cas qu'un accident ; il ne peut pas plus que les panthéistes, et moins qu'eux, si c'est possible, passer de l'unité de l'être à la va- riété des individus : ces catégories d'unité et de variété étant pour lui de purs concepts, le temps et l'espace des lois de nos perceptions, il en ré- sulte que l'individu n'existerait pas si nous ne le pensions. Schopenhauer se fait gloire d'éviter le panthéisme, il le remplace par un athéisme qui n'a pas moins de contradictions et plus d'erreurs; lui aussi croit à l'unité de la substance, mais il lui ôte ses attributs les plus précieux, et ne la conçoit guère que comme une force stupide, une puissance aveugle et mauvaise, un vrai principe du mal, sans intention méchante, qui ne peut être sans produire un monde absurde, ni sans vouloir une vie détestable. Voici li liste complète des ouvrages de Scho- penhauer : de la Quadruple Racinedu principe de raison suffisante, Rudolstadt, 1813, réim- primé en 1847 et en 1864 à Leipzig; — sur la Leipzig, 1816; 3e éd.. 1869; • — le >mme volonté et représentation, ib.; 1819; 3e éd., 1859; — sur la Volonté dans la nature, Francfort, 1836; 3e éd., Leipzig, 1867 : — les Deux Problèmes fondamentaux de l'é- thique (sur la liberté et la volonté, et sur le fondement de la morale), Francfort, 1834; 3e éd., Leipzig, 1860; — Parerga et paralipomena , Berlin. 1851, 1862. En outre des traités, remar- ques, es et fragments publiés à Leipzig en 1864 par son disciple, M. J. Frauenstadt. Aucun de ces ouvrages n'a été traduit en fran- çais. On a be tucoup écrit en Allemagne, d ms ces vingt dernières années^ sur la vie et les œuvres de Schopenh tuer. Vivement attaquée par Seydel, Hayne, Freudelenbourg, etc., etc., sa doctrine a été défendue par de nombreux disciples, au pre- mier rang desquels il faut placer M. Frauenstadt qui a beaucoup fait pour la gloire tardi maître, et MM. G. Gwinner et Otto Lindner. Les historiens de la philosophie lui accordent sérieuse attention : Rozenkranz, Histoire d< philosophie kantienne , Leipzig. 1840 (;ill.) : — tari Fartlage, Histoire de la philosophie depuis Kant, ib., 1859; — Erdmann, Histoire de la philosophie moderne, ib., 1868, t. II; — Ne- berweg, M, m ad ,/,• l'histoire 'le la philo - phie, Berlin, 1872, t. III. Herbart lui-même pu- bliait, dès 1820, un article où il examine l'ou- vrage principal de Schopenhauer, cl qui a été reproduit dans ses œuvres complètes, volume XII, p. 309. On peut voir en outre les écrits nom- breux de J. Frauenstadt à partir de sa Lettre sur la philosophie de Schopenhauer, Leipzig, 1854; — H. L. Korten, Quomodo Sehopenhauerus ethi- cam fundamenlo metaphysico eonstituere <<>- natus sit, Halle, 1864; — St. Paulicki, de Scho- penhauer doctrina et philosophandi ratione, Breslau, 1865; — Foucher de Careil , Hegel et Schopenhauer, Paris, 1862; — Fr. Morini, une Visite à Schopenhauer, Revue de Paris, t. VU, p. 528; — Challemel-Lacour, un Bouddhiste contemporain, Revue des Deux-Mondes, 15 mars 1870; — Ribot, la Philosophie de Schopenhauer, 1 vol. in-8, Paris, 1874. E. C. SCHOPPE (Gaspard), Casparus Scioppius. né à New-Marck, dans le haut Palatinat. en 1 576, ne se rendit pas moins célèbre par l'emportement de son caractère ,'que par la variété de son érudi- tion. Il était né dans la religion protestante; mais, l'ayant abjurée, il se montra le plus véhé- ment des controversistes catholiques. Ses fureurs ne ménagèrent personne; pour être, à ses yeux, convaincu de tous les crimes, il suffisait de ne pas adhérer à toutes les décisions de l'Église romaine touchant le dogme ou la discipline. Son principal ouvrage a pour titre : Elementa phi- losophiez stoicœ moralis. in-8, Mayence, 1606. Le but de ce livre est de substituer la philoso- phie stoïcienne à la philosophie scolastique. Celle-ci, selon l'auteur, n'exerce que l'esprit, celle-là se propose surtout de diriger les actions et de former les mœurs. Elle donne à la morale la place qui lui appartient et que lui avait déjà , accordée auparavant l'école platonicienne. Dans cette tentative delressusciter le stoïcisme, Schoppe n'a fait que suivre les traces de Juste-Lipsc (voy. Lipse) ; mais il faut reconnaître qu'il y a montré du talent et une grande fermeté de con- viction. C'est très-justement que Tennemann lui reproche de n'avoir pas d'opinion arrêtée. — On doit aussi à Schoppe un autre écrit : Fragmenta pœdagogiœ regiœ, sivemanuducl i< >>< i * aa artem imperandi, in-4, Milan, 1621. C'est un petit traité qui 'a pour objet l'application des prin- cipes de la morale au gouvernement des Etal <. H. 1!. SCHULTZ (Jean), né en 1739, à Mulhausen. en Prusse, mort en 1805, professeur de mat! matiques à l'université de Kœnigsberg, se m tra un des premiers partisans de Kant. Voici titres de ses ouvrages philosophiques : Considé- rations sur l'espace vide, in-8. 1758; — Éclaircissement sur la Critique •/•• h raison pure de Kant, in-8, ib., 1784 et 1791 ; — Examen de I > ( Kant, in-8, ib.. 1789 1792: — Éléments de la m inique pure, in-8, ib., 18 X. SCHULZE (Gottlob ouThéuphilc-Ernest), né à Heldrungen, en Thuringc, le 23 août 1761, mort à Gœttingue le 14 janvier 1833, après avoir successiveme e la philosophie aWittem- Helmstœdl et a Gœttingue, a joué un grand rôle dans le mouvement philosophique provoqué en Allemagne par Kant. 11 commença sa carrière scur — 15R4 — SCIIW d'écrivain par des dissertations purement histo- riques: De cohœrcnlia mundi partium, carum- que cum Deo conjunctionc summa seovmdum stoicorum disciplinant, in-4, Wittcmbcrg, 1785; — De ideis Platoms, in-4. ib., 1786 ; — De summo secundum Platontm philosophie fine, in-4, Helmst., 1789. Puis il publia, d'après les leçons de son maître, F. V. Reinhara, une Esquisse des sciences philosophiques, 2 vol. in-8, Wittemberg, 1738-1190. M lis lorsque apparut la philosophie de Kant. suivie de celle de Reinhold, il entra dans la lice p:ir son ouvrage anonyme A'.Euési- dème, comme adversaire à la fois de l'idéalisme et dii dogmatisme. 11 reproche au système de Kant d'être inconséquent, ou tout au moins in- complet : car, aboutissant à la négation de toute métaphysique positive, il n'ose pas l'avouer, et conserve encore des ménagements pour le dogmatisme. Quant à Reinhold (voy. ce nom), qui, au lieu de séparer? à l'exemple de Kant, le sujet de l'objet, les avait en quelque sorte réunis dans la faculté représentative, c'est-à-dire dans la conscience, voici l'objection que S:hulze lui adresse : Des représentations peuvent exister sans aucun objet; et, réciproquement, un objet réel, un arbre, par exemple, peut exister en soi, indépendamment d'un sujet. On ne peut donc pas, sans aveuglement, se refuser à reconnaître la réalité objective de ce qui tombe sous les sens, la vérité de la perception immédiate. Le livre de Schulze eut beaucoup de succès parmi les adversaires de Kant ; mais pendant qu'il faisait ainsi la guerre à la philosophie critique, il fut lui-même attaqué par Fichte. Schulze lui répondit par la Critique de la raison théorique, où il soutient l'impossibilité de toute science ayant pour objet les principes absolus des cho- ses, où il montre comme une tentative chimé- rique toute critique de la connaissance. Nous sommes condamnés, selon lui, à faire usage de nos facultés intellectuelles, à ajouter foi à leur témoignage, sans rien savoir de leur valeur ab- solue et de leur origine. Tout ce que nous pou- vons faire, c'est de rechercher de quels éléments nos connaissances se composent, quelles diffé- rences les distinguent les unes des autres, et par quelles lois elles s'imposent à notre convic- tion. Le scepticisme de Schulze ne s'adresse donc qu'à la spéculation, et non à la raison hu- maine en général; il accepte tous les faits, toutes les données du sens commun, et ne repousse que la discussion des premiers principes. C'est, pour nous servir de nos propres expressions, moins le scepticisme que Y anti-dogmatisme. Mais il était impossible de garder longtemps cette position indécise. Aussi Schulze, sur la fin de su vie, a-t-il adopté la plupart des opinions très-dogmatiques de Jacobi, et de son scepticisme il n'est plus resté qu'une sage réserve en ma- tière de spéculation; réserve motivée sur les bornes naturelles de l'esprit humain, et les vi- cissitudes que présente l'histoire de la philosophie. Il ne voit l'infaillibilité dans aucun système ; il regarde la science comme infiniment perfectible, et ne veut se reposer que dans l'évidence. Voici les titres des ouvrages philosophiques de Schulze, tous rédiges en allemand : yEnésidème, ou des fondements de la philosophie élémen- taire de Reinhold, avec une défense du scepti- cisme contre les prétentions de la critique de la raison, in-8, Helmst., 1792; — Quelques con- ntions sur la philosophie de la religion de Kant, in-8, Kiel, 1795; — Critique de là philo- sophie théorique, 2 vol. in-8, Hambourg 1801 ; — Encyclopédie des sciences philosophiques, in-8, Gœttinguc, 1814, 1818, 1822 et 1824; — Eléments de la logique générale, in-8. Helmst., 1802, et d'autres éditions; — Guide pour le dé- velùppement de» principes philosophiques du droit civil et du droit pénal, in-8, ib., 1813 ; — Anthropologie psychologique, c'est-à-dire la Psy- chologie, in-8. il»., 1816,1819. 1826;— Théorie phi- losophique de la vertu, in-8, ib., 1X07 ; — aè ta Connaissance humaine, in-8, ib., 1832. Ce der- nier ouvrage est, en quelque sorte, le testament philosophique de Schulze. Indépendamment des écrits que nous venons de citer, Schulze a fourni des articles à divers journaux philosophiques, entre autres au Nouveau Musée, de la philoso- phie, publié par Bouterweck, année 1805, t. III, 2e livraison, et à la Chronique de Bredovo, an- née 1807, t. II, p. 1121. SCHUTZ (Christian-Godefroi), né en 1747 à Dederstedt, mort en 1832 à Halle, après avoir longtemps professé dans cette ville la littérature et la philosophie, a laissé plusieurs écrits philoso- phiques, inspirés par la doctrine de Leibniz, puis par celle de Kant, dont voici les titres : De ori- gine ac sensu pulchritudinis, in-4. Halle, 1768; — Super Aristolelis de animœ senlcnlia, in-4, ib., 1770; — Principes de la logique, oui Art de penser, in-8, Lemgo. 1773 (ail.); — Introduction à la philosophie spéculative, in-8, ib., 1775 (ail.) ; — Manuel pour l'éducation de l entendement et du goût, 2 vol. in-8, Halle, 1776-1778 (ail.); — De vera sentiendi intelligendique facullatis dis- crimine, Leibnizianœ philosophiœ cum Kan- tiana comparalio, in-f°, Iéna, 1788 et 1789; — Thèses ralioni humanœjuslam in rerum divin narum cognitione auctoritatem asserendi causa propositœ, in-8, ib., 1818. Il a aussi publié une traduction allemande de l'Essai analytique de Bonnet, 2 vol. in-8, Brème, 1770. Sa biographie et un choix de sa correspondance avec les savants de son temps ont été mis au jour par son fils Ferdinand-Charles, docteur en philosophie, in-8, Halle, 1834. X. SCHWAB (Jean-Christophe), né en 1743 a Ilsfeld, dans le royaume de Wurtemberg ; mort à Stuttgart, en 1821, après avoir été successi- vement professeur de philosophie, conseiller au- lique et membre de la direction supérieure des études. Il s'est signalé comme un défenseur ar- dent de la philosophie de Leibniz et de Wolf contre le système de Kant. Voici les titres de ses écrits, rédigés les uns en latin et les autres en allemand : De reductione theologiœ naturalis ad unum principium, in-4, Tubingue, 1764; — De abstraetionibus, in-4, Stuttgart, 1778; — De melhodo analylica, in-4, ib., 1779; — Thèses eoa psgchologia, cosmologia et theologia naturali, in-4, ib., 1780 ; — Examen succinctum prima- riarum hypothesium de reproduciione idea- rum, in 4, ib., 1781 ; — De permissione malt divinis perfeclionibus non refragante, in-8, Ulm, 1786 ; — Examen de l'essai de Camp d'une nouvelle preuve de l'immortalité de l'âme, in-8, Stuttgart, 1781 ; — Examen de cette question : Si l'on peut démontrer par la naturelle Dieu que la prescience divine n'est pas contraire à ta liberté humaine, in-8, Ulm, 1788; — Quels sont les progrès de /<< métaphysique en Allema- gne, depuis les temps de Leibniz et de Wolf, in-8, Berlin, 1796 (écrit couronné par l'Académie de Prusse); — sur le Serment judiciaire d'apuèa Ko.nl, in-8, Stuttgart, 1797 et 1799 ; — Neuf Dialogues entre Christian Wolf et un kantien, etc., avec une préface de Nicolaï, in-8, Berlin, 1798; — Huit Lettres sur quelques contradic- tions et inconséquences recueillies dans les der- niers écrits de Kant, in-8, ib., 1799; — Douze Lettres sur l'appel de Eichle au public, in-8, ib.. 1799 ; — Quelques Réflexions sur la défense de Eorberg contre l'accusation d'athéisme, in-8, SCIE 1565 SCIE Tubmgue, 1800; — Parallèle entre le principe moral de Kant et celui de Leibniz et de Wolf, in-8,' Berlin, 1800 ; — de la Vérité de la philo- sophie de Kant, in-8, ib., 1803 ; — Appréciation des idées de Kant sur l'impénétrabilité t Vat- tr action et la répulsion des corps, in-8, Leipzig, 1807 ; — des Notions obscures, pour servir à l'a théorie de l'origine des connaissances humaines, in-8, Stuttgart, 1813. Indépendamment de ces ouvrages, Schwab a publié, dans différents jour- naux et recueils, un grand nombre de disser- tations et d'articles critiques, dirigés principa- lement contre les systèmes de Kant et de Rein- hold. X. SCHWABTZ (Frédéric-Henri-Christian), né à Giessen en 1766, mort à Heidelberg en 1837, après avoir exercé, en plusieurs villes de l'Alle- magne, diverses fonctions ecclésiastiques et uni- versitaires, est un théologien attaché à la philoso- phie de Kant. Outre quelques écrits théologiques, il a consacré à la philosophie, c'est-à-dire au système de Kant, et particulièrement à la partie morale et pédagogique de ce système, les ou- vrages suivants, tous Rédigés en allemand : VEsprit de la vraie religion, in-8, Marburg, 1790; — la Religiosité, ce qu'elle âoit être et par quels moyens on aide à son développement, in-8, Giessen, 1793 ; — les Sciences morales, manuel de morale et de religion naturelle, in-8, Leipzig, 1793 et 1797 ; — Théorie de Véducalion, 4 vol. in-8, ib., 1802-1813; — Manuel de péda- gogie et de Vart d'enseigner, in-8, Heidelberg, 1805 ; — les Écoles, leurs différentes espèces, leu?'s rapports intérieurs et extérieurs, etc., in-8, Leipzig, 1832; — la Vie dans sa fleur, ou la moralité , le christianisme et Véducalion dans leur unité, in-8, ib., 1837. 11 a aussi pu- blié divers articles dins des recueils philoso- phiques, et une dissertation sur Raban-Maur : de Rabano-Mauro , primo Germaniœ prœeep- tore, in-4, Heidelberg, 1811. X. SCIENCE. Savoir, c'est connaître avec certi- tude. Le savoir parlait serait la certitude absolue et universelle ; mais ce savoir, qui serait infini et immuable, est évidemment en dehors et au- dessus des conditions de notre nature : il est un at- tribut de Dieu, et il ne peut pas être autre chose. Pour nous, c'est un idéal vers lequel nous pou- vons tendre indéfiniment sans l'atteindre jamais. Le savoir humain sera toujours borné et tou- jours perfectible. Entre la connaissance certaine et l'ignorance, il y a pour nous deux intermédiaires : le premier est le doute, qui implique la connaisance de la question et la curiosité de la résoudre; le second est Improbabilité, qui s'appuie toujours sur quel- que certitude antérieure, qui renferme toujours en elle-même quelque certitude restreinte,etqui peut servir de transition pour arriver à une certitude nouvelle et plus étendue. En effet, la probabilité implique la connaissance de nos motifs actuels de croire ou de ne pas croire une chose encore douteuse pour nous. La connaissance de l'exis- tence réelle de ces motifs peut être certaine ; si elle n'est que probable, il faut que cette proba- bilité s'appuie, en dernière analyse, sur des mo- tifs dont l'existence soit certainement connue. En outre, il faut que nous sachions avec certi- tude que nos motifs, insuffisants pour produire une certitude parfaite sur l'objet auquel ils s'appliquent, ont cependant quelque valeur: autrement, ce ne seraient pas pour nous des motifs, et il n'y aurait pas de probabilité. La valeur relative des motifs de probabilité peut quelquefois, mais non toujours, être appréciée d'une manière exacte et mathématique : alors seulement les probabilités peuvent être soumises au calcul. Il y a donc déjà dans la probabilité un véritable savoir, une certitude réel.e, mais qui ne s'étend pas à tout l'objet, encore douteux dans son ensemble, auquel la probabilité s'applique. Par l'acquisition de nouvelles connaissances, la probabilité peut se transformer en certitude. Le savoir, c'est la certitude vraie. L'erreur, c'est la fausse certitude. En présence de la certi- tude légitime, le doute est déjà une erreur, puisqu'il est la négation de la certitude acquise; mais, en présence de l'affirmation prématurée, le doute est un premier pas vers la certitude vraie, et, en présence de l'erreur, il est déjà un retour vers la vérité. L'erreur accompagnée de doute n'est plus une erreur complète; c'est une incertitude, avec tendance encore prédominante vers l'erreur. Lorsque l'incertitude existe, non pas entre l'af- firmation ou la négation d'une proposition qui n'admet ni plus ni moins, mais entre des appré- ciations diverses d'une quantité connue empiri- quement, ou bien du rapport de deux quantités incommensurables en nombres finis, alors les chances d'erreur se trouvent renfermées entre des limites qui dépendent du degré d'exactitude de nos moyens de mesure et de nos procédés d'appréciation. Or, ces limites peuvent être con- nues quelquefois avec certitude; et, presque tou- jours, en faisant la part de l'incertitude un peu trop large, nous pouvons être sûrs du moins de ne pas la faire trop étroite. Nous pouvons donc alors, avec une certitude entière, fixer un maxi- mum et un minimum entre lesquels la valeur cherchée se trouve comprise. Le perfectionne- ment des méthodes et des instruments amène des approximations de plus en plus voisines de l'exactitude, et qui finissent par se confondre sen- siblement avec elle, sans cependant l'atteindre jamais d'une manière certaine. Ainsi, de même que la probabilité, Y approximation progressive est un intermédiaire entre l'ignorance et le sa- voir parfait, et elle constitue par elle-même un savoir très-réel. Le savoir n'est pas toujours la science, car la science n'est pas un assemblage confus de no- tions rapprochées au hasard. Toute science est un ensemble de notions liées entre elles, non pas d'après certains rapports superficiels ou arbitrai- rement établis, mais d'après la raison et d'après la nature même des choses. Or, pour établir cette liaison naturelle et rationnelle entre des notions nombreuses et variées, il est indispensable de se rendre compte de chacune d'elles, de les compa- rer et d'en découvrir les rapports. Ainsi, pour connaître scientifiquement, il faut toujours plus ou moins comprendre, et le caractère scientifique d'un ensemble de connaissances est d'autant plus prononcé , que ces connaissances sont plus et mieux comprises, soit en elles-mêmes, soit dans leurs rapports. Mais l'idéal de la science parfaite ne peut ja- mais être réalisé complètement dans aucune de ses parties. En effet, comprendre entièrement une vérité nécessaire, ce serait en comprendre la liaison avec toutes les vérités du même ordre et avec le principe éternel de toute vérité; ce se- rait en comprendre toutes les conséquences et toutes les applications dans l'ordre des ventes contingentes. Comprendre entièrement une vé- rité contingente, ce serait en comprendre la liai- son avec toutes les autres vérités tant contin- gentes que nécessaires, et en comprendre la raison d'être et le rapport avec la cause suprême. Comprendre entièrement un être contingent ou un- phénomène, ce serait en pénétrer complète- ment la Battre, l'origine et les rapports; ce se- rait connaître toutes les lois et toutes les causes SCIE — 1566 — SCI H qui interviennent dans sa production, si c'est un phénomène; toutes ses facultés, toutes les lois de son activité et toute son histoire, si c'est un être concret ; il faudrait pouvoir assigner à cet être ou à ce phénomène sa place dans l'ensemble des choses, ses rapports de différence et de res- semblance non-seulement avec les objets de même espèce ou de même genre, mais avec les objets les plus éloignés dans la classification universelle; il faudrait savoir quels sont les causes et les ef- fets, médiats ou immédiats, de cet être ou de ce phénomènej quels en sont les rapports avec l'en- semble des causes secondes et avec la cause pre- mière. Ainsi, la science complète du moindre objet comme du plus grand suppose la science universelle ; la science du moindre objet comme du plus grand est et sera toujours bornée et tou- jours perfectible. Jamais on n'expliquera com- plètement l'existence d'un brin d'herbe; on la comprend mieux qu'on ne la comprenait il y a un siècle, et c'est là un progrès qui en suppose beaucoup d'autres clans un grand nombre de sciences. Certains hommes, très-fiers de la sévérité et de la supériorité de leur esprit scientifique, ont sur le vulgaire, qu'ils méprisent souverainement, un triste avantage, celui d'ignorer seuls ce que tout le monde sait, c'est-à-dire d'ignorer que, parmi les choses qu'on ne peut pas comprendre, il y en a beaucoup qu'on peut savoir et qu'on sait effec- tivement avec certitude. Ils s'imaginent qu'une intelligence qui se respecte ne doit admettre comme vrai que ce qu'elle comprend entière- ment , c'est-à-dire sans doute ce qu'elle croit comprendre ainsi. En fait de science sur un ob- jet donné, il leur faut tout ou rien. Tantôt ils se contentent trop facilement d'une fausse appa- rence de science complète, sous laquelle il n'y a quelquefois qu'une complète illusion; tantôt ils croient faire preuve de profondeur d'esprit en obscurcissant ce qui est clair, et en projetant sur ce qu'il ne tient qu'à eux de connaître l'ombre de ce qu'ils ignorent. Ils voudraient voir l'invi- sible, et ils cessent de voir ce que tout le monde voit. En cherchant la science absolue, ils perdent le sens commun, et ne trouvent que le néant, dernier mot du scepticisme absolu. Reculant de- vant cet abîme, quelques-uns se jettent dans un autre : pour se donner la science infinie qui seule peut les satisfaire, ces esprits transcendants rê- vent être Dieu même, Dieu, qui, jusqu'alors in- conscient, prend enfin pleine et entière con- science de lui-même en leurs adorables personnes. Logiquement fidèles à ce rêve insensé, ils sup- posent a priori l'identité de leurs pensées avec la vérité absolue, objet de l'intelligence divine. Une fois en possession de cette identité du sub- jectif et de V objectif, pour savoir tout, ils n'ont qu'à penser ce qu'ils veulent. Ils ne s'en font pas faute, et construisent l'univers à leur fantaisie. Dans cet univers créé par eux tout d'une pièce, il n'y a pas plus de place pour la liberté de l'homme et pour sa personnalité que pour la Pro- vidence divine; il n'y en a pas davantage pour certaines lois parfaitement constatées par la mé- thode expérimentale des sciences physiques. Que leur importe? Si l'univers n'est pas conforme à leur divine pensée, c'est l'univers qui a tort. Ainsi, quand on n'a pas voulu se résigner aux conditions et aux limites de la connaissance hu- maine, on rencontre, au lieu de la science, de deux choses l'une, le doute absolu, ou bien l'er- reur poussée jusqu'à la folie. D'autres esprits, moins ambitieux, pensent évi- i ce double écneil et arriver à la science en la irvation. à la classification et à la - nérali ation dos phénomènes perçus par les sens, et en pro orivant la notion de cause comme le produit d'une illusion universelle. Ainsi, | r ces esprits qui se disent positifs et qui Boni négatifs, il n'y a plus de causes, c'esl i d'âmes, plus de Dieu, plus de liberté humaine, et par conséquent plus de devoir. J'ajoute qu'il n'y a plus de. forces physiques, qu'il n'y a plus de corps, qu'il n'y a plus de substances, unis seule- ment des phénomènes qui se succèdent, sans qu'on puisse savoir en quoi, pourquoi ni com- ment. Car, si la raison de ces savants se renie elle-même au point de rejeter le principe de cau- salité, de quel droit garderait-elle le principe de substance? Ni l'un ni l'autre de ces deux prin- cipes n'est un phénomène observable par les sens : c'est la raison qui les donne tous deux à l'occasion des perceptions tant internes qu'ex- ternes. Or, avec la négation de ces deux prin- cipes, que devient la réalité extérieure? Il est vrai qu'à l'occasion de certaines sensations, la réalite de notre corps et des autres corps mis en rapport avec lui nous est donnée par une per- ception immédiate, sans raisonnement explicite ; mais cette perception même implique les prin- cipes de causalité et de substance donnés par la raison. Si donc, par une malheureuse révolte contre la raison, l'on rejette ces principes, il faut rejeter aussi la perception qui les implique : la distinction du moi et du non-moi doit dispa- raître, et il ne reste plus qu'une succession con- fuse de phénomènes sans substance et sans cause. La prétendue science des faits naturels sans prin- cipes rationnels devrait donc se réduire au sou- venir des sensations de l'observateur et de leur ordre de succession, et à la constatation de leurs rapports de différence ou de ressemblance. Que dis-je? les sensations de l'observateur? Mais par- ler d'un observateur, c'est supposer un être per- sistant, une substance, une cause, un individu capable de réflexion et d'attention volontaire ! Celui qui, rejetant les principes de causalité et de substance, se réduit lui-même à n'être qu'une somme variable de sensations présentes et d'i- mages de sensations passées, ne peut pas se po- ser en observateur ; il s'est ôté à lui-même le droit de dire moi. Quand on en est venu là, le seul droit qu'on garde et dont on devrait user, c'est le droit de se taire. Quant à d'autres savants qui , plus modérés dans ce qu'ils appellent leur positivisme, ne nient pas d'une manière absolue les principes de cau- salité et de substance, mais veulent ne s'occuper que des phénomènes de la matière et des lois de ces phénomènes, et prétendent écarter toute re- cherche des causes, ils peuvent rendre, même ainsi, des services à la science, bien moins pour- tant que s'ils n'imposaient pas à leurs recher- ches cette barrière aussi gênante qu'inutile. Cette barrière est, de plus, impuissante; car, ils au- ront beau faire : en physiologie, ils ne pourront pas écarter la distinction des mouvements volon- taires et des mouvements involontaires; en mé- canique, ils s'occuperont malgré eux des forces, de leurs sièges, de leurs directions, de leurs points d'application. Or, la volonté et les forces mécaniques sont des causes. Il est vrai que par des circonlocutions bizarres qui outragent la langue et le bon sens, ils pourront dissimuler ces objets inévitables de leurs recherches. Mais qu'y gagneront-ils? D'être mal compris et de mal se comprendre eux-mêmes. Quiconque saura expli- quer leur langage y trouvera ce qu'ils veulent cacher. Mais, s'ils vont jusqu'à nier tout ce dont. ils ont la prétention de ne pas s'occuper, s'ils vont jusqu'à vouloir supprimer la notion de cause, alors, par cette, abjuration du sens commun et de la raison, ils détruisent la certitude de leur SCIE — 1567 SCIE science elle-même, puisque cette science, toute mutilée qu'elle est. implique pourtant le principe du causalité, dont la négation, bien imprudente de leur part, supprime toute certitude de la réa- lité extérieure, objet unique de leur science. Ne demandons pas à la science ce qu'elle no peut pas nous donner, parce que nous ne serions pas capables de le recevoir. Mais gardons-nous bien de la mutiler pour l'accommoder à la peti- tesse de nos vues ou bien à nos négations pré- méditées. Demandons-lui chacun ce que notre esprit peut porter; mais ne nions pas le reste. La science est une et infinie dans son essence absolue; mais elle n'est qu'imparfaitement réali- sable dans l'esprit humain, qui ne peut pas em- brasser toutes les choses finies, et encore moins embrasser l'infini. La science humaine est né- cessairement partielle, et par conséquent divi- sible; sa divisibilité est la condition de ses pro- grès. Partant d'une première synthèse vague et incomprise, elle arrive par l'analyse à une syn- tiièse un peu moins défectueuse, et de là, par des analyses de plus en plus profondes, elle ar- rive à des synthèses de plus en plus vraies et compréhensibles. L'analyse ajourne les questions les plus générales, pour mieux les résoudre; elle les décompose en leurs éléments, qu'elle exa- mine l'un après l'autre; elle ramène ainsi aux questions générales par la solution des questions particulières. Mais, pour ne pas se perdre dans l'étude stérile de détails isolés les uns des au- tres, il faut qu'elle dirige ses recherches d'après un plan préconçu, et par conséquent d'après une hypothèse antérieure, qui se trouve confirmée ou rectifiée par le résultat de ces recherches mêmes. Le champ de la science universelle doit donc se diviser non pas en parcelles imperceptibles, mais d'abord en grandes régions, qui se subdivisent elles-mêmes en régions de plus en plus res- treintes, et au milieu desquelles il faut savoir s'orienter pour choisir l'objet spécial de ses re- cherches. Ces délimitations, d'abord nécessaire- ment vagues et indécises, doivent se fixer de plus en plus d'une manière conforme à la nature des choses, à mesure que la science fait des progrès. C'est ainsi que les sciences, distinctes, mais non isolées, coexistent dans la seience sans en dé- détruire l'unité. Mais cette unité ne se manifeste qu'autant que les sciences sont unies entre elles suivant leurs vrais rapports, et qu'elles forment ainsi une hiérarchie une et multiple à la fois, où chaque science a le rôle supérieur ou subordon- né qui lui appartient, et où toutes se prêtent un mutuel concours. Au point de vue de l'absolu, la science domi- natrice, celle qui embrasse en quelque façon toutes les autres , c'est la science de la cause première, c'est la théologie naturelle. En d'au- tres termes, pour celui qui possède la science absolue, c'est-à-dire pour l'Être suprême, la science universelle est comprise en quelque fa- çon dans la connaissance qu'il a de lui-même, de sa puissance, de sa pensée, de ses intentions et de ses actes. L'homme n'est pas placé et ne peut pas se placer au point de vue de l'absolu; il ne peut pas se faire Dieu en supposant l'identité de sa pensée avec celle de Dieu, et construire le monde au gré de sa pensée ainsi divinisée par lui-même : ce rêve, pour avoir été celui de quel- ques penseurs éminents, n'en est pas moins le comble de l'illusion. Le point de départ de la pensée humaine est nécessairement dans l'homme même ; c'est de là qu'il doit partir pour se ratta- cher soit à Dieu, soit à tout ce qui l'entoure; c'est là qu'il trouve la notion de Dieu présente en lui-même; c'est là qu'il trouve tous ses moyens de connaître. Une certaine connaissance de soi- même est donc pour lui le commencement né- cessaire de toute science. D'une part, il faut qu'il arrive à se faire une notion distincte de ces prin< i M'urs et supérieurs à l'expérience, que tout homme ap- plique le plus souvent sans s'en rendre compte; de ces jugements synthétiques a priori. • axiomes, qui sont les majeures sous-entendues de tant de raisonnements instinctifs; il faut qu'il apprenne à formuler les jugements analytiques, c'est-à-dire les définitions qui mettent en évidence le contenu implicite de nos idées; enfin il faut que, rapprochant les définitions dés axiomes, il en fasse sortir les sciences déductives, telles que l'ontologie générale, la science des nombres et la science de l'étendue, ou, en d'autres termes, la métaphysique, l'arithmétique et la géométrie. D'un autre côté, l'esprit scientifique appliqué aux objets corporels doit, étudier les conditions de la perception sensible, la valeur et la portée du témoignage de chacun de nos sens, les causes d'erreur qui résultent soit d'une confiance pré- somptueuse dans nos organes, lorsque nous n'en avons pas suffisamment expérimenté la puissance, soit des fausses suppositions et des faux raison- nements impliqués dans les jugements instinctifs que les sensations nous suggèrent. Il doit inven- ter et perfectionner les instruments et les pro- cédés qui viennent en aide à l'observation sen- sible, pour augmenter la portée et l'exactitude des données qu'elle fournit. Il doit apprendre à comparer et à grouper ces données, à en faire sortir des notions générales, des jugements syn- thétiques a posteriori. Il ne doit pas en rester là: il faut qu'appelant au secours de l'expérience, d'une part la raison et ses principes nécessaires, d'autre part la foi à la stabilité des lois de la na- ture, il étende légitimement à tous les êtres sem- blables entre eux, à tous les phénomènes de même espèce, les notions qu'il a acquises par l'observation de quelques individus ou de quel- ques faits de chaque espèce, et qu'il étende de même à tous les temps et à tous les lieux les no- tions acquises par des observations faites en un temps et en un lieu donnés. Il doit aller plus loin encore dans la même voie : il doit découvrir les lois suivant lesquelles les phénomènes se produisent; quand ces lois sont complexes, il doit les décomposer en des lois plus simples qui se manifestent par l'observation et l'expérimen- tation convenablement dirigées; il doit, lorsqu'il le peut, arriver ainsi aux lois entièrement sim- ples qui lui révèlent le mode d'action d'une cause isolée; alors, combinant entre elles plusieurs lois simples, il peut arriver à prévoir les phénomènes qui se produiront dans des circonstances autres que celles qui ont été observées; il peut, remon- tant le cours des âges, reconstruire, du moins en partie, le passé de l'univers, par exemple l'his- toire des révolutions célestes, ou même de ces changements dont la surface de la terre nous offre des vestiges. Il doit former ainsi les scien- ces inductives qui concernent les corps, c'est- à-dire les sciences naturelles. Enfin, celui qui veut aborder l'étude de l'homme et de la société doit étudier en lui- même et dans ses semblables les facultés, les lois et les méthodes de l'intelligence humaine; il doit en apprécier la portée et chercher les moyens de l'augmenter, en observer les écarts, découvrir les causes qui les produisent et les moyens de les éviter. Il doit s'efforcer, par les mêmes moyens , de connaître toutes les fa- cultés, tous les penchants et tous les besoins de l'àme humaine; de connaître non -seulement l'homme individuel, mais la famille, mais la so- ciété, dans leurs principes, dans leurs lois, dans tcn — 1568 — SCIE leur histoire et dans leur Lut. Ici, de même que d.ins la science des corps, il faut signaler, d"une fiart des principes nécessaires, d'autre part des ois contingentes. Parmi les principes nécessai- res applicables au monde moral, il y en a qui concernent et restreignent la possibilité absolue des choses, et ceux-là ont toujours leur accom- plissement, de même que les principes néces- saires applicables à l'existence des corps. D'au- tres, non moins nécessaires, ne s'imposent pas comme conditions de l'existence, mais comme règles de la liberté, et, par cette raison même, ne sont pas toujours obéis. Un des plus dignes objets de l'esprit scientifique est donc de démê- ler, au milieu des inspirations instinctives de la conscience morale, les principes nécessaires du devoir, d'en déduire toutes les règles, et de mon- trer l'application de ces règles à la vie indivi- duelle, à la vie de famille et à la vie sociale. Il doit chercher quelle est la destinée de l'homme et de la société, quel en est le but, et quels sont les moyens de l'atteindre. Comme auxiliaire de la morale, il ne doit pas négliger le sentiment du beau qui, analysé dans ses conditions, les unes nécessaires, les autres contingentes, devient i'objet de l'esthétique, science théorique et pra- tique à la fois. Il doit entrer ainsi en possession du domaine des sciences induclives qui concer- nent les êtres intelligents, e'est-à-dire du domaine des sciences morales, non moins vaste que celui des sciences naturelles. Dans les sciences déductives. dans les sciences naturelles, dans les sciences morales, l'esprit humain se trouve sans cesse en présence de l'in- fini, de l'Etre suprême en qui seul peuvent rési- der éternellement les idées nécessaires, qui seul est la cause première souverainement intelligente de l'ordre physique et de l'ordre moral, et qui seul peut ménager à l'homme l'accomplissement de sa destinée au delà des limites de cette vie. Il est donc nécessaire de donner pour couronne- ment aux autres sciences la théologie naturelle, la science de la Providence et de l'immortalité. Dans cet aperçu rapide, nous n'avons point la prétention de donner une classification des scien- ces , mais seulement d'en marquer quelques grandes divisions fondées sur des différences importantes'que pourtant il faut bien se garder d'exagérer, sur des caractères dominants qu'il faut bien se garder de considérer comme ex- clusifs. Dans les sciences déductives pures, il n'est pas besoin d'induction expérimentale; mais, au dé- but, il y a l'observation des jugements instinctifs où se trouvent impliqués les principes néces- saires; il y a l'induction rationnelle qui les en dégage; il y a ensuite l'observation des faits dans lesquels ces principes trouvent leur application; il y a la généralisation immédiate qui, à propos de ces faits et en les dégageant des circonstances accidentelles, tFouve les définitions rigoureuses, points de départ de toute science déductive. Ce n'est pas tout : les sciences déductives valent sur- tout par leur application, et c'est aux résultats de l'observation et de l'induction expérimentale qu'elles s'appliquent. D'un autre côté, nous avons vu que l'induction expérimentale s'arrêterait aux premiers pas, si elle n'invoquait pas des principes nécessaires empruntés aux sciences déductives. D'ailleurs, le raisonnement déductif doit y intervenir sans cesse, pour interpréter, développer et appliquer les résultats de l'induction. Dans les sciences naturelles, lorsque l'induction nous a conduits, non-seulement des faits aux lois complexes, mais de celles-ci aux lois premières et simples, on peut partir de ces lois contingentes, mais cer- taines, comme on partirait d'un principe néces- saire, et l'un peut en déduire des lois complexes par une série de combinaisons. En astronomie, par exemple, on peut partir de la loi de l'attrac- tion universelle appliquée aux différents corps de notre système planétaire, pour en déduire et les lois de Kepler et les lois des perturbations, et l'on n'a besoin que d'un petit nombre de données empiriques, établies chacune par des observations exactes et multipliées, pour tracer longtemps d'avance toute une vaste série de phé- nomènes astronomiques futurs. Ainsi, plus les sciences inductives sont parfaites, plus elles se prêtent au concours des sciences déductives, et voilà comment se forment des sciences mixtes, qui participent des unes et des autres, l'astro- nomie mathématique, la géographie mathéma- tique, la physique mathématique, etc. 11 en est de même pour les sciences morales: l'observation psychologique en est le point de départ" mais elle serait bien stérile? si, pour sortir du point de vue purement subjectif, elle n'invoquait pas quelques principes qui appartien- nent à la métaphysique; si elle n'avait pas re- cours au raisonnement déductif, qui part de ces principes; si elle n'aboutissait pas à une mé- thode, dans laquelle le raisonnement déductif a sa place; et si elle n'arrivait pas à la morale, qui part aussi de principes nécessaires, et dont les détails ne peuvent s'éclairer sans la déduction. La nécessité d'adjoindre le raisonnement déduc- tif et quelquefois le calcul mathématique à L'on servation, ne se montre pas moins dans toutes les sciences qui concernent l'ordre social, notamment dans l'établissement des règles du droit natu- rel et des doctrines de l'économie politique. De même encore, quoique la croyance en Dieu et en l'immortalité de la personne humaine ait son fondement inébranlable dans l'assentiment spon- tané de la conscience, cette croyance n'entre dans la science proprement dite que par le rai- sonnement inductif et déductif à la fois. La division n'est pas plus absolue entre les deux branches principales des sciences inducti- ves. L'homme n'est pas un pur esprit indépendant de la nature corporelle; il y tient, au contraire, par ses organes, qui le mettent en rapport avec les autres hommes et avec les différents corps de l'univers, et qui sont l'instrument obligé, re- belle quelquefois, de ses opérations, même pure- ment intellectuelles; il y tient par ses besoins, par ses penchants et par toute; son activité externe, qui, lors même qu'elle se propose et atteint un but supérieur, agit toujours sur la matière et par la matière. Soit que l'on se contente de constater en fait les rapports du physique et du moral dans l'homme, soit qu'on essaye de les expliquer, on est bien obligé de les faire inter- venir sans cesse dans l'étude de nos facultés, et spécialement de nos moyens de connaître ; dans l'étude des lois de l'esthétique, qui reposent d'une part sur des principes nécessaires, d'autre part sur les lois contingentes de notre aptitude intellectuelle et de notre sensibilité physique et momie; dans l'établissement de la méthode in- tellectuelle, de la règle morale et du droit na- turel ; dans toutes les branches de l'économie politique, qui, spiritualiste par son but, doit se proposer de satisfaire aux nécessités de la double nature de l'homme, en mettant la matière au service de l'intelligence soumise elle-même à la loi du devoir, et d'aider ainsi l'homme dans l'ac- complissement de sa destinée. Les sciences mo- rales ne peuvent donc pas se séparer entièrement des sciences naturelles. Réciproquement, celles- ci ne peuvent pas, non plus, se passer du concours des sciences morales. En effet, elles ont pour SCIE 15H9 SCIE objet, les corps; mais elles sont faites par l'homme et pour l'homme. Elles supposent donc une cer- taine connaissance au moins implicite des Facultés intellectuelles de l'homme et de leurs lois, de ses moyens de connaître, de la méthode qui convient à son intelligence, des causes et des remèdes de ses erreurs; en outre, elles supposent certaines notions métaphysiques sans lesquelles l'induction, du moins dans ce qu'elle a de plus élevé, serait impossible; elles emploient certaines hypothèses utiles au progrès do. la science, et qui ont besoin d'être inspirées par des considé- rations philosophiques; dans la direction de leurs recherches et dans l'interprétation de leurs ré- sultats, elles subissent nécessairement l'influence d'une philosophie quelconque ; faites pour con- courir à l'accomplissement de la destinée hu- maine, eiles ne peuvent pas être indépendantes des opinions scientifiques qui concernent cette destinée. Ainsi, par leur point de départ, par leur méthode et par leur fin, les sciences natu- relles sont en relation avec les sciences morales. Il y a aussi une liaison entre les connaissances scientifiques et rationnelles et celles qui dérivent soit de l'empirisme aveugle, soit du principe d'autorité. Les mêmes connaissances peuvent quitter peu à peu le dernier de ces deux carac- tères pour revêtir le premier; et c'est ce qui est arrive successivement à tous les ordres de con- naissances aujourd'hui purement rationnelles. Bien plus, certaines connaissances doivent par- ticiper toujours à ces deux caractères. L'histoire ne releva d'abord que de la mémoire et de l'imagination appliquées aux témoignages con- servés par tradition ; elle commença à devenir une science, lorsqu'elle s'inquiéta de contrôler les témoignages, et d'appliquer les principes de la critique à la détermination des faits passés, des circonstances et des époques où ils se sont produits, et du lien qui les unit entre eux. Elle fut plus scientifique encore, lorsque, par des in- ductions légitimes, elle s'inquiéta d'expliquer les faits par leurs causes, et surtout lorsque au nom des principes de la morale, du droit et de l'éco- nomie politique, elle s'efforça d'apprécier les institutions et les événements, et qu'elle essaya de déterminer les lois du libre développement de l'humanité. Mais elle devra toujours admettre beaucoup de faits sans pouvoir les expliquer, et elle devra toujours s'appuyer principalement sur l'autorité du témoignage. Le droit naturel, source commune de ce qu'il y a de bon et de vrai dans les principes généraux de toutes les législations; est l'objet d'une science rationnelle, et qui peut être parfaitement vraie, mais qui sera toujours vague; qui sera toujours indispensable , mais toujours insuffisante. Le droit naturel aura toujours son complément né- cessaire dans le droit positif, qui s'est établi pri- mitivement par l'usage et par l'empirisme, mais qui, plus tard, a demandé des inspirations à la science, et qui est devenu lui-même l'objet d'une science, lorsqu'on s'est inquiété de rattacher ses prescriptions à une théorie, de les interpréter d'après des principes, et de les apprécier d'après les lumières du droit naturel. Mais le droit po- sitif, dans ses dispositions spéciales, appropriées à tel peuple et à telles circonstances, relèvera toujours du principe de Pautorilé humaine. Dans une sphère très-inférieure, ce qu'il y a de vrai au fond des croyances instinctives et empiriques dérive des mêmes principes que les connaissances rationnelles, et en diffère surtout faute d'être accompagné, comme ces dernières, de la notion réfléchie de ces principes et de la conscience du chemin parcouru pour arriver aux vérités qui s'y rattachent. Il ne faut ni accepter DIPT. PHILOS. sans contrôle, ni trop dédaigner les résultats de ce travail latent de lôspril humain. Les sciences elles-mêmes ne peuveni Faite de profgrès sans recourir à l'imagination aider do l'instinct, du vrai, pour diriger les recherches, et pour trouver les hypothèses, qu'il s'agira de confirmer du de réformer par l'expérience. Les sciences ne peu- vent pas se conserver et s'accroître d'une manière indépendante de la tradition et de l'autorité. Heureusement chaque homme n'est pas réduit à développer isolément ses facultés intellectuelles: le langage le met en communication de pensée avec ses semblables; l'éducation façonne l'instru- ment dont il devra se servir. Heureusement aussi sa tâche n'est pas de refaire la science tout en- tière :1a tradition et l'enseignement la lui livrent telle que l'ont faite les siècles passés. Nécessaire- ment il doit d'abord, et il devra même toute sa vie, croire beaucoup sur la parole du maître: il garde sa liberté, et il en use; mais il ne peut pas vérifier toutes les propositions qu'il a besoin d'employer. Par exemple, même dans une science où enseigner c'est démontrer et où chaque dé- monstration se justifie par elle-même, dans les mathématiques pures, qui pourrait s'imposer la loi de considérer comme non avenus tous les résultats des calculs des mathématiciens anté- rieurs, et de les refaire tous, avant de s'en servir? Mais surtout, que serait l'astronomie, si chaque astronome n'ajoutait foi qu'à ses propres obser- vations? Que serait l'histoire naturelle, si chaque naturaliste n'admettait que ce qu'il a vu de ses yeux? En physique, la plupart des expériences peuvent se répéter : mais que deviendrait la phy- sique, si chaque physicien devait employer son temps à les répéter toutes avant de croire à aucune? Au lieu de cela, chaque physicien ac- cepte d'abord provisoirement la science telle que ses devanciers l'ont faite; puis il s'attache à une certaine partie pour la compléter et pour la rec- tifier, s'il est nécessaire : dans ce champ restreint, il répète les expériences anciennes, pour peu qu'elles soient importantes et qu'elles puissent sembler suspectes d'erreur ou d'inexactitude; il corrige les résultats anciens, s'ils étaient faux, ou s'ils n'étaient pas suffisamment approximatifs ; il y ajoute les résultats de nouvelles expériences; sur ces données plus exactes et plus étendues, il essaye de fonder une meilleure théorie. Voilà comment dans les sciences la tradition se con- cilie avec le progrès et avec l'indépendance du jugement personnel. Ainsi la science est une et multiple à la fois, non-seulement dans son essence absolue, mais dans son développement sous les conditions de la connaissance humaine. A mesure qu'elle se perfectionne, ses diverses parties, en devenant plus scientifiques, deviennent à la l'ois plus dis- tinctes et plus étroitement liées entre elles, parce qu'à la juxtaposition confuse des notions incertaines et vagues succède la subordination hiérarchique des sciences. Primitivement, le ca- ractère purement scientifique ne se montre dans aucun ordre de connaissances : celles qui ap- paraissent au premier âge de la vie intellectuelle des peuples relèvent presque exclusivement de l'autorité divine ou humaine, de la tradition, de l'instinct du vrai, de l'empirisme pratique ou de l'imagination. Cependant la curiosité scien- tifique s'éveille de bonne heure; mais elle s'at- tache d'abord à un problème universel et unique qu'elle n'est pas en état de résoudre, au problème de l'origine des choses, problème qui embrasse celui de l'origine et de la destinée du genre humain. Elle en demande la solution moins à l'étude du présent qu'aux souvenirs du passé : si la tradition vraie lui fait défaut, elle appelle eu 93 SCIE 1570 — SCIE aide l'imagination, dont les rêves usurpent l'au- torité de l'inspiration divine; ainsi se forment les mythes cosmogoniqucsetépiques, qui cachent une sorte de philosophie instinctive, et qui prétendent être l'histoire de l'univers et de l'humanité, l'ex- plication du passé, du présent et de l'avenir. Chez les peuples où, malgré les erreurs du polythéisme, l'esprit humain a conscience de sa force, il peut, par des essais successifs, trouver enfin sa voie et se \racer peu à peu une marche régulière et progres- sive vers la connaissance scientifique. Chez lespeu- ples où le panthéisme domine, ou la raison et la liberté humaine sont méconnues en même temps que la Providence divine, où l'on voit Dieu par- tout, mais sans ses attributs essentiels, où tout rst Dieu, excepté Dieu même, chez ces peuples, l'inspiration divine simulée ou imaginaire reste à peu près seule chargée de l'enseigement scien- tifique ou de ce qui en tient lieu, et elle s'oppose à tout progrès régulier. En Orient, le peuple juif, conservateur solitaire de la vérité religieuse, a fait beaucoup pour l'avenir du genre humain, mais a peu fait di- rectement pour la science. Chez les autres peuples antiques de l'Orient, l'imagination résout auda- cieusement les problèmes de la science et impose ses solutions au nom de l'inspiration divine; la raison ne se tait pas entièrement, mais elle se cache sous l'apparence d'une autorité étrangère, et, par suite, elle ne s'inquiète pas de la légiti- mité de sa méthode ni de l'exactitude de ses procédés. A l'époque présumée du développement original de leurs sciences, ces peuples n'ont pas d'histoire, ni surtout de chronologie : ils comptent presque tous par centaines les siècles de leur existence, et c'est dans cette antiquité fabuleuse qu'ils placent leurs principales découvertes, ou, pour mieux dire, les principales révélations qu'ils disent avoir reçues. Après un premier mouvement intellectuel d'une remarquable vigueur, il y a eu chez eux arrêt de développement, immobilité ou agitation stérile dans un même cercle; car le principe du progrès intellectuel leur a manqué. A partir du ive siècle avant notre ère, les rela- tions avec les Grecs, puis avec les Romains, ont apporté à ces peuples de l'Orient de nouvelles connaissances scientifiques, qu'ils se sont appro- priées en les défigurant et en les combinant avec leurs doctrines prétendues révélées; car, chez eux, la vérité même ne se produit en général que sous la forme du mensonge. Le plus spéculatif de ces peuples, ce sont les Hindous : panthéistes matérialistes ou idéalistes, ils ont la gloire, si c'en est une, d'avoir devance presque toutes les erreurs des philosophes mo- dernes; mais chez eux tous les systèmes se sont produits à titre de commentaires de leurs livres sacrés, où en effet ils se trouvent en germe. Après la philosophie, et surtout après la logique déductive, les deux sciences que les Hindous paraissent avoir cultivées avec le plus d'origi- nalité et de succès sont l'arithmétique et l'algè- bre numérique. Cependant on ne sait pas au juste ce que, dans ces deux sciences, les Hindous du vi* siècle de notre ère peuvent devoir à Dio- phante, dont les œuvres sont perdues en partie, et à d'autres arithméticiens grecs dont il ne nous reste rien. Quant à l'originalité trop vantée de leur géométrie, elle est plus que contestable : la compilation géométrique de Brahmegupla, où l'on avait cru trouver la preuve de cette ori- ginalité, a pour source principale, sinon unique, un abrégé grec d'un ouvrage d'Héron d'Alexan- drie, abrégé dont il nous reste quelques extraits, mais dont la proposition la plus difficile n'a jamai ;rise ni par Brahmegupla, ni par aucun géomètre hindou, parce que l'abrégé grec ne contenait que des énoncés sans démonstra- tions. Leur astronomie, prétendue révélée, et qu'ils ont fait remonter à des centaines de siè- cles par des calculs rétrogrades, est fondée, dans ce qu'elle a de meilleur, sur les données des astronomes grecs alexandrins, et leur astrologie a fait aussi de larges emprunts aux doctrines des astrologues grecs, disciples des astrologues chal- déens et égyptiens, et aussi superstitieux, mais plus savants que leurs maîtres. Chez les Chinois, c'est de tout temps l'empi- risme pratique qui domine, sous une autorité despotique qui a tout réglé, jusqu'aux plus minces détails. Chez eux on trouve l'observation, mais sans puissance inductive ; des procédés ingé- nieux, perfectionnés par tâtonnement sans théo- rie, et suivis avec une infatigable patience; des arts assez avancés, et pas de sciences dignes de ce nom. Leur astronomie elle-même, assez re- marquable dans ses procédés pratiques dès une antiquité assez haute, était moins une science qu'un art un peu plus relevé que les autres par son objet, et cet art même, après un temps d'arrêt et de décadence, n'a dû ses derniers et tardifs progrès qu'à l'astronomie indienne trans- formée par l'influence grecque, et à l'astronomie des mahométans, imitateurs des astronomes grecs. Ensuite est venue en Chine la science des missionnaires européens. Les Arabes, les Mèdes et les Perses n'ont rien fait pour la science avant l'islamisme. Les Chal- déens de la Babylonie, adonnés aux superstitions astrologiques, ont fait des observations astrono- miques, qui ont pris un caractère scientifique à partir du moment où ils ont commencé à pou- voir les dater dans une ère fixe, c'est-à-dire à partir du vne siècle avant notre ère : ils ont trouvé empiriquement avec assez d'exactitude les périodes de temps qui ramènent à peu près les mêmes phénomènes astronomiques ; là s'est borné leur rôle original. Ils ont échoué dans la théorie, jusqu'au moment où ils ont emprunté les hypothèses grecques. Les anciens Egyptiens ressemblent aux Chi- nois par l'empirisme, par l'esprit de tradition et d'immobilité, et par le génie des arts utiles à la vie. Leur géométrie paraît avoir été purement pratique, sans théorie et sans démonstrations : pour se passer de la mesure des angles et de la trigonométrie, qu'ils ignoraient, ils avaient des procédés ingénieux, qui leur furent empruntés par les arpenteurs grecs et romains. Leur astro- nomie, mêlée d'astrologie, paraît avoir eu le même caractère pratique que celle des Chal- déens, et, au milieu des incertitudes et des men- songes de leur chronologie, ils paraissent n'avoir jamais eu une ère fixe, ni aucun moyen exact de comparer les dates de leurs observations. Ils ont eu le mérite d'avoir essayé, les premiers peut-être, de se représenter géométriquement les mouvements du soleil, de la lune et des cinq planètes alors connues. Jusque vers l'époque des guerres médiques, ils ont eu des connaissances mathématiques à communiquer aux Grecs; mais bientôt les rôles furent changés : par exemple, ce sont les Grecs qui les premiers ont découvert la précession des équinoxes. L'ignorance des Chal- déens et des Égyptiens sur ce point capital suffit pour marquer l'infériorité de leur astronomie. Le peuple grec est le seul peuple de l'anti- quité chez qui la science ait une histoire, chez qui elle ait eu un développement régulier, une méthode rationnelle et un principe de progrès. Par la Phénicie et par l'Egypte, les Grecs reçu- rent successivement communication de diverses parties des doctrines de l'Orient, à une époque où l'Orient avait encore ?ur eux une certaine SCIE 1571 — SCIE supériorité de savoir. Parmi les sectes grecques, la plus orientale par son esprit, le pythagorisme affecta d'abord l'inspiration et enseigna au nom du principe d'autorité (Aùxo; Isa). Mais, pour le maître et pour les disciples entièrement initiés, c'était la raison seule qui décidait dans les ques- tions scientifiques. L'esprit grec garda cette in- dépendance jusqu'au jour ou il l'ut transformé par l'influence orientale. Au premier éveil de la raison philosophique, l'esprit grec s'est posé tout d'abord le problème de l'origine de toutes choses. Mais, au lieu d'en chercher la solution dans les théogonies et les cosmogonies religieuses et poétiques, il l'a cher- chée dans les choses elles-mêmes. L'école d'Ionie fit successivement l'essai soit de tel ou tel prin- cipe matériel considéré comme unique , soit d'un petit nombre de ces principes réunis, soit d'une multitude infinie de principes matériels produisant tout par leurs combinaisons ou par leurs métamorphoses. Elle supposa donc que de ces principes devaient naître tous les corps par une série soit perpétuelle soit périodique de mou- vements ou de transformations. Parmi ces hypo- thèses, quelques-unes admettaient le concours d'une ou de plusieurs puissances intelligentes, pour produire ou régler les mouvements de la matière; d'autres voulaient tout expliquer par la matière et la nécessité. Sous chacune de ces hypothèses se plaçaient un certain nombre d'ob- servations et d'explications physiques destinées à les confirmer, et aux hypothèses cosmogoniques se joignaient des hypothèses cosmographiques très- grossières, dans la plupart desquelles la surface de la terre était supposée plane. Tels furent en Grèce les premiers commencements des sciences naturelles. D'un autre côté, les pythagoriciens cherchèrent dans les corps un principe immanent, mais supérieur, un et multiple à la fois, les nombres, identiques pour eux d'une part avec les lois de l'univers, d'autre part avec les forces intelli- gentes. Ils pensèrent donc que la science uni- verselle pouvait se construire a priori par l'exa- men et l'interprétation des propriétés des nom- bres. Sous cette interprétation illusoire, à côté de vaines hypothèses, ils donnèrent place non- seulement à de bonnes théories arithmétiques, mais à des observations précises et à quelques premiers essais de physique mathématique, essais heureux en ce qui concerne la théorie mathématique des sons musicaux. Aristote re- prochait aux pythagoriciens d'arranger trop les phénomènes d'après les nombres préconçus, au lieu d'exprimer par les nombres les lois des phénomènes observés : ils méritaient ce repro- che, par exemple, par la fausseté de leurs cycles lunisolaires. Ce fut en dehors des écoles philo- sophiques que l'astronomie fit en Grèce ses principaux progrès. Cependant, par une déduc- tion tirée de la doctrine des nombres, les pytha- goriciens se trouvèrent amenés peu à peu à abandonner le système ionien et égyptien de l'immobilité complète de la terre, à laquelle déjà Pythagore avait attribué la forme sphé- rique : ils n'en vinrent pas, comme on l'a trop répété depuis trois siècles, à l'hypothèse vraie de la révolution annuelle de la terre autour du soleil et de sa rotation diurne sur elle-même; mais, parmi eux, les uns, pour avoir dix révo- lutions célestes, imaginèrent une planète invi- sible pour nous, et eurent recours à l'hypothèse ingénieuse d'une révolution diurne de la terre dans une orbite autour d'un feu situé au centre du monde et toujours invisible pour notre hé- misphère terrestre, toujours tourné vers le de- hors de l'orbite; les autres, supprimant le l'eu central et la planète invisible pour nous, fixèrent la terre au centre du monde et lui donneront une rotation diurne sur son axe; les uns et les autres crurent toujours que le soleil, la lune et les cinq planètes, en des temps divers, exé< a- taient leurs révolutions d'occident en orient, autour de la terre comme centre, ou bien au- tour du feu central, suivant des orbites qui en- veloppaient celles de la terre et de la planète invisible. Nous ne voyons aucune trace d'une notion de la révolution annuelle de la terre autour du soleil avant Aristarque de Samos et Seleucus de Babylone, astronomes de l'époque alexandrine. Hipparque et Ptolémée maintinrent dans l'astronomie grecque le règne de l'hypo- thèse de l'immobilité de la terre. Pour les pythagoriciens, l'unité, premier prin- cipe des nombres, c'était Dieu, principe de toutes choses. L'école d'Êlée déclara que la science ne pouvait reconnaître que l'unité ab- solue et immuable, d'où rien de multiple et de changeant ne pouvait sortir. Elle nia, au nom de la science, l'objet même des sciences physi- ques, et l'admit seulement au nom de Y opinion, c'est-à-dire à titre de fausse apparence livrée à toutes les conjectures. Le philosophe ionien Heraclite avait ébranlé les principes de toute science positive en niant toute stabilité dans l'univers. Leséléates conduisaient au même but, en déclarant que tout ce qui n'est pas l'être im- muable n'existe pas pour la science. Les ato- mistes conduisaient de même au doute par leur matérialisme plein d'hypothèses insoutenables et de contradictions. Le scepticisme déborda, et les sophistes, forts des erreurs de leurs adver- saires, se firent un jouet [de toutes les connais- sances humaines, et des connaissances physiques comme des autres. Alors Socrate parut : pour sauver la science, il la restreignit à la connaissance de l'homme, de sa destinée et de ses devoirs, c'est-à-dire qu'il fonda la philosophie sur les ruines de la science universelle, que ses prédécesseurs avaient vaine- ment essayé de construire. Mais cette concen- tration temporairement nécessaire de la pensée sur elle-même devait être bientôt suivie d'une ex- pansion nouvelle plus puissante et mieux dirigée. Pour Platon, la philosophie est la science première. D'un côté, par la dialectique, elle^ s'é- lève de l'observation psychologique jusqu'à la contemplation des notions absolues, types im- parfaitement réalisés dans les êtres périssables, et jusqu'à la notion de l'être souverainement parfait, type suprême, mais doué d'intelligence, de puissance et dévie; d'un autre côte, elle sert d'introduction à toutes les autres sciences, dont Platon le premier a esquissé une division hiérarchique. Au premier rang il place la con- naissance de Dieu et des idées, objet sublime de la raison, mais auquel il faut s'élever peu à peu par la méthode dialectique en partant des don- nées de l'observation, et d'où il faut descendre aux applications morales et politiques. Au second rang, il place la connaissance des mathémati- ques, objet de la science, considérée par ; comme intermédiaire entre la raison et 1 opt- nion, et comme participant a la certitude de la première. Enfin, au troisième rang, il place les connaissances physiques, objet de Yopinwn, ou l'on n'atteint pas la certitude, mais seulement la vraisemblance. Il rattache l'astronomie aux sciences mathématiques, mais en la fondant sur l'hypothèse et le calcul, sans y donner assez de place à l'observation. Il n'a pas deviné ce que pouvaient devenir les sciences physiques, fondées sur l'observation et l'induction et précis^ les mathématiques. Il avait cependant sous les SCIE — ibl-2. — SOIE yeux l'exemple de la théorie mathématique des sons, formulée par les pythagoriciens; mais il croyait sans doute que cette théorie avait été trouvée a priori, et que l'expérience n'était qu'imparfaitement d'accord avec elle. 11 avait aussi sous les yeux l'exemple du légitime succès qu'Hippocrate avait obtenu, par l'induction ex- périmentale dans une science éminemment utile, dans la médecine. Mais Platon la considérait sans doute moins comme une science que comme un art conjectural. La médecine avait, en effet, beaucoup trop ce caractère dans les écrits des philosophes ioniens et pythagoriciens qui s'en étaient occupés avant Platon. Mais, philosophe lui-même, Hippocrate était entré avec une recti- tude d'esprit et une perspicacité merveilleuse dans la voie de l'observation médicale, dont il avait su faire prédominer les résultats au milieu des hypothèses, physiologiques nécessairement fort inexactes de son temps, et malgré l'insuffi- sance des connaissances anatomiques de cette époque. Avec des vues moins justes que celles de Pla- ton sur quelques questions, par exemple sur la Providence divine, Aristote porta dans l'ensei- gnement philosophique plus de précision et de rigueur. Il embrassa plus complètement l'ensem- ble et les diverses parties de la philosophie, et il étendit ses études d'une manière plus sérieuse aux sciences physiques. Il organisa ce que Pla- ton n'avait fait qu'esquisser avec génie. Il fonda la métaphysique sur une analyse puissante, bien qu'imparfaite, des notions naturelles de l'esprit humain. Il établit l'histoire naturelle et la mé- téorologie descriptives, la psychologie, la morale, la politique, la rhétorique et la poétique sur l'observation et la comparaison des faits. Il for- mula les lois de la méthode déductive d'après un examen approfondi de ses procédés; il indi- qua la méthode inductive, mais sans en tracer les règles si compliquées, sans en montrer les conditions et les ressources, sans en marquer toute la portée, et sans signaler toute l'étendue de ses applications. Dans les sciences physiques, il n'assigna à l'induction qu'un rôle préliminaire pour atteindre les idées générales et pour dé- gager les principes nécessaires: mais c'est par la déduction et en partant de la métaphysique qu'il voulut construire les théories physiques, et c'est ainsi qu'il leur donna une apparence trom- peuse d'exactitude et de rigueur. Son œuvre im- mense excita l'admiration plutôt que l'émulation : il eut beaucoup de commentateurs, mais non d'imitateurs ou de continuateurs dignes de lui. Depuis la fondation d'Alexandrie, les sciences prirent chez les Grecs un nouvel essor. Il est vrai que l'histoire naturelle, abandonnée de la philosophie, ou bien empruntant au stoïcisme la doctrine superstitieuse des sympathies et des antipathies occultes, se perdit dans les petits dé- tails et dans les compilations plus ou moins érudites, ou bien dans la recherche plus cu- rieuse que critique des faits réputés extraordi- naires ou merveilleux ; mais les sciences ma- thématiques pures, désormais sûres de leur méthode et indépendantes de toute hypothèse philosophique, accomplirent d'admirables pro- grès, auxquels, du reste, les philosophes ne furent pas étrangers. On Yit aussi se perfectionner, plus ou moins rapidement, la mécanique, l'opti- que, l'astronomie, la géographie mathématique, en un mot toutes les sciences où il s'agissait de déduire mathématiquement les conséquences de quelques données physiques qui ne dépassaient pas les procédés et les moyens d'observation alors connus, et qui n'exigeaient pas de grands efforts d'induction expérimentale. L'astronomie avait besoin de la trigonométrie : Ilipparque l'inventa. Elle avait besoin d'observateurs : elle en eut un de premier ordre; ce fut Hipparque. Dans Ptolé- mée, elle trouva un organisateur habile, mais inexact, qui pourtant en optique fut observateur en même temps que théoricien. La plupart autres branches de la physique restèrent dans le domaine de la philosophie et ne purent acquérir une existence propre. L'anatomic, délivrée enfin d'entraves superstitieuses, lit de grands pro- grès. Ceux de la physiologie et de la thérapeu- tique furent aussi assez étendus, mais plus con- testables et plus mêlés d'erreurs, parce que ces deux sciences, dont la première doit tant à Ga- lien, mais dont la seconde ne retrouva pas, si ce n'est peut-être dans Arétée, un génie obser- vateur comparable à celui d'IIippocrate, auraient eu besoin toutes deux d'une méthode inductive plus sûre et d'une philosophie plus vraie que celles qui dominaient alors. Les stoïciens et les épicuriens procédaient dans les sciences natu- relles par l'hypothèse, les premiers avec le dog- matisme présomptueux de leur panthéisme ma- térialiste ; les derniers avec un scepticisme insouciant pour tout, si ce n'est pour leur théorie des atomes et pour leur négation de la Provi- dence. Le péripatétisme languissait. La nouvelle Académie concentrait des efforts stériles sur le problème de la certitude, et préparait la voie au scepticisme absolu; qui allait ébranler toutes les sciences, et qui, s'ajoutant à la dépravation générale et au désordre profond de la société, menaçait de compléter la destruction de toutes les croyances religieuses et morales du monde païen. Le christianisme naissait, mais il lui fallait subir trois siècles de persécutions pour s'empa- rer du monde romairf. En attendant, il y eut un essai de renaissance de tous les systèmes philosophiques du passé. Ayant fait l'épreuve individuelle de leur insuffisance, ils essayèrent de se rapprocher, de s'unir entre eux et d'ab- sorber toutes les sciences et toutes les religions des peuples païens, en faisant en même temps quelques emprunts au christianisme. Mais, pour opérer cette fusion, il fallait une doctrine. Cette doctrine puissante, mais erronée, ce fut le néo- platonisme, empreint à la fois de la subtilité grecque et de l'imagination orientale, conciliant en apparence, exclusif en réalité, puisqu'il chan- geait complètement, par des interprétations forcées, les doctrines qu'il prétendait réunir dans la sienne. Le panthéisme idéaliste des néo- platoniciens, en même temps qu'il falsifiait l'his- toire^de la philosophie et des sciences, leur enle- vait leur méthode rationnelle et quelques-uns de leurs résultats les plus avérés, pour y intro- duire toutes les superstitions et pour les sou- mettre au joug d'une autorité illusoire. Par exemple, en astronomie, il niait la précession des équinoxes au nom de la science des Égyp- tiens et des Chaldéens, science qui, fondée d'abord sur une révélation des dieux, ensuite sur des observations prolongées pendant plu- sieurs grandes années du monde, et prouvée infaillible par les prédictions astrologiques des événements publics et privés, devait l'emporter sur les observations peu nombreuses d'Hippar- que et de Ptolémée : et ce n'était pas le thau- maturge Jamblique qui s'exprimait ainsi, c'était le savant Proclus. Les astronomes grecs avaient trouvé que les étoiles fixes n'ont pas de parallaxe sensible et que le soleil en a une, et que, par conséquent, le soleil est plus près de nous que les étoiles fixes; mais, dit l'empereur Julien, cette opinion grecque, reposant seulement sur des conjectures tirées de l'observation des phé- SCIE — 1573 — SCIE nomènes, doit le céder à un dogme révélé aux mages par les dieux, ou tout au moins par les génies, dogme d'après lequel le soleil se meut dans une région située au-dessus de celle des étoiles fixes. Voilà comment les néo-platoniciens et leurs disciples traitaient la science. Pendant le moyen âge, l'esprit humain, ayant conscience de sa faiblesse présente , se rattacha de toutes parts au principe de l'autorité, prin- cipe qui, en effet, l'empêcha de se perdre entiè- rement dans l'ignorance, l'erreur et le désordre. Dans le domaine de l'intelligence, au-dessous de l'autorité suprême de la religion et de l'Église, il y eut l'autorité des anciens, surtout d'Aristote, et l'autorité des docteurs de la scolastique. La théologie fut la science dominatrice : elle part et doit partir du principe d'autorité ; les autres sciences se soumirent à ce même principe, non sans quelques révoltes : elles perdirent ainsi leur méthode et leurs principaux moyens de progrès, mais elles ne périrent pas , et c'était beaucoup alors. L'esprit humain épuisé se fortifia par la gymnastique de la logique, par les luttes de la scolastique, par une étude patiente de quelques textes anciens. Cette longue compression prépara son essor, auquel il avait préludé par un travail latent, par une accumulation lente de quelques découvertes , dues surtout aux Arabes musul- mans, qui, non contents d'étudier et de commen- ter les Grecs, les imitèrent quelquefois avec suc- cès dans les procédés mathématiques et dans les observations astronomiques, et qui transmirent à l'Occident quelques connaissances pratiques de l'Inde et de la Chine. Le moyen âge avait connu imparfaitement une faible partie des trésors de l'antiquité. Une con- naissance plus complète divpassé prépara l'éman- cipation de l'esprit humain. Pendant cette époque de transition, l'on vit tous les systèmes antiques se reproduire, se combattre, se détruire dans ce qu'ils avaient de plus défectueux, et faire place peu à peu aux idées nouvelles qui jaillirent de cette lutte, aux observations et aux découvertes physiques, astronomiques , géographiques, qui peu à peu vinrent contredire les anciennes hy- pothèses. Au milieu de ces efforts, d'abord in- certains, l'esprit scientifique trouva enfin sa voie. La. méthode philosophique et la méthode induc- tive des sciences naturelles furent esquissées dans leurs principaux traits : l'une par Descartes, qui joignit avec succès l'exemple au précepte ; et l'autre par Bacon, qui généralisa et étendit, mais en théorie seulement, les procédés déjà suivis par Galilée, et bientôt après perfectionnés par Newton. En même temps, la méthode analy- tique, aidée des signes algébriques, laissa bien loin en arrière les résultats obtenus jusque-là par l'emploi presque exclusif de la méthode syn- thétique dans les sciences mathématiques. Dès lors, ces sciences ont pu prêter aux sciences na- turelles un bien plus utile concours. Ces diverses méthodes ont été confirmées? complétées et rec- tifiées par les progrès ultérieurs de la science jusqu'à nos jours. Elles sont acceptées et prati- quées par tous les peuples de l'Europe et par leurs colonies. Désormais, grâce à l'imprimerie et à la facilité des communications, la science n'a qu'un seul et même développement , auquel chaque nation contribue pour sa part. A la fa- veur de ce concours, du perfectionnement des méthodes et des instruments, et de la spécialité des recherches, le champ de la science, en même temps qu'il s'est immensément agrandi par la création de sciences nouvelles, a été fouille à des profondeurs jusqu'alors inconnues. De plus en plus, les sciences doivent toutes concourir vers un même but, en gardant cha- cune leur méthode propre et leur indépendance, en même temps que leurs; rapports naturels les unes avec les autres. C'est la science des facultés de l'homme, de leur portée, de leurs limites ei de leur but, c'est la philosophie vraie, qui peut produire et maintenir entre les sciences cette unité et cette harmonie; mais il faut que la phi- losophie soit à la hauteur de cette missi qu'elle ne s'y refuse pas; il faut aussi que son concours soit accepté par les autres sciences. Ces conditions ont été remplies plus ou moins à di- verses époques depuis la Renaissance, mais ja- mais d'une manière pleinement satisfaisante. Descartes avait eu le tort de croire que les lois physiques pouvaient et devaient être trouvées a priori. Bacon formula d'une manière vraie dans son ensemble, quoique défectueuse en beaucoup de points, la méthode des sciences naturelles, mais sans en marquer convenablement les rap- ports avec la philosophie, sans reconnaître pour elles la nécessité des mesures exactes et du calcul, sans comprendre la valeur de la re- cherche des causes efficientes, et en écartant trop la considération des causes finales. Leibniz établit la contingence des lois physiques; mais, au lieu d'en conclure la nécessité de la mé- thode expérimentale, il en conclut qu'il fallait partir des causes finales pour trouver les lois physiques : il voulut faire des causes finales l'in- strument des sciences naturelles, tandis qu'elles en sont la conclusion. L'école de Locke appliqua à la philosophie la méthode de Bacon, mais d'une manière étroite et exclusive : en méconnaissant le rôle légitime des notions a priori et de la déduction, cette école tomba dans le matéria- lisme. Ce fut elle qui s'empara de la direction des sciences naturelles ; elle les affermit dans la méthode expérimentale et elle leur laissa le concours des mathématiques; mais elle les priva des vues élevées du spiritualisme, seul capable de perfectionner leur méthode générale, d'inter- préter leurs résultats, de diriger leurs recher- ches de la manière la plus utile et la plus sûre, et de les faire conspirer ensemble vers un même but conforme à la destinée générale de l'homme. Elles se développèrent d'une manière trop isolée; elles se perdirent dans des détails infinis, avec trop peu de vues d'ensemble, ou bien avec des vues étroites ou fausses; elles prirent quelque- fois des hypothèses mal faites, par exemple les hypothèses phrênologiquts , pour des résultats légitimes de l'expérience. Dans leurs conclu- sions, elles furent trop souvent superficielles, ou même erronées, et agressives contre les doctrines morales, philosophiques et religieuses. La nouvelle philosophie allemande voulut s'op- poser à cette action dissolvante du matérialisme; mais la philosophie de Kant enlevait à toutes les sciences, excepté à la psychologie et à la morale, la certitude objective. Fichte réduisait toul au moi, et niait ainsi l'objet même de toute science autre que celle du moi. L'idéalisme Iranscen- dantal des successeurs de Kant et de Fichte a voulu rabaisser la méthode expérimentale, dont il a nié les plus beaux résultats; il a voulu la remplacer dans toutes les sciences par sa mé- thode illusoire de construction a priori; il a nié la liberté humaine et la Providence divine, et finalement, poussé à ses dernières conséquences, il a abouti aux mêmes conclusions que le ma- térialisme pur. Pendant ce temps, surtout en Angleterre et en France, le spiritualisme renaissait, timide d'a- bord, et soucieux, avant tout, de se défendre. La philosophie écossaise a gardé trop fortement ['empreinte de cette timidité ; l'école française moderne s'en est un peu affranchie; mais elle a SCIE — 1574 — SGOL laissé la philosophie trop isolée des autres sciences : c'est pourquoi l'influence du spiritua- lisme sur les sciences naturelles et sociales a été trop médiate, trop restreinte; mais elle a été j m tant déjà bien salutaire. Il y a lieu d'espé- rer qu'elle le sera de plus en plus à l'avenir, de- puis que les philosophes ont compris la néces- sité de se préoccuper des rapports de leur science avec les sciences voisines. Le besoin de conciliation et d'harmonie se fait de plus en plus sentir entre tous les ordres di- vers de connaissances humaines. On sent mieux que jamais, dans chaque genre d'étude, le besoin de spécialité pour approfondir, et le besoin de notions étendues et variées pour que les pri de toutes les sciences servent à chacune d'elles. La popularisation de toutes les sciences par des résumés exacts, clairs, concis et accessibles à tous, vient en aide à ce besoin. Les sciences jus- tifient sans cesse aux yeux de tous leur utilité par des applications pratiques , au-dessus des- quelles la théorie pure se maintient dans ses droits; car on comprend que, d'une part, elle fortifie la pensée, instrument de toutes connais- sances, et que, d'autre part, c'est par elle qu'on arrive aux connaissances applicables, et souvent aux applications les plus imprévues. Mais, à côté de ces tendances heureuses, il y a pour la science des causes de dangers, qu'il est bon de signaler. C'est cet esprit de négation et de destruction qui, produit par le matérialisme et les passions subversives du siècle dernier, est observable encore aujourd'hui dans trop d'intel- ligences attardées. C'est ce scepticisme inconsé- quent de l'école sensualiste, qui ne veut croire qu'aux résultats de l'observation sensible ou du calcul mathématique et qui prend pour résultats de l'observation et du calcul de détestables hy- pothèses et des négations sans preuves; qui pré- tend réduire l'induction à la généralisation et interdire la recherche des causes, et qui fait elle- même inévitablement ce qu'elle défend de faire, mais qui , le faisant sans le savoir, le fait aii hasard et avec de grandes chances d'erreur ; par exemple lorsque, défendant de chercher la cause de l'existence et de l'ordre du monde, elle la mon- tre dans la matière éternelle et dans la nécessité aveugle, ou bien lorsque, défendant de chercher la cause de la pensée elle la montre dans la pulpe cérébrale, dont la pensée serait un mouvement ou même une sécrétion; de sorte que, suivant la logique de cette école, il n'est pas besoin de preuves pour nier l'existence de Dieu et des âmes, et les preuves sur lesquelles on s'appuie pour affirmer ces vérités doivent être rejetées sans examen. C'est aussi cet esprit de superstition qui , soufflant toujours là ou le scepticisme a ébranlé l'autorité de la raison et celle de la re- ligion, substitue à la science et à la foi raison- nable, aujourd'hui sous le nom de spiritisme, demain sous un autre nom, les fantaisies d'une imagination malade, et livre à leurs propres illu- sions et aux duperies des charlatans des intelli- gences qui auraient été capables d'un meilleur emploi de leurs facultés. C'est surtout l'indiffé- rence, trop commune de nos jours, pour la vérité considérée en elle-même, indépendamment de ce qu'elle rapporte. Le principe utilitaire, quand il est isolé des principes du vrai, du beau et du bien moral } conduit à escompter l'avenir au profil du présent, en ne s'occupant que des ap- 1 'Internent productives, et en né- gligeant les théories dont les applications pra- tiques ne pourront se produire que plus tard et sont ' : ' imprévues. Cet égoïsme, s'il n'était I'''1- heureusement combattu par des tendances plus m Mes, deviendrait un principe d'impuis- sance, de désordre et de mort pour la science, de même que pour la société. Voy. les articles Nature, Ampère et Gauler. Outre les ouvrages cités à la lin de l'article Na- ture, comparez M. A. M. Ampère. Philosophie des sciences (1838-1843, 2 vol. in-8), et M. Chc- vreul. Connexion des sciences du domaine de la philosophie naturelle (1866, in-8, Histoire des connaissances chimiques, Introduction, tome I). Tu. H. M. scioppius, voy. Schoppe. SCOLASTIQUE '( Philosophie). C'est la philo- sophie qu'on professait dans les écoles du moyen âge. On est aujourd'hui considéré comme philo- sophe des qu'on pense avec quelque liberté, et l'on a vu décerner ce titre à des gens qui, n'ayant pas d'études, ne soupçonnaient pas que la philo- sophie pût être la matière d'un enseignement. Au moyen âge il ne suffisait pas même , pour être compté parmi les philosophes , d'avoir à grand labeur étudié diverses doctrines, et pris entre elles un parti ; il fallait encore, après avoir subi plus d'une épreuve, avoir acquis le droit de lire en public, ou d'enseigner. Dans ce temps, la philosophie scolastique était, à proprement parler, toute la philosophie; elle ne se distin- guait d'aucune autre. La distinction devint né- cessaire aussitôt qu'on n'eut plus besoin de mon- ter en chaire pour adresser la parole au public. L'imprimerie venait d'être inventée, et l'un des premiers résultats de cette invention était de compromettre la situation des écoles : désormais la parole allait franchir toutes les distances, et des docteurs sans diplôme, clercs ou laïques, al-_ laient avoir le monde entier pour auditoire, tandis" que les régents universitaires verraient diminuer chaque jour le nombre de leurs jeunes clients Les anciennes méthodes ne pouvaient guère s'ac^ commoder à cette nouvelle forme de l'enseigne- ment : aussi les nouveaux maîtres ne tardèrent- ils pas aies abandonner pour en chercher d'autres, et ils en trouvèrent facilement de plus simples : de sorte que la philosophie scolastique devint bientôt tout à fait étrangère, par ses procédés, à la philosophie qu'on enseignait au moyen des livres. Dès le xvr siècle, il y eut entre l'une et l'autre une telle différence, que la méthode sco- lastique , décriée par tous les beaux esprits , n'eut plus d'autre objet que de préparer la jeu- nesse à de plus hautes et plus nobles études. Ja- louse de rétablir ses affaires et de reconstituer son empire, elle fit alors promulguer de solen- nels décrets contre toutes les nouveautés ; mais ces menaces de l'impuissance n'arrêtèrent pas les novateurs, et le xvme siècle les vit envahir peu à peu toutes les écoles séculières. Telles furent les grandeurs, telle fut la décadence de la philo- sophie scolastique. Cela fait assez connaître quel est le véritable caractère de cette philosophie. On s'est occupé souvent de la définir, et la plupart des défini- tions qu'on a proposées sont bien loin d'être sa- tisfaisantes. Beaucoup de gens croient encore que ce nom de scolastique est celui d'un système; que les docteurs scolastiques professent des principes communs, et argumentent concurremment sur les mêmes thèses pour aboutir aux mêmes consé- quences. Entre ces docteurs il en est un, saint Thomas, qui surpasse tous les autres par l'éclat de son génie : aucune renommée ne fut égale à la sienne; et, quand finirent les orageux débats auxquels il prit une part si considérable, la ma- jorité se déclara pour ses conclusions. Cela est vrai; mais saint Thomas n'eut-il pas de nom- breux contradicteurs? Descartes est assurémen' le plus grand nom de la philosophie moderne,. SCOL — 1575 — SGOL mais combien de systèmes ne connaît-on pas qui diffèrent de celui de Descartes , et qui doivent leur succès à. ces différences? Il en est de même de saint Thomas : c'est le plus illustre des maî- tres scolastiques. et pourtant, même de son temps, il n'exerça qu'une influence disputée. Tous les systèmes sont représentés dans la philosophie scolastique : elle n'est donc pas un système. On l'a définie une certaine manière de disser- ter sur toute question dans un intérêt étranger à la véritable science, et l'on a dit que, sous un titre emprunté, les philosophes scolastiques n'a- vaient été que des théologiens raffinés, cherchant des armes pour la foi dans l'arsenal de la raison, et brisant en secret celles qui ne pouvaient ser- vir à cet usage. On a même été jusqu'à prétendre que le but final de leurs constants efforts avait été de fabriquer une fausse philosophie, pour la mettre au service d'une certaine théologie. C'est la définition qu'Heumann donne de la scolas- tique : Philosophiam in servitutem theologiœ papeœ rcdactam; et Chrétien Kortholt ne la traite pas mieux (Leibniz, Recueil de diverses pièces, 1734). C'est une accusation mal fondée. 11 est certain que tous ces docteurs du moyen âge avaient des préoccupations théologiques ; le reconnaître, c'est simplement avouer qu'ils étaient de leur temps. Quand toutes les sciences, quand tous les arts voulaient être les auxiliaires du dogme ou du culte religieux, la philosophie ne pouvait seule prétendre a l'indépendance. Il faut donc s'empresser de déclarer que la philosophie du moyen âge n'a pas les allures dégagées de la philosophie moderne. Cependant son obséquieuse- soumission va-t-elle, comme on l'a dit, jusqu'à la * servilité? il s'en faut bien. Elle respecte les pou- voirs établis, elle s'incline devant les dogmes traditionnels , et ces témoignages de déférence sont d'une parfaite sincérité. Mais, d'où la phi- losophie nous est-elle venue ? Elle prend son origine, suîvant Aristote, dans le désir naturel de connaître; or, quelque précaution que l'on prenne dans cette recherche des choses ignorées, quelque surveillance qu'on exerce sur soi-même, on s'écarte toujours des voies frayées ; on se complaît toujours en des idées qu'on ne doit qu'à ses propres efforts. C'est ce qui devait arri- ver à nos philosophes scolastiques. La réforma- tion du xvie siècle eut pour premiers apôtres Guillaume d'Ockam et ses disciples; quelques-- uns même des plus fervents thomistes ont été portés par les historiens protestants à leur cé- lèbre Catalogue des témoins de la vérité. La définition qui convient le mieux à la philo- sophie scolastique est donc la plus simple : c'est, ' comme nous l'avons dit, la philosophie qu'on enseignait dans les écoles du moyen âge. Disons maintenant, en peu de mots, suivant quelle mé- thode cet enseignement était distribué. C'était la méthode herméneutique, ou interpré- tative. Aux écoliers de la classe de grammaire, on lisait Donat et Priscien, et l'on accompagnait cette lecture d'un commentaire : commentaire littéral ou digressif, suivant l'étendue des con- naissances acquises par le maître ou par ses élèves. Pour la rhétorique, on interprétait quel- ques traités de Cicéron ou de Boëce. Ptolémée servait aux leçons d'astronomie, et la philosophie proprement dite était enseignée d'après les livres d' Aristote. Cette méthode n'a pas toujours été fidèlement observée : dans les écoles du xvie siè- cle, on ne faisait plus guère usage des textes originaux; les professeurs avaient alors quelques manuels de philosophie péripatéticienne, qu'ils mettaient aux mains de leurs élèves et qu'ils pa- raphrasaient devant eux. Mais on ne connaissait pas cette pratique au xme siècle : enseigner la grammaire, l'arithmétique, la philosophie se di- sait alors lire en philosophie, légère m philoso- phia, lire en arithmétique et en grammaire ; on faisait même usage de celte locution plus singu- lière encore, lire en musique, légère in musica. Les détracteurs de la scolastique ont beaucoup déclamé contre cette méthode. Elle offrait de grands avantages; mais nous ne voulons pas dire qu'elle fût sans défauts. Cependant on l'a con- damnée sur des griefs imaginaires. On a dit qu'elle était ingrate, répulsive, qu'elle ■ inspirait le dégoût de la science. Cela n'est pas suffisamment prouvé. Quel professeur de philo- sophie dogmatique rassembla jamais autour de sa chaire plus d'auditeurs, plus de disciples qu'Abailard, Albert le Grand, saint Thomas, Duns- Scot, Guillaume d'Ockam? Des textes irrécusables nous apprennent qu'on accourait des terres les plus lointaines pour venir entendre ces illustres lecteurs, et qu'il n'y avait pas de salles assez vastes pour contenir leur auditoire. En quel temps, d'ailleurs, la philosophie paraît-elle avoir eu plus de charmes pour la jeunesse qu'elle n'en eut au moyen âge? Sous quelle méthode té- moigna-t-on plus de zèle, plus de passion pour l'étude des grands problèmes, que sous la mé- thode scolastique? On n'a qu'à venir dans nos bi- bliothèques inventorier les monuments de la con- troverse qui commence avec le xe siècle et finit avec le xvie : que de gros et que de petits livres! Cet amas prodigieux d'écrits de toutes sortes et sur toutes questions prouve qu'en aucun temps l'intelligence n'eut un égal besoin de raisonner, et n'éprouva moins de gêne à se satisfaire. On a dit encore que, pour s'être tenus trop près du texte d'Aristote, nos docteurs scolastiques n'ont laissé que des gloses, et que l'originalité manque à tous leurs ouvrages. C'est une critique qui se fonde sur des apparences, et qui est con- tredite par la réalité. La méthode interprétative ne semble pas, en effet, offrir de grandes facilités à la liberté du jugement; mais ne sait-on pas que les systèmes les plus opposés ont été recom- mandés au moyen âge sous le nom d'Aristote, et que, sur tous les points, nos scolastiques se sont efforcés de le mettre en contradiction avec lui- même, pour légitimer les plus aventureuses et les moins péripatéticiennes de toutes les solu- tions? N'est-ce pas sous la responsabilité d'Aris- tote que s'est produit, à la fin du xir3 siècle, le panthéisme d'Amaury de Bène? N'est-ce pas la même autorité qui fut invoquée par Duns-Scot en faveur de la même doctrine? Qu'ils soient nominalistes, conceptualistes, réalistes et même mystiques, tous ou presque tous les maîtres du moyen âge ne se prétendent-ils pas disciples fidèles d'Aristote, et leur principale affaire n'est- elle pas de justifier cette prétention? Il y a donc plus d'une erreur de fait dans les considérants de la sentence prononcée contre la méthode scolastique. Mais dirons-nous que c'est la plus parfaite des méthodes? Non, assurément, et c'est ici qu'il faut condamner un des grands abus commis au préjudice de la saine philosophie par le plus grand nombre de nos docteurs du moyen âge. L'interprétation exerce et développe particulièrement une des énergies de l'intelli- gence, l'énergie subtile, et celle-ci ne peut être réglée que par la logique : c'est ce qui leur re- commanda l'étude de la logique, et ils ont excellé dans cette partie de la science. Mais en toute chose l'excès est un vice. Les plus délies des dialecticiens eurent pour disciples immédiats les plus effrontés des sophistes. Le mal est venu de l'importance exagérée qu'ils attribuaient à la logique. Les épicuriens n'avaient voulu se fier qu'au sentiment; les alexandrins avaient placé SCOL — 1576 SCOL chms l'imagination le fondement et le critérium de toute certitude; un grand nombre de philoso- phes scolostiqucs méconnurent d'une autre ma- nière l'économie de l'intelligence, c'est-à-dire la variété de ses formes, lorsqu'ils réduisirent toute la science à l'art de raisonner, et procla- mèrent qu'un syllogisme régulier est l'unique mesure de l'évidence. Nous ne reprochons pas seulement aux docteurs scolastiques d'avoir été des logiciens outrés; nous leur reprochons encore d'avoir compromis l'usage, le bon et légitime usage de la logique, et d'avoir, par leurs écarts, suscité cette intempérante réaction, qui, sous les auspices d'Agrippa et de Paracelse, poussa le berceau de la philosophie moderne sur les écueils du scepticisme et du mysticisme, et faillit l'y briser. Que de clameurs ceux-ci firent entendre contre la logique! Un de leurs disciples les plus modérés. Joseph Martini, vint proposer de la re- léguer, avec la grammaire et la mécanique, par- mi les sciences de second ordre, et d'affranchir complètement la philosophie de son pernicieux concours : Ncque logica, dit-il, sive disserendi subiilitas, philosophiœ pars est {Exercit. mê- l'i/'lnjs., lib. I, exerc. 1, thor. 5). Autre exagéra- tion, autre folie, et la responsabilité de l'une et de l'autre appartient, suivant nous, aux docteurs scolastiques. Les réactions ne viennent jamais sans être provoquées, et l'on s'excuse mal quand on impute à la force des choses les déplorables entraînements auxquels succèdent toujours les excès contraires. Après avoir présenté ces considérations som- maires sur le caractère particulier de la philoso- phie scolastique et sur la méthode uniformément pratiquée dans les écoles rivales, devons-nous exposer en détail les problèmes qui ont agité ces i écoles? On les connaît déjà. Des articles spéciaux ont été consacrés à l'examen des principaux ob- jets de toute cette controverse, et l'on y trouvera sous leur formule consacrée, les conclusions di- verses qui furent soutenues avec une égale énergie par les sectes belligérantes. Des articles histori- ques placés à la suite des noms propres indiquent le rôle qui a été rempli par chaque docteur. Qu'il nous suffise de distinguer ici deux périodes dans l'histoire de la philosophie au moyen âge, de signaler en quoi l'une et l'autre diffèrent, et de rechercher ensuite ce qui, malgré les diffé- rences, constitue l'unité de la scolastique. Nous avons dit que les philosophes du moyen âge étaient des professeurs, et qu'ils professaient en interprétant Aristote. Or, du xe au xme siècle, ils n'eurent entre les mains que certaines parties de YOrganon; en conséquence, leur enseignement fut circonscrit dans cette étroite limite. Us lisaient d'abord à leurs élèves Ylsagoge de Porphyre; ensuite les Catégories et YHcrmencia d'Aristôte; et puis ils s'arrêtaient, sachant bien que les fron- tières de la philosophie s'étendaient beaucoup plus loin, mais n'osant guère s'aventurer au delà avec un guide aussi peu sûr que Boëce. Toute question était donc pour eux de l'ordre logique; aussi, dans leur vocabulaire, logique et philo- sophie sont-ils deux termes synonymes. On apprécie tout d'abord quelles devaient être les lacunes d'une telle science; on soupçonne combien elle devait laisser de questions vagues, de solutions incertaines, dans l'esprit des maîtres et de leurs écoliers. Les premiers chapitres des Catégories, qui, plus que les autres, ont excité l'attention des docteurs scolastiques, ne peuvent être parfaitement compris sans le secours des autres traités d'Aristôte. I.e vrai sens des mots éi happe à qui ne sait pas en distinquer l'accep- tion logiqui cl l'acception métaphysique. A quoi donc pouvait aboutir l'élude exclusive de YOrga- n "a '.' aune science imparfaile. Cependant le plus grand malheur des anciens maîtres fut-il de n'avoir possédé ni la Métaphysique, ni la Phy- sique d'Aristôte? Non, sans doute. Ce lut. n'hési- tons pas à le dire, d'avoir possédé le Timée de Platon. Ayant, en effet, sous les yeux ces deux monuments de la sagesse antique, VOryanon et le Timée, et ne supposant guère qu'il eût existé d'aussi graves dissentiments entre Platon et son disciple Aristote, ils prétendirent concilier la doctrine de l'un et de l'autre ouvrage, et les efforts qu'ils liront dans ce but les jetèrent dans une grande confusion. C'est une tentative qui fut renouvelée plusieurs fois au xii" siècle, et toujours avec aussi peu de succès, comme nous l'atteste Jean de Salisbury; et quand ce témoignage nous manquerait, quand le temps n'aurait épargné ni les écrits de Guillaume de Conches, ni ceux de Gilbert de La Porrée. nous serait-il difficile de soupçonner en quelles incohérences, en quels paralogismes durent tomber des esprits inexpéri- mentés travaillant à démontrer l'accord des Ca- tégories et du Timée? Dans les premières années du xmc siècle, les éludes prirent tout à coup un développement inattendu. Des juifs espagnols venaient de tra- duire, d'arabe en latin, le plus grand nombre des ouvrages d'Aristôte que n'avait pas connus l'école d'Abailard, c'est-à-dire la Physique, le traité de VAme, la Métaphysique, Y Ethique à Nicoma- que, la Politique, les deux livres des Analy- tiques, etc.. etc. La possession de telles richesses troubla d'abord les esprits. Ce qui contribua sur- tout à ce fâcheux résultat, c'est que les nouveaux textes se présentaient avec des gloses : les gloses d'Avicenne et d'Averroès, qui, surchargées de paraphrases orientales, ne convenaient guère à des professeurs de logique. Transportés subite- ment aux plus hautes régions de la fantaisie, ils eurent le vertige, et tinrent alors de tels discours que l'Église en frémit d'épouvante. Elle n'avait pas été trompée par de vaines apparences; les paroles étranges qu'elle avait entendues étaient bien des blasphèmes. Mais quand elle eut con- damné l'auteur et les complices de ces témérités, elle se laissa facilement persuader qu'elle avait flétri le nom d'Aristôte sur des rapports infidèles. On rechercha dès lors, avec une nouvelle ardeur, les livres interdits; on les dégagea de leurs abo- minables gloses, et l'on ne s'employa plus qu'à les interpréter d'une manière satisfaisante pour les oreilles orthodoxes. C'est ce que firent Robert de Lincoln, Jean de La Rochelle, Albert le Grand, saint Thomas, et tant d'autres après eux. Le cercle des études étant considérablement agrandi, il fallut songer à classer dans leur ordre naturel les diverses parties de la science. La logi- que péripatéticienne ayant pour objet la recherche des principes qui règlent l'existence et la manière d'être des choses, on lui donna le nom de science élémentaire, et on la chargea d'occuper la pre- mière étape de l'enseignement. Ensuite on plaça la physique, qui traite des choses comme elles se comportent dans la nature phénoménale, et la psychologie fut considérée comme une section de la physique. Enfin, le degré le plus élevé de la science fut pour la métaphysique, dont l'objet spécial est de remonter aux causes des choses et de sonder les divins mystères de l'être. Les plus fameux logiciens du xne siècle conservèrent peu de crédit auprès des physiciens et des métaphy- siciens du xme: on les méprisa tant, qu'on ne les nomma plus; et les questions, si vivement dé- battues entre Roscelin et saint Anselme, entre Abailard et Guillaume de Champcaux, n'eurent plus qu'un médiocre intérêt pour des gens à l'esprit desquels avaient clé présentes les l.irmi- SCUL — lî dables problèmes de l'origine et de la nature des idées, de l'essence et de l'être, de la matière première et du principe individuant, des idées divines et de leur éternelle permanence, opposée à l'existence éphémère des choses naturelles. Introduites au sein de l'école avec le traité de l'Ame, la Physique et la Métaphysique d'Aristote, ces questions et quelques autres du même ordre eurent seules désormais le privilège d'inquiéter les esprits et de susciter de vives controverses. La différence des époques est donc assez mar- quée par la diversité des sujets de la dispute : elle l'est peut-être plus encore par les formes du langage. Jusqu'au xne siècle, l'idiome des philosophes se distingue peu de celui des rhé- teurs : ils s'expriment dans cette langue quel- quefois solennelle, plus souvent triviale, toujours embarrassée de locutions bibliques, que leur ont enseignée les Pères latins : leur phrase est longue, pesante, et non moins dépourvue d'élégance que de précision; ils ne discutent pas, ils dissertent ou pérorent. Avec le xme siècle, la langue philo- sophique prend des formes nouvelles. Elle s'en- richit d'abord de mots barbares, mais techniques, empruntés aux versions latines des gloses arabes. Alexandre de Halès, qui, le premier, a fait usage de cette terminologie, ne l'a pas toujours bien comprise, et ses ouvrages offrent un mélange ob- scur de l'ancien et du nouveau style. Le temps et la pratique corrigèrent ensuite ces imperfections. Pour satisfaire aux exigences de la démonstration syllogistique, il fallait employer des mots d'un sens clair, c'est-à-dire bien déterminé, fuir les périphrases et réduire la formule de toute l'ar- gumentation aux termes nécessaires. Or, cela fut observé avec tant de rigueur par saint Thomas, par Duns Scot et par le plus grand nombre de leurs disciples, que l'addition ou le retranche- ment d'un seul mot suffisait bien souvent pour altérer le sens d'une de leurs distinctions. C'est ainsi que se forma, dans les écoles du xiue siècle, cette langue nette, fière et pleine d'énergie, qui devait, avec le temps, perdre sa rudesse, mais non sa précision . et devenir, après quelques autres transformations, notre langue nationale. Il faut dire maintenant en quoi consiste l'unité de la scolastique. Sous les problèmes différents qui tour à tour ont occupé les esprits, il n'y a jamais eu qu'une recherche, la recherche de l'être. S'agit-il des genres, des espèces, des uni- versaux? On se demande quelle est la véritable nature de la substance; en d'autres termes, si le premier et le dernier terme de la réalité est l'être en général des platoniciens, ou l'être indi- viduel des péripatéticiens. S'agit-il d'analyser les opérations de la cause génératrice, et d'appré- cier la part de la matière et celle de la forme dans la constitution de la substance? c'est encore la même recherche faite à un point de vue diffé- rent; non plus dans les choses, mais dans la cause et dans les éléments des choses. Qu'ils traitent ensuite du principe d'individuation, de l'origine et de la nature des idées humaines, des idées divines, de l'essence même de Dieu, etc., etc., nos docteurs discutent toujours la même ques- tion en des termes nouveaux. Cette question, ils l'avaient rencontrée, en commençant leurs études, dans l'Introduction de Porphyre. Elle n'y eût pas été, qu'elle se fût présentée d'elle-même à leur intelligence et l'eût aussitôt remplie d'in- quiétude. Non-seulement, en effet, toute philo- sophie suppose une définition préalable de l'être, mais encore toute autre science a l'être pour objet; il était donc nécessaire qu'ils fissent cette information sur la nature et les modes de l'être au début même de toute enquête scientifique. Ils la firent avec succès, et, quand elle fut ache- 7 — SEAU \ri'- Bacon pul venir élever sur un terrain solide rédifice de la science nouvelle. C'est ainsi que l'ère de la philosophie scolastique a préparé l'ère de la philosophie moderne. 11 faut consulter pour l'histoire de la philoso- phie scolastique, outre les histoires générales de la philosophie de Brucker, d<: Tennemann. de Ritter : Xav. Rousselot, Études sur la ph phie dans le moyen âge, ;i vol. in-8, Paris, 1840- 1842; — De Caraman, Histoire '1rs révolutions de la philosophie eu France. :, Vol. in-8 ib. 1847; — B. Hauréau, de la Philosophie scolas- tique, 2 vol. m-8, il.., 1830; — le même, His- toire de la phil. scol., première période, 1872; — Marius Nizolius, de Veris principiis ri œra ralione philosophandi, in-4, Francfort, 1670: — J. Thomasius, de Doctoribus scolasticis, in-4^ Leipzig, 1676; — Salabertus. Philosophia nomi- nalium vindicata, in-8, Paris, 1651; — Ch. Mei- ners, de Nominalium ac realium iniliis, dansle tome XII des Comment. Soc. Gœltintç)- Cette expression, employée pour la pre- mière fois par Aristote, a' dans ses œuvres une signification bien différente de celle que l'usage lui donne aujourd'hui. Le sens commun, pour le père de la philosophie péripatéticienne ( de Anima, lib. III, c. n), c'est la faculté où se réu- nissent et qui enveloppe en quelque sorte toutes nos sensations; c'est un sens général dans lequel se trouvent compris tous nos sens particuliers; qui, tandis que ceux-ci nous font connaître les qualités particulières des corps , est seul ca- pable de nous donner une idée de leurs proprié- tés générales, telles que la figure, l'étendue, Je nombre; en un mot, c'est la conscience appli- quée aux sens, ou la faculté de sentir et de per- cevoir tout à l'a fois, considérée dans son unité et sa généralité. Le sens commun, dans l'opinion d'Aristote, est si bien un sens, qu'il a son or- gane, comme la vue, l'ouïe, l'odorat, le tact: et cet organe central, désigné sous le nom de sen- sorium commune, c'est le cœur. Mais la langue commune ne s'est pas renfermée dans les limites de cette définition. De même qu'elle a étendu le mot sens à chacune des facultés, et jusqu'aux simples jugements de notre esprit, en reconnais- sant un sens du beau, un sens du vrai, un sens moral, des hommes et des discours pleins de sens, et d'autres qui en sont dépourvus; de même elle a appelé du nom de seiis commun ce qui fait l'unité de ces facultés et de ces jugements, ce qu'ils ont de constant, d'invariable, d'universel, c'est-à-dire les notions communes à tous les hommes, les principes évidents par eux-mêmes, les jugements primitifs et spontanés qui con- tiennent les motifs de tous les autres. Cette ac- ception de la langue commune a toujours été maintenue et respectée par les philosophes. « Qu'est-ce que le sens commun? dit Fénelon (de l'Existence de Lieu, 2e partie, ch. n ). N'est-ce pas les mêmes notions que tous Les hommes ont précisément des mêmes choses? Le sens commun, qui est toujours et partout le même, qui prévient tout examen, qui rend Pi men même de certaines questions ridicule, qui fait que, malgré lui, on rit au lieu d'examiner, qui réduit l'homme à ne pouvoir douter, quel- que effort qu'il fît pour se mettre dans un vrai doute; ce ôens commun qui est celui de tout homme: ce sens qui n'attend que d'être consulté, qui se montre au premier coup d'oeil, et qui couvre aussitôt l'évidence ou l'absurdité de la question, n'est-ce pas ce que j'appelle mes idées? Les voilà donc ces idées ou notions générales que je ne puis ni contredire ni examiner; suivant les- quelles, au contraire, j'examine et je décide de tout; en sorte que je ris au lieu de répondre, toutes les fois qu'on me propose ce qui est clai- rement opposé à ce que mes idées immuables 100 SENS l.w, SENS me représentent. » La définition de Fénelon bsI celle de tous les philosophes, sans aucune dis- tinction d'école, qui onl parlé du sens commun, Les sceptiques même, et Hume à leur tête, l'in- voquent à l'appui de leur triste système. Ber- keley convient qu'il n'est que son fidèle inter- prète lorsqu'il nie l'existence du inonde ma- tériel. Ce qu'on appelle le bon sens, au moins dans notre langue, n'est pas tout à fait la même chose que le sens commun. Le sens commun, c'est le fait, ce sont les jugements tout formés, les no- tions inséparables de notre esprit que nous ap- pelons des principes évidents par eux-mêmes, des jugements naturels et spontanés. Le bon sens {recta ratio), c'est la faculté, la faculté de juger et de raisonner conformément à ces données pri- mitives sans les perdre de vue un instant. On a pius ou moins de bon sens, comme on a plus ou moins de force, de sensibilité, de mémoire, d'i- iVigi nation; mais le sens commun n'admet pas de degrés : on l'a ou on ne l'a pas. Si on ne l'a pas , on n'a rien de commun avec les autres hommes ; on mérite le nom d'insensé. Le bon sens est à l'esprit ce que la santé est au corps, c'est-à-dire l'équilibre des idées et des facultés. Voilà pourquoi l'on rencontre souvent beaucoup d'imagination avec très-peu de bon sens, et qu'on peut être un esprit brillant, fin, délicat, sans être un esprit solide. Le sens commun, encore une fois, c'est l'esprit même dans ses éléments invariables et nécessaires. On peut donc repro- cher à Descartes d'être tombé dans une erreur de fait ou dans une confusion de mots, lorsque, au début du Discours de la Méthode, après avoir défini le bon sens « la puissance de bien juger et distinguer le vrai d'avec le faux », il prétend que cette puissance est naturellement égale chez tous les hommes. Non, malheureusement! ce r.'est pas le bon sens qui est égal chez tous les hommes, mais le sens commun; car il n'y a rien à ajouter ni à retrancher aux principes qu'il ren- ferme. Après ce que nous venons de dire, on pourrait être tenté de supposer que le sens commun ne diffère pas de la raison; mais ce serait une er- reur. Le sens commun est dans la raison; il n'est pas toute la raison. Ils contiennent tous deux les mêmes notions, les mêmes jugements, les mêmes principes; mais ces principes, dont le nombre, encore une fois, ne peut ni augmenter ni dimi- nuer, la raison les embrasse dans toute leur éten- due, dans toutes leurs conséquences, dans toutes leurs relations; tandis que le sens commun en a à peine conscience. En effet, la raison est per- fectible; elle se développe et s'éclaire par la ré- flexion, non-seulement dans l'individu, mais dans l'humanité; chacune des conquêtes de la science tourne à l'accroissement de ses forces et lui donne une vue plus complète de sa nature et de ses lois. Le sens commun, au contraire, exactement le même chez tous les hommes et à toutes les époques, n'avance ni ne recule; il est, si l'on peut ainsi parler, la raison à l'état brut, la raison sans la réflexion et sans la science. Quant au bon sens, ce n'est que la raison appliquée aux be- soins de la vie ordinaire, et principalement aux questions pratiques; ce n'est pas la raison dans tout son développement; comme la santé, à la- quelle nous l'avons comparé, il représente plutôt une qualité individuelle, c'est-à-dire l'absence des défauts qui empêchent de voir juste dans ces matières , qu'une faculté universelle du genre humain. Connaissant l'objet et la portée du sens com- i mu, il ne nous est pas difficile de déterminer ses rapports avec la philosophie, ni de dire pour- quoi il nous semble si souvent en opposition avec les plus célèbres systèmes. La philoso] comme nous l'avons montré ailleurs (voy. l'm losophie), c'esl le plu é de la i-.'il' et de la science, un perpétuel effort de la raison pour arriver a La conscience d'elle-même ou à la connaissance complète de idées, de leur valeur, de leur principe, de leur extension de leur essence. C'est dans cette connaissance -iule qu'elle trouvera la solution des questions qu'elle se propose relativement aux êtres: la na- ture de ses idées détermine celle des êtres ou des choses avec lesquels elle est en communication. Par conséquent, la philosophie dit nécessaire- ment plus que le sens commun. Une philosi us commun, comme on s'exprime quelque- ibis, c'est un non sens, à moins que ce ne soit la négation de la philosophie. La philosophie dit plus, elle dit mieux que le sens commun; mais elle ne doit pas dire le contraire. Il ne lui est pas permis de détruire le germe qu'elle veut fê- ler, les fondements sur lesquels elle est ap- pelée à bâtir. Tous les principes qu'elle déve- loppe, qu'elle analyse, qu'elle distingue, qu'elle éclaire, elle les puise dans le sens commun. Quand ces principes sont méconnus, le sens com- mun se révolte, et quand le sens commun se révolte, la philosophie a tort. Le sens commun est donc pour la philosophie un excellent cri- térium, mais un critérium négatif; il montre où est l'erreur, il ne dit pas où est la vérité ; car il est essentiellement inerte et passif, il ne saurait rien produire de lui-même; pour qu'il se re- connaisse, il faut qu'on le blesse ou qu'on l'in- struise. Comment donc arrive-t-il que les systèmes enfantés par la philosophie sont si souvent, en opposition avec le sens commun, qu'il y a des idéalistes qui nient le monde extérieur , des matérialistes qui nient le monde intérieur de la conscience, le beau, le juste, la liberté, l'iden- tité de la personne humaine ; des sceptiques qui doutent indistinctement de toutes choses, même de leur propre existence, et des panthéistes qui ramènent tout à un seul être? La raison de ce fait est dans la nature même de la réflexion, qui décompose, en les éclairant successivement, et isole les unes des autres les données diverses que renferme le sens commun. Prenant pour le tout le point que chacun d'eux a observé, et niant le reste, les philosophes se sont ainsi trouvés en désaccord les uns avec les autres, et tous ensemble avec le sens commun. Mais les contradictions qui sortent de ces aperçus partiels et les protestations du sens commun font une nécessité à l'esprit humain de s'élever à une connaissance de plus en plus claire et profonde de lui-même, ou à une conscience au sein de laquelle tous les différends se concilient et toutes les oppositions s'effacent. C'est là qu'est la phi- losophie et non dans les systèmes, soit qu'on les considère séparément ou réunis. Les systèmes ne sont qu'un intermédiaire nécessaire entre la philosophie et le sens commun. Sans eux, la philosophie ne peut se former, et le sens com- mun, faute de se connaître, devient à jamais stérile. Le sens commun, avant la naissance des systèmes philosophiques, n'a sauvé aucun peuple de la barbarie et de la superstition. On peut consulter, sur le sujet de cet article : Buffier, Traité des premières vérités et de la source de nos jugements, dans le Cours des sciotecs sur les princijies nouveaux/m-i" , Paris, 17!) I: — Shal'tesbury, Sensus communis, essai sur la liberté 'le i'es/n'il cl sur l'usage de la raillerie et de V enjouement, publié séparément, in-8, Londres, 1709, et dans le tome Ier de ses SENS — 1587 SENS Œuvres, traduit en français, in-12, ia Haye, 1710; — Reid, Essais sur les facultés intellec- tuelles de l'homme, essai n, ch. n, dans le tomeV de la traduction de M. Jouffroy; — Jouffroy, de la Philosophie et du sens commun, dans le tome Ier de ses Mélanges philosophiques, 2 vol. in-8, Paris, 1838 ; — Amédée Jacques, Mémoire sur le sens commun comme principe et comme méthode philosophique, dans les Mémoires de l'Académie des sciences morales et politiques, recueil des savants étrangers, t. II. SENSIBILITÉ. La sensibilité est la faculté de sentir. Sentir est un l'ait qui, ne pouvant se résoudre en aucun autre, un fait absolument primitif et essentiel à notre âme, échappe à toute définition, comme penser, vouloir, agir, être. Mais si la sensibilité en elle-même est indéfinis- sable, on peut du moins la distinguer par les principaux phénomènes dont elle est la source, et que notre esprit comprend sous son nom. Nous dirons donc que sentir c'est souffrir, jouir, dési- rer, aimer, haïr, admirer, espérer, craindre, etc. Évidemment, entre toutes ces manières d'être, il y a quelque chose de commun qui les carac- térise et les sépare de tous les autres modes de notre existence, qui oblige à les rapporter à une source identique, à une seule et même faculté. C'est cette faculté que nous voulons étudier, d'abord dans ses effets ou les principaux phéno- mènes qui attestent son existence; ensuite en elle- même, c'est-à-dire dans ses attributions les plus générales et son principe le plus élevé. Nous terminerons par quelques considérations sur la place que la sensibilité a occupée jusqu'à pré- sent dans les recherches philosophiques, et sur les diverses théories dont elle a été l'objet. 1° Si nombreux, si variés et si désordonnés quelquefois que nous paraissent les phénomènes de sensibilité, ils n'échappent pas aux règles de la méthode : ils se divisent en plusieurs classes, suivant les objets ou les idées qui les excitent, et forment en nous comme une chaîne non in- terrompue qui commence au monde extérieur pour finir à la limite où s'arrête la pensée. Les uns ont uniquement pour cause ou pour fin des phénomènes matériels et dépendent étroitement des organes des sens : on les réunit sous le nom de sensations. Les autres, étrangers à la vie physique, lient notre existence à celle de nos semblables, nous faisant jouir ou souffrir, nous rendant heureux ou malheureux avec eux : ce sont les affections, autrement appelées les senti- ments du cœur. D'autres, encore plus éloignés du monde sensible, se rapportent à l'idée seule du jusle et du bien, c'est-à-dire à la loi qui commande à tous les hommes, considérés comme des êtres intelligents et libres : ce sont les formes diverses du sentiment moral. Une loi plus géné- rale que celle du juste et du bien, un ordre qui s'applique aussi bien au monde physique qu'au monde moral, nous inspire le sentiment du beau. Il y a aussi dans notre âme une disposi- tion par laquelle nous sommes heureux de sa- voir, malheureux de douter ou d'ignorer, et qui nous fait désirer avec ardeur, nous pousse à acheter, par les plus durs sacrifices, tout ce qui peut étendre nos connaissances : c'est le senti- ment du vrai. Enfin, au-dessus de toute vérité, de toute beauté, de toute bonté morale, telles que notre intelligence peut les comprendre, au- dessus de l'humanité et de la nature, est l'infini, source commune de ces existences et de ces idées. L'infini, en même temps qu'il s'adresse à notre raison, émeut notre sensibilité, et pro- duit, sous toutes ses formes, avec tous ses effets intérieurs et extérieurs, le sentiment religieu c. Pour montrer que ces faits existent véritable- ment dans l'âme humaine et qu'ils appartien- nent à une faculté essentiellement distincte de la volonté et de l'intelligence, il suffit de les indiquer avec précision, dans l'ordre même où ilsse présentent, comme on montre à l'œil et qu'on fait toucher du doigt un objet sensible : car, ne les connaissant que pour les avoir i prou vés, il nous est impossible de mettre le raison- nement à la place de l'expérience, c'est-à-dire de la conscience et du souvenir. La sensation, ce n'est pas la connaissante que nous avons par les sens de l'existence des corps. de leurs qualités et de leurs rapports, connais sance qui exige l'intervention de la raison, de- notions de cause, d'espace, de temps, et que les philosophes modernes distinguent sous le nom de perception ; c'est l'émotion qui naît en nous, la douleur, le plaisir, l'excitation que nous éprou- vons quand nos organes sont ébranlés, soit par leur mouvement interne, soit par l'action d'un corps étranger. L'enfant a des sensations : il souffre, il a faim, il a soif, avant de voir, avant d'entendre, avant de rien discerner de tout ce qui l'entoure, avant d'avoir aucune idée de son propre corps. Différente de la perception, la sensation ne se sépare pas moins des phéno- mènes organiques, comme la circulation, la di- gestion, l'innervation, puisque c'est par la con- science seule que nous en avons connaissance, tandis que les fonctions dont nous venons de parler ne se constatent que par des expériences multipliées des sens; mais il est vrai qu'elle dépend tellement de nos organes, qu'elle paraît se confondre avec eux et tenir de la matière autant que de l'esprit. Elle n'est, à proprement dire, ni spirituelle, ni matérielle ; elle est un fait animal, et, comme l'a observé un grand naturaliste, elle marque le point précis qui sé- pare l'animal de la plante : Vegetalia vivunl. animalia vivunt et sentiunt. Aussi voyons-nou> qu'elle suit tous les degrés qu'on aperçoit dans ce règne de la nature : sourde, confuse dans les espèces inférieures, elle s'épanouit et s'éveille à mesure que l'organisation devient plus parfaite, et n'arrive que chez l'homme, chez l'homme sain, adulte, éveillé, à ce degré de conscience qui nous permet de l'observer. Les affections nous présentent un tout autre caractère. La tendresse paternelle, la piété filiale, l'amitié, la reconnaissance, le respect, l'estime, la pitié, ne dépendent en aucune manière des qualités physiques, des objets ou des impressions que nous recevons par les sens. Ce qui excite dans notre âme ces différents mouvements, ce n'est pas un corps, ni rien de corporel, si on le considère à ce point de vue; c'est quelque chose qui est fait à notre image intérieure, imprimée dans notre conscience, un être qui sent, qui aime, qui pense, selon le genre d'affection qu'il nous inspire, ou qui possède au moins le germe de ces facultés. Dites-moi que vous êtes indiffé- rent aux maux dont vous semblez souffrir, ma pitié disparaît; que le bien que j'ai reçu d s'est accompli sans votre volonté, ou dans un intérêt personnel, je me dispense de la recon- naissance; que votre âme est incapable d'attache- ment, vous ne m'inspirez ni amitié, ni amour, dans le vrai sens de ce mot : car ce n'est pas aimer que de suivre uniquement l'attrai tde ses sens.' Chez l'enfant qui vient de naître ou qu'elle porte encore dans son sein, la jeune nié déjà toutes les qualités qui répondent à sa ten- dresse, tous les maux qui appellent sa compas- sion et sa prévoyance ; elle lui fait, avec le sur- croît de son âme dédoublée par un divin mystère, l'âme qui lui manque. De même que la sensation devient plus di >- SENS — 1588 SENS tincte et plu i mesure qu'on s'élève dans la vie organique, de même les affections s'éten- dent et s'épurent, revêtent ur. caractère plus pi'iiéral et plus desintéressé, à mesure que l'es- prit se développe par l'exercice de l'intelligence et de la liberté. Ainsi, il y a un attachement des parents pour les enfants qui ressemble à l'instinct de la brute, et qui ne paraît être que le cri du sang; il y a une amitié qui se fonde presque uniquement sur l'habitude et qu'on rencontre même chez les animaux; un dévoue- ment sans dignité, inspiré par le besoin d'obéir non moins que par la reconnaissance, comme celui du chien pour son maître ; un amour pu- rement physique, né des sens et nourri par l'imagination. Mais que la conscience morale s'éclaire, que l'homme ait une plus haute idée de lui-même, l'on verra à ces penchants aveu- gles se substituer, sous les mêmes noms, des sentiments plus élevés et plus doux, plus dura- bles à li fois et plus calmes, où les âmes seules sont unies entre elles par leurs plus intimes fa- cultés. Alors aussi l'amour, qui est le fond com- mun de ces sentiments, s'adressant à ce qu'il y a de plus spirituel dans l'homme, en dominant toutes les circonstances extérieures, s'étendra peu à peu des affections de famille, de race, de nationalité, à l'humanité tout entière. 11 j a, d'ailleurs, dans notre cœur une disposition na- tive qui seconde et prépare cet amour univer- sel : c'est l'attrait irrésistible que l'homme a pour l'homme; c'est le besoin que nous avons, même dans la plus profonde abjection, d'entendre la voix et de voir le visage de nos semblables. Mais, si généreuses et si nobles que puissent être' nos affections, elles demeurent toujours au-de-sous du sentiment moral. Les premières ont pour objet des personnes avec lesquelles nous sommes toujours en relation parles sens, et qui ne peuvent pas toutes occuper la même place dans notre cœur; le second se rapporte à une idée, l'idée du bien, la loi du devoir, qui, en même temps qu'elle brille aux yeux de la raison comme la règle immuable de toutes les intelli- gences, comme la loi souveraine de tous les êtres libres, parle aussi à notre sensibilité par le re- mords et la satisfaction de conscience, l'estime et le mépris, l'indignation contre le mal, l'a- mour et l'admiration de ce qui est juste, hu- main, généreux. Le sentiment moral est le plus souvent en avance sur la morale. Combien d'hommes sont incapables de se conduire d'après un principe, ou de se faire une idée exacte du juste et de l'honnête, et qui en accomplissent religieusement toutes les lois par la seule puis- sance du sentiment ! Combien de fois il arrive que le sentiment resté sain se soulève contre la raison pervertie et nous pousse malgré elle au but vers lequel nous sommes appelés! Au con- traire, quand le sentiment est corrompu, il est bien difficile de se relever par les idées. Les plus hautes doctrines ne sont rien, et peuvent même, comme nous l'apprenons par l'histoire, être invoquées au profit de nos passions et de nos vices, quand elles ne tombent pas dans une belle âme et ne sont point apj elées par la sen- sibilité avant d'être reçues par l'intelligence. ntiment dont nous parlons, toujours un dans son principe, revêt plusieurs formes et re- çoit plusieurs noms, selon le rôle que nous ms dans l'ordre moral, selon que nous som- acteurs ou spectateurs, que nous avons a violé les devoirs qu'il nous impose; mais il es1 impossible d'y reconnaître les mêmes ris les affections, car le bien est i le sent ou on ne le sent pas; on le conçoit ou on ne le conçoit pas. Tous les de- voirs sont également saints: toute action juste el honnête l'est au même degré; il n'j a de différences que dans le mérite que nous avons eu à la faire. Cependant les affections, par le désintéressement qui les accompagne, prépa- rent les voies au sentiment moral, et fini par se confondre avec lui. Qu'est-ce, en effet, que l'amour du genre humain, sinon le senti- uo ut de son unité murale et de sa commune destinée, c'est-à-dire de l'ordre qui nous in.; à tous des obligations les uns envers les autres, par conséquent où nous sommés tous sembla- bles, tous égaux? Supprimez ce lien invisible. et voyez s'il vous reste autre chose que des ra- ces profondément divisées d'intérêts, de mœurs, de langage, d'organisation. De là vient que le sentiment moral, dans sa plus haute et plus universelle expression, est devenu un précepte d'amour : « Aime ton prochain comme toi- même. » Le sentiment du beau, ainsi que le sentiment moral, s'élevant au-dessus des choses et des personnes, s'adresse uniquement à une idée ; mais à une idée devenue visible pour nous, qui a laissé son empreinte dans une œuvre de la nature ou de la main des hommes. En effet. qu'est-ce que nous admirons dans un beau site, un bel animal, une belle personne, ou une belle œuvre d'art, un beau morceau de poésie ? Est-ce la matière même dont ces choses sont composées, la terre, le rocher, le bois, la chair, le marbre f Sont-ce les qualités purement physiques , les couleurs, les sons, qui frappent nos yeux et nos oreilles"? Assurément non. puisque la même ma- tière et les mêmes qualités nous laissent ailleurs dans l'indifférence ou nous inspirent un senti- ment tout opposé. Ce qui excite notre admira- tion, ce qui nous charme dans les objets de cette- espèce, c'est la forme, c'est l'expression . l'harmonie, c'est une idée devenue sensible. Ii n'entre pas dans notre intention de donner ici la définition du beau (voy. ce mot); nous dirons seulement qu'entre cette idée et le sentiment qui l'accompagne, il y a la même distance qu'en- tre l'idée du bien et le sentiment moral. Qui a la certitude, même parmi les philosophes, de se faire une idée précise et complète du beau ? Et en supposant que parmi les mille théories qui existent sur ce sujet il y en ait une qui soit absolument incontestable, quel effort de réflexion n'a-t-elle pas coûté, tandis que le sentiment du beau existe, à des degrés différents, dans toutes les âmes, et intervient par les arts dans toutes les relations de la vie ! Si le sentiment manque, ou s'il est seulement obscurci, c'est en vain que vous chercherez à y suppléer par la raison. La raison pourra vous instruire de l'existence et de la nature du beau en général; elle ne vous dira pas toute seule où il est, elle ne vous enseignera pas à reconnaître sa présence, et encore moins à l'exprimer dans vos œuvres. Le sentiment du beau touche par un certain côté au sentiment du bien, comme le sentiment du bien touche aux affections ; mais il s'exerce dans une bien plus grande étendue, puisqu'il embrasse à la fois le monde moral et le monde physique. Le beau ne se manifeste pas moins dans les actions et dans les sentiments que dans les objets extérieurs. Il paraît consister princi- palement dans l'harmonie de l'âme et des sens, ou de l'intelligence et de la matière; dans la matière disposée dételle sorte qu'elle réfléchisse les lois, les idées de l'intelligence; et dans les idées de l'intelligence ou des mouvements du cœur rendus visibles aux sens et à l'imagina- tion. Voilà pourquoi le sentiment du beau, ap- pliqué aux actions et aux sentiments, est beau- SENS — 1589 — SENS coup moins exigeant que le sentiment moral. Il suffit au premier que le bien se manifeste sous une forme convenable ; qu'il soit exprimé avec justesse, avec force, de manière à nous remuer; le second ordonne qu'il soit accompli et qu'il serve de règle constante à notre volonté. Le beau et le bien sont tous deux renfermés dans une sphère plus vaste, qui est celle du vrai : car même le beau idéal a sa vérité; l'art, aussi bien que la morale, a ses principes éter- nels. Le vrai paraît être l'objet propre de l'intel- ligence; cependant il y a aussi un point par lequel il affecte notre sensibilité. Nous aimons naturellement le vrai; comme nous aimons le beau et le bien. Nous le recherchons avec une ardeur qui acquiert dans quelques âmes la puis- sance d'une passion; nous goûtons la joie la plus pure quand nos méditations font rencontré; nous souffrons quand il se dérobe à notre pour- suite, ou que nous ne réussissons pointa le per- suader aux autres; quand nous le voyons nié, méconnu de nos semblables, alors même qu'il n'en résulte pour nous aucun dommage, et que le contraire ne peut nous apporter ni profit, ni gloire. Or, évidemment, ce n'est pas avec l'in- telligence qu'on aime, qu'on désire, qu'on jouit et qu'on souffre; c'est avec la sensibilité. 11 existe donc non-seulement une connaissance, mais un sentiment du vrai. C'est par le senti- ment que s'expliquent les efforts que nous fai- sons pour acquérir la connaissance ; on ne re- cherche pas ce qu'on n'aime pas. Enfin il y a aussi, au fond de l'âme humaine, dans la plus humble, la plus obscure, comme dans la plus élevée, un sentiment particulier de l'infini, c'est-à-dire une foi instinctive qu'au delà de ce que nous connaissons ou pouvons imagi- ner, il y a quelque chose qui surpasse notre imagination et notre intelligence, et dont l'ac- tion nous entoure, nous pénètre de toute part. Ce sentiment de l'infini est le même que le sen- timent religieux. Car, qu'est-ce que le senti- ment religieux '? Est-ce la simple croyance qu'il y a un Dieu, auteur et providence du monde, principe intelligent de tous les êtres? Non, cette croyance, nous la devons à la raison ; elle est lentement mûrie par la réflexion et triomphe avec effort des passions qui la voilent, des ap- parences qui la choquent, des sophismes qui l'embarrassent; au lieu que le sentiment reli- gieux est spontané, universel, plein d'émotion et de mystère. Partout où règne le mystère, le mystère'dans la grandeur, là nous apparaît l'in- fini et se réveille le sentiment religieux. Aussi toutes les religions ont-elles leurs mystères, parce que le sentiment de l'infini demeure in- tact à côté même des croyances les plus impar- faites. Tout le monde connaît la statue voilée du temple de Sais : c'était une représentation ma- térielle du mystère, une image de l'infini dams un culte qui divinisait les animaux. Le mystère avait aussi sa place chez les Grecs, au sein d'une religion toute poétique, qui ne paraît adorer que la beauté et la vie; car, au-dessus de ces symboles transparents qui représentent ou les passions de l'homme ou les forces de la nature, ils reconnaissaient lapuissance terrible du destin; puissance immuable, incompréhensible, à la- quelle rien n'échappe, ni les hommes, ni les dieux. Chez les Hébreux, rien n'était plus sim- ple que le dogme; mais le culte était plein de mystères. Dieu ne pouvait être représenté aux yeux par aucune imago; mais il était toujours présent dans le cœur et dans la pensée : « J'ai toujours Dieu en face, de moi, » dit le Psalmiste. C'est lui qui parlait dans la loi, qui dictait toutes les paroles du prophète, qui descendait sur l'autel dans le feu du sacrifice, qui rendait racles sur la. poitrine du grand pr< I qui, remplissant l'univers de sa gloire, pour parler le langage de l'Écriture, avail aussi choisi pour sa demeure visible ce saint des saints où le successeur d'Aaron pouvait pénétrer seul une fois dans l'année. Otez aux reliKi'ms le mystère, et vous les verrez disparaître aussitôt pour ne laisser à leur place que des systèmes de philo- sophie. Mais le mystère n'est pas seulement dans les religions, il est aussi dans la nature. Devant cette immensité, ces solitudes, cette voix majes- tueuse de la mer, ce silei ni de la nuit. ces montagnes entassées les unes sur les et ces débris d'un autre monde qu'elle- ment dans leur sein, comment se défendre, nous ne dirons pas de l'idée de l'infini, mais du sen- timent de sa présence révélée dans tout être par une émotion indéfinissable? Donc le sentiment de l'infini n'est pas moins réel que tous ceux qui l'ont précédé dans cette analyse. N'y a-t-il que ces phénomènes qui appartien- nent à la sensibilité? N'en connaissons-nous pas d'autres qu'on puisse revendiquer pour la même faculté : le plaisir, la douleur, la tristesse, la joie, le désir, la crainte, l'espérance, la haine, l'envie, l'orgueil? Examinons. Le plaisir et la douleur, pris dans le sens propre du mot, ou, pour parler le langage vulgaire, dans le sens physique, ne sont, comme nous l'avons déjà re- marqué, que la sensation elle-même; car, com- ment séparer d'une sensation agréable le plaisir, et d'une sensation désagréable la douleur qui s'y mêle ? Cela ne veut pas dire que toute sen- sation ait nécessairement l'un ou l'autre de ces deux caractères, mais qu'elle ne peut pas, lors- qu'elle en est revêtue, en être distraite comme une chose à part. La même observation s'appli- que à la joie et à la tristesse, qu'on peut appe- ler un plaisir et une douleur de l'âme. 11 y a des sentiments qui apportent naturellement avec eux, ou plutôt en eux, ces deux manières d'être. Ainsi, le remords nous rend tristes; une bonne concience nous donne de la sérénité. C'est un plaisir d'admirer ce qui est beau; l'aspect du laid nous fait souffrir. Rien ne rend plus heu- reux qu'une noble affection qui est payée de re- tour; un tel sentiment repoussé, méconnu, est une source de chagrin. Or, comment diviser ces choses si étroitement unies dans notre existence : le plaisir et la satisfaction de conscience, l'admi- ration, l'amour partagé, la tristesse et le re- mords, l'horreur du laid, un amour malheureux? Le désir n'est également qu'une dépendance et une conséquence des mêmes phénomènes. Par exemple, de la sensation naissent les appétits et les désirs physiques; on peut dire même que, dans ce cercle, le désir n'est qu'une sensation qui nous pousse à agir. A nos différentes affec- tions se trouve attaché le désir de faire du bien à l'objet aimé. Je te veux du bien, ti uogliobene, signifie en italien, je vous aime. Dans 1 ment moral se trouve renfermé le désir de faire de bonnes actions ; dans le sentiment du beau, celui de voir ou de produire de belles choses; tlins le sentiment du vrai, celui d'échapper à l'erreur et de rencontrer la vérité. Uue d nous de la crainte et de l'espérance ? Est-ce que l'on craint, est-ce que l'on espère, sans aimer ou sans désirer, et sans éprouver par anticipa- tion le bien ou le mal qu'on entrevoit dansl'ave- nir? La crainte et l'espérance nous offrent dune un phénomène mixte, qui se confond, d'une part, avec l'intelligence ou l'imagination, et de l'autre avec le désir, avec l'amour, avec le sen- timent même qu'excite en nous l'objet aimé < u désiré. Pour la naine, l'envie, l'orgueil, la colère, SENS — 1590 — SENS ce ne sont pas non plus des phénomènes simples, des mouvements spontanés de notre natu s des passions nées d'un désir ou d'un pen- chant comprimé, et qui, avec le concours des autres facultés, placent notre àme dans un étal de réaction contre l'auteur de cette résistance. Toute manière de sentir rentre donc dans celles que nous avons reconnues, et il ne nous reste plus qu'à nous occuper ,dc leur principe com- mun, ou de la sensibilité elle-même, considé- rée dans ses caractères et ses lois les plus es- sentiels. 2" Le premier caractère qui nous frappe dans la sensibilité, c'est son unité, c'est la continuité et la suite de ses effets, malgré la variété et les contrastes que nous y apercevons d'abord. Dans le domaine étroit de la sensation et des lois or- ganiques nous voyons déjà se produire, par la force de l'instinct et de l'habitude, le germe des affections. Celles-ci. épurées par la raison et par la liberté, ayant pour objet non-seulement des individus, mais l'humanité tout entière, se réunissent au sentiment moral. Ce sentiment, à son tour, se confond, comme nous l'avons re- marqué, par plus d'un point, avec le sentiment du beau, sans que jamais l'un puisse se substi- tuer à l'autre. Tous deux sont inséparables du sentiment du vrai : car je suis pénétré de cette conviction que la loi qui subjugue mon cœur et commande à ma volonté, que l'ordre que j'ad- mire dans les œuvres de la nature ou de l'art, ont une existence réelle et nécessaire, indépen- dante de mes impressions. Plus je réfléchis, et plus la présence de la vérité m'apparaît distinc- tement dans le beau et dans le bien. Enfin le sentiment de l'infini suppose et domine tous les autres ; il s'adresse à un monde que ni la sensi- bilité, ni l'intelligence, ni aucune autre de nos facultés ne peut embrasser, mais devant lequel toutes nous conduisent, dont toutes nous affir- ment et nous démontrent l'existence. Que faut-il conclure de cette unité de la sensibilité? Que tous nos sentiments dérivent de la sensation, ou ne sont que des sensations diversement modi- fiées et toutes également dépendantes des orga- nes du corps? Mais une pareille conséquence est inadmissible : le plus ne peut sortir du moins, ni le tout de ia partie. La puissance qui m'élève au-dessus de tous les mouvements de mes sens, du plaisir, de la douleur, des besoins physiques, et qui me'porte à les mépriser, à les combattre, pour rester fidèle à une loi de ma raison, ne sau- rait être confondue avec ces mouvements mê- mes. Puis, quels sont les organes, quels sont les sens particuliers que la nature a donnés pour siège à l'estime, à l'amitié, à l'admiration, au sentiment du devoir, au sentiment religieux? La sensibilité est donc une faculté immatérielle, c'est-à-dire indépendante dans son principe, dans son unité, des lois du monde physique. Elle pénètre par la sensation dans l'organisme, pour en diriger et en féconder les opérations; mais elle ne s'y arrête pas et prend son essor vers l'infini en parcourant, dans un ordre admi- rable, tous les degrés de la vie intellectuelle et morale. Elle embrasse à peu près la même ère que la raison ; car à nos idées les plus essentielles correspondent des émotions et des sentiments. La vérité, en même temps qu'ello nous éclaire, nous échauffe et nous remue comme pour mieux marquer sa présence. ! , est considérée me faculté passive ou une pure capa- à-dire comme une force spont irrés nous su! i La pouvoir dirig( opinion n'est pas exacte. Nous .■>ns pas, il esl vrai, sur nus sentiments, nos affections, nos sensations, le même empire que sur nos actes. Nous ne sommi es de choisir entre le plaisir et la douleur, la satiété et le désir, l'amour, la haine, l'admiration ou l'indifférence, comme nous sommes libres d'agir ou de ne rien faire, de prendre un parti ou un autre ; mais il s'en faut que ces phénomènes soient hors de notre influence, ou que la volonté, c'est-à-dire la personne humaine, considérée dans son principe fondamental, ne joue aucun rôle dans la sensibilité. C'est une observation bien commune, que nos sens ne' sont pas affec- tés de la même manière quand notre esprit est libre, et quand il est dominé par quelque vive préoccupation. Voici un homme malade de la goutte; il est en proie aux plus cruelles souf- frances. Eh bien, qu'on lui annonce la mort de son père ou de son ami, la perte de fortune, à l'instant la douleur physique dispa- raîtra devant la douleur morale, le corps devant l'esprit. Le jeu, la conversation, une lecture in- téressante, en un mot la distraction pourra pro- duire, mais plus lentement, un résultat sembla- ble. Comment rendre compte de ce fait ? C'est que l'attention, sans laquelle il n'y a pas de conscience, ni par conséquent de véritable sation, a passé d'un objet à un autre. Or, l'atten- tion nous appartient, elle émane de notre volonté, elle est notre acte de présence dans les impres- sions que nous recevons du dehors. Les sensations qu'elle abandonne, celles qui, répétées à chaque instant de notre vie, ne peuvent plus exciter que l'indifférence, s'obscurcissent par degrés et finissent par s'évanouir ; tandis que d'autres, très-confuses en elles-mêmes, qu'elle observe, qu'elle analyse dans un but d'intérêt ou de plaisir, gagnent en netteté et en finesse jusqu'à devenir presque un art. C'est ainsi qu'un aveugle de naissance arrive à substituer le tact à la vue. et qu'il y a des hommes faisant profession de cette délicatesse de sens, ou des épicuriens exercés, qui n'ont qu'à approcher de leurs lèvres un verre de liqueur pour en démêler aussitôt l'âge, l'origine, la qualité. Ce que nous disons de la sensation s'applique encore bien mieux aux autres modes de la sensibilité : car plus nos sentiments s'éloignent de la vie physique, c'est- à-dire plus ils sont élevés et délicats, plus la volonté est forcée d'intervenir pour les défendre contre les passions vulgaires et les empêcher d'être étouffés sous le poids de l'intérêt ou du besoin. Les affections pures et généreuses, le sentiment moral, le sentiment religieux n'arrivent pas d'eux-mêmes à leur complet développement et n'agissent pas sur toutes les âmes avec une égale force; il faut les éveiller, les exercer, et, si Ton peut ainsi parler, les nourrir sans cesse ; en un mot, la sensibilité a besoin d'être cultivée comme l'intelligence ; et cette culture est la partie la plus difficile et la plus importante de l'éducation. Elle se fonde tout entière sur des actes et des exemples. Conduisez-vous avec vos semblables comme si vous les aimiez, et vous les aimerez; les sacrifices que vous leur ferez vous atta- cheront à eux beaucoup plus que ceux que vous recevrez. Pratiquez assidûment le bien; et il s'emparera non-seulement de vos habitudes, mais de votre cœur. Il n'en est pas autrement du vrai et du beau : c'est en poursuivant le pre- mier avec une austère probité, c'est en contem- plant le second dans des exemples irréprocha- bles, qu'on finit par les goûter, par les aimer l'un et l'autre. Ainsi la volonté intervient sous une forme ou sous une autre, celle de l'action ou de l'absten- tion, dans toutes nos manières de sentir. C'est par elle que la sensibilité nous appartient, qu'elle SENS 1591 — SENS s'accorde avec notre intelligence et notre libre arbitre, qu'elle mérite d'être comptée comme une faculté de l'âme : car un être libre a des facultés dont il dispose, et ne peut pas être, comme une chose inerte, entièrement dominé par une force étrangère. Otez de la sensibilité la volonté, vous en ôtez la conscience, la persis- tance, l'unité, la personnalité : la faculté s'éva- nouit pour ne laisser à sa place que des impres- sions confuses et fugitives. Cependant, quelle que soit dans la sensibilité la part de la volonté ou de la personne humaine, il y en a encore une autre : car personne n'osera soutenir que nous sommes les auteurs de nos sentiments et de nos sensations, que nous créons en nous le plaisir, la douleur, la joie, la tris- tesse, l'aversion, le désir, la pitié, le remords, comme nous créons en quelque sorte nos déter- minations. Cette part qui nous est étrangère, et que l'on pourrait appeler la matière de la sensibilité, d'où nous vient-elle? quelle en est la cause immédiate? quelle est la force qui la produit? Car si l'on ne veut pas se payer de mots et de vaines métaphores, il faut, après avoir écarté la volonté humaine, chercher une autre cause non moins efficace, s'adresser à une autre force aussi réelle et aussi vivante que notre moi. Nous avons déjà prouvé que cette force n'est pas dans la nature physique. La na- ture physique n'agit que sur notre organisation, et il n'y a aucun rapport entre celle-ci et la plu- part des phénomènes que nous avons analysés. La sensation elle-même, dont les différents modes sont appropriés avec tant d'art aux fonctions et à la conservation des êtres animés, ne saurait s'ex- pliquer par une cause dépourvue d'intelligence. Il faut donc admettre ici l'intervention directe d'une force à la fois supérieure à la nature et à nous-mêmes, et dont la sphère d'activité égale en étendue celle de nos sentiments. C'est dire que la sensibilité, quand on en a retranché les pas- sions qui sont l'œuvre de l'homme (voy. Pas- sions), est un mouvement qui émane de Dieu, une action immédiate de sa puissance qui nous incline vers notre fin sans nous contraindre, et nous pénètre sans nous absorber. Ainsi s'explique l'ordre qui règne naturellement dans cette partie de notre être, l'accord de nos inspirations avec nos facultés et le but que la raison leur impose, le lien qui unit la douleur et le plaisir, la souf- france et le bonheur, avec la violation et l'ac- complissement des lois de notre existence. Il faut la volonté, pour accueillir cette précieuse influence et l'assimiler à notre âme; il faut la raison pour la comprendre; par conséquent elle laisse sub- sister intacte notre personnalité, et n'intervient que pour l'avertir, la solliciter et prêter secours à sa faiblesse. Qu'on se figure, en effet, ce que serait l'homme condamné à voir toutes choses avec indifférence, c'est-à-dire sans aversion et sans amour, et n'ayant pour le pousser à agir que les idées abstraites de sa raison ! La sensibi- lité prise tout entière, mais plus particulièrement le sentiment, est donc dans l'ordre naturel ce que dans le domaine de la théologie on appelle la grâce, c'est-à-dire une action divine venant au secours de la faiblesse humaine et sollicitant notre liberté à la suivre sans lui ôter le mérite de son choix ni la faute de sa résistance. Cette grâce naturelle, si l'on nous permet de l'appeler ainsi, dans laquelle sont unis tous les hommes et qui suit le développement de nos facultés, des- cend des mêmes hauteurs que la lumière natu- relle de la raison ; car, de même que nos senti- ments, les idées éternelles sur lesquelles reposent toutes nos connaissances viennent d'une source plus élevée que le monde extérieur et nous- La raison et la sensibilité sont comme les deux voies par lesquelles Dieu pénèti cesse dans notre conscience et s'unil i nous. La volonté, c'est notre substance propre, ce qui ciou a été donné, non communiqué jamais, quoi que prétendent les idéalistes et les mystiques, disparaître en cultes précédentes, car là où la volonté i sente nous ne sommes plus. Mais si la volonté, au lieu de développer la sensibilité paralli à la raison et de l'élever à toute sa hauteur, la retient, en l'exaltant, emprisonnée dans les li- mites de la sensation ou de l'intérêt per alors son œuvre s'est substituée à celle de Dieu, la sensibilité a disparu devant les passions. 3° La sensibilité a été, de la part des philoso- phes, l'objet d'une étude moins sérieuse et moins attentive que les autres facultés de l'âme; peut- être parce qu'elle se prête moins à l'esprit d'hy- pothèse, et qu'elle proteste au fond de notre âme contre la plupart des systèmes. On a souvent ob- servé et décrit séparément certains phén ou certains états de la sensibilité; mais '-es phé- nomènes, on ne les a pas recherchés tous avec une égale attention, on ne s'est pas mis en peine de les classer et de les coordonner avec une mé- thode rigoureuse, ni de savoir s'ils appartiennent à une seule faculté, à un seul principe ou à plu- sieurs. Ainsi , chez Platon, ces quatre faits, la sensation, le désir, la colère, l'amour, que cer- tainement la sensibilité a également le droit de revendiquer, n'ont aucun rapport entre eux, et appartiennent moins encore à des facultés qu'à des principes différents. La sensation est surtout considérée par lui comme représentative, et sem- ble se confondre avec la perception. La colère se confond avec la volonté; le désir comprend à la fois les passions et les appétits naturels; enfin l'amour, c'est le sentiment de l'idéal et de l'in- fini. Aristote a mis plus d'unité, mais aussi moins d'élévation dans ses recherches et moins de vé- rité dans les détails. Dans son langage comme dans sa pensée, la sensibilité (tô a'.aQriv.xôv. i\ aia9r,Tiv.Y] ôûvaiuç) n'est que la faculté d'éprouver des sensations, et appartient à la fois à l'âme et au corps. La sensation est la source commune, l'origine première de nos plaisirs et de nos pei- nes, quoique ceux-ci ne se rapportent pas tous à des objets sensibles/et qu'on puisse distinguer des plaisirs et des peines du corps, des plaisirs et des peines de l'âme. De la sensibilité proprement dite il distingua l'appétit ou la faculté appétitive (-o ôpexTixov), tout en reconnaissant entre ces deux facultés des rapports très-étroits, car tout être sensible est capable de jouir et de souffrir, et à ces deux manières d'être se lient naturellement l'appétit qui nous attache à la première et la ré- pugnance qui nous éloigne de la seconde. L'ap- pétit se présente sous trois formes : le désir, qui poursuit le plaisir sans tenir compte du besoin; la passion, qui se traduit par l'amour et par la haine; enfin la volonté, qui n'est que l'appétit dirigé par la raison. Ainsi, ce qui doit ê paré, la volonté et la sensibilité, les sentiments et la sensation, se trouve réuni dans ce s\ et ce qui doit être réuni, la sensibilitéet le de- sir, se trouve sépa Les docteurs chrétiens du m en con- servant, dans la forme, la théorie d'Aristote, l'ont beaucoup modifiée dans le fond. Ils reconnais- sent, avec le philosophe grec, que le désir, les passions et la volonté ne sont que trois modes différents de l'appétit : ce qui les amène à distin- guer un appétit de concupiscence, un appétit de colère, et un appétit raisonnable; mais en même temps ils croient fermement à la liberté, et ajou- tent aux phénomènes que nous venons ' s-rare à la SERV — 1595 — SERV fin du dernier siècle : on n'en connaissait que templaire. Après avoir consacré quelques années à ces travaux de pure érudition, Sepulveda se jeta de nouveau dans l'arène des partis. On se plai- gnait amèrement des maux que cause la guerre, et l'on se demandait si le métier des armes n'imposait pas des devoirs contraires aux pré- ceptes de la morale évangélique. Sepulveda prit la parole sur cette question, et publia De conve- nientia militaris disciplinée cum cliristianare- ligione, dialogus qui inscribitur Démocrates, in-4, Rome, 1535 : c'est le plus célèbre de ses ouvrages. Le ton dogmatique qui règne dans ce dialogue se retrouve dans les autres écrits de Sepulveda : il est exempt de pédantisme, et ce- pendant il offense bien souvent l'esprit du lec- teur, parce que c'est le ton du paradoxe. Vers le même temps parut un autre écrit de Sepulveda, qui n'est peut-être pas moins digne d'estime ; c'est son discours sur les devoirs des témoins : Jo. Genesii Sepulvedœ, Cordubensis, de ratione dicendi teslimonium in causis occultorum cri- minum. dialogus gui inscribitur Theophilus, in-4, Valladolid, 1538. Il mit ensuite au jour un ouvrage longtemps préparé, une traduction la- tine de la Politique d'Aristote : Aristolelis de Republica libri octo, interprète et enarralore J. Genesio Sepulveda, in-4, Paris, 1548. Louée par Gabriel Naudé et par Heinsius, cette traduc- tion a été critiquée par Huet. Suivant M. Bar- thélémy Saint-Hilaire, c'est la meilleure de toutes les versions latines de la Politique. Désignons enfin, parmi les ouvrages politiques de Sepul- veda, le dialogue intitulé Gonsalvus, qui a pour matière la recherche de la gloire, de Appetenda gloria, le Second Dcmocrate, ou de Justis belli causis, qu \ araît médit, et le traité de Regno et offïcio, qui lut publié pour la première fois à Ilerda, en 1371, in-8. Il y a plusieurs éditions des Œuvres de Sepul- veda, mais aucune n'est complète. La première parut à Paris en 1541, in-8; la seconde à Colo- gne, in-4, en 1602; la troisième à Madrid, en 1780, 4 vol. in-4, par les soins de l'Académie royale d'histoire. Cette édition ne contient pas les traductions de Sepulveda. — Sur la vie et les œuvres de cet écrivain il faut consulter le P. Ni- ceron, Hommes illustres, et le Commentarius de vita et scriptis J. G. Sepulvedœ, que les éditeurs de l'année 1780 ont mis à la tête de leur premier volume. B. H. SERVET (Michel). On n'ignore pas en général que Michel Servet a nié le mystère de la Trinité; on sait aussi qu'il a innové en physiologie comme en religion, et qu'il est au nombre des savants qui disputent à Harvey la glorieuse découverte de la circulation du sang; mais quel est au juste le caractère des doctrines et du génie de ce médecin novateur, de ce théologien hérétique? S'est-il borné, en théologie, à des négations par- tielles, ou bien a-t-il conçu un système dont la négation de la Trinité ne soit qu'un corollaire? quel est ce mystère? quelles en sont les origines, les destinées, la valeur propre? Voilà des ques- tions que personne, en France, n'a jamais réso- lues, disons plus, qu'aucun historien, aucun critique ne s'est jamais sérieusement proposées. Cet oubli est injuste. Les opinions religieuses de Michel Servet ont exercé une influence con- sidérable sur les esprits de son temps. Il y a eu des servetisles en Allemagne, en Suisse, en Italie. Étroitement liée au protestantisme qu'elle tend à dissoudre, et au socinianisme qu'elle vient susciter, l'hérésie de Michel Servet est le lien de ces deux grandes phases du mouvement religieux au xvi* siècle. Ce n'est pas tout : il n'y eulement dans Michel Servet u:i lue; il y a aussi un philosophe. 0 1'' rattacher à ce groupe de penseurs qui s'en- flammèrent d enthousiasme pour le plal 1 ' s panthéi mystiques qui agita sans la troubler l'âmi didede Marsile Ficin, qui égara Patru Giordano Bruno, ce même Bot entraîna Miclu i Servet; mais ce qui le sépare des purs p sants, ce qui donne à sa doctrine une plrj mie originale, c'est qu'il entreprit de ensemble son panthéisme néo-platonicien christianisme hérétique; c'est qu'il ess;>\ sans génie, une sorte de déduction ratii des mystères du christianisme; c'est, en un mot, qu'il tenta, au xvie siècle, une œuvre qui sem- blait réservée à la hardiesse du nôtre : jo veux dire une théorie du Christ; ce qu'on appellerait aujourd'hui, de l'autre côté du Rhin, une chris- tologie philosophique, et, qui plus est, une christologie panthéiste. A ce point de vue. Mi- chel Servet se présente aux regards de l'histo- rien sous un jour nouveau. On ne voit plus seu- lement en lui le rival et la victime de Calvin, le médecin novateur, le chrétien hérétique, mais le théologien philosophe et panthéiste, précurseur inattendu de Malebranche et de Spi- noza, de Schleiermacher et de Strauss. Nous allons raconter rapidement sa vie ora- geuse, terminée par une fin si tragique ; puis nous caractériserons avec soin ses idées méta- physiques, qui sont le lien par où son nom se rattache à l'histoire de la philosophie; quant à ses doctrines théologiques, nous nous bornerons à les esquisser. Michel Servet, ou, plus exactement, Serveto, naquit l'an 1509, à Villanueva, petite ville d'Aragon, de parents honorables, chrétiens d'ancienne race, comme il nous l'apprend lui- même, et vivant noblement. A dix-neuf ans il quitta l'Espagne, qu'il ne devait plus revoir. Étrange destinée de ces aventureux génies du xvie siècle, Servet, Bruno, Vanini! ils n'ont ni famille, ni patrie. Agités d'une inquiétude se- crète, d'un insatiable besoin de mouvement, ils traversent en courant l'Europe sans pouvoir se fixer jamais, avides de nouveautés, de disputes et de périls, allant d'écueil en écueil et d'orage en orage, jusqu'à ce que la tempête finisse par les engloutir. Toulouse fut la première station de Michel Servet. 11 y commença l'étude du droit, bientôt abandonnée pour celle des saintes Écritures. Nous voyons éclater ici le trait distinctif de son caractère, je veux dire une curiosité passionnée, insurmontable, inextinguible pour les questions religieuses. La réforme de Luther agitait l'Alle- magne et l'Europe, et partout soufflait un esprit nouveau. L'âme de Servet en fut embr sa vie appartint désormais à une sorte de tation fiévreuse des mystères du christi; En 1530, il se dirige tour à tour vei les plus actifs de la réforme, et s'adresse d à Œcolampade. Servet, qui déjà préludait au panthéisme en soutenant l'éternité de la créa- tion, produisit sur ce chrétien simpl leux un effet d'épouvante. A Strasbourg, liueer et Capito ne lui firent |pas meilleu Zwingle s'unit à eux pour maudire le n et scélérat Espagnol. Servet en appela au public de l'anathème des chefs de la réforme. En 1531, il publia à Haguenau son livre des Variations de' la Trinité {de Trinil itis erroribus libri seplem, per Michaelem Serveto, alias Rives, ab Arragonia Hispanum, anno 1532, in-8, cei neuf feuillets, sans nom de ville ni d'imprimeur). L'année suivante, il donna ses Dialogues (Dialo- SERV - 1596 — SERV n . Ti'initatelibri duo; de Juslilia rcgni Chrisli capitula quatuor} per Michaelem Ser- veto, alias Rives, ab Arragonia Hispanum, 1532, in-8 de six feuilles). Tout le système philosophi- que et religieux de Michel Servet est en germe dans ces deux écrits, qui firent un tel scandale en Allemagne, que Servet changea son nom en celui de Michel de Villeneuve, et gagna la France. En 1533 il est à Paris et semble avoir abandonné des spéculations périlleuses pour étudier la mé- decine sous deux maîtres illustres, Sylvius et Fernel. Il prend le bonnet de docteur et professe avec éclat au collège des Lombards, Portant dans cette carrière nouvelle les qualités el les défauts de sa nature, il donne dans les visions de l'astrologie judiciaire, et découvre ou plutôt devine la circulation du sang. A la suite d'une querelle avec la Faculté de médecine, Servet quitta Paris en 1538, et mena longtemps une vie errante, séjournant tour à tour à Lyon, à Chaulieu, à Avignon, peut-être en Italie, sans protection, sans fortune, sans asile, obligé pour vivre de mettre sa plume au service des libraires, publiant une bonne édition de la Géographie de Ptolémée, une Bible annotée, des arguments pour une Somme de saint Thomas en Espagnol, et quelques autres travaux de même espèce. En 1541, il fut rencontré à Lyon dans un état assez misérable par Pierre Paul- mier, archevêque de Vienne, en Dauphiné, sa- vant homme et ami des lettres, qui l'avait connu à Paris, et lui offrit dans son propre palais une honorable hospitalité. Là, tout conseillait à Ser- vet de terminer en paix sa carrière vagabonde. Habile et heureux dans son art, recherché par les familles les plus considérables, respecté pour sa science, aimé pour la douceur' de son caractère, iout autre à sa place eût vécu content ; mais rien n'avait pu éteindre dans cette âme inquiète, rêveuse et passionnée, la soif des spéculations religieuses. A Vienne, comme à Toulouse, comme à Bàle et à Strasbourg, persécuté ou paisible, pauvre ou dans l'abondance, son âme était tout entière au spectacle des agitations du christia- nisme. Il croyait avoir trouvé, seul, le .nœud de toutes les difficultés du temps. Ce n'est pas que la réforme à ses yeux ne fût légitime; mais elle s'arrêtait à moitié chemin. Il prétendait lui imprimer une impulsion nouvelle et médi- tait le dessein de présenter au monde une oeuvre que n'avaient osé entreprendre ni Luther, ni Xwingle, ni Calvin, un christianisme rajeuni, reconstruit depuis la base jusqu'au faite, ,1e christianisme de l'avenir, qui était aussi pour lui le vrai christianisme du passé. Ses yeux étaient fixés sur Genève. L'auteur de Y Institution chrétienne, le législateur du protestantisme, lui paraissait l'homme le plus capable de compren- dre ses idées, le mieux placé pour réaliser ses desseins. Il mettait sa gloire à le séduire à sa doctrine. Entraîner Calvin, en effet, c'était en- traîner le protestantisme, c'était changer la face du monde religieux. Rien ne put détourner Servet du dessein de convaincre son adversaire. Mis en communica- lion avec lui par le libraire lyonnais Frellon, une correspondance active s'engagea, Egalement sincères, mais également orgueilleux et entiers, ces deux esprits, d'ailleurs si différents, ne pou- vaient s'entendre. Calvin rompit tout commerce avec une hauteur suprême, et le cœur profo 'lient irrité. Servet résolut alors de publier le grand ouvrage qu'il méditait depuis longues années, el dont il avait communiqué plusieurs partu 3 Calvin el à son ami Viret. il décida à I"'IX d'argenl deux libraires de Vienne. Baltha- Irnollet et Guillaume Guéroult, à l'imprimer en secret pour le répandre ensuite dans Imite l'Europe. Le titre de l'ouvrage était significatif! Restitution du christianisme [Chrt reslitutio, tolius Ecclesiœ apostolicŒ ad limina uoeatio, in integrum restituta cogni- lîone Dei, fulei Chrisli, justifralionis nostrœ, regenerationis baptismi et cœnœ Domini man- ducalionis. lieslitulo denique nobis regno cce- lesti, Babylonis impies captivitale suinta, et antechristocum suispenitusdeslructo; 734 pages in-8, M. S. V. (.Michael Scrvctus Villanovanus, 1533). — Evidemment celte publication, destinée à produire chez les protestants et les catholi- ques un scandale immense, créait par cela même contre Servet un danger presque inévitable. L'hérésie était flagrante, et la loi frappait les hérétiques du supplice du feu. Servet se jeta tête baissée dans cet abîme, et nul doute qu'un orgueil excessif et un désir violent de paraître et d'agiter le monde n'aient fortement contribué à le faire agir; mais il serait injuste de ne pas reconnaître en lui un homme sincère, profondé- ment convaincu de la vérité de son système, et qui cédait à l'irrésistible besoin de communi- quer à ses semblables ce qu'il croyait être la vérité. Noble audace après tout, qui lui faisait sacrifier son repos et sa vie à la fortune d'une idée ! C'est à l'histoire à raconter les mémorables détails de cette tragique affaire. Dénoncé par les propres manœuvres de Calvin à l'autorité ecclé- siastique, Servet est mis en prison, s'échappe de Vienne, et, après avoir erré plusieurs mois autour de la frontière, se fait prendre au piège à Genève par son plus' mortel ennemi. Après un long procès et des souffrances inouïes, il est brûlé vif sur la place du Champel, et subit son supplice avec une fermeté d'esprit et un courage indomp- tables (1553). Pour comprendre cette effroyable immolation, dont Gibbon a dit avec raison qu'il en était joins profondément scandalisé que de toutes les héca- tombes humaines qui ont été sacrifiées dans les auto-da-fé de l'Espagne et du Portugal, il faut mesurer le péril que créait pour le protestan- tisme la théologie de Servet, et on ne comprend bien cette théologie elle-même qu'en la rappor- tant au système métaphysique dont elle est une curieuse application. Le point de départ de Servet en philosophie, c'est que Dieu, considéré en soi dans les profon- deurs de son essence incréée, est absolument in- divisible. Il faut se rendre compte de ce principe, de son origine et de sa portée. Servet ne se donne pas pour l'avoir inventé : il l'emprunte à la tradition néo-platonicienne, à ses autorités favorites, Nu- menius et Plotin, Porphyre et Proclus, Hermès Trisinégiste et Zoroastre. Et en effet, ce principe de l'absolue indivisibilité de Dieu a été et devait être hautement proclamé par toutes les écoles panthéistes et mystiques de l'antiquité. C'est le génie du mysticisme de ne voir dans toutes les formes de la vie individuelle que des ombres fugi- tives et décevantes; dans la vie elle-même, depuis son plus humble degré jusqu'au plus sublime, qu'une stérile agitation; et de concevoir, au- dessus de ce courant de phénomènes où l'existence se divise et se perd, un principe immobile, simple. pur, exempt de toute action, de toute division. où tout doil s'identifier et s'unir. Le panthéisme parait d'abord animé d'un génie tout contraire. Son Dieu est un Dieu vivant; il agit, et se dé- veloppe par la nécessité de son essence; il se mêle a la nature, il est la nature elle-même, en revêl lentes les formes, en monte, en descend et en remplit tous les degrés. Mais si le dieu du SEHY 15(J7 — SERV panthéisme est inséparable de la nature, par là même il n'a pas de vie propre et distincte; il ne se manifeste que dans ses œuvres et sous la con- dition de l'espace, du temps et du mouvement. Pris en soi, il n'est plus que l'unité absolue, l'être pur. la substance absolument indivisible et incompréhensible: il est l'inconnu, l'ineffable, l'infini; c'est l'Abîme des Chaldéens, l'Un de Plotin, l'En-Soph des kabbalistes; de la sorte, le mysticisme et le panthéisme, divers à tant d'é- gards, se rencontrent dans ce principe de l'indi- visibilité absolue de Dieu. Servet l'adopte, sauf des réserves de peu d'importance, et il s'en sert avec une sagacité et une hardiesse extrêmes contre la doctrine chrétienne de la Trinité. A la place de cette Trinité qui révolte sa raison, Servet conçoit un dieu parfaitement un, parfaite- ment simple, si simple et si un qu'à le prendre en lui-même il n'est ni intelligence, ni esprit, ni amour. Toutefois, entre un tel dieu, retiré en soi dans sa simplicité inaltérable, et ce flot d'existences mobiles, divisées, changeantes, il faut un lien, un intermédiaire. Cet intermédiaire, ce lien, pour Servet, ce sont les idées. Les idées sont les types éternels des choses. Ce monde visible, où trop souvent s'arrêtent nos pensées et nos désirs, qui enchante notre imagi- nation de ses riches couleurs, n'est qu'une image affaiblie d'un indivisible et plus noble univers. S'il est dans la région des sens une chose entre toutes belle et féconde, c'est la lumière; mais son fugitif éclat, toujours mêlé d'ombres, pâlit et s'éclipse devant les éternelles et pures splen- deurs de la lumière incréée. Ces mêmes objets qui apparaissent dans notre monde et sous la condition de la limite, du mélange et du mouve- ment, la pensée du vrai philosophe les contemple au sein du monde idéal, purs, simples, infinis, immobiles, harmonieux. Les idées ne sont pas seulement les modèles immuables, les essences abstraites des choses; ce sont des principes substantiels et actifs, elies président à la fois à la connaissance et à l'exis- tence; en même temps qu'elles ordonnent le monde et règlent la pensée, elles soutiennent et vivifient toutes choses. Ainsi, l'invisible univers des idées, distinct de l'univers visible, n'en est point séparé; il le pénètre et le remplit. De même, les idées ne sont point séparées de Dieu, bien qu'elles s'en distinguent. Elles sont le rayon- nement éternel de Dieu, comme le monde sensible est le rayonnement éternel des idées. Ce que les idées sont aux choses, Dieu l'est aux intelligences. Les choses trouvent leur essence et leur unité dans les idées; ies idées trouvent leur essence et leur unité en Dieu. Dieu, indivisible en soi, se divise dans les idées; les idées se divisent dans les choses. Dieu, pour parler le langage de Michel Servet, qui fait songer ici tout à la fois à Plotin et à Spinoza, Dieu est l'unité absolue qui unifie tout, l'essence pure qui essentie tout, essentiel es- sentians {Christ. resî.} lib. IV. p. 12ô). L'essence, l'unité, descendent de Dieu aux idées, et des idées à tout le reste ; c'est un océan éternel d'existence, dont les idées sont les courants, dont les choses sont les flots. En résumé, il y a trois mondes, à la fois distincts et unis : au sommet, Dieu, absolument simple, ineffable; au milieu, l'éternelle et invisible lu- mière des idées; au bas de cette échelle infinie, s'agitent les êtres. Les êtres sont contenus dans les idées, les idées sont contenues en Dieu. Dieu esttout; tout est Dieu; tout se lie, tout se péni et la loi suprême de l'existence est l'unité univer- selle. L'unité, l'harmonie, la consubstantialité de tous les êtres, voilà le principe qui a séduit Servet, comme il captiva depuis Sabellius et Eu- lychès, comme il devait égarer un jour et Bruno, et Spinoza, et Schelling, e1 tanl d'autres un crimeâ Michel - de s être laissé gagner à ces doctrim chimériques, dans un siècle surtout où la plupart des esprits en subissaient le prestige. Servet était tellement de la vérité de cette doctrine, que devant ses juges i. en face de la mort, il eut le couragi fesser. Calvin, qui avait fait d ies pan- théistes de Servet un des principaux cl l'accusation capitale intentée contr pelle en ces termes au « Maintiens-tu que nos âmes soient un sourgeon de la substance divine: qu'il y ait dans ' êtres une déité substantielle? — .'<■ Le maintiens, répond Servet. — Mais quoi ! misérable.' Calvin en frappant du pied, ce pavé est-il Dieu? Est-ce Dieu qu'en ce moment je foule? — Sans aucun doute. — A ce compte, ajoute Calvin avec ironie, les diables eux-mêmes contiennent Dieu? — En doutes-tu?» réplique su1- le même ton l'in- domptable panthéiste, perdant ici toute prudence, mais n'hésitant pas à livrer sa vie plutôt que de désavouer sa foi. Disons en quelques mots comment Servet rat- tachait à sa métaphysique panthéiste une théo- logie profondément contraire à la lettre et à l'esprit du christianisme. Servet partait de ce principe, que toute détermination précise ré- pugne a la nature de Dieu. La négation de la divinité du Christ était une conséquence inévi- table de ce principe. Michel Servet l'a-t-il ré- solument acceptée? l'a-t-il nettement repoussée? ni l'un ni l'autre. Il a essayé de l'atténuer en l'acceptant. C'est ce qui fait l'obscurité de sa christologie. La clef de toutes les difficultés qu'elle présente, c'est que Servet veut être à h fois chrétien et panthéiste. Pour résoudre ce problème insoluble, pour reconnaître dans le Christ quelque chose de plus qu'un homme, sans y voir Dieu lui-même mystérieusement uni à l'humanité, Servet imagine sa théorie d'un Christ idéal qui n'est point Dieu, qui n'est point nn homme, qui est un intermédiaire entre l'homme et Dieu. C'est l'idée centrale, le type des types, l'Adam céleste, modèle de l'humanité et par suite de tous les êtres. Pour l'Eglise, le Christ est Dieu: pour le panthéisme, le Christ n'est qu'un homme, une partie de la nature. Servet place entre la Divinité, sanctuaire inaccessible de l'é- ternité et de l'immobilité absolue, et la nature, région du mouvement, de la division et du temps, un monde intermédiaire, celui des idées, et il l'ait du Christ le centre du monde idéal. De la sorte, il croit concilier le christianisme et le pan: ; en les corrigeant et les tempérant l'un ; ir l'autre. L'effort de Servet pour échapper au panthéisme est manifeste. Il reproche à Zoroastre et à Hermès ^ iste d'avoir admis entre la nature et Dieu une union trop immédiate : il essaye de conserver les idées de création et de créateur. "Tous les êtres, dit-il. sont sans doute consubstantiels en Dieu, mais par l'intermédiaire des idées, c'est- à-dire par l'intermédiaire du Christ. » Le Christ seul est fils de Dieu, engendré immédiatement de sa substance; les autres êtres ne sont fils de Dieu que par adoption, et grâce a du Christ. Le Christ est le nœud de la terre et du ponl qui comble l'abîme entre l'éternité et le temps, entre le fini et l'infini, entre la na- ture et Dieu. Que serait Dieu sans le Christ? un principe inaccessible, retiré en soi dans les muettes pro- fondeurs d'une existence absolue, une cause sans effet, un soleil sans lumière. Le Christ est la Si'XT — 1598 SEXT lumière de Dieu, sa manifestation la plus par- faite, son image la plus pure, sa personne. En ce sens, le Christ est égal à Dieu; il est Dieu même, mais Dieu visible, participant des créa- tures, contenant en soi l'humanité et tous les êtres de l'univers. C'est du Christ que tout émane ;. c'est vers lui que tout retourne; il est la cause. le modèle et la fin de tous les êtres; tout en lui s'unifie, et il unifie tout en Dieu. Servet développe cette idée avec un véritable enthousiasme; c'est le pivot de toute sa doctrine. Par elle, il prétend rendre le christianisme à sa pureté primitive, en expliquer tous les dogmes, les mettre en harmonie avec un panthéisme épuré, avec les traditions de tous les peuples, les sym- boles de tous les cultes, les formules de tous les systèmes, les maximes de tous les sages. Quelque jugement qu'on porte au fond sur son entreprise, ni la sincérité dans sa foi, ni la noblesse dans son enthousiasme, ni une certaine originalité dans ses idées ne- sauraient être contestées sans injustice. Il est clair que cette théorie du Christ détrui- sait radicalement le dogme de l'incarnation, comme la doctrine de Servet sur l'indivisibilité absolue de Dieu détruisait le dogme de la Trinité, comme sa conception d'un monde intelligible qui émane de Dieu par une loi nécessaire et le réfléchit éternellement dans le monde visible, sapait par la base le dogme de la création. Voilà donc toute la métaphysique du christianisme renversée. Servet respectera-t-il davantage la morale chrétienne, dont la racine est le dogme de la Rédemption?' Tant s'en faut : Servet admet à la vérité une chute primitive, un abaissement de la nature humaine en Adam ; mais il rejette l'idée d'une transmission héréditaire du péché originel, et supprime en conséquence le baptême des petits enfants. Il ne reconnaît pas la nécessité de la grâce pour le salut, ni celle de la foi aux promesses de Jésus-Christ : aussi sauve-t-il les mahométans, les païens et tous ceux qui auront vécu selon la loi naturelle. En résumé, la Trinité restreinte à une distinc- tion de points de vue, le Christ devenu une idée, l'idée éternelle de l'humanité, l'Incarnation ré- duite à une forme supérieure de cette idée, la Chute d'Adam à un abaissement de la nature humaine, la Rédemption au retour de cette na- ture vers sa pureté primitive, tel est le christia- nisme^ de Servet. Supprimez la métaphysique panthéiste qu'il emprunte à l'école néo-platoni- cienne et qui sert d'instrument à cette négation radicale de tous les dogmes chrétiens, ne gardez que la négation elle-même, et vous avez le so- cinianisme. A cette condition seule, la doctrine de Michel Servet pouvait devenir populaire. Em- barrassée dans la profondeur et la subtilité de ses conceptions transcendantes, elle n'est dans Servet qu'une philosophie; dégagée de ce cortège, réduite à ses conséquences les plus simples, elle va devenir avec Socin une religion. On peut consulter : E. Saisset, Mélanges d'his- toire, de morale et de critique, Paris, 18.">9, in-12. On trouvera dans la partie de ce volume con- sacrée à Michel Servet tous les renseignements biographiques, bibliographiques et philosophi- les plus noveaux et les plus i Mnplel 5. M. E. us les yeux le manuscrit du Procès de Michel Servet, soigneusement gardé à Gei '■< dérobé jusqu'alors à tous les regards. Eu. S. SEXTIUS (Quintius), philosophe romain, con- lllllt ésar et d'Auguste. Ses talents aemin de la for- tune. Jeui i -h gagner la faveur (1' -l|! qui I Uni [a dignité 'le mieux se consacrer à la phi- phic dans l'on urité et dans l'indépendance de la vie privée. Après avoir étudié à Ail I sous les maîtres les plus célèbres, il composa lui- même en grec plusieurs ou\ rages où il comme dit Sénèque dans ses lettres (la par la langue, Romain par les verbi*. romanis moribus philosopha tur. En i obéissant au génie de sa nation, il ne ch< dans la philosophie qu'une science pratique, un moyen de régénérer les mœurs et de réglei actions. Fondateur d'une nouvelle secte, appelée de son nom les sextiens {mxtiorum nova et ro- mani roboris sexla), et à laquelle appartenait son propre fils, ainsi que Sotion, un des maîtres de Sénèque, il essaya d'unir ensemble la morale du Portique et l'ascétisme de Pythagore. Il em- pruntait aux stoïciens l'idée de leur sage, mais en la dépouillant de la plupart de ses exagéra- tions, et en mettant la sagesse aussi bien que le bonheur à la portée de l'humanité. A Pythagore il prenait la règle de l'abstinence, regardant la chair des animaux comme nuisible à la santé de l'homme, et comme une excitation à la cruauté et à l'intempérance. Comparant la vie à un combat, il recommandait à l'homme de ne jamais s'endormir dans la sécurité, d'avoir toujours la conscience et l'usage de ses forces ; et ce précepte, il le pratiquait lui-même : car, chaque soir, avant de se livrer au repos, il passait en revue les ac- tions de la journée, afin de savoir de quel vice il s'était guéri, quelle vertu nouvelle il avait acquise. 11 est absolument impossible de regarder comme authentiques les prétendues sentences de Sextius traduites du grec par Ruffin et attribuées au pape Sixte II : Sexti Pythagorei Sentenliœ e grœco in latinum a Ruffino versœ, et Xgslo, romance Ecclesiœ episcopo, falso attribulœ, dans le re- cueil des Opuscules mythologiques cl moraux de Th. Gale, in-8, Amst., 1688, p. 643. Ces maximes, toutes pénétrées des idées chrétiennes, ne peu- vent appartenir qu'à un écrivain ecclésiastique des premiers siècles de notre ère. Ainsi, on y lit que tout péché est une impiété; que tout membre qui nous excite à l'impudicité doit être retranché ; qu'il faut abandonner volontairement ce qui nous a été dérobé; qu'il faut laisser au monde ce qui appartient au monde et rendre à Dieu ce qui ap- partient à Dieu. Il est aussi question des anges, de Satan et des peines éternelles. On ne pourrait pas même admettre la supposition de Baronius, que cet écrit a été interpole par Ruffin : car les préceptes de l'Évangile, à peine déguisés dans la forme, se retrouvent partout. — Lévesque de Bu- rigny a consacré à Sextius une courte dissertation dans le tome XXXI des Mémoires de l'Académie des inscriptions. SEXTUS (Empiricus). Nous parlerons avec quelque étendue des livres de Sexlus, et très-peu de Sextus lui-même. La raison en est simple : Sextus n'est qu'un compilateur. Ses traités de scepticisme, ou sont venus se fondre et se résu- mer cinq siècles de controverses, ont une grande importance; quant à l'auteur, il n'en a presque aucune, parce qu'en recueillant l'héritage des Pyrrhon, des Timon, des iEnésidème, des Agrip- pa, il n'y ajoute absolument rien. Sextus paraît avoir fleuri vers le commence- ment du inc siècle de l'ère chrétienne. En e ne Laerce (liv. IX, § 116) le cite comme un sciples d'Hérodote de Tarse; et Galicn, dans un traité qu'il écrivit à trente-sept ans, sous Mare Aurèle (de Ilypotyposi empirica), met^ au nombre des derniers médecins empiriques Méno- dote de Nicomédie, qui eut Hérodote de 1 pour disciple. Sexlus pourrai I donc avoir vécu trente ou quarante ans après l'époque de cet ou- S EXT — 1599 SEXT vrage, vers le temps où régna Septirae-Sévère et où mourut Galien. On est dans la même incertitude sur le lieu de sa naissance. Suidas, et d'après lui Dacier et Marsilio Cagnati, ont prétendu que Sextus était Africain; mais cette opinion est démentie par le témoignage de Sextus lui-même [Hypotyposes iji-rh., liv. III. !'. 213). Il est donc très-probable que Suidas, tombant dans une de ces confusions qui lui sont ordinaires, aura pris un autre Sextus pour celui dont il s'agit ici. On est surpris de rencontrer des méprises de ce genre chez certains critiques modernes; le savant Huet a confondu Sextus Empiricus avec le philosophe Sextus de Chéronée, fils de la sœur de Plutarque, le même probablement dont parle Marc-Aurèle dans ses /'rasées. Une conjecture encore plus étrange est celle du célèbre médecin de Vérone, cité plus haut, Marsilio Cagnati; il a cru reconnaître dans le sceptique Sextus un auteur chrétien cité par Eusèbe. Sans insister plus longuement sur ce point, nous nous bornerons à dire qu'on peut in- férer de plusieurs passages des écrits de Sextus Empiricus qu'il était né Grec et qu'il vécut à Tarse, patrie de son maître Hérodote. Quant au nom d'Empiricus, les manuscrits le iui donnent, et Diogène Laerce pareillement. Ce nom indique la secte à laquelle il appartenait, celle des médecins empiriques , opposée à la secte des méthodiques; ceux-ci pratiquant la mé- thode rationnelle, et pour guérir les malades s'ef- forçant d'en saisir les causes les plus cachées; ceux-là considérant les spéculations sur la na- ture des maladies comme vaines, et ne voulant d'autre guide que l'expérience. Pour se convain- cre que Sextus était du nombre de ces derniers, il sulfit de remarquer qu'il cite lui-même comme un de ses ouvrages les Mémoires empiriques ('EfJLTreiptxi Û7îO|j.vyi|jiaTa). Au surplus, il ne reste aucun des ouvrages de Sextus sur la médecine. On a perdu ses Mémoires de médecine et ses Mémoires empiriques, cités par lui, qui sont peut-être le même ouvrage. Rien non plus n'a survécu de ses Mémoires scep- tiques; de Sun Traite sur l'âme et d'un écrit qu'on lui attribue sous le nom de Questions pyr- rhoniennes. Voici ce que nous avons de lui : 1° Les Hypotyposes pyrrhoniennes, en trois livres ; 2° L'ouvrage connu sous ce titre. Contre les mathématiciens, lequel comprend deux compo- sitions distinctes. Dans la première, composée de six livres, Sextus combat tour à tour les mathé- maticiens proprement dits, c'est-à-dire les sa- vants; savoir : les grammairiens, les rhéteurs, les géomètres, les arithméticiens, les astrologues et les musiciens. — Viennent ensuite cinq autres livres, dirigés non plus contre les savants, mais contre les philosophes. De ces deux ouvrages, le second n'est guère autre chose que le développement du premier. On peut donc considérer les Hypotyposes pyr~ rhoniennes comme le résumé précis et complet rie tout le scepticisme de l'antiquité. Nous allons nous y attacher avec le soin et l'exactitude con- venables, et en extraire l'essentiel. Le plan de cet ouvrage est simple et régulier. Dans le premier livre, Sextus traite du scepti- cisme en général, de son caractère distinctif, de -r ses arguments les plus généraux, de ses formules traditionnelles. Après avoir pris position, en quel- que sorte, au nom du scepticisme, contre les écoles dogmatiques, Sextus attaque ses adversai- res sur leur propre terrain. Il adopte la dn 1 de la philosophie en logique, physique et morale, el consacre la seconde et la troisième partie de son ouvrage à démontrer successivement que toutes ces sciences reposent sur des fondements ruineux. Sextu ce par indiquer ; situ ition de I école pyrrhonienne .. oies philosophiques. « Dans la recherche de la vérité, il peut arriver trois choses : ou bien on croit l'avoir découverte; ou bien on nie la possibilité de la découvrir; ou, enfin, sans rien affirmer et sans rien nier sur ce dernier point, on continue de poursuivre son objet. Les.i tistes, comme Aristote, Épicure et les sto sont dans le premier cas^; les académiciens, comme Clitomaque et Carneade, dans le second; ' les sceptiques, dans le troisième. » Après cette - indication générale, Sextus s'attache a. une définition précise; du scepticisme. «Le scep- ticisme, dit-il, consiste essentiellement à < les choses sensibles et les choses intelligibles, les phénomènes et les noumènes, de toutes les manières possibles. Cette opposition est fondée sur l'égale valeur des thèses contrains. Elle con- duit d'abord à la suspension absolue du jugement (ïTro///)), puis à l'absence complète de passion (àrapagia). » On deminde si le sceptique ne dogmatise pas. Si l'on entend par dogmatiser donner son assen- timent à quelque chose, dans ce sens le sceptique dogmatise; par exemple, s'il a froid ou s'il a chaud, il ne dira pas : « Il me semble que je n'ai pas froid ou que je n'ai pas chaud. » Mais si l'on appelle dogmatiser affirmer une de ces choses in- certaines et obscures qui sont l'objet des scien- ces, alors il est vrai que le sceptique ne dogma- tise jamais; car, lorsqu'il dit : Je ne dcl< rien, tout est faux, il comprend ces paroles elles- mêmes dans les choses auxquelles il les applique. Ainsi , le dogmatiste affirme qu'une chose est réelle; le sceptique ne l'affirme jamais, et il n'af- firme pas même la réalité des mots dont il se sert. 11 exprime, sans rien affirmer, ce qui lui parait, ce qu'il éprouve ; mais, pour ce qui est hors de lui, il n'en dit rien. Sextus fait la même réponse à une question analogue : Le sceptique choisit-il une secte? « Si l'on entend, dit-il, par choix d'une secte l'adhé- sion à certains dogmes liés entre eux et avec les choses qui apparaissent, le sceptique n'est d'au- cune secte; car tout dogme est une affirmation sur un sujet obscur, et le sceptique s'y refuse absolument. Mais si l'on donne le nom de secte à un certain système réglé d'après les apparences sensibles et qui apprend à bien vivre en confor- mité avec les coutumes d'un pays, les lois et les affections individuelles, ce système, conduisant d'ailleurs à la suspension du jugement en toutes choses, alors il est vrai de dire que le sceptique appartient à une secte. » On voit que le scepticisme de Sextus et des pyrrhoniens tient à ne pas contredire le sens commun, et accepte ce qu'on appellerait aujour- d'hui les phénomènes de conscience, ou i l'élément subjectif de la connaissance humaine. Sextus, en effet, consacre un chapitre cuneuv a l'examen de cette question : Si la sceptique détruit les pli notre scepticisme détruit les phénomènes, ces! ne pas nous entendre. Nous admettons l qui affecte les sens et IV i, et emporte malgré nous notri ent. Nous n'accor- dons, il est vrai, rien de plus. en ad- mettant ce qui nous affecte, en tant qu'il nous affecte, nous nous demandons si ce qui nous af- fecte est tel qu'il - ' ''• ^iV ce point, nous blâmons la témérité dogmatique. Ain e le miel d d iux, et je ne nie ne me pa ,:"' de" mande ensuite si le miel en lui-même est doux SEXT — 16J0 SEXT et il ne s'agit plus ici de ce qui me paraît, mais de ce qu'on alarme touchant ce qui nie paraît; or, c'est là une question toute différente. » Il ne faut pas s'étonner, après cela, d'entendre dire à Sextus que le scepticisme à un critérium. « 11 y a, dit-il. deux sortes de critériums : celui qui concerne la foi que l'on accorde à l'existence ou à la non-existence d'une chose; et celui qui se rapporte à la pratique, en vertu duquel on fait ou ne fait pas certaines choses. Nous combat- trons le premier quand il en sera temps; quant au second, je dis que notre critérium est le phé- nomène, en entendant par là ce qui frappe les sens et l'imagination. En effet, ce qui nous af- fecte et nous persuade fatalement n'est pas sujet à controverse. Le sceptique, en restant libre de toute opinion, conduit sa vie d'après l'apparence; car l'inaction absolue est impossible. Cette appa- rence se montre sous quatre aspects : 1" les lois de la nature, qui nous a faits sensibles et intel- ligents; 2° la forme des appétits et des passions, la nécessité; exemples : la faim et la soif; 3° les coutumes et les institutions; 4° la connaissance pratique des arts, sans laquelle nous serions des hommes inoccupés et inutiles. » Après avoir ainsi fixé, d'une manière subtile mais rigoureuse, le caractère propre du scepticisme, Sextus en expose les moyens les plus généraux, les lieux ou tropes. Le premier se tire de la dif- férence des animaux. Ce qui paraît désirable aux uns paraît nuisible ou indifférent aux autres, sui- vant la différence des races. Le second Iropc se tire de la différence des hommes. Nous trouvons ici une comparaison assez ingénieuse entre l'homme et le reste des animaux. « Quand nous argumentons, dit Sextus, de la différence qui existe entre les animaux, les dogmatistes nous opposent leur distinction entre les animaux doués de raison, et ceux qui en sont privés. Examinons maintenant la valeur de cette distinction. Parmi les animaux, nous choisissons le chien pour le comparer à l'homme soit sous le rapport des sens et de l'imagination, soit sous le rapport de la raison. D'abord, il est reconnu que le chien est supérieur à l'homme du côté des sens. Quant à la raison, considérons-la tour à tour en elle- même et dans sa manifestation extérieure. Sui- vant les stoïciens, la raison consiste : 1° à choi- sir les choses qui nous conviennent et à exclure les autres; 2° à connaître certains arts qui faci- litent ce choix; 3° à acquérir certaines vertus qui sont propres à notre nature et à la conduite des passions. Le chien a tout cela. En effet : 1° il sait choisir la nourriture qui lui convient; 2° il la trouve à l'aide de la chasse, art où il excelle; 3° enfin il est juste, puisque la justice consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû, et le chien se montre ami de son maître, et ennemi des vo- leurs et des inconnus. De plus, si le chien a une vertu, il doit, d'après les stoïciens, posséder tou- tes les vertus. Ajoutez que le chien est coura- geux et reconnaissant. Si on en croit Carnéade, le chien n'est pas étranger à la dialectique, puis- qu'en chassant, du moment qu'il s'est aperçu que de trois chemins que le gibier a pu prendre il en est deux qu'il n'a pas pris, incontinent il se pré- cipite dans le troisième. Enfin le chien, quand il est malade, sait se soigner et se guérir. Considé- rons maintenant la raison manifestée par le lan- ' ■ Et d'abord, la parole n'est pas une condi- uécessaire des êtres raisonnables, puisqu'un homme muet est toujours un homme; de plus, on a vu de très-grands philosophes se condamner ;m ilence; enfin certains animaux profèrent des ' s- El quant au chien, il a aussi son lan- gage, quoique noua ne le comprenions pas tou- jours. Suivanl l'occasion, il sait varier f'exnres- sion de sa voix. Ce que nous venons de prouver pour le chien, il est aisé de l'étendre aux autres animaux. D'où il suit que nous n'avons aucunt raison de préférer nos perceptions à celles di bêtes, puisqu'elles sont tout aussi raisonnable- que les hommes. » Xmis avens cité ce développement des deux premiers tropes, pour donner une idée de ce qu'il y a d'ingénieux, et aussi de ce qu'il y a souvent de spphistiq'uc, dans ces lieux communs du scepticisme ancien. Qu'il nous suffise d'indi- quer les huit tropes qui complètent cette | mière classincatiori: Le troisième se tire de la différence des organes des êtres sensibles; le quatrième, de la dîversïté des circonstances; le cinquième, des positions, distances et lieux di- vers; le sixième est fondé sur les mélanges, c'est- à-dire sur ce que les objets ne nous sont jamais donnés dans un état d'isolement et de pureté, mais toujours compliqués d'éléments étrangers; comme, par exemple, un même corps est perçu par nous, tantôt dans l'air et tantôt dans l'eau, toujours différent suivant la différence des mi- lieux. Le septième Iropc est tiré des quantités. Ainsi, des pailles d'argent, prises une à une, paraissent noires; réunies en grande quantité, elles paraissent blanches. Ou encore, une petit? quantité de vin forti fie le corps ; une grande quan- tité lui est préjudiciable. Le huitième trope est tiré de la diversité des relations; le neuvième, des rencontres rares ou fréquentes; le dixième, enfin, des institutions, mœurs, croyances ci opinions. Sextus remarque avec raison que ces dix ca- tégories du doute peuvent aisément se ramener à huit, suivant que l'on considère celui qui juge (tropes 1. 2, 3 et 4), ce dont on juge (tropes 7 et 10) et le rapport de celui qui juge à ce dont il juge (tropes 5, 6 et 8); enfin, ces huit caté- gories générales viennent elles-mêmes se subor- donner à une seule qui les résume et les em- brasse : c'est la catégorie de la relativité, qui peut s'exprimer ainsi : lout est relatif. Voilà où en était restée la science du scepti- cisme aux temps de Pyrrhon et de Timon; mais, depuis, d'autres sceptiques sont venus qui ;ont construit des catégories plus complètes et plus,,, savantes. Sextus expose ici les cinq tropes des sceptiques nouveaux. Les voici : la contrariété, le progrès à l'infini, l'hypothèse, la relativité, le diallèle. Sextus entreprend de prouver que toute recherche dogmatique donne prise à ces cinq arguments. En effet : 1° cette recherche sera de l'ordre sensible ou de l'ordre intelligible. Il y aura donc toujours contrariété dans les opinions, les uns n'admettant que le sensible, les autres n'admettant que l'intelligible, d'autres n'admet- tant que telle partie du sensible ou de l'intelligi- ble. 2° Cette antominie peut-elle être résolue? Oui ou non. Si non, le scepticisme est vainqueur. Si oui, on y parviendra, soit à l'aide d'une chose sensible, soit à l'aide d'une chose intelligi- ble. Si c'est à l'aide d'une chose sensible, celle- ci ayant besoin de s'appuyer sur une autre chose sensible, voilà le progrès à l'infini. 3° Veut- on, pour établir une chose sensible, s'appuyer sur une chose intelligible, il faudra, pour éta- blir cette, chose intelligible, s'appuyer sur une chose sensible. Voilà le diallèle. 4° Pour échap- per à cette alternative d'un progrès à l'infini ou d'un diallèle, propose-t-on de s'arrêter, soit à une chose sensible, soit à une chose intelligible, qu'on supposera certaine sans la démontrer, on lui une hypothèse. Or, le scepticisme vous arrête et vous dit : Si vous admettez tel principe par supposition, nous avons le même droit de poser le principe contraire. De plus, si ce que vous SEXT — 1601 SEXT supposez est vrai, comme vous ne le démontrez p:>s, il est impossible de s'en assurer. Enfin, hy- pothèse pour hypothèse, autant valait prendre directement pour vrai ce qui était en question. 5° Le dernier de ces cinq tropes est celui de la relativité, qui a été suffisamment développé plus haut. Vient ensuite l'explication de deux tropes que Sextus donne comme nouveaux, mais qui ne sont que le résumé des cinq qui précèdent. De deux choses l'une, dit-il : ou une chose est compréhensible par elle-même, ou elle est com- préhensible par une autre chose. 1° Aucune chose n'est compréhensible par elle-même. En effet, il n'en est aucune sur laquelle les dognaa- tistes ne soient en contradiction avec les autres, les uns niant tout ce qui est sensible, les autres tout ce qui est intelligible. Or, on ne peut dé- cider entre ces adversaires, puisqu'il faudrait partir soit d'une chose sensible, soit d'une chose intelligible, c'est-à-dire supposer ce qui est en question. 2" Si aucune chose n'est compréhensi- ble par elle-même, il en résulte qu'aucune n'est compréhensible par une autre chose, puisque celle-ci en supposerait une autre, et ainsi à l'in- fini. A ces divers systèmes d'arguments dirigés contre le dogmatisme en général, Sextus ajoute une dernière série de tropes, spécialement ap- plicables à la recherche des causes, à ce qu'il appelle Yœliologie. Il fait honneur de cette série d'arguments à JEnésidème. Les voici au nombre de huit : 1° On donne pour cause ou raison d'un phé- nomène une chose obscure en soi, et qui n'est confirmée par aucune apparence claire. 2° Entre plusieurs causes qui expliquent également un phénomène, on en choisit une arbitrairement, à l'exclusion des autres. 3" Quand des phéno- mènes se produisent dans un certain ordre, on les explique par une cause qui ne rend pas rai- son de Tordre de ces phénomènes. 4° On voit comment arrivent des choses qui apparaissent aux sens, et on croit par là comprendre des choses qui n'apparaissent point aux sens, tandis qu'il peut se faire qu'elles se comportent tout autrement. 5° On rend raison des choses à l'aide de certaines hypothèses qu'on fait sur les élé- ments dont elles sont composées, au lieu d'em- ployer des notions communes et évidentes par elles-mêmes. 6" On n'admet que les faits qui sont d'accord avec les hypothèses qu'on a imagi- nées; on supprime tout ce qui peut les contra- rier. 7° On admet des causes qui sont en con- tradiction non-seulement avec les faits qui se montrent aux sens, mais même avec les hypo- thèses qu'on a imaginées. 8" Enfin, on s'appuie, pour rendre raison d'un phénomène, sur l'exis- tence d'un autre phénomène qui a tout autant besoin que l'autre d'être expliqué. Ces huit moyens d'attaque contre la recher- che des causes épuisent l'exposition des argu- ments généraux du scepticisme. Avant d'entrer dans le développement des arguments particu- liers que le scepticisme dirige contre les diffé- rentes parties de la philosophie dogmatique, Sextus complète la partie générale de son œuvre en expliquant les principales formules usitées dans l'école pyrrhonienne, et en distinguant cette école de toutes les autres. Voici quelques- unes de ces formules générales du scepticisme : Pas plus ceci cjue cela. — Peut-rire oui, peut- êlre non. — Je m'abstiens, je ne détermine rien. — Toute raison d'affirmer est contredite par une raison égale et contraire. — Sextus a soin d'a- vertir qu'il ne donne pas à ces formules un sens absolu. Il faut toujours sous-entendre : à ce qu'il D1CT. PHILOS. semble, et ces mots eux-mêmes, on ne les em- ploie que comme signes apparents et relatifs de li disposition présente. — Aussi, quelques pyr- rhoniens craignant de trop affirmer en disant: pas plus ceci que cela, oùôèv [iSXXov, donnaient- ils à ce principe la forme suspensive de l'inter- rogation '.pourquoi ceci plutôt que rein? \\ (ixX).ov ; c'est pour cela qu'.Enésideme définis- sait le scepticisme : •< un souvenir Dar lequel, confrontant ensemble et soumettant à la critique les phénomènes et lesnoumènesde toute espèce, nous ne trouvons partout que désordre et stéri- lité. » Ainsi le scepticisme n'est pas une déduc- tion logique ; c'est un état de l'àme, une im- pression, un souvenir, une sorte de souvenir, p.vy;|xir] TtÇ. On conçoit maintenant que Sextus s'attache avec force, à la fin de son premier livre, à dis- tinguer son école non-seulement des écoles d'Heraclite, de Démocrite et d'Aristippe, mais surtout de l'école de Protagoras et de l'école académique. Il peut sembler en effet que ces deux dernières écoles, toutes négatives, se con- fondent avec le scepticisme : car enfin le pyr- rhonien le plus déterminé est forcé de convenir que celui qui nie toutes choses a ce point com- mun avec celui qui les met en doute, que ni l'un ni l'autre n'affirment rien. La différence, s'U en reste une, est sans conséquence ; elle pa- raît même puérile : car n'affirmer qu'une seule chose, savoir, qu'on ne peut rien affirmer, et n'affirmer aucune chose, pas même qu'on n'en saurait affirmer aucune, c'est en termes diffé- rents la même position intellectuelle ou, pour mieux dire, la même absurdité ; puisque soute- nir qu'on n'affirme rien, et que cela même on ne l'affirme pas, c'est affirmer encore malgré qu'on en ait. La seule différence est donc que dans le premier cas l'affirmation paraît au grand jour, et que dans le second on essaye de la ca- cher par un subterfuge. A cette objection très-spécieuse, voici la ré- ponse de Sextus et de toute son école : Si notre doute s'étendait à toutes choses, même aux im- pressions internes, aux phénomènes en tant que phénomènes, ce doute universel serait aussi ab- surde que l'universelle négation des académi- ciens, et n'en différerait pas sérieusement; car, nous l'avouons, de même qu'une négation ab- solue détruit son propre ouvrage, ainsi un doute absolu, soit qu'il affirme, soit qu'il s'applique à soi-même comme à tout le reste, est une con- tradiction évidente. Mais ce doute n'est pas le nôtre; car notre doute, nous l'affirmons. Notas l'affirmons comme un phénomène interne, au même titre et sous la même réserve que tous les phénomènes analogues. Et qu'un ne nous accuse pas de nous contredire. Nous faisons profession, il est vrai, de mettre en doute la valeur de toute affirmation comme de toute négation tou- chant la nature des êtres; mais d'où vient ce doute? Il vient du spectacle des contradictions où tombe la raison quand elle veut pénétrer jusqu'à l'impénétrable région des essences. Dans cette région, notre cloute est universel. Nous n'affirmons rien, nous ne nions rien. Nous n'al- firmons et nous ne nions pas même qu'on puisse rien nier ni rien affirmer; mais notre doute s'arrête là. Il respecte les 'pures impressions, les phénomènes. Et la raison en est très-simple: car du moment qu'on retranche à ces impressions toute portée spéculative, toute valeur dogmati- que absolue, les contradictions disparaissent, et avec elle notre doute. On n'a donc pas le droit de confondre cette doctrine avec celle de l'Académie. Les académi- ciens nient absolument la possibilité de com- 101 SEXÏ — ieo2 — SKXT prendre les choses ; nous ne la nions pas, nous en doutons. Les académiciens se contredisent grossièrement par cette négation absolue; noire doute échappe à ce reproche. La négation des académiciens n'est fondée que sur la contradic- tion des opinions dogmatiques ; nous nous ap- puyons, nous, tout à la fois des contradictions où l'on tombe en affirmant et de celles qu'un n'évite pas en niant, pour nous réfugier, par delà l'affirmation et la négation, dans un doute spéculatif universel. Enfin, les académiciens nient les phénomènes internes comme tout le reste; nous doutons, nous, de tout le reste; mais nous affirmons les phénomènes internes. En vain direz-vous que nous avons ce point commun avec l'Académie, que nous excluons comme elle toute affirmation spéculative. Cela est vrai ; mais vous oubliez que nous avons aussi, avec l'ensemble des autres écoles, ce point com- mun, que nous excluons comme elles la néga- tion spéculative de l'Académie. Il n'y a donc pas plus de raisons pour nous confondre avec l'Académie qu'avec ses adversaires les plus dé- clarés. C'est le propre de notre doute en matière de spéculation de se rapprocher à la fois et de s'éloigner de l'affirmation et de la négation : de l'affirmation, parce qu'il exclut la négation; de la négation, parce qu'il exclut l'affirmation. En deux mots, notre doctrine diffère de la doctrine académique : 1° dans la sphère de la spéculation pure, comme le doute diffère de la négation ; 2° dans celle des phénomèmes internes, comme l'affirmation diffère de la négation, et, il faut bien l'ajouter, comme une affirmation consé- quente avec elle-même et avec le doute spécu- latif qui lui sert de limite, diffère d'une négation absolue qui ne peut s'énoncer sans se contre- dire. L'exposition générale du scepticisme se ter- mine avec le premier livre. Dans les deux sui- vants, Sextus prend à partie les dogmatistes sur les différents problèmes qu'embrasse la phi- losophie, et d'abord sur les problèmes logiques. Pour comprendre^, dans ses lignes principales comme dans ses détails compliqués et presque infinis, l'argumentation de Sextus contre les logiciens, laquelle remplit tout le second livre des Hypotyposes, il faut savoir que l'école pyr- rhonienne, en matière de logique plus qu'en toute autre, avait surtout affaire aux stoï- ciens. Or, deux grandes questions étaient, pour ainsi dire, à l'ordre du jour dans l'école stoï- cienne, savoir : la question du critérium de la vérité, et la question des signes. Le second livre des Hypotyposes est tout entier consacré à ces deux questions. Sextus distingue trois sortes de critériums : l'homme qui juge du vrai et du faux, la con- naissance par laquelle il juge, et enfin l'impres- sion produite par l'objet et suivant laquelle l'esprit forme son jugement. 11 est impossible d'entrer dans le détail des objections qu'entasse Sextus contre ces trois formes du critérium de la vérité; tout ce que l'école pyrrhonienne et l'é- cole académique avaient imaginé, tout ce que ces écoles elles-mêmes avaient hérité de la so- phistique et de l'école de Mégare, tout cela est enregistré et classé par Sextus avec la patience et le sang-froid d'un scrupuleux compilateur. Voici les deux objections les plus essentielles : 1° Celui qui affirme l'existence du vrai démontre son assertion ou ne la démontre pas. S'il ne la démontre pas, elle ne mérite aucune confiance; s'il la i m n tre, il fait une pétition de principe. I" Entre ceui qui soutiennent l'existence de la vérité, les uns la voient tout entière dans les choses sensibles, apparentes, phénoménales , les autres dans les choses intelligibles, obscures, invisibles; d'autres enfin reconnaissent dan deux ordres de choses des manifestations diffé- rentes, mais également légitimes, de la vérité absolue. Ces trois hypothèses sont égalcnn int absurdes. Première hypothèse. Les choses sensibles sont génériques ou individuelles. On prétend que celles-ci ont une existence propre et distincte; mais on est forcé d'accorder que celles-là n tent que relativement et d'une façon purement idéale. Or, la vérité, étant absolue de son essence, ne peut se rencontrer dans les choses générjqin Oe plus, les sens, sont incapables de saisir les genres, puisque tout ce qui est universel leur échappe. Enfin ceux qui admettent la réalit. genres sont forcés de remonter à un genre su- périeur, à un genre généralissime qui comprend toutes choses dans son universalité. Or, ce genre doit être vrai ou faux, ou vrai et faux tout en- semble. S'il est vrai, tout est vrai; s'il est faux, tout est faux; s'il est vrai et faux, tout est vrai et faux. Trois alternatives également absurdes. Donc la vérité ne peut se rencontrer dans les genres. Sera-t-elle dans les individus? non; car la connaissance des choses individuelles est in- dividuelle, par conséquent relative. Voilà donc la vérité qui cesse d'être absolue, ce qui est insou- tenable. Deuxième hypothèse. Si la vérité est dans les conceptions de l'entendement, il faudra dire qu'il n'y a rien devrai dans leschoses sensibles. Déplus, ou bien l'entendement de tous les hommes sera bon juge de la vérité, ce qui est démenti par la contradiction des jugements humains, ou ce sera l'entendement de tel ou tel philosophe. M iâs pourquoi celui-ci plutôt que celui-là? et pourquoi l'entendement d'un philosophe plutôt que l'en- tendement d'un autre homme? Troisième hypothèse. Veut-on que la vérité soit tout ensemble dans les notions sensibles et dans les conceptions rationnelles? Mais les sens ne peuvent s'entendre avec la raison, et ni la raison ni les sens ne s'entendent avec eux- mêmes. Il faudra, par conséquent, dire que la vérité se rencontre seulement dans certaines no- tions sensibles et dans certaines conceptions ra- tionnelles. Mais comment les démêler au milieu de celles qui ne sont pas vraies? Il faut un cri- térium. Ce critérium sera-t-il pris dans les notions sensibles? C'est supposer le problème résolu. Dans les conceptions rationnelles? c'est encore une pétition de principe. De plus, si la vérité a besoin d'un critérium, on demandera si ce cri- térium est vrai ou faux. S'il est faux, on ne peut l'admettre sans absurdité; s'il est vrai, ou bien il est vrai par lui-même et sans critérium, ou bien par un autre critérium. Vrai par lui-même? c'est se contredire, puisqu'on soutient que le vrai a besoin d'un critérium. Vrai par un autre crité- rium? mais ce critérium en suppose un troisième, lequel en veut un quatrième, dans un progrès à l'infini. Donc, dans aucune hypothèse on ne peut prétendre qu'il existe une vérité. Après avoir épuisé la question du vrai absolu et du critérium de la certitude, Sextus passe à la question des signes, qui embrasse, comme nous l'avons expliqué, la question de la démons- tration et la dialectique tout entière. Ici encore, ne pouvant rapporter tous les arguments de Sextus, qui d'ailleurs s'adressent le plus souvent à la logique stoïcienne, et qu'il serait impossible de faire comprendre sans elle, nous nous bor- nerons à en donner un échantillon. 1" Si les signes avaient par eux-mêmes une valeur propre et absolue, toutes les intelligences les interpréteraient de même façon dans les SEXT — 1603 — SEXT niémîs circonstances. Or, quel est entre les signes celui qui satisfait à cette condition? Le langage? On ne cesse de disputer sur les mots. La défini- tion? Il n'y a pas deux philosophes d'accord sur celle de l'homme. La démonstration? Elle est au service des causes les plus opposées. L'induction? Mais voici Érasistrate et Hiérophile qui ne peu- vent s'entendre sur les symptômes de la maladie et de la mort. Tel navigateur redoute la tempête à l'aspect des signes qui, pour un autre, présagent la sérénité. Ainsi don:, les signes ne sont que des apparences changeantes et fugitives, desti- tuées de tout caractère absolu. 2° Le signe et la chose signifiée sont deux ter- mes corrélatifs; ils ne peuvent donc être pensés l'un sans l'autre. Mais si la chose signifiée est pensée en même temps que le signe, elle n'a plus besoin de signe pour être connue : le signe cesse donc d'être lui-même. Ceci s'applique au rapport des prémisses à la conséquence. Ces deux choses sont corrélatives, par suite, simultanées dans la pensée; et, partant, la conséquence ne dérive plus des prémisses, et les prémisses ne conduisent plus à la conséquence. 3° A celui qui constate l'existence des signes et de la démonstration, on ne peut la prouver que par des signes et des démonstrations. Chaque preuve est donc une pétition de principe. Sextus, comme s'il sentait la faiblesse de plu- sieurs de ces arguments, termine ce second livre en remarquant que si on essaye de le réfuter sur tel ou tel point, on fortifiera le scepticisme plutôt que de l'affaiblir. Introduire, en effet, de nou- veaux éléments de discussion, c'est compliquer une discussion déjà très-confuse, et en rendre impossible le dénoùment. La question logique est épuisée. Sextus con- sacre son troisième et dernier livre à combattre successivement le dogmatisme sur le terrain de la physique et de la morale. La science que Sextus appelle physique ou physiologie, en se conformant au langage de toutes les écoles de son temps, c'est, à peu de chose près, l'ontologie des âges modernes, savoir : la science des premiers principes et des pre- mières causes. Dieu et la Providence, l'âme et la matière dans leurs lois éternelles, tels sont les objets qui la constituent. Sextus, après avoir distingué, avec les stoïciens, deux sortes de causes et de principes : les principes matériels et passifs, d'une part, et de l'autre les principes efficients et actifs, commence par ceux-ci, comme étant les plus élevés; et parmi eux il considère d'abord le premier de tous, savoir: Dieu. Mais, avant d'entamer cette controverse, Sextus dé- clare que les pyrrhoniens ne professent, touchant la Divinité, qu'un scepticisme spéculatif; dans la pratique, ils sont croyants comme le reste des hommes. « Fidèles aux croyances de la vie com- mune, dit-il, nous reconnaissons l'existence des dieux; nous les honorons et nous admettons leur providence. » Cette réserve faite, Sextus argu- mente ainsi : « Comprendre un objet, c'est, d'abord, comprendre son essence; savoir, par exemple, s'il est incorporel ou corporel; puis comprendre sa forme, c'est-à-dire ses attributs; enfin, son lieu. Or, si vous interrogez les écoles dogmatiques sur l'essence de la Divinité, sur ses attributs, sur le lieu qu'elle occupe, vous n'ob- tenez que des réponses contradictoires : première raison de suspendre son jugement. De plus, quand les dogmatistes nous disent : « Concevez quelque chose d'incorruptible et d'heu- reux », nous avons le droit de leur demander comment, ne comprenant pas l'incompréhensible essence de Dieu, ils peuvent lui assigner tel ou tel attribut, par exemple la félicité; puis, en quoi consiste la félicité? consiste-t-elle dans une ac- tion parfaite, comme le pensent les stoïciens, ou dans une parfaite inaction, comme l'assurent les épicuriens? Question insoluble. Supi osons maintenant que Dieu soit compré- hensible à la raison, il n'en résulte pas qm existe. Pour avoir le droit d'affirmer son exi a il faudrait pouvoir la démontrer. Or, ci impossible; car, de deux choses l'une : ou bii n on prouverait Dieu par une chose bien on le prouverait par une chose obs ure. Par une chose évidente, il s'ensuivrait alors que l'existence de Dieu serait elle-même une chose évidente, puisque la conclusion est relative au principe; et que, si le principe est évident, la conclusion, qui est comprise en même temps que le principe, doit être également évidente. Prou- vez-vous Dieu par une chose obscure, cette peuve endeniandeuneseconde, et celle-ci une troisième, et ainsi à l'infini. Sextus termine ce chapitre sur Dieu par un dernier argument : «Celui qui admet un Dieu, de trois choses l'une : ou il pense que la provi- dence de Dieu s'étend à toutes choses, ou qu'elle s'étend seulement à quelques-unes, ou, enfin, il n'admet pas de providence. Or, si la providence de Dieu s'étendait à toutes choses, il n'y aurait dans le monde ni mal, ni vice, ni imperfection. Dira-t-on qu'elle s'applique au moins à certaines choses? Je demande pourquoi à celles-ci plutôt qu'à celles-là. Je demande, en outre, si Dieu peut et veut pourvoira toutes choses, ou bien s'il veut et ne peut pas, ou bien s'il peut et ne veut pas, ou, enfin, s'il ne veut ni ne peut y pourvoi'. Dans le premier cas, Dieu pourvoirait à toutes choses, contre l'hypothèse ; dans le second cas. Dieu est impuissant; dans le troisième, il est envieux; dans le quatrième, enfin, il est à la fois envieux et impuissant. Ainsi donc, il faut dire que Dieu ne s'occupe nullement de l'univers. Mais alors, comment saurons-nous s'il existe, puisque, d'une part, nous ne pouvons saisir son essence, et que, de l'autre, nous ne pouvons saisir son action? Concluons, dit Sextus, que ceux qui affirment sur Dieu quelque chose d'ab- solu ne peuvent éviter l'impiété. » 11 ne suffit pas, pour avoir renversé la science physique, d'avoir prouvé l'impossibilité de re- monter à une cause première. Sextus, géi sant le problème, prétend prouver que toute re- cherche sur les causes, même secondai n impuissante; bien plus, que la notion mi cause est contradictoire et n'a aucun fondement dans l'esprit humain. Mais, fidèle à sa méthode, il commence par déclarer qu'il paraît extrême- ment probable qu'il y a des cause-. I, 1» comment expliquer autrement la et la corruption, le mouvement et le 2° Supposez que ces phénomènes soient pure m eut illusoires, comment expliquer que les nous paraissent ainsi, et non pas autrernc:i plus, s'il n'y avait pas de causes, toutes choses viendraient de toutes choses, au hasard, aurait pas de raison pour que les proprii tel objet n'appartinssent pas à un objet différent. k- Enfin, celui qui nie l'e d'une raison des choses, nie cela sans rai sans cause, et alors, sa négation i bien s'il a quelque raison, quelque cause de penser ainsi, il confesse qu'il y a des causes. Sextus consacre ensuite trois chapitres étendus à prouver l'impossibilité des causes. Voici ses principaux arguments, tels qu'il les a repris et pés dans son livre spécial contre les phy- siciens : 1° Ceux qui soutiennent l'existence des causes sont obligés d'accepter l'une de ces quatre aller- SKXT — 1604 — SKXT natives : le corporel, cause du corporel; l'incor- pcrel, cause de l'incorporel ; le corporel, cause de l'incorporel; l'incorporel, cause du corporel : or, ces quatre hypothèses son également ab- surdes. Première et deuxième hypothèses. Si A était cause de B, il le produirait, ou en demeurant en soi, ou en s'unissant à C. Or. s'il demeurait en soi, il ne produirait rien qui différât de soi- même. Car supposez qu'une unité A pût causer une dualité AB, chacun des éléments de cette dualité causerait une dualité nouvelle, et ainsi à l'infini. Si, au contraire, A produisait B en s'unis- sant à C. alors l'union de C avec l'un quelconque des deux autres termes en pourrait produire un quatrième, puis un cinquième, et ainsi encore à l'infini. Preuve spéciale contre la deuxième hypothèse. L'incorporel est intangible : il ne peut donc agir ni pâtir en aucune façon. Troisième et quatrième hypothèses. Ni le cor- porel ne peut être cause de l'incorporel, ni l'in- corporel du corporel : car le corporel n'est pas contenu dans la nature de l'incorporel, et ré- ciproquement; ou bien, si l'un est contenu dans l'autre, il n'est donc pas produit par lui. puisqu'il existe déjà : donc aucune cause n'est possible. 2" Ces deux termes, la cause et l'effet, sont tous deux en mouvement ou tous deux en repos; ou bien l'un est en mouvement, l'autre en repos. Si la cause et l'effet sont tous deux, soit en mou- vement, soit en repos, l'un des deux termes n'est pas plus cause que l'autre. Car, supposez que celui-ci soit cause en tant qu'il est en mouvement ou en tant qu'il est en repos, celui-là sera cause au même titre. Si les deux termes sont, l'un en mouvement, l'autre en repos, aucun ne peut être cause, car une cause ne produit que ce qui est contenu dans sa nature : donc, dans le premier cas, l'homogénéité de la cause et de l'efl'et; dans le second cas, l'hétérogénéité des deux termes détruit la possibilité de leur rapport. 3" La cause ne peut être contemporaine de l'effet : car, puisque ces deux objets coexistent, celui-ci n'est pas plus cause que celui-là, tous deux possédant également l'existence. De plus, la cause ne peut être antérieure à l'effet, car une cause sans effet cesse d'être une cause, et un effet suppose une cause qui coexiste avec lui : deux termes corrélatifs ne pouvant être l'un sans l'autre, ni, par conséquent, l'un avant l'autre. Enfin la cause ne saurait être postérieure à l'effet, car autrement il y aurait un effet sans cause : donc il n'y a ni cause ni effet possibles. 4° Ou la cause produit son effet par sa seule vertu, ou elle a besoin d'une matière passive qui concoure à son action. Dans le premier cas, elle devrait toujours produire son effet, puisqu'elle est toujours elle-même et ne perd rien de sa vertu, ce qui est contraire à l'expérience. Dans le second cas, puisque l'agent ne "peut rien pro- duire sans le patient, le patient est aussi bien cause que l'agent, puisqu'il n'y a pas plus d'agent sans p;i tient que de patient sans agent : donc il n'existe point de cause. 5° La cause a plusieurs puissances ou une seule. Si elle a une seule puissance, elle doit toujours produire le même effet, ce qui est contredit par l'expérience. Si elle a plusieurs puissances, elle doit toujours les manilester toutes dans son ac- lion, ce qui est également contredit par l'expé- rience : donc il n'y a pas de cause. <>" Ou l'agent est séparé du patient, ou il n'en esl pas séparé, si l'agent et le patient sont sépa- rés, l'action de l'un est impossible en l'absence de l'autre. S'ils ne. sont pas séparés, cette action s'opérera par le contact; or, l'action par le con- tact est sujette à d'insolubles difficultés : donc il n'y a pas de cause. 7° Enfin la cause est relative ;"i l'effet; or, les choses relatives n'existent qu'idéalement : donc il n'y a en réalité aucune cause. L'argumentation pyrrbonienne contre les prin- cipes actifs et efficients étant épuisée, Sextus passe aux principes passifs et matériels. Un premier motif de doute se tire de la diver- sité et de la contradiction des systèmes imaginés par les philosophes sur la matière des choses. Ici se place une énumération des systèmes de Phé- iMvile, T)i;ilès, Anaximandre. Anaximène, Dio- gène d'Apollonic, Hippase de Métapontc, Xéno- phane.Œflopide, Hipponde.Rtiégium,Onomacrite, Empédoclc. Aristotë. Démôerite. Epicure, Anaxa- goras, Diodore CronUsL Héraclide de Pont, Asclé- piade de Bithynie. Pyth.-ifjore, Straton et quelques autres, <■ Nous pourrions, dit Sextus. réfuter suc- cessivement chacun de ces systèmes; mais il vaut mieux réduire la discussion à deux points qui embrassent tout le reste : c'est que les élé- ments des choses, soit qu'on les suppose corpo- rels, soit qu'on les suppose incorporels, sont éga- lement incompréhensibles. « Qu'appelle-t-on un corps? C'est, dit-on, ce qui a les trois dimensions de l'étendue et la résistance. Or, toutes ces notions sont contradictoires. Con- sidérons d'abord l'étendue avec ses trois dimen- sions. L'étendue limitée se compose de surfaces, les surfaces se composent de lignes. Or. qu'est-ce que des lignes et des surfaces? Existent-elles à part, ou seulement autour des corps comme li- mites? La première hypothèse est évidemment absurde. Si on admet la seconde, il en résulte que les lignes et les surfaces ne peuvent pas être les éléments composants des corps étendus, puis- que les composants doivent préexister aux com- posés. Dira-t-on maintenant que les lignes et les surfaces sont des corps? Mais ces limites alors supposeront elles-mêmes d'autres limites, et ainsi à l'infini. Concluons que les limites des corps sont choses incompréhensibles et contradictoires. Quant à la résistance, si on la peut concevoir, ce sera à l'aide du contact. Or, le contact est im- possible. En effet, deux corps se touchent par toutes leurs parties, ou seulement par quelques- unes. Par toutes leurs parties, cela est évidem- ment absurde. Direz-vousque c'est par quelques- unes? Ces parties étant elles-mêmes des corps, je demande si elles se touchent par toutes leurs parties ou seulement par quelques-unes, et ainsi à l'infini, sans que le contact puisse jamais être déterminé. Ainsi donc, ni la résistance, ni les di- mensions des corps ne peuvent être conçues sans contradiction; d'où il suit que les éléments des choses ne peuvent être corporels. « La question est de savoir s'ils peuvent être incorporels. Or, déjà, si les corps sont incom- préhensibles, l'incorporel n'étant que la privation du corporel, il s'ensuit que l'incorporel lui-même est incompréhensible. De plus, l'incorporel ne peut être connu par les sens, d'après les raisons que nous avons déjà fait valoir en développant les dix tropes de l'ânorâ. Par conséquent, il ne peut pas non plus être connu par l'entendement, puisque, suivant les stoïciens, l'entendement ne conçoit rien sans s'appuyer sur les perceptions des sens. » Sextus, après avoir prouvé, par ces arguments et par beaucoup d'autres, l'impossibilité des éléments composants des choses, passe à la considération des composés; et, connue la formation des composés suppose le mouvement, qui lui-même suppose l'espace et le temps, il traite successivement des mélanges ou composés en général, du mouvement et de ses différentes espèces, de l'espace et du SEXT — 1605 — SKXT lieu, du temps, du nombre, etc. Nous nous con- tenterons de rapporter les diliicultés qu'il élève contre les dogmatistes touchant le temps. « Le temps, suivant les dogmatistes, ne peut subsister si l'on ôte le mouvement; or, nous avons prouvé que le mouvement est impossible : donc Le temps est également impossible. — De plus, le temps est fini ou infini. S'il est fini, il a com- mencé et il finira; par conséquent, il y a eu un temps où il n'y avait pas de temps, et il y aura un temps où il n'y aura pas de temps, ce qui est oiniradictoire. Si le temps est infini, le temps se composant du passé, du présent et du futur, je demande si le passé et le futur existent ou non. S'ils n'existent pas, il en résulte que le temps présent est le seul qui existe. Or. le temps pré- sent est fini. Si l'on dit que le passé et le futur existent, alors il faudra dire qu'ils sont présents, ce qui est absurde. Donc le temps n'est ni fini ni infini. — Le temps est divisible ou indivisible. Il n'est pas indivisible, puisqu'on le divise en passé, présent et futur. Il n'est pas non plus divisible : en effet, tout ce qui est divisible peut être mesuré par une partie de soi-même que l'on compare successivement aux autres parties. Or, le présent ne peut servir à mesurer le passé ni le futur, autrement il serait passé et futur. De même, le futur et le passé ne peuvent servir à mesurer le présent : donc le temps n'est ni divisible ni in- divisible. — Le temps est passé, présent ou fu- tur. Le passé et le futur n'existent pas. Or, je dis que le présent n'existe pas davantage; car, s'il existe, il est divisible ou indivisible. Il n'est pas indivisible, car les choses qui changent changent dans le présent, et elles ne changent pas dans un temps indivisible. — Il n'est pas divisible, car les parties du temps présent ne peuvent pas être présentes en même temps : les unes, en effet, seraient passées, les autres futures, ce qui est absurde. — Enfin, le temps est engendré et cor- ruptible, ou il n'est pas engendré et il est incor- ruptible. La seconde hypothèse est fausse, puis- que certaines parties du temps ne sont plus et certaines autres ne sont pas encore. Examinons la première hypothèse. Une chose qui naît, naît de quelque chose. Une chose qui se corrompt, se corrompt en quelque chose. Or, le temps futur et le temps passé sont des non-êtres. Donc il est im- possible que de l'un vienne quelque chose, et que quelque chose en se corrompant devienne l'autre. De plus, tout ce qui est fait est fait dans un temps. Or, si le temps est fait, il est fait dans un temps : il faut donc dire qu'il est fait dans lui- même, ce qui est absurde; ou qu'il est fait dans un autre, ce qui n'est pas moins absurde, puis- que le présent ne peut être fait dans le futur, ni le futur dans le passé, et ainsi de suite. Donc le temps n'est ni engendré et incorruptible, ni cor- ruptible et non engendré. Donc, enfin, le temps n'est rien. » Après une nouvelle série d'arguments dirigés contre le nombre, Sextus conclut que toute science physique est impossible, et il consacre la fin de son ouvrage à prouver l'impossibilité de la science morale. La morale a un double objet : un objet spé- culatif, c'est la détermination du souverain bien; un objet pratique, c'est l'art de bien vivre. Un premier argument contre la possibilité d'une dé- termination absolue du souverain bien, c'est la diversité et la contradiction des systèmes de mo- rale. Sextus passe en revue et oppose les unes aux autres les théories péripatéticiennes, épicu- riennes, stoïciennes, etc. « Les péripateticiens, dit-il, distinguent trois sortes de biens : ceux de l'âme, comme les vertus; ceux du corps, comme la santé; ceux qui sont au dehors de nous, comme la richesse. Les sloïnens distinguent éga- lement trois sortes de biens; mais ils ne recon- naissent pas les biens du corps, ni les biens ex- térieurs. Certains pliilosophes ont embrassé la volupté comme le souverain bien; d'autres l'ont mise au rang des maux. » A ce premier argument Sextus en ajoute quel- ques autres, dont le plus frappant est celui-ci : « Le bien est le désir ou la chose désirée. Or, le bien n'est pas le désir, car alors le désir nous suffirait. De plus, le désir est une chose pénible. Le bien est-il la chose désirée? Pas davantage. En effet, le bien que l'on désire est au dehors de nous, ou en dedans. S'il est au dehors, il excitera en nous une disposition agréable ou pénible. Pé- nible, ce ne sera plus un bien. Agréable, il ne sera pas désirable par lui-même, mais par son effet : donc le hier- /rue nous désirons n'est pas hors de nous. S'il est en nous, il sera dans le corps ou dans l'âme. Dans le corps, il ne sera pas connu. Dans l'âme, alors il faut convenir que le bien n'existe pas absolument en soi, mais seule- ment dans les âmes qui le goûtent. Reste à sa- voir si l'âme elle-même existe absolument, et si l'on peut concevoir ce qu'elle est. De là une nou- velle source de difficultés inextricables. « Il est également impossible d'admettre d'une manière absolue un art de bien vivre. D'abord, s'il n'y a pas de bien absolu, comme on vient de le prouver, il ne peut y avoir d'art de bien vivre. — De plus, les écoles philosophiques ne sont pas plus d'accord sur l'art de bien vivre que sur tout le reste. — En outre, admettons que toutes s'ac- cordent à reconnaître cette célèbre prudence qui constitue, selon les stoïciens, l'art de vivre; je leur dirai : « La prudence est une vertu. Or, le « sage seul possède la vertu. Donc les stoïciens, « qui ne sont pas des sages, ne possèdent pas la « prudence, ni par conséquent l'art de vivre. » Enfin, s'il y a un art de vivre, il se révèle par la nature, ou par l'enseignement. Il ne se révèle pas par la nature, car alors tous les hommes vi- vraient bien. Dira-t on qu'il s'apprend par l'en- seignement"? Mais alors on soulève une question nouvelle, celle de savoir si l'enseignement est chose possible. Ainsi, la science morale, comme la science physique, comme la science logique, comme toute science quelconque, est condamnée à des contradictions insolubles; d'où il suit que la seule sagesse, c'est de s'abstenir de toute af- firmation; et le seul bonheur, c'est la paix qui résulte de cette abstention universelle. » Après avoir fait l'inventaire fidèle de cet im- mense répertoire des arguments du scepticisme, il nous reste à déterminer la part qui revient à Sextus Empiricus dans son propre ouvrage. Selon nous, cette part se réduit à peu de chose. Sextus est un compilateur, rien de plus. Sa patience in- fatigable, sa mémoire vaste et sûre lui tiennent lieu de tout autre mérite. Venu le dernier dans son école, il a mis à profit en les réunissant (on pourrait dire plus d'une fois en les amalgamant) les travaux de ses devanciers, et il est arrivé que ses livres sur le scepticisme, riches de la sub- stance des autres, les ont fait oublier en les rem- plaçant. Presque tous les historiens de la philo- sophie inclinent plus ou moins à faire honneur à Sextus de l'esprit qu'il n'a pas et qu'il em- prunte un peu partout. On ne dit rien de Méno- dote, d'Agrippa, presque riend'/Enésidème; mais Sextus qui les a copiés a une place à part, et quelquefois est l'objet d'éloges que sa modestie eût assurément répudiés. Bayle a jugé Sextus avec une certaine faveur; on lui pardonne cette complaisance pour un des siens. Tennemann et Cousin sont plus justes, parce qu'ils sont plus sévères; et ils ne le sont pas assez, à beaucoup SEXT — 1606 — SEXT près. Mais un historien contemporain, Dcgérando, n'a garde aucune mesure. Aux yeux de ce juge prévenu, Sextus est un critique de premier ordre, un homme extraordinaire. C'est !e Bayle de l'an- tiquité; c'est Lucien, mais Lucien sérieux, armé de logique et d'érudition. 11 semble que cet en- thousiasme un peu factice se fût refroidi à une lecture assidue de Sextus. On eût infailliblement remarqué que son érudition est quelquefois très- contestable, et que la médiocrité de son esprit ne l'est jamais. Des deux ouvrages que nous avons de Sextus, le second, celui qui est dirigé contre les savants et les philosophes, n'est guère que la répétition diffuse des Hypotyposes. Dans cette seconde com- position, lourde, monotone, sans caractère et presque sans but, tantôt commentaire, tantôt abrégé, il arrive, même à Sextus, fatigué sans doute de développer ou de raccourcir son premier ouvrage, de se mettre purement et simplement à le copier. Au fond, sauf un assez grand nombre d'indications historiques, il n'y ajoute absolu- ment rien de nouveau. En somme , les Hypotyposes pyrrhoniennes sont le meilleur et presque le seul ouvrage de Sextus; c'est là qu'on peut le mieux saisir le ca- ractère de son talent. Le premier livre, où le scepticisme est défini et séparé nettement de tout autre système, a pour objet propre l'exposition des lieux ou tropes de l'école pyrrhonienne. Or, on sait que les dix tropes ou mots de suspension sont de Pyrrhon. Les cinq et les deux reviennent à Agrippa, et les huit à ^Enésidème. Que reste- t-il à Sextus pour l'invention? Absolument rien. Nous jugerons tout à l'heure la mise en œuvre. Le second livre traite deux ordres de questions : celles du critérium et de l'existence du vrai; celles du signe et de la démonstration. Si l'on fait deux parts dans ce livre, l'une qui revient à l'école académique, l'autre qu'on ne peut con- tester à yEnésidème, celle de Sextus sera bien petite en vérité. Ajoutez qu'il reste à débattre les droits des absents, nous voulons dire ceux de Phavorinus, ceux de Zeuxis, ceux enfin d'Agrip- pa et de Ménodote, dont les ouvrages se sont fon- dus dans celui de Sextus, du propre aveu de ce- lui-ci. Le dernier livre traite de Dieu, des causes, de la matière, du mouvement, et de la plupart des questions métaphysiques et morales. Or, il est certain que la controverse sur l'existence de Dieu appartient à l'école académique, surtout à Carnéade. L'argumentation contre les causes re- vient de droit à iEnésidème. Les objections rela- tives au mouvement remontent à l'école d'Elée, aux mégariens et aux sophistes. Il est inutile de pousser plus loin cette espèce d'inventaire de la fortune philosophique de Sextus. Nous en avons dit assez pour établir que son meilleur ouvrage, celui qu'il a copié ou imité partout ailleurs, est une compilation d'un bout à l'autre. Au surplus, ceux qui revendiqueraient pour Sextus le mérite de l'originalité, y tiendraient plus que lui-même. Cet homme sincère en fait si bon marché, qu'on a peine à le surprendre parlant en son propre nom. C'est toujours son école et jamais sa per- sonne qu'il met en avant. 'O gxîttv.xôç, dit-il, ol c/.eitxtxoi, ii axsuTixrj, oi nuââtbvioi, ot uept Ai- VYi) et la double lettre M". tout bruit fait dans l'air; le D et le T, la cessa- tion de mouvement; l'L, ce qui est fluide, ce qui s'échappe aisément ; la même lettre précédée d'un G (r), l'adhérence, ce qui est visqueux; l'N, tout ce qui est intérieur; A la largeur, 0 la ron- deur, et E (H) la longueur. Mais tel est le ton de l'ouvrage où cette théorie est exposée, qu'on ne sait s'il faut la prendre pour une satire ou une conviction sérieuse. Le président de Brosses, dans son Traité de la formation tnéchanique des longues (2 vol. in-12, Paris, 1765), a élevé non pas un système, mais une véritable science sur le principe que Platon n'a fait qu'indiquer. Voici en quels termes cet ingénieux et savant observateur a essayé de résumer, dans son Discours préliminaire, les principes les pins généraux de sa doctrine. 11 dé- clare « que le système de la première fabrique du langage humi in el de l'imposition des noms aux choses n'est pas arbitraire bI conventionnel, comme on a coutume de se le figurer, mais un sir.x — 1615 — SIGN vrai système de nécessité déterminé par deux causes : l'une est la construction des organes vo- caux, qui ne peuvent rendre que certains sons analogues à leur structure; l'autre est la nature et la propriété des choses réelles qu'on veut nom- mer; elle oblige d'employer à leur nom des sons qui les dépeignent, en établissant entre la chose et le mot un^ rapport par lequel le mot puisse exciter une idée de la chose; que la première fa- brique du langage humain n'a donc pu consister, comme l'expérience et les observations le dé- montrent, qu'en une peinture plus ou moins com- plète des choses nommées, telle qu'il était possible aux organes vocaux de l'effectuer par un bruit imitatif des objets réels; que cette peinture imi- tative s'est étendue de degrés en degrés, de nuances en nuances, par tous les moyens possi- bles, bons ou mauvais, depuis les noms des choses le plus susceptibles d'être imitées par le son vo- cal, jusqu'aux noms des choses qui le sont le moins; que les choses étant ainsi, il existe une langue primitive, organique, physique et né- cessaire, commune à tout le genre humain, qu'au- cun peuple au monde ne connaît ni ne pratique dans sa première simplicité, que tous les hommes parlent néanmoins, et qui fait le premier fonds du langage de tous les pays. » Ce fonds primitif, et, si l'on peut ainsi parler, cette matière première de toutes les langues, se compose des éléments suivants : 1" les interjec- tions, c'est-à-dire les sons inarticulés par lesquels se trahissent spontanément nos passions, nos sen- timents, nos sensations intérieures, et qui ap- partiennent aussi au langage des animaux; 2° les mots enfantins qui se prêtent le mieux aux pre- miers efforts de la voix, et qu'on rencontre à peu près dans tous les idiomes, comme un premier essai que l'homme fait de la parole : papa, ma- man, dada, ou, par transposition, ab, am; d'où l'on a l'ait Jupiter Ammon, c'est-à-dire Jupiter omnium parens; 3° les noms donnés aux organes de la parole d'après le son même que ces orga- nes produisent d'après l'articulation qui leur est propre. On reconnaîtra facilement ce caractère dans la lettre radicale ou dominante des mots gorge, langue, dent, bouche. Il en est de même des noms que ces organes présentent dans les autres langues : garon, laschon, pé, etc. Ces noms ont été ensuite étendus à toutes les choses qui ont quelque analogie avec les organes qu'ils désignent. Au quatrième rang nous trouvons les onomatopées, ou les mots qui peignent matériel- lement les objets par l'imitation des bruits que ces objets produisent : tels sont les mots souffler, siffler, crier, fredonner, coq, choc, etc. Enfin, comme il y a des sons qui représentent des modes et des objets extérieurs, il y en a d'autres qui expriment par analogie des modes et des qualités intérieures : ceux-là forment la cinquième et der- nière classe. Ainsi, la fixité et la fermeté sont le plus souvent désignées par les consonnes st, comme dans stable, stabilité, stirps, slamen, stagnum, oTotTYjp, a-zr\\r,, etc. Les mêmes con- sonnes sont le signe de l'interjection dont on se sert pour faire rester quelqu'un dans l'immobi- lité. Les lettres se sont affectées à l'idée d'exca- vation, à tout ce qui est creux, et par suite à ce qui est sonore : Xw, oxaTitio, scutum, sca- turire, schneiden, schallen; les lettres fl à tout ce qui coule, à tout ce qui est fluide et léger : flamma, fluo, flatus, feuille, flèche, etc. Les choses dures se peignent par l'articulation r : rude, âoe, âpre, roc, rompre, racler, irriter; les choses profondes, entr'ouvertes, par l'articu- lation g, signe de la gorge, et l'aspiration h : gouffre, golfe, hiatus. De Brosses ne dit pas que ces différents sons apparaissent successivement dans la pai a voulu seulement les classer d'après leui tères les plus généraux. Ils entrent, encore une fois, à titre de racines et de premiers éléments. dans toutes les langues, sans former par eux- une langue arrêtée. , dont on puisse eu donl on ait jamais pu se servir, liai. s cet état, l'on comprend qu'ils se soient pn des modifications sans nombre, suivant les dif- férents degrés d'intelligence, les mélanges pro- duits par la migration ou la conquête. Chaque peuple a donc sa manière de se servir de l'in- strument général. Il y a dans chaque langue un caractère particulier à la nation qui i usage, et des éléments, des signes communs à toute l'humanité. On peut admettre celte théorie dans ses traits essentiels, et, toutes réserves faites, quant aux détails. Elle est à la fois une conséquence et une preuve de tout ce qui a été dit sur l'origine naturelle du langage. Elle s'accorde en même temps avec la raison et avec les faits : avec la raison, qui ne saurait admettre l'arbitraire et le hasard dans la formation des premiers signes de la pensée; avec les faits, qui résultent de la comparaison d'un certain nombre de langues, et qui nous montrent sous leur diversité un fond identique et invariable. Dans son Manuel primitif et dans l'extrait qu'il en a publié sous Je titre d'Histoire natu- relle de la parole, ou Précis de l'origine du langage et de la grammaire (in-8, Pans. 1776), Court de Gébelin reproduit la plupart des idées et des observations du président de Brosses. Il pense, comme celui-ci, que la parole est d'ori- gine divine, en ce sens que Dieu créa l'homme parlant, qu'il lui donna la faculté, les instru- ments et le besoin de la parole, comme il lui donna la faculté et le besoin de voir, d'entendre et de marcher. Il croit que l'arbitraire n'a au- cune part dans la formation des premières lan- gues, ou tout au moins des premiers mots, et que les choses eurent d'abord pour signes les sons qui peignent leurs qualités, soit directe- ment, soit par analogie. Il admet enfin une lan- gue primitive qui, sans avoir jamais été parlée, esteomposéede sons pris dans la nature, de mots en quelque sorte inachevés, et contient les raci- nes de toutes les autres langues. Mais en tant ces principes, l'auteur du Monde primitif y a associé des rêveries et des subtilités qui n'y ont aucun rapport et dont il faut laisser toute la responsabilité à sa bizarre imagination. La pen- sée dominante de son système, c'est que chaque lettre considérée séparément, chaque taire de la parole, a un sens par lieu lier. esl l'expres- sion d'une idée ou d'une sensation ; que les sensa- tions sont exprimées par les voyelles ci les consonnes. Mais il suffit de deux pour renverser cette proposition: l°les voyelles et les consonnes saut des éléments iii- langage ; sauf un petit nom .lions, elles entrent dans la formation de tous les mots; or un mot ne peut exprimer à la fois qu'une seule idée; 2° nos idées, même, les plus raies et les plus métaphysiques, se pn -entent d'abord à notre esprit sous il i t ne peuvent être traduites que par des mél I qui intéressent autant notre sensibilité que entendement. Au reste, on ne comprendra jamais mieux ce qu'il y a de chimérique dans ce prin- cipe qu'en voyant les applications qu'en a faites Court de Gébelin. 4° De l'écriture. — Ce que nous avons dit de la parole peut s'appliquer en grande partie à l'écriture et se démontrer par les mêmes preu- ves : nous n'avons donc point à nous occuper SIGN — 1616 — SIMO longtemps des signes de cette espèce. Personne ne prendra au sérieux la proposition de de Ronald, que l'alphabet est une révélation divine, une création surnaturelle, contemporaine de celle de l'homme. L'alphabet a été précédé de plusieurs modes d'écriture, comme les langues abstraites ont été précédées par les langues poétiques, et celles-ci par les sons naturels ou imitatifs des choses. D'abord on s'est contenté de peindre les objets, de les représenter par un dessin plus ou moins fidèle, qui est pour l'œil ce que l'onoma- topée est pour l'oreille : c'est l'écriture in rébus, en usage chez tous les peuples entants, qu'on a rencontrée au Mexique au moment de la décou- verte de ce pays, et qui occupe aussi une grande place parmi leshiéroglyphes égyptiens. Aces for- mes grossières succèdent ou viennent s'associer des caractères symboliques où, tout comme dans le langage de la poésie, des idées morales et métaphysiques, des sentiments, des passions. sont représentes par des images sensibles : tel est le caractère de l'écriture héraldique, d'un grand nombre d'hiéroglyphes et des plus an- ciens signes de l'écriture chinoise. Ces symboles se dégradant peu à peu par une suite d'abrévia- tions, se changent en caractères cursifs qui ex- priment non des sons, mais des idées, et s'adres- sent à l'esprit sans passer par l'oreille. Nous avons un exemple considérable de cette substi- tution dans l'écriture actuelle des Chinois, dont les clefs portent encore des traces évidentes de leurs premières formes. Des signes abstraits, mais incommodes, formant ce qu'on appelle récriture idéographique, on est conduit peu à peu à l'écriture phonétique, qui représente les différents sons de la voix ou les éléments de la langue parlée. L'écriture phonétique nous offre clie-même deux degrés : elle est syllabiquc ou alphabétique, c'est-à-dire que les signes dont elle se compose représentent des syllabes comme l'écriture japonaise, ou des sons tout à fait élé- mentaires, de simples lettres, comme la plupart des langues connues. Ainsi, à part certains signes particuliers in- ventés par les savants pour un but déterminé, comme ceux de l'algèbre ou de la musique, rien d'arbitraire, rien d'artificiel, mais aussi rien de surnaturel dans le langage, tel que nous le con- naissons par l'expérience et par l'histoire. Tous les éléments dont il est formé, tous les faits qu'il réunit ont leur raison d'être dans la propriété des choses et dans les facultés de l'homme. La p i rôle et l'écriture sont l'expression de la pensée, et, comme la pensée, elles se transforment, se développent, s'élèvent du concret à l'abstrait, du monde sensible au monde intelligible, nous montrant, à côté des lois les plus générales de la nature et de la raison, les empreintes parti- culières des temps, des lieux, des nationalités. A nos instincts et à nos passions, qui sont par- tout et toujours les mêmes, répondent les sons et les gestes, qui ne changent pas davantage, et dont l'usage nous est connu dès notre naissance. C'est en vain qu'on voudrait qualifier d'irréli- gieuse une manière de voir qui a pour elle des espritsaussi religieux que Platon, Leibniz, Her- der, Maine de Biran, Reid et Dugald Slewart. est la seule conforme à la majesté divine et a la dignité humaine. Aux auteurs que nous avons cités dans le cours de cet article, nous ajouterons : Walton, Disser- tatio de linguarum origine, dans le tome II de 1 1 Polyglotte; — Leibniz, Miscellanea Berolin., t. Il, in-4, 1710, et Considérations sur la cul- ture et la perfection de la langue allemande, édit. Dutens, t. XII, 2" partie: — Smith, Consi- l 'ions sur l'origine et la formation des langues, dans la Théorie des sentiments moraux, traduction française, t. II: — Reid, Recherche» sur l'entendement humain, ch. iv, sect. 22, dans le tome II de la traduction française ; — Du- gald Stewart, Philosophie de l'esprit humain, t. III de la traduction de M. Peissc; — Degé- rando. des Signes de Varl de penser considérés dans leurs rapports mutuels, 4 vol. in-8, Paris, an VIII; — Charma, Essai sur le langage, 2" édit., in-8, Paris, 1846; — l'abbé Cari, de Origine et natura sermonis. in-4, Paris, 1821 ; — Despn'z, de Sermone, in-'», Pans. 1828; — Denis, de >'<•/•- monis origine, Paris, 1847, in-8; — Renan.'/'' l'Origine du langage, Paris, 1862, in-8; — Max Mùlier, la Science du langage, traduite en fran- çais par G. Perrot et G. Harris, Paris, 1864, in-8; — J. Griinni. de VOrigine du langage, traduit en français par F. de Wegmann, Paris, 1859, in-8; — A. Lemoine, de la J'/njsionomie et de la Parole, Pans, 1865, in-12; — Ed. Chaignet, la Philosophie de la science du langage, étudiée dans lu formation des mois, in-18, Paris. 1875. SILHON (Jean), né à Sos, petit bourg des en- virons d'Auch, vers la fin du xvi' siècle, mort à Paris en 1667, après avoir été l'un des premiers membres de l'Académie française, et un des se- crétaires de Richelieu et du cardinal Mazarin, s'est distingué par plusieurs écrits très-estimés de ses contemporains, et qui appartiennent, les uns à la politique, les autres à la philosophie. Les écrits philosophiques de Silhon sont : 1° les deux Vérités, in-8, Paris, 1626. Ces deux vérités sont l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme. Dans une troisième partie, dont le plan seul a été conçu, l'auteur devait établir la vérité du christianisme; 2° de immortalité de l'âme, in-4, ib., 1634 : c'est la dernière partie du précédent ouvrage, présentée avec plus de développements ; 3° de tu Certitude des connaissances humaines, in-4, 1661. Cet ouvrage, dont il n'a paru qu'une première partie, se divise, tel qu'il est, en cinq livres. Dans les deux premiers, l'auteur établit la certitude de nos connaissances contre les ob- jections des pyrrhoniens, et particulièrement de Montaigne; dins les deux suivants, il traite de l'obéissance que les sujets doivent au souverain ; enfin, dans le cinquième, revenant à la question de la certitude, il définit ce qu'il appelle la dé- monstration morale. On voit que Silhon ne brille pas par la méthode; malgré les éloges qui lui sont accordés par Bayle, il n'est pas plus remar- quable par le fond des idées. En homme sensé et pratique, il voyait les ravages qu'avait faits dans les esprits le scepticisme de Montaigne et de Charron; mais il fallait pour les combattre autre chose que des lieux communs. SIMMIAS de Thèbes, disciple et ami de So- crate, joue un rôle important dans le Phédon de Platon: il est d'ailleurs peu connu, quoique Diogène Laërce (iiv. II, § 124) atteste qu'il avait écrit vingt-trois dialogues philosophiques sur divers sujets. Plutarque nous apprend encore (Sur le génie de Sacrale) que Simmias avait longtemps vécu en Egypte, mais il ne paraît pas qu'il ait rapporté de ce pays des notions importantes sur la langue et sur les sciences égyptiennes. Ses dialogues étaient fort courts, à ce qu'il semble, puisque, comme ceux de Simon, ils tenaient tous en un volume. E. E. SIMON d'Athènes, nous dit Diogène Laërce (Iiv. II, jj 122), était un cordonnier. Comme Socrate allait quelquefois converser dans sa boutique, Simon prenait note de ce qu'il retenait de ces entretiens, et c'est ainsi qu'il devint capa- ble d'écrire des Dialogues socratiques. On lui en attribuait trente-trois, dont Diogène nous a conservé les titres. Les sujets en sont très-variés. SLMO — 1617 — SIMO Morale, critique, grammaire, rhétorique, etc., presque toutes les parties de la science philoso- phique y figurent. On a pensé longtemps que tous ces dialogues étaient perdus; mais un très-habile philologue, M. A. Bœckh, a cru en reconnaître quatre (sur le Juste, sur la Vertu, sur la Loi, sur l'Amour du Gain) parmi les dialogues apo- cryphes qui se trouvent dans la collection des œuvres de Platon, et il a rassemblé, à l'appui de sa conjecture, un grand nombre d'arguments spécieux, sinon décisifs. Si l'opinion de M. Bœckh était admise, nous aurions dans ces quatre dia- logues, malgré leur peu de mérite, un témoi- gnage intéressant de la popularité des enseigne- ments de Socrate à Athènes, et de l'élégance qui avait pénétré jusqu'aux derniers rangs de la société athénienne. Diogène Laërce voudrait, en outre, que Simon eût donné le premier exemple de ces dialogues, assertion très-invraisemblable. Il ajoute que Périclès ayant offert à Simon un asile dans sa propre maison, le cordonnier phi- losophe refusa cette offre généreuse pour garder sa liberté. Voy. pour plus de détails : A. Bœckh, In Plalonis (jui vulgo fertur Minoem (c'est le dialogue sur la Loi, où se trouve une assez lon- gue digression sur Minos), ejusdemque libros priores de Legibus commentalio (Halle, 1806); et, Simonis Socralici, ut videtur.dialogi quatuor... . Additi sunl incerti aucloris dialoyi Enjxias cl Axiochus. Grceca recensuit et prœf. criticam prœmisit A. Bœckh (Heidelberg, 1810). Au reste, quelque lumière sur ce sujet pourra nous venir, un jour, par la publication de quelque nouveau papyrus comme ceux que nous a rendus la biblio- thèque philosophique d'Hercuianum. On est d'autant plus autorisé à l'espérer que les der- niers fragments publiés de cette précieuse col- lection (Papiro Ercolanese inedilo publicato da domenico Comparetti, Florence, Turin et Rome, 1875, in-8) contiennent précisément des débris d'une de ces Aiaoo/ac çi^oaoçwv, ou Listes des Ecoles philosophiques, que Diogène Laërce a si souvent consultées, mais avec négligence, pour la rédaction de ses Vies des philosophes. E. E. SIMON PORTUIS, voy. Marta. SIMONIDE, un des plus grands poètes lyriques de la Grèce, n'était pas moins célèbre dans l'an- tiquité par sa sagesse que par son talent poéti- que. Cicéron dit de lui : « Non tantum suavis poeta, sed doctus sapiensque ; non-seulement un charmant poète, mais un savant et un sage » {de Nat. Deor., lib. I, c. xxn). Né d'une famille pauvre dans l'île de Céos, 558 ans avant notre ère, Simonide, encore jeune, se mit à parcourir les villes de l'Asie Mineure pour tirer parti de ses talents; puis il vint à Athènes, où il obtint la faveur d'Hipparque, fils et successeur de Pisistrate, et qui, à l'exemple de son père, tâchait de se faire pardonner son usurpation par la douceur de son gouvernement et par la protection qu'il accordait aux lettres. Hipparque ayant succombé sous les coups d'Har- modius et d'Aristogiton, Simonide se retira au- près d'Alevas, roi de thessalie, qui cherchait depuis quelque temps à l'attirer à sa cour. C'est à cette époque de sa vie qu'il faut placer l'aven- ture merveilleuse dont Phèdre a tiré la fable de Simonide préservé par les dieux, que Cicéron raconte d'ailleurs avec détail dans le second livre de VOralcur. Un passage du Protagoras de Pla- ton nous apprend, en outre, que le poème, ou ode agonislique, dont il s'agit, avait été composé en l'honneur de Scopas, fils de Créon le Thes- salien. A ce même fait Cicéron rattache l'invention de la mémoire artificielle, dont plusieurs autres au- teurs font également honneur à Simonide. En DICT. PHILOS. effet, Scopas et ses convives ayant été écrasés sous les ruines de la salle du banquet, furent tellement défigurés qu'on ne pouvait les distin- guer les uns des autres. Cependant il importait de les reconnaître pour que les honneurs funèbres pussent être rendus à chaque mort par sa famille. Simonide se souvint de la place que chacun des conviés occupait, et par là il put indiquer aux parents les corps de leurs proches. Mais ce qui importe ici, c'est la réflexion que Cicéron prête à Simonide : il remarqua «que c'est l'ordre surtout qui éclaire la mémoire de sa lumière», ordinem esse maxime qui memoriœ lumen afferret, et, par la suite, il inventa ce procédé de mnémonique locale, qui consiste à associer l'idée des choses au souvenir des lieux qui s'y rattachent. Non-seulement les vainqueurs dans les jeux publics ambitionnaient l'honneur d'èlre chantés par Simonide, mais la gloire de son nom le fit rechercher de tous les hommes illustres de son temps. Plutarque [Consol. ad Apoll.) raconte que Pausanias, roi de Lacédémone, vantait continuel- lement ses exploits. Un jour qu'il demandait à Si- monide, d'un ton moqueur, de lui donner quelque sage maxime, le poète, qui connaissait sa vanité, se contenta de lui dire : « Souviens-toi que tu es homme. » Pausanias ne parut pas y faire atten- tion. Mais plus tard, lorsque après avoir trahi sa patrie, il se trouva en proie à une faim intolé- rable, dans un asile d'où il ne pouvait sortir sans s'exposer au dernier supplice, il se souvint des paroles de Simonide, et s'écria par trois fois : « 0 mon hôte de Céos, qu'il y avait un grand sens dans tes paroles! et moi, dans mon peu de sens, je trouvais qu'elles ne signifiaient rien! » C'est à lui que Plutarque attribue ce mot in- génieux : «La peinture est une poésie muette, et la poésie une peinture parlante.» Il dit encore, et il est hon d'avoir toujours présent à l'esprit ce mot de Simonide : « Qu'il s'était souvent repenti d'avoir parlé, et jamais de s'être tu. » A quatre-vingt-sept ans, Simonide, cédant aux instances d'Hiéron. roi de Syracuse, se rendit à sa cour. Déjà il avait chanté la victoire éclatante remportée sur les Carthaginois par Gélon et ses frères Hiéron, Polyzèle et Thrasybule. Hiéron, dont le règne avait été d'abord souillépar des crimes, réforma sa vie. Simonide se réconcilia avec Hiéron, roi d'Agrigente, et avec son frère Polyzèle, qui, craignant pour ses jours, s'était retiré auprès d'Hiéron. C'est ce même roi Hié- ron qui pria Simonide de lui dire ce que c'est que Dieu. Le poète lui demanda un jour pour y songer. Le lendemain, questionné de nouveau, il demanda deux jours; et chaque fois qu'on le sommait de répondre, il réclamait un temps deux fois plus long. Enfin, surpris de ce manège, Hiéron voulut en savoir la cause : « C'est, ré- pondit Simonide, que plus j'examine cette ma- tière, plus je la trouve obscure.» Cicéron, qui rapporte ce fait {de Nat. Deorum, lib. I), en conclut que Simonide s'arrêta dans le doute. Cette opinion n'est pas éloignée de celle d'Aristote, lorsqu'il dit (Métaphysique, liv. I, ch. n) : « C'est pourquoi on est fondé à penser que la possession de la science des principes n'appartient l'homme; en sorte que, selon Simonide, Dieu seul possède ce privilège : on 6eo; âv y.6vc; ï/y. Toûxo ye'pa;. Ceci est un passage du poème de Simonide en l'honneur de Scopas, que nous re- trouvons dans le Protagoras de Platon. Aristote, dans le chapitre de sa Rhétorique (liv. II, ch. xvi) où ii traite des mœurs des riches, après avoir dit qu'ils sont hautains, voluptueux, fastueux, ajoute : « De là ce mot de Simonide à la femme d'Hiéron, qui lui demandait lequel valait mieux, d'être riche ou sage? il répondit 102 SIMP 1618 — SIM1" qu'il valait mieux être riche ; car il voyait, disait- il, les sages passer leur vie à lapoiie des riches.» Pendant le séjour de Simonide à Syracuse, tout ce qui était nécessaire à sa subsistance lui était fourni largement chaque jour par le roi. Il en vendait la plus grande partie, alléguant à ceux qui lui demandaient pourquoi il en usait ainsi, qu'il voulait faire paraître sa frugalité et la magnificence d'Hiéron. On suppose que c'est contre lui qu'est lancé ce trait de Pindare {Isthmi- ques, ode II) : « Alors la muse n'était pas encore avide, ni mercenaire, jamais les doux chants de Terpsichore aux accents mélodieux ne s'étaient vendus, en mettant à prix le charme de sa voix.» Plutarque rapporte qu'il avait coutume de dire : «J'ai deux coffres : l'un pour les salaires, l'autre pour la-reconnaissance. Je les ouvre de temps en temps, et je trouve toujours plein celui des salai- res, et celui de la reconnaissance toujours vide. » On lui demandait pourquoi il était avare dans ses vieux jours : « C'est, répondit-il, parce que j'aime mieux laisser du bien à mes ennemis après ma mort, que d'avoir besoin de mes amis pendant ma vie. » Il nous reste, sous son nom, un morceau satirique très-mordant contre les femmes; mais on l'attribue à un autre Simonide, d'Amorgos, appelé l'Iambographe. Ce morceau est, en effet, en vers ïambiques. Simonide, après un séjour de trois années à Syracuse, y mourut dans sa quatre-vingt-dixième année, l'an 468 avant Jésus-Christ. A....D. SIMPLICIUS, commentateur célèbre d' Aristote et d'Épictète, et l'un des derniers représentants de l'école d'Alexandrie, naquit en Cilicie, de l'an 500 à l'an 510 après J. C. Il était encore très- jeune lorsqu'il suivit, à Athènes, les leçons d'Am- monius, fils d'Hermias, avec lequel il fit aussi des observations astronomiques à Alexandrie. Après Ammonius, il prit pour maître son ancien condisciple Damascius. Les temps étaient devenus difficiles; les maîtres d'Athènes, privés des re- venus de leurs chaires, enseignaient gratuitement la philosophie, lorsque, en 529, un décret de l'empereur Justinien ferma cette école de science païenne. Les derniers néo-platoniciens, pour échap- per à la persécution, cherchèrent un asile auprès de Chosroës, roi de Perse : Simplicius était du nombre. De retour à Athènes, il écrivit un assez grand nombre de livres de philosophie; peut-être même lui fut-il permis d'enseigner : car, dans son Commentaire sur la Physique d' Aristote, il s'adresse à ses auditeurs. Il est donc probable qu'il avait composé cet ouvrage comme un ré- sumé de ses leçons. On ne sait pas autre chose sur sa vie; on pense qu'il mourut en paix à Athènes, au milieu des études pour lesquelles il avait souffert dans sa jeunesse. Les écrits de Simplicius ne sont pas tous par- venus jusqu'à nous. Parmi ceux qui ont été perdus, les plus regrettables sont sans doute un Abrégé de la Physique de Théophraste, qui nous eût tenu lieu de ce traité, et un livre sur les syllogismes, où était résumée cette importante théorie. Simplicius n'est connu aujourd'hui que par cinq commentaires, dont un sur le Manuel ""È/>iclète; les quatre autres sont consacrés à l'interprétation dedivers traités d'Aristote, savoir : 1° les Catégories ; 2° le Truite de l'âme; 3° le i » aité du Ciel; 4° la Physique. A ne considérer que les titres de ces ouvrages, on comprend que llusieurs savants aient cru devoir ranger leur ur parmi les péripatéticiens ; mais cette con- tt'est pas mieux fondée que celle de la ; quand il fait de Damascius un stoïcien. Sans parler des relations bien connues de Sim- plicius avec les philosophes dont il partage» l'exil et la destinée suprême, il suffit d'ouvrir un de b«8 livres pour se convaincre qu'il appar- tient réellement a l'école néo-platonicienne. S'il commente Aristote, c'est suivant la méthode de ses prédécesseurs et dans le même esprit, c'est- à-dire avec le dessein bien marqué de ramener Aristote à la doctrine commune où l'éclectisme indria avait fait entrer le paganisme tout entier, religion et philosophie. Tel est, en effet, le but et le sens principal de tous les commen- taires des philosophes éclectiques d'Athènes. Simplicius, en particulier, excelle dans cette œuvre de conciliation, parce qu'au lieu de s'en tenir à la lettre, il pénètre avec une sagacité singulière jusqu'au fond des systèmes dont il veut montrer l'accord. C'est ainsi que, par une habile interprétation, il sait concilier la logique d'Aris- tote avec la dialectique de Platon, malgré le dissentiment de ces deux philosophes sur les idées. Il va plus loin : il soutient, non sans raison, que la forme est pour l'un ce qu'éiait l'idée pour l'autre. Cette vue, que semble confirmer l'identité du mol grec eTooc. explique bien des choses et permet d'apprécier équitablement la métaphy- sique péripatéticienne. Simplicius interprète donc Aristote, il le justifie au besoin, et le défend même contre certains platoniciens, en rappelant sans cesse le point de vue particulier où se pla- çait l'auteur de la Métaphysique; mais, encore une fois, il n'est pas péripateticien : il l'est si peu, que lorsque Aristote est en dissentiment par trop évident avec la doctrine platonicienne, il n'hésite pas à lui donner tort. Il blâme à plusieurs reprises le commentateur Alexandre d'avoir fait trop peu de cas de Platon et d'avoir trop abondé dans le sens d'Aristote. Bien loin de s'en tenir à la doctrine de ce dernier, il la corrige ou la complète en y ajoutant, par exemple, l'unité in- divisible et l'immortalité de l'âme humaine tout entière, en attribuant à notre liberté un rôle très-considérable; enfin, en insistant, comme tous les philosophes alexandrins, sur la nature ineffable de l'Être suprême. Mais toutes les fois qu'il est d'accord avec Aristote, comme, après tout, ce philosophe est à ses yeux le plus grand commentateur de Platon (6 toù DXàTtovo? âpicTo; âîriy/j-tr,;), il est heureux de s'appuyer sur une telle autorité et de pouvoir l'opposer à ses adver- saires. Il ne paraît avoir écrit son Commentaire sur la Physique que pour répondre à Jean Phi- lopon, qui avait attaqué Proclus et l'hypothèse païenne de l'éternité du monde; et le commen- taire sur le Traité du Ciel est destiné à réfuter le même Philopon, qui, en défendant la création, avait combattu le mouvement éternel du ciel. Ainsi s'agitait, au vie siècle de notre ère, la perpétuelle controverse métaphysique entre le système du dieu-cause et celui du dieu-substance. Si Simplicius est médiocrement péripateticien dans ses commentaires sur Aristote, que dire de son célèbre Commentaire sur le Manuel d'Epic- tète? Il n'y est question ni d'Aristote, ni de ses écrits, ni de son système; son nom^ n'est pas cité une seule fois, et, pourtant, il eût été facile à un péripateticien d'établir plus d'un rapprochement entre la morale stoïcienne et certains passages des Topiques ou de la Morale à Nicomaque. Platon, au contraire, est allégué à chaque page, ainsi que Parménide et les pythagoriciens. Ici, comme ailleurs, Simplicius développe la pensée de Plotin et de Proclus. Seulement, ce n'est plus Aristote qu'il s'agit, en quelque sorte, de con- quérir au néo-platonisme; c'est Ëpictète, dont la doctrine forte, mais étroite, va servir d'introduc- tion a un système plus large et plus élevé, où la liberté nous est présentée comme l'essence même de l'âme, suivant l'esprit du stoïcisme, mais où SïMP 1619 — SAUT l'amour pur de l'idéal et la contemplation du premier principe, « qui n'a point de nom », sont mis fort au-dessus des vertus élémentaires dans lesquelles se renfermait Épictète (voy. la préface de Simplicius sur le Manuel). L'âme ainsi pu- rifiée est appelée à une vie meilleure, et elle a pour garant de son immortalité la Providence divine, que Simplicius invoque en termes tou- chants à la fia de ce traité: « Voilà, dit-il, tous les éclaircissements qu'il m'a été possible de fournir à ceux qui lisent Épictète. Je me réjouis de ce que ces temps de tyrannie m'ont donné l'occasion d'entreprendre un tel travail. 11 ne me reste qu'à finir ce traité par une prière qui en rappelle l'objet: « Seigneur, père et guide de « la raison qui est en nous, fais, je t'en supplie, « que nous gardions le souvenir de la noblesse « naturelle que nous te devons; et, puisque nous « avons en nous-mêmes le principe de nos mou- « vements, aide-nous à nous purifier, à nous « rendre maîtres du corps et des passions, et à « nous en servir comme d'instruments, suivant « notre devoir. Aide-nous aussi à redresser notre « raison, en sorte qu'elle soit unie aux êtres réels « par la lumière de la vérité. Enfin, le dernier « vœu que je t'adresse pour notre salut (awcrioiov), " c'est que tu daignes dissiper entièrement les « ténèbres qui couvrent les yeux de notre âme, « afin que, suivant l'expression d'Homère, nous « puissions connaître et l'homme et Dieu.» Le caractère religieux de ce passage a été fort re- marqué par plusieurs critiques modernes, qui ont prétendu y trouver des traces de christia- nisme ; mais plusieurs fois, dans ce traité, l'auteur raille « ces nouveaux sages qui font sortir le monde du néant», et dans cette fin même que l'on vient de lire, on a pu voir qu'il maudissait la tyrannie des chrétiens. Au reste, il n'est pas étonnant que Simplicius, écrivant au vie siècle, ait employé quelquefois des formes de langage qui étaient devenues populaires. On a insisté plus judicieusement, à notre gré, sur la valeur morale de ce commentaire tout rempli d'excellents pré- ceptes. Quant à sa portée philosophique, elle est assez évidente par le seul contenu du livre. Simplicius y traite ex professo les questions sui- vantes dans cinq dissertations assez étendues : 1° du libre arbitre; 2° de l'utilité des épreuves; o° de la nature et de l'origine du mal ; 4° des obligations spéciales qui dérivent de nos diverses relations ; 5° de l'existence et des caractères de la Providence divine. Ces dissertations contien- nent, avec des erreurs fâcheuses, un grand nombre de vérités exprimées en un langage ferme et précis. En voici deux ou trois exemples relatifs à la volonté humaine : « La liberté est l'essence propre de l'homme; — Ce qui est libre est, par sa nature, toujours maître de soi-même; — L'âme ne saurait être forcée : l'objet de notre choix peut être hors de nous, mais le choix par lequel nous nous y portons est un mouvement intérieur de l'âme, et, par conséquent, il dépend toujours de nous; — L'âme est la seule cause du mal (moral).» On le voit, Simplicius ne commente pas en com- pilateur, comme son adversaire Philopon, mais en homme qui sait penser et qui appuie sa doc- trine à la fois sur le raisonnement et sur le té- moignage des plus illustres philosophes. Ses commentaires n'ont pas seulement le mérite d'expliquer toujours avec clarté, quelquefois avec profondeur, la pensée d'Aristote ou d'Ëpictète, rattachée systématiquement au néo-platonisme; ils se recommandent encore à l'historien de la philosophie par les nombreux fragments d'ou- vrages perdus qu'on y rencontre, et que Simpli- cius emploie avec autant de jugement que d'éru- dition. Ce n'est pas que sa critique soit à l'abri de tout reproche : il admet un peu légèrement l'authenticité de certains écrits attribues de son temps à Aristote, au pythagoricien Arcbytas, et même à Orphée. Il fait aussi un trop fréquent usage des traditions fabuleuses de la Perse et de L'Egypte; mais, à part cet amour excessif de l'antiquité et de l'Orient, qui est un défaut com- mun à toute son école, Simplicius mérite l'éloge que lui décerne Fabricius; ses écrits sont bien, en effet, « un répertoire do la philosophie an- cienne. » Il a été aussi appelé le ciment de tous les anciens philosophes, omnium veterum philo- sophorum coagulum. Pour la bibliographie, voy. la Bibliothèque grecque de Fabricius (édit. Harlès, t. IX, p. 529- 567); l'article du savant Daunou sur Simplicius, dans la Biographie universelle; et le recueil in- titulé Scholia in Aristotelem (collcgit C. A. Bran- dis, in-4, Berlin, 1836) : les extraits de Simpli- cius occupent à peu près le quart de ce volume. Ch. W. SINCLAIR (Jean, baron de), né en 1776 en Ecosse, mort à Vienne en 1815, après avoir par- couru différentes carrières civiles et militaires, publia en allemand deux ouvrages de philoso- phie, conçus dans un esprit modéré, et générale- ment juste, mais dépourvu d'élévation et de profondeur. Le sens commun et la conscience morale sont les deux guides d'ordinaire suivis dans les deux ouvrages dont voici les titres : Vérité et certitude (3 vol. in-8, 1811); — Essai d'une physique fondée sur la métaphysique (in-8, 1815). On «.trouve cependant aussi, dans l'un et l'au- tre ouvrage, des réminiscences des systèmes con- temporains, des emprunts faits à Kant, à Ficlite, à Schelling. La philosophie dite de ï identité, par exemple, fournit à Sinclair le but et le pro- blème de la spéculation, « l'union et l'identifi- cation de la différence et de la non-différence » {Vérité et certitude, t. I, p. 8, 18, 27). Cette union, néanmoins, Sinclair ne la regarde que comme une tâche à proposer et à accomplir dans le cours des âges, et non pas comme un fait ac- compli ou primitif. La foi naturelle du genre humain, et non l'autorité de l'intuition intellec- tuelle, lui semble la véritable sauvegarde de la science philosophique. C. Bs. SIUN-TSEU, philosophe chinois de l'école de Confucius, qui vivait 230 ans avant notre ère. Quoique de la même école que Meng-Tseu. il avait une autre doctrine que ce dernier sur la nature de l'homme, car il soutenait que cette nature est vicieuse, et que les prétendues vertus de l'homme sont fausses et mensongères. _ Cette opinion pouvait bien lui avoir été inspirée par l'état permanent de guerre civile auquel les sept royaumes de la Chine étaient livrés de son temps. Ce même Siun-Tseu distinguait ainsi tence matérielle de la vie, la vie de la co sance, la connaissance du sentiment de la jus- tice : « L'eau et le feu, disait-il l'élément matériel (khi), mais ils ne vivent pas ; les plantes et les arbres de haute tige ont la vie, mais ils ne possèdent pas la connaissance; les animaux ont la connaissance, mais ils ne possè- dent pas le sentiment de la justice. L'homme seul possède tout à la fois l'élément matériel, la vie, la connaissance et, en outre, le sentiment de la justice. C'est pourquoi il est le plus noble de tous bs de ce monde! » G. P. smith [Adam); célèbre économiste et l'un des principaux représentants de l'école i iquil le 5 juin 1723. àKirkaldv. en I De bonne heure, il se distingua par les pius heu- SMIT 1620 SMIT reuses dispositions pour l'étude, et son père, qui remplissait les fonctions d'inspecteur des doua- nes, le fit passer, en 1737, de l'école de Kirkaldy à l'université de Glascow, où il resta trois ans. 11 y trouva pour maître Hutcheson, dont l'ensei- gnement exerça sur son esprit la plus profonde et la plus légitime influence. En même temps qu'il se passionnait pour une doctrine généreuse qui faisait appel aux plus nobles sentiments du cœur humain, il y puisa le goût de cette sage méthode expérimentale qui contrôle les données de l'observation psychologique par l'étude de l'histoire, de la littérature et des langues, et l'on peut dire que cette première rencontre dé- cida de sa vocation philosophique. Au sortir de l'université de Glascow, sa famille, qui voulait le voir entrer dans l'Église en Angleterre, l'en- voya achever ses études au collège de Béjiol, à Oxford; mais la théologie ne souriait pas au jeune Adam, qui pendant plusieurs années con- tinua de s'occuper de science et de littérature. Enfin , renonçant à l'état ecclésiastique , pour lequel il ne se sentait pas d'inclination, il revint en Ecosse et se fixa, vers 1748, à Edimbourg. C'est à cette époque qu'il paraît s'être lié avec Hume, et dès lors s'établit entre ces deux hom- mes, de caractère et d'esprit si différents, une inaltérable intimité. Smith, qui désirait suivre la carrière de l'enseignement, commença par donner à Edimbourg quelques leçons publiques de rhétorique et de belles-lettres. Elles eurent assez de succès pour que l'université de Glascow, en 1751, le nommât professeur de logique. L'an- née suivante, en 1752, on lui confia la chaire de philosophie morale, devenue vacante par la mort de Thomas Craigie, disciple immédiat d'Hutche- son. 11 l'occupa pendant treize années consécu- tives. Sa réputation comme professeur, dit son biographe Dugald Stewart, jeta le plus grand éclat et attira à l'université une multitude d'étu- diants animés du désir de l'entendre. Les objets d'enseignement dont il était chargé y devinrent des études à la mode, et ses opinions le sujet principal des discussions et des entretiens des cercles et des sociétés littéraires. Quelques par- ticularités de prononciation , quelques petites nuances d'accent ou d'expression qui lui étaient propres, devinrent même souvent des objets d'imitation. En 1759 Smith publia sa Théorie des sentiments moraux, qui lui valut un juste re- nom dans le monde philosophique en Angleterre et en France. En 1763 il se démit de ses fonc- tions de professeur (ce fut Reid qui lui succéda dans sa chaire de philosophie morale à l'univer- sité de Glascow) pour accompagner le jeune duc de Bucclengh dans ses voyages sur le continent. A Paris, il retrouva Hume, secrétaire d'ambjs- sade. qui l'introduisit dans la célèbre société du duc de La Rochefoucauld. Il s'y lia avec la plu- part des philosophes et des économistes du temps, principalement avec Turgot et Quesnay. On a prétendu que Smith aurait puisé dans ses entre- tiens avec eux les principes essentiels d'écono- mie politique développés dans son grand ou- vrage, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, qui ne parut, en effet, qu'en 1776. Mais Smith, fidèle aux traditions dé son maître Hutcheson, comprenait l'économie tique dans renseignement de la philosophie morille; il l'avait enseignée pendant treize ans a l'univcsité de Glascow, et tous les matériaux de son livre >■! ■ ient recueillis avant son voyage en France. Dugald Stewart, son biographe, cite "ii manuscrit, à la date de 1755, "qui prouve i ette époque Smith étail déjà maître du plan général e1 îles principales subdivisions de oeuvre. Après trois années d'absence, Smith revint en Angleterre avec le jeune duc de Buc- clengh, à là fin de 1766, et alla se fixer au lieu de sa naissance, à Kirkaldy. Il y demeura dix ans. tout occupé de ses travaux, notamment des deux grands ouvrages dont il avait annoncé la publication dès 1759, à savoir, un traité sur la richesse, et un autre sur le droit civil et poli- tique des peuples. Le premier, Rcclicrhie, in-8, Ingolstadt, 1800; — Esquisse dune histoire des systèmes philosophiques depuis les Grecs jusqu'à Kant, in-8, Munich, 1802; — des Écrits de Platon , in-8, Munich, 1820. Ce dernier ouvrage, sur le- quel on trouvera des renseignements à l'article Platon, a le plus contribué à sa renommée. Tous les écrits de Socher sont en allemand. X. SOCIÉTÉ, SOCIALISME. On s'est donné beaucoup de peine pour prouver que l'homme est un être sociable. Ces efforts sont parfaitement superflus : l'homme est un être sociable, puis- qu'il vit et a toujours vécu en société. Les sau- vages mêmes forment un commencement de société, et n'ont rien de commun avec l'état de nature tel que Hobbes, Spinoza. J. J. Bousseau l'ont rêvé. D'ailleurs, si cette condition chimé- rique avait existé, pourquoi, comment en serions- nous sortis pour devenir le contraire de ce que nous devions et, par conséquent, de ce que nous pouvions être ? Si l'on veut chercher, non la preuve, mais la raison, l'explication de l'état so- cial, on la trouvera immédiatement dans toutes les facultés de l'homme, dans ses facultés physi- ques, morales et intellectuelles, dans ses be- soins, dans ses sentiments et dans son intelli- gence. Physiquement, il est impossible à l'homme de vivre, de se conserver, de se défendre contre les rigueurs de la nature et les attaques des bêtes féroces sans le concours de ses semblables Moralement, la solitude lui est aussi redoutable que la mort; son cœur est plein de sentiments, d'affections naturelles qui ne peuvent trouver leur satisfaction que dans la société, et qui, re- foulés en lui-même lorsqu'ils ont eu le temps de naître, se changent en supplice ou en folie. Enfin, - l'homme est tout à la fois un être pensant et un être parlant. La pensée a besoin, pour atteindre tout son développement, du secours de la parole, et la parole suppose nécessairement les rela- tions humaines. Aussi cette proposition célèbre ■ « L'homme qui médite est un animal dépravé, » n'est-elle qu'un simple corollaire du paradoxe que la société est un état contre nature. Au lieu de démontrer un fait aussi évident que la sociabilité humaine, il serait plus utile de rechercher quelle est la fin et quelles sont les conditions de la société; quel est le but suprême qu'elle doit avoir sous les yeux, et par quels moyens il lui est donné d'y atteindre. Mais nous avons déjà traité cette question à sa place natu- relle, quand nous nous sommes occupés de la murale cl de l'État. En nous enseignant quelle est la fin de l'homme, la morale nous apprend néci ssai rement quelle est la fin de la société, car la société n'a aucun pouvoir sur les lois de la conscience: elle ne peut ni les changer ni les abroger; elle doit seulement nous four- nir le moyen de les accomplir Si elle devait SOGI — 1625 — SOGI changer notre fin. elle devrait aussi changer nos facilités; et l'on serait obligé de la considérer cornue une institution contre nature. L'État, ce n'est que la société constituée d'une certaine ma- nière, ayant sa vie et, pour ainsi dire, ses or- gapes propres. Or, il est évident que les con- stitutions particulières de la société , ou les différentes formes politiques, ne sont pas moins subordonnées que la société elle-même aux lois supérieures de la morale. Ces deux points im- portants étant traités, comme nous venons de le dire, chacun à sa place, que nous reste-t-il donc à faire ici? 11 nous reste à les confirmer par la critique, en montrant à quels déplorables résul- tats l'on est arrivé en invoquant d'autres prin- cipes ; il nous reste à donner une idée des prin- cipaux systèmes qui, sous le nom de socialisme, ont proposé, surtout au commencement de ce siècle, de changer non-seulement la forme, mais les bases mêmes de la société , ses conditions les plus essentielles, et qui, passant de la théo- rie à l'action, ont failli plusieurs fois la détruire. Si ce que nous avons dit est vrai, et cela est vrai si la vérité est dans l'évidence; si la fin de la société est nécessairement la même que celle de l'homme ; si les lois de la société ne peuvent pas être contraires aux lois de la conscience et de la morale, c'est-à-dire aux lois qui découlent de notre raison, de notre nature, et qui déter- minent l'usage que nous devons faire de nos fa- cultés et les relations que nous devons avoir avec nos semblables, la société repose sur ces trois conditions : 1° la liberté, et, par conséquent, la responsabilité individuelle de chaque personne arrivée à l'âge de raison, dans les choses qui ne portent pas atteinte à la liberté des autres et ne compromettent pas l'existence de l'ordre social ; 2° la propriété, considérée comme le droit non- seulement de posséder, mais de donner et de transmettre les fruits de son travail, sous la res- triction de ne pas blesser le droit d'autrui et de contribuer aux charges communes de la société, par laquelle ce droit est garanti ; 3U la famille, avec tous les devoirs que ce mot renferme; avec le contrat qui élève la femme au rang d'une per- sonne morale; avec l'obligation pour les parents d'élever les enfants à qui ils ont donné le jour. Il est évident, en effet, que .sans la liberté indi- viduelle, dans les limites où nous venons de la circonscrire, il n'y a pas de responsabilité, ni, par conséquent, de moralité; l'homme propre- ment dit a cessé d'exister, et la société a perdu sa raison d'être. Sans la propriété, il n'y a pas de liberté; car la propriété n'est que la liberté même considérée dans ses effets extérieurs. Si mes facultés et mes forces, mon esprit et mon corps m'appartiennent, il est clair que l'œuvre à laquelle je les ai consacrés ou les résultats de mon travail m'appartiennent au même titre. Enfin, sans la famille, il n'y a ni liberté ni pro- priété : la femme dépouillée de ses titres de fille, d'épouse et de mère, devient l'esclave de l'homme, et l'enfant celui de l'État, si sa destinée n'est pire encore. L'homme, de son côté, sans frein dans ses dés'rs, sans attachement durable, sans responsabilité pour lui-même et encore moins pour les autres, ne songera pas au lende- main. Aussi voyons-nous que les progrès de la société consistent précisément à accorder de plus en plus de respect, à faire de plus en plus de place à ces trois choses. Ainsi la femme, d'abord achetée par le mari et vendue par le père, sou- mise au régime hideux de la polygamie, acquiert peu à peu la place qui lui est due au foyer do- mestique. L'homme, en général, s'affraneni: par degrés de l'esclavage politique et de la ser- vitude privée, secouant les chaînes qui l'atta- chaient tantôt à uno caste, tantôt au sol, tantôt à un individu, est devenu'dans l'ordre civil ce qu'il est (luis l'ordre moral, un être qui s'appar- tient, une personne libre et responsable. La pro- priété s'est établie partmii m même temps, <-t par les mêmes moyens que la liberté; et cela se conçoit aisément, puisque l'esclave né peut rien posséder. Dans la servitude privée, tous les biens appartiennent au maître; dms la servitude poli- tique, ils appartiennent à l'État, au prince ou à la caste dominante. Lorsqu'on parle des fondements nécessaires de l'ordre social, on donne ordinairement, et avec beaucoup de raison, la première place a. la reli- gion. Mais la religion, considérée dans ses rap- ports avec la société, ne peut être que la plus haute consécration de la propriété, de la famille et de la liberté individuelle; car toutes ces choses, comme nous venons de le prouver, dé- coulent directement de la nature morale de l'homme, sur laquelle se fonde sa responsabilité Or, la nature morale de l'homme est inséparable de sa nature spirituelle, qui suppose, à son tour, les dogmes religieux de la Providence et de la vie future. Avec l'idée d'un Dieu qui nous a créés pour lui et à son image, c'est-à-dire avec la liberté et pour une fin éternelle, le despo- tisme n'est pas seulement un attentat contre les hommes, c'est un véritable blasphème. Ce qu'on appelle du nom de socialisme, ce sont les systèmes qui, voulant changer non la forme ou l'organisation politique de la société, mais ses fondements et son essence même, re- jettent avec plus ou moins de franchise, tantôt directement, tantôt par un détour, les trois con- ditions que nous venons de désigner : la pro- priété, la famille, la liberté individuelle. Tel est, qu'on le sache bien, le caractère distinctif, le but commun du socialisme. Tous les systèmes socialistes ont également pour devise le mot so- lidarité. Tous également, malgré les différences qui les divisent, malgré la guerre acharnée qu'ils se livrent entre eux, se proposent de délivrer l'homme de sa responsabilité, en substituant à sa prévoyance, à son industrie, à son activité, celles de la société tout entière, comme si la société était en dehors des individus dont elle est for- mée, ou comme si chacun de ses membres, tra- vaillant uniquement pour elle, pouvait lui donner plus qu'il ne donne à sa famille et à lui-même. Or, il est évident que l'homme ne peut être déchargé de sa responsabilité qu'au prix de sa liberté, et qu'il ne peut perdre sa li- berté qu'en perdant le droit de disposer de lui- même et des fruits de son travail, dans le cercle de la vie domestique, en faveur des objets de son affection : car, si la société, c'est-à-dire l'État, doit répondre de 't'ait, il faut aussi que. tout lui appartienne, les personnes et les choses. Le seul point par lequel les adeptes du socialisme diffè- rent entre eux, c'est que les uns s'attaquent plus particulièrement à la propriété : ce sont les com- munistes; les autres à la famille et à toute dis- cipline morale : ce sont les phalanstèriens ou fouriéristes ; d'autres à l'individu tout entier, en lui ôtant jusqu'à la conscience de lui-même, en faisant du panthéisme une religion , en conlon- dant dans un même culte la matière et 1 et en essayant d'organiser, au profit d'un seul homme, à la fois prêtre et roi, le despotisme universel : ce sont les sa et ceux qui, de nos jours, continuent leurs traditions sous le nom de philosophes humanitaires, Ces diverses sectes se confondent, car la suppression de l'un des principes entre lesquels se partage leur œuvre de destruction amène fatalement la ruine des deux autres sou 1626 — Sud 1° 1] faut distinguer deux espèces de commu- nisme : le communisme ascétique, pratiqué par les esséniens, les thérapeutes et les ordres mo- nastiques ou les associations religieuses issues du christianisme; et le communisme civil, qui a existé autrefois chez certains peuples, et qui a osé de nos jours se proposer à l'humanité tout entière. Nous n'avons rien à dire du premier : car il n'a jamais eu et n'aura jamais la préten- tion de fonder un ordre social ou de renverser la société qui existe actuellement pour se mettre à sa place. Les esséniens, les thérapeutes, les moines du catholicisme et certains sectaires pro- testants, ne sont pas autre chose que des soli- taires qui vivent en commun entre eux, mais en dehors de la société et dans le but, précisément, de renoncer à ses jouissances et à ses bienfaits : de là les vœux de pauvreté, de chasteté et d'o- béissance. Comment donc songeraient-ils à ré- former la société, puisqu'ils ne pensent qu'à la fuir pour se réformer eux-mêmes, et se préparer au ciel par la contemplation et la prière? Com- ment songeraient-ils à faire l'humanité à leur image, puisque sans la société extérieure, con- stituée comme elle est, il n'y aurait point de bras pour les nourrir et pour les défendre, ni de postérité pour les continuer? Le communisme civil, le seul véritablement qui mérite le nom de communisme, ne renonce pas à la propriété, il la transporte de l'individu à l'État. Il n'attend point qu'on l'abandonne, il en dépouille ses détenteurs actuels et la rend inaccessible dans l'avenir : car tout ce qui sert à la production, la terre, les capitaux, les instru- ments d'industrie, il l'attribue, d'une manière indivise, à la société tout entière, et tout ce qui sert à la consommation il le partage en par- ties égales entre tous ses membres. Il repose donc, non sur la volonté ou la libre adhésion de l'individu, mais sur la contrainte. Aussi, rien de plus absurde que de présenter le commu- nisme, ainsi que le font un grand nombre do ses partisans, comme l'application la plrs éten due du principe évangélique de la cha ité. La charité est un libre élan du cœur, qui ue peut exister avec la contrainte de la loi civile. La cha- rité s'exerce par le sacrifice, et le sacrifice sup- pose la propriété; car on ne peut donner que ce qu'on a. Ce que je ne donne pas moi-même, ce qu'un autre donne à ma place , en le prenant . malgré moi, sur les fruits de mon industrie et de mon labeur, ce n'est pas de la charité, c'est de la spoliation et de la servitude. On conçoit le régime de la communauté avec la vie sauvage, où il existe, en effet, le plus or- dinairement, et où il fut rencontré, il y a trois siècles, lors de la découverte de l'Amérique; car lorsque l'homme ne doit rien ou presque rien à son génie, à son travail propre, que pourrait-il réclamer comme" sa propriété personnelle? Quand chacun puise immédiatement dans la nature ce qui suffit à ses besoins, la nature est par le fait un fonds commun, dont il n'y a que des usufrui- tiers et point de propriétaires; et la conquête même de ces modestes biens; la chasse et la pè- che, semble plutôt un plaisir qui réunit les -mes qu'un titre qui les sépare. On conçoit encore la communauté des biens dans une société partagée en deux fractions éter- nelb ces, dont l'une a pour attributions de jouir et de commander, l'autre de travailler et de servir; dans une société, enfin, où règne, soit par le droit de la guerre, soit au nom des croy gieuses, l'esclavage politique : que li situation pour ceux qui commandent et qui jouit g que dans l'état sauvage, il estfacilede partager ou de consom- mer en commun auxquels personne n'a plus de droits que les autres, pu biens sont le fruit de la servitude, que les maîtres sont intéressés à rester unis poux contenir les esclaves, et se consolent par la do- mination du sacrifice de leur liberté. Cette co munauté, fondée sur l'oppression et l'esclav n'est pas une vaine hypothèse : elle a existé de fait, dans l'antiquité, chez plusieurs nation l'Orient, où une caste dominante, celle de> prêtres, possédait seule en commun la terre et vivait du travail des cistes inférieures; elle a existé chez les Grecs, dans les républiques guerrières de Sparte et de la Crète, où les races vaincues des ilotes et des périéciens étaient possédées en com- mun, ainsi que la terre, par les races victorieuses exclusivement vouées à la guerre. Les républi- ques imaginaires de Platon et de Thomas Morus s'appuient exactement sur le même principe; car nous apercevons dans l'une le régime des castes, et la communauté restreinte aux guerriers; dans l'autre, l'institution de l'esclavage public, entre- tenue par les criminels et des achats d' esclaves faits à l'étranger. Mais transportons-nous à une époque où ces odieuses distinctions ont disparu, et où la société tout entière, en l'absence de la guerre et de l'esclavage, ne peut subsister que par l'industrie et le travail. Comment appliquer alors les prin- cipes du communisme? Il n'en est pas, de ce que nous avons produit nous-mêmes avec effort et dont la conscience nous déclare propriétaires lé- gitimes (voy. le mot Propriété), comme de ce que nous arrachons aux autres ou de ce que nous puisons sans peine dans le vaste sein de la nature. Chacun revendique la création de se.- mains ou de son esprit, chacun s'identifie avec son œuvre, et se croit le droit d'en disposer se- lon les lumières de sa raison ou les affections de son cœur, sous la condition de ne pas faire tort aux autres. Veut-on faire violence à ce sen- timent naturel et forcer tous les hommes à traî- ner le même char, à travailler chacun pour tous, autant qu'il est nécessaire aux besoins et même aux passions de tous; on aura de nouveau l'esclavage politique, qui pèsera, cette fois, non sur une partie de la société, sur une race mau- dite ou vaincue, mais sur la société ou la com- munauté tout entière. Il est vrai que les défen- seurs du communisme comptent beaucoup sur le dévouement dans une société soumise à leur régime. Mais ce dévouement pour tous, pour l'État, pour le genre humain, puisque le genre humain ne doit plus former qu'une nation, peut bien trouver place dans quelques âmes d'élite et les soutenir dans quelques occupations éle- vées, comme la science, l'administration et la guerre : il ne saurait être le mobile de tous les hommes, dans les plus humbles et souvent les plus repoussants métiers. Le communisme, lors- qu'il veut passer de la théorie dans la pratique, et se substituer aux institutions régnantes, comme la forme définitive ou comme la seule forme lé- gitime de la société, a donc besoin de la contrainte, tant pour subsister que pour s'établir; la servitude lui est nécessaire au même degré que la spolia- tion, comme le prouvent surabondamment les essais communistes qui ont été tentés dans la société européenne, depuis les anabaptistes du xvic siècle jusqu'à nos jours. On devine quoi sera et de ce régime dans l'ordre économique : envers lui-même et envers les autres, n'ayant que sa tâche quoti- dienne à fournir, l'individu descendra au rang d'automate: toutes les facultés s'engourdiront, toute énergie s'éteindra, et à la servitude viendra indre le besoin. Au.s.si un célèbre écrivain s, ICI — 1627 SOCI de notre temps, celui-là même qui s'est élevé le plus de violence contre la propriété, at il parfaitement défini le communisme en l'appe- lant la religion de lu misère. Le communisme n'est pas plus supportable dans son principe que dans ses efFets : car le prii qu'invoquent les communistes, les uns, connue certains sectaires, au nom de la religion; les autres, comme Rousseau, Mably, Morelly, Babeuf et leurs modernes successeurs, au nom de la roi- son, c'est l'égalité naturelle de tous les hommes. En sortant des mains de Dieu et de la nature, les hommes, disent-ils, se sont trouvés tous égaux; ils avaient les mêmes organes, les mêmes besoins, le même degré d'intelligence, et ils jouissaient en commun des mêmes biens; la propriété seule les a faits inégaux, et, avec la propriété, l'éducation, nécessairement différente pour chaque classe de la société. Qu'on supprime donc la cause, et l'on supprimera l'effet;; qu'on rentre dans la communauté, et l'on rentrera dans l'égalité. Mais c'est bien mal compren- dre l'égalité que de la définir ainsi ; l'égalité est dans la liberté morale, car nous sommes éga- lement libres, également responsables de nos actions. L'égalité est dans le droit que nous avons d'user de cette liberté pour accomplir les mêmes devoirs; elle n'est pas ailleurs. Les hommes, quoique semblables, naissent et demeu- rent inégaux pour toutes leurs facultés, par celles de l'esprit comme par celles du corps; et, en voulant les assujettir au même niveau, on leur inllige la plus dure servitude; on viole, pour une chimère, le plus sacré de tous les droits; on donne pour mesure à l'humanité le dernier degré de l'abaissement et de la faiblesse. 2° Le communisme, en dispensant les parents de pourvoir à l'éducation et au sort de leurs enfants, et en rendant ce devoir impossible par la destruction de la propriété, aboutit, par un chemin détourné, à la ruine de la famille; mais il ne l'attaque pas directement, comme le fourié- risme. En effet, le trait caractéristique de ce dernier système, son principe avoué, c'est d'af- franchir, de justifier et d'exalter toutes les pas- sions en les considérant comme notre seul mo- bile, notre seule règle, et en nous proposant le plaisir comme notre seule fin. La passion est, pour Fourier, la même force, la même impul- sion qui joue un si grand rôle dans la nature physique sous le nom d'attraction , et dans la nature animale sous le nom d'instinct. Elle est la seule forme sous laquelle la volonté divine se manifeste dans la conscience ou dans la na- ture humaine , et lui résister n'est pas seule- ment une folie, mais une impiété. Aussi le rôle de la raison n'est-il pas de la combattre, mais de lui aider à se satisfaire en variant, en multi- pliant ses jouissances et en combinant entre eux nos différents penchants, de manière à les as- souvir tous; car, ce qui nous a fait penser que nos passions sont mauvaises et qu'elles ont be- soin d'être réprimées, c'est qu'au lieu de les as- socier et de les coordonner entre elles, on les a constamment opposées les unes aux autres. Le devoir est donc une pure chimère, née de l'igno- rance des lois de la nature; il n'a aucune place dans une société bien organisée. Nous avons montré aille lus (voy. le mot Pas- sions) quelles sont, d'après Fourier, les trois classes de passions sur lesquelles roule toute la vie humaine, el qui sont dans notre conscience comme les organes de l'attraction universelle. Ici, nous n'avons pas d'autre but que de montrer les conséquences que Fourier lui-même a tirées de son principe par rapport à l'ordre social. La première et la plus directe de ces consé- quences, c'est la suppression <]o. la rî meeura, c'est la destruction complète de la famille. Sur quoi repose la famille? sur le m les devoirs de la paternilé. Eh bi< qu'est le_ mariage pour le fond phalanstérienne. Le mariage, dans uni bien organisée, n'est que le libre essor 'le l'a- mour, et doit être constitué de telle sorte .. que chacun des hommes puisse avoir toutes les fem- mes et chacune des femmes tous les hommes ». Ce sont les propres expressions de Fourier dans sa Théorie de l'association universelle (t. IV, p. 461). La polygamie sera donc de droit; elle sera en quelque sorte l'essence du mariage ; mais elle existera au profit des femmes comme au profit des hommes; et dans celte double | mie seront établis plusieurs degrés qui répondront aux diverses dispositions de la nature nui ou aux différentes espèces d'amour : au premier degré, l'on admettra les amours de passage ou les simples caprices, pour le service desquels il y aura dans l'État diverses classes de fonction- naires, appelés des noms significatifs de bayadè- res, bacchantes, faquiresses, etc.; au de p degré figureront les favoris et les favorites, c'est- à-dire lés passions d'une certaine durée, mais restées stériles; au troisième degré, les géniteurs et génitrices, ou les amours temporaires qui n'ont produit qu'un enfant; au quatn- dernier degré, les époux et épouses, qui s'accor- deront ce titre réciproquement et volontairement, après une union éprouvée par les années ou ci- mentée par la naissance de plusieurs enfants. Du reste, aucune de ces liaisons ne portera préjudice aux trois autres; car elles pourront être contrac- tées simultanément par la même personne avec des personnes différentes. C'est dire, en d'autres formes que le mariage sera aboli et remplacé par le libertinage le plus effréné. Encore Fourier ne reste l-il point dans ces termes, et ce que son impure imagination promet à l'avenir, notre plume se refuse à le retracer. Quanta la paternité, que Fourier admet sous le nom de familisme parmi les douze passions radicales du cœur hu- main, elle n'est et ne peut être, dans son s; qu'une affection grossière à laquelle aucun devoir, aucun droit n'est attaché, un instinct physique plutôt qu'un sentiment moral, comme l'instinct de la brute pour ses petits. D'ailleurs, comment le père reconnaîtra-t-il ses enfants dans cette promiscuité hideuse? et s'il les reconnaît, quels devoirs aura-t-il à remplir envers eux, puisque l'État les prend dès leur naissance pour les élever à ses frais et les initier aux fonctions pour les- quelles il les juge propres? Vainement quelques écrivains plus récents de la secte phalanstérienne ont-ils dissimulé ou repoussé celte doctrine; elle est, on peut le dire, la partie la plus positive du système de Fourier, la conséquence la plu de son principe, et celle qui entrerait la pre- mière dans la pratique, si la pratique pouvait cire essayée sans entrave. Il est vrai cependant que Fourier poursuivait un but plus général. Ce n'est pas seulement la famille, c'est la société tout entière, c'est la ci- vilisation elle-même, objet de ses ; et de sa colère, qu'il voulait remplacer pu- une société nouvelle, exclusivement fondée sur l'at- traction, et où les passions humaines, affranchies de toute contrainte, concourraient par leur ac- cord et leur liberté môme à la félicilé commune, une félicité telle que l'imagination la plus hardie ne pourrait l'égaler. Le nom de cette société, c'est Yharmonie; et le fait qui la représente le plus immédiatement, il faut 'lue aussi le plus complètement le phalanstère. On appelle pha- lanstère un bâtiment, ou plutôt un palais d'une SOGI — 1628 — smi:; forme particulière, contenant um phalange, c'est- à-dire une association de seize cents à deux mille personnes) el entouré d'un terrain suffisant pour l'industrie el la subsistance de cette population. Le phalanstère a été souvent considère comme la commune de la société harmonienne; mais, en réalité, il forme un État indépendant et souve- rain : car la hiérarchie politique que Fourier veut établir entre les trois millions de phalan- stères promis à notre globe, n'est appuyée d'aucun pouvoir; les divisions qu'il imagine sous les noms d'unarrhic, duarchie, triarchie, etc., fiour faire de la terre une seule république dont a capitale serait Constantinople, ne sont qu< divisions géométriques et des mots vides de - Nous connaîtrons donc le système entier de Fourier, si nous arrivons à nous faire, une idée exacte du phalanstère. Les points capitaux de celte association, après tout ce que noua avons dit de son état moral, sont la constitution de la propriété et l'organisa- tion du travail. La propriété doit être égale- ment éloignée de la division et de la commu- nauté; car la division, c'est l'ordre actuel des choses, c'est le contraire de l'association; et la communauté absolue, c'est l'égalité, c'est-à-dire la contrainte, la réduction de toutes les passions à une même mesure. Le travail doit avoir pour unique moteur l'attraction et se confondre ave : le plaisir, en sorte qu'il n'y ait pas une fonction dans la société, si pénible ou si rebutante qu'elle nous paraisse aujourd'hui, qui ne puisse être recherchée et accomplie avec passion. V • i d'abord comment Fourier a cru résoudre le premier de ces deux problèmes. Toute propriété ressemblera à celle des travaux publics que nous voyons aujourd'hui aux mains des compagnies. Il ne viendrait à l'esprit de per- sonne de réclamer, pour les fonds qu'il a placés dans ce genre d'entreprises, un morceau de chemin de fer ou de canal ; mais la valeur totale du canal ou du chemin de fer est estimée en numéraire, et l'on remet à chacun un titre, une ou plusieurs actions représentant la part qui lui revient de cette valeur. C'est ainsi qu'au pha- lanstère toutes les propriétés, meubles ou im- meubles, capitaux et instruments de travail, seront réunies en un fonds social qui ne pourra pas être divisé, mais sur lequel chaque sociétaire possédera, en raison de ses apports, des actions portant intérêt et transmissibles à volonté. La même inégalité que nous voyons consacrée dans la propriété est consacrée dans la réparti- tion du revenu ou du bénéfice social. Après le prélèvement des dépenses communes, des frais de construction, des approvisionnements, des ré- serves, etc.. ce qui restera à la société de béné- fice annuel sera divisé en trois parts inégales : -iV seront réservés au travail, ^ aux intérêts du capital, et -^ au talent; en sorte que tous les droits auront satisfaction : ceux de la propriété, ceux du travail, ceux de l'intelligence. Dans la part même du travail, on établira une différence entre les travaux nécessaires, les travaux utiles et les travaux d'agrément; les premiers seront eux rétribués que les second:;, et les seconds que les troisièmes. Mais ce n'est pas tout : il faut aussi penser à ceux qui n'ont rien et qui ne trouveraient pas Uïie 1 1 1 1 lisante dans leur activité ou leur 1 ir ceux-là Fourier réclame, sur les re- venus ■oininuns, un minimum assez considéra- 1 'ire vivre commodément, et qui. il avec les bénéfices de l'association, minimum proportionnel. Cette i inctement à l'oisiveté et au mal- h-ur. nrdoii pas être considérée comme un bien- fait, comme un sacrfflce digne de reconnaissance, tution. En effet, l'homme est né avec certains droits donl il jouissait dans ["étal iam âge el qui lui assuraient uni tranquille et heureuse : les droil : de pêche, de pâture, de cueillette. d'insouciaric«,'de ligue extérieure, c'est-à-dire de former dtefl at- troupements, et enfin de vol. Ces droits naturels d'une nouvelle espèce que Fourier veut substi- tuer à ceux des philosophes, la société nous les a enlevés: elle doit donc les instituer en assurant, sans condition, à chacun dl ses membres un sort non moins heureux que celui donl il jouissait 'état de ri iture. Quant au travail, qui supportera toutes ces charges, il ne pourra, point faillir, puisqu'il sera une passion; et il deviendra une passion par la manière savante dont on saura l'organiser. D'a- bord on travaillera en commun, chacun à ce qui lui plaît et avec qui il lui plaît, ce qui donnera à toutes les occupait' '^ le cb irme qu'on trouve aux vendanges et aux moissons. Ensuite le travaiTsera extrêmement divisé, et par là même très-facile. très-propre à satisfaire tous les goûts, à dév per'toutes ! s; il recevra, en outre, de nouvelles forces de l'esprit d'émulatura que pro- duira cette division entre les différentes séries de travailleurs attachées aux diverses branches de l'industrie et les groupes composant chaque sé- rie. Enfin, un dernier attrait naîtra de la va- riété; car, grâce à la division du travail, une même personne pourra exercer jusqu'à trente professions, et changer plusieurs fois dans un jour de groupe et de série. Ces trois conditions du travail correspondent à un même nombre de passions sur lesquelles reposent, d'après Fou- rier, la vie et l'harmonie de la société : la papil- lonne ou l'amour du changement ; la cabaliste, c'est-à-dire l'esprit de rivalité, l'émulation; et la composite, ou l'ivresse qui naît en nous du mé- lange de plusieurs plaisirs. Mais, indépendam- ment de ces passions générales, il y en a de particulières qui réclameront certaines fonctions moins attrayantes, en apparence, que les autres. Ainsi, un grand nombre d'enfants ont le goût de la saleté; au lieu de les corriger, comme on fait maladroitement sous le régime de la civilisation, on les enrégimentera sous le nom de petites hordes, et on leur confiera les travaux les plus immondes. D'autres se font remarquer par leur gourmandise, on en fera les cuisiniers, les pâtis- siers et les confiseurs du phalanstère. On se ren- dra réciproquement, par amitié ou par amour, les humbles services abandonnés aujourd'hui à la domesticité. Si l'àme se soulève de dégoût devant l'immo- ralité de ce système, l'esprit n'est pas moins choqué des inconséquences et des chimères qu'il renferme. La propriété, telle que Fourier la con- çoit, c'est le communisme, et son organisation du travail, une hallucination. Comment, en effet, échapper au communisme, quand on n'est pas maître de son capital, quand on n'est pas libre de le retirer ou de le racheter, quand on n'a pas le droit de l'exploiter ou de le dépenser à sa ma- nière? Comment échapper au communisme, quand la société se reconnaît le devoir de procu- rer à tous ses membres une vie commode, sans aucune condition de service rendu? Comment échapper au communisme, quand la famille est détruite de fond en comble, et que, personne ne pouvant reconnaître son sang, tous les enfants appartiennent nécessairement à l'État? Comment échapper au communisme, qu md l'attraction est la seule règle de la vie humaine, et qu'ayant obi i tous deux à cette loi, celui qui travaille et celui qui se repose ont exactement les mêmes SOGI — 1629 — SOGI droits? Mais il y a plus : pour être parfaitement fidèle au principe de Fourier, il faut rétribuer chacun, non suivant ses œuvres, mais suivant ses désirs. Sans doute, le travail attrayant serait une réponse à cette objection; ruais le travail attrayant, dans le sens absolu où Fourier le con- çoit, le travail changé en passion dans toutes les fonctions possibles, c'est une chimère qu'il suffit d'énoncer pour la détruire. La terre ne devient féconde , le métal ne se transforme sous nos doigts, la pierre ne s'élève en murailles qu'arro- sés de nos sueurs. Jamais le plaisir ne prendra la place de la nécessité et du devoir. Jamais l'homme ne pourra s'attacher sérieusement qu'à une seule profession; celui qui en exerce plusieurs à la fois les exerce mal. Et quant à la division du travail, si elle s'applique avec succès à des œuvres pure- ment mécaniques, elle est très-limitée dans les occupations qui demandent le concours de l'in- telligence et de l'art. 3° En ruinant la famille et la propriété, Fou- rier ne laisse rien subsister de l'individu ; mais il croit fermement le respecter et apporter son affranchissement, puisque la liberté, pour lui, n'est pas autre chose que la puissance de satis- faire toutes ses passions (voy. son Traité du libre arbitre). C'est, au contraire, contre l'indi- vidu et la liberté individuelle qu'a été imaginé surtout le système saint-simonien. Le saint-simonisme a succombé dans la tenta- tive qu'il fit, il y a une quarantaine d'années, pour réaliser ses doctrines. Il a succombé par sa propre impuissance encore plus que par les arrêts de la justice, et il n'est pas même resté à l'état de parti, comme le communisme et le fourié- risme; mais ses principes ont profondément per- verti les esprits, en y laissant comme une scorie de matérialisme et de panthéisme, de prétentions religieuses et d'égoïsme positif, de licence indi- viduelle et d'aspirations au despotisme; ils se sont fondus dans les autres sectes socialistes, en même temps qu'ils ont conservé, -leur caractère propre dans une certaine philosophie verbeuse, confuse, dithyrambique, algébrique, qui, faute d'autre nom, peut recevoir à bon droit celui de philosophie humanitaire, car l'homme, l'indi- vidu, y disparaît complètement devant l'humanité. Ce qui [distingue particulièrement le saint- simonisme, c'est qu'il est tout à la fois une reli- gion et une institution politique, une ÉgLise et une société temporelle étroitement et sciemment confondues. Le dogme de cette Église, c'est le panthéisme, et le dernier mot de cette organisa- tion sociale, le despotisme, le pouvoir absolu d'un seul homme qui réunit sur sa tête la tiare et la couronne, qui gouverne sans contrôle les per- sonnes et les consciences. Le panthéisme saint-simonien ne s'est jamais dissimulé ; aspirant à détrôner, dans l'esprit des masses, le dogme chrétien, il était forcé de par- ler un langage aussi clair que son propre prin- cipe pouvait le permettre. Aussi voici la défini- tion qu'il donnait de Dieu, en tête de ses publi- cations : « Dieu est un, Dieu est tout ce qui est; tout est en lui. tout est par lui, tout est lui. Dieu, l'être infini, universel, exprimé dans son unité vivante et active, c'est l'amour infini et univer- sel qui se manifeste à nous sous ses deux aspects principaux, comme esprit et comme matière, ou comme intelligence et comme force, comme sa- gesse et comme beauté. L'homme, représentation finie de l'être infini, est, comme lui, dans son unité active. amour,'et dans les modes, dans les aspects de sa manifestation, esprit et matière, intelligence et force, sagesse et beauté. » La morale qui soit de ce dogme se devine ai- sément. Si l'esprit et la matière sont également divins et aussi essentiels l'un que l'autre suit à la nature de Dieu, soit à celle de l'homme, pour- quoi les subordonner l'un à l'autre? pourquoi la sagesse et l'intelligence seraient-elles préférées à la beauté et à la force? pourquoi l'âme comman- derait-elle au corps et la raison aux passions? C'est ce qu'a compris le saint-simonisme quand il a proclamé la réhabilitation delà chair, et la légitimité ou plutôt la sainteté des passions. « Sanctifiez-vous dans le travail et dans le plai- sir. » Telle était sa règle suprême, ou, pour par- ler son langage, sa formule morale. « Les légis- lateurs anciens, disaient-ils, s'étaient exclusive- ment occupés de la matière : Jésus-Christ a émancipé l'esprit; après lui, Saint-Simon est venu unir et réconcilier ces deux moitiés inséparables de notre être. » Dans une doctrine semblable, il n'y a pas de place pour la liberté; car la liberté n'existe qu'a- vec le devoir et la conscience de notre personna- lité, qui elle-même est inconciliable avec l'unité de substance. Aussi le saint-simonisme était-il conséquent avec lui-même en proposant un ordre social où l'individu disparaissait dans l'État, con- fondu lui-même avec l'humanité et personnifié dans un seul homme. L'homme, dans la société saint-simonienne, emprunte toute sa valeur à la fonction qu'il remplit. Il y a trois fonctions prin- cipales : le sacerdoce, la science, l'industrie; par conséquent, il y a trois ordres de fonctionnaires, les prêtres, les savants, les industriels. Chacun de ces trois ordres est représenté par ses chefs dans un conseil suprême appelé collège; et au-dessus du collège est le père, c'est-à-dire un chef à la fois spirituel et temporel, dont la volonté est la loi suprême, la loi vivante de la société. C'est ainsi que le'saint-simonisme voulait échapper à l'antagonisme qui existe, sous le régime actuel, entre l'Église et i'État. La principale tâche du père, c'est de mettre en pratique cette règle de justice : « Chacun doit être classé selon sa capacité et rétribué suivant ses œuvres. » En conséquence, il dispose à la fois des personnes et des biens de l'association. Il dispose des personnes, puisqu'il assigne à chacun les fonctions qu'il doit remplir, et que tout ci- toyen est élevé au rang de fonctionnaire public. Il dispose également de tous les biens, puisque toute rémunération émane de lui, et que per- sonne ne doit rien posséder qui ne soit une ré- munération légitime de ses œuvres personnelles. Aussi le saint-simonisme a-t-il demandé l'aboli- tion de l'hérédité, ce qui est la même chose que l'abolition de la propriété. D'ailleurs, pour être entièrement fidèle au principe de la rémunéra- tion selon les œuvres, il faudrait aussi supprimer les donations et les présents entre-vifs, car la générosité et l'affection ne sont pas toujours d'ac- cord avec le mérite. L'abolition de la propriété, d'une part, et de l'autre la réhabilitation de la chair, la sanctifica- tion des passions, ont conduit le saint-simonisme, sur la fin de sa carrière, à demander la suppres- sion de la famille; car ce n'est point la transfor- mer, comme il le prétendait, c'est véritablement la supprimer que de ne reconnaître d'a-olre règle que la passion dans les relations mutuelles de l'homme et de la femme. Le code de ces rela- tions devait être promulgué par la femme elle- même, appelée pour la première fois à une com- plète émancipation, par la femme-messie, par la femme libre, dont le trône était déjà dressé à côté de celui du père. Le saint-simonisme porte avec lui sa propre réfutation; car il n'est qu'une juxtaposition d'er- reurs, dont chacune à part a été mille fois re- poussée par la raison et par la conscience du SOUK SÔCH genre humain : le panthéisme en religion, \t térialiama ou l'épicurisme en morale^ et le dics- i Lisme en politique. I iiacun de ces trois systè- me rencontre au début de la civilisation, et plus le genre humain s'éclaire et s'améliore, plus il s'en écarte. Ainsi le panthéisme religieux a luit le brahmanisme et le bouddhisme sanctifioation des passions est dans là inylh ; uc ; et le despotisme est le gouvernement de tous les États barbares. Le saint-simonisme est donc en contradiction avec cette loi du pro- grès qu'il invoque si souvent, et qui est la seule preuve qu'il allègue en faveur de ses doctrines. Uuant à la fameuse formule, « A chacun suivant sa capacité, et à chaque capacité suivant ses œuvres,» il est vrai qu'elle exprime parfaitement l'idée de la justice : mais cette idée n'est pas nou- velle dans la conscience humaine; le di' c'est de la réaliser. Or, quel homme, quel • vernement peut se charger d'une pareille tache î La justice, autant que le permet notre infirmité, se réalisera d'elle-même, par la liberté et par les progrès de la raison. Laissez chacun développer ses facultés, sans empêcher les autres d'en faire autant; répandez d'une main libérale l'expérience et les lumières qui seront la conséquence de ces efforts, et chacun occupera la place qu'il est à peu près digne d'occuper; et ses services, répon- dant à un besoin réel, ne manqueront pas de ré- compense. Il faut dire toutefois que, de tous les systèmes socialistes, le saint-simonisme est le plus complet, le plus franc, le plus conséquent; il attaque dans leur principe commun, sans hési- tation ni détour, les trois conditions essentielles de la société. C'est pour cela même qu'il a suc- combé plus vite; car une erreur ne peut se sou- tenir et captiver les esprits qu'en dissimulant une partie de ses conséquences. Ce tableau succinct, mais fidèle, du socialisme, est pour nous une preuve directe, une démon- stration par l'absurde, que l'ordre social se confond avec l'ordre moral, et que, sans le res- pect de ces trois choses, la liberté, la propriété, la famille, la société est impossible. Le socia- lisme a donc une utilité négative : c'est d'inspi- rer l'horreur de l'immoralité et du despotisme, sous quelque nom qu'ils puissent se cacher, et de pousser les hommes, par la seule crainte de ces deux choses, vers la liberté et la justice, vers le respect de la personne humaine. Le so- cialisme a encore un autre usage : en dévoilant avec passion pour le besoin de sa cause, et en peignant sous les plus sombres couleurs les maux de la société telle qu'elle est constituée aujour- d'hui, il tire de leur engourdissement et de leur sécurité les heureux de la terre, il les pousse à s'occuper des classes souffrantes, et ce que l'uto- pie n'a pu faire dans la servitude, la charité, la raison, la prévoyance le feront peu à peu dans la liberté. On trouvera sur le socialisme tous les rensei- gnements bibliographiques dans les deux ou- vrages suivants : Eludes sur les réformateurs, par M. Louis Reybaud, 4e édit., 2 vol. in-8, Paris, 1844; — Histoire du communisme, par M. Alfred Sudre, in 12, ib., 1848. — On pourra consulter aussi le Communisme jugé par ihistoire, 3e édi- tion, in-12, Paris, 1871, par Ad. Franck. SOCRATE. Il naquit à Athènes la quatrième année de la lxxvii0 olympiade (470 avant J. C); son père, Sophronisqûe, comme on sait, était sculpteur, et sa mère Phénarète était sage- femme. Il étudia certainement la sculpture. Ti- mon, cité par Diogène Laërce, l'appelle >a66?ooç, polisseur de pierres. Diogène même rapporte 3ue l'on montrait de son temps, dans la citadelle 'Athènes, des grâces voilées, dues, disait-on, au ■■. Ce qui est probable, c'est que éducation donna à Socrate le du beau et le sentiment dea ans si parti culierà son école. On no sait rien, du reste de sa jeunesse. Une anecdote intéressante semble prouver que Socrate était né avec do man penchants. Zo^vre, physionomiste célèbre, ren- contrant un jour Socrate en ton déclara, après avoir examiné les traits bizarres de sa figure, qu'ils attestaient des penchants vi cieux. Gomme les disciples se mettaient a rire de ce singulier diagnostic, Socrate les arr.'i avoua qu'il était né en effet avec de mauvaises passions, mais qu'il les avait vaincues par la force de sa volonté. Tout nous donne à supposer qu'il passa m jeunesse à s'instruire, soit tout seul, soit à l'école de maîtres célèbres. Son père lui avait appris la sculpture; Damon lui enseigna la musique, qu'il étudia encore plus tard avec Counos. Il suivit aussi vraisemblablement les leçons de Prodicus ; il apprit la géométrie avec Théodore de Cyrène ; il savait enfin l'astronomie et les sciences mathématiques à peu près autant qu'homme de son temps. Quant à la philosophie, il est certain, malgré de fausses traditions, qu'il ne connut la doctrine d'Anaxagore que par ses livres : c'est ce que nous apprend Platon dans le Phédon. Aristoxène, qui le prétend disciple d'Archélaûs, est une trop mauvaise autorité pour mériter aucune confiance. Enfin, Xénophon nous dit positivement qu'il fut son propre maître en philosophie, aÙTO^pyôî tri; «piXoaopîas {Conv., liv. I, ch. v). Socrate ne partagea pas le goût des philoso- phes ses prédécesseurs pour les pérégrinations lointaines. Il ne fit jamais aucun voyage, quoi qu'en disent de fausses traditions, et, selon Pla- ton lui-même, une seule fois dans sa vie, il alla à l'isthme de Corinthe. C'est à peine s'il sortait de l'enceinte même de la ville. Platon nous le 1 :iut, dans le Phèdre, entraîné par hasard, et contre sa coutt me, dans les campagnes d'Athènes. Pour Socrate, l'homme était tout : il passait sa vie à s'examiner lui-même et les autres ; il ne lui res- tait aucune curiosité pour les choses extérieures La même raison l'éloignait des affaires publi- ques; il répétait souvent les maximes des anciens sages qui conseillent cet éloignement. Il affec- tait une grande inhabilité au maniement des affaires humaines, et estimait trop haut la vie morale pour la sacrifier à la vie politique. Il dé- clarait que celui qui veut se mêler de corriger les hommes ne doit prendre aucune fonction dans l'État, s'il veut vivre quelque temps. Mais, en fuyant les honneurs et les charges, il accomplis- sait d'une manière inflexible les devoirs du ci- toyen, et nul ne le surpassait par le courage et la justice, les deux vertus civiques par excel- lence. Soldat, on le vit souffrir, sans se plaindre, toutes les privations; il marchait pieds nus, à peine couvert, sur la glace; supportait la faim et la fatigue mieux qu'Alcibiade lui-même et les autres soldats ; il combattit à Déîium, à Potidée, à Amphipolis. 11 était à la bataille comme dans les rues d'Athènes, l'allure superbe, le regard dédaigneux. Dans deux de ces combats, il sauva la vie d'Alcibiade et de Xénophon. A Athènes, Socrate ne remplit qu'une seule fois une fonc- tion publique. Il était prytane quand on fit le procès aux dix généraux des Arginuses : il les délendit devant le peuple. Plus tard, sous la do- mination des Trente, il refusa, malgré les rela- tions qui l'unissaient à quelques-uns d'entre eux de leur amener Léon le Salaminien, qu'ils vou- laient mettre à mort. Socrate défendit donc la justice contre tous les pouvoirs; contre le peuple et contre les tyrans. SOGR — 1631 — SOGR Mais, pour êlre étranger à la politique, il n'en vivait pas moins d'une manière publique : sa vie était en quelque sorte tout ouverte, èv tû çavsçôi. Socrate, en effet, n'avait point d'école ; il n'enseignait pas dans un lieu fermé ; il ne publia point de livres. Son enseignement fut une perpétuelle conversation. Socrate était partout, sur les places publiques, dans les gymnases, sous les portiques, partout où il y avait réunion du peuple; il aimait les hommes, et les cherchait. Il causait avec tout le monde et sur toute espèce de sujets. Il parlait à chacun de ses affaires, et savait toujours donner à la conversation un tour moral. Son bon sens, si juste, trouvait en toute circonstance le meilleur conseil : il réconciliait deux frères ; il enseignait à son propre fils le respect d'une mère violente et importune; à un homme ruiné, il présentait la ressource du tra- vail, et lui apprenait à mépriser l'oisiveté comme servile; à un riche, il fournissait un intendant pour le soin de ses affaires; il faisait sentir à un jeune homme présomptueux et ambitieux son ignorance des affaires publiques. Au contraire, il encourageait l'ambition d'un homme capable, mais timide et trop modeste. Enfin, il parlait peinture avec Parrhasius, sculpture avec Cliton le statuaire ; il causait de rhétorique avec Aspa- sie, et, ce qui est un curieux trait de mœurs, il enseignait à la courtisane Theodota les moyens de plaire. Socrate aimait passionnément les jeunes gens. C'était un plaisir pour lui de s'entourer d'une jeunesse curieuse et intelligente, qu'il ne cor- rompait pas, comme le prétendirent ses accusa- teurs, mais qu'il séduisait à une morale nou- velle, et à une religion plus pure que celle de la république ; il ne leur enseignait pas le mé- pris de l'autorité paternelle, mais il leur appre- nait vraisemblablement à placer la raison et la justice au-dessus de toute autorité humaine, en ayant soin d'ajouter, sans doute, que l'une des parties essentielles de la justice et de la piété est l'obéissance respectueuse aux parents, comme on le voit dans son enseignement avec Lampro- clès, son fils aîné. Enfin Socrate, quoiqu'il parlât toujours d'amour, et quoique sensible comme un Grec et un artiste à la beauté physique, aimait surtout la beauté morale, et s'attachait cette jeunesse d'élite par une sympathie extraordi- naire. C'est surtout à celte sympathie, nous dit Platon dans le Théagès, que Socrate dut les merveilles de son enseignement. Il est difficile aujourd'hui de se rendre compte des séductions de cette parole évanouie. Xénophon nous en a conservé la grâce, l'élégance et la simplicité : on sent que cette bonhomie mêlée d'ironie devait toucher les jeunes âmes. Mais était-ce assez pour les conquérir? Est-ce assez pour expliquer cet enthousiasme dont parle Alcibiade dans le Ban- quet? a En l'écoutant, les hommes, les femmes, les jeunes gens étaient saisis et transportés. Pour moi, ajoute-t-il, je sens palpiter mon cœur plus fortement que si j'étais agité de la manie dansante des Corybantes; ses paroles font couler mes larmes. » Faut-il croire que Platon prête ici à Socrate son propre enthousiasme ? Nous ne le pensons pas : il est plus probable que Xéno- phon n'a pas compris le personnage entier de Socrate, ou encore qu'il a été incapable de le rendre dans toute son originalité. Nous voyons dans Platon deux traits qui paraissent affaiblis dans Xénophon : l'ironie et l'enthousiasme. Al- cibiade appelle Socrate un effronté railleur, et le compare au satyre Marsyas. Xénophon a, en général, adouci le caractère de la raillerie socra- tmue : il est probable que c'est à ses traits mordants que Socrate dut en grande partie ces inimitiés qui le firent périr. Un de ces traits, rapporté par Xénophon, nous explique la haine deThéramène et de Critias. Socrate ne dut pas ménager davantage les chefs du parti populaire. En même temps, son enthousiasme, tempéré sans doute par la mesure et la grâce, mais en- gendré par une foi vive dans son génie, et le sentiment ardent d'une mission divine, dut ré- volter les hommes médiocres et superstitieux, comme le signe d'un orgueil exagéré. Le fond du génie de Socrate est le bon sens, mais un bon sens à la fois aiguisé et passionné, armé de l'ironie, échauffé par l'enthousiasme. Platon lui prête dans son Apologie des paroles sublimes qui rappellent celles des premiers apôtres chrétiens : « Si vous me disiez : Socrate, nous rejetons l'avis d'Anytus, et nous te ren- voyons absous, mais à la condition que tu ces- seras tes recherches accoutumées.... je vous ré- pondrais sans balancer : Athéniens, je vous honore et je vous aime, mais j'obéirai plutôt au dieu qu'à vous.... Faites ce que vous demande Anytus ou ne le faites pas , renvoyez-moi ou ne me renvoyez pas, je ne ferai jamais autre chose, quand je devrais mourir mille fois. » C'est ici le lieu de nous demander s'il croyait aux dieux de sa patrie, et quelles étaient ces divinités^ nouvelles qu'on l'accusait d'introduire. Si nous écoutons Xénophon, Socrate révérait les dieux de l'État. Il sacrifiait ouvertement dans sa propre maison ou sur les autels publics. Xéno- phon ne nous cite aucune parole injurieuse aux divinités païennes, aucune même qui témoigne d'un seul doute sur leur existence. Le dernier mot de Socrate mourant semble indiquer aussi la fui au paganisme, puisqu'il est douteux que Socrate ait voulu mentir dans la mort même. D'un autre côté, Xénophon ne cite pas davantage une seule parole de Socrate qui implique la croyance aux dieux de l'Olympe. Tout ce que Socrate dit des dieux se peut entendre parfaite- ment du Dieu immatériel et unique que nous reconnaissons après lui ; sa croyance à la divi- nation et aux oracles s'explique très-bien par la pensée d'une Providence particulière toujours présente. Il sacrifiait aux dieux par respect pour la république, et d'ailleurs, il pouvait dans sa pensée adresser ces honim.iges au Dieu véritable. Il devait ainsi se servir fréquemment du nom des dieux popuiaires, leur laissant leurs attribu- tions, mais toujours avec une légère intention d'ironie dont ses disciples les plus intimes avaient vraisemblablement le secret. Xénophon, dans ses Mémorables, qui étaient une sorte d'a- pologie, devait éviter tout ce qui pouvait char- ger la mémoire de Socrate et donner raison à ses accusateurs. Dans les dialogues de Platon, Sojrate parle avec plus de hardiesse. Il dit, dans le Phèdre, à propos d'une fable mytholo- gique, qu'il n'a pas assez de loisir pour en cher- cher l'explication, qu'il se borne à croire ce que croit le vulgaire, et qu'il s'occupe, non de ces choses indifférentes, mais de lui-même. Ces pa- roles nous montrent bien comment se compor- tait Socrate à l'égard de la religion populaire : il en parlait peu ; et s'il en parlait, c'était sans mépris, m:iis avec un demi-sourire et un léger dédain. Dans l'Eutyphron, Platon va plus loin. Est-ce lui-même qui parle, ou le Socrate vérita- ble? il est difficile de le savoir ; mais il est pro- bable que la pensée de ce petit dialogue est tout à fait socratique : c'est l'opposition de la morale et de la mythologie. On ne peut donc nier qu'il n'y eût quelque chose de plausible dans l'accusation dirigée plus tard contre Socrate. La vérité est qu'il ne croyait guère aux dieux de la république. La manière S< ".!'. 1032 — SUCLl même dont il se défend dans VApologiç justifie l'accusateur, Socrate, et) effet, croyait à Dieu ; mais, par cela même, il ae croyait D'as aux dieux: c'était son crime alors, c'( st aujourd'hui sa gloire, et il est heureux pour lui que ses accusateurs aient eu raison. Mais, quand On lui, reprochait d'introduire de nouveaux dieux dans l'État, ici sa défense était pleine de force et de raison. De quels dieux parlait-on? Ce n'était pas sans doute du Dieu unique et parfait dont il enseignait l'existence : car souvent les poêles et les | sppnes. sans nier les autres dieux, attribuaient cependant la suprématie à Jupiter et le distin- guaient entre tous par les attributs de la toute- puissance. D'ailleurs, Socrate, dans sa démon- stration de la Providence se servait ordinaire- ment du iangage populaire, et mêlait volontiers Dieu et les dieux, laissant à l'intelligence i cée de ses disciples le soin de comprendre le vrai sens de ses paroles. Enfin Socrate, dans sa défense sur ce point de l'accusation, ne fait jamais allusion à ce dieu nouveau qu'il a intro- duit sur les ruines du polythéisme, à ce dieu inconnu dont saint Paul rencontra plus tard le temple à Athènes. La divinité nouvelle que l'on reprochait à Socrate, c'était son démon fami- lier. Ici Socrate était très-fort contre l'accusation. La religion païenne reconnaissait des démons, c'est-à-dire des divinités de toutes sortes, nées du commerce des dieux avec les mortels. De plus, la mythologie grecque supposait la com- munication continuelle des dieux et des hom- mes : elle faisait parler les dieux par la voix des oiseaux, des sibylles, du tonnerre ; Socrate, en admettant qu'un certain dieu lui parlait directe- ment, lui donnait des conseils, lui révélait l'a- venir, n'affirmait rien que de conforme à la religion de l'État. Qu'était-ce enfin que ce démon familier dont on a tant parlé? Socrate, qui avait, selon Plu- tarque, délivré la philosophie de toutes les fables et de toutes les visions dont Pythagore et Empé- docle l'avaient chargée, est-il tombé à son tour dans une superstition nouvelle? Socrate a-t-il cru à un dieu particulier chargé de veiller sur lui seul, et admettait-il sérieusement l'existence des demi-dieux ou démons, dont il s'autorise pour se défendre dans V Apologie? Socrate était-il un mystique, comme le pensent les uns, un mo- nomane, comme on a osé l'écrire? Était-il enfin un imposteur qui jouait Tilluminisme pour trom- per ses adeptes ? Socrate était un personnage très-complexe, dans lequel mille nuances s'unis- saient sans se confondre. Ainsi il fut certaine- ment l'adversaire du polythéisme, mais pas assez pour qu'on puisse affirmer sans réserve qu'il n'admettait aucune puissance intermédiaire entre Dieu et l'homme. Sans doute, la raison dominait en lui, mais non sans que l'inspiration y eût aussi son rôle, et une inspiration tellement me- surée, qu'elle était rarement sans un certain mé- lange de douce ironie. Cette inspiration parait n'être, la plupart du temps, chez Socrate, que la voix vive et pressante de la conscience; mais quelquefois elle était quelque chose de plus : elle prenait un caractère prophétique, et enfin il était des moments où elle devenait presque de l'extase. Platon nous rapporte, dans le Banquet, que l'on vit Socrate se tenir vingt-quatre heures debout dans la. même situation, livré à une mé- ion profonde. Il y avait donc, sans aucun doute, quelque chose de mystique dans l'âme de Socrate. Plutarque nous 'dit qu'il regardait commi arrogants ceux qui prétendaient avoir des visions divines, mais qu'il écoutait volontiers ceux Mln oix, et s'en entre- tenait avec eux. Le dieu de Socrate était donc une sorte de voix intérieure qui n'était d'ordi- naire que la conscience, plus vive chez lui qu« chez les hommes de son temps, m tvent deven til un a-, erl is >ement mysti . enir, et lui paraissait une parole de Dieu fut le se ret de la fon de So xate, I persévérance dans son dessein, de son courage devant la mort. Si Socrate a été tel que nous venons de le peindre, c'est-à-dire tel que le représentent tous rivains de son temps : un modèle de pa- tience,'de tempérance, de douceur; s'il joignai' à ces vertus toutes les qualités de L'hommi mable ; s'il fut lié d'amitié avec tout ce q . eut à Athènes de plus distingué, comment expli- quer la satire injuste dont les Nuées d'Aristo- phane nous ont conservé le souvenir? Comment Aristophane, qui connaissait Socrate, qui s'as- seyait à côté de lui, à la même table, chez amis, comment put-il travestir sciemment un homme aussi respecté? Comment lui a-t-il prêté les subtilités les plus puériles et les maximes les plus décriées de ces mêmes sophistes que So- crate passait sa vie à .' C'est qu'Aristo- phane est le partisan des vieilles mœurs, de la vieille Athènes, chaque jour transformée par la démocratie et la philosophie. Il avait accablé de ses traits mordants le représentant de la démo- cratie athénienne, Cléon- il crut devoir frai en même temps le représentant de la philoso- phie. En politique, Socrate et Aristophane étaient du même parti, l'un et l'autre partisans du gou- vernement aristocratique, ou plutôt de l'ancienne démocratie athénienne, constituée par Solon; mais en philosophie ils se séparaient. Aristo- phane se rattachait à cette chaîne de poètes qui avait fondé et consacré la religion mythologi- que de la Grèce : il célébrait Eschyle, et criti- quait Euripide, complice de l'affaiblissement des croyances et des moeurs. La philosophie, qui de- puis deux siècles minait la religion populaire, dut paraître à Aristophane le principe de la dé- cadence. Sans distinguer entre les différents phi- losophes, il les considérait tous comme sophistes et leur prêtait à tous, en général, l'incrédulité de quelques-uns. En outre, le doute socratique, si excellent pour former l'esprit, était évidemment dangereux pour la fidélité aux vieilles moeurs, aux vieilles traditions : Aristophane pouvait le confondre fa- cilement avec le doute sophistique. Enfin, les singularités de la personne de Socrate, son peu de goût pour les poètes, dont hérita son élève Platon, les fautes de quelques-uns de ses plus illustres disciples, purent se réunir à tout le reste pour attirer sur lui les traits perçants de l'auteur des Nuées. Sans doute il n'est pas juste de compter Aristophane parmi les accusateurs de Socrate et les auteurs de sa mort; mais il faut lui laisser la responsabilité qui lui appartient. L'idée qu'il donna de Socrate ne fit que grandir avec le temps. Anytus et Mélitus n'eurent plus tard qu'à traduire dans un acte d'accusation les calomnies d'Aristophane : ils trouvèrent la pas- sion du peuple toute prête à les écouter. Voici les propres termes de cet acte, tel qu'il était conservé, au temps de Diogène Laërce, au greffe d'Athènes : « Melitus, fils de Mélitus, du bourg de Pittéas , accuse par serment Socrate, fils de Sophronisque, du bourg d'Alopèce. Socrate est coupable en ce qu'il ne reconnaît pas les dieux de la république, et met à leur place des extravagances démoniaques; il est coupable, en ce qu'il corrompt les jeunes gens. Peine de mort. » Ce qui serait plus intéressant que cet acte même, ce serait le développement des mo- tifs qui l'accompagnait. Sur le premier chef, le SOCll — 1633 — SOCR rejet des dieux du polythéisme, l'accusation a dû produire des preuves, des faits, des détails qui seraient pour l'histoire de la plus grande impor- tance, et que naturellement les apologistes se sont gardés de reproduire; sur tout le reste, l'accusation est manifestement calomnieuse. Le sentiment de l'iniquité qu'ils commettaient fut vraisemblablement dans l'âme des juges; sans quoi on ne s'expliquerait pas que la con- damnation ait eu lieu à une aussi faible majo- rité. Socrate en aurait pu être quitte pour une simple arnende; s'il eût voulu se condamner lui- même à cette légère peine et s'humilier ainsi de- vant la loi. Mais on peut dire qu'il provoqua sa condamnation par sa fierté sublime. Non-seule- ment il refusa de se condamner; mais, avec plus d'orgueil peut-être qu'il ne convenait, il demanda d'être nourri au Prytanée jusqu'à l'a fin de ses jours aux frais du public. 11 est difficile de nier que dans Y Apologie la fierté de Socrate ne dégé- nère quelque peu en jactance, et que son ironie n'ait quelque chose de blessant. C'est ce qui ex- plique que la simple condamnation n'ait eu que cinq voix de ma,orité, et que la condamnation à mort en ait réuni plus de quatre-vingts. Il sem- ble , en lisant cette défense, que Socrate ait volontairement cherché la mort. Peut-être y voyait-il un couronnement naturel de sa doctrine, et pensait-il que la vérité avait besoin de la con- sécration du martyre. Une fois en prison. Socrate fut aussi simple que sublime. Il se consola de la captivité par la poé- sie; il composa un hymne en l'honneur d'Apd- lon; il traduisit en vers les fables d'Ésope. Ses amis, ses disciples venaient le visiter pendant les heures où la prison était ouverte au public. Ils le supplièrent plusieurs fois de consentir à son évasion. Criton, son plus vieil ami, avait tout préparé pour sa fuite. Socrate refusa : il voulut donner jusqu'au bout l'exemple de l'obéissance aux lois d'Athènes. Après avoir passé les der- niers instants de sa vie au milieu de ses disci- ples en sublimes entretiens, il mourut en pro- nonçant cette dernière parole : « Nous devons un coq à Esculape. » Il devait, en effet, un der- nier hommage au dieu de la médecine, qui ve- nait de le guérir de la vie par la morti « Voilà, dit Platon , la fin de notre ami, de l'homme le meilleur des hommes de ce temps, le plus sage et le plus juste de tous les hommes. » Quelque influence que l'on accorde à la per- sonne de Socrate sur les mœurs et les idées de son temps, il ne faut pas oublier qu'il fut le fon- dateur d'une grande école et le promoteur de toutes les recherches philosophiques qui se dé- veloppèrent en Grèce après lui. Non-seulement l'Académie, mais le lycée, rameau détaché de l'Académie, mais l'école stoïcienne et épicu- rienne, mais le pyrrhonisme même, toutes les écoles grecques, en un mot, prétendirent se rat- tacher à Socrate, et non sans raison ; car s'il y a dans la doctrine de Socrate des opinions parti- culières que développa surtout Platon, son plus grand disciple, sa philosophie se signale cepen- dant par un esprit général qui fut à peu près commun à toutes les écules philosophiques de la Grèce. On peut dire que Socrate a fondé, non tel ou tel système de philosophie, mais la philosophie elle-même, c'est-à-dh \ l'esprit philosophique, l'esprit d'observation et d'analyse qui s'attache à découvrir ce qui est au lieu de supposer ce qui pourrait être. Qu'est-ce qu'était, en effet, la phi- losophie avant Socrate? une sorte de divination plutôt qu'une recherche patiente et sincère de la vérilé. On adoptait, sur de vagues analogies, quelque principe général qu'on opnliquait cri- i D'CT. PHILOS. suite comme on pouvait aux phénomènes de la nature, en appelant au secours de l'hypothèse certains procédés logiques, certains raisonne- ments particuliers, comme ceux de l'école éléa- tique ou de l'école atomique. Tel est le caractère général des premiers systèmes de la Grèce, où le Yrai même est sans preuve et sans autorité. La sophistique, sans s'attacher à aucun système, prenait la philosophie non pour une science, mais pour un artifice au moyen duquel on peut tout démontrer et tout renverser, qui peut servir également à soutenir les thèses les plus oppo- sées. Socrate est venu combattre à la fois le so- phisme et l'hypothèse. 11 enseignait à ses disci- ples à aimer la vérité et à la chercher pour elle- même, dans les faits, par une lente et patiente investigation, sans aucun parti pris d'avance. C'est cet esprit même qui le conduisit à faire de l'homme, de l'homme intellectuel et moral, de l'âme humaine, en un mot, la base de ses observations et de ses recherches; car qu'est-ce que nous pouvons savoir si nous nous ignorons nous-mêmes? Qu'y a-t-il de plus près de nous que nous, de plus immédiatement certain . en même temps de plus digne de notre intérêt, que ce qui touche à notre propre existence et à celle de nos semblables? De là la fameuse maxime : « Connais-toi toi-même, » à laquelle Socrate at- tachait un sens tout à la fois spéculatif et pra- tique. 11 voulait que la philosophie fût particu- lièrement et, disons-le, exclusivement la science de l'homme. Toute autre connaissance, surtout la physique telle qu'on la comprenait avant lui, c'est-à-dire la science universelle de la nature, lui semblait vaine et même dangereuse; mais il voulait que la science de l'homme se confondît avec la sagesse, qu'elle tendit à nous rendre heu- reux et meilleurs. C'est ce qui résulte clairement de ces paroles citées par Xénophon ( Mémor. , liv. IV, chap. n) : « N'est-il pas évident que les hommes ne sont jamais plus heureux que lors- qu'ils se connaissent eux-mêmes, ni plus mal- heureux que lorsqu'ils se trompent sur leur propre compte? En effet, ceux qui se connaissent eux-mêmes sont instruits de ce qui leur con- vient, et distinguent les choses dont ils sont ca- pables ou non. Ils se bornent à faire ce qu'ils savent, cherchent à acquérir ce qui leur manque, et, s'abstenant complètement de ce qui est au- dessus de leur connaissance, ils évitent las er- reurs et les fautes. Mais ceux qui ne se connais- sent pas eux-mêmes et se trompent sur leurs propres forces, sont dans la même ignorance par rapport aux autres hommes et aux choses hu- maines en général; ils ne savent ni ce qui leur manque, ni ce qu'ils sont, ni ce qui leur sert; mais, étant dans l'erreur sur ces choses, ils laissent échapper les biens et ne s'attirent que des maux. » Que l'on étende ces observations à l'homme en général, on aura le vrai caractère de la philosophie de Socrate, une philosophie morale qui s'appuie sur l'observation intérieure. Sins être aussi exclusifs que leur maître, tous les disciples de Socrate et même tous les philo- sophes qui sont venus après lui ont vu dans l'homme, dans sa nature, dans son principe, dans sa ni:, l'objet le plus essentiel de la philo- sophie. Tandis qu'auparavant l'homme n'était, pour ainsi dire, qu'un accident dans la science, parce que la science elle-même cherchait d'abord à embrasser toute la nature, au sein de laquelle nous tenons si peu de place, il devient mainte- nant le centre de la science et le but de toutes les spéculations. C'est pour lui et par rapport à lui qu'on étudie le reste; c'est parles lois de son intelligence qu'on détermine la nature et les rapports de tous les êtres. 103 SOCR !•'..;, _ SOCH Après avoir défini le car eral de sa philosophie, nous allons montrer oomment So- crate s cherché à la propager chez ses contem- porains ; nous niions faire connaître sa méthode d'enseignement, méthode toute personnelle, et qu'il ne faut i>as confondre avec la méthode de toute philosophie et de toute science. Quand nous aurons donné une idée de sa méthode, nous ex- poserons ses opinions, ses idées particulières sur les questions qui lui paraissaient seules dignes de la philosophie. La méthode de Socrate se composait de deux procédés : l'un purement critique, qui avait pour but de confondre l'erreur, de dissiper les illusions et d'humilier la fausse science, et qui trouvait principalement son application contre les so- phistes; l'autre qui devait donner confiance à la vérité et pousser les esprits à la chercher, à la. découvrir, en passant par degrés du connu à l'inconnu, de l'ignorance à la science. Ces deux procédés sont l'ironie, dans le sens particulier où l'entendent les disciples de Socrate, et la maïeutique (fiaiEuTtx^), ou l'art d'accoucher les esprits, art que Socrate comparait plaisamment à celui de Phénarète, sa mère. On sait comment Socrate employait l'ironie : soit qu'il rencontre un philosophe attaché à l'une des sectes célèbres de ce temps, un sophiste étranger à toutes, fier d'une rhétorique vaine qui lui permettait de tout soutenir et de tout combattre, un jeune homme ignorant mais qui croit savoir, il leur applique à tous le même traitement. Il n'emploie pas de démonstration directe, qui laisse toujours une issue à celui qui écoute; il l'interroge, il le force à lui répondre; il l'amène peu à peu à un aveu de la faiblesse ou de la fausseté de son opinion, et, par une raillerie juste et opportune, il le fait rougir de lui-même. Voilà l'Elpcovei'a, procédé de discussion dont il n'est pas ditficile d'imiter la forme, mais que Socrate avait porté à un tel degré de perfec- tion qu'il est resté, pour ainsi dire, sa propriété originale. C'était aussi l'interrogation qui servait à con- duire l'adversaire ou le disciple d'une fausse science à une science meilleure. Une fois que Socrate l'avait amené du doute à l'ignorance, et à l'aveu de son ignorance, il l'élevait ensuite peu à peu à des idées plus exactes; il le faisait cher- cher en lui-même, et le forçait à découvrir ce qu'il cachait à son insu dans les profondeurs de son intelligence, les germes des idées générales, source de tout raisonnement, et des définitions, objet de la science. C'est pourquoi Aristote nous dit que Socrate fut l'inventeur de l'induction et de la définition. En effet, comme nous l'apprenons à la fois d'Aristote (Mclaph., liv. V, ch. i) et de Xénophon (Mémor., liv. II. ch. i), son but le plus ordinaire était de découvrir ce qu'il y a de général et d'invariable dans la morale; par exemple, ce que c'est que le juste et l'injuste, la piété et l'impiété, la modération, le courage, etc. Il y arrivait par l'induction; non celle qui s'applique aux sciences physiques et dont Bacon nous a tracé les règles, non celle qui procède par voie d'observations et de comparaisons successives, mais une induction plus simple, qui procède par élimination, ou qui, sur les traces de l'analogie, passe successivement d'un objet à un autre, jusqu'à ce qu'elle arrive a une idée assez claire, assez générale, assez exacte pour satisfaire entièrement l'esprit. Cette idée une fois trouvée, elle devenait naturellement la définition de l'objet proposé, et c'est ainsi que li définition dans la méthode de Socrate se liait rement à l'induction. Dans cette méthode, si simple qu'elle paraisse, il est facile de voir en germe les deui p les plus essentielles de la philosopl le Platon : la dialectique et la théorie des idées. La d tique platonicienne d ndu :tion c i de Socrate ; ippemeaU et appliqm la i onn ih humaine. D'ailleurs, le nom même de la dialec- tique, si nous en jugeons par Xénophon tfeVnOf*., liv. IV, ch. \), ne parait pas avoir et à Socrate; il recommandait à ses disciples de s'exercer beaucoup dans la dialectique, ou dan-, l'art d'interroger et de répondre (to Sterifrftv et de devenir de très-habiles dialecticiens (oia- XexTtxttTdkoi), leur assurant que c'était le m de devenir des gens de bien. Quant à la th des idées, sans doute elle n'existe pas dans So- crate, et il ne la connaissait pas même de nom. ne Xénophon lui attribue la recherch genres u yévti), non celle des id elle devait sortir de la théorie des définitions rigou- reuses. Ce rapport n'a pas i pénétra- tion d'Aristote. ■ Socrate. dit-il [Melaph., liv. XII I, ch. iv, édit. Brandis), s'etant occupé de morale et non plus d'un système de physique, ayant cherché dans la morale ce qu'il y a d'universel? et porté le premier son attention sur les définitions, Pla- ton, qui le suivit et le continua, fut amené à penser que les définitions devaient porter sur un ordre d'êtres à part, et nullement sur les objets sensibles: car, comment une définition commune s'appliquerait-elle aux choses sensibles livrées à un perpétuel changement?» Cependant, comme nous l'avons remarqué, la méthode de Socrate était plutôt un procédé ou une pratique personnelle, qu'une théorie géné- rale. Celte pratique a été observée par ses disci- ples, et c'est à eux que nous en devons la théorie. Socrate ne l'a enseignée que par son exemple ; il n'a jamais donné de préceptes de logique. Au reste, cette manière de chercher la vérité et de la démontrer était celle qui convenait le mieux à son esprit railleur et à sa bonhomie satirique. Elle lui permettait de faire l'ignorant, afin de confondre d'autant mieux, par ses questions ré- pétées, la fausse science des sophistes; elle lui permettait, pour expliquer ses questions mêmes de répéter à chaque instant : « La seule chose que je sache, c'est que je ne sais rien. » Ces pa- roles renferment à la fois une leçon de modestie et un précepte de méthode, en montrant que le premier degré de la sagesse est d'avoir l'esprit libre d'erreur. Elles sont l'expression du doute méthodique, tel qu'il pouvait alors être compris et pratiqué, comme le prouve cette comparaison citée par Platon dans le Sophiste : « Les médecins pensent que la nourriture n'est pas profitable au corps, si, avant de la prendre, le corps n'a été purgé. De même, ceux qui veulent purifier leur âme, sont obligés, pour la tenir prête à recevoir toutes les connaissances dont elle a besoin, d'en arracher d'abord les prétentions d'un savoir ima- ginaire. » — «Il n'y a pas d'ignorance plus hon- teuse, disait encore Socrate, que de croire à que l'on ne connaît pas, et il n'y a pas de bien comparable à celui d'être délivré d'une opinion fausse. » C'est exactement ce que Bacon et Des- cartes ont enseigné vingt siècles plus tard. Telle a été la méthode de Socrate. Nous allons dire maintenant quelles furent ses opinions sur les principaux sujets de la morale, puisque la morale, pour lui, était la philosophie tout en- tière: puisque la science se confondait dans sa pensée avec la sagesse, et que toute spéculation, tout effort de l'intelligence, devait avoir un but pratique, c'est-à-dire un but moral. Ici Socrate avait tout à faire. Les sophistes, en niant toute vérité, avaient nié aussi les lois de la conscience, SOCR — 1635 — SOCR les principes do la justice et du devoir, la diffé- rence du bien et du mal; et avec les fondements de la morale, ils rejetaient toute croyance reli- gieuse. « Quant aux dieux, disait Protagoras, je ne saurais dire s'ils existent ou s'ils n'existent pas. » Us faisaient dériver toutes choses de la nature et du hasard ou de la volonté humaine. Us considéraient l'homme comme l'auteur des dieux et des lois, croyant que la justice est la loi que le plus fort impose au plus faible. Socrate entreprit de relever à la fois l'idée du devoir et l'idée de Dieu, en les rattachant, l'une à l'autre, en les éclairant l'une par l'autre, en ruinant du même coup les objections des sophistes et les traditions du paganisme. Socrate, en effet, pour faire porter ses médita- tions sur l'homme, ne détournait pas ses regards d'un monde supérieur. Il cherchait à sa manière le principe des choses : ce principe n'était pas pour lui un être abstrait ou une forme aveugle, comme l'avaient imaginé ses prédécesseurs : c'était une providence, un être doué de tous les attributs de la sagesse et de la perfection. Socrate a été, si nous osons le dire, le révélateur du Dieu de l'Occident. Tandis que l'Orient tout entier, la Judée exceptée, adorait la nature sous le nom de Dieu; tandis que la religion grecque n'était encore, sous une forme plus parfaite, que le culte de la nature; tandis que la philosophie ou supprimait Dieu tout à fait, ou inventait un Dieu métaphysique ou mathématique, inaccessible à l'intelligence, Socrate révéla le Dieu moral, qui depuis a été presque partout reconnu et adoré des nations civilisées. Cette idée d'un Dieu moral éclaire de loin en loin la grande poésie d'Eschyle ou de Pindare, elle est peut-être l'obscure pensée qui se cache sous les symboles de Pythagore. Mais Socrale, le premier, l'a exprimée avec cette simplicité et cette clarté qui ont assuré de tout temps le triomphe du vrai. Il s'est fait les mêmes questions que les philo- sophes antérieurs sur l'origine des choses et la composition de l'univers; mais il n'a pu se con- tenter de leurs explications abstraites et hypothé- tiques : il a conçu l'univers comme l'effet d'une cause morale ; il ne s'est point dit que les phé- nomènes se produisent parce que cela est né- cessaire, mais parce que cela est bon. Enfin l'observation des choses l'a amené à concevoir, au-dessus de tout, une volonté intelligente, cher- chant partout et toujours le mieux. Platon dans le Phédon, Xénophon dans les Mémorables, s'ac- cordent à nous peindre cette recherche du prin- cipe intelligent en toutes choses. Selon Platon, Socrate, émerveillé du principe d'Anaxagore, mais mécontent de l'usage imparfait que celui-ci en avait fait, rejeta insensiblement toutes les explications physiques des phénomènes, ei mit partout en lumière le principe du mieux. Xéno- phon nous le montre également, mais d'une manière plus pratique, développant à Aristodème les heureuses combinaisons du corps humain et l'enchaînement harmonieux des causes et des effets, des moyens et des fins. C'est Socrate qui a le premier introduit dans la philosophie la preuve célèbre connue sous le nom de preuve des causes finales, preuve développée avec tant d'éloquence par Cicéron et Fénelon, et pour la- quelle Kant, malgré son profond scepticisme, conserve une sympathie particulière. Socrate ne voit pas seulement dans la nature les traces d'une intelligence, il y reconnaît les preuves d'une puissance essentiellement bonne et pleine de sollicitude pour les hommes; il croit à la présence constante et à l'action infaillible de cette puissance dans tout l'univers; il croit qu'elle a ïes regards ouverts sur les hommes, qu'elle connaît le secret de leurs pensées et de leurs sentiments, qu'elle veille sur eux d'une manière particulière, qu'elle leur révèle ses volontés et leur avenir par la voix des oracles, par les signes des augures, par des avertissements intérieurs et par des voix secrètes que quelques privilégiés entendent dans la profondeur de leur cœur. Socrale enfin a annoncé au genre humain le dogme sublime de la Providence. Ce dogme donnait à la justice un fondement et une sanction qui lui manquaient auparavant. Socrate rapportait aux dieux, ou plutôt à Dieu, l'origine de la justice et de la vertu : il considérait les lois portées par ce législateur infaillible comme les modèles éternels et immuables de nos lois passagères. Sans doute il définissait la justice l'obéissance aux lois de la patrie : il avaii pour les lois le culte que tous les anciens avaient pour la patrie, dont les lois exprimaient la vo- lonté; mais au-dessus de la loi écrite il montrait des lois non écrites, gravées par Dieu dans !e cœur de tous les hommes, et qui prescrivent les mêmes choses dans tous les pays. Partout la justice commande d'honorer les dieux, d'aimer et de vénérer ses parents, de reconnaître les bienfaits. Partout ces lois portent avec elles la punition de celui qui les enfreint, témoignage manifeste d'un législateur suprême et toujours présent, quoique invisible. Ainsi la justice, ^ affaire^ pu- bliques il suffit de parler avec facilité, sans rien savoir du fond des questions. C'était la politique des sophistes, qui attribuaient avec raison une grande importance à la rhétorique, mais sacri- li mat tout à la puissance de la parole, et pré- paraient ainsi l'empire de la médiocrité et l'asservissement de la multitude. « Mais quoi ! demandait Socrate, est-ce à celui qui parle le mieux que vous livrerez votre santé, votre for- tune, vos intérêts les plus chers? Non, sans doute, mais au médecin et à l'intendant. Eh bien! s'il en est ainsi pour les intérêts modestes de la famille, comment se passer de l'expérience dans une administration bien plus compliquée, celle de l'État? » Les affaires publiques ne dif- fèrent que par le nombre des affaires d'un parti- culier. Ceux qui savent diriger les affaires de la famille sauront diriger celles de l'État, si on les emploie avec discernement. Ce qu'il faut avant tout à la tête de l'État, ce sont des chefs capables, qui sachent connaître, choisir, récompenser les hommes, s'en faire obéir et respecter; en un mot, qui sachent commander. Ce sont ceux-là qui sont les vrais chefs et les vrais politiques, et non ceux que la violence ou le hasard porte aux premières places de l'État. Livrer au sort le choix des ma- gistrats, c'est se laisser gouverner par le hasard. Quelle folie! qu'une fève décide du choix des chefs de la république, tandis que l'on ne tire au sort ni un pilote, ni un architecte, ni un joueur de flûte. C'était amèrement critiquer l'une des institutions favorites des démocraties anciennes. Socrate n'admettait que le gouvernement de la loi ; il n'était pas partisan de l'aristocratie, et n'alla jamais aussi loin, sous ce rapport, que ses disciples Platon ou Xénophon; mais on peut voir en lui un ami fidèle de l'ancienne démocratie athénienne, constituée et tempérée par les lois de Solon. On ne voit pas que Socrate ait eu, pour le gouvernement de Lacédémone, ce sentiment de préférence et de vive sympathie qu'ont eu ses deux disciples, et qui poussa l'un d'entre eux jus- qu'à l'abandon de sa patrie. Socrate, au con- traire, combattit jour elle; il l'aimait non-seu- lement en elle-même, mais dans ses lois, sa constitution, dont il ne répudiait que les excès. Socrate ne s'occupait pas seulement de la na- ture du bien, mais encore de la nature du beau. La science du beau n'était pas pour lui, comme pour les modernes, une science particulière qui répond à un besoin original de l'esprit. Il s'in- quiétait peu de l'essence abstraite du beau; et les recherches d'une analyse curieuse sur les conditions de la beauté , sur les impressions qu'elle nous procure, sur les divers moyens de la reproduire, ne lui eussent paru, sans doute, que des études non moins stériles que celles aux- quelles se livraient les sophistes. Pour Socrate, le beau n'était que le bien ; il embrassait ces deux idées dans une seule définition, et il ramenait l'une et l'autre à un seul principe, l'avantageux. Nous pouvons difficilement comprendre, aujour- d'hui, que l'étude du beau ait été chez les Grecs une partie de la morale. Le beau nous paraît as- sez ordinairement un objet de loisir ou de spé- culation, et nous n'y voyons guère qu'un orne- ment de la vie. Dans l'antiquité, surtout en Grèce, le culte du beau état à la fois religieux et mo- ral. La beauté sous toutes ses formes régnait dans l'Olympe, et les grands statuaires, les grands ar- chitectes n'étaient pas moins que les poètes les prêtres de la religion. De plus, dans cette vie de loisir qui se passait surtout en conversations, toutes les qualités de l'âme qui correspondent à SOGR — 1037 mm la beauté étaient presque des vertus; la majesté et la grâce couronnaient, dans une âme bien faite, le courage et la tempérance. L'homme accompli était l'homme à la fois beau et bon (xa),6: xàya- 6ôç). L'enseignement de Sucrate était tout plein de ce sentiment, et s'appliquait à le répandre. On voit comment les conversations de Socrate sur le beau répondent à l'esprit général de sa doctrine. On s'explique enfin, en oubliant un peu nos prin- cipes plus sévères, comment il put quelquefois, sans manquer à la sagesse, donner des conseils sur l'art de plaire. Enfin il appliquait aux diffé- rents arts ce goût de la vie et du mouvement tempéré parla mesure qui caractérise sa morale, et il excitait les artistes à chercher, surtout dans leurs œuvres, l'expression. Une dernière question nous manque pour com- pléter l'ensemble des spéculations de Socrate; c'est encore une question qui touche à la morale, et en est, on peut le dire, lecouronnement : nous voulons parkr de l'immortalité de l'âme. Socrate eut-il, sur ce sujet, des idées précises? Il serait téméraire de l'affirmer. Platon a mis sous son nom et dans sa bouche une admirable démonstration de cette vé- rité; mais il y a tout lieu de croire que les rai- sonnements du Phédon sont du nombre de ces idées dont Socrate disait : « Que de choses me fait dire ce jeune homme, auxquelles je n'ai ja- mais songé! » Dans les Mémorables de Xéno- phon, pas un mot n'a trait à cette grande et re- doutable question, et l'on pourrait en conclure que Socrate n'était pas favorable à cette vérité, si, d'une part le discours de Cyrus mourant, dans la Cyropédic, de l'autre l'Apologie de Platon, et enfin le Phédon, ne nous permettaient de sup- poser l'opinion contraire. Dans ces deux mor- ceaux, écrits de mains différentes, se manifeste un même sentiment, une vive espérance, non sans quelque crainte, une disposition à croire, accom- pagnée cependant d'un certain doute. Socrate ne paraît pas avoir fait de l'immortalité de l'âme l'objet d'une démonstration. Il s'en rapporte, au dire des sages, à la tradition des poètes, au sen- timent populaire, enfin à cet instinct prophétique auquel il ne croyait pas moins qu'aux déclara- tions claires et précises de la raison. Il ne se fût pas montré si brave devant la mort, s'il n'eût eu la vive confiance de retrouver, au delà des temps, les hommes sages qu'il « aurait, disiit-il, tant de plaisir à rencontrer et à interroger, à entretenir de leurs communes aventures ». Il se représen- tait la vie future comme une perpétuelle conver- sation avec les grands hommes de tous les âges : c'étaient bien les Champs-Elysées d'un Grec, d'un Athénien, du plus charmant causeur de l'antiquité. Nous croyons avoir rendu la physionomie vraie de Socrate, de sa personne et de sa doctrine, sans y rien ajouter, sans en rien diminuer. Dans sa personne, le trait dominant était le sentiment moral, ce sentiment qui lui inspirait le courage militaire à Délium et à Potidée, le courage civil devant le peuple et devant les Trente, qui l'ani- mait dans sa lutte» contre les sophistes, qui ne lui permit pas de s'humilier devant ses juges, d'é- chapper à la condamnation par la fuite, et qui enfin le soutint si fier et si calme dans une mort injuste. Le même sentiment remplit sa doctrine tout entière : plein de mépris pour les spécula- tions curieuses et stériles de ses prédécesseurs, il n'aime que les spéculations qui ont rapport à l'honneur et à la vertu. Mais il porte dans ces spéculations toutes nouvelles une méthode simple et naturelle, puisée dans la connaissance de l'es- prit humain, et qui promet à la philosophie les plus heureuses et les plus vastes découvertes dans ces mêmes domaines que Socrate abandonnait d'a- bord avec raison. Lui même, malgré la simplicité apparente de son système, jetait les bases des plus grandes théories de Piaion : sa maïeuthju:: était le germe de la dialectique; sa recherche des définitions contenait en principe la théorie des idées; sa morale et sa politique lurent agrandies et développées, mais non transformées par Pla- ton; enfin, ce dieu auguste dont il découvrit le premier la grande image, ce dieu moral, intelli- gent, prévoyant, paternel, cette providence tou- jours présente, n'est-ce pas le dieu du Timée et de la République? Platon dut à Socrate sa mé- thode et son inspiration, les deux choses qui du- rent le plus longtemps dans les débris des sys- tèmes. On pourrait former une bibliothèque de tout ce qui a été écrit sur Socrate, sur sa vie, sur sa doctrine, sur son procès, son démon familier, etc. Ne pouvant tout citer, nous nous contenterons d'indiquer les auteurs principaux ! Xénophon, Mémorables. Apologie, Banquet, Économique; — Platon, i Apologie, Crilon, Phédon, le Ban- quet ; — Plutarque, du Démon de Socrate; — Diogène Laërce, Vies des philosophes; — Tenne- mann. Histoire de la philosophie, t. Il; — Rit- ter, Histoire de la philosophie ancienne, t. II ; — Biographie universelle, art. Socrate, par Stapfer; — Fouillée, la Philosophie de Socrate. 2 vol. in-8, Paris, 1874. P. J. SOCRATE le jeune. Aristote parle, au livre VIP de la Métaphysique, d'une comparaison « dont se servait, dit-il, Socrate le jeua >. Plaior., dans le Politique, donne la parole a un personnage qu'il désigne par le même nom, et qui converse avec l'autre Socrate. Dans le Sophiste, il lui donne le rôle de simple auditeur : « Si je venais à manquer, dit ïhéélète, nous mettrions à ma place Socrate que voilà, l'homonyme de Socrate, du môme âge que mci. mon compagnon de gym- nastique, etc. » Il est donc certain qu'il y a eu un second Socrate, philosophe de quelque valeur, puisque Aristote lui fait l'honneur de le citer, et disciple de Platon, ou plus vraisemblablement son condisciple. Alexandre d'Aphrodisie ne pa- rait pas le connaître autrement : il rapporte, en commentant le passage d'Aristote, que Platon nous montre un certain Socrate s'entretenant (X£fà toO -ft\ç>zi.(j\> £ojxp(XTû\j;. Quelques critiques s'appuyant sur un passage de la vie d'Aristote d'Ammonius, prétendent reconnaître en lui ce Socrate dont Aristote, suivant ce biographe peu sûr, aurait été pendant trois ans le disciple; ils confirment leur conjecture par le témoignage d'Olympiodore dans son commentaire sur le Gor- gias, XLII. Mais ces deux auteurs ont évidemment voulu parler du vrai Socrate, et leur assertion ne peut, il est vrai, s'accorder avec les dates, mais n'autorise pas à substituer au grand philo- sophe le personnage obscur dont on ne sait rien davantage. E. C. SOFIS, SOUFIS ou SSOUFIS, d'où l'on a fait soufisme. Tel est le nom d'une secte musulmane, d'une secte mystique, fondée en Perse, vers la fin du second siècle'de l'hégire, par Abou-Saïd Abou'lkhaïr, et qui est encore aujourd'hui très- florissante. Ce serait une erreur de croire que sojl vient du grec erojpo:, et qu'il signifie un sage: ce mot veut dire simplement an homme vêtu de laine, parce que les habits do laine sont la marque extérieure de la secte. Deux dogmes principaux constituent le sofisme : l'union de l'àme avec Dieu, et la formation du monde par voie d'émanation; c'est-à-dire le mys- ticisme et le panthéisme, ar sa mère, aïeule de Platon, il était parent de l'isistrate. Il passa de longues années à voyager. Ces voyages eurent lieu à deux époques très-dif- férentes de sa vie , d'abord dans sa jeunesse , puis, plus tard, d mis un âge beaucoup plus avancé, et après la promulgation des lois d'Athènes. Nous n'avons pas sur ses premiers voyages des rensei- gnements aussi précis que sur les derniers; seu- lement, I'Iularquc et Diogène Laërce s'accordent à due que, la bienfaisance et la générosité de SOIl père ayant diminué sa fortune, Solon se li- vra, jeune encore, ;UI commerce; or, le com- mère,' d'Athènes su faisait alors dans les pays étrangers, et surtout par inci . « Cependant, ajoute Plutarque, au rapport de quelques au- teurs, ce fut plutôt en vue d'acquérir de l'expé- rience et de l'instruction qu'en vue du profit, que Solon se mit à voyager. » A son retour il retrouva Athènes dans un état d'agitation intestine qui n'empêchait pas les guerres extérieures : elle avait perdu Sa! mime après des hostilités prolongées entre elle et Mé- garc. Les Athéniens, fatigués des efforts qu'ils avaient faits en vain pour reprendre cette île, avaient, par un décret, défendu, sous peine de mort, de faire aucune proposition qui eût pour objet de reconquérir Salaminc. Solon s'indigna de cette honteuse résignation. Voyant d'ailleurs que la jeunesse pleine d'ardeur ne demandait qu'un prétexte pour recommencer la guerre, mais n'osait s'avancer, retenue par la crainte de la loi, il imagina de faire le fou, et bientôt le bruit se répandit dans la ville qu'il avait perdu l'esprit. Un jour il sort brusquement de chez lui, la tète couverte d'un chapeau : c'était le costume des malades; il court à la place publique, et le peu- ple l'y suit en foule. Là, monté sur ia pierre qui servait de tribune, il chante une élégie, dont voici le début : « Je suis venu moi-même en hé- raut de Salamine si regrettable; c'est un chant, ce sont des vers que je vous apporte au lieu de discours. » Ce poëme, dit Plutaque, est intitulé Salamine , et se compose de cent vers d'une grande beauté. Voici ceux qui firent la plus grande impression sur le peuple : « Que ne suis-je né à Pholégmdre ou à Sicinne, au lieu d'être Athé- nien! Que ne puis-je changer de patrie! car par- tout j'aurai à entendre ces mots injurieux : Cet homme est un des Athéniens qui ont fui de Sala- mine! » Il terminait par ces deux vers : « Allons à Salamine, allons reconquérir cette île désirée, et nous délivrer du poids de notre honte! » A ces mots la jeunesse athénienne, transportée d'en- thousiisme, répéta tout d'une voix : « Allons à Salamine! » Le décret fut révoqué. Avec le con- cours de Pisistrate, la guerre fut déclarée, et Solon nommé chef de l'expédition. Salamine fut reprise. Vers le même temps, Athènes était en proie aux plus profondes dissensions. Trois partis s'étaient formés : les habitants de la montagne voulaient le gouvernement le plus démocratique; ceux de la plaine, le plus oligarchique; ceux du littoral. un gouvernement mixte. Les pauvres, accablés de dettes, étaient réduits par les riches à une condition intolérable; forcés de labourer pour leurs créanciers, ou d'engager leur propre li- berté, ils devenaient esclaves à Athènes, ou étaient vendus en pays étranger; quelques-uns même en venaient à vendre leurs enfants. Aussi l'excès de la misère fit-il naître des projets de révolte. Le plus grand nombre et les plus énergiques s'assemblèrent et s'engagèrent mutuellement à choisir pour chef un homme sûr, et à délivrer les débiteurs tombés en esclavage; on projeta même un nouveau partage des terres et une révolution complète dans le gouvernement. En présence de ce danger, les plus sensés parmi les Athéniens jetèrent les yeux sur Solon. Voyant qu'il était le seul qui ne fût suspect à aucun des partis, car il n'avait pas pris part à l'injustice des riches, et n'avait pas éprouvé la détresse des pauvres, ils le prièrent de prendre la direction des affaires publiques. Solon fut élu archonte après Philombrote (vers l'an 59ô), avec le pouvoir de régler les différends et de faire les lois. Il fut accueilli avec joie, par les riches à cause de sa fortune, et par les pauvres comme SOLO — 1641 — SOLO homme de bien. 11 courut morne alors ce mot de lui, que « l'égalité n'engendre pas la guerre », mot qui plut également aux uns et aux autres. Entre les divers partis qui fondaient sur lui des espérances, les grands, surtout,, l'entouraient et lui conseillaient de s'emparer pour toujours du gouvernement, dont il était déjà le maître. Ses amis lui reprochaient de se laisser effrayer par le nom de monarchie, comme si la vertu du mo- narque ne légitimait 'pas la royauté. N'avait-on pas vu l'exemple de Tynnondas en Eubée , et maintenant même Pittacus ne venait-il pas d'être promu à la tyrannie par le choix des Mitylé- niens? Rien de tout cela n'ébranla la résolution de Solon, et il répondit que « la tyrannie est un beau pays, mais qui n'a pas d'issue». Il rapporte lui-même les plaisanteries que l'on faisait sur lui, lorsqu'il eut refusé la tyrannie : •• Solon n'a été ni un esprit profond ni un homme avisé; les biens qu'un dieu lui offrait, il n'a pas voulu les recevoir. Après avoir enveloppé le poisson, le pêcheur n'a pas tiré le filet; l'esprit égaré, il a perdu la tête. A ta place, ô Solon, j'aurais voulu, une fois maître, gagner une fortune immense et régner sur Athènes un seul jour, dussé-je ensuite être écorché vif et voir périr toute ma race. » Cependant, une fois investi du pouvoir, Solon l'exerça sans faiblesse, s'appliquant à donner aux Athéniens, non des lois parfaites, mais, comme il disait lui-même, « les meilleures qu'ils pou- vaient re.evoir. » Le premier acte de son autorité fut l'abolition des dettes, sous le nom adouci de décharge, et, pour l'avenir, les emprunts furent affranchis dé la contrainte par corps. Le complément de cette mesure fut un changement dans la valeur nomi- nale des monnaies. Ainsi, il donna la valeur de cent drachmes à la mine, qui n'était auparavant que de soixante-treize; en sorte que les débi- teurs, en payant une somme nominalement égale, mais moindre en réalité, gagnèrent beaucoup en se libérant; et quoique Plutarque ajoute : sans faire rien perdre à leurs créanciers, cet expé- dient, que nous voyons imité par plus d'un gou- vernement à diverses époques de l'histoire, n'en est pas moins une véritable banqueroute.' Mais ce n'était pas un droit que Solon voulait consa- crer au profit des pauvres, c'était un sacrifice qu'il demandait aux riches dans leur intérêt même, et dont il donnait l'exemple, en faisant l'abandon entier d'une créance de cinq talents, quelques-uns même disent de quinze. Il abolit les lois de Dracon, qui avait prodigué la peine de mort pour les délits les plus légers. Dans l'intention de laisser les magistratures en- tre les mains des riches, tout en donnant aux pauvres une part dans le gouvernement, dont ils étaient exclus, il fit faire un nouveau recense- ment des fortunes, et partagea tous les citoyens en quatre classes. La première comprenait ceux qui avaient cinq cents médimnes de revenu ; la seconde, ceux qui pouvaient nourrir un cheval, et on les appela chevaliers; ceux qui avaient un revenu de deux cents médimnes composaient la troisième classe; enfin, dans la quatrième en- trèrent tous ceux qui avaient un revenu inférieur. Solon, en retirant à ces derniers l'accès des ma- gistratures, leur donna le droit de voter dans les assemblées et dans les jugements. On ne tarda pas à reconnaître toute l'importance de ce droit, si restreint en apparence. En effet, tous les procès finissaient par retomber sous la juridic- tion populaire : car si c'étaient généralement les magistrats qui commençaient par en connaître, on pouvait toujours en appeler au peuple de la semence des magistrats; par là les juges à qui 'on portait en dernier ressort la décision des procès, se trouvaient en quelque sorte maîtres des lois. Cependant deux autres institutions con- tribuaient à contenir un peu le débordement de la démocratie : c'étaient, d'une part, l'aréopage, conseil supérieur investi d'une double autorité politique et judiciaire. Solon l'établit surveillant général et gardien des lois, et y fit entrer tous ceux qui avaient été archontes annuels. En même temps il créa un second conseil, ou sénat de quatre cents membres, tirés des quatre classes. dont chacune devait en fournir cent. Ils étaient chargés de discuter les lois avant qu'elles fussent proposées au peuple, et il fut défendu de porter devant l'assemblée du peuple (ecclesia) aucun projet qui n'eût été préalablement examiné dans ce conseil. Enfin, pour subvenir à la faiblesse des classes inférieures, il donna à tous le droit d'intervenir en justice en faveur de celui qui élait maltraité. Lorsqu'un citoyen avait été battu, outragé, vio- lenté, il était permis à qui le voulait d'accuser et de poursuivre l'agresseur. L'intention du lé- gislateur était d'accoutumer par là les citoyens, comme les membres d'un même corps, à res- sentir et à partager les souffrances les uns des autres. On rapporte un mot de Solon, qui nous montre l'esprit de cette loi. On lui demandait quelle était la cité la mieux policée : « C'est celle, répondit-il, dans laquelle tous les ci- toyens poursuivent et châtient l'injustice aussi vivement que celui qui l'a subie. .» Solon donna force à ses lois pour cent ans, et on les inscrivit sur des rouleaux de bois 'en forme d'essieu, qui tournaient dans les cadres où ils étaient enchâssés. Le conseil s'engagea, par un serment commun, à maintenir ce et chaque thesmothète fit le même serment sur la place publique. Puis ayant résigné ses fonc- tions de législateur, il partit pour un voyage qui devait durer dix années, dans l'espoir que cet intervalle suffirait pour enraciner ses lois et leur donner la sanction de l'habitude et du temps. Il alla d'abord en Egypte, où il demeura quel- que temps « vers les embouchures du Nil, près des rives de Canope », ainsi que l'atteste un de ses vers. Il y eut de fréquents entretiens sur la philosophie avec Psenophies d'Héliopolis et Son- chis de Sais, les plus savants des prêtres d'E- gypte. C'est d'eux qu'il entendit le récit sur l'Allandide, qu'il se proposait de mettre en vers, pour le faire connaître aux Grecs. De là il se rendit à Sais, ville dont les habitants aimaient beaucoup les Athéniens. Platon nous raconte dans le Timée l'entretien qu'il eut avec les prêtres de cette ville, et qui. vrai ou faux, nous montre parfaitement le contraste des deux peu- ples. D'Egypte Solon passa dans l'île de Chypre, où il se lia d'amitié avec Philocyprus, un des rois de l'île, qui habitait une petite ville bâtie dans une position assez forte, mais sur un ter- rain stérile et ingrat. Solon lui persuada de transporter la ville dans une belle plaine située plus bas, et de l'agrandir en la rendant plus agréable : il aida même à la construire et à la pourvoir de tout ce qui pouvait y assurer l'abon- dance et en faire la sûreté. Ce roi, par une jus'e reconnaissance pour Solon, donna à c< Lte ville le nom de Soles. Il nous reste quelques vers d'une élégie de Solon, où îi parle de cette fondation; il s'adresse en ces termes à Philo- cyprus : « Maintenant puisses-tu ici, dans Soles, régner de longues années, habiter en paix cette ville, toi et ta postérité. Pour moi, sur mon vaisseau rapide, que Cypris, couronnée de vio- lettes, m'emporte sain et sauf loin de cette ile SOMM — 1642 — SOMM célèbre. Pour celte fondation, qu'elle m'accorde reconnaissance, gloire brillante, et un heureux retour dans ma patrie! » C'est à cette époque qu'il faut placer son voyage en Lydie, et son célèbre entretien avec Crésus, sur lequel nous avons le témoignage d'Hérodote, d'accord avec le récit de Plutarque. Quoique cet entretien soit dans la bouche de tout le monde, nous en citerons les dernières paroles, \ arce qu'elles donnent une idée des principes philosophiques de Solon et de ce que les Grecs en général honoraient alors sous le nom de sagesse : « 0 roi des Lydiens, nous avons reçu en partage de Dieu, nous autres Grecs, toutes choses en une moyenne mesure; notre sagesse, surtout, est ferme, simple et, pour ainsi dire, populaire; elle n'a rien de royal ni de splendide; son caractère, c'est cette médio- crité même. En nous faisant voir la vie humaine agitée par des vicissitudes continuelles, cette sagesse ne nous permet ni de nous enorgueillir des biens que nous possédons, ni d'admirer dans les autres une félicité que le temps peut dé- truire. Il n'est pas d'homme à qui l'avenir n'a- mène mille événements imprévus. Celui donc à qui les dieux ont accordé jusqu'à la fin de li vie une constante prospérité, voilà le seul que nous estimions heureux. Mais l'homme qui vit encore et qui est exposé à tous les périls de la vie, son bonheur est aussi incertain, aussi peu en son pouvoir que le sont pour l'athlète qui combat encore, la proclamation du héraut et la couronne. » De retour à Athènes, Solon trouva sa patrie divisée par les mêmes partis qu'il avait essayé de concilier. On observait encore ses lois ; mais tous les citoyens comptaient sur une révolution et désiraient une autre forme de gouvernement, chacun se flattant de l'espoir de faire dominer le parti auquel il appartenait. On sait comment Pisistrate profita de cette disposition pour s'em- parer de la tyrannie. En vain Solon chercha-t-il à prévenir cette usurpation, il eut la douleur de la voir triompher, et, ne pouvant rester au milieu de ses concitoyens avilis, il alla mourir sur la terre étrangère, après avoir consacré à la philosophie et à la poésie ses derniers instants. Il disait : « Je vieillis en apprenant toujours. » Les rares fragments de Solon ont été publiés dans les recueils des Gnomiques; ils l'ont été aussi séparément, Bonn, 1825, in-8. Voy. pour les renseignements bibliographiques les articles Gnomiqle (philosophie) et Sages (les sept). A....D. SOMMEIL (•jtivo;, somnus). Dans l'ordre com- plet et vrai des choses, ou plutôt dans son ap- préciation, tous les phénomènes naturels sont placés sur la même ligne : nous voulons dire qu'ils sont tous également naturels, également ordinaires, également essentiels au train régu- lier du monde, et qu'il n'y a pas plus à s'étonner des uns que des autres. Et pourtant, on ne sau- rait le nier, un certain nombre de ces phéno- mènes, en dépit de l'habitude, qui émousse ou nivelle tout, possèdent, par-dessus les autres, dms l'espèce de mystère qui les entoure, le pri- vilège de provoquer la surprise et de poser à la science des problèmes que ne semblent pas sou- une foule d'autres faits naturels. Au premier rang, parmi ces faits en apparence plus mystérieux, plus extraordinaires, plus gros de questions que les autres, il faut placer le et les divers phénomènes qui le consti- Li dent. u 'on porte son attention mu- le Bommeil, il n'y a pas moyen de ne pas être frappé de ce qu'offre de mystérieux et en quelque sorte de provoquant ce nouvel état de la n iture animale. Voilà une créature animée, un homme (i prenons un homme pour rendre la singularité plus singulière et plu- roilà un homme, un homme intelligent, actif, un homme d'esprit, de talent, de génie. On sait dans l'état de veille, tout ce qu'il peut concevoir et exécuter d'actes de toutes sortes, où se révèlent à la fois, et dans leur plus haute expression, le mouvement, l'ac- tivité de son corps et de son esprit. Il vient pourtant un moment, dans cette période de vingt-quatre heures que règle le cours du soleil, où toute cette activité du corps et de l'esprit cesse, quelquefois même d'une manière presque soudaine. Le corps finit par devenir une masse inerte, souvent insensible. L'esprit semble avoir quitté ce corps; on pourrait croire que la vie s'en est aussi retirée, si certains phénomènes, certains mouvements qui viennent de ses pro- fondeurs faire explosion à la surface, n'annon- çaient qu'elle persiste encore. Dans cet état, l'homme n'est véritablement plus un homme, ce n'est plus même un animal, c'est-à-dire un animal à l'état de veille. C'est une plante, moins qu'une plante, à la disposition et à la merci, nous ne disons pas du moins intelligent et du moins hardi de ses semblables, nous ne disons pas du plus faible et du plus stupide animal; mais à la merci de la pierre qui tombe, de l'ar- bre qui se déracine, du fleuve qui déborde et inonde. Maintenant est-il nécessaire que nous décri- vions le sommeil, nous voulons dire ses dehors, ses caractères corporels? nous venons presque de le faire; et dans le but de cet article, but par- ticulièrement psychologique, nous avons bien peu de chose à ajouter à cette première descrip- tion. Les mouvements du corps s'alanguissent, et ceux de l'esprit du même pas. La marche devient plus lente et moins sûre, moins sûrs aussi et moins actifs les mouvements des bras et des mains. La tête tend à perdre ce port sublime qui est l'attribut de l'humanité; elle s'incline vers la terre comme celle de la brute. Les pau- pières s'alourdissent et tombent. Les mouve- ments de la parole témoignent par leur lenteur de la lenteur de la pensée. Les sensations s'af- faiblissent et s'émoussent. L'œil finit par ne plus voir, l'oreille par ne plus entendre, la main par ne plus toucher. Bientôt tous les ressorts de la machine se détendent ; l'homme tomberait si tous les phénomènes qui précèdent ne l'a- vaient averti de l'imminence de sa chute, et si, pour l'éviter, il ne s'était hâté de prendre la position qui est éminemment celle du sommeil, le coucher. C'est dans cette position et ces conditions que va se clore le sommeil, le sommeil qu'on ap- pelle complet, celui où il n'y a plus, où il semble ne plus y avoir de mouvement, d'action, soit du corps, soit de l'àme, où les sensations paraissent tout à fait abolies, où la pensée a l'air d'avoir quitté les organes, où la vie ne se manifeste plus que par les battements du cœur contre les parois de la poitrine et par les mouvements af- faiblis de la respiration. Un tel état de sommeil, plus ou moins pro- fond, plus ou moins complet, plus ou moins continu, dure une partie de la révolution diurne de la terre, six heures, huit heures, dix, douze heures; après quoi le sommeil finit à peu près comme il avait commeii é. Le corps reprend peu à peu ses mouvements pour n'arriver que plus tard à l'équilibre de la station ou de la marche. Les sens se rouvrent SOMM — 1643 — SOMM graduellement aussi : l'ouïe, le tact, les pre- miers, la vue ensuite, les deux autres sens n'ayant rien à réclamer immédiatement dans cette re- prise de la vie de rapports. La pensée, confuse, incertaine, se débarrasse par degrés de l'espèce de voile qui l'offusque. Il se fait un véritable combat entre la nuit et le jour, la plante et l'homme, le corps et l'esprit, la vie et la pen- sée ; combat, lutte, que marquent, pour l'esprit qui a peine à s'y reconnaître, des restes, des souvenirs de rêves, des perceptions inexactes ou fausses; pour le corps des mouvements du tronc et des membres supérieurs qu'on appelle des pandiculations, d'autres mouvements des mus- cles du thorax, du cou, de la face, qui consti- tuent le bâillement. Le jour enfin l'emporte sur la nuit, l'homme sur la plante, la pensée sur la vie. La veille a succédé au sommeil, et pendant les trois quarts, les deux tiers delà nouvelle révolution terrestre, de nouveaux mouvements, de nouveaux actes de l'esprit et du corps vont préparer de nou- velles fatigues qui donnent lieu à un nouveau sommeil, et ainsi jusqu'à la fin de la vie. Nous venons de prononcer le mot de fatigue. Nous le prononcions sans dessein, ou plutôt parce qu'il se présentait de lui-même ; mais ce nous sera une transition. Fatigue et repos consécutif et nécessaire, tels sont, en effet, la cause et le but du sommeil. Peut-être concevrait-on qu'en vertu d'une na- ture différente de celle qui lui a été donnée, l'homme eût pu faire toujours ce qu'il fait quel- quefois et dans de certaines circonstances. Peut- être comprendrait-on qu'au lieu d'être astreint à un repos, à un sommeil de dix, huit, six heu- res, il eût pu passer dans l'état de veille et d'ac- tivité vingt-quatre heures, quarante-huit heures, toutes les heures, tous les jours, toutes les années de sa vie. Une semblable nature hu- maine semble ne pas impliquer contradiction : mais enfin telle n'est pas celle qui nous a été faite. Dieu qui, après l'effort d'où est né le monde en six jours, s'est reposé le septième, a voulu que l'homme, les créatures animées, les plantes peut-être, après les efforts du jour, se reposas- sent dans la torpeur de la nuit, et il a tout or- donné en conséquence. Ce repos, qu'il regardait comme indispensable après les fatigues du jour, est tout autant, et plus peut-être, le repos de l'esprit que celui du corps. Le repos de l'esprit, c'est aussi et néces- sairement le repos des sens ; et le sens le plus spirituel, celui des idées, des idées par excel- lence, de celles qui donnent leur nom et leur forme à toutes les autres, c'est le sens de la vue. Dieu donc (et nous demandons pardon d'avoir l'air de nous faire ici le trucheman de sa sa- gesse), Dieu a fermé avant tout le sens de la vue, il l'a fermé sous les voiles de la nuit. Mais en couvrant la face du soleil, ce n'est pas seu- lement la lumière, c'est le mouvement qu'il a arrêté. De l'ombre est né le silence, de l'occlu- sion de la vue celle de l'ouïe : ainsi se sont fermés ensemble les deux sens dont le sommeil entraîne plus particulièrement celui de la pensée. Ce relâchement dont Dieu a voulu faire suivre l'effort, ce repos qu'il a cru nécessaire après la fatigue, ce sommeil, en un mot, qui, dans les plans de la Providence, succède à l'état de veille, ce n'est pas seulement le sommeil de l'homme, le sommeil même des animaux ; c'est le sommeil de toute la nature ; et tous ces repos, tous ces sommeils sont solidaires l'un de l'autre, sont nécessaires l'un à l'autre, coexistants, simul- tanés l'un à l'autre. Le repos nocturne des plantes n'est ignoré de personne. Nous disons repos; nous ne dwonspas autre chose : nous ne disons pas diminution suspension de leur sensibilité; nous disons di- minution de leurs actions organiques, diminution évidente et caractérisée dans toutes, plus évidente et plus caractérisée dans quelques-unes. Nous ne pouvons, à cet égard, descendre dans les détails : les bornes, et plus encore le caractère de cet article, ne nous le permettent pas; mais ces dé- tails surabondent, aussi concluants que nom- breux, Quant aux minéraux, on ne peut assurément pas dire que, durant la nuit, comme les animaux ils donnent, ou, comme les plantes, se reposent! La poésie elle-même n'oserait pas pousser jusque- là l'abus de la métaphore. Mais, peut-être qu'en y regardant, on trouverait que durant la nuit les_ actions des minéraux, ou plutôt l'action des fluides impondérables, les fluides électrique, ma- gnétique, électro-magnétique, qui les traversent, les meuvent, les unissent ou les disjoignent, cette action est notablement diminuée; c'est une re- cherche, une question que nous nous permettons de recommander à l'attention des physiciens. C'est donc un repos général de la nature que le repos de la nuit, repos jusqu'ici problématique dans la nature inorganique et qui, dans tous les cas, y mériterait à peine ce nom; repos réel, profond, mais qu'on ne peut que métaphorique- ment appeler un sommeil, dans les plantes; repos enfin qui a sa plus haute expression, son vrai caractère et son nom dans les créatures sensibles et intelligentes, chez lesquelles des efforts de sensibilité et d'intelligence nécessitaient un re- lâchement plus ou moins absolu, ayant pour condition l'immobilité et le silence du reste de la création. 11 y a sur le sommeil une première ou, si l'on aime mieux, une dernière question à se faire, une question que les physiologistes posent, que les philosophes sont libres de ne pas poser, que dans tous les cas ils peuvent, sans grand incon- vénient, accepter, car jusqu'ici les physiologistes n'ont à peu près rien trouvé à y repondre. Cette question, c'est celle de la condition physique ou organique du sommeil; la question de l'état nou- veau des organes, qui est la cause prochaine de cet état nouveau de l'esprit. Ces organes, les physiologistes disent d'abord que ce sont, en dernier ressort, ceux ou celui qui dort, ou est particulièrement en cause et en repos dans le sommeil; l'organe qui, dans la veille, étant l'instrument immédiat de la sensi- bilité et de la pensée, doit entrer, durant le sommeil, dans de certaines conditions qui expli- quent cet état et soient l'opposé, par exemple, des conditions cérébrales qui correspondent à l'état de veille. Et, jusqu'ici, ou en disant ceci, les physiologistes n'ont pas tort, ou plutôt ils ne s'avancent pas beaucoup. Mais, au delà, que disent-ils, et surtout que prouvent-ils? Ils disent, par exemple, que dans le sommeil le cerveau est traversé, comprimé, offusqué par une plus grande quantité de sang que dans l'état de veille, et que cet envahissement a lieu surtout dans les points de ce viscère qui sont plus spécia- lement en rapport avec les sens dont le soi partiel est la principale condition du sommeil gé- néral, les sens du toucher, de l'ouïe, et principa- lement celui de la vue. Et les mêmes physiologistes, qui établissent avec plus ou moins de vraisemblance cette théorie physique du sommeil, donnent pour condition de l'accroissement d'activité, c'est-à-dire de veille, du cerveau dans ses fonctions d'organe de la pensée, de la sensibilité, des sensations de l'ouïe, SOMM — 1644 — SOMM de la vue, l'afflucnce plus considt'r;i!>l<- du sang à celles de ses parties qu'on croit plus particu- lièrement affectées à l'exercice de la pensée et des sensations. Nous n'avons pas besoin de relever la contra- diction, à peine avons-nous besoin de tirer la conséquence qui en découle. On ne sait rien, absolument rien, de l'état cérébral corrélatif à l'état de sommeil ; on n'est pas plus instruit sur ce point qu'on ne l'est des conditions cérébrales corrélatives aux actes divers de l'esprit, les sen- sations, les passions, la réflexion; et jusqu'à présent au moins on n'a pas tiré plus de lumière de l'étude des animaux hibernants, de ces ani- maux qui ont le singulier privilège de dormir plusieurs mois de suite, le plus grand nombre en hiver, mais quelques-uns aussi en été. Abord plus ou moins considérable de sang artériel au cerveau, ou à certaines de» ses parties; stase du sang veineux dans les veines ou dans les Sinus qu'il parcourt; pures hypothèses, sans base et sans vérité! Voilà enfin, ce nous semble, les abords du terrain dégages, voilà les préliminaires de notre travail achevés, son cadre tracé. Il s'agit main- tenant de placer dans ce cadre le tableau, l'his- toire réelle du sommeil, de ses phénomènes pro- pres et intimes. , La première chose à se dire, c'est que si. comme on le croit généralement et quand on n'a pas approfondi ce sujet, il y avait un sommeil sans rêves, l'histoire en serait bientôt faite, la nature en serait bientôt établie. 11 n'y aurait à peu près rien à ajouter à ce que nous avons dit en commençant ce travail, lorsque, parlant des phénomènes corporels du sommeil, nous avons montré les sens se fermant, 1< s mouvements s'arrêtant, le corps s'affaissant et se couchant pour se mieux reposer. 11 n'y aurait presque rien à y ajouter que ceci, que nous avons aussi plus ou moins explicitement exprimé : que de ce corps, dans lequel persistent les actions vitales, la sen- sation, la pensée sont momentanément mais totalement absentes, et que cette absence se traduit par un état d'affaissement et d'abandon du corps, tel que dans la mort confirmée il n'y en a pas un plus profond et plus absolu. Mais pour faire voir l'erreur d'une semblable théorie du sommeil, pour faire voir que dans cet état les choses ne se passent point ainsi, il suffit de se demander ce que c'est que le sommeil, ou plutôt se rappeler ce que nous avons montré qu'il est. Qu'est-ce, en effet, que le sommeil? C'est, nous l'avons dit, le repos de l'homme. Or, qu'est- ce que l'homme? une intelligence, une pensée, servie, sans doute, par des organes : mais, avant tout, une pensée. Le sommeil, c'est donc le repos de la pensée. Comment la pensée se repose-t-elle? Comment peut-elle se reposer? Est-ce en se sus- pendant complètement, bien que momentané- ment? Non, car alors elle ne serait plus la pensée. Descartes, ici, avait raison. La pensée, quand elle ne pense pas, n'est pas. La pensée pense toujours; c'est là sa nécessité, son essence. Elle pense ou agit beaucoup, modérément, peu, très- peu, dans ses divers éléments, ses diverses fa- cultés; elle se repose, mais ne se suspend com- plètement dans aucun de ses éléments, dans aucune de ses parties, dans aucune de ses facultés. Cela nous paraît incontestable. Il nous faut mon- trer que ce l'est. C'est ne rien avancer que de très-philosophique et de. tri B-certain, que de dire que dans l'ordre acttu s et dans l'état particulier de la litut ion humaine, I < spril; s'il a\ si pas dé- pendant de la matière, y est au moins fort étroi- tement uni; que ces modifications dépendent de celles delà matière, ou au moinsleursoijl corréla- tives. C'est là un fait admis par tous et qui ne peut pas ne pas l'être. Or, qui dit matière dit activité, mouvement nécessaire et sans relâche; autre vérité aussi ancienne que la philosophie, et qui a pour répondant Leibniz aussi bien qu'Épicure. S'il en est ainsi de la matière qu'on a quelquefois appelée inerte, que sera-ce de celle qui, dans le plus élevé des êtres de la création, constitue me régulateur de son économie tout entière? Or, du continuel mouvement de cet organe dépend non-seulement la vie, mais encore, mais surtout le sentiment, la pensée. On voit donc qu'on peut arriver, par'une voie tout opposée à celle qu'avait prise Descartes, à reconnaître avec lui qu'il n'y a pas de repos absolu pour l'esprit. Veut-on tenir le raisonnement plus voisin de l'observation, serrer de plus près les faits de l'économie vivante? cette vérité deviendra plus manifeste encore. En mécanique, nous voulons dire dans celle qui est l'ouvrage de l'homme, la recherche du mouvement perpétuel est une chi- mère ; mais en mécanique animale ce mouvement est tout trouvé. Envisagée dans ses rouages, la vie n'est pas autre chose que cela. Non-seulement l'ensemble des organes ne se repose jamais, mais aucun organe ne se repose complètement. Un peu de ralentissement, voilà tout ce qu'il est possible d'observer dans l'ensemble et dans les détails des fonctions plus particulièrement vita- les, ralentissement d'autant moindre qu'on y pé- nètre à une plus grande profondeur. Et ce tra- vail continuel des organes a lieu la nuit comme le jour, dans le sommeil comme dans l'état de veille. Souvent même, dans le sommeil, leurs actes les plus intimes et les plus nécessaires offrent, au lieu de ralentissement, un surcroît d'activité. Or, ce sont précisément ces actes vitaux que d'étroits rapports de solidarité unissent aux ma- nifestations les plus élémentaires de la sensibilité, grossiers, mais premiers matériaux de la pensée. Ce sont ces actes intimes des organes de la vie végétative, ou des foyers nerveux qui les tiennent sous leur dépendance, qui donnent lieu au sen- timent général de l'existence, et plus particulière- ment à ces sensations confuses, à ces émotions indistinctes, relatives soit aux principaux instincts de la vie alimentaire, soit à des affections déjà un peu plus relevées et un peu plus intellectuelles. Les résultats psychologiques auxquels ils con- courent dans l'état de veille, ils y concourent de toute nécessité dans le sommeil" Les sensations élémentaires dont ils sont le point de départ, y diterminent inévitablement les sentiments, les idées qu'associent à ces sensations les lois de l'organisation ou les habitudes de la vie. C'est à ces sentiments, à ces idées, c'est aux détermina- tions, sans doute très-faibles, qui en résultent, qu'il faut attribuer les mouvements qui ont tou- jours lieu dans le sommeil. Le dormeur le plus immobile ne garde pourtant jamais ni la même position générale ni les mêmes altitudes parti- culières, et dans les mouvements qu'il exécute on peut quelquefois saisir l'indice de sensations au moins internes, en général désagréables, que ces mouvements ont pour but de faire cesser. Sans doute il est des états de sommeil, et ce sont de beaucoup les plus nombreux, qui ne laissent après eux aucune trace de sensations et des idées même les plus incohérentes: mais on ne saurait conclure de là que ces sensations et ces idées n'y aient pas eu lieu. Il y a une foule de rêves dont la manifestation a été indubitable- ment constatée, et dont il ne reste absolument rien dans l'esprit qui les a éprouvés. C'est Jà en SOMM — 1645 — SOMM particulier un des caractères des rêves du som- nambulisme. De même, dans le délire ardent, résultat direct de certaines affections du cerveau, ou effet sympathique d'une maladie aiguë d'un autre organe, dans certains cas même de folie violente, le malade, après sa guérison ou après la cessation de l'accès, ne garde, la plupart du temps, aucun souvenir de ce qu'il a senti et pensé pendant toute la durée du désordre. Enfin, pour s'en tenir même à l'état de veille et de raison le plus complet, nous ne nous rappelons pas, du jour au lendemain, et quelquefois du matin au soir, la centième, la millième partie de toutes les innombrables impressions que nous avons subies, de toutes les innombrables idées que nous avons eues, de toutes ces petites per- ceptions dont parle Leibniz, et qui ont, suivant sa remarque, une si grande influence sur la na- ture de nos goûts et le caractère de nos déter- minations. Dans ces diverses manières d'être, il semble que la mémoire des impressions, des idées, soit en raison inverse de la part que prend l'organi- sation à la manifestation des unes et des autres. Plus cette part est considérable et, pour ainsi dire absorbante, comme par exemple dans le sommeil, plus elle est considérable et violente, comme dans les maladies cérébrales caractérisées par les plus hauts degrés du délire, plus elle est considérable et automatique, comme dans beau- coup d'actes sensitifs et intellectuels que l'habi- tude a presque soustraits au contrôle de la con- science, plus aussi la mémoire de ces impressions et de ces idées est fugitive, infidèle, nulle. En résumé, l'on doit admettre que dans le sommeil le plus profond et en apparence le plus insensible, il n'y a pas plus suspension com- plète de l'exercice des facultés de l'âme et même de la volonté, qu'il n'y existe une semblable suspension des fonctions du corps. On doit re- connaître, en d'autres termes, avec Descartes, avec Leibniz, avec les hommes qui ont le. plus creusé ce sujet, qu'il n'y a pas de sommeil sans rêves, quelque légers, quelque agréables, quelque peu fatigants qu'on veuille les faire dans l'intérêt du repos de l'esprit. Les rêves, malgré une incohérence qui est quel- quefois portée si loin, offrent de tous points les mêmes éléments intellectuels que l'état de veille. Comme dans ce dernier état, rien n'y est com- plètement passif ou actif ; seulement tout y est plus faible, en même temps qu'infiniment plus machinal. Il y existe d'abord des sentiments, des pas- sions, des idées qui, dans bien des cas, sont évi- demment la suite ou la reproduction des senti- ments, des passions, des idées dont était occupé l'esprit peu d'heures avant l'invasion du som- meil. Si les idées s'y succèdent, s'y heurtent la plupart du temps d'une façon bizarre, contradic- toire, impossible, insensée, souvent aussi elles s'y dégagent si nettement, s'y enchaînent avec tant de logique, y donnant lieu quelquefois même, par leurs combinaisons, à des pensées nouvelles et vraies, qu'au moment du réveil le songe a peine à être distingué de la réalité qui a précédé et de celle qui va suivre. Dire qu'il y a dans le rêve, comme dans l'état de veille, des sentiments, des passions, des idées qui sont nécessairement les mêmes dans l'une de ces deux phases de notre vie spirituelle que dans l'autre, c'est dire qu'il y a dans le rêve un moi, et que ce moi est le même que celui de l'état de veille. C'est, en effet, le même moi qui se sou- vient, au réveil, des diverses particularités du rêve, les compare aux événements de l'état de veille, et les en distingue. C'est lui qui, dans cer- I tains cas même, et Aristote en avait fait la re- marque, conçoit quelque doute, en rêvant, que ce qu'il éprouve ou orée t'est qu'un rêve, qui dé- sire la fin de cet état, l'ait effort pour la provo- quer quand les scènes dans lesquelles il est ac- teur ou témoin sont d'une nature douloureuse ou menaçante, et voit son reste de volonté détermi- ner leur cessation. Il y a en effet dans le rêve non-seulement un reste de volonté, et par con- séquent de personnalité, mais une volonté quel- quelois très-forte. Mais, comme l'a remarqué Dugald Stewart, cette volonté très-volontaire perd à peu près toute son influence sur les actes de l'esprit et sur les mouvements du corps. Indépendamment des passions, des sentiments, des idées que lui fournit si évidemment l'étaAide veille, le rêve compte aussi parmi ses éléments des sensations venues des surfaces ou des points de rapport, soit internes, soit externes. Nous n'en- trerons pas dans le détail des sensations inté- rieures auxquelles peuvent donner lieu, soit les diverses attitudes prises durant le sommeil, soit surtout l'état propre des principaux viscères, l'estomac, le cœur, le poumon. A peine signale- rons nous, à cet égard, un ou deux faits qui ont pu être observés par chacun de nous, et qui met- tront sur la voie de faits du même genre. Qui ne sait tout ce que fournissent de matériaux aux rêves erotiques les impressions internes nées des organes reproducteurs? Qui n'a pas éprouvé par soi-même pour quelle part entrent, dans les pé- ripéties de quelques rêves, certains besoins bien plus grossiers et bien plus animaux? Quant aux sens extérieurs, rarement sont-ils tous com- plètement endormis. Il y a, par exemple, des dormeurs qui répondent d'une manière bien sin- gulièrement précise aux questions qui leur sont adressées, surtout quand elles leur viennent de voix qu'ils connaissent. Aussi, dans combien de circonstances, surtout vers la fin du sommeil, des bruits, des paroles, sans parier de l'action de la lumière, ne se mêlent-ils pas aux autres con- ditions de la vie intellectuelle, pour modifier le rêve ou en faire naître un nouveau? Dans ces cas divers et dans une foule de cas analogues, le moi subit ou emploie ces éléments externes du rêve, comme il en subit ou emploie les éléments internes, les mêlant les uns aux autres, mais les mêlant surtout à un ordre de matériaux dont il nous reste à parler. Ce qui constitue plus particulièrement le rêve, ou plutôt ce qui lui donne son caractère le plus essentiel et en apparence le plus extraordinaire, ce sont des sensations fausses relatives aux sens externes, œuvre de l'imagination qui veille, quand l'attention, la réflexion, la conscience sont à moitié, mais ne sont qu'à moitié endormies. Il n'est personne qui n'ait étudié ou pu étudier sur soi-même ces fausses sensations du sommeil, et qui ne sache combien quelquefois elles sont vi- ves, nettes, bien ordonnées, et en apparence aussi réelles que les sensations de la veille la plus active. Les deux espèces de sensations dont la repro- duction spontanée est la plus rare dans les rêves, sont celles du goût et de l'odorat, bien qu'il ne manque pas d'exemples de rêves où l'on se soit assis à une table chargée de mets savoureux, où l'on se soit promené dans des jardins embaumés du parfum des fleurs. Cette rareté des sensations du goût et de l'odorat dans les rêves découle, comme l'a fait remarquer Maine de Biran, de la nature essentiellement affective de ces sensations, qui s'oppose, dans la vie éveillée, à leur repro- duction, surtout volontaire. Nous ajouterons qu'elle est en rapport avec leur degré d'impor- tance dans cette vie. Elles ne lui fournissent, en SOMM 1646 — SOMM effet que des éléments intermittents, et leur ab- sence complète ne s'y ferait que très-peu sentir. Il y a des hommes de l'intelligence la plus en- tière et la plus élevée complètement privés, dès leur naissance, de l'un ou de l'autre de ces deux moyens de relation avec la nature extérieure, et même de tous les deux à la fois. Les trois espèces de sensations qui contribuent plus particulièrement à la lucidité fantastique des rêves, comme elles contribuent à la lucidité réelle de l'étal de veille, sont donc les sensations du toucher, de l'ouïe et de la vue. La fausse sensation du toucher entre pour une part considérable dans les scènes imaginaires des rêves. Elle y prend toutes les formes, s'y repro- duit dans tous les détails qu'elle affecte dans les scènes de la vie réelle. On touche, on est touche, on frappe, on est frappé, on marche, on court, on nage, on se précipite, absolument comme on le ferait dans l'état de veille ; et il y a, dans les rêves, telle sensation du tact général, celle, par exemple, de la forme du cauchemar appelée in- cube, qui ressemble si horriblement à la réalité, que lorsque sa violence a fait cesser le sommeil, on est encore longtemps tenté de croire qu'on ne rêvait pas. Mais les deux espèces de sensations qui pren- nent la plus grande part, la part la plus essen- tielle aux drames fantastiques des rêves, et leur donnent, on peut le dire, la vie, l'espace, la^lu- mière, ce sont celles qui remplissent le même office dans les drames réels de l'état de veille : ce sont les sensations de l'ouïe et de la vue. Dans les rêves, dans certains rêves au moins, on en- tend aussi distinctement que dans l'état de veille les mélodies les plus suivies, les accords les plus complexes et les plus variés. On y perçoit des paroles auxquelles on répond quelquefois en réa- lité, mais auxquelles le plus souvent on ne ré- pond que mentalement, en se figurant y avoir répondu à voix haute. Plus encore que les perceptions de l'ouïe, les perceptions de la vue ont parfois dans les rêves un degré de force, de clarté, une harmonie, une suite qui les assimile, pour le songeur, aux plus vives perceptions visuelles de l'état de veille. 11 en résulte pour lui des scènes d'une lucidité et d'une vraisemblance inouïes, des scènes dont, à son réveil, il a beaucoup de peine à reconnaî- tre sur-le-champ la fausseté. Souvent, le plus souvent peut-être, ces fausses sensations, ou les idées qu'elles représentent, semblent, indépendamment d-e l'incohérence de leur association, n'avoir aucun rapport avec les idées même sensibles qu'on a eues tout récem- ment étant éveillé. Elles surviennent alors, soit par le fait d'une filiation automatique qui a suivi de nombreux détours et dont elles sont le seul résultat perçu, soit par une sorte d'ébranlement soudain qui les a fait sortir à la fois des profon- deurs de l'organisation et des replis les plus se- crets de la mémoire. N'en est-il pas, du reste, ainsi dans le cours ordinaire de la vie? n'y sent- on pas de temps à autre s'élever des mêmes abî- mes, des idées depuis bien longtemps oubliées et que rien actuellement ne provoque, sortes de spectres que l 'organisme nerveux envoie à la volonté, comme pour lui rappeler que sa souve- raineté il- b olue, cl qu'elle est tenue de compter avec lui? Toutefois, 'Luis une foule de rêves, les fausses Bensations ont la relation la plus nia ni l'esté avec les pensées actuelles de l'état de veille. Tantôt ait que la représentation plus ou moins nte il idées qui sont survenues peu de J"1" ayant la nuit du Bonge, ou celui même qui a précédé; d'autres fois ellea traduisent des préoccupations qu'on porte depuis des a mues avec soi, comme une grande crainte, un grand désir, un grand remords. Dans les deux cas, il peut arriver que plusieurs nuits de suite elles re- produisent la même scène. L'observation psy- chologique offre de nombreux exemples de cette répétition nocturne d'une même transformation des idées. Jusqu'il i, le dormeur, le rêveur demeurait couché, c'est-à-dire dans un état de torpeur des mouvements équivalant, pour ses relations avec le monde extérieur, à leur abolition complète ; maintenant la scène va changer, et nous allons assister à un spectacle plus extraordinaire, avoir affaire à un degré supérieur de l'activité de la pensée dans le sommeil. Le dormeur, le rêveur va se lever; il va marcher, se livrer avec une énergie, quelquefois même avec une violence ex- trême, à l'exercice de tous les mouvements vo- lontaires de l'état de veille. Le rêve, loin d'en être affaibli, n'en sera que plus vif et plus actif, ou plutôt c'est sa vivacité et son activité mêmes qui donneront lieu à ces mouvements, en provo- quant les déterminations d'où ils résultent. Tel est, en effet, le caractère des rêves du somnam- bulisme. En même temps que la mémoire re- trace au somnambule, dans toute leur force et leur enchaînement, ses préoccupations, ses af- fections, ses idées, l'imagination lui représente avec une clarté non moins vive les objets avec lesquels il est le plus familier, dans des rappoits qui lui sont parfaitement connus et qu'il a pu vérifier avant son sommeil. C'est ce qui explique, mais n'explique qu'en partie, la précision et le succès des mouvements qu'il exécute pour se mettre en relation avec ces objets, les rechercher, les saisir, souvent aussi les éviter. Il ne faut pas croire, en effet, que chez le som- nambule l'exercice de la sensibilité ne donne lieu qu'à des perceptions fausses, et que ses sens res- tent hermétiquement fermes à toute action du monde extérieur. Cela n'a pas plus lieu complè- tement chez lui que chez le songeur ordinaire. Que les yeux restent à demi voilés par les pau- pières, ou bien que, largement découverts, ils aient ce regard fixe et profond qui semble plutôt se réfléchir vers l'organe de la fantaisie que se diriger vers les objets extérieurs, il est hors de doute que dans l'un et l'autre cas le somnam- bule, parmi les impressions de ces objets sur la rétine, perçoit au moins celles qui sont en har- monie avec ses fausses perceptions visuelles. L'occlusion absolue des paupières n'empêcherait même pas complètement ce résultat, une action plus énergique et plus exclusive de la partie cé- rébrale du sens donnant au somnambule la fa- culté de recevoir des impressions lumineuses aux- quelles il serait insensible dans l'état de veille. Mais il y a un sens qui est évidemment éveillé et des plus éveillés chez le somnambule, au moins dans ce qui est relatif à ses fausses sensations : c'est le sens du toucher. C'est ce sens qui lui vient en aide dans ses promenades périlleuses sur les toits, au bord des fleuves, promenades qu'il ne tente, du reste, que dans des lieux qu'il con- naît, et pour lesquelles il a besoin d'être entière- ment abandonné à la direction des fantômes de son imagination, ou plutôt de sa mémoire. C'est ce sens surtout dont l'action surexcitée lui donne les moyens d'exécuter d'autres actes plus mer- veilleux encore : d'écrire, avec une correction extrême, de la prose, des vers, de la musique: de distinguer et de choisir, parmi les objets les plus ténus, ceux qu'il destine aux ouvrages les plus délicats : actes complexes, difficiles, qui né- cessiteraient, dans l'état de veille, l'exercice le plus attentif du sens de la vue. 30 M M — 1647 — SOPH !l est un dernier caractère du somnambulisme, celui qu'on a donné comme son caractère essen- tiel, et qui. s'il était absolu, s'opposerait à ce que personne ne pût observer cet état de l'esprit sur soi-même, de sorte que la psychologie n'en pour- rait être faite que par induction. Ce caractère, c'est l'absence de tout souvenir des s .èncs, moi- tié fantastiques, moitié réelles, qui le consti- tuent ; une séparation telle, entre le moi du rêve et le moi de la veille, que le premier se sou- viendrait du dernier sans que celui-ci pût se rap- peler l'autre. C'est cet oubli au réveil des songes du somnam- bulisme qui a surtout porté Maine de Biran à ad- mettre deux moi réellement distincts et de na- ture opposée. Mais d'abord, ce phénomène est loin d'être aussi absolu que le croyait l'illustre métaphysicien et que le prétendent les auteurs mêmes qui se sont le plus occupés de ce point d'anthropologie. Il existe des histoires avérées de somnambules qui conservaient quelque souvenir des actes et des idées de leur sommeil ; une ob- servation de ce genre a, notamment, pu être faite par un philosophe (Gassendi) sur son valet. En- suite, cette amnésie des rêves du somnambu- lisme, dans le cas même où elle serait sans ex- ceptions, ne leur serait point, particulière. Nous avons déjà fait remarquer que, dans l'état de veille le plus régulier, il y a une foule de per- ceptions qui, du jour au lendemain, et même du matin au soir, s'effacent totalement de la mé- moire. Nous avons ajouté qu'il se passe quelque chose de semblable dans le délire de certaines maladies aiguës. Nous avons dit enfin que l'ou- bli au réveil est incontestable dans une foule de rêves ; et, s'il est vrai qu'on ne dorme jamais sans rêver, cet oubli ne serait peut-être pas plus fréquent dans les songes du somnambulisme que dans ceux du sommeil ordinaire. Nous croyons devoir terminer ici ce que nous avions à dire du sommeil, des rêves et du som- nambulisme. Ce n'est pas que ce mot de som- nambulisme ne nous rappelle qu'on a rattaché à l'état de l'âme qu'il représente un autre état dé- signé sous les noms divers de somnambulisme artificiel, de magnétisme animal, de sommeil, de lucidité magnétique; mais nous savons aussi que cet état prétendu de l'âme, ou plutôt du corps et de ses organes, n'a pu parvenir encore à se faire prendre au sérieux par la science, et à sortir des voies et des mains du charlatanisme et du mensonge. Nous nous bornerons donc à poser à ce sujet un point d'interrogation, et ce sera encore beaucoup faire. Ce point d'interrogation , nous le préparerons et le formulerons ainsi qu'il suit. Lorsqu'on recherche avec attention les pré- tendus faits du somnambulisme magnétique, on arrive promptement à la double conclusion que voici. Premièrement, ces faits sont tout au moins mêlés à des supercheries et à des échecs sans nombre, avoués par les magnétiseurs eux-mêmes, par ceux au moins qui sont de bonne foi. En second lieu, ils peuvent, en les supposant avé- rés , rentrer tous dans la catégorie et tomber sous les explications des faits physiologiques et psychologiques ordinaires; tous, excepté deux, qui sont véritablement d'un ordre surnaturel : 1° voir ou plutôt percevoir les objets à travers les corps les plus grossièrement opaques; 2" exer- cer le même pouvoir à des distances où peut seul atteindre l'œil de Dieu. C'est ici que se place notre point d'interro- gation. A-t-on prouvé, prouvera-i-on qu'il existe un état de l'âme dans lequel on puisse lire le mot abracadabra, par exemple, à travers l'enveloppe de fer d'une bombe, ou, comme le disait il y a bien longtemps Aristote, voir à quelque mille lieues ce qui se passe aux colonnes d'Hercule ou sut- les rives du Borysthène? Bibliographie : Aristote, du Sommeil et de la pedie méthodique, t. XV, art. Songe; — Linnée de Somno planturum, Upsal. 1755:— Buffon' Histoire naturelle, t. IV de l'édition de 1753- — Darwin, Zoonomie, trad. française, t. I": — Barthez, Nouveaux éléments de la science de i homme, in-8, Paris, 1806, t. II ; — Dugald Ste- wart, Eléments de la philosophie de L'esprit hu- main, 3e partie, trad. de Peisse , 2 VOL in-12, P^n\1842' *■ l"- P- 243 et suiv.; — Bicliat, Re- cherches physiologiques sur la vie et la mort. 1" partie, § 4; — Cabanis, Rapports du phy- sique et du moral, 10e mémoire, du Sommeil eu particulier; — Moreau (de la Sarthe). art. Rêve du Dictionnaire des sciences média les. i XI, \ 111 ; — Maine de Biran, Nouvelles considérai ions sui- te sommeil, les songes et le somnambulisme, t. II des Œuvres philosophiques, Paris, 1841 ; — Jouf- froy, du Sommeil, dans les Mélanges philoso- phiques, in-8, Paris, 1833; — P. Prévost, Bi- bliothèque universelle de Genève, 1834. t. Ier; — Burdach, Traité de physiologie, traduction de Jourdan, 1839, t. V; — Lélut, l'Amulette de Pas- cal, pour servir à l'histoire des hallucinations, in-8, Paris, 1846; Physiologie de la pensée; Mé- moire sur le sommeil, les rêves et le somnam- bulisme, Paris, 1862, 2 vol. in-8 et in-18; — Saissy, Recherches expérimentales sur la phy- sique des animaux hibernants, in-8, ib., 1808; — Dictionnaire universel d'histoire naturelle, t. XI, 1848, art. So7nmeil; — Bertrand, Traité du somnambulisme, in-8, Paris, 1823; — Burdin et Dubois (d'Amiens), Histoire académique du magnétisme animal, in-8, 1841; — R. Micnish, the Philosophy of sleep , Glascow , 1843 ; — Charma, du Sommeil, in-8, Paris, 1851; — A. Le- nioine, du Sommeil, Paris, 1855, in-12; — A. Maury, le Sommeil et les rêves, Paris, 1860, in-12; — Liébeault, du Sommeil et des états ana- logues, Paris-Nancy, 18J6, in-8. F. L. SOPHISTES, SOPHISTIQUE. Le nom de SO- phisle n'eut pas primitivement le sens défi ble qu'on a pris l'habitude d'y attacher. Il voulait dire maître de sagesse ou d'éloquence. .Mais quand on vit se répandre en Grcce une race d'hommes déliés, se piquant de tout savoir et offrant de tout enseigner; rhéteurs habiles, mais qui mettaient leur éloquence au service de toutes les causes; dialecticiens brillants et subtils qui soutenaient le pour et le contre avec la intrépidité; capables de tout nier, même l'évi- dence, et de tout affirmer, même l'absurde: hom- mes avides d'ailleurs, affamés de riches pouvoir et de renommée, et faisant servir indif- féremment le vrai et le faux, le juste et l'injuste, aux intérêts de leur fortune; en présence d'un tel abus de l'esprit et de la parole, la conscience publique s'alarma, le nom de sophiste com- mença d'être suspect, et Huit par devenir inju- rieux. Nous n'avons point ici à considérer la so- phistique sous tous les aspects intéressants qu'elle peut présenter. Elle a sa place dans l'histoire des cités de la Grèce, dans celle de l'éloquence et des mœurs. Attachés au seul point de vue .scientifique, nous nous demanderons surtout si la sophistique est ou non un fait consM dans le développement de la philosophie grec- Snl'll — \<5k8 Sol'il que ; nous en chercherons ensuite la juste portée ei le sens précis. Et d'abord, il semble impossible de contester l'influence qu'ont exercée les sophistes sur les esprits de leur temps. Nous n'en voulons d'au- tres preuves que la guerre opiniâtre que leur déclara Soc raie et la grande place qu'ils occupent dans les dialogues de Platon. Pour Sojrate et pour son grand disciple, les sophistes représen- taient, sinon le scepticisme proprement dit, du moins cet esprit de négation qui mène au doute par une pente inévitable. Et c'est bien là, en effet, le vrai sens de la sophistique. Elle signale ou elle consomme la dissolution de toutes les grandes écoles de philosophie nées du premier essor de la spéculation naissante; elle pousse à l'extrême cette opposition des sens et de la raison, de l'em- pirisme ionien et de l'idéalisme italique, d'où un scepticisme mortel serait infailliblement sorti, si Socrate n'avait pas ranimé la sève du dogma- tisme, donné à la philosophie fourvoyée un point d'appui ferme et solide, une méthode régulière, et toute une robuste et durable organisation. Veut-on s'assurer que tel est bien le sens de la sophistique, il suffit de jeter un coup d'œil sur ses représentants les plus sérieux et d'examiner leurs origines. On sait que la philosophie grecque, à ses pre- miers pas, se divisa en deux grandes directions opposées : d'un côté, le génie ionien suscita deux écoles empiriques, celle de Milet et celle d'Ab- dère; de l'autre, le génie dorien enfanta sur les côtes de la Grande-Grèce les écoles de Crotone et d'Ëlée. Or, si vous parcourez la liste des prin- cipaux sophistes, vous verrez qu'ils se rattachent tous à queiqu'une de ces écoles : Gorgias et son disciple Pùlus viennent de l'école d'Élée. Prota- goras, et à sa suite Euthydème et Dionysodore invoquent les principes d'Heraclite. Un autre sophiste, Métrodore de Chio, se rattache à l'école d'Abdère ; de sorte qu'il n'y a point d'école dog- matique du sein de laquelle un sophiste ne soit sorti. Maintenant, quelle est l'œuvre commune de ces hommes d'origines si différentes? Elle con- siste à pousser à l'extrême les principes de chaque école et à les mettre en opposition avec les prin- cipes de toutes les écoles opposées. Et quel est le but dernier où ils aspirent? Est-ce de faire sortir de cette contradiction un principe nouveau, p!us large et plus fécond? Non, et rien n'est plus éloigné de l'esprit tout négatif qui les anime. Est-ce de se renfermer dans une abstention ab- solue? Pas davantage, et c'est ici que sans vaine subtilité il faut distinguer la sophistique du scep- ticisme. Le caractère propre de la philosophie scepti- que, en Grèce comme partout ailleurs, c'est de ne rien affirmer touchant la nature des choses, et de se renfermer à cet égard dans une réserve absolue, dans une abstention inébranlable. Les sophistes, au contraire, étaient les plus hardis, les plus affirmatifs, les plus tranchants des hom- mes. Ils faisaient profession de ne douter de rien, de n'ignorer rien, de savoir le dernier mot de toutes choses. Seulement, et c'est un nouveau liait qui les sépare des sceptiques honnêtes et sé- rieux, les sophistes, en étalant leur science tran- i pour but, non la vérité, mais le succès, non le bien des hommes, mais leur propre bien. De sorte que la sophistique, sans avoir la profondeur d'une véritable école de e, i i lit, en un sens, plus dangereuse : luisait non-seulement à la mort de la philosophie, mais à son avilissement. donc, ce qui caractérise essentiellement la sophistique, ce n'est pas l'esprit de doute, qui ne s'est montré en Grèce qu'avec Pyrrhon, c'est l'esprit de négation. Cela va résulter, avec une nouvelle évidence, de la méditation attentive dei fragments qui nous sont restés des deux pi us cé- lèbres sophistes, Gorgias et Protagoras. Nous avons dit que Gorgias partit de l'éléa- lisme, et le brisa contre le sensualisme ionien; tandis que Protagoras, adoptant le système d'He- raclite, en consomma la ruine par le développe- ment de ses conséquences. Écoutons Gorgias. « L'être n'est pas, dit-il; en effet, s'il était, il serait éternel ou engendré, ou l'un et l'autre. Or, ce qui est éternel n'a pas com- iai ii :é, et par conséquent n'a pas de principe, et par conséquent est indéfini; mais l'indéfini n'est nulle part; car, s'il était quelque part, il serait différent de ce en quoi il est, et il y aurait quel- que chose de plus grand qse lui; de plus, il ne peut être contenu en lui-même; car, alors, le contenant et le contenu, le corps et le lieu ne fe- raient qu'un, ce qui est impossible. Ainsi l'être, dans l'hypothèse qui le fait éternel, n'est nulle part, et par conséquent n'est pas. — En second lieu, l'être n'est pas engendré, car il serait en- gendré de l'être ou du non-être; or, pour qu'il fût engendré de l'être, il faudrait que l'être existât déjà; et il ne peut pas non plus être en- gendré du non-être, car le non-être ne peut rien produire. — Enfin l'être ne peut être tout à la fois éternel et engendré. Donc l'être n'est point « Autre preuve que l'être n'est point. L'être est un ou plusieurs. Or, l'être ne peut être qu'une quantité, un continu, une grandeur ou un corps; et rien de tout cela n'est un. De plus, l'être ne peut être plusieurs; car, s'il n'y a plus d'unité, il ne peut plus y avoir de pluralité. » ( Voy. Sextus, Adv. Malhcm., p. 149 sq. ; et Aristote, de Xen., Zen. et Gorg.} lib. V.) Le caractère de cette argumentation, au pre- mier abord, est éléatique; mais, quand on y re- garde de près, on y voit les principes sensualistes réunis par un monstrueux assemblage aux dogmes de Parménide, pour les détruire et se détruire eux-mêmes du même coup. « L'être, dit Gorgias, est engendré ou éternel. Il ne peut être engen- dré; j'en appelle à Parménide; il ne peut être éternel, car tout ce qui est a commencé d'être ; demandez à Heraclite. » Impossible de trouver, en traits plus sensibles, le caractère de cette dialec- tique toute négative qui dissolvait, pour ainsi parler, chaque système en y infiltrant tous les autres. Le résultat définitif est celui-ci : toute vérité, tout être, sont absolument impossibles. Suivons maintenant Protagoras dans une autre voie. « Connaître, dit-il, c'est sentir; or, quel est le caractère de la sensation? C'est de varier à l'infini, suivant les dispositions de l'être sen- sible. Chacun connaît donc à sa façon, et chacun est bon juge et seul juge de sa façon de con- naître. Ce qui est vrai pour celui-ci peut donc être faux pour celui-là, et incertain pour un troi- sième. Tout le monde a tort, et tout le monde a raison. » A ce compte, toute chose est et n'est pas tout à la fois; elle est ceci, elle est cela, et elle n'est aussi ni l'un ni l'autre. C'est ce que Prota- goras exprimait en disant que <• l'homme est la mesure de toutes choses; des choses qui sont, en tant qu'elles sont, et des choses qui ne sont pas, en tant qu'elles ne sont pas. » Ainsi, suivant Protagoras, tout est relatif, parce que tout est sensible; et tout est vrai, parce que tout est relatif. Et comme tout est vrai, le oui est vrai comme le non. Mais Gorgias dit-il autre chose? Rien n'est, selon lui, et rien n'est vrai, ni le oui ni le non. Or, qui ne voit que cette formule est identique à la précédente. Si tout est vrai, rien n'est vrai ; et si rien n'est vrai, on peut tout sou- tenir, et par conséquent tout est vrai. Acceptez SOPH 1649 SOPH les doux alternatives contradictoires ou niez-les, la venté y succombe également, et le sens com- mun y reçoit pareil outrage. Qu'on examine maintenant les doctrines de Mé- trodore de Chio, de Prodicus, d'Hippias, de Dia- goras, d'Anaxarque, d'Euthydème : on y recon- naîtra le même esprit. Nulle part l'esprit de doute, la suspension du jugement; partout l'es- prit critique et négatif poussé à ses dernières limites et déshonoré par l'effronterie. Un philosophe célèbre de notre temps, histo- rien ingénieux de la philosophie, mais historien systématique et prévenu, a entrepris une sorte de réhabilitation des sophistes. Selon Hegel, les sophistes ont moins été les adversaires de So- crate que ses précurseurs. C'est à Protagoras en personne qu'il fait honneur d'avoir ouvert l'ère de la subjectivité, en expliquant la diversité et la contradiction des idées par les dispositions du sujet pensant, et ramenant ainsi la philoso- phie à l'étude de l'homme. A ce point de vue r'AvÛpwTioi; uâvxojv (xe-pôv, tant reproché à Prota- goras, n'est rien moins que le prélude du rvwôt (TEaviTov de Socrate. Les sophistes ont compris les premiers la haute importance de l'élément subjectif dans la science : à eux l'honneur d'avoir proclamé que l'esprit humain n'a pu recevoir ses lois des mains de la nature; que c'est lui, au contraire, qui pense, ordonne et en quelque façon construit les choses selon les lois qui lui sont propres. De là, suivant Hegel, la haute idée que les sophistes se sont formée de la puissance, de la souveraineté de l'esprit humain; de là une sorte d'exaltation qui a pu les entraîner inno- cemment à un orgueil extrême, à une sorte d'im- mortalité, et jusqu'à l'athéisme. Celui qui con- naît les ressources de l'esprit humain possède la science-universelle, etpeut tout enseigner, depuis la physique jusqu'à l'art militaire. Maître des impressions et des résolutions de l'homme, il les manie à son gré ; il est homme d'État, et, s'il le veut, tyran. Sachant tout, gouvernant tout, don- nant aux hommes et à la nature leurs lois, fai- sant à son gré le beau et le laid, le juste et l'in- juste, le vrai et le faux, que manque-t-il au sophiste pour être Dieu? On ne saurait contester ce qu'il peut y avoir d'original et d'ingénieux dans quelques-uns de ces aperçus de Hegel ; mais tout cet échafau- dage repose sur une interprétation infidèle et arbitraire des textes. Quand Protagoras soute- nait que l'homme est la mesure de toutes choses, il n'entendait nullement parler de l'homme en général, de l'esprit humain dans la riche variété de ses puissances et de ses lois. Entendre ainsi la formule de Protagoras, c'est la détacher de tout ce qui sert à l'éclaireir et à lui donner son vrai sens, pour y introduire arbitrairement toutes sortes d'idées modernes. Lisez le chapitre de Sextus Empiricus où est rapportée et commentée la formule du sophiste grec; faites mieux : lisez le Thêétète de Platon et vous y trouverez l'in- terprétation la plus exacte et la plus rigoureuse, en même temps que la réfutation la plus solide des théories de Protagoras. Le sophiste d'Abdère était élève d'Heraclite. 11 ne voyait, comme son maître, dans la nature qu'une métamorphose continuelle, un écoulement sans fin de phéno- mènes périssables et fugitifs. Or, au lieu de rap- porter ces formes changeantes à un principe éternel, à un feu vivant, comme inclinait à le faire Heraclite, comme le firent plus tard les stoïciens, Protagoras expliquait la variété et la contradiction des phénomènes par la mobilité des sens : l'homme n'est qu'un animal doué de sensibilité, et chaque individu a sa manière de sentir. Or, comme il n'y a aucun autre moyen DICT. PHILOS. de connaître que la sensation, comme la sensa- tion est toute la science, il s'ensuit que tout ce qui est senti connue lu, m. comme bon. comme juste, doit être réputé pour tel, sauf à être jugé comme laid, mauvais et injuste, un instanl d'où Protagoras concluait que pour savoir tout, enseigner tout et gouverner à son gré les hom- mes, il suffisait de savoir donner aux choses telle et telle couleur suivant les circonstances et le besoin du moment. Parti du principe sen- sualiste. Protagoras aboutissait donc, dans l'or- dre spéculatif, à une sorte de nihilisme, et dans la pratique, à une révoltante immoralité. Hegel ne réussit pas mieux quand il essaye de justifier cette thèse de Gorgias, que rien n'existe, que l'être n'est pas. Hegel voyant ici paraître, pour la première fois, dans l'histoire de la philosophie, un principe qui lui est cher. le principe de l'identité des contradictoires, se défend lui-même en défendant Gorgias, et il n'hé- site pas à lui prêter ses plus subtiles et ses plus hardies spéculations. A l'en croire. Gorgias a parfaitement compris que tout être de la nature enferme en ses profondeurs une contradiction nécessaire, une sorte de lutte entre l'être et le néant; l'être, tel que l'univers nous le présente, change sans cesse, c'est-à-dire se nie sans cesse, et sans cesse s'affirme après s'être nié. De ce conflit, de cette antithèse entre l'être et le néant, résulte le devenir, synthèse merveilleuse, où le néant et l'être, toujours contraires et toujours unis, viennent se réconcilier. Nous n'avons point à examiner ici la valeur de cette théorie de Hegel; mais ce qui est incontestable, c'est qu'elle est restée complètement inconnue à Gor- gias. La formule de Hegel, quoi qu'elle vaille, a du moins un caractère dogmatique ; celle de Gorgias est. au contraire, empreinte d'un esprit tout négatii". De la contradiction des idées, He- gel prétend faire sortir leur harmonie et les lier ainsi dans un système régulier. Gorgias cherche la contradiction pour s'y complaire et pour s'y enfermer sans retour. Laissons là les raffinements de la spéculation moderne; revenons à l'antiquité; donnons aux textes leur sens véritable, et quand il s'agit de les interpréter, rapportons-nous-en à deux criti- ques incomparables : Aristote et Platon. Ici, par exemple, relisons le Thêétète et surtout cet ad- mirable dialogue où Platon a défini le sophiste. Quand il l'appelle tour à tour chasseur de jeunes gens riches, pêcheur à l'hameçon, commerçant faisant négoce de connaissances à l'usage de l'âme, charlatan, habile dans l'art d'imiter, etc., on peut croire que ce grand artiste badine, et en- core sous ce badinage, y a-t-il une ironie pro- fonde et un sens sérieux; mais quand il opposer la sophistique à la vraie philosophie, le pur amour du beau et du bien à la recherche des faux brillants et des vaines apparences, il caractérise, et pour ainsi dire grave en deux traits profonds la différence du philosophe et du sophiste : celui-là, dit-il, tend vers l'être; celui- ci va au néant. Tel est l'arrêt du plus grand philosophe et du plus grand moraliste de l'antiquité sur I tique. La conscience universelle a confirai sentence, contre laquelle une réhabilitation tar- dive ne saurait prévaloir. Les auteurs à consulter sont pour l'antiquité : Platon, Gorgias, Thêétète, Sophiste et auti logues; — Aristote, Sophist. elench., de Gorgia: — Xénophon. Memorab.; — Plutarque, Sextus, Diogène Laërce; — Philostrate, Vïtce eophista- rum. Pour les modernes : L. Cresollius, Thea trum veterum rhetorum, oralorum, dechxrn lorum, id est, sophislarum, de eorum disciph i 104 SOltli — 1650 — SPÊC a,- discendi docendiqw ratione, Paris, 1620, jn.g- — Kriegk, Dissertatio de sophistarum cl<>- quenlia, léna, L702, m-4; — G. Walch, Diatribe de prœ'miis vclcrum sophistarum rhetorum atque oralorum; de Entkusiasmo veterum so- phistarum atque oralorum (dans ses Parerga Academica,j>. 129. U67, Leipz., 1721, in-8.) Voy. pour plus de renseignements bibliogra- phiques les articles consacrés aux principaux sophistes : Gorgias, Protagoras, Prodicos, etc. Em. S. SORBIÉRE (Samuel) est né au commence- ment du xvnc siècle, de parents protestants, dans les environs de la ville d'Uzès, et mort en 1670. C'est un disciple de Gassendi et un médeoin, de même que Bernier. Toute sa vie il fut plus ou moins suspect d'irréligion, de socinianisme et d'impiété, quoique de protestant il se fût fait catholique. Personne ne crut à la sincérité de sa conversion, qu'il mit un grand empressement à exploiter auprès de Mazarin et du pape. Guy- Patin disait qu'il n'avait fait que retourner sa jaquette. En se glissant auprès des savants, en publiant ce qu'il avait retenu de leurs conver- sations, il réussit à se faire une certaine répu- tation dans la république des lettres. Il divul- guait sans loyauté ce qu'il avait surpris dans leur intimité; il se mêlait à leurs discussions et à leurs querelles plutôt pour les envenimer que pour les apaiser, et sans avoir l'excuse de la bonhomie et du sincère amour pour la vé- rité du P. Mersenne. Tel a été son rôle entre Descartes et Gassendi. Pendant plusieurs an- nées de séjour en Hollande, il fut auprès de Descartes comme l'espion de Gassendi. C'est lui qui excita Gassendi à répliquer par les Imtan- tix à la réponse de Descartes, et qui les publia lui-même en Hollande, avec les premières objec- tions de Gassendi et la 'réponse de Descartes, sous le titre de Disquisitio meiaphysica, seu dubitationes et instantiœ Pétri Gassendi adver- sus Renati Carlesii Metaphysicam et Responsa, en y joignant une préface désobligeante pour Descartes. Il a écrit une vie de Gassendi, Disser- tatio de vita et moribus Pétri Gassendi, qui sert de préface à ses œuvres complètes publiées en 1658, à Lyon, après sa mort. Bernier, dans sa vieillesse, disait qu'il ne connaissait que Sor- bière qui eût été meilleur gassendiste que lui. A en croire le Sorberiana, Sorbière s'étonnait que dix ans après la publication du Syntagma philosophicum, il y eût des gens qui eussent embrassé une autre philosophie, tout de même que si après avoir trouvé l'usage du pain on mangeait encore du gland. Sa grande érudition littéraire et philosophique lui semble une des causes du peu de succès de ses ouvrages compa- rés à ceux df> Descartes : « Si la manière de philosopher de, .M. Gassendi, admirée de tout le monde, ne fait pas plus de bruit, je pense que cela vient de sa trop grande littérature qui a mis de plus grands intervalles qu'il ne fallait entre ses raisonnements, ce qui en a dissipé la [force et la liaison. » Après Gassendi, ses héros étaient Montaigne et Charron ; il ne pouvait souffrir qu'on ru parlât mal. Aussi une tendance scepti- qui s'allie en lui, comme chez le maître, à l'em- pirisi [i ibre assidu de l'Académie pour la i tierche des causes naturelles qui se réunissait élu/ mtmort, il y fit plusieurs discours sur le peu de connaissances que nous avons des iturelles. Enfin, une traduction fran- çaise ilu de Cive de Hobbes achève de mettre dans tout leur jour les tendances philosophiques de ce disciple j>«-n recommandable de Gassendi. On peut consulter sur Sorbière, un mémoire sur sa vie, par Graverol, en tête du Sorberiana, et l'article qui lui est consacré dans les Mémoires de Niceron. I - B. sorite («TwpeîTïiç, de «rtopôc, tas, monceau. acervu» en latin); c'est un argumentcompo.se d'un nombre indéterminé de propositions qui aboutissent à une conclusion commune. Ces propositions devant être disposées de telle sorte que l'attribut de la première devienne le sujet de la seconde, l'attribut de la seconde, le sujet de la troisième, et ainsi de suite, on arrive à une conclusion qui unit le sujet de la première avec l'attribut de la dernière. En voici un exem- ple tiré de Montaigne : c'est le raisonnement que ce charmant sceptique prête au renard lâché par les Thraces sur une rivière glacée {Essais, liv. II, ch. xn). « Ce qui fait bruit se remue; ce qui se remue n'est pas gelé; ce qui n'est pas gelé est liquide; et ce qui est liquide plie sous le faix; donc celte rivière qui fait bruit pliera sous le faix. » Le sorite n'est qu'une suite de syllogismes dont la mineure est sous-entendue, et qui se suivent de manière que la conclusion du pre- mier est la majeure du second; la conclusion du second la majeure du troisième, et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'on ait atteint la proposition qu'on veut démontrer, la conclusion dernière. Si cette condition n'est pas remplie, il n'y a pas de rai- sonnement, mais une agglomération de propo- sitions sans lien. Le sorite est un argument plus oratoire que philosophique, qui vise plus à l'effet qu'à la démonstration. 11 n'a été dans l'origine qu'un sophisme inventé par Eubulide à l'usage de l'é- cole mégarique, pour prouver qu'il n'y a rien de déterminé dans l'idée de quantité; que la même quantité est à la fois peu et beaucoup. Qu'on se figure un tas de blé construit grain par grain : il arrivera un moment où un seul grain fera un tas. Quum aliquid minutatim et gradalim additur aut demitur, soritas hoc vocant , quia acervum efficiunt uno addilo grano. (Cicéron, Acad., liv. II, c. xxix.) X. SOTION d'Alexandrie, ainsi nommé de sa ville natale, florissait à Rome pendant les pre- mières années du i" siècle de l'ère chrétienne. Il était disciple de Sextius et un des maîtres de Sénèque ; et, comme le premier, il se proposait de fondre ensemble la morale stoïcienne et l'as- cétisme de Pythagore. De là vient que les histo- riens modernes de la philosophie le considèrent tantôt comme un pythagoricien, tantôt comme un disciple du Portique. Tout ce que nous sa- vons de son enseignement, c'est que, pour don- ner plus de force à l'abstinence prêchée par Sextius, à la défense de manger de la chair des animaux, il admettait le dogme de la métemp- sychose. Stobée nous a conservé quelques frag- ments assez peu remarquables d'un écrit qui lui est attribué sur la colère. Le meilleur docu- ment à consulter sur Sotion, ce sont les Lettres de Sénèque, et particulièrement la 108e. X. SPÉCULATION (de speculari. regarder de haut). C'est la partie de la philosophie et de la science en général qui n'est ni pratique ni expé- rimentale. En effet, la spéculation est opposée à la fois à la pratique et à l'expérience, et se prend par conséquent, dans un .sens plus res- treint que la théorie ; car une théorie peut être expérimentale ou spéculative, et se distingue seulement de la pratique. La partie spéculative de la philosophie, c'est la métaphysique ; la partie spéculative des mathématiques, celle qui n'a pas d'application dans les arts. La physique et l'histoire naturelle ont aussi leurs légions SDéculatives au sein desquelles se déploie l'es- SPEU — 1651 SPEU prit do système. On désigne sous le nom de méthode spéculative, en philosophie, celle qui prétend se passer entièrement des secours de la conscience et de l'expérience, telle que la méthode de Spinoza et de quelques modernes philosophes de l'Ailemagne. La méthode spécu- lative est une chimère ainsi que la philosophie purement spéculative. X. SPEUSIPPE. Il était le neveu de Platon et lui succéda, après sa mort, à la tète de son école. Platon lui avait donné, en outre, une de ses petites-filles en mariage, avec une dot con- sidérable, et l'avait emmené avec lui dans son dernier voyage en Sicile. Speusippe inspira aux Syracusains une telle confiance, qu'il fut chargé par eux d'inviter Dion à revenir dans leur île renverser la tyrannie. Ayant pris la direction de l'école platonicienne, la première année de la cvnr2 olympiade (349 av. J. C), il la conserva huit ans. Il était d'une si misérable santé, qu'on était obligé de le traîner à l'Académie. Diogène le rencontrant un jour, lui demanda s'il n'avait pas honte de vivre, dans cet état. « Je vis par î'àme, répondit Speusippe. » Enfin, vaincu par la paralysie, il fit venir Xénocrate, et lui céda La chaire de son maître. On raconte sa mort de di- verses manières : quelques-uns veulent même qu'il ait cherché dans le suicide la fin de ses maux. Son esprit était des plus distingués et des plus aimables ; mais ses mœurs ne répondaient ni à son esprit, ni à sa doctrine. Il était volup- tueux et avare, et, contre les libérales traditions de Socrate et de Platon, il faisait payer ses leçons. Speusippe, si l'on en croit Diogène Laërce, a composé un très-grand nombre d'ouvrages dont il ne nous reste que le nom. On lui attribue un fragment, que nous possédons sur les nombres pythagoriciens, et quelques définitions que l'on a aussi prêtées à Platon. On rapporte enfin comme témoignage de l'importance des ouvrages de Speusippe, qu'Aristote, disciple comme lui de Platon, mais disciple indépendant, acheta ces ouvrages pour la somme énorme de trois talents. Selon Diogène Laërce, il serait resté fidèle aux dogmes de Platon. Il est facile de voir cependant, par le peu de témoignages qui nous restent, qu'il les modifia gravement. Les rares documents que nous possédons aujourd'hui sur la doctrine de Speusippe touchent à la logique, à la métaphysique et à la morale.* A l'exemple de Platon, il s'efforça de ramener toutes les sciences à l'unité : il chercha ce qu'elles avaient de commun, et les unit par leurs analogies. Mais Diodore a tort de lui attri- buer la première idée de cette unité : son origi- nalité fut peut-être seulement de l'avoir exa- gérée. Nous voyons, en effet, par l'opinion de Speusippe sur la définition, qu'il avait donné beaucoup trop d'extension aux rapports mutuels de nos connaissances. Il disait que. pour défi- nir, il fallait savoir toutes choses j car il faut connaître toutes les différences possibles de l'ob- jet à définir et de tous les objets dont nous vou- lons le distinguer. Il ne pensait donc pas qu'on pût définir un objet sans définir en même temps tous les autres. On peut juger par là de la dé- cadence de l'école platonicienne ; car ces diffi- cultés logiques sur la possibilité d'une définition rappellent celles de l'école d'Antisthène, que Platon avait réfutées dans le Sophiste. Speusippe ne différait pas moins de Platon sur la théorie de la connaissance. Platon avait distingué la sensation de la raison, sans don- ner à la première aucune espèce de valeur scien- tifique. Speusippe distingue la sensation scien- tifique et la raison scientifique (ÉTf.axr/jovi/.r; n'cÔTiffiÇj s7r'.(7Tr,ij.oviy.ô; Àoyo;), l'une qui connaît les choses intellectuelles, et l'autre les choses sensibles. Mais la sensation emprunte à la rai- son ce qu'elle possède de vérité; et l'exercice nuus habitue à juger tout d'abord de la vérité dans le monde sensible, de même que l'art du musicien apprend par l'exercice réfléchi à dis- tinguer clairement l'harmonie dans les sons. Ainsi Speusippe, tout en rapportant à la raison le principe de la vérité pour les sens, donne cependant à ceux-ci une certaine puissance de juger due à l'exercice et à l'habitude, et il leur reconnaît une autorité scientifique. Si l'on en croit Cicéron, Speusippe tendait à détruire dans les esprits la croyance aux dieux, en admettant qu'une certaine force vivante ani- mait et gouvernait l'univers. Si cette assertion de Cicéron était fondée, le système de Speu- sippe se rapprocherait de celui des stoïciens ; mais on sait que Cicéron confond volontiers les différents systèmes. Il attribue cette même opi- nion à Pythagore, et, en effet, il y a de grands rapports entre les idées de Pythagore et celles de Speusippe. Aristote les réunit presque tou- jours, et les réfute en même temps. Mais com- ment faut-il entendre cette sorte de panthéisme naturaliste que Cicéron prête en même temps aux pythagoriciens et à Speusippe? Aristote va nous l'expliquer. Selon lui, les pythagoriciens et Speusippe admettaient que le meilleur et le plus beau n'est pas au commencement des cho- ses, mais qu'il est la suite de leur développe- ment, |aï| êv àp/oùe, à>,X' èv toTç èx toûxiov. Ils prouvaient cette assertion par l'exemple des plantes et des animaux qui sortent d'un germe : ce n'est pas le germe, c'est l'animal qui est par- fait. Aristote repondait avec raison que ce n'est point le {terme qui est avant l'homme, mais l'homme \\> \ est avant le germe. Il comparait ces nouveaux théologiens aux théologiens de l'antiquité, qui avant Jupiter plaçaient la Nuit et le Chaos. Ainsi, dans la doctrine de Speusippe, le pre- mier principe ne fut plus ce qu'il avait été pour Platon, le bien en soi, le parfait, l'idée du bien : mais l'un en soi, comme dans l'école éléatique ou pythagoricienne. A la place du principe mo- ral, que Platon faisait planer sur toute sa philo- sophie, Speusippe rétablissait le principe mathé- matique et abstrait des philosophies précédentes. Aristote nous apprend que Speusippe s'écar- tait aussi de Platon sur un autre point. Il ne regardait pas comme le bien l'unité en soi, dans la crainte d'être obligé de dire, comme une conséquence nécessaire, que le multiple est en soi le principe du mal. Bien plus, il supprimait l'opposition du bien et du mal, que Platon avait confondue avec celle de l'un et du multiple, et voulut ramener toutes choses à l'unité. Speusippe ne se contenta pas de retrancher le bien de la nature du premier principe, il en retrancha encore l'intelligence. Il en veut faire un principe distinct, c'est-à-dire subordonné. Or, l'un en soi n'étant ni le bien, comme le pen- sait Platon, ni l'intelligence, comme le pense Aristote, ne peut être que l'unité abstraite de Parménide, ou l'unité incompréhensible de l'é- cole d'Alexandrie. Aristote poussant à ses der- nières conséquences le principe de Speusippe, lui reproche d'admettre pour principe le non- Comment Speusippe, avec son principe du l'unité, expliquait-il l'origine et la nature des choses ? C'est ici que les plus grandes obscurités enveloppent sa dojtrine, et que les conjectures doivent être d'autant plus prudentes qu'elles sont moins assurées. Il paraît vraisemblable que Speusippe a porté une atteinte grave à la théorie SPIN — 1652 — SIMN des idées. Déjà il en avait dénaturé le premier terme; il alla plus loin : il supprima cette série de principes intermédiaires que Platon avait reconnus entre le principe premier et la nature. Il chercha immédiatement dans l'unité même l'essence particulière de chaque chose. Nous avons encore quelques détails sur la morale de Speusippe. Selon Sénèque, il aurait pensé que l'homme n'est heureux que par la vertu, sans aller jusqu'à admettre l'honnête comme le seul bien. Ces paroles s'expliquent aussi par la constante assimilation que fait Ci- céron entre la morale de l'ancienne Académie et celle du péripatétisme. Ces deux écoles plaçaient le bonheur dans la vertu et admettaient d'autres biens que l'honnête. Selon saint Clément d'A- lexandrie, Speusippe définissait le bonheur un certain état parfait dans les choses naturelles, éij'.v teXeîocv èv toï; xatà çûaiv s/ovTtv, et consi- dérait les vertus comme les instruments du bon- heur, àTCîpYaffxtxaî tyj; eOôat|i.ovia;. Enfin, la volupté et la douleur étant pour lui deux extrê- mes entre lesquels se trouve placé le bien, comme l'égal est entre le trop grand et le trop, petit, il regardait le plaisir comme un mal. C'est à peine si la doctrine stoïcienne va jusque- là : Platon s'était gardé de ces extrémités, lui qui, dans le Philèbe, veut que le plaisir s'unisse à l'intelligence pour former le souverain bien. Comment Speusippe faisait-il pour concilier entre eux ces deux principes opposés : que le bonheur est la fin de la vertu, et que le plaisir est un mal"? C'est ce qu'il nous est impossible de savoir par les faibles débris qui nous restent de leurs systèmes. Nous avons conservé enfin une maxime politique de Speusippe qui se rap- porte tout à fait aux principes de Platon : « Si le gouvernement est une chose bonne, le sage seul est prince et roi : la loi, puisqu'elle est la droite raison, est bonne. » Voy. sur Speusippe, Aristote, Métaph., pas- sim ; — Diogène Laërce, liv. IV, § 1; — Brucker, 2e partie, ch. vr, sect. 2; — Ritter, Histoire de la philosophie ancienne} t. II, ch. vi; — Ravais- son, Speusippi de primis rerum principiis pla- cita, in-8, Paris, 1838. P. J. SPHÈRE. Ce terme a été employé par les lo- giciens dans un sens tout particulier. Pour le comprendre, il faut se rappeler qu'une idée générale est la combinaison sous une idée lo- gique d'un certain nombre de qualités inhérentes à un certain nombre d'individus. Il y a donc en elle deux quantités, à savoir la somme des ca- ractères abstraits, et celle des êtres qui en sont doués. La première est déterminée, la seconde ne l'est pas, puisque le nombre des individus d'une espèce ne peut être limité; l'une est inten- sive, l'autre extensive. La première est appelée par quelques logiciens grecs la profondeur (Bâ- 6o;) de la notion, ou plus ordinairement sa com- préhension ; tels sont par exemple les caractères désignés par ce terme général : homme. La se- conde, nommée en grec la largeur (nlâto;) ou le circuit (^.itepio/TJ), reçoit plus souvent le nom d'extension ou d'étendue : ce sont, par exemple, tous les êtres auxquels on peut attribuer les ca- ractères exprimés par le mot homme. Ces êtres constituent le domaine ou la sphère de l'idée, rcrjio, sphœra. Voy. les mots Compréhension, Extension. E. C. Spinoza. A toute époque le nom de Spinoza serait un nom dos plus considérables, parce que son système est a la fois un effort puissant de 1 esprit humain et un mémorable exemple des erreurs où les spéculations abstraites le peu- vent entraîner; mais, au siècle où nous vivons, Spinoza a pris une importance toute particu- lière : L'esprit qui anima son système, renais sant sous des formes nouvelles, a pénétré depuis cinquante ans toute l'Allemagne, et de là s'est répandu et se répand sur l'Europe entière. Ap profondir Spinoza, c'est donc approfondir une pensée toute vivante et tout agissante; réfuter Spinoza, c'est armer notre temps contre les plus puissantes et les plus dangereuses séductions. Tout est extraordinaire dans Spinoza, si per- sonne, son style, sa philosophie : mais ce qui est plus étrange encore, c'est la destinée de cette philosophie parmi les hommes. Mal connu, mé prisé de ses plus illustres contemporains, Spi- noza meurt dans l'obscurité, et il y demeure enseveli durant tout un siècle. Tout à coup son nom .reparaît avec un c-cl.it extraordinaire. On lit VÉthique avec passion ; on croit y découvrir un monde nouveau, des horizons inconnus à nos pères; et le dieu de Spinoza, que le xvne siècle avait brisé comme une idole, devient le dieu de Lessing, de Goethe, de Novalis. Ce penseur inofl'ensif, que Malebranche appe- lait un misérable, Schleiermacher le révère et l'invoque à l'égal d'un saint. Cet alliée de sys- tème, à qui Bayle prodigue l'outrage, a paru, aux yeux de l'Allemagne moderne, le plus reli- gieux des hommes. Ivre de Dieu, comme dit Novalis, ila vu le monde au travers d'un épais nuage, et l'homme n'a été pour ses yeux trou- blés qu'un mode fugitif de l'être en soi. Ce sys- tème, enfin, si choquant et si monstrueux, cette épouvantable chimère, Jacobi y voit le dernier mot du rationalisme, Schelling le pressentiment de la philosophie véritable. Cette sorte d'enthousiasme, aussi excessif dans son genre que les emportements des adversaires de Spinoza, ne sortira pas. nous l'espérons, de l'Allemagne. Nous n'avons point en France, grâce à Dieu, assez d'imagination, et nous avons trop de bon sens pour nous passionner ainsi sans raison et sans mesure. La nouvelle philosophie française, à qui l'on n'a pas épargné l'accusation de spinozisme et toutes les injures qu'elle mène avec soi, s'est nettement séparée de Spinoza dès son origine; et du jour où elle a substitué la méthode psychologique à la déduction a priori, en donnant pour base à toute spéculation méta- physique la conscience du moi, elle s'est heu- reusement condamnée à ne pouvoir être spi- noziste sans la plus éclatante contradiction. Pourquoi donc toutes ces colères? pourquoi ces cris de violence? Nous déclarons, quani à nous, qu'ils nous laissent l'âme aussi calme que les transports d'admiration de l'ardente et chi- mérique Allemagne. Nous ne pouvons com- prendre qu'un esprit un peu grave ait autre chose à faire d'utile et de sérieux sur Spinoza, que de laisser là les fanatiques de toute espèce, et de résoudre avec un calme parfait ces deux questions : Ou'a pensé Spinoza? Qu'y a-t-il de vrai, qu'y a-t-il de faux dans ce qu'il a pensé? Mais avant d'entrer en matière, il importe de faire connaître la personne de Spinoza et de décrire ses principaux ouvrages. Si la biogra- phie est toujours utile à l'histoire de la philo- sophie, elle devient ici presque nécessaire. La personne de Spinoza est, en effet, comme sa doctrine, profondément originale. On trouve dans sa manière de vivre le même cachet de singularité que dans sa manière d'écrire et de penser. Son caractère, son isolement, les infir- mités physiques et morales de sa nature d< m - lient souvent le secret de ses spéculations et de ses erreurs. Baruch Spinoza naquit à Amsterdam le 24 ii"- vembre 1 CL5 2, d'une famille de juifs portugais. Ses parents, honnêtes gens et à leur aise, étaient SPIN — 1653 SPIN marchands à Amsterdam, où ils demeuraient sur le Burgwal, dans une assez belle maison, près de la vieille synagogue portugaise. Son éducation fut faite avec soin. On lui donna pour maître de latin le médecin Van den Ende, homme instruit, mais esprit inquiet et hardi, bien connu par la fin tragique où se termina sa carrière aventureuse. Le principal biographe de Spinoza, l'honnête ministre luthérien Jean Co- lerus. assure que Van den Ende répandait dans l'esprit de ses élèves les premières semences de l'athéisme. Ce médecin, dit-il, avait une fille unique qui possédait, la langue latine si parfai- tement, qu'elle était capable d'instruire les éco- liers de son père en son absence, et de leur don- ner leçon. Elle savait aussi très-bien la musique. Comme Spinoza avait occasion de la voir et de lui parler très-souvent, il en devint amoureux, et il a souvent avoué qu'il avait eu dessein de l'épouser. Ce n'est pas qu'elle fût des plus belles ni des mieux faites; mais elle avait beaucoup d'esprit, de capacité et d'enjouement, ce qui avait touché le cœur de Spinoza, aussi bien que d'un autre disciple de Van den Ende, nommé Kerkering. Celui-ci s'aperçut bientôt qu'il avait un rival, et redoubla ses soins et ses assiduités auprès de sa maîtresse. Il le fit avec succès, outre que le présent qu'il avait fait auparavant à cette fille d'un collier de perles, de la valeur de deux ou trois cents pistoles, contribua sans doute à gagner ses bonnes grâces. Elle les lui accorda donc et lui promit de l'épouser, ce qu'elle exécuta fidèlement après que Kerkering eut abjuré la religion luthérienne, dont il faisait profession, et embrassé la catholique. De l'étude du latin Spinoza passa à celle de la théologie et s'y attacha pendant plusieurs années, puis il s'adonna tout entier à la physique. Il dé- libéra longtemps, nous dit Colerus, sur le choix qu'il devait faire d'un maître dont les écrits^ lui pussent servir de guide dans le dessein où il était. Mais, enfin, les œuvres de Descartes étant tombées entre ses mains, il les lut avec avi- dité, et dans la suite il a souvent déclaré que c'était de là qu'il avait puisé ce qu'il avait de connaissances en philosophie. Il était charmé de cette maxime de Descartes qui établit qu'on ne doit jamais rien recevoir pour véritable qui n'ait été auparavant prouvé par de bonnes et solides raisons. Il en tira cette conséquence que la doc- trine des rabbins ne pouvait être admise par un homme de bon sens. Il fut dès lors fort réservé avec les docteurs juifs, dont il évita le commerce autant qu'il lui fut possible : on le vit rarement dans les synagogues, ce qui les irrita extrême- ment contre lui. Ils employèrent tous les moyens possibles pour le ramener, la douceur et la sé- duction d'abord, puis la violence. Au témiognage de Colerus, Spinoza racontait lui-même à Van der Spyck, son hôte, que les rabbins lui avaient offert une pension de mille florins; mais il pro- testait que, quand ils lui eussent offert dix fois autant, il n'eût pas accepté leurs offres ni fré- quente leurs assemblées, parce qu'il n'était pas hypocrite et qu'il ne recherchait que la. vérité. Spinoza racontait aussi à Van der Spyok et à sa femme qu'un soir, sortant de la vieille syna- gogue portugaise, il vit quelqu'un auprès de lui, le poignard à la main; comme il se tint aussitôt sur ses gardes, il put éviter le coup, qui porta seulement dans ses habits. Il gardait encore le justaucorps percé du coup, en mémoire de cet événement. Les rabbins, ne pouvant ni le per- suader, ni le séduire, ni l'intimider, se décidè- rent à l'excommunier. Il paraît qu'on choisit, parmi les formules de l'excommunication, la plus terrible, la formule schammatha, qui était signi- fiée au coupable publiquement dans la synago- gue, à la lumière des cierges et au son du cornet. Spinoza n'avait pas attendu la sentence pour quitter Amsterdam; il protesta dans un écrit en espagnol qui est perdu. Voilà donc Spinoza éprouvé de bonne heure et tout à la fois dans ses affections, dans ses croyan- ces, dans ses liens de famille et de religion. Ce fut alors qu'il prit un parti définitif sur la con- duite de sa vie : il se voua à la méditation des problèmes philosophiques et religieux, dans une solitude profonde et une indépendance absolue. Il apprit un art mécanique, en quoi, du reste, il demeura fidèle aux traditions de sa religion et de sa famille, et travailla de ses mains pour vi- vre à l'abri du besoin et ne dépendre de pi r- sonne. L'art qu'il choisit fut celui de faire des verres pour des lunettes d'approche et pour d'autres usages; et il y réussit si parfaitement, nous dit Colerus, qu'on s'adressait de toutes parts à lui pour en acheter. On en trouva dans son ca- binet, après sa mort, un bon nombre qu'il avait polis. Après avoir séjourné tour à tour aux environs d'Amsterdam, puis à Rhynsburg, près de Leyde, puis à Voorburg, près de la Haye, il s'établit et se fixa dans cette dernière ville, chez un honnête et modeste bourgeois, Van der Spyck, qui lui loua une chambre dans sa maison. Toute sa vie est comme renfermée dans ces simples paroles de Colerus : <• Il passait le temps à étudier et à travailler à ses verres. » C'est une chose incroya- ble, ajoute l'honnête biographe, combien Spinoza a été sobre et bon ménager. On voit, par diffé- rents petits comptes trouvés dans ses papiers, qu'il a vécu un jour entier d'une soupe au lait ac- commodée avec du beurre, ce qui lui revenait à trois sous, et d'un pot de bière d'un sou et demi. Un autre jour, il n'a mangé que du gruau ap- prêté avec des raisins et du beurre, et ce plat lui avait coûté quatre sous et demi. Cette extrême sobriété se comprend plus aisé- ment quand on sait quelle était la constitution de Spinoza. Il était, nous dit Colerus, très-faible de corps, malsain, maigre, et attaqué de pbthisie depuis sa jeunesse. C'était un homme de moyenne taille; il avait les traits du visage bien propor- tionnés, la peau un peu noire, les sourcils longs et de même couleur; de sorte qu'à sa mine on le reconnaissait aisément pour être descendu de juifs portugais. Pour ce qui est de ses habits, il en prenait fort peu de soin, disant qu'il est con- tre le bon sens de mettre une enveloppe pré- cieuse à des choses de néant ou de peu de va- leur. Si sa manière de vivre était fort réglée, sa conversation n'était pas moins douce et paisible Il savait admirablement bien être le maître de ses passions. On ne l'a jamais vu ni fort triste ni fort joyeux. Il savait se posséder dans sa colère et dans les déplaisirs qui lui survenaient; il n'en paraissait rien au dehors. Il était, d'ailleurs, fort affable et d'un commerce aisé; parlait sou- vent à son hôtesse, particulièrement dans le temps de ses couches, et à ceux du logis lors- qu'il leur survenait quelque affliction ou mala- die ; il ne manquait point alors de les consoler et de les exhorter à souffrir avec patience des maux qui étaient comme un partage que Dieu leur avait assigné. Il avertissait les enfants d'as- sister souvent, à l'église au service divin, et leur enseignait combien ils devaient être obéissants et soumis à leurs parents. Lorsque les gens du logis revenaient du sermon, il leur demandait souvent quel profit ils y avaient fait et ce qu'ils en avaient retenu pour leur édification. « Il avait, nous dit encore Colerus, une grande estime pour mon prédécesseur, le docteur Cordes, qui était SPIN — 1654 SPIN un homme savant, d'un bon naturel et d'une vie exemplaire : ce qui donnait occasion à Spinoza d'en faire l'éloge. 11 allait même quelquefois l'entendre prêcher, et faisait état surtout de la manière savante dont il expliquait l'Écriture et des applications solides qu'il en faisait. 11 aver- tissait en même temps son hôte et ceux de la maison de ne manquer jamais aucune prédication d'un si habile homme. Il arriva que son hôtesse lui demanda un jour si c'était son sentiment qu'elle pût être sauvée dans la religion dont elle taisait profession ; à quoi il répondit : Votre reli- gion est bonne; vous n'en devez pas chercher l'autre, ni douter que vous n'y fassiez votre sa- lut, pourvu qu'en vous attachant à la piété, vous meniez en même temps une vie paisible et tran- quille. » Pendant qu'il était au logis, il n'était incom- mode à personne; il y passait la meilleure partie de son temps tranquillement dans sa chambre. Lorsqu'il lui arrivait de se trouver fatigué, pour s'être trop attaché à ses méditations philoso- phiques, il descendait pour se délasser, et parler à ceux du logis de tout ce qui pouvait servir de matière à un entretien ordinaire, même de ba- gatelles. 11 se divertissait aussi quelquefois à fumer une pipe de tabac; ou bien, lorsqu'il voulait se relâcher l'esprit un peu plus longtemps, il cherchait des araignées qu'il faisait lutter ensemble, ou des mouches qu'il jetait dans la toile d'araignée, et regardait ensuite cette ba- taille avec tant de plaisir qu'il éclatait quelque- fois de rire; il observait aussi avec le microscope les différentes parties des plus petits insectes, d'où il tirait après les conséquences qui lui sem- blaient le mieux convenir à ses découvertes. Tel était l'homme que vinrent chercher, au milieu de sa solitude, la richesse, les honneurs, la gloire, les hautes amitiés. Il sacrifia tout cela sans effort pour vivre libre et heureux dans la modération et dans la paix. Son ami, Simon de Vries, lui fit un jour présent d'une somme de deux mille florins pour le mettre en état de vivre un peu plus à son aise; mais Spinoza s'excusa civilement, sous prétexte qu'il n'avait besoin de rien. Le même Simon de Vries, approchant de sa fin et se voyant sans femme et sans enfants, voulait faire son testament et l'insti- tuer héritier de tous ses biens; mais Spinoza n'y voulut jamais consentir, et remontra à son ami qu'il ne devait pas songer à laisser ses biens à d'autres qu'à son frère. La conduite qu'il tint après la mort fatale de Jean de Witt, qui fut aussi son ami, est une nouvelle preuve, entre mille autres, de son dé- sintéressement. L'illustre grand pensionnaire lui avait assuré, de son vivant et après lui, une pension de deux cents florins; mais ses héritiers faisant difficulté de continuer la pension, Spinoza leur mit son titre entre les mains avec une si noble indifférence, qu'ils rentrèrent en eux- mêmes et accordèrent de bonne grâce ce qu'ils venaient de refuser. Lors de la campagne des Français en Hollande, le prince de Condé, qui prenait alors possession du gouvernement d'Utrecht, désira vivement s'entretenir avec Spinoza. Il paraît même qu'il fut question d'obtenir pour lui une pension du roi, et qu'on l'engagea a dédier quelques-uns de ses ouvrages à Louis XIV. Spinoza racontait lui- rai/ capable. On ne sait si l'entrevue de S prince de Condé put avoir lieu; mais il est certain que Spinoza s'y prêta de bonne grâce, ne renditau camp français, el qu'après son retour la population de la Haye s'émut oxtraordinaire- inent à son occasion: il en était regardé comme un espion. L'hôte de Spinoza accourut al. inné : « Ne craignez rien, lui dit Spinoza, il m'est aisé de me justifier. .Mais qruoi qu'il en soit, aussitôt que la populace fera le moindre bruit à votre porte, je sortirai et irai droit à eux, quand ils devraient me faire le même traitement qu'ils ont fait aux pauvres messieurs de Witt. Je suis bon républicain, et n'ai jamais eu en vue que la gloire et l'avantage de l'État. » Ce fut en cette même année que l'électeur palatin lui fit offrir, par l'intermédiaire du savant Fabricius, la chaire de professeur ordinaire de philosophie à l'université de Heidelberg. On lui promettait toute liberté pour philosopher, mais à cette condition qu'ii n'en abuserait pas pour troubler la religion établie. Spinoza refusa, avec sa politesse accoutumée, mais avec une résolu- tion inébranlable. Le soin de son repos et son indépendance alla jusqu'à le décider, après la publication de son Traité théologico-politique, qui excita un violent orage, à, ne plus rien donner au public. Sa fa- meuse Éthique n'a paru qu'après sa mort, qui arriva le 23 février 1677. Ce jour-là, qui était un dimanche, l'hôte de Spinoza et sa femme étaient allés à l'église faire leurs dévotions. Au sortir du sermon, ils apprirent avec surprise que Spinoza venait d'expirer. Il n'avait pas quarante-cinq ans ; quoique tombé en langueur depuis quelques mois, rien ne faisait présumer une mort si prompte. Tout prouve qu'il mourut en paix comme il avait vécu. Pour comprendre le système de Spinoza, com- mençons par nous rendre compte de la méthode qu'il a suivie. Génie essentiellement réfléchi, élevé à une école sévère, celle de Descartes, Spinoza n'ignorait point qu'il n'y a pas en philosophie de problème plus important que celui de la méthode. La nature et la portée de l'entendement humain, l'ordre légitime de ses opérations, la loi fondamentale qui doit les ré- gler, tous ces grands objets avaient occupé ses premières méditations, et il ne cessa de s'en inquiéter pendant toute sa vie. Nous savons qu'avant d'écrire son Ethique, il avait jeté les bases d'un traité complet sur la méthode; ouvrage informe, mais plein de génie, plusieurs fois abandonné et repris sans jamais être achevé, où toutes les vues générales de Spinoza sont suffisamment indiquées par des traits d'une force et d'une hardiesse singulières. Suivant Spinoza, toutes nos perceptions peuvent être ramenées à quatre espèces fondamentales : la première est fondée sur un simple ouï-dire, et en général sur un signe; la seconde est acquise par une expérience vague, c'est-à-dire passive, et qui n'est pas déterminée par l'entendement; la troisième consiste à concevoir une chose par son rapport avec une autre chose, mais non pas d'une manière complète etadéquate; laquatrième atteint une chose dans son essence ou dans sa' cause immédiate. Ainsi, au plus bas degré de la connaissance, Spinoza place ces croyances aveugles, ces tu- multueuses impressions, ces images confuses dont se repaît le vulgaire. C'est le monde de l'imagination et des sens, la région de l'opinion et des préjugés. Spinoza y trouve une division, mais à laquelle il n'attribue ,que peu d'impor- tance, puisqu'il réunit dans V Éthique ('2° partie, schol. de la propos, xl), sous le nom de connais- sance du premier genre, ce qu'il a distingué, dans la Réforme de l'entendement, en perception par simple ouï-dire et perception par voie d'ex- périence vague. Je sais par simple ouï-dire quel SPIN — 1655 — SPIN est le jour de ma naissance, quels furent mes parents, et autres choses semblables. C'est par une expérience vague que je sais que je dois mourir; car si j'affirme cela, c'est que jai vu mourir plusieurs de mes semblables, quoiqu'ils n'aient pas vécu le même espace de temps, ni succombe à la même maladie. Je sais de la même manière que l'huile a la vertu de nourrir la flamme, et l'eau celle de l'éteindre, et en général toutes les choses qui se rapportent à l'usage de la vie. Ce premier genre de connaissance, utile pour la pratique, n'est d'aucun prix pour la science. Il atteint les accidents, la surface des choses, non leur essence et leur fond. Livré à une mobilité perpétuelle, ouvrage de la fortune et du hasard, et non de l'activité interne de la pensée, il agite et occupe l'âme, mais ne l'éclairé pas. C'est la source des passions mauvaises qui jettent sans cesse leur ombre sur les idées pures de l'entende ment, arrachent l'âme à elle-même, la dispersent en quelque sorte vers les choses extérieures, et troublent la sérénité de ses contemplations. La connaissance du second genre est un premier effort pour se dégager des ténèbres du monde sensible. Elle consiste à rattacher un effet à sa cause, un phénomène à sa loi, une connaissance à son principe. C'est le procédé des géomètres, qui ramènent les propriétés des nombres, des figures, à un système régulier de propositions simples, d'axiomes incontestables. En général, c'est la raison discursive par laquelle l'esprit humain, aidé de l'analyse et de la synthèse, monte du particulier au général, descend du général au particulier, pour accroître sans cesse, pour éclaircir et pour enchaîner de plus en plus ses conséquences. Que manque-t-il à ce genre de perception? une seule chose, mais capitale. La raison discursive, le raisonnement est un procédé infaillible, mais aveugle. Il explique le fait par sa loi, mais il n'explique pas cette loi. Il établit la conséquence par les principes; mais les principes eux-mêmes, il les accepte sans les établir. Il fait de nos pensées une chaîne d'une régularité parfaite, mais il n'en peut fixer le premier anneau. Il y a donc au-dessus du rai- sonnement une connaissance supérieure , qui seule peut affermir toutes les autres. Cette con- naissance, c'est la raison intuitive, dont l'objet propre est l'être en soi et par soi. Après avoir décrit les différentes espèces de perceptions, Spinoza examine tour à tour leur valeur scientifique. L'expérience, sous sa double forme, ne peut fournir, à ce qu'il soutient, une connaissance vraiment claire et solide. Elle est donc exilée, sans restriction et sans réserve, du domaine de la métaphysique. La connaissance du second genre est moins sévèrement traitée, parce qu'elle est un degré pour s'élever à l'in- tuition immédiate. Toutefois ce genre de percep- tion n'est pas celui que le philosophe doit mettre en usage. Il donne, il est vrai, la certitude; mais la certitude ne suffit pas au philosophe, il lui faut la lumière. Ce mépris du raisonnement paraît au premier abord fort étrange, et l'on ne peut concevoir que Spinoza, cet habile et profond raisonneur, ait voulu interdire aux philosophes un instrument qu'il manie sans cesse, et qui est entre ses mains d'une inépuisable fécondité. Mais il -;ut bien entendre sa pensée. Spinoza distingue deux ma- nières de raisonner : ou bien l'on enchaîne les unes aux autres une suite de pensées à l'aide de certains principes qu'on accepte sans les examiner et sans les comprendre, et c'est ce raisonnement aveugle que Spinoza exclut de la philosophie; ou bien l'on part d'un principe clairement et immédiatement aperçu en lui- même, et de l'idée adéquate de ce principe on va à l'idée adéquate do ses effets, de ses con- séquences, et voilà le raisonnement philosophi- que, où tout est intelligible et clair, où les images des sens et les croyances a aucune place. Élevé à cette hauteur, I on nement se confond presque avec l'intuit on un- médiate; il est le plus puissant levier de humain, et son instrument le plus nécessaire. 11 n'y a au-dessus que l'intuition intellectuelle dans son degré supérieur et unique de pureté et d'énergie, qui met face à face la pensée et son plus sublime objet, les unissant et, pour ainsi dire, les unifiant l'un avec l'autre. La loi suprême de la pensée philosophique, c'est donc de fonder la science sur des idées claires et distinctes, et de ne faire usage d'aucun autre procédé que de l'intuition immédiate et du raisonnement appuyé sur elle. Or, le premier objet de l'intuition immédiate, c'est l'être parfait. Spinoza conclut donc finalement que : La méthode parfaite est celle qui enseigne à diriger l'esprit sous la loi de l'idée et de l'être absolument parfait. On comprend bien maintenant comment toute la philosophie de Spinoza devait être et est en effet le développement d'une seule idée, l'idée de l'infini, du parfait, ou, comme il dit, de la substance. La substance, c'est l'être, non pas tel ou tel être, non pas l'être en général, l'être abstrait, mais l'être absolu, l'être dans sa plénitude, l'être qui est tout l'être, l'être hors duquel rien ne peut être ni être conçu. La substance a nécessairement des attributs qui caractérisent et expriment son essence ; autre- ment la substance serait un pur abstrait, un genre, le plus général, et par conséquent le plus vide de tous; elle se confondrait avec l'idée vague et confuse d'être pur, universel, sans réalité et sans fond; pensée creuse et stérile, fantôme indécis, ouvrage des sens et de l'imagi- nation épuisée. La substance est indéterminée, en ce sens que toute détermination est une limite, et toute li- mite une négation; mais elle est profondément et nécessairement déterminée, en ce sens qu'elle est réelle et parfaite, et possède à ce titre des attributs nécessaires tellement unis à son essence, qu'ils n'en peuvent être séparés et n'en sont pas même distingués en réalité ; car ôtez les attributs, vous ôtez l'essence de la substance et la substance elle-même. La substance, l'être infini, a donc nécessaire- ment des attributs, et chacun de ces attributs exprime à sa manière l'essence de la substance. Or, cette essence est infinie, et il n'y a que les attributs infinis qui puissent exprimer une es- sence infinie. Chaque attribut de la sub est donc nécessairement infini. Mais de quelle infinité? D'une infinité relative et non absolue. Si en effet un attribut de la substance était abso- lument infini, il serait donc l'infini, il serait la substance elle-même. Or. il n'est pas 1 i substance, mais une manifestation de la substance, distincte de toute autre manifestation particulière, et dé- terminée par conséquent, parfaite et infinie en elle-même, mais dans un genre particulier et déterminé de perfection. Ainsi la pensée est un attribut de la substance, car elle est une manifestation de l'être. La pen- sée est donc infinie. Mais la pensée n'est pas l'étendue, qui est aussi une manifestation de l'être, et par conséquent un attribut de la sub- stance. De même, l'étendue n'est pas la pensée. La pensée et l'étendue sont toutes deux infinies, SPÏX — 1656 — SPIN mais d'une infinité relative; parfaites, mais d'une perfection déterminée: elles sont donc, pou.- ainsi parler, parfaites et infinies d'une per- fection imparfaite et d'une infinité finie. La substance seule est l'infini en soi, le par- fait en soi. l'être plein et absolu. Or, il ne suffit pas que chaque attribut de la substance en ex- prime, par son infinité relative, l'absolue infinité ; il faut, pour exprimer absolument une infinité vraiment absolue, non-seulement des attributs infinis, mais une infinité d'attributs infinis. Si un certain nombre, un nombre fini d'attri- buts infinis exprimait complètement l'essence de la substance, cette essence ne serait donc pas /infinie et inépuisable; il y aurait en elle une limite, une négation, sinon dans chacune de ses manifestations prise en elle-même, au moins dans sa nature et dans son fond. Or, il implique contradiction que le fini trouve sa place dans ce qui est l'infini même, et que quelque chose de négatif puisse pénétrer dans ce qui est l'absolu positif, l'être. Ce qui n'est infini que d'une ma- nière déterminée n'exclut pas, mais au contraire suppose quelque négation; mais l'infini absolu implique au contraire la négation de toute né- gation, Tout nombre, si prodigieux qu'on voudra, d'attributs infinis, est donc infiniment éloigné de pouvoir exprimer l'essence infinie de la sub- stance, et il n'y a qu'une infinité d'attributs infinis qui soit capable de représenter d'une manière adéquate une nature qui n'est pas seulement infinie, mais qui est l'infini même, l'infini absolu, l'infini infiniment infini. La substance a donc nécessairement des attri- buts, une infinité d'attributs, et chacun de ces attributs est infini dans son genre. Or, un attri- but infini a nécessairement des modes. Que serait-ce, en effet, que la pensée sans les idées qui en expriment et en développent l'essence ? Que serait-ce que l'étendue sans les figures qui la déterminent, sans les mouvements qui la diversifient? La pensée et l'étendue ne sont point des uni- versaux, des abstraits, des idées vagues et con-. fuses; ce sont des manifestations réelles de l'être, et l'être n'est point quelque chose de stérile et de mort, c'est l'activité, c'est la vie. De même donc qu'il faut des attributs pour expri- mer l'essence de la substance, il faut des modes pour exprimer l'essence des attributs : ôtez les modes de l'attribut, et l'attribut n'est plus ; tout comme l'être cesserait d'être, si les attributs qui expriment son être étaient supposés éva- nouis. Les modes sont nécessairement finis; en effet, ils sont multiples : or, si chacun d'eux était Infini . l'attribut dont ils expriment l'essence n'aurait plus un genre unique et déterminé d'infinité, il serait l'infini en soi, et non tel ou tel infini'; il ne serait plus l'attribut de la sub- stance, mais la substance elle-même. Le mode ne peut donc exprimer que d'une manière finie l'infinité relative de l'attribut, comme l'attribut ne peut exprimer que d'une manière relative, quoique infinie, l'absolue infinité de la sub- stance. Mais l'attribut est néanmoins infini en lui- même, et l'infinité de son essence doit se faire reconnaître dans ses manifestations. Or, suppo- sez qu'un attribut de la substance n'eût qu'un certain nombre de modes, cet attribut ne serait pas infini, puisqu'il pourrait être épuisé ; il implique contradiction, par exemple, qu'un cer- 11 " ttoml .puise l'essence infinie de la pensée, qu'une étendue infinie soit exprimée par une certaine grandeur corporelle, si prodi- gieuse qu'on la Buppose. La pensée infinie doit donc se développer par une infinité inépuisable d'idées, et l'étendue infinie ne peut être expn mée dans sa perfection et sa totalité que par un» variété infinie de grandeurs, de figures et do mouvements. Ainsi donc, du sein de la substance s'écoulent nécessairement une infinité d'attributs, et du sein de chacun de ces attributs s'écoulent néces- sairement une infinité de modes. Les attributs ne sont pas séparés de la substance, les modes ne le sont point des attributs. Le rapport de l'attribut à la substance est le même que celui du mode à l'attribut ; tout s'enchaîne sans se confondre, tout se distingue sans se séparer. Une loi commune, une proportion constante, un lien nécessaire retiennent éternellement distincts et éternellement unis la substance, l'attribut et le mode; et c'est là l'être, la réalité, Dieu. Voilà l'idée mère de la métaphysique de Spi- noza. On ne peut nier que ce vigoureux génie ne l'ait développée avec puissance dans un vaste et riche système; mais il s'y est épuisé, et n'a jamais dépassé l'horizon qu'elle lui traçait. Ce qu'on doit surtout remarquer dans cette première esquisse du système, c'est l'effort de Spinoza pour n'y laisser pénétrer aucun élément empirique, aucune donnée de la conscience et des sens; tout y est strictement rationnel, né-1 cessaire. absolu. Cette sévérité dans la déduc- tion (à laquelle Spinoza n'a pas toujours été fidèle) lui était imposée par la méthode qu'il avait choisie : elle consiste, comme on l'a vu, à se dégager des impressions passives et confuses des sens, des fausses clartés dont l'imagination nous abuse et nous séduit, pour s'élever, par l'activité interne de la pensée, à la région des idées claires, et pénétrer d'idée en idée jusqu'à l'idée suprême, l'idée de l'être parfait. Parvenu à ce sommet des intelligibles, le philosophe doit y saisir d'une main ferme les premiers an- neaux de la chaîne des êtres, et en parcourir successivement tous les anneaux inférieurs, sans jamais lâcher prise jusqu'à ce que l'ordre entier des choses soit clair à ses yeux. L'expérience n'a rien à faire ici; elle ne pour- rait que troubler de ses ténèbres la pureté de l'intuition intellectuelle, et arrêter par la force de ses impressions et la séduction de ses pres- tiges le progrès de la déduction métaphysique. Comme la dialectique platonicienne, la méthode de Spinoza exclut toute donnée sensible; elle* part des idées, poursuit avec les idées, et c'est * encore par les idées qu'elle s'accomplit. Si Spinoza n'avait pas eu le dessein prémédité de se passer de l'expérience; si, pour ainsi par- ler, il ne s'était pas mis un bandeau devant les yeux pour n'y pon.t regarder, aurait-il construit le système entier des êtres avec ces trois élé- ments : la substance, l'attribut et le mode ? Certes, s'il est une réalité immédiatement obser- vable pour l'homme, une réalité dont il ait le sentiment énergique et permanent, c'est la réa- lité du principe même qui le constitue, la réalité du moi. Cherchez la place du moi dans l'univers de Spinoza; elle n'y est pas, elle n'y peut pas être. Le moi est-il une substance? Non; car la substance, c'est l'être en soi, l'être absolument infini. Le moi est-il un attribut de la substance? Pas davantage; car tout attribut est encore infini, bien que d'une infinité relative. Le moi est donc un mode? Mais cela n'est pas soutenable ; car le moi a une existence propre et distincte, et, quoique parfaitement, un et simple, il contient en soi une infinie variété d'opérations. Le moi , serait donc tout au plus une collection de modes : mais une collection est une abstraction, une unité toute mathématique; et le moi est une SPIN — 1657 SPIN force réelle, une vivante unité. Le mot est donc banni sans retour de l'univers de Spinoza : c'est en vain que la conscience y réclame sa place ; une nécessité logique, inhérente à la nature du système, l'écarté et le chasse tour à tour de tous les degrés de l'existence. Mais non-seulement Spinoza ne recule pas devant ces difficultés que le sens commun oppose à son système, il semble quelquefois les provo- quer lui-même et aller lui-même au-devant d'elles avec une sincérité et une hardiesse sur- prenantes. Ainsi, c'est un point fondamental de sa théorie de la substance, que nous n'en con- naissons que deux attributs, savoir, la pensée et l'étendue. Il n'en démontre pas moins avec force que la substance doit nécessairement ren- fermer une infinité d'attributs. C'est se préparer une énorme difficulté, et on ne supposera pas sans doute qu'un aussi subtil génie ne l'ait point aperçue. En tout cas, elle n'avait point échappé à la sollicitude affectueuse et pénétrante de Louis Meyer, qui l'avait 'signalée à Spinoza, entre beaucoup d'autres également graves, dans le secret de l'amitié. Mais Spinoza n'est point homme à sacrifier une nécessité logique à un fait d'observation. C'eût été à ses yeux un dérèglement d'esprit, un renversement de l'ordre des idées et des choses. L'expérience donne ce qui paraît, ce qui arrive, et, en lui faisant la part libérale, ce qui est ; la logique donne ce qui doit être. C'est donc à l'expérience à se régler suivant les lois néces- saires que lui impose cette logique toute-puis- sante qui gouverne l'univers et que la science aspire à réfléchir. Or, rien ne se déduit de l'idée de l'être, qu'une infinité d'attributs; et de l'idée des attributs, qu'une infinité de modes. La sub- stance renferme donc une infinité d'attributs, quelque petit nombre que nous en connais- sions ; et tout ce qui n'est pas la substance, ou l'attribut, ou le mode de la substance, tout cela, en dépit de la conscience qui proteste, n'est ab- solument rien et ne peut absolument pas être conçu. On doit comprendre maintenant qu'il serait inutile d'aller chercher dans Spinoza les preuves qui établissent, qui démontrent son système ; "* ce serait peine perdue. Quiconque s'épuise à courir de théorème en théorème pour cher- cher l'argument capital, la preuve décisive sur laquelle repose le spinozisme, n'en a pas véritablement le secret. Lorsque Mairan, jeune encore, se passionna pour l'étude de V Ethique et demanda à Malebranche de le guider dans cette périlleuse route, on sait avec quelle insis- tance, voisine de l'importunité. il pressait l'illus- tre Père de lui montrer enfin le point faible du spinozisme, l'endroit précis où la rigueur du raisonnement était en défaut, le paralogisme contenu dans la démonstration. Malebranche éludait la question et ne pouvait assigner le paralogisme après lequel s'échauffait Mairan. C'est que ce paralogisme n'est pas dans tel ou * tel endroit de l'Éthique, il est partout. Spinoza disposait d'une puissance de déduction vraiment incomparable, et, à bien peu d'exceptions près, chacune de ses propositions, prise en soi, est d'une rigueur parfaite. Ce bourgeois de Rotter- dam qui s'enflamma soudain d'une si belle ardeur pour la philosophie, ayant voulu, pour réfuter Spinoza, se mettre à sa place et faire sur lui-même l'épreuve de la force de ses raisonne- ments, se trouva pris au piège ; le tissu de théorèmes où il s'était enfermé volontairement se trouva impénétrable, et il ne put plus s'en dégager. Le système de Spinoza est une vaste concep- tion fondée sur un seul principe qui contient en soi tous les développements que la logique la plus puissante y découvrira. La forme géométri- que ne doit point ici faire illusion. Spinoza dé- montre sa doctrine si l'on veut, mais il la dé- montre sous la condition de certaines données qui au fond la supposent et la contiennent. C'est, un cercle vicieux perpétuel ; ou, pour mieux dire, au lieu d'une démonstration de système, Spinoza s'en donne sans cesse à lui-même le spectacle, et il ne nous en présente, dans son Ethique, que le régulier développement. Déjà les premières définitions le contiennent tout en- tier : c'est que les définitions pour Spinoza ne sont point des conventions verbales, des arbitraires, mais l'expression rigoureuse de l'in- tuition immédiate des êtres réels. Les vrais principes, aux yeux de ce métaphysicien-géo- mètre, ce ne sont pas les axiomes, 'lesquels ne donnent que des vérités générales; ce sont les définitions, car les définitions donnent les es- sences. Voici les quatre définitions fondamentales. J'entends par substance ce qui est en soi et est conçu par soi, c'est-à-dire ce dont le concept peut être formé sans avoir besoin de concept d'aucune autre chose. J'entends par attribut ce que la raison con- çoit dans la substance comme constituant son essence. J'entends par modz les affections de la sub- stance, ou ce qui est dans autre chose et est conçu par cette même chose. J'entends par Dieu un être absolument infini, c'est-à-dire une substance constituée par une infinité d'attributs infinis, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. Explication. Je dis absolument infini, et non pas infini dans son genre; car toute chose qui est infinie seulement en son genre, on en peut nier une infinité d'attributs; mais quant à l'être absolument infini, tout ce qui exprime une essence et n'enveloppe aucune négation appar- tient à son essence. Tout philosophe remarquera l'étroite connexion de ces quatre définitions. Mais il y a un théo- rème de Spinoza où lui-même les a enchaînées avec une précision et une force singulières : c'est dans le de Deo, la proposition XVIe, où l'on peut dire que Spinoza est tout entier : // est de la nature de la substance de se développer néces- sairement par une infinité d'attributs infinis infiniment modifiés. Tennemann reproche à Spinoza de n'avoir pas suffisamment établi cette proposition, et il a bien raison. Mais ce n'est pas là seulement, comme cet habile homme paraît le croire, une proposition très-importante : c'est l'idée même du système, et, pour emprunter à Spinoza son langage géométrique, c'est le postulat de sa phi- losophie. Sa définition de la substance une fois posée, Spinoza n'a aucune peine à démontrer que la substance existe et qu'il ne peut exister qu'une seule substance. Voici sa démonstration : Propo- sition xie : Dieu, c'est-à-dire une substance con- stituée par une infinité d'attributs dont d exprime une essence éternelle et infinie nécessairement. — Démonstration : « Si vous niez Dieu, concevez, s'il est possible, que Dieu n'existe pas. Sun essence n'envelopperait donc pas l'existence. Mais cela est absurde. Donc Dieu existe nécessairement, c. Q. F. d. » Dieu ou la substance est unique. En effet, dit Spinoza, Dieu est l'être absolument infini, du- quel on ne peut exclure aucun attribut expri- mant l'essence d'une substance, et il existe néces- SPIN — 1658 — SPIN sairement. Si donc il existait une autre substance que Dieu, elle devrait se développer par quel- qu'un des attributs de Dieu, et de celte façon il y aurait deux substances de même attribut, ce qui est absurde. Par conséquent, il ne peut exis- ter aucune autre substance que Dieu, et on n'en peut concevoir aucune autre ; car, si on pouvait la concevoir, on la concevrait nécessairement comme existante, ce qui est absurde (par la pre- mière partie de cette démonstration). Donc au- cune autre substance que Dieu ne peut exister ni se concevoir. L'existence et l'unité de Dieu sont démon- trées; il s'agit de construire la science de Dieu. Spinoza, tout en soutenant que Dieu doit néces- sairement se développer en une infinité d'attri- buts infinis, convient que nous n'en connaissons que deux , savoir, l'étendue et la pensée. De sorte que notre science de Dieu se réduit à ces deux propositions : Dieu est l'étendue absolue; Dieu est la pensée absolue. Si bizarre et si monstrueux qu'il puisse paraî- tre d'attribuer à Dieu l'étendue, Spinoza, do- miné ici tout à la fois par son éducation carté- sienne et par la logique , n'hésite pas. Il dit nettement et résolument que l'étendue infinie, c'est Dieu même; en termes plus significatifs encore, que Dieu est chose étendue (Deus est rcs extensa). D'un autre côté, Spinoza convient et même il démontre à merveille que Dieu est absolument indivisible. Comment comprendre que Dieu soit à la fois indivisible et étendu? Tout s'explique, suivant Spinoza, par la distinc- tion de l'étendue finie, qui est proprement le corps, et de l'étendue infinie, qui seule con- vient à la nature de Dieu. Dire que Dieu est étendu, ce n'est pas dire que Dieu ait longueur, largeur et profondeur, et se termine par une figure ; car alors, Dieu serait un corps, c'est-à- dire un être fini; ce qui est, suivant Spinoza, l'imagination la plus grossière et la plus absurde qui se puisse concevoir. Dieu n'est pas telle ou telle étendue divisible et mobile, mais l'étendue en soi, l'immobile et indivisible immensité. Voilà en peu de mots la théorie de Spinoza sur l'étendue divine; nous insisterons davantage sur une théorie tout autrement profonde, celle de la pensée divine. Dieu est la pensée absolue, comme il est re- tendue absolue. La pensée, en effet, est néces- sairement conçue comme infinie; puisque nous concevons fort bien qu'un être pensant, à me- sure qu'il pense davantage, possède un plus haut degré de perfection. Or. il n'y a point de limite à ce progrès de la pensée; d'où il suit que toute pensée déterminée enveloppe le concept d'une pensée infinie, qui n'est plus telle ou telle pensée, c'est-à-dire telle ou telle limitation, telle ou telle négation de la pensée, mais la pensée elle-même, la pensée toute positive, la pensée dans sa plénitude et dans son fond. La pensée ainsi conçue ne peut être qu'un at- tribut de Dieu. Dieu pense donc; mais il pense d'une manière digne de lui, c'est-à-dire absolue et parfaite. A ce titre, quel peut être l'objot de la pensée? Est-ce lui-même et rien que lui? est-ce à la fois lui-même et toutes choses? En- , quelle est la nature de cette divine pen- A-t-elle avec la nôtre quelque analogie, ou du moins quelque ombre de ressemblance, et l'exemplaire tout parlait laisse-t-il retrouver, dans cette imparfaite copie que nous sommes, quelques i rares de soi? 1 ■•'' réponse de Spinoza à ces hautes questions '" l" '" être | leinement entendue qu'à une con- dition : c ii parcouru le cercle entier de sa métaph) ique. Dans un système comme le sien, ou Dieu et la nature ne sont au fond qu'une seule et même existence, comprendre la nature divine considérée en elle-même ci. hors dea choses, ce n'est pas vraiment la comprendre, c'est tout au plus l'entrevoir. Dieu, en tant que Dieu, si l'on peut parler de la sorte, c'est-à-dire en tant qu'absolu, c'est la substance avec les attributs qui constituent son essence, comme la pensée et l'étendue. 1. 1 nature en soi, ce sont toutes ces choses mobiles et suc- cessives qui s'écoulent dans l'infinité de la du- rée; mais que sont, au fond, ces âmes toujours changeantes, ces corps périssables que le mou- vement forme et détruit tour à tour? Ce ne sont pas des êtres véritables, mais des modes fugitifs qui apparaissent pour un jour sur la scène du monde d'une manière déterminée, et y expri- ment à leur façon la perfection de l'étendue, la perfection de la pensée, en un mot, la perfection de l'être. Séparer la nature de Dieu ou Dieu de la na- ture, c'est, dans le premier cas, séparer l'effet de sa cause, le mode de sa substance; c'esl, dans le second, séparer la cause absolue d'avec son développement nécessaire . la substance absolue d'avec les modes qui expriment nécessairement la perfection de ses attributs. Egale absurdité, car Dieu n'existe pas plus sans la nature que la nature sans Dieu; ou plutôt, il n'y a qu'une na- ture, considérée tour à tour comme cause et comme effet, comme substance et comme mode, comme infinie et comme finie, et pour parler le langage bizarre mais énergique de Spinoza, comme naturante et comme naturée. La sub- stance et ses attributs, dans l'abstraction de leur existence solitaire, c'est la nature naturante, l'univers, matériel et spirituel, abstractivement séparé de sa cause immanente, c'est la nature naturée; et tout cela, c'est une seule nature, une seule substance, un seul être, en un mot, Dieu. Oui, tout cela est Dieu pour Spinoza : non plus Dieu conçu d'une manière abstraite, et, par con- séquent, partielle; mais Dieu dans l'expression complète de son être. Dieu manifesté, Dieu vi- vant, Dieu infini et fini tout ensemble, Dieu tout entier. Il suit de ces principes généraux qu'aucun des attributs de Dieu, et notamment la pensée, ne peut être embrassé complètement que si on l'en- visage tour à tour, ou, mieux encore, tout en- semble, dans sa nature absolue et dans son déve- loppement nécessaire. A cette question : Quel est l'objet de la pensée divine? il y a donc deux réponses, suivant que l'on considère la pensée divine d'une manière abstraite et partielle, soit en elle-même, soit dans un certain nombre ou dans la totalité de ses développements; ou d'une manière réelle et complète, c'est-à-dire à la fois dans son essence et dans sa vie, dans son éternel foyer et dans son rayonnement éternel , comme pensée substan- tielle et comme pensée déterminée, comme pen- sée absolue et comme pensée relative, en un mot comme pensée créatrice et naturante, et comme pensée créée et naturée. Il faut donc bien entendre Spinoza quand il ose affirmer que Dieu n'a ni entendement ni vo- lonté. Il s'agit ici de Dieu considéré en soi, dans l'abstraction de sa nature absolue. A ce point de vue, la pensée de Dieu est absolument indéter- minée; mais ce n'est point à dire qu'elle ne se détermine pas; tout au contraire, il est dans sa nature de se déterminer sans cesse, et l'on peut dire strictement, au sens le plus juste de Spinoza, que s'il n'y avait pas en Dieu d'entendement, il n'y aurait pas de pensée, tout comme il n'y au- SPIN — 1659 SPIN rait pas d'étendue, comme il le dit expresse- mont, si les corps, si un seul corps était abso- lument détruit. Spinoza devait donc donner deux solutions au problème de la nature et de l'objet de la pensée divine. Recueillons la première de ces solu- tions : la suite du système contiendra la se- conde, et les éclaircira toutes deux en les unis- sant. L'objet de la pensée divine, en tant qu'absolue, c'est Dieu lui-même, c'est-à-dire la substance. La pensée divine comprend-elle aussi les attri- buts de la substance? C'est un des points les plus obscurs de la métaphysique de Spinoza. D'une part,^ il ne semble pas qu'on puisse séparer la pensée de la substance d'avec la pensée de ses attributs, puisque ces attributs sont inséparables de son essence. Mais il faut céder devant les déclarations ex- presses de Spinoza. Il soutient que l'idée de Dieu , qui est proprement l'idée des attributs de Dieu, n'est qu'un mode de la pensée divine, et, à ce titre, quoique éternel et infini, se rapporte à la nature naturée. La pensée divine est donc absolument indéterminée; et son objet, c'est l'être absolument indéterminé, la subslancv en soi, dégagée de ses attributs, puisque ces attri- buts sont inséparables de son essence. Si telle est la nature, si tel est l'objet de la pensée divine, qu'a-t-elle à voir avec l'entende- ment des hommes? L'entendement, en général, est une détermination de la pensée, et toute dé- termination est une négation. Or, il n'y a pas de place pour la négation dans la plénitude de la pensée. Pour Spinoza, l'entendement humain n'est rien de plus qu'une suite de modes de la pensée, ou, comme il dit encore, une idée composée d'un certain nombre d'idées. Supposer dans l'âme hu- maine, au delà des idées qui la constituent, une puissance, une faculté de les produire, c'est réa- liser des abstractions. Tout l'être de l'entende- ment est compris dans les idées, comme tout l'être de la volonté s'épuise dans les volitions. La volonté en général, l'entendement en géné- ral, sont des êtres de raison, et, si on les réalise, des chimères absurdes, des entités scolastiques, comme l'humanité et la pierréité. Or, il est trop clair que la pensée de Dieu ne peut être une suite déterminée d'idées; si donc l'on attribue à Dieu un entendement, il faut le supposer infini. Mais qu'est-ce qu'un enten- dement infini? une suite infinie d'idées. Conce- voir ainsi la pensée de Dieu, c'est la dégrader; car c'est lui imposer la condition du dévelop- pement , c'est la faire tomber dans la suc- cession et le mouvement, c'est la charger de toutes les misères de notre nature. L'entende- ment est de soi déterminé et successif; il con- siste à passer d'une idée à une autre idée dans un effort toujours renouvelé et toujours inutile pour épuiser la nature de la pensée. L'entende- ment est une perfection sans doute, car il y a de l'être dans une suite d'idées ; mais c'est la per- fection d'une nature essentiellement imparfaite, qui tend sans cesse à une perfection plus grande, sans pouvoir jamais toucher le terme de la vraie perfection : il suppose l'entendement infini , et ne sera jamais qu'une suite infinie de modes de la pensée, et non la pensée elle-même, la pen- sée absolue , qui ne se confond pas avec ses modes relatifs, quoiqu'elle les produise ; la pen- sée infinie, qui sans cesse enfante et jamais ne s'épuise; la pensée immanente, qui, tout en remplissant de ses manifestations passagères le cours infini du temps, reste immobile dans l'é- ternité. Plein du sentiment de cette opposition, Spi- noza l'exagère encore, et va jusqu'à soutenirqu'il n'y a absolument rien de commun entre la pen- sée divine et notre intelligence; de sorte que si on donne un entendement à.Dicu, il faut dire dans son rude et énergique langage qu'il ne ressemble pas plus au nôtre que le Chien, sign céleste, ne ressemble au chien, animal aboyant. La démonstration dont se sert Spinoza pour éta- blir cette énorme prétention est aussi singulière que peu concluante. Pour prouver que la : divine n'a absolument rien de commun avec la pensée humaine, sait-on sur quel principe il va s'appuyer? sur ce que la pensée divine est la cause de la pensée humaine. Ce raisonneur si exact oublie sans doute que la troisième propo- sition de V Ethique est celle-ci : « Si deux choses n'ont rien de commun, elles ne peuvent être cause l'une de l'autre. » Un ami pénétrant le lui rappellera, mais il sera trop lard pour revenir sur ses pas. Spinoza argumente ainsi : « La chose causée, diffère de sa cause précisément en ce qu'elle en reçoit : par exemple , un homme est cause de l'existence d'un autre homme, non de son es- sence. Cette essence, en effet, est une vérité éternelle ; et c'est pourquoi ces deux hommes peuvent se ressembler sous le rapport de l'es- sence, mais ils doivent différer sous le rapport de l'existence; de là vient que si l'existence de l'un d'eux est détruite, celle de l'autre ne le sera pas nécessairement. Mais si l'essence de l'un d'eux pouvait être détruite et devenir fausse, l'essence de l'autre périrait en même temps. En conséquence , une chose qui est la cause d'un certain effet, et tout à la fois de son existence et de son essence, doit différer de cet effet, tant sous le rapport de l'essence que sous celui de l'existence. Or, l'intelligence de Dieu est la cause de l'existence et de l'essence de la nôtre. Donc l'intelligence de Dieu, en tant qu'elle est conçue comme constituant l'essence divine, diffère de notre intelligence tant sous le rapport de l'essence que sous celui de l'existence, et ne lui ressemble que d'une façon toute nominale , comme il s'a- gissait de le démontrer. » Quand Louis Meyer arrêtait ici Spinoza au nom de ses propres principes, on peut dire qu'il était vraiment dans son rôle d'ami: car, si les prin- cipes de Spinoza conduisaient strictement à cette extrémité de nier toute espèce de ressemblance entre l'intelligence divine et la nôtre, quelle ac- cusation plus terrible contre sa doctrine ? A qui persuadera-t-on que la pensée humaine est une émanation de la pensée divine, et toutefois qu'il n'y a entre elles qu'une ressemblance nominale? Mais que nous parlez-vous alors de la pensée di- vine? Comment la connaissez-vous? Si elle ne ressemble à la nôtre que par le nom, c'est qu'elle- même n'est qu'un vain nom. Mais je suis porté à croire que Spinoza a ex- cédé sa propre pensée. Rien ne l'obligeait, en ef- fet, à s'embarrasser d'une difficulté nouvelle. La pensée divine, prise en soi, diffère de la pensée humaine, comme une cause infinie diffère d'une de ses manifestations finies, comme une perfec- tion absolue diffère d'une perfection relative, comme l'éternité immobile diffère de la durée, sa mobile image. Mais cette diff '.élut point tout rapport; loin de là : elle implique un rapport nécessaire. Comment, d'ailleurs, Spinoza aurait-il brisé tout lien entre la pensée absolue et la pensée re- lative ou l'entendement, lui qui bientôt nous dira que la pensée n'est rien si elle, ne se développe pas; que l'entendement humain, c'est la pensée absolue elle même, en tant qu'elle se manifeste SPIN 1660 — SPIN :essairement? Si donc le Dieu de Spinoza n'a point d'entendement, il n'en faut pas conclure qu'il soit à ses yeux une force aveugle, un Dieu suis intelligence et sans vie. Le Dieu de Spinoza pense, et, considéré dans la totalité de son être, il pense toutes choses, même les plus humbles et les plus viles. Considéré en soi, il ne pense que soi; et c'est là la pensée absolue, pure des limi- tations de l'entendement, étrangère à la mobilité des idées, pleine, simple, éternelle, digne enfin de son objet. De Dieu considéré en soi comme substance in- finiment étendue et infiniment pensante, il s'a- girait maintenant de descendre à l'univers vi- sible, où la pensée et l'étendue divines se développent à l'infini. Forcé de borner notre ex- position, nous essayerons du moins de la con- centrer sur les points les plus essentiels. Dans ces mondes innombrables émanés de l'é- ternelle fécondité de la substance, nous allons chercher la place de l'homme. Nous quittons les hauteurs de la pure métaphysique pour mettre le pied sur la terre et demander à Spinoza quelle idée il s'est formée de l'âme humaine, de sa nature, de ses facultés, de sa destinée. Pour Spinoza comme pour Descartes, l'essence de l'âme, le fond de l'existence spirituelle, c'est la pensée : la sensibilité, la volonté, l'imagina- tion n'étant que des suites ou des formes de la pensée. L'âme est donc, aux yeux de Descartes, une pensée. Spinoza ajoute qu'elle est une pen- sée de Dieu, et par là il donne à la définition cartésienne de l'âme une physionomie toute nou- velle. La pensée divine, étant une forme de l'activité absolue, ne peut pas ne pas se développer en une suite infinie de pensées, ou d'idées, ou encore dames particulières. D'un autre côté, il implique contradiction qu'aucune idée, aucune âme, en un mot aucun mode de la pensée puisse exis- ter hors de la pensée elle-même; tout ce qui pense, par conséquent, à quelque degré et de quelque façon qu'il pense, en d'autres termes, toute âme est un mode de la pensée divine, une idée de Dieu. Or, qu'exprime cette suite infinie d'âmes et d'idées qui découlent éternellement de la pensée divine? Elle exprime l'essence de Dieu. Mais le développement infini de la nature corpo- relle exprime-t-il autre chose que l'essence infi- nie et parfaite de Dieu? L'étendue exprime sans doute l'essence de Dieu d'une tout autre façon que ne fait la pensée, et de là la différence né- cessaire de ces deux choses; mais elles expri- ment toutes deux la même perfection, la même infinité, et de là leur rapport nécessaire. Par conséquent, à chaque mode de l'étendue divine doit correspondre un mode de la pensée divine; et, comme dit Spinoza, l'ordre et la connexion des idées est le même que l'ordre et la connexion des choses. De plus, de même que l'étendue et la pensée ne sont pas deux substances, mais une seule et même substance considérée sous deux points de vue, ainsi un mode de l'étendue et l'idée de ce mode ne font qu'une seule et même chose, exprimée de deux manières différentes. Par exemple, un cercle qui existe dans la nature et l'idée d'un tel cercle, laquelle est aussi en Dieu, c'est une seule et même chose, exprimée relativement à deux attributs différents. « El c'est là, ajoute Spinoza en désignant peut-être les ba listes, ce qui paraît avoir été aperçu comme à travers un nuage par quelques Hébreux qui soutiennent que Dieu, l'intelligence de Dieu et les choses qu'elle conçoit ne font qu'un. » | Une conséquence évidente de cette doctrine, ut cm-ps est animé; car tout corps est un mode de l'étendue, et chaque mode de l'éten- due correspond si étroitement à un mode de la pensée, que tous deux ne sont au fond qu'une seule et même chose. Spinoza n'a point hésité, ici, à se séparer de l'école cartésienne. On sait que Descartcs ne voulait reconnaître la pi et la vie que dans cet être excellent que Dieu a fait à son image. T"Ut le reste n'est que matière et inertie. Les animaux mêmes qui occupent les degrés les plus élevés de l'échelle organique ne trouvent point grâ e à -es yeux; il les juive d< tout sentiment, et les condamne à n'être que des automates admirables dont la main divine elle- même a disposé tous les ressorts. Cette théorie donne à l'homme un prix infini dans la création; mais, outre qu'elle a de la peine à se mettre d'accord avec l'expérience et a se faire accepter du sens commun, on peut dire qu'elle rompt la chaîne des êtres et ne laisse plus comprendre le progrès de la nature. Cet abîme ouvert par Descartes entre l'homme et le reste des choses, Spinoza n'hésite pas à le combler. Il est loin de rabaisser l'homme et de l'égaler aux animaux ; car, à ses yeux, la per- fection de l'âme se mesure sur celle du corps, et réciproquement. Par conséquent, à ces organi- sations de plus en plus simples, de moins en moins parfaites qui forment les degrés décrois- sants de la nature corporelle, correspondent des âmes de moins en moins actives, de plus en plus obscurcies, jusqu'à ce qu'on atteigne la région de l'inertie et de la passivité absolues, limite in- férieure de l'existence, comme l'activité pure en est la limite supérieure. Qu'est-ce donc que l'âme humaine dans cette doctrine? Évidemment c'est une suite de modes de la pensée étroitement unis à une suite de modes de l'étendue; en d'autres termes, c'est une idée unie à un corps, et, comme dit Spinoza, l'âme humaine, c'est l'idée du corps humain. Il est aisé maintenant de définir l'homme de Spinoza : c'est l'identité de l'âme humaine et du corps humain. L'âme humaine, en effet, n'est, au fond, qu'un mode de la substance divine; or, le corps humain en est un autre mode. Ces deux modes sont différents, en tant qu'ils expriment d'une manière différente la perfection divine, l'un dans l'ordre de la pensée, l'autre dans l'ordre de l'étendue; mais, en tant qu'ils représentent un seul et même moment du développement éternel de l'activité infinie, ils sont identiques. Ce que. Dieu est, comme corps, à un point précis de son progrès, il le pense comme âme, et voilà l'homme. Le corps humain n'est que l'objet de lame humaine; l'âme humaine n'est que l'idée du corps humain. L'âme humaine et le corps hu- main ne sont qu'un seul être à deux faces, et pour ainsi dire un seul et même rayon de la lu- mière divine, qui se décompose et se dédouble en se réfléchissant dans la conscience. Si l'âme humaine correspond exactement au corps humain, celui-ci étant un composé de mo- lécules, il faut que celle-là soit un composé d'i- dées. Spinoza accorde ouvertement cette consé- quence, et il définit l'âme « une idée composée de plusieurs idées ». Comment l'âme humaine, ainsi conçue, aurait-elle des facultés? Une faculté suppose un sujet; la variété des facultés d'un même être demande un centre commun d'iden- tité el de vie. Or, l'âme humaine n'est pas pro- prement un être, une chose; et, comme dit Spi- noza, ce n'est pas la substance qui constitue lu forme ou l'essence de l'homme; l'âme humaine est un pur mode, une pure colleelion d'idées; et la réalité d'une collection se résout dans celle des éléments qui La composent. Ne cherchez donc pas (Luis l'âme humaine des facultés, des puissan- ces : vous n'v trouverez que des idées Qu'est-co SPIN — 1661 — SPIN donc que l'entendement? Qu'est-ce que la vo- lonté? Des êtres de raison, de pures abstractions que le vulgaire réalise; au fond, il n'y a de réel que telle ou telle pensée, telle ou telle volition déterminées. Or, l'idée et la volition ne sont pas deux choses, mais une seule, et Descartes s'est trompé en les distinguant. A l'en croire, la vo- lonté est plus étendue que l'entendement, et il explique, par cette disproportion nécessaire, la nature et la possibilité de l'erreur. Il n'en est point ainsi; vouloir, c'est affirmer. Or, il est im- possible de percevoir sans affirmer, comme d'af- firmer sans percevoir. Une idée n'est point une simple image, une figure muette tracée sur un tableau : c'est un vivant concept de la pensée, c'est un acte. Le vulgaire s'imagine qu'on peut opposer sa volonté à sa pensée. Ce qu'on oppose à sa pensée, en pareil cas, ce sont des affirma- lions ou des négations purement verbales. Con- cevez Dieu et essayez de nier son existence, vous n'y parviendrez pas. Quiconque nie Dieu n'en pense que le nom. L'étendue de la volonté se mesure donc sur celle de l'entendement. Des- cartes a beau dire que s'il plaisait à Dieu de nous donner une intelligence plus vaste, il ne serait pas obligé pour cela d'agrandir l'enceinte de notre volonté, c'est supposer que la volonté est quelque chose de distinct et d'un; mais la volonté se résout dans les volitions, comme l'en- tendement dans les idées. La volonté n'est donc pas infinie, mais composée et limitée, ainsi que l'entendement. Point de volition sans pensée, point de pensée sans volition ; la pensée, c'est l'idée considérée comme représentation; la vo- lition, c'est encore l'idée considérée comme ac- tion; dans la vie réelle, dans la complexité na- turelle de l'idée, la pensée et l'action s'identifient. On objectera peut-être à Spinoza qu'il doit au moins reconnaître dans l'âme humaine une fa- culté proprement dite , savoir, la conscience. Mais la conscience, prise en général, n'est à ses yeux qu'une abstraction, comme l'entendement et la volonté. Ce n'est pas que Spinoza ne recon- naisse expressément la conscience; il la démon- tre même a priori, et c'est un des traits les plus curieux de sa psychologie, que cette déduction logique qu'il croit nécessaire pour prouver à l'homme, par la nature de Dieu, qu'il a la con- science de soi-même. « Il y a, dit-il, en Dieu, une idée de l'àme humaine, et cette idée est unie à l'âme comme l'âme est unie au corps. De la même façon que l'âme représente te corps, l'idée de l'âme représente l'âme à elle-même, et voilà la conscience. Mais l'idée de l'âme n'est pas dis- tincte de l'âme; autrement il faudrait chercher encore l'idée de cette idée dans un progrès à l'infini. C'est la nature de la pensée de se repré- senter elle-même avec son objet. Par cela seul que l'âme existe et qu'elle est une idée, l'âme est donc conscience de soi. » Bornons-nous à cette théorie générale des fa- cultés de l'âme, et cherchons ce qui en résulte pour la destinée de l'homme, soit dans l'ordre moral, soit dans l'ordre politique et religieux. Et d'abord, se peut-il comprendre que le pro- blème moral soit seulement posé dans le système de Spinoza? Ce problème, en effet, le voici : Com- ment l'homme doit-il régler sa vie pour qu'elle soit conforme au bien? Cela suppose évidemment deux conditions : premièrement, que l'homme soit capable de régler sa vie, de diriger à son gré sa conduite, en un mot que l'homme soit libre ; secondement, qu'il existe un bien moral, un bien obligatoire auquel l'homme doive conformer ses actions. Interrogez maintenant Spinoza sur ces deux objets, le libre arbitre et l'ordre moral. Sa pensée est aussi claire; aussi tranchante, aussi résolue sur l'un que sur l'autre; il les nie tous deux, non pas une fois, mais en'toute rencontre, à chaque page de ses écrits, et toujours avec une énergie si inébranlable, une conviction si pro- fonde et si calme, que l'esprit en est confondu et comme effrayé. C'est que le libre arbitre et le sentiment du bien et du mal ne sont, après tout, que des faits; et entre des faits et une nécessite logique, Spinoza n'hésite pas. Soit qu'il considère la nature divine, le caractère de son développe- ment éternel et l'ordre universel des choses, soit qu'il s'attache à l'essence de l'àme humaine, à son rapport avec le corps, aux divers éléments de la nature, aux mobiles divers de ses actions, tout lui apparaît comme nécessaire, comme fatal, comme réglé par une loi inflexible, et le libre arbitre, en Dieu comme dans l'homme, lui est également inconcevable. Reste à comprendre qu'après ce démenti écla- tant donné à la conscience du genre humain au nom de la logique, Spinoza vienne ensuite pro- poser aux hommes une morale dont il a par avance détruit les conditions. Voici par quelle série de distinctions et de raisonnements l'auteur de Y Ethique est parvenu à se tromper lui-même sur la radicale inutilité d'une telle entreprise. Fataliste absolu, Spinoza ne pouvait admettre les idées de bien et de mal, de perfection et d'imperfection, prises au sens moral que leur donne la conscience du genre humain; mais si l'on considère ces idées abstraction faite du libre arbitre et de la responsabilité humaine, si on les prend au sens purement métaphysique, il est vrai de dire que rien n'empêche Spinoza de leur faire une certaine part dans sa doctrine. Dieu, pour lui, est l'être parfait. En quoi con- siste sa perfection? dans l'infinité de son être. Les attributs de Dieu sont aussi des choses par- faites. Pourquoi cela? parce qu'à ne considérer que le genre d'être qui leur appartient, rien ne manque à leur plénitude; mais si on les compare à l'être en soi, leur perfection tout empruntée et toute relative s'éclipse devant la perfection incréée. Ce nombre infini de modes qui émanent des divins attributs ne contient qu'une perfec- tion plus affaiblie encore; mais chacun pourtant, suivant le degré précis de son être, exprime la perfection absolue de l'être en soi. La perfection absolue a donc sa place dans la doctrine de Spi- noza, ainsi que la perfection relative à tous ses degrés, laquelle enveloppe un" mélange néces- saire d'imperfection; seulement, la perfection ne diffère pas de l'être : elle s'y rapporte et s'y me- sure, et l'échelle des degrés de l'être est celle des degrés de perfection. Dans l'homme, qu'est-ce pour Spinoza que le bien? c'est l'utile; et l'utile, c'est ce qui amène la joie et la tristesse. Mais qu'est-ce que la joie et la tristesse? La joie, c'est le passage de l'âme à une moindre perfection. En d'autres termes, la joie, c'est le désir satisfait; la tristesse, c'est le désir contrarié; et tout désir se ramène à un seul désir fondamental, qui fait l'essence de l'homme, le désir de persévérer dans l'être. Ainsi, toute âme humaine a un degré précis d e- tre ou de perfection qui la constitue, et qui de soi tend à s" maintenir. Ce qui augmente l'être ou la perfection de l'âme lui cause de la tristesse, lui est utile, lui est bon; ce qui diminue l'être ou la perfection de l'àme lui cause de la tris- tesse, lui est nuisible, est un mal à ses yeux. Il y a donc de la perfection et de l'imperfection, du bien et du mal, dans la nature humaine comme en toutes choses; et la vie des hommes est une série d'états successifs qui peuvent être compa- rés les uns aux autres, mesurés, estimés sous le rapport de la perfection et du bien; le tout, sans Si'iN — 1662 — M'i.\ tenir aucun compte du libre arbitre, du mérite, du péché, el comme B'il B'agissait de planti de minéraux. Spinoza a donc le droit de poser cette question : Quelle est pour l'homme la vie la plus parfaite? car cela veut dire : quelle est la vie où l'àme a le plus de joie, c'est-à-dire le plus de perfection, c'est-à-dire le plus d'être? On dira : Qu'importe à l'homme de savoir quelle est la vie la plus parfaite, s'il ne peut y conformer la sienne? liais Spinoza répliquera que c'est une autre question. Soit. Convenons que le problème ainsi posé (et nos réserves faites), Spinoza en donne une solu- tion d'une simplicité et d'une élévation remar- quables. 11 démontre d'abord que la vie la plus parfaite, c'est la vie la plus conforme, non à l'a- veugle appétit, mais au désir éclairé par la rai- son, d'un seul mot, la plus raisonnable. En effet, la vie la plus parfaite, c'est la vie la plus heu- reuse, la plus riche, c'est-à-dire celle ou l'être de l'homme se conserve et s'accroît de plus en plus; or, la vie raisonnable a seule ce privilège. Spinoza cherche ensuite quelle est la vie la plus raisonnable, et. l'âme étant pour lui essen- tiellement une idée, il n'a pas de peine à démon- trer que la Vie la plus raisonnable est celle de l'âme qui a le plus d'idées claires et distinctes, d'idées adéquates, c'est-à-dire qui connaît le mieux et soi-même et les choses. Or, quel est le moyen de comprendre les êtres d'une manière adéquate? C'est former de ses idées une chaîne dont l'idée de Dieu soit le premier anneau, c'est penser sans cesse à Dieu, c'est voir tout en Dieu. Vivre, agir avec plénitude, c'est ramener tous ses désirs à un seul, le désir de posséder Dieu : c'est aimer Dieu, c'est vivre en Dieu. La vie eh Dieu est donc la meilleure vie et la plus parfaite, parce qu'elle est la plus raisonnable, la plus heu- reuse, la plus pleine, en un mot; parce qu'elle nous donne plus d'être que toute autre vie, et satisfait plus complètement le désir fondamental qui constitue notre essence. Telle est la morale de Spinoza, telle est aussi sa religion. Car, pour lui, la religion ne se dis- tingue pas au fond de la morale; et elle est tout entière dans ce précepte : Aimer ses semblables et Dieu. Or, l'amour de nos semblables est une suite naturelle et nécessaire de l'amour de Dieu. C'est, en effet, une loi de notre nature, que nos affections s'augmentent quand elles sont parta- gées, et par une suite inévitable, que notre âme fasse effort pour que les autres âmes partagent ses sentiments d'amour. Il résulte de là. dit Spi- noza, que le bien que désire pour lui-même tout homme qui pratique la vertu, il le désirera également pour les autres hommes, et avec d'au- tant plus de force qu'il aura une plus grande connaissance de Dieu. L'amour de Dieu est donc tout à la fois le principe de la morale, de la re- ligion et de la société. Il tend à réunir tous les hommes en une seule âme par la communauté d'un seul amour. Ainsi donc, celui qui s'aime soi-même d'un amour raisonnable, aime Dieu et ses semblables, et c'est en Dieu qu'il aime ses tables et soi-même. Voilà la véritable loi divine, inséparable de la loi naturelle; fonde- ment de toutes les institutions religieuses; origi- nal immortel dont les diverses religions ne sont que de changeantes et périssables copies. Cette loi, suivant Spinoza, a quatre principaux carac- tères : premièrement, elle est seule vraiment universelle, parce qu'elle est fondée sur la nature e de l'homme, en tant que réglée par la rai- son; en second lieu, elle se révèle et s'établit I ' elle-même, et n'a pas besoin de s'appuyer les récits historiques et des traditions; troi- sièmement, elle ne nous demande pas des céré- ! monies, mais des œuvres; enfin. Bon quatrième caractère, c'est que le prix de l'avoir obm est renfermé en elle-même, puisque la félicité de l'homme ainsi que sa ré^lc, c'est de connaî- tre et d'aimer Dieu d'une une vraiment libre, d'un amour pur et durable : le cbàtiment de ceux qui violent cette loi, c'est la privation di biens, la servitude de la chair, et une âme tou- jours changeante et toujours trouhlée. Que deviennent avec de pareils principes la révélation proprement dite, les prophéties, les miracles, les mystères, le culte? 11 est aisé de pressentir que rien de tout cela ne peut avoir aux yeux de Spinoza aucune valeur intrinsèque et absolue. Il ne voit dans toute l'économie des religions positives, même de la religion chré- tienne, qu'un ensemble de moyens appropriés à l'enseignement et à la propagation de la vertu : « Selon moi, dit-il, les sublimes spécula- tions n'ont rien à voir avec l'Écriture sainte, et je déclare que je n'y ai jamais appris ni pu apprendre aucun attribut de Dieu. » Il n'y a qu'une seule chose dans l'Écriture comme dans toute révélation, c'est celle-ci : « Aimez votre prochain. •> Spinoza traite fort durement ceux qui trouvent une métaphysique cachée et pro- fonde dans les mystères du christianisme : » Si vous demandez, dit-il à ces personnes subtiles, quels sont les mystères qu'elles trouvent dans l'Écriture, elles ne vous produiront que les fic- tions d'un Aristote, d'un Platon, ou de tout autre semblable auteur de systèmes : fictions qu'un idiot trouverait bien plutôt dans ses songes que le plus savant homme du monde dans l'Écri- ture. » Spinoza se radoucit pourtant sur ce point, et U avoue ailleurs que l'Écriture con- tient quelquoi notions précises sur Dieu; mais elles tende" Uutes à cet unique objet, savoir : qu'il existe un Être suprême qui aime la jus- tice et la charité, à qui tout le monde doit obéir pour être sauvé, et qu'il faut adorer par la pratique de la justice et de la charité envers le prochain. Voilà le catéchisme de Spinoza : « Je laisse à juger à tous, dit-il, combien cette doctrine est salutaire, combien elle est nécessaire dans un État pour que les hommes y vivent dans la paix et la concorde ; enfin, combien de causes graves de troubles et de crimes elle détruit jusque dans leurs racines. » Quelle est, en effet, l'origine de toutes les discordes qui agi- tent les empires? C'est l'empiétement de l'au- torité religieuse sur celle de l'État; et cette tendance perpétuelle du sacerdoce à envahir le gouvernement tient elle-même à ce que la reli- gion n'est point séparée de la philosophie et cir- conscrite dans la sphère qui lui est propre, la sphère de la pratique et des mœurs. Bien loin que la religion doive dominer l'État, c'est l'État qui doit régler et surveiller la religion. Spinoza est amené ici à rechercher l'origine de l'État. Suivant lui, dans l'ordre de la nature, le droit de chacun est identique à sa puissance, et se mesure exactement sur elle. « En effet, dit-il, il est certain que la nature, considérée d'un point de vue général, a un droit souverain sur ce qui est en sa puissance, c'est-à-dire que le droit de la nature s'étend jusqu'où s'étend sa puissance. La puissance de la nature, en effet, c'est la puissance même de Dieu, qui possède un droit souverain sur toutes choses; mais, comme la puissance universelle de toute la nature n'est autre chose que la puissance de tous les indi- vidus réunis, il en résulte que chaque individu a un droit sur tout ce qu'il peut embrasser. >• Ainsi, avant l'établissement de l'État, il n'y a ni juste, ni injuste, ni bien, ni mal. « Les pois- SPiN 1663 — SPIN sons, dit Spinoza, sont naturellement faits pour nager ; les plus grands d'entre eux sont faits pour manger les petits ; et conséquemment, en vertu du droit naturel, tous les poissons jouis- sent de l'eau, et les plus grands mangent les plus petits. » Voilà l'image de l'état de nature. Il est clair que cet état ne peut longtemps sub- sister; car^ il n'est personne qui ne désire vivre en sécurité et à l'abri de la crainte : or, cette situation est impossible tant que chacun peut faire tout à son gré, et qu'il n'accorde pas plus d'empire à la raison qu'à la haine et à la co- lère; chacun dès lors vit avec anxiété au sein des inimitiés, des haines, des ruses et des fureurs de ses semblables, et fait tous ses efforts pour les éviter. Que si nous remarquons ensuite que les hommes privés de secours mutuels et ne cultivant pas la raison mènent nécessairement une vie malheureuse, nous verrons clairement que pour mener une vie heureuse et pleine de sécurité, les hommes ont dû s'entendre mutuel- lement et faire en sorte de posséder en commun ce droit primitif sur toutes choses que chacun avait reçu de la nature; ils ont dû renoncer à suivre la violence de leurs appétits individuels, et se conformer de préférence à la volonté et au pouvoir de tous les hommes réunis. » (Théol. polit., t. Ier, p. 271 de la trad. fr.) La société, suivant Spinoza, est donc le résultat d'un pacte. Or, aucun pacte n'a de valeur qu'en raison de son utilité ; si l'utilité disparaît, le pacte s'éva- nouit avec elle et perd toute son autorité. Il y a donc de la folie à prétendre enchaîner à tout jamais quelqu'un à sa parole, à moins qu'on ne fasse en sorte que la rupture du pacte occasionne pour le violateur de ses serments plus de dom- mage que de profit; c'est là ce qui doit arriver particulièrement dans la formation d'un Etat. Ce moyen de conserver le pacte social, c'est l'auto- rité absolue du souverain, maintenue par la force et par les supplices. Le but de Spinoza, en établissant cette théorie du despotisme, c'est surtout de prouver que le droit du souverain comprend l'administration des choses religieuses. Il ne faut pas voir en lui un ennemi systématique de la liberté. Entre toutes les formes de gouvernement c'est la démocratie qu'il croit la meilleure, la plus ap- propriée à la nature humaine, celle qui offre le plus de garanties de stabilité. Et, bien qu'il accorde au souverain un droit absolu sur toutes choses, il y met pourtant une limite; il soutient qu'il est impossible qu'un homme cède abso- lument tous ses droits au souverain; par exem- ple, qu'il abdique sa pensée et se soumette abso- lument à la pensée d'autrui. Personne ne peut faire ainsi l'abandon de ses droits naturels et de la faculté qui est en lui de raisonner librement et de juger librement des choses; personne n'y peut être contraint. » 11 est bien vrai, dit Spi- noza, que le gouvernement peut à bon droit considérer comme ennemis ceux qui ne parta- gent pas sans restriction ses sentiments ; mais nous n'en sommes plus à discuter les droits du gouvernement; nous cherchons maintenant ce qu'il y a de plus utile. » Spinoza soutient donc que sa doctrine morale et politique diffère de celle de Hobbes par deux endroits essentiels : premièrement, parce qu'elle conserve toujours le droit naturel dans son intégrité; et en second lieu, parce qu'elle n'ac- corde à l'État qu'un droit proportionné à sa puissance. De là, dit-il, des garanties de liberté que le système de Hobbes n'admet pas. Il est aisé de voir que ces garanties sont tout illu- soires. Écoutons Spinoza : « J'accorde bien, dit- il {Théol. polit., t. Ier, p. 329 de la trad. fr.), que l'Etat a le droit de gouverner avec la plus excessive violence, et d'envoyer, pour les causes les plus légères, les citoyens à la mort ; mais tout le monde niera qu'un gouvernement qui prend conseil de la raison puisse accomplir de pareils actes. 11 y a plus : comme le souverain ne saurait prendre ces mesures violentes, sans mettre l'Etat tout entier dans le plus péril, nous pouvons lui refuser la pu absolue, et conséquemment le droit absolu de faire ces choses et autres semblables; car nous avons montré que les droits du souverain se mesurent sur sa puissance. » Singulière politique que celle de Spinoza! Mes droits, ma vie sont dans la main du souverain; et la garantie de mes droits et de ma vie est dans l'impuissance du souverain à me les ôter. « On ne voit que fort rarement les souverains, dit Spinoza avec une étonnante naïveté, donner des ordres absurdes; car n leur importe surtout, dans leur intérêt à venir et pour garder le pou- voir, de veiller au bien public et de ne se diriger dans leur gouvernement que par les conseils de la raison. » La politique de Spinoza renferme donc la même contradiction que sa morale : sa morale montre parfaitement quel est l'idéal de la meil- leure vie, mais elle ôte à l'homme tous les moyens d'y parvenir; de même, sa politique contient l'idée d'un gouvernement libre et ex- cellent, mais, dans un gouvernement despo- tique, elle légitime les derniers excès de la tyrannie et dit aux sujets de courber la tête. Dans ce vaste développement de spéculation et d'idées dont nous venons de toucher le terme, et où se font partout reconnaître, au milieu même des erreurs les plus déplorables, la vi- gueur et l'originalité d'une intelligence du pre- mier ordre, ce qui frappe avant tout c'est l'extrême simplicité des principes sur lesquels repose toute la doctrine. La forme en est sans doute peu attrayante; l'appareil de la déduction y est laborieux et compliqué ; et il faut même ajouter que sur un certain nombre de points particuliers, l'interprétation du système présente les plus grandes difficultés, par suite de cette obscurité inévitable que l'erreur amène toujours avec" soi. Mais à prendre le spinozisme dans son ensemble, il est impossible de rien conce- voir de plus uni, de plus régulier, de plus lu- mineux. Et toutefois jamais système n'a été caractérisé d'une façon plus diverse : c'est l'a- théisme absolu pour les uns; c'est pour les au- tres le théisme dans son excès. Ceux-ci font de Spinoza un mystique, ceux-là un matérialiste de la famille d'Épicure, un impie, un libertin. Quelii'"-'* uns même, dans l'aveugle emporte- ment Qo la passion, attribuent au système de Spinoza des caractères inconciliables et veulent qu'il soit *-»«* A la fois panthéiste et athée. Quant ^ »us, s'il faut l'avouer, nous n'atta- chons qU Une médiocre importance à ces accu- sations contradictoires. Qu'importent à la science ces qualifications de matérialiste, de panthéiste, d'athée, presque toujours équivoques et arbi- traires? Qu'i/u donne au système de Spinoza les noms qu'on voudra, pourvu qu'on l'entende et qu'on le discute; c'est ce que nous allons essayer de faire pour notre part, et bien que nous ayons déjà dit notre pensée sur ce système, pris en général (voy. l'article Panthéisme), nous résu- merons "t'i, sous la forme la plus précise, les objection» capitales que nous avons à lui adresser. Ces objections porteront sur trois points : la méthode de Spinoza, sa théorie de Dieu, sa théo- rie de l'homme. I. La méthode de Spinoza est une méthode SPIN — 1664 — SIMN parfaitement arbitraire et parfaitement Stérile ; imiis ajouterons qu'elle est absolument inappli- cable, à ce point que Spinoza s'est vu obligé, pour avancer, de se mettre à chaque pas en con- tradiction avec elle. Cette méthode, en effet, consiste dans l'emploi de la raison pure et du raisonnement déductif. à l'exclusion de l'expérience. Quoi de plus arbi- traire qu'une telle exclusion? L'esprit humain à un certain nombre de moyens de connaître également naturels, également nécessaires, éga- lement légitimes : d'un côté, les sens, la con- science, d'un seul mot, l'expérience, avec l'in- duction qui s'appuie sur elle et qui la féconde; de l'autre côte, la raison pure et le raison- nement. De quel droit bannir de la science une seule de ces fonctions intellectuelles"? et quel avantage peut-on s'en promettre? Agir ainsi, c'est amoindrir, c'est mutiler l'esprit humain. Remarquez, de plus, que les différentes fonctions intellectuelles ne sont pas en réalité séparées ni séparables. Avant Kant, Aristote et d'autres encore avaient fortement démontré que la sépa- ration de la raison pure et des sens est une séparation artificielle. L'homme n'est jamais un pur esprit, ou un simple animal ; ni les sens ne s'exercent sans la raison, ni la raison indépendamment des sens. Dans tout jugement, dans toute pensée, la plus grossière comme la olus sublime, une analyse exacte découvre deux éléments étroitement unis, un élément empi- rique et un élément rationnel, une donnée a posteriori et un concept a priori. Séparer la raison pure des sens, c'est donc rompre le fais- ceau naturel de nos facultés intellectuelles, c'est se placer dans une situation arbitraire et artificielle, c'est ne plus examiner les choses que sous un point de vue particulier, c'est renoncer à la réalité pour courir après des chi- mères. Le meilleur moyen d'arrêter ces raisonneurs impérieux, c'est de leur demander compte de leur principe et de leur faire voir qu'ils ne peu- vent ni le poser, ni, l'ayant une fois posé arbi- trairement, faire un mouvement au delà. Nous nous adressons ici en particulier à Spinoza et je lui demande où il prend son principe : savoir la substance ou l'être en soi et par soi. Nous demandons si cette notion de l'être est la notion de l'être absolument indéterminé, sans activité, sans vie, ou la notion de l'être actif et vivant. S'il est question de l'être actif et vivant, évidem- ment cette notion ne vient pas de la raison pure qui ne donne que l'être absolu en général : c'est l'expérience qui nous fait voir l'être en action, l'être vivant. Otez les sens, ôtez la con- science, toute idée d'action et de vie expire. Vous êtes en face de l'être indéterminé. Or, si vous partez de l'être indéterminé, que tirerez-vous d'une telle abstraction? absolument rien. Direz-vous, en effet, que l'être a néces- sairement des attributs qui expriment et déter- minent son essence? Je vous demanderai d'où vous tirez cette notion d'attribut, si l'expérience ne vous a pas appris que les êtres de la nature ont des attributs, des qualités, des détermina- tions précises par où ils se distinguent les uns des autres et deviennent saisissables et intelli- gibles. Et, supposons même que de l'idée d'être en gênerai, vous puissiez déduire a priori, et •sans le secours de l'expérience, l'idée d'attribut en gênerai, vous n'en serez pas plus avancés •r, nv '' V0,"-1- cJU0i de Plus vido °t de plus a*Wh..?UJ? •vfe„a'un attr'but en général, d'un aurbul possible? Comment déterminer ces et- "'juta car enfin, vous voulez en venir à dire que la substance a, non pas des attributs en gé- néral, ruais l.'ls (l lell .itlribiits ; bOIl pi attributs possible^ uj.hs des attribul i exemple la pensée et l'étendne. Or, n'est-il pus évident que tous les efforts et toutes les i. sources du raisonnement sont impuissants à faire sortir la notion précise de la pensée, du la notion vague et indéterminée de l'être en soi? Il tant donc recourir ici à l'expérience, bon gré mal gré. Et, pourquoi se tromper soi-même et tromper les autres? de bonne foi, quand vous scz tous les attributs déterminables de la substance à deux, savoir, la pensée et l'éten- due, n'est-ce pas à la conscience que vous vous adressez pour vous donner la notion de la pen- sée? N'est-ce pas aux sens que vous emprun- tez la notion de l'étendue? Convenez-en donc. L'expérience est absolument nécessaire en toute œuvre scientifique; elle est donc aussi légi- time que le raisonnement et la raison. Mais ce point une fois accordé, quand vous viendrez nous dire que toutes les formes de l'existence se réduisent à trois : la substance, l'attribut, le mode : comme toutes les dimensions de l'étendue se réduisent à trois : la longueur, la largeur et la profondeur, et cela, comme un principe a priori, comme une chose incontestable, anté- rieure et supérieure à l'expérience ; quand vous viendrez nous dire qu'en dépit du témoignage intérieur il faut admettre que l'âme n'est qu'un mode de la substance divine, qu'elle n'a ni unité, ni liberté, nous vous rappellerons que cette expérience à qui vous rompez si résolu- ment en visière, vous avez eu besoin vous-même de vous y appuyer pour donner la vie et le mouvement à votre principe, et que par cela seul vous avez perdu le droit de la désavouer. II. Venons maintenant à la théorie de Dieu. Nous posons contre Spinoza ce dilemme : Ou votre Dieu est tout, de sorte qu'il n'y a et ne peut y avoir qu'un seul être, une seule personne, un seul individu qui est Dieu; ou bien votre Dieu n'est qu'une abstraction sans vie et sans réalité, de sorte qu'il n'y a d'êtres réels que les êtres finis et déterminés qui composent la nature. En effet, il n'y a, dans le système de Spinoza, que trois définitions possibles de Dieu : Dieu est la substance, rien de plus; c'est la première dé- finition. Dieu est la substance, plus ses deux attributs infinis, la pensée et l'étendue : c'est la seconde définition. Dieu est la substance, plus ses deux attributs infinis, la pensée et l'étendue plus les modes de ces attributs, c'est-à-dire là variété infinie des âmes et des corps; c'est la troisième et dernière définition. Evidemment il faut choisir entre ces trois alternatives. Si Dieu est la substance, la substance sans at- tributs, il s'ensuit que Dieu est l'être absolument indéterminé. Or, c'est là une abstraction pure, parfaitement creuse et vide, d'où rien ne pourra sortir. Considérez-vous la pensée comme une perfection ou comme une limitation, une dé- chéance? Spinoza hésite entre ces deux extrémi- tés : tantôt il dit en propres termes : Omnis dc- terminalio negatio est. ce qui place la perfection suprême dans la suprême indétermination et conduit à considérer tout attribut, même le su- blime attribut de la pensée, comme une dé- chéance de l'être. Or, si la pensée est une perfec- tion, il s'ensuit qu'un Dieu sans pensée est un Dieu imparfait; il s'ensuit, de plus, que la pen- sée, qui est une perfection, a pour principe la substance, qui vaut moins qu'elle, puisqu'elle est l'être indéterminé, l'être abstrait. Ainsi donc, un Dieu imparfait, ou la perfection naissant de l'imperfection, voilà deux absurdités inévitables pour Spinoza, s'il admet que la pensée soit une perfection de l'être. Admet-il la doctrine cou- SPIN — 1665 — SPIX traire, la doctrine que les mystiques et les pan- théistes de tous les âges ont ainsi formulée: Omnis determinatio negalio est, nous lui de- mandons comment il se l'ait que la détermination et la négation pénètrent au sein de la substance. Vous la supposez parfaite dans son existence in- déterminée ; puis vous prétendez qu'elle prend des attributs., qu'elle se détermine, c'est-à-dire qu'elle se nie elle-même, qu'elle dégénère. Gela est inconcevable et, qui plus est, contradictoire. Comment l'être absolument parfait deviendrait- il imparfait en se déterminant? C'est, dites-vous, une nécessité absolue. Grand mot, destiné à pallier une hypothèse parfaitement arbitraire. Sans doute, votre système adopté, il n'y a d'autre moyen d'expliquer le passage de la substance à l'attribut, de l'indéterminé au déterminé, de l'abstrait au concret ; il n'y a d'autre moyen que l'hypothèse d'une nécessite absolue qu'on suppose sans la démontrer et sans l'expliquer. Mais c'est justement cette hypothèse désespérée, absurde en soi et en même temps indispensable au pan- théisme, qui se tourne en condamnation contre lui. De plus, cette hypothèse inconcevable et arbitraire implique directement contradiction. Vous posez, en effet, la substance comme le po- sitif absolu. Vous dites que tout attribut étant une détermination, est quelque chose de négatif, et vous voulez que la substance produise néces- sairement des attributs ou, en d'autres termes, se détermine nécessairement, c'est-à-dire que le positif absolu devienne nécessairement le né- gatif, que le oui devienne nécessairement le non. Le seul moyen d'échapper à l'absurdité de cette conséquence, c'est de la généraliser et de la poser intrépidement en principe sous le nom fastueux de principe de l'identité des contradic- toires. Le panthéisme en est venu là de nos jours; il a proclamé, par la bouche de Hegel, l'identité absolue du néant et de l'être, de l'unité et du zéro, et il faut convenir qu'il est devenu irréfutable; mais c'est qu'il a rompu tout lien avec le sens commun, avec toute pensée hu- maine, avec tout langage. Laissons là ces égarements dont Spinoza n'est pas coupable, et passons de la première définition de Dieu, suffisamment réfutée, à la seconde, qui est celle-ci : Dieu, c'est la substance, plus ses deux attributs infinis, la pensée et l'étendue. Au fond, cette définition diffère à peine de la pre- mière; elle aboutit comme elle à un Dieu indé- terminé, à un Dieu abstrait, à un Dieu néant; elle succombe sous les mêmes objections. Considérons, en effet, spécialement l'attribut de la pensée. Dieu est la substance infiniment pensante : voilà sa définition. Or, nous demandons à Spinoza si cette pensée divine est une pensée réelle, effective, une pensée ayant conscience de soi, une pensée riche d'idées, une pensée qui embrasse distinctement tous les objets réels et possibles: c'est ainsi qu'on entend les choses, quand on reconnaît Dieu comme intelligence; ou bien si Dieu est la pensée indéterminée, sans conscience, sans idées, la pensée en général qui ne pense rien en particulier. Spinoza adopte le plus souvent cette dernière alternative. 11 ac- corde à Dieu la pensée, comme dit fort bien Leibniz, et lui refuse l'intelligence : Cogitationem Deo concedit, non inlelleclum. Et en effet, il est . clair que si Spinoza eût admis que la pensée de Dieu est une pensée déterminée, comme les dé- terminations de la pensée, dans son système, ce sont les idées ou les âmes, Spinoza aurait fait entrer les modes de la pensée dans la nature naturaute ; il aurait supprimé la nature naturée. Spinoza a donc été conséquent en déclarant que Dieu, pris en soi, n'a pas d'idées, qu'il n'est pas DICT. FJIILOS. une intelligence. Mais alors, il fuit dévorer mille et mille absurdités déjà signalées. Ou bien l'on dira que c'est une perfection pour la pensée de se déterminer par des idées : et voilà la pensée divine convaincue d'être imparfaite, voilà la perfection qui sort de l'imperfection; ou bien on dira que la penser dégénère en se déterminant par des idées: et voilà la perfection qui devient imparfaite, voilà l'affirmation qui devient la né- gation, voilà l'être qui devient néant, l'unité qui devient zéro par une nécessité éternelle. Arrivons à la dernière définition possible : Dieu est la substance plus ses deux attributs infinis, la pensée et l'étendue, plus les modes de ces attributs, c'est-à-dire la variété infinie des âmes et des corps. 11 est clair, à la simple vue de cette définition, qu'elle conduit à absorber la nature en Dieu. En effet. Dieu est, pour Spinoza, dans celte hypothèse, tout ce qui est et tout ce qui peut être. Par conséquent, toute personnalité, toute individualité, dans le monde moral, comme dans le monde physique, sont mises en pièces et de- viennent des fragments de l'individualité divine. Il est inutile de réfuter une telle assertion. Elle se détruit elle-même, puisque Spinoza, qui af- firme Dieu, ne peut l'affirmer, qu'à condition de se distinguer de lui, de se poser en face de lui. comme un sujet réel, comme une individualité pensante et vivante. En définitive, point de milieu : un Dieu qui est tout, qui dévore tout, qu'on ne peut affirmer sans se nier soi-même et sans nier son affirma- tion; ou bien un Dieu qui n'est rien, un Dieu qu'on pose comme réel en l'affirmant, et qu'on détruit, soit en faisant de sa pensée et de tou-- ses attributs quelque chose d'absolument indéter- miné, soit en lui refusant même ces attributs vides et creux et le réduisant à l'existence pure, décorée du nom d'existence absolue, c'est-à-dire à la plus vaine et à la plus absurde des chimères. III. De Dieu passons à l'homme et concentrons ce dernier débat sur un petit nombre de points précis et essentiels. Nous demanderons à Spinoza, ce qu'il fait de la liberté morale, comment il explique l'unité de la personne humaine, enfin ce qu'il pense de l'immortalité de l'àme. Avec un raisonneur moins sincère et moins conséquent, on pourrait s'attacher à faire voir que les principes fondamentaux de tout pan- théisme aboutissent nécessairement à la négation de la liberté morale; mais Spinoza, sur ce point si grave, n'a presque rien laissé à faire à ses adversaires. Jamais le dogme de la fatalité ab- solue n'avait rencontré un partisan aussi entier et aussi calme dans sa foi, aussi tranchant dans ses négations, aussi explicite dans ses aveux. Spinoza nie la liberté morale en Dieu: il la nie dans l'homme; il la nie, en fait et en droit, au nom de la logique et au nom de l'expériei la nie a priori et a posteriori, comme réelle et comme possible; en un mot, il la nie de toutes les façons dont on peut la nier. Jusque-là nous n'avons qu'à prendre acte de ses déclarations: mais Spinoza uisant le libre arbitre, a 'la prétention i la mo- rale; il comprend qu'un système qui nierait le droit, le devoir, le bien et le le démérite, est un système conda ané par le. cri de la conscience universel!' puise en distinctions subtiles et en combinaisons spécieu- ses pour relever un édifice dent il a détruit le fondement. C'est ici que nous l'arrêterons pour opposer aux iliusions d'un génie que l'abstraction égare, l'évidence des faits et l'impérieuse au- torité de la logique. Commençons par rappeler une distinction très simple entre deux sortes de bien : le bien dans SPLN — i6e Si 'IN l'ordi iture e1 le bien dans L'ordre de la volonté. Ce dernier est le bien moral pi nient dit ; tn lis il ne faut pas croire que le il soit le bien tout entier. L'ordre, l harmonie, la force, la santé, la beauté, sont assurément des biens, et ces biens sont indépendants de la vo- lonté humaine et se rapportent à l'ensemble de l'univers. Non-seulement le bien moral n'es le bien tout entier, le bien pris d'une manière générale et absolue ; mais il s'y rapporte comme une conséquence à son principe ou comme une espèce à son genre. Être vertueux, c'est taire le Lien, c'est poursuivre en toute occasion une fin qui est bonne en soi, de sorte qu'on peut définir le bien moral : la réalisation du bien par la vo- lonté humaine. Ce point établi, nous nous tournons vers Spinoza et nous lui disons : Quand vous parlez de bien et de mal d'une manière générale, au point de vue de la nature, et non au point de vue de la vo- lonté ; quand vous dites qu'une plante vigoureuse est meilleure qu'une plante chétive ; qu'il vaut mieux pour un homme avoir reçu de la nature une bonne qu'une mauvaise santé, un esprit lu- cide et pénétrant qu'une intelligence obtuse; en un mot, quand vous introduisez les notions de bien et de mal, de perfection et d'imperfection, en faisant abstraction du libre arbitre, on com- prend jusqu'à un certain point que votre système, tout panthéiste et fataliste qu'il est, puisse ad- mettre ces distinctions; mais prenez garde, n'allez pas plus loin; dès que vous prononcez les mots de vertu et de vice, de devoir et de droit, de mérite et de démérite, vous sortez de votre -système: car il ne s'agit plus ici du bien en gé- néral, du bien dans l'ordre universel de la na- ture ; il s'agit du bien moral, du bien dans l'ordre particulier de la volonté. Or, sur ce terrain, la distinction du bien et du mal a un tout autre sens; vice et vertu, droit "et devoir, mérite et démérite, tout cela implique un élément commun, savoir : le libre arbitre. Supprimez dans un être le libre arbitre, cet être pourra être encore plus ou moins bon, en ce sens qu'il aura une orga- nisation plus ou moins forte, plus ou moins saine, plus ou moins régulière, plus ou moins belle et harmonieuse; mais dire qu'un tel être a des droits, qu'il est assujetti à des devoirs, qu'il est vertueux et coupable, c'est se contredire d'une manière flagrante, c'est abuser des mots. Nous croyons donc pouvoir considérer le sys- tème de Spinoza comme convaincu de nier la liberté et la moralité humaines. Voyons s'il con- serve au moins à l'âme son unité, qui fait l'in- dépendance de son être. Ici, encore, Spinoza ne laisse à la critique presque rien autre chose à faire qu'à prendre de ses propres mains les con- séquences de ses principes. On connaît sa défi- nition de l'àme : c'est un mode de la pensée divine, en rapport intime avec un mode corres- pondant de l'étendue divine; en d'autres termes : une âme humaine, c'est l'idée d'un corps humain. On pourrait croire, au premier abord, que Spi- noza, en disant que l'âme est une idée, a voulu lui conserver, au moins dans les termes, cette dont elle a un sentiment si distinct et si vif par la conscience. Point du tout : Spinoza se hâte d'ajouter que l'idée qui constitue une âme humaine n'est point une idée simple, mais une idée composée de plusieurs idées. On pourrait hésiter encore sur le sens de cette âge théorie; on pourrait croire qu'en défi- nissant une âme humaine « l'idée d'un corps hu- voulu duc qu'il y a dans 1 ;"' m ' cipe d'unil ti centre où les difl renfermées l'âme vien. u dans ps Humain, oui - qui forment l'ensem . il y a un centre organique, uni qui l'ait l'union di tions. l'unité et l'idi □ nain,. Rien de pius inexact que ■ .: ion de la za . i en do plus déclarations formelles. A ses yeux, le i humain n'esl qu'une collection de ! ou, comme il dit, un : Lexe de l'oten- due divine, formé par la réunion du plu modes simples. 11 n'y a peint da - hu- main de centre actif OU '. . A de force vitale; l'unité organique n'est qu'une unité de proportion. 11 en est absolument de i notre âme : son unité est en tout semblable à celle du corps; elle consiste dans l'assemblage d'un certain nombre de parties : ces parln sont des idées simples. Réunissez ces idées en un rapport déterminé, voilà une âme. Concevez comme liée à cette âme un corps également com- posé de portiuns simples, voilà un homme au complet. Celte théorie d'une âme sans unité, d'un mot formé, pour ainsi dire, de pièces et de morceaux, a quelque chose de si absurde, que plus d'un panthéiste essayera peut-être de sauver ici le principe de son système aux dépens de Spinoza 11 dira que rien n'obligeait ce philosophe à niei l'unité réelle et substantielle du moi} de sorte que sa théorie de lame n'est qu'un accident, une maladresse, une erreur de détail qui n'eii_ nullement la cause générale du pantht'isme. : sonner de la son itrager également Spi- et la vérité. Jamais, en effet, Spinoza n'a été plus conséquent au principe fondamental du panthéisme, que dans sa théorie de l'âme hu- maine; et il est clair comme le jour que le pan- théisme et l'unité réelle et substantielle du moi sont deux choses incompatibles. L'essence du panthéisme, c'est de considérer la nature et Dieu comme les deux aspects d'une seule et même existence; la nature, c'est la vie de Dieu. Pai conséquent, chaque être de la nature, i'àme hu- maine comme tout le reste, n'est qu'un fragment de la vie divine. L'unité vivante ne peut donc - se trouver en Dieu; ou, pour mieux dire, nous voyons s'élever ici contre le panthéisme ce di- lemme toujours renaissant : Ou bien chaque être aura sa vie propre, et alors la vie divine ne sera que la collection de toutes les vies particulières, collection purement abstraite, simple total, sans unité, sans réalité, sans individualité véritables; ou bien il y aura véritablement une vie divine, réelle, individuelle, dont toutes les existences particulières ne seront que des fragments, et alors ces existences n'auront plus qu'une indivi- dualité apparente, une réalité toute nominale, une fausse et trompeuse unité. Ceci nous conduit à tirer du système de Spi- noza, et en général du panthéisme, une dernière conséquence de la plus haute gravité, savoir, la négation de l'immortalité de l'àme. A un premier coup d'œil jeté sur le cinquième livre de l'Éthique . on pourrait croire que Spi- noza professe l'existence d'une vie future ; il semble même admettre un système de punitions et de récompenses, une sorte d'échelle graduée très-ingénieuse et très-originale, d'après laquelle chaque âme humaine, au moment de la mort, recevrait n iturellement une part d'immortalité et de félicité égale au degré précis de perfection où elle se serait élevée à travers les vicissitudes terrestres. Nous ne contestons pas que Spinoza n'ait été de bonne loi en esquissant ce curieux me de rémunération; mais ni la bonne foi de l'esprit ni [sa rigueur même ne le préservent SPIN 1667 — SPIN infailliblement de l'illusion, quand il est hors des voies de la vérité. Méditez le système de Spi- noza, méditez surtout le principe fondamental du panthéisme, et vous reconnaîtrez que le ie de l'immortalité de l'âme en est banni. Et, d'abord, comment Spinoza pouvait-il admet- tre que l'âme survit à la dissolution du corps, après avoir enchaîné l'âme au corps par une so- lidarité absolue? L'âme humaine, c'est, pour lui, l'idée du corps humain; en d'autres termes, une agrégation d'idées nécessairement liée à une agrégation de molécules corporelles. Pour que 1 "âme de Spinoza continuât d'exister après la dé- composition du corps, il faudrait un miracle, un renversement des lois nécessaires de la vie uni- verselle, ce qui est à ses yeux la plus énorme des absurdités. Mais ce n'est pas tout : Spinoza déclare formellement qu'après la dissolution des organes, ni l'imagination, ni la mémoire ne peu- vent exister : or, sans mémoire, la continuité de la conscience et partant la conscience elle-même s'évanouissent. Que peut être désormais la vie pour une âme dépourvue de conscience , pour une âme qui n'est plus une personne, un moi? Exister sans le savoir, ce n'est plus vivre de la vie humaine; par conséquent, pour l'homme, c'est ne plus exister. Ainsi donc, la vie que nous laisse Spinoza est en tout semblable à la mort, au néant de l'existence personnelle; et ce sincère génie l'a si bien compris, qu'il n'a jamais pro- noncé le nom d'immortalité : « Il y a, dit-il, dans l'âme humaine quelque chose d'éternel. » — «Nous sentons, s'écrie-t-il ailleurs, que nous sommes éternels. » Qu'est-ce 'à dire? Cela si- gnifie tout simplement que l'âme humaine n'est qu'une forme passagère d'un principe éternel ; que nous sentons notre existence successive s'é- couler comme un flot rapide sur le mobile océan de la vie universelle; en dernière analyse, que Dieu seul est éternel et toujours vivant, tandis que toute existence individuelle, l'âme humaine comme le plus vil ou le plus chétif des animaux, est irrévocablement condamnée, après avoir sur- nagé quelques instants fugitifs au-dessus de l'abîme, à y être engloutie pour jamais. Cette conséquence est tellement inhérente à l'idée mère du panthéisme, qu'elle en est sortie naturellement à foutes les époques de la pensée humaine. Heraclite, Zenon, Chrysippe, Plotin, Giordano Bruno, tous ces nobles génies ont fait, comme Spinoza, d'héroïques efforts pour conci- lier le dogme de l'immortalité de l'âme avec le principe fondamental du panthéisme ; mais, en dépit de leurs aspirations généreuses, de leurs loyales intentions et de quelques inconséquences arrachées un instant à leur esprit par leur con- science et leur hon sens, ils ont tous tristement subi le joug impérieux de la logique et contre- dit, par leur dernier mot sur la vie future, la foi et les saintes espérances du genre humain. Concluons contre Spinoza, comme aussi contre ses récents imitateurs, que le panthéisme, par- tait d'un principe abstrait, stérile et arbitraire, savoir, la substance ou l'absolu , et développant ce principe à l'aide d'une méthode également arbitraire, également abstraite , également sté- rile, savoir, la déduction purement rationnelle, aboutit sciemment ou à son insu à altérer es- sentiellement la nature de Dieu et à dégrader celle de l'âme, c'est-à-dire au renversement de toute religion et de toute moralité. Principes arbitraires, conséquences impies, voilà tout le système de Spinoza; par la faiblesse des prin- cipes, il succombe sous la dialectique des philo- sophes; par l'impiété des conséquences, il sou- lève à juste 'titre contre lui la réprobation du sens commun. Voici la liste des ouvrages de Spinoza : _ I. Le premier est relui qui fut publié sous ce titre : Renati Descartes principiorum rltiloso- phiœ pars 1 et 11, more geometneo dcmoustraUe, per Benediclum de Spinoza, Amstelodamensem. Accesserunt ejusdem cogitata melaphysica, g ai- bus difflciliorcs, quœ tam in parte metaphysices generali quam speciali occurrunt, qv brcviler explicantur. Amst., J. Riev> Cet ouvrage est un résumé très-Men fait do la philosophie de Descartes. Spinoza l'avait dicté en partie à un jeune homme dont il soignait l'éducation philosophique. Ses amis le \ ressèrent d'achever ce travail et de le publier ; l'oùvi parut, avec une préface de Louis Meycr, i lecteur est expressément averti que Spinoza no lui donne pas sa propre pensée, mais celle d'autrui. II. Le Traité théologico'- politique est donc véritablement le premier ouvrage original de Spinoza; il parut, pour la première fois, sous ce titre : Traclatus thcologico-politicus, continent dissertationes aliquot quibus ostenaitur liber- tatem philosophandi non tantum salva pielate et rcipublicœ pace posse concedi, sed eamdèm nisi cum pace rcipublicœ ipsaque pielate tolli non posse; avec cette épigraphe : Per hoc co- gnoscimus quod in Dco manemus et Deus manel in nobis, quod de Spiriiu suo dédit nobis. (Joh., epist. I, c. iv, v. 13.) Hambourg, H. Kùnrath, 1670, in-4 de' 233 pages. — Ce titre est bien celui que Spinoza a donné à son Traité; mais ce n'est point à Hambourg, ni chez Henri Kùnrath, c'est à Amsterdam, chez Christophe Conrad, que le Trac- tatus thcologico-politicus a été imprimé. Proscrit dès sa première apparition, le Trac- latus Iheologico-politicus ne put circuler que clandestinement et sous divers faux litres des- tinés à donner le change à l'autorité. En voici la liste : 1° Danielis Hcinsii P. P. operum h colleciio. Editio secunda, priori editione multo emendatior. Leyde, 1673, in-S de :j;;i p 2° Fr. Henriquez de Villacorta, M. Doct. a cubiculo PhilippilV, Carolill archiatri, opéra chirurgica omnia. Sub auspiciispotent. llispan. régis. Amst., 1673, in-8. 3° Franc, de la Bec Silvii totius medicinœ idea nova. Editio secunda. Amst.. 1673, in-8. Le Traclatus thcologico-politicus est le seul ouvrage de Spinoza qui ait été traduit en français jusqu'à ces derniers temps; encore est-il difficile de considérer comme une traduction véritable l'ébauche grossièrement infidcle attribuée pai les uns au médecin Lucas, de la Hay autres, au sieur de Saint-Glain/capitaineau service des États de Hollande. Elle parut sous ce titre . La Clef du sanctuaire, par un savant homme de notre siècle, avec cette épigraphe : Là où est l esprit de Dieu, là est la liberté! [Epît. aux Cor., ch. m, v. 17.) Leyde, 1678, pet. in-12 de 53 1 pages. On intitula ensuite cette traduction : ï (sic) des cérémonies superstitieuse (/c> Juifs lu ut anciens que modernes. Amst., chez Jacob Smith, 1678; ou bien Réflexions curieuses d'un esprit dès-intéressé (sic) sur 1rs matières les /-lus importantes au'jsalut tant publicquepartic\ ACologne, chez'claude Emmanuel, 1678. — Cène sont pas là trois éditions de mais une seule et même édition, où le premier feuillet seulement est changé. III. L'orage excité en Europe par la publicatior du Tractât us thcologico-politicus dégoûta noza de plus rien donner au public. Ce, ne lut donc qu'après sa mort que parurent VÉthi le Traité de la réforme de l'entendement, le STAK — 1C68 stai; traité politique, les Lettres et la Grammaire hébraïque. Spinoza avait d'abord écrit YElhiquc en hol- landais; il la mit ensuite en latin, probablement à l'époque oii il voulut la donner au public; mais il renonça bientôt à ce dessein, et l'ouvrage ne parut qu'en 1677, quelques mois après sa ni" it. par les soins de l'imprimeur Rieuwertz, d'Amsterdam; à. qui Spinoza fit remettre, en mourant, tous ses papiers. Deux amis de l'illustre mort, Louis Meyer et Jarrig Jellis, surveillèrent la publication de ses écrits posthumes : Jarrig Jellis en composa la préface, que Meyer mit en latin. L'ouvrage portait ce titre : B. D. Si Opéra posthuma, quorum séries post prœfalionem c.rli,l»:iui\ 1677, sans autre indication. 2 part. en 1 vol. in-4. Ces Opéra puslhuma sont : 1° UEthica more geomelrico demonslrala et in qûinqûè partes distincta; T Le Tractalus politicus, où l'on trouve, sous une autre forme, les idées du Tractalus theolo- gico-politicits ; 3° Le Tractalus de emendalione intellectus. ouvrage inachevé où se trouvent les vues de Spinoza sur l'entendement humain et sur la mé- thode : 4° Les Epistolœ, adressées à Oidenburg, à Louis Meyer. à Leibniz, à Fabricius, à Guillaume de Blyenbergh. etc.; 5° Le Compendium grammatiecs linguœ he- bréce, ouvrage de peu d'intérêt, même, à ce qu'il paraît, pour les hébraïsants. 11 y a deux éditions complètes de Spinoza : celle de Paulus, en deux volumes gr. in-8, publiée à Iéna en 1803 ; et celle de Gfrcerer, en un seul volume in-8, dans le Corpus philosophorum, t. III, Stuttgart, 1830. Les principaux ouvrages de Spinoza ont été traduits en français par M. E. Saisset qui en a donné deux éditions : la première, Paris, 1842, 2 vi .;. gr. in-18; la seconde, Paris, 1860, 3 vol. Une Introduction du traducteur, formant le pre- mier volume de laseconde édition, renferme, outre une exposition et une critique de la doctrine de Spinoza, les renseignements biographiques et bi- bliographiques les plus complets. Nous renvoyons Je lecteur à cette Introduction, nous contentant d'y ajouter l'indication de deux ouvrages publics depuis 1860, l'un de M. E. S.iisset lui-même, où il résume à grands traits la doctrine de Spinoza : Essai de philosophie religieuse. Paris, 1859, I vol. in-8; 1862, 2 vol. gr. in-18; l'autre de M. Nourrisson : Spinoza et le naturalisme con- temporain, Paris. ]866,gr. in-18. E. M. S. spiritualisme, voyez le Supplément. SPONTANÉITÉ, voy. Reflexion. STAËL-HOLSTÉIN (Germaine Necker de) , née à Paris en 1766, morte à Paris le 14 juil- let 1817. Mme de Staël a commencé par l'inspiration, en philosophie, une révolution qui devait se pour- suivre et s'achever par les procédés de la ré- llexion et de la science. Mais l'inspiration, chez elle, ne se sépare pas de la raison ; elle part de la liberté de penser, et elle y fait constamment appel : c'est Pour compléter son œuvre, il fallait la mission divine du Christ, dont, comme Villers, il admire « l'es- prit sérieux, mesuré et ingénu, l'âme calme, transparente et profonde comme l'éther ». Il gé- mit et il s'étonne que Kant ne voie dans Jésus de Nazareth que le premier des hommes et ré- pugne à l'origine surnaturelle du christianisme 11 s'écarte aussi de Kant, en ce que la métaphy- sique, à ses yeux, ne doit tenir que peu de placé, quoique la place la plus haute; mais il s'attache surtout à la psychologie et à la morale. Dans cette dernière sphère, il proclame comme prin- cipe vivifiant par excellence la philanthropie uni- verselle : et, en psychologie, il se rapproche de l'école écossaise par le caractère de ses obser- vations. Il ne méconnaît aucune faculté, aucun état de l'àme, pas même l'extase; mais il avertit que l'extase est incompatible avec le libre ar- bitre, car il réduit l'être qui la sent à un état passif entièrement opposé à l'état moral de l'homme qui surveille tous ses sentiments pour leur résister au besoin et pour les ré- gir. Stapfer attache aussi la plus haute im- portance à l'éducation. Dans sa République éthique comme dans son Développement des fa- cultés de l'homme, il relie sans cesse l'un à l'autre, il éclaire sans cesse l'un par l'autre le développement intellectuel et celui du sens mo- ral, et ce double développement, il le voit se re- fléter de l'homme pris individuellement dans l'humanité. La République éthique, au reste, n'est pas un ouvrage de politique. Stapfer n'a rien écrit à ce sujet; mais il ressort et de ses ou- vrages et de toute sa vie qu'il professait un libé- ralisme modéré, qu'il voulait la pondération des pouvoirs, qu'il penchait pour l'aristocratie; que, regardant le mécanisme électoi la clef d'un gouvernement sage, il eût établi ce méca- nisme à deux d :grés3 ou qu'il l'eût hérissé de nombreuses complications. En un mot, on peut dire que, san- litique en France, on doil \ >ir en lui u des promoteurs et en quelque sorte un des fondateurs de la po- litique doctrinaire. C'est à Stapfer que sont adres- Maine de Biran, qui m « sa- vant et honorable ami », les Réponses aux arguments contre l'a liaison causale entre le pouvoir primitil motion. Ces r< i P "• M. Cou- sin dans le volume intitulé: Nouvelles considé- rations sur les rapports du physique et du moral. ^* •" • P STEF — 1672 — ST£] stattler (Bénédict), philosophe allemand contemporain et adversaire do Kant, avait publié divers ouvrages, où il ne s'écart ut guère des opinions de Wblf, modifiées bâr Baùmgarten, lorsque parut la Critique de la raison pure. Ce livre, qui menaçait dans ses fondements l'en- seignement scolastique des universités et d< >n- nait au scepticisme une forme savante, fut ac- cueilli par lui avec inquiétude et roljère. Il s'en fit le critique acharné, où plutôt le détracteur, et essaya moins de l'attaquer dans ses princ que de le diffamer dans ses conséquences, en soutenant qu'il était incompatible avec la mu- rale et la religion chrétienne. Voici la liste de ses ouvrages: PhiloSophia, Munich, 1769; — Dissertàtib logica de valore sensus corrimv 1780; — Animant. Munich, 1788 (àll.). Il publia ensuite un Supplément, et bientôt après un Abrège, où il attaque violemment Schul/.c : — Esquisse abrégée des inconséquences intoléra- bles de la philosophie kantienne, et témérités de plusieurs de ses partisahs; le tout démontré pourloute intelligence saine, Munich, 1792 (ail.) ; — Véritable relation entre la philosophie kan- tienne, là religion et la morale chrétienne, ib. (ail.). ' E.C. STEFFENS (Henri), naturaliste et philosophe danois de naissance. Allemand par choix, naquit en 1773 à Stavangér dans la Norvège, qui alors était encore unie au Danemark. L'éducation qu'il reçut d'une mère très-pieuse le destinait à la carrière ecclésiastique ; mais son goût pour les sciences naturelles, subitement éveillé par la lecture de Buffon, lui fit abandonner la théolo- gie, et ses études philosophiques l'écartèrent même du luthéranisme auquel il revint plus tard avec éclat. Après avoir terminé ses études à Copenhague, il résolut de s'établir en Allema- gne, et après avoir échappé à un naufrage qui le laissa dans un extrême dénûment, il vécut quelque temps à Hambourg et à Kiel. et fut reçu en 1797 docteur en philosophie. Il devint ensuite le disciple et l'ami de Schelling, auquel il fut adjoint dans la chaire de philosophie d'Iéna, On le retrouve à Freiberg où il apprend la géo- logie, à Copenhague où il donne des leçons, et enfin' à Halle où il est professeur de minéra- logie et de philosophie, deux sciences qu'il a souvent, mêlées au grand détriment de l'une et de l'autre. Pendant l'invasion française il épousa sans arrière-pensée la cause de sa patrie d'adop- tion, aida au soulèvement de l'Allemagne et servit en qualité de lieutenant dans l'armée qui entra à Paris. Il fut ensuite nommé professeur de philosophie naturelle à l'université de Berlin, où il mourut en 1845. 11 est très-difficile de rendre compte de ses doctrines philosophiques : elles sont étroitement mêlées à ses travaux sur les sciences naturelles, auxquelles elles commu- niquent un caractère systématique et conjec- tural. Ce qu'on peut assurer, c'est qu'il applique à lanature laphilosophie de Schelling et, comme il le dit lui-même, s'efforce de développer par induction les idées que son maître a trouvées par déduction. L'unité de la nature et de l'esprit devient pour lui comme une formule qu'il pré- tend tirer de l'histoire du globe et de ses habi- tants, des révolutions f tes, des évolutions de la vie, des propriétés des cléments de la matière; mais au lieu de l'extraire des faits, il la leur impose et n'interroge la nature qu'avec le parti pris de lui arracher une réponse con- vues théoriques, c'est-à-dire au pan- théisme. La philosophie ne'lui doit aucune idée qui n uve ailleurs,; la science pure ne souscrirait pas à ses spéculations sur les six prétendues époques géologiques, Sqr l'antithèse de l'oxygène et de l'hydrogène, sur celle des plantes el des animaux, repi i l'homme par l'opposition des deu* sexes, et sur la qua- druplicité essentielle de tous les élémi nts. Un a reproché à Steflçns, dans son i cole moins, de se nier d'analogies plus ou moins il . et de prendre pour des similitudes réelle simples rapprochements de mots. Pourtant ce n'est pas un esprit médiocre ni un écrivain lans talent, et il ne faut pas oublier quel cas en il Schelling quj a écrit pour servir M pré- îes Œuvres posthumes (Berlin, lKï(i) les dernières pages que sa plume ait tracées. Voici le titre de ceux de ses écrits qui concernent plus particulièrement la philosophie : lissai sur la constitution intérieure de la terre, tfreibergj 1801, son meilleur ouvrage, celui, dit F.nlmann, qui montre pour la première fois un philosophe de la nature ayant des connaissances positives; — le Temps présent et ses origines^ Berljn, 1817 ; — Caricatures de ce qu'il y a de plus saint. Leipzig, 1821. Ces deux ouvrages contiennent des principes sur le droit naturel et la morale : le titre bizarre et presque intraduisible du se- cond exprime pour l'auteur la différence entre l'idée pure et ses manifestations dans la vie sociale. L'idée de l'État est celle de la liberté le, mais elle se fractionne en moments isolés, qui en sont comme l'expression dérisoire, la caricature; — Principes delà philosophie delà mil ure, Berlin, 1800. Stetrens mêle dans cet écrit les opinions de Schellingàcclles de Schleierma- cher ; — Anthropologie, Breslau, 1822. Les deux volumes de ce livre sont divisés en trois parties: l'homme étant le tout de la nature, résumant en son éternelle personnalité le monde entier, il faut d'abord suivre pas à pas l'évolution par laquelle la nature arrive à cette expression dé- finitive de son essence : c'est l'anthropologie géologique; puis montrer que toutes les formes de la vie arrivent à leur état le plus parfait dans l'homme, c'est l'anthropologie physiologique; et enfin considérer le genre humain tout entier dans ses évolutions à travers le temps, c'esL l'anthropologie psychologique. Outre ces œuvres, Steffens a publié plusieurs écrits qui touchent à des questions de théologie, des nouvelles et de volumineux mémoires sur sa vie. E. C. STEINBART (Gotthilf-Samuel;, né à Zùllichau en 1738. mort en 1809, après avoir enseigné pendant longtemps, comme professeur ordinaire, la philosophie et la théologie à Francfort-sur- l'Oder, a propagé sous une forme populaire, et s'est efforcé de concilier avec le christianisme la doctrine si accréditée alors de l'intérêt bien en- tendu. A cette morale facile, qu'on est surpris de rencontrer chez un théologien, se joignait une logique tout aussi peu profonde. 11 soute- nait que la vérité est inaccessible à l'homme, et que nos connaissances n'ont qu'une valeur rela- tive. Son principal ouvrage, celui qui lui a vaiu la célébrité dont il jouissait, a pour titre Sys- tème de la philosophie pure, ou Théorie du bonheur selon le christianisme, in-8, Berlin, 1778 et 1780; Zùllichau, 1786 et 1794 (ail.). Ce livre ayant soulevé de très-vives critiques, sur- tout parmi les théologiens, Steinbarl leur répon- dit par un nouvel écrit qui n'est en quelque qu'un appendice du précédent : Entretiens philosophiques pour servir d'explication plus étendue à la théologie du bonheur, trois cahiers in-8, Zùllichau, 1782-94 (a 1.). Lesautres ouvrages philosophiques de Steinbart, également rédigés en allemand, sont : Examen des motifs de la vertu, d'après le principe de l'amour de soi, in-8, Berlin, 1770; — Introduction de l'entende- ment humain à une connaissance aussi par- STIL _ i fkite que possible, 2 vol. in 8, Zulliehau, 1780 ; — le même ouvrage, sous le titre suivant: In- troduction utile de l'entendement à l'art de penser par soi-même d'une manière régulière. m-8, ib.; 1787 et 1793; —Notions fondamen- tales de la philosophie du àdût, in-8, ib., 1785. On trouvera sa biographie dms le Magasin des prédicateurs de Reyde, t. V. p. 69.">. ' X. STELLINI (Jacopo), philosophe italien, né en 1699 à Cividale en Frioul. enseigna d'abord la rhétorique au collège des nobles à Venise, et en 1739 fut appelé à la chaire de morale de l'uni- versité de Padoue, qu'il occupa pendant plus de trente ans._ S'il faut en croire les biographes italiens, c'était un homme d'une intelligence extraordinaire. Il est capable des œuvres les plus diverses : faire des vers grecs, latins, ita- liens, défendre Euclide, traduire vingt-deux odes de Pindarc, justifier Epicure, faire l'éloge d'Her- mogène, corriger le texte de Platon, expliquer les p s -curs d'Aristote. éclairjir Aristide et Quintilien. traduire la Perspective de Taylor. discuter sur le calcul infinitésimal, voilà uri aperçu de ses travaux, sans parler d'un vaste système de morale qui est son plus grand titre de gloire. A dire vrai, ce fut un professeur de mérite qui sut conserver à Padoue les traditions péripatéticiennes, sans cependant les suivre à la lettre. Dans le recueil de ses œuvres, on voit qu'il se préoccupait avant tout de la morale : Oralio ad Ethicam tradmdam, Padoue, 1739; — Spécimen de or tu et progréssù morum, Ve- nise, 1740; — Opéra omnia , Padoue, 1779, recueil où se trouve son cours de morale et d'histoire, professé pendant six ans. Roma- gnesi en faisait grand cas et estimait que sous les apparences d'une soumission absolue aux principes d'Aristote, il dissimulait une véritable originalité. On le croira d'autant plus aisément que malgré ses précautions, il lut accusé de nouveautés suspectes, et même soupçonné d'en- seigner les idées de Spinoza et celles de Hobbes. Les philosophes italiens plus récents n'ont guère profité de ses travaux, mais ils parlent de lui avec respect. Voy. Luigi Mabil, Lettres slclli- niennes. Milan, 1811 ; — Roinagnosi, Philosophie morale des anciens, 1831 ; — De Angelis, Bio- graphie un i > : si lie, article Stf.lli'ni. E. G. STÉSIMBROTE de Thasos nous est signalé par Platon (dans Vfon), par Xénophon (Banquet, liv. III, ch. vi), et par Tatien, comme un des premiers critiques qui essayèrent d'appliquer a l'interprétation des anciens poètes la méthode de l'allégorie (voy. Philosophie homérique). Il ne reste de son travail, sur ce sujet, qu'un petit nombre de citations assez courtes et assez obs- cures dans les commentateurs d'Homère. Le grammairien, auteur du lexique intitulé Grand Etymologique, lui attribue aussi un livre sur les Mystères ou sur les Initiations (Ilcçà te^etwv), que parait aussi avoir eu sous les yeux le sco- liaste d'Apollonius de Rhodes. Suidas, enfin, lui donne pour disciple, sans doute dans l'interpré- tation critique d'Homère, le célèbre poète Anti- maque, de Colophon. H. E. STILPON. un des chefs les plus célèbres de l'école mégarique, naquit à M'égare et y passa la plus grande partie de sa vie. La date de sa nais- sance nous est inconnue; mais on sait du moins que, contemporain de Démétrius Poliorcète et de Ptolémée Soter. il florissait trois cents ans avant notre ère et atteignit un âge très-avancé. Tel était le talent avec lequel il enseignait sa doctrine, qu'il s'en fallut peu. dit Diogènc Laërce (liv. II, §>s 113-119). qu'il n'y convertit la Grèce entière. ïl ne fut pas moins admiré pour l'éléva- tion de son caractère et l'austérité de ses mœurs. 73 — STIL Megare étant tombée au pouvoir de Démétrius, fils d'Autigone, ce prince ordonna qu'on épar- gnât la maison de stilpon. et qu'on lui rendit tout ce qu'il avait perdu. .Mus Le philosophe refusa cette faveur, en disant qu'il avait con- serve tous ses biens, puisqu'il possédait là raison et la science. Une autre fois, il refusa à Ptolémée Soter, devenu maître à son Lourde sa malheureuse patrie, de l'accompagner en ; et il préféra aux 'plus séduisantes prom< pauvreté et sa liberté. Àiûsj que Xénophane, mais avec [dus de réserve, il paraît s'être atta- qué au polythéisme et au culte extérieur en général. Cratès le cynique lui ayant de si les prières étaient agréables aux dieux : « Im- prudent, répondit-il, ne me fais point de p questions en public; attends que nous soyons seuls. » Malgré le respect universel qu'inspi- raient ses vertus et son éloquence, il se fit bannir d'Athènes par un jugement de 1 aréopage, pbnr quelques propos inconsidérés sur la divinité de Minerve. Ainsi que tous les philosophes de l'école mé- garique, Stilpon soutenait « que l'être est un, que le non-être est divers, que rien ne naît, rien ne périt, rien ne se meut d'aucune façon > (Aristoclès, cité par Eusèbe, Préparation évdn- gélique, liv. XIV, ch. xvn) ; c'est-à-dire qu'il ne reconnaissait que l'être absolu, immuable, im- mobile, et qu'il niait la pluralité des êtres. Entre ces deux choses : l'être absolu, tel que la raison nous le fait concevoir, et les êtres particuliers, les choses contingentes que nous percevons par les sens, il ne voyait aucune relation, au une transition possible ; de sorte que l'être ne peut participer en rien des choses contingentes, ni les choses contingentes de l'être, et que les per- ceptions de nos sens sont de pures illusions. C'est la doctrine opposée à celle que Platon veut établir dans le Sophiste et dans i' Philèbe. Or, qu'est-ce qui sert d'intermédiaire entre l'être absolu, conçu par la raison, et les êtres particuliers, perçus par les sens? Ce sont les ta cïor,), les formes invariables par les- quelles tous les individus d'une m se ressemblent. Stilpon supprima donc les idées (Diogène Laërce, liv. II, § 119): ainsi, pour lui, le mot homme ne signifie absolument riei ne s'appliquant ni à celui-ci, ni à celui-là, il ne désigne personne. Il ne faut donc point, i on l'a fait dans quelques dissertations ré sur l'école de Mégare, voir dans Stilpon un pré- curseur du nominalisme. Il supprime les idées, parce qu'il ne veut point d'intermédiaire entre l'un et le divers; mais il su] issi les individus, parce que l'être, selon lui, est indi- visible et qu'il ne peut ni naître ni mourir. A cette théorie vient se joindre naturellement le principe professé par toute l'école mégarique et emprunté à la philosophie d'Àntisthène qu'une chose ne peut pas être définie et qualifiée par une autre ; que. par cons< tribut ne peut être réuni à un sujet, et qu'il est impossible d'énoncer autre cho propo- positions identiques. Ainsi, quand on dit: « L'homme est beau, le cheval court, » il faut qu'on i 11 rtre ces deux partis : tribut et le sujel de chacune des deux propo- sitions sont différi nts, ou ils sonl S'ils sont différents, pourquoi les affirmer l'un de l'autre? S'ils sont identiques, Pho nm i sera e chose que la beauté, et le h faculté de courir : alors, comment di des aliments sont bons et que le lion noùrt? diversité n'existe nulle part, ni dms la pensée induis la réalité; l'identité seu possible. Ce n'est pas là simplement un exercice STOI — 16* STOI . ■tique, comme le soutenait Plularque [Adv. ijuence nécessaire de la Ce que nous sa rons de la morale de Stilpon se borne nie proi osition : que le souv( est il tns l'impassibilité de lame : swni - . eque, épît. ix). En effet, lorsque tout est confondu dans l'unité, il faut mépriser les vains objets de nos passions, car ils n'existent même pas ; u ne faut écouterque la raison, par laquelle nous avons connaissance de l'être unique. La morale de Stilpon est donc la même que la morale stoïcienne. Stilpon avait écrit plusieurs dialogues, dont il ne nous reste que les titres, conservés par Diogène Laërce. Yoy., pour la bibliographie, École me- GARIQUE. STOBÉE (Jeart), ainsi nommé du lieu de sa naissance, Stobi, ville de Macédoine, est un com- pilateur sans aucune valeur personnelle, mais à qui Ton doit des fragments précieux pour l'his- toire de la philosophie. On ne sait rien de sa vie; mais, selon toute probabilité, il doit avoir fleuri entre les années 4ô0 et ôOO de notre ère; car les plus récents des auteurs mentionnés par lui sont Thémistius, qui vivait à la fin du ive siècle, et Hiéroclès, qui appartient au milieu du Ve. Le recueil que Stobée nous a laissé, et qu'il aurait composé à l'usage de son fils, a pour titre: Recueil à* extraits choisis, sentences et préceptes, XvôoXôyiov èxXoyûv, à-oi6£yîJ.âTWv, Û7to0r,/.wv. Les extraits dont il est formé sont tirés de près de cinq cents auteurs grecs, dont la plupart sont perdus ou mutilés par le temps. Il se divise en deux volumes, que Photius avait trouvés séparé- ment, et qu'on a réunis pour la première fois dans l'édition de Lyon, in-f°, 1608. Le premier volume est nommé plus particulièrement Eclogœ physicœ et ethiçœ; le second, Anthologicum, Florilegium ou Sermones. Chacun se divise en deux parties, et chaque partie en chapitres, dont le nombre total se monte à deux cent huit. On comprend ce qu'il doit y avoir d'arbitraire et d'artificiel dans une telle distribution. Il serait sans utilité de citer ici les nombreuses éditions qui ont été publiées de Stobée; nous nous con- tenterons de dire que la meilleure est celle que Heeren a donnée des Eclogœ, 2 vol. in-8, Gcet- tingue, 1792-1801. Une partie seulement de V An- thologicum a été publiée par Schoxv, sous ce titre: Jos.Slobœi Sermones ex codicibus manu- scriptis emendatos et auclos, etc., in-8, Leipzig, 1797. Dans plusieurs des éditions^ antérieures, il y a des interpolations tirées d'écrivains posté- rieurs à Stobée. X. STOÏCIENS. STOÏCIENNE (ÉCOLE). Il n'y a pas de nom philosophique plus populaire que celui de l'école stoïcienne; elle doit cet avantage à son caractère essentiellement pratique, à l'dri- ginalité profonde de sa morale. Rien pourtant de plus diversement jugé et de plus difficile à apprécier en dernier ressort que la morale des stoïi • que les uns ont admiré avec sme un idéal sublime de grandeur, de force et de pureté, elle n'a paru aux autres qu'un : ire, un rêve, un délire de l'oegui i! humai i i par Ki i ice en vers . décrite par Sénèque du pinceau le brillant qui fut j avée en si nobles m de Marc-Aurèle, cette grande doctrine n'a pu trouver grâce devant les Pères de 11 Me, en quelque sorte li' ' litain i ti nsmise jusqu'à nos jours et a armé contre le stoïcisme le sens juste et pro- fond d'Arnauld, La pureté, la douceur de Nicole et de Mali branche. té de jugements doit-elle déconcerter et décourager l Non. elle la doit C'esl qu'en effet rsaires les plus décidi ; de la doctrine stoïcienne el i ateurs les plus ardents rd. décrivons ra- pidement sa destinée extérieure, les vicissitudes de sa longue carrière, la suite des grands esprits s grands caractères qui l'ont illustrée, depuis n, son fondateur, jusqu'à Kpictète et Marc- Aurèle, ses derniers représentants. Venu de Ciltiuni, su ville natale, à Athènes. Zenon y suivit les leçons de plusieurs philosophes STOI — 1675 — STOI {vers 300 avant J. C). Les mégariques SUlpon et Diodore Cronus, les académiciens Xéno et Polémon. l'initièrent à tous les secrets de la dialectique; mais Craies le cynique fut celui de ses maîtres qui exerça sur son esprit l'influence la plus décisive. On peut considérer, en effet, la philosophie de Zenon et le stoïcisme tout entier comme une suite et un développement de la doctrine des cyniques. Oubliez les exagérations et les excès où s'emportèrent Diogène, Gratès et leurs disciples; remontez au premier maître, à celui qui fut disciple originel de Socrate, au noble et sérieux Antisthène. vous verrez que le principe de cette mâle école' de philosophie, c'est la lutte de l'homme contre les passions, c'est l'épuration et l'affranchissement de la volonté humaine devenue indifférente aux voluptés des sens, aux besoins du corps, aux phénomènes de la nature, et maîtresse absolue de soi. Zenon de Cittium recueillit ce principe et l'as- socia à un vaste système de spéculations qui embrassait l'homme, la société, la nature, et fondait à la fois la science et la vie sur l'idée de l'effort, de l'énergie, de la force en action. Il suffit à la gloire de Zenon d'avoir connu et ébauché ce système, qui reçut après lui de ses disciples Athénodore, Arîston de Ghio, Hérille de Cartilage, et surtout de Cléanthe d'Assos, de nombreux et riches développements. Mais le vi- goureux génie qui devait donner à la doctrine stoïcienne son organisation scientifique et former de toutes ses parties un ensemble imposant et régulier, ce fut le disciple de Cléanthe, Chrysippe de Soli (né en 280. mort en 212 ou 208 avant J. C). Des historiens assurent que ce second fondateur de la philosophie du Portique composa plus de sept cents ouvrages, dont il n'est resté que de courts et rares fragments. On s'explique plus aisément cette perte, et en même temps on en éprouve moins de regrets, quand on songe que les stoïciens étendaient jusqu'à l'art d'écrire l'inflexible sévérité de leurs principes, et, pros- crivant la grâce comme un relâchement et une faiblesse, ne visaient dans leurs écrits qu'à une grande précision et à la plus austère exactitude. Les principaux disciples de Chrysippe furent Zenon de Tarse, Diogène de Babylone, qui alla à Rome en qualité d'envoyé avec Carnéade et Critolaùs (vers 155); plus tard, Antipater de Tarse ou de Sidon (vers 142); Panœtius de Rhodes (vers 130), qui tint école à Rome et accompagna à Alexandrie Scipion l'Africain: enfin Posidonius d'Apamce en Syrie, disciple de Panaetius, sur- nommé le Rhodien, à cause de l'école qu'il établit à Rhodes à la fin du second siècle avant l'ère chrétienne. A cette époque, le stoïcisme subit une notable transformation : du monde grec il passa dans le monde romain, et, désertant les hauteurs de la spéculation pure, il s'attacha de plus en plus à devenir une école de vie pratique, une doctrine morale, politique et .religieuse. C'est à ce titre qu'il exerça une influence considérable sur la société romaine, et attira vers lui les plus gr esprits du temps, les âmes fortement trempées, toute une famille d'hommes d'État, de juriscon- sultes et de grands citoyens. 11 suffit de citer les Scipions et en particulier l'Émilien, C. Laelius, et plus tard, Caton d'Utique et M. Brutus. Sans parler d'un'' foule de jurisconsultes émine tels que Rutilius Rufus, Q. Tubero, Q. Mu Scaevola, il se fonda à Rome, sous Auguste, une école de jurisprudence qui faisait profession d'appliquer les principes du stoïcisme. Elle eut pour chef Antistius Labéon, et fut appelée des proculiens, du nom de Sempronius Procu- lusj un des hommes qui lui firent le plus d neur. rits de Sénèque nt le dernier éi stoïcienne, s'éloignanl i iir davantage de ces hautes spéculations dont le mond pour longtemps découragé, adoucissant la rigueur de ses maximes pour les nisme, mais par là même altérant l'antique esprit de la doctrine et cédant la place à l'esprit nouveau qui, par degrés, pénétrait et dominai I tout. Avec Marc-Aurèle Antonin, vers la fin du second siècle de l'ère chrétienne, l'école stoïcienne rendit le dernier soupir. Demandons-nous maintenant quelle était cette doctrine qui a duré cinq siècles, et constamment exercé une action si féconde et si générale. Son principe le plus constant, celui qu'on retrouve partout, au milieu même de ses inconséquences, c'est l'idée d'énergie ou de force en action. On peut, en ce sens, définir le stoïcisme : la philoso- phie de l'effort, comme il serait assez juste de définir l'épicurisme : la philosophie du relâche- ment. Les stoïciens, grecs et romains, exprimaient leur idée dominante par le mot de tension, xô-'o;, É7ciTàfftÇj ténor, et, autres semblables. Cette idée sert à éclaircir et à lier jusqu'à un certain point toutes les parties de leur doctrine, leur logique, qui sert d'appui à leur physiologie ou théorie de la nature, et enfin leur éthique, où tout le sys- tème vient aboutir. Au premier abord, la logique des stoïciens pa- raît empreinte d'un caractère tout sensualistc. Ils proclament ouvertement le fameux principe, qui a fait une si grande fortune dans le monde sous la protection du nom d'Aristote : Nihil est in inlelleclu quodnon priiis jfuèrit in sensu. Comme Aristote, ils comparent l'intelligence, avant la sensation, à des tablettes sur lesquelles aucun caractère n'a encore été tracé. La raison même, cette haute partie de l'âme, qu'ils appellent xô ïjyEuovixôv, est un sens : Mens enim ipsa, dit Ci- céron, quœ sensuum fons est atque etiam ipsa sensus est. (Questions acad., liv. II, ch. x.) Voilà, ce semble, une théorie toute semblable à celle des épicuriens. Mais si l'on y jette un regard plus attentif, on s'aperçoit que la différence est no- table. Les stoïciens reconnaissent sans doute que la sensation est le premier degré et le fondement même de la connaissance, mais cette sensation toute passive n'est à leurs yeux que la matière à laquelle va s'appliquer l'activité de l'esprit. Excité par l'impression des choses extérieures, l'esprit, essentiellement actif, entre en exercice, s'empare des matériaux que lui livre l'expérience, et leur fait subir une série de transformations qui, d'une masse d'impressions fugitives, confu lières, tire des jugements clairs et précis, des raisonnements bien liés, des vent des principes, en un mol aces di- gnes d'un être fait pour comprendre et pour expli- quer l'univers. Au-dessus de la sensation s'élève le jugement, synthèse des sensations; au-dessus du jugement, la représentai- la célèbre ipavxaffîa xaTatoiimxrj, synthèse des ju- gements; au-dessus de tout, la synthèse univer- selle et définitive, la science. Ces divers degrés de la connaissance ne sont autre chose (pie les efforts successifs de l'esprit, s'élevant du culier au général, en vertu de l'activité tielle qui le constitue. '/.• sensible aux yeux par une ing m. Cette main à demi fermée par' un pi i de l'é- i.iusculaire, voilà Je jugement. Fermez tement la main, voilà le type de la re- présentation compréhensive; enfin, servez-vous STOI — 1676 STOI d'une Je vos mains pour serrer pins fortement l'autre, voilà Le dernier progrès de l'esprit, le ferme et solide enchaînement île toutes nos con- naissances. Cette esquisse de la théorie stoïcienne suffit pour mettre en lumière la étende put qu'ils fai- saient, malgré leur sensualisme, à la spontanéité propre de l esprit dans la formation de nos idées. Quelques stoïciens allaient si loin clans cette voie que, contredisant leur principe, ils admettaient des idées indépendantes de toute donnée expéri- mentale. C'est ce qu'ils appelaient dés anticipa- tions, 7tpoXr,J>ci:. et ils en donnaient cette défi- nition qu'accepterait volontiers l'idéalisme le plus pur : La «apoMjij/rç est une conception na- turelle de l'tinicci-sel (Diogènc Laërce, liv. VII, §§ ôl. :.:;. 54). La physiologie stoïcienne se montre également a nous sous un double aspect : elle paraît d\i- bord matérialiste et athée; mais on y sent bien- tôt circuler un souffle de spiritualisme et de re- ligion. Les stoïciens posent en principe que tout ce qui existe est corporel. Et, en effet?, ajoutent- ils, tout ce qui existe est actif ou passif. Or, point d'action ni de passion sans un corps qui exerce l'acte ou qui le subisse. Les stoïciens vont jus- qu'à dire que les qualités des choses, non-seule- ment sont corporelles, mais sont des corps; et enfin tout ce qui n'est pas corps n'est qu'abstrac- tion, c'est-à-dire n'est réellement pas (Plutarque, de Stoic. republ., c. xliii, xlv, xlix sqq.). Tout cela parait assez clair ; mais il faut bien l'entendre. Les stoïciens appellent corps la réunion naturelle, intime, indissoluble, de deux éléments que l'ab- straction seule peut séparer: un élément passif, matériel, et un élémentactif, spirituel. Écoutons Sénèquc: Dicunt,ut scis, stoici nostri. « duo esse in rcrum nalura. ex quibus omnia fiant : eau- sam et materiam. » (Epist. lxv.) Et encore : Ini- tia rerum stoici credunt tenorem oAquc mate- riam. Malcria désigne ici, non les objets maté- riels, les corps, mais Ja substance passive qui sert de base à toutes les qualités, à toutes les énergies corporelles; ténor, causa, indiquent la force active qui s'applique à cette substance t>r>ur l'animer et la mettre en mouvement. Point de matière sans esprit, point d'esprit sans ma- tière; l'union de la matière et de l'esprit consti- tue un corps, c'est-à-dire une réalité. Tel est le. sens de la physiologie stoïcienne; elle n'est point proprement matérialiste et athée, bien qu'elle incline à le devenir; elle est pan- théiste. Les stoïciens admettent à l'origine des choses un principe d'où sortent tous les êtres et où ils doivent tous rentrer. C'est la semence pri- mitive et universelle, c'est Dieu. Dieu est essentiellement intelligent et raison- nable. Les stoïciens l'appellent intelligence, rai- son^ Xôyoç, gxzgu.ix vocfôv, o-uepp.aTi-/.oç Xoyo;. 11 est à la fois la semence et la raison des choses, et contient en soi toutes les semences et toutes les raisons particulières de tous les êtres de la nature. n'est pas tout; ce Dieu, à ce que disent les stoïciens, est une Providence, [ïpovoia. 11 est la force motrice de l'univers. A ce titre, il gouverne et enveloppe toutes choses, et son gouvernement est ' " fesse et de raison. Dieu assigne à du monde sa nature propre, son distinct, son but précis. Il assortit tous les ecl immense organisme, et les coor- donne vers une seule cl même (in. Grâce à cette 1 'n ae qui pénètre jusque dans l'in- lm" ice à cette àme univei pandue, partout agissante, partout ir- I univers est comme une. ruche d'a- bcilles ou règne la symétrie la plus parfaite, somme une maison bien réglée à laquelle pré- side une sévère et sage économie : rien d'inutile, point de double emploi, point de bas ird ; tout est a sa place, tout arrive à son heure, tout agit, tout est viv..nl. ei cette vie intelligente et uni- verselle de tous les êtres forme un poëine gran- diose dont Dieu a conçu le plan et assuré l'exé- cution. Voilà le be iu côté de la physiologie stoïcienne ; mus il ne faut pas se laisser séduire à ces bril- lants dehors ; il faut aller au lond des choses, presser le principe de cette spécieuse doctrine et en exprimer les oonséquonces. Le Dieu des stoïciens est-il une véritable Providence, nous voulons dire une intelligence distincte, ayant conscience de soi. formant librement le monde jiandant la raison et la vie? Nullement. Ce Dieu n'est point un principe déterminé en soi, doue d'une existence propre et distincte. 8 un germe, une semence; ce germe se développe, il est vrai, mais par une loi nécessaire et en vertu d'une fatalité absolue. Et quel est le ré- sultat de ce développement éternel? C'est le monde, c'est la variété infinie des êtres. Dieu se développe nécessairement dans la nature, ou, pour mieux dire, Dieu devient la nature, l'infini se transforme dans le fini, l'indéterminé se dé- termine; en un mot. il n'y a plus de Dieu dis- tinct de l'univers, il n'y a plus qu'un seul être qui, considéré tour à tour dans ses formes et dans son fond, dans ses modes et dans sa sub- stance, s'appelle alternativement Nature et Dieu. Nuis sommes ici évidemment en plein pan- théisme. Ajoutons que ce panthéisme était assez grossier, puisque les stoïciens, voulant caracté- riser et définir le premier principe des choses, après l'avoir appelé semence, souille. cHreppm, nyâSpux, aboutissaient à l'assimiler au feu. C'é- tait rétrograder jusqu'à Heraclite, qui avait fait du feu le foyer primitif d'où rayonnent tous les êtres, et où ils doivent tous être consumés. « Dieu ou la Nature, disaient-ils (car, pour eux, c'est tout un), est un feu artiste qui marche par une voie certaine vers la génération. » Voici une autre de leurs formules : « La nécessité ( eiu.apuivr,), f'atalis nécessitas, selon Cicéron, est la cause de tous les êtres; » c'est elle qui fait que tout arrive par l'enchaînement éternel des causes, ut quidquid accidat, id ex œterna veritale causarurnque continuatione fluxisse dicatis. On comprend maintenant qu'avec ce pan- théisme matérialiste et fataliste , les stoïciens n'eussent aucune difficulté à admettre la théolo- gie du paganisme. Ils ne se réservaient que le droit de l'interpréter avec une certaine liberté, et de transformer, comme ils disaient, la théo- logie mythique et la théologie civile en théologie physique. Selon ce système d'exégèse, Dieu, comme cause de la vie, s'appelle Zeus (de Çcori) ; comme présent dans l'éther, qui est son lieu pro- pre, Athénè ; dans ie feu, Héphsestos; dans l'air, Hcra; dans l'eau, Poséidon; dans la terre, De- ll Cybèle. Tel est, suivant les stomiei le fond vrai des traditions religieuses. Abordons maintenant avec eux le problème essentiel de leur philosophie, le problème moral, et voyons comment ils parviendront à tirer une doctrine pure et élevée d'une logique et d'une physiologie si aisément d'accord avec la religion de la chair et des si Le principe moral proclame'- par toul une est celui-ci : Vivre conformément à la nature. On trouve, il est vrai, plus d'une fois dans Zenon et dans Chrysippe, cet autre prin- cipe : Vivre conformément à la raison; mais ces deux principes sont absolument identiques STOl 167' STOI pour les stoïciens. Qu'est-ce, en effet, clans leur doctrine, que la nature? La nature, c'est l'être,, c'est le tout: et la théorie de la nature, la phy- siologie, est la théorie universelle de l'être. Or, comme on vient de le voir, l'être, un en soi. en- forme une dualité nécessaire, la matière et la forme, la substance et l'essence, le corps et l'es- prit, l'inertie et La vie. L'être est donc essentiel- lement engagé dans la matière, disent les stoï- ciens, et il n'y a de réel que le corporel; mais ce n'est pas à dire pour cela que l'esprit, l'âme, la vie ne soient que des abstractions. Tout corps est vivant, tout être est animé, et c"est la vie, c'est l'âme qui donne le mouvement et la forme à toutes choses. L'homme est donc lin et double à la fois, comme les autres êtres : il est un, comme étant une partie de l'être; il est double, parce qu'il a, comme l'être lui-même, dont il est une partie déterminée, une âme et un corps, une forme et une matière , quelque chose à mouvoir et à gouverner, et un principe de mouvement et d'ordre. Maintenant, quelle est la loi fondamentale de l'être? C'est que l'esprit donne la Yie à la ma- tière, et que l'âme gouverne le corps. La matière est un principe passif, inerte, aveugle, inférieur. L'âme est essentiellement active, féconde, rai- sonnable, régulatrice et dominatrice de l'uni- vers. Cette loi universelle de l'être se fait sentir en toutes ses parties. Elle doit se retrouver dans l'homme et présider à sa destinée; l'homme doit donc subordonner en lui-même la partie inté- rieure à la partie supérieure, courber le corps sous l'empire de l'âme, gouverner son être comme Dieu même gouverne le sien, en un mot suivre la nature et la raison. Voilà le sens précis de la grande maxime stoïcienne; voilà le rapport exact de cette maxime avec l'ensemble et l'esprit gé- néral du système ; voilà l'identité évidente des deux formules sous lesquelles cette maxime est exprimée. Jusqu'ici . la doctrine morale des stoïciens nous parait absolument irréprochable. On peut ne pas les suivre dans le chemin qu'ils prennent pour atteindre leur principe fondamental ; mais ce principe, considéré en lui-même, est; à nos yeux, d'une solidité à tonte épreuve; 11 est vrai que les principes très-généraux, en morale, sont presque toujours très-vagues; c'est dans l'application seule que ces principes se dé- terminent et prennent leur véritable caractère. Qu'est-ce dune, pour les stoïciens, que la vie hu- maine, quand elle est réglée selon la nature et selon la raison? Les stoïciens en général se sont représenté la vie comme une lutte violente entre deux enne- mis acharnés, irréconciliables, la passion et la liberté. Dans'cette lutte, il faut que la liberté soit victorieuse, et elle ne peut l'être que par la diminution, l'affaiblissement, plus encore, par l'absolue destruction de la passion. Voilà le trait distinclif de l'idée stoïcienne de la vie. A Chrvsippe. avant Cléanthe, avant Zenon, plu- sieurs philosophes, Platon, Socrate, Pytha§ avaient enseigné aux hommes à contenir la bru- talité des appétits, à étouffer les passions : vaises. à établir dans l'âme le gouvernement de la raison; mais ce que Pythagore, Socrate et Platon n'enseignèrent jamais, c'est que le prin- cipe même des passions, c'est-à-dire la sensibi- lité, dût être, non pas subordonné et contenu, mais coupé à sa racine. Le sage et profond Pla- ton distinguait entre les passions; il en admet- tait de nobles et de généreuses, et, loin d proscrire avec les autres, il voulait qu'on bervit p ror gouverner celles-ci. C'est que Platon ne mutilait pas la nature humaine, il ne voulait que Ja régler ; la perfection de la vertu n'était pas pour lui dans ta destruction d'une partie de notre nature, mais dans l'harmonie de toutes ses parties. Telle n'est pas la doctrine des stoïciens. Le vé- ritable maître de Zenon, ce n'est point Platon, c'est Antisthène: la première et véritable racine de l'école stoïcienne, ce n'est pas lf Académie, c'est l'école cynique. Ce sont les cyniques qui ont transmis aux philosophes stoïciens cette idée, noble et forte sans doute, mais au fond étroite et incomplète, que la vie est une lutte entre la passion et la liberté; que la liberté est le bien, que la passion est le mal ; que la passion ne doit pas seulement obéir et plier, mais succomber et périr. De là cette lutte vigoureuse et obstinée des cyniques contre les passions et aussi contre les sentiments de toute espèce, cette réduction des besoins de la vie au plus strict néces ces courageuses et volontaires épreuves contre la soif, contre la faim, contre l'extrême chaud et l'extrême froid ; enfin ce mépris de la gloire, de la richesse et de tous les biens qui charment , mais qui enchaînent les hommes. L'école stoï- cienne reçut l'héritage de ces mâles vertus; elle le porta dignement et retendit encore; elle pra- tiqua avec grandeur sa forte maxime : Absîine et sustine; mais elle ne sut pas en retrancher complètement le déplorable cortège d'aberra- tions que l'école cynique y avait mêlées. Se- lon Antisthène, les objets de l'activité humaine ne prennent un caractère moral que par leur rapport déterminé, soit avec la passion, soit avec la liberté. Tout ce qui entrave et diminue la liberté est absolument mauvais; tout ce qui l'épure et l'a- grandit est absolument bon; tout ce qui n'a point d'effet sur elle est absolument indifférent. De là plusieurs conséquences que les stoïciens ont eu le tort d'accepter, et où se trahit, tantôt d'une manière ridicule, tantôt d'une manière honteuse, le vice de leur doctrine. 11 faut distinguer entre les passions ou plutôt entre les sentiments de l'âme et les appétits du corps. Les stoïciens, sur les traces des cyniques, se proposent comme idéal de la vie la destruc- tion des sentiments de l'àme (à^aôsia), le triom- phe et le règne exclusif de la liberté. Mais on ne peut détruire les appétits du corps, puisqu'ils sont nécessaires à sa conservation. La satisfac- tion des appétits corporels est donc une de ces choses nécessaires, indépendantes de l'homme véritable, sans rapport à l'accroissement ou à la diminution de sa liberté, par conséquent une chose absolument indifférente. On saii le prodi- gieux abus que firent les cyniques de cet étrange principe, et l'audacieux défi qu'ils jetèrent en son nom aux lois de la société, de la décence, de la pudeur. Les stoïciens se sont généralement affranchis, dans la vie du moins, de ces étranges excès, mais il ne faut pas croire qu'ils aient entièrement échappé aux conséquences de 1 • -x"i>s savons, par d'incontestables témoignages, que Zenon et Chrvsippe. dans leur casuistique mo- rale, molliraient une extrême nul la prostitution, et même qu'ils autorisaient des dérèglements i »* encore. Ce u était la. ;;ux yeux de i en elles- lifféreutes, qui h issaient l'àme intacte et libre et ne souillaient que le corps. Rappelons que Chrvsippe ne voyait dans lygamie et dans l'horrible usage de se i r humaine, que des raœur- tiques locales, absolument indifférentes a Tout cela vient en dernière analyse de c. STOI — 1678 STOI cipc fondamental . que le bien toul entier dans la fibi Mais ci lit à de bien plus gpranrea conséquences. Le bien de l'homme, < est la li- berté ; or, quel est le moyen pour l'homme de conquérir la pleine et Ce moyen, c'ot encore la liberté. Voilà donc la liberté hu- maine qui produit elle-même, qui trouve en elle- même, qui est à elle-même, dans son plus par- fait développement, son premier et son dernier bien. Le sage, l'homme libre ne doit donc son bien qu'à soi-même et ne relève que de soi. Telle est la source de cet orgueil excessif, de cette idolâtrie de soi-même, si durement et si justement reprochée à l'école stoïcienne. Le sage stoïcien est dans une indépendance al âme s'est peu à peu dégagée par sa propre vertu de toutes les entraves qui l'enchaînaient, A l'abri des coups du sort, insensible à toutes choses, maître de soi, n'ayant besoin que de soi, il trouve en soi une sérénité, une liberté, une félicité sans limites. Ce n'est plus un homme, c'est un dieu; c'est plus qu'un dieu, car le bonheur des dieux est le privilège de leur nature, tandis que la félicité du sage est une conquête de sa liberté. Quelques stoïciens sont allés plus loin encore. La liberté parfaite, c'est le parfait bonheur. Or, le sage est parfaitement heureux, puisqu'il pos- sède le bien lui-même dans son essence. Le sage n'est donc privé d'aucun Lien. 11 a donc tous les biens : il est riche, il est beau, il est fort. Il connaît toutes les sciences et tous les arts. Puisque le sage a tous les biens de la terre, aucun mal ne peut l'atteindre. Si son patrimoine lui est ravi, il ne s'en croit pas moins riche; si la douleur le presse, si la goutte vient le tour- menter, il s'écrie : « Douleur, tu n'es point un mal. » Voici une conséquence moins étrange, mais infiniment plus dangereuse du même principe : la liberté, une fois conquise dans sa plénitude, ne peut ni trouver des limites, ni déchoir. Le sage, l'être vraiment libre, peut donc tout faire, et tout faire sans faillir. Par exemple, il peut se donner la mort. De là la légitimité du suicide ( aùxoy_£ipîa ) déjà proclamée par les cyniques. Quelques-uns ont osé prétendre que le sage peut impunément accomplir les actions réputées les plus honteuses et les plus criminelles , souiller son corps par les pratiques les plus abominables, sans que la pureté inaltérable de son âme en soit seulement effleurée. Nous voyons ici aboutir au même excès le stoïcisme et le mysticisme. Une fois ravi aux misères de la vie corporelle par l'effort suprême 4e l'extase, le mystique n'est plus de ce monde • son corps, ses sens, sa vo- lonté même ne lui appartiennent plus, et leurs derniers dérèglements sont pour î'àme, désor- mais absente, comme s'ils n'étaient pas. Les stoïciens ont soutenu deux choses égale- ment excessives et également fausses : la pre- mière, c'est que le principe de la passion dans l'âme humaine est essentiellement mauvais, et doil être, autant que possible, affaibli et extirpé; la seconde, c'est que l'homme peut être à lui- même son bien. Ce sont là deux erreurs capi- irvent îaltacher à une seule et même erreur, qui consiste, selon nous, en ce inu le de ii sensibilité dans le dévelop- b.umaine. fait l'homme sans la sensibilité, réduit • pun r et à a i ■ être, us était indifférent, si le plaisir 1 i douleur oe vi d i en nous les té encore endormie? Pour- rions bous rechercher le bien de no i sembl si m, s semblables n'a nous.' ' son et qui ne i ietl re f n jeu notre volonté ; il faul qu bien nous plan i il faul du d que nous ayoj • di e de le pc i di r. Or, si lo désir esi déjà de l'aotiv ité. c'est ui nous ne sommes point absolument Les mail que nous pouvons contenir ou déployer, mais dont l'homme, enfin, comme être libre et moral, nu pas l'initiative. (Voy. SiiNsuuui t.) De plus, parmi les nombreux désirs qui solli- citent en des sens divers notre activité, il en est un dont la plupart des hommes n'ont qu'une cnscicnce bien confuse, mais qui n'en exen moins sur leur destinée une influence souveraine d'autant plus efficace qu'elle se laisse moins me- surer et apercevoir, Pour commencer par des faits très-simples: quel est le principe qui nous conduit, dans la vie. à faire de bonnes actions? N'est-ce pas ce que nous appelons les bons désirs? Or, d'où vien- nent ces bons désirs? Ils ne viennent pas de notre liberté, puisqu'ils la meuvent et la déterminent; c'est dune d'une source cachée, d'une source plus intime que la conscience réfléchie. C'est du fond mémo de notre être que jaillit cette source mys- térieuse qui vient répandre dans notre âme ces nobles désirs, ces inspirations généreuses, ces élans puissants qui nous portent aux grandes choses. El il ne faut pas croire que ce désir du bien,, du beau, du grand soit tel ou tel désir par- ticulier de notre nature, comme l'amitié, la sym- pathie, la pitié. Amitié, pitié, sympathie, amour pur, ne sont que des formes diverses de ce vaste et profond désir. C'est lui qui nous inspire tout ce qui est bon. C'est lui qui commence en nous tout ce qui nous élève et nous ennoblit. C'est lui qui convie notre liberté à seconder l'effort qu'elle lui donne, et à la suivre vers les objets sublimes où elle la conduit. Ce désir de l'être et du bien, non plus de tel ou tel bien, de tel ou tel degré d'être, mais de l'être infini, du bien sans mesure, ce désir, c'est Dieu même présent et vivant au plus profond de la conscience, et qui, nous en- fantant sans cesse, nous ramène sans cesse vers lui. C'est pour être restés complètement étrangers à ce fait, que les stoïciens n'ont 'su donner à l'homme ni le véritable objet de sa destinée, ni les véritables moyens d'y atteindre. lis ont pro- clamé les plus beaux principes, les plus hautes, les plus pures maximes : qu'il faut obéir aux conseils de la raison, et non aux désirs des sens; que la vie est une lutte de la liberté humaine contre la fatalité extérieure, lutte orageuse et difficile d'où la liberté humaine doit sortir triom- phante; que le bien de l'homme est dans la vertu et la liberté de l'âme, non dans les plaisirs et l'esclavage des passions. Par ces nobles préceptes soutenus par de nobles exemples, ils ont main- tenu la dignité humaine à une époque où elle semblait entièrement perdue. Leur école a été l'asile de toutes les âmes fortes et pures; et si elle n'a pu puissamment réagir, elle a du moins protesté contre la dissolution morale où l'épicu- risme précipitait la civilisation grecque à son déclin : voilà ses mérites, voilà sa gloire. Mais la doctrine stoïcienne ne pouvait suffire au monde; placée hors des conditions de la nature humaine, bonne tout au plus pour quelques âmes d'élite, morale incomplète, excessive, chimérique, elle devait céder la place à une autre morale, plus profonde, plus humaine, plus vraie : la morale de l'I/ Consultez, sur l'é oie stoïcienne : les fragments STRA 167J — STRA de Ciéantiie [Hymne à Jupiter), Chrysippc et Po- sidonius; — Cicéron, de l'ùiibus bon. et mal.; — Sénèque, Arrien, Stobée, Diogène Laërce, Plu- tarque. — Pour les modernes : Dan. Heinsius, de Philosophia sloica, in-4, Leyde, 1627; — Juste- Lipse, Manuductio ad stoioam philosophia/m, in-4, Anvers. 1604; — Thomas Gataker, Disser- latio de disciplina stoica (en tête de son édition d'Antonin), in-4, Cambridge, 16ô3; — Qaévédo, Doctrina stoica, Bruxelles, 1671, in-4; — Ticde- mann, Système de la philosophie stoïcienne. Leipzig, 1776, 3 vol. in-8; — Henri Ritter, His- toire de la philosophie, t. III; — Félix Ravais- son. Essai sur la métaphysique d'Aristote, t. II, p. 117 et suiv.; — Le Hnerou, Stoica neenon epicurea de Deo et homine doctrina, in-8, Pa- ris. 1838; — Robiou, de V Influence du stoïcisme à l'époque des Ftaviens et des Antonins, P. iris, 1832, in-8; — Martha , les Moralistes sous l'em- pire romain, Paris, 1864, in-8. E.m. S. STRATON de Lampsaque, fils d'Arcésilas, et surnommé dans l'antiquité le Physicien, reçut après Théophraste l'héritage de l'école d'Aristote, la troisième année de la cxxme olympiade (286 ans avant J. C). et il en fut le chef pendant dix- huit ans. Il enseigna, dit-on, la philosophie à Ptolémée Philadelphe. Il écrivit un grand nombre d'ouvrages, particulièrement sur la philosophie naturelle; mais tous sont perdus aujourd'hui; il n'en reste pas même un seul fragment authen- tique : on trouve seulement quelques rensei- gnements épars sur sa doctrine, dans Cicéron, Plutarque. Sextus Empiricus, Simplicius. Tous les témoignages s'accordent à reconnaître que Straton a négligé les études morales, qui étaient, comme on sait, une des gloires du péri- patétisme, et surtout d'Aristote et de Théophraste. pour s'appliquer particulièrement à la physique. On remarque aussi une tendance manifeste de ce philosophe à faire descendre la philosophie de cette hauteur où s'était élevé Aristote dans sa Métaphysique, et à se renfermer dans la science de la nature. Straton marque le passage du péri- patétisme à lïpicurisme. Un signe très -évident de la décadence de la pensée d'Aristote dans la doctrine de Straton. c'est qu'il considérait non- seulement la sensation, mais la pensée même comme un mouvement, confondant le mouve- ment et l'acte, deux choses si différentes dans la psychologie d'Aristote. Selon Aristote, l'acte est la fin du mouvement, et n'est pas lui-même un mouvement : l'àme. qui est l'acte du corps, est essentiellement immobile, au moins dans cette partie supérieure où réside la pensée. Selon Stra- ton. l'esprit se meut aussi bien quand il pense que lorsqu'il voit ou qu'il entend. Il unissait d'une manière très-intime la pensée et la sensation. Il disait que l'âme ne peut pas penser ce qu'elle n'a pas d'abord vu, et encore, que la pensée ou l'âme se fait jour à travers les organes comme à travers des ouvertures, pour saisir les objets sen- sibles. Tertullien compare, dans un passage, cette opinion de Straton au système de l'orgue, où un seul son divisé dans des tuyaux produit des sons si variés. Mais si Straton paraît mettre ainsi la pensée dans la dépendance des sens, il n'admet pas, d'autre part, que les sens puissent être indé- pendants de la pensée : il n'y a point, selon lui, de sensations sans pensée. Souvent des lettres ou des discours qui frappent nos yeux et nos oreilles nous échappent, parce que notre esprit est ail- leurs; ce ne sont point les yeux et les oreilles, c'est l'esprit qui voit et qui entend. Enfin, il pla- çait le siège de la sensation non dans les organes des sens, mais dans l'entendement ou le principe directeur (sv -rw ^veixovixû). Si la psychologie de Straton incline au sensualisme, sa logique in- cline au aommaUsme, et par là encore il est, pour ainsi dire. Le trait d'union d'Aristote et d'É- ises, selon Sextus Empiri as, L'obj I ol le signe (cr/ma •/.aï T-.V///VO'. ) , et il p: a ■ résider le vrai et le faux uniquement dans les mots (èv -rt ,'. On peut supposer que le célèbre sceptique * ev usée de Straton, pour ajouter à l'autorité de ses propres opinions; mais il reste toujours vraisemblable que Straton tendait à con- londre le signe avec l'idée, comme la sensation avec la pensée. Il n'est pas facile de se faire des idées très- exactes sur la métaphysique de Straton. Deux phrases de Cicéron sont la source unique de ce que nous savons sur cette métaphysique. Nous las citerons textuellement. « Straton. dit-il Xal. Deor., lib. I, c. xm), pense que toute la vie divine réside dans la nature, qui est le principe de la génération, de l'augmentation et de la di- minution, et enfin de l'altération, et qui est pri- vée de tout sentiment et de toute figure. » — « Straton, dit encore le même auteur (Acadé- miques, liv. II, ch. xxxvm), prétend n'avoir pas besoin du secours des dieux pour la formation du monde. Il enseigne que tout ce qui existe est produit par la nature; non pas qu'il admette, comme Ëpicure, que tout résulte de la rencontre d'atomes rudes, polis, dentelés, crochus; « ce sont là, ajoute Straton, des rêves de Démocrite, qui parle au gré de son imagination plutôt que selon une raison exacte. » Mais Straton pense que « tout ce qui est ou devient, est ou devient par l'effet des poids et des mouvements naturels, nuturalibus ponderibus et motibus ». Il ne ré- sulte nullement de ces textes que Straton ait ad- mis une âme du monde universellement répan- due dans la nature, et qu'il ait substitué cette ■âme à Dieu, comme ont fait plus tard les stoï- ciens. Straton ne paraît pas avoir changé le sens que le mot nature (arti- culièrement au sublime. La poésie épique, de son côté, l'exprime par la grandeur des événe- ments et le merveilleux de Faction; tandis que la poésie dramatique, par la représentation vi- vante des personnages, le conflit des grandes passions et son dénoûment tragique, est la plus propre à porter la terreur dans notre âme , comme à exciter la pitié. « La tragédie, comme le dit Aristote, excile ces deux sentiments en les épurant, c'est-à-dire qu'en élevant l'âme elle produit sur nous l'impression du sublime. » Les autres genres de poésie se renferment plus particulièrement dans le domaine du beau et du gracieux. On peut enfin reconnaître dans les époques de l'art la prédominance du sublime et du beau. L'Orient, avec son panthéisme naturaliste tout pénétré de l'idée de l'infini, dépose l'empreinte de cette idée dans toutes ses créations, plutôt néanmoins extraordinaires et gigantesques que véritablement sublimes. La Grèce est en tout le monde du beau. Toutes les productions du génie grec sont caractérisées par cet heureux mélange de la forme et de l'idée, par l'harmonie, la me- sure et l'unité, qui sont la condition de la beauté. L'art moderne et chrétien s'inspire à son tour de l'idée de l'infini; il la puise non dans la na- ture, mais dans l'âme humaine : aussi est-il la véritable expression du sublime. On ne peut con- tester ce caractère à l'architecture gothique , dont les monuments nous frappent par la gran- deur et l'élévation. Il est facile de reconnaître que, dans les poëmes de Uante, de Milton et de îlopstock, ce n'est pas le beau qui domine, mais les qualités qui conviennent ;iu sublime. Shak- peare a poussé à sa dernière limite l'expression du terrible dans la représentation des passions. Mais l,i vraie expression du sublime, c'est la poi e hébraïque, celle des livres saints. Les exemples du sublime cités par Longin, dans son Traité du Sublime, sont principalement tirés de ['Ecriture. Les psaumes en particulier et les prophètes sont des modèles du sublime, aux quels rien en ce genre ne peut être comparé. Voy. , pour la bibliographie, les articles Beau et Esthétique. G. JL SUBSTANCE (subslantia ou sulistrutum, de. sub, sous, et de stare, se tenir, ou slerni, être étendu ; ce qui se tient, ce qui est caché sous Us qualités et les phénomènes : ce mot, d'origine scolastique, n'est que la traduction fidèle du grec Û7iox£t(Jievov, composé de la même façon, de Û7TÔ et de xEtjAai, et qui apparaît pour la pre- mière lois, avec la même signification, dans la langue philosophique d'Aristote). Aucun homme jouissant de son bon sens ne contestera cette règle de grammaire : tout adjectif se rapporte à un substantif; ou cet axiome de logique : tout attribut suppose un sujet. Mais ces deux propo- sitions ne sont, l'une dans le langage, l'autre dans la forme générale de nos jugements, que l'expression d'un principe métaphysique : tout phénomène, toute qualité, toute manière d'être se rapporte à une substance. En effet, dans cha- cun des objets que nous percevons ou que nous concevons seulement comme possibles , nous sommes obligés, par une loi immuable de notre nature, de distinguer deux parties : des phéno- mènes qui passent et une substance qui demeure ; des qualités variables ou multiples et un être identique ; et ces deux parties sont tellement liées dans notre intelligence, qu'il nous est im- possible de les admettre l'une sans l'autre; nous ne comprenons pas plus un être sans qualités, que des qualités sans un être. C'est cette loi de notre esprit qu'on appelle le principe ou la loi de la substance. Il n'en est point de plus fonda- mentale et de plus importante; car si l'on essaye. à l'exemple de certains philosophes, de la sup- primer ou de la révoquer en doute, on voit à l'instant même s'évanouir toute durée, joute unité, toute différence entre les êtres; il n'y a plus que des phénomènes qui se mêlent et se confondent, sans qu'il reste même un témoin de leur variété et de leur succession. Dans le principe de la substance nous avons deux choses à considérer : d'abord la notion même ou l'idée de substance dont nous devons déterminer les caractères, l'origine et la forma- tion; ensuite le rapport qui existe dans notre es- prit entre cette idée et celle des qualités ou des phénomènes, et la certitude où nous sommes que le même rapport existe dans la nature des choses. Les caractères de la substance, ceux qui for- cent notre esprit à la concevoir comme une partie de l'existence radicalement distincte des phéno- mènes, sont, comme nous venons de le dire, l'unité et l'identité. Le sujet, l'être, est un; les qualités et les phénomènes sont multiples : le sujet, l'être tant qu'il existe, demeure toujours le même ; les phénomènes se suivent et se rem- placent. Mais comment une telle idée se pré- sente-t-elle à notre pensée ? Si le sujet de cette pensée, notre esprit, notre moi, ne sont pas es- sentiellement un , il est évident que nous r.o pourrions concevoir aucune idée hors de nous ou au-dessus de nous. Pareillement, si le sujet de notre pensée? notre moi, n'était pas toujours le même au milieu des modifications qui se succè- dent en lui, il lui serait impossible de recon- naître aucune autre durée ou identité. Par con- séquent, la notion de la substance, comme la notion de cause, est d'abord une notion particu- lière, personnelle, que nous puisons dans notre conscience. 11 y a plus, la notion de substance, comme nous l'avons dit ailleurs (voy. Cause), n'est que la notion même de cause avec le ca- ractère de la durée et de l'identité. En effet, SUBS — 1685 SUBS qu'est-ce qui fait que le moi. ou le sujet de la pensée, n'est pas seulement une idée, une abs- traction, une condition générale de l'intelligence, mais un être réel et déterminé, une personne vivante? C'est qu'il n'est pas réduit à la faculté de penser; il a également celle de vouloir et d'agir. La pensée et la volonté sont chez lui insé- parables; car il ne pense qu'à la condition de vouloir, c'est-à-dire de donner son attention, d'af- iirmer, de nier, de suspendre son jugement: et il ne veut qu'à la condition d'avoir conscience de ce qu'il veut. En même temps donc que je m'aperçois comme le sujet de la pensée, comme un mot, je m'aperçois aussi comme une puis- sance agissante, comme une force ou une cause; et les mêmes caractères qui distinguent le pre- mier, à savoir, l'unité et l'identité, appartiennent nécessairement à la seconde. En d'autres termes, ce que je regarde comme ma substance et le fond invariable de mon être, et que je distingue à ce titre de tous les phénomènes, c'est une cause indivisible et identique, une cause vraiment digne de ce nom, capable d'agir non-seulement sur elle-même, mais au dehors; une force libre et intelligente. Séparée de la notion de cause, la substance n'est qu'une abstraction sous laquelle on comprend une unité abstraite, une durée abstraite. Séparée de la notion de substance, la cause n'est qu'un phénomène qui peut à peine se distinguer des autres. L'idée de substance est donc primitivement une idée particulière, contingente, personnelle, puisqu'elle se rapporte à notre personne même; cependant il y entre un élément qui n'est point personnel, que la conscience ne peut pas même donner : c'est la notion du temps. En effet, sans le temps il n'y a pas de durée ; sans la durée, point de substance. Or, le temps n'a rien qui se rap- porte exclusivement à nous; le temps est néces- saire, infini , la condition universelle de toute durée, de toute existence. La notion de substance, considérée en elle-même, indépendamment de tout rapport, appartient donc par un certain côté à la raison, et dépasse ainsi la notion de cause. Celle ci ne'dépend que de la conscience; celle-là suppose le souvenir, et dans le souvenir fait in- tervenir la raison par la notion de temps. M us le temps ne nous apparaît que comme la condition de notre durée; il nenous oblige pas à croire qu'il y ait d'autres durées que la nôtre, ou d'autres existences identiques : comment donc ] ' -ons-nous de l'idée de notre propre substance, de la substance particulière, personnelle que imus sommes, à la pensée qu'il y a des substances <]■ itirictes et différentes de nous, les unes supé- rieures] les autres inférieures, d'autres sembla- bles à la nôtre? Ce passage a lieu par le rapport que la raison établit entre la substance et les phénomènes, entre la substance et les qualités. La première fois que nous avons connaissance d^ nous-mêmes comme d'une substance ou d'une personne, c'est à l'occasion d'un acte de notre propre volonté; car, comme nous le disions tout à l'heure, la notion de substance est au fond la même que la notion de cause; c'est par l'exercice de la liberté ou du pouvoir qu'il possède sur lui- même et sur les mouvements de son corps, que l'homme se reconnaît comme un être distinct. qu'il a conscience de son moi. Entre cet acte vo- lontaire et le moi qui le produit, qui se souvient de l'avoir produit autrefois, et par conséquent d'avoir duré, nous apercevons un rapport néces- saire, qui est autre chose que la relation d'un fait particulier à une substance particulière; car à l'instant même nous retendons hors de nous, à des faits et à des substances d'une au tic nature En effet, nous ne sommes pas seuls et isolés dans ce monde; en même temps que nous agissons nous-mêmes, nous subissons l'action ou la résistance des autres êtres; et cette action se manifeste en nous par la sensibilité, comme la nôtre par la volonté. Or, dès que nous conscience de ceile-ci, nous sommes : distinguer de la première; nous faisons cette distinction spontanément, irrésistiblement, en dépit des systèmes de certains philosophes, et par cela seul nous reconnaissons en nous la c tuse permanente de nos volitions, une subslam sonnelle, un moi intelligent et libre; nous re- connaissons hors de nous, aidés par la notion d'espace, la cause permanente de nos sensations, une substance sensible, un non-moi. Pour porter ainsi hors de nous le rapport de phéno- mène à substance, et l'étendre indistincte ce qui appartient à notre activité et à ce qui lui résiste, il faut évidemment qu'il nous apparaisse comme un rapport universel et nécessaire, ou comme la condition de toute existence, soit in- tellectuelle, soit sensible. 11 ne vient pas de la conscience, puisqu'il s'applique également aux sens; ni des sens, puisqu'il s'applique d'abord à la conscience : il vient de la raison, supérieure à tous deux, et sans laquelle il n'y aurait au- cune communication entre la conscience et le monde extérieur. Enfin, il se présente à notre esprit de telle sorte que, ne pouvant l'appli- quer, dès la première fois, qu'à deux ordres de phénomènes et de substances tout différents, nous sommes obligés de le concevoir sur-le-champ dans son universalité. Par la connaissance que nous avons de nous- mêmes et du monde extérieur, nous avons celle de nos semblables ; car les mêmes mouvements nous font supposer les mêmes facultés , les mêmes effets, les mêmes causes, les mêmes phé- nomènes, les mêmes substances. Il y a d'ail- leurs, indépendamment de cette équation méta- physique , entre nous et nos semblables , une communication immédiate, vivante, intuitive, au moyen du geste, de la voix et de l'expression du visage. Mais si les âmes humaines comparées à leurs actes, si les corps, considérés comme cause per- manente de nos sensations, sont de véritables substances, ils ne sont pourtant, sous un autre, point de vue, que des phénomènes, puisqu'ils ont commencé, puisqu'ils se limitent et se modifient l'un l'autre, puisque rien n'empêche de li primer par la pensée : nous sommes donc obligés de concevoir au-dessus d'eux une su verselle, nécessaire, absolue, identique à la cause universelle. Cette théorie, puisée dans l'observation, dis- sipe tous les doutes et tous les nuages que 1 es- prit de système a élevés sur la substance. Elle établit, contre le sensualisme de Locke et de Condillac, que la. substance n'est pas un mot, un simple signe par lequel nous désignons l'assem- blage de plusieurs sensations ou qualités sensi- bles, mais un fait réel, le seul par Lequel nous puissions «ire les autres, i avons une connaissance aussi claire et ai; médiate que de la sensation elle-même. Elle éta- blit, contie l'idéalisme sceptique de Kant, que la substance n'est pas une simple catégorie, une simple forme ou loi de la peu un objet réel un pouvoir, une force, que nous saisissons, sans intermédiaire, par la pi de con- science, dans l'acte même qui en est la manifes- tation Du même coup elle renverse le scepti- cisme partiel de Berkeley, en montrant perception des corps n'est pas une idée une image Ilot tant devant notre esprit, mus l'application d'un principe nécessaire, du pnn- STJIC — 1686 — SL'IC cipe de causalité et d'identité à un fait dont nous avons parfaitement conscience et dont il nous est aussi impossible de douter que de nous-mêmes : nous voulons dire le fait de la sensation. Elle dé- truit le panthéisme , de quelque origine et de quelque nature qu'il puisse être, en réunissant la substance à la cause, et en donnant pour ori- gine, conséquemment pour type à l'une et à l'au- tre, la conscience que nous avons de notre per- sonnalité. Comment Dieu serait-il confondu avec le monde, puisque Dieu, en sa qualité de sub- stance infinie, ne peut être que la cause infinie, c'est-à-dire la cause absolument libre qui se suffit à elle-même, qui a conscience d'elle-même, et qui, dans tous ses actes, ne prend conseil que de sa bonté et de sa sagesse, en un mot le Créateur ? Comment l'homme serait-il un simple mode de la vie divine, un mode de la pensée correspon- dant à un certain mode de l'étendue, lui qui ne peut s'apercevoir que comme une personne , comme une cause identique, intelligente et res- ponsable? Laissez pénétrer en philosophie l'idée de la liberté, et il n'y a plus de place pour le panthéisme. A plus forte raison , n'y en a-t-il point pour le matérialisme : car la matière, comme nous venons de le démontrer, c'est pré- cisément ce qui est hors de nous, ce qui n'est pas nous, c'est l'obstacle et la limite que rencontre notre activité personnelle. Consultez les mots Être, Essence, Métaphysi- que et surtout Cause. SUICIDE (de cœdes, meurtre, et sui, de soi : le meurtre de soi-même; aùxo-/w£ipîa, en grec). C'est l'action d'un homme qui se donne volon- tairement la mort pour se soustraire aux con- trariétés et aux misères de la vie. En dehors de ces conditions, il n'y a pas de suicide ; car on n'appelle pas de ce nom le fait de celui qui se tue par imprudence, dans un accès de délire, ou qui affronte la mort pour accomplir un de- voir. Le caractère moral de cette action restant le même, soit qu'on emploie pour l'accomplir des moyens violents ou détournés, nous ne voyons aucune utilité dans la distinction qu'on établit ordinairement entre le suicide direct et le sui- cide indirect. Le suicide est coupable pour la même raison et au même degré que l'homicide : car, pour- quoi est-ce un crime d'ôter la vie à son sembla- ble, quand il y a profit à le faire, non-seulement pour soi, mais pour d'autres? Pourquoi, lorsque nous n'y voyons aucun danger, ou que nous sommes résolus à le braver, et que, de plus, la pitié a abandonné notre cœur, ne disposerions- nous pas, pour nos intérêts, de la vie des hom- mes, comme nous disposons de celle des ani- maux, comme nous disposons des choses inani- mées? Parce que la vie humaine a un but moral, c'est-à-dire un but vers lequel il nous est abso- lument commandé de diriger toutes nos facultés, et auquel, par conséquent, doivent être subor- donnés nos intérêts et nos passions; en d'autres termes, parce que tout homme a des devoirs à remplir envers lui-même, et que tant qu'il reste dans la limite de ces devoirs, qui se résument dans le perfectionnement de son être, sa vie est inviolable et sacrée comme eux. Retranchez cette idée suprême du but moral de la vie, des devoirs qui nous sont imposés envers nous-mêmes, l'i'ndammcnt de toute condition extérieure, vous supprimez par là même toute idée de >: et i i ni de devoir envers nos sembla- b es Mais s'il en est ainsi, ma propre vie m'est aussi sacn i autres, et je ne me la pas plus coupable en attentant à celle-ci e là. Nous qc de L'avis des théologiens qui soutiennent que la défense du suicide est comprise dans ce précepte général : « Tu ne tueras point. » Comment donc se fait-il que la criminalité du suicide ait été si souvent mise en question, tandis que celle du meurtre n'a jamais excité un doute ? C'est qu'il est dans notre nature d'être beaucoup plus effrayés des attentats que les autres peu- vent exécuter sur nous, que de ceux que nous pouvons commettre sur nous-mêmes. Dans le premier cas, c'est nous qui sommes engagés, et notre conscience, secourue par notre égoïsme alarmé, n'éprouve aucune hésitation. Dans l'autre cas, au contraire, comme nous comptons beau- coup, pour nous protéger contre nos propres mains, sur l'instinct naturel qui nous attache à la vie, il n'y a de véritablement engagé que la morale, et son principe le plus élevé, le plus abstrait, le plus désintéressé; alors nous voyons moins clair, et nous sommes aussi moins sou- cieux d'y Voir. Aussi, ceux-là mêmes qui ont combattu le suicide, l'ont-ils fait avec de si faibles et souvent de si mauvaises raisons, que ceux qui en prenaient la défense ont pu facile- ment s'attribuer la victoire. Pour qu'on en puisse juger, nous rapporterons brièvement les principaux arguments des uns et des autres. Nous commençons par les adversaires du sui- cide. 1° L'homme, disent-ils, ne s'est pas donné la vie; il n'a donc pas le droit de se la ravir. Dieu seul est l'arbitre suprême de la vie et de la mort ; 2° La vie est comme un dépôt ou comme un poste qui nous a été confié par la Providence ; il y aurait infidélité ou désertion à l'abandonner; 3° L'homme se doit à Dieu: il doit vivre pour manifester les perfections infinies de son créa- teur; 4° L'homme se doit à ses semblables, à l'hu- manité en général, à sa patrie, à sa famille ; et quand même il serait hors d'état de leur être utile aujourd'hui, ce n'est pas une raison de croire que cette impuissance durera toujours ; 5° L'homme se doit à son propre bonheur : or, si malheureux qu'il soit dans un certain mo- ment, qui peut lui assurer que son sort ne chan- gera pas? 6° Le suicide est une lâcheté; car il y a bien plus de courage à supporter la Vie qu'à" l'aban- donner lorsqu'elle est malheureuse; 7° Le suicide est une révolte contre les lois de la nature qui nous attachent à la vie : or, les lois de la nature sont encore les lois de Dieu, puisque c'est lui qui les a établies; 8° Les maux de la vie présente sont une épreuve nécessaire pour en mériter une autre, qui sera le bonheur sans mélange. A chacun de ces arguments les apologistes du suicide ont une réponse qui, sans résoudre la question dans leur sens, appelle au moins un nouvel examen. Voici sous quelle forme on pourra résumer leurs objections. 11 est vrai que Dieu nous a donné la vie ; mais par cela seul qu'il nous l'a donnée, elle nous appartient, et nous avons le droit d'en dis- poser. — Si la vie, au lieu d'être un don, n'est qu'an dépôt, nous avons le droit de la rendre. Puis, un dépôt doit être accepté par le déposi- taire, et je n'ai pas même été consulté. — La vie, dit-on, est une faction qu'on ne peut abandonner s ins la permission de Dieu, qui nous y a placés. Mais n'en peut-on pas dire autant de la condi- tion, du pays, de la ville où il nous a l'ait naître? et cependant, qui se lait scrupule d'en chai Puis, le soldat en faction veille sur le salut de l'armée; je vois, au contraire, que le inonde peut très-bien se passer de moi. — Vous voulez suie — 1687 — SUIG que je manifeste les perfections de Dieu ! alors 1 u^sez-moi mourir; car ma misère et mes souf- frances pourraient accuser sa sagesse. Je serai plus digne de lui dans une autre vie, et j'ob- serverai mieux ses lois quand, débarrasse du fardeau du corps, je pourrai donner l'essor aux plus nobles-facultés de mon être. — Quant à mes devoirs envers mes semblables, il est des cas où, loin de condamner le suicide, ils semblent le justifier et le commander. « Quand la faim, les maux, la misère, permettraient à un malheureux estropié de consommer dans son lit le pain d'une famille qui peut à peine en gagner pour elle, celui qui ne tient à rien, celui que le ciel réduit à vivre seul sur la terre, celui dont la malheu- reuse existence ne peut produire aucun bien, pourquoi n'aurait-il pas au moins le droit de quitter un séjour où ses plaintes sont importunes et ses maux sans utilité? » (Nouvelle Héloise, 3e partie, lettre 21.) On peut encore assombrir le tableau en ajoutant à la misère et à l'impuis- sance l'infamie ou le dégoût qui s'attache à certaines maladies incurables. — La même objec- tion s'élève contre l'argument tiré de notre propre bonheur. Il y a des existences tellement malheureuses, tellement accablées sous le poids de la honte, de la misère, de la douleur, qu'il n'y a rien à attendre de l'avenir. Puis, la vie n'est-elle pas un grand mal, comme dit Rousseau (ubi supra), par cela seul que l'ennui de vivre l'emporte sur l'horreur de mourir? — On dit que c'est une lâcheté de chercher dans la mort la fin de ses peines. On peut répondre qu'il y a des suicides qui honorent l'espèce humaine et qui sont glorifiés par l'histoire. On peut citer l'exemple des Lucrèce, des Brutus^ des Cas- sius, des Caton ; mais il y a une réponse plus générale : « Sans doute il y a du courage à souffrir avec constance les maux qu'on ne peut éviter ; mais il n'y a qu'un insensé qui souffre volontairement ceux dont il peut s'exempter sans mal faire, et c'est souvent uu très-grand mal d'endurer un mal sans nécessité. » (Rous- seau, ubi supra.) — Que dire maintenant de cette loi de la nature qui nous inspire l'horreur de la mort? N'y a-t-il pas une autre loi de la nature qui nous inspire l'horreur de la souffrance et nous commande de nous en délivrer quand nous le pouvons? — Enfin, si les maux de la vie pré- sente étaient une condition sans laquelle on ne peut obtenir le bonheur d'une autre vie, il fau- drait courir au-devant de tout ce qui peut nous faire souffrir, et regarder la prudence, la pré- voyance, la félicite ici-bas comme un crime. Mais qui oserait porter jusque-là le mépris de la raison et des lois les plus irrésistibles de notre nature? Cette dernière preuve n'est donc pas mieux fondée que la précédente; et ce qu'on peut dire de plus juste, en présence de cette controverse, c'est que les arguments avancés de part et d'autre se neutralisent. Encore une fois, il n'y a qu'un seul argument contre le suicide : c'est la loi qui m'assigne un but en rapport avec mes facultés, et qui veut < qu'il soit poursuivi dans toutes les conditions où je puis être placé, parce qu'elle n'admet point d'ajournement ni d'exception ; c'est la loi qui me dit : Cultive de plus en plus ta raison, ta liberté et les sentiments qui te font aimer ce que la raison te fait comprendre; c'est la loi qui me dit : Perfectionne-toi, afin d'approcher de plus en plus du divin modèle dont tu portes en toi l'idée ; c'est la loi morale, en un mot, qui rend sainte et inviolable la vie humaine, soit chez les autres, soit chez moi, par la tâche ab- solue qu'elle nous impose. Tous les sopbismes imaginés pour défendre le suicide s'évanouissent ! devant celte idée. Vous souffrez et vous ne pré- voyez pas la fin de vos peines? Mais vous n'êtes pas ici-bas pour être heureux au gré de vos passions; vous devez, au contraire, vous élever au-dessus d'elles et être plus fort que la douleur. — Vous désespérez d'être utile à vos semblables et même votre existence est pour eux un far- deau? D'abord on conçoit dilficilement qu'un homme capable de se tuer pour un pareil motif ne tienne absolument à rien dans ce monde et ne soit cher à personne, n'ait personne à aimer, à consoler, à conseiller, à édifier par ses exem- ples. Mais quand cela serait! la loi du devoir ne consiste pas uniquement à être utile aux autres; vous avez votre âme à purifier, à développer, à agrandir; et les bienfaits qu'on est obligé de recevoir ne servent pas moins à ce but que ceux qu'on répand soi-même. — Vous êtes Caton ou Brutus, et vous ne voulez pas survivre à la liberté de votre pays. Vous vous rappelez Lu- crèce, et vous ne pouvez supporter votre propre honte. Mais quand la carrière du citoyen est fermée, en supposant qu'elle le soit jamais, ne reste-t-il pas celle de l'homme? Quand nous avons perdu toute espérance pour la patrie, la con- science n'a-t-elle plus de droits sur nous? Quant à la honte, elle est méritée ou non. Si elle est méritée, il faut la supporter comme un mal sa- lutaire et améliorer son âme par l'expiation. Si elle n'est pas méritée, il faut mettre sa con- science au-dessus de l'opinion, et éviter d'être injuste parce qu'on est victime de l'injustice. Le suicide était déjà condamné dans l'anti- quité par les pythagoriciens et les platoniciens. C'est aux premiers qu'appartient la comparaison, reproduite dans le Phédon, entre la vie et une faction qu'on ne peut quitter sans ordre. Virgile, s'inspirant de Platon, a placé dans son enfer, livrés au supplice d'éternels regrets, ceux qui se sont donné la mort. Les stoïciens regardaient le suicide comme innocent de la part du sage. Ils croyaient avoir le droit de sortir de la vie comme d'une chambre pleine de fumée, ou de la déposer comme un vêtement incommode. Cette opinion s'accorde avec le rôle tout d'ab- straction et de contemplation que le stoïcisme fait à l'homme. Les lois civiles, chez certains peuples de la Grèce, étaient plus sévères : car les Thébains flétrissaient la mémoire de celui qui s'était soustrait aux devoirs de la vie ; les Athéniens mutilaient son cadavre et le privaient des honneurs de la sépulture. Mais ce n'est pas assez, pour combattre le suicide, de lui opposer des raisonnements, et même des lois; lois injustes, comme l'observe Beccaria, parce qu'elles frappent les vivants et non les morts; le suicide entre quelquefois dans les mœurs, il se propage à certaines épo- ques comme une contagion de l'âme, et parait être, chez certains peuples, un trait du cai national. Alors il faut l'attaquer dms les fai- blesses, dans les passions, dans les perturbations de l'âme qui en sont le principe; car, à moins d'être, comme il arrive souvent, un effet du dé- lire, de la folie, le suicide multiplié n'est qu'un signe infaillible de désordre moral : il n'y a pas d'individus ni de peuples, ni d'époques fatale- ment voués au suicide. Mais attein- dre le suicide dans sa cause, c'est-à-dire dans les passions mêmes qui en font le princi] améliorant la grande œuvre de l'éducation, en travaillant à développer non-seulement les intel- ligences, mais les caractères, non-seulement les idées, mais les convictions, et en corroborant les idées, les convictions mêmes par des habitudes d'ordre, de travail, de régularité, et par les sen- timents naturels qui nous attachent à la vie, SULZ — 1688 — SL'SO principalement ceux de la famille. 11 faut aussi moins de vague et d'uniformité dans l'éducation intellectuelle. Si; après les éléments généraux «lui sont la base de toute moralité et de toute culture, on donnait à chacun les connaissances les mieux appropriées à ses facultés et à la car- rière qu'il parcourra probablement, à celle que sa famille elle-même a choisie pour lui, les âmes ne seraient point troublées aussi souvent par une ambition sans règle, une agitation sans but, et des espérances sans fondement, au bout des- quelles se trouvent le suicide ou la révolte. Il faut e: fin poursuivre sans relâche, soit par la raison, soit par les armes du ridicule, cette lit- tératuie fiévreuse, délirante, dévergondée, qui, mêlant la sensualité avec la rêverie, énerve et pervertit les mœurs, se raille de toute règle, insulte toute affection honnête, toute ambition légitime, et ne laisse subsister que l'égoïsme épris de l'absurde et à la poursuite de l'impos- sible. Il serait difficile de mentionner ici tous les écrits qui ont été publiés pour et contre le suicide Nous nous contenterons d'indiquer quel- ques dissertations historiques où la plupart de ces écrits sont cités : Buonafede, Isloria critica e filosofica ciel suicido, in-8, Lucques, 1761; — Hermann, Dissertalio de autochiria el philo- sophiez ci e.r legibus romanis considerata, in-4, Leipzig, 1809 ; — Staseudlin, Histoire des opi- nions ei des doctrines sur le suicide, in-8, Gcet- tingue, 1824. — Sur la question elle-même, on pourra' lire les deux lettres de J. J. Rousseau [Nouvelle Hcloïse, 3° partie, lettres 21e et 22e), et le Werther de Gœthe. Enfin, l'on consultera avec fruit : Tissot, de la Manie du suicide el de l'esprit de récolle, in-8, Paris, 1840; — Brierre de Boismont, du Suicide cl de la folie sui- cide, Paris, 18Ô6, in-8. SULZER (Jean-Georges), né à Wintherthur, en 1720, élevé au collège de Zurich, en même temps que l'illustre naturaliste Jean Gessner, vicaire d'un village d'Argovie, où il publia, en 174'i, son premier ouvrage, Considérations mo- rales sur les Œuvres de la nature; puis pré- cepteur dans une famille de Magdebourg, où il connut Euler et Maupertuis, fut appelé par Frédéric II à Berlin, et y fut reçu membre de l'Académie dès 1750. Au sein de cette compagnie, Sulzer exerça autant d'influence que Diderot en avait à Paris sur les artistes et les libres penseurs. C'est à Diderot, en effet, qu'on se plaisait à le comparer, bien qu'il le surpassât par la vigueur du caractère. Il devint successi- vement directeur de la classe de philosophie et inspecteur des lycées de Berlin. Atteint, malgré sa constitution robuste, d'une phthisic causée par un refroidissement subit au milieu d'un voyage en Suisse, cet homme de cœur et d'action mourut le 25 février 1789. Sa mort fut un deuil universel, non-seulement parmi ses compatriotes, mais en Allemagne. Comme critique littéraire, Sulzer n'est plus connu que par sa Théorie générale des beaux- arla, ouvrage concis, fruit de vingt années d'ob- servations et de méditations, qui depuis s'étendit jusqu'à huit volumes in-8, et dont les meilleurs articles servirent utilement à Marmontel et à Millin. Dans cette Théorie, Sulzer traite les beaux-arts en philosopbe plus qu'en artiste, et ne s'arrête à leur partie, technique qu'autant qu'il en a besoin pour faire comprendre leur i. C'est leur côté intérieur et spirituel qu'il se propose de mieux éclairer. Si les arts méca- niques, les sciences et lss lois naissent de la n, dit-il, les beaux-arts ont juin- origine le sentiment moral, celte source commune du bon et du beau. Le sentiment moral existe dans tous les êtres intelligents, mais il a besoin d'être fécondé et nourri : de là le but où les arts doi- vent tendre, et les principes qui leur doivent servir de fondement. L'objet de sa Théorie con- siste donc : 1° à fixer ce but, qui réside dans la perfection de l'homme, et qui se confond avec son bonheur suprême ; 2" à déterminer ces prin- cipes, et à diriger les artistes dans l'application qu'il convient d'en faire, relativement à la grande fin proposée aux arts. L'objet de l'art, selon Sulzer, c'est V embellissement des choses ou l'idéalisation de la nature; le but de l'art, c'est le perfectionnement moral. Cette définition élevée, mais incomplète, devait provoquer les réclamations diverses de Lessing. admirateur de Shakspeare, de Winckelman, élève des anciens, de Gœthe le naturaliste, de l'orientaliste Herder, et même du froid et sévère Kant. Néanmoins, Sulzer eut le mérite de faire entrer dans le cou- rant de l'esprit public une multitude d'aperçus justes et ingénieux, puisés dans une saine psy- chologie. C'est la psychologie, en effet, qui constitue, à ses yeux, le fondement de la philosophie, et comme cette science se divisait, d'après lui, en deux parties, déterminées par les deux fa- cultés qu'il accordait à l'âme, on pourrait diviser ses nombreux travaux en deux ordres : ceux qui concernent la faculté de connaître, d'apercevoir le vrai ; ceux qui portent sur la faculté de sentir, ou sur le bien et le beau. 11 est curieux, en effet, que Sulzer, cet esprit si jaloux d'action et de pouvoir, ait sacrifié dans son système la faculté de vouloir à la faculté de sentir. La plupart de ses études psychologiques sont consignées dans les Mémoires de V Académie de Berlin, et ont été reproduites en langue alle- mande dans ses Mélanges, Leipzig, 1773-85, 2 vol. in-8 (ail.). Les mérites littéraires qui les distin- guent, la simplicité, la clarté, l'élégance; se re- trouvent aussi dans sa courte Encyclopédie des sciences et dans ses Exercices pour réveiller la réflexion, 3 vol. in-8. On y retrouve également ses principes, sa méthode et son esprit. Cet esprit est celui du spiritualisme expérimental, sorte de conciliation entre les procédés de Locke et ceux de Leibniz. C'est Yhistoire naturelle de lame que Sulzer voulait faire avancer, et c'est l'obser- vation intérieure qu'il considérait comme l'u- nique moyen de ce progrès. En face du matéria- lisme contemporain, ses efforts étaient aussi louables que solides et utiles. 11 est un de ces esprits sensés, et un peu timides encore, qui for- ment une sorte de transition entre l'école écos- saise et la nouvelle philosophie allemande. Voy., pour avoir de plus amples détails, VHis- loirc philosophique de l'Académie de Prusse, par M. Christian Bartholmess, t. II, p. 77 à 112 C. Bs. SUSO (Henri), né à Constance en 1300, est plutôt un illuminé qu'un philosophe. Il appar- tenait à la famille des seigneurs de Berg; son père était un homme à l'humeur chevaleresque, passionné pour les aventures et l'action; sa mère, une femme pieuse et résignée, en qui, dit-il lui-même, Dieu opérait visiblement des miracles. A treize ans, il entra au couvent des Bénédictins de Constance, puis il alla étudier la théologie à Cologne. Il y avait dès lors en son âme des inclinations contraires; il tenait de son père un besoin insatiable d'agitation; de sa mère le goût de la contemplation et des effusions mystiques; et partagé entre ces penchants op- posés, à la fois ardent et contenu, il était en proie ;1 ïçs déchirements intérieurs qui jetaient le trouble dans sa vie. La mort de sa mère, et suso 1689 — SWED les prédications de maître Eckart qu'il entendit à Cologne, étouffèrent en lui les ardeurs mon- et il ne lui resta plus de tendresse que pour Dieu. Il quitta le nom de son père, et prit, en le modifiant, celui de sa mère, Seuss, ou der Susse, en latin Suso, le doux. Ses instincts d'homme de guerre et de chevalier errant, sans rien perdre de leur chaleur, se tournent vers « la sagesse éternelle », il l'adepte pour la mai- tresse de ses pensées; il veut affronter tous les périls et subir toutes les épreuves pour « la plus belle et la plus aimable des amantes ». Son ima- gination donne une forme vivante à celte idée : il la voit, il l'entend, et converse avec elle dans des visions qui le ravissent; il lui jure fidélité, il grave avec un couteau son nom sur sa poitrine : il devient le paladin et le troubadour de l'amour de Dieu. Pourtant il y a en lui des moments où la raison se révolte, et, comme la plupart des mystiques, il ne peut ni supporter le doute ni s'en affranchir. Il faut dompter cette nature rebelle, inspirer silence à cette voix importune. 11 rentre alors au monastère de Constance, et commence contre lui-même cette guerre, qui va se continuer pendant des années, et qu'il appelle « sa passion ». Les austérités, le jeûne, les macérations, toutes les pratiques les plus barbares de l'ascétisme, voilà les armes qu'il emploie contre l'ennemi, c'est-à-dire contre le corps, qu'il est résolu à briser. Enfin, lorsque la chair est exténuée, que la vie n'est plus en lui qu'un souffle qui n'a plus rien d'orageux, Dieu lui-même lui annonce que désormais sa sen- sualité est morte. Il a quarante ans; il a lon- guement médité la parole d'Eckart; il a plus d'une fois cherché à Strasbourg, auprès de Tauler et « des amis de Dieu », des paroles et des sen- timents pour exciter sa ferveur; il peut sans danger se risquer dans le monde, sans craindre de détourner vers les créatures un amour qui appartient à leur auteur. Alors commence sa vie d'aventures : il va de ville en ville, en Souabe, en Suisse, en Alsace, rompre des lances en l'hon- neur de * la sagesse éternelle », recrutant des adeptes pour l'association mystique « des amis de Dieu », bravant tous les périls, chutes dans les ravins, attaques des meurtriers, accusations et calomnies, passionnant parfois les hommes, mais surtout réussissant auprès des femmes, jus- qu'à encourir d'injustes soupçons, et succom- bant enfin, comme son maître, sous le repro.-he d'hérésie. Epuisé, plutôt que découragé, il passa les derniers temps de sa vie à recueillir ses livres, à écrire sa biographie, d'où l'on a extrait cette courte notice, et mourut en lo6ô dans le couvent des Dominicains d'Ulm. Son ouvrage principal, composé sur l'ordre exprès de D:eu, est le Livre de la sagesse éter- nelle, d'abord écrit en allemand, puis traduit par lui-même en latin sous ce titre bizarre : Horologium œternœ sapientiœ. Dès 1389 il était traduit en français, et imprimé plus d'un siècle après : YOrrelogc de Sapience, par Jean de Sou- haube, Paris, 1494, 1499, 1530. On en fit plus tard une autre version. Il faut y joindre son autobiographie, un Dialogue de la sagesse éter- nelle, le Livre de la vérité; le Livre des épîtres. 11 avait lui-même formé ce recueil avant de mourir. Ses ouvrages allemands ont été souvent imprimés à partir de 1482: ils furent paraphrasés en latin par le chartreux Surius, Cologne, lôôô. Celte paraphrase a été de nouveau traduite en français, en italien, et même en allemand (pu- bliée à Paris en lô80 par le chartreux Lecerf). 11 y avait à la bibliothèque de Strasbourg un magnifique manuscrit de cette collection. Die- penbrock a publié ses œuvres complètes à Ra- tisbonne en 1829. Enfin G. Préger a édile ses lettres d'après un manuscrit du xv° siècle, Leip- zig, 1867. Si doctrine n'est originale que dans la forme : au fond elle ne diffère pas de celle de maître Eckart. C'est le panthéisme mystique, un Dieu sans attributs, realité et néant tout à la fois, se manifestant dans le monde et en nous, contenant en lui toutes les créatures, qui reçoivent leur forme par émanation, et en même temps un désir invincible de retourner à leur source Mais ce qui est propre à Suso, ce sont les éclairs de poésie, les élans lyriques, les images gra- cieuses ou sublimes : nul n'a exprimé aussi vivement les ravissements de l'àme en face d'un Dieu qui pour lui est surtout le type de la beauté et la source de la joie ; nul n'a décrit en traits aussi brûlants l'ivresse de la vie cé- leste « les jeux de l'amour, les danses joyeuses du ciel ». Suso a beau proclamer l'excellence de la douleur, et proposer pour règle de la vie l'i- mitation de la Passion de Jésus-Christ; il a beau recommander aux autres les austérités qu'il s'est imposées, au fond c'est une âme éprise du bonheur, un artiste aimant Dieu avec sensualité. Voy. Ch. Schmidt, Mémoires de l'Académie des sciences morales et politiques, 1847, t. II, Savants étrangers. C'est M. Schmidt qui a le premier fait connaître dans ce beau travail intitulé Études sur le mysticisme allemand au quatorzième siècle, maître Eckart et ses disciples. Depuis lors beaucoup d'études ont paru en Allemagne sur le même sujet, sans y ajouter rien d'important. Nous n'en citerons qu'une : Wilh. Wolkmann, le Mystique Henri Suso , Duisbourg, 1869. Comparer dans ce dictionnaire l'article Eckart. E. C. SWEDENBORG (Emmanuel de), né à Stoc- kholm en 1688, est plus connu comme fondateur d'une secte d'illuminés que comme philosophe. On n'a pas ici à raconter sa vie , si intéres- sante qu'elle soit, mais à rappeler que cet es- prit puissant, qui devait se perdre dans la folie visionnaire, a eu une période de raison, et a produit des travaux qui ne ressemblent en rien aux aberrations des Arcanes célestes. Il n'est pas inutile non plus d'indiquer comment il fut conduit à la théosophie. 11 y a bien des ma- nières de devenir mystique jusqu'à prendre pour des réalités les fantômes de l'imagination; mais, ordinairement, les âmes qui sont destinées aux ravissements du pur amour y sont portées par nature, ou par penchant, ou par éducation ; le sentiment s'excite en elles peu à peu, et finit par subjuguer la réflexion. Swedenborg, au contraire, a été initié brusquement à la vie surnaturelle: il a suffi d'un jour, d'une heure, pour l'introduire dans le monde des esprits; il s'y est enfoncé tout d'un coup. Un si brusque changement ne s'explique plus par des causes intellectuelles, dont l'action est toujours lente; il suppose un mal organique dont l'invasion est comme fou- droyante. Jusqu'en l'année 174Ô, aucun symp- tôme n'annonce en lui cette révolution. Elevé par un père qui, milgré son caractère ecclésiastique, lui enseigne une sorte de religion ra plus voisine du déisme que de l'orthodoxie, il achève ses éludes à l'université d'Upsal, y pré- sente pour le doctorat une thèse sur les senten- ces de Sénèque et de Publius Syrus, puis se met à voyager pour s'instruire, mais évite de fréquen- ter un seul des mystiques qui fleurissent en di- verses villes, au milieu du xvnie siècle. Il se dis- trait en écrivant en latin des poésies frivoles; puis il se livre à l'étude des sciences exactes qu'il apprend avec passion, mais avec un grau 1 dédain pour la pure spéculation; il ? l'esprit po- sitif, et vise aux applications. Ses connaissances SWED 1690 SYLL en minéralogie décident Charles XII à le nom- mer membre du Collège des mines; et il rend à ce prince de grands services, comme ingénieur, au siège de Frédérickshall. Il reçoit plus tard des lettres de noblesse, publie de nouveaux ou- vrages, surtout sur le traitement des métaux, est nommé membre de diverses académies; et celle de Paris fait même traduire un de ses mé- moires. Il écrit aussi quelques traités de philo- sophie qui sont loin de toute exagération idéa- liste, et qui, tout au contraire, inclinent vers des explications naturalistes. Eu un mot, il est alors riche, bien portant, de caractère bienveillant et gai, de mœurs pures; il est savant, toujours plus disposé à agir qu'à rêver. Ce n'est pas une na- ture tendre, ni un solitaire mélancolique ; c'est une âme saine dans un corps sain. La tempête qui va bouleverser l'équilibre de ses facultés ne s'annonce par aucun signe précurseur; elle éclate à Londres, en 1745. Swedenborg est à table et achève son repas, quand tout à coup il aperçoit de tous côtés, autour de lui, de hideux reptiles; la salle est ensuite plongée dans une obscurité profonde au milieu de laquelle apparaît un homme radieux qui lui crie : « Ne mange pas tant! » Cette hallucination trouble à jamais son cerveau; et désormais le philosophe devient un voyant devant qui les cieux sont ouverts, qui s'entretient avec les anges, va jusqu'aux enfers converser avec les morts, assiste, de Gothem- bourg, à l'incendie de Stockholm, et fonde une sorte de religion qui a encore aujourd'hui des fidèles. Le reste de sa vie, terminée en 1772, peut encore servir d'exemple et de sujet à une étude psychologique; mais elle appartient à l'his- toire du merveilleux, et non plus à celle de la philosophie. Il avait, avant ce temps, publié plu- sieurs ouvrages où il aborde quelques problèmes philosophiques : Opéra philosophica et minera- lia, Dresde et Leipzig, 1734; c'est un recueil de mémoires sur les divers métaux; mais le premier de ces trois gros volumes est un essai de philoso- phie naturelle ; il a un titre particulier : Principîa rcrum naturalium, sive novorum tentaminum phœnomena m undi elementaris philosophice ex- plicandi. Toutefois, malgré les promesses du ti- tre, il y a peu de philosophie dans ce volumineux ouvrage, et il n'en faut chercher que dans les deux premiers chapitres; — Prodromus philo- sophiœ ratiocinanlis de infînilo et causa ftnali crealionis, deque mechanismo operationis ani- mez et corporis, Dresde, 1734. Ce petit livre, écrit en un latin détestable, est l'exposition la plus claire de la philosophie de Swedenborg; — Œco- nornia regni animalis, la Haye, 1745; on y re- marque une Introduction à la psychologie ration- nelle. II suffira de peu de mots pour caractériser la doctrine de Swedenborg, qui manque moins d'originalité que de profondeur : il a proposé quelques opinions qui sont bien à lui, mais il ne leur a donné aucune consistance. La philosophie, suivant lui, a pour but « la connaissance de notre monde mécanique » ; et elle dispose de trois moyens pour y atteindre : l'expérience, sans la- quelle on ne peut rien savoir, unice per expc- ricnliam sapimus; la géométrie, qui donne les lois du mécanisme universel; et le raisonne- ment, qui "M\ re un accès i ausi s du mouvement, et aux choses insensibles qui con- stituent i,-i nature élémentaire de l'uniyeçs. Si l'on franchit celte limite, si l'on s'élève jus- qu'à l'infini, c'esl encore grâce au raisonne- mer en certifie e, mais qui <'n même temps nous laisse tout à fail de 1 1 nature de cette cause première de toul moi t. Les philosophes qui ont voulu en savi ii se sont révoltés contre la raison, dont l'objet propre est le fini, qum se semper terminât inter limites fmilos, et ont imaginé l'infini sous une forme humaine. Mais en renonçant à comprendre l'essence de Dieu. peut-on du moins expliquer ses rapports avec le monde? La science n'en ] eut rien savoir, e lien (nexus) qui rattache le monde à son auteur est 'ui-même quelque chose d'infini, et la reli- gion seule répondrait à cette question en mon- trant dans le Fils de Dieu ce lien mystérieux. Mais la philosophie se borne à affirmer que le monde est l'œuvre de Dieu; elle peut en con- clure que cette œuvre, si elle'est immédiatement produite par lui, doit être de nature divine; car l'effet direct d'une cause conserve quelque chose de la cause elle-même. Cet élément divin, on peut le retrouver dans l'univers, en décomposant les êtres complexes qui le composent. On arrive aussi, par analyse, à des éléments simples, qui sont comme des points, qui ressemblent aux mo- nades de Leibniz, bien que Swedenborg n'accuse pas cette analogie, qui, en tout cas, sont des mi- nima auxquels il faut s'arrêter, et quelque chose d'absolument simple dont tout le reste est fait. Ces éléments enferment en eux une disposition au mouvement, conatus vel statu* intérims ad motum; ils sont en germe toute la réalité : la nature entière n'est que leur développement. Dieu n'a donc pas créé directement le monde tel qu'il est; il a créé les causes qui le produisent d'après les lois de la géométrie; et même peut- être ce principe universel n'est-il pas multiple ; en tout cas, il est à proprement dire quelque chose de Dieu, et par suite, le monde lui-même qui en dérive est divin : « Tout ce que nous ap- pelons naturel est médiatement divin; Dieu est toute chose en toute chose, Dcus est omnè in omnibus. » Quelle est la place de l'âme humaine dans cet univers? L'âme est la cause finale de la création, du moins sur cette terre; c'est le terme suprême où aboutit le mouvement. Mais elle est, comme tout le reste, soumise à des lois, et ces lois sont « géométriques et mécaniques ». Elle n'est pas purement simple, car alors elle serait infime; elle a une simplicité relative, et, comme toute œuvre a au fond pour nature cette sub- stance élémentaire dont on a parlé, il ne peut y avoir d'autre différence entre elle et les autres parties du corps que le degré de pureté : elle est « la partie la plus subtile de notre corps ». Ce qui aggrave ces paroles, c'est que Swedenborg la compare à l'infini dans ses rapports avec le monde; et, si on pressait toutes ses affirmations, on en viendrait à un naturalisme complet. Ce qui est sûr, du moins, c'est que l'âme est pour lui matérielle, qu'elle est répandue dans toute la membrane du cerveau, et même formée par le mouvement qu'elle reçoit des organes; elle i même qu'une sorte de membrane où arrivent toutes les vibrations, ou pour mieux dire, un ap- pareil vibratoire. Pourtant, on peut se conformer au langage de ceux qui aiment à dire qu'elle est « spirituelle, et non matérielle». On voit que les critiques qui ont affirmé que Swedenborg avait été philosophe spiritualiste avant d'être thauma- turge, ne l'ont pas lu; il a passé, sans transition, du naturalisme à la théurgie. Voy. ilatter, Em- manuel de Swedenborg, sa vie, ses ouvrages et sa doctrine, Paris, 1 863. E. I !, SYLLOGISME, du grec o-y/loyiiLiô;, réunion de jugements, assemblage et enchaînement de lions. mot syllogisme se trouve déjà dans l'i mais il n'y signifie que raisonnement, jugement j H n'y a pas le sens spécial (jue lui a tote, i i qu'il a depuis lors conservé pour ne plus oei dre désorm SYLL — 1691 — SYLL Voici la définition qu'Aristote a faite du syllo- gisme, au début des Premiers Analytiques, liv. I, eh. i, § 8 : « Le syllogisme est une enonciation d ■ ns laquelle certaines propositions étant posées, on en conclut nécessairement quelque autre pro- position différente de celles-là, par cela seul que celles-là ont été posées. » Cette définition fonda- mentale est encore la meilleure qu'on puisse trouver du syllogisme; et nous n'essayerons pas de la remplacer par une autre, d'abord par res- pect pour le père de la logique, mais surtout par respect pour la vérité. Elle nous suffit pour com- prendre la théorie du syllogisme dans toute son étendue, et pour y porter la lumière jusque dans les moindres détails. Pour résumer les questions principales que ce grand mot soulève, nous suivrons ici la même méthode que nous avons suivie dans l'article de la logique. Nous expliquerons d'abord la nature propre du syllogisme, et ensuite nous en trace- rons l'histoire. Le syllogisme ne tient pas seule- ment une place considérable dans la science; il a, de plus, été l'objet d'études et de controverses infinies. Tantôt on l'a entouré de vénération et de louanges, tantôt on l'a couvert d'outrages; et, comme tout ce qui est puissant dans le monde, il a excité les passions les plus diverses et les plus violentes. On lui a tour à tour accordé et arraché le sceptre de l'intelligence; on l'a tour à tour adoré comme une sorte de monarque bien- faisant, ou combattu comme un despote; et le récit des fortunes différentes par lesquelles il a passé n'est pas un des épisodes les moins curieux ) avoir reçu sa femme des mains du patriarche Théophile ; et c'est pendant son ab- sence que Piolémaïs, capitale de la Cyrénaïque, ayant perdu son évêque, le choisit pour le rem- placer, quoiqu'il n'eût pas encore reçu le bap- tême. Il avait vécu jusque-là également in- dépendant des deux Églises, voue à peu près SYNÉ — 1700 SYRI exclusivement au culte de la philosophie ; mais ses vertus et sou caractère aimable le faisaient chérir également des chrétiens et des païens. Il fit une longue résistance. Il exposa les motifs t'a son refus d'abord à Théophile, patriarche d'Alexandrie, duquel relevait le siège de Ptolé- maïs, puis à son frère Evoptius. La lettre qu'il adressa à ce dernier (lettre 105) est une des plus intéressantes par le tableau fidèle qu'elle nous présente des luttes de sa conscience. En voici quelques passages : « Dieu, et la loi, et la main de Théophile m'ont donné une épouse. Je déclare donc d'a- vance à tous et j'atteste que je ne veux ni me séparer jamais d'elle, ni vivre clandestinement avec elle, comme un adultère : car, si l'un est contraire à la piété, l'autre est contraire à la loi. Mais je désire et je fais vœu d'avoir de nom- breux et excellents enfants. (Il en avait déjà trois.) « .... Mais ceci n'est rien, comparé à tout le reste. Il est difficile, sinon tout à fait impossible, que les opinions qui, à l'aide de la science, sont passées dans mon esprit à l'état de démonstra- tion, en soient arrachées. Or, tu sais que la philosophie est en opposition avec certains dog- mes bien connus : ainsi je ne me persuaderai jamais que la naissance de l'âme soit posté- rieure à celle du corps; jamais je n'admettrai que le monde doive périr un jour avec ses élé- ments. Quant à cette résurrection dont on parle tant, je la regarde comme quelque chose de sacré et de mystérieux, et je suis loin d'approu- ver les préjugés du vulgaire.... Si les lois de notre sacerdoce m'accordent tout cela, alors je pourrai être prêtre, philosophant dans mon in- térieur, et, au dehors, m'amusant à des fables ; et, sans rien enseigner, sans pourtant rien réfu- ter, rester du moins dans mes opinions prééta- blies.... Si je suis appelé au sacerdoce, je ne veux pas feindre des opinions que je n'aurais pas, j'en prends Dieu, j'en prends les hommes à témoin. La vérité appartient à Dieu, devant qui je veux être irréprochable. Sur ce point-là seul je ne feindrai pas.... Quant à mes opinions, je ne les dissimulerai pas, et ma langue ne se ré- voltera pas contre ma pensée. En parlant ainsi, je crois plaire à Dieu. Mais je ne veux laisser à personne le droit de dire qu'en laissant ignorer ce que je suis, j'ai ravi l'élection. » L'Église fit-elle à Synésius les concessions que paraissent exiger ici ses scrupules, pour accep- ter l'épiscopat? A cet égard, l'absence de docu- ments historiques nous réduit aux conjectures. Ce qu'il y a de certain, c'est que nous voyons Synésius évêque de Ptolémaïs en 411, la troi- sième année du règne de Théodose le Jeune, fils d'Arcadius et d'Honorius. Ce qui n'est pas moins certain, c'est que l'intention si solennel- lement annoncée par lui, dans la lettre précé- dente, de rester fidèle a la philosophie, se i' trouve exprimée tout aussi nettement, et à plusieurs reprises, dans l'épitre 11, adressée aux prêtres de son diocèse, et dans l'épitre 95 à Olympius, où il dit : « Si je ne suis pas aban- donne par Dieu, je reconnaîtrai que le sacer- i n'est pas une déchéance de la philosophie, m lis une ascension vers elle. » Il paraît seule- ment, par la suite de cette épitre 95e, qu'il voulut faire pendant plusieurs mois l'épreuve de ses nouvelles fonctions. Une fois évêque, Synésius remplit ses nou- veaui devoirs avec un dévouement conscien- cieux. Cet esprit si porté à un mysticisme con- Icmplatil ae recule devant aucune tics obi ig.itions de la vie active. 11 devient défenseur zélé de la province, tantôt auprès du gouvernement de Constantinoplc, tantôt contre les barbares. Ses Lettres nous font connaître la résistance énergi- que qu'il opposa à Andronicus, un de ces gouver- neurs militaires qui opprimaient la Cyrénaïque, et qu'il fit déposer. Lors de l'invasion des b i.r- bares, il organisa la défense et donna l'exemple d'un courage opiniâtre. Il fait forger des armes et se met à la tête des habitants. Comme on lui reprochait de faire un métier si peu conforme à son caractère épiscopal : « Quoi ! répondit-il, on ne nous permet donc que de mourir et de voir égorger notre troupeau ! » Quand la ville fut assiégée, il lutta jusqu'au der- nier moment, faisant la garde à son tour, passant les nuits sur les remparts, et travaillant par ses efforts et son exemple a ranimer le courage abattu des citoyens. Enfin, voyant arriver le jour fatal de la ruine : « Pour moi, dit-il, je resterai à mon poste dans l'église; je placerai devant moi les vases sacrés de l'eau lustrale ; j'embras- serai les saintes colonnes qui soutiennent au- dessus de la terre la table sainte. Là, je m'assoirai vivant, et je tomberai mort. Je suis ministre et sacrificateur de Dieu, et peut-être faut-il que je lui fasse le sacrifice de ma vie. Non, Dieu, ne dédaignera pas l'autel pur de sang, quand il le verra souillé du sang d'un pontife. » Synésius survécut à ces désastres, qui ravagè- rent la Cyrénaïque en 413; mais on a peu de renseignements sur ses dernières années. La date même de sa mort est inconnue; mais on ne peut la reculer au delà de 430, puisque son frère Evoptius, qui lui succéda [comme évêque sur le siège de Ptolémaïs, assista en cette qua- lité au concile d'Éphèse qui se tint en 431. C'est un spectacle digne d'attention que le travail intérieur de cet esprit actif et curieux, de cette âme ardente et enthousiaste, pour ré- soudre les grands problèmes proposés a l'intelli- gence humaine; c'est une étude intéressante de suivre ses efforts soutenus pour comprendre la nature divine, et surtout d'observer l'effet que durent produire sur ce génie tout empreint des idées de la Grèce antique, la révélation d'une religion nouvelle et les mystères du christia- nisme venant se greffer sur les doctrines plato- niciennes. Ce qui distingue Synésius de tous les écrivains de son époque, c'est une rare indé- pendance d'esprit et de caractère : là est le secret de son originalité. Tous ses écrits portent la trace d'une pensée qui ne relève que d'elle- même. Si l'on peut reconnaître en lui un alexan- drin, au mysticisme qui l'inspire, du moins il ne porta jamais le joug de l'école. Nous avons vu cette vie de philosophe contemplatif, si pas- sionné pour la science et pour la poésie, em- brasser avec abnégation les devoirs de la vie active, et se couronner dignement par le dévoue- ment d'un héros, d'un saint pontife prêt à sacri- fier ses jours pour le salut de son troupeau. Les Œuvres de Synésius ont été publiées par le P. Pétau, Paris, 1612-1633, in-f" (grec-latin). Ses Hymnes ont été traduits en français par MM. Grégoire et Collombet, Lyon, 1839 (avec les textes en regard). M. Villemain en a aussi tra- duit quelques-uns. Voy. sur Synésius les deux ouvrages de MM. Vacherot et J. Simon sur l'His- toire ae. ïrcole d'Alexandrie. A...D. synthèse, voy. Analyse. SYRIANUS, fils de Philoxène, était né à Alexandrie et y avait fait ses études dans la seconde moitié du iv° siècle, au temps de Théon, le père d'Hypatie el de l'archevêque TteébT>hlle: mais il s'était bientôt rendu à Athènes et attache à Plutarquc le néo-platonicien, dont il secondait l'enseignement, lorsque y vint Proclus vers l'an 43'» de notre ère. Deux "ans après la mort de S Y III — 1701 — SYIU Plutarque, il devint le chef de l'école et de l'as- sociation (ay^olyiz xat oiarptë-riç, dit Suidas), par conséquent le maître de Proclus, qu'il dirigea au delà de sa vingt-huitième année, ce qui place la mort du maître après 442. C'était à la fois un philosophe très-savant et un mystique très-cré- dule. Ses ouvrages, sa méthode, les sources où il puisait, et les textes qu'il expliquait avec ses élèves, prouvent l'un et l'autre. Sept livres de Commentaires sur Homère, quatre sur la Poli- tique de Platon, dix sur l'accord d'Orphée, de Pythagore et de Platon relativement aux Ora- cles, perdus pour nous, attestent son érudition. Isidore, le mari nominal d'Hypatie, qui ne ces- sait de scruter les anciens, Plotin surtout, mais aussi Jamblique, ses amis et ses compagnons, disaient que Syrianus était le meilleur d'entre eux. Syrianus, qui n'avait pas vu Jamblique, mort avant l'an 333, n'a pu être qualifié de compagnon de ce philosophe (otiocoô;) que dans un sens très-large; il ne le connaissait que par ses écrits, mais il était son partisan; il, était attaché à ce platonicien qui, tout en expliquant les Dialogues, songeait sans cesse à Pythagore. aux Égyptiens et aux Chaldéens. C'était bien la le fond de ses prédilections et le secret de sa méthode. En effet, continuateur de celle de Plu- tarque, Syrianus lisait avec ses disciples, en moins de deux ans, tout Aristote. « Puis il pas- sait avec ordre, dit Marinus (Vie de Proclus), de ces petits mystères aux vrais mystères, ceux qui dessillent les yeux et purifient l'âme, à Pla- ton. » De Platon, Syrianus s'élevait aux Orphi- ques et aux Oracles de la Chaldée, abandonnant quelquefois à ses auditeurs le choix d'un cours sur les uns ou les autres. De concert avec Plutarque et la fille de ce dernier, qui seule conserva après lui la science des grandes orgies et toute la théurgie, Syrianus fut donc le véritable fondateur de cette portion de l'enseignement mystique qui distingue l'école de Proclus. Ce célèbre philosophe y eut sa part, mais son panégyriste Marinus la fait assez petite par le soin qu'il prend de la faire très-grande. « En effet, quand il pria son maître, nous dit-il, de ne pas laisser inachevé le Commentaire sur les Orphiques, commencé d'après les communi- cations de Syrianus. Proclus lui objecta qu'il en était détourné par une apparition de son vénéré maître, et se borna, malgré toute la ruse et les instances de son élève, à annoter ce que Syrianus avait écrit sur ces matières. » Cela nous prouve que, de l'aveu même de Proclus, c'est dans l'histoire plus approfondie des Origines philoso- phiques de Plutarque et de son élève Syrianus qu'il faut chercher les Origines philosophiques de Proclus pour ce qui regarde une partie no- table de ses doctrines; qu'elles ne se trouvent pas dans ce qu'on appelle communément l'école d'Alexandrie; qu'elles se voient, au contraire, dans cette association (oiarpiêr) ) athénienne qui se rattache à Jamblique et à ^Edésius, l'un et l'autre auteurs de modifications si profondes dans l'enseignement de Porphyre et de Plotin. Il ne nous reste de Syrianus que des commen- taires sur la Rhétorique d'Hermogène et sur trois livres de la Métaphysique d'Aristote, qui ont été traduits en latin par Bagolin, Venise, 1558. Consultez sur Syrianus les deux ouvrages de MM. E. Vacherot et J. Simon sur l'Histoire de Vècole d'Alexandrie. J. M. SYRIENS (Philosophie chez les). Nous n'avons point à nous occuper ici du mouvement de philo- sophie grecque dont la Syrie en deçà de l'Euphrate fut le théâtre sous la domination des Séleucides et sous celle des Romains, ce mouvement appar- tenant à l'histoire du génie grec. Nous n'avons pas, non puis, a apprécier le rôle que joue la Syrie dans la formation du dogme chrétien, et dans le développement des sectes gnostiques, bien qu'elle y ait largement déployé son ori- ginalité, surtout par l'école de Bardcsane. Nous croyons qu'il faut réserver le nom de philosophie syriaque aux études péripatéticiennes qui fleuri- rent chez les nestoriens et les jacobites du vie au IXe siècle, et servirent de préparation à la philo- sophie arabe. Le péripatétisme s'introduisit dans l'école d'E- desse, vers le milieu du ve siècle, avec le nesto- rianisme. Jusque-là la littérature des Syriens avait été exclusivement ecclésiastique. Les nes- toriens, en s'établissant en Syrie à la suite du concile d'Ephèse, y apportèrent avec eux tout l'ensemble de l'encyclopédie grecque, et par con- séquent Aristote, le maître de la logique. On sait, d'ailleurs, que les nestoriens, comme en général toutes les sectes hérétiques qui prenaient leur point de départ dans la philosophie, se mon- traient fort attachés au Stagirite, et appliquaient hardiment sa logique et sa métaphysique à l'in- terprétation des dogmes religieux. C'est ce qui explique comment le fondateur du nestorianisme en Syrie, Ibas d'Édesse, si connu par le rôle qu'il joue dans les disputes théologiques du ve siècle, fut en même temps le premier introducteur d'Aristote parmi les Syriens. Ébedjésu lui assigne pour collaborateurs dans ce travail, Cumas et Probus, et, en effet, le Drilish Muséum (n° 14660) possède un long commentaire syriaque de Probus sur le ïlepi épjxrivcîa;. C'est le seul monument qui nous reste de cette première école d'Édesse, qui fut. détruite, en 489, par ordre de l'empereur Zenon. De ce moment, les études péripatéticiennes deviennent de plus en plus florissantes chez les Syriens. Des ruines de l'école d'Édesse sorteni les écoles plus célèbres encore de Nisibe et de Gandisapor, qui deviennent, pour la Syrie et la Perse, des centres brillants a'études médicales et philosophiques. La Perse, en effet, fut en partie le théâtre de ce nouveau mouvement. Ce pays était tombé depuis longtemps dans la dépen- dance intellectuelle des Syriens. L'école d'Édesse s'appelait Vccole des Perses, et le syriaque était, avec le grec, la langue savante de l'empire des Sassanides. D'un côté, les philosophes grecs exilés par suite du décret de Justinien; de l'autre, les nestoriens persécutés par les orthodoxes, firent un moment de la cour de Chosroès l'asile de la philosophie grecque expirante. Le roi des rois se décorait du titre de platonicien, et fit, dit-on, traduire en persan les écrits de Platon et d'Aristote. Agathias raconte avec de grands dé- tails les discussions philosophiques que soutint devant Chosroès un Syrien nommé Uranius, at- taché à la doctrine d'Aristote. Mais le plus curieux monument de ces études syro-persanes est, san- contredit, un abrégé de logique en syriaque adressé à Chosroès par un certain Paul le Perse. qui se trouve dans un manuscrit du British Muséum (nu 14660). L'ouvrage est précédé d'une longue préface, exprimant une pensée d'éclec- tisme fort élevée. On croit devoir donner ici le début de ce remarquable morceau : « A l'heureuv Kosrou, roi des rois, le meilleur des hommes. Paul, son esclave, salut. En vous offrant un pré- sent philosophique^ je ne fais que vous offrir un fruit cueilli dans le paradis de vos domaines, de même que l'on offre à Dieu des victimes prises parmi les créatures de Dieu. » La philo- sophie, en effet, est le meilleur de tous les pré- sents, et c'est bien elle qui a dit en parlant d'elle-même : « Mes fruits valent mieux que l'or et que les pierres précieuses, et mes produits SYRI — 1702 SY11I valent mieux que l'argent choisi.» (Prov., ch. vin, *. 19.) Elle est l'œil de l'esprit; et de même que l'œil du corps, à cause de sa proportion avec la lumière, voit les choses du dehors; de même l'œil de l'àme, à cause de son affinité avec la lumière intelligible qui est en tout, voit la lu- mière qui est en tout. C'est donc avec raison qu'un philosophe a dit : « Le sage a ses yeux dans sa têle, et le fou marche dans les ténèbres.» (Eccl., ch. h. t. 14.) De toutes les occupations, en effet, l'occupation intellectuelle est la plus excellente; car l'âme est autant au-dessus du corps que l'être rationnel est au-dessus de l'ir- rationnel, que l'animal est supérieur à ce qui n'a pas la vie. Or, la culture et l'ornement de l'âme, c'est la science. La science est de deux sortes : ou bien l'homme la cherche et la trouve par lui-même, ou bien il la reçoit par l'enseigne- ment. L'enseignement, à- son tour, est de deux sortes : l'un est celui que les hommes se trans- mettent entre eux; l'autre vient des envoyés de la Divinité. Mais l'enseignement seul ne peut suffire; car on trouve entre les maîtres les con- tradictions les plus manifestes : les uns disent qu'il n'y a qu'un Dieu, les autres qu'il y en a plusieurs; les uns disent que Dieu a des con- traires, les autres qu'il n'en a pas; les uns disent que Dieu est tout-puissant, les autres qu'il ne saurait tout faire; les uns soutiennent que le monde est créé, d'autres prétendent qu'il ne l'est pas ; et parmi ceux-ci, les uns disent qu'il a été tiré dune matière préexistante, les autres qu'il n'a point eu de commencement et qu'il n'aura jamais de fin. Les uns disent que les hommes sont libres en leur volonté, et les autres le nient. Il est ainsi une foule de points sur lesquels les différents systèmes sont en désaccord les uns avec les autres, et il n'est pas plus possible de les rejeter tous à la fois, que de les admettre tous. Il ne reste donc qu'un seul parti à prendre : c'est d'adopter l'un et de rejeter l'autre. Or. pour cela il est nécessaire de les connaître, afin que l'on sache pourquoi l'on embrasse l'un et pour- quoi l'on repousse l'autre L'étude de ces sys- tèmes intéresse donc également la foi et la science. La science, en effet, a pour objet les choses rapprochées de nous, évidentes et acces- sibles à l'expérience; la foi s'applique aux choses éloignées, invisibles et qu'on ne peut connaître exactement. L'une n'exclut pas le doute; l'autre n'admet aucun doute ; or, c'est le doute qui fait la division, et l'absence de doute qui fait l'una- nimité. La science, par conséquent, est supérieure à la foi ; en effet, les croyants eux-mêmes exami- nent leur foi, et font l'apologie de la science, quand ils assurent que l'on saura un jour ce que l'on croit aujourd'hui, etc. » Le vie et le vne siècle sont l'époque brillante des études philosophiques chez les Syriens. Une foule d'évêques et de patriarches, Abraham de Cascar, Ananjésu, Marabba, parmi les nestoriens ; Sergius de Résine, Sévère de Kinnesrin, Athanase, moine de Beth-Maleo, Georges, éyêque d'Arabie, Jacques d'Ëdcsse, parmi les jacobites, sont dési- gnés comme ayant traduit, analysé ou commenté Aristote. La plupart de ces travaux, effacés par ceux des philosophes arabes, ont péri. On trouve cependant dans les manuscrits du Dritish Mu- séum, sous le nom de Sergius de Résine, évêque chialre, une série de traités péripatétiques, adressés à un certain Théodore, entre autres un cours complet de logique en sept livres, des tra- ductions du Traité du inonde a Alexandre, etc. (n " 60, 14661): .sous le nom de Sévère (]<■ Kinnesrin, un traite du s\ I des BColies sur le Dipl ip|ur,vi(a< (n" L4660); sous le que d'Arabie, un vaste com- mentaire sur VOrganon (n° 14659). Athanase et Jacques d'Ëdesse sont les auteurs de traductions de VOrganon ou d'autres écrits péripatétiques, que l'on trouve plus fréquemment dans les ma- nuscrits. En général, on le voit, les Syriens s'arrêtèrent aux premières pages de VOrganon. Ils s'étendent démesurément sur le Ilepi êp|Aï)vetaç, qui semble avoir été à leurs yeux le traité le plus essentiel ; les dernières parties de VOrganon sont fort écourtées. Us semblent même préférer, au texte pur d'Aristote, des abrégés, des traités de seconde main, dans le genre des Catégories prétendues de saint Augustin, et de ces traités de dialectique de Boëce, de Cassiodore, d'Alcuin, qui eurent tant de vogue durant la première moitié du moyen âge. Quant aux autres parties de l'en- cyclopédie péripatétique, ils ne les connaissent que par des extraits et clés analyses fort incom- plètes. On ne peut mieux comparer la fortune d'Aristote chez les Syriens qu'à sa fortune durant la première période de la philosophie scolastique. Aristote est pour les Syriens ce qu'il est pour Alcuin, ce qu'il est pour Abailard, exclusive- ment logicien. Ce n'est que par les traductions arabes du ixe siècle que les œuvres d'Aristote ont été connues de l'Orient, comme ce n'est que par les traductions latines du xne siècle qu'il est devenu pour l'Occident le maître de toute science. Parmi les commentateurs d'Aristote, les Syriens ont traduit Philopon et Nicolas de Damas ; mais ils n'en ont pas fait un usage fort étendu. Quant aux autres écoles de la Grèce, les Syriens n'ont eu sur elles que les notions les plus vagues. Platon ne leur est connu que par sa renommée et par quelques opuscules apocryphes. Us ont eu pourtant des traductions de moralistes et de poètes gnomiques. Le manuscrit 14658 du Brilish Muséum contient des collections de sentences attribuées à Ménandre, à Pythagore et à Théano, tout à fait différentes de celles que nous pos- sédons. Mais c'est surtout par le rôle qu'ils ont joué dans l'initiation des Arabes à la philosophie, que les Syriens méritent d'occuper une place dans l'histoire de l'esprit humain. On peut dire sans exagération que cette initiation fut exclusivement leur œuvre. Dès l'époque de Mahomet et sous les Oineyyades, les nestoriens' s'étaient acquis de l'importance auprès des Arabes par leurs con- naissances médicales. Sous les Abbassidcs, ils ob- tinrent à la cour des khalifes un ascendant vrai- ment extraordinaire, et devinrent le rrincipal instrument de leurs desseins civilisateurs. 11 faut se rappeler que ce n'est que par une Irès-déce- vante équivoque que l'on applique le nom de philosophie arabe à un ensemble de travaux entrepris en dehors de l'esprit arabe, sous l'in- fluence d'une dynastie qui représente la réaction de la Perse contre l'Arabie, et à laquelle préside un khalife (Al-Mamoun) sur le salut duquel les musulmans rigides ont élevé des doutes sérieux. Les musulmans orthodoxes virent d'abord du plus mauvais œil ces études étrangères, et il s'écoula plus d'un siècle et demi avant qu'ils s'enhardissent à les cultiver pour leur propre compte. Jusque-là la science arabe resta le pri- vilège de quelques familles syriennes et chré- tiennes, Beni-Serapion, Beni-Mesué, Baktischoui- des, Roneinides, attachées presque toutes à la domesticité des et par lesquelles fut accompli l'immense travail qui lit passer en arabe tout l'ensemble de la science el de ht philosophie grecques. En parcourant les listes de traducteurs qui nous oui h , on voit que tous, presque sans exception, étaient chrétiens et SYRI — 1703 SYST Syriens, et l'on arrive à ce résultat, qu'aucun musulman ne participa à ce travail et n'eut con- naissance de la langue grecque. La plupart de ces traductions se faisaient par l'intermédiaire du syriaque; souvent le même traducteur exécu- tait les deux versions, syriaque et arabe. Ainsi l'école de Honein fit passer consécutivement dans les deux langues tout le corps du péripatétisme, dont les Syriens n'avaient possédé jusque-là que la partie logique, et encore d'une manière in- complète. Mais il est arrivé que les traductions syriaques, qui à côté des traductions arabes n'offraient qu'un assez mince intérêt, ont toutes disparu ; c'est par erreur que l'on a cru que la bibliothèque Laurentienne possède quelques par- ties de l'œuvre de Honein. Plus tard, au xe siècle, quand on éprouva le besoin de refaire les versions arabes d'Aristote, ce sont encore deux Syriens, Abou-Buschar Mata et Jahya-ben-Adi, que l'on trouve à la tête de ce travail. Tel est donc le rùle des Syriens dans l'histoire de la philosophie : continuateurs immédiats de la philosophie grecque en décadence au vie siè- cle, ils la prennent au point où ils la trouvent, réduite presque à la logique d'Aristote, et la transmettent ainsi aux Arabes. Les Syriens, non plus que les Arabes, n'ont choisi Aristote pour leur maître ; les uns et les autres l'ont reçu de la tradi- tion des écoles grecques. On peut dire que le moment décisif ou se fonde l'autorité d'Aristote et où commence la scolastique, est celui où la seconde génération de l'école d'Alexandrie se porte vers le péripatétisme. C'est sur ce prolon- gement de l'école d'Alexandrie qu'il faut cher- cher le point de soudure de la philosophie syria- que avec la philosophie grecque, et de la philo- sophie arabe avec la philosophie syriaque. Dans aucun des deux passages, il n'y eut création ni spontanéité; il y eut transmission et accepta- tion d'un système d'études déjà consacré et envisagé comme la forme nécessaire de toute culture intellectuelle. La philosophie syriaque se confond désormais avec la philosophie arabe. Quelques Syriens, toutefois, continuèrent encore à écrire sur la philosophie dans leur langue savante. Tel fut Grégoire Barhebraeus (1226-1286), connu comme historien arabe sous le nom d'Abulfaradj. Cet écrivain, le plus fécond sans contredit que la Syrie ait produit, représente exactement cette manière de fondre le texte d'Aristote dans une paraphrase continue, qui est celle d'Albert le Grand. Son encyclopédie, intitulée le Beurre de la sagesse, comprend l'ensemble complet de la discipline péripatétique, et ses innombrables traites de philosophie ne sont de même que des remaniements du texte aristotélique. Il n'y faut chercher aucune originalité, non plus que dans les écrits d'Ébedjésu, patriarche de Nisibe (mort en 1318). Aujourd'hui encore VIsagoge de Por- phyre et le Uepi Epu.viveîa; sont des livres clas- siques chez les Chaldéens ou Syriens orientaux. Quant aux Maronites, ils sont toujours restés étrangers aux études philosophiques. Les manuscrits de philosophie syriaque sont assez rares. La bibliothèque Laurentienne seule, en Europe, pouvait passer pour assez riche en ce genre, avant que le British Muséum eût acquis la précieuse bibliothèque de Sainte-Marie-Deipara de Nitrie, laquelle a rendu à la science une foule de textes que l'on croyait perdus. L'auteur de cet article a publié, d'après les renseigne- ments puisés dans ces manuscrits, une thèse latine, de Philosophia peripatetina apud Syros, in-8, Paris, 1852. La Bibliothèque orientale d'Asséinani et les deux opuscules de MM. Won- rich et Fluegel, sur les traductions d'auteurs grecs en langues orientales, contenaient déjà quelques renseignements épars sur ce sujet. B. EL SYSTÈME (rrOaTTi[ia, de consé- quences à leurs prémisses? Peu importe que les conséquences soient connues avant les prémisses ou les faits avant les lois; le lien qui les unit n'en est pas moins réel et nécessaire. Que di- rons-nous de la philosophie, dont l'objet propre est de rechercher le principe de tous les prin- cipes, c'est-à-dire le seul qui soit digne de ce nom, et ce qu'il y a de commun à toutes nos connaissances? Une telle science n'est-i si la plus haute expression de l'idée que nous nous formons d'un système? Une philosophie sans système n'est qu'un empirisme grossier, qui équivaut à la négation même de toute philo- sophie La philosophie, pendant longtemps, n'a pas été autre chose que la science en général' et ses premiers systèmes sont les premiers essais des différentes sciences particulières : du sys- tème ionien est sortie la physique; du système pythagoricien, les mathématiques el l'astro- TATI — 1704 — TATI nomie ; du système éléatique, la métaphysique proprement dite. Ce qui est vrai, c'est qu'il y a deux espèces de systèmes : les uns légitimes, et les autres qui ne le sont point. Les premiers commencent par l'analyse, c'est-à-dire par l'observation, et finissent par la synthèse, une synthèse qui s'ap- plique exactement aux faits et aux rapports constatés par l'analyse. Les autres, au contraire, voulant commencer par la synthèse et se passer de l'analyse, débutent, en effet, par l'hypo- thèse : car ce que l'esprit ne tire pas de la nature même des choses par une observation rigoureuse, il est obligé de l'inventer. A vrai dire, une hypothèse n'est pas même une inven- tion, mais un fait unique ou un petit nombre de laits mal étudiés dont on veut faire dériver tous les autres. Ce n'est donc pas l'esprit de sys- tème, mais l'esprit d'hypothèse qu'il faut bannir de la philosophie et de toutes les autres sciences. Les systèmes de philosophie, si nombreux et si variés qu'ils soient en apparence, peuvent tous se réduire à quelques types généraux, qu'on rencontre à toutes les époques de l'histoire, et qui se développent, se transforment et quel- quefois se mêlent sans jamais changer au fond. En logique, car c'est de là que tout le reste dépend, il n'y a que trois systèmes principaux : celui qui consiste à admettre l'autorité de la raison et la possibilité de la science, c'est-à-dire le dogmatisme; celui qui consiste à nier ces deux choses, ou le scepticisme; et celui qui cherche la vérité dans une faculté supérieure à la raison, ou le mysticisme. En métaphysique (voy. Métaphysique), on distingue : le dua- lisme, qui considère comme deux principes éter- nels, et non moins nécessaires l'un que l'autre, l'esprit et la matière; le matérialisme, qui ne reconnaît que la matière comme principe des choses; l'idéalisme, qui ne reconnaît que l'es- prit ou plutôt la pensée; le panthéisme, pour qui la matière et l'esprit, les corps et les âmes, ne sont que des attributs et des modes, ou des aspects particuliers d'un principe unique ; enfin le spiritualisme, qui reconnaît dans l'esprit, non-seulement la pensée, les idées, mais une puissance active, libre, personnelle, qui a créé la matière et le monde. La psychologie suit les destinées de la métaphysique et se confond le plus souvent avec elle, au moins en ce qui con- cerne la substance de l'âme. Enfin, en morale, les uns n'admettent pour règle que l'intérêt ou le plaisir, c'est-à-dire la voix des sens, ce sont les épicuriens; les autres, la raison, le devoir, ce sont les stoïciens; et d'autres le sentiment ou l'amour, dont la plus haute expres- sion, en morale comme en logique, est le mys- ticisme. On peut arriver à des types plus géné- raux encore : car tout système se rattache ou aux sens, ou au sentiment, ou à la raison, ou enfin à la conscience, qui embrasse et qui do- mine toutes les autres facultés. Les sens nous donnent le matérialisme, le sensualisme, l'épi- curisme, le scepticisme ; le sentiment nous donne le mysticisme ; la raison, détachée des autres facultés et employée toute seule, dans ses prin- cipes abstraits, conduit à l'idéalisme et au pan- théisme. La vraie philosophie est celle de la conscience, qui consacre, en psychologie, l'idée de 1 1 liberté : en métaphysique celle de la créa- 'h n, et réunit, en morale, le devoir avec le sen- li.'IH ht. TATIEN. ami et disciple de saint Justin, né en Assyrie, vett l'an \'JQ de J. C, fit dès sa jeunesse une étude sérieuse et approfox li littérature <\ de la philosophie des Grecs. ■ voir, dans de longs voyages, visité les villes les plus célèbres de l'Orient, il se rendit à Rome, comme au centre des lumières. C'est là qu'il connut saint Justin et qu'il embrassa le christianisme. Peu après le martyre de son maî- tre, il quitta Rome et retourna dans l'Assyrie, sa patrie, où il mourut vers l'an 1 7 G. Quand on suit Tatien dans les phases diverses de sa vie, on reconnaît en lui un esprit curieux et inquiet, qui ne put s'arrêter à rien, pas même à la vé- rité. En cherchant une idée de perfection, il finit par tomber dans l'ascétisme, et se séparer de la doctrine chrétienne, dont il avait été un ardent apôtre. Sa conversion au christianisme fut le résultat d'une étude longue et sérieuse de toutes les religions et de toutes les sectes philosophiques, mises en regard avec la religion nouvelle. La comparaison qu'il fit des mœurs et des idées des peuples païens avec celles des chrétiens fut tout à l'avantage de ces derniers. C'est alors, vers l'an 168, qu'il composa son Discours contre les Grecs, le seul de ses ouvrages qui nous soit parvenu. Ce livre a pour but de prouver l'an- cienneté et l'excellence du christianisme et sa supériorité sur toutes les autres doctrines. Ta- tien s'efforce de prouver que les Grecs se van- tent à tort d'avoir donné naissance aux sciences et aux arts ; il prétend qu'ils ont appris des peu- ples étrangers tout ce qu'ils savent; qu'au lieu de perfectionner les sciences, et en particulier la philosophie, ils l'ont altérée et en ont fait un mauvais usage. 11 reproche amèrement aux philosophes les contradictions de leurs sectes diverses ; puis il développe la doctrine chré- tienne de Dieu et du Fils de Dieu, non sans y mêler beaucoup d'idées platoniciennes, notam- ment celles des trois essences dont se compose l'homme, savoir : le corps, qui est formé de Ja matière; lame matérielle et l'esprit divin. Tout ce morceau est écrit d'ailleurs avec violence et respire une sorte d'inimitié contre la civilisa- tion grecque. L'auteur y exhale surtout son in- dignation contre les mœurs relâchées qui ré- gnaient encore à Rome, et contre la licence effré- née répandue alors parmi les païens. Après avoir continué quelque temps à Rome l'enseignement de son maître, Tatien se retira dans sa patrie, où il commença, l'an 170, à ré- pandre les premiers germes de son hérésie; car la naissance de l'hérésie des montanistes, que les témoignages les plus respectables s'accordent à rapporter à l'an 171, parait un peu plus récente que celle de Tatien. Celui-ci jeta les fondements de la secte des encratites, qui de la Mésopotamie s'étendit dans les provinces de l'Asie Mineure et en Occident, jusque dans les Gaules et dans l'Espagne. Le nom d'encratites înt donné aux sec- tateurs de Tatien, en raison de la continence et de certaines abstinences qu'il ,leur imposait S'appuyant sur ce passage de YÊpître aux Gâ- tâtes, ch. vi, * 87 : « Celui qui sème dans la chair recueillera la corruption de la chair, » il proscrivit le mariage à l'égal de l'adultère : il interdit à ses disciples l'usage de tout ce qui avait eu vie; il leur interdit aussi l'usage du vin, se fondant sur ce que le prophète Amos reproche aux Juifs d'en avoir fait boue aux Nazaréens. Dans sa doctrine entraient plusieurs dogmes empruntés à quelques autres sectes. 11 admettait avec Marcion deux dieux : l'un bon, l'autre mau- vais, et dont l'un et ùt subordonné à l'autre. Dans l'explication qu'il donnait de la création du monde, il parait s'être inspiré des rêveries des valmtiniens. Ceux-ci disaient, que le vrai Dieu a .ut tOUl créé |'ir son Verbe, en employant toutefois le ministère d'un démiurge ou créateur, qu'ils Supposaient avoir ignoré ainsi l'opération TAUL — 1705 — TAUL de la divine sagesse, en sorte qu'il se parut à lui- même seul créateur. Taticn disait d'une manière un peu différente, mais non moins erronée, que ce mot de l'Ivriturc, fait lux, était un vœu et une prière et non un commandement : de là ce mot de Tertullien, que « tout en lui respire le valentinianisme •. En effet, outre ce démiurge qui ne fait pas la lumière, mais qui désire qu'elle se fasse, Tatien admettait aussi l'intervention des éons dans le développement du monde, et partageait l'opinion des dokètes, que le corps du Christ n'est qu'une apparence. Il s'était séparé des païens, parce qu'il les voyait en lutte et en contradiction les uns avec les autres; il s'attacha aux chrétiens, parce qu'il crut trouver en eux l'unité de doctrine et d'auto- rité L'idéal qu'il cherchait, c'est-à-dire le modèle parfait de la vie en commun, ne lui paraissant pas non plus exister là, il s'adressa à une secte qui lui promettait d'entretenir dans son àme les mœurs les plus pures, à l'aide de la plus austère continence. C'est alors qu'il composa son livre, aujourd'hui perdu, de la Perfection selon le Sau- veur. 11 y condamnait le mariage comme une impudicité; il y mettait en regard l'ancien et le nouvel homme : celui-ci vivait selon les précep- tes d'une loi différente de celle de l'homme an- cien, à qui il reprochait la sensualité, l'usage du vin, le luxe des habits. Le germe de ces erreurs se trouvait déjà dans son Discours contre les Grecs, où il prétendait que la sagesse des phi- losophes païens était empruntée des livres hé- breux. Il y a dans la doctrine de Tatien un fond de tristesse; il semble croire que l'âme humaine appartient naturellement aux ténèbres, et que lorsqu'elle est abandonnée à elle-même, elle pen- che vers la matière; qu'elle tombe alors sous la domination des mauvais génies, et s'adonne au culte des idoles. L'esprit de Dieu ne réside pas dans tous les hommes; il s'est uni à quelques justes seulement; et par eux les autres hommes ont connu ce qui était caché. Au fond de cette séparation profonde entre ceux qui possèdent dans leur sein l'esprit divin et immortel, et ceux qui ne participent pas à cet esprit, réside un principe analogue à celui qui creusait une sépa- ration non moins profonde entre les Grecs et les Orientaux, ou comme Tatien les appelle, les barbares. Ici encore apparaît la distinction que les gnostiques reconnaissaient entre les hommes spirituels et les hommes psychiques. Le Discours contre les Grecs a été publié par W. Worth, Oxford, 1700. A....D. TAULER (Jean), né en 1290 à Strasbourg, en- tra en 1308 aux dominicains, étudia au collège de Saint-Jacques, puis quitta les maîtres de Pa- ris pour suivre à Strasbourg les leçons d'Eckart. Il y vécut dans l'intimité de plusieurs frères do- minicains d'Alsace, qui cherchaient à rendre pratique et populaire le mysticisme spéculatif d'Eckart. Il s'associa à eux pour prêcher le re- noncement au monde, l'imitation de Jésus-Christ, et l'union de l'âme avec Dieu. En 1338, dans la querelle de Louis de Bavière et de Jean XXII, il fut du petit nombre des dominicains qui conti- nuèrent, malgré l'interdit, à célébrer le culte. En 1340, il entra en relation avec les Yaudois; il étendit parmi eux l'association mystique des Amis de Dieu, qui voulaient pour le peuple, alors délaissé par le clergé, un culte plus pur et plus simple, et la prédication dans la langue vulgaire. Nicolas de Bàle, chef des Amis de Dieu vaudois, qui plus tard fut brûlé en France comme hé- rétique, trouvant Tauler encore trop timide, prit peu à peu sur lui un grand empire, et lui lit pratiquer plus ouvertement les conséquences de sa doctrine mystique. Toutefois, Tauler resta en apparence fidèle à l'orthodoxie catholique, sans jamais se laisser entraîner vers l'hérésie des bé- gards, ou frères du libre esprit, que maître Eckart avait tenté d'introduire au sein de l'É- glise. Il manifesta même une répugnance con- stante contre le panthéisme, vers lequel incli- naient toujours les théories renouvelées de l'école d'Alexandrie. Les œuvres principales de Tauler sont : 1° Des sermons, la plupart manuscrits, conser- vés à Strasbourg, à Cologne, à Munich, à Vienne, à Berlin, à Leipzig. La première édition parut à Leipzig en 1498. Laurent Surius, chartreux de Cologne, la paraphrasa en latin en 1548; 2° L'Imitation de la pauvre vie de Jésus-Christ, exposition, sous une forme encore scolastique, de la théorie et de la pratique du mysticisme de Tauler, publiée à Francfort en 1621, puis en 1833. Les sermons de Tauler ne manquent point d'é- loquence. Dans ses dernières années surtout, il quitte les abstractions métaphysiques pour les conseils de morale pratique, sans tomber dans l'ascétisme de Suso ou les rêveries contemplati- ves de Ruysbroeck. Il s'élève aussi fortement contre le relâchement des mœurs et de la disci- pline du clergé. — Le livre de V Imitation est un monument curieux des doctrines philosophiques du xive siècle, et par conséquent, celle des œu- vres de Tauler sur laquelle nous devons le plus insister. Chez tous les mystiques allemands de cette époque, Eckart, Suso, Tauler, Ruysbroeck, le dogme chrétien n'est que le cadre, la forme dont la spéculation découvrira le sens, le contenu mé- taphysique. Chez tous, Dieu est conçu, à la ma- nière des alexandrins, comme l'Unité ineffable, qui se développe nécessairement, et se manifeste dans la Trinité. Dieu se connaît, se différencie de lui-même par l'intelligence, le Verbe; et annule cette dif- férence, rentre en lui-même, par l'amour. Les créatures émanent de Dieu et retournent à lui. Mais Tauler insiste fortement sur la distinction nominale du Créateur el de son œuvre, sur l'in- dépendance de Dieu, croyant échapper par ces contradictions verbales au panthéisme qui l'at- tire. L'homme est l'image de la Trinité. Par la mémoire, ou plutôt la réminiscence, il retient le souvenir de Dieu et espère le re- couvrer. Par la raison, il a foi en Dieu et le connaît médiatement. Par l'amour ou la volonté, deux facultés que Tauler confond l'une avec l'autre comme tous les mystiques, il tend vers Dieu. Enfin, cette Trinité, cette triple faculté devient une par la syndérèse ou vue suprême immé- diate de Dieu, sorte d'extase. Cette division est le résultat du péché, qui de possible est devenu actuel, réel^ par la libre vo- lonté de l'homnie. L'instrument de la régénération, c'est le déta- chement absolu, l'abstraction, l'ignorance si vante et volontaire de toutes les choses créées, condi- tion de la Véritable et divine science. Cette abs- traction théorique, jointe à l'abnégation pratique, constitue la vraie et féconde pauvreté qui déifie l'âme humaine et la fait eonsubstantielle à Dieu, imparfaitement durant cette vie, mais absolu- ment après la mort. On voit que ce qui caractérise le mysticisme de Tauler, c'est un effort constant pour sauvegar- der le libre arbitre, et échapper à la prédestina- tion et au panthéisme. Ce n'est qu'au prix de contradictions choquantes en théorie, et grâce à TAU H — 1706 — TAIT, ses tendances morales et pratiques, qu'il atteint à peu près ce but. L'influence de Jean Tauler fut grande sur ses contemporains. On l'appelait le docteur illuminé. On le prenait pour arbitre dans les différends. Son dévouement fut admirable pour les malades, dans la peste noire qui désola Hambourg en 1348. Après quelques persécutions supportées avec courage et noblesse, il mourut entre les bras de sa sœur, religieuse au couvent de Saint- Nicolas-aux-Cordes, à Strasbourg, en 1361. Le meilleur travail, et pour ainsi dire le seul accessible, sur Jean Tauler, c'est le savant mé- moire de M. Schmidt, sur le mysticisme allemand au xive siècle, imprimé dans les Mémoires de l'Académie des sciences morales et politiques, 1847, t. II, Savants étrangers. TAURELLUS (Nicolas) naquit à Montbéliard le 26 novembre 1547, étudia à l'université de Tu- bingue la philosophie et la théologie, puis se fit recevoir, à Bâle, docteur en médecine. Il était attaché, en cette qualité, à la personne du duc de Wurtemberg, lorsque les théologiens, irrités par l'indépendance de ses opinions, excitèrent contre lui une cabale à laquelle il fut obligé de céder. Il retourna à Bâle. ou il occupa une chaire de philosophie et de médecine jusqu'en 1580, époque où il fut appelé à Altdorf pour y ensei- gner les mêmes sciences. Il mourut de la peste qui ravagea cette dernière ville en 1606. Taurellus est un des esprits les plus ardents et les plus libres de cette époque de liberté et d'en- thousiasme qu'on appelle la Renaissance. Chez les uns, il passait pour un socinien; chez les au- tres, pour un athée. Il n'était qu'un ennemi de la routine et de la philosophie d'Aristote telle qu'on la comprenait jusqu'alors, entourée d'une sorte de consécration religieuse tant dans les écoles protestantes que dans les écoles catholi- ques. Il se demandait comment l'éternité du monde, enseignée par le philosophe de Stagire, pouvait se concilier avec le dogme biblique de la création. Il ne pouvait comprendre que ce qu'on regardait comme vrai en philosophie pût être faux en théologie, et réciproquement. Il ne re- connaissait, au contraire, qu'une seule vérité, se manifestant à la fois par la raison et par la ré- vélation, par la philosophie et par la théologie. Ces deux sciences, selon lui, loin de se contre- dire, devaient donc se prêter un mutuel appui. Mais quel est l'objet propre de chacune de ces deux sciences, et quelles sont les limites qui les séparent"? Tel est le problème qu'il faut résoudre pour réussir dans cette conciliation. Taurellus commence par déterminer l'objet de la philoso- phie, ou, ce qui revient au même, la puissance naturelle de la raison. « La philosophie, dit-il dans son principal ou- vrage (FJhiloso/i/ii née avec i car elle est l'essence même de l'âme; l'âme iir lil la perdre sans cesser d'exister. l>e> causes physiques peuvent gé- •n action; elle peul être d< veloppi e dans différents sens cl a >l ITérents degrés, par diffé- rents genres d'éducation: mais rien n'est capable de la détruire. Taurellus est donc contraire à cette proposition d'Aristote universellement con- sacrée dans les écoles, que l'âme est une table rase et que toutes les idées lui viennent du de- hors. Comment une substance immatérielle peut- elle être comparée à une table ou à la toile en- core blanche d'un peintre? Comment soutenir que l'âme se borne à réfléchir les images qu'elle reçoit du monde extérieur? L'âme ne peut pen- ser sans agir; elle est une substance essentielle- ment active, et son activité se manifeste par l'in- telligence autant que par la volonté. Tout ce qu'elle comprend véritablement est sa propriété et sa conquête. Par cette doctrine, qui fait pen- ser involontairement à celle de Maine de Biran, Taurellus ne se sépare pas moins de Platon que d'Aristote. La connaissance vraie étant le fruit de notre activité, c'est-à-dire de l'analyse et du rai- sonnement, n'est pas plus une réminiscence qu'un résultat de la sensation. 11 y a cependant une cer- taine analogie entre la connaissance et la rémi- niscence ; car nous portons au fond de notre âme le principe de tout savoir, qui se développe par les opérations de l'intelligence, sous l'excitation du monde extérieur. Sans les objets sensibles, qui viennent frapper nos sens et éveiller notre atten- tion, notre âme resterait comme engourdie au sein de la matière cérébrale. La théologie diffère complètement de la philo- sophie par son principe et son but. Le principe de la philosophie est, comme nous venons de le voir, le raisonnement, la démonstration; le prin- cipe de la théologie, c'est l'autorité ou la foi. La philosophie a pour but la science, c'est-à-dire la simple connaissance de la puissance de Dieu et de ses autres attributs. La théologie est la révé- lation de sa volonté. L'une nous fait connaître ce qu'il nous faut penser de lui; l'autre, ce qu'il faut faire pour lui obéir. Theologiam divinœ vo- luniatis revelatione deftnimus et philosophiam Dei cognitione. (Philosophiez triumphus, p. 88.) C'est exactement la même distinction que nous trouvons, plus tard, dans le Traité theologico- politique de Spinoza. Entre deux puissances aussi différentes, il n'y a aucune contradiction possi- ble, l'une s'adressant à notre entendement, l'au- tre'à notre liberté. De plus, la théologie peut aussi en appeler au raisonnement; c'est tout ce qui est vrai ou susceptible de démonstration; et il n'est pas à craindre que ses arguments vien- nent heurter ceux de la philosophie, puisqu'ils s'appliquent à des objets tout différents. Cepen- dant la théologie ne peut se passer des vérités philosophiques, et les suppose nécessairement. Ainsi il faut savoir que Dieu existe, qu'il est tout- puissant, qu'il compte au nombre de ses attri- buts la bonté et la justice, avant de pouvoir ad- mettre qu'il s'est révélé aux hommes d'une manière extraordinaire; qu'il leur a envoyé son Christ pour les racheter du péché; qu'il se laisse toucher par leurs prières et par leurs larmes. Au reste, Taurellus, conformément à la distinc- tion que' nous avons signalée plus haut, n'iu pas à attribuer à la philos.] hie et à l'intelligence naturelle de l'homme une grande partie des dog- mes sur lesquels repose aussi la théologie : l'u- nité de la substance et la trinité des personnes en Dieu, la création du monde sans aucune ma- tière préalable, la création du genre humain. l'accord «le la miséricorde et de la justice divine. «Ces vérités, ajoute Taurellus («6» supra, ;;• partie, p. 216), sont parfaitement phil phiques, parce qu'elles peuvent être démontrées d'une manière certaine par le raisonnement; mais elles sont aussi théologiques, parce que la plupart n>' les connaissent que par la tradition et TELE — 1707 — TELE n'y croient que sur l'autorité de Dieu. » La rai- son par laquelle l'âme atteint à ces hauteurs, c'est qu'elle est une substance simple qui ne peut se connaître elle-même sans connaître Dieu, et tout ce qu'elle connaît elle le doit à elle-même ; car, encore une fois, elle ne peut connaître sans agir : elle n'est pas une substance inerte (ubi supra). Fidèle à ces principes, Taurellus ne nous présente guère, dans la suite de ses ouvrages, qu'uno démonstration philosophique des princi- paux dogmes du christianisme, et une réfutation des doctrines d'Aristote qui leur sont contraires. Il va sans dire qu'il fut aussi peu goûté des théo- logiens que des philosophes. Outre l'ouvrage que nous venons d'analyser, Philosophiez trwmphus. Taurellus a laissé les écrits suivants : Synopsis Arislotelis Metaphy- sices ad normam chrislianœ religionis expli- catœ, emendatœ et complétée, in-8, Hanovre, 1596 ; — Alpes cœsœ, hoc est Andreœ Cœsalpini, monstrosa et superba dogmata discussa et ex- cussa, in-8, Francfort-S.-M., 1597; — Cosmolo- gia, in-8, Amberg, 1603; — Chronologia, in-8, ib., 1603; — de Rerum œternitate, in-8, Stras- bourg, 1604. — Voy. aussi l'apologie de Feurlin, Dissertalio apologetica, pro Nie. Taurello, in-4, Nuremberg, 1734. TAURUS, surnommé Calvisius, originaire de Béryte, près de Tyr, d'où lui est venu aussi le sur- nom de Berytius. C'est un philosophe platonicien du IIe siècle de l'ère chrétienne, qui tenait école à Athènes, sous le règne d'Antonin le Pieux, et comptait parmi ses disciples Aulu-Gelle. Aussi le peu que nous savons de lui le devons-nous prin- cipalement à cet écrivain, qui parle fréquem- ment et toujours avec respect de son ancien maître. Taurus Calvisius s'appliquait surtout, dans son enseignement, à expliquer les dialo- gues de Platon, et à distinguer la doctrine de ce philosophe de celle d'Aristote et de celle des stoïciens. Il a écrit plusieurs ouvrages, entre au- tres un Commentaire en trois livres sur le Gor- gias de Platon, mais dont il n'est pas resté un seul fragment. Nous savons seulement, par Aulu- Gelle, que, s'occupant de l'utilité des châtiments, il leur assignait un triple but : 1" améliorer le coupable; 2" venger l'offensé; 3° servir d'exem- ple. X. TÉLÉOL.OGIE (de ré>.o:, fin, et Xôyoç, discours, science : la science des fins). On appelle ainsi la Shilosophie appliquée à la connaissance des fins e la création et de chaque être en particulier, ou la considération philosophique du but final des choses. Mais cette considération ne peut pas donner naissance à une branche particulière de la philosophie; car la fin de l'homme est l'objet propre de la morale; et les diverses fins que la nature se propose dans l'organisation de chaque être se ramènent à une seule question : l'usage qu'on peut faire des causes finales dans les sciences naturelles. Cette question a été traitée ailleurs. Consultez Kant, Critique du jugement. Voy. Causes finales. TELESIO (Bcrnardino) naquit en 1508 à Co- senza, en Calabre, d'une ancienne et illustre fa- mille. Son oncle, Antoine Telesio, savant huma- niste, lui donna une instruction classique des plus étendues, à Milan, puis à Rome. A Padoue, vers 1527, il s'adonna avec ardeur aux études philosophiques et mathématiques; et, revenu à Rome vers 1535, il prit, dans le commerce jour- nalier qu'il entretint avec Bandinelliet Jean dél- ia Casa, la résolution de fonder une science de la nature, plus vivante et plus réelle que la physi- que officielle, c'est-à-dire que celle d'Aristote. L'exécution de ce projet fut toutefois retardée par le mariage de Telesio et par des chagrins do- mestiques. Ce fut à Naples, dans le paiais d'un de ses amis, Ferdinand Caraffe, duc de Nocera, que le novateur produisit ses opinions, et qu'il réunit un certain nombre de gens d'esprit et du monde en une académie libre appelée tour à tour 1 Académie de Telesio ou V Académie de Cosenza. Avant de fonder cet institut, il consigna le résul- tat de ses observations et de ses réflexions dans un ouvrage intitulé : de Natura rerum juxla propria principia, Rome, 1565, in-4. Cet ou- vrage, composé d'abord de deux livres, plus tard de neuf (Naples, 1586), excita une vive sensation, non-seulement par son contenu, mais par son langage net et clair; il provoqua une violente polémique dans laquelle les aristotéliciens, et plus encore les moines d'ordres divers, déployè- rent une triste et industrieuse animosité. Effrayé par l'orage qu'il avait soulevé, Telesio se retira dans sa ville natale, et bientôt après fut en proie à une mélancolie qui l'enleva, en 1588, au culte enthousiaste de ses compatriotes. 11 méritait la réputation d'un esprit judicieux, précis et sa- vant; d'un caractère ferme, prudent, sage et ai- mable; et, parmi les philosophes contemporains, il se distinguait autant par la modestie simple et grave de ses mœurs que par la tranquille so- briété de son génie. Outre son principal ouvrage, il publia une série, devenue très-rare, d'opuscules consacrésà diverses questions de philosophie naturelle. Après sa mort, son ami Antoine Persio édita quelques autres de ses traités de physique ou de physio- logie. Presque tous ses travaux furent mis à l'index en 1606 malgré la faveur particulière dont leur auteur avait joui à la cour de Rome, laquelle lui avait offert jusqu'à l'archevêché de Cosenza. La doctrine de Telesio, ce qu'il appelle ses principes propres, forment deux parties, l'une critique et l'autre positive. Dans la première il attaque particulièrement Aristote, en lui repro- chant de donner pour principes de pures hypo- thèses, des abstractions; de s'adresser à la raison et non à l'expérience, de construire et d'imagi- ner, et non d'observer et de découvrir; c'est-à- dire de suivre une méthode tout à fait opposée aux voies de la nature et aux vœux manifestes de la Divinité. A cette méthode, il oppose la sienne, V intuition des choses cl de leurs forces, la connaissance sensible des êtres réels, entia realia. L'analogie , l'inspection des vraisem- blances, et même l'induction , sont déjà recom- mandées par Telesio, qui, pour cela, est appelé par Bacon le premier d'entre les modernes, no~ vorum hominum primus. Dans la partie dogmatique de son ouvrage ca- pital, il traite très-peu de Dieu, beaucoup de l'homme, mais particulièrement du monde. Aussi peut-on diviser son système en deux parties, en cosmologie et en anthropologie. Dans la première de ces deux pailles, il assi- gne trois principes à l'univers, deux incorporels et actifs, le froid et le chaud, et un troisième, purement corporel et passif, la matière. La cha- leur lui est un principe céleste, le froid un prin- cipe terrestre : l'une, la source du mouvement et de la vie; l'autre, la raison de l'immobilité et du repos. La matière, cette base des corps, cet objet des deux agents incorporels, n'est ni aug- mentée, ni diminuée en général; tandis que le froid et le chaud se disputent sans cesse la pré- pondérance et triomphent tour à tour. Leur lutte a produit le ciel et la terre; tandis que le combat du soleil et de la terre fait naître les choses de second ordre , telles que les animaux. Ce qui distingue l'homme des animaux, c'est qu'il pos- sède seul une âme immortelle, divine, îmnié TÉMO — 1708 fÉm) diatemcnt inspirée par son créateur; pendant que les animaux ne sont remplis et soutenus que d'un esprit séminal , formé et nourri de leur semence même. Aussi l'homme ne peut-il être satisfait uniquement de la possession et de la connaissance des choses qui servent seulement à le conserver et à le faire jouir des biens maté- riels; il aspire ardemment à celles qui n'ont pas d'utilité sensible , aux choses intellectuelles et morales : il n'est content qu'après être parvenu à contempler Dieu et ses œuvres, et à goûter d'avance l'avenir éternel et une immortalité bienheureuse. Chez lui, la sensation n'est pas une simple impression des objets matériels, elle est la perception des qualités mêmes de ces ob- jets, en même temps que des mouvements de l'intelligence percevante. Il a la faculté, d'abord de se retracer ce qui est absent, puis d'anticiper sur l'avenir, en concluant, en induisant, en rap- prochant ce que sa mémoire lui rappelle comme analogue. Une âme est vertueuse, et non intelli- gente seulement, lorsqu'elle accomplit parfaite- ment ce qui est conforme à sa nature véritable. Elle est sublime lorsqu'elle sait s'assimiler les qualités extraordinaires que la raison est forcée d'attribuer à Dieu. Pour qu'une âme parvienne à un tel degré de pureté et d'élévation, l'éduca- tion et l'instruction ne suffisent pas; il faut que la nature l'y ait disposée par une faveur parti- culière. On voit, par ce rapide exposé, combien le na- turalisme de Telesio est incomplet. On voit sur- tout, qu'après avoir reproché àAristote de s'être appuyé sur des hypothèses, il ne se fait pas faute de partir lui-même de suppositions également gratuites. Ainsi ; les principes du froid et du chaud, empruntes d'ailleurs à Parménide, et ce troisième principe passif, qui ne mérite pas le titre de principe, la matière; leur séparation ab- solue, leur lutte permanente, leurs effets tantôt spirituels, tantôt corporels, sont évidemment des conjectures semblables à ce qu'il appelle les rêves d'Aristote. Les contradictions ne font pas ' défaut non plus. Non-seulement il place à côté des deux facteurs essentiels de l'univers un élé- ment matériel; mais, pour expliquer la nature de l'homme, il en admet ensuite un quatrième, savoir, l'âme immatérielle, directement créée par Dieu même, et devenant la forme de l'esprit humain et la source des passions et des pensées. Pour comble d'inconséquence, Telesio assigne à cette âme, spontanée et immortelle, une seule et même source de connaissances et de lumières, la sensibilité. En résumé, le philosophe de Co- senza est plus habile à critiquer qu'à découvrir. Parmi ses disciples, il faut citer Campanella, Antoine Persio, Patritius, et beaucoup d'autres d'entre ses compatriotes moins connus et moins dignes de l'être. Consultez sur Telesio : F. Bacon, de Princi- piis et originibus sccimdum fabulas cupidinis et cœli, sive de Parmenidis et Tclcsii, et prœci- pue Democriti philosophia Iraclata in fabula de Cupidine; — J. G. Lotter, Dissertatio de Ber- nardini Tclcsii philosophi ilali vita cl philoso- phia, Lipsia?; 1726-33, in-4; — Rixncr et Sibcr; Vies et opinions des plus célèbres physiciens à la fin du xvi" siècle, etc., Sulzbuch, 1819, in-8; — C. Bartholmess, de Bernardino Telesio, in-8, Paris; 1850; — Fiolentino, Bernardino Telesio, 2 vol. in-8, Florence, 18T3- 1*74. C. Us. témoignage humain. On appelle témoin la personne qui affirme la réalité dun fait dont elle a. connaissance : le témoignage est oette af- firmation même : l'autorité du témoignage est la valeur 1 1 le poids de cette affirmation. Le témoignage humain est le lien le plus puis- sant de la société. Tout individu reçoit nu trans- met par ce moyen un nombre infini de vérités ou d'erreurs. De génération en génération, de peuples à peuples s'entrelace une chaîne infinie de témoignages vrais ou faux, sincères ou men- teurs, qui met entre les intelligences humaines une solidarité qu'aucune catastrophe sociale ne peut détruire. L'autorité du témoignage rend seule possible l'éducation de l'enfant, assure la justice sociale, protège à la fois et l'accusé et la société; fonde par l'histoire l'identité des peu- ples et du genre humain; abrège les recherches du savant, et prépare aux hommes prudents une sagesse qui ne s'acquiert pas par la seule expé- rience. Mais quels sont les fondements sur lesquels cette autorité repose; quels sont les principes par lesquels elle est légitime à nos yeux? Reid les a ramenés à deux. Le premier est l'inclina- tion naturelle de l'homme à dire la vérité lors- qu'il n'est pas poussé au mensonge par quelque intérêt et quelque passion. Ce principe est très- puissant, quoiqu'on ne le remarque point, et on ne le remarque point précisément parce qu'il agit presque constamment : on ne fait attention qu'à ses infractions. Ce principe est très-sensible dans l'enfance, qui est naturellement sincère, et qui ne commence à mentir que lorsque l'expé- rience lui a appris que le mensonge peut être utile. Il est aisé de se convaincre de l'existence et de la force de ce principe en se demandant si l'on n'a pas bien plus de plaisir à dire le vrai qu'à mentir lorsque rien ne nous y engage. « La vérité, dit Reid {Recherches sur Ventcnaement humain, t. 11, ch. vi, sect. 24 de la traduction française), est toujours sur le bord de mes lè- vres : elle s'en échappe naturellement si je ne m'y oppose. Pour qu'elle en sorte, il n'est pas besoin que j'aie un but, des intentions bonnes ou mauvaises : c'est, au contraire, quand je n'ni aucun but, aucune intention, qu'elle sort le plus inévitablement. » Reid a donné à ce premier principe le nom de principe de véracité; le se- cond principe, qui répond à celui-là, est, toujours dans le langage de Reid, le principe de crédu- lité. De même que nous disons naturellement la vérité, nous croyons aussi naturellement que les autres hommes sont disposés à la dire, et la di- sent en effet. Ni le mensonge, ni la défiance ne sont les premiers mouvements de l'esprit. L'en- fance croit tout, et dit tout ingénument : elle ap- prend à douter en même temps qu'à mentir. Même après les avertissements nombreux de l'ex- périence, l'homme fait est toujours plus disposé à croire qu'à douter. Mais l'homme, quoique né pour la vérité, ne l'énonce pas toujours dans ses discours. 11 trompe et il se trompe. L'erreur et le mensonge sont les deux vices qui corrompent la sincérité naturelle du témoignage. Un témoin assure un fait ou une vérité. Mais a-t-il bien vu ce fait? a-t-il bien examiné cette vérité? n'est-il pas dupe de son imagination, de ses sens, de ses passions? ou bien, suis être dupe lui-même, n'a-t-il pas quel- que intérêt à duper les autres? Telles sont les questions qui se présentent devant chaque témoi- gnage, et qui ne peuvent être résolues que par une critique sévère. Les règles de cette critique sont parfaitement connues. Puisque le témoignage peut être vicie. soit par l'erreur, soit par le mensonge, il faut se. demander à quels signes on peut reconnaître la présence de ces deux choses. Or, l'erreur dans un témoin peut venir de deux sources : OU de son ignorance en général, c'est-à-dire d'une cer- taine incapacité de comprendre, de voir et d'ob* server ; ou de son ignorance relative au fait TtfMO — 1709 — TÉ MO particulier qu'il s'agit d'éclaircir. Il est certain d'abord que l'homme qui n'est pas éclairé, ou qui manque naturellement de jugement, ne voit pas bien même les choses qu'il voit, et est in- c Lpablc d'en raconter les détails avec justesse et exactitude. Il y a des esprits, même distingués, qui manquent à tel point de l'esprit d'observa- tion ou de la mémoire, qu'ils ne peuvent retra- cer avec précision aucune des circonstances d'un fait dont ils ont été témoins. Pour voir il rre suffit pas d'avoir des yeux, il faut les appliquer avec attention sur les choses; et celui qui, soit défaut naturel, soit défaut d'exercice, manque de cette faculté d'attention, sera toujours un té- moin peu sur, et un garant médiocre de la vé- rité d'un fait. Ce n'est pas que l'on doive abso- lument préférer, en fait de témoignage, un savant à un témoin ignorant; il faut seulement avoir soin d'interroger chacun sur les faits dont il peut déposer : c'est celui qui a vu qui est le vrai sa- vant dans cette circonstance. Il faut donc exa- miner si le témoin sait bien la chose dont il parle, ou s'il l'ignore ; ne consulter l'astronome que sur les révolutions des astres, le physicien sur les phénomènes physiques, l'artisan et le la- boureur sur les détails de leur profession. Quand il s'agit d'éclaircir un fait particulier, les té- moins les plus autorisés seront ceux qui étaient présents, fut-ce même un enfant : tant la con- naissance spéciale du l'ail a plus de prix qu'une certaine capacité générale, qui n'a point à s'exer- cer dans la circonstance! Mais il ne suffit pas que le témoin soit très- capable de connaître la vérité; il faut encore qu'il soit disposé à la dire; or, pour juger de la sincérité, il faut examiner quelles raisons peu- vent l'empêcher d'être sincère : d'abord, l'habi- tude du mensonge, c'est-à-dire une certaine dis- position à tromper en général; en second lieu, un intérêt particulier à tromper dans une cir- constance donnée. En effet, tel homme, qui n'est point menteur par nature, peut l'être dans cer- tain cas s'il y a intérêt; tel autre, au contraire, d'un caractère peu recommandable, sera sincère dans un cas particulier où rien ne le porte à mentir. Si un témoin d'un caractère honorable affirme un fait où il n'a nul intérêt, les deux conditions de la moralité du témoin seront réu- nies, et la confiance pourra être entière. La sé- curité sera plus grande encore lorsqu'un témoin déposera contre son propre intérêt. Mais quelles que soient les garanties de capa- cité et de sincérité que puisse offrir un témoin s'il est seul, il reste encore des raisons suffisantes de doute, sinon pour les faits d'un intérêt vul- gaire, du'moins pour les faits importants. Qu'une personne d'un caractère grave et sans nul inté- rêt vienne déposer d'un crime commis, ce témoi- gnage respectable fera naître de fortes présomp- tions et peut-être une conviction morale dans l'esprit d'un juge. Mais la prudence ne permet- trait pas de s'en rapporter à ce témoignage uni- que, et aucune loi humaine et juste n'autorise la condamnation d'un accusé sur lequel ne pèse d'autre charge que le témoignage d'un seul homme. La raison en est que l'on n'est jamais assez sûr de pénétrer dans l'esprit d'un homme pour se convaincre sans réserve ou qu'il a bien vu u,ne chose, ou qu'il n'a aucun intérêt possible à affirmer l'avoir vue. Le témoignage des hommes a un bien plus grand poids lorsque plusieurs témoins se rencon- trent dans une même affirmation sur un même fait. Cependant, même cette rencontre de témoi- gnages doit être soumise aune certaine critique; car il peut arriver que plusieurs témoins soient engagés par une même ignorance, une même passion, ou un même intérêt, à dire les mêmes choses. Si plusieurs témoins affirmant une chose, sont aussi incapables les uns que les autres d'ob- server avec exactitude et discernement les faits dont ils déposent; si l'imagination leur peint à tous le même fait sous les mêmes couleurs; si une même prévention, un intérêt commun, un esprit de corps les égare de la même manière, faudra-t-il croire à plusieurs témoins plutôt qu'à un seul? Assurément non. Que sera-ce donc si, à plusieurs témoignages, s'opposent des témoi- gnages contraires? Le nombre des témoins se trouve compensé alors par leur partage. 11 faut comparer les deux dispositions et chercher de quel coté se rencontre non-seulement l'avantage du nombre, mais celui du poids : les témoi- gnages les plus éclairés et les plus désintéresses valent toujours mieux que les plus nombreux. S'il ne se rencontre qu'un seul ordre de témoins et de dépositions, il importe, avant de se fier tout à fait, d'examiner si les témoignages op- posés n'ont pas pu être supprimés ou subornés; il faut comparer entre elles les dépositions des témoins, les contrôler les unes par les autres, les confronter, en un mot. La probabilité du té- moignage augmentera à mesure que, dans une plus grande différence d'origine, de classes, de passions, d'intérêts, de lumières entre les té- moins, se fera voir une plus grande conformité dans leurs déclarations ; et si enfin l'unanimité de tous les témoins possibles , sur un fait qui a pu être connu et discuté par un très -grand nombre de personnes, se rencontre cependant, sans aucun témoignage contraire, on peut con- sidérer le fait comme attesté et comme certain. Mais il ne suffit pas, dans l'appréciation du témoignage des hommes, de s'appliquer à l'exa- men des témoins. Il y a encore un élément dont il faut tenir compte, et qu'il faut mesurer et peser également : c'est la qualité et la nature du fait attesté. On a discuté sur cette question de savoir s'il faut avoir égard à la nature du fait, à sa vraisemblance et à sa possibilité, dans l'examen des témoignages. Suivant certains cri- tiques, l'autorité morale du témoin suffit, et, si elle est assurée, il est inutile de rechercher si le fait est possible et probable. Mais la question est précisément de décider si les conditions d'autorité exigées pour un témoignage ne crois- sent pas nécessairement en raison de l'invrai- semblance des faits; si, à autorité égale, un témoignage qui affirme un fait tout simple, n'est pas plus facilement cru que celui qui nou> atteste un fait extraordinaire. Ici, le sens com- mun et l'expérience ne laissent aucun doute. Qu'une personne connue à peine nous raconte un fait ordinaire de la vie, nous ne doutons point de ce témoignage unique; au contraire, qu'un ami, qu'une personne trés-autorisée au- près de nous, vienne nous raconter des faits extraordinaires, comme, par exemple, qu'un somnambule a vu ce qui se passait à plusieurs lieues de l'endroit qu'il habite, qu'il a décrit des lieux qu'il n'avait jamais Visités, qu'il a guéri des maladies par l'effet d'une seconde vue; ces sortes de prodiges nous laissent incrédules, quel que soit le nombre des témuins qui les at- testent, au moins jusqu'à ce que nous ayons vérifié avec une sévérité inaccoutumée l'autorité de ces témoignages. 11 est donc hors de doute que, dans la pratique de la vie, nous exigeons des conditions plus sévèies dans les témoins, à mesure que les faits deviennent plus difficiles à croire par leur rareté, leur difficulté, enfin leur invraisemblance. Et, si le témoignage portait sur des faits que nous considérons comme abso- lument impossibles, aucun témoignage ne pour. TOIO 1710 — TÏÏMO rait réussir à nous les faire croire. La seule question est de savoir s'il y a aucun fait que nous puissions réputer impossible, et qui doive ainsi légitimement provoquer une incrédulité absolue. Au moins en est-il qui, approchant de l'extrême invraisemblance, exigent dans les té- moins les dernières conditions possibles d'exac- titude et d'autorité. L'autorité du témoignage variant ainsi selon le nombre et la qualité des témoins, et selon la nature des faits, on a eu l'idée de soumettre au calcul ces diverses variations, et de traduire en formules mathématiques les degrés de probabi- lité du témoignage, selon les différentes circon- stances où il se produit. Mais on peut dire, en général, que l'application du calcul aux choses morales offre beaucoup de difficultés et d'incon- vénients; les qualités morales ne se traitent point comme des qualités abstraites. Il y a mille nuances délicates, mille différences insensibles qu'une vue juste et exercée par l'observation discernera mieux que ne pourrait le faire le calcul le plus certain. On peut demander s'il est possible d'exprimer autrement qu'en fractions arbitraires et fictives la valeur générale d'un témoignage humain. Le pourrait-on, reste à sa- voir s'il serait utile de le faire. En effet, vous ne pouvez représenter par une fraction exacte la probabilité de la véracité du témoin dans un certain cas. qu'autant que l'expérience vous a d'abord fourni toutes les données justes et pré- cises dont se compose cette probabilité. Cette fraction dans laquelle vous exprimez l'idée com- plexe que vous avez de la véracité d'un témoin n'ajoute rien à l'exactitude de cette idée, puis- qu'elle n'en est que le signe. L'idée doit être exacte pour que la fraction le soit, et dès lors la fraction n'est pour vous qu'une représentation approximative, toujours plus ou moins infidèle, du sentiment juste et vif que vous aura donné l'expérience, la connaissance du cœur humain, la connaissance particulière de tel homme, sur sa moralité, sa capacité, enfin sur toutes îles conditions exigées dans le témoin. De même, la fraction qui exprime la probabilité du fait at- testé n'est encore que l'expression de l'opinion que vous avez et qui est antérieure à toute tra- duction arithmétique. Par conséquent, toutes les données du calcul sont empruntées à l'ex- périence, surtout à cette expérience délicate, complexe, infinie, que l'on appelle la connais- sance du cœur humain. Le calcul n'est donc d'aucun usage quant aux données du problème. Mais ces données une fois acquises, ces prémis- ses bien clairement aperçues, faut-il recourir au calcul pour en exprimer les conséquences ? Et n'y a-t-il pas un raisonnement naturel et une vive puissance d'induction qui nous fait tout d'abord conclure de ces données et de ces pré- misses à leurs justes conséquences? Les raison- nements qui ont rapport aux eboscs de la vie, aux événements qui dépendent des passions, des idées, des sentiments de l'homme, ne doivent jamais être traités d'une manière abstraite, comme des équations : ils sont d'autant plus -, qu'ils sont accompagnés d'un plus vif 'les choses. Supprimez les choses mê- mes, et ne raisonnez plus que sur des quantités "ii îles signes, le raisonnement pourra être à la rès-exact et très-faux. a voulu également soumettre au calcul la e de certitude du témoignage avec le temp i angi , . ■. r que les principaux événements • i être croya ..; de cette môme ère; un autre mathématicien, Pierre Peterson, ren rissant encore sur les calculs de Craig, annon- çait l'année 1789 comme le terme où ces événe- ments devaient avoir perdu toute autorité et toute certitude. Sans tomber dans ces excès, Laplace croit cependant que le temps diminue l'autorité des témoignages les mieux appuyés, et que cette diminution est appréciable par le calcul. Le temps doit entrer, sans aucun doute, dans l'appréciation et la critique du témoignage; mais il n'en oblitère pas absolument l'autorité; quelquefois même il y ajoute. C'est un élément qu'il faut compter et comparer à beaucoup d'au- tres, mais qui n'est pas, par lui seul, un principe de doute. Si les mêmes conditions d'exactitude que nous exigeons d'un témoin se rencontrent dans la transmission de son témoignage, il n'y a pas plus de raison de douter dans le second cas que dans le premier. Lorsque la transmis- sion est purement orale, c'est-à-dire tradition- nelle, il faut tenir compte, il est vrai, de l'alté- ration que la vérité peut subir en passant par tant de bouches différentes; mais il reste tou- jours vrai qu'une longue tradition a une légitime autorité, et ne doit être révoquée en doute que par des raisons précises et bien appuyées. C'est ainsi que l'existence d'Homère et les premiers événements de l'histoire de Rome conserveront toujours leur autorité traditionnelle, tant que l'on n'y opposera pas de raisons très-fortes et très-convaincantes. Dans ce procès de la critique et de la tradition, c'est à la critique à faire la preuve, et la tradition a pour elle un préjugé naturel. Mais lorsque la tradition se fixe soit dans des monuments, soit dans des écrits, le temps n'a plus d'influence sur la certitude de ces témoignages une fois arrêtés, et qui se transmettent ainsi avec leur autorité primitive. On ne peut nier qu'une médaille n'ait exacte- ment la même valeur aujourd'hui qu'au temps où elle a été frappée; l'autorité du témoignage de Thucydide ou de Tacite est aujourd'hui telle qu'au moment où ils ont écrit. La seule question préalable est ici la question d'authenticité. Or, l'authenticité des monuments et des écrits a ses règles comme le témoignage même. L'authenticité est une sorte de sincérité. Aujourd'hui surtout que les écrits, grâce à l'im- primerie, ont obtenu une fixité et, pour ainsi dire, une éternité dont les anciens n'avaient pas l'idée, on ne voit pas que les faits convenable- ment attestés perdent de leur valeur avec le temps. La mort de Henri V ou celle de Charles Ier ne sont pas moins certaines aujourd'hui qu'il y a deux cents ans. On peut dire même que le temps, loin de nuire à la certitude historique, y ajoute souvent, puisqu'il découvre constam- ment des pièces nouvelles et des témoignages de plus en plus précis. L'héritage historique, transmis par les temps, n'a donc rien à craindre et nous pouvons attendre en sécurité les années critiques fixées par les mathématiciens. L'application du calcul des probabilités à l'au- torité du témoignage humain suggère naturelle- ment la question de savoir quelle est la certi- tude du témoignage lorsque toutes les condn de véracité et d'exactitude se trouvent réunies. Peut-on attacher le nom de certitude à la ince provoquée en nous par un tel témoi- gnage? ou, comme le pensenl quelques philoso- ne devons nous cette croy. que comme le plus haut degré possible de pro- babilité? C'est L'opinion de Locl après avoir dit que n ons aussi fermement que si c'était uni connais ine. ajoute cependant que « le plus haut degré de probabilité le consentement général de tous les aommeSj dans tous les siècles, autant qu'il peut TK.M< ) 1711 — TK.MP être connu, concourt, avec l'expérience constante, à affirmer la vérité d'un l'ait particulier atteste par des témoins sincères ». Nous ne pouvons consentir, pour notre compte, àcetle atténuation de la certitude du témoignage humain. Si l'on donne le nom de certitude à cet état de l'esprit qui adhère à ce qu'il croit la vérité sans aucun mélange de doute, on ne peut méconnaître le caractère de la certitude dans l'adhésion que nous accordons à certains faits attestés par le témoignage universel. S'appuiera-t-on sur ce sophisme, que l'autorité d'un témoin isolé, quelque grande qu'elle soit, n'est jamais que probable, et que, par conséquent, l'autorité de plusieurs témoignages n'est qu'une source de probabilités"? Ce sophisme est connu dans la logi- que sous le nom du Chauve ou du Monceau. Il est évident que ce qui fait ici la certitude, c'est précisément la rencontre unanime des témoins ; et, comme dans cette hypothèse toute chance d'erreur disparaît, le doute disparaît également. Dira-t-on qu'il n'y a certitude que lorsqu'il y a évidence, et qu'il ne peut y avoir d'évidence dans un l'ait que nous ne connaissons pas immé- diatement? Nous répondons que ce n'est pas le fait par lui-même qui est évident, mais ce prin- cipe : qu'un nombre considérable de témoins ne peuvent se réunir dans une même erreur ou dans un même mensonge, lorsqu'ils attestent un fait qu'ils ont pu connaître et où aucun d'eux n'est en quoi que ce soit intéressé. Voilà le principe évident, d'où sort, comme une consé- quence, l'évidence du fait attesté. Si c'est une erreur de méconnaître la certitude positive du témoignage humain, c'en est une autre plus grave de considérer le témoignage comme la source unique de la certitude. C'est un système que l'on a vu naître de nos jours. Il est trop évident que l'individu ne peut être un témoin suffisant de la vérité, que si l'on suppose d'abord qu'il est capable de connaître et de comprendre la vérité. Le témoignage est un fait composé qui suppose l'action de la plupart de nos facultés intellectuelles. Supprimez l'auto- rité de la conscience, des sens, du jugement, du raisonnement, nous ne voyons pas par quel moyen un homme pourra connaître un fait, le comprendre et l'attester. Cela est bien plus évi- dent encore s'il s'agit d'une vérité : car ici une simple attestation ne suffit plus, la démonstra- tion est nécessaire; c'est-à-dire qu'il faut que l'intelligence parle à l'intelligence. Il faut laisser au témoignage son domaine, si on n'en veut pas compromettre son autorité en l'exagérant. Son domaine est celui des faits; mais, même dans cet empire qui lui est propre, il ne faut point lui ôter son soutien naturel, l'intelligence; il n'est que la déposition de l'esprit. 11 n'en est pas la lumière : la lumière lui vient des facultés premières et nécessaires de notre intelligence. C'est là qu'il faut pénétrer pour trouver l'auto- rité de la parole humaine. La parole est un signe qu'il ne faut pas confondre avec la chose qu'elle signifie. Telle est la confusion, telle est l'erreur de l'école qui, voulant arracher l'homme à lui- même et à sa raison, pour le livrer tout entier à l'autorité, s'est plu à combattre la certitude de nos facultés intellectuelles, à les rendre esclaves du témoignage et de la parole. C'est un sensua- lisme d'un autre ordre, d'accord avec celui de Condillac, pour faire venir nos idées du dehors et méconnaître dans l'homme la faculté natu- relle de penser. La vraie philosophie écarte ces illusions et ces sophismes : elle fait une place au témoignage dans l'intelligence humaine ; mais elle ne la lui soumet pas tout entière. Voy. sur le témoignage, Encyclopédie, art. Certitude, par l'abbé de Prades ; — Laplace, Essai philosophique sur /<: r,((rul, des proba- bilités ; — Reid, Recherches sur l'entendement humain, d'après les principes du sens commun, ch. vi, sect. 24; — Daunou, Cours d'études phi- losophiques, t. I. p. j, TEMPS, durée. De même que tous!' sont étendus, tous les êtres de L'univers durent. Il existe une étroite union et presque une soli- darité complète entre l'étendue et la durée. De même que l'on distingue, au moins par la pen- sée, de l'étendue de tel ou tel corps l'espace qu'occupent les corps étendus et auquel la raison ne peut concevoir de limites; ainsi se distinguent la notion de la durée des êtres et celle du temps dans lequel ils durent et que la raison ne peut concevoir que comme infini, soit dans le passé, soit dans l'avenir. Toutes les questions que soulève la notion de l'étendue des corps sont également suscitées par celle de la durée des êtres finis. Comment l'es- prit acquiert-il les idées du temps et de la durée? Qu'est-ce que le temps relativement aux êtres que nous disons durer dans le temps ? Est-ce une idée de notre esprit, une forme sous laquelle il ne peut concevoir les êtres finis? Le temps sans bornes est-il un être de raison ou un attri- but de la nature divine? Presque tous les philo- sophes qui ont traité de l'étendue ou de l'espace ont également traité du temps ou de la durée, et ont proposé des solutions identiques pour ces deux ordres de questions parallèles. Quelques- uns ont seulement développé davantage l'un ou l'autre de ces problèmes jumeaux, suivant les circonstances qui les conduisaient à s'en occu- per. Clarke, Leibniz, Kant, qui traitaient la question ex professo, se sont également occupés du temps et de l'espace ; mais on comprend que Descartes et Berkeley aient traité de l'étendue presque à l'exclusion de la durée. Au contraire, M. Royer-Collard, plus psychologue que méta- physicien, a plus insisté sur la durée que sur l'espace. Les questions communes à ces deux ordres d'idées sont aussi traitées dans différents articles de ce Dictionnaire, et l'on comprend aussi qu'aux articles Matière et Sens on se soit plus spécialement occupé de l'étendue. Nous renverrons donc les lecteurs pour tous les points communs à l'article Étendue et à ceux qui le complètent; et nous compléterons celui-ci, en résumant, sur les questions psychologiques par- ticulièrement relatives au temps et à la durée, l'analyse délicate de Royer-Collard. 1° Quels sont les caractères de l'idée du temps? On doit distinguer la notion de durée de celle de la succession des événements, qui suppose la durée, et de celle du mouvement, qui nous aide à la mesurer. La succession nous révèle la du- rée, mais la succession ne sera pas la durée; c'est la durée qui introduit la continuité dans la succession. Quant au mouvement, il est suc- cessif et s'accomplit à la fois dans l'espace et dans le temps. Qu'est-ce donc que la durée? S'il est permis de chercher une définition à une des notions simples et premières de l'intelligence, nous dirons que c'est une quantité continue sans laquelle il est impossible de concevoir aucun changement, aucune succession; dans laquelle nous supposons que tout se succède et s'écoule, les événements du monde extérieur comme nos propres pensées, nos actes, les états et les mo- difications de notre être. De même que tout t étendu et occupe un lieu, de même tout changement, tout pliénomène s'accomplit dans )e temps. Le temps est le lieu des événe- ments, comme l'espace est le lieu des corps. Nous concevons la durée comme quelque chose TEMP 1712 — TEMP de continu, composé de parties homogènes, di- \isible à l'infini par la pensée, ainsi que l'éten- due nous apparaît comme quelque chose de continu qui peut être également divisé indéfini- ment, quoique nous soyons obligés d'admettre que les dernières particules des corps échappent à la division. Enfin, l'espace et le temps sont également commensurables. Il existe un rapport entre les parties de la durée et les parties de l'étendue. Ce rapport est tel que la durée peut être représentée par l'étendue, par un mouve- ment uniforme ] ris pour unité de mesure. La notion de la durée est due à la mémoire, dont elle n'est pourtant pas plus l'objet propre que l'étendue n'est l'objet propre du toucher. Ce n'est pas l'étendue que nous touchons, ce n'est pas de la durée que nous nous souvenons ; mais nous ne pouvons toucher un corps sans le percevoir étendu, ni nous souvenir d'un événe- ment sans le rapporter à la durée. Enfin, de même que l'étendue finie, invisible, nous suggère l'idée d'un espace illimité, sans bornes, indivisible et nécessaire, de même la durée finie, qui nous apparaît sous la forme de la continuité des événements, éveille en nous l'idée d'une durée éternelle, infinie, qui n'a ni commencement, ni milieu, ni fin, de Véternité. Voy. Éternité. 2° Quelle est V origine de la notion de durée? L'idée du temps nous est fournie par la mé- moire. Or, si l'on examine la nature de cette faculté et son objet, on verra que la durée ne peut nous être suggérée par le spectacle des choses extérieures. De quoi nous souvenons-nous en réalité? des opérations de notre esprit, et de ses divers états antérieurs. Quand nous disons : Je me souviens de telle personne, de tel objet, c'est comme si nous disions : Je me souviens d'avoir vu tel objet ou telle personne. La vision passée de la personne ou de l'objet, voilà l'objet de la mé- moire. Les objets des sens nous sont donnés hors de nous; ceux de la conscience et de la mémoire en nous. Nous ne nous souvenons en réalité que de nous-mêmes. C'est donc au de- dans de nous que nous puisons d'abord la notion de la durée. La durée nous est donnée comme nôtre dans la mémoire, et si nous la transportons aux objets et aux événements du monde extérieur, c'est que, par une induction postérieure, nous conce- vons que toutes choses durent comme nous du- rons nous-mêmes. L'esprit connaît qu'il est le même qui a vu et qui se souvient d'avoir vu, et qu'il a continué d'être dans le même intervalle. Or, continuer d'être le même, c'est cela qui s'appelle durer. C'est donc le moi qui a duré. La durée est dans l'identité de notre personne, qui assiste elle- même à la succession de ses opérations et de ses divers états. Mais pour saisir la durée à sa véritable origine, il faut remonter plus haut que l'opération elle-même, qui n'est qu'un effet. Les opérations se succèdent, l'activité est continue. Or, c'est cette activité continue qui m'atteste mon identité continue, el mon identité continue qui me donne ma durée continue. Agir sans cesse avec li conscience de son action présente el la mémoire de son action passée, c'est durer. L'origine de la notion de durée est donc dans la premier acte delà mémoire, et la durée que 1 mémoire nous révèle est nuire propre durée. '•!>" Nous durons, mais nous savons aussi que tout dure. Comment passons-nous du premier fait au second? Évidemmenl ce u'esl pas en généralisant le premier, comme le veut Condil- NoUS ne donnons pas noire durée aux choses, nous supposons qu'elles durent indépendamment de nous. C'est donc par une autre induction que l'induction empirique que nous transportons la durée aux objets hors de nous. A l'occasion de notre propre durée, nous concevons que toutes choses durent, et à l'occasion de la durée des choses, nous comprenons une durée néces- saire, immuable, éternelle, qui n'a pas com- mencé et ne pourrait finir. Ici doit intervenir une faculté supérieure aux sens et à la mémoire; la raison. « Nous ne durons pas seuls, dit Royer- Collard; mais dans l'ordre de la connaissance, toute durée émane de celle dont nous sommes les fragiles dépositaires. La durée est un grand fleuve qui ne cache point sa source, comme le Nil, dans les déserts ; ce fleuve coule en nous, et c'est en nous seulement que nous pouvons observer et mesuser son cours. » 4° Un point intéressant est celui de la mesure du. temps. Comment se mesure la durée? D'a- bord, la durée est-elle commensurable ? Pos- sédons-nous une mesure, une unité invariable de la durée? Pour l'étendue elle-même, cette mesure exacte n'existe que d'une manière idéale; appliquée, elle perd sa précision. 11 en est de même de la mesure de la durée. Il y a une unité idéale et une unité réelle toujours plus ou moins affectée d'erreur. Mais, au moins, cette unité réelle telle que l'erreur ne soit pas appré- ciable, quelle est-elle, et où la prenons-nous? Tout le monde sait que nous la possédons et que c'est dans le mouvement que nous la trouvons. Le mouvement est un phénomène qui s'opère à la fois dans l'espace et dans le temps. D'où il suit que, dans le mouvement uniforme, les espaces parcourus étant entre eux comme les temps employés à les parcourir, si un de ces espaces est pris pour unité de l'étendue, le temps employé à le parcourir acquiert la pro- priété d'unité à l'égard de la durée. La mesure de l'un est constamment signifiée par la mesure de l'autre et obtient la même précision. Mais cela suppose un mouvement uniforme. Or, qui nous garantit l'uniformité du mouve- ment ? Le mouvement uniforme est celui où des espaces égaux sont parcourus en des temps égaux : il y a donc des temps égaux et reconnus tels avant que l'on sache que le mouvement est uniforme; et pour connaître légalité du temps, il faut une mesure fixe antérieure au mouve- ment uniforme. Le temps se mesure par le mou- vement. Celui de la terre ou du soleil est-il uniforme? Les astronomes le supposent; mais c'est une hypothèse, une donnée première une sorte de postulalum. Par cela même qu'ils sup- posent des espaces égaux parcourus en temps égaux, ils ont déjà une mesure de la durée. La mesure d'une quantité ne peut être prise que dans cette quantité; la mesure de la durée, dans la durée. Où donc la trouvons-nous? Royer-Collard, d'accord ici avec Maine de Biran, démontre que, de même que notre durée est la seule qui nous soit immédiatement donnée et que c'est d'elle que nous partons pour con- cevoir la durée des choses étrangères à nous, de même aussi la mesure primitive de la durée ne se rencontre qu'en nous. Il n'y a, dit-il, qu'une seule durée, et si elle est commensurable. c'est dans la nôlre seulement que réside La mesure commune. Pour cela il faut, de plus, que nous soyons assurés que la portion de noire durée, prise pour unité, es) une quantité invariable. Durons-nous uniformément? Tout se ramène à cette question. Nous croyons à l'uniformité de noir.' durée, et cela antérieurement à l'expérience. Nous i TENN -1713 - TENN que le temps marche d'un pris égal. Mais l'expé- rience confirme-t-elle ce préjugé? Y a-t-il un t'ait en nous qui puisse nous servir de type de l'égalité, nécessaire pour concevoir l'uniformité des mouvements '? C'est ici que Royor Collard, par une analyse plus approfondie des faits de la conscience, et en particulier du phénomène de la volonté, cherche à établir que le fait vraiment égal à lui-même qui sert de base à la mesure du temps, c'est l'acte volontaire, Y effort de la vo- lonté. « Je veux marcher, dit-il, je marche. Le mou- vement commencé par un acte de ma volonté, qui remplit un premier instant, se continue par un autre acte, qui me donne un second instant ; par un troisième, qui me donne un troisième instant. Je prends pour unité de durée l'instant déterminé par l'effort qui produit un pas. Cet effort se renouvelle sans cesse, et la succession de ces efforts est sensiblement uniforme. » Le phénomène qui appartient à la volonté a .e triple avantage 1° d'être clair : il n'y a de clair, pour la conscience, que ce qui est accom- pagné d'un acte d'attention; 2° d'être parfaite- ment identique et simple : rien de plus simple que l'acte volontaire ; 3° de se produire à la fois en nous et hors de nous, dans la force volon- taire ou dans le moi qui en est le principe, et dans le corps ; d'être traduit par un mouvement extérieur d'égale durée, qui s'accomplit dans l'espace. De sorte que l'espace et la durée sont liés entre eux, et que l'un peut représenter l'autre. Ces idées de M. Royer-Collard ne sont pas sensiblement différentes de celles de Th. Reid et de Dugald Stewart. Ces trois philosophes ne se sont occupés, on le voit, que de la question psychologique, ne croyant pas que la raison peut connaître la nature de l'espace ou du temps, tandis que Newton, Clarke, Leibniz et Kant ont avancé sur ce dernier point les opinions les plus hardies et les plus contraires. Il résulte de tout ce qui précède que les ou- vrages à consulter sont ceux qui se trouvent indiqués à l'article Étendue. X. TENNEMANN (Guillaume-Théophile), bien plus connu comme historien de la philosophie que Tiedemann, son émule, naquit le 7 dé- cembre 1761, dans un village voisin d'Erfurt, où son père remplissait les fonctions de pasteur. Il avait quatre ans, lorsque la petite vérole lui donna des infirmités qui ne finirent qu'avec sa vie. Son développement d'esprit s'en trouva retardé, faiblement secondé d'ailleurs par son père, homme fantasque et bourru, qui était en même temps son précepteur. A l'âge de seize ans, il fut envoyé au collège d'Erfurt ; et deux ans après, en 1*779, il fut admis à l'université de cette ville. Il y devait étudier spécialement la théologie ; mais ses goûts l'entraînèrent d'a- bord aux cours de philosophie ; il résolut de vouer à la science îles sciences tout ce qu'il avait de talents et de santé. En 1781, il quitta l'école d'Erfurt pour celle d'Iéna, dès lors si sérieusement occupée de métaphysique et de morale. La Critique de la raison pure parais- sait en ce moment même : Tennemann la médita et s'en déclara l'adversaire. Cette opposition, néanmoins, ne dut pas être de longue durée. Peu d'années après, il passa de la contradiction à une sympathie des plus dociles. Son coup d'essai roulait sur le problème de l'existence substantielle de l'àme et sur la possibilité de la connaître : de Quœsticne metaphysica, nu m sil subjecturn aliquod emimi a nobisque co- gnoiid possit. Accédant quœdam dubia contra DICT. PHILOS. Kanlii sententiam (1788). La solution de tant y est encore contestée et combattue. Elle ne l'est plus dans les ouvragés, soit théoriques, soit historiques, que Tennemann publia dans la suite, et dont nous indiquerons les plus distin- gués. En 1791, il fit paraître un livre consacré aux Doctrines cl opinions de l'école socratiq u ■.<■ four- chant l'immortalité de l'âme; en 1792 et 1795, quatre volumes sur le Système de la philosophie platonicienne. En 1798 enfin, il commença la publication de sa principale œuvre, de son His- toire de la philosophie, qui forme douze vo- lumes (1 1 tomes) et qui est cependant restée inachevée. La première livraison en parut à Leipzig en 1798, et la dernière en 1819, c'est-à- dire vers l'époque même où mourut l'auteur. Une seconde édition en a été publiée en 1828. En 1812, Tennemann a donné lui-même un abrégé de ce vaste ouvrage sous le titre de Ma- nuel de l'histoire de la philosophie, traduit en français par M. V. Cousin, Paris, 1829 et 1839, 2\ol.in-8. Après avoir professé la philosophie et l'his- toire de la philosophie pendant quinze ans à l'université d'Iéna, Tennemann avait été appelé, en 1804, à l'académie de Marbourg, pour y rem- plir la chaire devenue vacante par la mort de Tiedemann. Douze ans après, il avait été aussi nommé bibliothécaire de cette antique et solide institution. A côté des productions que nous venons d'énumérer, il avait fait imprimer plu- sieurs traductions, genre de travail où il excel- lait : les Essais de Hume sur l'entendemen. humain (1793) , YEssai plus célèbre encore de Locke (1795-97), enfin l'Histoire eompa/rée des systèmes de philosophie de M. Degérando (1806-7).. Les mérites et les défauts de YHistoire de la philosophie de Tennemann ont été parfaitement signalés par M. Cousin dans son Cours de 1828 (leçon xue). Ces mérites consistent à se ren- fermer rigoureusement dans le domaine naturei de la philosophie, à rattacher l'histoire de la philosophie étroitement à l'histoire générale de l'esprit humain et de la civilisation, à puiser scrupuleusement les matériaux de ses récits et de ses exposés aux sources originales et au- thentiques, à ne jamais séparer l'érudition et la critique, à joindre la fidélité à la clarté, la saga- cité à la précision et à l'ordre, l'étendue et une heureuse abondance à toutes les exigences d'une méthode sévère et savante. Les défauts qui dépa- rent ce monument, jusqu'à ce jour unique, ce sont les défauts mêmes que l'on doit reprocher à l'école de Kant. Tennemann envisage trop tous les systèmes au point de vue de l'idéalisme sub- jectif, et par conséquent devient plus d'une fois injuste envers les doctrines qui s'appuient sur un fondement différent. Il est particulièrement exclusif et intraitable à l'égard des théories mys- tiques, du néo-platonisme, par exemple. 11 va plus loin : il impose souvent à ses doctrines un langage et des formules qui ne leur conviennent pas, les formules de la philosophie kantienne, et le langage précis, mais aride et pédantesque, que Kant avait mis à la mode. L'usage, bien que modéré, de cette terminologie rend la lec- ture de son ouvrage moins agréable que ne l'est la lecture du livre de Tiedemann. Mais, quant au fond, il surpasse celui-ci de beaucoup : non- seulement il connaît mieux les sources, i sait mieux rattacher les époques de la philo- sophie aux grands événements et à la suite de l'histoire universelle. Par philosophie (t. I, p. 27), il entend « la science des derniers prin- cipes et des lois de la nature et de la liberté 108 TENN — 1714 — TE H 11 ainsi que de leur rapport. » Par histoire de la philosophie (ubi supra, p. 29). « l'exposition du développement successif de la philosophie, ou bien des efforts que fait la raison pour réaliser l'idée d'une science des derniers principes et des lois de la nature et de la liberté. » Ni Bruc- ker. ni Tiedemann n'avaient conçu l'objet de leurs travaux d'une manière aussi vaste et aussi h iti'te. Voici , selon Tennemann (ubi supra, p. 35), les divers éléments auxquels l'histoire de cette science doit accorder tour à tour le même degré d'attention : 1. Développement de la notion de philosophie; — 2. Fixation du domaine et des limites de la philosophie; — 3. Division et ordonnance systématiques de ses parties ; — 4. Examen de la méthode ; — 5. Recherches con- cernant la possibilité et les conditions de la phi- losophie comme science ; — 6. Discussion du principe de la philosophie ; — 7. Systèmes phi- losophiques, c'est-à-dire Essais d'une liaison sys- tématique des diverses connaissances d'après des principes philosophiques ; — 8. Exposition séparée de différentes parties détachées d'un ensemble philosophique; — 9. Recherches et théories sur des objets particuliers; — 10. Ac- croissements dus à certaines idées, à certaines propositions; — 11. Discussions occasionnées par des doctrines déjà répandues et acquises à la science, capables de perfectionner la philo- sophie; — 12. Détails importants, propres à fournir des matériaux nouveaux ou à donner une nouvelle impulsion à la philosophie; — 13. Far-dessus tout, indication des principes, des points de vue, de l'esprit général, qui ont pu guider les philosophes. M lis à ce côté intérieur Tennemann conseille de joindre et joint lui-même, dans son grand ouvrage, tout ce qui regarde : 1° la vie et les destinées des philosophes, leur caractère; etc.; — 2° leur langage, la langue où ils écrivaient et pensaient, etc. ; — 3° la situation politique, religieuse et morale des nations et des temps ; — 4' l'état général des sciences et de la culture intellectuelle. Dans la vaste et belle introduction mise en tête du tome 1er, il parcourt ainsi toutes les conditions prescrites à l'histoire de la philoso- phie. C'est un morceau choisi et qui a dû puis- samment contribuer aux progrès que cette étude a faits, depuis cinquante ans, parmi les com- patriotes de Tennemann. Quant à la liaison des faits et des systèmes, le professeur de Mar- g suit l'ordre chronologique, en s'efforçant néanmoins de le combiner, autant qu'il y peut prétendre, avec l'ordre logique, avec celui du rapport que les doctrines peuvent avoir entre s, par l'analogie des pensées et l'identité de nt. Afin de faciliter l'investigation de ceux qui \ mdraient consulter VHistoire même, nous al- adiquer le contenu de chaque volume : I. Première philosophie grecque jusqu'à So- crate. II. Do Socrate à Platon. III. Disciples de Platon. — Aristote et ses i ors. — É[iicure. IV. Zenon et les stoïciens. — Scepticisme. Y. Sceptiques et éclectiques. — La philoBO- | lue à Rome. \ I. École d'Alexandrie. VIL Philosophie chrétienne et ecclésiastique. \m et i.\. Philosophie scolastique. le la renaissance. XI. Philosophie du xvn' siècle. — Bac^n et ' les. XII. Philosophie du xvin* siècle, B'arrêtant à l'école écossaise et avant Kant. Voy. la préface- de la traduction française du Manuel de Ten- nemann, et les Fragments de philosophie con- temporaine de M. V. Cousin. C. Bs. TERRASSON (l'abbé Jean) naquit à Lyon en 1670, et mourut en 1750. A l'âge de dix-huit ans il entra dans la congrégation de l'Oratoire, dont il sortit quelque temps après. Nous n'avons pas à parler ici de son roman de Sethos, Télémaquc égyptien, qui est une imitation un peu froide du Télémaque grec de Fénelon. Membre de l'Académie française, de l'Académie des sciences, professeur et lecteur royal de philosophie, Ter- rasson n'est pas seulement un littérateur et un savant, mais encore un philosophe. Sa philoso- phie, dit d'Alembert dans son éloge, était le cartésianisme. C'est surtout dans un petit ouvrage posthume intitulé la Philosophie applicable à tous les objets de l'esprit et de la raison, que l'abbé Terrasson se montre philosophe et carté- sien. Cet ouvrage est sous forme de réflexions détachées, et se divise en deux parties : Introduc- tion à la Philosophie et Philosophie de V esprit. Il y porte quelques jugements remarquables sur Descartes, sur son génie et son influence, expri- més avec une certaine force et une certaine éloquence. « La philosophie de ce recueil consiste, dit-il, à préférer, dans les doctrines humaines, l'examen à la prévention, et la raison à l'auto- rité.» C'est à ce point de vue de la méthode et de l'esprit qu'il exalte Descartes. «La philosophie n'est pas autre chose que l'esprit de Descartes cul- tivé et porté à son plus haut point par x'Acadé- mie des sciences, cet esprit qui, se répandant peu à peu dans le public, laisse dans la bou« tout ce qui lui est opposé et même tout ce qw n'y participe pas. » Il attribue à l'Académie des sciences le principal honneur de l'établissement de la philosophie nouvelle, ce qui est vrai, sans doute, de la physique et des nouvelles méthodes géométriques, mais non de la métaphysique. L'Académie des sciences n'a contribué au triom- phe de la métaphysique de Descartes qu'en fai- sant triompher sa physique. Il n'apprécie pas moins bien l'heureuse et féconde influence de Descartes sur les lettres que sur la physique et les mathématiques. 11 le loue d'avoir perfec- tionné l'éloquence française et fait, pour ainsi dire, sortir de l'enfance le raisonnement en matière littéraire. En effet, c'est Descartes qui, selon lui, a créé cette prose noble et ferme qui convient à l'éloquence, et c'est depuis la pro- pagation de sa philosophie et de sa méthode qu'il y a du goût, de l'ordre, de la méthode dans la plupart des ouvrages de l'esprit. C'était la mode au xvme siècle de sacrifier Descartes à Newton. Terrasson tâche de faire avec équité la part de l'un et de l'autre. Il remarque que la philosophie de Newton ne s'est pas trouvée pro- pre, comme celle de Descartes, à toute espèce de doctrine, parce que le système de Descartes est un système philosophique, au lieu que celui de Newton n'est que physique et géométrique. Il proclame Descartes, avec raison, le premier auteur de ce qu'il y a de bon dans le newtonisme, et cela dans les points mêmes où le newtonisme lui est contraire. D'ailleurs il n'approuve pas les physiciens aveuglément attachés à Descartes, comme L'ancienne école l'était à Aristote : ces gens-là, dit-il, sont dans la nouvelle philosophie sans en avoir l'esprit, et ils vont contre l'inten- tion de Descartes même, qui a voulu faire non mis des philosophes. Mais ce qui semble lui plaire par-dessus tout le reste dans la physique de Descartes, c'est l'idée de l'infinité ,ln monde : de là seulement on pourrait tirer une conjecture à l'appui dï l'assertion de l'auteur TERT — 1715 — TERT d'une lettre adressée à l'éditeur, en tête de l'ou- vrage où nous puisons, qui attribue à l'abbé Terrasson le fameux traité de V Infini créé. Ce traité de Vln/lni créé, attribué à différents au- teurs, est certainement l'ouvrage de quelque inalebranchiste excessif qui soutient hardiment l'infinité de la création dans le temps et dans l'espace, dans l'ordre des esprits et des corps, et qui fait les plus grands et les plus singuliers efforts d'imagination pour mettre ce système en harmonie avez la religion. Nous avons encore à montrer l'abbé Terrasson comme un de ceux qui des premiers, et avec le plus de rigueur philo- sophique, ont formulé la loi de la perfectibilité de l'esprit humain. Il voit dans le cartésianisme même la suite et la preuve des progrès accom- plis par l'esprit humain. Mêlé à la querelle des anciens et des modernes, il a écrit une disserta- tion critique sur l'Iliade, où, de même que Per- rault, Fontenelle. Lamotte, il a le tort de vouloir réagir contre Homère, comme on réagissait contre Aristote, et de confondre la poésie avec la science, l'inspiration individuelle et intransmissible du poëte avec les idées et les inventions qui se transmettent et se perfectionnent de siècle en siècle ; mais, d'ailleurs, il envisage la question de plus haut et d'un point de vue un peu plus philosophique. Il reproche à Perrault, Lamotte et Fontenelle de n'avoir pas assez établi que la supériorité des modernes sur les anciens est un effet naturel et nécessaire de la constitution de Fesprit humain; d'avoir bien dit la chose en ob- servateurs et en historiens, mais non pas en phi- losophes. Selon Terrasson, les progrès de l'esprit humain dans le cours des siècles sont la suite d'une loi naturelle exactement semblable à celle qui fait croître un homme particulier en expé- rience et en sagesse depuis son enfance jusqu'à sa vieillesse. Us sont aussi nécessaires que la croissance des arbres et des plantes. « Il faut abandonner, dit-il dans la préface de sa Disserta- tion critique sur Homère, le vieux système qui non-seulement fait regarder l'antiquité comme le modèle, mais comme le terme du beau ; il faut prendre, au contraire, celui qui fait regarder le monde en général comme un homme en particu- lier, qui a son enfance, son adolescence, sa ma- turité, et à qui, dans sa maturité même, le temps donne tous les jours de l'expérience. Le sens commun doit comprendre que cela doit être, et l'examen fera voir que cela est. » Jusqu'à présent on n'a pas assez remarqué que la querelle des anciens et des modernes est sortie de la réaction excitée par le cartésianisme contre l'antiquité et Aristote, et que la loi de la perfectibilité est sortie de la querelle des anciens et des modernes. Les partisans des modernes, Perrault, Fontenelle, Terrasson, tous plus ou moins cartésiens, n'ont pas sans doute entrevu les premiers, mais les premiers ils ont essayé de formuler et de démon- trer la perfectibilité du genre humain. Il faut donc faire honneur à Descartes, à la philosophie spirilualisle du xvn* siècle, el non pas son à la philosophie empirique du xvm% de la croyance à la perfectibilité. Consultez YEloge de Terrasson, par d'Alem- bert ; la Philosophie applicable à tous les objets de l'esprit et de la raison, 1 vol. in-1'2. Paris, 1754: et la préface de la Dissertation critique sur VIliade, 2 vol. in-12, ib., 1715. F. B. TERTULLIEN (Quintus Septimius Florens), l'un des plus célèbres docteurs de l'Église latine aux iic et ine siècles, naquit vers l'an 160, à Car- qui était alors la Rome et l'Athènes de l'Afrique. C'est dans ses écoles renommées qu'il reçut une brillante éducation, grâce au de sa mère, car il avait perdu fort jeune si ceutenier dans une légion du proconsu.. Doué d'une imagination vive, d'un espritjénétrant, et d'une ame ardente comme le climat sous lequel il était né, il lit de rapides progrès dans toutes les sciences: il étudia avec un soin particulier les opinions des diverses sectes philosophiques qui régnaient alors; il acquit surtout une con- naissance approfondie des lois romaines, et parai; avoir suivi quelque temps le barreau. 11 était païen par sa naissance, et l'on sait qu'il fut marié, car plusieurs de ses écrits sont adressés à sa femme. C'est sous le règne de Septime Sévère, de l'an 193 à l'an 211, qu'il publia les premiers ouvrages auxquels il a dû sa célébrité. Le témoignage formel de saint Jérôme, dans son traité des Écri- vains ecclésiastiques, nous apprend que Tertul- lien fut ordonné prêtre, et qu'il exerça le sacer- doce jusqu'au moment où il tomba dans l'hérésie de Montanus. Il est assez difficile d'assigner une date précise à chacun de ses livres; toutefois, quant à l'ordre chronologique, on peut les di- viser en deux grandes classes : la première com- prend ceux qu'il composa lorsqu'il était encore catholique; la seconde, ceux qu'il a écrits depuis qu'il fut devenu montaniste. Ces derniers sont faciles à reconnaître, car il ne manque jamais d'y parler du saint esprit de Montanus, des pro- phéties des montanistes et de leurs jeûnes extra- ordinaires, de déclamer contre les secondes noces et contre l'absolution donnée par les catholiques à ceux qui avaient péché depuis le baptême, et, enfin, contre les catholiques, qu'il appelle psy- chiques, c'est-à-dire charnels et grossiers. C'est à l'époque de la persécution provoquée, vers l'an 200, contre les chrétiens, par Plautien, favori de Septime Sévère, queTertullien composa le plus connu de tous ses ouvrages, Y Apologé- tique, où, en réclamant la liberté de conscience au nom des chrétiens, il les justifie avec chaleur des crimes qui leur sont imputés. Tertullien dé- ploie dans cet écrit une véritable éloquence : « Nous ne sommes que d'hier, dit-il, et déjà nous remplissons les villes et les villages, l'armée et les palais, le sénat et le Forum; nous ne vous avons laissé que vos temples. Si, pourtant, nous voulions faire la guerre, ce nous serait chose facile : nous aurions moins de troupes que vous, mais nous savons mourir : avec quelle persévé- rance ne combattrions-nous pas! » — « Vous nous punissez, s'écrie-t-il ailleurs, parce, que nous n'adorons pis vos dieux, et vous-mêmes ne les reconnaissez pas pour des dieux! » Il déi cette pensée avec puissance, en déroulant la série de vices et de crimes qui sont personnifiés sous les symboles du vieux polythéisme. A la fin de ce traité, l'auteur nous montre l'idée de la fraternité du genre humain, appelée à remplacer le principe étroit et égoïste du patriotisme an- tique : le chrétien brise l'unité de la cité romaine, pour se faire citoyen de l'univers : Unam omnium 'ublicam agn rnundum. Comme écrivain, Tertullien à d'énormes dé- fauts joint quelques qualités, la vivacité et une certaine énergie originale; mais il est obscur, incorrect. Un de ses éditeurs a composé un ■ africain peur l'expliquer. Chez lui, la verve et les mouvements de lapassion triomphent des as] ''rites d'une langue inculte, et la rudesse réfléchit en quelque sorte l'âpreté de son caractère. Malebran lie, dans un chapitre de sa Recherche de la vérité, où il traite de la force de l'imagination (ch. m de la 3° partie du IIe livre), a fait du génie de Tertullien une appré- ciation pleine à la fois de justesse et de finesse : « Tertullien, dit-il, était à la vérité un homme d'une profonde érudition; mais il avait plus de TE LIT 1716 — THAL mémoire que de jugement, plus de pénétration et plus d'étendue d'imagination que de pénétra- tion et d'étendue d'esprit. On ne peut douter qu'il ne lut visionnaire et qu'il n'eût presque toutes les qualités que j'ai attribuées aux esprits vision- naires. Le respect qu'il eut pour les visions de Montanus et pour ses prophéties est une preuve incontestable de la faiblesse de son jugement. Ce l'eu, ces emportements, ces enthousiasmes sur de petits sujets, marquent sensiblement le dé- règlement de son imagination. Combien de mou- vements irréguliers dans ses hyperboles et dans ses figures! combien de raisons pompeuses et magnifiques qui ne prouvent que par leur éclat sensible, et qui ne persuadent qu'en étourdissant et qu'en éblouissant l'esprit!» Tertullien passe pour avoir exercé quelque temps le sacerdoce à Rome. Il avait assisté aux jeux publics que l'empereur Sévère fit célébrer en 204; c'est à cette occasion qu'il composa son traité Contre les spectacles. Les jeux du cirque et ses spectacles sanglants, qui étaient une pas- sion générale pour les Romains, excitent son in- dignation ; mais il attaque surtout le théâtre, qu'il appelle le sanctuaire de Vénus, où naissent et fermentent toutes les passions. Le rigorisme de Tertullien fut mal accueilli du clergé de Rome; ce fut alors qu'il retourna en Afrique, peu édifié des mœurs des populations de l'Italie; et quelque temps après, au dire de saint Jérôme, irrité par l'envie et par les injures des clercs de l'Église romaine, il tomba dans l'erreur des mon- tanistes. Il adopta cette hérésie dans la maturité de l'âge, et y persista, tout en se séparant, plus tard, de Montanus lui-même. Ainsi il veut que, dans la persécution, chaque fidèle meure à son poste : il n'est jamais permis de fuir le martyre. 11 proscrit les secondes noces, qui sont à ses yeux des adultères déguisés. Dans son livre Sur le voile des vierges, on reconnaît un reflet des moeurs africaines : «Toute vierge, dit-il, qui se montre, s'expose à ne l'être plus; elle a cessé d'être vierge. » Tout schismatique qu'il était lui-même, Ter- tullien fut l'adversaire le plus rude, le plus opiniâtre et le plus passionné des hérétiques. Il écrivit tour à tour contre Hermogène, Praxéas, Mareion, et contre les valentiniens. Il est l'ennemi déclaré des gnostiques, il les poursuit avec une haine ardente et tout africaine; dans le début de son traité Contre Mareion, parlant des peuples féroces qui habitent les bords du Pont-Euxin, il ajoute ces mots, qui donneront une idée de la nec de sa polémique: « Mais ce qui peut se dire de plus funeste et de plus barbare de cette contrée, c'est qu'elle a donné le jour à Mareion, homme plus hideux qu'un Scythe, plus inhumain qu'un Massagète. plus audacieux qu'une Amazone, plus obsCur qu'un nuage, et plus fallacieux que l'Ister. » L'Église catholique, défendue par lui avec une si farouche énergie, dut le désavouer. Il avait dépassé le but; la mesure lui manque en toutes choses. Dans son livre Sur VIdolâîric, Tertullien, en vrai barbare, attaque avec fureur les plaisirs de l'imagination et les œuvres de l'industrie. Avec l'idolâtrie, il proscrit tout art, tout com- ■ , toute profession. Il prohibe la lecture des oëtea comme imprégnée de paganisme : différent de saint Basile, qui se plaît à montrer comment les lettres sacrées peu pirer des lettres profanes; el de Grégoire de Nazianze, qui reproene surtout à Julien d'avoir ■ ■ ul h déshériter les chrétiens du trésor de la nce. il voudrai! anéantir l'art . comme si la contemplation de l'idéal ue lendail pas a nous dégager des liens de la matière; comme s'il ne nous élevait pas au Créateur en nous dévoilant les beautés de la créature. Étrange illusion, de croire qu'il soit possible de mutiler l'homme, el d'étouffer dans son germe le génie actif et in- venteur de l'humanité! C'est ainsi que Tertullien, dans son horreur du monde païen, interdit aux chrétiens toute fonc- tion publique, tout service militaire. Après avoir si brutalement condamné la poésie, il ne devait pas épargner davantage la philosophie : aussi, voyez comme il la traite. Pour lui, la philoso- phie est l'hérésie; c'est l'œuvre des démons; le désir de connaître n'est qu'une curiosité crimi- nelle; les philosophes sont des patriarches d'hé- résies {Prœscript. , ch. vu). Et dans ce traité de Anima, où il ne voit en Socrate qu'un so- phiste, ce même Tertullien, qui dédaigne la phi- losophie, qui l'anathématise et qui a réfuté Epi- cure, fait l'ânie corporelle. Il est impossible de tirer un autre sens de la définition qu'il en donne (ch. ix) : Ostensa est mihi anima corporaliter, et spiritus videbatur ; sed non inanis et vanœ qualitatis, imo quee etiam leneri repromit teret. tenera et lucida, et aerii coloris, et forma per omnia humana. Cette ridicule théorie de l'âme humaine est complétée par une doctrine non moins puérile sur la nature divine. Dans son livre Contre Mareion (liv. I, ch. xxv), non-seulement il la montre as- sujettie à des affections tout à fait semblables aux nôtres, au courroux, à la haine, à la dou- leur, mais il lui attribue une substance corpo- relle : Quis negabit Deum corpus esse, si spiri- tus est (lib. II, c. xvi)? Aussi finit-il par dire absolument (Adv. Hermog., ch. xxv) qu'il n'y a pas de substance qui ne soit corporelle : Quum ipsa substantiel corpus sit cujuscjue. Tertullien mourut en 245, âgé de plus de qua- tre-vingts ans, sans être retourné augiron de l'É- glise. Il existe deux éditions des Œuvres com- plètes de Tertullien : Paris, 1628. in-fol., Rigault ; et Venise, 1746, in-fol. — On peut consulter : Charpentier, Études historiques el iillér a sur Tertullien, Paris, 1839, in-8; — De Marge- rie, De Q. S. F. Tertulliano opusculum philu- sopliicum, Paris, 1835, in-8. A....D. THAXÈS. un des sept sages et le premier des philosophes de la Grèce, le fondateur de l'école ionienne, descendait d'une famille phénicienne, et naquit à Milet, l'une des villes les plus floris- santes alors parmi les cités ioniennes de l'Asie Mineure, dans la première année de la xxxv olympiade, c'est-à-dire vers l'an 640 avant J. C. Cette dite, adoptée, sur la foi d'Apollodore, par la plupart des historiens de la philosophie, s'accorde assez bien avec la tradition que Thaïes aurait prédit l'éclipsé de soleil qui, sous le roi Alyatte II, mit fin à la guerre des Lydiens et des Mèdes. En effet, d'après de récents cal- culs, cette éclipse aurait eu lieu en 609, époque où Thaïes avait trente et un ans. Les traditions qui nous sont parvenues sur la vie de ce phi- losophe n'attestent guère qu'un seul fait, la réputation de science cl de sagesse dont il jouis- sait. Nous avons une preuve de son sens po- litique dans le conseil qu'il donna aux Ioniens. menacés paT la puissance des mis de Lydie do faire de Téos le centre de la nation ci drj tenii .les assemblées générales. Des écrivains du Ier et cl ix rr* siècle de l'ère chrétienne racontent qu'il l'Egypte, la Crète el une partie de l'Asie. L'en n'a aucune raison de nier ce récit, quand On songe que les voyages remplaçaient alors livrés, et étaient à peu près une pour teii s ceui qui voulaient s instruire ; mais il 1 1 difficile de dire quelles connaissances Thaïes rap- porta des contrées uu'ua lui fait parcourir, car TIIAL — 1717 — TIIAL l'état intellectuel de ces contrées, au commence- ment du vie siècle avant notre ère, est lui-même un problème. On ignore également la date pré- cise de la mort de Thaïes; mais on suppose, d'a- près les événements auxquels il assista, qu'il ar- riva à un âge très-avancé. Il ne nous reste absolument rien, ni un ou- vrage, ni un fragment qui émane directement de Thaïes; peut-être même n'a-t-il jamais rien écrit, quoiqu'on cite de lui des vers sur l'astronomie nautique, et qu'on lui ait attribué un poème sur la nature, comme celui de Xénophaoe et de Par- ménide. De même que sa vie, son enseignement ne nous est connu que par des traditions trans- mises par des écrivains de différents âges, mais qui s'accordenl assez bien sur les points les plus essentiels pour ne laisser aucun duute dans l'esprit. Thaïes est. tout à la fois, le fondateur de la physique, c'est-à-dire de la philosophie naturelle (sy<îio/oYvi). comme l'affirme Aristote, et de la géométrie et de l'astronomie, comme le pensait Eudème dans son Histoire de l'astronomie. Ses connaissances géométriques paraissent avoir été assez avancées pour lui permettre de me- surer la hauteur des pyramides par leur ombre. On dit aussi qu'il a découvert quelques-unes des propriétés des triangles sphériques, et qu'il a donné la première démonstration de l'égalité de deux angles adjacents à la base du triangle iso- cèle. Comme astronome, nous venons de voir qu'il passa pour avoir prédit une éclipse de so- leil. Il savait donc calculer les révolutions de cet astre ainsi que celles de la lune. Il regardait la lune comme un corps opaque qui emprunte sa lumière du soleil, et divisait Tannée en trois cent soixante-cinq jours. Mais ce qui nous intéressse surtout, c'est son essai de philosophie naturelle. S'appuyant sur cette croyance, commune à toute l'antiquité, que rien ne vient, du néant et n'y peut retourner (Aristote, Mélaph., liv. II, ch. m), Thaïes cherchait dans la nature un élé- ment (cttoixeïov) dont tous les êtres sont engen- drés et dans lequel ils doivent se résoudre. Nous disons qu'il cherchait un élément, et non pas un principe (àpyr,) ; car ce dernier mot n'apparaît que plus tard dans la langue philosophique. Cet élément que cherchait Thaïes lui paraissait être l'eau; et voici, si nous en croyons Plutarque (de Placitis philosophorum, lib. I, c. m), sur quelles observations il fondait son hypothèse : 1° L'eau est la source de l'humidité, et Ton re- marque que la semence de tous les animaux est humide. Or, si les animaux naissent de l'humi- dité, pourquoi n'en serait-il pas ainsi de l'univers tout entier? 2° L'humidité est nécessaire à la nourriture et à la fécondité des plantes comme à la semence des animaux, car nous les voyons pé- rir dès qu'elles se dessèchent. 3° La chaleur même il el des astres semble se nourrir des va- peurs de la terre, c'est-à-dire de l'humidité. A ces trois arguments, Simplicius, dans son Com- mentaire sur la Physique d'Aristolc (f° 8), en ajoute un quatrième : que l'eau admet facile- ment toutes les formes (eÙTÙ7twTov toù GSocto:), et par conséquent, que ce sont les formes di- verses de ce corps unique que nous prenons pour des corps différents. Il est possible, comme le supposent quelques historiens de la philosophie, entre autres Aristote, que Thaïes ait subi l'in- fluence des croyances mythologiques : que l'O- céan est le père et Thétis la mère de tous les êtres; que l'Océan environne la terre comme une ceinture. Mais, sans les observations que nous venons de rapporter, ces croyances n'auraient jamais pris rang dans l'histoire de la philo- sophie. L'eau étant la seule matière ou la semence de l'univers, c'est en se raréfiant et en se conden- sant qu'elle produit tous les corps. A son plus haut degré de dilatation elle est le feu; à son plus haut degré de condensation, la terre; l'air tient le milieu entre ces deux extrêmes: Mais malgré ces transformations, elle conserve 1ou jours ses propriétés distinctes; autrement on ht concevrait pas le rôle qu'on lui fait jouer ri ms l . nutrition et la génération, ëi Le motîf'qtii l a fait préférer, comme principe de l'univers, au\ au- tres éléments : aussi ne pouvons-nous pas ad- mettre l'assertion de Plutarque, que Thaïes, de même qu'Heraclite, regardait la matière comme un (lux perpétue], c'est-à-dire comme un phéno~ mène sans réalité. Thaïes est surtout un physicien; ce qui ne veut pas dire, comme on Ta supposé plus tard, un philosophe matérialiste ou sensualiste. Il recher- chait la matière première, ou, pour parler son langage, la semence de l'univers; mais il ne niait en aucune façon l'intervention d'une puissance immatérielle. Tout au contraire, selon le témoi- gnage unanime des auteurs de l'antiquité à qui nous devons la connaissance de sa doctrine. Aristote {de Anima, lib. I, c. n), Simplicius (in Physic. Arist., f° 20), Diogène Laerce (lib. I, § 27), Cicéron (de Nal. Deorum, lib. I, c. xx; de Legibus, lib. II, c. xi), etc., il ne concevait pas le mouvement sans une force motrice vivante, qu'il se représentait également comme une âme, comme une divinité, comme une puissance in- visible ou un démon. Aussi enseignait-il que Tai- mant et l'ambre jaune ont une âme, puisqu'ils attirent les autres corps; que le monde entier est animé ou plein de dieux, xoù tôv v.ôawi hi'b-jyo-i Y.a.1 6ai[j.ôvwv lùxipri (Diogène Laerce). Croyait-il, comme Aristote le suppose (de Anima, lib. I, c. v) et comme le répète après lui Stobée (Eclog. physic., lib. I, p. 54, éd. Heeren.), qu'il n'y a qu'une seule âme mêlée à la matière ; ou, comme Cicéron l'assure (de Nat. Deorum, lib. I, c. x), qu'il n'y a qu'une seule intelligence qui a formé toutes choses de Teau, aquam esse initium re- rum, Deum eam mentem quœ ex aqua cuncta fingeret? Nous n'osons rien affirmer à cet égard; mais la première de ces deux opinions ne nous paraît pas s'accorder avec les expressions mytho- logiques, « tout est plein de dieux ou de démons « ; et quant à la seconde, elle contredit le témoignage de l'antiquité, qu'Anaxagore est le premier qui ait parlé de l'intelligence. Nous pensons qu'il s'est contenté d'affirmer l'existence des dieux et des âmes, sans chercher à en déterminer la nature; son esprit était tourné vers la physique générale, non vers la métaphysique. Admettant l'existence des âmes, il a dû, selon toute vraisemblance, croire à leur immortalité; mais ce déjà reconnu dans les mystères, il n'ësl pis vrai, comme quelques-uns l'ont supposé (I Laerce, liv. I, $ 24), qu'il en soit le prem teur dans la Grèce. On peut consulter, sur Thaïes, outre les histoi- res générales de la philosophie et les histoires' particulières de l'école ionienne : de I Recherches sur la philosophie de Thaïes, dans le tome X des Mémoires ju; in-4, Tubingue, 178Ô; — G.-P.-D. Goess, Traité TU KM — 1718 — THEM sur l'idée de l'histoire de la philosophie et sur le système de Thaïes, Erlangen, 1794, in-8 (ail.). — Voy. l'article Ionienne (Philosophie). THÉANO, célèbre pythagoricienne qui était, selon les uns, la fille de Brontinus de Crotone et l'épouse de Pythagore; selon les autres, l'épouse de Brontinus, un des premiers pythagoriciens. Porphyre dit, dans sa Vie de Pythagore, que, « de toutes les femmes pythagoriciennes, Théano seule est devenue célèbre; » mais il ne nous ap- prend pas à quel titre, si 'c'est par sa vertu ou par sa science. On lui attribue des lettres et di- vers fragments qui ont été réunis, par Th. Gale, dans ses Opuscula mythologica, physica cl ethi- ca. p. 740; par Woif, dans'son recueil intitulé : Fragmenta midicrum grœcarum prosaica , p. 224; par Fabricius, dans sa Bibliothèque grecque, t. I, p. 508; mais tous ces écrits sont évidemment sup] X. THÉISME. S» l'on s'en tient à l'élymologie du mot (Osôr, Dieu), le théisme est simplement le contraire de l'athéisme, et comprend toutes les opinions qui affirment l'existence d'une divinité, sans distinction des différences qui existent entre elles quant à la nature de Dieu. Ainsi il devrait, avec cette acception, exister également dans le panthéisme ou la croyance que tout est Dieu • dans le polythéisme ou la croyance qu'il y a plusieurs dieux; dans le dualisme ou la croyance qu'il y a deux principes divins, le hien et le mal, l'esprit et la matière; et dans le monothéisme ou la foi en un seul Dieu distinct du monde. Mais la langue philosophique y attache un sens plus précis : elle appelle théisme la conviction de ceux qui admettent un Dieu libre, intelligent, auteur et providence du monde. En effet, ce n'est qua ces conditions qu'on croit en Dieu. Ceux-là ne croient pas en lui 'véritablement, qui le con- fondent avec l'univers, ou qui lui ôtent la liberté et la conscience, par conséquent la bonté, la sa- gesse, et détruisent toute idée de providence: ceux qui, le dépouillant de son unité, le dégra- dent en même temps de son infinitude, et le font descendre au rang des créatures. D'après cette définition, le théisme n'est pas moins opposé au panthéisme qu'à l'athéisme; car il ne sépare pas la providence de la liberté de Dieu, de son unité et de son existence, l.e théisme, comme nous l'a- vons déjà dit, diffère du déisme (voy. ce mot) bien que dans les noms il y ait cette seule diffé- rence, que l'un vient du grec et l'autre du latin. Le déisme exclut quelquefois l'idée de provi- dence, ou tout au moins d'une providence mo- rale, d'une intervention divine dans les affaires de l'humanité; il est hostile à toute révélation, à toule tradition, et ne voit, dans les faits qui portent ces noms, qu'un fruit de l'imposture. Le théisme, au contraire, ne suppose point ces res- tricl ons. Voy. m themistius. surnommé Euphradès à cause de son éloquence, naquit dans une petite ville dc l;< nie, vers l'an 330 de l'ère chré- pour père le philo enius, qui Un donna une éducation di l Dguée et dont 11 a ' e. Successi- vement professeur à Nicomédie, à Constantino- uis de nouv tantinople, sans parler de plusieurs séjours qu'A fil à Antio- chc< ,1 ,hn ;,,1X ou son gnemenl l'honni u irgéde plusieurs celui d'être appelé (m 365] par consfc ace dans le sénat, faveur bien rare alors I'"!"' "" philosophe, puisque L'empereur lui- même prit Boin de la justifier dans une lettre au sénat, que nous pouvons lire encore aujour- dhu, .Julien et Valens lui avaient, dit-on, offert la préfecture de Ci □ : ,i cst certain que le grand Theodose la lui conféra en 384, et sans doute il l'exerça pendant plusieurs années. 11 atteste, dans son trente et unième discours avoir consacré quarante ans de sa vie à des fonctions publ.ques; et dans son vingt-troisième discours U se vante d'avoir donné vingt ans aux spéculations de la science. Ces chiffres, où il se mêle peut- être quelque emphase oratoire, ne sont pas fa- ciles à concilier. Quoi qu'il en soit, Themistius avait laissé de nombreux ouvrages, dont une grande partie est parvenue jusqu'à nous. Plu- sieurs de ses écrits sont des discours d'apparat des remercîments officiels ou des panégyriques' dont la composition se rattache aux° devoirs mêmes des charges importantes que l'auteur a remplies; ils n'intéressent la philosophie que par le soin qu'y prend Themistius de la montrer honorée et glorifiée en sa personne, et par l'ex- pression quelquefois éloquente de certaines vé- rités morales. Ses autres ouvrages peuvent se diviser en deux classes : les traités ou discours sur des sujets de philosophie, et les commen- taires sur Anstote. Ni les uns ni les autres ne nous donnent une haute idée de l'originalité de son esprit. Ses discours sur l'amitié, sur la dif- férence du philosophe et du sophiste, à propos des attaques dont il avait été l'objet, son exhor- tation à la philosophie, ne contiennent guère que des lieux communs développés en assez beau style par un lecteur assidu et un admira- teur passionné de Platon et d'Aristote. On y sent une âme honnête, profondément convaincue des devoirs que la philosophie impose et de l'effica- cité morale de ses leçons. Bien qu'on l'ait, un jour, confondu avec un hérésiarque postérieur à lui de plus d'un siècle, bien qu'il ait eu pour ami saint Grégoire de Nazianze (voy. les lettres 139 et 140 de ce Père), il est tout à fait étran- ger non-seuiement au christianisme, mais à toute controverse entre le paganisme et la nou- velle religion; il ne paraît pas même connaître les alexandrins et leurs disputes, alors si bruyan- tes, il professe à l'égard de Platon et d'Aristote un culte quelque peu emphatique, sans chercher d ailleurs a concilier ces deux maîtres dans les divergences, souvent si graves, de leurs doc- trines. On croit néanmoins, çà et là, sentir dans sa morale un reflet de la morale évangélique : il a sur la fraternité humaine des accents qui touchent et qui étonnent de la part d'un païen ■ et dans l'oraison funèbre de son père, il fait 1 apothéose de ce vénérable personnage à peu près comme un orateur chrétien décrirait l'en- trée d'un saint parmi les élus de Dieu. Mais ce qui est plus remarquable, ce qui caractérise singu- lièrement une époque où le paganisme, long- temps persécuteur, semble à son tour craindre la persécution, c'est le cinquième discours, adressé a Jovien pour le féliciter d'avoir proclamé le libre exercice de tous les cultes? quels que ! les motifs et les sentiments dont il s'in- l'auteur devance là les plus belles pages de ■râleurs et de nos publicistes modernes en faveur de la liberté de conscience. Malheureuse- ment, Themistius est de ces écrivains qui ne il pas s'arrêter à temps, et qui gâtent sou- vent les plus belles choses par la déclamation et la subtilité. Reprenant ailleurs (discours dou- . à Valens) la même thèse, il s'égare jusqu'à réclamer en matière de religion ce que nous nommerions aujourd'hui la libre concurrence ''"mine une soi le d'émulation qui, selon lui en- an les hommes. - Les commentaires de Themistius sur Platon, que mentionne Pholius, ne se sont pas , , ,. i commentaires mu- ,\ les caractérise lui-même (discours vii THÉO 1719 — TU KO préface de la paraphrase des Derniers Analyti- ques) avec une exactitude que nous pouvons vé- rifier soit sur les originaux, soit sur les traduc- tions latines qui en ont été publiées. Ce n'étaient pas de ces résumés éloquents ni de ces para- phrases enthousiastes comme en déclamait son père Eugenius (voy. discours vingtième, p. 234 et 235); interpréter docilement la pensée du maître, développer un peu l'excessive concision de ses for- mules, éclairer l'obscurité, quelquefois calculée, dit-on, de l'enseignement ésotérique, tel est l'u- nique but que se propose Themistius. Aussi son comment lire, utile pour l'intelligence du texte ilique, n'a ni la profondeur ambitieuse des alexandrins, ni leur érudition, souvent précieuse pournousaujourd'hui, par suite de la perte de tant de livres anciens qu'ils avaient consul tés. Peut-être d'ailleurs quelques parties en sont-elles inédites^ car Photius prétend que l'auteur avait commente tous les livres d'Aristote; or, ce qui nous reste de ces paraphrases ne comprend que les Der- niers Analytiques, les Leçons de Physique, le Traité de l'Ame avec les petits traites qui s'y rattachent (trad. lat. d'Hermolao Barbaro, Venise, 1481, plusieurs fois réimprimés ; texte grec,Venise, 1 534, chez Aide) ; les livres du Ciel (Venise, 1574), et la Métaphysique (Venise, 1676) ; encore ces deux derniers n'existent que dans une traduction latine qui, pour la Métaphysique, a été faite elle-même sur une traduction hébraïque. On trouve des extraits des divers commentaires de Themistius dans le Recueil de Scolies (1836), malheureusement incomplet jusqu'ici, qu'a pu- blié M. Brandis, sous les auspices de l'académie de Berlin, à la suite des Œuvres d'Aristote. Les diverses prraphrases grecques d'Aristote par rhemistius ont été réunies et publiées en deux volumes par M. Spengel (Leipzig, 1866). M. Co- bet, dans le recueil intitulé Mncmosyne, a pu- blié de nombreuses corrections du texte des Discours. Voy. aussi un mémoire de M. Val. Rose, dans Y Hermès, tome II, p. 191. Les discours doivent être lus, soit dans la belle édition de Hardouin (Paris, 1684, Impr. roy.), soit dans l'édition de M. G. Dindorf (Leipzig, 1832), qui est la plus correcte et en même temps la plus complète, car elle renferme seule un discours de Themistius, découvert et publié pour la pre- mière fois par M. A. Mai', à Milan, en 1816. Ces discours n'ont pas encore été traduits en fran- çais ; malgré leur défauts, ils mériteraient de Consultez, pour plus de détails sur Themistius, Fabricius, Bibliothèque grecque, t. IV, p. 790, édit. Harles; — A. Mai', préface et notes des dis- cours mentionnés ci-dessus ; — Baret, de Themis- tio sophista et apud imperatores oratore, 1853, in-8. E E THÉODICÈE (de 0£Ô;, Dieu, et Ôixv), plaidoyer, justification: justification de Dieu). Ce mot est de la création de Leibniz, qui l'a pris pour titre d'un de ses ouvrages: Essais de Théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l'homme et gine du mal (1" édit., in-8, Amst., 1710). Fidèle à l'étymologie de ce titre, qui est complètement inconnu avant lui, Leibniz ne se propose pas de traiter ex professo et méthodiquement de la na- ture de Dieu; il veut seulement, comme il le dit lui-;, vider sa cause contre certains ad- versaires, principalement contre Bayle; il en- prend de répondre aux objections qu'on peut tirer de l'existence du mal contre la bonté di- vine, et de concilier avec la liberté humaine la suprême sagesse qui a tout prévu, qui a^ tout ordonné d'avance, qui n'a rien laisse à l'arbi- traire et au hasard. Leibniz ne s'en tient pas à ces points métaphysiques; il étend sa défense jusqu'aux dogmes fondamentaux de la théologie chrétienne: le péché originel, la prédestination et la grâce; et, avant tout, il cherche à montivr la conformité de la foi et de la raison. Nous avons exposé ailleurs la doctrine de Leibniz (voy. Lbibniz), et nous ne reviendrons pis ici sur la manière dont il a résolu ces différents problèmes. Notre seul but est de l'aire voir que. dans sa pensée, la théodicée n'était pis une science à part, ou une partie distincte de la philosophie, niais uniquement le nom d'un ou- vrage, d'un traité fort irrégulier et fort complexe, écrit dans certaines circonstances et sous l'in- fluence de certaines préoccupations. Il arriva na- turellement qu'après lui, mais presque toujours en Allemagne, on écrivit, sous le même titre, des traités semblables, consacrés également à la dé- fense de la bonté, de la sagesse, de la justice di- vine, et à l'explication du mal. Il en résulta que la théodicée fut considérée comme cette partie de la métaphysique qui consiste non à démontrer directement les attributs moraux de Dieu, mais à les défendre contre les objections tirées des dé- sordres de la société et de la nature. C'est pré- cisément ainsi que la définit Rant dans son pe- tit écrit, Du mauvais succès de tous les essais philosophiques en théodicée (1791, dans le tome III, p. 145, de ses Mélanges). « On entend, dit- il, par une théodicée, la défense de la suprême sagesse de l'auteur du monde contre les accusa- tions dont la raison la poursuit à la vue des dé- sordres du monde. » Non content de la définir, Kant en trace le plan général. Il la divise en trois parties qui ont pour objet de justifier Dieu, la première dans sa sainteté, en présence du mal moral ; la seconde dans sa bonté, en présence du mal physique; et la troisième dans sa justice, devant le désaccord qui existe entre le bonheur et la vertu. Hors de l'Allemagne, ces questions étaient réunies à la métaphysique ou faisaient partie de ce qu'on appelait la théologie naturelle. Enfin ce n'est que depuis quelques années, après la re- naissance des études historiques et du spiritua- lisme en France, que le nom de théodicée a été mis en usage dans notre enseignement public pour désigner la quatrième et dernière partie de la philosophie, celle qui traite à la fois de l'exis- tence et des attributs de Dieu, de ses attributs métaphysiques aussi bien que de ses attributs moraux, et qui, avant de les défendre contre les objections, s'applique à les démontrer d'après une méthode rigoureuse, en s'appuyant sur les données fournies par la psychologie. La théodi- cée, ainsi comprise, comprend de toute néces- sité : 1° les preuves de l'existence de Dieu et l'appréciation de ces preuves; 2° la démonstra- tion des attributs de Dieu et principalement de la providence, sans laquelle l'idée même de Dieu n'existe pas; 3" la défense de ces attributs contre les objections tirées des désordres apparents du monde, ou simplement les rapports de Dieu et de la nature, le plan de la création et le gouver- nement de la providence; 4" les rapports de Dieu avec l'âme humaine et l'humanité, la ma- nière dont il intervient dans nos destinées, et les actes par lesquels nous nous élevons vers lui et nous acquittons envers lui des devoirs le l'a- mour et de la reconnaissance. La théodicée, comme l'entendait Leibniz, et après lui Kant, n'est plus, comme on voit, qu'une partie de la science qui porte aujourd'hui le même nom. Ce n'est pas ici le lieu de traiter les diverses questions que nous venons d'énumérer; car elles ont déjà été examinées une à une aux mots Dieu, Création, Mal. Destinée humaine. 11 nous su: lit, après les avoir' séparées selon les exigences de ce THÊI I — 1720 — THÉO recueii; de marquer le lien qui les unit, de tra- cer le plan suivant lequel elles devraient se coordonner entre elles. Il y aurait d'autres pro- blèmes à discuter, non moins dignes de notre intérêt : Les questions que nous attribuons à la théodicée sont-elles accessibles à notre raison, ou possédons-nous dans nos facultés naturelles les moyens de les résoudre? Quelle est la mé- thode qui leur est applicable? Enfin, de quelle manière, ou de combien de manières ces ques- tions ont-elles été résolues jusqu'à présent? Quels sont les systèmes qu'elles ont provoqués? Mais ces mêmes problèmes ont dû nécessaire- ment se présenter à notre esprit à propos de la métaphysique, et c'est là que nous les avons examines avec l'attention qu'ils commandent : car la théodicée, comme nous venons de le dire, n'est qu'une partie de la métaphysique. Celle-ci s'occupe des êtres en général et des conditions universelles de l'existence, des rapports de l'exis- tence et de la pensée; celle-là fait l'application de ces conditions et de ces rapports universels à l'existence et aux attributs de Dieu. La seconde est impossible sans la première, et elles ont tou- tes deux la même destinée dans l'histoire; elles dépendent des mêmes facultés et de la même méthode. THÉODORE, surnommé V Athée, et ensuite, par dérision. Dieu, reçut le jour à Cyrène, qui avait aussi donné naissance à Aristippe, le chef de l'école cyrénaïque. Il appartenait lui-même à cette école déplorable bien qu'il soit regardé comme le fondateur d'une secte particulière qui s'appelait de son nom, les théodoriens. On compte parmi ses maîtres Annicéris de Cyrène, Aris- tippe II, surnommé Meirodidactus, c'est-à-dire le disciple de sa mère, et Denys le Dialecticien. La date de sa naissance est incertaine; mais il était contemporain du premier Ptolémée, roi d'Egypte, et de Démétrius de Phalère : car le premier de ces deux princes en avait fait son ambassadeur à la cour de Lysimaque, et l'on raconte que le second le sauva de la sévérité de l'Aréopage, qui allait le poursuivre pour ses opinions religieuses. Selon le récit d'Amphicrate, rapporté par Diogène Laërce, ce procès aurait suivi son cours, et Théodore, condamné comme Socrate à boire la ciguë, aurait subi son juge- ment. Dans un livre intitulé des Dieux (ITept Ôeûv), et que Diogène Laërce avait encore sous les yeux, il prêchait hautement l'athéisme. Par sa morale, il est plus près d'Épicure que d'Aristippe. A la place du plaisir et de la douleur, considérés comme les causes finales de nos actions, il sub- stituait le contentement (/a^àv) et le chagrin {'/■j-ry); et comme le premier, selon lui, est le fruit de la prudence, et le second de la sottise. il regarda la prudence (?pôvr.«ri:) comme le seul bien, et la sottise ou l'imprudence (à^poTûvr,) ic le seul mal. Le plaisir et la douleur se trouvent entre les deux (pitra), ou sont tantôt un . tantôt un mal, suivant les circonstances, voyons que Théodore associait à la pru- dence la justice; mais que pouvait être cette vertu , pour lui qui les supprimait toutes dans leur principe? La justice, dans si pensée, c'est nt l'art de se servir de toutes choses i leur usage naturel et à propos. Ainsi, le vol, Padullèrc, le sacrilège sont permis au sage, fourvu qu'il n'use de cette licence qu'à propos ./ Kaipip), c'est-à-dire sans se nuire à lui-même et su soulever les autres. La distinction du bien i : du mal moral n'est qu'une convention titenir la foule des insensés. L'a- mitié ii' l pas plus réelle que le devoir, c peut-elle existe osensé elle n'est pas autre chose que l'intérêt, et le sage se suffit à lui-même. Enfin, le sage ne doit jamais se sacri- fier à sa patrie; car il n'est pas convenable que la sagesse périsse pour l'avantage des sots. La patrie du sage, c'est l'univers. On peut consulter sur ce philosophe, Diogène Laërce, liv. II, § 8ô; liv. VI, $97; — Cicéron, de Natura Deorum, lib. I, c. i, xxm, xnn; Tus- cul., lib. I, c. xnn; lib. V, c. xl; — Suidas, au mot Théodore. — Eusèbe et Slrabon en parlent aussi. THÉOGNIS. voy. Gxomique (Philosophie). THÉOLOGIE (de 0îô;, Dieu, et de /oyo:, dis- cours, science : la science de Dieu, ou plutôt re- lative à Dieu et aux choses divines). On n'em- ploie plus guère aujourd'hui le mot théologie que dans le sens restreint d'une science fondée sur la révélation , sur une tradition consacrée, sur des textes positifs, et qui a pour objet non-seu- lement la nature et les attributs de Dieu, mais les devoirs qu'il prescrit aux hommes. C'est dans cette acception que la théologie est souvent op- posée à la philosophie, et qu'on distingue une théologie spéculative et une théologie morale, dont la première s'occupe des dogmes, la seconde des règles pratiques enseignées par la révéla- tion. Mais il n'en a pas toujours été ainsi. Les Grecs donnaient le nom de théologiens (ôeoXÔYoi) à ceux de leurs poètes, tels qu'Hésiode et Or- phée, qui parlaient d'après leur imagination de la nature des dieux et de l'origine des choses, ou à ceux qui cherchaient dans ces fictions, inter- prétées d'une manière allégorique, une sagesse plus profonde. Selon Aristote {Mélaph. , liv. I, ch. ni: liv. II, ch. v), les premiers théologiens, en désignant Thétis et l'Océan comme les auteurs de la nature, ne di fièrent que par le langage des premiers philosophes, qui ont considère comme le principe de l'univers l'humidité ou l'eau. Jus- que-là on connaissait les théologiens, mais non la théologie (tj GeoXoyixti). C'est le même philo- sophe que nous venons de citer qui en a fait une science, fondée comme les autres sur la raison, c'est-à-dire une partie de la philosophie, une des trois sciences spéculatives. Les deux autres sont les mathématiques et la physique. « Il est évident, dit-il (ubi supra, liv. XI, ch. vi), qu'il y a trois sortes de sciences spéculatives, la phy- sique^ les mathématiques et la théologie. Les plus élevées parmi les sciences sont les sciences spéculatives, et parmi celles-ci mêmes celle que nous avons nommée la dernière ; car elle se rapporte à ce qu'il y a de plus élevé parmi les êtres. » Ce n'étaient pas seulement les poètes et les philosophes qui s'occupaient, chez les anciens, de la nature divine, les uns au point de vue de l'imagination, les autres à celui de la raison; il ait aussi des législateurs qui, considérant la question du côté politique, cherchaient à subor- donner les croyances et les pratiques du culte aux intérêts de l'État ou du gouvernement de l'Etat. Telle était surtout la religion des Romains depuis Nuina Poinpilius jusqu'au temps des ém- us. Aussi Varron, d'après le témoignage de saint Augustin [Cité de Dieu} liv. VI, ch. i), dis- tinguait-il trois espèces de theolog logie poétique, inventée, comme nous l'avons dit, par les premiers poètes de la Grèce: la théologie physique, formée par les philosophes, et qui se confond avec la philosophie même ; la théologie . fondée par les législateurs et les hommes d'ÉI .1. I < s Romains et les Grecs, comme nous l'avons remarqué ailleurs (voy. Foi), n'avaient an- idée de ce que nous appelons foi, révéla- tion, m par conséquent des barrières qui sépa- THÉO — 1721 — TU KO rent la révélation de la raison. La religion était l'œuvre de la poésie ou de la politique; et, hors de ces deux choses, il n'y avait de place que l"jur la philosophie. D'un autre côté, l'esprit re- ligieux du moyen âge et de la Réformation , quoique allié dans une certaine mesure à la phi- losophie, ne pouvait pas admettre que la con- naissance de Dieu, de ses attributs, de ses rap- ports avec le monde fût l'objet d'une science tout à fait distincte et indépendante de la révélation. Aussi n'est-ce guère qu'après l'avènement du cartésianisme que non? trouvons , que nous voyons acceptée la distinction de la théologie naturelle et de la théologie positive. Chez Leib- niz, dans l doute, la fable, plus gracieuse que vraisemblable, suivant laquelle Théophraste , primitivement appelé Tyrtamus, aurait dû son nouveau nom à la divinité de son langage, comme a dit Cicéron. Une partie au moins de ce charme avait passé dans ses écrits, dont les anciens ont loué à l'envi l'élégant et pur atticisme; mais il est difficile d'en juger aujourd'hui, après les ravages que le temps a faits dans cette riche collection. Comme écrivain, Théophraste n'est guère signalé à l'es- time des gens de goût que par le petit livre des Caractères; mais, soit qu'on reconnaisse dans ce livre un recueil de portraits à l'usage des orateurs (l'auteur avait écrit d'autres ouvrages de rhétorique qui n'étaient pas sans originalité), ou à l'usage des auteurs comiques (l'auteur eut, dit-on, Ménandre pour disciple), ou une analyse en prose des portraits tant de fois tracés par les comiques contemporains ; soit qu'on y recon- naisse le fragment de quelque traité de morale, ces trente pages, souvent mutilées et obscures, ne donnent pas une idée exacte de l'exquise perfection de style dont les anciens ont parlé. Divers fragments, épars dans Stobée et les com- pilateurs, offrent, comme les grands Traités sur les plantes, le caractère d'une simplicité rapide et correcte : mais il y manque cette vigueur de trait, ce sublime de pensée, qui relèvent souvent, même dans les sujets les plus arides, la séche- resse du style d'Aristote. Comme' philosophe. Théophraste n'est guère moins difficile à juger sur ce qui nous reste de ses ouvrages, et nous regrettons que ces débris insuffisants, mais nom- breux encore, n'aient pas été jusqu'ici réunis et étudiés avec toute l'attention qu'appelait le grand nom de l'auteur. Les Caractères, composés vraisemblablement vers l'an 308 ou 307. attes- tent une observation malicieuse et fine du cœur humain. On y a remarqué l'absence de tout ca- ractère honnête, et l'on s'est trop hâté de voir li une règle même de ce genre d'écrit, en s'ap- puyant sur le texte d'Hermogène (des Formes du discours, liv. II, ch. n), qui est loin d'auto- riser une telle conclusion. On y a noté aussi l'absence de tout caractère de femme, comme un signe de l'indifférence ou du mépris des phi- losophes anciens pour cette moitié de l'espèce humaine; on oubliait que les poètes comiques, surtout ceux de la nouvelle comédie, qui sont bien, eux aussi, des moralistes à leur manière, représentaient mainte fois sur la scène la mère, la jeune fille, la courtisane, et que rien ne man- quait à leurs peintures d'une société élégante et corrompue : on oubliait que, sans s'être spécia- lement occupé des femmes dans sa Morale, Aristote y a pourtant semé plusieurs belles ob- servations sur l'amour maternel et sur l'amour conjugal. Quoi qu'il en soit, ce g' irac- tères en prose, dont Aristote offrait déjà quel- ques exemples et que Théophraste avait animé de couleurs plusvives, garde désormais une place dans la littérature grecque. Sans parler d'un ou- v rage composé sous le n:; être sur un sujet différent, p H de de Pont, disciple de Platon et contemporain de Théo- phraste, on peut citer, comme ayant écrit de 'ailles Caractères, le péripatéticien Lycon, au m" siècle avant J. C; Satyrus, sous Plolemée I'hilométor, et, au temps île Ciceron, L:épie»rien Phili i son traité des Vertus et des Vices, dont les papyrus d'Herculanum non rvé plusieurs pages fort intéressantes; puis Dion Curysostàme, Plutarque, i m unes les Homains, Cicéron et Sénèque en offrent aussi — 1723 — THÉO des exemples. Mais, assurément, le principal honneur de notre philosophe est d'avoir inspiré l'ouvrage immortel de La Bruyère; l'ingénieuse préface que celui-ci a mise en tête de son ou- vrage atteste ce qu'il devait au modèle grec et le livre montre comment le génie sait tirer de l'imitation même une nouvelle originalité. Quant à la morale théorique et pratique de Théophraste, Cicéron lui reproche une sorte de relâchement qui semblerait la rapprocher de celle d'É] icure, et cependant Épicure écrivit contre Théophraste. Il est probable qu'elle se tenait, moins justement que celle d'Aristote, dans ce milieu où réside la vraie sagesse, et que déjà elle accordait aux plaisirs du corps et aux biens de fortune plus d'importance qu'ils n'en doivent avoir pour le bonheur. Parmi les rares fragments qui nous restent de cette morale, on remarque une décision fort dure contre le ma- riage ; mais celte décision ne s'adresse qu'au sage, et Théophraste paraît l'avoir mise en pra- tique, pour vaquer plus librement à ses vastes travaux. Un autre jugement, que rapporte Marc Aurèle (Pensées, liv. II, ch. x), sur les fautes commises par concupiscence ou par colère, nous laisse voir l'emploi de cette méthode qui est devenue plus tard le casuisme, et que pratiquè- rent souvent les moralistes anciens, surtout dans l'école stoïcienne, comme on peut le voir dans le de Officiis de Cicéron. Sur l'éducation et sur la vie de famille (Stobée, sect. III, § 50 ; Appen- dice, n° 116), les préceptes de Théophraste sont justes, mais d'une honnêteté plus vulgaire. On en peut dire autant d'un morceau sur la colère (Stobée, sect. XIX, $ 12); mais un autre frag- ment (Stobée, sect. XLIV, § 22), qui paraît ex- trait de l'ouvrage sur les Législateurs ou du / de lois, suppose la plus minutieuse étude des législations étrangères, et semble, en quel- que sorte, annoncer la manière de Montesquieu. En métaphysique, Brucker, et tout récemment M. Ritter, paraissent croire que Théophraste s'éloignait beaucoup des doctrines du Stagirite; il est plus facile d'affirmer ces différences que de les prouver. On n'en trouve aucune trace dans le fragment qui nous reste de la Métaphy- sique de Théophraste. Seulement, tandis qu'A- ristote voit dans le mouvement régulier des sphères célestes le plus haut degré de perfection, et n'hésite pas à mettre la condition des astres au-dessus de celle des humains, Théophraste se demande si le mouvement circulaire n'est pas, au contraire, d'une nature inférieure à celui de l'âme, surtout au mouvement de la pensée. Nous citerons encore cette réflexion : « Ceux qui cherchent la raison de toute chose ruinent la raison, et, du même coup, la science. » De telles phrases et d'autres semblables répondent, ce nous semble, aux doutes d'Hermippus et d'An- dronicus, qui n'avaient pas osé comprendre cet opuscule parmi les écrits de Théophraste; et Nicolas de Damas l'avait mieux apprécié lors- qu'il le tenait pour authentique. Le peu qu'on sait des théories de noire philosophe sur la rhé- torique et sur la poétique, ne mérite pas de nous arrêter ici; nuis nous devons signaler, en terminant, son traité Sur la sensation et les choses sensibles, où ses opinions ne se montrent guère, niais où les opinions de ses devanciers sont longuement analysées. C'est là un chapitre saut de l'histoire de la philosophie grec- que En général, de toutes les qualités de Théo- phraste, l'érudition est sans doute celle qui res- sort le mieux des titres seuls de ses nombreux ouvrages et des fragments qui nous en sont par- venus; mais il reste à cet égard d'utiles travaux à faire L'unique recueil publié par Meursius, sous le titre de Tlieophrastus (Lcyde, 1638), et reproduit au tome X des Antiquités grecque» de Gronovius, mériterait d'être revu et com- plété à L'aide d'une foule de publications récen- tes. Aucune édition des œu\res de Thé ne contient tousses fragments; la plus i de toutes, celle de Schneider (Leipzig, 1818- 1821), ne renferme pas la Métaphysique, dont le meilleur texte se lit à la suite de la Meta- physique d'Aristote, édit. de Brandis (in-8, Ber- lin, 1823). La plus complète édition jusqu'à ce jour, celle de Wimmer, qui fait partie de la Bi- bliothèque grecque-latine de Firmin-Didot, ren- ferme la Métaphysique, mais non pas les Ca- ractères. Elle laisse encore à désirer pour le recueil des fragments : ceux du traité des Lois ont été réunis plus exactement par M. Darcsse dans sa Revue de législation ancienne et mo- derne, mai-juin 1870; et M. J. Bernays, dans une dissertation spéciale publiée à Berlin en 1866, nous induit à augmenter les fragments du livre sur la Piété d'un certain nombre de pages con- tenues dans le livre de Porphyre sur l'Absti- nence, où l'auteur paraît avoir copié Théophraste plus souvent qu'il ne l'a cité. Consultez, en outre, les éditions des Carac- tères, par Coray (Paris, 1799) ; par Ast (Leipzig, 1816) ; par F. Dùbner (avec les autres moralistes grecs, dans la Bibliothèque Didot, Paris, 1840); et surtout par Stiévenart (Paris, 1842); l'édition de Y Histoire des plantes, par Wimmer (Breslau, 1842) ; Diogène Laërce, liv. V, § 36 et suivants (avec les notes de ses commentateurs); C. Zell, de Vera Theophrastcorum Characterum indole, etc. (Fribourg, 1823 et 1825); M. Schmidt, , de Theophraslo ihelore (Halle, 1839) ; Fabricius, Bibliothèque grecque, t. III, p. 408-457 (édition Harles); Visconti, Iconographie grecque (Paris, 1811, t. I, p. 190); A. Hoffmann, de Lcge contra philosophos imprimis Theophrastum, auctorc Sophocle, Amphiclidœ filio, Athenislata (Carls- ruhe, 1842) ; Ritter, Histoire de la philosophie, t. III, p. 330-342 de la traduction française. L'article de Brucker est trop superficiel. — Sur Théophraste, considéré comme naturaliste, voy. Histoire des sciences naturelles, par G. Cuvier, leçons publiées par Magdelaine de Sainl-Agy (Paris, 1841), t. I, p. 179, 9e leçon ; l'article Théophraste dans la Biographie uni- verselle, dont l'auteur était un naturaliste de profession. E. E. THÉOSOPHES, THÉOSOPHIE (de (U6:, Dieu, et croçîa, sagesse, science). On entend par théo- sophie tout autre chose que par théohj n'est pas la science qui se rapporte à Dieu, mais celle qui vient de Dieu, qui est inspirée par lui, sans être l'objet d'une révélation positive; et l'on donne le nom de théosophes à ceux qui ont la prétention de posséder une telle science. A vrai dire, les théosophes ne sont qu'une école de vhes qui ont voulu mêler ensemble l'en- thousiasme et l'observation de la nature, la tra- dition et le raisonnement, l'alchimie et la théo- logie, la métaphysique et la médecine, ri le tout d'une forme mystique et inspiré, école commence avec Paracelse, au début du xvie siècle, ce se proloi Saint-Martin, jusqu'à la fin du xvin". Elle se divise < , branches : l'une populaire et plus que philosophique, plus mystique que sa l'autre, érudite, raisonneuse, plus pb que théologique, plus mystique en app qu'en réalité^ A la première se rattachent Para- celse, Jacob J; i i rit-Martin; à la seconde, Cornélius Agrippa, ValentinWeigel, Robert Fludd, Van Helmont. Ce qu'il y a de commun entre tous ces penseurs est plutôt dans la forme que TFÎOM 1724 — TIIOM dans le fond, et dans le besoin d'unir ensemble la science de Dieu et celle de la nature, que dans les doctrines mêmes auxquelles ce senti- ment les a conduits. Aussi rien ne serait plus téméraire que d'aller au delà d'une simple défi- nition et de chercher à réunir dans une exposi- tion générale tous les principes essentiels de cette école. Chacun des noms que nous venons de citer représente véritablement un système distinct, qui demande d'être étudié séparément. Nous dirons seulement ici, pour compléter notre définition, qu'il ne- faut pas confondre la théo- sophie avec le mysticisme en général, et donner, par rétroactivité, le nom de théosophes aux mys- tiques des temps les plus reculés. Le mysticisme est un fait impérissable de la nature humaine, qui se manifeste à toutes les époques, sous mille formes diverses. La théosophie n'est qu'un fait historique qui n'a eu qu'une durée déterminée, et dont le mysticisme n'est qu'un élément. THÉRAPEUTES, voy. JUIFS. THOMAS (Saint), le plus grand théologien de l'Église d'Occident, le plus grand philosophe du moyen âge, naquit vers l'année 1227, au pays de Naples, dans la ville ou sur le terri- toire d'Aquino, et fit ses premières études chez les religieux du Monl-Cassin. Ayant connu plus tard les confrères de saint Dominique, fonda- teurs zélés d'un nouvel ordre, il ne résista pas à l'enthousiasme que les choses nouvelles inspi- rent toujours à la jeunesse, et il prit leur habit. On l'envoya d'abord à Paris, puis à Cologne, où il fut placé sous la discipline d'Albert le Grand. Albert interprétait Aristote avec un immense succès, enseignant à la fois la logique, la phy- sique et la métaphysique. A cette instruction uni- verselle il joignait un esprit vif sans fougue, entreprenant sans témérité, qui n'exerçait pas moins de charme que d'empire. On le distin- guait, à bon droit, comme le plus habile des maîtres, et l'on accourait de toutes parts pour assister à ses leçons. Thomas ne se montra pas d'abord un de ses meilleurs élèves. Il marchait la tête basse et le dos incliné, promenant sur toutes choses un regard qui semblait dépourvu d'intelligence, et recherchant la solitude au sein de l'école. Ses condisciples l'appelaient « le grand bœuf muet de la Sicile ». Mais ils recon- nurent bientôt qu'ils l'avaient mal jugé. Albert lavant un jour interrogé sur quelques pro- blèmes difficiles, Thomas fit de si sages ré- )> ii^es aux questions de son maître, qu'il remplit l'auditoire d'élonnement et même, dit-on, d'ad- miration. On l'admira bien plus encore quand, ayant achevé ses études, il fit profession d'instruire l> s autres. Interprétant avec le même succès les Catégories et les Sentences, il s'exprimait sur toute matière avec tant de précision et de clarté, qu'il ne laissait aucune incertitude dans l'esprit de ceux qui l'avaient entendu : ses déci- sions paraissaient toutes être celles du bon sens, et, sans faire parade du savoir, il produisait assez de textes pour montrer qu'il avait épuisé toutes les sources de l'érudition. Les adversaires de la doctrine dominicaine, les maîtres francis- caina confessaient eux-mêmes qu'il y avait grand péril à se commettre avec ce jeune doc- teur. Personne ne savail comme lui poser les t'Tines d'un dilemme et manier un syllogisme. lil là surtout ce qui le rendait redoutable. Sans être verbeux et diffus comme celui d'A- lexandre de Haies, le discours d'Albert ne man- quai | pas d'abondance, e1 recherchai! quelque- fois 1 1 pon m : le langage de Thomas •'t. ut plus Biraple, et offrait. ■■> cause de cela, moins de prise :i ia contradiction. Voici quelle était sa manière d'argumenter. Une question étant à résoudre, quelles solutions sont propo- sées? On les attend, on les provoque; puis on les discute tour à tour, en peu de mots, et la conclusion vient, après cet examen, s'offrir d'elle-même. Point de rhétorique, point de digres- sions, et point de confusion. Chaque problème devant être l'objet d'une critique particulière, il n'est pas besoin d'invoquer à l'appui d'une démonstration des preuves contingentes 3 il faut aller au but par le chemin le plus court. C'était le perfectionnement de la méthode scolastique. Tous les historiens nous parlent des grands succès obtenus par Thomas aux écoles de Paris et de Cologne. On était alors conduit aux plus hautes situations par les applaudissements de la jeunesse ; tous les professeurs renommés étaient appelés à quitter leurs chaires pour aller occuper les premiers emplois de l'Église et de l'JËtat. Thomas ne voulut pas être autre chose que simple docteur; mais il n'obtint pas facilement ce titre modeste. L'Université de Paris était en guerre ouverte avec les ordres mendiants et plaid ii t contre eux devant le pape. Et quel était le prin- cipal orateur des religieux mendiants près de la cour romaine? c'était frère Thomas. On résolut de ne pas l'admettre au nombre des docteurs ; mais cette résolution, inspirée par l'esprit de vengeance, allait compromettre l'Université de Paris devant le saint-siége et devant toute l'Eu- rope lettrée, quand on l'abandonna. Reçu doc- teur au mois d'octobre de l'année 1257, Thomas quitta bientôt Paris pour aller se faire entendre dans les principales chaires d'Italie. Il revenait en France, en 1274, quand il fut surpris, durant son voyage, par la maladie qui l'emporta. Il fut canonisé sous le pontificat de Jean XXII, le 18 juillet 1323. Tel est le simple récit de la vie de saint Tho- mas. Il paraîtra sans doute trop simple pour un aussi grand nom. Mais saint Thomas doit sa gloire tout entière à ses leçons publiques et à ses écrits. A peine sait-on s'il a pris quelque part aux grandes affaires de son temps. On ne le voit sortir de sa chaire que pour aller défen- dre les intérêts de son ordre contre les pré- tentions peu libérales de l'Université de Paris. Hàtons-nous donc de parler de ses livres. Il en a laissé beaucoup, et ses confrères en religion en ont encore augmenté le nombre par des attributions fort aventureuses. On trouvera dans la plupart de ses ouvrages des principes et des conclusions philosophiques. Il n'est pas de problème que cet éminent théologien consi- dère comme tout à fait étranger à la philoso- phie ; ou, du moins, si curieux qu'il se montre de faire valoir l'autorité de la foi. il lui semble toujours bon que la foi prenne la raison pour compagne et profite de ses avis. Parmi ses ou- vrages exclusivement philosophiques, nous dési- gnerons des gloses continues sur l'Interpréta- lion, les Seconds Analytiques, la Métaphysique, la Physique, le Traité de l'a me, les Parva .Xa- luralia, la Politique, la Morale et le Livre des l'inses, et des traités spéciaux sur V Étant ci l'h'sscncc, la Nature de /«/ matière, le Principe d'individualion, l'Intellect et l Intelligible, la Nature de l'accident, etc., etc. Mais on aurait une connaissance très-imparfaite de la doctrine philosophique de saint Thomas, si l'on se con- tentait de la rechercher dans ces gloses et dans ces opuscules. Elle n'est là, pour ainsi parler, qu'à l'état de principe. Où elle se produit avec tous ses développements, c'est dans le commen- taire sur les Sentences, dans La Somme conli le» ('•'■utils et dans la Somme de théologie. Quel Ni est donc cette doctrine? Til.'LM 1725 — THOM Pour la désigner tout de suite par le nom qu'elle porte dans l'histoire des systèmes, c'est le nominalïsme éclairé. Mais c'est un nom qu'il faut définir, car il exprime plutôt une tendance que l'ensemble d'une doctrine, et comme une tendance est toujours mal appréciée à l'écart des circonstances qui l'ont déterminée, nous devons dire en peu de mots ce qui se passait au sein de l'école au moment où saint Thomas parut. Il y régnait une assez grande confusion. Après bien des hésitations et des tâtonnements, le xiic siècle avait fini par comprendre la Lo- gique d'Aristote. Les uns l'approuvaient, les autres la combattaient; mois les uns et les autres savaient justifier leurs sentiments contraires. Avec le xm° siècle, le domaine de la science s'était considérablement agrandi, et les premiers docteurs qui s'étaient engagés dans les régions nouvelles de la physique, de la psychologie, de la métaphysique, en avaient été rappelés par la voix de l'Église, et puis condamnés comme des téméraires par les tuteurs officiels de l'or- thodoxie. L'Église avait reconnu d'abord dans le nominalisme d'Abailard le germe d'une hérésie ; elle avait ensuite foudroyé le réalisme d'Amaury de Bène comme coupable des plus monstrueux blasphèmes. Cependant on n'avait encore trouvé que deux solutions aux problèmes controversés : la solution nominaliste et la solu- tion réaliste. 11 était donc périlleux de faire un choix; et, d'autre part, comment placer en dehors de la philosophie cette question fonda- mentale : Quel est le premier objet de la science? En d'autres termes : Qu'est-ce que la substance? qu'est-ce que la réalité? Dès que cette question avait été de nouveau posée, après les événements de l'année 1210, on avait en- tendu reproduire les formules contraires, mais avec des réserves et des ménagements. Comme on connaissait le chemin qui conduit aux abîmes, on ne s'engageait qu'avec prudence. Or, il est plus facile de transiger avec le réalisme qu'avec le système opposé. C'est à cause de cela, sans doute, que la plupart des nouveaux docteurs inclinèrent vers le réalisme. Mais, évitant les déclarations absolues, ils n'arrivèrent pas à for- muler une doctrine. Le chef de ces réalistes tempérés et inconséquents, c'est Alexandre de Halès, noble esprit qui, fuyant le joug de l'aus- tère logique, croyait penser avec les philo- sophes lorsqu'il rêvait avec les poètes. Ses leçons et ses livres avaient obtenu dans l'école franciscaine des hommages enthousiastes, et, pour échapper à tout péril, il fallait, disait-on, s'en tenir à ses décisions. Cependant elles avaient été combattues par Albert le Grand, et l'autorité d'un maître aussi considérable les avait bien compromises. Mais quand saint Thomas vint oc- cuper la chaire du couvent de Saint-Jacques, le parti franciscain, conduit par Jean de La Ro- chelle et par saint Bonaventure, avait repris l'avantage. Ce qui divisait ainsi les esprits n'était pas, il faut le dire, une médiocre affaire. Aux abords de toute science se présente d'elle-même la question de la nature de l'être. Or, si l'on adopte la définition de l'être donnée par les réalistes conséquents, cet être, objet de l'étude et de la science, est ce qui répond, dans la nature, au concept le plus général, le plus uni- versel, de l'esprit humain. Amsi, toutes les cho- ses qui subsistent ont un même sujet : elles paraissent, il est vrai, séparées, et, jusqu'à un certain point, distinctes les unes des autres ; mais ces différences n'existent qu'à leur sur- face, et sont purement accidentelles : au fond, les choses possèdent toutes la même essence indivisément et en participation. Les conclusions extrêmes de cette doctrine sont effroyables. Re- fuse-t-on au syllogisme le droit de les pro- duire? Soit. Qu'on s'en tienne donc aux pré-< misses. La science demande à ces préi quel est son objet. Elles répondent que l'objet de la science est l'être pris absolument, i de périssables phénomènes n'étant pas dignes d'occuper la pensée de l'homme, il ne s'agit que de considérer l'universel sous ses formes nécessaires, pour arriver par le plus court che- min à la notion pure et simple do l'être en soi. Est-ce là toute la science? Assurément, et sur ce point les réalistes s'expriment avec une en- tière franchise : ils ne connaissent, ils ne veu- lent connaître que l'oùpavôç â.n).G>c, et déclarent ouvertement qu'ils ont en mépris ces chercheurs d'atomes dont l'analyse frivole s'emploie à dé- composer l'essence, pour étudier particulière- ment la manière d'être de Socrate ou de Callias. Mépris fort mal justifié ! s'écrient les nomina- listes ; et ils n'ont pas de peine à démontrer que la thèse de l'essence unique est dépourvue de fondement; qu'il n'y a pas entre les êtres communauté d'existence, et que toute la phy- sique de leurs dédaigneux adversaires commence et finit par des abstractions. Mais quelques-uns ne s'arrêtent pas à cette juste critique. Après avoir sagement distingué les êtres réels des êtres de raison, ceux-ci se tournent contre la raison elle-même et lui contoslont Jo droit do former des synthèses, avec le ton doctoral que ceux-là prenaient pour lui défendre d'analyser. A ce compte, la science humaine ne serait qu'une série d'observations isolées, et tous les termes collectifs, répudiés par le jugement, représenteraient de vains fantômes créés par une imagination indisciplinée.Voilà, pour ne pas aller au delà des prémisses, l'alternative offerte, sur la question de l'être, au nom des deux thèses rivales. Saint Thomas va-t-il donc se prononcer pour l'une ou pour l'autre? Il préférera suivre la voie moyenne que lui a montrée son maître, Albert le Grand. Non, dira-t-il, il n'existe pas d'essences universelles, et les arguments que l'on emploie pour en démontrer l'existence n'ont aucune valeur. On prétend, et à bon droit, que des rapports plus ou moins généraux unis- sent tous les êtres. Au dernier degré de l'être, que trouve-t-on? L'accident subalterne, l'acci- dent proprement dit. Il est manifeste que ce genre d'accident constitue la plus grande diffé- rence. Mais que l'on s'élève dans l'échelle de l'être, et à tous les degrés où l'on voudra s'ar- rêter un instant, on verra disparaître les diffé- rences, et les similitudes augmenter. Enfin, au degré suprême, qui est le degré de l'essence, on aura le rapport parfait. Toutes les substances subsistent, et, bien qu'elles possèdent individuel- lement diverses manières d'être, elles sont au même titre; la condition detre leur est absolu- ment commune. C'est ce que déclare saint Thomas. Mais ajoute-t-il, ce terme de cou est équivoque, et l'on en abuse. Une condition commune n'est pas une communauté d'exis- tence. L'observation nous enseigne que tous les êtres ont une essence identique; mais cette identité n'est qu'une parfaite similitude. Tous les êtres sont parfaitement semblables quant à l'essence : voilà ce qu'il faut reconnaître. Mais, d'autre part, tous les êtres ont leur propre es- sence; sous le double rapport de la matière et, de la forme, ils sont en eux-mêmes ce qu'ils sont, l'acte divin qui les a tirés du néant les ayant déterminés en l'état de substances indi- viduelles : c'est une proposition qui n'est pas THOM 17-26 T1IOM moins incontestable. La thèse réaliste est donc énergiquement repoussée par saint Thomas. Il en condamne les prémisses, parce qu'elles dé- tournent la science de l'étude des choses et lui donnent pour domaine le pays des chimères; ensuite, poursuivant ces prémisses dans leurs conséquences, il montre qu'après avoir fermé les yeux à l'évidence pour nier l'individualité des choses subalternes, les réalistes sont con- traints de nier au même titre la personnalité, la liberté des choses supérieures, des subs- tances raisonnables, et se trouvent enfin bien empêchés de distinguer l'essence des créatures et celle du Créateur. Mais, d'un autre côté, que prétendent certains nominalistes? A les entendre, tout jugement porté sur la nature des choses serait une opinion vaine, puisqu'on ne peut juger sans comparer, c'est-à-dire sans affirmer des ressemblances et constater des dissemblances. C'est une critique qui va beau- coup trop loin. L'expérience ayant recueilli la notion des similitudes individuelles, l'intelli- gence vient ensuite dégager le semblable du divers, et former des concepts généraux qu'elle énonce en des termes singuliers. Ce sont là des opérations que l'esprit fait de lui-même et presque sans effort. On l'accorde sans doute. On n'hésite pas non plus à reconnaître que l'es- prit a toute confiance dans ses jugements. Aura- t-il quelque peine à distinguer le tout natu- rel de l'humanité de ces touts artificiels que façonne la main de l'homme, en assemblant diverses choses homogènes ou hétérogènes, comme un tas de pierres, un monceau de rui- nes ? Non assurément. Or, cette distinction est- elle justifiée? Elle l'est incontestablement, selon saint Thomas. D'où il suit que les notions géné- rales de genres et d'espèces ne sont pas seu- lement de purs mots, merœ voces, comme le prétendent, dit-on, quelques logiciens trop sub- tils, mais qu'elles sont encore des concepts légi- times, c'est-à-dire fondés sur l'observation des choses naturelles. Les concepts ne viennent pas directement de l'observation; cela est vrai : c'est l'abstraction qui les forme ; mais les élé- ments sur lesquels opère l'abstraction sont des idées simples qui ont passé par tous les con- trôles. C'est ainsi que saint Thomas argumente contre les nominalistes absolus. Sa doctrine est donc une sorte d'éclectisme, on peut le dire. Cependant nous avons rangé saint Thomas parmi les nominalistes. Oui, sans doute, puisque le nominalisme est la négation des es- sences universelles, comme le réalisme en est l'affirmation. Dans toute la controverse du moyen âge, il n'y a que deux thèses principales : la thèse de l'universel a parte mentis, et la thèse de l'universel aparté rei. Suivant que l'on tient pour l'une ou pour l'autre, on est classé parmi les nominalistes ou parmi les réalistes: et quand on veut s'en défendre, on n'est pas écouté. Nous savons bien que, pour établir quelque distinction entre la formule brutale qui est mise au compte de Roscelin, et les explications modérées de saint Thomas, on a fait après coup, pour les thomistes, une catégorie nouvelle. Si nous devons l'admettre, saint Thomas ne sera plus compté parmi les no- minalistes: il sera le plus illustremaîtrede l'école conceptualiste. On donnera le nom de concep- lualisme à cette doctrine moyenne qui consiste, d'une pari, à rejeter les natures universelles, et, d'autre part, à prouver la légitimité des univer- i intellectuels. Mais Abailàrd, Durand de Saint- Pourçain, Guillaume d'Ockam ont, avant ou après ainl i bornas , admis l'une et l'autre conclusion de celte- doctrine. Ainsi le parti conceptualiste rlierait toute la ma ise du parti nominaliste, et il ne resterait en dehors de la nouvelle caté- gorie que d'effrénés sophistes. Il vaut mieux, il nous semble, conserver la classification histori- que, en reconnaissant, d'ailleurs, que l'intem- pérante critique de Roscelin n'est pas plus le nominalisme de saint Thomas, que l'aveugle dogmatisme de saint Anselme n'est le- réalisme éclairé de Duns-Scot. M. Royer-Collard fait observer avec raison qu'il suffit d'interroger un philosophe sur la nature de la substance, pour l'entendre exprimer son avis sur tous les autres problèmes. C'est pour cela que, de nos jours, du moins en France, la plupart des philosophes trouvent cette question indiscrète. On avait, au moyen âge, plus de franchise. Au début de la logique, de la physique et de la métaphysique, on se demandait et on déclarait ce qu'est l'essence, l'être, l'être en tant qu'être ou l'être pris absolument. Comme on observait d'une manière ponctuelle l'excellente méthode d'Anstote, on ne pouvait échapper, par des réticences ou par des subterfuges, à la né- cessité d'une profession de foi sur ce problème vraiment fondamental. Ainsi nous avons fait con- naître le premier, et, en quelque sorte, le dernier mot de la doctrine thomiste, lorsque nous avons exposé le sentiment de saint Thomas sur la dé- termination naturelle delà substance. Cependant, quelle que soit la gravité de ce problème, il n'est pas toute la philosophie. Les autres questions en viennent ou y ramènent, cela est vrai; ces ques- tions sont néanmoins en elles-mêmes assez con- sidérables pour qu'on désire savoir comment elles ont été traitées par un aussi grand esprit que saint Thomas. La psychologie de saint Thomas mérite une attention particulière. Il nous la donne pour une interprétation sincère et naïve du Traité de l'âme ; mais, à cet égard, il s'abuse : c'est une interprétation libre, qui s'écarte souvent du texte, et, quelquefois, le contredit. Saint Thomas définit l'âme une substance ; il ajoute que c'est une substance immortelle. A notre sens, il n'est pas clair que Ventéléchie d'Aristote subsiste par elle-même. La substance, c'est, dit Aristote, le tout intégral que produit l'union d'une matière et d'une forme. L'acte vient de la forme; la ma- tière fournit le sujet : c'est ainsi que la forme de Socrate est Pentéléchie ou la perfection finale de cette substance. Mais Aristote va-t-il jusqu'à supposer que cette perfection est en elle-même quelque substance? Nous en doutons. Ce qui nous est bien prouvé, c'est qu'il ne l'admet pas au titre de substance immorlelle. Cependant, après avoir imaginé cette distinction de la forme sub- stantielle et de la substance informée, saint Thomas revient au texte d'Aristote. La plupart des philosophes se contentent d'une notion vague de l'âme, qui permet de la confondre avec la conscience ou avec la pensée, et la sépare tant de la matière qu'on ne s'explique plus les rapports de ces deux principes au sein du composé. Suivant saint Thomas, comme suivant Aristote, le do- maine de l'àme comprend toutes les régions du corps animé. L'intelligence n'est qu'un de ses organes. Elle est le principe de la vie : Princi- pium oitee dteimus esse emimam. Partout où la vie se manifeste, c'est l'âme qui produit ce mou- vement et ce phénomène. Aussi dit-on qu'elle u même titre ces trois puissances: l'in- telligence, la sensibilité, et la puissance v tative ou nutritive [Summa Theolog., part. I, q. 77, art. 4). Enfin, une question se prési encore sur la nature de l'àme. Est-elle univer- selle, ou individuelle? Si, comme l'enseigne Averroès, l'intel bsiste universellement, et si nus âmes ne sont que des Formes acciden- THOiVl — 1727 THOM telles dégagées de ce principe commun, le do- maine propre de l'intelligence, la sphère où se déploient dans toute leur plénitude ses facultés actives, est un monde supérieur à notre monde, . t elle ne rencontre ici-bas, dans nos âmes su- balternes, que de passifs instruments. Albert le Grand et saint Thomas veulent bien admettre cette définition de l'intelligence, si c'est Dieu qu'elle concerne; mais ils protestent avec énergie contre la thèse d'une âme universelle qui ser- virait d'intermédiaire au créateur pour conserver et gouverner ses créatures. Après la question de la nature de l'âme vient celle de ses énergies, de ses facultés : question déjà grave au xme siècle. Saint Thomas ne pense pas qu'Arislote ait considéré les facultés de l'âme comme des parties séparées; ce sont, déelare-t-il, les modes divers d'un seul principe. Chacun de ces modes peut être pris comme sujet d'opéra- tions particulières ; mais aucune de ces opérations ne s'accomplit à l'écart du sujet commun: ce qui veut dire que l'activité de l'âme se manifeste de différentes manières, mais ne se divise pas. C'est bien, il nous semble, l'avis d'Aristote. Cependant, quand il s'agit, non plus des facultés et de leur centre commun, mais des opérations qui sont propres à chacune d'elles, le maître et l'inter- prète ne sont plus d'accord. On connaît la théorie des idées-images. On sait que les adversaires de cette célèbre théorie en ont attribué l'invention au chef de l'école péripatéticienne, et qu'ils l'ont, à ce propos, fort maltraité. 11 faut croire qu'ils avaient moins étudié le texte d'Aristote que les gloses des docteurs thomistes. Est-il vrai, toute- fois, que la première mention des idées-images se trouve dans ces gloses, et que saint Thomas les ait lui-même imaginées? Non, sans doute, car elles étaient déjà connues au xne siècle, comme nous l'apprend Guillaume de Conches. Ce qui nous paraît être l'œuvre personnelle de saint Thomas, c'est la classification doctrinale de ces entités intermédiaires. Avant saint Thomas elles étaient supposées; on les faisait intervenir dans les explications encore bien incertaines que l'on donnait sur la formation des idées : saint Thomas déclare que l'existence de ces idées est nécessaire à toutes les opérations de l'intelligence. C'est donc une théorie qui lui appartient. Nous la ferons connaître en peu de mots. Démocrite, chez les anciens; était dans cette opinion, que les objets extérieurs ne sont pas directement perçus par nos sens. Democrilus, dit saint Thomas, po- suit cognilioncm fieri per idola cl defluxiones. C'est une opinion contre laquelle notre docteur se prononce avec quelque énergie. Non, dit-il, avec Aristote . non, les objets extérieurs ne viennent p as d'eux-mêmes solliciter notre atten- tion en députant vers nous, au titre de messagers ou de vicaires, de petits corps formés à leur image. Celte hypothèse est chimérique. Entre les organes sensibles et les objets sentis il n'existe aucun intermédiaire. Ainsi s'exprime saint Tho- mas. Mais que va-t-il ajouter'? Il va dire que toute sensation, avant d'être transmise à la mé- moire, passe par l'offiMne de l'imagination, et y prend uni forme représentative de l'objet senti. Si donc la sensation n'a pas lieu par le moyen de quelques images qui se meuvent dans l'espace entre les choses et nos organes, elle a, du moins, jour effet la génération de certaines'fornies qui sont lo:alisées par saint Thomas dans le trésor de la mémoire. La mémoire veillera sur elles, et son devoir est de les conserver intactes, pour qu'en temps opportun elles puissent servir aux opéra- tions de l'intelligence. Ainsi, quand l'intelligence voudra' former quelque conception générale, elle évoquera ces idées particulières, qui, dans l'école thomiste, s'appellent les fantômes, les substituts immatériels des choses absentes, et, les ayant contemplées, elle pensera. Qu'est-ce qu'une pensée? Pour la philosophie moderne, c'est tout simplement un acte de l'esprit. Or, on dit que cet acte ne s'accomplit pas sans laisser un soii- venir. C'est une façon de parler dont on l'ait Dsage pour signifier qu'une conception formée si rarement, ou que l'esprit, toujours Identiqne à lui-même, n'oublie pas a'ordmaire ce qu'il a pensé. Mais, dans la psychologie thomiste, tout acte engendre une forme, une l'orme permanente, distincte en ordre de génération et en essence du sujet actif qui l'a produite. Ainsi les formes, idées ou espèces propres à l'intelligence, seront supposées après les espèces venues de la sensi- bilité, et la mémoire sera considérée comme le dépôt commun des unes et des autres. Voilà bien cette Ihéorie des idées-images que le docte et judicieux Arnauld a si vivement combattue. Elle a pour objet d'expliquer, en des termes précis, la doctrine du Traité de Pâme; et cette recherche de la précision conduit saint Thomas à des hy- pothèses que la raison prudente et scrupuleuse d'Aristote n'eût jamais acceptées. Disons même qu'elle vient troubler l'ordre et l'économie des sentences thomistes. A quelle catégorie peuvent, en effet, appartenir ces espèces intelligibles ou sensibles que l'on envoie comme en exil, dans un lieu voisin de leur patrie, peupler le vaste domaine de la mémoire? Ce sont bien là, nous les reconnaissons à des marques certaines, des abstractions réalisées, et saint Thomas s'est dé- claré l'adversaire résolu de ces chimères. La thèse des idées-images est donc une thèse erronée. Mais parce qu'elle occupe une place importante dans la psychologie thomiste, elle ne l'engage pas tout entière. Ainsi l'on remarquera que saint Thomas renouvelle ponctuellement les déclarations d'Aristote sur l'origine des idées. On lui a quelquefois attribué sur ce point l'opinion qu'il a combattue. Nous ne pouvons donc négliger cet article de sa profession de foi philosophique. Notre âme connaît-elle les choses corporelles par sa propre essence? Non, répond saint Thomas; Dieu seul les connaît de cette manière, parce qu'il les a conçues avant de les créer. L'intelligence humaine est-elle naturelle- ment pourvue, comme Platon l'affirme, de cer- taines notions qui se réveillent en elle connue un songe, suivant les termes du Ménon, dès qu'une circonstance les excite à se manifester? Saint Thomas n'expose la thèse de Platon que pour lui livrer bataille. Non, il n'y a pas d'idées innées. Nihil est in inlcllectu quod non prius [ne ni in sensu: c'est la formule d'Aristote et de son interprète. Veut-on qu'ils ajoutent : Nisi ipse /«s?Soit! Cela pour eux est sous-entendu, car ils ne méconnaissent pas plus l'un que l'autre le caractère propre de l'intelligence, ses é natives, tout ce qui la distingue de la sensibilité. Les idées générales sont des j ugements prononcés par l'intelligence; et les éléments qu'elle assem- ble, qu'elle combine, pour établir son opinion, sont les idées des choses particulières. Telle est la thèse de saint Thomas. Cependant on argu- mente contre elle, en disant que, pour discerner la nature propre d'une chose particulière, il faut d'abord connaître son genre. Le premier terme finition de Socrate est celui-ci : « C'est une substance. » Donc les idées générales semblent de génération, les idées par- ticulières. Saint Thomas apprécie la valeur de cet argument; mais quand on le sollicite de lui r ou ses conclusions sur ia nature de la substance, ou ses préventions contre les idées platoniciennes, il ne peut y consentir. Il est THÛM — i/28 — TI1UA1 vrai, dit-il, qu'en observant pour la première fois un objet, nous commençons par déclarer le genre auquel il nous semble appartenir. Une forme nous apparaît au loin, dessinantsur l'horizon un profil incertain. Aussitôt qu'elle nous est ap- parue, nous savons que c'est un corps. Elle ap- proche, nous la voyons mieux; ce corps, c'est un homme. Elle approche davantage, et nous savons alors que cet homme est Socrate. Mais de cela que faut-il conclure? Saint Thomas accorde que toute perception commence par une vue confuse de l'objet qui doit être perçu ; il ajoute que cette connaissance confuse, loin de saisir la dernière forme d'un objet, s'arrête au plus général de ses prédicats. Mais il s'agit ici de la connaissance confuse, et non de la connaissance parfaite. La connaissance parfaite ou actuelle, qui est opposée à la connaissance confuse ou habituelle, désigne l'objet par son nom propre. D'où vient, d'ailleurs, cette disposition de l'esprit à percevoir' dès l'abord la plus générale des formes? Elle ne vient pas de la science, mais de l'ignorance originelle. L'esprit de l'enfant est une table rase, et les premières impressions qu'il reçoit sont vagues incertaines, incomplètes. Connaître, c'est distin- guer; et l'enfant qui commence à penser se distingue à peine des choses qui l'environnent. La thèse de la connaissance première ou confuse est donc simplement l'observation d'un fait psychologique , mais qu'on n'argumente pas de cette thèse contre la physique ou contre la mé- taphysique d'Aristote ; elle ne prouve ni la réalité des natures universelles, ni celle des idées innées. Telles sont les principales conclusions de la psy- chologie thomiste. La logique de saint Thomas nous offre moins de nouveautés. Elle traite des catégories, des syllogismes, des formes du langage; et, comme elle ne néglige aucun des problèmes scolastiques, elle est assez étendue. Mais elle s'écarte rare- ment du texte d'Aristote; c'est une interprétation sincère et dépourvue d'originalité. On demande à saint Thomas en quoi consiste la méthode-? Il repond, avec Aristote, qu'il y a deux métho- des : la composition et la division, c'est-à-dire la synthèse et l'analyse, et il les emploie l'une et 1 autre avec la même confiance. Quand on lui parle ensuite des catégories, il démontre tou- jours avec Aristote, que l'essence, les genres la qualité, la quantité, etc., sont des termes plus ou moins généraux, qui ne représentent pas de vraies natures, mais expriment des jugements vrais. Qu'est-ce donc que la vérité? « C'est, dit-ii 1 exacte correspondance de la réalité et de la pensée », corrcspondcnlia entis et inlellectus adœc/uatio rei inldlcclus (Quodlib., de Vcritate art. 1). On prétendait déjà, car les sceptiques sont de tous les temps, que l'intelligence est ha- bitée par des formes vaines, et qu'il n'existe pas de contrôle pour distinguer la réalité de l'illu- sion. A cette critique, qui menace les fondements de la connaissance humaine, il ne va pas ré- pondre, avec l'assurance téméraire d'un platoni- cien, que 1 intelligence ne peut être abusée puisqu'elle connaît les choses dans leurs raisons éternelles. Le principe de la certitude, selon saint I bornas c est l'évidence. La raison distingue la vente de son contraire, la fausseté. Puisqu'elle 'art cette distinction, elle n'accueille donc pas in- différemment et au même titre toutes les idées que 1 imagination lui présente : elle admet les Se J'eJCUC lcS aU.r"> ct joigne ainsi cul , 1 ,m-°," UUC "ÏP^OW au'oritc sur les fa- ; "/l/J"1 lu» servent de ministres. Mais cette ;7;;l:;>l-!;';--uverai,:,;,st-elle arbitraire, et noconnatl elle aucune règle? Les sceptiques le supposent, sans doute ; mais il se trompent : la raison, qui vient de Dieu, est un rayon de la vr.ue lumière qui resplendit au sein des ténèbres et dissipe les fantômes de l'erreur. Arrivons maintenant à la physique de saint Thomas. C'est en physique qu'on apprécie le mieux ou conduisent les solutions proposées par l'école réaliste ; c'est contre le réalisme des phy- siciens qu'ont été promulguées les décisions sy- nodales de i'année 1210. Mais ne s'est-il pas ren- contré des franciscains qui, depuis ce temps ont reproduit sous d'autres formules, avec toutes les précautions exigées par les circonstances, les abo- minables doctrines d'Amaury de Bène? Il s'en est rencontré plusieurs, et saint" Thomas pourrait les (lenuncer au tribunal de l'orthodoxie, certain de les convaincre et d'obtenir contre eux une nou- velle sentence. Cependant il ne le fera pas : il se contentera de redresser leurs erreurs; et, si gra- ves qu'elles soient, il emploiera pour les combattre tous les ménagements que prescrit la charité. Ici revient la question de la substance. Qu'est- ce qu'une substance? C'est un tout individuel , compose de matière et de forme. Mais ces voca- bles, matière et forme, sont des termes géné- raux; et pour dire que la matière et la forme sont les deux éléments de la substance, on n'ex- plique pas la raison d'être du tout individuel. Cette raison d'être, ce principe de l'individua- tion, voilà ce qu'il faut d'abord rechercher. Quelques réalistes soutiennent que, dans l'o- rigine des choses, la matière informe était un pur universel; et, pour justifier cette opinion, ils citent les textes sacrés et les Pères qui les ont commentés. Si donc la matière primordiale con- stituait, en l'absence de la forme, un tout abso- lument indéterminé, c'est avec la forme que sont venues les divisions, les différences. La matière était dans le repos et les ténèbres : le jour s'est fait, le mouvement a été produit, et toute la masse, agitée par le souffle divin, s'est rompue pour prendre les formes que distribuait, en ce jour solennel, la volonté du créateur. La forme est donc, dans ce système, le principe de toute individuation. Mais c'est une sentence contre la- quelle d'autres réalistes s'inscrivent en faux Ceux-ci prétendent que la forme de l'individu cette dernière raison d'être des choses subsistan- tes, est une forme altérée, compromise par une impure alliance ; qui n'a pas donné, mais a reçu pour sa honte, la manière d'être individuelle, au moment où s'est opérée la composition. La forW proprement dite, la forme en soi. voilà, suivant ces docteurs, l'universel par excellence : Pindi- viduation vient donc, à leur avis, de la matière Enfin, Averroès, auteur d'un troisième système, admet, dans l'origine, deux universaux indépen- dants l'un de l'autre, la matière et la forme. Comment donc expliquera-t-il la génération de l'individuel? Il supposera qu'entraînés l'un vers l'autre par la main de Dieu, la matière et la forme se sont rencontrées; que, dans cette ren- contre, les éléments contraires se sont pénétrés et confondus, et que la matière devenait le sujet de la forme, tandis que la forme imposait à la matière sa limite, sa détermination. Imiividuum fit hoc per formam : c'est une des sentences d Averroès* Elle semble, il est vrai, contredire les autres parties de sa doctrine; mais il proteste contre cette apparente contradiction. Ainsi, le problème de l'individuation n'était pas nouveau quand il fut abordé par saint Tho- mas ; la diversité des solutions proposées ne lui laissait que l'embarras du choix. Eh bien, et c'est ici qu'il va donner une des preuves les ■a tantes de ce bon sens, de cette exquise prudence qui l'a si rarement abandonné, saint Thomas ne veut accepter aucune de ces préten- THOM — 1729 — THOM dues solutions; et, pour dégager la simple doc- trine d'Aristote de toutes les gloses réalistos, il argumente de cette manière. Pourquoi supposer deux actes successifs dans la production des choses? Dieu fit le monde de rien. C'est un impénétrable mystère; mais la foi le proclame, et il ne répugne pas à la raison. Dieu fit le monde de rien ; et qu'est-ce que le monde? Ce n'est pas seulement le lieu dés substances, c'est encore l'ensemble des choses individuellement déterminées. Ainsi la génération des substances est absolument contemporaine de la génération du monde. Il n'y a donc pas lieu d'imaginer à l'origine soit une forme, soit une matière uni- verselle; ces universaux n'ont jamais existé que dans l'esprit des poètes, de quelques philosophes et de quelques théologiens platonisants. Dès l'origine, comme au temps présent, il y eut des substances composées de matière et de forme; et si la pensée divine conçut, avant le jour de la création, la matière et la forme en elles- mêmes, ou, en d'autres termes, absolument sé- parées, c'est une conception qui n'a pas été produite hors de la pensée divine. Cela dit, quelle est donc la cause externe de l'irrdividua- lité des choses ? c'est l'acte même, l'acte volon- taire du créateur qui leur a donné l'être. De rien elles sont nées celles-ci et celles-là; elles sont nées composées de matière et de forme, d'une matière individuelle et d'une forme in- dividuelle. Ainsi s'est accompli l'acte premier et final, l'acte unique de la création. Est-ce une réponse complète à toutes les questions qu'a provoquées la recherche du prin- cipe individuant? On est trop curieux, en sco- lastique, pour s'en tenir à cette simple genèse; et puisque saint Thomas refuse d'observer hors des choses, dans un monde primordial, l'essence de la matière et l'essence de la forme prises en elles-mêmes, il faut, du moins, qu'il considère au sein des choses ces deux éléments de toute substance, et qu'il les définisse par leurs diffé- rences. Sans doute, il s'agit encore de l'indivi- duation; mais cette question nouvelle ayant pour objet la recherche d'un principe interne, nous ne sommes plus au pays des abstractions. C'est donc le physicien qui va répondre. Ce qu'il y a de plus général, dit-il, c'est d'être; ce qu'il y a de plus individuel, c'est d'être ceci, d'être cela. Être, voilà ce qui est commun à toutes les sub- stances; être avec ces os et cette chair, et pren- dre le nom de Socrate ou de Callias, voilà le dernier terme de l'individualité. Or, il est admis que l'essence commune est une forme commune, et l'on accorde sans doute que cette chair, ces os, sont la matière propre d'un sujet. Socrate est, par sa forme, un homme; il est cet homme- ci par sa matière. Ainsi raisonne saint Thomas, et sa conclusion est : Donc toute détermination individuelle vient de la matière et non de la forme. Mais ici s'élèvent les clameurs réalistes. Ces clameurs sont, il faut le reconnaître, de sé- rieuses objections contre la terminologie tho- miste. Notre docteur s'exprime mal : ces os et cette chair ne sont pas, en effet, la matière prise en elle-même, à l'écart de toute détermination. C'est la matière déjà déterminée; et, quand on le presse un peu sur ce point, il est obligé d'en convenir. Il distingue alors la matière limitée par une quantité dimensive, malcria quanta, signala cerlis dimensionibus, de la matière en général, quomodolibet accepta, et ce n'est pas à celle-ci, mais à celle-là qu'il attribue le prin- cipe individuant. Soit! répliquent les réalistes; mais la quantité qui détermine cette matière n'est-elle pas une forme? Oui, sans doute, et c'est la forme nécessaire de tout suiet matériel. DIGT PHILOS. Donc, en dernière analyse, l'individualité vient de la forme. Question et querelle de mots! Mais fermons enfin nos oreilles à tout ce jargon sco- lastique. Voici l'opinion de saint Thomas, résu. niée en des termes qui offrent moins de priso à la chicane : La production des choses indivi- duellement déterminées est toute la création. Ce sont des individus, ce sont des atomes, parce que l'Intelligence suprême n'a pas voulu, comme il paraît, tirer du néant des natures universelles. Mais on demande encore quelle est, en physi- que, la dernière raison de l'individualité des substances. Saint Thomas répond que cette der- nière raison est la différence fondamentale; que cette différence est la limite naturelle, et que cette limite est l'étendue que chacune des sub- stances occupe dans l'espace. N'est-ce pas l'opi- nion de Descartes et de tous ses disciples? n'est- ce pas la simple vérité, telle que l'enseigne la droite raison? Assurément saint Thomas discute, dans sa phy- sique, d'autres thèses que celle du principe in- dividuant ; mais aucune ne semble lui avoir causé plus d'embarras. C'est pour nous une question épuisée. Elle avait de son temps beau- coup d'importance; et on le conçoit, puisqu'elle offrait la matière d'une controverse sur les prin- cipes mêmes des deux écoles belligérantes. Qu'il nous suffise d'avoir exposé la doctrine de saint Thomas sur ce problème, et négligeons le reste. Saint Thr mas n'est pas, d'ailleurs, le physicien de l'école dominicaine. C'est le titre d'Albert le Grand. Interrogeons maintenant notre docteur sur les questions morales. On sait que les casuistes l'ap- pellent leur maître : ils ne lui doivent, toute- fois, que leur méthode. Saint Thomas est un moraliste rigide ; il n'a pas soupçonné ces subti- lités dangereuses que Pascal poursuit avec tant de verve dans ses Provinciales. Quel est, dit-il, le but de toute considération morale? c'est la recherche du souverain bien, unique fin du désir moral, comme la science est la fin du désir in- tellectuel. Telle est la réponse de tous les sages, païens ou chrétiens. La diversité des opinions commence lorsqu'il s'agit de définir la nature de ce bien suprême. Saint Thomas en reproduit et en combat quelques-unes. Leur vice commun est, à son avis, d'offrir au désir moral un but insuffisant. L'intelligence se fixe-t-elle aux choses particulières? Non, sans doute : une invincible tendance l'entraîne bien au delà de ces atomes qui naissent pour mourir; des plus infimes de- grés de l'être, elle va s'élevant toujours aux de- grés supérieurs, et elle ne s'arrêterait jamais si, après avoir franchi la région des nuages, elle n'était tout ? coup éblouie par les rayons trop vifs de la lu. nière incréée. Eh bien, le désir moral se comporte comme le désir intellectuel : les choses particulières ne le contentent pas ; il aspire au bien absolu. Or qu'est-ce que le bien absolu, si ce n'est Dieu lui-même? Ainsi l'a- mour des créatures ne suffit pas à l'énergie de nos facultés affectives : elles ne peuvent trouver qu'en Dieu cette satisfaction parfaite, celte plé- nitude de jouissance qui est le terme du désir. Le bonheur suprême n'est donc pas de ce monde. Notre bonheur, ici-bas, consiste à esj érer les fé- licités de l'autre vie. Or, la raison et Dieu lui- même nous enseignent qu'elles ne peuvent être accordées gratuitement : nous devons donc tra- vailler à les mériter. Ainsi, l'accomplissement du devoir a le bonheur pour but, c'est-à-dire pour récompense. Si le souverain bien a le ciel pour patrie, il y a sur la terre un bien relatif : l'objet du devoir est de le rechercher et de fuir le mal. Pour nous aider dans cette recherche, 109 THOM — nao — THOM Dieu nous a donné sa grâce : c'est elle qui nous apprend à distinguer le bien du mal. Son organe est la raison, arbitre de notre volonté, qui dans le sanctuaire de la conscience , toujours prête à redresser les erreurs de notre jugement : Totius libcrtatis radix est in ratione constilnhi (Quodlib., de Volunlate). Les erreurs sont, hélas! trop fréquentes. Dans notre pure liberté, nous ne savons pas nous conduire ; les apparences nous trompent à chaque pas que nous faisons dans la vie, et nous courons vers le mal, croyant que c'est le bien. Mais puisque Dieu, qui doit être notre juge, a bien voulu nous envoyer le secours de si grâce, écoutons avec respect et soumission cette voix intérieure, et réglons notre conduite sur ses conseils. On voit que saint Tho- mas est sur le point de confondre la grâce et la raison, et qu'il fait à la liberté des concessions presque pélagiennes. En nous donnant la raison, dit-il, Dieu lui a confié le grand secret de sa loi, puisqu'il l'a rendue capable de discerner le mé- rite du démérite : aussi, quand nous paraîtrons un jour devant son tribunal suprême, ne pour- rons-nous alléguer l'excuse de notre ignorance; nous savons tout ce qu'il convient de faire ou de ne pas faire : « Bonum enim virtutis moralis consistit in adaequatione ad mensuram rationis. » Arrivons enfin aux questions relatives à Dieu, à ce qu'on pourrait appeler la théodicée de saint Thomas. Saint Thomas, un saint docteur, vénéré par l'Église comme le dernier des Pères, pourra- t-il reconnaître aux philosophes le droit de trai- ter les questions divines? Et s'il leur laisse ce droit, dans quelle mesure leur permettra-t-il de l'exercer? Quelles seront, d'après lui, les limites respectives de la foi et de la raison? Voici, sur ce grave sujet, les paroles mêmes de saint Thomas : « Quaedarn vera sunt de Deo, quae omnem facultatem humanae rationis excedunt, ut Deum esse trinum et unum. Quaedarn vero -unt ad quae etiam ratio naturalis pertingere potest, sicut est Deum esse, Deum esse unum, et alia hujusmodi, quae etiam philosophi démons- trative de Deo probaverunt, ducti naturalis lu- mine rationis. » (Summa contra Gentiles, lib. I, c. m.) Cela revient à dire simplement que l'exa- men de toutes les questions divines appartient à la philosophie, sous la simple réserve des mys- tères. On les appelle mystères, parce qu'ils sont au-dessus de l'intelligence , de la raison hu- maine. Donc la raison ne les démontre pas; rien n'est plus évident. Mais va-t-on prétendre que, placés au sommet de la doctrine chrétienne, les mystères la dominent et réclament l'assentiment de l'intelligence à tout ce que les théologiens peuvent tirer de ces prémisses au mépris de la raison ? C'est une prétention qui ne sera pas, du moins, appuyée par saint Thomas. Il réserve les mystères, mais il livre tout le reste à la dispute. Ajoutons qu'il ne fait pas cet abandon de mau- vaise grâce, comme se résignant à subir ce qu'il ne peut empêcher. Loin de là, personne n'élève la voix plus haut que saint Thomas lorsqu'il s'a- git de défendre l'autorité de la raison, méconnue par ces faibles esprits que la foi n'éclaire pas, mais aveugle, et qui prennent pour autant de révélations directes les fantaisies de leur juge- ment déréglé. Saint Thomas l'a déjà dit : la rai- son, comme la foi, vient de Dieu ; il le déclare ici de nouveau : « Illud quod inducitur in ani- mam discipuli a docente doctoris scientiam con- t net, nisi doceat ficte; quod de Deo nefas est dicere. Principiorunn autem naturalilcr notorum divinitus est indita, quum ipso Deus sil auctor naluran. nostrae. lkecergo princi- pi i etiam divina sapientia continct. Quidquid îgilur principes hujuscontrarium est, est divin. e sapienliae contrarium ; non igitur a Deo esse po- test. » (Summa contra Gentiles, lib. I, c. vu.) C'est une déclaration qui ne manque pas d'éner- gie. On soupçonne bien que saint Thomas l'a souvent oubliée. 11 n'est jamais possible de con- tenir étroitement dans leurs frontières ces deux principes auxquels saint Thomas attribue la même origine, la raison et la foi. Que l'on prenne, du moins, cette apologie de la raison pour une protestation contre les mystiques. Oui, de tous les théologiens de son temps, saint Thomas est celui qui raisonne le plus, celui qui s'abandonne le moins à la contemplation. Si l'on pense que la raison est toujours mal informée des choses divines ; si l'on ne veut pas chercher la voie du salut sous la conduite d'un théologien vraiment philosophe, qu'on s'éloigne de saint Thomas et qu'on aille demander un autre guide à l'école franciscaine : c'est là qu'est la pépinière des mys- tiques, des contemplatifs, des illuminés. Leur maître s'appelle Bon aventure. Il combat, dans sa chaire, la méthode dominicaine, et il forme des disciples qui, bientôt, dénonceront à l'Église la doctrine de saint Thomas comme offrant matière à toutes les hérésies. On sait comment saint Augustin et saint An- selme prouvent l'existence de Dieu : Dieu est l'absolue perfection; or Dieu serait imparfait s'il n'existait pas ; donc il existe. Saint Thomas ne se fait pas illusion sur la valeur de cette 'preuve syllogistique, dont il est si facile d'abuser. Il lui préfère la preuve péripatéticienne, qui démon- tre Dieu par la nécessité d'un premier moteur. Toutes les choses qui existent dans ce monde obéissent à la loi du mouvement : elles ont donc un moteur, et ce moteur est lui-même immo- bile. S'il ne l'était pas, il ne serait qu'une cause seconde, et au-dessus de lui se trouverait celui qui le meut (Summa contra Gentiles, lib. I, c. xm). C'est l'argument d'Aristote. Est-il suffi- sant? Oui, sans doute; car, s'il ne rend pas compte de ce qu'est Dieu, il prouve, du moins, qu'il est. Veut-on savoir, ensuite, ce qu'est Dieu? L'essence infinie de Dieu surpasse tout ce que peut concevoir la pensée de l'homme. Cependant il y a quelque moyen de nous en faire une idée. Nous distinguons les choses naturelles par leurs différences, et, en effet, ces différences consti- tuent le propre de chacune d'elles ; le propre du moteur immobile sera donc de posséder tous les contraires des formes ou qualités que le mouve- ment vient attribuer aux choses de son domaine. Ainsi ces choses sont toutes dans un genre, parce qu'elles sont limitées, et Dieu n'a pas de limites. Elles sont périssables, il est éternel; elles sont toutes passives à quelque degré, il est l'activité même sous sa forme absolue; elles sont com- posées, il est simple ; elles sont corporelles, il est incorporel; elles sont imparfaites, il réunit toutes les perfections: elles naissent et meurent ignorant la cause et le but de leur existence, il sait tout ce qu'elles furent, ce qu'elles sont et ce qu'elles doivent être. En lui-même il connaît tout, et l'actualité de son intelligence ne saurait être distinguée de son essence : « Intelligere Dei divina essentia, et divinum esse est ipse Deus. » (Summa contra Gentiles, lib. I, c. xlv.) Elbs sont faibles, elles ne peuvent faire quelque effort sans rencontrer un obstacle qui prouve leur impuissance; il est la puissance souveraine, et tout ce qu'il veut s'accomplit sans qu'il sorte du repos. Voilà le Uieu conçu par la raison, le Dieu des philosophes. Et pour qu'on soit bien assuré que celle démonstration des attributs di- vins appartient à la philosophie et non pas à la théi ilogie,sain1 Thomas allègue sur tous les points l'autorité d'Aristote. THOM 1731 — THOM C'est également sur les traces d'Aristotc qu'il réfute le panthéisme de Parménide, où l'être lui- même, la substance réelle, a été confondu avec la notion abstraite de l'unité et de l'être. 11 est aussi avec Aristote contre Platon. Aristote sup- pose que les idées de Platon sont des formes sé- parées de leur sujet, auxquelles la volonté divine a donné pour séjour un second ciel ou un second monde, région à demi céleste, à demi terrestre, 3ui sépare l'infini du fini, et participe de l'un et e l'autre. Saint Thomas poursuit à son tour cette chimère. Mais si l'opinion de Platon n'est pas bien exposée dans le VIIe livre de la Méta- physique; si Platon n'a jamais considéré les idées comme distinctes, en essence, de leur su- jet, saint Thomas est alors du même avis que Platon, car, nous l'avons dit, saint Thomas ne sait pas expliquer les opérations de l'intelligence sans faire intervenir les idées permanentes. Les principales éditions des œuvres de saint Thomas sont celles de Rome. 1570-71, 18 vol. in-f°; de Paris, 1636-41, 23 vol. in-f°; de Venise, 1745, 20 vol. in-4. La Somme théologique a été traduite en français par l'abbé Drioux, Paris, 1850-54, 8 vol. in-8. On peut consulter, sur la philosophie de saint Thomas, les ouvrages suivants : Bern. de Rubeis, Dissertationes criticœ et apologeticœ de gestis et scriptis ac doclrina S. Thomœ, in-f°, Venise, 1730; et dans l'édition des Œuvres de saint Tho- mas, de 1745; — S. C. Alemanni, Thomœ Aqui- nalis Summa philosophica , in-f°, Paris, 1640; — Placidus Rentz , Philosophia ad menton D. Thomœ explicata, 3 vol. in-8, Cologne, 1723; — Tennemann, Gcschichle der Philos., t. VIII ; — M. Rousselot, Etudes sur la philosophie au moyen âge, t. II; — M. Carie, Histoire de la vie et des ouvrages de saint Thomas, in-4 ; — M. Léon Montet, Mémoire sur saint Thomas d'Aquin, dans le tome II des Mémoires de V Académie des sciences morales et politiques (Savants étran- gers) ; — B. Hauréau, de la Philosophie scolas- tique, in-8, Paris, 1850, t. II; — Ch. Jourdain, la Philosophie de saint Thomas d'Aquin, Paris, 1861, 2 vol. in-8 ; — L'abbé Hugonin, de Maleria et Forma apud S. Thomam, Paris. 1854, in-8; — Bach, Divus Thomas de quibusaam philoso- phas quœstionibus et prœsertim de philosophia morali, Paris, 1836, in-8; Sur Vétat des âmes après la mort d'après saint Tho?nas et Dante, Paris, 1836, in-8; — l'abbé Barret, Études phi- losophiques sur Dieu et la création d'après saint Thomas, Paris, 1848, in-8. B. H. THOMAS de Stbasbourg, né dans la ville dont il porte le nom, s'engagea dès sa première jeu- nesse à suivre la règle de Saint-Augustin. Aus- sitôt qu'il eut obtenu les insignes du doctorat, il parut dans une chaire et se fit applaudir. Il n'a- vait pas seulement une érudition variée et un jugement sûr ; il se distinguait encore par une diction facile, abondante, qui touchait à l'élo- quence même, dans l'exposition des thèses sco- lastiques. La supériorité de son mérite l'éleva promptement aux premières dignités de son ordre. Élu général, il remplit cette fonction du- rant douze années, et mourut en 1357, laissant la renommée d'un administrateur habile et d'un éminent théologien. Le plus important de ses ou- vrages, son Commentaire sur les sentences, a été publié : Thomœ ab Argenlina commcnlarii in IV ' libros scnlcnliarum, in-f°, Gênes, 1585. C'est là qu'il faut étudier sa doctrine. Ce n'est pas une étude facile. Le style de ce docteur ne manque pas de clarté, et sa méthode est celle de tous les maîtres de son temps ; mais sa pensée discrète fuit toujours les dernières conclusions d'un syllogisme, comme ne voulant s'asservir à aucun système, et il faut la poursui- vre longtemps avant de l'atteindre. On y par- vient, toutefois, et l'on reconnaît alors dans Thomas de Strasbourg un adversaire résolu de Duns-Scot, un partisan éclairé de saint Thomas d'Aquin. Nous devons exposer ici son opinion sur les universaux. Quelques docteurs, Henri de Gand et Duns-Scot, prétendent ajouter plusieurs degrés à Péchelle des êtres, et, avant la substance déterminée en acte final, ils supposent l'être dé- terminable et l'être indéterminé : dans leur sys- tème, la matière aurait été par elle-même, sous deux modes également réels, avant d'être jointe à la forme et de devenir, par l'effet de cette con- jonction, l'un des éléments de la substance in- dividuelle. Thomas de Strasbourg combat ce système. C'est, dit-il, l'erreur des anciens natu- ralistes; et il reproduit contre Henri de Gand toutes les bonnes raisons qu'Aristote oppose à Parménide (In lib. Il Sentent. , distinct. 12 , quaest. 1). Il y a d'autres maîtres (les disciples d'Averroès) qui, rejetant cette fabuleuse genèse, attribuent à la forme l'acte universel, l'acte in- déterminé qu'ils refusent à la matière. Ainsi , dans leur opinion, la forme de Socrate ne serait, en ordre de génération, que la dernière des for- mes, comme la matière de Socrate ne serait, suivant Henri de Gand, que la dernière des ma- tières. Avant cette dernière forme aurait été produite la forme absolument pure, absolument universelle^ absolument indépendante de toute détermination quantitative. Thomas de Stras- bourg démontre que cet autre système est une autre erreur, c'est-à-dire une pure abstraction. Il poursuit les abstractions réalisées jusqu'au sein de l'intelligence divine. Dieu, dit-il, con- naît en lui-même toutes les choses qui doivent être produites. En effet, ces choses seront pro- duites parce qu'il les veut; or, être, vouloir et connaître ne sont pas en Dieu , comme dans l'homme, trois actes différents; donc Dieu con- naît éternellement les choses futures, et dans sa propre essence et dans sa propre volonté. Mais pourquoi supposer que cette connaissance éter- nelle s'est matérialisée ou formalisée dans l'en- tendement divin, avant la production des choses, sous une multitude d'images adéquates à leur future réalité? L'unité parfaite de la divine essence ne supporte aucunement le multiple; il faut donc rejeter bien loin l'hypothèse des idées. On n'a pas besoin des explications qu'elle pré- tend donner, et elle compromet la simple notion de Dieu (In lib. I Sentent., dist. 36, quaest. 1, art. 1; In lib. Il, dist. 18, quœst. 1, art. 1). Cette critique des idées est un trait dirigé contre saint Thomas d'Aquin. La vie de Thomas de Strasbourg a été écrite par Sébastien de Fano. B. H. thomasius (Jacques), né en 1622, mort en 1684, professeur de philosophie à Leipzig, est moins célèbre par lui-même que par son fils, Christian, et par un autre de ses élèves, Leibniz. La philosophie proprement dite l'occupait moins que l'histoire des systèmes; et, parmi ces systè- mes, ceux d'Aristote et des stoïciens sont le sujet de ses principaux écrits, dont voici la liste : Ori- gines historiée philosophia et ecclcsiaslieœ cura Ch. Thomasii, Hal., 1699, in-8; — Erolcmata iphysiea, Lips., 1705, in-8; — Exercilalio de sloica mundi exuslione, Lips., 1672, in-4; — de Docloribus scolasticis, Lips., 1676, in-4; — Orationes, Lips., 1683-86. in-8. Voy. les Lettre* de Leibniz à J. Thomasius. THOMASIUS (Christian), né à Leipzig en 1655, mort en 1728, à Halle, appartient à l'his- toire de la philosophie à un double titre : il combattit la scolastique, en Allemagne, avec au- THP.A — 1732 — THUR tant de succè3 que d'ardeur, et il popularisa le droit naturel en le déduisant du sens pratique ou du sois commun. Par ses innovations heureuses, parmi lesquel- les il faut mentionner l'usage de traiter les sciences en langue vulgaire; par ses attaques vives, spirituelles, pour ainsi dire personnelles, contre Aristote et ses modernes défenseurs, Tho- masius fut, en 1690, forcé de quitter sa ville na- tale. En cherchant un asile à Halle, il devint, pour le gouvernement prussien, l'occasion d'y créer une université, dont il fut jusqu'à sa mort une des lumières. Ceux de ses ouvrages qui sont dirigés contre Aristote ne renferment rien de neuf, il est vrai; ils ne font que reproduire ces vieux griefs si vio- lemment articulés par les Nizolius et les Patri- cius. Mais, comme l'auteur savait y faire rire de ses adversaires, il devait exercer une forte et du- rable influence. Aussi contribuèrent-ils, presque autant que les livres et libelles où Thomasius combattait les procès de sorcellerie et de magie, à répandre, dans les écoles, les tribunaux et tout le public, une manière de voir plus saine, plus équitable, à la fois moins pédantesque et plus pratique. C'est, en effet, le côté pratique des étu- des et de la philosophie que Thomasius affection- nait et préconisait , trop exclusivement même, puisque son désir de populariser la science et la sagesse le rendit plus d'une fois frivole et super- ficiel. L'exemple des Français, dont il aimait à se couvrir , ne pouvait l'excuser : Thomasius était le contemporain des grands hommes du siècle de Louis XIV. Comme moraliste, comme promoteur du droit naturel, il passa d'abord pour le disciple de Gro- tius et de Pufendorf, qu'il défendit habilement contre leurs adversaires, contre Alberti surtout. Insensiblement il s'en éloigna, principalement en distinguant les lois du droit, la justice des préceptes de la vertu ou générosité, ainsi que des règles de la bienséance ou convenance. 11 rédui- sit aussi le droit naturel à une théorie philoso- phique de tout ce que l'on peut exiger de l'hom- me dans la conduite extérieure, c'est-à-dire à un ensemble de préceptes purement négatifs. Il fut moins heureux en assignant pour principe d'ac- tion, à la vertu proprement dite, un amour rai- sonnable, c'est-à-dire un principe vague, indécis, et qui, quelque soin qu'on mette à le séparer de l'amour exclusif de soi-même, conduit nécessai- rement à une sorte d'égoïsme. En effet, cet amour raisonnable, source du repos d'âme où Thomasius fait consister le bonheur, et qui ex- !ut le dévouement, ne saurait être considéré c mimé ia fin suprême de l'activité humaine. Thomasius a laissé un grand nombre d'ouvra- ges latins et allemands, dont les principaux sont les suivants : Fundamenta juris naturœ et gen- lium, ex sensu communi deducla, Halle, 1705- 1718, in-4; — Remèdes contre l'amour déraison- , able [en allem.), ib., 1693-1704, in-8; — Inlro~ duclio in philosophiam moralcm, cum praxi, ib,. 1706, in-8. L'historien Ludcn a publié, en 1803, une excel- lcnte monographie sur la vie cl les ouvrages de ThomaBius (Berlin, in-8). Voy. encore : G. Fùllcborn, sur la philosophie de Ch. Thomasius. dans le IV" cahier de son re- cueil; — Biographie universelle de Sçhrœckh, article Thomasius; — Fr. Shncider, l'hiloso- i i m' raîis secunduni principia Thomàsii, fraise, 1723. C. Us. THRASYLtE , philosophe platonicien du l*' siècle de l'ère chrétienne, ne à Mendès, en . le. Mêlant à la philosophie les mathémati- ques et Pastroldgie, il fut souvent consulté par Tibère sur l'avenir. On dit qu'il ne s'est servi que pour le bien de l'influence qu'il exerça sur lui ; mais il ne la conserva pas longtemps : le tyran le fit mettre à mort. Il avait écrit plusieurs ou- vrages que Plotin estimait beaucoup; mais ils ont tous péri, et la seule trace qui soit restée de son enseignement, c'est la division des Dialogues de Platon en tétralogies. On peut consulter, sur ce philosophe : Tacite, Annales, liv. VI, ch. xx; Suétone. Vie de Tibère; Juvénal, satire vi, vers 576: Diogène Laërce, liv. III, § 56, et liv. IX, *§ 38 et 41; Porphyre, Vie de Plotin. ch. x. X. THRASYMAûUE de Chalcédoine, célèbre so- phiste que Platon met en scène dans le premier livre de la République. Il lui fait soutenir cette doctrine, qui selon toute probabilité lui apparte- nait en effet, que la justice est l'intérêt de qui a l'autorité en main, et par conséquent du plus fort. Mais comme la force n'est pas toujours dans les mêmes mains, et qu'elle appartient tantôt aux peuples, tantôt aux rois, les lois qui la protègent ne sont pas non plus les mêmes. « Quiconque gouverne, dit-il, fait des lois à son avantage : le peuple, des lois populaires; le monarque, des lois monarchiques, et ainsi des autres gouverne- ments; et, ces lois faites, ils déclarent que la justice, dans les subordonnés, consiste à obser- ver ces lois, dont l'objet est leur propre avan- tage. » (Platon, trad. de M. Cousin, t. IX, p. 29.) X. THUROT (François), philosophe et philologue, né en 1768, à Issoudun (Indre), entra dès 1785 à l'école des ponts et chaussées, après avoir ter- miné de solides études au collège de Navarre. Interrompu dans sa carrière par les événements de la Révolution, il se chargea, en 1790, de l'é- ducation des fils de M. Le Couteulx de Canteleu, qui habitait Auteuil. Là, il eut l'occasion d'entrer en rapport avec la société que recevait Mme Helvétius, et de se lier avec Cabanis. Admis, en 1795, à suivre les cours des écoles normales, il prit goût particulièrement aux leçons de Sicard et de Garât, et se fit dès lors assez remarquer pour que la commission executive de l'instruc- tion publique le chargeât de traduire de l'an- glais Y Hermès de Harris : cette traduction, pu- bliée en 1796, avec un Discours préliminaire, le plaça parmi les premiers grammairiens de l'époque. Après avoir professé la grammaire gé- nérale au Lycée des étrangers, il s'associa, en 1802, à Lacroix, Poisson, et à quelques autres professeurs de l'École polytechnique, pour fonder Y Ecole des sciences et des belles-lettres : ses col- lègues lui confièrent la direction de cet établis- sement, qu'il garda jusqu'en 1807. En 181 lj Thurot fut nommé professeur adjoint à la faculté des lettres de Paris, pour suppléer M. Laromi- guière dans son cours de philosophie. En 1814, ce savant, qui s'était formé sous Coray à l'étude profonde de la langue grecque, fut appelé au Collège de France comme professeur de philoso- phie grecque et latine. En 1829, l'Académie des inscriptions lui ouvrit ses portes. Il mourut du choléra en 1832. Philosophe et helléniste, M. Thurot a publie de nombreux travaux, qui se rapportent à ces deux genres d'études. Pour ne mentionner ici que ceux qui se rattachent à la philosophie, nous citerons l'Apologie de Soorate d'après Platon et /»/to« (1806), une édition du Uorgias de Platon (1813), avec une traduction qui ne parut qu'après .sa mort (1834 : des traductions de la Morale et de la Po/i/^ue d'Aristote (1823 et 1824), Ç3 de discours préliminaires qui sont d'excellents morceaux de philosophie; la traduc- tion du Manuel éTEpictèle, du Tableau de Cfbès TIIUK — 1733 — T1IUU (16'28): une édition des Œuvres philosophiques de Locke, avec des extraits et des rapprochements des Nouveaux Essais de l'entendement, de Leibniz (18*21-23). Le dernier et le plus consi- dérable des ouvrages de M. Thurot a pour titre de i'Enêenàemeni et de la Raison} introduction à l'étude de la philosophie. Il a été publié en 1830, 2 vol. m-8, et fut couronné la même année par l'Académie française, et réimprimé en 1833. Quelques années après sa mort, en 1837, il fut publié, par les soins de sa famille, un volume de ses Œuvres )joslhu7)ies : on y trouve quelques- unes des leçons du Cours de grammaire géné- rale et comparée qu'il avait professé en 1797, plusieurs Leçons de logique rédigées pour son cours de philosophie de la faculté des lettres, et contenant des analyses fort bien faites del'Orga- num d'Aristote, du Novum Organum de Bacon et de la Logique de M. Destutt-Tracy, un Dis- cours sur l'élude des langues anciennes; enfin une Notice sur la vie et les écrits de Reid, tra- duite de Dugald Stewart : cette notice était des- tinée à figurer en tôle d'une traduction du phi- losophe de Glascow, à laquelle il renonça quand il sut que le même travail était entrepris par M. Joufl'roy. M. Daunou et M. de Pongerville ont donné, chacun, une excellente Notice sur la vie et les ouvrages de M. Thurot (1833) : c'est à ces notices que nous avons emprunté la plus grande partie des détails qui précèdent. M. Thurot a rendu à la philosophie deux gen- res de services. Comme éditeur ou traducteur de plusieurs des ouvrages de Platon, d'Aristote, de Locke, d'Harris, de Reid, et:., il a remis en lu- mière et popularisé plusieurs des monuments de la philosophie ancienne et de la philosophie mo- derne, à une époque où l'étude de ces monu- ments était fort négligée. Comme philosophe, il a produit, non pas un système (car il était l'en- nemi des systèmes), mais un ouvrage d'ensem- ble, où il a religieusement recueilli et habile- ment fondu les résultats acquis à la science, pra- tiquant ainsi l'un des premiers un éclectisme aussi éclairé que consciencieux. Pour lui, la philosophie n'est plus, comme pour les anciens, la science universelle : elle est l'é- tude de l'homme, entreprise dans le but de le perfectionner. Son livre de l'Entendement et de la Raison est destiné à remplir cette double condition de la philosophie. La première partie, qui traite de l'Entendement, doit faire connaître l'homme tel qu'il est; la deuxième, de la Raison, enseigne à l'homme comment il doit se servir de ses facultés pour devenir un être vraiment 'raisonnable : c'est, comme on le voit, sauf l'ap- pareil des termes, l'antique division de la science spéculative et de la science pratique. Pour faire connaître l'homme, M. Thurot observe et classe tous les faits qui sont dans son entendement. Par l'effet, sans doute, d'une con- cession que l'on ne peut que regretter, aux idéologues, ses premiers maîtres, il réunit tous ces faits sous le nom d'idées. Il distribue tout ce qu'il a à dire de ces faits sous ces trois titres : connaissance, science, volonté. La connaissance, fruit de la première vue des choses, est due au concours de la sensation, de la perception, de la conscience; elle est fixée par l'attention, repro- duite par l'imagination, conservée par la mé- moire. L'auteur, échappant à une confusion trop «■•ommune dais l'école de Condillac, distingue avee Soin la sensation de la perception qui la suit et qui exige, selon lui, la conception d'une cause, ou l'intervention du principe de causalité; il montre comment aux perceptions naturelles, propres à chaque sens, se joignent des percep- tions, pour ainsi dire empruntées, qu'il nomme, avec les écossais, perceptions acquises. — Sous le titre de science sont décrites les opérations ultérieures par lesquelles l'esprit généralise les I"'! vr|i!iuns qui avaient été d'abord individuelles, considère d'une manière abstraite les qualités et les rapports en les séparant des objets où ils ont étejirimitivement perçus, embrasse de lon- gues séries de causes et d'effets, reconnaît l'en- chaînement des faits ou les réduit lui-même en système. L'instrument de ce grand progrès est, selon .lui, l'art des signes, surtout l'emploi des sons articulés ou du langage, art sans lequel il n'y aurait ni analyse ni synthèse. Il se trouve ainsi conduit à faire la théorie des signes et à exposer en résumé les résultats, souvent fort originaux, de ses recherches personnelles sur la grammaire générale, qui n'est à ses yeux que la métaphysique du langage. — Dans ce qu'il dit de la volonté, il ne traite pas seulement de la volonté considérée en elle-même et dans ses dif- férentes formes (instinct, habitude, spontanéité, liberté); il remonte aux causes qui la mettent en jeu, aux besoins, aux sentiments, aux idées: il distribue les sentiments en trois classes, si on les considère par rapport à leurs sources, senti- ments physiques ou organiques, sentiments in- tellectuels, sentiments moraux; il réduit ces trois classes à deux, si on considère la direc- tion que nous donnent les divers sentiments : sen- timents personnels, sentiments sympathiques, à ces divers principes d'action il sent le besoin d'ajouter un mobile plus élevé pour expliquer toute la moralité de l'homme : il reconnaît une faculté de perception morale par laquelle la raison juge delà qualité de l'action, du mérite et du démérite des agents; enfin il fait une grande part au sentiment religieux, ayant bien soin de le distinguer des intérêts religieux, qui lui sont, dit-il, trop souvent opposés. La deuxième partie, intitulée de la Raison, n'est autre chose qu'une logique. L'auteur y fait une heureuse application des faits qu'il a précédemment établis : pour lui, la logique se borne à bien déterminer les caractères de la vérité, à indiquer la méthode propre à nous la faire découvrir dans les différents ordres de recherches. A cet effet il distingue la méthode d'observation, qui offre trois modes, l'analyse, la. synthèse, l'expérience ou expérimentation; la méthode d'analogie, qui procède, tantôt par simple conjecture, tantôt par hypothèse; enfin l'induction, qu'il considère, avecBaeor:. comme le procédé définitif de la science; il traite, dans un chapitre à part, du raisonnement, et montre que cette opération n'est dans toutes ses appli- cations qu'une forme sous laquelle se cache quelqu'un des procédés de méthode qui ont été précédemment décrits, et qu'il est toujours facile d'y retrouver. Celte esquisse sommaire, qui ne peut que bien imparfaitement faire connaître un ouvrage dont le mérite réside surtout dans l'exécution, dans le choix des détails, suffit cependant pour faire voir que le traité de M. Thurot est une œuvre vraiment éclectique, où l'on retrouve ce qu'il y a de plus raisonnable et de plus utile dans les travaux de Platon, d'Aristote, de Bacon, de Descartes, de Locke, de Harris, de Condillac, de Laromiguicre et des philosophes écossais, notamment de Smith et de Reid ; il est facile aussi d'y voir que, bien qu'éclectique à sa ma- nière, il. Thurot incline de préférence vers la philosophie de l'expérience. Il néglige, il dé- daigne même plusieurs des recherches qui ont occupé des écoles récentes. Il s'en explique ou- vertement en plusieurs endroits de ses écrits ■ « Je ne me suis point élevé, dit-il dans son Dis- TIKI) — 1734 — TIKI) cours préliminaire (p. cxiij), à ces hautes spé- culations métaphysiques sur l'absolu, l'infini, etc., qui, de notre temps, ont si fort occupé les Allemands, et qui se sont introduites en France sous les auspices de plusieurs écrivains d'un talent vraiment distingué. J'avoue franchement qu'il s'y trouve beaucoup de choses qui sont au- dessus de la portée de mon intelligence, et qu'il y en a d'autres qu'on pourrait, ce me semble, exprimer dans un langage moins scien- tifique, puisqu'elles sont très-anciennement con- nues. » N. B. TIEDEMANN (Didier) est un des philosophes et un des humanistes les plus laborieux du xvme siècle. Le nombre, la variété de ses ou- vrages est considérable ; mais son nom demeure particulièrement attaché à la constitution de l'histoire de la philosophie. Si Brucker a fondé cette dernière science, Tiedemann eut, autant que Tcnnemann, le mérite de l'étendre en l'or- ganisant d'une manière définitive et de la fixer. Tiedemann, né le 3 avril 1745, à Bremer- Vœrde, dans le duché de Brème, avait fait ses études à l'université de Gœttingu'e, où il s'était singulièrement lié avec le philologue Heyne, son maître et son protecteur. En 1776, il fut nommé professeur de langues anciennes au célèbre collège Charles deCassel; en 1786, pro- fesseur de philosophie à l'académie électorale de Marbourg, où Wolf avait laissé plusieurs sectateurs distingués. Ce fut là qu'il enseigna jusqu'en 1803, c'est-à-dire jusqu'au moment de sa mort, au milieu d'un grand concours d'auditeurs attirés par le renom de son vaste et solide savoir, et retenus par le charme de sa parole lumineuse et concise. Les principes théo- riques exposés dans ses cours étaient une ingé- nieuse combinaison des doctrines de Locke avec celles de Wolf. La méthode qu'il recommandait et qu'il pratiquait était la méthode d'observa- tion, l'expérience et l'induction, l'analyse des faits, et spécialement celle des faits de con- science. L'étude du sens intime, l'étude impar- tiale et complète des facultés et des opérations de l'âme, voilà son point de départ et d'appui : de là une certaine défiance envers les systèmes absolus, les synthèses rigoureusement dogma- tiques. Sans tomber dans le scepticisme, Tiede- mann se complaît dans une circonspection qui, souvent, excède les limites d'une critique con- séquente. En tout, néanmoins, il doit passer pour un éclectique supérieur et digne de loi. Cette disposition parait dans ses écrits théo- riques plus encore que dans ses travaux d'his- toire. Elle se manifeste avec une certaine vi- vacité dans sa polémique contre Kant. Dès 1784 Tiedemann attaqua le philosophe de Kœnigsberg comme trop décisif et trop dogmatique, lui reprochant surtout la fameuse différence des jugements synthétiques et des jugements ana- lytiques sur laquelle repose la Critique même de la raison pure. Les pièces dirigées contre Kant sont les suivantes : 1° de la Nature de la Métaphysique, 1784 ; — 2" Théélèle ou de la \nce humaine. 1794; — 3° Lettres idéalistes, 1798. Un zélé disciple de Kant, Dietz, répondit au professeur de Marbourg par un Anti-Théélile (1798). et par une Réplique aux lettres idéa- listes (1801). Quoiqu'il combattît ïidcalisme sub- . i edemann étiit du nombre des plus sin- admirateurs de Kant, et ce fut sur ses démarches instantes que le landgrave de Hesse retira, en 1787, ledit par lequel il avait, l'année précédente, interdit l aent de la nou- velle philosi Les travaux d'hi9toire formenl le véritable titre de Tiedemann à l'attention de la postérité. Ces travaux sont très-nombreux et très-variés. Avant de caractériser celui qui les efface tous, l'Esprit de la philosophie spéculative, citons-en les plus importants : Recherches sur l'origine du tangage, in-8, 1772; — Système de la ]>hi- losophie stoïcienne, 3 vol. in-8, 1776; — Pre- miers philosophes grecs, ou Vies et Systèmes d'Orphée, de Phérécyde, de Thaïes et de Pytha- gore, in-8, 1780; — Système d'Empédocle, in-8, 1781. Quant à [Esprit de la philosophie spécu- lative, qui compose 6 vol. in-8, il parut entre 1787 et 1797, à Marburg. Le tome Ier s'étend de Thaïes à Socrate ; le IIe, de Socrate à Car- néade; le IIIe, de Carnéade aux Arabes; le IVe, des Arabes à Raymond Lulle : le Ve, de Lulle à Hobbes ; le VIe enfin, publie une année avant l'apparition du Ie' vol. de la grande histoire de Tennemann. s'arrête à Berkeley, après avoir traité de Leibniz à fond. Cependant l'auteur ne distingue que cinq époques dans le développe- ment total et suivi de la pensée philosophique, depuis Thaïes jusqu'à Berkeley. Ces cinq époques, il les décrit ainsi : 1" « Entre Thaïes et Socrate, règne d'un pan- théisme grossier et physique : la philosophie ne possède pas encore une forme scientifique, cette forme qu'elle recevra par les définitions et les principes généraux de l'âge suivant; elle ne fait que rassembler des matériaux qui serviront plus tard. 2° « Entre Socrate et l'apogée de la grandeur romaine, la philosophie s'étend en tous sens, produit des sectes qui se combattent, mais dont les luttes amènent plus de profondeur et plus de méthode; elle érige un édifice plus vaste et plus solide sur des notions universelles ; elle crée un élément fondamental, l'ontologie; elle aide le déisme à gagner une prépondérance décisive. 3° « Entre l'époque de la grandeur romaine et le commencement du moyen âge, l'univer- salité des efforts spéculatifs fait place à une tendance exclusive et partiale, à l'exaltation des néo-platoniciens, laquelle contribue pourtant à mieux éclaircir certaines idées pures, à faire mieux connaître les diverses théories sur l'éma- nation divine. 4° « Entre le moyen âge et la renaissance des lettres, les Arabes donnent à la philosophie une nouvelle vie, une nouvelle direction vers la gé- néralité, vers l'exactitude, vers l'examen et la discussion des notions suprêmes, des principes métaphysiques, direction que les scolastiques conservent, tout en la rendant plus étroite et plus incomplète. o° « Entre la renaissance des lettres et les temps modernes, l'appareil scolastique est rejeté, l'expérience et l'observation sont remises en honneur, des systèmes neufs et très-divers sont inventés, la philosophie recule ses limites et grandit rapidement, adoptant une forme plus convenable et élevant un édifice plus com- mode. » (Préface, p. xxxj et suiv.) On le voit, Tiedemann, datant la spéculation de Thaïes seulement, retranche l'Orient tout entier des annales de la philosophie. «L'Orient, dit-il, étant soumis à l'empire de l'imagination et de la poésie, à l'autorité de la religion et des traditions, appartient à l'histoire de la civili- sation, mais n'appartient pas à celle de la ré- Bexion philosophique. » La première partie du développement philosophique des Grecs, il la de elle-même comme fabuleuse et mytho- rue. C'est Aristote qui est son guide dans les fastes de la spéculation hellénique ; c'est Aristole qu'il venge éloqueininent des injustes reproches que Brucker et Musheim lui avaient TIMfi — 1735 — TLME adresses (Préface, p. xxij-xxix). C'est, d'ailleurs, la métaphysique proprement dite qui fait l'objet de ses recherches; la partie pratique de la science philosophique est sévèrement exclue de sa large et belle composition. Les qualités et les défauts de l'Esprit de la philosophie spéculative sont connus. On sait combien Tiedemann se montre indépendant et impartial; combien son érudition est intègre, éclairée par la critique ; combien il sait péné- trer le fond intime, l'esprit et l'âme des doc- trines; avec quelle liberté, quelle sagacité, quel art il sait mettre les révolutions de la science en regard des événements politiques, des phases de l'histoire générale ; ave"c quel talent, enfin, il sait rendre tous les systèmes, non-seulement intelligibles et précis, mais attachants et d'une lecture agréable. La philosophie des Pères de l'Église et celle des docteurs scolastiques, celle de saint Augustin surtout, lui ont de grandes obligations. La principale nouveauté de son œuvre, c'est qu'elle est dominée par l'idée du progrès : chez lui la spéculation, la recherche savante des raisons premières et dernières de toutes choses, constitue un ensemble suivi et lié, une unité naturelle, successive, progressive, un enchaînement à la fois et un perfectionne- ment dont l'historien doit retracer les phases et les éléments pour l'instruction des penseurs contemporains et pour l'encouragement de tous les âges. Les fautes commises par Tiedemann tiennent à ses qualités mêmes : il sépare trop la religion et la philosophie, il pousse la cri- tique parfois jusqu'au scepticisme; il est trop moderne, il n'apprécie pas à leur juste valeur certaines théories antiques, comme celle de Pla- ton; il est quelquefois trop imbu de l'esprit du xviiic siècle, de l'esprit répandu par la philo- sophie de Locke. Malgré ces taches et ces vides, ce livre est un monument qui fait le plus grand honneur à l'Allemagne érudite et méditative; et il faut regretter que Tiedemann n'en ait pas tiré un résumé propre à être traduit en français, et firopre aussi à faire partout connaître en cette angue l'excellent Esprit de la philosophie spé- culative. Il n'est pas sans intérêt d'ajouter que Tenne- mann. appelé d'Iéna, remplaça Tiedemann, en 1804* dans sa chaire de Marbourg. Voy. sur Tiedemann, la Monographie de Creuzer, son collègue : Memoria D. Tiede- manni; une biographie de Louis Wachler, en tête de la Psychologie de Tiedemann, in-8, 1804, et le Cours de 1828 de M. Cousin, leçon XII. C. Bs. TIEFTRUNK (.1 eau-Henri), ne en 1760, près de Rostock. depuis 1792 professeur de philoso- phie à Halle, mérite d'être cité parmi les dis- ciples de Kant. Il s'occupa spécialement de prouver que la philosophie morale et religieuse de Kant s'accordait sans effort avec les dogmes et les préceptes du christianisme. Le nombre de ses écrits est considérable, mais ils ne se dis- tinguent ni par le fond ni par la forme. Les principaux sont : l'Univers considéré an point de vue de V humanité, Halle, 1821, in-8; — Essai d'une nouvelle théorie de la philosophie religieuse, Leipzig, 1797, in-8 (ail.). Tieftrunk a encore composé une Histoire de Pespril de Kant, en tête des quatre volumes de Mélanges que son maître le chargea de publier, Halle, 1799-1807, in-8. C. Bs. TIMÉE de Locres, philosophe pythagoricien, qui a donné son nom à un des dialogues de Platon, naquit dans la Grande-Grèce, chez les Locrier.s Êpizéphyriens, à une époque proba- blement peu éloignée de la naissance de Socrate, puisque Piaton les a réunis dans le même en- tretien. Comme beaucoup d'autres philosophes de la même école, il avait occupé dans sa patrie les plus hautes magistratures, et joignant à la vertu du citoyen la gloire du savant, il passait, à ce que nous apprend Critias, pour un grand astronome (à- corvées, des jurandes et des maîtrises; ce fut aussi comme philosophe essentiellement ami de la dignité humaine. Tout ce qu'a dit, écrit ou réalisé Turgot. sa source dans ses idées philosophiques. Ce dé- vouement absolu aux grands intérêts de l'iiuma- nité puisait une énergie nouvelle, chez cette grande àme. dans une foi profonde à la perfecti- bilité indéfinie de la race humaine. Cette foi avait, dans l'esprit de Turgot, toute la force d'un dogme parfaitement arrêté. Il l'exprima, en m tin- tes circonstan.-es, dans ses conversations avec ses amis, et ce fut, de bonne heure, le flambeau qui l'éclaira dans ses recherches, dans ses entre- prises. Nous avons dit qu'élu prieur de Sorbonne; il Ttiim — 17fà8 — TLIIX prononça, le 3 juillet 1750, un discours sur les avantages que la religion chrétienne a pro- cures au genre humain. A la fin de l'année, en sortant de charge, le 11 décembre 1750, il pro- nonça un autre discours qui avait pour objet les progrès de l'esprit humain. Dans le premier, il débute par attaquer l'opinion de ceux qui pré- tendent que le christianisme n'est utile que pour ce qui touche aux intérêts de la vie future. Il est certain, en effet, que la vraie destinée de l'homme étant toute morale, la vie présente en est la préparation, et que, par conséquent, l'in- fluence éminemment morale de la religion chré- tienne est utile dans la plus haute et la plus large acception du mot. Cette idée, dont M. de Chateaubriand a fait 1 e- pigraphe du Génie du christianisme, se trouvait déjà dans VEsprit des lois (liv. XXIV, ch. in), qui date de 1748. La manière dont Turgot l'ex- pose montre que chez lui elle n'était pas un pla- giat, et qu'il v avait été conduit par ses propres méditations. Il part de là pour dévoiler la fai- blesse morale de l'antiquité, résultant du vague et de l'incertitude des systèmes philosophiques, de leur peu d'influence sur les classes populaires, livrées à toutes les passions grossières des sens. Il montre combien était fausse et illusoire la li- berté si fameuse des républiques de l'antiquité. La religion chrétienne, seule, a répandu large- ment dans le monde les notions de justice et de droit, sans lesquelles il n'y a pas de vraie civili- sation. Seule, elle a à peu près aboli les barba- ries dont était souillé le droit public chez les nations de l'antiquité. « En mettant l'homme sous les yeux d'un Dieu qui voit tout, disait Turgot, elle a donné aux passions le seul frein qui pût les contenir. Elle a donné des mœurs, c'est-à-dire des lois intérieures plus fortes que tous les liens ex- térieurs des lois civiles. Les lois captivent; elles commandent. Les mœurs font mieux : elles per- suadent, elles engagent, et rendent le commande- ment inutile.... En un mot, elles sont le frein le plus puissant pour les hommes, et presque le seul pour les rois. Or, la seule religion chrétienne a eu sur toutes les autres cet avantage, par les mœurs qu'elle a introduites, d'avoir partout af- faibli le despotisme.... Les limites de cette reli- gion semblent être celles de la douceur du gou- vernement et de la félicité publique. » L'homme qui traçait ce tableau des bienfaits civils et politiques de la religion chrétienne était bien près de concevoir l'idée du progrès inces- sant de l'humanité. Ce fut l'objet du second dis- cours. Turgot se demande d'abord pourquoi la marche de l'esprit humain, assurée dès les premiers pas qu'il fait dans l'étude des mathématiques, semble dans tout le reste chancelant. Il montre com- ment, dans la vie, tout est le prix de l'effort. parce que l'effort, le travail, est la destinée de l'homme en cette vie, la source de la véritable grandeur. Il termine par une revue brillante et rapide des principales époques de l'histoire, et présente le tableau de la sécularisation des sciences dans l'Europe moderne, et de la multi- cation des académies et des sociétés savantes depuis Newton et Leibniz. On trouve ci i dans ce discours, particulièrement à l'endroit où le du ] euple r < in, quelques rémi- niscences de Bossuet et de Montesquieu. Ce qui en fait le mérite et l'originalité, c'est qu'il ne se pas au point de vue de la rel iet, ou de la politique, comme Mon- tesquieu, mais qu'au contraire, il met avant tout l'esprit hum lin ipe el instrument de tout progrès, de tout mouvement intellectuel. On sent, a chaque pige de ce p^tit écrit, que, pour Turgot, .e monde et la vie actuelle sont un domaine que Dieu a livré à l'homme pour le cul- tiver et y développer sa puissance, à l'aide de sa liberté et de sa raison, sous J'œil de la Provi- dence. La révolution des empires, les ruines nom- breuses que raconte l'histoire, et qui semblent eter des abîmes entre les différents âges de l'hu- manité, rien ne trouble le jugement du jeune philosophe; tout, au contraire, lui vient en aide pour sa démonstration; et il s'écrie : "Ainsi que les tempêtes qui ont agité les flots de la mer, les maux inséparables des révolutions disparaissent, le bien reste, et l'humanité se perfectionne. » Voilà bien, sous une imposante image, l'expres- sion claire, précise, et un peu stoïque, du dogme de la perfectibilité indéfinie de l'humanité. Sans doute, il mêla à cette noble foi quelques illusions. Il pensait, par exemple, qu'un jour toutes les an- ciennes erreurs s'anéantiraient, et que toutes les vérités utiles finiraient par être connues et adop- tées par tous les hommes. Ce progrès, selon lui, n'avait pas de terme assignable. Mais qu'impor- tent quelques illusions de détail? L'idée mère, l'idée féconde, seule vraie, était là et ne devait plus périr. Condorcet dit que Turgot avait conçu le plan d'un grand ouvrage sur l'àme, sur Dieu, sur le monde, les sociétés, les droits des hommes, les constitutions politiques, la législation, l'adminis- tration et l'éducation. C'est sans doute un malheur que Turgot n'ait pu achever un pareil ouvrage. 11 avait touché à toutes les matières indiquées par Condorcet, et à toutes avec succès. Mais ce que nous savons de sa vie et de ses idées suffit à faire pressentir ce système, dont ses travaux et ses écrits n'ont été que le reflet, et qui, plus fécond que bien des systèmes conçus loin des hommes et des affaires, donna un si noble essor à celte riche intelligence. Peu d'hommes ont su mettre une aussi complète unité dans tous les actes de leur existence. Il y en a moins encore, dans la sphère élevée où brilla Turgot, qui aient été mus aussi constamment et aussi profondé- ment par le seul amour du bien public et de l'humanité. Il existe plusieurs éditions complètes des Œu- vres de Turgot : celle de Dupont de Nemours, Paris, 1808-1810, 9 vol. in-8; celle d'Eug. Daire, Paris'. 1844, 2 vol. gr. in-8. On peut consulter : Mastier, Turgot, sa vie et sa doctrine, Paris, 1862, in-8; — Tissot, Turgot, sa Lie, son administration, ses ouvrages, Paris, 1S62, in-8; — Batbie, Turgot philosophe, écono- miste et administrateur, Paris, 1866, in-8; — Baudrillart, Éloge de Turgot, Paris, 1846 ; — La- vergne, les Économistes français, in-8, Paris, 1875. * .F. R. TURNBULL (Georges), né en Ecosse vers la fin du xviic siècle, mort probablement en 1752 à Aberdeen, où il enseignait, depuis 1721, la phi- losophie morale au collège Maréchal, et comptait parmi ses élèves, de 1723 à 1726, Thomas Reid. Il a laissé deux ouvrages: Principes de philo- sophie morale ou Recherches sur te sage et bon gouvernement du monde moral {Tiie Principlu of moral philosophg, an enquiry, etc.), 2 vol. in-8? Londres, 1740; — Traité sur la peinture mie ci ses rapports avec la philosophie et la poésie (.1 Treattse upon ancienl painting and ils connection, etc.), in-8, ib., 1741. A ce dernier écrit vient se rattacher relui qui a pour titre Collection curit use de peitt unes. d'après des dessins excellents, faits sur les originaux, in-f°, ib., 1744. Turnbull, comme il le déclare lui-même, est de l'école de Shaflesbury il d'Hutcheson, tanl pour la méthode que peur les principes, tant pour la politique et la morale ULIII — 1749 — ULRI que pour Ja philosophie. Ce qu'il se propose surtout, c'est de transporter dans la philosophie morale la méthode de la philosophie naturelle de Newton. « Le grand maître, dit-il, dont la sagacité et l'exactitude merveilleuse ont fait faire tant de progrès à la philosophie naturelle, en exposant la méthode qui seule peut mener à des connaissances certaines, déclare que cette mé- thode peut servir à la philosophie morale autant qu'à la philosophie naturelle. Frappé de cette grande pensée, il y a longtemps que j'ai été conduit à étudier l'esprit Immain de la même manière qu'on étudie le corps humain ou toute autre partie de la physique, et que j'ai tâché d'expliquer les phénomènes moraux comme on explique les phénomènes naturels.» On croirait entendre parler Reid lui-même, tant le disciple, en cela, est resté fidèle au maître. Conséquent avec lui-même, c'est par l'expé- rience; c'est par le témoignage direct de la con- science, et non par le raisonnement, que Turnbull établit la liberté humaine. « Si le fait de la liberté est certain, dit-il, il n'y a pas de raisonnement contre ce fait; mais tout raisonnement, quelque spécieux ou plutôt quelque subtil et embarrassant qu'il soit, s'il est contraire à un fait, ne peut être qu'un sophisme.... Le fait de la liberté est aussi assuré que tout fait d'expérience et de conscience puisse l'être." L'ouvrage le plus important de Turnbull, les Principes de philosophie morale, se divise en deux parties, dont chacune est l'objet d'un vo- lume distinct. La première partie est purement philosophique et traite successivement, par la méthode expérimentale, les points suivants : la liberté, le sentiment du beau, soit du beau na- turel, soit du beau moral; le sentiment du grand et du sublime ; l'organisation sensible de l'homme ou le rapport de l'homme à la nature; la dépen- dance réciproque du corps et de l'âme; la loi de progrès et de perfection; l'habitude; la raison; la raison morale ou le sens du bien et du mal; le rapport du sens moral à la religion; table comparative du bien et du mal dans l'humanité; enfin la défense de la nature humaine ou la ré- futation des principales objections élevées contre la dignité de l'homme et contre la vertu. La se- conde partie ou le second volume, exclusivement religieux et fondé uniquement sur des autorités religieuses, a pour titre particulier Philosophie chrétienne ou Doctrine chrétienne concernant Dieu, la Providence, la vertu et l'état futur, démontrée conforme à la vraie philosophie. C'est une suite de passages des saintes Écritures où se retrouvent toutes les vérités démontrées philo- sophiquement dans le premier volume. X. ULRIC DE HUTTEN, né à Steckelberg, en Franconie, l'an 1488, et mort dans l'île d'Ufmau, sur le lac de Zurich, au mois d'août 1523, ap- partient à l'histoire de la philosophie, non pas précisément par ses doctrines, mais par le rôle important qu'il a joué au milieu de ia plus grande crise qu'ait traversée l'esprit moderne. Après de brillantes études à'Fulde, à Cologne, àFrancfort- sur-1'Oder, reçu maître es arts en 1506, il se fit bientôt connaître par des poésies latines où brille, comme dit Bayle, une remarquable industrie. Ces poésies n'étaient pas seulement l'œuvre d'un littérateur habile, elles attestaient une âme ar- dente et un patriotisme plein d'audace. Le second ouvrage d'Uiric de Hutten, le panégyrique d'Al- bert de Brandebourg, archevêque deMayence [In laudem reverendissimi Alberti. archiepiscopi Mogunlinij panegyricus), est une glorification de l'Allemagne où l'apologie du passé est mêlée d'appels enthousiastes à l'avenir. L'élégance des formes latines et la fougue des sentiments ger- maniques y forment un singulier contraste. C* contraste, c'esl tout Ulric de ilutlcn. Pendant sa vie entière, on le voit passionné pour la renais- sance des lettres et la mission de l'Allemagne. A l'ignorance oppressive du moyen âge déclinant il oppose les lumières de la renaissance; aux ions et aux abus de la cour de Rome, la fierté germanique. Ses écrits antérieurs à 1511 renferment bien des idées qui font pressentir la réforme. Lorsque Luther commencera son auda- cieuse entreprise, il aura un allié tout naturel, rt assez embarrassant quelquefois, dans l'intré- pide adversaire des moines et des romanistes. 11 y a un livre d'Uiric de Hutten qui a sa place marquée dans la lutte de l'esprit et de la philo- sophie moderne contre la philosophie scolastique, ce sont IcsLelti'cs deshommes obscurs: Epistolœ obscurorum virorum ad venerabilem virum magistrum Orluinum Gratium, in-4, Venise (probablement Mayence), 1516. Elles ont été pu- bliées en trois parties; la troisième partie porte ce titre : Epislolarum obscurorum virorum u diversis ad diversos scriplarum et nil proiter lusum jocumque conlinenlium in arrogantes sciolos, plerumque famœ bonorum virorum obtrectatores, et sanioris doctrines contamina- tores, pars III). Intervenant dans l'odieuse que- relle suscitée au savant Reuchlin par les théolo- giens de Cologne, Ulric de Hutten composa une satire où la barbarie monacale, au commence- ment du xvie siècle, est impitoyablement bafouée. L'auteur suppose que les théologiens de Cologne, correspondant avec un de leurs chefs, lui donnent des nouvelles de la dispute de la faculté de théologie avec Reuchlin, et il leur fait exprimer, dans un latin digne du sujet, les secrètes pensées de cette ridicule et grossière oppression. La pu- blication des Lettres eles hommes obscurs a été un des coups les plus terribles portés par le xvie siècle aux inepties de la scolastique expirante. Si Ulric de Hutten n'est pas le seul auteur de ce pamphlet célèbre, il n'est plus permis de nier aujourd'hui qu'il y ait eu la plus grande part, et que, sans son impulsion, cette oeuvre si curieuse n'eut pas vu le jour. Ses autres ouvrages n'appartiennent qu'indi- rectement à l'histoire des sciences philosophi- ques. Soit qu'il lance d'éloquentes invectives au duc de Wurtemberg, assassin de son cousin Jean de Hutten; soit que dans maints pamphlets il vienne au secours de Luther [Ein Klagschrifl an aile Stand teutscher Nation ; — A ufer der teutscher Nation, etc.); soit que dans des dialogues imités de Lucien il confronte l'Itali' et l'Allemagne et encourage celle-ci dans r révolte [Trias romana, inspicientes, etc.), Ulrib de Hutten nous apparaît toujours comme l'une des plus curieuses figures du xvie siècle; mais la philosophie proprement dite a peu de chose à revendiquer dans ses travaux. Le moyen âge était mort; ce que cette période avait eu de grand et de sérieux avait depuis longtemps disparu; il n'en restait plus qu'un appareil philosophique sans âme, des institutions vieillies, mainti s en- traves contre lesquelles se heurtait sans cesse le vivant esprit du monde moderne: c'était tra- vailler à la cause de la philosophie que d et de frapper de ridicule l'odieux despotisme de l'ignorance. Telle a été la tâche remplie par Ulric de Hutten, et dont l'histoire des idées doit lui tenir compte; tâche qu'il eut rendue plus bienfaisante encore, s'il a'eûl pas mis trop souvent la violence au service du bon droit, et si son impétuosité, ses colères, ses té- méraires innovations n'eussent alarmé Luther lui-même. Les œuvres latines et allemandes d'Uiric de UNIT 1750 — UNIT Hutten ont été publiées par M. Ernest Miïnch, 5 vol.. Berlin, 1821-25. Les Epislolœ ohscurorum virorum, imprimées souvent en Angleterre et en Allemagne, ont été publiées aussi par M. Mûnch, avec une introduction intéressante et des notes; 1 vol., Leipzig, 1837. — On peut consulter, sur Ulric de Hutten, les Mémoires de Niceron, t. XV, p. 2i4-301 ; — les articles de Bayle et de Chauf- fe] ié; — les Biographies des hommes illustres de la renaissance, par M. Meiners (ail.), Zurich, 1797, t. III; — la Vie d'Ulric de Hutten, par Schubart (ail.), 1791, 1 vol.;— l'Histoire de la littérature poétique des Allemands, par Gervi- nus (ail.), 3 vol. in-8. Leipzig. 1835-1838, t. II; — l'Allemagne au temps de la réforme, par Charles Hagen (ail.), t. I;— Ulric de Hutten, sa vie. ses œuvres, son époque, par Zeller, in-8, Pa- ris.' 1869. S. R. T. UNITÉ. La notion d'unité est une des plus fondamentales et des plus nécesaires qui appar- tiennent à notre raison, car elle est la condition même de la pensée et se mêle à toutes ses opé- rations. Percevoir, juger, classer, comparer, raisonner, méditer, c'est embrasser en un seul acte plus bu moins prolongé, c'est lier dans son esprit, au moyen de certains rapports, plusieurs faits, plusieurs idées, plusieurs jugements, plu- sieurs raisonnements. Si l'unité est la condition universelle de la pensée, nous sommes obligés d'y voir a ussi la condition universelle de l'existence, puisque nous ne pouvons connaître ce qui est que par les lois et les facultés de notre intelligence. En effet, un être n'existe pour nous qu'autant qu'il se distingue de tous les autres, qu'il est et demeure lui-même, c'est-à-dire qu'il forme une unité. De là vient que certains philosophes de l'antiquité, comme ceux qui ont formé les écoles d'Élée et de Mégare, ont confondu dans une seule idée l'unité et l'être, et, assimilant de la même manière la multitude ou la diversité au néant, ont été conduits à n'admettre qu'un être unique, l'être absolu, et à considérer la nature comme une vaine apparence. Mais c'était prendre une abstraction pour une réalité; car l'unité n'est qu'un des caractères, une des conditions de l'existence, elle n'est pas l'existence même; pas plus qu'elle n'est l'intelligence ou la pensée, bien qu'elle soit la condition de toutes les opérations de l'intelligence. L'unité détachée de toute autre idée, de tout autre attribut, n'est qu'un mot vide de sens. Puis, on ne conçoit pas plus l'unité en général que l'existence en général ou l'être en général. Toute unité est nécessairement déter- minée, elle est telle ou telle unité, et non pas une autre, comme tout ce qui est est tel ou tel être défini par la raison ou par l'expérience. Ce sont ces différentes espèces d'unités que nous allons essayer de mettre en lumière et de distin- guer les unes des autres par la méthode d'obser- vation. La première unité dont l'idée se trouve en nous et sans laquelle il nous est impossible d'en concevoir aucune autre, c'est celle de notre propre conscience. Supposez, en effet, que celle-là n'existe pas, alors la pensée elle-même cesse d'exister, comme nous l'avons dit en commen- çant, puisqu'on ne pense pas sans savoir qu'on pense ou sans avoir conscience de sa pensée. Mais comment la conscience est-elle une? Parce qu'elle se rapporte à un seul être, à une seule à un seul moi; et ce moi, comme l'avons démontré tant de fois (voy. Ame, Substance, Cause), n'est pas simplement le sujet de la pen ée ou de la conscience, c'est-à-dnv quelque chose d'abstrait, une entité logique, mais ie temps quelle i e une cause personnelle et libre La notion d unité. telle que d'abord elle se présente à notre esprit et qui est pour nous le véritable tyre de ce qui est un, est donc inséparable de l'intelligence, de l'activité, delà liberté, et se réunit à l'idée d'une cause ou d'une substance spirituelle. Mais en même temps que la conscience nous donne cette idée, le souvenir éveille en nous celle du temps, dans lequel nous avons com- mencé et continuons d'exister; la perception nous fait concevoir l'espace où se meuvent et s'étendent les corps. Or, le temps et l'espace sont certainement deux unités; car l'un et l'au- tre nous sont donnés tout entiers, dans leur infinitude, comme deux choses auxquelles il n'y a rien à ajouter ni rien à retrancher. Mais quelle différence entre ces deux unités et celle que nous trouvons en nous-mêmes ! Celle-ci, outre qu'elle est vivante, intelligente, active, libre, est absolument indivisible , c'est-à-dire sans étendue; celles-là sont l'étendue même ou l'im- mensité, et rien que l'immensité, au sein de laquelle, tout en reconnaissant toujours un seul temps et un seul espace, nous pouvons intro- duire une infinité de délimitations ou de circon- scriptions. La moindre de ces délimitations, c'est le moment où le point type de l'unité arithmé- tique et origine de la notion de nombre, comme l'étendue elle-même prise dans sa totalité, forme l'unité géométrique et le principe de la notion de grandeur. Toutes deux se réunissent dans l'unité mathématique. Indépendamment de ces deux espèces d'unités, l'unité spirituelle du moi et l'unité mathéma- tique du temps et de l'espace, nous en con- cevons une troisième, celle d'une cause déter- minée particulière, qui agit dans l'espace et participe de l'étendue, de la divisibilité de l'es- pace, sans participer de son infinitude. Cette troisième espèce d'unité, c'est l'unité matérielle ou physique : car certainement un corps, si divisible qu'il soit, a ses attributs, ses propor- tions, ses limites, son existence propre, qui le distinguent de tous les autres corps; en un mot, il a son unité. Mais cette unité se présente sous différentes formes et parcourt, en quelque sorte, plusieurs degrés. Tantôt elle repose uniquement sur la contiguïté naturelle ou la force de cohé- sion qui unit les éléments: nous la distinguerons sous le nom d'unité chimique; tantôt elle résulte d'une construction dont toutes les parties, mues par une force intérieure, ont une forme et un usage invariables, et conspirent avec harmonie au même but : c'est l'unité organique; tantôt elle réside dans la force même que nous ad- mettons pour expliquer certains phénomènes sensibles, et que nous plaçons, selon la nature de ces phénomènes, ou dans un lieu déterminé, comme la contractilité, l'irritabilité, la force végétale , ou dans l'espace tout entier, comme, l'attraction universelle. C'est ce qu'on peut ap- peler l'unité dynamique. Sans doute une telle idée est bien éloignée de celle que nous nous faisons de la matière ; cependant toutes les forces de la nature agissant dans l'étendue et ne pou- vant se révéler à nous que par l'intermédiaire des sens, appartiennent nécessairement au monde physique. Enfin une dernière espèce d'unité, c'est celle 3ui est uniquement dans la pensée, et qui, hors e la pensée, n'a aucune existence distincte, comme les genres et les espèces; celle qui con- siste à embrasser dans une même idée abstraite, prise |>"ur type commun, une multitude de faits ou d'objets particuliers, semblables par certains points, différents par d'autres, et qui, au moyen de ces idées abstraites, com| [a même manière des jugements abstrait- VALL — 1751 — VAN quatrième espèce d'unité, c'est l'unité logique, qui se manifeste {lus qu'aucune autre dans les formes du langage, et que nous prenons trop souvent pour une unité réelle. Nous ne parlerons ni de l'unité morale, qui se trouve comprise dans l'unité spirituelle, ni de l'unité esthétique, c'est-à-dire de l'unité dans le beau, qui n'est pas moins abstraite que l'unité logique, et même, à un certain point de vue, se confond avec elle : car l'idéal que l'ar- tiste se propose est dans le même rapport avec les formes qui l'expriment, que l'idée générale avec les faits particuliers. On peut donc regarder comme suffisante la classification que nous ve- nons d'établir. De cette classification et des observations sur lesquelles elle s'appuie, nous tirerons deux conclusions, dont l'une intéresse hologie ou la nature de l'esprit humain, l'autre la métaphysique ou la nature des êtres en général. La conclusion psychologique, c'est que la no- tion d'unité, si nécessaire qu'elle soit, n'est pas une notion distincte et originale de notre esprit, une catégorie à part, comme dirait Kant ; mais elle se trouve évidemment comprise dans l'idée de substance et dans l'idée de cause, telles que nous les concevons par la conscience, dans l'idée de temps, dans l'idée d'espace, dans chacune des opérations de notre pensée ; et ce n'est qu'à l'aide de l'abstraction qu'on parvient à l'isoler pour l'élever, en quelque sorte, au-dessus des éléments dont elle fait partie. La conclusion métaphysique à laquelle nous sommes conduits, c'est que l'unité logique n'ayant aucune existence par elle-même ; l'unité mathématique, c'est-à-dire celle du temps et de l'espace, ne pouvant se concevoir que comme une condition de l'existence et non comme un être : l'unité physique étant une unité incomplète, puisqu'elle est toujours divisible, il n'y a de vé- ritable unité que l'unité spirituelle, celle qui vit, qui pense, qui agit, qui se sait libre. Par consé- quent, c'est une unité du même ordre, mais élevée aux proportions de l'infini, qu'il faut concevoir comme l'unité suprême à laquelle toutes les autres sont subordonnées. Dès ce moment, Dieu n'est plus la totalité inintelligible €t inintelligente, mais le créateur et la provi- dence de tout ce qui est. VALENTIN, VALENTINIEN, voy. GNOSTI- CISM". VALLA (Laurent), un des plus célèbres philo- logues du xve siècle, celui peut-être qui contribua le plus, avec le Pogge, au renouvellement des lettres classiques, particulièrement des lettres latines, naquit à Rome en 1406, d'une ancienne famille originaire de Plaisance. Son père, sa- vant docteur en droit, était avocat consistorial près du saint-siége. Valla rendit d'éminents services à son époque par de nombreuses et d'élégantes versions d'au- teurs grecs. Il en rendit aussi en combattant avec esprit, avec éloquence, la barbarie et l'in- tolérance du pédantisme scolastique. Il attaqua même l'orgueil et l'immoralité dont le clergé s'était rendu coupable en plus d'un endroit. Il osa contester jusqu'aux droits des pontifes et ce que l'on appelle la donation de Constantin. C'est à cause de ces attaques qu'il fut banni de Rome; mais Alphonse V, roi d'Aragon et de Naples, l'accueillit et le protégea toute sa vie. Le pape Nicolas V le rappela dans Rome même et le nomma son secrétaire. Après avoir enseigné les humanités à Pavie, à Milan, à Florence et ailleurs, après avoir été impliqué dans toutes les querelles littéraires de L'Italie, et avoir lancé une foule de diatribes contre le Pogge aussi )uvrage le plus connu, tant admiré,, et ployé par Érasme, c'est le livre des Élé- bien que contre Bartole, Valla mourut à Naples, comblé de gloire et d'honneurs, à 1 âge de cin- quante et un ans, en 1457. Son ouvrage 1 ivé p; gances de la langue latine Les écrits qui nous intéressent ici, puisqu'ils concernent la philosophie autant que la litté- rature classique, sont au contraire peu connus, et peut-être ne méritent-ils pas de l'être davan- tage. Ils sont au nombre de trois : de Dialec- tica contra Aristotelicos, in-f". Venise, 1499; — de Libertale arbilrii, in-4, Baie, lôlS; — de Voluptale et vero bono, in-4, ib., 1519. Dans ces trois ouvrages, Valla combat presque toujours les mêmes adversaires? c'est-à-dire les sectateurs d'Aristote et les partisans de la sco- lastique. Parmi ceux-ci, Boëce lui semble le nom le plus considérable; mais il n'en repousse pas moins certains antagonistes contemporains de ces mêmes scolastiques : Cusa, par exemple, lequel, selon Valla, a le tort d'accorder à l'es- prit humain la puissance de pénétrer les mys- tères du monde idéal et supérieur, au lieu de le rappeler au sentiment de sa faiblesse et au devoir de l'humilité. Valla accuse le péripaté- tiime de l'école, non-seulement de partir d'une ontologie abstraite, hérissée d'entités et de quid- dités puériles, non-seulement de suivre une méthode compliquée, sophistique, surchargée de termes barbares et de procédés contraires au bon sens; mais de conduire à l'orgueil d'esprit, en méconnaissant les limites de la science natu- relle, et à l'irréligion, en enseignant l'éternité du monde et la mortalité de l'âme individ Il regarde la doctrine d'Aristote comme abso- lument impraticable; et voilà pourquoi, dans ses Dialogues sur le bonheur, il compare la mo- rale des stoïciens et celle d'Épicure, négligeant à la fois la morale d'Aristote et celle de Platon. Dans ce parallèle, tout l'honneur revient, du reste, à la morale chrétienne, infiniment supé- rieure aux leçons de l'antiquité. La philosophie de Valla est, en général, pratique plutôt que spéculative. La faculté qu'il met à la tête de toutes les puissances dont l'homme peut être doué, c'est la volonté. C'est parce que l'Évangile s'adresse spécialement à la volonté, que Valla préfère la philosophie chrétienne à toute autre sagesse. La volonté est libre, dit-il; la prescience divine ne peut pas la borner, parce que cette perfection n'est pas cause de nos actes. La toute- puissance de Dieu la limite-t-elle? S'il en était ainsi, l'accord de notre liberté et de cet autre attribut de la Divinité serait un mystère, une difficulté insoluble, mais une difficulté qui ne serait pas de nature à détruire la liberté, non plus que la Providence divine. Tout dans l'homme, la mémoire même et le jugement, obéit à la vo- lonté, parce que nos sentiments et nos actes ont, pour source et pour objet, le bien ou le mal, c'est-à-dire l'amour ou la haine de Dieu. Le vrai bonheur ne saurait consister que dans le plaisir de chercher le vrai bien, par conséquent de cul- tiver la vertu, par conséquent d'aimer Dieu, l'auteur et la source de tout bien réel. Telle est la substance des traités moraux de Valla. On y remarque une certaine élévation de sentiments, une tendance marquée vers une piété libre à la fois et simple, conciliable avec les besoins d'une croyance positive et les élans d'une intelligence avide de lumières et de pro- grès. C. Bs. VAN HELMONT (Jean-Baptiste), né à Bruxel- les en 1577, issu des deux anciennes familles des Mérode et des Stassart, se consacra de bonne heure à l'exercice de la médecine, malgré la Y AN — 1752 — VAN résistance de sa mère, que ce choix blessait dans son orgueil. Telle lut l'ardeur avec la- quelle il suivit sa vocation, que, reçu licencié, à l'âge de dix-sept ans, à l'université de Lou- vain, il fut appelé par ses maîtres à profes- ser la chirurgie. Mais Van-Helmont convient plus tard qu'il était chargé d'enseigner alors ce qu'il ne savait pas. A vingt-deux ans, il avait lu et commenté la plupart des ouvrages de médecine dus aux Grecs et aux Arabes, et les défauts qu'il y trouva lui inspirèrent dès ce moment le projet d'une réforme dans l'art de guérir. Tout à coup, après une atteinte de la gale, pendant laquelle il s'est convaincu de l'impuissance des remèdes prescrits en pareil cas par les auteurs, il se dé- goûte de la médecine, se reproche d'avoir dérogé en embrassant cette profession, renonce à tous ses biens en faveur de sa sœur, se défait de tout l'argent qu"il avait retiré de ses livres, et se met à voyager. Il parcourt successivement l'Allema- gne/la Suisse, l'Angleterre, et, au bout de dix ans de cette vie errante, il rencontre un empi- rique qui lui découvre quelques-uns des secrets de l'alchimie, c'est-à-dire de la chimie. Aussitôt son imagination s'allume, et il retrouve sa pas- sion pour la médecine; non pas la médecine de Gahen et d'Hippocrate, mais celle de Paracelse. Sans se faire illusion sur les imperfections de son nouveau maître, il marche sur ses traces, il cherche le remède universel; il prend le titre de philosophe par le feu (philosophus per ignem), et la renommée qui s'attache au merveilleux, surtout en médecine, le respect et la reconnais- sance qu'il inspire par l'exercice gratuit de son art, l'encouragent à persévérer dans cette voie. De retour dans sa patrie, retiré dans la petite ville de Vilvorde, à deux lieues de Bruxelles, il passe le reste de sa vie à faire des expériences et à écrire, préférant son indépendance à la brillante position que lui offrent à leur cour les empereurs Rodolphe II, Mathias et Ferdinand II. Malgré le moyen qu'il prétendait avoir trouvé de prolonger la vie humaine, il mourut en 1644, âgé de soixante-sept ans, après avoir perdu sa femme et quatre enfants. La médecine, selon Van-Helmont, se confond avec la science de la nature, et dans la science de la nature il comprend la science des esprits, comme celle des corps, la métaphysique et la physique. Ses doctrines, nous n'osons pas dire son système, intéressent donc à un haut degré l'histoire de la philosophie. Mais, avant de les faire connaître, nous devons donner une idée de ce que, à défaut d'un autre mot, nous ap- pellerons la méthode de Van-Helmont, c'est-à- dire des procédés auxquels il demande la vérité, et du rôle qu'il attribue à la raison humaine. Van-Helmont est surtout un esprit indépen- dant, un hardi novateur. Il repousse également la méthode scolastique, encore florissante dans les écoles de l'époque où il vivait, et l'autorité des anciens, accréditée par les philosophes de la renaissance. La méthode scolastique n'est pas autre chose que le syllogisme ou le raisonne- ment : or, le raisonnement ne peut rien pour les principes; un principe ne se démontre pas, et la science est avant tout La connaissance des principes. L'autorité des anciens est encore plus méprisable : car les anciens n'étaient que d'aveu- gles païens, indignes du servir de guides à ceux qu'éclairent les lumières de la grâce. Nous ajou- as que Van-Helmont ne montre pas plus de déb: L'autorité de Paracelse; et quant .iiix théologiens, il les renvoie à la théologie, en science de Dieu de celle de la nature. Au rai lonnemenl el 9 l'autorité, \ an Hnlmont substitue deux choses qui vont difficile- ment ensemble : l'illumination et l'observation, le mysticisme et l'expérience. L'expérience lui paraît propre à nous montrer les phénomènes, les effets extérieurs, la surface des choses; mais leur essence intime, leurs principes, rien ne peut nous lés faire connaître qu'une révélation expresse, qu'une illumination intérieure de l'âme, provoquée en nous par la lecture de l'Écriture sainte, le jeûne, la prière et la contemplation. Il raconte que plus d'une fois, après avoir vai- nement cherché à comprendre un objet par le raisonnement , il finissait par s'en faire une image, qu'il contemplait avec les yeux de l'ima- gination, et avec laquelle il avait comme des entretiens prolongés, ac. velut eamdem alloquens Fatigué par cet effort, il s'endormait, et pendant son sommeil, surtout quand il avait jeûné, la même image lui apparaissait en songe et lui révélait ce qu'il voulait savoir. C'est ainsi qu'il a vu son âme sous la forme d'une vive lumière. Souvent aussi la vérité lui était communiquée par une grâce soudaine, quand, renonçant à tout désir, à toute action et à toute pensée, il s'aban- donnait simplement à Dieu. Dans cette méthode étrange, l'expérience, comme on doit s'y attendre, ne joue que le second rôle ; elle est appelée en témoignage des idées qui ont été conçues a priori; et quant à ces idées mêmes, bien qu'elles soient présentées comme le résultat d'une révé- lation intérieure et personnelle, il est impos- sible de n'y pas reconnaître l'influence de Pa- racelse et même de Cornélius Agrippa, inspirés eux-mêmes par les principes de la kabbale. Il conçoit toute la nature comme animée, vivante, intelligente; mais, au lieu de n'admettre, à l'exemple de ses devanciers et de ses deux con- temporains Jacob Boehm et Robert Fludd, qu'une seule vie. qu'une seule âme et une seule intel- ligence, il a soin, pour garder intact le dogme de la création, de multiplier à l'infini les agents spirituels, les forces invisibles de la nature, et de diviser sous mille formes ce que les premiers avaient cherché à réunir. De là l'absence de tout ordre et de toute synthèse dans l'exposition de sa doctrine; de là une variété qui va jusqu'à la confusion, sans compter les obscurités qui ré- sultent de son langage et de sa méthode. Voici les points capitaux autour desquels viennent se grouper toutes ses opinions. Dieu est le créateur et non la substance de la nature. Par un acte de sa toute-puissance et de sa liberté infinie, il a tiré l'univers du néant; il l'a formé, sans aucune matière préexistante, d'après un plan conçu dans sa sagesse. En créant l'univers, Dieu n'a créé que les principes dont l'univers se compose; car, en agissant les uns sur les autres, en se mêlant el se combinant de diverses manières d'après les lois inhérentes à leur nature, ces principes nous rendent compte de tous les faits dont nous sommes témoins. Quoique Van-Helmont n'ait jamais pris la peine de les compter et de les classer, on peut cependant être sûr qu'ils se trouvent compris sous les désignations suivantes : les éléments, les archées, les ferments, les blas, les âmes. Selon Van-Helmont, il n'y a pas quatre élé- ments, mais deux, l'air et l'eau, qui ont été créés avant le ciel et la terre. Aussi croit-il, malgré son orthodoxie, que le récit de la Genèse est de vingt-quatre heures en retard, et que le jour qui nous est signalé comme le premier, n'a été que le second. L'air est un corps compressible et dilata* Me. qui neparaît pas avoir d'autre office que celui é ipient et d'agent de transmission, il ert chargé de loger, dans l' s intervalles qui existent en lui, les vapeurs, exhalaisons OU gaz émanés VAN — 1753 — VAN de la terre, pour les transmettre ensuite aux différents corps terrestres. Ces intervalles sont de deux espèces : les pérolides, c'est-à-dire les vases destinés à recevoir les émanations dont nous venons de parler, et le magnale, qui, sans être le vide, n'est pourtant plus l'air, mais une l'orme de l'air, une chose neutre, intermédiaire uitre la matière et l'esprit; car le vide absolu n'existe pas pour Van-Hclmont. Le magnale est, à proprement parler, ce que nous appelons les pores. Il est la seule cause de la compressibilité et de la dilatabilité de l'air. L'air ne doit pas être confondu avec les gaz, dont le nom, tire probablement du mot allemand Geist (esprit), est de l'invention de Van-Helmont. L'air, comme nous venons de le dire, est un élément. Les gaz ne sont que le résultat d'une transformation opérée par un ferment, quand il est mis en contact avec un corps. Ils ont leur principe dans l'eau, et peuvent tous par le froid se résoudre en eau. De plus, l'air est coercible ou peut être renfermé dans un vase. Les gaz n'ont point cette propriété. L'eau, le second élément reconnu par Van- Helmont, joue un rôle bien plus considérable dans sa théorie. Elle est la matière dont sont formés tous les corps tangibles, et cette trans- formation ne lui fait point perdre son essence; car tous les corps, de même que tous les gaz, peuvent, dans certaines circonstances, se résoudre en eau. C'est à ce principe que se rapporte la fameuse expérience du saule. Un saule, du poids de 5 livres, planté dans un pot imperméable qui contenait 2U0 livres de terre, pesa, au bout de cinq ans, 169 livres 3 onces, non compris le poids des feuilles. D'où venait cet accroissement? Ce n'est pas de la terre où l'arbre était planté ; car celle-ci était à peine diminuée de 2 onces : c'est donc de l'eau distillée dont la plante était ar- rosée. La terre n'est pas un élément, mais, comme tous les autres corps, un produit de l'eau; la matrice, et non la mère, des différents corps en- gendrés dans son sein. Quant au feu, loin d'être un élément, il n'est pas même un corps • il n'est pas une substance, mais un intermédiaire entre la substance et l'accident. Il ne produit rien ; il dessèche, il détruit, et ne paraît utile que pour séparer ce qui est salutaire de ce qui est nuisi- ble. Voilà pourquoi les alchimistes soumettent tous les corps à l'action du feu. Il ne faut pas parler d'une chaleur vitale ; la chaleur n'est que l'effet, non la cause de la vie. Mais comment l'eau, matière unique de tous ies corps tangibles, se transforme-t-ellc dans les corps? La matière, selon Van-Helmont, n'est pas purement inerte; ennemi des abstractions scolastiques, il ne conçoit pas plus l'inertie ab- solue que le vide absolu. Cependant il ne donne à la matière qu'un rôle tout, à fait subalterne ; il la considère comme une cause auxiliaire, coagissanle non comme une cause efficiente. Quelquefois même elle n'est à ses yeux que la substance de l'effet : materia est ipsisaima effectus substantia. La cause efficiente, celle qui joue le principal rôle dans les productions de la nature, est le principe que nous avons annoncé sous le nom d'archée ; mais il porte aussi les titres d'esprit séminal et agent séminal, parce qu'il réside dans les semences, parce qu'il est lui- une semence vivante. L'archée est en même temps la vie et la forme des êtres physiques, ou leur forme active, sub- stantielle. 11 est produit par la réunion de la vapeur vitale (aura vilalis) et d'une forme ou image séminale (imago seminalis). Le premier représente la matière, et la seconde l'esprit. Ll semence visible n'est que l'enveloppe ou la si'/,'- que de cette forme séminale, unique source de la fécondité. Les archées son! aussi nombreux qut les dill'érentes espèces de corps, soit organisés, soit inorganiques. Il y en a pour les animaux; il y en a pour les végétaux, et d'autres pour les minéraux. Leur aspect est lumineux et a plus ou moins d'éclat, selon qu'on monte ou qu'on des- cend l'échelle de la création. Ce n'est pas encore tout : dans les êtres vivants, danj l'homme et dans les animaux, il y a un archée pour chaque partie distincte de l'organisme; mais pour main- tenir l'ordre et l'unité dans les fonctions, tous les archées particuliers sont placés sous le com- mandement d'un archée supérieur ou i qui, avant de diriger le mouvement général de la vie, préside à la génération et détermine la forme de l'animal. Grâce à cette faculté, l'ar- chée, loin de subir la loi de la matière, lui donne la forme et les propriétés dont il a lui-même besoin ; en un mot, il se fait son propre corps. Mais il ne faut pas dire, avec quelques histo- riens de la philosophie, qu'il en est le créateur; il le fabrique avec l'eau, la matière première de toutes les substances tangibles. Cependant, quelle que soit leur puissance, les archées ne sont pas des êtres libres, capables de prendre par eux-mêmes une détermination ; ils ont donc besoin d'une impulsion ou d'une exci- tation du dehors, sans laquelle ils resteraient à la fois inactifs et isolés les uns des autres. Cette excitation, ils la reçoivent des ferments, ainsi appelés parce qu'ils agissent à la manière du levain qui fait travailler la pâte. Les ferments sont donc des agents éloignés, la cause occasion- nelle des phénomènes physiques, tandis que les archées en sont les agents immédiats, la cause efficiente. Van-Helmont distingue un ferment général, inaltérable, immortel, et des ferments particuliers, sujets a la corruption et à la mort. Le premier, créé dès l'origine du monde, a été répandu dans tous les lieux où devaient exister des semences propres à former des corps; et il a même la vertu, en s'unissant avec l'eau, d'en- gendrer lui-même ces semences que l'archée doit plus tard faire éclore. Il n'est ni substance, ni accident, mais une existence neutre, une simple forme qui ressemble à la lumière, et qu'on ap- pelle souvent du nom de lumière vitale. Les ferments particuliers sont, comme les archées, partagés entre tous les corps. Placés dans les corps bruts, ils agissent par le contact de ces corps avec d'autres corps de la même espèce, comme le levain d'où ils tirent leur nom. Dans les corps organisés, ils sont unis à la semence, qu'ils excitent à se développer, et à laquelle ils communiquent un caractère propre, individuel : car ils varient dans chaque espèce autant que les individus : Fermenta individualiler per spenes distincta. Les archées sont le principe de toute organi- sation, de toute spécification, de toute forme, soit générale, soit particulière. Les ferments sont les agents excitateurs de ce principe, inca- pable de commencer l'action par lui-même. Mais il existe, dans la nature physique, un autre phénomène dont il faut chercher la cause : nous voulons parler du mouvement, tant intérieur qu'extérieur. La cause du mouvement ou la force motrice, dans le langage de Van-Helmont, s'ap- pelle le blas, sans doute de l'allemand blasen, qui veut dire souiller, chasser l'air des poumons, comme qui dirait la force impulsive. Pour cha- que corps doué de mouvement spontané il y a un blas particulier. Au premier rang il y a le blas des astres, qui les fait mouvoir en cercle et qui agit par ce mouvement sur les corps terres- VAN — 1754 — VAN très: puis vient le Inas des hommes. Ce dernier est de deux espèces : l'un naturel, qui agit sans la participation de notre volonté; l'autre libre, qui n'est que la volonté même. Il y a, entre les hommes et les astres, entre le blas des uns et celui des autres, une relation de temps et de signes, qui nous permet de prédire l'avenir, qui explique la divination, les songes prophétiques^ les augures, mais qui ne porte aucune atteinte a notre liberté et ne concerne que la partie mor- telle de notre existence. Enfin, au-dessus des principes que nous venons d'énumérer, sont les âmes. 11 y a deux espèces d'âmes : l'âme sensitive, commune à l'homme et aux animaux; l'âme intellectuelle, immortelle, ou simplement Yesprit (mens), qui n'appartient qu'à l'homme. Les végétaux, aussi bien que les minéraux, n'ont qu'un archée, mais point d'âme; leur existence n'est que le développement d'une l'orme préexistante dans la semence; ils ne sont pas vivants. L'homme n'avait, dans l'origine, qu'un esprit immortel, véritable image du Créa- teur où se réfléchissaient l'unité, l'harmonie de la nature divine, où toutes les facultés, unies par l'amour et éclairées de la lumière d'en haut, n'offraient entre elles aucune distinction et en- core moins de combat. Mais depuis que l'homme, abusant de la liberté, qui est inséparable de son être, s'est dégradé par le péché, le désordre et la division se sont établis dans sa nature. A son esprit immortel, qui est sa vraie substance, est venue se joindre une âme sensitive ou mortelle, siège de toute passion et de toute erreur. C'est à elle que nous devons de chercher la vérité par le raisonnement, au lieu de la voir comme autrefois par intuition. Elle seule reçoit les at- teintes de la maladie, est soumise à l'influence des astres et périt avec le corps. Nous la parta- geons avec les animaux, car elle est le principe même de la vie animale. Elle commande à l'ar- chée central, dont nous parlions tout à l'heure, comme celui-ci aux archées secondaires. Réunie, pendant la vie, à l'esprit immortel, elle l'orme un duumvirat (jus duumviratus) , qui a son siège dans l'orifice de l'estomac, tandis que l'ar- chée réside dans la rate. Le cerveau n'est pas le siège de l'âme, mais l'organe de ses percep- tions et de la mémoire, et l'agent par lequel elle transmet sa volonté. Toutes ses facultés, en se séparant des organes qui leur obéissent, cesse- ront de se distinguer les unes des autres ; la mort rendra à notre esprit immortel son indé- pendance et son unité. On voit clairement que Van-Helmont, en appli- quant à toute la nature les idées de vie, de force et de formes préconçues, c'est-à-dire les principes de l'idéalisme et du dynamisme, cher- che à sauver le dogme de la création et la liberté humaine. Mais en fuyant un excès il tombe dans un excès contraire. Pour éviter la doctrine de l'i- dentité, qu'il combat comme une autre forme de l'athéisme; pour mettre le plus d'intervalle possi- ble entre Dieu et la nature, entre la nature et l'homme, il multiplie à l'infini les agents et les principes ; il brise arbitrairement, par de chi- mériques hypothèses, l'unité de la création; il introduit non-seulement la métaphysique dans la chimie, mais la chimie dans la métaphysique. Il a été plus heureux en appelant l'expérience au secours de ses conceptions a priori. La mé- thode expérimentale a produit entre ses mains des résultats féconds. Les historiens modernes de la chimie lui attribuent la découverte du thermomètre à eau, de l'acide sulfurique, de l'acide carbi rue. de l'acide nitrique, du deu- toxyde d'azote, de l'acidité du su te etc. Van-Helmont, souvent primées et traduites dans plusieurs langues, ont été publiées pour la première fois, par les soins de son fils, sous ce titre : Ortus medicinœ, id est initia physicœ inaudila, progressifs medi- cinœ novus, in morborum idtionem ad vilain longam, in-4, Amst., 1648 et 1652. L'édition de 1652 (2 tomes en 1 vol. in-4), publiée par L. El- zevir, est la meilleure. — On consultera utile- ment sur Van-Helmont la notice de Ritter, dans le tome X, chap. vin de son Histoire de la philo- sophie, et deux excellents articles publiés par M. Chevreul, dans le Journal des savants, fé- vrier et mars 1850. VAN-HELMONT (François-Mercure), le fils du précédent, naquit probablement à Vilvorde, en 1618. Non content d'étudier comme son père la médecine et la chimie, il s'exerça, dès sa jeu- nesse, dans tous les arts et dans plusieurs mé- tiers. Il savait peindre, graver, tourner, tisser de la toile et même faire des chaussures. Un jour, il lui prend fantaisie d'apprendre la langue des bohémiens; il se joint aune de leurs bandes et se met à courir avec eux une partie de l'Eu- rope. En 1662, il est à Rome, où, par suite de quelques propos inconsidérés en faveur de la métempsychose, il se fait arrêter par l'inquisi- tion. Rendu, peu de temps après, à la liberté, il se rend à Manheim, en 1663, près de l'électeur Charles-Louis, à Sulzbach, en 1666, et prend part, avec Knorr de Rosenroth, à la publication de la Cabbala dénudât a, qui joue un si grand rôle dans les systèmes alchimiques. Il visite en- suite la Hollande et l'Angleterre, et après avoir passé quelques années dans ce dernier pays, près de la comtesse de Cannovay, son disciple et la sœur du chancelier Finch, "il retourne en Alle- magne, et meurt en 1699, âgé de quatre-vingt-un ans, dans un faubourg de Berlin. Il se vantait d'avoir trouvé l'élixir de vie et la pierre philoso- phai. Au lieu du mysticisme de Jean-Baptiste, cor- rigé par l'expérience et par un vif sentiment de la liberté et des facultés morales de l'homme, nous ne trouvons chez François-Mercure qu'un illuminisme sans règle, dégénérant en panthéis- me. Il veut, comme il le dit lui-même dans la préface des œuvres de son père, embrasser tout entier, depuis la base jusqu'au faîte, le saint art, Varbre de la vie, c'est-à-dire la science mysti- que; il veut voir toutes choses dans leur essence, dans leur principe commun. Aussi, pour qu'on ne se méprenne pas sur le but de ses recherches, prend-il le nom de philosop>he par l'unité (phi- losophus per unum in quo om/u'a), comme son père avait pris celui de philosophe par le feu. En effet, toute sa doctrine se réduit à un mélange assez informe des dogmes chrétiens avec le sys- tème de la kabbale. Il admet la création, mais une création éternelle, sans commencement ni fin, et qui n'est pas autre chose, au fond, qu'une émanation. La substance de tous les êtres est la même, unica 7iimirum substantia sive erttitas, et il n'y a que les modes qui diffèrent. Toute la nature est vivante, tout corps est animé et toute âme a un corps. L'âme, c'est la lumière ; le corps, ce sont les ténèbres. Mais ce qui est lumière à un certain degré, devient ténèbres à un degré supérieur, et ce qui est ténèbres se change en lumière à un point de vue opposé. Les ténèbres n'étant qu'une aégation, c'est-a-dire un moindre degré de lumière, la matière un moindre degré t, il en résulte que lout est esprit, que toul est lumière; que La vie de la nature con- siste en une suite de transformations de l'unique substance] que la vie de l'âme ne peut s'expli- quer que par la métempsychose. A ce dogme, consacré aussi par la kabbale, François-Mercurt VANI — 1755 VANI rattachait cette idée de son père, que J'àme se fabrique le corps dont elle a besoin. Ainsi, une âme dégradée par les passions brutales se fait, après cette vie, un corps de bêle. Celle qui a vécu saintement se fait un corps angélique. Il n'y a point de déchéance absolue : car il y a une limite nécessaire dans les ténèbres ou dans le mal. Toute âme arrivée à cette limite se relève et se régénère. L'originalité ne manque pas moins à toutes ces opinions que la solidité. Van-Helmont s'est aussi occupedulangage.il croyait avoir démontré que l'hébreu est la langue naturelle de l'homme, celle que tout homme par- lerait s'il n'était corrompu par la société, et que tous les caractères de cette langue représentent si fidèlement la position où doivent se trouver les or- ganes pour les prononcer, qu'un sourd-muet pour- rait les articuler à la première vue. C'est même à cette idée qu'il a consacré son premier ouvrage : Alphabeti vere naturalis, hebraici, brevissima delineatio, quœ simul melhodum suppedilat jaxta quam, qui surdi nati sunt, sic informari possunt, ut non alios solum loquentes intelli- gant, sed el ipsi ad sei-monis usum perveniant , jn-12, Sulzbach, 1667. Les autres ouvrages de Van-Helmont sont : Opuscula philosophica qui- tus continentur principia philosophiœ anti- quissimce et recenlissimœ, etc., in-12, Amst., 1690; — Seder Olam, sive Ordo sœcidorum, historiea enarratio doctrinœ, in-12, ib., 1693 ; — Quœdam prcemedilatœ et consiaeratœ cogi- tationes super quatuor priora capita libri primi Moïsis, in-8, ib., 1697. — On peut con- sulter sur ce philosophe, Reimmann, Historia universalis atheismi, in-8, Hildesheim, 1725; et Adelung. Histoire de la folie humaine, t. VI, p 294 et suiv. (allem.). VANINI. Son vrai nom , tel qu'il est écrit dans les archives de l'ancien parlement de Tou- louse, était Ucilio, et son prénom Pompeio; mais il y substitua, par une fantaisie digne de cette époque, ceux de Jules César, afin d'exprimer son désir, disent les mémoires du temps, de conqué- rir la France à la vérité comme le dictateur ro- main avait autrefois conquis la Gaule. Né à Tau- risano, près de Naples, vers 1586, puisqu'il affirme avoir trente ans en 1616. au moment où il publie ses Dialogues sur Naples, il étudia successive- ment à Naples et à Padoue, puis se mit à par- courir tous les pays et toutes les villes de l'Eu- rope où la philosophie était cultivée, la Hollande, la Belgique, l'Angleterre, Genève, Lyon, Paris, vivant comme il pouvait, donnant des leçons sur toutes choses, principalement sur la médecine, la philosophie et la théologie; car il a dû entrer dans les ordres, comme le fait supposer un pas- sage des Dialogues où il assure avoir lait autre- fois des sermons. Enfin il se rendit à Toulouse, où son esprit plein de vivacité, ses dehors ai- mables, son immense érudition, son éloquence, lui valurent d'abord de très-grands succès et at- tirèrent à son enseignement de nombreux élè- ves ; même le premier président du Parlement, Lemazuyer, lui donna un appartement dans son hôtel et lui confia l'éducation de ses enfants. Mais bientôt accusé, par la rumeur publique, de professer l'athéisme, il fut poursuivi pour ce crime devant le Parlement, et, sur le réquisi- toire du conseiller Catel, condamné à être brûlé vif après avoir eu la langue coupée. Cette exé- crable sentence, prononcée le 9 février 1619, après un procès de six mois, fut exécutée immé- diatement avec une cruauté dont les détails font frémir d'horreur. Vanini n'a laissé que deux ouvrages, bien qu'à tort ou à raison il s'en attribue beaucoup d'au- tres L'un s'appelle Amphithéâtre de l'éternelle Providence : Amphitheatrum œlernœ Provx- dentiœ divino-magicum , christ iano-physicum, neenon astrologo-catholicum , adversus velerea philosophos, atheos. epicureos, peripatelicos el sioicos, auctore Julio Cœsare Vanino, philoso- pho, thcologo ac juris utriusque doctore, in-12, Lyon, 1615. L'autre, habituellement cité sous le nom de Dialogues sur la nature, parce que c'est un traité de physique, rédigé sous forme de dia- logues, a pour véritable titre : Quatre livres sui- tes secrets admirables de la nature, reine et déesse des mortels : Julii Cœsaris Vanini, Nea- politani, etc., de admirandis naturœ, reginœ deœque morlalium , arcanis , libri quatuor, in-12, Paris, 1616. Entre ces deux écrits, qui se suivent à une année de distance, on remarque une différence énorme, pour ne pas dire une opposition complète. Le premier, dédié au duc de Taurisano, ambassadeur d'Espagne auprès du saint-siége, et revêtu de toutes les approbations officielles, respire partout une orthodoxie sévère et une soumission absolue à l'Église, en même temps qu'il défend, au nom de la raison, la Pro- vidence, la liberté, la responsabilité humaine Le second, dont le titre seul est déjà presque un cri de révolte, nous représente le monde comme un être éternel, vivant de sa propre vie, un dieu, et, à ces doctrines, qui rendent évidemment inu- tile l'intervention d'un créateur, ajoute des maximes d'une morale relâchée et même licen- i cieuse. Mais l'auteur le déclare lui-même (Dia- logues, p. 428), celui-là n'est qu'un masque, et les Dialogues seuls contiennent sa véritable pen- sée. Cependant nous allons essayer de les ana- lyser rapidement l'un et l'autre. V Amphithéâtre se divise en cinquante chapi- tres ou exercices, dans lesquels, après avoir éta- bli l'existence et la nature de Dieu, après avoir déterminé l'idée et donné les preuves de la pro- vidence, après avoir reconnu deux espèces de providence, l'une générale et l'autre spéciale, Vanini discute les objections que soulèvent ces doctrines; il réfute les arguments de Diagoras, de Protagoras et de leurs modernes imitateurs contre l'existence de Dieu; il résout les diffi- cultés que Cicéron élève sur la conciliation de la liberté humaine avec la divine Providence; il attaque le matérialisme des épicuriens et le fa- talisme de l'école stoïcienne. Partout il se mon- tre l'adversaire des philosophes scolastiques, de Cicéron et de Platon, reprochant aux premiers leur ignorance, au second ses déclamations, et au dernier des rêveries de vieille femme : anilv- bus fere plalonicis deliriis et insomniis. Il ne reconnaît pour maître qu'Aristole, interprété par Pomponace et par Averroès. Aussi Dieu est-il conçu par lui non pas comme la cause ou le principe moteur de l'univers, mais comme la substance éternelle et infinie, comme l'être des êtres; et, rejetant absolument la preuve par le mouvement, il le dépouille, en quelque façon, de l'activité que cet argument, suppose, et est con- duit à en donner cette définition équivoque : « Enfin il est tout, au-dessus de tout, hors de tout, en tout, à côté de tout, avant tout, après tout, et tout entier. » Quant à l'immortalité de l'àme, il se montre le digne disciple de Pomponace. Il ne croit à l'immortalité de l'âme que parce que le corps doit ressusciter; et il ne croit à la résur- rection des corps que sur la foi de l'Écriture, a J'avoue ingénument, dit-il (exerc. 27, p. 161!- 164), que l'immortalité de l'âme ne peut être dé- montrée par des principes naturels; c'est un ar- ticle de foi, puisque nous croyons à la résurrection de la chair. Le corps, en effet, ne ressuscitera pas sans l'âme.... Moi donc, chrétien et catholique, si je ne l'avais appris de l'Eglise, qui nous en- VATT 1756 VATT seigne certainement et infailliblement la vérité, j'aurais de la peine à croire à l'immortalité de l'âme. » En revanche, il parle très-bien de la liberté, qu'il démontre contre les stoïciens, et par laquelle il renverse cette proposition d'Aris- tote, que « Dieu agit nécessairement »; car, si tout est nécessaire dans le monde, la volonté hu- maine n'est pas libre. Ainsi, tous les dogmes essentiels, s'ils ne sont pas très-bien défendus, sont du moins toujours respectés dans ce livre; et l'auteur a soin, quand il les abandonne au nom de la philosophie, de les placer sous la sauvegarde de la religion. Il en est autrement des Dialogues sur la nature : là, dans le langage comme dans la pensée, plus de réticences ni de réserve. Des quatre livres dont l'ouvrage se compose, le premier traite du ciel et de l'air, le second de l'eau et de la terre, le troisième de la génération des animaux, le quatrième de la religion des païens. Pour toutes ces questions, comme pour celles qui font le sujet de Y Amphithéâtre, Vanini se montre un disciple enthousiaste d'Aristote et du philosophe de Bologne ; mais il est loin de se renfermer dans les limites de la physique. A la faveur du dialogue, dont les personnages sont l'auteur lui- même désigné sous le nom de Jules César, et un de ses amis et de ses admirateurs, appelé Alexandre, il aborde tous les problèmes. En religion et en philosophie, il se montre scepti- que et railleur. « Les enfants, dit-il, qui naissent avec l'esprit faible, sont par là d'autant plus propres à devenir de bons chrétiens. » 11 nie que l'intelligence puisse mouvoir la matière, et l'âme le corps. C'est, au contraire, la matière qui donne l'impulsion à l'intelligence, et le corps à l'âme. Par conséquent. Dieu n'est pas l'auteur du monde ; le monde est éternel et se suffit à lui-même. Mais, s'il en est ainsi, sur quoi repose la foi en Dieu, et à quoi sert-elle? Aussi Vanini, quand il parle de l'homme et de la conduite qu'il doit tenir, s'exprime-t-il de la même ma- nière que si Dieu n'existait pas. Son interlocu- teur lui demandant son sentiment sur l'immor- talité de Tâme, il répond (p. 492) : « J'ai fait vœu à mon Dieu de ne pas traiter celle question avant d'être vieux, riche et Allemand. » - « Nos vertus et nos vices, dit-il ailleurs (p. 348), dé- pendent des humeurs et des germes qui entrent dans la composition de notre être. » Il les fait aussi dépendre du climat, de la constitution at- mosphérique, et surtout de l'influence des astres. En conséquence, notre seule loi est de suivre nos penchants, de nous abandonner aux plaisirs et aux plus enivrants de tous, qui sont ceux de l'amour. Ce que l'auteur raconte de lui-même, et c'est un sujet sur lequel il s'étend beaucoup, donne le droit de croire que ses habitudes et ses mœurs étaient d'accord ave.; la licence de son langage et de ses opinions. Vanini, soit comme homme, scit comme phi- losophe, n'a donc aucun droit à l'estime de la postérité; il n*est digne que de pitié par la lin lamentable de sa courte existence, et par l'outrage que reçurent dans sa personne les saintes lois de l'humanité. Tous les documents qu'en peut consulter sur Vanini sont indiqués ; — une autre édition du Droit des gens, illustrée de questions et d'observations, par le baron de Chambricr d'Oleircs, avec des annexes nouvelles de Vallel cl de Sulzer, et un Compendium bi- bliographique par M. le comte d'Haulcrive, a été publiée en 1839, 2 vol. in-8, Paris; — enfin, M. Pradier-Fodéré en a donné une toute récente qui renferme le Discours de Mackintosh et les observations de Chambrier d'Oleires avec des notes nouvelles, Paris, 1863, 3 vol. gr. in-18. — De Vatlel a publié aussi, sur la fin de sa vie, comme un appendice de son grand ouvrage, des Questions de droit naturel ou Observations sur le traité de la nature, par Wolf, in-12, Berne, 1762. VAUVENARGUES (Luc de Clapiers, mar- quis de), issu d'une ancienne famille de Pro- vence, naquit à Aix le 10 août 1710. Après avoir reçu une éducation très-incomplète, il entra au service, en 1734, à l'âge de dix-huit ans, fit les campagnes d'Italie et d'Allemagne, assista à la retraite de Prague et revint en France, en 1743, ruiné de santé et de fortune, avec le grade de capitaine. Mécontent d'une carrière qui ne con- venait ni à ses goûts, ni à la faiblesse de sa constitution, ni à la médiocrité de ses ressources, il demanda un poste dans la diplomatie, et avait quelque espérance de réussir, quand de cruelles infirmités, occasionnées par une petite vérole, l'enchaînèrent pour toujours sur son lit. C'est alors que, se' réfugiant tout entier dans la médi- tation et dans l'étude, il rédigea, dans les rares intervalles que lui laissait la souffrance, ces nobles pensées qui ont immortalisé son nom. Il mourut à trente ans, plus jeune que Pascal, et, ne craignons pas de le dire, plus touchant et plus calme, laissant l'exemple d'un sage qui, du sein de la douleur, bénit la vie. Voltaire, qui l'aimait tendrement, et qui seul, avec Marmon- tel, visitait sa retraite, le peint dans ces mots : « Je l'ai toujours vu le plus inlortuaé des hom- mes et le plus tranquille. » Vauvenargues est un moraliste, non un philo- sophe. Il observe la vie humaine dans un intérêt pratique, pour savoir ce qu'elle vaut et quel parti l'on en peut tirer ; il n'aspire pas à un système ; il ne se pique pas de suivre dans ses réflexions une méthode savante. Mais, de tous les moralistes, c'est sans contredit celui qui a le plus l'esprit philosophique et qui voit le plus clair dans notre nature. Il ne s'arrête pas, comme La Bruyère, à la surface, se bornant à peindre des caractères, des traits, des effets particuliers, sans remonter à aucune cause générale. 11 ne s'attache pas, comme La Rochefouc-iuld, au petit côté de la vie, la peignant méprisab.e pour avoir le droit de la mépriser, et se vengeant par des épigrammes des mécomptes qu'il y a recueillis. Il a plus de ressemblance avec Pascal, à qui Voltaire ose le comparer. Il descend, ainsi que lui, dans les profondeurs de l'àmc, avec un cœur ému et passionné pour la vérité; mais, au lieu de ne chercher que la contradiction et le désor- dre, preuves de notre déchéance, il nous récon- cilie avec nous-mêmes, il nous relève à nos yeux, en montrant qu'il y a en nous une faculté du bien, du vrai et du beau, à laquelle toutes les autres obéissent, et qui compose le fond de notre nature. Cette faculté n'est pas la raison, qui, dans l'esprit de Vauvenargues, n'obtient que le second rang ; c'est le sentiment, l'instinct moral, le cœur. « Les grandes pensées viennent du cœur. » — « Le bon instinct n'a pa de la raison; mais il la donne. » — « L'esprit est l'œil de l'âme, non la force; la force est dans le cœur. ■ Cette puissance du sentiment se ré- vèle de bonne heure à Vauvenargues, par la raison qu'elle est en lui et qu'elle tient la pre- mière place parmi ses facultés. La Méditation sur la foi et la prière en sont les premiers effets; car, bien qu'ils trahissent l'imitation de Pascal, et que la forme y tienne peut-être plus de place que le fond, il est impossible, sur la parole de Voltaire, de ne voir dans ces deux mor ceaux qu'une gageure, ayant pour but de dé- montrer que, sans avoir la foi, on en peut parler le langage. Dans d'autres écrits de jeunesse, le Traité sur le libre arbitre, la Réponse à quel- ques objections, le Discours sur la liberté, et la Réponse aux conséquences de la nécessité. Vau- venargues va bien plus loin : ilestsurle chemin du mysticisme , entre Pascal et Malebranche, tout prêt à sacrifier la liberté à la grâce. La liberté ou la volonté, selon lui, c'est tantôt la faculté de suivre nos désirs et tantôt le désir même, « le désir qui n'est point combattu, qui a son objet en sa puissance, ou qui du moins croit l'avoir. » Or, d'où nous vient le désir? 11 nous vient de Dieu, il est la loi de Dieu ; il est l'amour qui nous incline naturellement vers le bien. Donc, nous sommes toujours et tout entiers dans la main de Dieu; et c'est par là, ajoute Vauvenargues, en nous rappelant jusqu'aux ex- pressions de Malebranche, « que nous pouvons nous promettre une sorte de perfection dans le sein de l'être parfait. » Mais cette action na- turelle du Créateur sur la créature ne lui suffit pas : il arrive souvent que nos désirs se combat- tent, et que notre vrai bien, vers lequel nous sommes inclinés par une volonté générale, est dérobé à notre vue par des biens particuliers, plus immédiatement sentis; alors il n'y a d'es- pérance pour nous que dans cette grâce victo- rieuse qui soumet sans combat , c'est-à-dire dans la grâce efficace du jansénisme. Ces réminiscences du xvne siècle, fruit d'un long commerce avec les écrivains de cette épo- que, furent bientôt emportées par l'esprit nou- veau. Aussi allons-nous trouver le philosophe, le penseur, dans les deux principaux ouvrages de Vauvenargues, ceux qu'il publia lui-même en 1746, un an avant sa mort : V Introduction à la connaissance de l'esprit humain et les Maximes. Le but que Vauvenargues se propose dans V In- troduction à la connaissance de l'esprit humain est complètement opposé à celui que poursuit Pascal dans ses Pensées. Nous avons dit que Pascal veut nous montrer les contradictions de la nature humaine; Vauvenargues veut les l'aire disparaître, et semble prendre à tâche de justi- fier d'avance cette proposition qu'on lit dans ses Maximes : « Il n'y a pas de contradictions dans la nature. » Mais les résultats ne répondent pas à son but. el l'on peut lui appliquer ici ce qu'il dit ailleurs de l'esprit de l'homme en général : « Il est plus pénétrant que conséquent, et em- brasse plus qu'il ne peut lier. » L'ouvrage se divise en trois livres, dont le premier truite des qualités de l'esprit; le second, des passions; et le troisième, des vertus, ou des principes du bien et du mal moral. Malgré cette apparente a rite dans le plan, l'unité manque complè- tement dans l'exécution; les différents sujets que l'auteur passe en revue n'ont presque aucun litre eux, et sont traités généralement avec plus de finesse et d'esprit que de profondeur. Nous citerons cependant quelques pensées où se révèle le caractère dominant de Vauvenargues. u Le goût, dit-il, est une aptitude à bien juger VA L'Y — 1758 - VEUT des objets du sentiment. Il faut donc avoir de l'âme pour avoir du goût. » Parmi les passions, il élève surtout l'amour de la gloire. Dans l'a- mour proprement dit il reconnaît un amour pur qui vient de l'âme et qui la cherche, pour qui la beauté physique n'est qu'une image de celle qui se cache à nos sens. La vertu consiste à sa- crifier son intérêt particulier à l'intérêt général ; le vice, c'est le contraire. Le vice, quoi qu'en disent certains politiques, n'est donc jamais utile à la société • car tout ce qu'on fait par cer- tains vices qui alimentent le luxe, on le ferait bien mieux par la vertu. A ces pensées se ratta- che un morceau intitulé : On ne peut être dupe de la vertu. « On ne peut être dupe de la vertu, s'écrie Vauvenargues : ceux qui l'aiment sincè- rement y goûtent un secret plaisir et souffrent à s'en détourner. » Nous devons également men- tionner ici les fragments sur le Pyrrhonisme, sur la nature et la coutume, sur la certitude des principes, où Vauvenargues établit contre Pascal qu'il y a des principes évidents par eux- mêmes, qui s'imposent à nous par leur propre autorité, et qui viennent de la nature, non de la coutume. « Toute coutume, dit-il, suppose anté- rieurement une nature ; toute erreur, une vé- rité. » Mais lorsqu'on parle de Vauvenargues on ne songe guère qu'à un seul de ses écrits : les Ré- flexions et Maximes. C'est là, en effet, qu'il se recueille, qu'il se montre tout entier, et qu'est son véritable titre de gloire. Le sentiment, comme nous l'avons dit, y tient la première place, mais sans exclure la raison. « La raison et le sentiment se conseillent et se suppléent tour à tour. Quiconque ne consulte qu'un des deux renonce à l'autre, se prive inconsidéré- ment d'une partie des secours qui nous ont été accordés pour nous conduire. » Ni le sentiment ni la raison ne sont incompatibles avec l'amour- propre, c'est-à-dire l'amour de soi. « Est-ce con- tre la raison ou la justice de s'aimer soi-même? Et pourquoi voulons-nous que l'amour-propre soit toujours un vice? » Vauvenargues a très- bien vu que l'individu est nécessairement com- pris dans le bien général, et qu'en poursuivant l'un, on ne peut oublier l'autre. C'est ce qui lui fait dire : « L'utilité de la vertu est si mani- feste, que les méchants la pratiquent par inté- rêt. » Prenant encore ici le contre-pied de Pascal et du mysticisme, il ne permet pas à l'homme de se réfugier en lui-même et d'anticiper, en quelque sorte, par de stériles contemplations, sur la mort; il veut qu'il vive, il veut qu'il agisse. « La pensée de la mort nous trompe, dit-il, car elle nous fait oublier de vivre. » Or, la vie, pour lui, c'est l'action. « Le l'eu, l'air, l'esprit, la lumière, tout vit par l'action. De là la communication et l'alliance de tous les êtres; de là l'unité et l'harmonie dans l'univers.... » — « L'homme ne se propose le repos que pour s'affranchir de la sujétion et du travail; mais il ne peut jouir que par l'action et n'aime qu'elle. » Admettant que l'homme est né pour agir, Vau- venargues ne pouvait condamner les passions, qui sont le principal ressort de notre activité. « La plus fausse de toutes les philosophiesestcellc qui, sous prétexte d'affranchir les hommes des embarras des passions, leur conseille l'oisiveté, l'abandon et L'oubli d'eux-mêmes. » — « Aurions- nous cultivé les arts sans les passions? et la réflexion toute seule nous aurait-elle fait con- naître nos ressources, nos besoins? » Mais il y eces de passions : de grandes et de es; et c'est aux grandes que Vauvenargues s'adresse, à la plus grande de toutes : a l'amour de la gloire. « Si les hommes, dit il n'avaient | pas aimé la gloire, fis n'auraient ni assez d'es- prit, ni assez de vertu pour la mériter. Quoi qu'on fasse pour la gloire, jamais ce travail n'est perdu s'il tend à nous en rendre dignes. » Le même sentiment se présente sous mille for- mes, soit dans les Maximes soit dans les Dis- cours sur la gloire, soit dans l'Introduction à la connaissance de l'esprit humain ; il est, pour Vauvenargues, une sorte de religion; et cependant avec quelle touchante résignation il accepte l'obscurité ! « On doit se consoler de n'avoir pas les grands talents, comme on se console de n'avoir pas les grandes places. On peut être au-dessus de l'un et de l'autre par le cœur. » Celte réhabilitation de la vie, de l'action, de la raison, de la gloire, fait de Vauvenargues un des promoteurs les plus résolus de l'esprit du xvme siècle ; mais sur d'autres points il s'en sépare. Il repousse de toutes ses forces le scepti- cisme et J'épieurisme. 11 croit que le savoir, quand il n'est pas uni au bon sens et dirigé vers un noble but, a plus de dangers que l'ignorance. 11 n'admet ni la perfectibilité indéfinie de l'es- pèce humaine, ni l'égalité naturelle des hommes. « Les hommes, dit-il (Discours sur les mœurs du siècle), n'ont jamais échappé à la misère de leur condition.» — «L'inégalité des conditions est née de celle des génies et des courages. » — « Le projet de rapprocher les conditions a tou- jours été un beau songe. La loi ne saurait égaler les hommes malgré la nature. » Il n'ajoute pas plus de foi à la puissance des institutions pour faire disparaître les abus de l'autorité ; mais il est de son temps pour l'amour qu'il porte à la liberté, a La guerre, dit-il, n'est pas si onéreuse que la servitude. » — « La servitude abaisse les hommes jusqu'à s'en faire aimer. » Enfin, si Vau- venargues n'est pas resté fidèle jusqu'à la fin de sa vie à l'ardente foi de sa jeunesse, du moins le voyons-nous toujours respectueux envers elle. Le raisonnement qu'il met dans la bouche d'un incrédule mourant en est la preuve. Dans l'In- troduction à la connaissance de l'esprit humain, à propos de la sanction que la religion promet à la morale (liv. III, ch. xlhi), il se sert de ces mots : « La religion, qui répare le vice des cho- ses humaines.... » Enfin^dans une de ses Maxi- mes (202e), il nomme l'Être des êtres, non pas comme une hypothèse, mais comme une vérité dont il est convaincu. Euiin, quelle que soit la profondeur de Vauvenargues, quels que soient son originalité et son bon sens, c'est moins par ces qualités qu'il nous impose que par son élé- vation, et par la conviction où nous sommes que cette élévation est dans ses sentiments. Il est pour nous la preuve vivante de la plus belle de ses maximes : « Les grandes pensées viennent du cœur. » Les œuvres de Vauvenargues ont eu plusieurs éditions, dont la plus complète est celle de 1821, Paris, 3 vol. in-8. Consultez : Prévost-Paradol, Éludes sur les moraliste français, Paris, 1865, in-12. VÉRITÉ, voy. Évidence, Certitude. VERTU, VICE. Le mot vertu (virtus, de vù\ homme; "Ape^r,, de àçr\:, Mars, la guerre) né signifiait dans l'origine que le courage, la qua- lité qui distingue l'homme de la femme, et qui se montre surtout dans la guerre. Puis, comme il faut aussi de la force et du courage oour résister à la passion, à la tentation du ma.', on a désigné sous le même nom la pratique habi- tuelle du bien : car, pour mériter le titre de vertueux, ce n'est pas assez d'un petit nombre de bonnes actions, il faut que nous ayons acquw la uualilé, c'est-à-dire la force nécessaire pour VIGO — 1759 VIGO préférer toujours le bien au mal. C'est cette force fixée en nous par l'habitude, que l'on ap- pelle vertu. L'habitude contraire, celle de céder à la faiblesse qui nous porte vers le mal, se nomme le vice. Le vice est si bien une faiblesse changée en habitude, qu'il peut exister en l'ab- sence même de la passion qui nous avait séduits d'abord. Les noms de vice et de vertu empor- tent donc toujours l'idée d'une lutte ; ils ne peuvent s'appliquer qu'à des êtres que le bien et le mal se disputent, et qui ne peuvent se donner au premier qu'au prix d'une victoire, et au second que par une défaite. La vertu est nécessairement une comme le bien. Cependant, comme l'idée du bien peut se présenter à notre esprit sous plusieurs rapports d'où résultent plusieurs classes de devoirs, on a aussi distingué plusieurs vertus, et même plu- sieurs classes de vertus. La plus ancienne et la plus célèbre de ces divisions est celle des quatre vertus cardinales (voy. ce mot). Con- sultez les Morales d'Aristole, particulièrement la Morale à Nicomaque. Pour les règles et les fondements de la vertu, voy. les mots Bien, De- voir, Morale. VICO (Jean-Baptiste), jurisconsulte, historien et critique, appartient à la philosophie à un dou- ble titre, comme l'un des fondateurs de la philo- sophie de l'histoire, et aussi comme un des adver- saires sensés et modérés de l'école cartésienne. Nous avons peu de chose à dire sur sa vie, une des plus laborieuses et des plus malheu- reuses que contienne la biographie des savants modernes. Né à Naples en 1668, il n'en sortit jamais, et y mourut en 1744. Fils d'un pauvre libraire, de bonne heure obligé de soutenir une nombreuse famille, il fut pendant neuf ans pré- cepteur des neveux d'un évoque d'Ischia, pen- dant quarante ans professeur de rhétorique à l'université de Naples. Malgré de vastes con- naissances, il échoua en concourant pour une chaire de droit qui lui eût procuré de l'aisance et de l'éclat. Les tortures de l'indigence se mê- lèrent aux soucis que lui donnèrent les mala- dies de ses enfants et ses propres infirmités. Après avoir traîné une existence obscure et ingrate, il mourut d'un ulcère à la gorge, au moment où le roi de Naples, s'apercevant enfin de son rare mérite, venait de le nommer son historiographe. En dépit de tant d'épreuves, Vico garda toujours le courage d'un sage chré- tien et un fervent culte pour les lettres et la science. Cette double foi lui permit de com- poser une foule d'écrits variés, en vers comme en prose, et d'espérer fermement dans la justice et de Dieu et de la postérité. Celle-ci, tant en Italie qu'en Europe, fut lente à reconnaître la véritable valeur, soit de l'écrivain, soit du pen- seur. Plus d'un demi-siècle seulement après la mort de Vico, ses oeuvres et son nom commen- cèrent à exciter l'attention générale et, parfois même, l'admiration publique. Herder, F.-A. Wolf et Goethe le recommandèrent aux Allemands, qui, en 1822, eurent une traduction de son prin- cipal ouvrage. Cinq ans plus tard, la France apprit à le connaître par une version réduite de M. J. Michel et. Le style de Vico, pour la langue latine comme pour l'italien, est marqué d'un caractère de vigueur et d'originalité dû à sa profonde con- naissance des auteurs romains et à l'étroite familiarité où il vivait avec le génie alors né- gligé do Dante. Ces qualités n'excluent pas ce- pendant d'assez graves défauts, tels qu'une extrême concision, une terminologie obscure et une certaine inhabileté pour la composition et l'expression de ses pensécà- Nourri de l'étude de la philosophie ancienne, particulièrement de celle de Platon ; versé dans tous les monuments de la jurisprudence ro- maine, textes et commentaires ; pénétré et comme animé du génie poétique de l'antiquité, mais surtout doué au suprême degré du talent de généraliser les idées et de les retrouver au fond des événements et des faits en appareme les plus disparates, Vico conçut le projet de fonder une philosophie de l'histoire toute nouvelle. Cette philosophie, il tentait en même temps de l'opposer à ce qu'il appelait les excès du carté- sianisme. Les reproches que Vico adressait aux carté- siens étaient presque tous fondés. Il avait sans doute tort de comparer le philosophe débutant par le Cogilo, ergo sum, au Sosie de Plaute s'é- criant : Si tergum cicatricosum, nihil hoc simili est si- [milius. Sed quum cogilo, equidem certo idem sum qui [semper fui ! Lui-même, d'ailleurs, avouait que Descartes avait affranchi l'esprit humain en le rappelant à sa pensée propre, en le forçant de prendre la raison éclairée par la conscience pour règle de ses jugements. Mais il n'avait pas tort d'exi- ger des métaphysiciens qu'ils tiennent compte aussi des traditions de l'histoire, des manifes- tations de la vie sociale et pratique; qu'ils tem- pèrent et qu'ils complètent les résultats de la spéculation privée par les données de l'expé- rience générale et traditionnelle. En s'isolant trop de ses semblables, le métaphysicien finit par ne plus connaître le mondé, où il prétend néanmoins introduire ensuite et appliquer ses idées, ses inventions, ses romans. Qu'au crité- rium personnel il unisse le critérium historique et social, c'est-à-dire le sens commun, expres- sion de l'autorité du genre humain, et il exer- cera sur les esprits une double influence. Au surplus, ce qui choque Vico, pour le moins au- tant que le dédain de l'histoire et du langage, c'est l'emploi uniforme de la méthode géométrique. Vouloir tout assujettir à ce formalisme mathé- matique, c'est revenir, après l'avoir si victorieu- sement attaquée, à la scolastique et à son ordre apparent et stérile. Selon la diversité des choses, suivons des voies diverses, des procédés ici phy- siques, là historiques, ailleurs géométriques, le plus souvent moraux et religieux. La science, en définitive, n'a-t-elle pas le même but que le droit et la religion? ne se rapporte-t-elle pas à Dieu et à la famille humaine? n'a-t-elle pas, aussi bien que les institutions positives de la société, pour fin et pour tâ;he de travailler à l'éducation du genre humain, à cette éducation pour laquelle la Providence se sert d'instruments très-variés, sans doute, mais tous également dignes des regards de la science? Les cartésiens, en ne voulant savoir que ce qu'Adam avait su, en s'obstinant à ne dater que d'eux-mêmes le vrai commencement de la philosophie, conçoi- vent donc celle-ci d'une manière trop abstraite, trop étroite, et l'éloignent de son objet le plus important, la société et la Providence. Aussi Vico leur préfèrc-t-il Platon, Tacite et Bacon. Tacite, dii-il, considère l'homme tel qu'il est; Platon, tel qu'il doit être. Platon contemple l'honnête avec la sagesse spéculative; Tacite observe l'utile avec la sagesse pratique; Bacon réunit les deux caractères : il sait contempler et observer, cogitare et videre. Toutefois, après avoir longuement étudié ces trois grands hommes, Vico crut reconnaître qu'à eux aussi manquait quelque chose. Platon au- Y ICO — 1700 Y ICO fait besoin d'un fondement historique ; Tacite, d'une théorie générale; Bacon, de vues spécu- latives d'une plus grande extension. Il lui sem- bla que Hugues Grotius pouvait servir à les compléter. Grotius, le créateur du droit des gens, réunit dans son système le droit universel à la théologie et à la philosophie, et appuie cel- le-ci sur l'histoire des faits et sur celle des lan- gues : de là, pour Vico même, tout un plan de recherches et de déductions systématiques ; de là le projet d'une alliance féconde de la philo- sophie et de la philologie, de l'étude qui con- temple le vrai par la raison individuelle, et de l'étude qui observe le réel dans les faits ou actes, et dans les langues ou discours, cette double manifestation de la nature commune des hommes et des nations. Les mêmes traits, les mêmes caractères, se disait Vico, se retrouvent visiblement dans cette variété sans fin d'actions et de pensées, de mœurs et de langues, que nous présente l'histoire de l'humanité. Une mar- che analogue paraît être suivie des nations les plus éloignées par les temps et les lieux, dans leurs révolutions politiques et dans les dévelop- pements du langage. Ne pourrait-on pas faire, à l'égard de ces accidents et de leurs lois, ce que Bacon a tenté d'accomplir pour l'explication du monde physique et physiologique? Ne pourrait- on pas dégager les phénomènes réguliers des accidents, et déterminer les lois générales qui régissent ces phénomènes mêmes, et parvenir ainsi à tracer l'histoire universelle et éternelle, qui se produit dans le temps sous la forme d'his- toires spéciales? En essayant de décrire le cercle idéal dans lequel tourne le monde réel, on écri- rait à la fois l'histoire et la philosophie de l'hu- manité, on marquerait tout ensemble l'essence immuable de la nature civile et sociale des hommes, et la présence constante de cette Pro- vidence qui gouverne invisiblement la grande cité du genre humain. Tel est le point de vue sous lequel Vico en- treprit de rechercher les principes de ce qu'il appelait avec raison la science nouvelle., les élé- ments de cette nature commune des nations qui lui semble la loi et la clef du mouvement historique des sociétés. Avant de publier le fruit de ses recherches dans l'ouvrage capital auquel son nom demeure attaché, Vico se livra laborieusement à l'examen de certains points essentiels à cette vaste étude et qu'il discuta dans des opuscules détachés. Ces opuscules divers, où la sagacité du penseur le dispute à la patience de l'érudit, sont comme autant de degrés qui préparent à la doctrine complète de l'auteur, et qui, pour cela, méritent une mention particulière. Dans le premier, il ébauche l'Essai d'un système de jurisprudence qui expliquerait le droit civil des Romains par les révolutions de leur gouvernement. Dans le second, il passe du droit proprement dit à la morale même, à ce qu'il appelle la sagesse ; il s'efforce de découvrir dans les étymoiogies latines, dans les racines des expressions les plus usuelles et les plus élémentaires de la langue romaine, la substance primitive de ses i sur les devoirs, sur les relations de l'homme et de la société : de Antiquissima Italorum sa- pientia ex originibus lingues laHnce eruenda, Naples, 1710, in-12. C'est dans ce traité si ingé- ix, si fécond en aperçus philosophiques et littéraires, et qui parait .unir i 'uoeo Sun curieux livre Platonein Ilalia, c'esl laque v ico chei eue principalement i fonder la philo- sophie sociale sur l'analyse, du langage, puisque c'est la qu'il fait ressortir l'identi liale, par exemple, des mots verum et factum, et la signification à la fois métaphysique et pra- tique de tant d'autres notions fondamentales, telles que verum et œquum, causa et nego- tium, etc. C'est là qu'il amasse les matériaux de l'édifice de « tout le savoir divin et humain, ce savoir dont les éléments se réduisent à trois . connaître, vouloir et pouvoir; et dont l'unique principe est cette intelligence qui, recevant de Dieu la lumière du vrai éternel, vient de Dieu, retourne à Dieu, est en Dieu. » Dans un troisième essai, il tâ:he d'exposer le même ordre de pensées, sous le titre d'Unité de principe du droit universel : de Uno juris unicersi principio et fine uno, Naples, 1720, in-4. Dans un quatrième opuscule, il entreprend de faire voir « l'harmonie de la science du juris- consulte », Liber aller qui est de constantia jurisprudentiœ, Naples, 1721, in-4; harmonie qui n'est autre chose que l'accord nécessaire de la philosophie et de la philologie. Voilà les préliminaires du livre intitulé Prin- cipes d'une science nouvelle, relative à la na- ture commune des nations, au moyen desquels on découvre de nouveaux principes du droit naturel des gens. Principi délia scienza nuova d'inlorno alla commune natura délie nazioni. Naples, 1725, in-8. Cette première édition fut suivie, en 1 730, d'une seconde, puis en 1744, d'une troisième qui offre des changements considé- rables. Si, dans la première, Vico suit une mar- che analytique, il procède, dans la dernière, par voie de synthèse, débutant par des axiomes, à l'exemple des géomètres, et en déduisant, non sans effort, toutes les notions particulières. Bien que la terminologie soit également bizarre dans l'une et l'autre édition, la première est beaucoup moins obscure et moins arbitraire que la troi- sième, c'est-à-dire que celle dont on fait usage généralement et qui a été reproduite dans toutes les éditions suivantes, sauf dans celle de Galotti, Naples, 1817, qui n'est qu'une réimpression de la première. Indiquons rapidement le contenu des cinq livres qui composent ce travail célèbre et depuis cinquante ans parfaitement connu. Le premier li- vre expose ce que Vico nomme les principes ; le second traite de la sagesse poétique; le troisième est une application de la théorie développée au livre précédent, une sorte de digression sur le véritable Homère; le quatrième livre retrace le cours que suit l'histoire des nations; le cin- quième et dernier livre doit établir l'évidence du retour des mêmes révolutions, lorsque les sociétés détruites se relèvent de leurs ruines. C'est la matière du premier livre qui doit nous intéresser le plus. Qu'y entend-on par principes? 11 y en a de plusieurs espèces, les uns relatifs à la connaissance en général, les autres concer- nant l'étude particulière de l'histoire, d'autres encore à l'égard de la critique historique ou lit- téraire. A cette dernière classe appartiennent les règles suivantes : il faut se pénétrer de l'idée que chaque peuple doit à lui-même le degré de culture auquel il est parvenu ; il faut se garder d'exagérer la sagesse ou la puissance des plus anciennes peuplades; il faut regarder comme des êtres collectifs, comme des symboles', certains individus historiques, tels que Hercule, Hernies. Homère. L'étude de l'histoire a un but philoso- phique et pratique tout ensemble pour qui sait reprendre en philosophe et en philologue tuur à tuur, pour qui élève les faits et les lan- gues au rang de ventés universelles et de croyances invariables; elle devient alors une dé- monstration invincible de ces deux vérités : la nature hum la sagesse humaine est une; et la divine Providence, une aussi, se sert & VICO — 1761 — VIE sagesse lorsque celle sagesse refuse de la servir. La tâche sociale de l'historien philosophe est de retrouver partout les éléments de cette nature commune, puis de marquer les âges, les phases qu'elle parcourt régulièrement en se dévelop- pant, en se perfectionnant ou en se dégradant; enfin, de tracer le cercle idéal où tourne le monde réel, le plan assigné par la Providence, par la cause créatrice et conservatrice, à chaque nation, à chaque société particulière, et, par conséquent, à la civilisation universelle. Pour accomplir cette tâche, il suffit du sens commun : c'est lui qui constitue le fond de la sagesse hu- maine et qui nous fait saisir le général au mi- lieu des détails, le vrai durable au sein de la mobilité universelle. L'usage impartial de cet organe, dédaigné de certains philosophes, con- duit Vico à proclamer comme vérités philoso- phiques à la fois et historiques, ces trois prin- cipes essentiels : 1° réalité d'une Providence invisible, attestée par l'institution universelle des religions; 2° nécessité de dompter les pas- sions et de les convertir en vertus sociales, cor- respondant à l'institution des mariages et des familles ; 3° croyance naturelle à l'immortalité de l'âme, confirmée par l'institution des sépul- tures. A côté de ces trois articles de foi, Vico admet une croyance plus vaste encore, celle du besoin permanent de société ; et en comparant les périodes de l'existence sociale, soit chez le même peuple, soit chez des peuples différents, il arrive à les réduire à trois âges distincts : l'âge divin ou théocratique, âge obscur, qui parle une langue sacrée ou hiéroglyphique; l'âge héroïque ou fabuleux, qui se sert d'un idiome, métapho- r que et poétique; l'âge humain ou historique, qui emploie le langage véritablement lettre et classique. C'est la civilisation du second âge, la sagesse poétique, celle dps géants et des poètes, qui fait l'objet propre du second livre de la Science nouvelle, et que Vico sait traiter avec un art nouveau, avec une pénétration et une étendue d'érudition qui l'ont placé parmi les créateurs de la philosophie des mythes et des cultes. Le quatrième et le cinquième livre, toutefois, sont davantage de notre ressort. L'auteur y dé- roule les époques successives du droit religieux et civil, les révolutions politiques et morales, qui répondent aux trois phases de la société hu- maine, la justice théocratique et impitoyable de l'âge divin, l'équité politique mais arbitraire en- core de l'âge héroïque, l'égalité civile de l'âge humain, qui, selon Vico, se conserve le mieux dans une monarchie bien constituée. La perte de l'indépendance et la corruption interne sont les deux causes qui mettent tin à la vie d'une na- tion. Deux remèdes sont capables de la lui ren- dre : une monarchie puissante eu la conquête par un peuple meilleur. Si l'un et l'autre de ces deux moyens étaient impuissants, la nation se dissoudrait, se disperserait comme l'empire ro- main, et ferait place à une autre société, qui, recommençant avec la même nature la même série d'évolutions, parcourrait probablement le même cercle, développerait librement les mêmes facultés, et obéirait, peut-être sans le savoir, aux mêmes décrets providentiels. C'est cette marche identique et circulaire, cette communauté de re- tours, corsi e rieorsi, cette rotation universelle, qui a f lit donner à toute la théorie de Vico- le titre de système des retours historiques. Nous regrettons de ne pouvoir entrer dans plus de détails. C'est par la variété, trop multi- pliée souvent; des circonstances et des induc- tions, que l'ouvrage de Vico attache et instruit, autant que par la rare sagacité avec laquelle il DICT. PHILOS. analyse les traditions héroïques, les fi rtions ou les lois primitives, et tout ce qui', dans le passé, peut contribuer à éclaircir l'avenir. Quelle in- nombrable multitude de points de vue I Mais quel dommage aussi, comme le sentait Goethe (Ma vie, p. 2), que ce « Hamann d'Italie » se soit con- tente, sur tant de questions, de simples pressen- timents, d'indications sibyllines, de conjecture* grandioses, mais confuses et subtiles! Dos lacu- nes sérieuses se font remarquer, d'ailleurs, à travers tout ce travail imposant. D'une part, il court risque de se perdre dans les circuits du droit romain; d'autre part, il n'accorde presque nulle attention ni aux productions de l'art, ni aux monuments de la philosophie proprement dite. Son principal mérite consiste à mettre sur le premier plan de la vie sociale les notions du droit, celles de la justice publique et des insti- tutions qu'elle constitue, celles enfin de L'État et du gouvernement, qui ne devraient être que le droit organisé et réalisé extérieurement. Mais cette juste préoccupation lui ferme les yeux sur le rôle que la religion joue dans les époques où l'idée du droit ne domine pas encore. Ainsi, l'O- rient se trouve négligé autant que Rome est sa- vamment consultée et dépeinte. Un reproche non moins fondé regarde les conclusions théoriques de la Science nouvelle. Elle s'arrête à l'existence des nations, à leur commune nature, à leur marche circulaire; elle ne s'étend pas à l'en- semble des nations, à l'espèce humaine même. Que devient celle-ci, de retours en retours? avance-t-elle, abstraction faite de tel ou tel peu- ple? Si elle avance, dans quel ordre le fait-elle, le doit-elle faire? Suit-elle, comme Gœthe le pen- sait, une ligne spirale? son développement est-il vraiment progressif, ou à quelles conditions le peut-il devenir? Voilà le problème auquel Vico ne songeait guère, et auquel Bossuet et Herder s'intéressèrent davantage. Nonobstant ces vides et ces faiblesses, peut-être inévitables, Vico gar- dera le rang que lui valurent son génie persé- vérant^ et pénétrant, et son héroïque foi dans la dignité de la science et dans la puissance du droit. M. J. Ferrari a publié une édition complète des œuvres en prose de Vico, Milan, 1837, 7 vol. in-8. M. Michelet a traduit la Science nouvelle sous ce titre : Principes de la philosophie de l'histoire, Paris, 1827, in-8; et a publié des Œu- vres choisies de Vico, 1836, 2 vol. in-8. Consultez : Ferrari, Vico et l'Italie, Paris, 1840, in-8 ; — Th. Jouffroy, Mélanges philosophiques, de la Philosophie de l'histoire : Bossuet, Vico, Herder. C. Bs. VIE. « La vie, a-t-on dit, est un principe inté- rieur d'action. » « La vie, a-t-on dit encore, est l'alliance tem- poraire du sens intime et de l'agrégat matériel, au moyen d'un èvopij.ov dont l'essence est incon- nue. » « La vie est l'organisation en action, l'activité spéciale des corps organisés. » « C'est une collection de phénomènes qui se succèdent pendant un temps limité dans un corps organisé. » « C'est l'uniformité constante des phénomènes, en regard de la diversité des influences exté- rieures. » Nous nous garderons bien d'ajouter une défi- nition à ces définitions, et à bien d'autres, toutes à peu près également défectueuses et in- suffisantes. Nous nous bornerons à une désigna- tion. La vie est un des modes de l'existence : c'est ùl y a de commun dans la manière ûont existent les corps qu'on appelle organisés, c'est- à-dire les végétaux et les animaux 111 VIE — 1762 — VIE La vie peut être considérée, premièrement , dans son aspect en quelque sorte extérieur, dans les formes qu'elle revêt, dans les conditions or- ganiques auxquelles elle est liée, dans les actes par lesquels elle s'exprime. Elle peut l'être, en second lieu, dans les facul- tés, les forces, qu'il est permis d'induire de ces formes, de ces conditions, de ces actes, dans le principe auquel on rattache ces facultés , ces forces, dans les systèmes qui ont été émis sur ces facultés, ces forces, ce principe. Examinons donc, d'abord, la vie dans son ex- térieur, c'est-à-dire sous le rapport des condi- tions et des actes qui la caractérisent chez les êtres qui en sont doués. La première, et en quelque sorte la plus frap- pante des conditions de la vie, ce sont les formes soit générales, soit partielles, soit extérieures, soit intérieures, soit composées, soit élémentai- res, des êtres auxquels on l'attribue, les végé- taux et les animaux. Or, ces formes, il n'est pour ainsi dire besoin que de les rappeler. Tandis que celles des minéraux, des corps qu'on appelle inor- ganiques et inertes, sont anguleuses et géomé- triques, celles des végétaux et des animaux, au contraire , sont adoucies , arrondies , affectent toutes sortes de courbes, qu'il est impossible de ramener à des formes géométriquement régu- lières. Et cela a lieu, comme nous le disions, dans les formes particulières, intimes, primor- diales, du végétal et de l'animal, comme dans leurs formes générales ou extérieures. A ces formes arrondies des corps vivants sont jointes une mollesse, une élasticité de leurs tissus et de leurs organes, qui résultent du mé- lange ou plutôt de la combinaison de parties li- quides et de parties solides; combinaison dans laquelle, chez les animaux au moins, les liquides sont de beaucoup prédominants. Mais ce mélange des parties liquides aux parties solides, dans les corps organisés ou vivants, ne s'y fait point de la même manière que dans les corps inorgani- ques ou inertes. Dans ces derniers, les liquides, lorsqu'il y en a de mêlés aux solides, y sont ras- semblés par masses, grandes ou petites, irrégu- lièrement disposées et sans aucune loi apparente. Dans les corps vivants, au contraire, ils sont contenus, conservés, et surtout mus dans des ré- servoirs et des canaux dont l'organisation est des plus évidentes et des plus parfaites. De ces ré- servoirs et de ces canaux, les uns renferment et transportent des substances liquides ou qui ne tarderont pas à l'être, venues du dehors pour servir à la nutrition; d'autres surtout, et c'est là ce qui constitue la circulation proprement dite, renferment et transportent les liquides, blancs ou rouges, provenant plus ou moins directement de ces substances, la sève, la lymphe, le chyle, le sang, liquides destinés à la nutrition des or- ganes et à l'entretien de la vie; d'autres, enfin, donnent passage aux liquides ou aux matières de la dépuration et de l'excrétion. Cet appareil multiple et varié du mouvement des liquides dans Les êtres vivants, à peine ébau- ché, à peine apparent, chez les plus abaissés d'entre eux, devient d'autant plus manifeste, d'autant plus partait, qu'on s'élève davantage dans la série de ces êtres, des végétaux aux ani- maux, et, chez les uns et les autres, des plus simples aux plus composés. A Bon cxi i i elle d'un autre appa- reil, dont l'importanci ;rande, etqui se perfecl e el se localise aussi d'autant plus tu ■/ lesquels on l'examine Boni is d'une plus riche organisation. Nous vou- n il de la respiration, qui a objet de re< ueillir dans L'atmosphère une substance gazeuse , la substance peut-être la plus indispensable à l'entretien de la vie; chez les plantes, le carbone; chez les animaux, l'oxy- gène. C'est aussi à mesure qu'on s'élève dans l'é- chelle des êtres vivants, ou plus exactement ici dans l'échelle des animaux, qu'on voit apparaî- tre une nouvelle condition de la vie, un nouveau système d'organes, qui donne à cette vie un nou- veau caractère, la rend plus active, plus person- nelle, en y ajoutant ce qu'elle paraît ne pouvoir tenir que de ce système, la sensibilité. Ce nou- veau, ce suprême appareil organique, nous avons à peine besoin de le nommer : c'est le système nerveux, désigné encore, pour les raisons que nous venons de rappeler, sous les noms de sys- tème sensible, de système excitateur. Dans ce premier et trop court parallèle des corps inertes et des êtres vivants, nous avons déjà prononcé deux ou trois fois le mot d'orga- nes , et nous croyons aussi celui de fonctions. Ces deux mots, ou plutôt les deux choses qu'ils représentent, constituent, c'est ici le lieu de le dire, la grande, la plus grande différence qui existe entre ces deux grandes séries d'êtres. Dans les corps inertes, dans les minéraux, il n'y a qu'une masse homogène, qui n'offre en réalité ni différences, ni parties. Dans les êtres vivants, au contraire, il existe essentiellement des parties très-différentes, très-distinctes, des instruments spéciaux, des organes ayant des usa- ges, des fonctions distinctes, lesquelles, néan- moins, concourent toutes à un but commun, qui est la vie de l'individu. Lorsque, pénétrant plus avant dans la recher- che des conditions matérielles qui caractérisent les corps vivants, on détermine la texture intime et la composition de leurs organes, comparative- ment à la composition des corps inertes, voici, en somme et très-brièvement, les résultats aux- quels on arrive. Dans les corps vivants, les éléments ou les principes immédiats des organes sont essentiel- lement différents de tout ce qui se rencontre dans les corps inorganiques. Ces principes, qu'on connaît sous les noms d'a- midon, de gluten, de gomme, d'albumine, de gélatine, etc., donnent lieu, en outre, dans les végétaux, et surtout dans les animaux, à des composés extrêmement nombreux qui constituent les tissus et les organes. Lorsqu'on les décompose et qu'on les ramène à leurs éléments simples, à leurs principes médiats ou indécomposables, on trouve que ces éléments simples sont beaucoup moins nombreux que ceux des corps inorgani- ques. Parmi ces éléments des corps vivants, ceux qui s'y rencontrent dans la proportion incompa- rablement la plus considérable sont au nombre de quatre. Ce sont l'oxygène, l'hydrogène, le car- bone, et enfin l'azote; ce dernier élément est, en quelque sorte, particulier aux corps vivants. Les corps inertes lie le contiennent pas; ils ne pré- sentent à l'analyse chimique que les trois au- tres : l'oxygène, l'hydrogène et Le carbone. De plus, dans ces corps inertes, les cl. aples ne sont combinés que deux à deux, et ces eo - binaisons conservent leur caractère binaire dms le cas même où trois ou quatre éléments sonl /•s dans la composition du corps. Dans les corps vivants, au contraire, les éléments sont combinés trois à trois, ou quatre à quatre, el les composés qui en résultent offrent infiniment moins de ténacité que les composés minéraux. La naissance, l'origine des corps vivants, n'est pas non plus la même que celle des corps privés dévie: car ceux-ci ne naissent pas. Ils se for- dans des conditions déterminées, soit par VIE — 1763 VIE agrégation de certains éléments simples, soit en se détachant mécaniquement de masses déjà for- mées. Les corps vivants, au contraire, pour ne pas parler ici du mystère des générations spon- tanées et des contradictions de la science sur ce point, les corps vivants naissent d'un individu vivant, par scission, par bouture, par germe, ou plus généralement et d'une manière caractéris- tique, soit dans les végétaux, soit dans les ani- maux, par génération. Après la naissance vient le développement. On l'a dit, et nous ne faisons que le rappeler : dans les corps inertes, ce développement, qui n'est en réalité chez eux qu'un accroissement, a lieu par juxtaposition, et du dehors en dedans. Dans les corps vivants, au contraire, il se fait du dedans au dehors, par intussusception, par nutrition, par assimilation, en vertu de cette organisation vasculairc dont nous n'avons pu qu'indiquer l'ad- mirable mécanisme. Enfin, au terme de ce développement, après un certain temps de vie et une période de déca- dence, les corps vivants, végétaux et animaux, cessent de vivre; ils meurent, à la différence capitale des corps inertes qui peuvent s'altérer, se dissoudre, mais qui ne meurent pas. La mort, au point de vue extérieur, apparent, c'est la fin de l'individu, l'annihilation complète de son or- ganisme; c'est ensuite la dissolution, complète aussi, de cet organisme, tellement qu'au bout d'un temps plus ou moins long, il ne semble plus en rester un atome, tout en ayant été rendu à la terre et à l'air, ou à leurs divers éléments. Nous venons de résumer, aussi brièvement que nous l'avons pu et que cela nous était imposé par la nature et les bornes de cet article, les carac- tères extérieurs, et en quelque sorte les appa- rences de la vie. Mais ce ne sont là que des pré- liminaires, qui ne forment pour ainsi dire que l'écorce de la question. Un premier pas à faire au delà, et ce pas on l'a fait ou l'on a cru le faire, consiste dans la re- cherche et la déduction des forces particulières d'où découlent les mouvements, les actes dont l'ensemble constitue la vie. C'est surtout à propos de cette mort dont nous venons de parler, c'est- à-dire de cette annihilation de l'individu, végétal ou animal, que peut se poser cette question des conditions dynamiques, virtuelles, vitales, en un mot de la vie. C'est, en effet, à la mort qu'éclate le mieux et le plus l'opposition, l'antagonisme qui existe ou semble exister entre les forces générales de la nature, celles qui régissent exclusivement les corps inertes, et les forces particulières qui ani- ment et préservent les êtres vivants. C'est l'évi- dence de cet antagonisme qui a inspiré deux des définitions de la vie, lesquelles, au fond, n'en forment qu'une : celle de Stahl, qui dit que la vie est le )-':suU>il des efforts conservatoires de l'âme; celle de Bichat, pour lequel la vie est l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort. Les forces qui animent les corps vivants résis- tent aux forces générales de la nature, pour pré- server ces corps de la destruction, ou du dom- mage, qui est un commencement de destruction. Ainsi elles résistent, par l'action musculaire, à l'action de la pesanteur, pour garantir de chutes mortelles les corps vivants animaux. Elles résis- tent, dans d'autres conditions et par d'autres actes organiques, aux effets destructeurs d'un froid ou d'une chaleur excessifs. Elles réagissent contro les effets chimiques, moléculaires, d'un grand nombre de substances nuisibles, et, par exemple, des subsl wques. Les philosophes, ou si l'on aime mieux, les physiologistes, qui ont cherché à systématiser ces forces particulières des corps vivants et à les distinguer des forces générales de la nature, leur ont donné des noms variables suivant le point d<- vue où ils s'étaient placés, suivant la manière dont ils concevaient la vie, suivant l'ordre de faits qui était l'objet de leur détermination. Pour les uns, il existe avant tout une force plastique ou force formatrice, cause efficiente des mouvements qui accompagnent la formation, la nutrition, la sécrétion. Pour d'autres, une force conservatrice de résistance vitale est, en quelque sorte, le fond de la vie, la condition de son maintien, de ses luttes contre ce qui n'est pas elle. Dans d'autres manières de voir se pro- duisent Vincitabilité, l'irritabilité, Vexcitabiiité, forces ou facultés mises en jeu par les impres- sions venues soit du dedans, soit du dehors. Puis, enfin, à la place de ces facultés ont pris rang, depuis Haller : la sensibilité et la conlractilité; une sensibilité tantôt sentante et tantôt non sentante ; une contractilité tantôt apparente. tantôt non apparente, ou apparente seulement par ses effets ou ses produits. Nous n'attachons, nous l'avouons, qu'une assez faible importance à ces questions de détermina- tion, de systématisation, de dénomination des forces ou des facultés de la vie, non plus qu'à toutes les questions où les mots entrent pour beaucoup plus que les choses. Nous ne pouvons, la plupart du temps, nous empêcher, en les rap- pelant, de nous rappeler aussi Molière, Argant, et l'opium qui fait dormir parce qu'il a une force ou vertu dormitive. Ces déterminations, ces dé- nominations des forces et des facultés de la vie n'ont de valeur qu'autant qu'elles représentent très-exactement les divers ordres de faits aux- quels elles s'appliquent, et qu'après avoir ainsi donné le moyen de mieux grouper et de mieux se rappeler ces faits, elles donnent, par cela même, celui de mieux poser, sinon de mieux ré- soudre, le double problème que renferme celui de la vie, double problème qui est le suivant : 1° La vie a-t-elle un principe distinct, d'une part de la matière et de ses forces, d'autre part de la force, de la substance pensante, principe qu'on puisse, par excellence, appeler le principe vital ? 2° Quelque réponse qu'on fasse à cette ques- tion, l'idée de la vie implique-t-elle l'idée de sen- sibilité? les corps vivants sont-ils nécessairement des corps sentants, sentant dans leurs actes et par toutes leurs parties? Les opposants les plus extrêmes à la doctrine du principe vital, d'un principe propre à l'exis- tence et aux actes des végétaux et des animaux, sont ceux qui non-seulement nient ce principe, mais qui, tout en admettant des facultés, des propriétés particulières aux corps vivants, font rentrer ces propriétés dans le domaine des forces générales de la nature, agissant seulement dans les corps vivants, en vertu de dispositions ou de combinaisons différentes de la matière. On peut, à cette manière de voir sur la nature de la vie, rattacher, de près ou de loin, les opi- nions, les systèmes qu'ont rendus célèbres les noms d'Épicure et de Lucrèce; ceux qu'ont mis en avant, à des points de vue bien divers et avec des intentions morales bien différentes, Descar- tes, Sylvius, Borelli, Boerhaave, les îatro-chi- mistes, les latro-mécaniciens, médecins ou phi- losophes, auxquels ont succédé, dans leur opinion sur la matérialité exclusive des actions vitales, un certain nombre de physiciens et de physiolo- gistes modernes. Suivant les auteurs de ces systèmes, ce qui se passe, en tant que vie; dans les êtres vivants, chez les animaux aussi bien que dans les végé- VI K — 1764 VIE taux, ce sont des phénomènes mécaniques, hy- drauliques, chimiques, dus à l'action des forces diverses de la nature, ainsi qu'à celle des diffé- rents fluides impondérables, la lumière, la cha- leur, l'électricité, le fluide magnétique; et rien, absolument rien qui ne doive et ne puisse étroi- tement se rattacher à l'action de ces diverses forces. Au dire des auteurs et des fauteurs de ces systèmes, si tous les actes de la vie ne peuvent pas encore être expliqués par l'action de ces dif- férents fluides, ou par les lois de la mécanique et de la chimie, c'est que la science de la vie n'est pas encore assez avancée pour arriver à ce résultat tout entier. Mais elle y arrivera certai- nement, surtout si elle se persuade bien qu'elle ne doit pas chercher la vérité dans une autre voie. Il y a d'autres philosophes, ou, pour parler plus exactement ici, d'autres physiologistes qui pensent, au contraire, qu'il n'y a aucun rapport à établir entre les conditions et les forces de la matière vivante et celles de la matière inerte, que ces deux natures de conditions et de forces sont essentiellement distinctes et ennemies, 'et que c'est dans cet antagonisme même qu'on doit faire consister la vie. De là, comme nous l'avons déjà dit, la définition qu'a donnée de la vie le plus illustre représentant, dans notre pays au moins, de cette école de physiologistes, Bichat. Mais, après avoir avancé que les forces de la vie sont essentiellement distinctes des forces de la nature non vivante, et avoir soigneusement dénombré, pesé, déterminé ces forces, ces phy- siologistes s'arrêtent, et déclarent que la science doit s'arrêter avec eux. Au delà de ces forces inhérentes aux organes et n'étant en quelque sorte que ces organes agissant, ils ne cherchent pas s'il y a quelque chose, ils n'admettent pas qu'il puisse y avoir quelque chose, unlprincipe qui soit celui de ces forces. Cette doctrine, qui, comme nous venons de le dire, est celle de Bi- chat, est devenue celle de l'école à laquelle il a en réalité donné naissance, l'école de médecine de Paris, l'école des organicistes, dont Broussais a plus qu'aucun autre affirmé et étendu les prin- cipes. Le pas que les organicistes de l'école de Paris n'ont pas voulu, ne veulent pas franchir, a été franchi depuis longtemps par une autre école, une école de médecins philosophes, qui se fait gloire, et prend en quelque sorte son nom de cette hardiesse. L'école de Montpellier a rap- porté les forces de la vie et les actes dont ces forces sont comme le côté virtuel à un principe unique, qui est le principe de la vie. Suivant Barthez, le Bichat de cette école; suivant d'au- tres, avant et après lui, le principe vital, essen- tiellement distinct de la matière organisée, la régit et la dirige dans tous les actes qui sont les actes de la vie, mais qui ne sont que les actes de la vie. Peut-être, avoue pourtant Barthez, ce principe n'est-il pas aussi distinct de l'âme qu'il l'est du corps, peut-être tient-il de quelque façon et par quelque côté à rame. Mais toujours est-il qu'en laissant à cette dernière la direction et la responsabilité de tout ce qui est sensibilité et pensée, il garde pour lui seul tout ce qui, dans le corps vivant, se passe sans sentiment et sans pensée. A suivre l'ordre des idées, et non point l'ordre des temps et des faits, il y avait encore un pas à faire dans la détermination du principe de vie, et ce pas était indiqué par ce qu'avançait, de la liaison au moins possible de ce principe à celui de la pensée, le chef de l'école vitaîiste. Ce pas franchi par Stahl, le plus grand, sinon le premier, parmi les physiol [ui se sont dé- cidés pour ce grave parti. Le véritable principe de vie, a dit Stahl, est en même temps et indi- visibiement le principe du sentiment et de la pensée. L'âme est d'autant mieux la maîtresse et la directrice du corps qu'elle habite, que ce corps, elle l'a créé et façonne à sa guise; elle en a bien plus de facilité à le gouverner. L'âme ne pré- side donc pas seulement aux fonctions de la sen- sibilité et de la pensée, elle préside à toutes les fonctions, à toutes les actions de l'économie vi- vante, et jusqu'aux plus profondes, aux plus se- crètes, aux plus intimes. Cette doctrine de la présidence générale et ab- solue du corps par l'âme, suivant Stahl, s'est ap- pelée animisme, comme celle des médecins philosophes de Montpellier a reçu le nom de vitalismc, du nom du principe spécial qu'ils ont attribué à la vie. Ces deux doctrines du vitalisme et de l'ani- misme, souvent comparées, rapprochées, ont été quelquefois confondues, prises l'une pour l'autre ; et, il faut l'avouer, indépendamment de toutes autres raisons, la détermination que fait Barthez du principe vital, ce qu'il dit de ses rapports avec l'âme, pouvait y autoriser. Il touche, en effet, de bien près à l'âme, ce principe qui pourrait bien n'être, conjointement avec celui- ci, qu'un attribut, une modification dune seule et même substance, qu'il est indifférent d'ap- peler âme. Quoi qu'il en soit, ces doctrines ont ceci de commun, que, soustrayant beaucoup plus que ne le fait la doctrine des forces vitales, les actes du corps vivant à la souveraineté exclusive de la matière, même organisée, elles placent, l'une et l'autre, ces actes sous l'empire d'un principe intelligent. C'est donc par ces doctrines, ou à propos d'elles, que peut surtout se poser cette dernière question, relative à la doctrine de la vie. Cette vie, que le vitalisme et le stahlianisme placent sous la direction d'un principe intelli- gent, quel rapport a-t-elle avec l'intelligence de ce principe, ou tout au moins avec sa sensibilité? La vie et la sensibilité sont-elles deux choses essentiellement distinctes, ou deux choses essen- tiellement unies? Nous n'apprendrons rien à personne en rappe- lant que cette dernière opinion a été soutenue non-seulement à l'occasion des animaux, mais à l'occasion des végétaux, et soutenue il y a plus de deux mille ans. Après Empédocle, après Dé- mocrite, Platon attribuait de la sensibilité aux plantes, et cette opinion, traversant le cours des âges, a compté parmi ses sectateurs un certain nombre de philosophes et de physiologistes, dont l'Anglais Darwin est, nous croyons, un des der- niers. Toutefois, il faut le dire, cette sensibilité ac- cordée aux plantes par des philosophes, surtout philosophes, se rapportait particulièrement à ce qu'on pourrait appeler leur vie de relation, à ceux des actes de leur vie générale qui les met- tent en rapport avec les corps ou les agents extérieurs, et qui témoignent des impressions qu'elles en reçoivent. Mais des philosophes, moins philosophes, plus modernes, et se croyant plus sévères dans leurs idées et dans leur langage, on dit que les plantes sont sensibles dans leur intérieur comme dans leur extérieur, dans leur vie de nutrition, comme dans leur vie de relation; que c'est, en un mot, en vertu d'une sensibilité intérieure que s'ac- complissent en elles les actes les plus intimes de la vie. El s'ils onl dil cel i des plantes, ils l'ont dit bien davantage encore des animaux et de leur vie de nutrition. Cette vie intérieure des animaux, ou Dlus brièvement leur vie, se lie VIE — 1765 VIE esscntic.lement, ai dire de ces physiologistes, à une véritable sensibilité. Voyons donc enfin ce qu'il faut penser de cette manière de voir, ou au moins de s'exprimer. S'il est une ebose que nous devions connaître, à laquelle il semble que nous puissions appliquer son vrai nom. un nom qui n'appartient qu'à elle, c'est la sensibilité : car cette sensibilité c'est nous- mêmes, pour moitié au moins, à ne rien exagérer. Pas de mot pourtant dont on ait autant abusé. Pas de faculté, pas de manière d'être qu'on ait aussi arbitrairement étendue. Qu'agrandissant outre mesure l'empire de la sensibilité, on ait cherché à y comprendre tout ce qui ressort de l'entendement et de la raison elle-même, c'était une usurpation, mais une usurpation concevable : car ces trois empires se touchent, et par plus d'un point se confondent; ou .plutôt ils ne forment qu'un même empire. dans lequel régnent ensemble, en se faisant sou- vent la guerre, deux ou trois principes distincts. Mais que, par une exagération opposée, et des- cendant des hauteurs de la conscience dans les silencieuses profondeurs du corps, on ait rattaché à la sensibilité des phénomènes dont elle ne révèle pas la présence, et qu'on leur ait imposé son nom, voilà ce qui est beaucoup moins conce- vable, et pourtant ce qui a été fait. Bichat, appliquant une désignation nouvelle à quelques opinions antérieures, et par exemple à celle de Glisson, a donné le nom de sensibilité organique au principe de phénomènes qu'aucune sensation, aucune émotion, fût-ce la plus gros- sière, ne fait connaître au moi de l'organisme dans lequel ils s'effectuent, phénomènes d'ab- sorption, de circulation, d'exhalation, de sécré- tion, de vie nutritive en un mot, commune aux végétaux et aux animaux. Cette désignation, à laquelle on a quelquefois substitué une désigna- tion analogue, celle, par exemple, de sensibilité latente, a fait fortune en physiologie, où elle est presque journellement reproduite, et où elle re- présente le premier ordre de nos fonctions. Ce n'est pourtant qu'une métaphore, Maine de Biran ne l'a pas encore dit assez haut, qui peut être tolérée dans cette science, mais qui ne doit pas l'être ailleurs. On appellera du nom qu'on voudra, irritabi- lité, excitabilité, ou de tout autre plus conve- nable, cette propriété en vertu de laquelle nos parties, mues du dedans ou du dehors, d'un mouvement appréciable ou seulement conclu, vivent d'une vie harmonique et commune; on insistera sur ce fait que, par suite de rapports réciproques et dans des circonstances données, la sensibilité s'y substitue eu s'y ajoute; on ne doit pas donner à cette propriété le nom de sen- sibilité. Il n'y a sensibilité que là où il y a conscience, un certain degré de conscience. Or, le moi n'est pas conscient de la vie même des organes qui sont ses instruments directs. Une fois qu'on a donné le nom de sensibilité au principe de tous les actes, sans exception, de notre vie organique, on est invinciblement con- duit à étendre cette qualification non-seulement au principe de la vie végétale, mais encore à celui de tous les grands et petits mouvements de composition et de décomposition de la nature minérale; car tous ces mouvements, comme ceux de la vie des végétaux et des animaux, s'exécutent d'après les lois les plus régulières, et en vertu d'affinités qu'on pourrait presque appeler des choix. Et l'on ne s'arrête pas là : soit que le mot amène l'idée, soit que l'idée ait appelé le mot, on finit par déclarer que cette sensibilité est une sensibilité véritable, une sen- sibilité qui se sent; opinion qui fait d'un minéral une créature animée, du monde un grand animal, et qui, plus d'une fois soutenue, porte dans l'histoire de la philosophie un nom qu'il n'est pas besoin de rappeler. Que telle soit l'essence des choses, tel le prin- cipe de leurs mouvements, non-seulement nous ne pouvons rien en savoir, mais tout en nous proteste contre cette imagination : et la compa- raison qu'il nous est donne de faire des caractères distinctifs des trois règnes de la nature, et les relations que le sens commun nous fait établir entre nous et les diverses classes d'êtres qui les composent, et notre propre conception de nous- mêmes. Loin de lier l'idée de sensibilité à toute idée de mouvement, même d'un mouvement qu'il ne fait que conclure, l'homme comprend qu'il y a des mouvements dus à un pur mécanisme, mé- canisme minéral, végétal, animal, n'importe; il le comprend parce qu'il le sait, et il le sait parce qu'il le voit, parce qu'il se le montre à lui- même. N'invente-t-il pas des mécanismes, des méca- nismes nombreux, variés, admirables, dont son intelligence est la mère, mais auxquels il n'a pas donné sa sensibilité? L'homme porte en lui un mécanisme analogue, bien supérieur assuré- ment à tous ceux qu'il exécute, mais d'où la sensibilité est également absente. Pour lui, sentir, au sens même le plus restreint et le plus physique, c'est rapporter à une partie de son corps la ma- nière d'être nouvelle qui résulte d'une application étrangère et quelquefois d'une émotion spontanée. Ainsi il rapporte à un endroit particulier du té- gument externe la modification qui naît en lui de l'application d'un objet quelconque. Il ne rapporte nulle part l'application, la pression du sang à l'intérieur des cavités du cœur. 11 rap- porte à certaines parties de l'intérieur de 1? bouche la modification qu'il éprouve du contact d'un corps savoureux. Il ne rapporte nulle part l'application des matières alimentaires sur l'in- térieur de l'estomac; et c'est là un parallèle qu'on pourrait multiplier à l'infini. Dira-t-on, bien que ce ne soit qu'une nouvelle manière de reproduire la même erreur, dira-t-on que chacun de ces organes, que nous regardons comme insensibles, ou plus exactement comme non sentant, sent pourtant, sent à sa manière, mais qu'il garde sa sensation pour lui seul, sans la transmettre au centre de perception? Ce serait une intéressante petite république que cette multitude de moi dont chacun ne sentirait que soi seul, ignorant de tous les autres, et ne se souciant en aucune façon de ce qui se passe à quelques millimètres de lui 1 L'homme n'est pas déjà fort raisonnable, et sa santé est loin d'être plus solide que sa raison. Mais on peut tenir pour assuré que dans une pareille anarchie de moi organiques, il ne serait jamais que malade, soit du corps soit de l'âme, et, de plus, qu'il serait bientôt mort. Il n'y a qu'une manière d'en finir avec cette anarchie de petits moi, la manière dont on en finit avec toutes les anarchies : c'est de les sou- mettre au despotisme d'un seul moi, du grand moi, du vrai moi, à peu près comme l'a fait Stahl, en mettant à la réforme tous ses ministres muets, aveugles et sourds, qu'on a voulu lui donner sous les noms d'arebée, de principe vital, d'àmc nutritive, irrationnelle, matérielle, etc.; dénominations, à notre avis, un peu creuses, malgré la figure qu'elles font encore dans le monde physiologique, et auxquelles on pourrait appliquer le titre d'une des plus intéressantes comédies de Shakspcare , Beaucoup de biiiit pour rien. YIE 1766 — VILL Ce n'est pas qu'il faille tout adopter de Stahl. Son interprétation des faits ne leur est pas tou- jours parfaitement conforme, quelquefois même elle les contredit. Cette demeure, par exemple, que l'âme se bâtit à elle-même dans les ténèbres de notre origine, nous semble une oeuvre d'ar- chitecture, nous ne dirons pas assez difficile à comprendre, car dans ces matières tout l'est, mais assez difficile à mettre d'accord avec l'ordre d'apparition des faits. Nous croyons qu'ici comme ailleurs, l'hôte n'arrive que lorsque le logis est prêt. Mais ce qu'on peut dire avec Stahl, c'est que dans cet édifice, tout n'est pas transparent ou sonore, et que le maître n'y voit et n'y entend pas tout. Seulement, comme la maison est bonne^ qu'elle est l'ouvrage d'une main dont l'habileté égale la toute-puissance, que les serviteurs en sont bien dressés, le service, dans les parties mêmes qui sont soustraites à l'œil ou à l'oreille du maître, se fait comme s'il l'avait ordonné. Quelquefois, et par suite d'une modification mystérieuse, telle de ces parties actuellement sombres et muettes s'éclaire soudain, devient retentissante, et le maître voit et entend ce qu'il n'avait ni vu, ni entendu jusque-là. En d'autres termes, et pour parler sans figure, dans cet être double que nous sommes, le moi, le principe, quel qu'il soit, qui sent à la fois et a conscience, n'exerce son activité et sa clair- voyance que de compte à demi avec les organes, qui. de leur côté, sont obligés de compter avec lui. Parmi ces organes, il y en a, ceux de la vie exclusivement nutritive, dont le jeu purement vital ne donne lieu à aucune émotion qu'ait à contrôler la conscience. Ce n'est que dans les occasions les plus rares, et par l'effet de quelque changement dans leur disposition ou leur santé, que le moi, averti de leur activité par une souf- france, rapporte cette sensation insolite à un point de l'économie qu'il avait ignoré jusque-là. Ici le moi est éveillé par suite de l'établisse- ment d'un rapport nouveau entre son activité et celle des organes. Dans d'autres cas, au contraire, il reste sourd aux impressions des organes mêmes avec lesquels il est habituellement en commerce intime, c'est-à-dire aux impressions des sens Sroprement dits. Fortement occupé ailleurs, ré- échi en lui-même ou absorbé par quelque sen- sation, il ne prend ou ne partage l'initiative d'aucune autre. Les conditions nerveuses dans lesquelles son attention, son activité mettent à la fois le cerveau, le nerf de transmission et le sens, ces conditions ne sont pas remplies; les corps extérieurs, dans leurs molécules ou leurs masses, ont beau se heurter au sens; ni celui-ci, ni le nerf, ni le cerveau ne répondent. Dans ce cas, il ne faut pas dire que la sensation est inaperçue; c'est un non-sens; elle n'existe pas, parce que le moi et son organe n'agissent pas. C'est ainsi que ces milliers d'impressions, résultat de nos rapports continuels avec "es êtres qui nous environnent, un bien moindre nombre qu'on ne l'imagine, arrivent à la conscience, soit pour y être perçues à loisir et classées dans la mé- moire, soit, et beaucoup plus souvent, pour y être senties avec une rapidité qui n'ôte rien à la réalité de la perception, mais qui donne lieu à un oubli soudain. Telle est, à noire avis, la meilleure manière d'envisager la vie, la sensibilité, leurs rapports dans le roi des elfes vivants, dans l'homme. Il sérail difficile, sauf quelques modifications, quel ruts de langage, de ne pas are cette manière de voir au reste des ani- maux. Les animaux ont évidemment, comme nous, du sentiment, de l'imagination et sans doute quelque chose de plus ; et si cela est, Des- cartes a peut-être eu tort de leur refuser toute espèce d'âme. Quant à l'autre division tout entière des êtres vivants, en d'autres termes, quant aux végétaux, non-seulement il n'y a pas à leur accorder une âme, mais il n'y a pas à mêler à leur vie du sentiment, le sentiment même le plus obscur, ni même à s'en tenir, à cet égard, au doute dans lequel est resté Ch. Bonnet. Les végétaux vivent en vertu d'un mécanisme et d'une composition organiques, par suite d'un système de forces, dans lesquels jusqu'ici on n'a pu saisir qu'une opposition au moins appa- rente avec le mécanisme, la composition, le sys- tème de forces de la nature inerte. Mais jus- qu'ici aussi, dans cette vie des végétaux, dans leur mécanisme, leur composition, leur système de forces, si l'on a pu noter et nommer méta- phoriquement des impressions, des actes, une sorte de préférence ou de choix à l'égard des matières alibiles. on n'a pas pu y voir et y admettre, en réalité, de la sensibilité et du sen- timent. La phrase célèbre de Linné reste tou- jours, et jusqu'à plus ample informé, la caracté- ristique des trois règnes de la nature : « Les minéraux existent, les végétaux vivent, les ani- maux vivent et sentent. » Lapides crescunt, vegetabitia crescunl et vivunt , animalia cres- cunt, vivunt et sentiunt. (Philosophica bota- nica.) Les auteurs à consulter sont : Platon, Timéc , — Aristote, de Plantis, lib. I, ci; de Anima, lib. II, c. x et passim; — Diogène Laërce, liv. X, Vie d'Épicure; — Lucrèce, de Nalura rerum; — Bérigard, Circulus Pisanus, 1641, circulus I, — Descartes, V Homme (Œuvres, édit. de Victor Cousin, t. IV) ; — Glisson, de Naturœ substantiel energetica, sive de vita naturœ, Londres, 1672; — Cl. Perrault, Essais de physique; Mécanique des animaux ; — Stahl, Theoria medica vera ; — Haller, Primœ lineœ physiologiœ; Elément a physiologiœ; — Ch. Bonnet, Contemplation de la nature, 10e partie, ch. xxx et xxxx; — Bar- thez, de Principio vilali, Montpellier, 1773, Nouveaux éléments de la science de l'homme, Paris, 1806; — Bichat; Considérations sur la vie et la mort; Anatomie générale, Considérations générales; — Cabanis, Rapports du physique et du moral, 10e mémoire; — Tiedemann, Traite complet de physiologie de l'homme, traduction française; — J. Muller, Manuel de physiologie, traduction française, prolégomènes ; — Alex. Alquié, Précis de la doctrine médicale de l'école de Montpellier, 1846; — P. Bérard, Cours de physiologie fait à la Faculté de médecine de PariSj 1848, 1", 2e et 3e livraisons; — Bouillier, le Principe vital et l'âme pensunle, Paris, 1862, in-8 ; — Tissot, la Vie dans l'homme, Paris, 1861, in-8; — Bouchut, la Vie et ses attributs, in-8, Paris, 1862; — Laugel, les Problèmes de la vie, Paris, 1866, in-18; — E. Saisset, l'Ame et la vie, Paris, 1864, in-18; — Charles, de Vitœ natwra, Burdigalae, 1861, in-8; — Philibert, du Principe de vie suivant Aristote, Pans, 1865 in-8; — A. Lemoine, le Vilalisme et l'animismt de Stahl, Paris, 1864, in-18; — Biichner, Forcé et matière, trad. franc., 2 vol. in-18, Paris, 1866; Science et nature, trad. franc., 2 vol. in-18, Paris, 1866; — Moleschott. la < irculation de la vie, trad. franc., Paris, 1866, 2 vol m-18. F.-L. VILLEMANDY (Pierre de), recteur d'un col- le théologie français-b Ige, étal li en Bol- Lande au xvnc sh i uté assez Bolidemenl les sceptiques '1" son temps. L'ouvrage, public à Leyde en 1695, où cette VILL — 1767 VILL réfutation est entreprise, porte le titre suivant : Scepticismus dcbellatus, scu humanœ cogni- tionis ratio ab imis radicibus cxplicula; ejus- dcm ccrliludo, advcrsus sccpticos quosquc ve- tercs ac novos invicta asscrla; facilis ac tula certitudinis hujus obtinendœ melhodus prœ- monstrata. Dans cet écrit, qui respire en somme un éclectisme fondé sur le bon sens et sur quelques idées cartésiennes, il distingue trois sortes de doutes : celui des pyrrhoniens, celui des acadé- miciens et celui des sceptiques ordinaires qui tiennent un certain milieu entre la nouvelle Aca- démie et Pyrrhon. Le nombre de ces sceptiques y est étrangement étendu. Villemandy donne ce titre à Machiavel et à Spinoza, parce que leurs doctrines ébranlent plus d'une vérité né- cessaire à l'esprit humain; comme il le donne aux casuistes et aux mystiques. Mais il s'occupe principalement de l'antiquité; dont le doute lui semble beaucoup plus intolérable, minus to- lerabilior (p. 8), que le doute des penseurs modernes, des disciples de Montaigne ou de Gassendi. En examinant le scepticisme des au- teurs scolastiques, il s'attache à renverser cette maxime que Dieu pourrait changer le bien en mal et le mal en bien; de même qu'il blâme les cartésiens d'avoir supposé que les vérités de l'ordre naturel sont susceptibles, par suite d'une influence surnaturelle, d'être converties en erreurs. Le scepticisme ordinaire lui semble insoutenable en présence de la certitude des sens et de l'évidence de l'entendement. Les sens sont soumis, dit-il, à l'action inévitable des corps, à leur pression, à leur vibration, à leur impulsion : donc, le monde des corps est réel, [.'entendement est doué d'attention et de ré- flexion, de conscience : il sait qu'il pense, qu'il a des notions. Or, si la conscience de ces no- tions atteste l'existence de l'être qui pense et qui doute, la diversité de ces mêmes notions atteste l'existence des objets divers qui, en af- fectant notre âme, y font naître les notions. La diversité de nos pensées garantit ainsi la diver- sité des causes qui les produisent, c'est-à-dire des objets extérieurs (p. 44-599). Villemandy s'appuie, dans ces sortes de raisonnements, tan- tôt sur les conséquences psychologiques et méta- physiques du je pense, donc je suis (p. 88), tan- tôt sur cette idée de perfection absolue qui lui paraît la meilleure preuve de l'existence de Dieu (p. 92 et suiv.). Il s'appuie sur les fondements du cartésianisme, alors principalement qu'il cri- tique d'illustres cartésiens, Malebranche, par exemple, ou d'anciens sectateurs de Descaries, tels que Poiret. Sa tendance constante est celle d'une sage et savante conciliation, qu'il avait manifestée dans un ouvrage antérieur, sorte de parallèle de la philosophie officielle et des deux doctrines nouvelles de Gassendi et de Descartes : Manuductio ad philosophiez aristoteleœ, epi- cureœ et cartcsianœparallelismurn, in-8, Amst., 1683. C. Bs. VILLERS (Charles de), né à Boulay en Lor- raine, le 4 novembre 1765, mort à Gœttingue le 11 février 1815, appartient à l'Allemagne autant qu'à la France, par des écrits variés, com- posés dans l'une et l'autre langue, et mérite un souvenir dans les annales de Ta philosophie, comme le premier interprète français de la doc- trine de Kant. Capitaine d'artillerie en 1792, Villers quitta la France, après s'y être fait un nom, comme défenseur du régime monarchique, par trois pu- blications plus satiriques que sérieuses : les Députés aux États généraux, l'Examen du ser- ment civique, et la Liberté Par ce dernier ou- vrage, ou il déclare les Français indignes des bienfaits de In liberté, parce qu'il les émit inca- pables de désintéressement et plongés dans les vices ci Les vanités d'une civilisation immorale et irréligieuse, Villers s'était atliré de péril- leuses inimitiés. Forcé de fuir la persécution, il avait cherché un refuge à Gœltingue et à Lu- beck. Ce fut là qu'il se familiarisa avec la litté- rature et la philosophie modernes des Allemands, à tel point qu'il devint, en 1811, professeur titulaire à l'université hanovrienne. Des livres solidement conçus, mais écrits sans art et sans charme, avaient attiré sur son savoir, son esprit et son amour de la vérité, l'attention des principales académies de l'Europe. L'Institut de France couronna en 1804 son Essai sur l'es- prit et l'influence de la Rêformalion de Luther son titre le plus sûr à l'estime de la postérité (5e édit., 1851) D'autres corporations savantes ne tardèrent pas à se l'associer. Pendant la pre- mière restauration, Louis XVIII, se souvenant de son ancienne défense de la royauté constitu- tionnelle, le nomma chevalier de Saint-Louis. Quoiqu'il eût loué le protestantisme, il mourut dans la communion catholique, et dans toute la force de l'âge, dès 1815, également regretté de la Société royale de Gœttingue et de l'audi- toire universitaire de cette ville. Les universités allemandes perdirent en lui leur plus intel- ligent appréciateur, comme l'atteste le travail qu'il leur consacra en 1808, sous le titre de Coup d'ceil sur les universités et le mode d'in- struction publique de l'Allemagne protestante. Villers avait préludé à son exposé de la doc- trine kantienne par un ouvrage plus général, où la nouvelle philosophie était consid< ii traits rapides, mais propres à exciter l'intérêt des étrangers : nous voulons parler des f.clli-es westphaiiennes sur plusieurs sujets de philoso- phie, de littérature et d'histoire (in-12, Berlin, 1797). Quatre ans plus tard, parut sa Philosophie de Kant, ou Principes fondamentaux de la phi- losophie transcendantale (2 vol. in-8, Metz, 1801). Ce livre, qui devint promptement ci îlèbre, se compose de deux parties, l'une critique, l'au- tre dogmatique. Dans la première, Villers at- taque les systèmes que Kant prétendait rem- placer ou renverser, spécialement sortis de la doctrine de Locke, le sensualisme français et anglais, celui surtout qui s'était répandu en Allemagne même sous la protection de Frédé- ric II et à la suite des libres penseurs réunis à Potsdam. Dans la seconde partie, il expose les principales théories de Kant, celles de la Cri- tique de la raison pure beaucoup plus ample- ment que celle des deux autres Critiques. Une série de parallèles entre l'idéalism dantal et la doctrine des idéalistes antérieurs, comme Berkeley, termine le tout, et n'ajoute pas peu à la valeur du livre. Villers devait, par ce travail, piquer la curio- sité de l'Europe, jusque-là demeurée indifférente au mouvement produit en Allemagne par le criticisme kantien. 11 devait même obtenir ce succès par le défaut le plus saillant de l'i c'est-à-dire par les généralités un peu et les attaques un peu déclamatoires qu'il ne cesse d'y tourner contre la philosophie nante dû xviii" siècle. La verve mordante dont la nature l'avait doué ne recevait pas toujours un emploi digne de la tache élevée et sérieuse à laquelle Villers s'était consacré. Si nobles que ses desseins, le bon goûl < - û l dû le ga- rantir de sorties ti"',) vives et trop fréquentes. Quant à l'analyse du système allemand, elle ir un vice contraire : elle est lie: trop sèche, trop loin de remplir les conditions VINC — 1768 — VOET qu'impose l'introduction d'une doctrine étran- gère. Néanmoins, avant la publication de Y Al- lemagne de Mme de Staël, l'œuvre de Villers est ce qu'il y avait de plus exact et de plus complet en langue française sur les principes et la méthode de Kant. C. Bs. VINCENT de Beauvais, en latin Vincentius Bellovacensis, naquit à Beauvais ou dans le Beauvoisis, au commencement du xme siècle, étudia à Paris et y prit l'habit de dominicain, probablement avant 1228. Le bruit de son érudi- tion étant parvenu à la cour, saint Louis le choisit pour lecteur et lui témoigna en tout temps une estime particulière. Vincent nous apprend lui-même que le roi prenait plaisir à lire ses livres, et lui procurait les manuscrits dont il avait besoin pour les composer ; que la reine Marguerite, Thibault de Navarre, et Phi- lippe, fils de saint Louis, chez lesquels il était admis, l'engageaient à écrire, et qu'il composa plusieurs ouvrages pour répondre à leurs désirs. Echard (Scriptores ordinis prœdicatorum, t. I, p. 212) place sa mort en 1264. Le plus impor- tant des ouvrages de Vincent, celui qui lui as- sure un rang très-distingué parmi les écrivains de son temps, c'est le Spéculum mundi, ou Spé- culum majus, véritable encyclopédie des con- naissances humaines au xmc siècle, particuliè- rement de la théologie et de la philosophie, sur lesquelles se concentrait toute l'activité intel- lectuelle de cette époque. D'après le prologue des plus anciens manuscrits, il se divise en trois parties, et non point en quatre, comme le don- nent les manuscrits d'un âge moderne et les éditions imprimées. Chaque partie porte un titre spécial qui en indique l'objet : Spéculum naturelle, ou le Miroir de la nature; Spéculum doctrinale, ou le Miroir scientifique, contenant le résumé de toutes les sciences alors connues et la théorie des principaux arts; Spéculum his- toriale, ou le Miroir historique, contenant l'his- toire universelle du monde jusqu'au milieu du xme siècle. Echard a démontré jusqu'à l'évidence que la quatrième partie, intitulée Spéculum morale, le Miroir moral, est un extrait de la Somme de saint Thomas d'Aquin et d'autres ou- vrages théologiques du temps, écrit dans le xive siècle. C'est dans le Spéculum naturale que Vincent de Beauvais traite de l'âme, con- formément à la division d'Aristote, qui fait en- trer la psychologie dans la physique. Il passe en revue, dans cette partie, l'ouvrage des six jours de la création, d'après l'ordre établi par la Ge- nèse, en commençant par les éléments et en finissant par l'homme, après un premier livre consacré à Dieu et aux anges. Dans le Miroir scientifique il est question de la philosophie, de la théologie, de la morale, de la grammaire, de la rhétorique, de la logique, de la poésie, de la politique, de l'économique, du droit civil, de la médecine, des mathématiques, etc. Aris- tote, Boëce, saint Bernard, Cicéron, mais le premier surtout, sont les auteurs qui ont été le plus mis à contribution. Le Miroir historique est le inoins intéressant; il porte toutes les traces d'une époque de superstition et d'igno- rance. L'ouvrage tout entier a été imprimé pour la première fois en 10 vol. in-f", Strasbourg, 1473, puis en 4 vol. in-f°; Douai, 1624. Les qua- :ii été imprimées séparément à Ve- nise, en 1493 et 1494; à Mayence, en 1474; à Baie, en 1481 ; à Nuremberg, en 1483. La partie historique a été traduite en français sous le Miroir historial, 5 vol. in-f°, Paris, 1495 96. — L'historien Schlosser a traduit en al- lemand cinquante et an chapitres du livre VI du Miroir si ienliflQue, sous le titre de Manuel d'éducation de Vincent de Beauvais, à l'usage des princes et de leurs instituteurs, 2 vol. in-8, Francfort, 1819. — On peut consulter sur Vin- cent de Beauvais, Jourdain, Recherches critiques sur les traductions d'Aristote, note Q. X. VITALISME. voyez le Supplément. VIVES (Louis-Jean) se rattache à cette série de libres penseurs qui commencèrent, au xvie siècle, à ébranler l'autorité d'Aristote, et prépa- rèrent la grande révolution cartésienne. Ne à Va- lence (en Espagne) en 1492, Louis Vives fut d'a- bord professeur à Louvain, puis à l'université d'Oxford. L'indépendance de son caractère attira sur lui des persécutions. Après avoir été précep- teur de Marie, fille d'Henri VIII, il osa blâmer le divorce du roi, fut emprisonné, puis exilé d'An- gleterre, passa en Espagne, et revint se fixer à Bruges ou il mourut en 1540, après avoir été l'ami d'Erasme et de Guillaume Budé. Après avoir écrit d'abord en faveur de la phi- losophie scolastique, qu'il avait étudiée à Paris. Louis Vives, comme plus tard Bamus; s'attaqua à Aristote dans son Traité sur la Dialectique; si les innovations qu'il propose ont peu de valeur dans le champ même de la logique, elles ne manquent pas d'importance dans l'histoire de la philosophie, comme tentatives en faveur du libre examen. Nous en trouvons la preuve dans la pré- face des Exercitationes paradoxicœ adversus Arislotelcm, par Gassendi. « J'étais enchaîné, dit-il, par le préjugé géné- ral qui faisait approuver Aristote par tous les sa- vants. Mais la lecture de Vives et de mon ami Charron m'a donné le courage d'agir. » Les Œuvres complètes de Vives ont été pu- bliées, une première fois, à Bâle, en 1555 (2 vol in-f"), une seconde fois, à Valence. Celui de tous ses ouvrages qui intéresse le pius la philosophie a pour titre : de Causis corruptarum artium, en trois tomes, dont le dernier contient les trai- tés : de Prima philosophia ; de Explanatione essenliarum ; de Censura veri: de Instrumenta probitalis et de dis/nitalione; de Initiis secliset laudibus philosophiez. Il a aussi publié, à part, un traité de Anima et vita, in-4, Bâle. 1538, et Dialeclices, lib. IV, in-4, 1550. X. VOET ou VOETIUS (Gilbert) est le plus vio- lent et le plus redoutable adversaire qu'ait ren- contré la philosophie de Descartes en Hollande. C'est uniquement sous ce point de vue que nous avons à le considérer, sans nous occuper de ces innombrables controverses théologiques ou s'est passée toute sa vie. Voetius est un de ces types de fanatisme et d'hypocrisie que trop sou- vent on rencontre dans l'histoire des luttes et des persécutions de la philosophie. Né en 1593, à Heusde, il fit ses études à l'université de Leyde, et il y exerça ensuite le ministère sacré jusqu'en 1634, où il fut nommé professeur de théologie et de langues orientales. Bientôt il s'y fit un certain crédit auprès des magistrats et du peuple, par l'ostentation de son zèle en faveur de la religion réformée et contre les sectes dissidentes, mais surtout contre le papisme. Voici le portrait qu'en fait Descartes dans sa lettre au P. Dinet : « C'est un homme qui passe, dans le monde, pour théo- logien, pour prédicateur, et pour un homme de controverse et de dispute, lequel s'est acquis un grand crédit parmi la populace, de ce que, décla- mant tantôt contre la religion romaine, tantôt contre les autres qui sont différentes de la sienne, et t mtôt invectivant contre les puissances du siècle, il fait éclater un zèle ardent et libre pour li religion, entremêlant aussi quelquefois, dans ses discours, des paroles de raillerie qui gagnent l'oreille du menu peuple. » Il se fit le champion de toutes les anciennes doctrines] el déjà, avant VOET — 1769 — VuLN d'attaquer Descartes, il avait fait la guerre à ce- lui qui, le premier dans l'Université, avait en- seigné la circulation du sang. L'intérêt de l'école, de l'Église et de l'État, la perfidie et la violence ouverte, les thèses philosophiques, les sermons, les calomnies les plus odieuses, les dénonciations à l'Université et aux magistrats, il mit tout en œuvre pour perdre Descartes. D'abord, dans des thèses publiquement soute- nues sur l'athéisme, il avait insinué et répandu contre lui, sans le nommer, mais en le désignant à ne pas s'y tromper, l'accusation d'athéisme. Ii semble qu'entre tous les philosophes, Descartes dût être à l'abri d'une telle accusation; mais comme elle était plus propre que toute autre à faire impression sur la l'oule, Voetius s'y attacha de préférence. En même temps, ce qui était une accusation non moins dangereuse en Hollande, il lui reprochait la religion de son pays, son attachement aux jésuites, le qualifiait de mé- chant jésuite (jesuitaster), et le représentait comme dangereux pour les lois de l'Etat et la religion réformée. Ainsi cherchait-il à exciter les esprits contre la philosophie nouvelle. Mais d'abord il frappa les premiers coups contre un disciple imprudent, et non contre le maître lui- même. Ce disciple était Régius, professeur de médecine à l'Université, qui, entraîné par sa fougue et indocile aux sages conseils de Descar- tes, donna bientôt des armes contre lui à Voetius et à ses partisans. A force d'intrigues, Voetius obtint une sentence des magistrats, qui ordon- nait à Régius de se renfermer dans son cours de médecine, et lui interdisait toute leçon particu- lière. En même temps, il réussissait à faire con- damner, le 16 mars 1642, par la majorité des professeurs réunis en assemblée générale, la phi- losophie nouvelle, philosopl. i nova et prœ- sumpta, comme contraire à 1 ancienne et à la vraie, comme conduisant au scepticisme et à l'irréligion. Ensuite il dirige ses coups contre le maître lui-même; il met en avant un de ses élèves, Martin Schoockius, qui, sous sa dictée, écrit contre Descartes un livre diffamatoire inti- tulé : Methodus novœ philosophiœ Renaît Des- cartes. Descartes y était accusé d'athéisme et comparé à Vanini. Il répondit par une longue lettre à Voetius, comme au véritable auteur du livre, dans laquelle, avec une admirable force de bon sens, d'ironie et de dialectique, il mettait au néant ses calomnies contre sa personne et sa doctrine, en démasquant son ignorance, son hy- pocrisie et sa mauvaise foi. Voetius redouble de fureur, circonvient les magistrats, et en obtient une sentence qui condamne comme diffamatoi- res la lettre à Voetius, et une lettre au P. Di- net, où Descartes racontait toute cette querelle avec un portrait peu flatté de son adversaire. Descartes lui-même, comme un criminel, était cité, au son de la cloche, à comparaître, sous la double accusation d'athéisme et de calomnie. L'affaire pouvait être grave; à tout le moins ris- quait-il d'être condamné à une forte amende et à voir ses livres brûlés par la main du bourre iu. Il s'en tira par la protection de l'ambassadeur de France et du prince d'Orange, qui fit blâmer les magistrats d'Utrecht par les Etats de la province. Descartes lui-même, dans une lettre remarquable par sa noblesse et sa fermeté, avait demandé sa- tisfaction aux magistrats de la ville, trompés par Voetius, contre l'iniquité de leurs sentences et de leurs poursuites, et contre l'interdiction de tout ouvrage en sa faveur; enfin il avait cité Schooc- kius comme calomniateur devant le sénat aca- démique de l'université de Groningue, où il était professeur. L'affaire tourna à la confusion de Voetius; Schoockius en effet se défendit en l'ac- cusant d'avoir falsifié son manuscrit, et d'y avoir ajouté la comparaison de Vanini. En outre il dé- clara que, quant à lui, il ne tenait nullement Descartes pour un impie et un athée. Ces pro- testations et ces rétractations furent consignées dans la sentence du sénat, qui engagea Descar- tes à s'en contenter et à ne pas pousser l'affaire plus avant. Dcscartcs sortit donc ainsi, avec hon- neur et avantage, de sa lutte contre Voetius. Après la mort de Descartes, Voetius et ses parti- sans obtinrent un certain nombre de décrets des synodes et des universités contre la nouvelle philosophie. Ils réussirent, en 1676, à en faire bannir l'enseignement des universités d'Utrecht et de Leyde. Mais, malgré tous ces décrets, le cartésianisme continua de se développer et d'être publiquement enseigné dans presque toutes les universités de la Hollande. Sur Voetius et ses luttes avec Descartes, il faut consulter : la Vie de Descaries par Baillet; les deux lettres de Descartes à Voetius et au P. Dinet, et sa lettre apologétique aux magistrats de la ville d'Utrecht. F. B. VOLNEY (Constantin -François Chasseboeuf. comte de), né à Craon le 3 février 1757, mort a Paris le 25 avril 1820, resta jusqu'à la fin de sa vie un des plus ardents défenseurs de la philoso- phie du xvme siècle, dont il appliqua les principes à la philologie, à l'histoire, à la morale et à la critique des religions. Ayant perdu sa mère à l'âge de deux ans, il dut sa première éducation à une vieille parente qui l'aimait peu et à une servante de campagne qui l'aimait trop. Son père, avocat de Craon, en le faisant entrer au petit collège d'Ancenis, le força à substituer au nom de Chas- seboeuf celui de Boisgirais, remplacé plus tard par celui de Volney. Il n'avait encore que dix- sept ans lorsqu'il termina ses études au collège d'Angers. Son père, ne voulant ou ne pouvant pas s'occuper de lui, le lit émanciper à ce moment, et lui remit la gestion de sa fortune composée en tout de onze cents livres de rentes. Arrivé à Paris, le jeune Volney se consacra d'abord à la médecine, qui fut bien vite détrônée dans ses affections par l'histoire. Il publia en 1781 un mémoire sur la Chronologie d Hérodote qui commença sa réputation et lui ouvrit les salons du baron d'Holbach et de Mme Helvétius. Alors naquit en lui le goût des voyages. Cédant au désir de visiter l'Orient, berceau de la civilisation, il consacra trente ans à parcourir l'Egypte et la Syrie, après avoir appris l'arabe chez les Druses, dans un couvent du Liban. A son retour, il publia le récit de ses explorations {Voyage en Egypte et en Syrie, in-8, Paris, 1787), qui obtint un grand succès et est resté un livre estimé. Nommé di- recteur de l'agriculture et du commerce en Corse, il donna sa démission en 1789 et fut envoyé par la sénéchaussée d'Angers aux Etats généraux, bientôt transformés en Assemblée nationale. C'est lui qui, dans la déclaration de la Constituante adressée aux puissances étrangères, lit insérer ces mots : «La nation française s'interdit dès ce moment d'entreprendre aucune guerre en vue d'accroître son territoire.» C'est à lui que Mira- beau emprunta cette phrase si souvent citée ' « Je vois d'ici la fenêtre d'où la main sacrilège d'un de nos rois, etc. » Les fonctions de législateur n'empêchèrent pas Volney d'écrire. C'est en 1791 qu'il publia les llnincs, le plus célèbre de ses ouvrages, et en 1793 la Loi naturelle ou Catéchisme du citoyen. Ayant acheté en 1792 le domaine de la Confina, en Corse, il entreprit d'y naturaliser les plantes les plus utiles de l'Inde et des Tropiques, mus l'état politique du pays le força d'ab indonner ses essais d'agriculture. Hostile au gouvernement de VOLN — 1770 — VOLW la Terreur, il fut emprisonné comme royaliste et ne dut sa délivrance qu'à la journée du 9 ther- midor. En 1794, il l'ut nommé professeur d'histoire aux Écoles normales et entra peu de temps après à l'Institut nouvellement créé. Il publia en 1797 un Tableau du climat et des éléments du sol des Êlnts-Unis, souvenir d'un voyage qu'il avait fait dans ce pays en 1795. Mécontent du Directoire autant qu'il l'avait été de la Terreur, il seconda de toute son influence l'acte du 18 brumaire, mais refusa le ministère de l'intérieur que le général Bonaparte lui fit offrir quelques jours après le coup d'État. Il se contenta de la dignité de sénateur dont il voulut se démettre au mo- ment de la proclamation de l'empire. L'empereur, malgré la vive opposition qu'il avait faite a quelques-uns de ses actes les plus importants, tels que le Concordat et l'expédition de Saint- Domingue, le força à la garder jusqu'à sa mort et y ajouta le titre de comte de l'empire. Retiré à la campagne, Volney consacra ses dernières années à des travaux historiques et philologiques. Il composa un alphabet universel à l'aide duquel il espérait qu'on pourrait écrire toutes les langues. Sa Simplification des langues orientales le fit nommer membre de la Société Asiatique de Calcutta. On remarqua aussi, surtout en France, son Discours philosophique sur l'étude des langues (compris dans le tome I de ses Œuvres). Enfin, il a fondé un prix annuel de quinze cents francs à décerner au meilleur mémoire de philologie. — Ses Œuvres complètes ont été publiées à Paris en 1821 (8 vol. in-8) et ses Œuvres choisies en 1827 (6 vol. in-32). Les seuls écrits de Volney dont nous ayons à nous occuper ici sont les Ruines, la Loi naturelle et le Discours philosophique sur l'étude des langues. Dans les Ruines nous trouvons une philosophie de l'histoire et une philosophie des religions, élevées l'une et l'autre sur les principes méta- physiques du xvme siècle, c'est-à-dire ceux de Locke et de Condillac. Le tout est revêtu d'une l'orme théâtrale, justement condamnée aujour- d'hui, mais qui a beaucoup contribué au succès du livre. L'auteur, en présence des ruines de Palmyre, ne peut s'empêcher de penser à tous les empires dispersés et de prévoir la chute plus ou moins éloignée de ceux qui nous paraissent aujourd'hui les plus puissants. Il se demande si l'homme ne serait pas la victime d'une aveugle fatalité ou d'une malédiction divine, prononcée contre lui dès son origine. Un fantôme lui ap- paraît, « le génie des tombeaux et des ruines », c'est-à-dire le génie de l'histoire, qui lui explique que la fatalité est un vain mot et que Dieu ne saurait maudire son œuvre, que la source des calamités humaines est dans l'homme lui-même, dans ses passions et dans ses crimes. L'homme est régi par des lois naturelles, qu'il a reçues avec l'existence même «de la puissance secrète qui anime l'univers» ; mais ces lois ne font aucun tort à sa liberté. C'est donc par l'abus de sa liberté, ou parce qu'il s'en est servi contre les lois naturelles, que l'homme a été si longtemps malheureux. Né dans l'état, sauvage, il en est sorti sous l'impulsion du besoin, par l'attrait du plaisir et l'aversion delà douleur. En un mot, c'est l'amour de soi, seul mobile de ses actions, qui l'a rendu à la fois sociable et industrieux. L'expérience l'ayant instruit de sa faiblesse individuelle, il s'est associé à ses .semblables pour lutter avec eux contre les dangers communs et profiter du concours de leur activité et de leur intelligence. Mais l'amour-propre s'étanl développé nuire mesure avec les arts et la civilisation, les hommes s'écartèrent des lois de la nature. Ils confondirent le bonheur avec les jouissances déréglées. La soif des jouissances les rendit cupides, la cupi- dité les rendit violents. Les forts opprimèrent les faibles; les faibles se coalisèrent contre les forte. A l'égalité et à la liberté des premiers temps succèdent l'inégalité et, la servitude. La haine des classes aboutit à la guerre civile, la guerre civile produit l'anarchie et le despotisme. Les États se conduisent entre eux de la même manière que les individus et les classes d'un même État. Divisés par l'orgueil et par l'ambi- tion, ils se font la guerre. Les vainqueurs se font servir par les vaincus; toute la terre se partage en maîtres et en esclaves, et les premiers, pour assurer leur domination, appellent le despotisme religieux au secours du despotisme politique. Mais cet état de choses ne pouvait durer, car l'homme est perfectible. Depuis trois siècles surtout, c'est-à-dire depuis le commencement du xvr siècle, un grand progrès s'est accompli. Les révolutions mêmes qui ont ébranlé les empires et les guerres qui les ont dévastés ont eu pour effet de rapprocher les esprits. Grâce à l'inven- tion de l'imprimerie, les lumières se sont ré- pandues et continuent à se répandre avec une prodigieuse rapidité. Des conquêtes encore plus importantes sont réservées à l'avenir. Nations et individus, tous finiront par comprendre que la morale est une science physique, composée des éléments mêmes de l'organisation de l'homme. Tous sauront qu'ils doivent être modérés et justes, parce que chacun y trouve sa sûreté et son avantage. « Les particuliers sentiront que le bonheur individuel est lié au bonheur de la société; les faibles, que l'égalité fait leur force; les riches, que la mesure des jouissances est bornée par la constitution des organes ; le pauvre, que c'est dans l'emploi du temps et la paix du cœur que consiste le plus haut degré du bonheur de l'homme, et l'opinion publique, atteignant les rois jusque sur leurs trônes, les forcera de se contenir dans lis bornes d'une autorité régu- lière.... L'espèce entière deviendra une grande société, une grande famille, gouvernée par un même esprit, par de communes lois et jouissant de toutes les félicités dont la nature humaine est capable (ch. xin, p. 84-85).» A en croire Volney, l'âge heureux qui est ap- pelé à jouir de tous ces biens n'est pas aussi éloigné qu'on pourrait le supposer. « La terre, dit-il (p. 86-87), attend un peuple législateur, elle le désire, elle l'appelle, et mon cœur l'en- tend. » C'est du peuple français qu'il s'agit ici; car Volney, en écrivant lesRuines, en était encore aux illusions de 89. Il donne même pour base à la législation future de tous les peuples la décla- ration des droits de l'homme de la Constituante; il fait allusion à la nuit du 4 août et prédit la victoire définitive de la révolution sur les guerres qui ont pour but de l'étouffer. Là ne s'arrête pas son optimisme. Aux États généraux de la France devront succéder, selon lui, les États généraux de l'humanité formés des délégués de tous les peuples, de toutes les races de la terre. Le Légis- lateur, c'est-à-dire l'interprète du peuple libre, du peuple Messie, proposera à cette assemblée de ne plus reconnaître qu'une seule loi, celle de la nature; qu'un seul code, celui de la raison; qu'un seul trône, celui de la justice; et qu'un seul autel, celui de l'union (ch. xix). C'est devant cette même assemblée que l'au- teur, passant de la philosophie de l'histoire à la critique philosophique des religions, fait compa- raître les ministres cl 1rs interprètes de tous les cultes, de toutes les croyances qui ont existé et qui existent encore aujourd'hui dans le monde VOLN — 1771 — VOLT Après les avoir combattus les uns par les autres en opposant les révélations aux révélations, les miracles aux miracles, l'autorité à l'autorité, l'auteur donne la parole à un des philosophes présents à la réunion, c'est-à-dire qu'il la prend pour son propre compte et explique à sa manière l'origine et la succession des religions. Voici la substance de son discours. Les sens étant l'unique source de nos idées, les idées religieuses, comme toutes les autres, se rapportent nécessairement au monde physique. Mais elles revêtent successivement plusieurs for- mes, qui constituent autant de cultes différents. Le premier culte s'adresse aux éléments, aux forces, aux agents, aux phénomènes de la nature dont l'homme ressent immédiatement les bons ou les mauvais effets. C'est le culte des sauvages ou le fétichisme. Le deuxième, d'un caractère déjà plus général, s'adresse aux astres, aux constellations célestes. C'est le sabéisme, qui a pour berceau l'Egypte, d'où il se répandit en Chaldée et en Perse. Le troisième culte est celui des symboles, des images, des statues ou même de certains animaux pris pour emblèmes des phénomènes du ciel ou de la nature. C'est ce qu'on a appelé l'idolâtrie. Le quatrième culte, c'est le dualisme, qui partage les attributs divins entre deux principes contraires, le principe du bien et celui du mal, le principe de la Tumière et celui des ténèbres. Le cinquième culte est celui qui ajoute à la vie présente une vie à venir, un paradis céleste où lésâmes seront récompensées, un enfer où 'jlles seront punies en quittant ce monde. Le sixième culte; c'est le panthéisme, qui adore l'univers sous' différents noms. Le septième ne reconnaît les attributs divins qu'à une âme du monde; enfin le huitième proclame l'existence d'un artisan du monde, d'un démiurge, qui réduit le monde à l'état de machine et qu'on adore tantôt sous un seul nom, tantôt sous un nom multiple représentant plusieurs person- nes. Cette philosophie des religions, empruntée en grande partie à Dupuis, a fourni elle-même plusieurs aperçus à la Religion de Benjamin Constant. Elle est ruinée par le principe même sur lequel elle repose : car si l'homme n'a d'autres idées que celles qui lui viennent des sens, d'où vient qu'il s'est tant occupé de l'idéal, de l'infini, du divin, du parfait? D'où vient qu'il a toujours cherché, en dehors et au-dessus des phénomènes du monde visible, la cause invisible de ces phénomènes? La philosophie de l'histoire de Volney donne lieu à la même critique. Les idées qui dérivent des sens ne sauraient nous expliquer la liberté, dont l'abus nous est représente comme la cause de toutes nos misères. Elles sont absolument étrangères à cette perfection indéfinie, à cette justice universelle vers laquelle nous gravitons sans cesse et qui est le but avoué ou inconscient de tous nos efforts. 11 nous reste, après ces réflexions, peu de chose à dire de la Loi naturelle de Volney. Le sens de ce petit traité est résumé tout entier dans le sous-titre : Principes physiques de la loi mo- rale. Le premier principe de la loi morale, d'après l'auteur, est de veiller à la conservation de soi- même. La société n'est qu'un des moyens que nous ofTie la nature pour remplir celte obligation. Elle repose tout entière sur l'amour de soi. — Le bien et le mal moral ne diffèrent du bien et du mal physique, que parce que ceux-ci agissent sur nous dune manière directe, tandis que ceux- là ne se font sentir qu'indirectement. — Il faut rechercher la vertu pour les avantages que nous en retirons et fuir le vice pour le dommage qu'il cause. La charité môme dut être intéressée. La propreté et l'économie sont des vertus comme la charité et la justice. — Nous n'avons pas de de- voirs à remplir envers Dieu; car Dieu n'est que V 'agent suprême^ lemoteur univert el < i idem Le seul culte que nous puissions lui rendre, c'est de suivre les lois de la nature. Le Discours sur l'étude philosophique des langues, est une œuvre de bon sens, mais qui n'intéresse la philosophie que d'une manière in- directe. 11 conseille de substituer, dans cette branche des connaissances humaines, la méthode d'observation à laméthode hypothétique; d'aban- donner la question de l'origine des langues pour ne s'occuper que de leur nature, de leur compo- sition et de leurs rapports. VOLONTÉ, voyez le Supplément. VOLTAIRE naquit à Chatenay, près de Sceaux, en 1694. Il étudia au collège Louis-le-Grand, sous les jésuites. Présenté à Ninon par l'abbé de Chà- teauneuf, il lui plut, et elle lui légua deux mille francs pour acheter des livres. Cet abbé l'intro- duisit encore dans la société des beaux esprits, où régnait une grande liberté de penser II fut mis un an à la Bastille (1715), pour une satire, qu'il n'avait pas faite, contre Louis XIV Insulte par un chevalier de Rohan, il lui demanda répa- ration; le grand seigneur le fit battre par ses valets et mettre à la Bastille (1726). Il en sortit au bout de six mois, mais avec l'ordre de quitter la France, et se rendit en Angleterre, où il ad- mira une nation qui vivait libre sous la royauté constitutionnelle, et une philosophie hardie qui substituait à la religion et à la morale révélée la religion et la morale naturelle. Il se lia avec Toland, Tindal, Collins, Bolingbroke. Il revint clandestinement en France; en 1735, il publia ses Lettres sur les Anglais. Le clergé demanda la suppression de ces Lettres, et l'obtint par un arrêt du conseil. Le Parlement brûla le livre; le garde des sceaux fit exiler l'auteur. Voltaire, l'orage passé, revint à Paris, et, peu après, se réfugia au château de Cirey (en Lorraine), chez la marquise du Châtelet, son amie (1735-40). En 1740, pressé par Frédéric de Prusse, il se rendit près de lui, à Vesel, et, trois ans après, lui fut renvoyé avec une mission qui réussit. Deux fois refusé à l'Académie, il y entra en 1746. Recueilli à Sceaux par la duchesse du Maine, à Lunéville par Stanislas, il perdit, en 1749, Mme du Châte- let, et, en 1750, se rendit près de Frédéric, qui lui offrait une grande position. Des mésintelli- gences survinrent entre lui et Maupertuis, et, à la suite, entre lui et Frédéric. Il quitta la Prusse (1753); il séjourna près de deux ans dans l'Alle- magne et dans l'Alsace, habita quelque temps les Délices, aux portes de Genève, et se fixa enfin à Ferney, dans le pays de Gex (1758), pays presque indépendant. On l'appela le patriarche de Fer- ney. En 1778, il fit un voyage à Paris, y fut ac- cueilli avec un enthousiasme prodigieux, et y mourut trois mois après (30 mai). Comme il lui avait échappé à ses derniers moments, le clergé refusa de l'enterrer à Paris; son corps, errant, fut reçu, à l'abbaye, de Scellières, par l'abbé Mignot, son neveu, et, en 1791, solennellement transporté au Panthéon. Nos philosophes du xviii* siècle professent que toutes les idées viennent de l'expérience. Comme cette formule est celle du sensualisme, on les prend volontiers pour sensualistcs; et, comme le sensualisme nie l'âme, Dieu, la justice et la li- berté, on leur impose de nier l'âme, Dieu, la justice et la liberté, sous peine d'inconséquence. Or, ils ont justement défendu la liberté politique et la justice sociale; l'inconséquence est donc VOLT — 1772 — VOLT flagrante, et les hommes de ce siècle, disciples de ces philosophes, sont aussi inconséquents que leurs maîtres. Qu'un philosophe se démente; il n'y a là rien de bien étonnant; mais une génération! Qu'un homme pense d'une façon et agisse de l'autre, cela se voit chaque jour; mais qu'un peuple en fasse autant, qu'il pense selon certains principe» et agisse selon les principes diamétralement con- traires, qu'il soit matérialiste, athée, égoïste, matérialiste fervent, et qu'avec cette même fer- veur il se porte aux institutions généreuses qui combattent de front le matérialisme, l'athéisme, l'égoïsme et le fatalisme, cela ne se comprendra jamais. La contradiction qu'on signale n'existe pas. Il faut entendre la formule citée; elle a deux si- gnifications. Voici la première : les sens sont l'u- nique source de nos idées; il n'y a dans notre entendement que ce que les sens y ont apporté; notre esprit peut opérer sur les données de l'ex- périence, composer, décomposer, comparer, gé- néraliser, classer, induire et raisonner; mais il n'ajoute rien du sien, pas le moindre élément nouveau; il ne crée rien de nouveau que l'ordre de ces éléments : il est stérile. Voici la seconde signification : si l'expérience n'agissait pas, l'esprit n'agirait pas non plus. Si nous ne connaissions d'abord, par les sens et la conscience, le monde extérieur et le monde in- térieur, nous n'arriverions pas à connaître Dieu; si nous ne connaissions d'abord par les sens et la conscience des sentiments et des actions hu- maines , nous n'arriverions pas à connaître le bien et le mal. Or. il y a entre ces deux interprétations de la même formule une différence énorme, la diffé- rence de l'erreur à la vérité. 11 est très-faux que l'expérience soit l'origine de toutes nos idées, il est très-vrai que l'expérience est à Vorigine de toutes nos idées. Il est très-faux que l'esprit soit stérile, qu'il ne produise rien de son fonds, et qu'il se borne à arranger les données de l'expé- rience; mais il est très-vrai que si l'expérience n'entrait d'abord en jeu, l'esprit n'entrerait pas en jeu à son tour, et que, pour qu'il produise, il faut qu'il soit provoqué. Par malheur, la for- mule célèbre « toutes nos idées viennent des sens » veut dire l'une et l'autre chose, et deux personnes qui la répètent ensemble peuvent fort bien ne pas s'entendre et même se combattre. Il reste donc à demander aux philosophes du xvme siècle de s'expliquer. Locke, on s'en souvient, avait attribué à Des- cartes l'idée bizarre que nous venons au monde avec des idées toutes faites, et qu'avant d'avoir les yeux ouverts, nous avons de certaines no- tions métaphysiques ; à quoi Descartes assuré- ment n'avait jamais songé. Locke le relève là- dessus comme il convient et lui fait la leçon, un peu longue, qu'on trouve dans ses Essais. Il dé- truit de fond en comble la théorie des idées in- nées, réfutation bien précieuse, si jamais quelque philosophe s'avise de cette absurdité. Nos philo- sophes français du xvme siècle, Voltaire comme les autres, n'ont connu Descaries qu'à travers Locke. Voltaire lui emprunte donc sa lourde ma- chine de guerre; mais en la recevant il l'allège, et en fait un trait perçant : « Le cartésien prit la parole et dit : l'àme est un esprit pur qui a reçu dans le ventre de sa mère toutes les idées métaphysiques, et qui, en sortant de là, esl obligée d'aller à recule, et d'apprendre loul de nouveau ce qu'elle a si bien su et qu'elle ne saura plus. Ce n'était dune pas la peine, rép lit l'animal do huit lieues, que ton àme fût si savante dans le ventre de ta mère, pour être si ignorante quand tu aurais de la barbe au menton. « .... Un petit partisan de Locke était là tout auprès, et quand on lui eut enfin adressé la pa- role : Je ne sais pas, dit-il, comment je pense, mais je sais que je n'ai jamais pensé qu'à l'occa- sion de mes sens.... L'animal de Sinus sourit: il ne trouva pas celui-là le moins sage; et le nain de Saturne aurait embrassé le sectateur de Locke sans l'extrême disproportion. » (Micrornégas , ch. vu.) Voyons donc ce que Voltaire pense à l'occasion de ses sens. Il règle toute sa philosophie sur deux maximes, la croyance au sens commun et les nécessités de la pratique : « Je ramène toujours, autant que je peux, ma métaphysique à la mo- rale. » (Co)Tcsp. avec Frédéric, lettre 32.) Et, conformément à ces règles, il admet le devoir, Dieu, la liberté, l'instinct, le désintéressement, même, en plus d'un endroit, la vie future. Le voici d'abord établissant la vérité d'une loi morale nécessaire, absolue, éternelle, univer- selle, contre les empiriques, contre Locke lui- même, qu'il appelle si souvent son maître : « Kou. — La secte de Laokium dit qu'il n'y a ni juste ni injuste, ni vice ni vertu. « Cu-Su. — La secte de Laokium dit-elle qu'il n'y a ni santé ni maladie? » (Cu-Su et Kou.) « Plus j'ai vu des hommes différents par le climat, les mœurs, le langage, les lois, le culte, et par la mesure de leur intelligence, et plus j'ai remarqué qu'ils ont tous le même fonds de mo- rale. « La notion de quelque chose de juste me sem- ble si naturelle, si universellement acquise par tous les hommes, qu'elle est indépendante de toute loi, de tout pacte, de toute religion. « Je mets en fait qu'il n'y a aucun peuple chez lequel il soit juste, beau, convenable, honnête, de refuser la nourriture à son père et à sa mère quand on peut leur en donner; que nulle peu- plade n'a jamais pu regarder la calomnie comme une bonne action, non pas même une compagnie de bigots fanatiques. « Les plus grands crimes qui affligent la so- ciété humaine sont commis sous un faux prétexte de justice. « Les limites du juste et de l'injuste sont très- difficiles à poser; comme l'état mitoyen entre la santé et la maladie, entre ce qui est convenable et la disconvenance des choses, entre le faux et le vrai, est difficile à marquer. Ce sont des nuances qui se mêlent, mais les couleurs tran- chantes frappent tous les yeux. — 11 y a mil Je différences dans les interprétations de la loi mo- rale, en mille circonstances; mais le fond sub- siste toujours le même, et ce fond est l'idée du juste et de l'injuste. » [Le Philosophe ignorant.) Ainsi le disciple reprend le maître; il intitule un chapitre : Contre Locke, et s'adressant à Hobbes : « C'est en vain que tu étonnes tes lecteurs en réussissant presque à leur prouver qu'il n'y a au- cunes lois dans le monde que des lois de con- vention; qu'il n'y a de juste et d'injuste que ce qu'on est convenu d'appeler tel dans un pays. Si tu t'étais trouvé seul avec ûromwell dans une île déserte, el queCromwell iût voulu te tuer pour avoir pris le parti de ton roi dans l'île d'Angle- terre, cet attentat ne t'aurait-il pas paru aussi injuste dans ta nouvelle île, qu'il te l'aurait paru dans ta patrie? — Penses tu que le pouvoir donne le droit, et qu'un Bis robuste n'ait rien à se re- procher pour avoir assassiné son père languis- sant et décrépit? Quiconque étudie la morale doit commencer à réfuter ton livre dans son cœur. » VOLT — 1 Avec celte ferme notion du juste et de l'injuste, on est loin des empiriques, loin de Locke qui recueille à plaisir les jugements divers des nom- mes sur ces objets. Quant à la liberté, Voltaire l'a défendue dans mille endroits, et de plus il nous a laissé un vrai traité sur la matière dans sa discussion avec le fataliste Frédéric (Correspondance avec le prince royal de Prusse). La discussion de Voltaire est pressante, juste, spirituelle, éloquente, touchante même ; il faut la lire; bornons-nous ici à l'ana- lyser : 1° La liberté est le pouvoir de penser à une chose ou de n'y pas penser, de se mouvoir et de ne pas se mouvoir, conformément au choix de notre esprit; 2° Notre sentiment intérieur, irrésistible, nous assure que nous sommes libres. Ce sentiment est si fort, qu'il ne faudrait pas moins, pour nous en faire douter, qu'une démonstration qui nous prouvât qu'il implique contradiction que nous soyons libres. Or, certainement, il n'y a point de telles démonstrations ; 3° Si je croyais être libre, et que je ne le fusse point, il faudrait que Dieu m'eût créé exprès pour me tromper. Il ne résulterait de cette illusion perpétuelle que Dieu nous ferait, qu'une façon d'agir dans l'Être suprême indigne de sa sagesse infinie ; 4° Les ennemis de la liberté avouent que ce sentiment intérieur existe; il n'y en a aucun qui doute de bonne foi de sa propre liberté, et dont la conscience ne s'élève contre le sentiment ar- tificiel par lequel ils veulent se persuader qu'ils sont contraints dans toutes leurs actions; 5° Enfin, les fatalistes sont obligés eux-mêmes de démentir à tout moment leur opinion par leur conduite. On élève des objections contre la liberté. 1° Des accidents corporels, des passions nous l'enlèvent. R. — Ce raisonnement est tout semblable à celui-ci : les hommes sont quelquefois malades, donc ils n'ont jamais de santé. Or, qui ne voit pas, au contraire, que sentir sa maladie et son esclavage, c'est une preuve qu'on a été sain et libre. La liberté dans l'homme est la santé de l'âme ; 2° La volonté est toujours déterminée néces- sairement par les choses que notre entendement juge être les meilleures, de même qu'une ba- lance est toujours emportée par le plus grand poids. R. — On fait, sans s'en apercevoir, autant de petits êtres de la volonté et de l'entendement, lesquels on suppose agir l'un sur l'autre. Mais c'est une méprise. Il n'y a qu'un seul être qui juge et résout, passif quand il juge, actif quand il résout; et il n'y a aucune liaison entre ce qui est passif et ce qui est actif. Sans doute les différences des choses détermi- nent notre entendement. Si la liberté d'indiffé- rence existait, selon cette belle définition, les idiots, les imbéciles, les animaux même, seraient plus libres q-ue nous; et nous le serions d'autant plus que nous aurions moins d'idées et que nous apercevrions moins les différences des choses; c'est-à-dire à proportion que nous serions plus imbéciles, ce qui est absurde. Nous choisissons ce que nous jugeons être le meilleur; mais la nécessité physique et la néces- sité morale sont deux choses qu'il faut distinguer avec soin. Cette nécessité morale est très-com- patible avec la liberté naturelle et physique la plus parfaite. Plus nus déterminations sont fondées sur de bonnes raisons, plus nous approchons de la per- '3 — VOLr fection; et c'est cette perfection, dans un degré plus éminent, qui caractérise la liberté des êtres plus parfaits que nous, et celle de Dieu môme; car, que l'on y prenne bien garde, Dieu ne peut être libre que de cette façon. 3" Dieu prévoit mes actions et infailliblement; donc je ne suis pas libre. R. — La prescience de Dieu n'est pas la cause de l'existence des choses, mais elle est elle-même fondée sur cette existence. La simple prescience d'une action, avant qu'elle soit faite, ne diffère en rien de la connaissance qu'on en a après qu'elle est faite. De ce que nous ignorons l'accord de la pres- cience divine et de la liberté humaine, il ne suit pas que cet accord soit incompréhensible ni im- possible. Dieu a pu créer des créatures libres; car il peut tout hors les contradictoires, hors commu- niquer sa perfection. La liberté n'est pas cela, sinon il nous serait impossible de nous croire li- bres, comme il nous est impossible de nous croire infinis. Si donc créer des êtres libres et prévoir leurs actions était contradictoire , Dieu aurait pu consentir à ignorer ces actions, à peu près, s'il est permis de parler ainsi, comme un roi peut ignorer ce que fera un général à qui il a donné carte blanche. Cet argument de la prescience de Dieu, s'il avait quelque force contre la liberté de l'homme, détruirait encore également celle de Dieu; car il prévoit, et infailliblement, ce qu'il fera. Ne pourrait-on pas dire que Dieu prévoit nos actions libres, à peu près comme un homme d'es- prit prévoit le parti que prendra, dans une telle occasion, un homme dont il connaît le caractère? 4° Si l'homme était libre, il serait indépendant de Dieu. R. — Cette communication qu'il nous a faite d'un peu de liberté ne nuit en rien à sa puis- sance infinie, puisque elle-même est un effet de sa puissance infinie. Puis, après avoir discuté, il s'échappe élo- quemment : « Daignez, au nom de l'humanité ; penser que nous avons quelque liberté ; car si vous croyez que nous sommes de pures machi- nes, que deviendra l'amitié dont vous faites vos délices? De quel prix seront les grandes actions que vous ferez? Quelle reconnaissance vous de- vra-t-on des soins que Votre Altesse Royale pren- dra de rendre les hommes plus heureux et meil- leurs? Comment, enfin, regarderez-vous l'atta- chement qu'on a pour vous, les services qu'on vous rendra, le sang qu'on versera pour vous? Quoi! le plus généreux, le plus tendre, le plus sage des hommes verrait tout ce qu'on lait pour lui plaire du même œil dont on voit des roues de moulin tourner sur le courant de l'eau, et se briser à force de servir! Non, monseigneur, votre âme est trop noble pour se priver ainsi de son plus beau partage. » (Correspondance avec Frédéric, lettre 39.) Voltaire ne varie point sur l'existence de Dieu : il a, pendant soixante ans, présenté cette vérité sous toutes les formes avec une verve inépuisa- ble; il a combattu la génération spontanée sur laquelle les athées prétend lient s'appuyer] il est revenu avec une insistance infatigable sur le principe des causes finales, pour le prouver et l'appliquer, avec la conviction, la clarté, la force et la grâce de Fénelon et de Socrate. On connaît les vers célèbres de l'épître à l'auteur athée du livre des Trois Imposteurs, qui fait, dit-il, le quatrième : Ils ont adoré tous un maître, un juge, un père; Ce système sublime à l'homme est nécessaire ■ VOLT — 1774 — VOLT C'est le sacré lien de la société, Le premier fondement de la sainte équité. Le frein du scélérat, l'espérance du juste. Si les cieux, dépouillés de leur empreinte auguste, Pouvaient cesser jamais de le manifester, Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer. Sur l'instinct, quoi de mieux que ceci ? « Que ceux qui n'ont pas eu le temps et la commodité d'observer la conduite des animaux, lisent l'excellent article Instinct dans VEn- cyr.lopédie; ils seront convaincus de l'existence de cette faculté, qui est la raison des bêtes, rai- son aussi inférieure à la nôtre qu'un tournebro- che l'est à l'horloge de Strasbourg ; raison bornée; mais réelle; intelligence grossière, mais intel- ligence dépendant des sens comme la nôtre ; faible et incorruptible ruisseau de cette intelli- gence immense et incompréhensible qui a pré- sidé à tout en tout temps. » (Dialogue xxix, les Adorateurs ou les louanges de Dieu.) Sur la doctrine de l'intérêt, il se prononce pour le bon parti, et reproche directement à Helvétius d'avoir mis l'amitié parmi les vilaines passions. Voilà les grandes vérités reconnues; reste à expliquer comment elles sont produites dans notre esprit. Kant, Reid et la philosophie fran- çaise n'avaient pas encore passé sur cette ques- tion. A leur défaut, n'est-ce pas une chose bien remarquable que la justesse et la précision avec lesquelles Voltaire caractérise l'opération de la raison humaine? Lui, l'ennemi des idées innées, il vient à l'innéité de la raison : « A. — Qu'est-ce que la loi naturelle? « B — L'instinct qui nous fait sentir la jus- tice. » (Dict. phil., Loi naturelle, dialogue.) « Comment l'Égyptien, qui élevait des pyrami- des et des obélisques, et le Scythe errant qui ne connaissait pas même les cabanes, auraient-ils eu les mêmes notions fondamentales du juste et de l'injuste, si Dieu n'avait donné de tout temps à l'un et à l'autre cette raison qui, en se déve- loppant, leur fait apercevoir les mêmes prin- cipes nécessaires, ainsi qu'il leur a donné des organes qui, lorsqu'ils ont atteint le degré de leur énergie, perpétuent nécessairement et de la même façon la race du Scythe et la race de l'Égyptien? » (Le Philosophe ignorant.) « Quand votre raison vous apprend-elle qu'il y a vice et vertu ? Quand elle nous apprend que deux et deux font quatre. Il n'y a point de connaissance innée, par la raison qu'il n'y a point d'arbre qui porte des feuilles et des fruits en sortant de la terre. Rien n'est ce qu'on ap- pelle inné, c'est-à-dire né développé; mais, répé- tons-le encore, Dieu nous fait naître avec des organes qui, à mesure qu'ils croissent, nous font sentir tout ce que notre espèce doit sentir pour la conservation de cette espèce. » (Dict. phil., du ./unie et de ïl?ijustc.) ît constant, comme on l'avait annoncé, que Voltaire a reconnu Dieu, la morale, la li- berté, l'instinct, le désintéressement ; et on vient de voir qu'il a expliqué avec une lagacité mer- veilleuse le jeu de la raison produisant ces vérités. En métaphysique, il est moins hardi et plus faible: il paye la rançon de ses qualités. Comme il croit fermement au sens commun, aussi il n atiers qu au sec commun ; comme il ramène sa métaphysique .1 La morale, 11 ne pr< a , our vrai qu 1 1 ab- soiumenl utile à 1 1 un passe du 1 rite, était nécessaire pour bien vivre, Dieu ne nous l'aurait pas cachi Qu'o;: il suffit] le reste est arbitraire. Il fait plus, il le rejette et défend qu'on le re- cherche. La curiosité métaphysique engendre les systèmes, ruine du sens commun; l'attachement aux dogmes métaphysiques engendre le fana- tisme, ruine de la morale. Qui veut du bon sens et de la tolérance doit repousser la métaphysi- que. Voltaire a tort assurément dans cette pro- scription ; mais de son temps, en présence d'une philosophie discréditée par les systèmes et de l'intolérance, avoir tort ainsi, c'était avoir rai- son. Cependant il se permettait quelques cour- ses dans cette région mystérieuse : on l'a vu ten- tant de concilier, non sans bonheur, la liberté humaine avec la prescience et la providence di- vine ; même il se permet d'expliquer l'origine du mal. Il a beau dire : « Je tremble, car je vais dire quelque chose qui ressemble à un sys- tème ; » c'est bien un système : « Des deux tonneaux de Jupiter, le plus gros est celui du mal ; or, pourquoi Jupiter a-t-il fait ce tonneau aussi énorme que celui de Cîteaux? Ou comment ce tonneau s'est-il fait tout seul?» (Lettre à Mme du Deffand, 1756.) Ce terrible ennemi de la métaphysique va s'y lancer; ce terrible ennemi de l'optimisme de Leibniz re- vient dans bien des rencontres, dans Jenni sur- tout, dans son Poëme sur le désastre de Lis- bonne, à l'espérance, qu'il tâche de fonder ; et, dans une lettre, il nous révèle le fond de sa pensée : « Je ferais grâce à cet optimisme, pourvu que ceux qui soutiennent ce système ajoutassent qu'ils croient que Dieu, dans une autre vie, nous donnera, selon sa miséricorde, le bien dont il nous prive en ce monde selon sa justice. C'est l'éternité à venir qui fait l'optimisme, et non le moment présent. » (Lettre à M. Vernes, 1758.) Vraiment^ pour un philosophe qui a une telle peur des ténèbres, ce n'est pas mal s'y recon- naître. Il a eu seulement le tort de renvoyer à la métaphysique une question qui est de simple analyse, la question de la spiritualité de l'âme. J'ai conscience de ma pensée, et de moi-même qui pense; j'ai conscience non pas de plusieurs êtres, mais d'un seul; je suis donc un, simple, un esprit. La connaissance de l'immatérialité de l'âme n'est pas plus cachée que cela. Par mal- heur, Locke avait prétendu que Dieu peut faire penser la matière, et Voltaire le suit. Ils cher- chent tous les deux s'ils ont une âme, c'est-à- dire ils se cherchent eux-mêmes, et ne se trou- vent pas, ce qui est infaillible. Voltaire avait tort sans doute. La pensée sup- pose nécessairement un principe simple, et le feu élémentaire, sous la forme duquel notre au- teur s'efforce de concevoir l'âme, n'est point encore assez subtil pour de certaines opérations; mais, quelles que soient son opinion et son erreur sur ce point, il faut avouer qu'il n'est pas maté- rialiste. On n'est pas matérialiste pour préten- dre que la matière peut penser comme le ferait l'esprit, mais pour prétendre que le principe qui respire et mange est au-dessus du principe qui pense, sent et veut; que la vie intérieure dépend de la vie physique, est de moindre valeur qu'elle, et s'éteint avec elle. En vain affirmerait-on que le corps est esprit et que l'esprit est corps; pour être matérialiste et spiritualiste, il fauf dire quelque chose de plus, se prononcer sur le rang de l'un et de l'autre. On ne s'avisera jamais de p] user Leibniz parmi les matérialistes, lui qui l'ait les deux choses de même substance, simples au fond toutes les deux; et quand on rencontre de certaines propositions de d'Holbach ou de La- mettrie, on ne croil pas nécessaire, pour savoir ce qu'ils se interroger sur le composé ci Le simple. Or, v"i Ltaire est net sur le point . il maintient mil. i l'âme su- VOLT 1775 — VOLT périeure au corps, en prix et en puissance, la vie intellectuelle et morale supérieure, dans chacun de nous, à la vie matérielle, et dans le monde, la justice supérieure au plaisir. Il seraitau moins un étrange matérialiste. Nous avons dit quelles vérités philosophiques Voltaire reçoit; voyons comment il entend la science elle-même, et quelle direction il lui a donnée. En général l'homme peut, à l'égard de la vé- rité, prendre quatre partis différents : I. On croit simplement, sans s'interroger; c'est l'état où sont la plupart des hommes, qui admettent en même temps Dieu et le inonde, le corps et l'âme, etc., et n'y voient aucune dif- ficulté. II. Les difficultés se présentent, et, quelque fortes qu'elles paraissent, on n'a pas le courage de sacrifier une vérité. On ne sait comment ac- corder Dieu et le monde, le corps et l'âme, la liberté et les lois naturelles, la liberté et la prescience et la providence divine, le bien et le mal, la mort et l'immortalité; pourtant on croit à toutes ces choses, en dépit clés oppositions. III. On se décide, on prend parti pour une vérité contre une autre. La contradiction semble insupportable, et on aime encore mieux se faire violence en rejetant telle ou telle proposition particulière, que de mécontenter absolument la raison, qui ne se paye point de contradictions. Ensuite, on choisit selon son inclination : les uns le visible, les autres l'invisible; les uns l'humain, les autres le divin; on absorbe la création dans le créateur ou le créateur dans la création; on confond le corps avec l'âme ou l'âme avec le corps; on nie la liberté ou la chaîne des causes physiques, la liberté humaine ou la prescience et la providence de Dieu, le plan parfait du monde ou ses imperfections, la vie présente ou la vie future. Ainsi, la science ramène l'unité dans nos croyances. IV. Mais cette unité est fausse , achetée au prix de la vérité. Les croyances détruites revi- vent, et plus d'une fois inquiètent l'esprit : on ne pouvait les admettre, on ne peut non plus les rejeter. Que faire? Les forcer de vivre en- semble, en les accordant; montrer que la con- tradiction est seulement apparente, et qu'au fond toutes ces vérités bien entendues vont en- semble ; qu'il en est de l'ordre de la raison comme de l'ordre des phénomènes célestes, où deux forces opposées, celle qui éloigne du centre et celle qui y ramène, produisent par leur com- bat ce beau système que nous voyons; enfin, que la vraie unité n'est pas confusion, mais har- monie. En conséquence, on concilie toutes les vérités. Voltaire essaye tour à tour chacun de ces partis, et flotte entre tous, sans pouvoir se tenir à aucun. Trop philosophe pour se contenter d'abord du pur sens commun, il voit la difficulté d'en accorder les principes, et dans une foule de passages il la montre à nu. Puis il cherche à s'en tirer, et alors il a ses bons et ses mauvais jours. Dans les mauvais jours, l'âme est une fonc- tion du corps, et meurt avec lui, comme le son avec l'instrument, la liberté s'évanouit dans la série des causes naturelles, et le monde est la proie du mal. Dans les meilleurs jours, ou bien « après avoir cassé son fil.», il en revient à la croyance des simples, « aux arguments de bonne femme », ou, plus hardi, il concilie le libre ar- bitre avec l'ordre général, avec la prescience et idence divine, il admet le mal condition du bien dans l'univers, et la vie future complé- ment nécessaire de la vie présente, pour effrayer les méchants. Et il faut avouer qu'il a été sou- vent hardi jusque-là. Pour ne citer que les plus grands de ses traités philosophiques, toute si correspondance avec Frédéric sur la liberté, les Sept discours en vers sur l'homme, le Poème sur la loi naturelle et VHistuirc de Jcnni, sont dans cet esprit. Voilà quelle est la philosophie de Voltaire et quel est l'esprit qui l'a produite. C'est simple- ment le bon sens, qui, indépendant de tous les systèmes, repousse l'exagération et l'erreur, de 3uelque côté qu'elles viennent, de l'idéalisme ou e l'empirisme. Voltaire, en effet, n'est content ni de Descar- tes ni de Locke, et se borne à : établir une à une les vérités du sens commun sur la foi de l'évidence naturelle, chacune portant avec elle sa lumière, se justifiant par elle-même, isolée, indépendante. Parfois il essaye de les montrer ensemble, formant un concert; mais là il faiblit, et, malgré d'heureuses rencontres et de beaux mouvements, il n'atteint pas Rousseau, la belle profession de foi du vicaire savoyinl. Il n'en a pas moins une place distinguée dans l'histoire de la philosophie moderne : il l'arrête sur la pente où l'idéalisme et l'empirisme la précipitent, et la remet dans le bon chemin: il retient obstinément, avec l'opiniâtreté du bon sens, toutes les vérités premières que la réflexion emportée prétend lui arracher; et il réduit les systèmes à enfermer, à lier, à développer ces vérités premières. Il est temps de voir Voltaire à l'œuvre pour convertir le monde à sa morale. Cette morale est tout entière ea deux mots : tolérance et hu- manité. Ces deux mots renferment toute la mo- rale humaine : s'abstenir et agir, ne pas violer la liberté, aider la liberté, et reviennent ex .clé- ment à l'ancienne maxime : ?\c laites pas à au- trui ce que vous ;ne voudriez pas qui vous lut fait; faites à autrui ce que vous voudriez qui vous fût fait. Seulement, cette maxime est transportée de la vie privée dans la vie com- mune, et, par une grande entreprise, on ne se propose plus de réformer les membres du corps social, mais le corps même; Voltaire eut l'honneur de vouloir cela et de l'accomplir. Mais aussi il combattit soixante ans, nuit et jour, soutenant par l'énergie de son âme un corps mourant, le forçant de vivre et de se tenir debout. L'histoire ne rapporte pas une lutte plus longue, plus inexorable, d'un homme pour une cause; et la cause était ici celle du genre humain. Dans quelque pays, dans quel- que siècle que fût un droit opprimé, il le rele- vait; il vengeait de la même plume les victimes de la barbarie de tous les temps, les familles innocentes réfugiées dans sa maison, et les pro- testants égorgés, il y avait deux siècles, dans la nuit de la Saint-Barthélémy. Il n'obtint pas tou- jours justice, mais il la demanda toujours et l'obtint souvent. Il fit ce qu'eût fait tout homme généreux : il servit les innocents de sa et de son influence; il fit ce que lui seul pouvait faire en leur faveur : il souleva l'Europe. Rappelons les plus célèbres de ses clients : D'abord le malheureux et innocent amiral Bing, sacrifié par la politique de Pitt. Puis la famille Calas. Calas est un vieillard de soixante-huit ans, négociant pi Toulouse. Un de ses fils se convertit, un autre se pend dans la maison paternelle. L'o] fanatisée accuse Jean Calas d'avoir tué son fils, ipêcher son abjuration pr< ch line lit aider par un troisième Sis, Pi( voit même dans cet événement le prélude d'un massacre général des catholiques. Le capitoul David procède contre les accusés, qui sont mis aux fers. Les juges, à la ma;orite de huit voix VOLT — 177fi — VOLT contre cinq, prononcent. Le Parlement confirme le jugement. On bannit Pierre, on enlève les filles à leur mère, et leur père, condamné à la roue, meurt en protestant de son innocence (1762). La mère vient à Paris, des avocats s'émeuvent en sa faveur; Voltaire prend en main cette cause et passionne l'opinion publique. Le conseil d'État appelle à lui l'affaire; deux ans après, il casse l'arrêt de Toulouse, revise le procès, réhabilite à l'unanimité la mémoire de Jean Calas, écrit en corps au roi, qui répare la ruine de la fa- mille. Le capitoul David meurt fou. Voltaire a donné à cette affaire trois ans de sa vie, et il disait, au rapport de Condorcet : « Durant tout ce temps, il ne m'est pas échappé un sourire que je ne me le sois reproché comme un crime. » Voilà un bel acte et un beau mot. Les Sirven. Une jeune servante protestante, de la même province, enlevée à ses parents, en- fermée dans un couvent, s'échappe et se jette dans un puits. Sirven, son père, accusé, con- damné à mort par contumace, se réfugie avec sa femme à Ferney. Sa femme meurt en route de fatigue et de douleur; Voltaire le décide à com- paraître à Toulouse, et, par son éloquence, par son influence, le fait absoudre. Une famille de pauvres gentilshommes dépouil- lée par les jésuites. Voltaire les fait rentrer dans leur bien. Le comte de Lally. Il est condamné à Paris (1766) pour sa conduite dans l'Inde; l'arrêt de mort ne cite aucun crime déterminé; annonce un simple soupçon, et s'appuie sur le témoignage d'ennemis déclarés. Voltaire plaide douze ans, et, pour sa récompense, il apprend, au moment de mourir, que l'arrêt injuste est cassé. On con- naît les derniers mots que sa main ait écrits; ils sont adressés au fils de la victime : « Je meurs content : je vois que le roi aime la justice.» Le chevalier de la Barre. En 1765, trois jeunes gens d'Abbeville, dont le plus âgé a dix-neuf ans, sont accusés d'avoir gardé la tête couverte quand, à vingt-cinq pas, une procession passait; d'avoir chanté des chansons de corps de garde, moitié impies, moitié licencieuses, et, en conséquence, véhémentement soupçonnés d'avoir brisé un cru- cifix de place publique. L'évêque d'Amiens lance des monitoires; un lieutenant du tribunal de V élec- tion, Duval de Saucourt, conduit une enquête, et les juges d'Abbeville condamnent le jeune de la Barre à la question ordinaire et extraordinaire, à être décapité et brûlé ; le jeune d'Etallonde à^ avoir la langue et le poing coupés, et à être brûlé à petit feu (1766). Le parlement de Paris confirme la sentence. La Barre est exécuté; d'Etallonde s'en- fuit près de Voltaire, puis, à sa recommandation, près du roi de Prusse, qui le fait officier dans son armée. Voltaire ne cessa d'écrire et de s'agiter pour rendre odieux le supplice de la Barre et obtenir la grâce de d'Etallonde. Son premier vœu fut accompli, le second ne devait pas l'être. Et Martin (1768), et Montbailli (1770), exécutés pour des crimes que les vrais coupables avouèrent plus tard; leurs biens confisqués, leur famille dispersée ! « Il ne s'agit que d'une famille ure el pauvre de Saint-Omer; mais le plus vil citoyen massacré sans raison avec le glaive de la loi est précieux à la nation et au roi qui la ■ [Méprise d'Amis.) Enfin, 1rs serfs du mont Jura. Les chanoines de Sainl Claude, en Fi-anelie-Comté, avaient des douze nulle habitants étaient esclaves de soumis, dans toute son étendue, au droil sauvage de main-morte. Voltaire devait la servitude, quelque part qu'elle lut; il le ht avec énergie, avec opiniâtreté. 11 ne réussit pas pour le moment : il eut seulement la joie de voir le roi abolir la servitude dans ses domaines; la révolution de 1789, pénétrée de son esprit, décréta la liberté des serfs dans toute la France. Pour mieux dire., Voltaire n'a jamais eu qu'un seul client, la raison. Pour le servir, il a été infatigable. «On dit que je me répète, écrivait- il; eh bien! je me répéterai jusqu'à ce qu'on se corrige. » Au nom de la raison, il réclame avant tout la tolérance, c'est-à-dire la liberté de conscience, la première des libertés, contre le fanatisme, qu'il appelait «la rage des âmes», contre l'inqui- sition, ministre de ce fanatisme. Il vit l'impéra- trice de Russie, les rois de Danemark, de Pologne, de Prusse, et la moitié des^ princes d'Allemagne établir hautement la liberté de conscience dans leurs États, et l'inquisition désarmée même en Espagne. En politique, il voulait le gouvernement an- glais, « qui conserve tout ce que la monarchie a d'utile, et tout ce qu'une république a de néces- saire »; des lois uniformes; l'économie dans les finances : la suppression de la vénalité des charges. En fait de justice, une réforme hardie, sur cette maxime : « Punissez, mais ne punissez pas aveu- glément; punissez, mais utilement. Si on a peint la justice avec un bandeau sur les yeux, il faut que la raison soit son guide. » — Une législa- tion scupuleuse sur la nature et la force des preuves : « La loi est devenue un poignard à deux tranchants, qui égorge également l'innocent et le coupable. » — Un conseil, un avocat toujours permis à l'accusé. Le code criminel dirigé pour la sauvegarde des citoyens, comme en Angleterre; non pour leur perte, comme en France. — Point de procédures secrètes. « Est-ce à In justice à être secrète? 11 n'appartient qu'au crime de se ca- cher. » — Suppression de la torture, « invention excellente pour sauver le coupable robuste, et pour perdre l'innocent faible de corps et d'esprit.» — Tous les arrêts motivés. — Prévenir les délits autant qu'il est possible, avant de penser à les punir ; prévenir le vol en essayant de détruire la misère, qui y mène ; prévenir l'infanticide, par la création d'hospices pour les accouchements secrets. — Proportionner les peines aux délits; ne point punir les petites fautes comme de grands crimes. — Supprimer des crimes qui ne doivent pas l'être aux yeux de la société : l'hérésie, le sacrilège, le suicide, les mariages des dissidents entre.eux ou avec les catholiques. Ne point punir les dissensions d'école : « En l'ait de livres, il ne faut s'adresser aux tribunaux et aux souverains de l'État que lorsque l'État est compromis. » — Supprimer des peines : la peine de mort, « sauf dans le cas où il n'y aurait pas d'autre moyen de sauver la vie du plus grand nombre, le cas où l'on tue un chien enragé. Dans toute autre occurrence, condamnez le criminel à vivre pour être utile; qu'il travaille continuellement pour son pays parce qu'il a nui à son pays. Il faut réparer le dommage; la mort ne répare rien.» — Supprimer les supplices recherches : « Aucun supplice n'est permis au delà de la simple mort.» Joindre la pitié à la justice. — Supprimer la confiscation: les enfants ne doivent point mourir de faim pour les lautes de leur père. — En somme, diminuer le nombre des délits en ren- dant les châtiments plus honteux et moins cruels. « L'amour de l'honneur et la crainte de la honte sont de meilleurs moralistes que 1 ax.» — Enfin, selon Voltaire, la justice naturelle est au-dessus de la loi, et il faul désobéir à l'ordre injuste d'un pouvoir légitime. «Un crime est toujours crime, soit | ■■ commandé par un prince dans l'aveuglement de sa colère, soit VOLT — 1777 — VVALC qu'il ait été revêtu de patentes scellées de sang- froid avec toutes les formalités possibles.» Voy. Voyage de la Raison; — Prix de la justice et de l'humanité; — Commentaire sur l'Esprit des lois, etc. Voilà, avec beaucoup d'autres réformes dérivées de celles-là, ce que Voltaire entendait par civili- sation, et désirait pour son pays. Il préparait ainsi la grande révolution de 1789. Après cela on peut, si l'on veut, l'accuser de n'avoir pas de cœur. Sans doute il est bien d'être touebé des souffrances que la nature et la fortune infligent aux hommes, maladies, ruines, pertes du cœur, et, selon ses forces, d'y remédier; il est bien d'être un Vincent de Paul, une sœur de charité; il convient à la créature de souffrir de la souffrance d'une autre créature. Il est des âmes moins tendres aux douleurs individuelles : passionnées pour la raison, sensibles à ses maux, blessées de ses blessures, elles ne sont émues que des grands intérêts, l'ordre, la justice, la dignité de l'espèce humaine, par une sensibilité plus haute, plus vaste et plus mâle. L'esprit humain plongé dans l'ignorance ou se débattant dans l'erreur, la liberté de conscience étouffée, la liberté personnelle enchaînée, des populations frémissantes ou végétant sous le despotisme, la justice muette ou instrument d'iniquité, les consciences perverties, l'honnêteté opprimée, la raison terrassée par la force : voilà les misères dont elles sont touchées. Ces misères, Voltaire les voit, les entend et les sent avec une énergie incomparable, et avec une énergie incomparable aussi il les combat. C'est son honneur immortel et l'honneur de la France, à laquelle il appartient, de représenter la réclamation éternelle et univer- selle de l'esprit indigné, de l'âme émue, contre l'odieux et l'absurde de ce monde ; et, dans les plus mauvais jours, quand tout effort semble vain, il faut se répéter à soi-même la maxime de bonne espérance : « La raison finira par avoir raison. » Un reproche plus mérité à lui adresser est d'avoir été injuste pour le christianisme. Jaloux des droits de la raison, il suspecte ce qui la dé- passe et combat ce qui la choque ; mais il n'a pas toujours voulu voir ce que la philosophie même peut admirer dans le christianisme : Dieu au-des- sus du monde, l'âme au-dessus du corps, le de- voir au-dessus du plaisir, l'humilité devant Dieu, la sévérité pour soi, la douceur pour les autres, l'effort au dedans et au dehors contre le mal, pour préparer le règne de Dieu, c'est-à-dire le règne du bien sur terre. A quoi donc travaillait- il lui-même? On ne tente point ici, à propos de Voltaire, une de ces réhabilitations paradoxales pour les- quelles on n'a aucun goût, et que ce recueil n'admettrait pas* on prétend seulement rendre justice à qui de droit. On ne fait pas de Voltaire un mystique, parce que d'autres en ont fait un athée; on reconnaît en lui un esprit altéré de lumière, qui affirme là où elle inonde les yeux, et doute dès qu'elle s'obscurcit; assuré, sur trois ou quatre points. Dieu, la liberté et le devoi^ flottant sur le reste- un esprit juste, qui a trouve à peu près toutes les vérités, et n'a failli qu'en ne leur donnant pas leur nom; un chef de parti habile, qui, pour rétablir la philosophie discré- ditée par les systèmes, a rejeté les systèmes et réintégré le sens commun; un esprit sage qui a réglé ses croyances sur les nécessités de la mo- rale; une âme sensible à la justice, courageuse et infatigable pour la défendre : un apôtre de l'humanité. On pourrait composer une bibliothèque de tous les ouvrages qui ont été publiés sur Voltaire; et DICT. PHILOS. quant aux éditions de ses Œuvres, elles sont innombrables. M. E. Bcrsot a essayé dr faire connaître les opinions philosophiques de \ dans un écrit spécial : la Philosophie dr Vol- taire, arec une introduction et des notes, in-12, Paris, 1848. E. B. VRAISEMBLANCE, voy. PROBABILITÉ. WACHTER (Jean-Georges), qu'il ne fa confondre avec un autre Jean-Georges Wachter, auteur du Glossariwm germanicum, était un phi- losophe et un théologien allemand du xvii" D'abord ennemi de la doctrine de Spinoza, il s'y laissa gagner peu à peu, et finit par la trouvei dans les plus anciennes traditions du peuple juif et au berceau même du christianisme. Son pre- mier ouvrage, Concordia rationis et fldei, sire Har mania philosophiœ moralis et religionis christianœ, in-8, Amsterdam, 1692, est complè- tement étranger à cet ordre d'idées, et n'a pas d'autre but que la conciliation de la raison et de la foi. Voici à quelle occasion il prit parti contre Spinoza : Un protestant de la confession d'Augsbourg, Jean-Pierre Speeth, s'étant con- verti au judaïsme sous l'influence qu'exercèrent sur lui les livres kabbalistiques, provoqua Wach- ter à l'imiter, et engagea avec lui une corres- pondance d'où sortit le petit livre intitulé le Spinozisme dans le judaïsme (der Spinozismus im Judcnlhum), in-12, Amsterdam, 1699. Dans ce second écrit, Wachter attaqua à la fois la doctrine de Spinoza et la kabbale, les confondant l'une avec l'autre, et les accusant toutes deuv d'athéisme. Dans un troisième ouvrage, qui a pour titre : Elucidarius cabalisticus, in-8, Rome, 1706, Wachter tient un autre langage. Sj n'est plus pour lui l'apôtre de l'athéisme, mais un vrai sage qui, éclairé par une science sublime, a reconnu la divinité du Christ et toutes les vé- rités de la religion chrétienne. Il fait également amende honorable devant la kabbale, en distin- guant toutefois, sous ce nom, deux doctrines essentiellement différentes : la kabbale moderne et la kabbale ancienne. La première demeure sous le poids de son mépris; mais la seconde, qui a duré, selon lui, jusqu'au concile de Nicée, était la proyance même des premiers chrétiens et des plus anciens Pères de l'Église. Enfin, sur la fin de sa vie, si nous en croyons Brucker [Historia critica philosophiœ, t. VI), Wachter aurait composé une Histoire des Esséniens, restée inédite, où il aurait soutenu que, dans l'origine, l'essénianisme et le christianisme se confondaient; que le Christ était essénien, et que la religion chrétienne n'est que la doctrine essénienne perfectionnée. WALCH (Jean-Georges), né à Meiningen en 1693, mort en 1775 à Iena, où il professait; de- puis 1717. la philologie et la théologie, chef d'une famille célèbre parmi les savants d'Alle- magne, a beaucoup écrit sur les deux objets de son enseignement; mais on lui doit aussi quel- ques ouvrages qui intéressent la philosopi où se fait sentir principalement l'influence de Leibniz : Pensées sur le système de la naturt , comme introduction pour les collèges de philo- sophie, in-8, Iéna, 1723 (alleni.) ; — Lexique philosophiijur, in-8, Leipzig, 1726 (allcm.), pu- blié pour la quatrième fois en 177ô, en 2 vol. in-8, avec des additions considérables de llen- ning; — Historia logicœ, dans ses Parerga aca- demica, in-8, Leipzig, 1721 ; — dans le même recueil. Diatribe de prœmiis velerum sophista- rum, de enthusiasmo veterum sophistarum; — Introduction à la philosophie, publiée d'abord en allemand, in-8, Leipzig, 1727, puis en latin. in-8, Lubeck, 1730, plusieurs fois réimprimé. — Son fils Jean-Ernest-Emmanucl Walch est l'au- 112 WEBE 1778 WEir, leur d'un mémoire sur les philosophes ènstj^ ques, Commentatio de philosophas vcterum * risl'icis, in-4; Iéna, 1735. — Un autre Walch (Chrétien-Guillaume-FrançoJs) a laissé un mé- moire sur la philosophie orientale : Commenta- tio de philosophia orientait, imprimé à la suite du Syntagma commenta lionum Societatis scien- liarum, de Michaelis, in-4, Gœttingue, 1767. X. WATTS (Isaac), né à Southampton en 1674, mort à Newington en 1748. après avoir consa- cré toute sa vie à la piété, à la méditation, à l'instruction de la jeunesse, s'est signalé à la fois comme poëte, comme théologien et comme phi- losophe. Des nombreux ouvrages qu'il a produits, il n'y a que les suivants qui aient le droit de nous intéresser : Logique, ou le droit usage de la raison dans la recherche de la vérité, avec diverses règles pour se préserver de l'erreur dans les affaires de la religion et de la vie humaine, aussi bien que dans les sciences, in-8, Londres, 1736; — Supplément au traité de Lo- gique, etc., in-8, ib., 1741 ; — le Perfectionne- ment de l'entendement humain {Improvemenl ,,f the mind), traduit en français par Daniel de Superville, sous le titre de Culture de l'esprit, in-12, Lausanne, 1762 et 1782. Les deux ouvrages précédents n'ont pas été traduits. Watts a laissé aussi des Essais philosophiques sur divers su- jets, l'espace, la substance, le corps, l'esprit, les idées innées, avec des remarques sur l'entende- uiriiL humain de Locke; et un Petit Traité d'on- tologie, in-8, Londres, 1733. Les œuvres de Watts ont été publiées ensemble, 6 vol. in-4 et 6 vol. in-8. On trouvera sa biographie dans Y Histoire des églises dissidentes : car Watts était non conformiste, et l'esprit ardent de sa secte se mêle à toutes ses productions. Nous citerons ;mssi des Méditations pieuses, traduites d'Isaac Watts, in-18, Paris, 1827. X. WEBER (Joseph), né à Rain, dans la Bavière, en 1753, a exercé diverses fonctions ecclésiasti- ques et universitaires ; a enseigné successive- ment la philosophie et la physique, tantôt à Dillingen, tantôt à Landshut, et est mort dans un âge très-avancé, vicaire général à Augsbourg. C'est un philosophe et un physicien spéculatif de l'école de Schelling, mais qui a d'abord ap- partenu à l'école de Kant. Indépendamment d'un grand nombre d'ouvrages sur la physique, la théologie et l'éducation, il a laissé les écrits suivants, tous rédigés en allemand ou en latin, nui intéressent particulièrement la philosophie: Propositions de philosophie théorétique, in-8, Dillingen, 178."» ; — Fil conducteur pour des sur la théorie de la raison, in-8, ib., 1788; Inslitutiones logicœ, in-8, ib., 1790; — Lo- 'jica in usum eorum qui eidem student, in-8, Landshut, 1794 ; — Metaphysica in usum eorum qui eidem student, in-8, ib., 1795; en même temps que cet ouvrage, a paru une dissertation intitulée : Disquisitio critica : E s tne metaphy- sica possibilis ? — Essai pour adoucir lesjuge- menis sévères portés sur la philosophie de Kant, etc., in-8, Wurtzbourg, 1793. Les ouvrages que nous venons de nommer appartiennent à la pre- mière période de l'auteur, celle où il était en- core un fervenl kantiste. Voici ceux qui appar- tiennent à la seconde période, quand il subis- Lit l'influence de Schelling : Métaphysique îles choses sensibles et de ce qui est au-dessus des sens, in-H. Landshut, isui : - Manuel de I" ,■ de la nature, in B, ib., 1805 : /." seule philosophie, tn-8, Munich, 1807 ; — Sur ce i/u ensations ont leur source dans la sensibilité, et la sensibilité est une force intérieure, une vertu propre de l'âme comme l'intelligence, quoiqu'elle n'entre en exercice que sous l'exci- tation du monde physique. Le même raisonne- ment peut s'appliquer à Dieu. Dieu est sans doute le principe de toute connaissance et de toute vérité ; nous ne sommes rien, nous ne savons rien que par lui ; mais pour cela même nous sommes obligés, pour nous faire une idée de ce qu'il est, de consulter notre intelligence et d'examiner l'empreinte qu'il y a laissée, comme on cherche à reconnaître le voyayeur aux traces de ses pas. On conçoit qu'avec cette opinion, Weigel ait donné pour titre à un de ses principaux ouvrages : rvùôi aeavtôv, Con- v its-toi toirmême. Celte méthode, si sage en apparence, loin de le préserver des écarts du mysticisme, ne sert qu'à l'y précipiter : tant il est vrai que les mé- thodes sont impuissantes contre un penchant naturel de l'esprit! Puisque c'est en nous-mêmes, dit Weigel, que nous connaissons toutes choses, il faut nécessairement que nous soyons toutes choses, ou que toutes soient en nous. Apprendre, -'est devenir, à proprement parler, la chose môme qu'on apprend ; nous devenons donc suc- cessivement toutes les choses que nous appre- nons, et pour qu'il en soit ainsi, il faut que les germes de ces choses soient en nous : car nous ne recevons rien du dehors. Ainsi le firm quoique visible hors de nous, n'en est pas moins en nous. Dieu aussi est en nous, et cette union de Dieu avec l'homme n'est pas autre, chose que le mystère de l'incarnation. On dirait un pre- mier essai des modernes systèmes de l'Allema- gne, principalement de celui de Fichte, où nous foj ons aussi le moi produire tout ce qu'il pense, et se transformer successivement dans tous les êtres. i :onséquences de cette doctrine sont finies à apercevoir. Si l'univers et L'homme peu confondre el se transformer, en quelque l'un dans l'autre, nous avons le m< sur la nature que sur nous-mêmes, et tout ce qui esl en nous doit se retrouver dans les phé- nomènes de la nature. De là l'alchimie et l'as- trologie judiciaire, que Weigel ne sépare pas de la métaphysique, el auxquelles il a consacré plu- sieurs ouvrages. D'un autre côté, si l'univer peut être transformé dans l'âme humaine, cl si l'âme humaine tire toute sa substance et touti son intelligence de Dieu, si l'homme tout entiei n'est qu'une incarnation de Dieu, il est i que l'homme et l'univers tout ensemble sont compris dans la nature divine, font nécessaire- ment partie de l'essence divine. En effet . 'I même que l'homme, en apprenant les choses qu'il croil étrangères à son être, n'apprend que son propre esprit, ainsi Dieu, selon Weigi le monde, s'est créé lui-même; ses créatures ne sont que ses propres pensées. La création, tell.' qu'on vient de la définir, est nécessaire; ca sans elle, Dieu serait sans pensée et sans volonté, c'est-à-dire qu'il ne serait pas. La création est la condition du temps; et sans le temps, l'éternité est incomplète. La suppression de la liberté divine entraîne ave: elle celle de la liberté humaine. La liberté dans l'homme n'est pas autre chose, pour Wei gel, que le développement naturel de ses f imi- tés, et se rapporte à la sensibilité et à l'intelli- gence autant qu'à la volonté. Elle n'est jamais complète dans la vie présente, où l'essor de nos facultés est gêné par l'influence des astres, c'est- à-dire par les forces et par les lois du monde phy sique; nous ne la connaîtrons véritablement qu'après la mort, lorsque nous recevrons immé- diatement d'en haut la lumière qui nous éclaire et l'amour qui nous inspire. Ce passage du mysticisme au panthéisme, et du panthéisme au fatalisme, a été observé très- souvent; mais voici une pensée qui semble ap- partenir plus particulièrement à Weigel, quoique l'idée première en soit prise dans la kabbale. La nature de l'homme étant précisément d'être l'i- mage de Dieu et de l'univers, c'est-à-dire le plus haut degré de perfection après Dieu lui-même, il ne saurait y avoir aucune différence entre les hommes : tous sont égaux, tous sont semblables: et ce n'est que dans l'ordre matériel, c'est au point de vue de leur existence physique que nous pouvons les distinguer les uns des autres. Bien plus, tous les êtres venant de Dieu et se trouvant primitivement confondus avec lui, quum omniu adhuc sunt unum in Deo , tous participent de si nature, tous sont bons par essence et pa- raissent égaux devant lui. Le mal n'est donc qu'un accident dans l'ordre moral, coin nie dans l'ordre physique. Rien ne peut être soi. I.e démon lui-même a conservé sa bonté ori- ginelle, et sa chute a eu d'heureuses conséquen- ces; on peut dire qu'elle est un bien, puisqu'elle nous a placés dans la vie mortelle, d'où nous nous élevons, par la connaissance de la nature et de nous-mêmes, à la connaissance de Dieu. On trouve la même idée dans Boehm, qui appelle le diable le sel de la nature. Les écrits de Weigel onl été imprimés à diffé- rentes époques, dans différents lieux, sous diffé- rents formats, tantôt réunis plusieurs ensemble et tantôt séparés, t .lerons d'en donner les titn tus de opère mirabili; — Arcanum omnium arcanorum; — la Toi d'or, traduction allemande du Vellus aurt Augurello, in-1 2, Hambourg, 1716; — M d'or, ou Direction pour connaître toutes choses VVETS 1780 — WEIS sans se tromper, in-4, 1578 et 1616 (allem.); — Instruction et introduction pour étudier la théologie allemande, in-12, 1571: — Studium universalc, Nosce te ipsum, seu Theologia as- trologizata, 1618 et autres années. — On peut consulter : HiMiger, de Vita, fatis et scriptis Val. Wcigelii; — Foertsch. deWeigelio, dans les Miscellanca Lipsiensia, t. X, p. 171. WEILLER (Gaétan de); ne, en 1762, à Munich; d'une famille d'artisans, entra, à l'âge de dix- sept ans, au couvent des bénédictins, mais en sortit bientôt pour continuer ses études. Il s'ap- pliqua particulièrement à la philosophie, à la théologie et à la pédagogie. Il enseigna cette dernière science, en 1799, au lycée de Munich, dont il devint plus tard le directeur. Il mourut en 1826. conseiller privé et secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences de Munich. Comme philosophe, il se rattache à l'école de Jacobi et fut un des plus ardents contradicteurs de Sehelling. Cependant il n'admet pas sans restric- tion les principes de Jacobi : il ne croit pas que la i hilosophie puisse avoir pour seule base le sentiment, et reconnaît des principes qui nous sont fournis par la raison. Voici les titres de ses ouvrages de philosophie, tous rédigés en alle- mand : du But de l'éducation, etc., in-8, Mu- nich, 1794; — Esquisse d'un plan d'études fondé sur la nature de la jeunesse, in-8, ib., 1799 ; — du Présent et de V Avenir de V humanité, in-8, ib., 1799; — Essai d'un plan d'instruction pour la jeunesse, in-8, ib., 1800; — Essai d'une con- struction de la science de l'éducation, 2 vol. in-8, ib., 1802; — Esprit de la nouvelle philo- sophie de MM. Sehelling, Hegel et compagnie, in-8. ib.. 1799 et 1803; — Introduction à un libre examen de la philosophie, m-8, ib., 1804; — l'Entendement et la Raison, in-8, ib., 1806; — Esquisse de l'histoire de la philosophie, in-8, ib.. 1813; — Fondements de la psychologie, in-8, ib.^ 1818; — le Christianisme dans ses rapports avec la science, in-8, ib., 1821 ; — Esprit du ca- tholicisme primitif, pour servir de base au ca- tholicisme de tous les temps, in-8, Sulzbach, 1824 ; — Petits Écrits, 3 vol. in-8, Munich et Pas- sau, 1822 ; — Idées pour l'histoire des dévelop- pements de la foi religieuse, 3 vol. in-8. Munich, 180.S-13. X. WEISHAUPT (Adam) naquit, en 1748, à In- golstadt en Bavière. Après avoir fait ses études chez les jésuites, il s'appliqua particulièrement à la science du droit, et fut nommé, en 1775, professeur de droit naturel et de droit canon dans l'université de sa ville natale. Il fut le pre- mier laïque appelé à l'enseignement du droit canon. Cette circonstance, jointe à ses opinions très-aventureuses en matière politique et à sa qualité de fondateur de la secte des illuminés, rendit sa position très-difficile, malgré le succès remarquable qu'obtinrent ses leçons. Destitué ou oblige de donner sa démission, en 1785, il alla demander un refuge au duc de Saxe-Gotha, qui lui accorda une pension avec le titre de conseil- ler de légation, et plus tard, de conseiller au- lique. Il mourut à Gotha, en 1830, âgé de quatre- vingt-trois ans. Weishaupt a I tissé de nombreux ouvrages, dont les uns se rapportent à la philo- hie de l'histoire et du droit, les autres à la philosophie proprement dite. Comme philosophe, il se montra l'adversaire de Kant. Voici les titres de ses écrits philosophiques, tous rédigés en al- lemand : du Matérialisme et de V Idéalisme, in-8, Nuremberg, 1786 et 1788; — Apologie du chagrin ri du mal, in-8, Francfort et Leipzig, i et 1790; — Doutes sur les idées de l\",it relativement au temps ri d l'espace, in-8, Nu- remberg 1787;— des Fondements ri de la •■ i tude de la connaissance humaine, pour servir à l'examen de la critique de la raison pure de Kant, in-8, ib. , 1788; — des Intuitions et des phénomènes de Kant, in-8, ib., 1788; — Pytha- gore, ou Considérations sur la science secrète de l'univers et du gouvernement, 2 vol. in-8, Franc- fort-sur-le-Mein, 1790-95; — de la Vérité et de la Perfection morale, 3 vol. in-8, Ratisbonne, 1793-97 ; — de la Connaissance de soi-même, des obstacles qu'elle rencontre et des avantages qu'elle procure, in-8, ib., 1794; — la Lanterne de Diogène, ou Examen de la moralité et des lumières de notice temps, in-8, ib., 1804; — Ma- tériaux pour servir à la connaissance de l'homme et de l'univers. 3 livraisons in-8, Gotha, 1810. Nous citerons encore ies deux ouvrages où Weishaupt prend la défense et expose les doc- trines de la secte dont il était l'auteur : Apolo- gie des illuminés, in-8, Francfort et Leipzig, 1786; — le Système des illuminés perfectionné, in-8, ib., 1787, et Leipzig, 1818. X. WEISS (François-Rodolphe de), né à Iverdun en 1751, servit d'abord en France, puis en Prusse, avec le grade de colonel, et, après plusieurs voyages en Allemagne et en Angleterre, revint dans sa patrie, où il fut successivement bailli de Moudon, major de la ville de Berne, c'est-à-dire commandant de la garde urbaine, et membre du conseil souverain; en 1785. La révolution fran- çaise ayant éclate , il en épousa chaleureuse- ment les principes les plus démocratiques, publia plusieurs brochures pour les défendre, et fut en- voyé à Paris, auprès de la Convention nationale, comme ministre plénipotentiaire du sénat de Berne. En 1797 il fut nommé commandant géné- ral du pays de Vaud, et occupait encore ce poste quand la Suisse fut envahie par l'armée fran- çaise. Obligé de chercher un refuge en Allema- gne, il retourna dans sa patrie après la révolu- tion du 18 brumaire; mais, n'y retrouvant plus aucun crédit et se voyant pour toujours éloigné des affaires, il mena quelque temps une vie er- rante, et se suicida, vers 1818, dans une auberge de Nion. Weiss , indépendamment de plusieurs écrits politiques, a laissé un ouvrage de philosophie composé dans l'esprit du xviir8 siècle, et qui eut un grand succès, puisqu'il arriva à la dixième édition et fut traduit en anglais et en allemand. Cet ouvrage a pour titre : Principes philosophi- ques, politiques et moraux, 2 vol. in-8, 1785. La dixième édition a été publiée à Paris. 2 vol. in-8, 1828. X. WEISS (Christian), né à Taucha, près de Leip- zig, en 1774, enseigna la philosophie à Leipzig et à Fulda, dirigea pendant quelque temps l'École bourgeoise de Hambourg, et fut nommé en 1816 conseiller d'État et conseiller des écoles publi- ques à Mersebourg. Ses opinions philosophiques varièrent quelque peu; mais il s'attacha finale- ment à l'école de Jacobi. Voici les titres de ses ouvrages, dans l'ordre même où ils ont paru; ils sont tous rédigés en latin ou en allemand : de Cultu divino interna et exlerno rectejudicando. in-4, Leipzig, 1796; — Fragments sur l'être, le devenir et l'agir, in-8, ib., 1796; — Résultats de la philosophie critique, principalement par rapport à la religion et à la révélation^ in-8, ib., 1799 : — de la Manière de traiter l'histoire de la philosophie dans les universités, in-8, ib., 1800; — de Sceplicismi causis atque nalura commenlatio philosophica , in-'», ib., 1801; — Manuel de logique, avec une introduction à la philosophie en général, in-8, ib., 1801; — Indi- cations sur une philosophie toute pratique, in-8. il'., 1801 ; — Manuel de la philosophie du droit, in-8, ib., 1804; — Matériaux pour servir WKNI) — 1781 — VVITT à l'art de l'éducation et au perfectionnement de ses principes et de sa méthode, 2 vol. in-8, ib., 1803-1806; — Recherches sur C essence et l'acti- vité de l'âme humaine, in-8, ib., 1811; — du Dieu vivant et de la manière dont l'homme ar- rive jusqu'à lui, in-8, ib., 1812. Indépendam- ment de ces écrits, Weiss a aussi fourni des ar- ticles à plusieurs recueils philosophiques, entre autres au Musée philosophique de Buhle et de Bouterweek. X. WELTHUTSEN (Lambert) est un cartésien d'Utrecht de la fin du xvn" siècle. Ce n'est ni un théologien, ni un professeur. Dans la préface d'une dissertation sur le mouvement de la terre, il dit de lui-même : « Privatus ab omni adini- nistratione, publicorum munerum alienus, liber in libéra republica, non theologus. » Ses divers écrits portent la trace de cette indépendance ab- solue. 11 se distingue par la hardiesse de son ra- tionalisme appliqué à la théologie et aux Écri- tures, quoiqu'il n'aille pas aussi loin que Meyer et Spinoza'; il manifeste une certaine tendance empirique qui le rapproche de Régius, en Hol- lande, et de Régis en France. Ainsi, confondant l'indéfini et l'infini, il soutient {Disputatio de finito et infinito) que Dieu ne peut être dit in- fini, parce qu'il n'a ni degrés ni parties. Il a été accusé de suivre les traces de Hobbes, et il ré- pond à cette accusation, dans une dissertation sur les principes du juste et de l'injuste, de telle façon qu'il semble en effet l'avoir jusqu'à un cer- tain point méritée, quoiqu'il prétende n'être pas hobbiste, s'étant borné à prendre ce qu'il y a de bon chez lui. 11 tend, en effet, à ramener toute la morale au principe de la conservation de soi-même : « Principium tamen illud de con- servatione sui commode explicatum, bonum et rectum puto, et si juxta illud in philosophia morali navigationem quis instituât, in nonnullis parumper obliquando cursum, felicissima velifi- catione portum obtineri existimo. » En général il est plutôt cartésien pour la physique que pour la métaphysique. Dans une dissertation : de Usu rationis in rébus theologicis et prœsertim in interpretatione sacrœ Scriplitrœ , il blâme les théologiens qui maudissent Meyer; pour lui, il veut le réfuter et non le maudire. Mais, au lieu de réfuter Meyer, il semble qu'il réfute les théologiens qui l'ont combattu, s'attachant tou- jours à prouver que leurs arguments n'ont aucune valeur. Son plus grand grief contre Meyer, c'est d'avoir compromis Descartes. Il a pris part aussi à la grande querelle sur le mouvement de la terre, il soutient que cette doctrine n'est pas contraire à la parole de Dieu. Enfin, il a com- | iissi une réfutation de Y Ethique et du Tractatus thcologico-politicus (Traclalus de cultu naturali et de origine moralilatis oppo- silus tractatui ihcologico-politico). Cette réfu- tation un peu superficielle se distingue surtout par la modération et par une grande bienveil- lance. Il a été en lutte contre la plupart des ad- versaires du cartésianisme, et surtout contre les théologiens qui l'accusent de socinianisme. Les préfaces de ces divers traités ou dissertations sont du plus haut intérêt pour l'histoire du car- tesianisme en Hollande. Us ont tous été réunis en deux volumes in-4 : Lambcrli Wélthuysii tjlti ajectini Opéra omnia, anle quidem sepa- ralim lam belgice quam latine, nunc vero con- junctim latine édita, quibus accessere duo trac- tatus novi , huctenus inedili : prior est de ariieulis fidei fundamentaliùus , aller de cultu naturali, etc., Rotterdam, 1680. F. B. WENDT (Amadeus), né à Leipzig en 1783^ mort à Gœttingue en 1836, après avoir enseigne la philosophie à Leipzig, comme professeur extra- ordinaire, puis à Gœttingue comme professeur ordinaire en remplacement de Bouterweek, a laissé un grand nombre d'écrits qui la philosophie des beaux-arts, la philosophie du droit, la psychologie, l'histoire de la philoso- phie, la critique littéraire et même la th< car Wendt s'est appliqué à la fois à ces d branches des connaissances humaines. Voici les titres de ses principaux ouvrages : de Rerum principiis, secundum pythagorcos, in-4. Leip- zig, 1827; — Éléments de la théorie pi phique du droit, in-8, ib., 1811 ; — U sur la religion, ou la Religion considérée en elle-même et dans ses rapports avec la science et l'art, etc., in-8, Sulzbach, 1813; — de Ra- tionc quœ inlcr religionem cl philosophia/m intercedit, in-4, Gœttingue, 1829; — des Prin- cipales périodes des beaux-arts, ou l'Art con- sidéré dans ses rapports avec Vhisloi Leipzig. 1831. Wendt a publié, en outre, en 1829, avec des additions et des remarques, une nou- velle édition (la 5°) du Manuel de llrisloirc de la philosophie de Tennemann et du grand ou- vrage du même auteur. Enfin, il a fourni à divers recueils un grand nombre d'articles de critique, et a été un des principaux collabo- rateurs du Dictionnaire de la conversation allemand. X. WESSEL, en latin Wessellus ou Wassilils (Jean), surnommé Gansfort, ou Goesevôt, ou Gôsvort, c'est-à-dire patte d'oie, naquit à Gro- ningue vers 1419, enseigna avec un grand succès la philosophie et la théologie, d'abord à Cologne, puis à Louvain et à Paris, assista au concile de Bâle, et mourut dans sa ville natale le 4 octobre 1489. Il appartenait d'abord à la secte des nomi- nalistes, et son talent ainsi que son ardeur pour la controverse l'avaient fait surnommer magtster contradictionis. Il passa ensuite au mysticisme. On publia un premier recueil de ses œuvres, avec une Préface de Luther, sous le titre de Farrago rerum theologicarum, in-4, Leipzig, 1522. Il en parut une édition plus complète à Groningue, in-4, 1614. X. WITTICHIUS. ou WITTICH, mérite d'être mis au premier rang des théologiens et des phi- losophes cartésiens de la Hollande, non pas à. cause de l'originalité de ses doctrines. cause de son influence et de son autorité. Dans les débats philosophiques et théi cette époque, il joue "le premier i les cartésiens citent son nom avec honi opposent son autorité à leurs adversaires, à cause de sa grande renommée de science et de piété. « C'était, dit Bayle (Rép. à un prov., ch. cliv), un pilier du parti cartésien et ratio- nal, et il s'était fort appliqué à concilier l'Écri- ture sainte avec la philosophie, ce qui. avec sa théologie cartésienne, l'exposa à ] tiques qu'il fallut repousser. » Ce; tichius s'est efforcé de ne compromet tic en rien la philosophie de Descartes; il condamne Meyer et réfute Spinoza; tout en faisant valoir les droits de la raison, il veut conserver ceux de la foi, et malgré sa ferveur cartésienne il paraît se distinguer entre tous par un caractère g de modération et de sagesse. Né dans 1 en 1625, il -fit ses études à Brème et à Gro- ningue C'est qui lui enseign i, à Her- born, la philosophie de Descartes. Devenu maître à son tour, il enseigna la théologie avec le plus- grand succès à Duisbourg, à Nimègue et à Leyde. 11 mourut en 1688. Son prin lpt1 ouvrage a pour objet cette grande question de l'accord de la raison et de la foi, si vivement renouvelée par le cartésia- en Hollande et en France. 11 est intitulé WOLF 1732 — WULb' Consensus veritalis in Scriplura divina et infallibili révélâtes cum veritate philosophica a Renato Descaries détecta. Dans la préface, il combat les calomnies des adversaires les plus acharnés du cartésianisme, tels que Lentulus et Revius. Il donne les plus grands éloges à la Defcnsio cartesiana (pet. in-12, Amst., L. El- zevir, 1652), que venait de publier Clauberg. Il raconte les attaques dirigées contre lui au sujet de deux dissertations sur l'abus de l'É- criture sainte, dans les choses philosophiques et sur le mouvement de la terre. On l'a accusé dans les chaires, dans les synodes, de nier l'au- torité de l'Écriture : se justifier de cette accu- sation en expliquant le sens de ces deux disser- tations, tel est le but de son ouvrage. Il y soutient la cause de l'indépendance de la con- naissance philosophique; elle ne dérive pas de l'Écriture sainte, mais de la raison, or la rai- son se suffit à elle-même. Il combat les théolo- giens qui prétendent que la raison est impuis- sante et que toute la philosophie doit être tirée de l'Écriture. L'indéfinité de l'étendue du monde et le mouvement de la terre étaient les deux doctrines qu'attaquaient avec le plus de fureur les théologiens ennemis de Descartes. Witti- chius veut prouver qu'elles ne sont pas en contradiction avec l'Écriture , d'après le prin- cipe que, dans les choses naturelles, l'Écri- ture parle un langage accommodé aux préjugés vulgaires. Avec tous les théologiens cartésiens, il soutient le sens figuré contre le sens littéral. Déféré au concile de Gueldres pour ses opinions théologiques et cartésiennes, il y fut absous avec honneur après trois ans de discussions. Les autres ouvrages de Wittichius ne furent publiés qu'après sa mort. Comme Clauberg et tant d'autres cartésiens hollandais, il a annoté les Méditations de Descartes. Ces notes très-courtes n'ajoutent rien à la doctrine de Descartes; elles se bornent à l'éclaircir et même souvent à expli- quer le sens grammatical du texte. Wittichius avait aussi entrepris une réfutation de la doc- trine de Spinoza, sous le titre d' Anti-Spinoza; c'est par là qu'il est le plus connu dans l'his- toire de la philosophie. Cette réfutation est une des plus considérables et des plus consciencieu- ses qui soient sorties de l'école de Descartes. Il est impossible d'être plus exact et plus rigoureu- sement méthodique. Il prend et critique les unes après les autres toutes les principales défi- nitions et propositions de Spinoza. Mais souvent cette critique est plutôt minutieuse que profonde. On s'égare dans les détails et dans les contradic- tions qu'à chaque instant il prétend relever, t mdis qu'on perd de vue le vice fondamental du me. UAnli Spinoza est suivi d'un commen- taire rem irqu ible sur Dieu et sur ses attributs. Tous les attributs de Dieu y sont déduits d'après ce principe, que tout ce qu'il y a de réel dans la créature doit se retrouver en Dieu, sauf les nés. 11 se sépare de Descartes au sujet de la rence, et soutient L'immutabilité des volontés divines. Voy. Bayle, Dictionnaire i. li itbichius. F. B. WOLF, ou WOLFF (.Ican-Clirélien), philoso- iticien, naquit à Breslau, en 1679. Sun père, qui exerçai! la profession de tanneur, était assez instruit lui-même pour diriger les i tu des de son fils. Doué des plus beu- reus il montra dès l'enfance la de s'instruire, et son génie plùli éveilla de bonne heure. Dans Les du gymn ise qu'il fréquen- tait, ses ! d accord sur l'im- portance de li philosophie. L'un d'eux, homme de mérite d'ailleurs, en parlait en toute 0CCasr9n avec mépris, et son mépris s'adressait surtout à la philosophie de l'école. Les autres, au contraire, recommandaient l'étude de la philosophie comme indispensable, et appelèrent son attention sur les écrits de Descartes et sur la logique que Tschirn- h Misen avait publiée sous le titre de Medicina mentis. Ce désaccord entre des maîtres égale- ment respectés stimula vivement sa curiosité: malheureusement, les œuvres de Descartes n'a- vaient pas encore pénétré jusqu'à Breslau. Des- tiné à la théologie, et déjà initié à la polémique du temps, très-vive surtout dans la Silésie pro- testante, qu'on cherchait à ramener au catholi- cisme, il fut frappé de la stérilité des discussions scolastiques. Il se demanda s'il ne serait pas pos- sible de présenter les vérités théologiques de manière à ies faire accepter par tous. Ses maîtres lui disaient que les mathématiques étaient d'une évidence invincible. Se persuadant que cette évi- dence résultait principalement de la méthode, il résolut, comme il le dit lui-même dans son au- tobiographie, d'étudier les mathématiques, rne- thodi gratia, afin d'essayer de donner à la théo- logie aussi une certitude irréfragable. C'est dans cette intention qu'il se rendit, en 1699, à l'université d'Iéna, où, à côté de la phi- losophie de Descartes et de celle de Tschirn- hausen, il étudia les mathématiques et la phy- sique. En 1702, il passa à l'université de Leipzig, pour y prendre ses grades; il y soutint une thèse sur la philosophie pratique mathématiquement démontrée [Philosophia pralica universalis, malhematica methodo conscripla. 1703). Il était à cette époque encore rempli de l'esprit de Des- cartes, dont il se proposait d'appliquer la mé- thode aux sciences morales; mais ayant été mis en rapport avec Leibniz, il ne tarda pas à deve- nir son disciple. Appelé à Halle, en 1707, comme professeur de mathématiques, il fit également, et avec un succès toujours croissant, des leçons sur la phy- sique et la philosophie. Plusieurs ouvrages^ en allemand et en latin lui firent bientôt une répu- tation au dehors. Mais en même temps, il s'éleva un conflit déplorable entre lui et les théologiens de Halle, où régnait alors une orthodoxie pié- tiste, qui regardait la raison comme une enne- mie de la foi si elle refusait d'en être l'esclave. Le professeur Lange, inspiré aussi, à son insu peut-être, par des intérêts personnels, cherchait à détourner les étudiants de suivre les cours de Wolf, et le- vénérable Francke, le saint Vincent de Paul protestant, partageait a cet égard l'opi- nion de Lange, et demandait que l'enseignement de la philosophie fût interdit à Wolf. Celui-ci, de son côté, ne ménageait pas les théologiens, dont il critiquait surtout la manière de prêcher. La guerre entre eux et lui éclata plus violente, en 1721, à l'occasion d'un discours sur la philo- sophie morale des Chinois [Uratio de Sinarum philosophia practica, in-4, 1726), qu'il prononça dans une solennité académique, et dans lequel il faisait l'éloge de la sagesse pratique de Confu- cius. La Faculté de théologie adressa au gouver- nement une plainte dans laquelle on accusait la philosophie de Wolf de favoriser, par ses consé- quences, l'irréligion et l'immoralité, en condui- sant à l'athéisme et au fatalis La commission nommée à Berlin peur examiner l'affaire, s'étant montrée peu favorable aux accu- sateurs, ceux-ci s'adressèrent au roi lui-même par l'intermédiaire de Gundling, qui était à la fois président de l'Académie el le bouffon de Frédéric-Guillaume. On représenta, dit-on, à ce prince, étranger a toute culture intellectuelle, el qui n'estimait que le clergé et le soldat, que, luivant la philosophie de Wolf, en vertu de l'har- WOLF 1783 VVOLtf monie préétablie; tous les mouvements de l'âme Haut prédéterminés; un déserteur n'étail p réellement responsable de sa fuite, et, par consé- quent, ne pouvait être légitimement puni. Cette conviction une fois entrée dans l'esprit du roi, la perte du philosophe était assurée. Un rescril royal du 8 novembre 1723 destitua le professeur Wolf, et lui enjoignit, sous peine de la coi sortir dans deux fois vingt-quatre heures des États prussiens, pour avoir, dans ses écrits et ses leçons publiques, enseigné des doctrines con- traires à la parole divine. En même temps ses ouvrages étaient prohibés sous les peines les plus se. Heureusement, il venait d'être appelé par le landgrave de Hesse-Cassel à l'université de Mar- bourg, où il se rendit aussitôt, et où il enseigna jusqu'en 1740. En 1736, le roi de Prusse, revenu à de meilleurs sentiments, grâce surtout aux re- prisent itions de quelques théologiens plus éclai- rés, chargea une commission d'examiner de nou- veau les ouvrages du philosophe exilé; et, sur l'avis favorable de cette commission, il invita Wolf à revenir à Halle, sous les conditions les plus avantageuses. Il refusa, mais il dédia au roi la seconde édition de sa Philosophie prati- que générale. Un des premiers actes de Frédéric II fut de rappeler Wolf à Halle, en 1740. Son retour fut un véritable triomphe; mais il ne retrouva pas, dans sa chaire, ses succès d'autrefois. Sa philoso- phie, cependant, était devenue dominante dans toute l'Allemagne; elle le resta jusqu'à l'avéne- ment de Kant. Il mourut en 1754, comblé d'hon- neurs, et avec la réputation méritée d'un homme de bien. Il avait été nommé, successivement, membre de l'Académie de Berlin, de la Société royale de Londres, de l'Académie des sciences de Paris, et de celle de Saint-Pétersbourg. On admirait surtout sa méthode, par laquelle il prétendait tout démontrer en philosophie; comme la géométrie démontre ses théorèmes. Nous n'avons pas, ici, à faire le procès de cette méthode; elle est jugée depuis longtemps, et il est à peu près universellement reconnu, aujour- d'hui, que les vérités philosophiques ne se dé- montrent pas comme les propositions mathéma- tiques; que, pour les faire admettre, il importe moins de les exposer dogmatiquement telles qu'elles résultent de nos recherches, que de montrer comment elles se produisent par la mé- ditation sur les faits, et que l'argumentation phi- losophique est moins une déduction logique procédant par des syllogismes appuyés sur des définitions et des axiomes admis d'avance, qu'une déduction réelle, qui établit que nos propositions sont fondées dans la conscience, dans la nature raisonnable de l'homme, qu'elles sont l'expres- sion même de la raison. Wolf lui-même, qui fait consister la science en une suite d'assertions démontrées (scientia est habitus asserta demonstrandi) , est cependant obligé d'invoquer l'expérience et la nature de l'entendement. Ainsi, pour établir le principe de la contradiction, qui est, selon lui, la source de toute certitude, il dit {Ontologie, § 27) : « Telle est la nature de notre intelligence, que, lorsque nous jugeons qu'une chose est, nous ne pouvons en même temps admettre qu'elle ne soit pas. » Il démontre souvent les vérités les plus simples et les plus immédiates, qu'il suffit d'enon les faire admettre aussitôt. C'est ainsi qu'il prou- ve, formellement, que le tout est plus grand qu'aucune de ses parties, et que la partie de la partie est aussi une partie du tout. "ette méthode est la cause principale de cette extrême prolixité qu'on a tant reprochée aux ou- dc Wo/f, et qui provoqua ['impatience de iv. il i h- il et les railleri nr l'es- urd des philosophes allemands. Outre ses travaux sur les mathématiques, Wolf a laissé deux séries d'ouvrages : 1rs uns i ml. à Halle, de 1712 à 172 I en latin, de 1728 à 1750, et formant en une véritable encyclopédie des sciences ph phiques en vingt-trois volumes in-4. Les premiers, sous le titre commun de /'■ philosophiques {Vernuenftige gedanken) , trai- tent successivement des facultés de IV et de leur bon usage dans la rechen I rite (1712); ouvrage que Jean Deschamps traduisit (en 1736) en français, sous le nom de Logique; — de Dieu, du monde, de l'âme humaine (1719) ; — de !" Conduite des hommes dans la recher- che du bonheur (1720); — de la Vie sociale et de la chose publique (1721) ; — des Effets ou de* produits de la nature (1723); — des Fins des choses naturelles, ou des causes finales (1723). Les historiens de la littérature allemande parlent de ces écrits avec reconnaissance. Wolf, le pre- mier, exprima, en langue allemande,, les vérité- philosophiques avec clarté et précision, si ce n'est avec élégance. Ses œuvres latines offrent un corps de doctrine philosophique à peu près complet, selon l'idée qu'il dut se faire de la science après Bacon, Des- cartes et Leibniz. Elles se succèdent dans l'ordre même où, selon lui, les diverses parties de la philosophie doivent être étudiées. Avant de les énumérer, nous devons faire connaître sa théo- rie de l'organisation des sciences philosophiques, telle qu'il l'a exposée dans le discours prélimi- naire placé en tête de sa Logique, et qui est une véritable introduction à la philosophie. Il y traite de la connaissance et de la philosophie en géné- ral, de la division, de la méthode, du style phi- losophique, enfinde la liberté de penser. Victime lui-même de l'intolérance, il défend cette liberté avec quelque chaleur, par la raison, surtout, que sans elle il n'y a pas de philosophie. Il montre que la vraie philosophie n'est pas nécessairement contraire à la révélation, et qu'elle ne saurait l'être ni à la moralité ni à l'ordre public; que la liberté est la condition de tout progrès, non pas seulement pour la science philosophique, mais pour toutes les autres sciences, en tant que tou- tes dépendent d'elle. Il y a, selon Wolf, trois espèces de connaissan- ces : la connaissance historique ou expéi taie ( la connaissance des faits qui s'offrent à nous soit par les sens, soit par l'observation in- terne); la connaissance philosophique, qui a pour objet d'expliquer les faits en en recherchant les raisons et les causes; enfin la connaissance mathématique. La philosophie part naturelle- ment de l'expérience, qu'elle doit expliquer. Elle est la science des possibles, en tant qu'ils sont; elle recherche pourquoi les choses sont ce qu'elles sont, et non pas autres. La division de la philosophie a son principe dans la nature diverse de ses objets. Or, ces objets étant : Dieu, l'âme humaine et les corps, isopnie se divise en trois parties : la théo- logie, la psijchologie et la physique. Les deux principales facultés de l'âme sont la faculté de connaître et la faculté d'appétition, la pensée et la volonté. Elles peuvent s celle-là dans la recherche du vrai, celle-ci dans suite du bien; de là, pour en diriger ice, la nécessité de deux sciences philoso- phiques :1a logique et la philosophie pratique. ilosophie pratique comprend la I et la politique. La première doit régler les ac- tions libres de l'homme, en tant qu'il ne dépend WOLF — 1784 — WOLF que de lui-même, qu'il est suijuris; la seconde, rellss du citoyen. Les sociétés particulières, tel- les que la famille, qui sont comprises dans la grande société appelée l'État, sont l'objet de la science économique. La morale, la politique, l'économique ont pour oase commune le droit de la nature, ou la con- naissance du bien et du mal dans les actions humaines, laquelle suppose elle-même certains principes généraux, fondement de toute la phi- losophie pratique, et qui constituent ce que Wolf appelle la philosophie pratique universelle. A la suite de la philosophie, il place la techno- logie ou la science des arts et métiers, et la phi- losophie des arts libéraux, qui, selon lui, com- prend la grammaire générale, la rhétorique, la poétique, déjà traitées en ce sens par Thomas Campanella, qui y avait ajouté, en outre, l'his- toriographie. Mais il y a des qualités qui appartiennent à l'être en général, et qui sont l'objet de Yontolo- gie, de la philosophie première. Wolf propose de réunir, sous le nom commun de métaphysique, l'ontologie , la cosmologie transcendantale , la psychologie et la théologie rationnelle ; et il ap- pelle l'attention sur cette partie de la philoso- phie physique qui s'occupe des causes finales, et à laquelle il a donné le nom de téléologie , adopté depuis par Kant. Après avoir ainsi délimité le domaine des sciences philosophiques, Wolf, recherchant l'or- dre dans lequel il convient de les exposer et de les étudier, établit qu'elles doivent se suivre, de telle sorte que celles qui précèdent fournissent les principes de celles qui viennent après. La lo- gique doit être étudiée la première, bien qu'au fond elle s'appuie sur l'ontologie et la psycholo- gie. Après la logique viendra la métaphysique. qui fournit des principes à la philosophie pra- tique et à la physique. En tête de la métaphy- sique sera placée l'ontologie, suivie de la cosmo- logie, de la psychologie et de la théologie, laquelle sera confirmée par la téléologie. La psy- chologie rationnelle doit être précédée d'une psy- chologie uniquement fondée sur l'observation. Enfin, les diverses parties de la philosophie pra- tique, fondées sur des principes généraux et le droit de la nature, doivent se suivre, cl£ telle sorte que la morale précède la pratique, eYeelle- ci la politique. C'est dans cet ordre que Wolf traita les diver- ses parties des sciences philosophiques. Il publia, de 1728 à 1736, une Logique (Philosophia ratio- nalis, sive Logica, rnethodo scicntifïca pertrac- tata, in-4, Francfort et Leipzig, 1728); — une Ontologie (Philosophia prima, sive Ontologia, etc., in-4, 1730) ; — une Cosmologie (Cosmologia generalis, etc., 'in-4, 1731); — une Psychologie ' Psyclwlogia cmpirica, etc., in-4, 1732); — une Psychologie rationnelle (Psycho- logia ralionalis, etc.. in-4, 1734); — une Théo- logie naturelle (Thcologia naluralis, etc., 2 vol. in-4, 1736). — Après avoir ainsi exposé un sys- tème complet, selon lui, de philosophie théo- rique, abordant les sciences morales et politi- ques,'il fit paraître, de 1738 à 17,')0, un traité sur la Philosophie pratique générale (Philosophai practica universalis, mclhodo scicntifïca, % vol. in-4, Francfort et Leipzig, 1738); — un ouvrage tendu sur le Droit de la nature (Jus na- turœ, île,., 8 vol. in-8, 1740 et années suivai suivi du Droit des gens (Jus Pentium, etc., 1750), et d'une Philosophie morale [Philosophia mo- rali sive Ethica, 4 vol. in-4, 1750). Pour com- pléter le système, il manquait un traité de phi- losophie politique. Wolf n'eut pas le temps de l'achever II fut lorraine par Ilanovius un de ses disciples (Philosophiez civilis seu polit icœ par- tes quatuor, 4 vol. in-4, 1746). Il est impossible de donner ici une analyse de tant d'ouvrages. Nous devons nous borner à en indiquer les idées fondamentales et le plan général. La logique est divisée en deux parties, l'une théorique, l'autre pratique. La première traite des principes logiques, des notions, du juge- ment, du raisonnement; la seconde, de l'usage de la logique dans la recherche de la vérité, dans la composition, la lecture et la critique des li- vres, dans l'enseignement et la discussion, dans l'estimation des facultés requises pour la con- naissance des choses, dans la vie pratique. L'ontologie ou la philosophie première, telle que la concevait Wolf, est, à la fois, une théorie de la connaissance et de l'être. Elle expose les principes qui sont le fondement de toute certi- tude, de toute philosophie, et ne mérite pas le mépris que professaient pour elle les cartésiens L'auteur commence par établir le principe de contradiction et celui de la raison suffisante. Le principe de la raison suffisante implique, selon lui, cette proposition, que tout dans le monde est raisonnable, que tout est gouverné par la raison Par conséquent, le principe de la raison suffi santé, sur lequel repose toute la théodicée de Leibniz et de Wolf, aune plus grande portée que le simple principe de causalité. Tout a sa cause, sa raison d'être; mais, pour conclure de là que tout est bien, il faut placer la dernière raison de tout en un être parfait, tel que nous concevons Dieu. Wolf détermine ensuite les idées ontologi- ques générales : l'essence et l'existence, la néces- sité et la contingence, la quantité, la qualité, l'ordre, la vérité, la perfection. Dans la seconde partie, traitant des diverses espèces d'êtres et de leurs rapports, de l'être composé et de son essence, du temps et de l'espace, de la contiguïté et de la continuité, du mouvement, il expose la monadologie de Leibniz, en définissant les êtres simples, indivisibles, sans étendue et sans figure, sans mouvement intérieur : ils existent, puisqu'il y a des êtres composés; ils ne sont pas nés de ceux-ci ni d'autres êtres ; ils sont créés en tant qu'ils sont contingents. Il définit, enfin, les idées de substance (un sujet qui dure et qui est modi- fiable) , de dépendance, de relation, de causa- lité, etc. La Cosmologie transcendante , que Wolf se vante d'avoir, le premier, traitée à part sous ce titre, a pour objet de conduire, par la contem- plation générale du monde, à une connaissance solide de Dieu et de la nature. C'est là que, après avoir déterminé l'idée de l'univers, les rapports qui lient toutes choses entre elles, les lois du mouvement, Wolf expose, dans la troisième par- tie, le système de Leibniz de la perfection du monde actuel, l'optimisme universel. La contin- gence de l'univers et de l'ordre dans la nature, jointe à l'impossibilité de l'expliquer par le ha- sard, conduit nécessairement à la conviction de l'existence de Dieu. La. psychologie expérimentale, qui, selon Wolf, doit servir à la fois de point de départ à la psy- chologie transcendantale, de préparation a la théologie et de fondement à la philosophie mo est divisée en deux parties. Dans la pre- mière, il traite de l'âme en général, et de la fa- culté de penser en particulier. Il établit ce fait. capital, que toute pensée implique perception et aperception, c'est-à-dire que toute pensée est un acte de l'esprit par lequel l'âme a conscience même et de quelque chose qui n'est pas clic et qui est l'objel «le la pensée. Il distingue entre la faculté de connaître inférieure (lessen-. WOLF — 1785 — VVOLF l'imagination, la mémoire), et la faculté de con- naître supérieure (h réflexion; l'intelligence, l'intellect pur). 11 dislingue de même, dans la seconde partie qui traite de la faculté d'appéti- tion. entre l'appétition inférieure et l'appétition supérieure. Sous le premier titre, il traite des appétits sensuels, des passions, des affections, des sentiments divers qui agitent le cœur hu- main; sous le second, des appétitions ration- nelles, des motifs, de la liberté, qu'il définit la facilité de choisir à son gré, entre plusieurs pos- sibles, sans être déterminé à l'action par l'essence de l'âme. Il faut des motifs pour agir; mais l'action n'en est pas moins libre et contingente. L'auteur admet ici, comme un fait, la dépen- dance mutuelle de lame et du corps, sauf à l'expliquer, ailleurs, par l'harmonie préétablie entre les mouvements de l'un et ceux de l'autre. Dans la psychologie rationnelle, il cherche à expliquer les faits de conscience par l'essence de l'âme. Elle tire ses principes de l'ontologie et de la cosmologie, et s'appuie sur la psychologie d'expérience. Dans les deux premières sections, suivant pas à pas les faits exposés dans la psycho- logie expérimentale, Wolf établit par des argu- ments solides la simplicité, l'immatérialité et la substantialité distincte de l'âme, du principe pen- sant. Comme substance simple, l'âme n'a qu'une seule et même force, qui est la source de toute son activité; mais cette force unique produit des effets divers, et se montre sous différents aspects. Elle se représente l'univers de son point de vue, c'est-à-dire d'après la place qu'y occupe son organisme et selon la nature de ses organes. Dans la troisième section, l'auteur expose l'hy- pothèse de l'harmonie préétablie, qu'il détourne quelque peu de son sens primitif et qu'il cherche à concilier subtilement avec la liberté et la res- ponsabilité morale, en disant qu'il n'y a de pré- déterminé que l'accord des impressions reçues par les organes avec les perceptions correspon- dantes, ainsi que des appétitions avec les mou- vements du corps, mais que l'âme n'en est pas moins maîtresse de ses actions, l'arbitre de ses déterminations. Dans la dernière section enfin, Wolf, traitant de l'âme des bêtes, accorde à celles-là des facultés semblables à nos facultés inférieures; leurs âmes sont des monades im- périssables, mais non pas immortelles. La Théologie naturelle est peut-être l'ouvrage le plus important de Wolf, non pas seulement par son sujet, mais encore par la manière dont il l'a traité. Il est divisé en deux parties. Dans »a première, où il cherche à prouver l'existence de Dieu en partant de l'expérience, il établit d'abord que les êtres que nous connaissons sup- posent un être nécessaire, et détermine les attri- buts qui lui appartiennent. L'intelligence appar- tient à l'être nécessaire tout aussi nécessairement qu'il existe. Son existence implique la toute- puissance, la volonté et la liberté, la sagesse et la bonté. Il n'y a de véritablement substantiel ou de réel que les êtres simples dont tout est composé, et ces êtres simples étant contingents ont en Dieu le principe de leur existence et de leur combinaison. Dieu est donc le créateur du monde, et la création implique la providence. La nature est immuable comme la volonté divine; la conservation de l'univers est une création continuelle, l'acte de création continu. Par là même, Dieu est le maître souverain de l'univers; il a sur ses créatures un pouvoir absolu, mais il ne peut vouloir que leur bonheur. Dans la seconde partie, il s'applique à dé- montrer l'existence et les attributs de Dieu a priori, en se fondant sur l'idée que se fait na- turellement la raison d'un être tout parfait [Ens perfcclissimum, realissimum). C'est principale- ment cette argumentation, reproduite de Dej cartes et d'Anselme de Cantorbéry, que Kant a eue en vue dans sa critique de te théo- logie. Selon Kant, l'être tout réel est un idéal que la raison conçoit nécessairement, mais d'où l'on ne peut pas conclure légitimement à sa réalité objective. Les auteurs de L'argument, et Wolf à leur suite, n'avaient pas assi . la nécessité avec laquelle l'idée de Dieu s'i à la raison, nécessité qui cependant fait toute la preuve ontologique. Cette idée une fois admise comme réelle, tous les attributs ordinaires de Dieu en résultent logiquement. La théologie naturelle se termine par une réfutation de l'athéisme et des erreurs qui en approchent ou en découlent : le fatalisme, le déisme qui nie la Providence, l'anthropomor- phisme, le matérialisme, l'idéalisme vulgaire, le manichéisme, le spinozisme. Ce traité est surtout remarquable par le soin extrême avec lequel le philosophe a cherché à épurer l'idée de Dieu, à déterminer sa personnalité, son intelligence, sa volonté, sa liberté, et à mettre sa doctrine d'ac- cord avec l'esprit des saintes Écritures. Ainsi, par exemple, il conçoit l'entendement divin comme purement intuitif; Dieu connaît tout distinctement et tout ensemble d'une seule et même vue; sa connaissance est un acte et non une faculté. Son intelligence est la représenta- tion à la fois distincte et simultanée de toutes les choses possibles. Il nous reste à caractériser rapidement la phi- losophie morale et politique de Wolf. C'est la partie qu'il traite avec le plus d'indépendance et le plus de prédilection, mais malheureusement aussi avec le plus de prolixité. Sa division de la philosophie pratique est pour le fond celle d'Aris- tote, tandis que l'idée fondamentale, directement empruntée de Leibniz, rappelle la formule gé- nérale des stoïciens. Le premier principe de la morale de Wolf est fondé sur l'idée de perfection Dans l'ontologie, il avait défini la perfection avec Leibniz, l'har- monie ou l'unité dans la variété. En morale, elle consiste dans la conformité de l'état présent de l'homme avec son état passé et son état futur, et dans l'accord de ce même état avec l'essence, la nature de l'homme, telle que la conçoit la raison éclairée par l'observation psychologique « Perfectionne-toi » [Pcrficc te ipsum), tel est le devoir suprême et qui renferme tous les autres devoirs; et comme nul ne peut se perfectionner tout seul, sans le concours d'autrui, la générale est celle-ci : « Fais ce qui peut rendre lias parfait ton état et celui de tes semb autant qu'il est en toi. » Cette perfection est aussi le souverain bien, la véritable félicité, qui a pour condition la satisfaction intérieure. Le bien est tout ce qui peut contribuer à rendre plus parfait l'état de l'homme. Il est autre ch l'utile. L'utilité ou le domm ige qui , d'une action n'est pas ce qui la rend bonne ou mauvaise. La perfection produit la vraie félicité; mais celle-ci n'en est pas la fin. La perfection est recherchée pour elle-même; elle est fondée sur use idée rationnelle et indépendante de l'expérience. La loi morale n'est pas im] l'homme par une autorité extérieure ;, elle dérive de sa nature même; c'est une loi de la nature; mais en tant que cette nature a Dieu pour auteur, la loi naturelle est en même temps l'expression de la volonté divine, et Dieu n'a pu vouloir et commander à l'homme que ce qui est bien en soi. Cette morale était dans ses principes fort supérieure à celle qui dominait au xvnr siècle en France et en Angleterre. WOLF — 1786 — WOLL 11 va sans dire que Wolf admet le t'ait de la liberté comme condition de la moralité. Sans doute la volonté ne peut se déterminer que par des motifs, et ces motifs lui sont imposés, mais ils ont leur source dans la raison, et c'est à se conduire sur des motifs raisonnables que consiste la liberté morale. Toutes nos pensées et tous les mouvements de notre corps, qui ont leur prin- cipe dans notre volonté, constituent nos libres actions. Dans le volumineux traité du Droit de la nature, qui, dans le système de Wolf, précède la morale proprement dite, il anticipe sur celle- ci, et revient sur des points déjà traités dans la philosophie pratique générale. Il y considère principalement les droits qui dérivent de la nature de l'homme; mais comme ces droits sont les mêmes pour tous, il les met toujours en regard des obligations. Droit et devoir sont pour lui des termes corrélatifs: à tout droit correspond un devoir, et l'on ne peut invoquer celui-là que sous la condition de remplir celui-ci. Les devoirs sont déterminés en détail dans la Morale. Ils sont d'abord divisés en devoirs qui ont pour objet le perfectionnement de l'intelligence, la perfection logique des stoïciens, et en devoirs qui ont pour objet de fortifier la volonté et de gouverner les penchants et les passions; puis en devoirs envers Dieu, envers nous-mêmes et envers nos semblables. La philosophie sociale et politique de Wolf est à la fois conservatrice et libérale, en général conforme aux maximes du gouvernement de Frédéric II. Elle impose à tous cette règle de conduite : « Fais tout ce qui peut contribuer au bien-être général et au maintien de l'ordre public et de la sûreté commune. » Toute société repose sur un contrat par lequel tous s'engagent dans leur propre intérêt à concourir à la pros- périté commune. L'État parfait est celui qui pourvoit le mieux au bien-être de tous et de chacun. La monarchie limitée est, selon Wolf, le meilleur gouvernement. Tout en faisant une belle part au prince, il le soumet aux lois par le serment. Il va jusqu'à autoriser le sujet à désobéir à des ordres injustes ou illégaux; mais il lui refuse le droit d'examiner et de discuter les questions d'intérêt général. Sans faire de l'économie politique une science à part, Wolf a cependant traité à peu près toutes les matières comprises aujourd'hui sous ce nom, et si ses vues à cet égard n'ont rien de remar- quable, elles n'en ont pas moins servi à fonder cette science difficile. En général, le grand mérite de Wolf, c'est d'avoir posé toutes les questions et d'avoir essayé d'assigner leur place à chacune. Il a peu d'originalité pour le fond des idées, qui sont en général celles de Leibniz, quelquefois celles de Descartes, souvent celles de tout le monde : son originalité est dans son esprit ency- clopédique et systématique. En cherchant à tout définir et à tout démontrer, il a porté la clarté dans une foule de notions obscures ou mal dé- terminées, et par les efforts mêmes qu'il faisait pour convertir en vérités démontrées certaines hypothèses plus brillantes que solides, il en fit mieux ressortir la faiblesse et l'inconsistance. il rendit surtout d'immenses services à l'Allé- es ouvrages furenl pour elle un foyer dont les lumières se répandirent sur touti sciences. Non-seulement la terminologie donl il se servit demeura en usage longtemps après qu'il eut ci ; mais toute la philosophie allemande moderne se rattache à la sienne par la critique de Fiant. L' ph lo phii «le Leibniz, qui ne formail pas un corps de doctrine régulier, et qui n'avait pas une terminologie bien arrêtée, ne devint réelle- ment dominante que sous la forme systématique que lui donna Wolf. La philosophie de Wolf, qui était celle de Leibniz systématisée, complet e, démontrée, et parfois rapetissée, grâce à la clai é avec laquelle elle était exposée, et aussi grâce aux persécutions dont elle lut d'abord l'objet, fui bientôt généralement adoptée et enseignée dans toutes les chaires protestantes. Dès 1738, Ludo- vic!, dans son Précis de l'Histoire de la philo- sopnie de Wolf, put citer cent sept écrivains appartenant à cette école toute nationale, sans parler de ceux qui en appliquèrent la méthode et les principes à d'autres sciences, à la théologie, au droit, à la médecine, à la littérature. On re- marque parmi les principaux disciples de Wolf: Thùmming, qui publia un abrégé de cette phi- losophie : Inslitutiones philosophiœ wolfianœ in usus academicos adornatœ. 2 vol. in-8, 1725; Bilfinger, Baumeister, G. Frédéric Meyer, et surtout Baumgarten, qui essaya le premier, sous le nom d'Esthétique, de réduire en science, selon la méthode de Wolf, la théorie du beau dans les arts (sEsthclica, 2 vol. in-8, Francfort-sur l'Oder, 1750-58). La philosophie de Wolf, en général saine et élevée, profondément religieuse et morale, à la fois respectueuse pour la foi et la raison, pour l'autorité et la liberté, préserva longtemps l'Al- lemagne de l'invasion du matérialisme , lutta avantageusement à l'Académie de Berlin contre la frivolité des beaux esprits dont s'entourait Frédéric II, et donna naissance à la grande phi- losophie de Kant, qui la ruina et la fit tomber en oubli. Les historiens de la philosophie alle- mande, devenus plus justes envers sa mémoire, depuis que tant d'autres systèmes sont tombés après le sien, ne parlent plus aujourd'hui de lui qu'avec respect et reconnaissance. Voy. entre autres : Erdmann, Histoire de la philosophie moderne, livre II, 2e partie, Leipzig, 1842; et' Christian Bartholmèss, Histoire de l'Académie de Berlin, livre I, in-8, Paris, 1851. Consultez soit sur la vie, soit sur les ouvrages, soit sur la doctrine de Wolf: Vit a, fataetscripta Chr. WoLfii, Lips. et Bresl., 1739, in-8; — Chr. Gottsched, Eloge historique de Chr. baron de Wolf, Halle, 1755, in-4 (ail); — Bùsching, Mé- moires pour la biographie des hommes célèbres : — Meissner, Lexique philosophique pour l'ap- plicationdu système de Wolf, composé à l'aide des ouvrages de ce célèbre philosophe, Bayreuth, 1738, in-8 (ail.). Voy. aussi l'article Ludovici. .T. W. WOLLASTON (William) naquit en 1659 dans le comté de Strafford, entra dans l'Eglise angli- cane, et exerça, pendant plusieurs années, les fonctions de deuxième maître à l'école publique de Birmingham; en 1688, un héritage qui le mil dans l'aisance lui permit de se fixer à Londres et de se livrer à l'étude de la philosophie. Il mourut en 1724. La doctrine morale de Wollaston est exposée dans son Esquisse de la religion naturelle, Londres, 1722, et traduite presque aussitôt en français, la Haye, 1726, in-4. Wollaston doit être rangé parmi les philoso- phes qui fondent la morale sur la raison, et non sur la sensibilité, comme Adam Smith, ou sur l'intérêt, coin me Épicure et Hobbes. Mais la plu- part des moralistes de t'école rationnelle consi- dèrent la notion du bien comme un principe suprême, absolument simple et irréductible, type divin plaoé par Dieu dans notre intelligence. Wollaston, au contraire, tente 'le définir l'idée du bien, et établit qu'elle peut se résoudre dans XÉNA — 1787 — XENO la notion du vrai. Tel est le critérium de la morale : Agir conformément à la vérité, c'esl bien agir; toute mauvaise action est un men- songe. En effet, dit Wollaston, on altère la vérité par des actes, comme par des paroles : violer un contrat, c'est le nier en action. Dépouiller un voyageur, c'est revendiquer en action la pro- priété de ce qu'on lui vole. Défigurer la vérité par ses actes, c'est nécessairement faire mal, puisque c'est la même chose que soutenir une : ion fausse, c'est-à-dire contraire à la na- ture des choses. Et non-seulement on nie la vérité par une contradiction directe, mais on la nie aussi par simple omission. Ne pas tenir sa parole, c'est aussi bien nier la promesse faite, que faire le contraire de ce qu'on a promis. Voy. l'analyse qu'a donnée M. Jouffroy de la théorie de Wollaston dans le Cours de droit na- turel, t. II, 24" leçon. 11 ne faut pas confondre le moraliste Wollaston avec un autre William ion, son descendant, né en 1766, et mort en 1828, savant physicien anglais qui fit plu- sieurs découvertes utiles, et inséra plusieurs mémoires dans les Philosophical transactions. X. WYTTENBACH (Daniel), né à Berne en 1746, mort en 1820 à Œgsgeest; professa successive- ment la philosophie et l'éloquence grecque et latine à Amsterdam et à Leyde, et publia un grand nombre d'ouvrages, ou plutôt d'opuscules, qu'il importe de signaler à ceux qui s'occupent de l'histoire de la philosophie. C'était avant toutes choses un très-savant et très-élégant humaniste, un des meilleurs philologues de son temps; et, à ce titre, ce qu'il a publié sur les matières phi- losophiques en langue latine, mérite d'être recommandé fortement à ceux qui voudraient traiter ces mêmes matières dans cette même langue. Ce fut un de ces critiques éminents dont la puissante impulsion porta si loin, en Hollande, l'étude de la philosophie ancienne. Quant à la philosophie proprement dite, il professait un éclectisme peu favorable à l'idéalisme scepti- que de Kant. Voici les titres de ses écrits les plus connus : Qratio de philosophia, auctore Cicérone, lau- datarum artium omnium procréatrice et quasi parente, in-4, Amst., 1779; — Dissertatio qua disquiritur : Num solius 7*ationis vi et quibus argumentis demonstrari possit, non esse plures uno Deo? Fuerintne unquam populi aut sa- pientes, qui ejus veritatis rationem, sine reve- ïalionis divinœ ad ipso propagalœ subsidio habuerint? in-4, Leyde, 1780; — Prœcepta philosophie i 8, Amst;, 1782; — Quœ ,i philosophorum inde a Thalele et Pythagora ! Senecam sententia de vita et statu animarum post mortem corporis, in-4. ib., 1786 ; — de Conjunctione philosophiœ cum eleguntioribus litteris} ln-8, Leyde, 1821 ; — de Philosophiœ ciceromanœ loco, qui est de Deo; — de Philosophia kantiana, in-8, Amst.. 1821. Citons, enfin, parmi ses travaux de philologie, l'excellente édition/avec notes et commentaire, qu'il donna du Phedon de Platon, en 1806, et dont la meilleure réimpression parut en 1825 à Leip/ La nièce de Wyttenbach, depuis 1817 sa femme, eur de plusieurs ouvrages de morale et d'esthétique, souvent attribués au célèbre érudit lui-iii' me. Quoique Allemande do naissance, Mme Wyttenbach écrivait en français. Ses livres les plus intéressants sont : Théagène (Paris, 1815), et Symposiaques, ou Propos de table (ib., 1823). C. Bs. XÉNARQUE de SÉLEUCIE,! philosophe péripa- cle de 1 ère chrétienne, qu , • foir tenu école dans sa villi aent à AJexa et à Rome. Pendant le séjour qu'il fil dan dernière ville, il gagna les bonnes grâces d'Au- guste. Il comptait au nombre de ses disciples Strabon, qui parle de lui avec éloge (G liv. XIV). Il est également cité par Julien, dans son Discours sur la mère des dieux, et par Sim- plicius, dans ses commentaires sur le tr. Ciel d'Aristote. 11 n'a laissé aucun écrit; mais on peut consulter sur lui : Patrizzi, Discu peripateticœ, t. I, liv. x, p. 136; et Gaudcntius. de l'Iiilosophis romanis, c. lux. X. XÉNIADE de Corintiie. Sextus Empiricus (Adversus Mathcmaticos, lib. VII) parle de ce philosophe comme d'un disciple de Xénopliane, et le range, par conséquent, dans l'école d'Élée. C'est à ce fait qu'il faut rattacher les opinions qu'on lui attribue. Ainsi, quand il disa rien n'est vrai, que tout est faux, il voulait par 1er probablement des choses finies et contin- gentes. Quand il affirmait, d'un autre côté, que tout ce qui naît vient du néant (âx toû (/.rj ovtoç) et que tout ce qui meurt retourne dans le néant, c'était sans doute une hypothèse qu'il faisait, pour montrer que la génération et la mort sont absolument impossibles: car c'est au nom même de ce principe, consacré par toute l'antiquité, que rien ne vient du néant et n'y peutretournerj que les philosophes de l'école d'Élée niaient la génération et la mort, c'est-à-dire les choses contingentes. — On peut consulter sur Xéniade. Fabricius, dans son édition des Œuvres de Sex- tus. note E. X. XÉNOCRATE, un des premiers disciples de Platon, naquit à Chalcédoine dans la première année de la xcvr3 olympiade, ou 394 ans avant Jésus-Christ, succéda à Speusippe, en 339, dans la chaire de l'Académie, et, après avoir enseigné sans interruption pendant vingt-cinq ans, mou- rut en 314, âgé de quatre-vingts ans. Sri; était dépourvu d'élégance et de facilité. Plus d'une fois Platon lui donnait le conseil de sa- crifier aux grâces; et, le rapprochant d'Aris- tote, il avait coutume de dire que l'un avait besoin d'aiguillon et l'autre de frein. Xénocrate lui-même se comparait à ces vases d'une embou- chure étroite, qui reçoivent difficilemem conservent très-bien. En revanche, l'élévation de son àme, l'austérité de ses mœurs, sa fermeté, son désintéressement, son dévouement à son maître, lui ont concilié le respect de ses con- temporains et doivent inspirer pour lui le même sentiment à la postérité. Qu'il soit vrai ou non que les magistrats d'Athènes regardaient rôle comme un serment; que, tout étranger qu'il était, il a été choisi par les Athéniens pour être|envoyéavec Phocion en ambassade près de Philippe ; qu'Alexandre le Grand lui envoya une députation, avec cinquante talents, et qu'il les refusa; cette tradition seule nous montre quelle était, dans l'antiquité, l'autorité de son caractère. Comme philosophe, Xénocrate est beaucoup moins remarquable. Autant que nous pouvons juger de sa doctrine par de rares traditions, dispersées dans différents auteurs, elle consis- tait principalement à traduire les idées de Platon par les formules mathématiques de Pé thagoricienne. Ainsi, Dieu et l'âme du monde sont pour lui la monade et la dyade : la monade qui est aussi appelée le père des dieux, la rai- son, le nombre impair, règne dans le ciel ; la dyade, c'est la mère des dieux, le dieu femelle, qui préside au mouvement oblique des planètes Tous deui ensemble ont donné naissance au XÉNO — 1788 — XÈNO ciel cl aux sept planètes. L'intelligence pure qui a formé le monde, la substance des idées ou la nature divine est comparée au triangle équila- téral, parce qu'elle est partout semblable à elle- même ; le triangle scalcne, au contraire, formé de côtés inégaux, nous représente les choses mortelles; et le triangle isocèle celles qui tien- nent le milieu entre les deux extrêmes, c'est-à- dire les génies, les forces immatérielles, parce qu'il se compose de deux côtés égaux. Quant à l'âme humaine, il continue de l'appeler, avec Pythagore et Platon, un nombre qui se meut lui-même. En résumé, l'assimilation que Platon établit, dans le Timce, entre les éléments maté- riels et les diverses formes géométriques, Xéno- crate cherche à l'étendre aux êtres et aux idées en général ; mais cette assimilation ne va pas jusqu'à l'identification ou à la confusion des nombres avec les choses elles-mêmes. Ainsi, Dieu, pour lui, n'est pas seulement l'unité; c'est l'intelligence active dont la pensée pénètre l'univers et se manifeste jusque dans les ani- maux privés de raison, c'est-à-dire dans les lois de l'instinct. Cependant on peut dire qu'il a abaissé la doctrine de Platon : car tandis que celui-ci nous montre les nombres comme un in- termédiaire entre les choses périssables et les idées, Xénocrate les met sur la même ligne que les idées, ou tend à effacer toute différence entre les uns et les autres. Il résulte de là que, le monde intelligible se trouvant immédiatement en contact avec le monde sensible, le dernier peut être considéré simplement comme un degré inférieur du premier, et la série, la progression des nombres, comme l'expression fidèle des rap- ports des êtres. Telle paraît être, en effet, la pensée de Xénocrate lorsqu'il distingue un Ju- piter très-haut (ûtkxtov Mol), un Jupiter premier, qui n'est pas autre chose que l'essence même des idées, et un Jupiter dernier (tôv vsocrov), dont le siège est dans la lune ; lorsqu'il recon- naît dans le ciel et dans les étoiles autant de divinités; lorsqu'il assigne à l'âme du monde la place que Platon donne à la matière; enfin, lorsqu'il admet, au-dessous de l'âme du monde, un nombre infini de génies ou de démons, les uns bons, les autres méchants, qui agissent sur les âmes humaines et régnent sur les éléments de la matière. Dans cette théorie confuse ne voit-on pas le germe du système néo-platoni- cien? Xénocrate prenait tellement au sérieux le rap- port des choses avec les nombres, qu'il l'oppo- sait comme un argument aux objections que Zenon tirait de la divisibilité infinie de la ma- tière contre l'existence du monde. Chaque corps ayant son essence propre, et cette essence étant représentée par une figure de géométrie, par un triangle particulier, il en concluait qu'il y a des triangles et, par conséquent^ des lignes indi- visibles. C'est contre cette chimère qu'Aristote a écrit son livre des Lignes insécables. La morale de Xénocrate nous laisse peu de chose à dire : elle paraît avoir été plus pratique que spéculative, et se réduit à quelques maxi- mes, telles que celle-ci : « Les véritables philo- sophes sont ceux qui font volontairement ce que les autres hommes font par la crainte des fois. » 11 résulte cependant d'un passage de saint Clément d'Alexandrie ISlrom., liv. Il), qu'il cherchait à unir le bonheur avec la vertu, re- gardant celui-là comme une conséquence de celle-ci ; et comme le bonheur ne peut être conquis que par les forces et les facultés qui sont soumises à notre âme, il voulait aussi le développement de toutes nos facultés ; mais il croyait en même temps que le bonheur complet est impossible et qu'il faut savoir choisir entre les biens de l'âme et ceux du corps. On peut consulter sur Xénocrate : Van den Wynpersse, Diatribe de Xénocrate Chalcedonio. in-8, 1822; et la critique approfondie qui a été faite de cet ouvrage dans les Annales de Hei- delberg. année 1824, p. 275. XÉNOPHANE, le fondateur de l'école d'Élée, naquit à Colophon, colonie ionienne de l'Asie Mineure, autrefois célèbre par sa prospérité et son luxe. Les auteurs sont partagés sur la date de sa naissance; mais, d'après les témoignages les plus nombreux et les plus dignes de foi, ceux d'Apollodore, de Sotion et de Sextus Em- piricus, il reçut le jour vers la XLe olympiade, ou environ 620 ans avant notre ère. Obligé, dans un âge déjà avancé, de quitter son pays, il passa quelque temps à Zante et à Catane, en Sicile, et vint, dans la lxi8 olympiade, s'établir à Élée, fondée récemment par des Phocéens dans la Grande-Grèce, à la suite de l'invasion des cités grecques de l'Asie par les Perses. Il avait alors près de quatre-vingt-quatre ans; mais il ne de- vait pas manquer de sève et de vigueur, puisque huit ans plus tard il composait encore des poé- sies. Nous avons conservé de lui un fragment en vers où il se donne lu ".-même l'âge de quatre- vingt-douze ans. 11 passa la fin de sa vie dans l'abandon et dans la pauvreté, ayant vu mourir ses enfants, qu'il ensevelit de ses propres mains, et gagnant sa subsistance dans le métier de rap- sode, en chantant les vers dont il était Fauteur. Tant de revers n'eurent point de pouvoir sur son âme. Timon le Sillographe, qui ne ménage pas les philosophes, donne les plus grands éloges à sa bonne foi, à son indépendance et à sa modé- ration. 11 mourut probablement à Colophon pres- que centenaire. On attribue à Xénophane un grand nom- bre de poèmes, mais dont un seul intéresse la philosophie, c'est celui qui a pour titre de la Nature (Ilepl tru & Dieu et la pensée semblent se confondre chez lui, comme chez Parménide la pensée et l'être. « Étant un, dit Aristote {de Xénophane, Z et Gorgia), il convient qu'il soit partout sem- blable à lui-même, qu'il voie, qu'il entende, qu'il ait tous les sens dans son être tout entier ; car, s'il en était autrement, il y aurait en lui des parties qui seraient dominées les unes par les autres, ce qui est impossible. » C'est à cause de cette identité et de cette unité parfaite en Dieu, que Xénophane lui attribue la forme splnJ- rique ; mais évidemment ces paroles ne peuvent être prises que pour une métaphore. Cet être immatériel, qui est tout intelligence et tout pensée, ne peut pas revêtir une forme géomé- trique. Nous voici arrivés à la partie la plus faible et la plus obscure de la doctrine de Xénophane. à ses idées sur le monde physique. Autant il a pu nous paraître affirmalif et absolu lorsqu'il parle de Dieu, autant il se montre ici irrésolu, sceptique ou esclave des apparences. Et com- ment s'en étonner? Si tout ce qu'il y a de réel dans l'existence appartient à Dieu, et si Dieu, la sphère éternelle, demeure renfermé en lui- même^ parce qu'un être, comme nous l'avons vu précédemment n'en peut produire un autre, le monde, la génération, comme disent les an- ciens philosophes, est nécessairement quelque chose de problématique, d'inintelligible à . \ raison, ou il faut s'abandonner aux illusions des sens. De là cette sentence qu'on a faussement interprétée dans le sens d'un scepticisme univer- sel ; car elle ne s'applique qu'à l'univers maté- riel et aux dieux de la mythologie :« Nul homme n'a su, nul homme ne saura rien de certain sur les dieux et sur l'univers (rcepi 7tàvxa)v) ; et celui qui en parle le mieux n'en sait rien non plus : c'est l'opinion qui règne sur toutes ces choses. » Les auteurs sont partagés sur les principes physiques ou les éléments reconnus pai phane. Les uns veulent qu'il ait l'ait tout dé- river de la terre, les autres de l'eau, d'autres de l'eau et de la terre tout ensemble; mais il est douteux même qu'il se soit occupé de cette question. On connaît mieux ce qu'il pensait de la forme de la terre. Se réglant sur l'apparence, il la considérait comme une sorte de coni que qui a son sommet sous nos pieds, dont la base se perd dans l'infini, et qui touche à l'air ou à l'éther. La mer lui paraissait la source de toute humidité, et s'il y a de l'humidité dans la terre, c'est que la mer l'a envahie autrefois; de même si la mer est salée, c'est qu'il y a encore des parties terrestres en dissolution dans XÊKO — 1790 — ZABA son sein. Les étoiles ne sont que des vapeurs de la terre, des nuages enflammés qui s'éteignent et se rallument comme des charbons : quand ils s'allumest, nous disons qu'ils se lèvent; quand ils s'éteignent, qu'ils se couchent. Le soleil est composé de la même manière. C'est la chaleur qui, en échauffant la terre, produit les végétaux et les animaux. On le voit, tout est livré ici au hasard, à l'illusion et à l'apparence, parce que Dieu seul est l'objet de la raison. On peut consulter sur Xénophane : Brandis, Commentationum eleaticarum pars prima, in-8, 1813; — Karsten, Philosophorum grœco- l'um veterum reliquiœ, in-8, Amsterdam, 1830; — Cousin, Fragments de philosophie ancienne. Tous les fragments de Xénophane et tous les passages qui se rapportent à sa doctrine sont réunis et expliqués par ces trois écrivains. Ce- pendant nous indiquerons aussi quelques tra- vaux plus anciens : Fiilleborn, Liber de Xéno- phane, Zenone et Gorgia Aristoteli vulgo tri- butus. partim illustratus, in-4, Halle, 1789; — Spalding, Vindiciœ philosophorum megarico- rum; in-4, ib., 1792; — Walther, les Tombeaux des éléates ouverts, in-4, Magdebourg et Leip- zig, 1724 (allem.); — Buhle, Commentatio de ortu et progressu pantheismi inde a Xénophane, primo ejus auctore, usque ad Spinozam, in-4, Gœttingue, 1790; — Roschmann, Disserlatio his- torico-philosophica de Xénophane, in-4, Altdorf, 1729; — Tiedmann, Xenophanis décréta; Nova bibliotheca philologica et crilica, t. Ier, 2e ca- hier. XÉNOPHON, fils de Gryllus, né l'an 445 avant Jésus-Christ, à Eschia, bourg de l'Attique, mort à Cormihe en 355, est surtout connu comme général, comme historien, comme écrivain po- litique et comme écrivain militaire. Il a com- mandé la retraite des Dix-Mille, dont il nous a laissé, sous le nom d'Anabase, un récit mémo- rable. Il a continué dans les Helléniques l'histoire de la Grèce de Thucydide. Il a exposé ses vues politiques dans les Républiques de Sparte et d'Athènes, dans les Revenus de l'Attique et dans la Vie d'Agésilas. Il a écrit un traité de cavalerie {i'Hippar chique) et un traité de chasse (les i ynegétiq ues) . liais il appartient aussi à l'histoire de la philosophie, par son attachement et son admiration pour Socrate et par plusieurs de ses ouvrages. C'est dès l'âge de seize ans qu'il connut Socrate, qui lui sauva la vie en combattant à côté de lui à Potidée. Témoin de toutes ses actions et de tous ses discours depuis le jour où ii entra en relation avec lui, il en a tracé, dans ses Mémorables, un tableau exact autant que le permettait la nature de son esprit. Or, Xénophon est plutôt une intelligence pratique que spécu- lative. Ce qu'il comprend surtout chez son maître et ce qu'il loue sans réserve, c'est la grandeur du caractère, c'est la pureté et l'élévation de la morale, c'est le bon sens uni à la finesse, c'est la nouveauté de la méthode ; mais il pénètre rarement dans le fond de sa pensée, il n'en comprend ni la profondeur, ni la hardiesse, et re de justifier Socrate n'est pas toujours d'accord avec la vérité. Par exemple, peu s'en faut qu'il ne nous montre Socrate comme un iidèle adorateur, sinon de tous les dieux, au moins de certains dieux du paganisme, tandis ut une tout autre opinion de la nature divine et des pratiques religieuses. Les Mémorablt a n'en sont pas moins indispensables à connaître qu ind on \ eul se faire juste el 'ii' et de la philo- vjphie de Socrate. Us complètent et corrigent les di ilogu.es de Platon. in ii- 'ici» Mitres de ses écrits, VÉconomiqtM et le Banquet, Xénophon se borne à résumer le.i idées de son maître sur la morale, principale- ment ses vues sur la famille et sur le rôle qu'il convient d'y laissera la femme. Dans le dialogue intitulé Hiéron, il expose, sous le nom de Simo- nide, ses opinions sur les devoirs de la royauté. Ici son modèle est plutôt Agésilas que Socrate. On se souvient que c'est son admiration pour Agésilas qui l'a rendu suspect à ses concitoyens et l'a fait bannir d'Athènes. Enfin, la Cyropëdie est un roman où il se complaît à développer, dans toutes les applications dont il est susceptible, son système d'éducation. Les idées maîtresses sur lesquelles ce système repose sont empruntées à Socrate, mais les détails sont puisés dans l'expérience et dans les opinions personnelles de l'auteur. Les paroles qu'on met dans la bouche de Cyrus mourant ne sont pas autre chose qu'un'-, reproduction de la doctrine de Socrate sur l'im- mortalité de l'âme. Une édition complète des Œuvres de Xénophon avec une version latine et française a été publiée par Gail, 7 vol. in-4, Paris, 1797-1814. Il y en a deux autres éditions plus modernes, l'une de Schneider, Leipzig, 1838 et 1849; l'autre de Dindorf, dans la collection Didot, Paris, 1839. — On peut con- sulter sur Xénophon : Zeller, Histoire de la p»hi- losophie grecque, t. II (en allemand); — Garnier, la Morale dans l'antiquité, Paris, in-18, 1865; — Fouillée, la Philosophie de Socrate, 2 vol. in-8, Paris, 1874, t. VII; — Hemardinguer, la Cyropédie, in-8, Paris, 1872. ZABARELLA (Jacques), né à Padoue, le 5 septembre 1533, fut reçu docteur à l'âge de vingt ans ; à trente et un ans on le comptait parmi les plus habiles professeurs de l'université qui, depuis le xme siècle, était l'honneur de sa ville natale. L'étude et l'enseignement rempli- rent sa vie. Né d'une famille patricienne, et de- venu bientôt, par l'éclat de son mérite, un des personna gis les plus considérables de Padoue, il pouvait sans doute prétendre aux plus hauts emplois ; mais il dédaigna les grandeurs et voulut mourir dans sa chaire, en interprétant Aristote et en défendant les saines traditions du péripatétisme contre les déclamations véhé- mentes des nouveaux sectateurs d'Averroès. Doué d'un esprit non moins ferme que scru- puleux, il combattit même dans la légion pé- ripatéticienne quiconque lui semblait avancer des propositions téméraires, et faire ainsi des ouvertures au parti de l'erreur. Son illustre collègue, François Piccolomini, ne fut pas à l'abri de ses censures; il ne supportait aucun écart. Quand il mourut, au mois d'octobre de l'année 1589, on fit frapper une médaille en son honneur, et la république pensionna l'une de ses filles. C'est un hommage auquel nous nous empressons de souscrire. Le xvie siècle a pro- clamé bien des gloires; elles n'ont pas toutes été consacrées. On avait alors trop d'enthou- siasme pour distinguer sûrement le charlata- nisme de la vraie science; mais nous avons à cœur de revendiquer pour Zabarella tous les titres qui lui furent décernés, de son vivant et à l'heure de sa mort, par l'admiration et la reconnaissance. Ce fut, en effet, un véritable philosophe. Voici le catalogue de ses œuvres philosophi- ques : de Rébus naturalibus libri triginta, in-l°, Cologne, 1590, et in-4, l.YJ'i; in-4, Franc- fort, 1607 et 1608. Zabarella place la psycho- logie dans la physique, suivant la méthode péri- patéticienne, et c'est ainsi que l'on trouve, au nombre de ses trente livres de questions natu- relles, îles traités sur les facultés de l'âme, sur la vision, sur les espèces intelligibles, sur les ZA1U I79i — ZXt'Al procédés de l'iiitelligence. — Opéra logica, in-4, Cologne, 1579; in-f", Venise, 1580; in-4, Lyon, 1586; inl". Baie, 1595; in i". Cologne, par les soins de J. -Louis Havenreuter, 1597: in-4, Ve- nise, 1600; in-4. Francfort, 1608, L623. La lo- gique de Zabarella eut un grand succès dans les universités d'Italie et d'Allemagne. — Commen- luria in Aristotelis tiln-oa Ptvysicorv/m, in-4, Francfort, 1602; — In Aristotelis Ubros de Anima, in-4, Francfort. 1608 et 1619. Sa doctrine est celle de l'école thomiste; mais cette doctrine se présente, dans les traités de Zabarella, sous une forme moins seolaslique que dans les gloses de saint Thomas : on re- marque d'ailleurs, chez Zabarella, les libres allures du xvie siècle, et quand il ne partage pas, sur une des questions agitées, le sentiment de saint Thomas. d'Avioenne et moine d'Aristote, il le déclare sans détours, sans périphrases; il appartient non pas à la catégorie des interprètes serviles, mais à celle des docteurs indépendants. Un de ses meilleurs ouvrages est le traité qu'il a composé sur la Matière première des choses : on n'y trouve pas seulement son opinion sur ce grave problème, qui, durant le xme et le xive siècle, embarrassa, troubla tant d'esprits; on y peut encore apprécier l'originalité de sa méthode. Convaincu que l'on a beaucoup abusé du syllogisme, il se défend même d'en user, et proteste au nom du bon sens contre les abstrac- tions de la raison pure. Toute la philosophie de Zabarella est dans ce curieux traité, dont voici l'analyse. Il y a, suivant Aristote, trois principes des choses naturelles : l'être, le non-être, et le su- jet qui doit naître et mourir. Quelle est l'es- sence propre de ce sujet que nuu» voyons, au sein de la nature, soumis à de perpétuelles vi- cissitudes"? Distingué de l'être et du non-être, en lui-même, c'est la matière première. D'où vient la notion de ce principe? Elle vient d'un raison- nement fondé sur l'analogie. Ainsi, nous ne cherchons pas longtemps le sujet d'un change- ment accidentel. La statue de marbre, privée de sa forme, va devenir un bloc de marbre. Le bloc de marbre, voilà donc le sujet de l'information accidentelle qui a produit la statue. Mais ce que nous venons de décomposer, cette statue que le génie de Praxitèle a mise au nombre des choses, c'est un ouvrage de seconde main. Reste l'ouvrage de la nature, le bloc de marbre, qui déjà possède en lui-même les éléments de la substance, la matière et la forme, et peut être par conséquent l'objet d'une autre décomposi- tion. Qu'elle soit faite, et l'on aura, d'une part. les qualités et la quantité qui réalisaient le bloc de marbre; d'autre part, le sujet matériel qui servait de fondement à cette réalité. Mais comme il n'existe pas dans l'ordre des choses naturelles de matière sans forme, ou de forme sans ma- tière, on dit bien que les éléments de toute substance naturelle sont réellement insépara- bles, et que l'esprit seul peul en opérer la dé- composition. C'est donc par analogie qu'on ar- rive à la notion de la matière abstraite,, ou pre- mière. Voici maintenant un des plus habiles inter- prètes d'Aristote, Thémiste, qui distingue dans la matière première son essence même, -n/il>,li-<.. La seconde partie de ce livre a paru en 1 6*26, ib., in-8. — Un fils de Zimara, Théophile, a publie un commentaire latin sur lé Trait*': de l'âme, d'Aristote, in-83 Venise. 1558. X. ZIMMER (Patrice-Benoît), ne en 17.Y.>. près d'Ellwangen , dans le Wurtemberg, mort en 1820, après avoir été successivement curé de Steinheim, professeur de théologie catholique dans les universités de Dillingen et d'Ingolstadt, recteur de l'université de Landshut, et, en cette qualité, député à la seconde chambre des États de Bavière. Il a appliqué les principes de la phi- losophie de Schelling (de son premier système) à la théologie et à la philosophie des religions. et a rendu, pour cette raison, son orthodoxie très-suspecte. Voici les titres de ses principaux écrits, tous rédigés en allemand, à l'exception du premier : Fides existent is Dei, sive de ori- ijine hujus fidei, unde ea derivari possit et debcat, examen criticum, in-8, Dillingen, 1791; — Théorie philosophique de la religion, Impar- tie ; — Théorie de Vidée de l'absolu, in-8, Lands- hut, 1805; — Recherches pltilosophiques sur la décadence géiiéralc du genre humain, in-8, il)., 1809; — Recherches sur Vidée et les lois de l'histoire, in-8, Munich, 1817. X. ZIMMÉRMÂNN (François-Antoine) , né en 1749, à Germersheim, mort en 1790, à Wisloch, près de Heidelberg, après avoir été quelque temps professeur de philosophie dans l'université de cette ville, appartenait à l'école de Leibniz et de Wolf, ou à l'école éclectique d'Allemagne. Il a laissé les ouvrages suivants, dont plusieurs se rapportent à l'histoire de la philosophie : Principium ralionis sufficientis philosophiee examinalum, in-8, Heidelberg, 1780; — de Perfeclionc mundi, in-8, ib., 1780; — de Phi- losophiez practicœ methodo, in-4, Heidelberg, 1781; — Logica, in-8, ib., 1782; — Dissertatw ex ontologia, cosmologia , psychologia et theo- logia naturali, in-4, ib., 1783; — Synopsis philosophiee moralis, in-8, ib., 1784; — Epistola de atheismo Evhemeri et Diagorœ, dans le Mu- sée de Brème, t. Ier, p. 4 ; — Vita et doctrina Epicuri, in-4, Heidelberg, 1785; — de Sensu morali, m 4, ib., 1785; — de Phtlosophxa lui- rnacula explananda, in-4, ib., 1785: — de l'Utilité qu'on peut tirer de l'histoire delà philosophie, in 'i. ib., 1785. — Un autre écri- vain du même nom, Jean-Georges Zimmermann est l'auteur du livre de la Solitude ; mais ce livre intéresse plutôt La littérature que la phi- losophie. Ses autres ouvrages se rapportent ou à la médecine ou à la politique. Richerand lui a i un article très-étendu de la Biographie universelle. ZOROASTRE. voy. Perses (doctrine des). zorzi (François), en latin Georgius, sur- nommé Pendus, du lieu de sa . naquit à Venise en 1460. entra de bonne heure dans l'ordre des Franciscains, et mourut en 1540, après avoir passé toute sa vie à i nseigner et à écrire. Son principal ouvrage a pour titre, Fran- cisci Georgii Vencli, mmoritanœ familiœ, de Harmonia mundi totius cantica tria, in-f" Venise, 1525; Paris, 1544 et 1546. C'est une der œuvres les plus désordonnées et les plus con fuses du mysticisme de la renaissance, en partie païen, en parti chrétien. En effet, l'auteur, qui est très-instruit, mais dépourvu de toute critique et de toute méthode, a réuni ensemble les doc- trines néo-platoniciennes, néo-pythagoriciennes, rabbi niques, cabalistiques et celles du prétendu Denys l'Aréopagite. sans s'inquiéter de les mettre d'accord. Ses prédilections paraissent être ce- pendant pour le chef de l'école d'Alexandrie, qu'il n'appelle jamais autrement que Plotinus noster. Il exprime le plus profond mépris pour le raisonnement et le syllogisme. La vérité, selon lui, descend d'en haut sur celui qui la cherche avec humilité. Nous avons, pour la per- cevoir, un sens intérieur ou spirituel complè- tement distinct de la raison. La vérité, c'est la lumière dont le Verbe divin est le foyer éter- nel : « celui qui la reçoit se transforme, de clarté en clarté, dans l'image de celui qui est la splendeur du Père et sa véritable image. » L'homme, en même temps qu'il est l'image de Dieu, est l'image de l'univers, un petit monde, un microcosme; et il n'est pas possible qu'il en soit autrement, puisque le monde, à son tour, est l'image de Dieu ; puisque le monde, selon la pensée de Platon, existe d'abord dans la pensée de Dieu. Aussi l'on peut connaître le monde en Dieu et Dieu dans le monde. Malgré la force avec laquelle Zorzi se prononce pour la liberté divine, l'Église a jugé son livre dangereux et l'a mis à l'index. Des éditions nouvelles n'ont été autorisées qu'avec des corrections. X. FIN. TABLE SYNTHÉTIQUE DES MATIÈRES CONTENUES DANS I.E DICTIONNAIRE DES SCIENCES PHILOSOPHIQUES. Nous croyons faire une chose utile et, par cela même, agréable à nos lecteurs, en mettant sous leurs yeux une table générale des articles disposés dans un ordre raisonné, autant que le permettent la nature complexe des matières et la diversité des noms souvent employés en philosophie pour désigner les mêmes choses. On sent, en effet, le besoin, au bout d'un recueil de cette espèce, d'embrasser d'un seul coup d'oeil le plan sur lequel il a été conçu, et de restituer à leurs rapports naturels les matières dispersées sous la loi capricieuse de l'ordre alphabétique. Nous divisons cette table en deux parties : la première comprend la théorie ou la philosophie proprement dite, et les définitions des termes philosophiques: la seconde, la critique et l'histoire. PREMIERE PARTIE THEORIE ET DEFINITIONS PHILOSOPHIE. Ses rapports avec la mythologie, p. 1164. — l'histoire ou la philosophie de l'histoire, p. 717. — les beaux-arts, p. 107. — les sciences en général, page 1565. — les sciences mathématiques, p. 1051. — les sciences naturelles ; les diverses théories sur la na- ture, p. 1171. — la science du langage et la grammaire, p. 641. PSYCHOLOGIE. Ses rapports avec l'anthropolo- gie, p. 74. — l'idéologie, p. 768. — la pneumatologie. p. 1353. Facultés. Capacités. Modes. Intelligence. Pensée , voy. Intelligence. Conscience. Aperception. Sens ou perception inté- rieure. Sons commun. Raison. Intuition. Contemplation. Réflexion. Notion. Concept, conception. Appréhension. Idées. Archétype. Espèces (impresscs, expi es- ses). Catégories. Imagination. Mémoire. Réminiscence. Association des idées. Sensibilité. Impression. Sensation. Appétit. Appétition. Désir. Penchants. Affections. Passions. Antipathie. Haine. Amour. Syndérèse. Foi. Enthousiasme Extase. Activité. Instinct. Habitude. Volonté. Attention. Liberté. Mot. Personne, Personnalité. Ame. Siège de l'a me ou sensorum. i [flux physique Vie. Sommeil. Folie. Hai.h cinaticn. 1798 LOGIQUE. Organon. Canon. Canonique. Analytique. Dialectique. Architectonique. De la vérité en général et de ses rapports avec la pensée. Critérium de la vérité. Évidence. Certitude. Probabilité. Doute. Assentiment. Jugement. Rapports. Attribut et sujet. Qualité. Quantité. Modalité. Identité. Différence. Possible et impossible. Contingent et nécessaire. Absolu et relatif. Objectif et subjectif. Concret et abstrait. Adéquat, inadéquat. Immanent et transcendant. A posteriori, a priori. Principes. Axiomes. Des moyens de découvrir la vérité. Méthode. Analyse, synthèse. Expérience, observation. Comparaison. Abstraction. Généralisation. Classification. Résultais de la classification : genres, espèces. Induction. Analogie. Déduction. Témoignage humain, auto- rité. Système. Spéculation. Science. Art. Des moyens d'exprimer et de démontrer la vérité. Signes, langage. Proposition. Prédicat, sujet. Prédicament. Copule. Compréhension, extension. Affirmation. Négation. Contradiction. Contraires [propotitic Complexe, simple [proposi- tion . Assertoire {proposition). Apodictiquea [pr oposi- tions). ilémaliquea [proposi- tions), problème. emine. TABLE SYNTHÉTIQUE. Anticipation. Définition. Division. Distinction. Démonstration. Argument. Argumentation. Syllogisme Signes syllogistiques Baralipton. Barbara. Barbari. Baroco. Bocardo. Camestres. Celantes. Celarent Cesare. Dabitis. Darapti. Darii. Datisi. Dibatis. Disamis. Fapesmo. Felapton. Ferio. Ferison. Fespamo. Festino. Fresisom. Frisesomorum. Prosyllogisme. Enthymème. Antécédent. Conséquent. Corollaire. Conclusion. Disjonction, argument dis- jonctif. Dilemme. Épichérème. Sorite. Argument a fortiori, p. 13 Réduction à l'absurde, p. 7 Argument apari; exemple Voy. Analogie. Signes et remèdes de l'erreur Opinion. Hypothèse. Préjugé. Erreur. Antinomies. Paralogismes. Sophismes, sophistique. Amphibologie. Pétition de principe. Diallèle, cercle vicieux. ESTHÉTIQUE. Beau. Sublime. Idéal. Goût, génie. Imagination. Beaux-ruts. MORALE. Bien. Honnête. Ordre. Loi, Autonomie. P action. Devoir impératif catégorique. Droit. Hérite et démérite. Vertu, vice. Vertus cardinales, p. 230. Vertus ascétiques ascé- tisme. Abstinence. Vertu stoïque. apathie. Justice. Pénalité. Philanthropie, charité. Conservation de sop-même, suicide. Propriété. Famille. Education. État. Société, socialisme. Destinée humaine, huma- nité. • Progrès, perfectibilité. MÉTAPHYSIQUE. Ontologie. Être. Non-être, privation. Unité. Essence. Entité. Quiddité. Formes substantielles. Archétypes. Noumène, phénomène Actuel, virtuel. Cause. Causes finales. Causes occasionnelles. Substance. Accident. Force. Entéléchie. Monade. Individualité Temps. Espace. Étendue. Immensité. Extériorité. Mouvement Nombre. Sphère. Indéfini. Infini. A parte ante, a parte post. Esprit. Matière. Nature. Macrocosme, microcosme. THÉODICÉE Théologie. Théosophic. Téléologie. Dieu. Démiurge. Ame du. monde Emanation. Création. Providence. Pn i ience. Mal. Hasard. Nécessité. Destin. Prédestin ' Immortalité Eternité. TABLE SYNTHETIQUE. 17SP DEUXIEME PARTIE HISTOIRE ET CRITIQUE. Des systèmes en général. Dogmatisme. ipticisme. Rationalisme. Empirisme. Idéalisme. Sensualisme. Réalisme. Nominalisme. Gonceptualisme. Spiritualisme. Animisme. Matérialisme Hylozoïsme. Dynamisme. Atomiscne. Athéisme. Théisme. Déisme. Anthropomorphisme. Optimisme. Dualisme. Panthéisme. Fatalisme. Métempsychose. Mysticisme. Quiétisme. Synchrétisme. Éclectisme. PHILOSOPHIE ORIENTALE. Philosophie des Indiens. Gymnosophistes. Hylobiens. Sankhya. Nyâya. Karikâ. ma. Kapila. Kanada. Calanus. Bouddhisme Philosophie des Chinois. Lao-tseu. Khoung-fou-iseu (Confucius), Meng tseu (Mencius). Lie-tseu. Siun-tseu Philosophie dfs Égyptiens. Hermès Trismégiste . livres tendus hermétiques. Philosophie des Ghaldéens. Philosophie des Sabéens. Sa- ine. Philosophie des Perses. Sou- fis. soufisme. Philosophie des Phéniciens. Sanchoniathon. Moschus. Philosophie des Juifs. Kabbale. Aristobule le philosophe. Philon. Akiba. Avicebron. Maimonide. Philosophie des Syriens. PHILOSOPHIE GRECQUE. Mystères, doctrine ésotëri- que. Hymnes d'Orphée, philosophie orphique. Philosophie homérique. Philosophie gnomique. Sages de la Grèce. Épiménides. Phérécyde. Simonide. Solon. Bias. Chilon. Pittacus. Cléobule. Périandre. Phaléas. École ionienne. Thaïes. Hippon. Anaximène. Dingène d'Apollonie. Heraclite. Cratyle. Anaximandre. Hermotime. Anaxagore. Archelaûs. Empédocle Ecole italique ou pythago- ricienne. Pythagore. Charondas Lysis. Abaris. Théano. Aristée. Alcméon. limée. Ocellus Eurylus. |iide. E pliante. Hippasus. Hippodame. Épicharme. Archytas. Philolaûs. Stésimbrote Echécrate École d'Elée Xénophane Parménide. Zenon. Xéniade. Mélissus. Ecole atomiste. Leucippe. Démocrite. Bion Diomène. Anaxarque. Métrodore de Chio. Nausiphane ÉCOLE SOPHISTIQUE Gorgias. Protagoras. Diagoras. Euthydème. Dionysodore. Polus. Critias Prodicus. Calliclès. Hippias. Trasymaque. Alcidamas. Écoles socratiques. Socrate. Simon. Socrate le Jeune. Criton. Simias. Cébès. Charmide. Xénophon. Eschine. École cynique. Antisthène. Diogène le Cynique Cratès le Cynique. Hipparchia. Salluste le Cynique. Échéelés. Métroi Monime. Ménippe. ÉCOLE CYRÉNAÏQUB. Aristippe. Bion de Rorysthène. Ar< Antipater de Cyrène. Aristippe le Jeune. Eudoie. Théodore de Cyrène Evhém Annicéris. Hégésias. Denis d'Héraclée 1800 École mégarique. Ecole éristique. Euclide. Clinomaque. Eubulide. Stilpon. Apollonius de Cyrène. Euphante. Bryson. Alexinus. Diodore Cronus. Philon le Mégarique. Écoles d'Elis et d'Érétrie. Plié don. Ménédème. Asclépiade. ÉCOLE PLATONICIENNE, ACADÉ- MIE. Platon. Speusippe. Phormion. Polémon. Cratès le Platonicien. Axiothée. Xénocrate. Crantor. ÉCOLE PÉRIPATÉTICIENNE, LY- CÉE. Aristote. Péripatéticienne ( philoso- phie). Nicomaque. Théophraste. Eudème. Dicéarque. Aristoxène. Héraclide. Straton. Boéthus. Lycon. Afiston de Iulis, Critolaûs. Diodore de Tyr. Asclépius. Aspasius. Aristoclès. Ecole pyrrhoniexxe. Voy^ Scepticisme. Pyrrhon. Timon le Sillographe. Philon l'Athénien. Numénius le Pyrrhonien. Dioscoride. Euphranor. ÉCOLE ÉPICURIENNE. Épicure. Aristobule l'Epicurien. Métrodore de Lampsaque. Léontium. 1'' il yen. Hermachus. Apollodore l'Épicurien. Colotè . Hérodote l'Epicurien. Phèdre. Philodème. Zenon l'Epicurien. ÉCOLE STOÏCIENNE. Zenon. Peroée. Hérille. Cléanthe. TABLE SYNTHETIQUE. Ariston de Chios. Athénodore de Soli. Chrysippe. Antipater de Sidon. Arehidème. Panœtius. Posidonius. Chaerémon. Apollophane. Nouvelle Académie. Arcésilas. Lacydes. Calliphon. Carnéade. Diogène le Babylonien. Blétrodore de Stratonice. Clitomaque. Charmidas. Philon de Larisse. Antiochus d'Ascalon. Philosophie grecque chez les Romaixs. /'A ilosophie politique, Polyhe. Jurisconsultes romains. Epicuriens romains. Cutius. Amafanius. Cassius. Bassus Aufidius. Lucrèce. Stoïciens, pythagoriciens et cyniques. Sextius. Sotion. Aréus. Attallus. Sénèque. Musonius. Cornu tus. Démétrius. Epictète. Arrien. Marc-Aurèle. Euphrate. Œnomaûs. Démonax. Crescens. Eclectisme pratique, nouvelle Académie. Cicéron. DÉCADENCE DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE. Nouveaux pythagoriciens. Euxène. Apollonius de Tyane. Secundus. Anaxilas. Modératus. Nicomaque de Gérasa. Néarquc. Alexandre Polyhistor. Apulée. Nouveau r pla ton iciens : pla- tonicien* érudits. \< •( -in - Didymus. Tlirasj lie, Plutarque. Alcinous. Albinus. Maxime de Tyr. Tau ru s Calvisius. Atticus. Favorinus. Théon de Smyrne Ptolémée. Caïus. Arria. Alexandre Numénius Alexandre Peloplato Macrobe. Nouveaux péripatéliciens, Andronicus. • Cratippe. Xénarque. Nicolas de Damas. Alexandre d'Egée. Adraste d'Aphrodise. Ammonius lePéripatéticien. Herminus. Alexandre d'Aphrodise. Galien. Boéthns. Hiéronyme. llrrinippe. Tliémistius. Simplicius. Nouveaux sceptiques. iEnésidème. Agrippa. Ménodote. Antiochus de Laodicée Acron d'Agrigente. Hérodote de Tarse. Sextus Empiricus. Cythénas. Sophistes, rhéteurs, compi- lateurs. Dion. Lucien. Diogène Laërce Philostrale. Eunape. Stobée. Hésychius. Fronton. ÉCOLE D'ALEXANDRIE. Numénius d'Apamée Potamon. Ammonius Saccas. Hérennius. Longin. Origène le Païen. Plotin. Amélius. I.ysimaque. Porphyre, .lambhque. Julien. Dexîppe. .Ei h' si us Chrysanthe Eustathius. Eusèbe de Myndos. Salluste le Philosophe Plutarque d'Athènes. Syrianus. Asclépigénie. Proclus. Hiéroclès. < ilympiodorc Énée de Gaza. Asclépiodote Hermias. .l'.ilc'sio. Priscus. Ammonius, fils d'Hermias, Hypatie. TABLE SYNTHETIQUE. Marinus. Isidore. Zénodote. Damascius. Gnosticismr. école GNOSTIQUE. Simon le Magicien. Cérinthe. Saturnin. Bardesane. Basilide. Valentin. Carpocrate Marcion. Cerdon. Manès, manichéisme. PHILOSOPHES CHRÉTIENS ET PERES DE L'EGLISE. Église grecque. Saint Justin. Saint Clément d'Alexandrie. Aristide. Taticn. Athénagore. Origène. Némésius. Eusèbe. Synésius. Le faux Denys l'Aréopagite David l'Arménien. Zacharie, évêque de Mily- lène. Philopone. Saint Jean Damascène. Photius. Psellus. Jean Italus. Anéponyme. Pacliymère Église latine. Tertullien. Lactance. Saint Augustin. Mamert Claudien. Salvieri. Marcian Capella. Boëce. Cassiodore. Bède. PHILOSOPHIE ARABE. Kendi. Farabi. Ibn-Sina (Avicenne). Gazali (Algazel). Ibn-Badja (Aven Pacius). Ibn-Roschd (Averroès). T.ifaïl. PHILOSOPHIE SCHOLASTIQUE. Première époque. — Du com- mencement DU IXe A LA FIN DU XIIe SIÈCLE. Alcuin. Raban-Maur. Scot Erigène. Rémi d'Auxerre. Gerbert. Bércnger de Tours. Lanfranc. Dam i en. Roscelin. Saint Anselme. Gaunilon. Anselme de Laon. Albéric de Reims. Adélard. Hildel.ert. Guillaume de Cbampeaux; 0O{/. aux errata. Abailard. Saint Bernard. Gilberl de la Porrée. Bernard de Chartres. Pierre Béranger. Guillaume de Conclus. Hugues de Saint-Victor. Richard de Saint-Victor. Hugues d'Amiens. Pierre Lombard. Aria m du Petit-Pont. Adelger. Alain de Lisle. Jean Salisbury. Amaury de Chartres. Deuxième époque. — xm' et XIVe SIÈCLES. Alexandre de Halès. Guillaume de Pans. Guillaume de Moërbeka. Jean de la Rochelle. Ranull'e de Humblières. Robert Grosse-Tête. Pierre d'Espagne. Vincent de Beauvais. Michel Scot. Albert le Grand. Saint Bonaventure. Saint Thomas d'Aquin. Henri de Gand. Roger Bacon. Pierre d'Auvergne. Jean de Londres. Middleton. Duns-Scot. Raymond Lulle. Arnold de Villanova. Kilwardeby. .Egidius Colonna. Apono ou Abano (d'). Hervaeus Natalis (Hervée de Nedelek). François Mayronis. Durand de Saint-Pourçain. Burleigh. Ockam. Dante. Robert Holcot. Thomas de Strasbourg Buridan. Jean de Méricour. Jean de Monteson. Raoul le Breton. Henri de Langestein. Oresme. Paul de Venise. Marsile d'Inghen. Henri de Hesse et de Oyta. Mystiques adversaires de l" scholaslique. Tauler. Eckart. SU80. Gerson. Pétrarque. Buysbroek. Troisième époque. Décadence et e in de la scholastique. Pierre d'Ailly. Nicolas de Clémengis. Raymond <\>- Sri le. 1801 Uisiiniani. Orbellis. Paul de Pergola. Pierre de Mantoue. Wessel <>u Gansforl Gabriel Biel. Dominique de Flandre un. Major ou Mair. Zabarella. Bhcedus. Sarnanus. Lerées. Su, irez. Zanardi. Frassen. 'HILOSOPHIE DE LA RENAIS- SANCE. Grecs réfugiés en italie. Bessarion. Gémiste Piéton. Gennade. Théodore de Gaza. Georges de Trébizonde. Argyropyle Lettrés adversaires de la scholastique Léonard d'Arezzo Philelphe. Laurent Valla. Ermolao Barbaro (Hermo- laûs Barbarus). Ange Politien. Rodolphe Agricola. Ulric de Hutten. Luther. Mélanchthon. Érasme. Vives. Nizolius. Guillaume Morel. Lefèvre d'Etaples (Faber) Jean Levoyer. Sadolet. Aconzio (Jacques Acontiusj. PÉRIPATÉTICIENS. Pomponazzi (Pomponacc ou Pomponat). Nifo(INiphus). Contarini. Leonicus Thomeus. .lavclli (Javellus). Vanini. Camérarius Coïmbrois, université de Coïmbre. Sépulvéd i. Govéa. Périonius. Charpentier. Pernumia. Marta. Martini. p cius. Crémonini. Alei indre Piccolomini. is l'iccolomini. Achillino. Ipini Rorario. Lrt. Dagalla. Schegk. 1802 Cornélius Martin. Launoy (Lanojus). Conring. Kekermann. Platoniciens et pythagori- ciens. Nicolas de Gusa. Marsile Ficin. Patrizzi (Patricius). Mazzoni. Jordano Bruno Stoïciens Juste-Lipse. Schoppe (Scioppius) Gataker Quévédo Sceptiques. Sanchez. Montaigne. Charron. Mystiques. Reuchlin. Jean Pic de la Mirandoie. François Pic de la Miran- dole. Cornélius Agrippa. Ricci Zimara. Zorzi (Georges de Venise). Léon Hébreu Paracelse. Cardan. Postel. Michel Scrvet. Amos Caménius. Bayer. Mennens. Valentin Weigel. Jacques Boehm. Robert Fludd. Pordage. Van Helmont (Jean-Bap- tiste) Van Helmont (François). Angélus Silésius. Kronland. Essais divers de réforme et de restauration Télésio Huarte Tanrellus. Kepler Campanella Muti. Ha ni us Casmann. Goclenius. Berigard ou Beauregard. Magnen. Moralistes et philosophes politiques. Machiavel Languet. Pibrac. Jean Bodin, e (la). P erre de La Place Thomas Morus iana. Grotius. Barbi Nood* TABLE SYNTHETIQUE. PHILOSOPHIE MODERNE , SES CARACTÈRES GÉNÉRAUX. Bacon. Descartes. PHILOSOPHIE ANGLAISE. Ecole sensualiste. Hobbes. Welthuysen. Coward. Locke. Mandeville Collins. Dodwell Tindal. Bolingbrocke. S'Gravesande. Hartley. Priestley. Search. Paley Bentham. Mi 11 (James). Mill (John Stuart). Ecole spiritualiste. Naturalistes. Herbert de Cherbury. Glisson. Ray. Newton. Métaphysiciens et théologiens Milton. Gale. Cu&worth Henri More Norris. Collier. Berkeley. Pierre Brown. Lée. King. Clarke Derham Butler Watts Stanley. Monboddo. Moralistes, critiques Barclay. Harrington. Cumberland. Wollaston. Shaftesbury. Palmer. Priée. Harris. Burke. ÉCOLE SCEPTIQUE Glanwill. Craig. Hume. PHILOSOPHIE ÉCOSSAISE. Hutcheson Home. Turnbull Smith. Reid. Oswald Béattie Ferguson Dugald Stewart. Thomas Brown Bi uce. Makintosh il imilton PHILOSOPHIE FRANÇAISE. Cartésianisme, école carté- sienne. Descartes. Voy. plus haut. Philosophie moderne Disciples de Descartes. Rohault. De la Forge. Régis. Clauberg Cordemoy. Wittichius. Geulincx Arnauld. Nicole. Malebranche I.amy. Bossuet. Fénelon. Ruard Andala. Roel. Buffier. Legrand. Polignac. Boursier. Le P. André. Terrasson. La Morinière. Lignac. Monestrier. Fontenelle. Amis de Descartes et du car- tésianisme. Clerselier. Mersenne. Salabert. Coccéius. Balthazar Bekker Silhon Villemandy La Placette. Jaquelot. Nieuwentyt. Gentil. Molyneux. Disciples dissidents de Des- cartes; spinozisme Spinoza. Cuper. Cufaeler Parker Law. Boulainvilliers Deschamps Bredenburg Wachter. Adversaires de Descartes théologiens. v i il ou Voeiius Bourdin Schook. Rapin Guérinois Le P. Hardouin Le P. Danie.. Lherminier Dutertre Adversaires semualistet et sceptiques Gassendi Perrault Hobbes. Voy. plus haut. Philosophie anglaise Sorbière. Bernier. TAULE SYNTHÉTIQUE. La Chambre l Mothe Le Vayer. Pascal. Foucl ,\ caise. Bayle. Huet. H ir n haï m. ÉCOLE SENSUAL1STE DU XVIIIe S. Idéologues ci physiologistes. Condillac. Bonnet. Bichat. Garât. Volney. Cabanis. Delisle de Sales. Bonstetten. Destutt de Tracy Gall. Broussais. Encyclopédistes. Diderot. D'Alembert. Saint-Lambert. Du Marsais. Morellet. D'Holbach. Toussaint. Épicuriens, athées. Levesque de Pouilly. Deslandes. Mirabaud. Lamettrie Helvétius D'Argens Robinet. Maréchal. Naigeon. Moralistes, philosophes, po- litiques, ÉCONOMISTES. La Rochefoucauld. La Bruyère. Vauvenargues Franklin. Burlamaqui Burigny. Montesquieu. Voltaire. Mal.ly. Moreïli. J.-J. Rousseau Raynal Quesnay. Turgot Condorcet De Weiss. J.-B. Say Az iïs Adversaires de la philosophie SENSUALISTEDU XVIIIe SIÈCLE. Adversaires isolés. Lignac. Voyez plus haut, Disciples de Descartes. Monestrier. Jaucourt Guénard Le I (> unier. Sccdham. Hcmsterhuys. M mpertuis, ! B itteux. Necker. Portahs Madame de StaSl. MadameNecker de Saussure. Saim ! Villers. Bérard. Mystiques et théologiens. Poiret. Martinez. Saint-Martin. Swedenborg. Lavater. Bergicr. De Ma De Bonald. Ballanche. Bautain. Bûchez. Lamennais. Spiritualistes et éclectiques du XIXe siècle. Massias. Prévost. Thurot. Laromiguière. De Gérando. Stapfer. Bertrand. Maine de Biran. Royer-Collard. Cousin. Jouffroy. Damiron. Garnier. Saisset. Rémusat. Maleville Matter. Balmès. Bordas-Démoulin. Bouchitté. Bouillet. Delondre. Jacques. Javary. Cardaillac Charma. Positivistes et philosophes humanitaires. Comte. Leroux. Reynaud. PHILOSOPHIE ITALIENNE. Philosophes italiens de la Re- naissance. Voy. Renaissance. Galilée. Vico. Fardella. Boscowich Muratori. ini. Gravina. Filangien Beccana. Verri. Felici \ ettori. Gen< Bimnafede ou Cromaziano. ignosi. l'un. Becchetti. Galuppi. 1803 I notti. .1111. Giobcrli. Mancino. Miceli. PHILOSOPHIE ALLEMANDE. Première époque,depuis Leib- niz jusqu'à Kant. M. ET DB WOLP. Leibniz. Tscnirnhausen. Wolf. Billingcr. Thun Reinbeck. Jonsius. Walch. Reusch. Riebov. Baumeister tnutzen. Meier. Reimarus. PloucqueU Ludovici. Formey. Lambert. Schwab. Cramer. Adversaires de Leibniz et de WOIF. Lang Cronsaz. Ridiger. Buddé. Geller. Crusius. Hollmann. Euler. Nicolaï. Justi. ÉCLECTIQUES INDÉPENDANT?. Académiciens de Berlin Lacroze. Beausobre. Mérian. Lhuilier. émontval. Sulzer. Mcndelssohn nbarl Eberhard. Éberstein. Platner. Meiners. us. Plessing. Selle. Jérusalem. Brucker. Zimmermann. Herberth. Irwing. Henn : Campe. Jenisch. •lier mn. Wyttenbach. Abel. hart. Gurlitt. Dali 1804 TABLE SYNTHÉTIOUE. Moralistes, Philosophes; Po- Poelitz. litiques. Schwarlz. Puffendorf. Schmalz. Placcius. Bergk. Jacques Thomasius. Feuerbach. Chrétien Thomasius. Fiilleborn. Heineccius. Flugge. Achenwall. Born. Garve. Kinker. Lessing. Matthiae. De Vattel. Wendt. Hœpfner Staeudlin. Abbt. Buhle. Reinhard. Tennemann. Becker (Rodolphe-Zacharie). Van Hemert. Klotzch. Schiller. Basedon. Philosophes dissidents de l'é- Deuxième époque, depuis Kan t cole de Kant. jusqu'aux philosophes les Schulze. plus récents. Beck. École de Kant. Berg. Kant. Mai mon. Reinhold. Bouterweck. Mellin. Bardili. Schultz. Brucker. Schmid. Krug. Heidenreich. École de Fichte. Beck. Ben David. Dietz. Mutschelle. Fichte. Forberg. Niethammer. Schad. Snell. Schaumann. Schmidt-Phiséldeck. Neeb. Jacob. Michaelis. Reinhold. Voyez plus haut. École de Kant. Schelling. Voyez plus bas. Tieftrunk. École de Jacobi. Kiesewetter. Jacobi. Hoffbauer. Koeppen. Kùnhardt. Fries. Berger (Emmanuel) Calker. Kern. Ancillon. Boethins. Weiss (Chrétien). Kindervater. Weiller. SoCher (Joseph). Salât. Fischhaber. Schmid (Théodore). École de Schelling et de Hmi- l. Schelling Hegel. Novalis. Weber. Ast. Kayssler. Klein. Rixner Steffens. Ahicht. Zimmer. Stutzmann. Berger (Éric). Suabedissen. Hillebrand. Philosophes mystiques et dis- sidents. Hamann. Baader. Statler. Schlegel (Frédéric). Weishaupt. Herder. Schleiermacher. Solger. Richter (Jean-Paul). Schneller. Krause. Herbart. Kayserlinck. Schopenhauer. L'ESPRIT PHILOSOPHIOUE DANS LES SCIENCES. Newton. Galilée. Buffon. Lamarck. Stahl. Cuvier (Georges) Cuvier (Frédéric) Mairan Darwin. Geoffroy Saint-Hilaire. Digby. Feuchtersleben. Oken. PIN DE LA TABLE SyNTnFTTQlIB ERRATA. Nous rétablissons ici l'article Ghampeaux (Guillaume de) omis à son rang alphabétique. CHAMPEAUX (Guillaume de) (GiuieMius Campellensis), ainsi nommé du village de Cham- peaux, près Melun, où il naquit vers la fin du xie siècle, étudia à Paris sous Anselme de Laon, et bientôt éleva lui-même une école qui compta de nombreux disciples. Abailard suivit ses le- çons ; mais peu de temps après, il se déclara l'adversaire de Guillaume. Celui-ci, découragé par les succès de son rival, se retira, dès 1108, dans un faubourg de Paris, près d'une chapelle consacrée à saint Victor, où il fonda en 1113 la célèbre abbaye de ce nom. Mais son décourage- ment n'avait duré que quelques semaines, et il était rentré dans la lice. Il avait ouvert, dans sa retraite, une école où il enseigna la rhétorique, la philosophie, la théologie, jusqu'au moment ou il fut élevé au siège épiscopal de Ghâlons. Dans cette dignité, il fut mêlé à la grande querelle des investitures, et assista, comme député de Calixte II, à la conférence de Mouson, en 1119 ; il mourut en 1121. Les ouvrages philosophiques de Guillaume de Champeaux ne sont pas arrivés jusqu'à nous. Nous savons seulement qu'il défendait l'opinion des réalistes contre le nominalisme de Roscelin et d'Abailard. Encore ne connaissons-nous la nature de son réalisme que par l'idée que nous en a transmise Abailard, naturellement suspecte en cette circonstance. « L'opinion de Guillaume de Champeaux, sur la présence des universaux dans tous les objets, consistait, dit celui-ci {Hist. calam., c. n), à penser qu'une même chose existe en essence tout entière et à la fois sous chacun des individus formant un genre ; de sorte qu'il n'y a entre eux aucune diversité dans l'essence, mais que la variété dépend de la mul- titude des accidents. » Eamdem essentialiter rem totam simul sinyulis suis inesse individu», quorum quidem nulla esset in essenha diver- sitas, scd sola accidentium multitudine varie- tas. Qu'entend ici Guillaume de Champeaux par l'essence? Est-ce la substance ou seulement la nature de la chose, ce que l'école appelle la quiddité? le mot latin se prête aux deux accep- tions. Selon la dernière, il n'y a rien qui ne soit vrai dans la proposition de Guillaume de Cham- peaux ; car les traits communs à tous les indi- vidus sont précisément ce que saisit l'abstraction pour en faire l'idée de genre. Mais on n'aper- çoit pas, dans ce cas, la différence qui sépare cette opinion du conceptualisme d'Abailard, et la dispute des deux philosophes semble n'avoir plus de sens. Il faudrait donc supposer que dans l'opinion qu'Abailard attribue à son ancien maî- tre le genre était considéré comme une chose, comme un être ou une substance, se retrouvant sous tous les accidents qui seuls différencient les individus. Ce réalisme excessif est-il bien celui de Guillaume de Champeaux? Nous en doutons, d'autant plus qu'il y a lieu de supposer qu'il le corrige lui-même, en ajoutant que cette chose identique, qui se retrouve la même dans tous les individus formant un genre, n'y existe qu'en essence. Guillaume de Champeaux fut-il convaincu de la nécessité de s'expliquer plus clairement, ou un examen plus approfondi le fit-il changer de doctrine? Quoi qu'il en soit, il ne se servit pas toujours des mêmes termes, et, si nous en croyons Abailard, il modifia son opinion dans ce sens que la chose n'était pas, sous chaque individu, la même, essentiellement, mais 1 \d»ft- duellement {non essentialiter , sed individua- liter), ou, comme porte une autre leçon, indiffé- remment [indiffer enter). Ce changement devint funeste à Guillaume ; il parut reculer, et cette question importante aux yeux de ses contempo- rains, si faiblement défendue ou presque ab in- donnée par lui, discrédita ses leçons. Nous avouons que nous ne sommes pas très-éclaires sur le sens de cette rétractation de Guillaume de Champeaux. Toutefois, sans discuter la valeur relative des deux leçons, nous croyons trouver un sens à toutes deux. En adoptant la première, nous l'expliquerions ainsi qu'il suit :1a notion de genre est formée de l'ensemble des conditions qui se retrouvent sans exception dans tous les individus; cette notion générale n'est possible, dans l'esprit qui la déduit par abstraction, que parce que les éléments qui la composent existenl dans les êtres particuliers comme objets qui tombent sous l'observation ; il faut donc, qu'en dehors de l'idée abstraite, elles se retrouvent, réellement et individuellement, dans les con- crets d'où l'abstraction les a tirées. Cette maniera d'interpréter les expressions de Guillaume de Champeaux substitue, il est vrai, peut-être contre la pensée de l'auteur, la similitude al i- dentité, et a l'inconvénient d<- faire un vérita- ble nominaliste du prétendu réaliste adversaire d'Abailard. Quant à la seconde leçon, nous adoptons plei- nement le sens que lui donne M. Cousin (Intro- duction aux Œuvres inédites d'Abailard, p. 118) : « L'identité des individus d'un même genre ne vient pas de leur essence même, car cette essence est différente en chacun d'eux, mais de certains éléments qui se retrouvent dans tous ces indi- vidus sans aucune modification, indiffer en ter. » Dans cette modification de sa doctrine, si toutefois nous ne nous trompons pas, Guillaume aurait fait exactement le contraire de ce qu il 1806 ERRATA. avait fait dans son premier enseignement. Au heu de partir de l'essence générale humanité, par exemple, pour descendre aux essences particu- lières hommes, en modifiant l'essence générale par les différences, il serait parti des essences particulières hommes, pour s'élever, en déga- geant les différences, à l'essence générale huma- nité. La disparité, il est vrai, n'est que dans la méthode ; de part et d'autre le résultat est le même ■ le nominalisme ou le réalisme en sor- tent selon la manière dont sont compris les mots essence et réalité. — Voy. les mots Réalisme et Nominalisme. Les seuls ouvrages imprimés de Guillaume de Champeaux sont deux traités ayant pour titre : Moralia abbreviata et de Origine animœ (D. Ma r- tenne, Thésaurus anecdot., t. V), et un frag- ment sur l'Eucharistie , inséré par Mabillon à la suite du tome IV des Œuvres de saint Bernard. Dans le traité de l'Origine de Vâme, parlant du principe du péché originel, Guillaume de Cham- I eaux examine comment les enfants morts sans baptême sont damnés justement. Nous n'aurions rien avoir dans ce traité théologique, si l'auteur se fût borné à l'énoncé du dogme, et n'avait pas donné des explications que la philosophie a le droit de trouver peu concluantes. La diffi- culté pour lui consiste en ce que l'âme, qui sort de Dieu pure et sans tache, ne semble pas pou- voir être coupable des souillures du corps qui nous sont transmises par Adam. Cela ne peut donc arriver que parce qu'elle s'imprègne, selon Guillaume, des vices que comporte le milieu dans lequel elle descend, apparemment sans doute, comme un linge se mouille quand on le trempe dans l'eau, ou, comme sa blancheur s'altère, quand il est mis en contact avec quel- que objet malpropre. Étant donnée cette gros- sière assimilation des conditions de l'âme aux conditions de la nature physique, reste à savoir par quel crime, sortant de Dieu, l'âme a pu mé- riter un pareil traitement. A cela Guillaume répond que, Dieu ayant, de toute éternité, dé- cidé d'unir telle âme à tel corps, il faut que ses décrets s'accomplissent, et tant pis pour l'âme si le corps qui lui est destiné doit l'entraîner dans la mort éternelle. Il ne serait pas difficile de démontrer l'hétérodoxie d'une doctrine qui fait résider le mal moral dans la matière, et fait du péché une maladie physique ; mais nous n'avons pas à traiter cette question. Guillaume, il est vrai, termine toute cette dissertation, en se soumettant aux secrets et insondables juge- ments de Dieu, et finit ainsi par où il aurait dû commencer Le manuscrit de Guillaume de Champeaux, retrouvé récemment dans la bibliothèque de Troyes, ne présente que peu d'intérêt philoso- phique : la plupart des courts fragments qu'il renferme sont théologiques; cependant on trouve dans le premier, ayant pour titre : De essenlia De i et de substanlia Dei et de tribus ej us per- sonis, quelques idées qui, sans être originales, méritent l'attention. Le manuscrit de la Biblio- thèque nationale intitulé les Sentences, est un re- cueil d'explications sur certains points de doc- trine, sur les vertus et les vices, et sur quelques passages de l'Écriture. Consultez : Patru, Willelmi Campellensis de natura et de origine rerum placita, Paris, 1848, in-8; — V. Cousin, Fragments de philosophie du moyen âge. H. B Page 27, ligne 6, lre colonne, au heu de : Nourrissier, lisez Nourrisson Page 55, ligne 24, 1" colonne, et p. 56, ligne 1, 2e colonne, au lieu de : Cournat, Usez Cournoi Page 368, ligne 25, 1" colonne, au lieu de : T. Beaussire, lisez Em. Beaussire. Page 709, ligne 47, lre colonne, au lieu de : Xe-youivoiç, lisez XEyojAéva'.ç. Page 742, ligne 44, 2e colonne, au, lieu de : 1848, lisez 1748. Page 1094, ligne 41, 2e colonne, au lieu de : (de [astix et de tywrh), Usez (de ^etoc et de è;j.